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Full text of "Le neveu de Rameau"

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BBRNAt.DIN DE S AI KT-PlE RRE, — Paul ft Virginie. 

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M"' DE lA Fayette. — La Princesse de Cléves. 



Cazottb. — Le Diable amoureux. 



M*"* DE Krudener. — Valérie, 



L^ABRé Prévost. — Manon Lescaut, 



A. Furetière. — Le Roman bourgeois. 
Chateaubriand. — Atala, René, le Dernier Abencerage, 



n 



RAMEAU LE NEVEU 



DENIS DIDEROT 



LE 



NEVEU DE RAMEAU 



TEXTE REVU D*APRÊS LES MANUSCRITS 



NOTICE, NOTES, BIBLIOGRAPHIE 



PAR 



GUSTAVE ISAMBERT 



PORTRAIT ET DEUX EAUX-FORTES 
Par Saikt-Elme Gauthier 



PARIS 

A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR 

7, ROB SAINT-BENOIT 
1883 



NOTICE 



SUR 



RAMEAU LE NEVEU 



I 



Magister artis ingenîque largitor 
Venter, 

disait Perse , et Rabelais à son tour appelait mes- 
ser Gaster le premier maître es arts du monde. 
« Pour le servir tout le monde est empesché, tout le 
monde labeure. Aussi pour recompense il fait ce 
bien au monde, qu'il luy inventé toutes ars, toutes 
machines, tous mestiers, tous engins, et subtilités. 
Mesmes es animans brutaulx il apprend ars déniées 
de nature, j» Jean-François Rameau s'était approprié 
cette vue profonde et y avait enfermé ses principes 
de conduite qu'il développait dans les cafés à tout 
venant. « Et tout pour la trippe » eût pu lui servir 
de devise. Il i réduisait à la mastication, dit Mer- 
cier, tous les prodiges de la valeur, toutes les opé- 



rations du génie, tous les dévouements de l'héroïsme, 
enfin tout ce qu'on faisait de grand dans le monde. 
Selon lui, tout cela n'avait d'autre but ni d'autre ré- 
sultat que de placer quelque chose sous la dent. 
11 prêchait cette doctrine avec un geste expressif et 
un mouvement de mâchoire très pittoresque. » De- 
vant cette suprême fin, toutes les actions lui pa- 
raissaient à peu près égales; l'industrie du parasite 
ou du proxénète lui semblait aussi légitime que le 
travail du penseur ou de l'artisan, puisqu'elle avait 
le même résultat et procurait la mastication. Les 
vilenies qu'il était lui-même incapable de faire, il les 
expliquait, les admirait, les enviait, i Hé quoi ! se 
disait- il, tu possèdes ce talent-là, et tu manques de 
pain ! N'as-tu pas de honte, malheureux ? » Con- 
trairement à la plupart des hommes qui se font meil- 
leurs qu'ils ne sont, il avouait tous ses vices, il en 
aurait plutôt ajouté. • Il y avait dans tout cela, re- 
marque Diderot, beaucoup de ces choses qu'on pense, 
d'après lesquelles on se conduit, mais qu'on ne dit 
pas. Voilà, en vérité, la différence la plus marquée 
entre notre homme et la plupart de nos entours. • 
Cet obscurcissement du sens moral, fruit d'une ci- 
vilisation décomposée, retournait à l'impudeur naïve 
du sauvage. Quel sujet d'étude qu'un tel personnage 
pour un moraliste audacieux et chercheur comme 
Diderot ! Quel interlocuteur pour un de ces dia- 
logues étincelants dans lesquels il excellait à entre- 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



choquer opinions et préjugés ! Combien un original 
aussi prompt à s'épancher sans réserve ne devait-il 
pas faciliter sa fonction d'accoucheur des esprits, 
suivant l'expression socratique ! Ce drôle n'était pas 
foncièrement un méchant ; il était vil, voilà tout. Il 
lui restait, d'ailleurs, dans son abjection, un senti- 
ment élevé, un mérite propre à racheter une partie 
de son indignité et qui permettait à Thonnéte homme 
de supporter un tête-à-tête avec lui : c'était Tamour 
désordonné, stérile, mais passionné, de son art. 
Aussi, dès que l'entretien devient trop décidément 
pénible, dès que Tindignation fait place au dégoût, 
Diderot s'empresse-t-il de ramener son interlocuteur 
à la musique ; • car à ne vous rien celer, je vous 
aime mieux musicien que moraliste » . L'esprit du 
lecteur, sans cesse tenu en éveil par cette diversité 
d'objets, surmonte toujours à temps le malaise qui 
parfois commençait à l'envahir. Le sentiment général 
que laisse après elle cette confession enragée, ce 
n'est pas la haine du vicieux (on se sent plutôt dis- 
posé à le plaindre), mais c'est assurément le dégoût 
du vice. Ainsi se dégage, suivant le vœu exprimé 
ailleurs par l'auteur, t une sorte de philosophie 
pleine de commisération qui attache fort aux bons 
et n'irrite non plus contre le méchant que contre un 
ouragan ». 

Quand le dialogue de Diderot fut tiré à son tour 
de l'amas de manuscrits où cet ardent improvisa- 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



teur avait laissé dormir, par insouciance ou décou- 
ragement, ses meilleurs passeports auprès de la 
postérité, le souvenir de son héros était complète- 
ment effacé. Une société nouvelle était née; le fil 
qui rattache les générations successives* avait été en 
quelque sorte tranché par la Révolution. A travers le 
nuage de poussière soulevé par TefiFondrement de 
l'ancien régime, la figure des personnages de pre- 
mier plan se dégageait seule ; les comparses dispa- 
raissaient. Goethe, qui rencontra et -saisit avec em- 
pressement l'occasion de donner au public d'outre-Rhin 
la primeur de la mystérieuse satire, put bien joindre 
à sa. nraldiiction des notes sur Diderot, Montesquieu, 
Marivaux, Crébillon le filsr, même sur Palissoc, Le 
Batteux et quelques autres gens de lettres dont les 
œuvres reliées en veau étaient parvenues dans les 
bibliothèques d* Allemagne; il lui arriva, il est vrai, 
de parler de Destoùches, Fauteur du Glorieux y lors- 
qu'il s'agis8ai:t dans le texte de Destouchés, le com- 
positeur 'd'ilf^/; il avait commis une confusion plus 
plaisante, mais qu'il reconnut à temps : Schiller fut 
chargé de rattraper chez l'imprimeur une note sur 
Lemrerre, l'auteur à^ hi Veuve du Malabar^ note 
qui n'était^ amenée là que par la grossesse de M"® Le- 
mierre, de l'Opéra. Mais s'il ne résista pas à la ten- 
tation de donner son avis sur des écrivains même 
très connus et dont le nom n'était cité qu'en passant, 
Gœthe n'avait aucune idée de Rameau le neveu ni 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



de la plupart de ses protecteurs et 11 ne risqua aucun 
éclaircissement à leur sujet. Lorsque, seize ans plus 
tard, Fœuvre de Diderot fut révélée, dans d'assez fâ- 
cheuses conditions, au public français, toutes sortes 
de doutes furent exprimés. La critique fut générale- 
ment d'avis qu'à supposer que Tœuvre fût bien de 
Diderot, il avait du se donner un interlocuteur de 
son invention ; ce neveu de Rameau ne réveillait 
aucun souvenir. C'est assurément dans cette per- 
suasion que fut préparé le texte de l'édition Brière ; 
ceux qui le revisèrent, avec un sans-façon qui était 
alors pleinement dans les mœurs, voulant débarrasser 
un compositeur illustre d'une parenté compromet- 
tante sans être entraînes dans de trop grands: rema- 
niements du texte, s'arrêtèrent à un moyen terme : ils 
imaginèrent de changer les rapports d'oncle à neveu 
en rapports de maître à élève. Ce fut au .bout de 
deux ans de controverses et de tâtonnements qu'on 
s'avisa que l'existence réelle du personnage était 
attestée par un chapitre du Tableau de Paris ^ de 
Mercier. Ce témoignage est loin d'être isolé, le lec- 
teur s'en convaincra tout à l'heure. Le cher homme 
n'a pas eu une carrière assez éclatante ni assez normale 
pour qu'il soit aisé de lui consacrer une biographie 
en règle ; mais ses contemporains et lui-même nous 
ont assez bien fait connaître son caractère et les 
traits principaux de son existence pour nous per- 
mettre de contrôler la fidélité du portrait qu'a tracé 



de lui Diderot et la vraisemblance du langage qu'il 
lui fait tenir. Par une étude attentive des circon- 
stances, on arrive à se convaincre que l'entretien a 
eu lieu très réellement, que Diderot a mis tous ses 
efforts à le fixer encore tout chaud ; on peut même 
dire à bien peu de chose près à quelle date se passe 
la scène. L'attrait d'une pareille recherche n'est pas 
dans la vaine satisfaction de se montrer renseigné 
sur un pauvre hère que l'histoire ignore et que la 
postérité n'aurait jamais distingué s'il n'avait eu la 
bonne fortune de se trouver sur le passage d'un 
grand écrivain, un jour qu'il pleuvait; mais, si Ton 
assiste en quelque sorte à la naissance de l'œuvre de 
Diderot, il est impossible qu'on ne soit pas mieux 
préparé à en saisir couramment les détails et aussi 
à en déterminer exactement la portée. Supposons, en 
effet, que Diderot ait mis en scène un être de raison, 
créé par lui de toutes pièces ou n'ayant avec un de 
ses contemporains qu'une ressemblance de nom, qu'il 
Tait placé dans un cadre de son choix , qu'il lui ait 
dicté suivant sa propre fantaisie le langage qu'il lui 
fait tenir, ce n'est plus la psychologie de Rameau le 
neveu qui s'offre à notre étude, c'est celle de Diderot 
seul. Sans aucun doute, personne ne sera tenté de 
charger l'auteur de la responsabilité des énormités 
morales proférées par son interlocuteur, puisque 
Diderot, lui-même en scène et sûr de sa compétence 
et de sa supériorité sur ce terrain, ne ménage pas 



t 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



les protestations; on admettra plutôt que, dans ce 
débat, il a voulu se donner un repoussoir ; mais dans 
d'autres parties, notamment quand Rameau parle 
musique et que le philosophe se borne à le piquer 
au jeu, se tenant lui-même sur la réserve comme un 
homme qui croit avoir à profiter, on sera bien tenté 
de penser que Diderot a mis purement et simplement 
ses propres idées dans la bouche du héros façonné 
expris par ses mains et qu'il a pris ce détour pour 
exprimer définitivement ses vues sur un art qui ne 
le laissait pas indifférent. On arrivera même à s'éton- 
ner que Diderot, qui avait gardé son manuscrit, qui 
Ta retouché après les débuts de Gluck à Paris à coup 
sûr, et peut-être même lorsque la lutte des Gluckistes 
et des Piccinistes était fort avancée, n'ait pas été 
tenté de chercher ses exemples d'expression musi- 
cale et de déclamation lyrique dans cette période 
autrement suggestive que la querelle des Bouffons 
et le temps d'affaissement et de stérilité qui a suivi. 
C'est ainsi que, dans une note sur la partie musi- 
cale du dialogue, Gœthe Ta discutée comme s'il s'a- 
gissait d'une dissertation en forme dont Diderot eût 
assumé toute la responsabilité; plus récemment, 
un critique musical chercheur et délié pourtant, 
M. Adolphe JuUien^, n'a pas poussé plus loin l'ana- 

I. La Musique et les Philosophes au xviii" siècle, iu-8'*. 
Paris, Baur, 1873. Chapitre viii. — Diderot musicien, dans 
la Revue et Galette musicale des 22 et ap décembre 1878. 



8 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU, 



lyse et a donné à ses appréciations le même point de 
départ, beaucoup trop simple à mon sens. N'est-il 
pas évident en effet que, si nous sommes en présence 
d'un entretien authentique, au moins dans ses lignes 
générales, avec un personnage très réel, musicien de 
profession et surtout d'ambition, et qui à ce titre 
devait avoir des vues en propre sur son art, Diderot 
a cédé à une curiosité bien naturelle en le provo- 
quant à dire son mot sur ce qui se faisait à cette 
heure-là en musique. Qu'au demeurant, Diderot, en 
débrouillant, en traduisant dans sa prose prestigieuse. 
€ le diable de ramage saugrenu » de son interlocu- 
teur, ait quelquefois dégagé avec une redoutable 
précision des idées confusément jetées, qu'il ait con- 
duit ces idées à un degré de généralisation dont n'eut 
pas été capable le cerveau enfumé où elles avaient 
pris naissance, cela ne peut guère ?tre mis en doute ; 
mais la supposition n'est pas applicable à la musique 
seulement. De même qu'il n'est pas certain que Ra- 
meau ait poussé l'expression de son enthousiasme 
pour l'or ec les jouissances matérielles jusqu'à l'apo- 
théose du renégat d'Avignon, il n'y a point d'appa- 
rence qu'il ait fourni à la première sollicitation du 
philosophe une définition du chant coulée d'un jet et 
sans bavure, telle qu'elle s'offre au lecteur; il semble 
même que Diderot aie emprunté à la conversation 
de son ami Grimm un peu de ce qui manquait à 
celle de Rameau : quelques lignes sur les rapports 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



du chanc et du récitatif ont tout à fait Tair d'être 
dans ce cas. Mais ce ne sont là que les touches par 
lesquelles se révèle la personnalité du peintre dans 
un portrait d'ailleurs ressemblant. 

Bien que Gœthe ait appelé simplement le Neveu 
de Rameau un dialogue, et que le premier éditeur 
français, Brière, ne lui ait donné aucune espèce de 
sous-titre, on sait maintenant que Diderot a pris 
soin lui-même de caractériser son œuvre : c'est une 
satire; c'est ainsi que la désignait Naigeon^ qui ne 
l'a pas publiée, mais qui en a signalé le premier 
l'existence ; c'est ce nom que lui donnent les deux 
manuscrits connus auxquels on peut se référer au- 
jourd'hui. Une satire contre qui? contre Jean- 
> François Rameau ? Cette supposition biscornue avait 
séduit rhistoriographe Jal; elle ne mérite pourtant 
pas de retenir un instant l'attention : le pauvre 
Rameau n'avait usurpé aucune gloire, éclaboussé 
personne de l'insolence de son faste et n'était pas 
pour porter ombrage à Diderot, ni pour mettre en 
danger ses amis ou ses doctrines. C'est une satire 
contre les ennemis de V Encyclopédie ^ contre les 
feuillistes qui aboyaient à la philosophie, contre les 
Mécènes plus ou moins tarés qui excitaient et entre- 
tenaient cette meute. Rameau connaissait toutes les 
maisons de Paris où un pauvre diable de son espèce 
pouvait espérer de happer un bon morceau ; ce 
n'était pas sur sa plume que comptaient ses protec- 



lo NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



teurs, mais il s'acquittait en les amusant de ses gri- 
maces et en leur rendant quelques menus offices ; 
autour de la gamelle, il rencontrait familièrement 
toute la clique des batteurs de pavé qui insultaient 
et dénonçaient les philosophes pour se mettre dans 
les bonnes grâces, ou des tantes du roi, ou de la 
cour de Nancy, ou de la police, ou de l'archevêché 
protecteur des jésuites, ou des jansénistes du Parle- 
ment; quêteurs de bénéfices ecclésiastiques, de 
privilèges du roi, de pensions, de gratifications. 
Dans cette cohue. Rameau est encore parmi les 
plus excusables ; car il est vraiment famélique ; 
nullement hypocrite, il n*a de secrets pour per- 
sonne et il est tout disposé à étaler les mauvaises 
mœurs de la société où il fréquente, aujourd'hui 
surtout qu'il vient de perdre sa place à la table 
commune ; il ne songe pas d'ailleurs à s'excepter lui- 
même. Ses bons ou mauvais contes vengent la phi- 
losophie ; mais Diderot n'est pas homme à se con- 
tenter de recueillir quelques traits de bassesse de 
ses indignes adversaires ; l'homme qui s'épanche 
devant lui personnifie toute la bande ; mettant à 
profit son effronterie, ou pour parler plus exactement 
son ingénuité dans l'ignominie, l'encyclopédiste le 
pressera jusqu'à ce qu'il ait fait lui-même la théorie 
de ces existences perverses, sans dignité et sans 
conscience ; plus encore, jusqu'à ce qu'il ait accepté 
de cette théorie quelques-unes des co:iséquences les 



J 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. ii 

plus repoussantes. Mais cela ne peut venir tout d'un 
coup : il y faut des repos, des intermèdes ; autre- 
ment Tesprit désordonné de Rameau, incapable de 
rester tendu vers un but unique, fausserait com- 
pagnie et s'enfoncerait décidément dans le rêve ; 
à Diderot lui-même le cœur manquerait. Pour se 
remettre, Diderot, ayant affaire à un musicien, le 
met sur le chapitre de la musique. De là des 
digressions, étincelantes à coup sûr, d'une lecture 
peut-être plus aisée que le reste pour qui connaît 
mal les petits hommes et les petits événements du 
temps, mais des digressions. Quand Rameau achève, 
il n'a pas accusé que lui seul, mais la société de son 
temps ; Diderot ne songe plus à Taccabler : la 
censure particulière se fond dans un mouvement de 
misanthropie générale. Du coureur de cachet au roi 
de France, de Rameau le fou à Louis le Bien-Aimé, 
le philosophe embrasse d'un regard tout ce qui 
occupe la foule : scribes, traitants, prestolets, filles 
de théâtre et filles du monde, courtisans, ministres, 
et conclut : « Ma foi, ce que vous appelez la panto- 
mime des gueux est le grand branle de la terre. » 

La satire ainsi s'agrandit et s'élève au-dessus des 
querelles du moment; mais ce sont elles qui Font 
fait naître et pour n'y laisser aucune obscurité, il 
n'est pas superflu de rechercher ce que fut T homme 
qui en a fourni la substance et dans quelles con- 
jonctures Diderot prêta l'oreille aux confidences 



la NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



d'un original que d'ordinaire il était plutôt porté 
à fuir. 



II 



Aux alentours de 167c, le chanoine Drey, orga- 
niste de la Sainte-Chapelle de Dijon, voyait rôder 
autour de lui un jeune homme de la ville, âgé d'une 
trentaine d'années, dont l'histoire ne dit pas les oc- 
cupations antérieures et qui était peut-être tout à 
fait désœuvré : ce jeune homme s'appelait Rameau, 
Maurice Rameau, si l'on s'en rapportait à son petit- 
fils, qui ne badine pas sur cette affaire de prénom*; 
Jean Rameau, suivant l'extrait de baptême du plus 
connu de ses enfants ; le chanoine lui reconnut de 
grandes dispositions pour la musique et voulut bien 
essayer de la lui apprendre. Ces leçons un peu 
tardives fructifièrent si bien quà peu d'années 
d'intervalle l'élève enseignait à son tour et était 
organiste en titre de la cathédrale. Ce fondateur de 
dynastie eut de son mariage avec Claudine de Mar- 
tinecourt deux fils : Jean-Philippe, né en 1683, 
celui qui devait illustrer la famille ; Claude, qui va 
retenir un instant notre attention parce qu'il nous 



I. V Année littéraire, par M. Fréron, 1764, t. VIII, p. 292; 
la Raméide, p 17. 



conduit au personnage qui nous occupe, et au moins 
une fille ^ qui fut musicienne de profession comme 
son père et ses frères. 

Tous les Rameau paraissent avoir été des gens 
fantasques et leurs commencements ont été quelque 
peu bohémiens. On connaît assez mal la jeunesse du 
grand Rameau ; mais on sait qu'il se fit renvoyer 
de bonne heure du collège, qu'il sortit à dix-sept 
ans de la maison paternelle, qu'il courut les grands 
chemins dans une troupe de musiciens ambulants ; 
après une première apparition à Paris, où il tinc 
Torgue dans deux couvents à la fois et publia à 
vingt-deux ou vingt-trois ans ses premières pièces de 
clavecin, on le voit reprendre pendant plusieurs 
années sa vie nomade à travers le midi de la France 
et jusqu'en Lombardie. Ce qu'on sait de Claude 
prouve que, si son fils fut un drôle de corps, « la 



I. Suivant Maret, Éloge historique de M, Rameau, Di- 
jon, 1766 f n demoiselle Catherine Hameau, qui n'est morte 
qu'en 176a, touchoit fort bien du clavecin ; elle a pendant 
très longtemps enseigné la musique dans cette ville; mais, 
plusieurs années avant sa mort, ses infirmités l'avoiènt mise 
hors d'état dé travailler, et son frère (le grand Rameau) 
lui faisoit une pension. » Il semble, à lire ceci, qu'elle soit 
restée fille; mais Fréron, d'après Rameau le neveu, assure 
que « la sœur du grand Rameau épousa M. Desfinances, 
gentilhomme ». Rameau le neveu eut pour marraine une 
demoiselle Marguerite-Marie Rameau, et Jal suppose que 
c'était une tante paternelle; mais ce n'est qu'une supposi- 
tion. 



molécule paternelle » dut y être pour quelque 
chose. I Claude Rameau, die Maret, a passé la plus 
grande partie de sa vie à Dijon. Il n'étoit pas, à 
beaucoup près, aussi sçavant que son frère ; mais il 
avoit, comme lui, un feu que Tage même ne put 
point amortir, la main bien plus brillante et la plus 
excellente exécution; il eût vécu heureux, si son 
caractère indomptable et son humeur fougueuse 
l'eussent laissé profiter des faveurs de la fortune et 
de Testime que la supériorité de ses talens lui avoit 
conciliée. » Dès sa jeunesse, cet indiscipliné se 
trouva jeté dans de singulières aventures, si l'on s'en 
rapporte au récit que Mercier a recueilli de la 
bouche de son fils * : 

« Un jour, dans la conversation, il me dit : t Mon 
c oncle musicien est un grand homme, mais mon 
« père violon étoit un plus grand homme que lui ; 

• vous allez en juger : c'étoit lui qui savoit mettre 
« sous sa dent ! Je vivois dans la maison paternelle 
« avec beaucoup d'insouciance, car j'ai toujours été 
« fort peu curieux de sentineller l'avenir; j'avois 

• vingt-deux ans révolus, lorsque mon père entra 
I dans ma chambre et me dit : — Combien de temps 
« veux-tu vivre encore ainsi, lâche et fainéant? il y a 
« deux années que j'attends de tes œuvres ; sais-tu 

I. Tableau de Paris, t. XII, p. m. Le texte a été légère- 
ment altéré par de Saur, et c'est d'après lui que l'ont re- 
produit Briére, Asselineau et Assézat. 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 1$ 

qu'à rage de vingt ans j'étois pendu et que j'avois 
un état? — Comme j'étois fort jovial, je répondis 
à mon père : C'est un état que d*être pendu ; mais 
comment fûtes-vous pendu, et encore mon père? 
— Écoute, me dit-il, j'étois soldat et maraudeur; le 
grand prévôt me saisit et me fit accrocher à un 
arbre; une petite pluie empêcha la corde de glisser 
comme il faut, ou plutôt comme il ne falloit pas ; 
Te bourreau m'avoit laissé ma chemise, parce 
qu'elle étoit trouée; des hussards passèrent, ne me 
prirent pas encore ma chemise, parce qu'elle ne 
valoit rien, mais d'un coup de sabre ils coupèrent 
la corde, et je tombai sur la terre ; elle étoit humide : 
la fraîcheur réveilla mes esprits; je courus en che- 
mise vers un bourg voisin, j'entrai dans une 
taverne, et je dis à la femme : Ne vous effrayez 
pas de me voir en chemise, j'ai mon bagage der- 
rière moi : vous saurez... Je ne vous demande 
qu'une plume, de l'encre, quatre feuilles de papier, 
un pain d'un sol et une chopine de vin. Ma che- 
mise trouée disposa sans doute la femme de la 
taverne à la commisération; j'écrivis sur les quatre 
feuilles de papier : Aujourd'hui grand spectacle par 
le fameux Italien ; les premières places à six solsj 
et les secondes à trois. Tout le monde entrera en 
payant. Je me retranchai derrière une tapisserie, 
j'empruntai un violon; je coupai ma chemise en 
morceaux; j'en fis cinq marionnettes, que j'avois 



i6 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



« barbouillées avec de l'encre et un peu de mon sang, 

• et me voilà tour à tour à faire parler mes ma- 
€ rionnettes, à chanter et à jouer du violon derrière 

ma tapisserie. 

« J'avois préludé en donnant à mon violon un son 
« extraordinaire. Le spectateur accoucut, la salle fut 
« pleine ; l'odeur de la cuisine, qui n'étoit pas éloi- 
« gnée, me donna de nouvelles forces ; la faim, qui . 

1 jadis inspira Horace, sut inspirer ton père. Pendant » 

• une semaine entière, je donnois deux représenta- . 
« lions par jour, et sur TaiEche point de relâche. Je 

« sortis de la taverne avec une casaque, trois che- 
I mises, des souliers et des bas, et assez d'argent pour 
« gagner la frontière. Un petit enrouement, occasionné 
« par U pendaison, avoit disparu totalement, de 
» sorte que l'étranger admira ma voix sonore. Tu vois 
« que j'étois illustre à vingt ans, et que j'avois un 
« état ; tu en as vingt-deux, tu as une chemise neuve 
« sur le corps ; voilà douze francs, sors de chez moi. » 

« Ainsi me congédia mon père. Vous avouerez 
qu'il y avait plus loin de sortir de là que de faire 
Dardanus ou Castor et Pollux, Dépuis ce temps-là, 
je vois tous les hommes coupant leurs chemises selon 
leur génie et jouant des marionnettes en public, le 
tout pour remplir leur bouche. La mastication, selon 
moi, est le vrai résultat des choses les plus rares de 
ce monde. » 

Après s'être laissé admirer de l'étranger assez de 



r 



temps pour faire agir et obtenir sa grâce, Claude 
Rameau rentra à Dijon, soit qu'il fût dès lors décidé 
à faire jouir sa ville natale de ses talents, soit qu'il 
fût rappelé par la mort de son père ou par tout 
autre événement de famille; il s*y rencontra avec 
son frère Jean-Philippe ; tous deux aspirèrent à la 
main de la même jeune fille, Marguerite Rondelet ; 
Claude fut préféré, et, à la suite de cette décon- 
venue, Jean-Philippe s'expatria de nouveau et ne 
tarda pas à se fixer à Clermont, en Auvergne, comme 
organiste de la cathédrale. Claude resta à Dijon, où 
il tint les orgues de l'église métropolitaine et de l'ab- 
baye de Sainte-Bénigne. Il eut de Marguerite Ron- 
delet un fils, Jean-François, celui qui fait plus particu- 
lièrement l'objet de cette notice, et une fille ; il eut 
plus tard quatre autres enfants d'un second mariage. 
En 1724, Claude Rameau obtint de la ville de 
Dijon l'exemption de la taille ; une pension de trente 
livres fut ajoutée en 1727, sur la recommandation 
du prince de Condé. Beaucoup plus tard, en 1751, 
ces privilèges furent contestés au malheureux musi- 
cien, qui se montra très froissé de cette ingratitude 
et qui porta l'aflfaire devant la Cour municipale. Le 
plaidoyer qu'il lut à cette occasion a été recueilli 
dans les Causes amusantes et connues^. On y voit 



I. Il est reprodait dans la Galette musicale de Paris, du 
28 septembre 1834. 



que Claude Rameau s'était rendu coupable d'un 
méfait assez peu commun, en jouant sur le violon 
un air insultant pour un magistrat subalterne; il 
profite de l'occasion pour énumérer tous les services 
dont lui est redevable son ingrate patrie. Il serait 
fâcheux de laisser dans l'oubli cette pièce d'élo- 
quence, qui avait eu peut-être pour teinturier 
quelque basochien bon apôtre et pince-sans-rire, 
comme il n'en a jamais manqué autour du parle- 
ment de Bourgogne : 

J'ai vu les derniers jours d'un siècle fameux qui fut celui 
des beaux-arts. Dans ces temps heureux , les talents oU' 
vraient la carrière de l'honneur et de la fortune, ils ne 
payaient ni tailles ni subsides; alors un musicien avait droit 
a Testime publique. On encourageait ses travaux, on lui 
prodiguait les distinctions et les récompenses; on se gar- 
dait bien de le condamner à l'amende, et ses meubles 
n'étaient jamais saisis. 

Ce bel âge n'est plus; le goût a changé ; cet empressement 
si général d'encourager les talents a disparu ; l'esprit de fu- 
tilité remplace le génie. Le grand LuUi autrefois si fêté, si 
récompensé, cet homme célèbre, à qui la musique valut 
une charge de secrétaire du roi, ne recevrait aujourd'hui 
qu'un vain encens. Que dis-je! il éviterait à peine les sif- 
flets de quelques-uns de mes concitoyens. 

Malgré les plaisirs qu'ils me doivent, malgré les amuse- 
ments que je leur ai procurés, je n'ai pu moi-même échap- 
per à la 'censure des magistrats municipaux. Leurs prédé- 
cesseurs avaient récompensé mes services par l'exemption 
des charges communes; ils avaient ajouté à ce bienfait une 
pension modique, mais très honorable, puisqu'elle était 
l'aveu et la récompense des talents. J'étais heureux, je 
jouissais de l'estime publique, et le receveur de cette ville 



m'en donnait tous les ans, sur ma quittance, un témoignage 
assuré. Mais tout à coup les marques précieuses de cette 
estime se sont évanouies, toutes mes prérogatives ont cessé 
et les talents se sont vus flétris en ma personne de la ma- 
nière la plus déshonorante. 

J'avais un jour assemblé quelques amis; la joie qui nous 
animait n'était pas tumultueuse, et les voisins n'en étaient 
pas scandalisés. Nous nous occupions d'un jeu innocent. Au 
milieu de notre partie, j'imaginai un air nouveau et je pris 
mon violon pour l'exécuter. Dans ce moment un magistrat 
subalterne, que je n'attendais pas^ m'honora de sa visite. 
U fallait que cet homme ne se plût pas à la musique, puis- 
que! se crut insulté. On écrivit un procés-verbal et je fus 
condamné à cinquante livres d'amende. 

Je pa^ai cette somme sans murmurer. Un inconnu prit 
officieusement ma défense et voulut porter cette affaire au 
tribunal du public; il débita un long écrit sous mon nom. 
Je ne le lus pas, et je déclarai que je n'y avais aucune part; 
mais on n'eut pas d'égard à mes protestations, je fus com- 
pris au rôle de la taille, et je vis mes meubles indignement 
saisis. 

Les magistrats municipaux, en me faisant cet affront, ont- 
ils bien refléchi que j'étais musicien? Se sont-ils rappelé 
qu'un musicien est un homme rare , que la nature s'épuise 
à le former et qu'elle en donne à peine deux dans le même 
siècle? Qu'il me soit permis de comparer le musicien au 
poète : c'est le même génie qui les inspire , c'est le même 
feu qui les anime, ils sont également asservis aux régies de 
l'harmonie; l'objet de leurs talents est le même, puisque 
leurs veilles sont consacrées à chanter les louanges du 
Très-Haut et à célébrer les belles actions des héros. Est- 
on poète pour avoir fait quelques madrigaux sans art, quel- 
ques chansons sans esprit? est-on musicien pour avoir com- 
posé quelques airs, ou fredonné quelques ariettes à la fin 
d'un repas? Non sans doute; l'un et l'autre titre n'appar- 
tiennent qu'à ces esprits sublimes animés d'un souffle divin, 
dont toutes les compositions ont toute la force et l'énergie 
convenable au sujet, dont les ouvrages sont marqués au 



coin de l'immortalité. Or on sait combien la nature est 
avare de ces grands hommes; à peine comptera-t-on dix 
poètes depuis Homère jusqu'à notre temps. J'ose dire qu'on 
connaît encore moins d'excellents musiciens. 

On en a vu paraître un dans notre s ècle : son nom est 
au-dessus de l'envie. Auteur d'un nouveau traité de mu- 
sique, il a réduit l'harmonie à ses principes naturels; il a 
défriché ce vaste champ, que les anciens maîtres avaient 
laissé presque inculte. Avant lui , quinze années suffisaient 
à peine pour apprendre à toucher le clavecin : il a abrégé 
la route ordinaire, et dix-huit mois d'étude instruisent au- 
jourd'hui de cette partie si difficile et si essentielle. Tout 
Paris applaudit à cet illustre maître, toute l'Europe l'ad- 
mire; il est mon frère, j'ai ma portion de son savoir, et 
l'on veut me déshonorer. 

Je pourrais parler ici de différentes pièces de ma com- 
position, pièces admirées des connaisseurs; je pourrais rap- 
peler les plaisirs qu'ont causés cette représentation si vive 
et si animée des caractères de la guerre, cette imitation si 
naturelle et si frappante du chant des oiseaux. Quelle 
autre main que la mienne pourrait exécuter sur l'orgue 
ces grands sujets qui sont de ma composition ? 

Mais oublions mes talents, et ne considérons que mes 
services. J'ai consacre cinquante ans de veilles et de travaux 
à l'amusement de ma patrie ; j'ai donné des fêtes brillantes ; 
j'ai établi des concerts dont la réputation attirait en cette 
ville un concours d'étrangers; j'ai multiplié les plaisirs; 
j'ai communiqué , et pour ainsi dire perpétué mes talents, 
en formant des élèves dont plusieurs se font admirer dans 
la capitale du royaume. Enfin, si Ton a dans cette ville 
quelque goût pour l'harmonie, j'ose dire qu'il n^est dû qu'à 
moi. 

J'ai donné, dans tous les temps, des preuves éclatantei de 
mon zèle et de mon dévouement pour la gloire de ma 
patrie. La dernière assemblée des Etats généraux m'offrit 
une occasion bien flatteuse de prouver combien elle m'était 
chère. Il s'agissait de donner une fête à l'auguste prince qui 
venait prendre possession du gouvernement. Je fus prié 



d'en composer la musique; je fus chargé de veiller à l'exé- 
cution : je ne négligeai rien pour rendre cette fête com- 
plète. Je parvins, en trois jours, à faire chanter des gens 
qui n'avaient pas les premières notions de l'harmonie. L'ap- 
plaudissement fut général. 

Athènes, en pareille occasion, m'aurait élevé des statues, 
et à Dijon, cette moderne Athènes, au lieu de récompenser 
ces nouveaux services, on m'impose à la taille, on me prive 
d'une modique pension, dans le temps même que mes veilles 
tournent à sa gloire ! 

J'ai rempli avec une exactitude scrupuleuse les conditions 
du traité fait avec les magistrats municipaux pour me rete- 
nir en cette ville ; et ils pourront se dispenser de remplir 
leurs obligations à mon égard ! 

Ce qui hLimilie le plus Claude Rameau, c'est que 
les privilèges qu'on lui ravit ont été conférés depuis 
peu « à un ouvrier dont tout le mérite consiste à 
broyer du charbon et du salpêtre » . 

Ainsi cette ville aura un artificier en titre, dont toutes les 
fonctions seront d'amuser, chaque année pendant un quart 
d'heure, les yeux du public. Elle honorera un artisan de 
l'exemption de la taille et des charges publiques, tandis que 
son musicien, qui lui a fait honneur en tant d'occasions, se 
verra privé des mêmes prérogatives après de si longs ser- 
vices. Mânes des Lambert, des Lalande, des Corelli, quelle 
surprise sera la vôtre lorsque vous apprendrez que notre 
siècle préfère un artificier à votre élève, à votre imitateur, 
a l'héritier de vos talents!... 

Mais inutilement déclamerai-je contre cette décadence du 
goût et le discrédit général où sont maintenant tombés les 
beaux-arts. Que l'on oublie les charmes de la musique ; qu'une 
symphonie tendre et touchante n'ait plus d'attraits pour 
nos Dijonnais ; que ce peuple inconstant et léger se livre à 
d'autres plaisirs ; mais qu'il se souvienne du moins qu'il fut 



un te.nps auquel le musicien Rameau contribuait, par ses 
talents, à la gloire de sa patrie ; que Ton se rappelle qu'au- 
trefois il était admiré, et que, depuis peu, il a eu l'honneur 
de plaire à un grand prince, les délices et l'appui de la 
Bourgogne. 

Claude Rameau se lance alors dans des comparai- 
sons tirées de Tantiquité. Il se compare à Amphion, 
à Pindare, à Scipion TAfricain. 

Le paragraphe sur Amphion a son prix et vaut 
bien une citation textuelle : 

Amphion rassembla des pierres au son de sa lyre, et tout 
d'un coup parut une ville, elle fut habitée, cette ville ; eh ! 
à quoi eût-elle servi sans habitants? Croyez-vous, messieurs, 
qu'Amphion y paya la taille? Non, sans doute, et les Thé- 
bains ne furent pas assez ingrats pour le comprendre dans 
leurs rôles. 

Je n'ai pas bâti la ville de Dijon, mais est-ce ma faute? 
c'est dans ses murs que j'ai pris naissance, et le destin lui 
avait accordé l'avantage d'exister quelques siècles avant 
moi. Il m'était cependant réservé une gloire bien plus flat- 
teuse que de mouvoir des pierres; j'ai remué le cœur de 
mes concitoyens, j'ai égayé les esprits, et je puis dire, sans 
blesser la plus exacte vérité, qu'il en est peu qui ne me 
doivent quelques instants de plaisir. 

Vers la fin de son plaidoyer, notre organiste est 
bien près d'admettre qu'il a eu quelques torts; il 
laisse entendre qu'il esc habitué à s'entendre taxer de 
folie, et ce n'est pas là ce qui le blesse ; il serait 
plutôt enclin à en tirer vanité : 

Ce n'est pas à Dijon seulement que l'on connaît mes ta- 
lents, et ma réputation n'est pas enfermée dans l'étroite 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 2j 



enceinte de ses murs. Si huit ou dix villes de la Grèce ont 
eu querelle sur l'honneur qu'elles prétendaient toutes d'avoir 
vu naître le divin Homère, trente villes de France se sont 
disputé l'avantage de jouir de mes talents; Lyon, Mar- 
seille, Orléans, Strasbourg, m'ont proposé des avantages 
assez brillants pour me retenir; toutes ces villes ont admiré 
les fruits de mes veilles, et Paris même aurait couronné 
mes progrés dans la musique, si j'eusse voulu m'y arrêter; 
j'aurais, dans cette ville, marché à grands pas vers la gloire ; 
mais j'ai voyagé comme le sage Ulysse, et, comme lui, j'ai 
préféré ma patrie à l'immortalité. 

Pouvais-je prévoir, messieurs, qu'un jour viendrait où 
cette même patrie, qui me reçut avec tant d'applaudisse- 
ments, qui m'honora des privilèges les plus flatteurs, me 
retirerait ces prérogatives et me forcerait à me condamner 
moi-même à un honteux exil? 

J'examine scrupuleusement ma conduite, et je cherche à 
pénétrer quelle est la cause de cette disgrâce. J'interroge 
mes amis; ils s'accordent à me dire poliment que mon im- 
prudence a indisposé les sieurs maire et échevins contre 
moi. 

Je ne sais pas, messieurs, quel est mon crime; mais du 
moins faudrait-il m'en convaincre avant que de me punir. 
Je suis pénétré de respect pour les magistrats, et je ne me 
suis jamais écarté des égards que je leur dois. 

Quelle est donc mon imprudence? je n'en sais rien. Mais 
quand ce serait une folie, ne devrait-on pas la pardonner 
à mes talents et à l'art que j'exerce? La folie et la mu- 
sique sont sœurs : sans cette heureuse vivacité, sans ces 
écarts brillants du génie, que le stupide vulgaire appelle 
égarement d'esprit, l'harmonie ne subsisterait plus, ou ne 
serait plus qu^un amas confus de sons monotones et lan- 
guissants. 

Lorsque les magistrats municipaux voulurent me fixer à 
Dijon, ils ne me firent pas promettre une gravité cato- 
nienne et ne cherchèrent point à contraindre ce beau feu 
qui caractérise le grand musicien. La condition qu'ils m'im- 
posèrent fut de continuer k exercer des talents dont le 



2+ 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



public était satisfait. J'ai rempli cette condition, messieurs^ 
avec la dernière exactitude. Que l'on compte les musiciens 
que j'ai formés ; que l'on se rappelle ces concerts dont la 
réputation attirait a Dijon une foule d'étrangers et où. j'ai 
dépensé plus de 20,000 francs pour la gloire de ma patrie. 
J'ai l'avantage d'avoir formé le goût de mes concitoyens 
pour la musique ; toute votre jeunesse me doit cette partie 
essentielle de son éducation, et l'on veut me traiter comme 
le dernier violon qui joue dans les chœurs de l'Opéra!! 
Souffrirez- vous , messieurs, que, malgré le privilège dont 
j'ai joui pendant trente années, on me fasse l'affront de me 
confondre dans les rôles de la taille ? Si ce privilège ne 
m'était pas dû, que ne me le refusait-on dés le commen- 
cement? N'a-t-on attendu si tard à me Tôter que pour rendre 
l'outrage plus sensible? 

La Cour municipale fut touchée de ces plaintes 
douloureuses ; elle décida qu'Amphion ne payerait 
pas la taille, et Claude Rameau fut réintégré dans 
son privilège et dans sa pension; mais cette répara- 
tion tardive ne suffit pas à apaiser son 4*essenti- 
ment; à peu de temps de là, trouvant sans doute 
que Dijon restait trop peu sensible à l'honneur d'a- 
briter une telle gloire « dans l'étroite enceinte de 
ses murs » , Claude alla se fixer à Autun, où il mou- 
rut en 1761. 



III 



Le fils de Claude Rameau et de Marguerite Ron- 
delet, Jean-François, était né à Dijon, sur la paroisse 



Saint-Michel, le 30 janvier 1716*. S'il faut s'en 
rapporter à son propre témoignage, ce fut un musi- 
cien précoce : à douze ans, il composait des t airs 
du pays, qu'on appelle des sauteuses»; quelques-uns 
de ces airs restèrent populaires, et l'un d'eux fut 
même repris plus tard par Favart, qui mit dessus 
des paroles nouvelles. Il fit ses études au collège 
des jésuites de Dijon, où il eut pour camarades, 
entre autres, Bret, le futur éditeur de Molière; 
Jacques Cazotte, de trois ou quatre ans plus jeune ; 
Bonhomme, depuis bibliothécaire des Cordeliers de 
Paris, adversaire des francs-maçons et de VEncyclo' 
pédie. Rentré à la maison paternelle, il montra peu 
d'empressement à se créer une occupation; il mit 
peut-être par quelques polissonneries le comble 
au mécontentement causé par son inaction et, 
quoi qu'en dise Mercier, il semble que Claude n'ait 
pas laissé son fils arriver à l'âge de vingt-deux ans 
révolus pour le mettre à la porte : 

A rage de vingt ans, ayant perdu ma mère, 
Je me trouvai contraint sous les lois de mon père, 
Pour les autres si bon, de moi plus exigeant, 
De quitter la maison sous la fui du talent. 

Le talent ne lui procurant aucune ressource immé- 

1. Cette date est fournie par le Dictionnaire critique de 
biogrraphie de Jal, ainsi que les renseignements sur le ma- 
riage de Rameau le neveu. Les autres détails dont la source 
n'est pas mentionnée sont tirés de la Raméide, 







n <• 



2(5 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



diate, Jean-François recourut à la providence banale 
des jeunes gens jetés sur le pavé, au sergent recru- 
teur. Suivant Cazotte, il s'était déjà engagé à dix- 
sept ans; mats, au bout d'une demi-garde, il s'était 
dégoûté du métier et était rentré dans sa famille : 
cette anecdote est difficile à contrôler ; un renseigne- 
ment plus précis, c'est qu'il entra en 1736 au régi- 
ment de Poitou, sous le commandement du comte de 
Bonneval, et qu'il y resta deux ans ; ce ne fut là, 
du reste, qu'une partie de son temps de service : 

J'ai, sous l'habit du roi, paru six fois en lice, 

nous dit-il, entendant sans doute par là, dans son 
jargon pseudo-poétique, qu'il a servi six années. Par 
la suite, il songea à embrasser Tétat ecclésiastique ; 
il fit un an de séminaire et reçut la tonsure ; son 
humeur vagabonde ne le laissa pas aller plus loin. 
Cette vocation éphémère s'empara-t-elle de lui dès 
sa sortie du régiment? N'est-ce pas, au contraire, à 
la suite des premiers déboires éprouvés dans la vie 
de Paris? Rien ne permet de le dire avec certitude. 
La renommée du grand Rameau, qui avait pris de 
la consistance après Castor et Polîux^ Dardanus et 
surtout les reprises toujours applaudies des Indes 
galantes^ dut contribuer à enfler les espérances oe 
son neveu et le décider à poursuivre la gloire à 
son tour. Il tâtonna assurément beaucoup; il prit 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 27 



quelques leçons de dessin et s'essaya peut-être à la 
gravure. Le portrait qui est reproduit pour la 
première fois en tête de cette édition nous le pré- 
sente comme élève de Jean-Georges Wille, en 1746. 
Ce portrait a été classé et exposé, comme étant posi- 
tivement le portrait authentique de Jean-François, 
par un collectionneur très délié, feu Mahérault; il 
avait fait partie antérieurement de la collection de 
Tarchitecte Lassus , avec une mention non moins 
affirmative. Lassus, et surtout Mahérault, qui avaient 
connu des amis et des élèves du vieux Wille, ont pu 
se guider d'après une tradition orale. Outre qu'on 
ne trouve point, à la date de 1746, dans le monde 
des artistes, d'autre Rameau en âge d'être élève, 
la comparaison de ce portrait avec les témoignages 
dei écrivains ne peut guère manquer d'entraîner 
la conviction. Cest bien là, à trente ans, l'homme 
qui, près de vingt ans plus tard, dira à Diderot : 
« J'ai le front grand et ridé, l'œil ardent, le nez 
saillant, les joues larges, le sourcil noir et fourni, 
la bouche bien fendue, la lèvre rebordée, et la face 
carrée * ; celui que Piron appellera f un géant 
un peu contrefait » . Ce portrait a donc pour lui 
de grandes présomptions tout au moins d'authen- 
ticité, et c'est le seul que l'on connaisse \ car le 

I. Il a figuré, en 1878, à l'Exposition universelle, dans la 
galerie du Portrait historique, sous le n** $78 ; il n'a pas été 
compris dans la vente après décès de Mahérault ; il est 



frontispice de la fausse édition de 1821 ne saurait 
être pris un instant au sérieux, et c'est égaré par 
un simple accident typographique qu'Asselineau a 
cru pouvoir affirmer qu'il nous reste de Rameau le 
neveu t un portrait crayonné par Carmontelle » : 
c'est à Toncle seul que Carmontelle a donné place 
dans sa précieuse galerie. 

Si notre Rameau essaya du burin, ce ne fut pas 
pour bien longtemps; né, comme l'a dit Cazotte, 
avec un talent naturel dans plus d'un genre, il ne 
pouvait suivre aucune profession. Il revint à la 
musique; pour s'élever à un certain point dans cet 
art, à supposer que son cerveau détraqué eût été 
capable d'efiForts suivis, le nom qu'il portait était, à 
vrai dire, plutôt une gêne qu'un encouragement; 
mais, avec ses dispositions naturelles, c'était encore 
de ce côté qu'il pouvait le plus rapidement trouver 
des ressources au jour le jour; il donnait des leçons 
de clavecin, de violon et de flûte, et faisait sa partie 
dans quelques concerts particuliers. Il trouva une 



conservé par sa fille, M™*' la comtesse de Najac, qui en a 
gracieusement autorisé la reproduction. La seule objection 
qu'on puisse soulever serait tirée de ces mots, qui m'ont 
fait un peu hésiter : « Il est de Paris » ; mais il est fort peu 
probable que Wille ait entendu par là déterminer le lieu de 
naissance de son élève. Il ne faut pas oublier qu'au milieu 
du XVIII* siècle, l'école française de gravure était peuplée 
d'artistes d'origine étrangère. Il est donc tout naturel que, 
pour le Prussien Wille, Rameau fût un Parisien. 



place dans la troupe de musiciens, de comédiens, de 
danseurs et de filles, engagée par Maurice de Saxe 
pour égayer son fastueux séjour de Chambord et 
concourir aux fêtes dont une princesse de Bour- 
bon-Condé, M"« de Sens, ne craignait pas de 
faire les honneurs. Ce fut sans doute à Chambord 
que le pauvre diable eut l'occasion d'offrir ses ser- 
vices à un certain nombre d'officiers, surtout d'offi- 
ciers suisses, comme les Zurlauben , les Travers , 
les Reding, dont les filles ou les femmes prirent de 
lui des leçons de clavecin. 

Jean-François, paré du petit collet et généralement 
connu alors sous le nom de l'abbé Rameau, s'éver- 
tua à courir le cachet et à se frayer un chemin vers 
les bonnes tables. Quand son art ne lui suffisait pas 
pour se faire tolérer, il y ajoutait de menues com- 
plaisances, portait les lettres, montait les cabales 
pour la comédienne adorée ou contre ses rivales ; 
puis, tout à coup, il quittait Paris, dans les bagages 
d'un seigneur ou associé à une troupe errante ; c'est 
ainsi qu'on le vit f à Lyon, à Metz, à Nevers, en 
Champagne, jusqu'aux Grisons ». Diderot, je crois, 
étend trop cet itinéraire quand il lui fait citer la 
Bohême ou la Hollande. C'est bien le pays des 
Grisons qui paraît avoir représenté f le diable au 
vert t pour Rameau le neveu. Il y passa une saison 
chez le père d'une de ses élèves, le baron de Tra- 
vers , brigadier des armées du roi de France, dans 



un château qui dominait le Rhin, à peu de distance de 
Coire; il parle avec un souvenir attendri des beaux 
jours d'Ortenstein (qu'il écrit Orsteischting), comme 
des beaux jours de Chambord. Rameau estimait, 
comme Pangloss, que le château de Monseigneur le 
Baron était le plus beau des châteaux, et Madame, la 
meilleure des Baronnes possibles; mais ces aubaines 
n'étaient jamais de bien longue durée, et il fallait 
rentrer à Paris, « scier le boyau et revenir au geste 
du doigt vers la bouche béante • . A Paris même, 
Rameau trouva un Mécène plus opulent et plus vani- 
teux qu'éclairé, qui le garantit pour quelque temps 
contre l'extrême besoin. Bertin, trésorier des par- 
ties casuelles, s'était chargé, en 175 1 ou 1752, du 
sort d'une très jeune comédienne, M"« Hus, qui 
venait de débuter à la Comédie-Française. Bien que 
la demoiselle n'eût pas la réputation d'être fidèle, le 
financier resta acoquiné sept ou huit ans sans inter- 
ruption ; il eut de l'actrice, à en croire Diderot, une 
poussinée d'enfants, et il ne ménagea rien pour cul- 
tiver la gloire de son idole. Il attira à sa table les 
auteurs de pièces pour obtenir des rôles, les feuil- 
listes pour en tirer des louanges, les parasites de 
toute sorte qui gagnaient leur souper par des applau- 
dissements. Rameau n'éprouvait naturellement au- 
cun embarras à se ranger dans cette dernière caté- 
gorie. On se fait une idée des petits manèges de cette 
société en lisant ce passage du pamphlétaire Chevrier 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. )! 



qui, après avoir été un instant des commensaux de 
Bertin, ne cessait de le poursuivre de ses méchan- 
cetis. Chevrier n'était pas homme à tenir secrets les 
motifs d'une rancune personnelle : t Ceux qui sont 
surpris que je place le financier Tinber dans mes 
plaisanteries amères ignorent que cet homme donna, 
le 23 décembre 1753, un grand dîné et quatre billets 
de parterre aux nommés Péloux, Palissot, Poinsinet 
l'aîné, Poinsinet le jeune, pour aller siffler une de 
mes pièces qu'on joiioit ce jour-là * , et cela dans le 
temps où Tinber m'avoit l'obligation d'avoir arrêté 
une cabale qui menaçoit sa maîtresse*. » 

Un mois après la chute de l'acte de Chevrier, la 
cohue Bertin entreprit de faire réussir la tragédie 
d'un débutant, Gabriel Mailhol ; ce plat versifica- 
teur, récemment débarqué de Carcassonne, était le 
premier auteur qui se fut laissé induire à confier à 
la petite Hus un rôle important dans un ouvrage 
nouveau. Bertin prit pour plusieurs soirées le plus 
grand nombre des billets et peupla la salle d'applau- 
disseurs gagés ou gorgés, qui conduisirent bruyam- 
ment Paros à sa huitième représentation : il ne fut 
pas possible d'aller plus loin, et Mailhol ne se releva 
jamais de ce succès. 



1. La Revue des théâtres, 

2. Amusements des dames de B***, par l'auteur du Col- 
porteur, p. 8. 



32 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



Le Peloux dont se plaint Chevrier, Peloux de Clair- 
fontaine, avait un bon emploi dans l'administration 
des parties casuelles et dépendait à ce titre de Ber- 
lin. Après avoir présenté sans succès deux tragédies 
aux comédiens, il en fit recevoir une en 1755, ^^^^ 
ce titre : les Adieux d'Hector et d'Andromaque, Il 
eut le mauvais goût de donner le rôle d'Andro- 
maque à la Clairon, bien que ce rôle lui fut 
demandé par la petite Hus. Bertin, pour châtier 
cette trahison, chassa T auteur de ses bureaux et mit 
tout en œuvre pour empêcher la représentation. Un 
quart de siècle plus tard, le chevalier de Mouhy, 
s'occupant de Peloux de Clairfontaine et de sa pièce, 
écrivait ces lignes mélancoliques : « Elle a été 
acceptée, elle sera jouée à son tour, ou du moins il 
Tespère; ce qu'iLy a de certain, c'est qu'elle est sur 
le tableau depuis longtemps*. » 

A la fin de 1756, Rameau prit de très belles réso- 
lutions : renonçant à l'avantage illusoire du nom 
d'abbé dépourvu d'abbaye, il voulut se donner une 
existence régulière; il se marierait d'abord, puis 
travaillerait à conquérir une place sérieuse parmi 
les musiciens. Il avait jeté les yeux sur la fille d'un 
maître tailleur de son voisinage. Ursule-Nicole 



I. Abrégé de l'Histoire du Théâtre-François, éd. de 1780, 
t. II, p. 89. — Voir Lemazurier, Galerie historique des 
acteurs du Théâtre-Français, 1810, t. Il, article Hus, 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 33 



Fruchet avait perdu sa mcre depuis près de sept ans 
et elle avait tenu dès lors le ménage de son père; 
mais elle approchait de vingt-cinq ans, et peut-être 
étaic-elle résolue à ne point coiflFer sainte Catherine. 
Elle habitait la même rue que Rameau, la rue 
d'Enfer, peut-être la même maison. Il paraît qu'elle 
ne manquait ni de dispositions ni même de connais- 
sances musicales : c'était probablement en offrant, 
en bon voisin, quelques leçons gratuites, que Rameau 
avait gagné les bonnes grâces de la fille et du père. 
Le tailleur Fruchet n'était pas fait pour la solitude, 
il le prouva bien en se remariant fort peu de temps 
après ; mais il ne semble pas qu'il ait opposé de 
résistance. Claude Rameau envoya d'Autun son 
consentement en date du 9 janvier 1757. Le 3 février 
suivant, le mariage fut célébré à Saint-Séverin. Mer- 
cier rapporte que, pour ce jour-là, le marié avait 
loué toutes les vielleuses de Paris à un écu par tête, 
et qu'en sortant de Téglise, il s'avança au milieu 
d'elles, tenant sa femme sous le bras, et lui disant : 
• Vous êtes la vertu, mais j'ai voulu qu'elle fût 
relevée encore par les ombres qui vous envi- 
ronnent. » 

Rameau, marié, ne tarda pas à déménager et, 
sans doute pour mieux tenir son rang, s'installa dans 
un hôtel garni de la rue des Cordeliers (depuis, rue de 
l'École-de-Médecine), à l'hôtel du Saint-Esprit, où 
l'on trouvait des logements depuis huit livres jusqu'à 



J4 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 

trente livres par mois. En même temps, il se mettait 
en devoir de livrer au public ses pièces de clavecin, 
déjà exécutées et pronées dans certains salons par 
une de ses élèves, M"« de Chevriers, nièce d'un ancien 
aumônier de la reine. Bertin fit les frais de la gra- 
vure. Je ne suis pas en mesure de décrire de visu 
cet « œuvre premier • , qui resta l'œuvre unique du 
musicien Rameau le neveu; ce recueil ne se ren- 
contre dans aucune bibliothèque publique de Paris, 
il est inconnu de tous les collectionneurs dijonnais, 
et une question posée il y a près de quinze ans par 
M. Thoinan, dans rintennédiaire^ n'en a fait signaler 
aucun exemplaire. Il ne me reste d'autre ressource 
que de reproduire le compte rendu détaillé qu'en a 
donné Fréron : 

Le nom de Rameau semble fait pour la musique, comme 
le nom de Condé pour les batailles. J'ose répondre qu'un 
certain public, amateur de l'imagination vive, riante et ba- 
dine, ne verra qu'avec plaisir les saillies musicales, dont un 
auteur qui porte ce nom vient d'assaisonner son premier 
œuvre sous le titre suivant : Nouvelles Pièces de clavecin^ 
distribuées en six suites d*airs de differens caractères , le 
Génie français , la Muse italienne, les Magnifiques, etc.; 
les Gens du bon ton, etc. ; un Réveil, une Fête champêtre, 
un Ballet de Psyché, etc. ; le Général d'armée, etc., com- 
posées par M. Rameau le neveu (du grand Rameau), fils de 
M, Rameau le cadet, gravées par At° Le Clair, Œuvre /, 
prix, 7 liv. i(5 s. A Paris, chez l'auteur, rue des Cordeliers, 
a l'Hôtel du Saint-Esprit; Guersan, luthier, à côté de la 
Comédie-Françoise; Germain, facteur de clavecin, rue des 
Boucheries, faubourg Saint-Germain, au Sabot d'Or, et aux 
adresses ordinaires de musique. Si vous cherchez, mon- 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. js 



5ieur, une analogie bien exacte et bien caractéristique de 
conipDsition musicale avec les objets indiqués par le titre 
de chaque pièce, peut-être ne la trouverez-vous pas aussi 
parfaite et aussi satisfaisante à l'oreille que dans les grandes 
imitations de bruit de guerre, par exemple, ou de tempête. 
Comment imiter, en effet, par l'harmonie, surtout du cla- 
vecin, les Magnifiquesy les Persifleurs, les Gens du bon ton, 
les Petits-Maîtres, etc. ? Ce sont, à la vérité, des manières 
d'être morales ; mais ce ne sont pas des passions théâtrales, 
des caractères marqués, en un mot, des objets d'expression 
dans la musique. Mais il faut se prêter un peu à l'illusion 
de l'harmonie; et si dans la pièce il se rencontre quelques 
traits qui reveillent l'idée de l'objet annoncé par le titre, 
c'en est assez pour le triomphe de l'art et pour la gloire de 
l'auteur. D'ailleurs , quoi de plus divertissant que de pou- 
voir représenter sur un clavecin le ridicule des Petits^ 
Maîtres, et de les jouer sur cet instrument comme on les 
joue sur le théâtre? Pour moi, j'aime à me figurer d'avance 
une jolie claveciniste qui, promenant un6 main charmante 
sur toute l'étendue d'un clavecin, fait naître sous ses doigts 
brillants une harmonie douce qui excite en moi l'idée d'un 
Réveil tranquille et agréable. M. Rameau le neveu, pour 
la parfaite exécution de ses pièces de clavecin, porte l'at- 
tention jusqu'à marquer le mouvement et le caractère par- 
ticjlier dé chaque pièce par les indications les mieux ima- 
ginées et les signes les plus représentatifs. Par exemple, 
dans le grand tableau du Général d*armée, après vous avoir 
averti que la pièce se joue fièremtnt et avec feu, il vous 
conduit, pour ainsi dire, par la main de l'harmonie avec 
son Général d'armée. Ici, dit l'auteur, i7 entre en campagne; 
effectivement la mélodie, secondée de l'harmonie, sans 
laquelle l'impression n'est qu'imparfaite, vous donne l'idée 
d'une marche guerrière bien frappée. Plus loin l'auteur 
ajoute : Ici il fait prendre les postes. On éprouve en effet 
par l'oreille une certaine commotion qui a ses repos, comme 
quand une armée se poste. Bientôt après que la bataille est 
disposée, il marche à Vennemi; c'est la reprise du premier 
chant musical qui le fait entrer *»n campagne et cette ropé- 



$6 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



tition a de la grâce, amenée avec adresse et avec goût. Ici il 
livre la bataille; c'est alors que les notes doublées vont par 
de grands intervalles et cascades, pour imiter, dit le com- 
positeur martial , le chamaillement des armes. Puis tout à 
coup il vous trace la ligne des quatre octaves du clavier, 
qui, par des notes précipitées, forme un cliquetis épouvan- 
table de sons artistement confus, pour rendre mieux les 
décharges de mousqueterie, qu'on croit entendre par le 
moyen de cette corde bruyante et très bien imaginée. Les 
cris et plaintes succèdent harmonique ment donnés sur le 
clavier, et pendant que la fuite de l* ennemi se fait entendre 
dans le dessus qui la rend palpable à l'oreille, la basse vous 
donne de grands coups de canon par de grosses notes, qui 
sont ensuite imitées dans le dessus, tandis que la basse 
peint à son tour le mouvement des troupes que le général 
retire de la mêlée, comme l'auteur a soin de le faire obser- 
ver. La première harmonie de l'entrée en campagne ou de 
la marche à l'ennemi revient encore avec la même grâce 
qu'auparavant, et vous remet dans une situation agréable. 
Ici le Général retourne vainqueur, et vers la fin de ce mor- 
ceau belliqueusement pittoresque, i7 reçoit, dit le compo- 
siteur, de la main de son Roi la couronne destinée aux héros» 
C'est la circonstance que je trouve la moins sensiblement 
rendue dans toute cette pièce. Si vous avez du goût, mon- 
sieur, pour les belles choses musicales, la nouveauté de 
celle-ci doit faire, ce me semble, beaucoup de sensation sur 
vous. J'aurais voulu cependant, pour achever ce grand ta- 
bleau, que l'auteur l'eût terminé par un bruit de triomphe 
et de fanfare. Ce bruit aurait mieux marqué le dénouement 
de l'action, la fin de la bataille, au lieu qu'il la termine par 
le mouvement de marche qui la commence ou la précède. 
Mais quand on compose avec une imagination vive et ar- 
dente, on ne peut pas penser à tout, et ce qui coûte le plus 
dans tout ouvrage n'est pas l'entrée, mais la sortie. 

Les autres pièces du recueil sont d'un caractère moins 
élevé. La pièce intitulée le François aimable, et qui doit se 
jouer poliment, comme en avertit l'auteur, est d'une expres- 
sion douce et riante, d'un caractère agréable, honnête, en 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. J7 



un mot, françoise. Pour le plaisir du contraste^ le second 
air, qui est en majeur, a pour titre Vltalianisé, et marche 
affettuoso, pour exprimer sans doute la douce flatterie et 
la souple mignardise de l'Italien; ce qu'on doit bien distin- 
guer pour l'oreille de la politesse et de l'aisance du Fran- 
çais. Vous sentez bien, monsieur, que la pièce des Magni- 
fiques doit se jouer noblement ; celle des Petits soins, avec 
{èle; celle du Petit-Maître, avec un air minaudier, etc., etc. 
La Fête champêtre, et surtout VEntrèe des Bergers et Ber* 
gères, doit produire de l'effet; le dernier morceau me paraît 
d'une veine heureuse et très pittoresque. Viennent ensuite 
deux menuets, qu'il faut exécuter avec le plus tendre sen- 
timent; pour les deux rigaudons qui leur succèdent, l'au- 
teur n'indique pas comment ils doivent s'exécuter; mais on 
sent bien que ce doit être avec la plus vive gaieté. Les deux 
tambourins sont d'un goût très saillant, et tous ces mor- 
ceaux agréables, qui sont placés après le Général d* armée, 
peuvent être regardés comme une fête qui se célèbre dans 
le camp du vainqueur. Les menuets, les rigaudons, les tam- 
bourins, etc., sont alors de saison; ils expriment la joie la 
plus vive. Le Génie franc ois'^tàit peut-être le caractère le 
plus difficile à peindre en musique. Le compositeur, heu- 
reux dans cette peinture comme dans les autres, le repré- 
sente au naturel et saisit toutes les nuances qui le dis- 
tinguent des antres nations. C'est un morceau (^ui demande 
beaucoup d'intelligence dans l'exécution, car il faut le jouer 
tout à la fois avec feu, grâce, esprit et raison; ce que je 
ne crois pas bien facile à rendre sur un clavier. Mais que 
n'exécute pas un maître avec du goût et du génie ! La pan- 
tomime intitulée la Muse italienne ou les Furets me parait 
très plaisante de musique et doit se jouer, dit l'auteur, 
d*un air aigre-doux. Mais le plus piquant de tous ces mor- 
ceaux, c'est le menuet intitulé l* Encyclopédique, avec une 
autre dénomination de Menuet intra ou ultramontain, V En- 
cyclopédique est assez bizarre de caractère ; il finit par une 
chute grotesque et qui fait du fracas. Toutes les pièces que 
je viens de vous citer, monsieur^ forment quatre suites. 
La cinquième est un ballet tout entier, représentant V Amour 



L_ 



38 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



et Psyché, Le compositeur fait pour ce ballet ce qu'il a pra- 
tiqué pour le Général d'armée; il indique les mouvements 
et les nuances de Faction. C'est d'abord Psyché qui cherche 
l'Amour une lanterne â la main; plus loin, elle l'aperçoit; 
plus loin, elle l'admire; plus loin, elle s'en approche, et 
plus loin encore, elle répand la goutte fatale : et la musique 
marque cette singulière efTusion par des notes, pour ainsi 
dire, coulantes. Ce morceau veut être exécuté lentement et 
tendrement; voilà son vrai caractère. Mais au second mor- 
ceau r Amour s'éveille et s'envole; il faut aller vivement, et 
ce n'est pas un prodige que la musique exprime très bien 
ce mouvement léger de l'Amour qui s'envole; le mer- 
veilleux est de pouvoir représenter l'Amour qui parcourt 
l'Olympe tout courroucé, et qui demande sa Psyché â sa 
mère, comme l'auteur a soin de l'indiquer au-dessus de 
l'image même musicale qui le représente. Les regrets de 
Psyché sont exprimés par une gavotte très tendre; mais bien- 
tôt l'Espoir, qui se joue agréablement, vient la consoler. Le 
retour de l'Amour suit de prés un morceau qui s'exécute 
avec i^èle, soupirs et empressement ; une chaconne exprime 
le retour des Plaisirs, il faut la jouer résolument et honnê- 
tement ; ce dernier caractère n'est pas facile à saisir sur le 
clavecin; mais on a plus de gloire après la difficulté vain- 
cue. L'apothéose se fait par des dianes ou fanfares, qu'il 
faut exécuter d'abord avec pompe et solennité, puis après 
avec grâce; puis enfin Psyché voie prendre place aux deux. 
Indépendamment de toutes ces formalités pour l'exécution, 
il est certain, monsieur, que les différents morceaux qui 
composent ce ballet agréable sont d'une invention heureuse 
pour le chant, qui caractérise assez bien les diverses posi- 
tions des deux amants, ce qui marque certainement du 
génie et de l'art. 

Quant à la sixième suite, intitulée les Trois Rameaux, je 
puis vous assurer qu'elle doit faire un effet prodigieux sur 
l'instrument. Le premier, c'est-à-dire le premier des trois 
Rameaux, qui sans doute est notre grand Rameau (vérita- 
blement grand, parce qu'il est génie créateur et profond 
philosophe dans son art), le premier, dis-je, doit s'exécuter 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. j? 



avec beauté, sagesse et profondeur ; ce qui caractérise 'très 
bien le stjle et la composition de ce grand homme. Le se- 
cond des trois Rameaux, apparemment le père de Tauteur, 
doit s'exécuter d'uii air libre, assuré, d'un toucher beau et 
précis. Le morceau est vif, original. Le troisième enfin, qui 
représente l'auteur lui-même, s'exécute fort vite, d'un air 
content de tout, d'un toucher à la françoise, à Vitalienne 
et à l'allemande. En effet, les trois caractères de toucher 
sont rendus par des modulations de chant qui leur con- 
viennent; on les reconnaît à leur manière. Ce dernier ta- 
bleau fait la pièce la plus étendue du recueil et couronne, 
pour ainsi dire, l'imagination vive et gaie de M, Rameau 
le neveu. Indépendamment de ce don de la nature, si rare 
et si piquant dans la société , il a du goût et des connais- 
sances, et un grand talent pour apprendre à toucher du 
clavecin K 

La musique de Rameau le neveu, outre les hon- 
neurs de la gravure, a obtenu ceux de Texécution 
publique : lui-même a pris soin de consigner cette 
particularité glorieuse : « Mes chants, dit-il, à plus 
d'une reprise ont fait acte aux spectacles. » .Et il 
ajoute en note : « Entre autres au concert du Louvre, 
les pièces du Général d'armée^ celle de la Toujours 
nouvelle et celle du François aimable , y ont été en- 
tendues en grande simphonie. » 

Vers 1761, M'"« Rameau mourut, laissant à son 

I. V Année littéraire , 1757, t. VII, p. 40 à $0, lettre du 
27 octobre. — Fréron ne dit rien des dédicaces, que Ra- 
meau n'était pas homme à négliger; le Général d* armée 
peut avoir été composé pour Zurlauben, qui préparait, 
sous le même titre, une traduction du traité grec d'Oaos- 
ander. 



mari un fils, un « petit sauvage » dont le cher homme 
était fou, mais qui ne devait pas survivre bien long- 
temps. Dégagé des liens du mariage. Rameau rede- 
vint Tabbé Rameau. Il n'atteignit pas la célébrité ; 
mais il était à ce moment de sa vie un de ces ori- 
ginaux que tout Paris connaît et se montre au doigt. 
Si Ton veut se rendre compte de cette notoriété, il 
suffit d'ouvrir à la page 266 le guide de Pesselier et 
de Jèze qui a pour titre Etat ou Tableau de la ville de 
Paris f édition de 1761. Là, sous la rubrique : « Aca- 
démies royales de musique et de danse. Maistres de 
musique pour la composition », au milieu d*une di- 
zaine d'autres compositeurs dont on fait sonner les 
titres de surintendants de la musique du roi, de 
maîtres de musique de la Chambre, ou de la Chapelle 
du roi, ou des enfants de France, ou de telle ou telle 
maîtrise , vous rencontrez cette simple mention : 
« Monsieur Rameau, Ponde, » La Cour et les pro- 
vinces ne connaissaient qu'un Rameau; mais quand 
on parlait de Rameau à un vrai Parisien, à un pro- 
meneur du Palais-Royal ou à un nouvelliste des Tui- 
leries, il demandait : « Lequel? • Rameau le neveu, 
subissant enfin à son tour le sort des Chevrier et des 
Peloux, tombé en disgrâce chez le financier Bertin, 
se voyait replongé dans des épreuves qu'il n'était pas 
de force à surmonter ; il était pourtant encore dans 
une période de popularité circonscrite, mais réelle, 
quand Diderot le rencontra et le fit causer. 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 41 



IV 



La conversation réelle a-t-elle eu lieu en un seul 
après-dîner, ou bien Diderot, voulant faire plusieurs 
études avant d'arrêter sa composition définitive, 
a-t-il fait en sorte d'obtenir de son mouvant modèle 
plusieurs séances dans un court intervalle ? Il est 
malaisé de se faire une opinion à cet égard ; mais 
quand l'entretien s'achève, il semble bien que nous 
soyons aux premiers jours de l'année 1763. On 
donne ce soir la Polyxène de Dauvergne à cette 
Académie royale du cul-de-sac qui dans trois mois 
sera incendiée. Le temps est sombre et froid ; le 
philosophe a quitté sa rue Taranne pour aller au 
Palais-Royal ; il se doute d'avance que Sophie Vol- 
land ne sera pas au rendez-vous accoutumé ; aussi, 
aprèà avoir un instant piétiné dans l'allée d'Argenson 
qui devient déserte, songe-t-il à chercher un abri. 
Il entre au café de la Régence ; les pousse-bois, 
penchés sur leurs échiquiers, ne prennent pas garde 
à son entrée : notre désœuvré s'assied sans bruit, 
comme il convient quand on s'introduit parmi des 
gens occupés ; il songe à la partie qu'il a faite la 
veille chez d'Holbach et dans laquelle sa pétulance, 
comme presque toujours , a fini par lui faire perdre 
le fruit des combinaisons les plus savantes ; il admire 



4'» 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



le jeu précis de ce Mayot, qui est un sot, mais tou- 
jours calme, toujours appliqué, et que les attaques 
les plus brillantes ne déconcertent pas. C'est en ce 
moment qu'il est abordé par un nouvel arrivant : 
Rameau le neveu. Diderot commence par adresser 
à cet original quelques compliments plaisants sur sa 
bonne mine et lui demande des nouvelles de son 
oncle ; mais Rameau ne voit guère cet oncle bourru, 
et, quant à lui, si sa mine se ressent encore des bons 
repas qu'il faisait chez Bertin, il n'est pas rassuré 
sur r avenir, car il s'est aliéné son protecteur ; et le 
voilà qui exhale son dépit, qui se met à draper le 
financier et la société recommandable dont celui-ci 
s'entoure ; il a réussi à piquer la curiosité de Monsei- 
gneur le Philosophe; surpris et ravi de trouver de si 
bonnes dispositions, il compte bien en profiter pour 
raconter toutes ses histoires et faire valoir tous ses 
talents : « Puisque je vous tiens, vous m'entendrez. » 
Diderot traverse à cette heure la période la plus 
rebutante de sa lutte contre les ennemis de la philo- 
sophie. Certes, il n'a pas été gâté par la fortune à 
ses débuts dans la vie ; après avoir longtemps de- 
mandé l'existence à des travaux ingrats, ses pre- 
mières hardiesses lui ont fait tâter des cachots de 
Vincennes ; mais aujourd'hui il touche à la cinquan- 
taine et Tœuvre grandiose qu'il portait en lui, à la- 
quelle il a voué st vie et dépensé ses forces, qui doit 
être son titre d'honneur devant la postérité, est tenue 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 43 



en échec, étouffée, menacée d'avortement. Voilà 
quatre ans que V Encyclopédie en est restée à la lettre 
G. L'affaire a commencé par des pamphlets déla- 
teurs, des appels au bras séculier, les Cacouacs de 
r avocat Moreau, l'épais fatras des Préjugés légitimes 
de Chaumeix, les sermons du P. de Neuville; puis 
est venu le parlement qui, sur le réquisitoire de Joly 
de Fleury, a condamné au feu le livre De l'Esprit^ 
après avoir extorqué à l'auteur une double rétracta- 
tion, et a mis en même temps V Encyclopédie sous sé- 
questre. Puis, le conseil d*Etat, craignant de demeu- 
rer en reste et désireux de soulager la conscience 
bourrelée de monsieur le Dauphin, a révoqué le 
privilège des libraires et défendu de continuer l'im- 
pression. Brûler n'est pas répondre, mais cela rend 
la réponse plus aisée. Les fauteurs d'irréligion ré- 
duits au silence, les champions des bonnes doctrines 
ont senti croître leur courage. Chaumeix a couronné 
son œuvre par un Mémoire; Moreau a donné des 
suppléments ; dans le Journal de Trévoux le P. Ber- 
thier fait rage ; Jean-Georges, évêque du Puy, lance 
des mandements courroucés, pendant que son frère, 
l'ami Pompignan, fait son entrée à l'Académie par 
une diatribe contre les plus illustres de ses collègues. 
Il ne semble pas que ce soit chose facile de se dis- 
tinguer au milieu d'une troupe enflammée d'un si 
beau zèle : Palissot Ta entrepris, et ce n'est pas à 
demi qu'il entend profiter de circonstances aussi 



4+ 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



favorables. Déjà à Nancy il s'était essayé à faire 
au théâtre la caricature de Jean-Jacques; mais le 
roi Stanislas, dont il cherchait à flatter les sentiments 
dévots par cette bouffonnerie, Tavait jugée d'un goût 
détestable et désavouée avec quelque rudesse. Ver- 
sailles aujourd'hui n'est pas si dégoûté, et c'est sous 
le patronage avoué du duc de Choiseul et de plu- 
sieurs dames de la cour que l'auteur des Pentes 
lettres sur de grands philosophes a porté à la Comé- 
die-Française la seconde partie de son pamphlet ; on 
a vu sur la scène Helvétius enseigner à voler dans la 
poche, Diderot déclamer contre sa patrie et Duclos 
se réunir à eux pour escroquer une sotte bourgeoise, 
laquelle n'était autre que la bonne M'"* Geoff'rin ; 
quant à Jean-Jacques, sous les traits de Fréville- 
Crispin, il marchait à quatre pattes et broutait une 
laitue. Tout cela sans le moindre déguisement. Et 
comme un jeune collaborateur de V Encyclopédie ^ 
Tabbé Morellet, s'est avisé de malmener à son tour 
Palissot et ses protecteurs, on l'a simplement mis à 
la Bastille. On est disposé de nos jours à trouver que 
les philosophes étaient peu endurants et on les ac- 
cuse volontiers de ne pas avoir supporté la critique 
d'assez bonne grâce. Mais quand cette aimable cri- 
tique avait pour mission de mâcher la besogne aux 
Joly de Fleury et aux Séguier, cela lui donnait de 
près un air un peu moins paternel; et Ton voudra 
bien avouer que Vincennes, la Bastille, la confisca- 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. +5 



lion appliquée à la plus coûteuse entreprise de li- 
brairie qu'on eût encore tentée, tout cela n'était 
pas pour égaliser les conditions du tournoi entre les 
philosophes et ceux que P Année littéraire appelait 
lès hommes de lettres t avoués par le gouverne- 
ment 1. A l'heure où nous trouvons Diderot , tout 
le monde a désespéré de V Encyclopédie^ excepté 
lui; d'Alembertj définitivement dégoûté, se tient 
à l'écart et n'a d'autre souci que de se dégager ; les 
collaborateurs se sont dispersés ; Voltaire, qui s'était 
engagé avec entrain comme garçon encyclopédiste, 
n'est pas homme à se réserver pour une œuvre qui 
languit : c'est la bataille au jour le jour qu'il lui 
faut, la feuille vite imprimée et dont l'Europe par- 
lera demain. Les libraires, uniquement occupés de 
faire prendre patience aux souscripteurs, se risquent 
à leur offrir quelques volumes de planches, et Dide- 
rot est confiné dans l'explication des figures. 

Maintenant, puisque l'entretien va rouler à plu- 
sieurs reprises sur la musique, voyons un peu quelle 
est la situation de l'Opéra. Dix ans se sont écoulés 
depuis l'apparition des Bouffons italiens avec la 
Serva padrona ; la guerre qui s'est livrée autour d'eux 
appartient déjà à l'histoire ; la Tonelli et ses com- 
pagnons ont disparu ; mais ils ont laissé derrière eux 
des ruines. Jean-Jacques écrivait encore vers 1768 : 
• Ils ne laissèrent pas de faire à l'opéra français un 
tort qu'il n'a jamais réparé. La comparaison de ces 



deux musiques, entendues le même jour sur le même 
théâtre, débaucha les oreilles françaises : il n'y en eut 
point qui pût endurer la traînerie de leur musique, 
après Taccent vif et marqué de Titalienne; sitôt que 
les Bouffons avaient fini, tout s'en allait. On fut forc^ 
de changer Tordre et de mettre les Bouffons à la 
fin. On donnait Egléj PygmaUon^ le Sylphe^ rien 
ne tenait. • Lorsque les Bouffons furent congédiés 
en février 1754, Grimm écrivait, lui qui avait tant 
aidé à leurs succès par sa Lettre sur Omphale et son 
Petit Prophète : « Je vois un avantage très réel à ce ren- 
voi, c'est que les Buffon, les Diderot, les d'Alem- 
bert, tous les gens de lettres d'un certain nom, les 
artistes de tous les ordres, peintres, sculpteurs, ar- 
chitectes, que cette musique avait comme ensorcelés, 
n'iront plus à l'Opéra et auront d'autant plus de 
loisir de vaquer à leurs travaux, qui font l'honneur 
et la gloire du siècle et de la nation. • Messieurs du 
coin du roi, les défenseurs du goût et de Tart na- 
tional , les Lullistes et les Ramistes tardivement ré- 
conciliés devant Teanemi commun , se flattèrent que 
ce renvoi leur donnait ville gagnée et que l'engoue- 
ment passerait vite ; il s^ attiédit, en effet, mais la 
faveur ne revint pas à Tancien répertoire, ni aux 
musiciens qui suivaient sagement les anciennes tra- 
ditions. L'Opéra devenait un désert, pendant que la 
foule se pressait aux foires Saint-Germain et Saint- 
Laurent pour applaudir de la musique italienne, ou 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 47 

pastichée de riialienne, sur des paroles françaises. 
Au commencement de 1762 a eu lieu Tabsorption 
de rOpéra-Comique par la Comédie-Italienne. Avant 
même que la fusion fût accomplie, Favart, annon- 
çant le 30 janvier des Fragments composés d'actes 
célèbres de Lulli, de Campra et de Rameau, disait : 
f Ces jolis ouvrages n'attirent plus personne. La 
Comédie-Italienne esc maintenant la folie à la mode. • 
Mais c'est dans les Mémoires secrets de Bachaumont, 
qui commencent précisément à cette année 1762, 
qu'il faut relever la série lamentable d'échecs qui se 
continue pendant toute Tannée. Le témoignage n'est 
pas suspect, car c'est celui d'un antibouffonniste 
déterminé : t 4 février. On a repris aujourd'hui 
Zàîs^ii l'Opéra; jamais on n'a vu spectacle si aban- 
donné. Les premières loges étaient absolument nues, 
les secondes très peu garnies, surtout en femmes ; le 
reste à l'avenant. La foule s'est encore portée vers 
les Italiens et, à la honte de notre nation, on conti- 
nue à remarquer combien les tréteaux l'emportent 
sur la majesté de la scène. — 18 février. L'Académie 
royale de musique a retiré Zaïs hier et a remis des 
fragments. L'Opéra se retourne en tout sens pour 
ramener la foule : l'engouement du public paraît tout 
décidé en faveur des Italiens; il faut le laisser se 
blaser sur ce spectacle. — 26 février. La reprise 
d^Armide s'est faite aujourd'hui sans le moindre tu- 
multe. La fureur du public pour ce bel opéra s'est 



48 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 

passée comme un enchantement. — 6 mars. Armide 
ne peut absolument pas tenir devant Topéra-comique ; 
il (sic) est désert. — 17 mars. On a joué aujour- 
d'hui à rOpéra Dardanus^ pour la capitation des 
acteurs. Ce jour-là n'a point rendu comme à l'ordi- 
naire, on n'a fait qu'environ mille écus. — 20 avril. 
L*Opéra a fait aujourd'hui sa rentrée par Dardanus, 
Jamais on n'a vu un spectacle si délabré. — 4 mai. 
L'Académie royale de musique a remis les Fêtes 
grecques et romaines. Le public n'a pas abondé en 
foule à cette nouveauté comme à l'ordinaire ; il ne 
s'est vu que deux femmes aux premières loges. — 
9 mai. L'Opéra était déjà désert. M'*° Guimard, 
nouveau sujet, a doublé M"« AUard dans les ca- 
ractères de la dansée — 13 mai. On a donné au- 
jourd'hui pour la dernière fois les fragments. Il n'y 
avait personne. » A la fin de mai et en juiii, Bachau- 
mont signale trois ou quatre débuts malheureux, 
puis le voilà qui reprend : t 6 juillet. L'Opéra a 
donné aujourd'hui la première représentation des 
Caractères de la Folie, Jamais spectacle n'a été plus 
triste et plus ennuyeux. — 13 juillet. Les Caractères 
de la Folie tombent absolument. Dimanche, troisième 
représentation, l'Opéra n'a pas fait cent écus; on 
répète des fragments. — 18 juillet. On a donné au- 

I. Dans le rôle de Terpsichore, au prologue des Fêtes 
grecques et romaines, de Colin de Blamont. 



jourd'hui les Caractères pour la dernière fois et ils 
sont tombés aussi obscurément qu'ils avaient existé. 
On n'a point d'exemple d'un opéra retiré à la sixième 
représentation, auquel dès la seconde il n'y avait 
personne. — 19 juillet. On donnera demain des 
fragments, composés du prologue des Indes galantes j 
de l'acte des Sauvages du même opéra, et de l'acte 
de la Guirlande, — 20 juillet. Les fragments n'ont 
pas été fort célébrés aujourd'hui. Il n'y avait per- 
sonne. Us ont été très mal rendus et joués d'une façon 
infâme : des acteurs à faire mal au cœur; sans 
M*^® Le Mierre, on n'aurait pu y tenir. — 4 sep- 
tembre. On craint fort que l'Opéra ne perde tout à 
fait M"« Arnould. Cette perte serait d'autant plus 
fâcheuse, que tout paraît concourir au délabrement 
de ce spectacle, et l'on ne voit pas que Ton travaille 
' ^efficacement à y remédier. — 6 septembre. On 
donnera demain Acis et Galathée^ de LuUi. — 
7 septembre. Acis et Galathée n'a point pris ; malgré 
^a grande et belle ritournelle du deuxième acte et 
tout l'accompagnement du monologue de Galathée 
-et quelques airs prônés par les antiques partisans de 
ce spectacle, on Ta trouvé froid, nu, maigre, insi- 
pide. — 15 septembre. L'Opéra, ne pouvant espérer 
de pousser loin Acis y se propose de remettre /pAi- 
génie, — 30 septembre. On nous annonce pour de- 
main à l'Opéra un acte nouveau intitulé : l'Opéra de 
société. — i«' octobre. L'Opéra de société vC^ pas fait 



r 




fortune. — 12 octobre. Aujourd'hui on a donné a 
rOpéra de nouveaux fragments. — 16 novembre. 
Iphigénie a été jouée aujourd'hui. Ce drame si vanté 
n'a pas eu un succès marqué. Les amateurs, en gé- 
néral, trouvent cet opéra triste. » Et cela va ainsi 
jusqu'à l'incendie du 6 avril 1763, car Polyxène ne 
réussit pas mieux que le reste à arrêter la déroute. 
Tel est l'état des choses, que Rameau le neveu ne 
peut songer à méconnaître et dont il cherche à dé- 
mêler les raisons, en baissant la voix, précaution 
qu'il ne songe pas à prendre quand il parle de ses 
vices. Il admire Locatelli et Pergolése, et Duni 
et Jomelli; il les joue, il les chante, et quand 
Diderot lui demande : • Vous trouvez donc de la 
beauté dans ces nouveaux chants? » il réplique : 
• Si j'y en trouve I pardieu, je vous en réponds. 1 
Ce n'est pas que le discrédit de la vieille musique 
française ne lui cause un peu de dépit et d'in- 
quiétude. Il ne retient pas une imprécation contre 
« ces maudits Bouffons » , contre ce Stabat de Per- 
golése qui, selon l'expression du citoyen de Genève, 
a débauché les oreilles françaises, t Ce Stabat ^ s'écrie- 
t-il, il fallait le faire brûler par la main du bourreau. • 
Et le tableau qu'il nous fait n'est-il pas le résumé 
exact de ce que nous avons vu en détail dans Ba- 
chaumont? • Autrefois un Tancrèdej une Isséj une 
Europe galante allaient à quatre, cinq, six mois ; on 
ne voyait pas la fin des représentations d'une i4r- 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. si 

mide ; à présent tout cela vous tombe les uns sur les 
autres comme des capucins de cartes. Aussi Rebel 
et Francœur en jettent-ils feu et flamme. Ils disent 
que tout est perdu, et que si Ton tolère plus long- 
temps cette canaille chantante de la foire, la musique 
nationale est au diable, et que l'Académie royale 
du cul-de-sac n'a qu'à fermer boutique. » Il n'est 
pas sans intérêt d'observer qu'après s'être échauflfé, 
avoir chanté, mimé et joué des airs de Pergolèse, 
de Philidor et de Duni, un oratorio de Jomelli, 
lorsque Rameau s'éveille comme d'un accès de som» 
nambulisme au milieu des pousse-bois et des passants 
ameutés, il s'empresse d'ajouter : • Cependant, 
messieurs, il ne faut pas mépriser certains airs de 
LuUi, quelques endroits de Campra, les airs de 
violon de mon oncle, sqz gavottes, ses entrées de 
soldats, de prêtres, de sacrificateurs », et qu'il se 
met à chanter à tue-tête des airs de Roland et de 
Castor et Pollux, 

Tous les détails qui concernent personnellement 
les Rameau, oncle et neveu, toutes les pièces de 
théâtre citées, presque toutes les nouvelles courantes, 
comme la rupture de Sophie Arnould avec le comte 
de Lauraguais, les faux bruits de la mort de Vol- 
taire, l'affaire Calas, tout cela nous reporte à la 
même période, à 1762 et aux années immédiatement 
précédentes. Il est vrai que l'œuvre de Diderot, 
telle qu'elle nous est parvenue, porte la trace la 



sa NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



moins équivoque d'une revision postérieure de quinze 
ans environ à la rédaction primitive. Soit qu'il l'ait 
insoucieusement oublié au fond d'un tiroir, soit qu il 
Tait confié, avec sa facilité ordinaire, à quelque 
curieux qui aura longtemps négligé de le restituer, 
Diderot retrouve et relit le manuscrit de cet entre- 
tien : il ne songe à modifier ou à rajeunir ni le cadre, 
ni le personnage, ni les circonstances ; mais, chemin 
faisant, il enchâsse une ou deux anecdotes particu- 
lières, une au moins qu'il a rapportée de Hollande ; 
il ne peut résister à la tentation d'ajouter un trait, 
et l'un des plus piquants, au portrait de Palissot, en 
faisant allusion à la curieuse histoire de sa comédie 
de r Homme dangereux ^ ni se refuser le plaisir d'une 
légère égratignure à l'un de ses nouveaux et de ses 
plus fougueux détracteurs , l'honnête Sabatier de 
Castres. Il rencontre le nom de Fréron, qui est 
mort, et dont le fils, tout jeune encore, s'annonce 
comme chassant de race ; il écrit : les Fréron père 
et fils. En un passage où il est question des fai* 
blesses des grands écrivains, il glisse un reproche à 
l'adresse de Voltaire sur son attitude envers le chan- 
celier Maupeou. Enfin dans une phrase où il a cité 
la Deschamps comme personnifiant le gaspillage des 
courtisanes en renom, il intercale, plutôt à titre 
d'éclaircissement que de correction, ces mots : t au- 
trefois, aujourd'hui la Guimard », et néglige de 
mettre la fin de la phrase d'accord avec cette addi« 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. $j 



tion. C'est à peu près tout. Cela a suffi pour dé- 
router un peu au premier coup d'oeil; mais une 
étude attentive du texte ramène invinciblement à une 
date au moins très voisine de celle que je propose, 
et conduit à constater que les passages attribués 
par le contrôle des faits à la revision ne sont nulle 
part essentiels à Tenchaînement des idées, qu'ils Iç 
rendent même parfois un peu moins facile à saisir ; 
qu'on pourrait les retirer sans rien ébranler de ce 
qui les entoure et avec la quasi-certitude de restituer 
de la sorte le premier texte. Il est clair, en tout cas, 
que Diderot, avant de livrer son manuscrit, non à 
l'impression, mais aux copistes, l'a relu, y a fait des 
corrections, y a même mis quelques rallonges, mais 
qu'il n'a pas fait un travail nouveau. 



Moins de deux ans après la conversation du café 
de la Régence , Tonde Rameau mourut, le 24 sep- 
tembre 1764. Son neveu était-il à Paris? Je ne sais ; 
mais le mois suivant, nous le retrouvons à Pierry 
en Champagne, chez son compatriote et camarade 
de collège Jacques Cazotte, revenu depuis quelques 
années de la Martinique. Rien n'indique depuis com- 
bien de temps il se laisse vivre sur le riche domaine 
de son hôte. Peut-être est-ce pendant ce séjour qu'à 



S4 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 

la suite d'un pari, Rameau improvisa la musique de 
Topéra-comique des Sabots^ à mesure que Cazotte 
improvisait les paroles; il est à supposer que de cette 
collaboration à la diable il n'était pas résulté quelque 
chose de bien solide, puisque Cazotte éprouva le 
besoin de faire refaire la musique et que Duni, à 
qui il s'était adressé, n'eut rien de plus pressé à son 
tour que de faire refaire la pièce par Sedaine. 
Piron parle de Rameau dans une lettre adressée à 
Cazotte et datée de Paris le 22 octobre 1764. Rien 
ne saurait mieux faire juger de la fidélité du pinceau 
de Diderot, justifier les contradictions même^dont 
on lui a fait un reproche, que le portrait du Dijon- 
nais Rameau amicalement esquissé par le vieux 
Dijonnais Piron pour le Dijonnais Cazotte. Cette 
lettre est demeurée inédite ; en voici, fidèlement re- 
produite d'après l'original autographe *, la partie qui 
nous intéresse : • ... Vous y prenez bien les saillies 
fantasques du pauvre ami Rameau, de quoi je vous 
remercie pour luy, car il le mérite mieux que peut- 
être il ne le ressent, ou, a coup seûr, le ressent mieux 
qu'il n'en remercie. Je vous aurois plutôt repondu, 
si vous ne m'aviez pas dit qu'il alloit revenir. Je 
l'attendois de jour à autre pour sçavoir mieux que 

I. Il m'a été communiqué, en 1877, par l'expert Gabriel 
Charavay, mort depuis, dont tant de chercheurs ont mis à 
profit l'obligeance. Quelques mots ont été cités dans un de 
ses catalogues. 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. ss 



VOUS dire, éclairé par ses narrations : mon imagi- 
nation y suppléera, puisqu'il ne vient point. C'est 
comme s'il étoit venu ! ou que j'eusse été entre Vous 
et Luy, à Pierry ; excepté vos nouvelles particulières 
qui sont d'un tout autre ordre, et d'un intérêt à 
part, D'icy, je le vois là. Ne disant jamais ce qu'il 
de voit dire, ny ce qu'on eût voulu qu'il eût dit; 
toujours ce que ny lui ny vous, ne vous étiez attendu 
qu'il diroit ; tous deux, après avoir éclaté de rire, 
ne sçachant ce qu'il avoit dit. Je le vois cabrioler à 
contretemps; prendre ensuite un profond sérieux 
encore plus mal-à-propos, passer de la haûte-contre, 
a la basse-taille*, de la polissonerie aux maximes; 
fouler au pied les Riches et les Grands, et pleurer 
misère ; se moquer de son oncle, et se parer de son 
grand nom ; vouloir l'imiter, l'atteindre, l'effacer, 
et ne vouloir plus se remuer ; Lyon à la menace, 
poule à l'exécution. Aigle de tête, tortue et belle 
écrévice des pieds ; au demeurant et sans contradic- 
tion, le meilleur enfant du monde et méritant le bon 
vouloir de tous Ceux qui le connoîtront comme vous 
et moi nous le conoîssons. Mais, où seront ces co- 
noîsseurs ? sera-ce à Paris, sera-ce à la Cour ? Les 
marmouzets ont peur de leur ombre, à plus forte 
raison, de celle d'un Géant un peu contrefait, car le 



1. Voyez p. 192 : « Je rêve à l'inégalité de votre ton, tan- 
tôt haut, tantôt bas. » 



Cahos écoit le géant contrefait que la toute puis- 
sance façonna : et vous avez fort bien nommé et 
qualifié Cahos, Tabbé Rameau. Çest quand Jupiter 
le fit, qu'il étoit Yvre-saou ; il avoit pris du poil de 
la bête, quand ce vint à nous faire. Nous nous sen- 
tons tous un tantinet de la veille où il eût lui seul 
la fleur de Tyvresse. Nos petits jolis gentils polis 
colifichets de Badauts et de Courtisans, ne co- 
noîtront jamais rien à notre énigme bourguignone, 
si nous ne nous ingérons d'être ses Œdipes. Nous 
ne sommes que trop près tous deux, moy de parler et 
vous d*agir de notre mieux, comme nous avons tou- 
jours fait. Reste au Sphinx à s'aider, les hommes de 
Dieu l'aideront peut être. Ils aident bien tous les 
jours, depuis 20 ou 30 ans, un tas de petits 
beaux Esprits manques, cent fois moins néz pour 
leur métier, qu'il ne Test pour le sien. L'Auteur 
avantageux de Timoléon * qui dit : « Je vais refaire 
et simplifier Gustave et Rhadamiste, après avoir 
suspendu 2 mois durant, sa pièce, après sa première 
représentation, vient de la remontrer, et, le lende- 
main, on Tafiche pour la dernière fois; vous le 
verrez un jour à l'Académie françoise commjs 

I. La Harpe, dont le Timoléon avait été représenté sans 
succès le 1*' août de cette année, préparait un Gustave 
Wasa. Firon, dont le Gustave n'avait pas encore tout à fait 
quitté le répertoire, trouvait ce projet fort impertinent et 
s'en vengeait par des épigrammes préventives. Le Gustave 
de La Harpe ne fut joué que le 3 mars 1766, 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. $7 

Marmontel et tant d'autres. Que Rameau prenne 
donc courage; et pour nous*deux, buvons frais, i 
Je ne saurais dii^ si, à son retour à Paris, le 
Sphinx bourguignon reçut beaucoup d'aide de son 
Œdipe Piron; mais on l'aida ou il s'aida; des notices 
consacrées à la mémoire de l'oncle furent l'occasion 
de quelques mentions charitables accordées au 
neveu. J'en ai relevé deux, l'une de Fréron, l'autre 
de Palissot. L'Année littéraire^ rendant compte 
de Y Eloge de M, Rameau^ par Chabanon (lettre du 
26 décembre 1764), publia une note évidemment 
fournie tout entière par Jean-François et dont voici 
un passage : t Le fils Claude Rameau^ cadet de 
Jean-Philippe^ étoit aussi musicien et organiste très 
estimé dans sa province. Il a. laissé un fils qui lui- 
même a de la verve et de l'imagination, et qui cultive 
avec succès l'art de ses pères; c'est le neveu du 
grand Rameau ; en sorte qu'on peut dire que la 
musique est un talent particulier aux Rameaux et 
un mérite héréditaire dans cette famille. » Dans le 
Nécrologe des hommes, célèbres pour 17^ S) Palissot 
termine ainsi sa notice sur Rameau -: • Il laisse en- 
core un neveu de son nom, qui aurait pu acquérir 
de la célébrité dans le même art, si d'autres occu- 
pations lui avaient permis de se livrer à ses talents. » 
Les occupations absorbantes de Rameau le neveu! 
cette excuse que Palissot croyait délicatement trou- 
vée était cruellement ironique. En dépit de la bonne 



58 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



volonté de ses compatriotes, Tannée 1765 n'apporta 
pas un grand adoucissement à la position du pauvre 
croque-notes. Cest alors qu'il imagina de faire va- 
loir lui-même ses mérites et surtout sa parenté ; il 
entreprit de faire son histoire en vers. • Si je savais 
écrire, avait-il dit à Diderot, fagoter un livre, tour- 
ner une épître dédicatoire!... • Le voilà qui s'essaye 
enfin ; peu accoutumé à asservir à la mesure et à la 
rime ses saillies fantasques, nul doute qu'il ne se 
soit donné une peine infinie pour mettre au monde 
une poésie qui mérite mieux encore que celle de 
l'ami Robbé d'être appelée t un charivari de toutes 
sortes de bruits confus » . 

Ayant achevé son poème. Rameau l'annonça à la 
direction de la librairie, qui lui accorda une permis- 
sion tacite à la date du 20 mars 1766, sous ce titre : 
Rameaulogie, ou histoire de Rameau le neveu et des 
siens. Sans doute ce titre fut raillé, car Rameau y 
renonça pour en adopter un d'une allure plus 
épique : la Raméide, Voyez comme il est malaisé 
de désarmer la critique : ce second titre est, à son 
tour, relevé par Grimm qui cherche cette querelle 
d'-Allemand : • Je lui observerai qu'il fallait appeler 
son poème Ramoide^ et non Raméide; la postérité 
croira qu'il s'appelait La Ramée. • 

Quelques détails bibliographiques sont ici de mise 
sur cette plaquette qu'Assézat a appelée t l'introu- 
vable Raméide • et dont les bibliographes n'ont 



guère parlé jusqu'à présent sans tomber dans quelque 
confusion. Beuchot et Quérard, qui ne l'ont vue de 
leurs yeux ni l'un ni l'autre, donnent cette indica- 
tion : • A Amsterdam, et se vend à Paris chez 
Humblot. » Cette indication paraît devoir être écar- 
tée définitivement ; elle est contredite, et par la des- 
cription précise que fournit le Mercure de France de 
juin 1766, et par l'examen de tous les exemplaires 
connus, La Raméide est rare à coup sûr et je ne l'ai 
de ma vie vue annoncée dans un catalogue de 
libraire ; mais il y a quelque excès à la déclarer introu- 
vable. J'ai pu constater l'existence de quatre exemplai- 
res : un à la réserve de la Bibliothèque nationale, cata- 
logué Y 4Ç92/G*, un à la bibliothèque du Conserva- 
toire, un à la bibliothèque de Dijon (relié dans un 
recueil, n" 13239), enfin un quatrième que je tiens de 
M. Decaux, aimable éditeur et bibliophile subtil, qui 
me Ta déniché dans la manne d'un bouquiniste de 
Rouen. L'exemplaire de la Bibliothèque nationale pro- 
vient d'un premier tirage défectueux, caractérisé, entre 
autres signes, par cette faute dans le titre : à Petes- 
bourg, pour : Pétersbourg. Les trois autres exemplaires 
sont d'un même tirage; mais celui du Conservatoire 
est incomplet du dernier feuillet que ce tirage com- 
porte. Je me bornerai donc à décrire l'exemplaire en 
ma possession, qui est encore dans son état primitif 
de brochure ou plutôt de piqûre, avec sa couverture 
de papier gaufré rouge et or. C'est un in-octavo 



6o NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 

d'une feuille double d'impression. Il commence par 
un feuillet non chiffré contenant le faux titre et, au 
verso, un avant-propos dont voici les dernières 
lignes : t Nous prévenons qu'il y a quelques exem- 
plaires sortis de nos mains, qui ne sont pas selon 
nos dernières corrections. » Le titre : la Raméide^ 
poemej est suivi de cette épigraphe : 

Allez, mes vers, allez, craignez peu les méchants ; 
On ne les connaît pas chez les honnêtes gens, 

puis de cette devise coupée par un fleuron : • Inter 
Ramos lilia fulgent. • Au-dessous du fleuron, on 
lit : f Prix : i. 3. 6. 12. 24. 48. 96. A Petersbourg, 
Aux Rameaux couronnés. • Le poème est paginé de 
3 à 28, et la brochure est close par une page non 
chiffrée et ainsi composée : i® Nota. Vers après 
ceux de MM, Phelipeaux et Choiseul, Ce sont 
quatre vers à la louange de M. de Sartines. 2° Un 
Avis dont voici le texte : • Les exemplaires qui ont 
paru couverts en papier violet sont remplis de fautes, 
et cela par la trop grande facilité que nous avons eue 
de les distribuer sans y avoir apporté nos dernières 
corrections comme en ceux de cette édition. 1 y Une 
liste d'Erraraj qui reste, malgré tout, bien insuffi- 
sante. 

Le poème de Rameau est divisé en cinq chants, 
dont voici les titres : I, Mes Objections; II. La Dé- 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 6i 



fense du Goust; III. Suice de mes Objections; 

IV. Honneur aux Grands. Hommage à rAmitié; 

V. Réponse à tout. Ce fatras n'est pas d'une lecture 
agréable; il n'est pas même toujours facile de s'y 
reconnaître. Le véritable objet de Rameau est certes 
de récapituler ses propres mérites et ses titres divers 
à la commisération; dans son quatrième chant, spé- 
cialement consacré à tendre la sébile, il passe en 
revue ses protecteurs, entre lesquels il donne à Ber- 
tin la distinction particulière des grandes capitales, 
ses anciennes élèves; il invoque ses compatriotes, 
Bret, Cazotte, Piron, son ami Fréron, son médecin 
Dufouart; il fait appel à la protection de Timpéra- 
trice de Russie, par cette raison qu'il a vu son am- 
bassadrice à Chambord. Dans sa réponse à tout, il 
demande un bénéfice ecclésiastique et se déclare tout 
disposé à mener une existence conforme à cette nou- 
velle situation : 



Attentif et soigneux à donner bons exemples, 

Plus qu'en tout autre lieu on me verrait aux temples. 



Aucun lien de famille ne fait plus obstacle à cette 
combinaison, car, depuis sa rencontre avec Diderot, 
il a perdu son fils : 

Et la mère et Tenfant, ils sont morts tous les deux. 



Toutefois, il n'a pas grande confiance dans le 
succès de cette requête, et il en risque une autre : 



Mais si pour cet état nulle porte ne s'ouvre, 

Je ne vois point Tabus d'un logement au Louvre. 



Logé au Louvre, Rameau ne serait plus exposé à 
se voir retirer la clef pour cause de retard dans le 
payement de son loyer; il jouirait de l'exemption 
de certaines taxes urbaines, et puis cette i marque 
d'honneur », comme il dit, le recommanderait et lui 
ferait avoir des leçons mieux payées. 

Voilà bien Tobjet véritable de la Raméide : il 
s'agit toujours de mettre sous la dent. Rameau pour- 
tant veut gagner les récompenses qu'il sollicite en 
rendant un service éclatant ; il prend la défense de la 
musique française contre Jean-Jacques; il vient, 
après treize années, répondre à la lettre tapageuse 
dans laquelle le philosophe de Genève avait déclaré 
que les Français n'avaient pas de musique ec ne 
pouvaient pas en avoir. Tout d'abord, le lecteur doit 
être tenté de se dire : Rameau le neveu, champion de 
la musique française, ce n'est plus le personnage mis 
en scène par Diderot; mais la contradiction n'est 
qu'apparente. Rameau esc alarmé du discrédit où 
tombe la musique nationale; c'est surtout parce 
qu'il craint que les pensions et les faveurs de la 
Cour ne se détournent des musiciens. Ce qu'il re- 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



di 



proche à Jean-Jacques, c'est de leur avoir nui dans 
Tesprit de leurs protecteurs : 

Et si Ton prenait bien le sens de ses écrits , 
Il faudrait chanter Suisse à la cour de LOUIS. 
Le Devin nous séduit et plaît d*un bouta l'autre; 
Mais Tesprit de l'Auteur doit-il régir le nôtre? 

Plus loin, il reprend : 

On peut répondre donc à ce fameux athlète , 
Qu'en France l'on connaît le prix de V Ariette»,, 

et il ajoute en note : t Tout le monde se rend aux 
charmes de celles de M. Duny^ et à la vérité de celles 
de MM. Philidor^ Monsigny^ Père Golese (sic), 
Biaise^ etc. • Mais pour démontrer que la musique 
française a droit aux encouragements, il rappelle les 
titres des opéras qui ont eu le plus de succès depuis 
LuUi et les noms de quelques chanteurs célèbres ; plus 
loin, il énumère dans une longue note les principaux 
organistes, en déclarant que « les organistes font les 
compositeurs •. Il célèbre surtout son oncle Ra- 
meau, naturellement, puisqu'il trouve dans sa pa- 
renté plus de titres que dans ses propres talents aux 
secours qu'il sollicite. 

J'attendais de cet oncle au moins un peu d'aisance, 
Par pur égard au temps de trente ans de constance 
A lui faire ma conr à l'exemple des miens ; 



6^ NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



Mais tout à son talent, il voyait peu les siens. 
Très souvent, toutefois approuvant sa doctrine^ 
Aux Jardins on le vit me faire bonne mine : 
Des heures se passaient tous deux à discourir, 
Mon art à l'écouter savait le retenir, 
Surtout à ce grand mot, basse fondamentale. 

Comme je l'entendais, je lui plaisais sans doute, 
A pouvoir quelque temps ensemble faire route, 
Car d'humeur d'en parler il n'était pas toujours ; 
Trêve alors de musique, on parlait des beaux jours. 
Mais bientôt emporté par les traits du génie, 
C'était bien vite à moi de quitter la partie. 
Si bien donc il parvint^ moi toujours espérant, 
Sans pouvoir m'étre utile à son dernier instant. 

Voilà d'exécrables vers, er l'on ne me soupçon- 
nera pas de les citer pour leur facilité ni pour leur 
harmonie ; mais la scène est curieuse. Il faut prendre 
garde que Rameau le neveu, cherchant à abriter ses 
importunités sous le patronage de la gloire de son 
oncle, veut avant tout démontrer qu'il a été en 
bons termes avec cet oncle. Or voici ce qu'avaient 
obtenu trente ans de cour assidue. Il avait réussi 
quelquefois à Taborder dans une allée des Tuileries 
ou du Palais-Royal ; il Tavait entendu discourir sur 
son art quand le bonhomme était disposé; dans le 
cas contraire, on échangeait quelques mots sur le 
temps qu'il faisait; puis, l'oncle rentrant dans sa 
rêverie, il ne restait au neveu qu'à s'éloigner, con- 
tent, faute de mieux, d'avoir été vu en cette illustre 
compagnie. Cela donne le sceau de l'authenticité aux 



doléances plus familières et plus accentuées que Di- 
derot avait recueillies. 

Rameau le neveu raconte qu'il aurait bien quelque 
chose à réclamer à sa famille, sa pan de la succes- 
sion de sa mère, dont sa beUe-mère et les enfants du 
second lit f usent tout bonnement •. La famille de 
province est naïvement convaincue que Jean-Fran- 
çois est un gros monsieur, tm c chanteur opulent • 
qui t tient à Paris la meilleure maison *^iet qui n'est 
guère privé par l'abandon d'un maigre revenu. Le 
pauvre diable ne se sent pas le courage de détrom- 
per ces braves gens. Cazotte confirme l'anecdote; 
sans trop chercher si la somme délaissée était bien 
importante et ne risquait pas d'être absorbée par les 
démarches et les frais de recouvrement, il faut dire, 
à rhonneur de la nature humaine, que Rameau 
s'était trouvé dans une épreuve décisive t vacillant 
dans ses principes » ; si on était venu lui raconter ce 
trait-là d'un autre, il n'aurait pas manqué de s'écrier : 
f Vous êtes des êtres bien singuliers ! » 

Voici comment Grimm annonça la Raméide à sa 
clientèle princiére : t Le musicien Rameau a laissé, 
outre ses propres enfants, un neveu qui a toujours 
passé pour une espèce de fou. Il est une sorte d'ima- 
gination bête et dépourvue d'esprit, mais qui, com- 
binée avec la chaleur, produit quelquefois des idées 
neuves et singulières. Le mal est que le possesseur de 
cette sorte d'imagination rencontre plus souvent mal 



66 NOTICE SUR HAMEAU LE NEVEU. 



que bien, et qu'il ne sait pas quand il a bien ren- 
contré. Rameau le neveu est un homme de génie de 
cette classe, c'est-à-dire un fou quelquefois amu- 
sant, mais la plupart du temps fatigant et insuppor- 
table. Ce qu'il y a de pis, c'est que Rameau le fou 
meurt de faim, comme il conste par une production 
de sa muse qui vient de paroître. C'est un poème en 
cinq chants; heureusement, ces cinq chants ne tien- 
nent pas trente pages. C'est le plus étrange et le 
plus ridicule galimatias qu'on puisse lire. » 

Fréron ne daigna rien dire de ce poème où il était 
loué, que dis-je ? encensé : 

En chantant l'amitié, Fréron, que je t'encense ! 

L'ami Fréron jugea sans doute qu'il compromettrait 
son autorité à parler avec bienveillance d'un ouvrage 
écrit en vers aussi mauvais. Le Mercure de France 
s'humanisa davantage. Dés le volume de juin 1766, 
il fit une annonce qui se terminait ainsi : f L'auteur 
de ce poème est M. Rameau, neveu du célèbre ar- 
tiste de ce nom, et qui a lui-même son genre de célé- 
brité. La gloire que les ouvrages de son, oncle ont 
procurée à la nation rejaillit sur sa famille; mais 
M. Rameau le neveu a d'autres titres qui doivent le 
rendre intéressant : c'est ce que nous ferons voir en 
rendant compte plus amplement de son poème. » 
Cette promesse était tenue le mois suivant; après 



une analyse ou, comme on disait alors, un extrait 
assez étendu, le rédacteur du Mercure insistait sur 
les sollicitations qui terminent la Raméide et qui 
font sa raison d'être, et concluait : t Nous désirons 
ardemment que les vœux de M, Rameau soient rem- 
plis : ce qui s'est passé, il y a quelques années, à 
l'égard d'un parent de Corneille, est fait pour donner 
de la confiance au neveu du grand Rameau^. » 

Deux ou trois mois après la Raméide paraissait 
une Nouvelle Raméide, Rameau s'y représentait 
comme occupé à fonder Tordre 

Des chevaliers errants à Vheure du dîner. 

Il revenait sur sa demande de bénéfice; mais, au 
cas où Ton opposerait décidément à cette requête 
des obstacles insurmontables, il proposait de rétablir 
en sa faveur la charge de bouffon de cour. Cette 
facétie n'était pas de Rameau ; c'était une mystifica- 
tion de son ami Cazotte. Le Mercure^ sans doute 
prévenu par l'intéressé, ne parla pas de cette seconde 
brochure ; mais Grimm la signala sans éventer la 
supercherie*. L'édition originale de cette Nouvelle 



1. Mercure de France, juin 1766,, p. 143; juillet 1766, t. Il, 
p. 13} et suiv. 

2. Le passage est de ceux qui ont été rétablis pour la 
première fois d'après les manuscrits dans l'édition Tourneux. 
T. Vil, p. lai. 



Raméide semblerait plutôt mériter le nom d'in- 
trouvable que la Raméide, Je n'ai pu en tenir nulle 
part d^exemplaire; d^une note due à l'obligeance de 
M. Guignard, bîbliodiécabe delà ville de Dijon, il 
résulte que cette fioupelle Raméide ^ tout aussi i)ien 
que les Pièces de clavecin de 1757, n'existe ni à la 
bibliothèque publique, ni dans les collections dijon- 
naises les plus riches, comme celles de MIS. Joliet et 
Charles Poisot. De description trieuse, je n'en ai 
rencontré qu'une, par trop sommaire, dans le cat»- 
loguede la vente Rathery (mai 1876, n*> 419), C'est, 
semble-t-il, à la Nouvelle Raméide qu'il faut rappor- 
ter l'indication : i Amsterdam et Paris, chez Hum- 
blot • , dont il a été fait une fausse application ; le 
titre devait être celui qu'on retrouve dans l'édition 
Cazin de 1788 des œuvres de Fauteur : f La Nau^ 
velle Raméide^ poème revu, corrigé et presque re- 
fondu par M. Rameau, fils et neveu de deux grands 
hommes qu'il ne fera pas revivre, • En autorisant 
plus tard la réimpression de cette bluette, Cazotte 
la fit précéder de quelques éclaircissements, f C'est, 
disait-il, «une plaisanterie fûte par moi à l'homme le 
plus plaisant par nature que j'aie jamais connu. Il 
s'appelait Rameau et était neveu du célèbre musi- 
cien; il avait été mon camarade au collège et avait 
pris pour moi une amitié qui ne s'est jamais dé- 
mentie ni de sa part, ni de la mienne. Ce person- 
nage, l'homme le plus extraordinaire que j'aie connu, 




était né avec un talent naturel dans plus d'un genre, 
que le défaut d* assiette de son esprit ne lui permit 
jamais de cultiver. Je ne puis comparer son genre 
de plaisanterie qu!à cdui que déploie le docteur 
Sterne dans son Voyage sentimentale. Les saillies 
de Rameau étaient, des saillies d'insdnct, d'un genre 
si piquanc, qu'ili esc nécessaire de les; peindre pour 
pouvoir essayer de les rendre. Ce n'étaient point des 
bons mots, c'étaient des traits qui semblaient partir 
de la plus profonde connaissance du coeur humain. 
Sa phyôonomie, qui était vraiment burlesque, ajou- 
tait un piquant extraordinaire à ses saillies, d'autant 
moins attendues de sa part, que d'habitude il ne 
faisait que déraisonner. Ce personnage, qui fut mu^ 
sideu autant et peut-être plus que son oncle, ne put 
jamais pénétrer dans les profondeurs de Fart, Il était 
né plein, de chuit et avait Tétrange faculté d'en trou- 
ver impromptu de l'agréable et de l'expressif sur quel- 
ques pamles qu'on voulut lui donner; mais il eût 
fallu qu'un vérit^le artiste eût arrangé et corrigé 
ses phrases et composé; ses partitions. Il était de 
figure aussi horriblement que plûsamment laid ; très 
souvent ennuyeux, parce que son génie l'inspirait ra- 
rement; mais, quand sa verve le servait, il faisait rire 
aux larmes. Il vécut pauvre, ne pouvant suivre au- 
cune profession; sa pauvreté lui faisait honneur 
dans mon esprit. Cet homme singulier vécut pas- 
sionné pour la gloire, qu'il ne pouvait acquérir dans 



70 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



aucun genre. Un jour il imagina de se faire poète, 
pour essayer d'une nouvelle façon de faire parler de 
lui. Il composa un poème sur lui-même, qu'il inti- 
tula la Raméide^ et qu^il distribua dans tous les ca- 
fés; mais personne ne l'alla chercher chez l'impri- 
meur. Je lui fis l'espièglerie de composer une seconde 
Raméide. Le libraire la vendit à son profit, et Rameau 
ne trouva pas mauvais que j'eusse plaisanté de lui, 
parce qu'il se trouva assez bien peint •. 

Cette abondance de Raméides devait avoir le plus 
fâcheux résultat, t Plein de sa doctrine, dit Mercier, 
le neveu de Rameau fit des extravagances et écrivit 
au ministre pour avoir de quoi mastiquer, comme 
fils et neveu de deux grands hommes. Le Saint-Flo- 
rentin, qui, comme on sait, avait un art tout parti- 
culier de se débarrasser des gens, le fit enfermer 
d*un tour de main, comme un fou incommode, et 
depuis ce temps, je n'en ai point entendu parler. » 
Cazotte, qui n'avait peut-être pas la conscience par- 
faitement en repos au sujet de cette mésaventure, 
dit de son côté : t II est mort aimé de quelques-uns 
de ceux qui l'ont connu, dans une maison religieuse 
où sa famille Tavait placé, après quatre ans d'une 
retraite qu'il avait prise en gré et ayant gagné le^ 
cœurs de ceux qu'^ d'abord avaient été ses geôliers, i 
Ces deux témoignages se concilient sans difficulté. 
Il est probable que le comte de Saint-Florentin, 
pour se débarrasser des importunités de l'homme 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 71 

qu'on en était venu à appeler couramment Rameau 
le fou, provoqua Tintervention de la famille; et par 
la famille, j'admettrais volontiers qu'il faut entendre 
la veuve et les enfants du grand Rameau, qui, heu^ 
reux de se débarrasser de récriminations déplais 
santés, durent consentir aisément à verser une petite 
rétribution pour adoucir à leur parent les rigueurs 
de sa retraite forcée. Quoi qu'il en soit, au lieu du 
logement au Louvre dont il avait rêvé, le pauvre 
Jean-François en eut un dans une maison de fous ; 
c*est là qu'il mourut au bout de quatre ans, c'est- 
à-dire, apparemment, vers 1771. Le lieu et la date 
précise de son décès n'ont pas été jusqu'à présent 
constatés. 



VI 



Les œuvres laissées par Diderot ont eu des for- 
tunes diverses; aucune n'a passé par d'aussi singu- 
lières aventures que le Neveu de Rameau, Naigeon 
possédait en manuscrit t cette excellente satire, aussi 
originale que celui dont elle porte le nom • : il 
le constate dans ses Mémoires; mais il ne l'a pas fait 
entrer dans l'édition qu'il a donnée lui-même et que 
l'accueil du public ne l'engageau pas beaucoup à 
grossir. L'ouvrage parut pour la première fois en 
Allemagne et dans une traduction allemande. Une 



copie étak oombce entre les mains de Schiller à la 
fin de i8o^ Gœdie se chargea d'en £aire une cra- 
ducdon^ qui devaii être suivie de la publicadoa du 
tQxxe français. Les événements en disposèrent autre- 
ment; Schiller mourut et Ton ne suc plus ce que 
son manuscrit était devenu. La traduction de Goethe 
se vendit assez mal en AUemî^e même et ne pé- 
nétra pour ainsi dire pas en France. Ce fut seule- 
ment sous lai Restauration que Fatoention du public 
se trouvant ramenée à Diderot par Tédition Belin et 
par Faxmonce de l'édition Briére, deux faiseurs, 
MM. Xavier de Saur et Léonce de Saint^-Gemès, 
songèrent à traduire en français la traduction de 
Goethe; ils publièrent leur travail sans avenir en 
rien les lecteurs de son origine et en le faisant pas- 
ser pour le texte même de Diderot. Au moment 
même où le livre était sous presse, en 1821, le 
libraire Brière annonçait dans son prospectus qu'il 
comprendrait dans son édition quelques œuvres iné- 
dites,, dont la plus importante était ie Neveu de Ra^ 
meaii; il se laissa persuader par M. de Saur de dif- 
fères cette publication.. £n effet, le volume d^OEsyrex 
inédites ne parut qu'en 1825, bien qu'avec la date de 
rftai. Lorsque cette première édition fut près de paraî- 
tre,,ringénieu3tde Saur, se voyant obligé de renoncer à 
sa propre supercherie,, fit des eflPorts désespérés pour 
jeter la même défaveur sur l'édition Brière et souk 
tint que ce n'était qu'une seconde traduction, sur 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 71 

laquelle il précendaic établir la supériorité de la 
sienne. Brière finir par en appeler à l'arbitrage de 
Gœthe, qui confirma Taudienticité du texte Briére. 
Je n'entre pas ici dans le détail de cette querelle; 
j'aime mieux renvoyer au récit qu'en a fait Gœthe 
lui^mâme et qu'on trouvera reproduit ci-après. Il 
faut le dire pourmnt, Brièreet son collaborateur Wal- 
ferdîn^ qui ont certainement préparé leur publication 
d'après un bon manuscrit, ont pris aNrec le texte des 
libertés qui passaient pour innocences à Fépoque, 
mais que tout le monde aujourd'hui considérerait 
comme excessives. Je ne parle pas tant des passages 
supprimés, soit par la censure volontaire des édi- 
teurs, soit par la censure officielle, au gré d'une pu- 
dibonderie par trop arbitraire et intermittente, que 
de certaines corrections de pure fanmsie : ainsi 
Brière et Walferdin^ n'ayant pu se mettre dans la 
tête que le neveu de Rameau fut vraiment un neveu 
de Rameau, biffèrent tant qu'ils purent son nom et 
les mots onde Qt neveu; quand la phrase ne se prêtait 
pas à l'éitmination des mots proscrits, ils les ont 
imprimés en italiques* Quelques n^igences typo- 
graphiques avaient aussi défiguré des phrases, que 
des ^iteurs postérieurs essayèrent de redresser à 
L-aide d'inductions plus ou.moins subtiles. On aurait 
bien voulu voir le manuscrit dont s'était servi Brière ; 
un éditeur de 187c, M. Moriieau, alla faire appel 
aux souvenirs du vieux libraire ; mais ces souvenirs 



7é NOTICE SUR RAMEAU, LE NEVEU. 



étaient évidemment un peu brouillés : au bout de 
plus d'un demi-siècle, cela n'a rien de bien surpre- 
nant. Briére raconta à M. Motheau qu'il avait vu 
dans le manuscrit que lui avait confié la fille de Di- 
derot, M"»« de Vandeul, un grand nombre de cor- 
rections autographes de Fauteur : c'est assez peu 
vraisemblable, car il n'eût pas manqué de signaler 
cette particularité concluante lors de ses querelles 
avec M. de Saur et son acolyte; or il n'avait rien 
allégué de semblable; il avait dit seulement que 
c'était une copie faite sous les yeux de Diderot et 
que l'authenticité en était confirmée par une note auto- 
graphe du 2 janvier 1760 : notons en passant que 
cette date avait été relevée inexactement, ou bien 
que la note invoquée ne se rapportait pas au Neçeu 
de Rameau. Interrogé par M. Motheau sur le sort 
de ce manuscrit, Brière lui répondit qu'il avait été 
dépecé pour la composition et qu'on n'avait pas pris 
la peine de s'en faire rendre les fragments : cela à coup 
sûr n'est point exact. Brière s'est confessé d'un acte 
de vandalisme dont il était innocent; la copie qu'il 
avait abandonnée aux mains du prote de l'imprime- 
rie Belin, c'était une copie qu'il avait fait faire sur 
le manuscrit communiqué; le manuscrit même, il 
l'avait rendu à M"** de Vandeul, et la preuve, c'est 
que le 2^ juin 1823, lorsque la composition et le 
tirage du Neveu de Rameau étaient certainement ter- 
minés, puisque ses adversaires en avaient les bonnes 



NOTICE sua RAMEAU LE NEVEU. 75 



feuilles encre les mains depuis trois semaines, Brière 
écrivait au Courrier des Spectacles que le manuscrit 
in-40 sur lequel il avait fait son édition existait chez 
M"*« de Vandeul, rue Neuve-de-Luxembourg, 18, à 
Paris. Quoi qu'il en soit. M"' de Vandeul mourut 
à sept ou huit mois de là, et Ton ignore aujourd'hui 
ce que sont devenus les manuscrits qu'elle avait con- 
servés. Ce n'est qu'à la fin de 1875, parla publication 
du cinquième volume de l'édition générale d'Assé- 
zat, qu'un pas décisif a été franchi dans l'établisse- 
ment du texte. Au moment de revoir ses épreuves, 
Assézat put se servir d'une copie qui présentait une 
grande quantité de variantes avantageuses et qui 
complétait un certain nombre de passages mutilés 
par les premiers éditeurs ; bien que pris de court, il pro- 
fita de ces variantes dans une proportion qui ne laisse 
plus qu'à glaner derrière lui. Ce dont on s'étonnera 
peut-être, c'est qu'un certain nombre des mauvaises 
leçons qui se sont perpétuées à travers les éditions 
proviennent de la fantaisie de ce fameux de Saur, 
le forban littéraire de 1821. Briére et Walferdin 
avaient les raisons les plus directes pour être édifiés 
sur la probité littéraire du personnage ; il n'en est 
pas moins certain que la traduction de Saur leur 
imposa. Ils ne collationnèrent pas leur manu- 
scrit sur Gœthe, mais ils le collationnèrent sur 
de Saur, croyant et à sa fidélité de traducteur et à 
l'étendue de ses recherches ; quand ils trouvèrent 




une différence dans les noms propres, ou bien 
ils corrigèrent d'après leur adversaire, ou bien, 
quand la différence était trop grande^ ils crurent 
benoîtement que le savant de Saur avait donné la 
clef d'un nom volontairement défiguré par le timoré 
Diderot. Or le. facétieux de Saur s'était amusé à 
changer des noms, à. en mettre même où iL n'en 
avait point trouvé, au gré de sa seule fantaisie et 
par simple jo^reuseté de mystificateur. Les exemples 
abondent; je me bornerai à. en dter un, qui est 
complet, à cause des ricochets successifis d'une pre- 
mière altération. Parmi les financiers qui attiraient 
autour d'^ix les- artistes faméliques et les écrivons 
d'aventures,. Rameau dte à deux reprises un nommé 
Montsauge» Gœdie transcrivit tout bonnement Mont- 
sauge. Ce nom ne &t pa» du goût du délicat M. de 
Saur, qui trouva préfërable que ce financier eût nom 
Mésenge. Briére avait certainement trouvé Mont- 
sauge sur le manuscrit de M™* de Vandeul^ mais il 
se dit : f Hum! hum ! je ne connais pas plus Mout- 
sau^ que Mésenge, ni Més^ige que Montsauge; 
mais ce coquin de de Saur est un homme très fort 
qui sait bien ce qu'il dit, et puis il a eu pour se gui^ 
der la lanterne de Gœthe, qui est un grand homme ; 
metK^ns Mésenge. • Plus tard, Gœthe à son tour 
compara sa a*aduction avec les éditions françaises et, 
voyant celles-ci d'accord sur ce nom de Mésenge, 
n'ayant d'ailleurs plus vu son manuscrit depuis 



vtngKÎnq ans, il pensa : f Ces gens-là ont dû avoir 
de i>onne6 raisons pour écrire Mésenge; assuré- 
ment, ils connaissent le personnage de qui Diderot 
a voulu parler. • Et il biffa Montsauge de sa tra- 
duction et mit Mésenge à la place. Assézac vint et 
trouva dans sa copie Montsauge ; mais, intimidé par 
la réunion de tant d'autorités, il n'osa pas corriger 
et il laissa Mésenge dans son texte, se bornant à 
mentionner en note cette divergence. Or les édi- 
teurs se sont exténués sans résultat à chercher qui 
pouvait bien être ce Mésenge né d'un caprice de 
M. de Saur, tandis qu'il eut suffi d'ouvrir un 
Almanach royal pour constater T identité du fermier 
des postes Thnroux de Montsauge. 

Les éditeurs du Neveu de Rameau ont souvent 
exprimé l'espoir de voir se retrouver l'original auto- 
graphe ; l'existence de ce document est au moins 
douteuse. Figurait-il au nombre des manuscrits que 
Grimm emporta en Allemagne? Une copie qu'il 
aurait laissé &ire sur l'original, venue de Gotha à 
Weimar, serait*elle tombée dans les mains de Schilr 
1er? Il semble que le baron de Grimm, bien que 
devenu aveugle, ne menait pas une existence ignorée, 
que Schiller eût été informé de cette provenance et 
qu'il n'eût pas manqué d'en avertir Goethe; sans 
compter qu'il serait bien surprenant qu'avec les 
immunités spéciales dont il jouissait, Grimm n'eût 
pas tiré lui-même parti d'un tel manuscrit, comme il 



avait fait pour la Religieuse^ V Entretien d'un Père et 
bien d'autres. Il y a mieux : Brière ayant rapporté 
une anecdote suivant laquelle Toriginal avait été 
envoyé soit au duc de Saxe-Gotha, soit au prince 
Henri de Prusse, et détruit par la suite, Gœthe 
déclara qu'il était impossible que ce manuscrit fût 
jamais venu à Gotha, car il aurait été placé pour le 
savoir^. Il supposait plutôt qu'il devait avoir été 
envoyé à l'impératrice de Russie, et il avait des 
raisons de croire que la copie dont il avait usé 
venait de Saint-Pétersbourg. Il y a bien un manu- 
scrit du Neveu de Rameau à Saint-Pétersbourg, et il 
est très vraisemblable que la copie utilisée par Gœ- 
the avait été prise, en effet, sur ce manuscrit ; mais 
ce manuscrit n'est pas de la main de Diderot. 

A parler franc, je crois que c'est là une recherche 
vaine; tout me porte à croire que Diderot, après 
avoir fait quelques corrections et additions à sa ré- 
daction primitive, fit faire inunédiatement sous 
ses yeux un certain nombre de copies et qu'il dé- 
truisit son brouillon ou du moins qu'il n'y attacha 
aucune importance et n'en prit aucun soin. Une 
de ces copies devait être celle que conservait 
M™« de Vandeul et qui fut communiquée à l'éditeur 

I. Beuchot, à propos de la vente Ginguené, en 1817, avait 
dit que Toriginai du Neveu de Rameau était à Hambourg. 
On ne sait d'où il tenait ce renseignement, que rien n'est 
jamais venu confirmer. 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



79 



Brière; une autre devait être entre les mains de 
Naigeon. Le sort de toutes les deux demeure incer- 
tain. Assézat a publié une lettre rédigée par le 
savant bibliothécaire Barbier et adressée en no- 
vembre 1816 à M"»« de Vandeul par M™* de Ville- 
neuve, sœur des Naigeon ; celle-ci, après la mort de 
son second frère, offrait à la fille de Diderot de lui 
céder les manuscrits de plusieurs ouvrages du phi- 
losophe; le Neveu de Rameau n'y est pas cité et 
il est bien improbable qu'un homme aussi perspi- 
cace que Barbier ait laissé une œuvre de ce prix 
dans les et caetera. M"« de Vandeul n'accueillit pas 
d'ailleurs la proposition, ayant elle-même une col- 
lection semblable à celle qu'on lui proposait. Une 
troisième copie, de provenance au moins aussi di- 
recte et qui devait être l'exemplaire particulier de 
Diderot, a été transportée à Saint-Pétersbourg avec 
toute sa bibliothèque, achetée d'avance par Cathe- 
rine II ; ce manuscrit est toujours dans la biblio- 
thèque de l'Ermitage; il y a été peu feuilleté et 
jusqu'à présent aucun éditeur n'y avait eu recours. 
Gœthe donne lui-même à penser que la copie sur 
laquelle il a travaillé avait été faite à l'Ermitage. 
Quant à la copie qui a servi à Assézat, ce n'est cer- 
tainement pas celle que Schiller et Gœthe ont eue 
entre les mains en 1804 et 180Ç, car le copiste a 
sauté par distraction en cinq ou six passages des 
mots ou des bouts de phrase qui sont fidèlement 



~T 



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8o NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 

rendus par Gcsthe ; mais il est tout à fait vraisem- 
blable que c'est une copie refaite à l'époque sur celle 
de Schiller. Le papier et l'encre sont du commence- 
ment de ce siècle, et l'écriture dénote une ma'm alle- 
mande. Voici d'ailleurs une particularité qui semble 
propre à confirmer ma supposition : en comparant la 
copie Assézat avec la traduction de Goethe, l'accord 
est partout frappant; deux passages seulement ont été 
biffés par Gœthe : un épisode un peu plus leste que 
les autres, qu'il a retranché volontairement et en 
prévenant le lecteur; un paragraphe surPalissot et 
la femme d'un libraire, que le traducteur a pu trouver 
fsmbrouillé et de peu d'importance dans Ténuméra- 
tion, déjà fort abondante, des méfaits de Palissot. 
A part cela, je n'ai remarqué que deux passives 
où Gœthe ait négligé un membre de phrase; or 
les deux membres de phrase omis sont justement ' 
les seuls où, d'a,près la comparaison avec le manu- 
scrit de l'Ermitage, Assézat ait été induit en erreur 
par sa copie. N'est-ce pas une supposition bienplau- 
sible, que Gœthe s'est dispensé de traduire parce 
que sa copie était peu lisible et que le copiste inconnu 
à qui Ton doit la copie Assézat a transcrit de travers 
par la même raison? 

Le manuscrit dont s'était servi Assézat est aujour- 
d'hui entre les mains de M. Maurice Tourneux, 
continuateur de son édition de Diderot et qui l'a 
fait suivre pour son compte d'une édition, beau- 



1 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



Hi 



coup plus complète et mieux ordonnée que les pré- 
cédentes, de la Correspondance de Grimm, M. Tour- 
neux a mis très libéralement ce manuscrit à ma 
disposition ; moins talonné que ne l'était ce mal- 
heureux Assézat, j'ai pu revoir le texte plus minu- 
tieusement et plus à loisir qu'il ne l'avait fait. J'ai 
signalé en notes quelques-unes des corrections qui 
lui avaient échappé et qui sont utilisées ici pour la 
première fois ; je n'ai pu entrer dans tous les détails 
des améliorations introduites dans la ponctuation, 
des majuscules ou des soulignures distribuées d'une 
façon moins arbitraire et plus conforme aux inten- 
tions de l'auteur, ni d'une foule de vétilles qui, de 
peu d'importance en elles-mêmes, concourent à res- 
tituer au texte sa physionomie générale. 

M. Tourneux, qui n'a cessé de s'intéresser à la 
préparation de cette édition, m'a rendu un nouveau 
et signalé service. Dans une récente mission à Saint- 
Pétersbourg, il a examiné le manuscrit de l'Ermi- 
tage, Ta comparé avec l'édition Assézat et il a bien 
voulu coUationner tous les passages que je lui ai 
signalés comme pouvant causer une incertitude. 
Toutes les vérifications, et elles sont très nombreuses, 
ont abouti à une constatation d'identité, sinon avec 
l'édition d' Assézat, du moins avec sa copie, sauf dans 
les deux passages auxquels j'ai déjà fait allusion. 
Le manuscrit de l'Ermitage est d'une belle écriture 
parisienne du xviii* siècle; M, Tourneux le croit de 



/, î *^Xcî ^ 




82 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



la main de Roland Girbal, le copiste favori de 
M'"« d'Epinay et de Grimm, auquel Diderot lui- 
même donna souvent des travaux. La confiance 
qu'il mérite rie résulte pas seulement de la présence 
de ce manuscrit dans la bibliothèque de Fauteur ; la 
preuve qu'il a été relu est fournie par une correction 
autographe de peu d'importance assurément, mais 
d'une authenticité incontestable; dans cette phrase 
sur Rameau l'oncle : • Il ne pense qu'à lui ; le reste 
de l'univers, etc. • le mot lui avait été sauté par le 
copiste, c'est Diderot qui l'a rétabli dans Tinterligne. 
Le volume a pour faux titre : Satire II ; la Satire I, 
dans la même collection, a pour titre : A mon ami 
Ndigeon : c'est le morceau beaucoup moins impor- 
tant Sur les mots de caractère. Sur le dos de la 
reliure, relativement moderne, on lit : Satire de 
Rameau. C'est dans ce manuscrit qu'a dû être 
introduite après coup la note sur un prétendu chan- 
gement de scène qui, de là, s'est répandue un peu 
partout et qui a fait le désespoir de tous les com- 
mentateurs. Depuis la publication de l'édition Brière, 
le manuscrit a eu un lecteur qui a souligné au crayon 
tous les passages omis ou changés par l'éditeur 
français, en même temps que tous les noms propres. 
En somme, grâce à la revision attentive du texte 
sur une bonne copie longuement étudiée, grâce au 
contrôle fourni par le meilleur manuscrit possible, 
j'ai la conviction d'avoir réussi, sauf les inadver- 



NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 



8j 



tances dans la correction typographique auxquelles 
personne ne peut se flatter d'échapper complète- 
ment, à fournir un texte qui peut être tenu à bien 
peu de chose près pour définitif; je dois ce résultat 
aux prévenances réitérées de M. Tourneux. Quant 
aux notes de cette édition, elles paraîtront peut- 
être un peu multipliées. Je n'ai pas beaucoup de 
goût personnellement pour les commentaires trop 
abondants, et j*ai plutôt abrégé que développé; 
mais, d'une part, le Neveu de Rameau contient 
presque à chaque ligne àcs allusions à de bien 
menus faits ou à des personnages bien oubliés, sur 
lesquels le lecteur a besoin d'éclaircissements ; à 
un autre point de vue, il s'agit d'un texte qui a été 
livré à une série de tâtonnements et, sans prétendre 
relever toutes les variantes, il m*a semblé que je 
ne pouvais nulle part introduire un changement 
un peu notable sans le justifier et sans dire d'où 
j'avais tiré la nouvelle rédaction. 



Gustave Isambert. 



NOTE DE GOETHE 



(1831) 



Vers la fin de Tannée 1804, Schiller m'apprit qu'il 
avait entre les mains le manuscrit d'un dialogue de 
Diderot, intitulé : le Neveu de Rameau^ encore in- 
connu et inédit. M. Gœschen, me disait-il, était 
disposé à le publier, mais se proposait d'abord, afin 
d*éveiller davantage la curiosité, d'en lancer dans 
le public une traduction allemande; ce travail me 
fut proposé, et comme il s'agissait d'un écrivain dont 
je fais depuis longtemps le plus grand cas, je m'en 
chargeai volontiers, après avoir parcouru l'original . 

On reconnaîtra, j'espère, que je m'acquittai de 
ce travail avec toute mon âme ; il fut publié, mais 
il ne pouvait guère réussir auprès du public alle- 
mand. Les prévisions de guerre faisaient planer par- 
tout le malaise et l'inquiétude, et bientôt la publica- 
tion projetée du texte original fut déconcertée par 
l'invasion française. La haine soulevée contre les 
envahisseurs et leur langue, la prolongation d'une 



pénible période, empêchèrent Féditeur d'y donner 
suite. Nous perdîmes Schiller, et je ne sus pas ce 
que devint le manuscrit, que j'avais déjà rendu. 

Mais quand, en 1818, on voulut faire entrer les 
œuvres complètesde Diderot dans la Collection des 
Prosateurs français , et qu'à cet effet on publia un 
prospectus, on y fit mention du mystérieux manuscrit, 
on donna d'après la traduction allemande une analyse 
de cet ouvrage singulier et on en remit non sans 
succès quelques morceaux en français. On ne consen- 
tait pas, il est vrai, à considérer ce dialogue comme 
un chef-d'œuvre, mais on le trouvait digne de la 
plume originale de Diderot, sans prendre garde que 
cela revenait au même. 

Le sujet fut remis plusieurs fois à l'ordre du jour, 
mais sans nouveau résultat. £ntin parut en 1821, à 
Paris, le Neveu de Rameau^ dialogue^ ouvrage pos- 
thume et inédit^ par Diderot^ et cette publication 
n'eut pas de peine à faire grand bruit. Les incidents 
auxquels elle donna lieu ont droit à l'attention des 
âges futurs. Voici comment les choses se passèrent : 

Les recherches faites publiquement, à plusieurs 
reprises, pour mettre la main sur le texte original, 
avaient suggéré à deux jeunes gens l'idée d'une 
retraduction. Le vicomte de Saur, maître des requêtes 
au Conseil du roi (c'est ainsi qu'était signé un envoi 
que j'ai reçu de lui), avait entrepris cette besogne 
avec un sien ami, de Saint-Geniès ; le succès fut tel. 



NOTE DE GOETHE. 87 



qu'ils s'aventurèrent à faire passer leur travail pour 
Foriginal. Personne ne s'avisa, dans le moment, des 
contresens, des altérations, et, qui pis est, des 
interpolations qu'ils avaient introduites en maints 
passages. Cest ainsi qu'on se crut un temps en pos- 
session du texte auchentique, et Terreur ne fuc dis- 
sipée que par les recherches persévérantes de l'édi- 
teur des Œuvres de Diderot, qui retrouva le véritable 
texte original conservé dans la famille de Fauteur. 

Mais les ingénieux jeunes gens, ne voulant pas 
se laisser convaincre d'une fourberie littéraire, pré- 
tendirent faire passer pour apocryphe le véritable 
original, ce qui souleva une polémique assez longue. 
L'éditeur, M. Briére, s'adressa à moi par une lettre 
datée du z-j juillet 1823, dont je citerai le passage 
suivant : 

« Editeur des OEuvres complètes de Diderot, j'ai 
rempli le vœu formé par vous-même en comprenant 
dans mon édition le Neveu de Rameau. Cet ouvrage 
n'est pas encore publié. La traduction allemande 
que vous avez donnée de cet ouvrage remarquable 
est si fidèle, me disait encore il y a quelques jours 
le fils de Pfeffel, de Colmar, qu'ail serait très facile 
d'après elle de reproduire textuellement Diderot. 
Cependant, pour rendre aux lettres françaises l'ou- 
vrage de Diderot, je n'ai point fait usage de votre 
traduction; j'ai imprimé mon édition sur une copie 
faite en 1760, sous les yeux de l'auteur; cette copie 



m'a été donnée par M"'« la marquise de Vandeul , 
fille unique de Diderot, vivant et demeurant au- 
jourd'hui à Paris, rue Neuve-de-Luxembourg, n° i8. • 

Plus loin , M. Brière se plaint des défectuosités 
de la retraduction, dont il m'envoie un exemplaire 
annoté à la main, en même temps que le texte au- 
thentique imprimé pour la première fois, me mettant 
ainsi sous les yeux des exemples frappants de la 
légèreté française. Mais ce qui démontre l'intérêt de 
la réclamation de M. Brière, c'est que, maintenant 
que le public a été abusé par une traduction, on fait 
passer le véritable original pour fabriqué. Personne 
ne songe à en examiner la vraisemblance intrinsèque ; 
ce sont des preuves matérielles, c'est la production 
du texte autographe que l'on exige ; une dame 
respectable, en même temps que l'éditeur, est 
accusée de déloyauté. L'éditeur s'adresse donc à moi 
comme à la seule personne en mesure de se pro- 
noncer à cet égard; car, pour ce qui est de l'au- 
tographe primitif, il est encore incertain s'il a été 
envoyé au duc de Gotha ou au prince Henri de 
Prusse. 

Ici, je dois faire immédiatement observer qu'il est 
impossible que ce manuscrit soit jamais parvenu à 
Gotha, par la raison que, dans les relations parti- 
culièrement littéraires et très suivies que j'entre- 
tiens dans cette Cour, il n'en est rien venu à ma 
connaissance. S'il me faut exprimer une opinion, le 



NOTE DE GOETHE. 



89 



manuscrit en question a été envoyé à Pétersbourg, 
à S. M. l'impératrice Catherine, et c'est là qu'a dû 
être prise la copie sur laquelle j'ai fait ma traduc- 
tion : cette filiation a pour moi le plus grand carac- 
tère de probabilité. 

A cet éditeur vraiment bien intentionné je fis la 
réponse suivante : 

f Très honoré monsieur, vous m'avez fait un 
très grand plaisir par votre envoi et par la confiance 
que vous mettez en moi; car quoique j'aie traduit 
avec charme et même avec passion, il y a bien des 
années, l'admirable dialogue de Diderot, je ne pus 
y consacrer que très peu de temps, et depuis je n'ai 
jamais fait de nouvelle comparaison de mon travail 
avec l'original. 

« Vous m'en avez donné l'occasion, et je n'hésite 
pas le moins du monde à exprimer ma conviction que 
le Neçeu de Rameau publié par vous est conforme à 
la copie que j'ai eue sous les yeux. J'en ai jugé ainsi 
dès ma première lecture, et ma certitude est devenue 
complète depuis que, confrontant, après un si long in- 
tervalle, le texte français avec ma traduction, j'ai 
trouvé plusieurs passages qui me fournissent les 
moyens de rendre mon travail bien meilleur, s'il 
m'est donné plus tard de le remanier. 

• Cette déclaration me paraît suffire à votre 
dessein, que je vous aiderai de tout mon pouvoir à 
remplir, car la découverte et la publication de l'ori- 



ÇO 



NOTE DE GOETHE. 



ginal me rendent à moi-même un service signalé. — 
Weimar, le i6 octobre 1823. • 

Par ce qui précède, on voie le tort considérable 
et parfois irréparable que peut causer la publication 
de faux écrits, altérés en tout ou en partie; le 
jugement de la foule, qui a toujours besoin d'une 
haute et incorruptible direction, s'égare en présence 
de ces écrits qui, s'appropriant certaines parties ori- 
ginales, abaissent à leur niveau ce qu'il y a de meil- 
leur, si bien qu'il devient impossible, de séparer le 
médiocre de l'excellent, le faible du fort, l'absurde 
du sublime. 

Quiconque a le goût de la littérature française et 
sait voir l'influence réciproque des littératures les 
unes sur les autres peut avec nous sentir le prix de 
l'heureuse découverte d'un tel joyau, qui était déjà 
apprécié, mais qui mérite de l'être' encore plus 
généralement. 

Il me reste maintenant à m'expliquer brièvement 
sur les notes que je crus devoir joindre à ma tra- 
duction. 

C*est à ma première connaissance avec les œuvres 
de Diderot, au moment même de leur publication, 
que je dois certainement rapporter le grand intérêt 
que m'inspira tout de suite le contenu de ce dia- 
logue. Les ouvrages de Diderot faisaient pour une 
bonae part la valeur de la correspondance souvent 
citée et encore aujourd'hui très précieuse par laquelle 




M. de Grimm savait entretenir un lien entre son Paris 
et le reste du monde. Dès qu'ils furent composés 
ou même pendant que Tauteur les composait, la Reli- 
gieuse et Jacques le Fataliste arrivaient par suites 
non interrompues à Gotha, où les fragments de ces 
ouvrages importants étaient aussitôt recopiés et ré- 
pandus dans le cercle auquel j'avais le bonheur 
d'appartenir. 

Nos journaux emploient le même artifice que 
Grimm pour entraîner leurs lecteurs de numéro en 
numéro, par^ l'attrait de la curiosité. Quant à nous, 
dans les entr'actes de ces précieuses publications, 
nous avions toujours assez à faire de méditer cette 
succession de morceaux hors ligne et d'en parler 
entre nous. Aussi nous les sommes-nous assimilés 
à un degré dont on n'a pas pu se faire une idée par 
la suite. 

En ce qui me concerne, j'en retirai d'autant plus 
de profit et de plaisir que, dés mon enfance, ainsi 
que je l'ai raconté dans mes notes biographiques, 
je m'étais familiarisé avec la littérature française ; par 
cette raison, les personnages cités en bien ou en mal 
dans ce dialogue ne m'étaient pas inconnus et cette 
œuvre très complexe m' apparaissait en pleine clarté. 

En ce qui concerne mes chers compatriotes et 
contemporains, je ne pouvais pas supposer que cette 
époque leur fût présente à l'esprit comme à moi. Le 
règne de Louis XV avait déjà complètement passé 



t 



à rarrière-plan ; la Révolution avait amené un éta 
de choses tout nouveau et des points de vue qui ne 
Tétaient pas moins ; on n'avait plus l'idée de ces im- 
pertinences de la vie oisive, insouciante et fantasque 
des soixante premières années du siècle. 

C'est pourquoi je songeai à restituer ce disparu 
pour le lecteur allemand, qui aime à voir éclairer les 
allusions d*œuvres littéraires très anciennes par des 
notes. Seulement ce travail fut momentanément peine 
perdue, car les années de guerre absorbaient tout 
l'intérêt et, même en dehors de cette considération, 
un pareil ouvrage ne pouvait prétendre à se faire 
apprécier du premier coup. 

L*é3iteur enfin renonça à l'impression de l'original, 
ce qui fut la cause des confusions postérieures. 

Quant aux jeunes gens qui ont été nommés plus 
haut, ils avaient pris naturellement connaissance de 
mes notes, en même temps qu'ils travaillaient à leur 
retraduction. Ils paraissent avoir étudié ces notes à 
loisir et c'est ainsi qu'ils décidèrent d'en présenter la 
traduction comme une œuvre à part, afin de la pré- 
senter au public français sous une forme plus avanta- 
geuse. L'ouvrage parut donc en 1 823 et avec ce titre : 
« Des hommes célèbres de France au xviii" siècle, 
et de l'état de la littérature et des arts à la mêmç 
époque, par M. Gœthe; traduit de l'allemand, par 
MM. de Saur et de Saint-Geniès. • 

Ce livre, qui fut assez bien accueilli, peut être 



NOTE DE GOETHE. 



9i 



réellement considéré comme une bonne compilation. 
En tête, une courte préface donne une idée générale 
de mes essais poétiques et littéraires ainsi qu'une 
esquisse rapide de ma vie. Les traducteurs ont 
d'ailleurs bouleversé l'ordre de mes notes, que 
j'avais rangées selon Tordre alphabétique, et leur 
but est évident : ils voulaient justifier le titre de leur 
publication. Ils mettent Voltaire en tête, puis 
Diderot et d'autres personnages intéressants, et çà 
et là, mes idées sur l'art de la traduction, le goût et 
la musique. 

Leur traduction elle-même est très libre, tantôt 
abrégée, tantôt paraphrastique, mais, ^n dépit de 
tout cela, conforme au sens de l'original qu'ils ont 
suffisamment pénétré. Aussi peut-on lire avec agré- 
ment leur texte ainsi coordonné et mis en œuvre. 

En revanche, ils ont repris leur liberté dans des 
notes nouvelles de leur façon, où tantôt ils fortifient 
mes vues, tantôt les contredisent. Çà et là ils ap- 
prouvent, ils précisent, ils rectifient, et je reconnais 
volontiers la valeur de leurs éclaircissements et de 
leurs études plus approfondies. En somme, ce livre, 
tel qu'il est, est une contribution très utile à l'his- 
toire de la littérature française vers le milieu du 
siècle dernier. Il faut au surplus remarquer qu'ils ont 
été ravis de la sympathie témoignée par un étranger 
à la littérature de leur pays. On retrouve avec un 
intérêt particulier, dans une lecture rapide de ce 



94 



NOTE DE GOETHE. 



livre, les lettres adressées par Voltaire à Palissot 
pour le châtier de sa pièce, les Philosophes ; on voit 
dans cette correspondance un admirable exemple de 
la façon dont on peut accommoder la gaieté et la 
grâce avec une juste sévérité et même avec la causti- 
cité. Mais cette manière n'a peut-être jamais réussi 
qu^à Voltaire et peut-être aussi ne va-t-elle à aucun 
peuple aussi bien qu^à la nation française. 



LE 

NEVEU DE RAMEAU 

SATIRE 



t 



LE 



NEVEU DE RAMEAU 



Vertumnis, quotquot sunt, natus iniquis. 
HoRAT., lib. II, sat. 7. 

Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon 
habitude d'aller, sur les cinq heures du soir, me 
promener au Palais-Royal. C'est moi qu'on voit tou- 
jours seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Je m'entre- 
tiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût 
ou de_philosophie ; j'abandonne mon esprit à tout son 
libertinage; je le laisse maître de suivre la première 
idée sage ou folle qui se présente, comme on voit, 
dans l'allée de Foi, nos jeunes dissolus marcher sur 
les pas d'une courtisane à l'air éventé, au visage 
riant, à l'œil vif, au nez retroussé ; quitter celle-ci 
pour une autre, les attaquant toutes et ne s' attachant 
à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins. Si le 
temps est trop froid ou trop pluvieux, je me réfugie 

7 




au café de la Régence. Là je m'amuse à voir jouer 
aux échecs. Paris est l'endroit du monde , et le café 
de la Régence est Tendroit de Paris où l'on joue le 
mieux à ce jeu ; c'est chez Rey que font assaut Légal 
le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot; qu'on 
voit les coups les plus surprenants et qu'on entend 
les plus mauvais propos; car si Ton peut être 
homme d'esprit et grand joueur d'échecs comme 
Légal, on peut être aussi un grand joueur d'échecs 
et un sot comme Foubert et Mayot. Un après-dîner, 
j'étais là, regardant beaucoup, parlant peu et écou- 
tant le moins que je pouvais, lorsque je fus abordé 
par un des plus bizarres personnages de ce pays, où 
Dieu n'en a pas laissé manquer. C'est un composé 
de hauteur et de bassesse, de bon sens et de. dé- 
raison; il faut que les notions de l'honnête et du 
déshonnête soient bien étrangement brouillées dans 
sa tête ; car il montre ce que la Nature lui a donné 
de bonnes qualités sans ostentation, et ce qu'il en a 
reçu de mauvaises sans pudeur. Au reste, il est 
doué d'une organisation forte, d'une chaleur d'ima- 
gination singulière, et d'une vigueur de poumons 
peu commune. Si vous le rencontrez jamais et que 
son originalité ne vous arrête pas, ou vous mettrez 
vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. 
Dieux, quels terribles poumons ! Rien ne dissemble 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



99 



plus de lui que lui-même. Quelquefois il est maigre 
ec hâve comme un malade au dernier degré de la 
consomption ; on compterait ses dents à travers ses 
joues, on dirait qu'il a passé plusieurs jours sans 
manger, ou qu'il sort de la Trappe. Le mois sui- 
vant, il est gras et replet comme s'il n'avait pas 
quitté la table d'un financier, ou qu'il eût été ren- 
fermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd'hui 
en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lam- 
beaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il 
se dérobe, on serait tenté de l'appeler pour lui 
donner l'aumône; demain poudré, chaussé, frisé, 
bien vêtu, U marche la tête haute, il se montre, et 
vous le prendriez à peu près pour un honnête 
homme : il vit au jour la journée, triste ou gai, selon 
les circonstances. Son premier soin le matin, quand 
il est levé, est de savoir où il dînera ; après dîner, 
il pense où il ira souper. La nuit amène aussi son 
inquiétude : ou il regagne à pied un petit grenier 
qu'il habite, à moins que l'hôtesse, ennuyée d'at- 
tendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef; 
ou il se rabat dans une taverne du faubourg, où il 
attend le jour entre un morceau de pain et un poc 
de bière. Quand il n'a pas six sous dans sa poche, 
ce qui lui arrive quelquefois, il a recours, soie à un 
fiacre de ses amis, soit au cocher d'un grand sei- 



gneur, qui lui donne un lie sur de la paille à côté 
de ses chevaux. Le matin, il a encore une partie de 
son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce, 
il arpente toute la nuit le Cours ou les Champs- 
Elysées. Il reparaît avec le jour à la ville, habillé 
de la veille pour le lendemain, et du lendemain 
quelquefois pour le reste de la semaine. Je n'estime 
pas ces originaux-là ; d'autres en font leurs connais- 
sances familières, mêm^ leurs amis. Ils m'arrêtent 
une fois Tan, quand je les rencontre, parce que 
leur caractère tranche avec celui des autres, et 
qu'ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre 
éducation, nos conventions de société, nos bien- 
séances d'usage, ont introduite. S'il en parait un 
dans une compagnie, c'est un grain de levain qui 
fermente, et qui restitue à chacun une portion de 
son individualité naturelle. Il secoue, il agite, *îl 
fait approuver ou blâmer; il fait sortir la vérité, il 
fait connaître les gens de bien, il démasque les co- 
quins; c'est alors que l'homme de bon sens écoute 
et démêle son monde. 

Je connaissais celui-ci de longue main. Il fréquen- 
tait dans une maison dont son talent lui avait ouvert 
la porte. Il y avait une fille unique ; il jurait au 
père et à la mère qu'il épouserait leur fille. Ceux-ci 
haussaient les épaules, lui riaient au nez, lui disaient 



qu'il était fou; et je vis le moment que la chose 
était faite. Il m'empruntait quelques écus que je lui 
donnais. Il s^était introduit, je ne sais comment, 
dans quelques maisons honnêtes, où il avait son 
couvert, mais à la condition qu^il ne parlerait pas 
sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait et 
mangeait de rage ; il était excellent à voir dans cette 
contrainte. S'il lui prenait envie de manquer au 
traité, et qu'il ouvrît la bouche, au premier mot 
tous les convives s'écriaient : Oh , Rameau ! Alors 
la fureur étincelait dans ses yeux, et il se remettait 
à manger avec plus de rage. Vous étiez curieux de 
savoir le nom de l'homme, et vous le savez. C'est 
le neveu de ce musicien célèbre qui nous a déli- 
vrés du plain-chant de LuUi que nous psalmo- 
diions depuis plus de cent ans, qui a tant écrit de 
visions inintelligibles et de vérités apocalyptiques 
sur la théorie de la musique, où ni lui ni personne 
n'entendit jamais rien, et de qui nous avons un cer- 
tain nombre d'opéras où il y a de l'harmonie, des 
bouts de chants, des idées décousues, du fracas, 
des vols , des triomphes , des lances , des gloires , des 
murmures, des victoires à perte d'haleine, des airs 
de danse qui dureront éternellement; qui, après 
avoir enterré le Florentin^ sera enterré par les vir- 
tuoses italiens, ce qu'il pressentait et [qui] le rendait 




sombre, triste, hargneux; car personne n'a autant 
d'humeur, pas même une jolie femme qui se lève 
avec un bouton sur le nez, qu'un auteur menacé de 
survivre à sa réputation, témoin Marivaux ec Cré- 
billon le fils. 

Il m'aborde. — Ah! ah! vous voilà, monsieur le 
Philosophe ! Et que faites-vous ici parmi ce tas dç 
fainéants? Est-ce que vous perdez aussi votre temps 
à pousser le bois ^ ? 

MOI. — Non; mais quand je n*ai rien de mieux 
à faire, je m'amuse à regarder un instant ceux qui 
le poussent bien. 

LUI. — En ce cas, vous vous amusez rarement : 
excepté Légal ec Philidor, le reste n'y entend rien. 

MOI. — Et M. de Bissy donc? 

LUI. — Celui-là est en joueur d'échecs ce que 
mademoiselle Clairon est en acteur : ils savent !le 
ces jeux l'un et l'autre tout ce qu'on en peut ap- 
prendre. 

MOI. — Vous êtes difficile, et je vois que vous ne 
faites grâce qu'aux hommes sublimes. 

LUI. — Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, 
en éloquence, en musique, et autres fadaises comme 
cela. A quoi bon la médiocrité dans ces genres? 

I. C'est ainsi qu'on appelle par mépris jouer aux échecs ou 
aux dames. 



LE NEVEU DE RAMEAU. I0| 



MOI. — A peu de chose, j'en conviens. Mais c'est 
çi'il faite qall y aît un grand nombre d'hommes 
qui s'y appliquent, pour faire sortir l'homme de 
génie : il est un dans la multitude. Mais laissons 
cela. Il y a une éternité que je ne vous ai vu. Je ne 
pense guère à vous quand je ne vous vois pas, mais 
vous me plaisez toujours à revoir. Qu'avez -vous 
fait? 

LUI. — Ce que vous, moi et tous les autres font : 
du bien, du mal et rien. Et puis j'ai eu faim, et j'ai 
mangé quand l'occasion s'en est présentée: après 
avoir mangé, j'ai eu soif, et j'ai bu quelquefois. 
Cependant la barbe me venait, et quand elle a été 
venue je l'ai fait raser. 

MOI. — Vous avez mal fait ; c'est la seule chose 
qui vous manque pour être un sage. 
♦ LUI. — Oui-dà. J'ai le front grand et ridé, l'œil 
ardent, le nez saillant, les joues larges, le sourcil 
noir et fourni, la bouche bien fendue, la lèvre 
rebordée et la face carrée. Si ce vaste menton 
était couvert d'une longue barbe, savez-vous 
que cela figurerait très bien en bronze ou en 
marbre ? 

MOI. — A côté d'un César, d'un Marc-Aurèle, 
d*un Socrate. 

LUI. — Non. Je serais mieux entre Diogène et 



104 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



Phryné. Je suis effronté comme Tun, et je fréquente 
volontiers chez les autres. 

MOI. — Vous portez-vous toujours bien? 

LUI. — Oui, ordinairement, mais pas merveil- 
leusement aujourd'hui. 

MOI. — Comment ! vous voilà avec un ventre de 
Silène et un visage.., 

LUI. — Un visage que l'on prendrait pour son an- 
tagoniste. Cest que l'humeur qui fait sécher mon 
cher oncle, engraisse apparemment son cher neveu. 

MOI. — A propos de cet oncle, le voyez -vous 
quelquefois ? 

LUI. — Oui, passer dans la rue. 

MOI. — Est-ce qu'il ne vous fait aucun bien ? 

LUI. — r S'il en fait à quelqu'un, c'est sans s'en 
douter. C'est un philosophe dans son espèce; il ne 
pense qu'à lui, le reste de l'univers lui est comme 
d'un clou à soufflet. Sa fille et sa femme n'ont qu'à 
mourir quand elles voudront; pourvu que les clo- 
ches de la paroisse qui sonneront pour elles conti- 
nuent de résonner la douiième et la dix-septième^ 
tout sera bien. Cela esc heureux pour lui, et c'est ce 
que je prise particulièrement dans les gens de génie. 
Ils ne sont bons qu'à une chose ; passé cela, rien ; 
ils ne savent ce que c'est d'être citoyens, pères, 
mères, parents, amis. Entre nous, il faut leur res- 



sembler de tout point, mais ne pas désirer que la 
graine en soit commune. Il faut des hommes ; mais 
pour des hommes de génie, point; non, ma foi, il 
n'en faut point. Ce sont eux qui changent la face 
du globe; et dans les plus petites choses la sottise 
est si commune et si puissante, qu'on ne la réforme 
pas sans charivari. Il s'établit partie de ce qu'ils ont 
imaginé , partie reste comme il était \ de là deux 
évangiles, un habit d'Arlequin. La sagesse du moine 
de Rabelais est la vraie sagesse pour son repos et 
pour celui des autres. Faire son devoir tellement 
quellement, toujours dire du bien de Monsieur le 
Prieur, et laisser aller le monde à sa fantaisie. Il 
va bien, puisque la multitude en est contente. Si je 
savais l'histoire, je vous montrerais que le mal est 
toujours venu ici-bas par quelques hommes de génie ; 
mais je ne sais pas l'histoire, parce que je ne sais 
rien. Le diable m'emporte si j'ai jamais rien appris 
et si, pour n'avoir rien appris, je m'en trouve plus 
mal. J'étais un jour à la table d'un ministre du roi 
de France, qui a de l'esprit comme quatre ; eh bien! 
il nous démontra, clair comme un et un font deux, 
que rien n'était plus utile aux peuples que le men- 
songe, rien de plus nuisible que la vérité. Je ne me 
rappelle pas bien ses preuves; mais il s'ensuivait 
évidemment que les gens de génie sont détestables, 




et que à un enfant apportait en naissant, sur son 
front, la caraaéiisàque de ce dangereux présent 
de la nature, il faudrait ou Tétouffer ou le jeter aux 
cagnards. 

MOI. — Cependant ces personnages-là, si ennemis 
du génie, prétendent tous en avoir. 

LUI. — Je crois bien qu'ils le pensent au dedans 
d'eux-mêmes, mais je ne crois pas qu'ils osassent 
Tavouer. 

MOI. — C'est par modestie. Vous conçûtes donc 
là une terrible haine contre le génie ? 

LUI. — A n'en jamais revenir. 

MOI. — Mais j'ai vu un temps que vous vous dé- 
sespériez de n'être qu'un homme commun. Vous ne 
serez jamais heureux si le pour et le contre vous 
affligent également : il faudrait prendre son parti, 
et y demeurer attaché. 7*out en convenant avec vous 
que les hommes de génie sont communément singu- 
liers, ou, comme dit le proverbe, qu'il n'y a point de 
grands esprits sans un grain de folie^ on n'en re- 
viendra pas ; on méprisera les siècles qui n'en auront 
pas produit. Ils feront l'honneur des peuples chez 
lesquels ils auront existé; tôt ou tard on leur élève 
des statues, et on les regarde comme les bienfai- 
teurs du genre humain. N'en déplaise à ce ministre 
sublime que vous m'avez cité, je crois que, si le 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



107 



mensonge peut servir un moment, il est nécessaire- 
ment nuisible à la longue; et qu'au contraire la 
vérité sert nécessairement à la longue , bien qu'il 
puisse arriver qu'elle nuise dans le moment. D'où 
je serais tenté de conclure que T homme de génie 
qui décrie une erreur générale, ou qui accrédite 
une grande vérité, est toujours un être digne de 
notre vénération. Il peut arriver que cet être soit 
la victime du préjugé et des lois ; mais il y a deux 
sortes de lois: les unes d'une équité, d'une généra- 
lité absolues; d'autres bizarres, qui ne doivent leur 
sanction qu'à l'aveuglement ou à la nécessité des 
circonstances. Celles-ci ne couvrent le cougable qui 
les enfreint que d'une ignominie passagère, igno- 
minie que le temps reverse sur les juges et sur les 
nations, pour y rester à jamais. De Socrate ou du 
magistrat qui lui fît boire la cigiie, quel est aujour- 
d'hui le déshonoré? 

LUI. — Le voilà bien avancé ! En a-t-il été moins 
condamné? en a-t-il moins été mis à mort? en a-t-il 
moins été un citoyen turbulent? par le mépris d'une 
mauvaise loi, en a-t-il \moins encouragé les fous au 
mépris des bonnes ? en a-t-il moins été un particu- 
lier audacieux et bizarre? Vous n'étiez pas éloigné 
tout à l'heure d'un aveu peu favorable aux hommes 
de génie. 



MOI. — Ecouccz-moi, cher homme. Une société ne 
devrait pas avoir de mauvaises lois; et si elle n^en 
avait que de bonnes, elle ne serait jamais dans le 
cas de persécuter un homme de génie. Je ne vous 
ai pas dit que le génie fût indivisiblement atuché à 
la méchanceté, ni la méchanceté au génie. Un sot 
sera plus souvent un méchant qu^un homme d'esprit. 
Quand un homme de génie serait communément 
d'un commerce dur, difficile, épineux, insupportable; 
quand même ce serait un méchant, qu*en conclu- 
riez-vous ? 

LUI. — Qu'il est bon à noyer. 

MOI. — Doucement, cher homme ! Çà, dites-moi, 
je ne prendrai point votre oncle pour exemple. C'est 
un homme dur, c'est un brutal ; il est sans humanité, 
il est avare, il est mauvais père, mauvais époux, 
mauvais oncle ; mais il n'est pas assez décidé que ce 
soit un homme de génie, qu'il ait poussé son art 
fort loin, et qu'il soit question de ses ouvrages dans 
dix ans. Mais Racine } celui-là certes avait du génie, 
et ne passait pas pour un trop bon homme. Mais 
Voltaire?... 

LUI. — Ne me pressez pas, car je suis consé- 
quent. 

MOI. — Lequel des deux préféreriez -vous : ou 
qu'il eût été un bon homme, identifié avec son 



LE NEVEU DE RAMEAU. icp 



comptoir comme Brîasson, ou avec son aune comme 
Barbier, faisant régulièrement tous les ans un enfant 
légitime à sa femme, bon mari, bon père, bon oncle, 
bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus ; 
ou qu'il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, 
méchant, mais auteur d^Andromaque^ de BritannicuSj 
à^Iphigénie^ de Phèdre^ d'Athah'e ? 

LUI. — Pour lui, ma foi, peut-être que de ces 
deux hommes il eût mieux valu qu'il eût été le pre- 
mier. 

MOI. — Cela est même infiniment plus vrai que 
vous ne le sentez. 

LUI. — Oh! vous voilà, vous autres! Si nous di- 
sons quelque chose de bien, c'est comme des fous 
ou des inspirés, par hasard. Il n'y a que vous au* 
très qui vous entendiez. Oui, monsieur le Philo- 
sophe, je m'entends et je m'entends aussi bien que 
vous vous entendez. 

MOI. — Voyons. Eh bien ! pourquoi pour lui ? 

LUI. — C'est que toutes ces belles choses-là qu'il 
a faites ne lui ont pas rendu vingt mille francs, et 
que s'il eût été un bon marchand en soie de la rue 
Saint-Denis ou Saint-Honoré, un bon épicier en gros, 
un apothicaire bien achalandé, il eût amassé une 
fortune immense, et qu'en l'amassant il n'y aurait 
eu sorte de plaisirs dont il n'eût joui; qu'il aurait 



iio LE NEVEU DE RAMEAU. 



donné de temps en temps la pistole à un pauvre 
diable de bouffon comme moi qui Taurait fait rire, 
et qui lui aurait procuré dans l'occasion une jeune 
fille qui l'aurait désennuyé de l'éternelle cohabita- 
tion avec sa femme ; que nous aurions fait d'excel- 
lents repas chez lui, joué gros jeu, bu d'excellents 
vins, d'excellentes liqueurs, d'excellent café, fait des 
parties de campagne ; et vous voyez que je m'enten- 
dais. Vous riez?... mais laissez-moi dire : il eût été 
mieux pour ses entours. 

MOI. — Sans contredit; pourvu qu'il n'eût pas 
employé d'une façon déshonnête l'opulence qu'il 
aurait acquise par un commerce légitime; qu'il eût 
éloigné de sa maison tous ces joueurs, tous ces para- 
sites, tous ces fades complaisants, tous ces fainéants, 
tous ces pervers inutiles, et qu'il eût fait assommer 
à coups de bâton, par ses garçons de boutique, 
rhomme officieux qui soulage par la variété les maris 
du dégoût d'une cohabitation habicuellc avec leurs 
femmes. 

LUI. — Assommer, monsieur, assommer ! on n'as- 
somme personne dans une ville bien policée. C'est 
un état honnête; beaucoup de gens, même titrés, 
s'en mêlent. Et à quoi diable voulez- vous donc qu'on 
emploie son argent, si ce n'est à avoir bonne table, 
bonne compagnie, bons vins, belles femmes, plaisirs 



LE NEVEU DE RAMEAU. ni 



de toutes les couleurs, amusements de toutes les 
espèces? J'aimerais autant être gueux que de pos- 
séder une grande fortune sans aucune de ces jouis- 
sances. Mais revenons à Racine. Cet homme n'a été 
bon que pour des inconnus, et que pour les temps où 
il n'était plus. 

MOI. — D'accord ; mais pesez le mal et le bien. 
Dans mille ans d*ici, il fera verser des larmes; il 
sera l'admiration des hommes dans toutes les con- 
trées de la terre; il inspirera l'humanité, la commi- 
sération, la tendresse. On demandera qui il était, de 
quel pays, et on l'enviera à la France. Il a fait 
souffrir quelques êtres qui ne sont plus, auxquels 
nous ne prenons presque aucun intérêt; nous n'avons 
rien à redouter ni de ses vices ni de ses défauts. Il 
eût été mieux sans douce qu'il eût reçu de la Nature 
la vertu d'un homme de bien, avec les talents d'un 
grand homme. C'est un arbre qui a fait sécher quel- 
ques arbres plantés dans son voisinage , qui a étouffé 
les plantes qui croissaient à ses pieds ; mais il a 
porté sa cime jusque dans la nue, ses branches se 
sont étendues au loin; il a prêté son ombre à ceux 
qui venaient, qui viennent et qui viendront se re- 
poser autour de son tronc majestueux ; il a produit 
des fruits d*un goût exquis, et qui se renouvellent 
sans cesse. Il serait à souhaiter que Voltaire eût 



lia LE NEVEU DE RAMEAU. 



encore la douceur de Duclos, Tingénuicé de Tabbé 
Trublet, la droiture de l'abbé d'Olivet: mais puisque 
cela ne se peut, regardons la chose du côté vrai- 
ment intéressant; oublions pour un moment le point 
que nous occupons dans l'espace et dans la durée, 
et étendons notre vue sur les siècles à venir, les ré- 
gions les plus éloignées, et les peuples à natcre. 
Songeons au bien de notre espèce ; si nous ne sommes 
pas assez généreux, pardonnons au moins à la 
nature d'avoir été plus sage que nous. Si vous jetez 
de Teau froide sur la tête de Greuze, vous éteindrez 
peut-être son talent avec sa vanité. Si vous rendez 
Voltaire moins sensible à la critique, il ne saura 
plus descendre dans l'âme de Mérope, il ne vous 
touchera plus. 

LUI. — Mais si la Nature était aussi puissante que 
sage, pourquoi ne les a-t-elle pas faits aussi bons 
qu'elle les a faits grands ? 

MOI. — Mais ne voyez-vous pas qu'avec un pa- 
reil raisonnement vous renversez Tordre général? et 
que si tout ici-bas était excellent, il n'y aurait rien 
d'excellent? 

LUI. — Vous avez raison ; le point important est 
que vous et moi nous soyons, et que nous soyons 
vous et moi : que tout aille d'ailleurs comme il 
pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon avis, 



%. 



est celui où j*en devais être ; et foin du plus parfait 
des mondes, si je n'en suis pas ! J'aime mieux être, 
et même être impertinent raisonneur, que de n'être 
pas. 

MOI. — 11 n'y a personne qui ne pense comme 
vous, et qui ne fasse le procès à Tordre qui est, 
sans s'apercevoir qu'il renonce à sa propre exis- 
tence. 

LUI, — Il est vrai. 

MOI. — Acceptons donc les choses comme elles 
sont. Voyons ce qu'elles nous coûtent et ce qu'elles 
nous rendent, et laissons là le tout, que nous ne 
connaissons pas assez pour le louer ou le blâmer, et 
qui n'est peut-être ni bien ni mal, s'il est nécessaire, 
comme beaucoup d'honnêtes gens l'imaginent. 

LUI. — Je n'entends pas grand'chose à tout ce 
que vous me débitez là. C'est apparemment de la 
philosophie; je vous préviens que je ne m'en mêle 
pas. Tout ce que je sais, c'est que je voudrais bien 
être un autre, au hasard d'être un homme de génie, 
un grand homme; oui, il faut que j'en convienne, 
il y a là quelque chose qui me le dit. Je n'en ai 
jamais entendu louer un seul, que son éloge ne m'ait 
secrètement fait enrager. Je suis envieux. Lorsque 
j'apprends de leur vie privée quelque traie qui les 
dégrade, je l'écoute avec plaisir; cela nous rapproche, 

8 



7 

r 




j'en supporte plus aisément ma médiocrité. Je me 
dis : Certes, tu n'aurais jamais ÎM Mahomet^ mais ni 
l'éloge de Maupeou. J'ai donc été, je suis donc fâché 
d'être médiocre. Oui, oui, je suis médiocre et fâché. 
Je n'ai jamais entendu jouer l'ouverture des Indes 
galantes^ jamais entendu chanter Profonds ah y mes 
du Ténare^ Nuit^ éternelle nuit^ sans me dire avec 
douleur : Voilà ce que tu ne feras jamais. J'étais 
donc jaloux de mon oncle; et s'il y avait eu à sa 
mort quelques belles pièces de clavecin dans son 
portefeuille, je n'aurais pas balancé à rester moi et 
à être lui. 

MOI. — S'il n'y a que cela qui vous chagrine, cela 
n'en vaut pas trop la peine. 

LUI, — Ce n'est rien, ce sont des moments qui 
passent. (Puis il se remettait à chanter l'ouverture 
d^^ Indes galantes et Tair Profonds abymes^ et il 
ajoutait :) 

Le quelque chose qui est là et qui me parle me 
dit : Rameau, tu voudrais bien avoir fait ces deux 
morceaux-là; si tu avais fait ces deux morceaux-là, 
tu en ferais bien deux autres, et quand tu en aurais 
fait un certain nombre, on te jouerait, on te chante- 
rait partout. Quand tu marcherais, tu aurais la tête 
droite; ta conscience te rendrait témoignage à toi- 
même de ton propre mérite; les autres te désigne- 



LE NEVEU DE RAMEAU. 115 



raient du doigt ; on dirait : C'est lui qui a fait les 
jolies gavottes (et il chantait les gavottes. Puis, avec 
Tair d'un homme touché qui nage dans la joie et qui 
en a les yeux humides, il ajoutait, en se frottant les 
mains : ) Tu aurais une bonne maison (il en mesurait 
l'étendue avec ses bras), un bon lit (et il s'y étendait 
nonchalamment), de bons vins (qu'il goûtait en fai- 
sant claquer sa langue contre son palais), un bon 
équipage (et il levait le pied pour y monter), de jolies 
femmes (à qui il prenait déjà la gorge, et qu'il regar- 
dait voluptueusement) ; cent faquins te viendraient 
encenser tous les jours (et il croyait les voir autour 
de lui ; il voyait Palissot^ Poinsinet^ les Fréron 
père et fils, la Porte; il les entendait, il se rengor- 
geait, les approuvait, leur souriait, les dédaignait, 
les méprisait, les chassait, les rappelait ; puis il con- 
tinuait : ) Et c'est ainsi que Ton te Jirait le matin 
que tu es un grand homme ; tu lirais dans l'histoire 
des Trois Siècles que tu es un grand homme, tu 
serais convaincu le soir que tu es grand homme, 
et le grand homme Rameau le neveu s'endormirait 
au doux murmure de l'éloge qui retentirait dans son 
oreille; même en dormant, il aurait l'air satisfait: sa 
poitrine se dilaterait, s'élèverait, s'abaisserait avec 
aisance ; il ronflerait comme un grand homme... (Et, 
en parlant ainsi, il se laissait aller mollement sur 



11(5 LE NEVEU DE RAMEAU. 



une banquette; il fermait les yeux, et il imitait le 
sommeil heureux qn'il imaginait. Après avoir goûté 
quelques instants la douceur de ce repos, il se ré- 
veillait, étendait les bras, bâillait, se frottait les 
yeux, et cherchait encore autour de lui ses adula- 
teurs insipides.) 

MOI. — Vous croyez donc que Thomme heureux 
a son sommeil ? 

LUI. — Si je le crois! Moi, pauvre hère, lorsque le 
soir j'ai regagné mon grenier et que je me suis fourré 
dans mon grabat, je suis ratatiné sous ma couver- 
ture, j'ai la poitrine étroite et la respiration gênée ; 
c'est une espèce de plainte faible qu'on entend à 
peine ; au lieu qu'un financier fait retentir son ap- 
partement, et étonne toute sa rue. Mais ce qui m'af- 
flige aujourd'hui, ce n'est pas de ronfler et de dormir 
mesquinement comme un misérable. 

MOI. — Cela est pourtant triste. 

LUI. — Ce qui m'est arrivé Test bien davantage ! 

MOI. — Qu'est-ce donc? 

LUI. — Vous avez toujours pris quelque intérêt 
à moi, parce que je suis un bon diable, que vous 
méprisez dans le fond, mais qui vous amuse... 

MOI. — C'est la vérité. 

LUI. — Et je vais vous le dire. (Avant que de 
commencer, il pousse un profond soupir et porte ses 




deux mains à son front : ensuite il reprend un atr 
tranquille, et me dit : ) 

— Vous savez que je suis un ignorant, un sot, 
un fou, un impertinent, un paresseux, ce que nos 
Bourguignons appellent un fieflFé truand, un escroc, 
un gourmand. 

MOI. — Quel panégyrique ! 

LUI. — Il est vrai de tout point, il n'y a pas un 
mot à rabattre ; point de contestation là-dessus, s'il 
vous plaît. Personne ne me connaît mieux que moi, 
et je ne dis pas tout. 

MOI. — Je ne veux point vous fâcher, et je con- 
viendrai de tout. 

LUI. — Eh bien! je vivais avec des gens qui 
m'avaient pris en gré , précisément parce que j'étais 
doué à un rare degré de toutes ces qualités. 

MOI. — Cela est singulier : jusqu'à présent j'avais 
cru, ou qu'on se les cachait à soi-même, ou qu'on 
se les pardonnait, et qu'on les méprisait dans les 
autres. 

LUI. — Se les cacher! Est-ce qu'on le peut! 
Soyez sûr que quand Palissot est seul et qu'il re- 
vient sur lui-même, il se dit bien d'autres choses : 
soyez sûr qu'en tête-à-tête avec son collègue, ils 
s'avouent franchement qu'ils ne sont que deux in- 
signes maroufles. Les mépriser dans les autres ! Mes 



ii8 LE NEVEU DE RAMEAU. 

gens étaient plus équitables, et mon caractère me 
réussissait merveilleusement auprès d'eux ; j'étais 
comme un coq en pâte : on me fêtait, on ne me per- 
dait pas un moment sans me regretter ; j'étais leur 
petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le 
fou, l'impertinent, l'ignorant, le paresseux, le gour- 
mand, le bouflFon, la grosse bête. Il n'y avait pas une 
de ces épithètes qui ne me valût un sourire, une 
caresse, un petit coup sur l'épaule, un soufflet, un 
coup de pied; à table, un bon morceau qu'on me 
jetait sur mon assiette; hors de table, une liberté 
que je prenais sans conséquence; car, moi, je suis 
sans conséquence : on fait de moi, devant moi, avec 
moi, tout ce qu'on veut, sans que je m'en for- 
malise. Et les petits présents qui me pleuvaient ! 
Le grand chien que je suis, j'ai tout perdu! J'ai 
tout perdu pour avoir eu le sens commun une fois, 
une seule fois en ma vie ! Ah ! si cela m' arrive ' 
jamais ! 

MOI. — De quoi s'agissait-il donc ? 

LUI. — Rameau, Rameau, vous avait-on pris pour 
cela ? La sottise d'avoir eu un peu de goût, un peu 
d'esprit, un peu de raison. Rameau, mon ami, cela 
vous apprendra à rester ce que Dieu vous fit, et ce 
que vos protecteurs vous voulaient. Aussi l'on vous 
a pris par les épaules, on vous a conduit à la porte. 



LE NEVEU DE RAMEAU. 119 



on VOUS a dit: Faquin, tirez, ne reparaissez plus! 
Cela veut avoir du sens, de la raison, je crois! 
Tirez! Nous avons de ces qualités-là de reste... 
Vous vous en êtes allé en vous mordant les doigts : 
c'est votre langue maudite qu'il fallait mordre au- 
paravant. Pour ne vous en être pas avisé, vous voilà 
sur le pavé, sans le sou , et ne sachant où donner 
de la tête. Vous étiez nourri à bouche que veux-tu, 
et vous retournerez au regrat; bien logé, et vous 
serez trop heureux si Ton vous rend votre grenier ; 
bien couché, et la paille vous attend entre le cocher 
de M. de Soubise et l'ami Robbé; au lieu d'un som- 
meil doux et tranquille comme vous l'aviez, vous 
entendrez d'une oreille le hennissement et le piéti- 
nement des chevaux, de l'autre le bruit mille fois 
plus insupportable de vers secs, durs et barbares. 
Malheureux, malavisé, possédé d'un million de dia- 
bles! 

MOI. — Mais n'y aurait-il pas moyen de se rapa- 
trier? la faute que vous avez commise est-elle si 
impardonnable? A votre place, j'irais retrouver mes 
gens; vous leur êtes plus nécessaire que vous ne 
croyez. 

LUI. — Oh ! je suis sûr qu'à présent qu'ils ne 
m'ont pas pour les faire rire, ils s'ennuient comme 
des chiens. 



lao 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



MOI. — J'irais donc les retrouver; je ne leur lais-, 
serais pas le temps de se passer de moi, de se tourner 
vers quelque amusement honnête ; car qui sait ce 
qui peut arriver ? 

LUI. — Ce n'est pas là ce que je crains; cela n'ar- 
rivera pas. 

MOI. — Quelque sublime que vous soyez, un autre 
peut vous remplacer. 

LUI. — Difficilement. 

MOI. — D'accord. Cependant j'irais avec ce vi- 
sage défait, ces yeux égarés, ce cou débraillé, ces 
cheveux ébouriffés, dans l'état vraiirent tragique où 
vous voilà. Je me jetterais aux pieds de la divinité, 
et, sans me relever, je lui dirais, d'une voix basse et 
sanglotante : « Pardon, madame ! pardon ! je suis un 
indigne, un infâme. Ce fut un malheureux instant, 
car vous savez que je ne suis pas sujet à avoir du 
sens commun, et je vous promets de n'en avoir de 
ma vie. » 

(Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, tandis que je 
lui tenais ce discours, il en exécutait la pantomime ; 
il s'était prosterné, il avait collé son visage contre la 
terre, il paraissait tenir entre ses deux mains le bout 
d'une pantoufle, il pleurait, il sanglotait, il disait : 
« Oui, ma petite reine, oui, je le promets, je 
n'en aurai de ma vie, de ma vie... » Puis se re- 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



121 



levant brusquement, il ajouta, d'un ton sérieux et 
réfléchi:) 

LUI. — Oui, vous avez raison; je vois que c'est 
le mieux. Elle est bonne; M. Viellard dit qu'elle est 
si bonne ! Moi je sais un peu qu'elle Test : mais 
cependant aller s'humilier devant une guenon, crier 
miséricorde aux pieds d'une misérable petite his- 
trionne que les sifflets du parterre ne cessent de 
poursuivre! Moi Rameau, fils de M. Rameau, apo- 
thicaire de Dijon, qui est un homme de bien, et qui 
n'a jamais fléchi le genou devant qui que ce soit ! 
moi Rameau, le neveu de celui qu'on appelle le 
grand Rameau, qu'on voit se promener droit et les 
bras en l'air dans le Palais -Royal, depuis que 
M. Carmontelle l'a dessiné courbé et les mains sous 
les basques de son habit ! moi qui ai composé des 
pièces de clavecin que personne ne joue, mais qui 
seront peut-être les seules qui passeront à la postérité 
qui les jouera, moi, moi enfin, j'irais!... Tenez, 
monsieur, cela ne se peut (et mettant sa main droite 
sur sa poitrine, il ajoutait : ) je me sens là quelque 
chose qui s'élève, et qui me dit: Rameau, tu n'en 
feras rien. Il faut qu'il y ait une certaine dignité atta- 
chée à la nature de Thomme, que rien ne peut 
étouffer. Cela se réveille à propos de bottes, oui, à 
propos de bottes; car il y a d'autres jours où il ne 



laa 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



m'en coûterait rien pour être vil tant qu'on voudrait ; 
ces jours-là, pour un liard, je baiserais le cul à la 
petite Hus. 

MOI. — Eh mais, Tami, elle est blanche, jolie, 
jeune, douce, potelée, et c'est un acte d'humilité 
auquel un plus délicat que vous pourrait quelquefois 
s'abaisser. 

LUI. — Entendons-nous; c'est qu'il y a baiser le 
cul au simple, et baiser le cul au figuré. Demandez 
au gros Bergier qui baise le cul de madame de La 
Marck au simple et au figuré; et, ma foi, le simple 
et le figuré me déplaisent également là. 

MOI. — Si l'expédient que je vous suggère ne vous 
convient pas, ayez donc le courage d'être gueux. 

LUI. — Il est dur d'être gueux, tandis qu'il y a 
tant de sots opulents aux dépens desquels on peut 
vivre. Et puis le mépris de soi^ il est insupportable. 

MOI. — Est-ce que vous connaissez ce senti- 
ment-là?. 

LUI. — Si je le connais ! Combien de fois, je me 
suis dit : Comment, Rameau, il y a dix mille bonnes 
tables à Paris, à quinze ou vingt couverts chacune ; 
et de ces couverts-là il n'y en a pas un pour toi ! Il 
y a des bourses pleines d'or qui se versent de droite 
et de gauche, et il n'en tombe pas une pièce sur 
toi ! Mille petits beaux esprits sans talents, sans mé- 



LE NEVEU DE RAMEAU. i2| 



rite, mille petites créatures sans charmes, mille plats 
intrigants sont bien vêtus, et tu irais tout nu ! et tu 
serais imbécile à ce point ! Est-ce que tu ne saurais 
pas flatter comme un autre ? est-ce que tu ne saurais 
pas mentir, jurer, parjurer, promettre, tenir ou man- 
quer comme un autre ? Est-ce que tu ne saurais pas 
te mettre à quatre pattes comme un autre? Est-ce 
que tu ne saurais pas favoriser Tintrigue de madame, 
et porter le billet doux de monsieur comme un autre ? 
Est-ce que tu ne saurais pas encourager ce jeune 
homme à parler à mademoiselle, et persuader à ma- 
demoiselle de Técouter, comme un autre? Est-ce que 
tu ne saurais pas faire entendre à la fille d'un de nos 
bourgeois qu'elle est mal mise ; que de belles boucles 
d'oreilles, un peu de rouge, des dentelles, ou une 
robe à la Polonaise, lui siéraient à ravir? que ces 
petits pieds là ne sont pas faits pour marcher dans la 
rue? qu'il y a un beau monsieur, jeune et riche, qui 
a un habit galonné d*or, un superbe équipage, six 
grands laquais, qui Ta vue en passant, qui la trouve 
charmante, ec que depuis ce jour-là il en a perdu le 
boire et le manger, qu'il n'en dort plus, et qu'il en 
mourra? — Mais mon papa? — Bon, bon, votre 
papa ! il s'en fâchera d'abord un peu. — Et maman, 
qui me recommande tant d'être honnête fille, qui 
me dit qu'il n'y a rien dans ce monde que Phon- 



"♦ 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



neur? — Vieux propos qui ne signifient rien. — Et 
mon confesseur? — Vous ne le verrez plus; ou si 
vous persistez dans la fantaisie d'aller lui faire This* 
toire de vos amusements, il vous en coûtera quel- 
ques livres de sucre et de café. — Cest un homme 
sévère, qui m'a déjà refusé l'absolution pour la 
chanson : riens dans ma cellule, — Cest que vous 
n'aviez rien à lui donner ; mais quand vous lui ap- 
paraîtrez en dentelles... — J'aurai donc des den- 
telles? — Sans doute, et de toutes les sortes..., en 
belles boucles de diamants... — J'aurai donc de belles 
boucles de diamants ? — Oui. — Comme celles de 
cette marquise qui vient quelquefois prendre des 
gants dans notre boutique? — Précisément..., dans 
un bel équipage avec des chevaux gris pommelé, 
deux grands laquais, un petit nègre, et le coureur 
en avant; du rouge, des mouches, la queue portée. 

— Au bal? — Au bal, à l'Opéra, à la Comédie... 
Déjà le cœur lui tressaillait de joie ; tu joues avec 
un papier entre tes doigts. — Qu'est cela ? — Ce 
n'est rien. — Il me semble que si. — C'est un billet. 

— Et pour qui ? — Pour vous, si vous étiez un peu 
curieuse. — Curieuse? je le suis beaucoup; voyons 
(elle lit). Une entrevue! cela ne se peut. — En 
allant à la messe. — Maman m'accompagne tou- 
jours; mais s'il venait ici un peu matin, je me lève 



la première, et je suis au comptoir avant qu'on soit 
levé... Il vient, il plaît; un beau jour à la brune, 
la petite disparaît, et Ton me compte mes deux mille 
écus... Hé quoi! tu possèdes ce talent-là, et tu man- 
ques de pain! N'as-tu pas de honte, malheureux?... 
Je me rappelais un tas de coquins qui ne m' allaient 
pas à la cheville, et qui regorgeaient de richesses. 
J'étais en surtout de bouracan, et ils étaient cou- 
verts de velours; ils s'appuyaient sur la canne à 
pomme d*or et en bec de corbin, et ils avaient 
TAristote ou le Platon au doigt. Qu'était-ce pour- 
tant ? de misérables croque - notes ; aujourd'hui ce 
sont des espèces de seigneurs. Alors je me sentais 
du courage, l'âme élevée, l'esprit subtil et capable 
de tout ; mais ces heureuses dispositions apparem- 
ment ne duraient pas, car jusqu'à présent je n'ai pu 
faire un certain chemin. Quoi qu'il en soit, voilà 
le texte de mes fréquents soliloques, que vous pou- 
vez paraphraser à votre fantaisie, pourvu que vous 
en concluiez que je connais le mépris de soi-même, 
ou ce tourment de la conscience qui naît de l'inu- 
tilité des dons que le ciel nous a départis ; c'est le 
plus cruel de tous. Il vaudrait presque autant que 
l'homme ne fut pas né. 

(Je l'écoutais ; et, à mesure qu'il faisait la scène 
du proxénète et de la jeune fille qu'il séduisait, 



laî LE NEVEU DE RAMEAU, 



rame agitée de deux mouvements opposés je ne 
savais si je m'abandonnerais à Tenvie de rire, ou au 
transport de Tindignation. Je souffrais; vingt fois un 
éclat de rire empêcha ma colère d'éclater, vingt fois 
la colère qui s'élevait au fond de mon cœur se ter- 
mina par un éclat de rire. J'étais confondu de tant 
de sagacité et de tant de bassesse, d'idées si justes 
et alternativement si fausses, d'une perversité si 
générale de sentiments, d'une turpitude si complète 
et d'une franchise si peu commune. Il s'aperçut du 
conflit qui se passait en moi ; ) — Qu'avcz-vous ? 
me dit-il. 

MOI. — Rien. 

LUI. — Vous me paraissez troublé ! 

MOI. — Je le suis aussi. 

LUI. — Mais enfin que me conseillez- vous? 

MOI. — De changer de propos. Ah! malheureux, 
dans quel état d'abjection vous êtes né ou tombé ! 

LUI. — J'en conviens. Mais cependant que mon 
étit ne vous touche pas trop; mon projet, en m'ou- 
vrant à vous, n'était point de vous affliger. Je me 
suis fait chez ces gens quelque épargne ; songez que 
je n'avais besoin de rien, mais de rien absolument, 
et que l'on m'accordait tant pour mes memis 
plaisirs. 

(Alors il recommença à se frapper le front avec 



un de ses poings, à se mordre la lèvre, et rouler 
au plafond ses yeux égarés, ajoutant :) Mais c'est 
une affaire faite. J'ai mis quelque chose de côté; 
le temps s'est écoulé, et c'est toujours autant d'a- 
massé. 

MOI. — Vous voulez dire de perdu? 

LUI. — Non, non, d'amassé. On s'enrichit à 
chaque instant : un jour de moins à vivre ou un écu 
de plus, c'est tout un. Le point important est d'aller 
librement, aisément, agréablement, copieusement 
tous les soirs à la garde-robe. stercus pretiosum! 
voilà le grand résultat de la vie dans tous les états. 
Au dernier moment tous sont également riches, et 
Samuel Bernard qui, à force de vols, de pillages, de 
banqueroutes, laisse vingt-sept millions en or, et 
Rameau qui ne laissera rien. Rameau à qui la charité 
fournira la serpillière dont on Tenveloppera. Le mort 
n'entend pas sonner les cloches : c'est en vain que 
cent prêtres sMgosillent pour lui, qu'il est précédé et 
suivi d'une longue file de torches ardentes; son âme 
ne marche pas à côté du maître des cérémonies. 
Pourrir sous du marbre ou pourrir sous de la terre, 
c'est toujours pourrir. Avoir autour de son cercueil 
les Enfants rouges et les Enfants bleus, ou n'avoir 
personne, qu'est-ce que cela fait ? Et puis vous voyez 
bien ce poignet, il était roide comme un diable, 



128 LE NEVEU DE RAMEAU. 



ces dix doigts, c*étaient autant de bâtons fichés dans 
un métacarpe de bois, et ces tendons, c'étaient de 
vieilles cordes à boyau, plus sèches, plus roides, 
plus inflexibles que celles qui ont servi à la roue 
d'un tourneur; mais je vous les ai tant tourmen- 
tées, tant brisées, tant rompues! Tu ne veux pas 
aller? et moi, mordieu! je dis que tu iras, et cela 
sera... 

(Et tout en disant cela, de la main droite il s* était 
saisi les doigts et le poignet de la main gauche, et 
il les renversait en dessus, en dessous; l'extrémité 
des doigts touchait au bras, les jointures en cra- 
quaient; je craignais que les os n'en demeurassent 
disloqués.) 

MOI. — Prenez garde, lui dis-je, vous allez vous 
estropier. 

LUI. — Ne craignez rien, ils y sont faits : depuis 
dix ans je leur en ai bien donné d'une autre façon ! 
Malgré qu'ils en eussent, il a bien fallu que les 
bougres s'y accoutumassent et qu'ils apprissent à se 
placer sur les touches et à voltiger sur les cordes : 
aussi à présent cela va, oui, cela va. 

(En même temps il se met dans l'attitude d'un 
joueur de violon; il fredonne de la voix un allegro 
de Locatelli, son bras droit imite le mouvement de 
l'archet, sa main gauche et ses doigts semblent se 



LE NEVEU DE RAMEAU. la? 

promener sur la longueur du manche : s'il fait un 
faux ton, il s'arrête, il remonte ou baisse la corde ; 
il la pince de Tongle, pour s'assurer si elle est juste; 
il reprend le morceau où il Ta laissé; il bat la 
mesure du pied, il se démène de la tête, des pieds, 
des mains, des bras, du corps, comme vous avez vu 
quelquefois, au Concert spirituel, Ferrari ou Chia- 
bran ou quelque autre virtuose dans les mêmes 
convulsions, m'offrant Timage du même supplice, et 
me causant à peu près la même peine ; car n'est-ce 
pas une chose pénible à voir que le tourment dans 
celui qui s'occupe à me peindre le plaisir? Tirez 
entre cet homme et moi un rideau qui me le cache, 
s'il faut qu'il me montre un patient appliqué à la 
question. Au milieu de ces agitations et de ces cris, 
s'il se présentait une tenue, un de ces endroits har- 
monieux où l'archet se meut lentement sur plusieurs 
cordes à la fois, son visage prenait l'air de l'extase, 
sa voix s'adoucissait, il s'écoutait avec ravissement ; 
il est sûr que les accords résonnaient dans ses 
oreilles et dans les miennes. Puis, remettant son 
instrument sous son bras gauche de la même main 
dont il le tenait, et laissant tomber sa main droite 
avec son ' archet :) Eh bien ! me disait-il, qu'en 
pensez- vous? 
MOI. — A merveille ! 



_1 



130 LE NEVEU DE RAMEAU. 



LUI. — Cela va, ce me semble ; cela résonne à 
peu près comme les autres... 

(Et aussitôt il s'accroupit comme un musicien qui 
se met au clavecin.) 

— Je vous demande grâce pour vous et pour moi, 
lui dis-je. 

LUI. — Non, non; puisque je vous tiens, vous 
m'entendrez. Je ne veux point d'un suffrage qu'on 
m'accorde sans savoir pourquoi. Vous me louerez 
d'un ton plus assuré, et cela me vaudra quelque 
écolier. 

MOI. — Je suis si peu répandu! et vous allez 
vous fatiguer en pure perte. 

LUI. — Je ne me fatigue jamais, 

(Comme je vis que je voudrais inutilement avoir 
pitié de mon homme, car la sonate sur le violon 
Tavait mis tout en eau, je pris le parti de le laisser 
faire. Le voilà donc assis au clavecin, les jambes 
fléchies, la tête élevée vers le plafond, où l'on eût 
dit qu'il voyait une partition notée, chantant, pré- 
ludant, exécutant une pièce d'Albsrti ou de Galuppi, 
je ne sais lequel des deux. Sa voix allait comme le 
vent, et ses doigts voltigeaient sur les touches, 
tantôt laissant le dessus pour prendre la basse, 
tantôt quittant la partie d'accompagnement pour 
revenir au dessus. Les passions se succédaient sur 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



'31 



son visage; on y distinguait la tendresse, la colère, 
le plaisir, la douleur; on sentait les pianoj les forte; 
et je suis sûr qu'un plus habile que moi aurait re- 
connu le morceau au mouvement, au caractère, à 
ses mines, et à quelques traits de chant qui lui 
échappaient par intervalle. Mais ce qu'il y avait de 
bizarre, c'est que de temps en temps il tâtonnait, se 
reprenait comme s'il eût manqué, et se dépitait de 
n'avoir plus la même pièce dans les doigts.) Enfin 
vous voyez, reprit-il en se redressant et essuyant 
les gouttes de sueur qui descendaient le long de 
ses joues, que nous savons aussi placer un triton^ 
une quinte superflue, et que Tenchaînement des 
dominantes nous est familier. Ces passages enhar- 
moniques dont le cher oncle a fait tant de bruit, ce 
n'est pas la mer à boire, nous nous en tirons. 

MOI. — Vous vous êtes donné bien de la peine 
pour me montrer que vous étiez fort habile; j'étais 
homme à vous croire sur votre parole. 

LUI. — Fort habile, oh! non. Pour mon métier, 
je le sais à peu près et c'est plus qu'il ne faut : car, 
dans ce pays-ci, est-ce qu'on est obligé de savoir 
ce qu'on montre ? 

MOI. — Pas plus que de savoir ce qu'on ap- 
prend. 

LUI. — Cela est juste, morbleu! et très juste. Là, 



monsieur le Philosophe, la main sur la conscience, 
parlez nec : il y eut un temps où vous n'étiez pas 
cossu comme aujourd'hui? 

MOI. — Je ne le suis pas encore trop. 

LUI. — Mais vous n'iriez plus au Luxembourg 
en été, vous vous en souvenez?... 

MOI. — Laissons cela : oui, je m'en souviens. 

LUI. — En redingote de peluche grise... 

MOI. — Oui, oui. 

m 

LUI. — Ereintée par un des cotés, avec la man- 
chette déchirée, et les bas de laine noire et recousus 
par derrière avec du fil blanc. 

MOI. — Eh ! oui, oui ; tout comme il vous 
plaira. 

LUI. — Que faisiez-vous alors dans l'allée des 
Soupirs ? 

MOI. — Une assez triste figure. 

LUI. — Au sortir de là, vous trottiez sur le pavé. 

MOI. — D'accord. 

LUI. — Vous donniez des leçons de mathéma- 
tiques. 

MOI. — Sans en savoir un mot. N'est-ce pas là 
que vous en vouliez venir? 

LUI. — Justement. 

MOI. — J'apprenais en montrant aux autres, et 
j'ai fait quelques bons écoliers. 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



nj 



LUI. — Cela se peut; mais il n'en est pas de la 
musique comme de Talgébre ou de la géométrie. 
Aujourd'hui que vous êtes un gros monsieur... 

MOI. — Pas si gros. 

LUI. — Que vous avez du foin dans vos bottes... 

MOI. — Très peu. 

LUI. — Vous donnez des maîtres à votre fille. 

MOI. — Pas encore ; c^est sa mère qui se mêle 
de son éducation, car il faut avoir la paix chez 
soi. 

LUI. — La paix chez soi? morbleu! on ne Ta 
que quand on est le serviteur ou le maître, et c'est 
le maître qu'il faut être... J'ai eu une femme... Dieu 
veuille avoir son âme! mais quand il lui arrivait 
quelquefois de se rebéquer, je m'élevais sur mes 
ergots, je déployais mon tonnerre, je disais comme 
Dieu : t Que la lumière se fasse! • et la lumière 
était faite. Aussi, en quatre années de temps, nous 
n'avons pas eu dix fois un mot l'un plus haut que 
l'autre. Quel âge a votre enfant? 

MOI. — Cela ne fait rien à Tafiaire. 

LUI. — Quel âge a votre enfant? 

MOI. — Hé que diable ! laissons là mon enfant 
et son âge, et revenons aux maîtres qu'elle aura. 

LUI. — Pardieu! je ne sache rien de si têtu 
qu'un philosophe. En vous suppliant très humble- 



ment, ne pourrait-on savoir de Monseigneur le Phi- 
losophe quel âge à peu près peut avoir Mademoi- 
selle sa fille? 

MOI. — Supposez-lui huit ans. 

LUI. — Huit ans! Il y a quatre ans que cela 
devrait avoir les doigts sur les touches. 

MOI, — Mais peut-être ne me soucié -je pas 
trop de faire entrer dans le plan de son éducation 
une étude qui occupe si longtemps et qui sert si 
peu. 

LUI. — Et que lui apprendrez-vous donc, s'il vous 
plaît? 

MOI. — A raisonner juste, si je puis; chose si 
peu commune parmi les hommes, et plus rare en- 
core parmi les femmes. 

LUI. — Eh! laissez-la déraisonner tant qu'elle 
voudra, pourvu qu'elle soit jolie, amusante et 
coquette. 

MOI. — Puisque la nature a été assez ingrate 
envers elle pour lui donner une organisation déli- 
cate avec une âme sensible, et l'exposer aux mêmes 
peines de la vie que si elle avait une organisation 
forte et un cœur de bronze, je lui apprendrai, si je 
puis, à les supporter avec courage. 

LUI. — Eh ! laissez-la pleurer, soufiFrir, minauder, 
avoir des nerfs agacés comme les autres, pourvu 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



ns 



qu'elle soit jolie, amusante et coquette. Quoi! point 
de danse? 

MOI, — Pas plus qu'il n'en faut pour faire une 
révérence, avoir un maintien décent, se bien pré- 
senter, et savoir marcher. 

LUI. — Point de chant? 

MOI. — Pas plus qu'il n'en faut pour bien pro- 
noncer. 

LUI. — Point de musique ? 

MOI. — S'il y avait un bon maître d'harmonie, 
je la lui confierais volontiers deux heures par jour 
pendant un ou deux ans, pas davantage. 

LUI. — Et à la place des choses essentielles que 
vous supprimez?... 

MOI. — Je mets de la grammaire, de la fable, de 
l'histoire, de la géographie, un peu de dessin, et 
beaucoup de morale. 

LUI. — Combien il me serait facile de vous prou- 
ver l'inutilité de toutes ces connaissances-là dans un 
monde tel que le nôtre ! que dis-je, l'inutilité ? peut- 
être le danger! Mais je m'en tiendrai pour ce 
moment à une question : Ne lui faudra-t-il pas un 
ou deux maîtres ? 

MOI. — Sans doute. 

LUI. — Ahl nous y revoilà. Et ces maîtres, vous 
espérez qu'ils sauront la grammaire, la fable, l'his- 



toire, la géographie, la morale, dont ils lui donne- 
ront des leçons? Chansons, mon cher maître, chan- 
sons! s'ils possédaient ces choses assez pour les 
montrer, ils ne les montreraient pas. 

MOI. — Et pourquoi? 

LUI. — C'est qu'ils auraient passé leur vie à les 
étudier. Il faut être profond dans l'art ou dans la 
science pour en bien posséder les éléments. Les 
ouvrages classiques ne peuvent être bien faits que 
par ceux qui ont blanchi sous le harnois; c'est le 
milieu et la fin qui éclaircissent les ténèbres du com- 
mencement. Demandez à votre ami monsieur 
d'Alembert, le coryphée de la science mathéma- 
tique, s'il serait trop bon pour en faire des éléments. 
Ce n'est qu'après trente ou quarante ans d'exercice 
que mon oncle a entrevu les premières lueurs de 
la théorie musicale. 

MOI. — O fou, archi-fou! m'écriai-je, comment 
se fait-il que dans ta mauvaise tête il se trouve 
des idées si justes, pêle-mêle avec tant d'extrava- 
gances? 

LUI. — Qui diable sait cela? C'est le hasard qui 
vous les jette, et elles demeurent. Tant y a que 
quand on ne sait pas tout on ne sait rien de bien ; 
on ignore où une chose va, d'où une autre vient, 
où celle-ci et celle-là veulent être placées, laquelle 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



'37 



doit passer la première, où sera mieux la seconde. 
Montre- t-on bien sans la méthode? et la méthode, 
d'oii naît-elle? Tenez, mon cher philosophe, j'ai 
dans la tête que la physique sera toujours une 
pauvre science, une goutte d'eau prise avec la pointe 
d'une aiguille dans le vaste Océan, un grain déca- 
ché de la chaîne des Alpes. Et les raisons des phé- 
nomènes? En vérité, il vaudrait autant ignorer que 
de savoir si peu ec si mal. Et c'était précisément 
où j'en étais, lorsque je me fis maître d'accompa- 
gnement. A quoi rêvez-vous? 

MOI. — Je rêve que tout ce que vous venez de 
dire est plus spécieux que solide; mais laissons cela. 
Vous avez montré, dites-vous, l'accompagnement et 
la composition ? 

LUI. — Oui. 

MOI. — Et vous n'en saviez rien du tout? 

LUI. — Non, ma foi ; et c'est pour cela qu'il y en 
avait de pires que moi, ceux qui croyaient savoir 
quelque chose. Au moins je ne gâtais ni le jugement 
ni les mains des enfants. En passant de moi à un 
bon maître, comme ils n'avaient rien appris, du 
moins ils n'avaient rien à désapprendre, et c'était 
toujours autant d'argent et de temps épargnés. 

MOI. — Comment faisiez- vous? 

LUI. — Comme ils font tous. J'arrivais, je me 



138 LE NEVEU DE RAMEAU. 



jetais dans ma chaise, c Que le temps est mauvais ! 
que le pavé est fatigant! • Je bavardais quelques 
nouvelles : • M"* Lemierre devait faire un rôle de 
Vestale dans Fopéra nouveau, mais elle est grosse 
pour la seconde fois ; on ne sait qui la doublera. 
M''« Arnould vient de quitter son petit comte ; on 
dit qu elle est en négociation avec Bertin. Le petit 
comte a pourtant trouvé la porcelaine de M. de 
Montamy. Il y avait au dernier concert des ama- 
teurs une italienne qui a chanté comme un ange. 
C'est un rare corps que ce Préville ! il faut le voir 
dans le Alercure galant; l'endroit de l'énigme est 
impayable. Cette pauvre Dumesnil ne sait plus ce 
qu'elle dit ni ce qu'elle fait... Allons, mademoi- 
selle, prenez votre livre... • Tandis que mademoi- 
selle, qui ne se presse pas, cherche son livre qu'elle 
a égaré, qu'on appelle une femme de chambre, 
qu'on gronde, je continue : • La Clairon est vrai- 
ment incompréhensible. On parle d'un mariage fort 
saugrenu; c'est celui de mademoiselle... comment 
l'appelez- vous? une petite créature qu'il entrete- 
nait, à qui il a fait deux ou trois enfants, qui avait 
été entretenue par tant d'autres. — Allons, Rameau, 
vous radotez; cela ne se peut. — Je ne radote 
point; on dit que la chose est faite. Le bruit 
court que Voltaire est mort; tant mieux. — Et 



LE NEVEU DE RAMEAU. ijp 



pourquoi tant mieux ? — C'est qu*il va nous donner 
quelque bonne folie ; c'est son usage que de mourir 
une quinzaine auparavant... • Que vous dirai-je en- 
core? Je disais quelques polissonneries que je rappor- 
tais des maisons où j'avais été, car nous sommes 
tous grands colporteurs. Je faisais le fou, on m'écou- 
tait, on riait, on s'écriait : • Il est toujours char- 
mant. 1 Cependant le livre de mademoiselle s'était 
enfin retrouvé sous un fauteuil, où il avait été traîné, 
mâchonné, déchiré par un jeune doguin ou par un 
petit chat. Elb se mettait à son clavecin; d'abord 
elle y faisait du bruit toute seule, ensuite je m'appro- 
chais, apri^s avoir fait à la mère un signe d'appro- 
bation. La mère : « Cela ne va pas mal; on n'aurait 
qu'à vouloir, mais on ne veut pas ; on aime mieux 
perdre son temps à jaser, à chiffonner, à courir, à 
je ne sais quoi. Vous n'êtes pas sitôt parti, que le 
livre est fermé pour ne le rouvrir qu'à votre retour : 
aussi vous ne la grondez jamais ! • Cependant, 
comme il fallait faire quelque chose, je lui prenais 
les mains, que je lui plaçais autrement; je me dépi- 
tais, je criais : « Sol^ sol^ solj mademoiselle ; c'est un 
sol, • La mère : • Mademoiselle, est-ce que vous 
n'avez point d'oreille? Moi qui ne suis pas au cla- 
vecin, et qui ne vois pas sur votre livre, je sens qu'il 
faut un sol. Vous donnez une peine infinie à mon- 



i^o LE NEVEU DE RAMEAU. 



sieur ; je ne conçois pas sa patience ; vous ne retenez 
rien de ce qu'il vous dit, vous n'avancez point... • 
Alors je rabattais un peu les coups, et, hochant de 
la tête, je disais : f Pardonnez-moi, madame, par- 
donnez-moi; cela pourrait aller mieux si mademoi- 
selle voulait, si elle étudiait un peu, mais cela ne va 
pas mal. i La mère : f A votre place, je la tiendrais 
un an sur la même pièce. — Oh ! pour cela, elle n'en 
sortira pas qu'elle ne soit au-dessus de toute diffi- 
culté, et cela ne sera pas si long que madame le 
croit. — Monsieur Rameau, vous la flattez; vous 
êtes trop bon. Voilà de la leçon la seule chose qu'elle 
retiendra et qu'elle saura bien me répéter dans l'oc- 
casion... i L'heure se passait, mon écolière me pré- 
sentait le petit cachet avec la grâce du bras ec la 
révérence qu'elle avait apprise du maître à danser : 
je le mettais dans ma poche, pendant que la mère 
disait : • Fort bien, mademoiselle; si Javillier était 
là, il vous applaudirait... • Je bavardais encore un 
moment par bienséance; je disparaissais ensuite, et 
voilà ce qu'on appelait alors une leçon d'accompa- 
gnement, 

MOI. — Ec aujourd'hui c'est donc autre chose? 

LUI. — Vertudieu! je le crois. J'arrive, je suis 
grave ; je me hâte d'ôter mon manchon, j'ouvre le 
clavecin, j'essaye les touches. Je suis toujours 



■■OT*<lM»-» ' 



pressé ; si Ton me fait attendre un moment, je crie 
comme si l'on me volait un écu. Dans une heure 
d'ici, il faut que je sois là, dans deux heures chez 
madame la duchesse une telle; je suis attendu à diner 
chez une belle marquise, et, au sortir de là, c'est un 
concert chez M. le baron de Bagge, rue Neuve-des- 
Petits-Champs. 

MOI. — Et cependant vous n'êtes attendu nulle 
part? 

LUI. — Il est vrai. 

MOI. — Et pourquoi employer toutes ces petites 
viles ruses-là ! 

LUI. — Viles! et pourquoi, s'il vous plaît? Elles 
sont d'usage dans mion état; je ne m'avilis point en 
faisant comme tout le monde. Ce n'est pas moi qui 
les ai inventées, et je serais bizarre et maladroit de 
ne pas m'y conformer. Vraiment, je sais bien que si 
vous allez appliquer à cela certains principes géné- 
raux de je ne sais quelle morale qu'ils ont tous à la 
bouche et qu'aucun d'eux ne pratique, il se trouvera 
que ce qui est blanc est noir, et que ce qui est noir 
sera blanc. Mais, monsieur le Philosophe, il y a 
une conscience générale, comme il y a une gram- 
maire générale; ec puis il y a des exceptions dans 
chaque langue, que vous appelez, je crois, vous 
autres savants, des... aidez-moi donc, des... 



M» 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



MOI. — Idiotismes. 

LUI. — Tout juste. Eh bien ! chaque état a ses 
exceptions de la conscience générale, auxquelles je 
donnerais volontiers les noms d'idiotismes de mé- 
tier, 

MOI. — J'entends. Fontcnelle parle bien, écrit 
bien, quoique son style fourmille d'idiotismes fran- 
çais. 

LUI. — Et le souverain, le ministre, le financier, 
le magistrat, le militaire, l'homme de lettres, 
l'avocat, le procureur, le commerçant, le banquier, 
Partisan, le maître à chanter, le maître à danser, 
sont de fort honnêtes gens, quoique leur conduite 
s'écarte en plusieurs points de la conscience géné- 
rale, et soit remplie d'idiotismes moraux. Plus l'ins- 
titution des choses est ancienne, plus il y a d'idio- 
tismes ; plus les temps sont malheureux, plus les 
idiotismes se multiplient. Tant vaut l'homme, tant 
vaut le métier, et réciproquement, à la fin, tant vaut 
le métier, tant vaut l'homme. On fait donc valoir le 
métier tant qu'on peut. 

MOI. — Ce que je conçois clairement à tout cet 
entortillage, c'est qu'il y a peu de métiers honnête- 
ment exercés, ou peu d'honnêtes gens dans leurs 
métiers. 

LUI. — Bon ! il n'y en a point ; mais en revanche 



LE NEVEU DE RAMEAU. I4) 



il y a peu de fripons hors de leur boutique : et tout 
irait assez bien sans un certain nombre de gens 
qu'on appelle assidus, exacts, remplissant rigoureu- 
sement leurs devoirs stricts, ou, ce qui revient au 
même, toujours dans leur boutique, et faisant leur 
métier depuis le matin jusqu'au soir, et ne faisant 
que cela. Aussi sont-ils les seuls qui deviennent opu- 
lents et qui soient estimés. 

Mor. — A force d'idiotismes! 

LUI. — C'est cela; je vois que vous m'avez com- 
pris. Or donc, un idiotisme de presque tous les 
états, car il y en a de communs à tous les pays, à 
tous les temps, comme il y a des sottises communes; 
un idiotisme commun est de se procurer le plus de 
pratiques que Ton peut; une sottise commune esc 
de croire que le plus habile est celui qui en a le 
plus. Voilà deux exceptions à la conscience géné- 
rale, auxquelles il faut se plier. C'est une espèce de 
crédit; ce n'est rien en soi, mais cela vaut par l'opi- 
nion. On a dit que bonne renommée valait mieux que 
ceinture dorée : cependant qui a bonne renommée 
n'a pas ceinture dorée, et je vois aujourd'hui que 
qui a ceinture dorée ne manque guère de renommée. 
Il faut, autant qu'il est possible, avoir le renom et 
la ceinture; et c'est mon objet lorsque je me fais 
valoir par ce que vous qualifiez d'adresses viles, 



d'indignes petites ruses. Je donne ma leçon, et je 
la donne bien : voilà la régie générale; je fais croire 
que j'en ai plus à donner que la journée n*a d'heures : 
voilà l'idiotisme. 

MOI. — Et la leçon, vous la donnez bien? 

LUI. — Oui, pas mal, passablement. La basse 
fondamentale du cher oncle a bien simplifié tout 
cela. Autrefois je volais l'argent de mon écolier, oui, 
je le volais, cela est sûr; aujourd'hui je le gagne, du 
moins comme les autres. 

MOI. — Et le voliez-vous sans remords? 

LUI. — Oh! sans remords. On dit que si un vo- 
leur vole Vautre^ le Diable s'en rit. Les parents re- 
gorgeaient d'une fortune acquise Dieu sait comment : 
c'étaient des gens de cour, des financiers, de gros 
commerçants, des banquiers, des gens d'affaires : je 
je les aidais à restituer, moi et une foule d'autres 
qu'ils employaient comme moi. Dans la Nature, 
toutes les espèces se dévorent; toutes les conditions 
se dévorent dans la société. Nous faisons justice les 
uns des autres, sans que la loi s'en mêle. La Des- 
champs autrefois, aujourd'hui la Guimard, venge le 
prince du financier; et c'est la marchande de modes, 
le bijoutier, le tapissier, la lingère, l'escroc, la 
femme de chambre, le cuisinier, le bourrelier, qui 
vengent le financier de la Deschamps. Au milieu de 



tout cela il n'y a que l'imbécile ou l'oisif qui soit 
lésé sans avoir vexé personne, ec c'est fort bien fait. 
D'où vous voyez que ces exceptions à la conscience 
générale, ou ces idiotismes moraux dont on fait tant 
de bruit sous la dénomination de tour du bâton ^ ne sont 
rien, et qu'à tout prendre il n'y a que le coup d'oeil 
qu'il faut avoir juste. 

MOI. — J'admire le vôtre. 

LUI. — Et puis la misère ! la voix de la conscience 
et de l'honneur est bien faible, lorsque les boyaux 
crient. Suffit que si je deviens jamais riche, il faudra 
bien que je restitue, et que je suis bien résolu à 
restituer de toutes les manières possibles, par la 
table, par le jeu, par le vin, par les femmes. 

MOI. — Mais j'ai peur que vous ne deveniez 
jamais riche. 

LUI. — Moi, j'en ai le soupçon, 

MOI, — Mais s'il en arrivait autrement, que feriez- 
vous? 

LUI. — Je ferais comme tous les gueux revêtus ; 
je serais le plus insolent maroufle qu'on eût encore 
vu. C'est alors que je me rappellerais tout ce qu'ils 
m'ont fait soufifrir, et je leur rendrais bien les ava- 
nies qu'ils m'ont faites. J'aime à commander, et je 
commanderai. J'aime qu'on me loue, et on me 
louera. J'aurai à mes gages toute la troupe Ville- 



xo 




14^ LE NEVEU DE RAMEAU. 



morienne, et je leur dirai, comme on me l'a dit : 
« Allons faquins, qu'on m'amuse, » et Ton m'amu- 
sera ; • qu'on me déchire les honnêtes gens, » et on 
les déchirera, si on en trouve encore. Et puis nous 
aurons des filles ; nous nous tutoierons quand nous 
serons ivres ; nous nous enivrerons, nous ferons des 
contes, nous aurons toutes sortes de travers et de 
vices; cela sera délicieux. Nous prouverons que 
Voltaire est sans génie ; que Bufifon, toujours guindé 
sur ses échasses, n'est qu'un déclama teur ampoulé ; 
que Montesquieu n'est qu'un bel esprit : nous relé- 
guerons d'Alembert dans ses mathématiques; nous 
en donnerons sur dos et ventre à tous ces petits 
Catons comme vous, qui nous méprisent par envie, 
dont la modestie esc le maintien de l'orgueil, et dont 
la sobriété est la loi du besoin. Et de la musique ! 
c'est alors que nous en ferons. 

ivroi. — Au digne emploi que vous feriez de la 
richesse, je vois combien c'est grand dommage que 
vous soyez gueux. Vous vivriez là d'une manière 
bien honorable pour l'espèce humaine, bien utile à 
vos concitoyens, bien glorieus3 pour vous. 

LUI. — Mais je crois que vous vous moquez de 
moi. Monsieur le Philosophe, vous ne savez pas à 
qui vous vous jouez ; vous ne vous doutez pas que 
dans ce moment je représente la partie la plus im- 



LE NEVEU DE RAMEAU. 1^7 



portante de la Ville et de la Cour. Nos opulents 
dans tous les états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne 
se sont pas dit les mêmes choses que je vous ai con- 
fiées; mais le fait est que la vie que je mènerais à 
leur place est exactement la leur. Voilà où vous 
en êtes, vous autres ; vous croyez que le même bon- 
heur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! Le 
vôtre suppose un certain tour d*esprit romanesque 
que nous n'avons pas, une âme singulière, un goût 
particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom 
de vertu, vous l'appelez Philosophie ; mais la vertu, 
la philosophie sont-elles faites pour tout le monde ? 
En a qui peut, en conserve qui peut. Imaginez 
r uni vers sage et philosophe ; convenez qu'il serait 
diablement triste. Tenez, vive la philosophie, vive 
la^ sagesse de Salomon ! boire de bons vins, se gorger 
de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes, se 
reposer dans des lits bien mollets : excepté cela, le 
reste n'est que vanité, 

MOI. — Quoi ! défendre sa patrie ! 

LUI. — Vanité; il ny a plus de patrie : je ne vois, 
d*un pôle à Tautre, que des tyrans et des esclaves. 

MOI. — Servir ses amis? 

LUI. — Vanité; est-ce qu'on a des amis? Quand 
on en aurait, faudrait-il en faire des ingrats? Re- 
gardez-y bien, et vous verrez que c'est presque 



148 LE NEVEU DE RAMEAU. 



toujours là ce qu'on recueille des services rendus. 
La reconnaissance esc un fardeau, et tout fardeau 
est fait pour être secoué. 

MOI. — Avoir un état dans la société, et en rem- 
plir les devoirs? 

LUI. — Vanité. Qu'importe qu'on ait un état ou 
non, pourvu qu'on soit riche, puisqu'on ne prend 
un état que pour le devenir? Rempl'u- ses devoirs, à 
quoi cela mène-t-il? à la jalousie, au trouble, à la 
persécution. Est-ce ainsi qu'on s'avance? Faire sa 
cour, morbleu ! voir les grands, étudier leurs goûts, 
se prêter à leurs fantaisies, servir leurs vices, 
approuver leurs injustices, voilà le secret. 

MOI. — Veiller à l'éducation de ses enfants? 

LUI. — Vanité. C'est Taffaire d'un précepteur. 

MOI. — Mais si ce précepteur, pénétré de vos 
principes, néglige ses devoirs, qui est-ce qui en sera 
châtié? 

LUI. — Ma foi, ça ne sera pas moi, mais peut-être 
un jour le mari de ma fille ou la femme de mon fils. 

MOI. — Mais si Tun et l'autre se précipitent dans 
la débauche et les vices ? 

LUI. — Cela est de leur état. 

MOI, — S'ils se déshonorent? 

LTTi. — Quoi qu'on fasse, on ne peut se déshon- 
norer quand on est riche. 



LE NEVEU DE RAMEAU. 149 



MOI, — S*ils se ruinent? 

LUI. — Tant pis pour eux. 

MOI. — Je vois que, si vous vous dispenseriez de 
veiller à la conduite de votre femme, de vos en- 
fants, de vos domestiques, vous pourriez aisément 
négliger vos affaires. 

LUI. — Pardonnez-moi; il est quelquefois diffi- 
cile de trouver de l'argent, et il est prudent de s'y 
prendre de loin. 

MOI. — Vous donnerez peu de soin à votre 
femme? 

LUI. — Aucun, s'il vous plaît. Le meilleur pro- 
cédé, je crois, qu'on puisse avoir pour sa chère 
moitié, c'est de faire ce qui lui convient. A votre 
avis, la société ne serait-elle pas fort amusante, si 
chacun y était à sa chose? 

MOI. — Pourquoi pas ? la soirée n'est jamais plus 
belle pour moi que quand je suis content de ma ma- 
tinée. 

LUI. — Et pour moi aussi. 

MOI, — Ce qui rend les gens du monde si délicats 
sur leurs amusements, c'est leur profonde oisiveté. 

LUI. — Ne croyez pas cela; ils s'agitent beau-? 
coup. 

MOI. — Comme ils ne se lassent jamais, ils ne se 
délassent jamais. 



I50 LE NEVEU DE RAMEAU. 



LUI. — Ne croyez pas cela, ils sont sans cesse 
excédés. 

MOI. — Le plaisir est toujours une affaire pour 
eux, et jamais un besoin. 

LUI. — Tant mieux ; le besoin est toujours une 
peine. 

MOI. — Ils usent tout. Leur âme s^hébéte, l'ennui 
s'en empare. Celui qui leur uterait la vie au milieu 
de leur abondance accablante les servirait : c'est 
qu'ils ne connaissent du bonheur que la partie qui 
s'émousse le plus vite. Je ne méprise pas les plaisirs 
des sens, j'ai un palais aussi, et il est flatté d'un 
mets délicat ou d'un vin délicieux; j'ai un cœur et 
des yeux, et j'aime à voir une jolie femme, j'aime à 
sentir sous ma main la fermeté et la rondeur de sa 
gorge, à presser ses lèvres des miennes, à puiser la 
volupté dans ses regards et à en expirer entre ses 
bras. Quelquefois avec mes amis une partie de dé- 
bauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît 
pas. Mais je ne vous le dissimulerai pas, il m'est 
infiniment plus doux encore d'avoir secouru le mal- 
heureux, d'avoir terminé une affaire épineuse, donné 
un conseil salutaire, fait une lecture agréable, une 
promenade avec un homme ou une femme chère à 
mon cœur, passé quelques heures instructives avec 
mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs 



LE NEVEU DE RAMEAU. 151 

de mon état, dit à celle que j'aime quelques choses 
tendres et douces qui amènent ses bras autour de 
mon cou. Je connais telle action que je voudrais 
avoir faite pour tout ce que je possède. C'est un 
sublime ouvrage que Mahomet : j'aimerais mieux 
avoir réhabilité la mémoire des Calas. — Une per- 
sonne de ma connaissance s'était réfugiée à Cartha- 
gène ; c'était un cadet de famille, dans un pays où la 
coutume transfère tout le bien aux aînés. Là il 
apprend que son aîné, enfant gâté, après avoir dé- 
pouillé son père et sa mère, trop faciles, de tout ce 
qu'ils possédaient, les avaient expulsés de leur châ- 
teau, et que les bons vieillards languissaient indi- 
gents dans une petite ville de la province. Que fait 
alors ce cadet, qui, traité durement par ses parents, 
était allé tenter la fortune au loin? Il leur envoie 
des secours ; il se hâte d'arranger ses affaires, il re- 
vient opulent, il ramène son père et sa mère dans 
leur domicile, il marie ses sœurs. Ah! mon cher 
Rameau, cet homme regardait cet intervalle comme 
le plus heureux de sa vie, c'est les larmes aux yeux 
qu'il m'en parlait : et moi je sens en vous faisant ce 
récit mon cœur se troubler de joie, et le plaisir me 
couper la parole. 

LUI. — Vous êtes des êtres bien singuliers ! 

MOI. — Vous êtes des êtres bien à plaindre si 



vous n'imaginez pas qu'on s'est élevé au-<iessus du 
sort, et qu'il est impossible d'être malheureux à 
l'abri de deux belles actions telles que celles-ci. 

LUI. — Voilà une espèce de félicité avec laquelle 
j'aurais de la peine à me familiariser, car on la ren- 
contre rarement. Mais, à votre compte, il faudrait 
donc être d'honnêtes gens } 

MOI. — Pour être heureux, assurément, 

LUI. — Cependant, je vois une infinité d'honnêtes 
gens qui ne sont pas heureux, et une infinité de 
gens qui sont heureux sans être honnêtes. 

MOI. — Il vous semble. 

LUI, — Et n'est-ce pas pour avoir eu du sens 
commun et de la franchise un moment que je ne 
sais où aller souper ce soir? 

MOI. — Oh non! c'est pour n'en avoir pas tou- 
jours eu; c'est pour n'avoir pas senti de bonne heure 
qu'il fallait d'abord se faire une ressource indépen- 
dante de la servitude, 

LUI, — Indépendante ou non, celle que je me 
suis faite est au moins la plus aisée, 

MOI. — Et la moins sûre, et la moins honnête. 

LUI. — Mais la plus conforme à mon caractère de 
fainéant, de sot, de vaurien. 

MOI, — D'accord. 

LUI. — Et puisque je puis faire mon bonheur 



LE NEVEU DE RAMEAU. IS3 



par des vices qui me sont naturels, que j'ai acquis 
sans travail, que je conserve sans eflFort, qui cadrent 
avec les mœurs de ma nation, qui sont du goût de 
ceux qui me protègent, et plus analogues à leurs 
petits besoins particuliers que des vertus qui les 
gêneraient en les accusant depuis le matin jusqu'au 
soir, il serait bien singulier que j'allasse me tour- 
menter comme une âme damnée pour me bistourner 
et me faire autre que je ne suis, pour me donner un 
caractère étranger au mien, des qualités très estima- 
bles, j'y consens pour ne pas disputer, mais qui me 
coûteraient beaucoup à acquérir, à pratiquer, ne me 
mèneraient à rien, peut-être à pis que rien, par la 
satire continuelle des riches auprès desquels les 
gueux comme moi ont à chercher leur vie. On loue 
la vertu, mais on la hait, mais on la fuit, mais elle 
gèle de froid, et dans ce monde il faut avoir les 
pieds chauds. Et puis cela me donnerait de Thumeur 
infailliblement ; car pourquoi voyons-nous si fréquem- 
ment les dévots si durs, si fâcheux, si insociables? 
C'est qu'ils se sont imposé une tâche qui ne leur est 
pas naturelle ; ils souffrent, et quand on souffre, on fait 
souffrir les autres : ce n'est pas là mon compte, ni 
celui d^ mes protecteurs; il faut que je sois gai, 
souple, plaisant, bouffon, drôle. La vertu se fait 
respecter, et le respect est incommode ; la vertu se 



fait admirer, et radmiracion n^esc pas amusante. 
J^ai affaire à des gens qui s^ennuient, et il faut que 
je les fasse rire. Or, c'est le ridicule et la folie qui 
font rire. Il faut donc que je sois ridicule et fou, et 
quand la Nature ne m'aurait pas fait tel, le plus 
court serait de le paraître. Heureusement je n'ai 
pas besoin d'être hypocrite ; il y en a déjà tant de 
toutes les couleurs, sans compter ceux qui le sont 
avec eux-mêmes I Ce chevalier de la Morlière qui 
retape son chapeau sur son oreille, qui porte la tête 
au vent, qui vous regarde le passant par-dessus l'é- 
paule, qui fait battre une longue épée sur sa cuisse, 
qui a l'insulte toute prête pour celui qui n'en porte 
point, et qui semble adresser un défi à tout venant, 
que fait-il? tout ce qu il peut pour se persuader 
qu'il est un homme de cœur; mais il est lâche. 
Offrez-lui une croquignole sur le bout du nez, et 
il la recevra en douceur. Voulez-vous lui faire 
baisser le ton? élevez-le, montrez-lui votre canne, 
ou appliquez votre pied entre ses fesses. Tout 
éconné de se trouver un lâche, il vous demandera 
qui est-ce qui vous l'a appris, d'où vous le savez. 
Lui-même l'ignorait le moment précédent ; une 
longue et habituelle singerie de bravoure lui en avait 
imposé, il avait tant fait les mines, qu'il croyait la 
chose. Et cette femme qui se mortifie, qui visite les 



-\ 



LE NEVEU DE RAMEAU. 155 

prisons, qui assiste à foutes les assemblées de cha- 
rité, qui marche les yeux baissés, qui n'oserait re- 
garder un homme en face, sans cesse en garde 
contre la séduction de ses sens; tout cela empêche- 
t-il que son cœur ne brûle, que des soupirs ne lui 
échappent, que son tempérament ne s'allume, que 
les désirs ne Tobsèdent, et que son imagination ne 
lui retrace, la nuit, les scènes du Portier des Char- 
treux ^ les postures de TArétin? Alors que devient- 
elle? qu'en pense sa femme de chambre, lorsqu'elle 
se lève en chemise et qu'elle vole au secours de sa 
maîtresse qui se meurt? Justine, allez vous recou- 
cher; ce n'est pas vous que votre maîtresse appelle 
dans son délire. Et Tami Rameau, s'il se mettait un 
jour à marquer du mépris pour la fortune, les 
femmes, la bonne chère, l'oisiveté, à catoniser, que 
serait-il? un hypocrite. Il faut que Rameau soit ce 
qu'il est, un brigand heureux avec des brigands 
opulents, et non un fanfaron de vertu ou même un 
homme vertueux, mangeant sa croûte de pain seul 
ou à côté des gueux. Et pour le trancher net, je ne 
m'accommode point de votre félicité, ni du bonheur 
de quelques visionnaires comme vous. 

MOI. — Je vois, mon cher, que vous ignorez ce 
que c'est, et que vous n'êtes pas même fait pour 
l'apprendre. 



LUI. — Tant mieux, mordieu! tant mieux : cela 
me ferait crever de faim, d'ennui, et de remords 
peut-être. 

MOI. — D'après cela, le seul conseil que j'aie à 
vous donner, c'est de rentrer bien vite dans la 
maison d'où vous vous êtes imprudemment fait 
chasser. 

LUI. — Et de faire ce que vous ne désapprouvez 
pas au simple, et ce qui me répugne un peu au figurée 

MOI. — Quelle singularité! 

LUI. — Il n'y a rien de singulier à cela. Je veux 
bien être abject, mais je veux que ce soit sans con- 
trainte. Je veux bien descendre de ma dignité... 
Vous riez? 

MO), — Oui, votre dignité me fait rire. 

LUI. — Chacun a la sienne. Je veux bien oublier 
la mienne, mais à ma discrétion, et non à Tordre 
d'autrui. Faut-il qu on puisse me dire : Rampe, et 
que je sois obligé de ramper? C'est l'allure du ver, 
c'est la mienne ; nous la suivons l'un et l'autre quand 
on nous laisse aller, mais nous nous redressons 
quand on nous marche sur la queue : on m'a mar- 
ché sur la queue et je me redresserai. Et puis vous 
n'avez pas d'idée de la pétaudière dont il s'agit. 
Imaginez un mélancolique et maussade personnage, 
dévoré de vapeurs, enveloppé dans deux ou trois 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



'57 



tours de robe de chambre; qui se déplaît à lui- 
même, à qui tout déplaît ; qu on fait à peine sourire 
en se disloquant le corps et l'esprit en cent manières 
diverses; qui considère froidement les grimaces 
plaisantes de mon visage et celles de mon jugement, 
qui sont plus plaisantes encore ; car, entre nous, ce 
père Noël, ce vilain bénédictin si renommé pour les 
gVimaces, malgré ses succès à la Cour, n'est, sans 
me vanter ni lui non plus, en comparaison de moi, 
qu'un polichinelle de bois. J'ai beau me tourmenter 
pour atteindre au sublime des Petites-Maisons, rien 
n'y fait. Rira-t-il? ne rira-t-il pas ? voilà ce que je 
suis forcé de me dire au milieu de mes contorsions ; 
et vous pouvez juger combien cette incertitude nuit 
au talent. Mon hypocondre, la tête renfoncée dans 
un bonnet de nuit qui lui couvre les yeux, a Pair 
d'une pagode immobile à laquelle on aurait attaché 
un fil au menton, d'où il descendrait jusque sous son 
fauteuil. On attend que le fil se tire, et il ne se tire 
point : ou s'il arrive que la mâchoire s'entr'ouvre, 
c'est pour articuler un mot désolant, un mot qui 
vous apprend que vous n'avez point été aperçu, et 
que toutes vos singeries sont perdues. Ce mot est 
la réponse à une question que vous lui aurez faite il 
y a quatre jours ; ce mot dit, le ressort mastoïde se 
détend, et la mâchoire se referme. 



158 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



(Puis il se mit à contrefaire son homme. Il s'était 
placé dans une chaise, la tête fixe, le chapeau jusque 
sur les paupières, les yeux à demi clos, les bras pen- 
dants, remuant sa mâchoire comme un automate, et 
disant : c Oui, vous avez raison, mademoiselle, il 
faut mettre de la finesse là. •) — C'est que cela 
décide, que cela décide toujours et sans appel, le 
soir, le matin, à la toilette, à dîner, au café, au jeu, 
au théâtre, à souper, au lit et, Dieu me le par- 
donne, je crois, entre les bras de sa maîtresse. Je ne 
suis pas à portée d'entendre ces dernières décisions- 
ci, mais je suis diablement las des autres... Triste, obs- 
cur et tranché comme le destin, tel est notre patron. 

Vis-à-vis, c'est une bégueule qui joue l'impor- 
tance, à qui Ton se résoudrait à dire qu'elle est 
jolie, parce qu'elle Test encore, quoiqu'elle ait sur 
le visage quelques gales par-ci par-là, et qu'elle 
coure après le volume de madame Bouvillon. J'aime 
les chairs quand elles sont belles ; mais aussi trop 
est trop, et le mouvement est si essentiel à la ma- 
tière! Itenty elle est plus méchante, plus fiére et 
plus bête qu'une oie. Ite/iij elle veut avoir de l'es- 
prit; item^ il faut lui persuader qu'on lui en croit 
comme à personne. Item, cela ne sait rien, et cela 
décide aussi. Item^ il faut applaudir à ces décisions 
des pieds et des mains, sauter d'aise, se transir d'ad- 



miration : t Que cela est beau, délicat, bien dit, 
finement vu, singulièrement senti ! Où les femmes 
prennent-elles cela? Sans étude, par la seule force 
de r instinct, par la seule lumière naturelle! cela 
tient du prodige. Et puis, qu'on vienne nous dire 
que l'expérience, Tétude, la réflexion, Téducation, 
y font quelque chose !.. . » et autres pareilles sottises, 
et pleurer de joie ; dix fois la journée se courber, 
un genou fléchi en devant, l'autre jambe tirée en 
arrière, les bras écendus vers la déesse, chercher son 
désir dans ses yeux, rester suspendu à sa lèvre, 
attendre son ordre, et partir comme un éclair. Qui 
est-ce qui veut s'assujettir à un rôle pareil, si ce 
n*est le misérable qui trouve là, deux ou trois fois 
la semaine, de quoi calmer la tribulation de ses in- 
testins? Que penser des autres tels que le Palissot, 
le Fréron, le Poînsinet, le Baculard, qui ont quelque 
chose, et dont les bassesses ne peuvent s'excuser 
par le borborygme d'un estomac qui souffre? 

MOI. — Je ne vous aurais jamais cru si difficile. 

un. — Je ne le suis pas. Au commencement je 
voyais faire les autres, et je faisais comme eux, 
même un peu mieux, parce que je suis plus franche- 
ment impudent, meilleur comédien, plus affamé, 
fourni de meilleurs poumons. Je descends apparem- 
ment en droite ligne du fameux Stentor... 



(Et, pour me donner une juste idée de la force 
de ce viscère, il se mit à tousser d'une violence à 
ébranler les vitres du café, et à suspendre l'attention 
des joueurs d*échecs.) 

MOI. — Mais à quoi bon ce talent ? 

LUI. — Vous ne le devinez pas? 

MOI. — Non, je suis un peu borné. 

LUI. — Supposez la dispute engagée et la victoire 
incertaine ; je me lève, et, déployant mon tonnerre, 
je dis : c Cela est comme mademoiselle T assure... 
c'est là ce qui s'appelle juger ! Je le donne en cent 
à tous nos beaux esprits. L'expression est de génie. • 
Mais il ne faut pas toujours approuver de la même 
manière ; on serait monotone, on aurait l'air faux, 
on deviendrait insipide. On ne se sauve de là que 
par du jugement, de la fécondité ; il faut savoir pré- 
parer et placer ces tons majeurs et péremptoires, 
saisir l'occasion et le moment. Lors, par exemple, 
qu'il y a partage entre les sentiments, que la dispute 
s'est élevée à son dernier degré de violence, qu'on 
ne s'entend plus, que tous parlent à la fois, il faut 
être placé à l'écart, dans l'angle de l'appartement 
le plus éloigné du champ de bataille , avoir préparé 
son explosion par un long silence, et tomber subite- 
ment comme une comminge au milieu des conten- 
dants : personne n'a cet art comme moi. Mais où je 



suis surprenant, c'est dans l'opposé : j'ai des petits 
tons que j'accompagne d'un sourire, une variété in*- 
finie de mines approbatives ; là, le nez, la bouche, 
le front, les yeux, entrent en jeu ; j'ai une souplesse 
de reins, une manière de contourner Tépine du dos, 
de hausser ou de baisser les épaules, d*étendre les 
doigts, d'incliner la tête, de fermer les yeux, et 
d'être stupéfait comme si j'avais entendu descendre 
du ciel une voix angélique et divine ; c'est là ce qui 
flatte. Je ne sais si vous saisissez bien toute Ténergie 
de cette dernière attitude-là ; je ne l'ai point inven- 
tée, mais personne ne m'a surpassé dans Texécution. 
Voyez, voyez. 

MOI. — Il est vrai que cela est unique. 

LUI. — Croyez- vous qu'il y ait cervelle de femme 
un peu vaine qui tienne à cela ? 

MOI. — Non; il faut convenir que vous avez porté 
le talent de faire le fou et de s'avilir aussi loin qu'il est 
possible. 

LUiw — Ils auront beau faire, tous tant qu'ils sont, 
ils n'en viendront jamais là : le meilleur d'entre eux, 
Palissot, par exemple, ne sera jamais qu'un bon éco- 
lier. Mais si ce rôle amuse d'abord, et si Ton goûte 
quelque plaisir à se moquer en dedans de la bêtise 
de ceux qu'on enivre, à la longue cela ne pique 
plus, et puis après un certain nombre de décou- 



11 



l62 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



vertes on est obligé de se répéter : l'esprit et l'art 
ont leurs limites ; il n'y a que Dieu et quelques gé- 
nies rares pour qui la carrière s'étend à mesure 
qu'ils y avancent. Bouret en est un peut-être : il y 
a de celui-ci des traits qui m'en donnent à moi, oui, 
à moi-même, la plus sublime idée. Le petit chien ^ le 
livre de la félicité^ les Jlambeaux sur la route de 
Versailles , sont de ces choses qui me confondent et 
m'humilient; ce serait capable de dégoûter du mé- 
tier. 

MOI. — Que voulez-vous dire avec votre petit 
chien ? 

LUI. — D'où venez- vous donc ? Quoi! sérieuse- 
ment, vous ignorez comment cet homme rare s'y 
prit pour détacher de lui et attacher au Garde des 
Sceaux un petit chien qui plaisait à celui-ci ? 

MOI. — Je Tignore, je le confesse. 

LUI. — Tant mieux. C'est une des plus belles 
choses qu'on ait imaginées; toute l'Europe en a été 
émerveillée, et il n'y a pas un courtisan dont elle 
n'ait excité l'envie. Vous qui ne manquez pas de sa- 
gacité, voyons comment vous vous y seriez pris a 
sa place. Songez que Bouret était aimé de son chien ; 
songez que le vêtement bizarre du ministre efirayait 
le petit animal ; songez qu'il n'avait que huit jours 
pour vaincre les difficultés. Il faut connaître toutes 



LE NEVEU DE RAMEAU. i<5j 

les conditions du problème pour bien sentir le mé- 
rite de la solution. Eh bien? 

MOI. — Eh bien ! il faut que je vous avoue que 
dans ce genre les choses les plus faciles m'embarras- 
sent. 

LUI. — Ecoutez (me dit-il en me frappant un 
petit coup sur Tépaule, car il est familier), écoutez 
et admirez. Il se fait faire un masque qui ressemble 
au Garde des Sceaux ; il emprunte d'un valet de 
chambre la volumineuse simarre ; il se couvre le vi- 
sage du masque, il endosse la simarre. Il appelle 
son chien, il le caresse, il lui donne la gimblette ; 
puis tout à coup changeant de décoration, ce n'est 
plus le Garde des Sceaux, c'est Bouret qui appelle 
son chien et qui le fouette. En moins de deux, ou 
trois jours de cet exercice continué du matin au soir, 
le chien sait fuir Bouret le Fermier-Général et cou- 
rir à Bouret le Garde des Sceaux. Mais je suis trop 
bon ; vous êtes un profane qui ne méritez pas d'être 
instruit des miracles qui s'opèrent à côté de vous. 

Mor. — Malgré cela, je vous prie, le îivre^ les 
Jlambeaux ? 

LUI. — Non, non. Adressez-vous aux pavés, qui 
vous diront ces choses-là, et profitez de la circons- 
tance qui nous a rapprochés, pour apprendre des 
choses que personne ne sait que moi. 



1(54 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



MOI. — Vous avez raison. 

LUI. — Emprunter la robe et la perruque, j'avais 
oublié la perruque^ du garde des sceaux ! se faire un 
masque qui lui ressemble ! le masque surtout me 
tourne la tête. Aussi cet homme jouit-il de la plus 
haute considération ; aussi possède-t-il des millions. 
Il y a des croix de Saint-Louis qui n'ont pas de pain : 
aussi pourquoi courir après la croix, au hasard de 
se faire échiner, et ne pas se tourner vers un état 
sans péril, qui ne manque jamais sa récompense? 
Voilà ce qui s'appelle aller au grand. Ces modèles- 
là sont décourageants; on a pitié de soi, et Ton 
s'ennuie. Le masque ! le masque ! Je donnerais un 
de mes doigts pour avoir trouvé le masque. 

MOI. — Mais avec cet enthousiasme pour les belles 
choses, et cette facilité de génie que vous possédez, 
est-ce que vous n'avez rien inventé ? 

LUI. — Pardonnez-moi; par exemple, l'attitude 
admirative du dos dont je vous ai parlé, je la regarde 
comme mienne, quoiqu'elle puisse peut-être m'être 
contestée par des envieux. Je crois bien qu'on l'a 
employée auparavant ; mais qui es:-ce qui a senti 
combien elle était commode pour rire en dessous de 
l'impertinent qu'on admirait ? J'ai plus de cent fa- 
çons d'entamer la séduction d'une jeune fille à côté 
de la mère, sans que celle-ci s'en aperçoive, et même 



LE NEVEU DE RAMEAU. 10$ 



de la rendre complice. A peine entrais-je dans la 
carrière, que je^dédaignai toutes les manières vul- 
gaires de glisser un billet doux; j'ai dix moyens de 
me le faire arracher, et parmi ces moyens j'ose me 
flatter qu'il y en a de nouveaux. Je possède surtout 
le talent d'encourager un jeune homme timide ; j'en 
ai fait réussir qui n'avaient ni esprit ni figure. Si cela 
était écrit, je crois qu'on m'accorderait quelque génie. 

MOI. — Vous ferait un honneur singulier. 

LUI. — Je n'en doute pas. 

MOI. — A votre place, je jetterais ces choses-là sur 
le papier. Ce serait dommage qu'elles se perdissent. 

LUI. — Il est vrai ; mais vous ne soupçonnez pas 
combien je fais peu de cas de la méthode et des 
préceptes. Celui qui a besoin d'un protocole n'ira 
jamais loin; les génies lisent peu, pratiquent beau- 
coup, et se font d'eux-mêmes. Voyez César, Tu- 
renne, Vauban, la marquise de Téncin, son frère 
le cardinal, et le secrétaire de celui-ci, l'abbé Tru- 
blet. Et Bouret ? Qui est-ce qui a donné des leçons 
à Bouret ? Personne ; c'est la nature qui forme ces 
hommes rares-là. Croyez-vous que l'histoire du 
chien et du masque soit écrite quelque part. 

MOI. — Mais à vos heures perdues, lorsque l'an- 
goisse de votre estomac vide, ou la fatigue de votre 
estomac surchargé éloigne le sommeil... 



LUI, — J'y penserai. Il vaut mieux écrire de 
grandes choses que d'en exécuter de petites. Alors 
l'âme s'élève, l'imagination s'échauffe, s'enflamme 
et s'étend, au lieu qu'elle se rétrécit à s'étonner, 
auprès de la petite Hus, des applaudissements que 
ce sot public s'obstine à prodiguer à cette minau- 
dière de D ange ville qui joue si platement, qui 
marche presque courbée en deux sur la scène, qui a 
l'affectation de regarder sans cesse dans les yeux de 
celui à qui elle parle et de jouer en dessous, et qui 
prend elle-même ses grimaces pour de la finesse, 
son petit trotter pour de la grâce ; à cette empha- 
tique Clairon, qui est plus maigre, plus apprêtée, 
plus étudiée, plus empesée qu'on ne saurait dire. 
Cet imbécile parterre les claque à tout rompre, et 
ne s'aperçoit pas que nous sommes un peloton d'agré- 
ments : il est vrai que le peloton grossit un peu, 
mais qu'importe } que nous avons la plus belle peau, 
les plus beaux yeux, le plus joli bec ; peu d'entrailles 
à la vérité, une démarche qui n'est pas légère , mais 
qui n'est pas non plus aussi gauche qu'on le dit. 
Pour le sentiment en revanche, il n'en est aucune 
à qui nous ne damions le pion. 

MOK — Comment dites-vous tout cela? est-ce 
ironie ou vérité? 

LUI. — Le mal est que ce diable de sentiment est 



LE NEVEU DE RAMEAU. 167 



tout en dedans, et qu il n*en transpire pas une lueur 
au dehors ; mais moi qui vous parle, je sais et je sais 
bien qu elle en a. Si ce n'est pas cela précisément, 
c'est quelque chose comme cela. Il faut voir, quand 
l'humeur nous prend, comme nous traitons les va- 
lets, comme les femmes de chambre sont souffletées, 
comme nous menons à grands coups de pied les 
Parties casuelles pour peu qu'elles s'écartent du res- 
pect qui nous est dû. C'est un petit diable, vous 
dis-je, tout plein de sentiment et de dignité... Oh 
ça, vous ne savez où vous en êtes, n'est-ce pas? 

MOI. — J'avoue que je ne saurais démêler si c'est 
de bonne foi ou méchamment que vous parlez. Je 
suis un bon homme ; ayez la bonté d'en user avec 
moi plus rondement, et de laisser là votre art. 

LUI. — Cela, c'est ce que nous débitons à la petite 
Hus de la Dange ville et de la Clairon, mêlé par-ci 
par-là de quelques mots qui vous donnent l'éveil. 
Je consens que vous me preniez pour un vaurien, 
mais non pour un sot; et il n'y aurait qu'un sot ou 
un homme perdu d'amour qui pût dire sérieusement 
tant d'impertinences. 

MOI. — Mais comment se résout-on à les dire ? 

LUI. — Cela ne se fait pas tout d'un coup; mais 
petit à petit on y vient. Ingenii largitor venter, 

MOI. — Il faut être pressé d'une cruelle faim. 



i6Q. LE NEVEU DE RAMEAU. 

LUI. — Cela se peut. Cependant quelque fortes 
qu elles vous paraissent, croyez que ceux à qui elles 
s'adressent çont plutôt accoucumés à les entendre 
que nous à les hasarder. 

MOI. — Est-ce qu'il y a \x quelqu'un qui ait le 
courage d'être de votre avis? 

LUI. — Qu'appelez-vous quelqu'un ? C'est le sen- 
timent et le langage de toute la société. 

MOI. — Ceux d'entre vous qui ne sont pas de 
grands vauriens doivent être de grands sots. 

LUI. — Des sots, là? Je vous jure qu'il n'y en a 
qu un, c'est celui qui nous fête pour lui en imposer. 

MOI. — Mais comment s'en laisse-t-on si gros- 
sièrement imposer ? Car enfin la supériorité des ta- 
lents de la Dangeville et de la Clairon est décidée. 

LUI. — On avale à pleine gorgée le mensonge qui 
nous flatte, et Ton boit goutte à goutte une vérité 
qui nous est amère. Ec puis nous avons l'air si pé- 
nétré, si vrai! 

MOI. — Il faut cependant que vous ayez péché 
une fois contre les principes de l'art, et qu'il vous 
soit échappé par mégarde quelques-unes de ces véri- 
tés amères qui blessent; car, en dépit du rôle misé- 
rable, abject, vil, abominable que vous faites, je 
crois qu'au fond vous avez l'âme délicate. 

LUI. — Moi? point du tout. Que le Diable m'em- 



LE NEVEU DE RAMEAU. 169 



porte si je sais au fond ce que je suis ! En général, 
j'ai Tesprit rond comme une boule, et le caractère 
franc comme l'osier. Jamais faux, pour peu que j'aie 
d'intérêt d'être vrai; jamais vrai, pour peu que j'aie 
dUntérèt d'être faux. Je dis les choses comme elles 
me viennent; sensées, tant mieux; impertinentes, on 
n'y prend pas garde. J'use en plein de mon franc- 
parler. Je n'ai pensé de ma vie, ni avant que de 
dire, ni en disant, ni après avoir dit ; aussi je n'of- 
fense personne. 

MCI. — Mais cela vous est pourtant arrivé avec 
les honnêtes gens chez qui vous viviez, et qui 
avaient pour vous tant de bontés. 

LUI. — Que voulez-vous? c'est un malheur, un 
mauvais moment comme il y en a dans la vie; point 
de félicité continue : j'étais trop bien, cela ne pou- 
vait durer. Nous avons, comme vous savez, la com- 
pagnie la plus nombreuse et la mieux choisie. C'est 
•une école d'humanité, le renouvellement de l'antique 
hospitalité : tous les poètes qui tombent, nous les 
ramassons; nous eûmes Palissot après sa Zarès^ 
Bret après le Faux généreux; tous les musiciens 
décriés, tous les auteurs qu'on ne lit point, toutes 
les actrices sifflées, tous les acteurs hués, un tas de 
pauvres honteux, plats parasites à la tête desquels 
j'ai rhonneur d'être, brave chef d'une troupe timide. 



170 LE NEVEU DE RAMEAU. 



Cesc moi qui les exhorte à manger la première fois 
qu^ils viennent, c'est moi qui demande à boire pour 
eux : ils tiennent si peu de place ! Quelques jeunes 
gens déguenillés qui ne savent où donner de la tête, 
mais qui ont de la figure ; d*autres scélérats qui cajo- 
lent le Patron et qui l'endorment, afin de glaner 
après lui sur la Patronne. Nous paraissons gais, 
mais au fond nous avons tous de Thumeur et grand 
appétit. Des loups ne sont pas plus afiamés, des 
tigres ne sont pas plus cruels : nous dévorons comme 
des loups lorsque la terre a été longtemps couverte 
de neige, nous déchirons comme des tigres tout ce 
qui réussit. Quelquefois les cohues Berlin^ Mont^ 
sauge et Viliemorien se réunissent : c'est alors qu*il 
se fait un beau bruit dans la ménagerie. Jamais on 
ne vit tant de bêtes tristes, acariâtres, malfaisantes 
et courroucées. On n'entend que les noms de Bufibn, 
de Duclos, de Montesquieu, de Rousseau, de Vol- 
taire, de d'Alembert, de Diderot. Et Dieu sait de * 
quelles épithèces ils sont accompagnés ! Nul n'aura 
de l'esprit s'il n'est aussi sot que nous. C'est là que 
le plan de la comédie des Philosophes a été conçu ; 
la scène du colporteur, c'est moi qui l'ai fournie, 
d'après la Théologie en quenouille : vous n'êtes pas 
épargné là plus qu'un autre. 
MOI. — Tant mieux ! peut-être me fait-on plus 



LE NEVEU DE RAMEAU. 171 

d'honneur que je n'en mérite. Je serais humilié si 
ceux qui disent du mal de tant d'habiles et honnêtes 
gens s'avisaient de dire du bien de moi. 

LUI. — Nous sommes beaucoup, et il faut que 
chacun paye son écot; après le sacrifice des grands 
animaux, nous immolons les autres. 

MOI. — Insulter la science et la vertu pour vivre, 
voilà du pain bien cher ! 

LUI. — Je vous l'ai déjà dit, nous sommes sans 
conséquence ; nous injurions tout le monde et nous 
n'affligeons personne. Nous avons quelquefois le 
pesant abbé d'Olivet, le gros abbé le Blanc, l'hypo- 
crite Batteux. Le gros abbé n'est méchant qu'avant 
dîner; son café pris, il se jette dans un fauteuil, les 
pieds appuyés contre la tablette de la cheminée et 
s'endort comme un vieux perroquet sur son bâton. 
Si le vacarme devient violent, il bâille, étend ses 
bras, il frotte ses yeux et dit : t Eh bien, qu est-ce? 
qu'est-ce? — Il s'agit de savoir si Piron a plus d'es- 
prit que Voltaire. — Entendons-nous : c'est de l'es- 
prit que vous dites ? il ne s'agit pas de goût? car du 
goût, votre Piron ne s'en doute pas. — Ne s'en 
doute pas! — Non... • Et puis nous voilà embar- 
qués dans une dissertation sur le goût. Alors le 
Patron fait signe de la main qu'on l'écoute, car 
c'est surtout de goût qu'il se pique, t Le goût, dit- 



il... le goût est une chose... • Ma foi, je ne sais 
quelle chose il disait que c'était, ni lui non plus. 

Nous avons quelquefois l'ami Robbé ; il nous ré- 
gale de ses contes cyniques, des miracles des convul- 
sionnaires, dont il a été le témoin oculaire, et de 
quelques chants de son poème sur un sujet qu'il 
connaît à fond. Je hais ses vers, mais j'aime à l'en- 
tendre réciter; il a l'air d'un énergumène. Tous 
s'écrient autour de lui : • Voilà ce qu'on appelle un 
poète!... • Entre nous cette poésie-là n'est qu'un 
charivari de toutes sortes de bruits confus, le ramage 
barbare des habitants de la tour de Babel. 

Il nous vient aussi un certain niais, qui a l'air 
plat et bêce, mais qui a de l'esprit comme un dé- 
mon, et qui est plus malin qu'un vieux singe. C'est 
une de ces figures qui appellent la plaisanterie et les 
nasardes, et que Dieu fit pour la correction des 
gens qui jugent à la mine et à qui leur miroir aurait 
dû apprendre qu'il est aussi aisé d'être un homme 
d'esprit et d'avoir l'air d'un sot, que de cacher un 
sot sous une physionomie spirituelle. C'est une lâ- 
cheté bien commune que celle d'immoler un bon 
homme à l'amusement des autres; on ne manque 
jamais de s'adresser à celui-ci. C'est un piège que 
nous tendons aux nouveaux venus, et je n'en ai 
presque pas vu un seul qui n'y donnât... 



LE NEVEU DE RAMEAU. ,i7J 



(J'étais quelquefois surpris de la justesse dej? 
observations de ce fou sur les hommes et sur les 
caractères, et je le lui témoignai.) C'est, me répons- 
dit-il, qu'on tire parti de la mauvaise compagnie 
comme du libertinage ; on est dédommagé de la perte 
de son innocence par celle de ses préjugés : dans la 
société des méchants, où le vice se montre à masque 
levé, on apprend à les connaître. Et puis j'ai un peu 
lu. 

MOI. — Qu'avez-vous lu? 

LUI. — J'ai lu et je lis -et relis sans cesse Théo- 
phraste, La Bruyère et Molière . 

MOI. — Ce sont d'excellents livres. 

LUI. — Ils sont bien meilleurs qu'on ne pense; 
mais qui est-ce qui sait les lire? 

MOI. — Tout le monde, selon la mesure de son 
€sprit. 

LUI. — Presque personne. Pourriez-vous me dire 
ce qu'on y cherche? 

MOI. — L'amusement et l'instruction. 

LUI. — Mais quelle instruction? car c'est là le 
point. 

MOI. — La connaissance de ses devoirs, Pamour 
de la vertu, la haine du vice. 

LUI. — Moi j'y recueille tout ce qu'il faut faire et 
tout ce qu'il ne faut pas dire. Ainsi quand je Us 



17+ LE NEVEU DE RAMEAU. 



rAvare^)Q me dis : sois avare si tu veux, mais garde- 
toi de parler comme FAvare. Quand je lis le Tizr- 
tuffe^ je me dis : sois hypocrite si tu veux, mais ne 
parle pas comme l'Hypocrite. Garde des vices qui te 
sont utiles, mais n'en aie ni le ton ni les apparences, 
qui te rendraient ridicule. Pour te garantir de ce 
ton, de ces apparences, il faut les connaître ; or ces 
auteurs en ont fait des peintures excellentes. Je suis 
moi, et je reste ce que je suis; mais j'agis et je parle 
comme il convient. Je ne suis pas de ces gens qui 
méprisent les moralistes ; il y a beaucoup à profiter, 
surtout en ceux qui ont mis la morale en action. 
Le vice ne blesse les hommes que par intervalle: 
les caractères du vice les blessent du matin au soir. 
Peut-être vaudrait-il mieux être un insolent que d'en 
avoir la physionomie; Tinsolent de caractère n'in- 
sulte que de temps en temps, l'insolent de physio- 
nomie insulte toujours. Au reste, n'allez pas imagi- 
ner que je sois le seul lecteur de mon espèce; je 
n'ai d'autre mérite ici que d'avoir fait par système, 
par justesse d'esprit, par une vue raisonnable et 
vraie, ce que la plupart des autres font par instinct. 
De là vient que leurs lectures ne les rendent pas meil- 
leurs que moi, mais qu'ils restent ridicules en dépit 
d'eux; au lieu que je ne le suis que quand je veux, 
et que je les laisse alors loin derrière moi; car le 



LE NEVEU DE RAMEAU. 175 

même art qui m'apprend à me sauver du ridicule 
en certaines occasions, m'apprend aussi dans d'au- 
tres à l'attraper heureusement. Je me rappelle alors 
tout ce que les autres ont dit, tout ce que j'ai lu, et 
j'y ajoute tout ce qui sort de mon fonds, qui est en 
ce genre d'une fécondité surprenante. 

MOI. — Vous avez bien fait de me révéler ces 
mystères, sans quoi je vous aurais cru en contradic- 
tion, 

LUI. — Je n'y suis point; car pour une fois où il 
faut éviter le ridicule, heureusement il y en a cent 
où il faut s'en donner. Il n'y a point de meilleur rôle 
auprès des grands que celui de fou. Longtemps il y 
a eu le fou du roi en titre, en aucun il n'y a eu en 
litre le sage du roi. Moi, je suis le fou de Bertin et 
de beaucoup d'autres, le vôtre peut-être dans ce 
moment, ou peut-être vous le mien : celui qui serait 
sage n'aurait point de fou ; celui donc qui a un fou 
n'est pas sage ; s'il n'est pas sage il est fou, et peut- 
être, fût-il roi, le fou de son fou. Au reste, souve- 
nez-vous que, dans un sujet aussi variable que les 
mœurs, il n'y a rien d'absolument, d'essentiellement, 
de généralement vrai ou faux; sinon qu'il faut être 
ce que l'intérêt veut qu'on soit, bon ou mauvais, 
sage ou fou, décent ou ridicule, honnête ou vicieux. 
Si par hasard la vertu avait conduit à la fortune, ou 



176 LE NEVEU DE RAMEAU. 



j'aurais été vertueux, ou j'aurais simulé la vertu 
comme un autre; on m'a voulu ridicule, et je me le 
suis fait; pour vicieux, Nature seule en avait fait 
les frais. Quand je dis vicieux, c'est pour parler 
votre langue; car si nous venions à nous expliquer, 
il pourrait arriver que vous appelassiez vice ce que 
j'appelle vertu, et vertu ce que j'appelle vice. 

Nous avons aussi les auteurs de TOpéra-Comique, 
leurs acteurs et leurs actrices, et plus souvent leurs 
entrepreneurs, Corbie, Moette, tous gens de res- 
sources et d'un mérite supérieur. 

Eh ! j'oubliais les grands critiques de la littéra- 
ture, V Avant-Coureur^ les Petites Affiches ^ P Année 
littéraire^ l'Observateur littéraire^ le Censeur hebdo- 
madairâj toute la clique des feuillistes. 

MOI. — L* Année littéraire! l'Observateur litté- 
raire! Cela ne se peut; ils se détestent. 

LUI. — Il est vrai ; mais tous les gueux se récon- 
cilient à la gamelle. Ce maudit Observateur littéraire^ 
que le Diable l'eut emporté lui et ses feuilles ! C'est 
ce chien de petit prêtre avare, puant et usurier, qui 
est la cause de mon désastre. Il parut sur notre 
horizon hier pour la première fois; il arriva à 
l'heure qui nous chasse tous de nos repaires, 
l'heure du dîner. Quand il fait mauvais temps, 
heureux celui d'entre nous qui a la pièce de vingt"» 



LE NEVEU DE RAMEAU» 



177 



quatre sous dans sa poche! Tel s'est moqué de son 
confrère qui était arrivé le matin crotté jusqu'à 
Téchine et mouillé jusqu'aux os, qui le soir rentre 
chez lui dans le même état. Il y en eut un, je ne sais 
plus lequel, qui eut, il y à quelques mois, un 
démêlé violent avec le Savoyard qui s'est établi à 
notre porte ; ils étaient en compte Courant : le créan-- 
cier voulait que son débiteur se liquidât, et celui-ci 
n'était pas en fonds. On sert, on fait- les honneurs 
de la table à l'abbé, on le place au haut bout. J'entre ; 
je l'aperçois, t Comment, l'Abbé, lui dis-je, vous 
présidez? voilà qui est fort bien pour aujourd'hui; 
mais demain vous descendrez, s'il vous plaît, d'une 
assiette, après-demain d'une autre assiette, et ainsi 
d'assiette en assiette, soit à droite, soit à gauche,; 
jusqu'à ce que de la place que j'ai occupée une fois 
avant vous,. Fréron une fois après moi, Dorât une 
fois après Fréron, Palissot une fois après Dorât, 
vous deveniez stationnaire auprès de moi, pauvre 
plat bougre comme vous, qui siedo sertipre corne un 
maestoso caijo fra duoi coglioni, « L'abbé, qui est 
ton diable, et qui prend tout bien, se mit à rire ; 
Mademoiselle, pénétrée de mon observation et dé 
la justesse de ma comparaison, se mit à rire; tous 
ceux qui siégeaient à droite ou à gauche de l'abbé, 
et qu'il avait reculés d'un cran, se mirent à rire ; 

ta 



171 LE NEVEU DE RAMEAU, 



coiK le monde rie, excepté Monsieur, qui se fâche, 
et me tient des propos qui n'auraient rien signifié si 
nous avions été seuls, t Rameau, vous êtes un 
impertinent. — Je le sais bien, et c'est à cette 
condition que vous m'avez reçu. — Un faquin. — 
Comme un autre. — Un gueux. — Est-ce que je 
serais ici sans cela? — Je vous ferai chasser. — 
Après dîner, je m'en irai de moi-même. — Je vous 
le conseille... • On dîna; je n'en perdis pas un 
coup de dent. Après avoir bien mangé, bu large- 
ment, car après tout il n'en aurait été ni plus ni 
moins, messer Gaster est un personnage contre 
lequel je n'ai jamais boudé , je pris mon parti, et 
je me disposais à m'en aller; j'avais engagé ma 
parole en présence de tant de monde, qu'il fallait 
bien la tenir. Je fus un temps considérable à rôder 
dans l'appartement, cherchant ma canne et mon 
chapeau où ils n'étaient pas, et comptant toujours 
que le Patron se répandrait dans un nouveau tor- 
rent d'injures, que quelqu'un s'interposerait, et que 
nous finirions par nous raccommoder à force de 
nous fâcher. Je tournais, je tournais, car moi je 
n'avais rien sur le cœur; mais le Patron, lui, plus 
sombre et plus noir que l'Apollon d'Homère lôrs* 
qu'il décoche ses traits sur l'armée des Grecs, son 
bonnet une fois plus renfoncé que de coutume, se 



LE NEVEU DE RAMEAU. 179 

promenait en long et en large, le poing sous le men- 
ton. Mademoiselle s'approche de moi : t Mais, made- 
moiselle, qu'est-ce qu'il y a donc d'extraordinaire; 
ai-je été différent aujourd'hui de moi-même? — Je 
veux qu'il sorte. — Je sortirai... Je ne lui ai point 
manqué. — Pardonnez -moi ; on invite monsieur 
Fabbé, et. . . — Cest lui qui s'est manqué à lui-même 
en invitant l'abbé, en me recevant, et avec moi 
tant d'autres bélîtres tels que moi. — Allons, mon 
petit Rameau, il faut demander pardon à monsieur 
l'abbé. — Je n'ai que faire de son pardon. — Allons, 
allons, tout cela s'apaisera... » On me prend par la 
main; on m'entraîne vers le fauteuil de l'abbé; 
j'étends les bras, je contemple l'abbé avec une espèce 
d'admiration, car qui esc-ce qui a jamais demandé 
pardon à Fabbé? t L'Abbé, lui dis-je, l'Abbé, tout 
ceci est bien ridicule, n^est-il pas vrai? » Et puis je 
me mets à rire, et l'abbé aussi. Me voilà donc 
excusé de ce côté-là; mais il fallait aborder l'autre, 
et ce que j'avais à lui dire était une autre paire de 
manches. Je ne sais plus trop comment je lui tour- 
nai mon excuse, f Monsieur, voilà ce fou.,. — Il y 
a trop longtemps qu'il me fait souffrir ; je n'en veux 
plus entendre parler. — Il est fâché. — Oui, je suis 
très fâché. — Cela ne lui arrivera plus. — Qu'au 
premier faquin... • Je ne sais s'il était dans un de 



i8o LE N£VEU DE RAMEAU. 

ces jours d'humeur où Mademoiselle craint d'en 
approcher, et n'ose le toucher qu'avec ses mitaines 
de velours, ou s*il entendit mal ce que je disais, ou 
si je dis mal; ce fut pis qu'auparavant. Que diable! 
est-ce qu'il ne me connaît pas? est-ce qu'il ne sait 
pas que je suis comme les enfants, et qu'il y a dç^ 
circonstances où je laisse tout aller sous moi? Et 
puis je crois. Dieu me pardonne, que je n'aurais pas 
un moment de relâche ; on userait un pantin d'acier 
à tirer la ficelle du matin au soir, et du soir au 
matin. Il faut que je les désennuie, c'est la condi- 
tion; mais il faut que je m'amuse quelquefois. Aii 
milieu de cet imbroglio il me passa par la tête une 
pensée funeste, une pensée qui me donna de la^ 
morgue, une pensée qui m'inspira de la fierté et de 
l'insolence : c'est qu'on ne pouvait se passer de 
moi, que j'étais un homme essentiel. 
: MOI. — Oui, je crois que vous leur êtes trè^ 
Utile, mais qu'ils vous le sont encore davantage. 
Vous ne retrouverez pas, quand vous voudrez, une 
aussi bonne maison; mais eux, pour un fou qui 
leur manque, ils en retrouveront cent. 
. LUI. ^- Cent fous comme moi! monsieur le Phi* 
losophe, ils ne sont pas si communs. Oui, des plats[ 
fous. On est plus difficile en sottise qu'en talent ou 
en vertu. Je suis rare dans mon espèce, oui, très 



rare. A présent qu'ils ne m'ont plus, que font-ils? 
ils s'ennuient comme des chiens. Je suis un sac 
inépuisable d'impertinences. J'avais à chaque ins- 
tant une boutade qui les faisait rire aux larmes : 
j'étais pour eux les Petites-Maisons entières. 

MOI. — Aussi vous aviez la table, le lit, Thabit, 
veste et culottes, les souliers, et la pistole par 
mois. 

LUI. — Voilà le beau côté, voilà le bénéfice; 
mais des charges, vous n'en dites mot. D'abord, 
s'il était bruit d'une pièce nouvelle, quelque temps 
qu'il fit, il fallait fureter dans tous les greniers de 
Paris, jusqu'à ce que j'en eusse trouvé l'auteur; que 
je me procurasse la lecture de l'ouvrage, et que 
j'insinuasse adroitement qu'il y avair un rôle qui 
serait supérieurement rendu par quelqu'un de ma 
connaissance. • Et par qui, s'il vous plaît? — Par 
qui ? belle question ! ce sont les grâces, la gentil- 
lesse, la finesse. — Vous voulez dire mademoiselle 
Dangeville ? Par hasard la connaî triez-vous? — Oui, 
un peu; mais ce n'est pas elle. — Et qui donc? » 
Je nommais tout bas... — Elle! — Oui, elle, 
répétais-je un peu honteux, car j'ai quelquefois de 
la pudeur; et à ce nom il fallait voir comme la 
physionomie du poète s'allongeait, et d'autres fois 
comme on m'éclatait au nez. Cependant, bon gré, 



i8a LE NEVEU DE RAMEAU. 



mal gré qu'il en eût, il fallait que j'amenasse mon 
homme à diner; et lui, qui craignait de s'engager, 
rechignait, remerciait. Il fallait voir comme j'étais 
traité quand je ne réussissais pas dans ma négo- 
ciation ! j'étais un butor, un sot, un balourd ; je 
n'étais bon à rien; je ne valais pas le verre d'eau 
qu'on me donnait à boire. C'était bien pis lorsqu'on 
jouait, et qu'il fallait aller intrépidement, au milieu 
des huées d'un public qui juge bien, quoi qu'on en 
dise, faire entendre mes claquements de mains isolés, 
attacher les regards sur moi, quelquefois dérober 
les sifflets à l'actrice, et ouïr chuchoter à côté de 
soi : f C'est un des valets déguisés de celui qui 
couche. Ce maraud-là se taira-t-il?... • On ignore 
ce qui peut déterminer à cela; on croit que c'est 
ineptie, tandis que c'est un motif qui excuse tout, 

MOI. — Jusqu'à l'infraction des lois civiles. 
. LUI. — A la fin cependant j'étais connu, et l'on 
disait : f Oh ! c'est Rameau. • Ma ressource était 
de j.eter quelques mots ironiques qui sauvassent du 
ridicule mon applaudissement solitaire, qu'on inter- 
prétait à contresens. Convenez qu'il faut un puissant 
intérêt pour braver ainsi le public assemblé, et que 
chacune de ces corvées valait mieux qu'un petit écu. 

MOI. — Que ne vous faisiez-vous prêter main-forte ? 

LUI. — Cela m'arrivait aussi, et je glanais un 



peu là-dessus. Avant que de se rendre au lieu du 
supplice, il fallait se charger la mémoire des endroits 
brillants ou il importait de donner le ton. S'il m' ar- 
rivait de les oublier ou de me méprendre, j'en avals 
le tremblement à mon retour; c'était un vacarme 
dont vous n'avez pas d'idée. Et puis à la maison 
une meute de chiens à soigner : il est vrai que je 
m'étais sottement imposé, cette tâche; des chats 
dont j'avais la surintendance. J'étais trop heureux 
si Micoii me favorisait d'un coup de griffe qui 
déchirât ma manchette ou ma main. Criquetre est 
sujette à la colique; c'est moi qui lui frotte lé 
ventre. Autrefois Mademoiselle avait des vapeurs, 
ce sont aujourd'hui les nerfs. Je ne parle pas d'autres 
indispositions légères dont on ne se gêne point devant 
moi. Pour ceci, passe, je n'ai jamais prétendu con- 
traindre. J'ai lu, je ne sais où, qu'un prince sur- 
nommé le Grand restait quelquefois appuyé sur le 
dossier de la chaise percée de sa maîtresse. On en 
use à son aise avec ses familiers, et j'en étais ces 
jours-là plus que personne. Je suis apôtre de la 
familiarité et de l'aisance; je les prêchais là d'exemple, 
sans qu'on s'en formalisât ; il n'y avait qu'à me lais- 
ser aller. Je vous ai ébauché le Patron. Mademoi- 
selle commence à devenir pesante, il faut entendre 
les bons contes qu'ils en font. 



fiS^ 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



' ' MOI. — Vous n'êtes pas de ces gens-là? 
: LUI. -:- Pourquoi non? 

MOI. — Cest qu'il est au moins indécent de 
donner des ridicules^ à ses bienfaiteurs. 

LUI. — Mais n'est-ce pas pis encore de s'auto- 
riser de ses bienfaits pour avilir son protégé ? 

MOI. — Mais si le protégé n'était pas vil par lui- 
même, rien ne donnerait au protecteur cette auto- 
rité. 

LUI. -^ Mais si les personnages n'étaient pas ridi- 
cules par eux-mêmes, on n'en ferait pas de bons 
xx)ntes. Et puis est-ce ma fkute s'ils s'encanaillent ? 
est-ce ma faute, lorsqu'ils sont encanaillés, si on les 
trahit, si on les bafoue ? Quand on se résout à vivre 
avec des gens comme nous, et qu'on a le sens com- 
mun, il y a je ne sais combien de noirceurs auxquelles 
il faut s'attendre. Quand on nous prend, ne nous 
connaît-on pas pour ce que nous sommes, pour des 
âmes intéressées, viles et perfides? Si l'on nous con- 
naît, tout est bien. Il y a un pacte tacite qu'on nous 
fera du bien, et que tôt ou tard nous rendrons le 
mal pour le bien qu'on nous aura fait. Ce pacte ne 
«ubsiste-t-il pas entre l'homme et son singe et son 
perroquet? Le Brun jette les hauts cris que Palissot, 
son convive et son ami, ait fait des couplets contre 
lui. Palissot a du faire, les couplets, et c'est le Brun 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



18$ 



qui a tort. Poînsinet jette les hauts cris que Palissot 
ait mis suf son compte les couplets qu'il avait faits 
contre le Brun : Palissot a du mettre sur le compte 
de Poinsinet les couplets qu'il avait faits contre le 
Brun, et c'est Poinsinet qui a tort. Le petit abbé Rejr 
jette les hauts cris de ce que son ami Palissot lui a 
soufflé sa maîtresse,, auprès de laquelle il l'avait 
introduit : c'est qu'il ne fallait point introduire im 
Palissot chez sa maîtresse, ou se résoudre à la 
perdre; Palissot a fait son devoir, et c'est l'abbé 
Rey qui a tort. Le libraire David jette les hauts cris 
de ce que son associé Palissot a couché ou voulu 
coucher avec sa femme , la femme du libraire David 
jette les hauts cris de ce que Palissot a laissé croire 
à qui l'a voulu qu'il avait couché avec elle; que 
Palissot ait couché ou non avec la femme du libraire, 
ce qui est difficile à décider, car la femme a dû nier 
ce qui était, et Palissot a pu laisser croire ce qui 
n'était pas, quoi qu'il en soit, Palissot a fait son 
rôle, et c'est David et sa femme qui ont tort. 
Qu'Helvétius jette les hauts cris que Palissot le tra- 
duise sur la scène comme un malhonnête homme, 
lui à qui il doit encore l'argent qu'il lui prêta 
pour se faire traiter de la mauvaise ^anté, se nourrir 
et se vêtir : a-t-il dû se promettre un autre procédé 
de la part d'un homme souillé de toutes sortes 





d'infamies, qui par passe-temps fait abjurer la religion 
à son ami ; qui sVmpare du bien de ses associés, qui 
n'a ni foi, ni loi, ni sentiment; qui court à la for^ 
tune per fas et ne/as j qui compte ses jours par ses 
scélératesses, et qui s'est traduit lui-même sur la 
scène comme un des plus dangereux coquins, impu- 
dence dont je ne crois pas qu'il y eût dans le passé 
an premier exemple, ni qu'il y en ait un second dans 
l'avenir? Non. Ce n'est donc pas Palissot, mais c'est 
Helvétius qui a tort. Si Ton mène un jeune provin- 
cial à la Ménagerie de Versailles, et qu'il s'avise 
par sottise de passer la main à travers les barreaux de 
la loge du ti^re ou de la panthère, si le jeune homme 
laisse son bras dans la gueule de l'animal féroce, 
qui est-ce qui a tort? Tout cela est écrit dans le pacte 
tacite; tant pis pour celui qui l'ignore ou l'oublie. 
Combien je justifierais, par ce pacte universel et sacré, 
de gens qu'on accuse de méchanceté , tandis que 
c'est soi qu'on devrait accuser de sottise ! Oui, grosse 
Comtesse, c'est vous qui avez tort, lorsque vous 
rassemblez autour de vous ce qu'on appelle parmi 
les gens de votre sorte des espèces, et que ces 
espèces vous font des vilenies, vous en font faire, 
et vous exposent au ressentiment des honnêtes gens. 
Les honnêtes gens font ce qu'ils doivent, les espèces 
aussi; et c'est vous qui avez tort de les accueillir. 



LE NEVEU DE RAMEAU. 187 

Si Bertinus vivait doucement, paisiblement avec sa 
maîtresse; si par l'honnêteté de leurs caractères ils 
s'étaient fait des connaissances honnêtes ; s'ils avaient 
appelé autour d'eux des hommes à talents, des gens 
connus dans la société par leur vertu; s'ils avaient 
réservé pour une petite société éclairée et choisie 
les heures de distraction qu'ils auraient dérobées à 
la douceur d'être ensemble, de s'aimer, de se le dire 
dans le silence de la retraite, croyez-vous qu'on en 
eût fait ni bons ni mauvais contes? Que leur est-il 
donc arrivé ? ce qu'ils méritaient ; ils ont été punis de 
leur imprudence, et c'est nous que la Providence 
avait destinés de toute éternité à faire justice des 
Bertins du jour, et ce sont nos pareils d'entre nos ne- 
veux qu'elle a destinés à faire justice des Montsauges 
et des Bertins à venir. Mais, tandis que nous exécu- 
tons ses justes décrets sur la sottise, vous qui nous 
peignez tels que nous sommes, vous exécutez ses 
justes décrets sur nous. Que penser iez-vous de nous 
si nous prétendions avec des mœurs honteuses jouir 
de la considération publique? Que nous sommes des 
insensés. Et ceux qui s'attendent à des procédés 
honnêtes de la part de gens nés vicieux, de carac- 
tères vils et bas, sont-ils sages? Tout a son vrai 
loyer dans ce monde. Il y a deux procureurs géné- 
raux, l'un à votre porte, qui châtie les délits contre 



i88 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



la société; la Nature est l'autre. Celle-ci connaît de 
tous les vices qui échappent aux Lois. Vous vous 
livrez à la débauche des femmes, vous serez hydro- 
pique ; vous êtes crapuleux, vous serez poumonique ; 
vous ouvrez votre porte à des marauds et vous vivez 
avec eux, vous serez trahi, persiflé, méprisé : le 
plus court est de se résigner à l'équité de ces juge- 
ments, et de se dire à soi-même : c'est bien fait, de 
secouer ses oreilles et de s'amender, ou de rester ce 
qu'on est, mais aux conditions susdites. 

MOI. — Vous avez raison. 

LUI. — Au demeurant, de ces mauvais contes, 
moi je n'en invente aucun, je m'en tiens au rôle 
de colporteur. Ils disent qu'il y a quelques jours, 
sur les cinq heures du matin, on entendit un 
vacarme enragé, toutes les sonnettes étaient en 
branle, c'étaient les cris interrompus et sourds 
d'un homme qui étoufie : A moi... moi... je 
suffoque... je meurs... Ces cris partaient de l'appar- 
tement du Patron. On arrive, on le secourt. Notre 
grosse créature dont la tête était égarée, qui n'y 
était plus, qui n'y voyait plus, comme il arrive dans 
ce moment, s'élevait sur ses deux mains et, du plus 
haut qu'elle pouvait, laissait retomber sur les Parties 
casuelles un poids de deux à trois cents livres, 
animé de toute la vitesse que donne la fureur du 



plaisir. On eut beaucoup de peine à le dégager dé 
là« Quelle diable de fantaisie à un petit marteau de 
se placer sous une lourde enclume? 

MOI. — Vous êtes un polisson. Parlons d'autre 
chose. Depuis que nous causons, j'ai une question 
sur la lèvre. 

LUI. — Pourquoi l'avoir arrêtée là si longtemps? 

MOI. — C'est que j'ai craint qu elle ne fût indis- 
crète. 

LUI. — Après ce que je viens de vous révéler, 
j'ignore quel secret je puis avoir pour vous. 

MOI. — Vous ne doutez pas du jugement que je 
porte de votre caractère ? 

LUI. — Nullement. Je suis à vos yeux un être 
très abject, très méprisable, et je le suis aussi 
quelquefois aux miens, mais rarement; je me félicite 
plus souvent de mes vices que je ne m'en blâme : 
vous êtes plus constant dans votre mépris. 

MOI. — Il est vrai ; mais pourquoi me montrer 
toute votre turpitude? 

LUI. — D'abord, c'est que vous en connaissiez 
une bonne partie, et que je voyais plus à gagner 
qu'à perdre à vous avouer le reste. 

MOI. — Comment cela, s'il vous plaît? 

LUI. — S'il importe d'être sublime en xjuelques 
genres, c'est surtout en mal. On crache sur un petit 



tço LE NETEU DE RAMEAU. 



filoa, mais on ne peut refuser une sorte de considé- 
ration à un grand criminel; son courage tous 
étonne, son atrocité vous fait frémir. On prise en 
tout r unité du caractère. 

MOI. — Mais cette esdmable unité de caractère 
vous ne Favez pas encore; je vous trouve de temps 
en temps vacillant dans vos principes ; il est incer* 
tain si vous tenez votre méchanceté de la Nature ou 
de Tétude, et si l'étude vous a porté aussi loin qu^'d 
est possible. 

LUI. — J'en conviens ; mais j'ai fait de mon 
mieux. N'ai-je pas eu la modestie de reconnaître 
des êtres plus parfaits que moi? Ne vous ai-je pas 
parlé de Bouret avec l'admiration la plus profonde } 
Bourer est le premier Jiomme du monde, dans mon 
esprit. 

MOI. — Mais immédiatement après Bouret c'est 
vous? 

LUI. — Non. 

MOI. — C'est donc Palissot? 
: LUI. — C'est Palissot, mais ce n'est pas Palissot 
seuL 

MOI. — Et qui peut être digne de partager le 
second rang avec lui? 

LUI, — Le renégat d'Avignon. 

MOI. — Je n'ai jamais entendu parler de ce re*» 




négat d'Avignon ; mais ce doit être un homme bien 
étonnant. 

LUI. — Aussi l'est-iU 

MOI. — L'histoire des grands personnages m'a 
toujours intéressé. 

LUI. — Je le crois bien. Celui-ci vivait chep 
un bon et honnête de ces descendants d'Abraham, 
promis au Père des Croyants en nombre égal à celui 
des étoiles. 

MOI. — Chez un juif^ 

LUI. — Chez un juif. Il avait d'abord surpris la 
commisération, ensuite la bienveillance, enfin la con- 
fiance la plus entière; car voilà comme il arrive 
toujours : nous comptons tellement sur nos bienfaits, 
qu'il est rare que nous cachions notre secret à celui 
que. nous avons comblé de nos bontés ; le moyen 
qu'il n'y ait pas des ingrats, quand nous exposons 
l'homme à la tentation de l'être impunément? C'est 
une réflexion juste que notre juif ne fit pas. Il confia 
donc ati renégat qu'il ne pouvait en conscience man- 
ger du cochon. Vous allez voir tout le parti qu'un 
esprit fécond sut tirer de cet aveu. Quelques mois 
se passèrent pendant lesquels notre renégat redoubla 
d'attachement ; quand il crut son juif bien touché, bien 
captivé, bien convaincu par ses soins qu'il n'avait 
pas un meilleur ami dans toutes les tribus d'Israël..* 



ipa 



LE NEVEU. DE RAMEAU. 



Admirez la circonspection de cet homme ! il ne se 
hâce pas, il laisse mûrir la poire avant que de se- 
couer la branche : trop d'ardeur pouvait faire échouer 
son projet. C'est qu'ord'mairement la grandeur de 
caractère résulte de la balance naturelle de plusieurs 
qualités opposées. 

, MOI. — Eh! laissez là vos réflexions et continuez 
votre histoire. 

LUI. — Cela ne se peut ; il y a des jours où il 
faut que je réfléchisse, c'est une maladie qu'il faut 
abandonner à son cours. Où en étais-je? 

MOI. — A l'intimité bien établie entre le juif et le 
renégat. . 

LUI. — Alors la poire était mûre... Mais vous ne 
in'écoutez pas, à quoi rêvez-vous? 

MOI. — Je rêve à l'inégalité de votre ton, tantôt 
haut, tantôt bas. 

: LUI. — Est-ce que le ton de ITiomme vicieux peut 
être un?... Il arrive un soir chez son bon ami, l'air 
^fiaré, la voix entrecoupée, le visage pâle comme l'a 
mort, tremblant de tous ses membres, t Qu'avez- 
;yous? — Nous sommes perdus. — Perdus! et com- 
anent? — Perdus ! vous dis-je, perdus sans ressource. 
^ Expliquez-vous. — Un moment, que je me re- 
mette de mon effroi. — Allons, remettez-vous, * 
lui dit le juif, au lieu de lui dire : Tu es un iiefi^ 



LE NEVEU DE RAMEAU. 193 



fripon ; je ne sais ce que tu as à m'apprendre, mais 
tu es un fieflfé fripon, tu joues la terreur. 

MOI. — Et pourquoi lui devrait-il parler ainsi? 

LUI. — Cest qu il était faux, et qu'il avait passé 
la mesure ; cela est clair pour moi, et ne m'inter- 
rompez pas davantage, t Nous sommes perdus... 
perdus!... sans ressource!... • Est-ce que vous ne 
sentez pas TafiFectacion de ces perdus répétés? t Un 
traître nous a déférés à la Sainte Inquisition, vous 
comme juif, moi comme renégat, comme un infâme 
renégat. .. • Voyez comme le traître ne rougit pas 
de se servir d'expressions les plus odieuses. Il faut 
plus de courage qu'on ne pense pour s'appeler de 
son nom; vous ne savez pas ce qu'il en coûte pour 
en venir là. 

MOI. — ^Non, certes. Mais cet infâme renégat... 

LUI. — Est faux, mais c'est une fausseté bien 
adroite. Le juif s'effraye, il s'arrache la barbe, il 
voit les sbires à sa porte, il se voit affublé du San- 
benito^ il voit son auto^a-fé préparé, c Mon ami, 
mon tendre ami, mon unique ami, quel parti pren- 
dre? — Quel parti? De se montrer, d'affecter la 
plus grande sécurité, de se conduire comme à l'or- 
dinaire. La procédure de ce tribunal est secrète, 
mais lente ; il faut user de ses délais pour tout ven- 
dre. J'irai louer, ou je ferai louer un bâtiment par 

'3 



19* 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



un tiers, oui par un tiers, ce sera le mieux ; nous y 
déposerons votre fortune, car c'est à votre fortune 
principalement qu'ils en veulent; et nous irons, vous 
et moi, chercher sous un autre ciel la liberté de ser- 
vir notre Dieu et de suivre en sûreté la loi d'Abra- 
ham et de notre conscience. Le point important, 
dans la circonstance périlleuse où nous nous trou- 
vons, est de ne point faire d'imprudence... • Fait 
et dit. Le bâtiment est loué, et pourvu de vivres et 
de matelots; la fortune du juif est à bord; demain 
à la pointe du jour ils mettent à la voile, ils peu- 
vent souper gaiement et dormir en sûreté, demain 
ils échappent à leurs persécuteurs. Pendant la nuit 
le renégat se lève, dépouille le juif de son porte- 
feuille, de sa bourse et de ses bijoux, se rend à bord 
et le voilà parti. Et vous croyez que c'est là tout? 
bon ! vous n'y êtes pas. Lorsqu'on me raconta cette 
histoire, moi je devinai ce que je vous ai tu pour 
essayer votre sagacité. Vous avez bien fait d'être un 
honnête homme, vous n'auriez été qu'un friponneau. 
Jusqu'ici le renégat n'est que cela, c'est un coquin 
méprisable à qui personne ne voudrait ressembler. 
Le sublime de la méchanceté, c'est d'avoir été lui- 
tnême le délateur de son bon ami Tisraélite, dont 
la Sainte Inquisition s'empara à son réveil, et dont 
quelques jours après, on fit un beau feu de joie. Et 



LE NEVEU DE RAMEAU. ips 



ce fut ainsi que le renégat devint tranquille posses- 
seur de la fortune de ce descendant maudit de ceux 
qui ont crucifié Notre Seigneur. 

MOI. — Je ne sais lequel des deux me fait le plus 
d'horreur, ou de la scélératesse de votre renégat,» 
ou du ton dont vous en parlez. 

LUI. — Et voilà ce que je vous disais : l'atrocité 
de l'action vous porte au delà du mépris, et c'est la 
raison de ma sincérité. J'ai voulu que vous connus- 
siez jusqu'où j'excellais dans mon art, vous arracher 
l'aveu que j'étais au moins original dans mon avi- 
lissement, me placer dans votre tête sur la ligne des 
grands vauriens, et m'écrier ensuite : Fivat Alasca» 
rillus Fourbum Imperator ! Allons, gai! monsieur le 
Philosophe, chorus! Vivat Mascarillus Fourbum 
Imperator ! 

(Et là-dessus il se mit à faire un chant ea fugue 
tout à fait singulier ; tantôt la mélodie était grave et 
pleine de majesté, tantôt légère et folâtre; dans un 
instant il imitait la basse, dans un autre une des 
parties du dessus, il mUndiquait de ses bras et de 
son cou allongé les endroits des tenues, et s'exécu- 
tait, S2 composait à lui-même un chant de triomphe, 
OÙ l'on voyait qu'il s'entendait mieux en bonne 
musique qu'en bonnes mœurs. 

Je ne savais, moi, si je devais rester ou fuir, rire 



""• 



ou m*indigner; je restai, dans le dessein de tourner 
la conversation sur quelque sujet qui chassât de mon 
âme rhorreur dont elle était remplie. Je commen- 
çais à supporter avec peine la présence d'un homme 
qui discutait une action horrible, un exécrable for- 
fait, comme un connaisseur en peinture ou en poé- 
sie examine les beautés d'un ouvrage de goût, ou 
comme un moraliste ou un historien relève et fait 
éclater les circonstances d'une action héroïque. Je 
devins sombre malgré moi; il s'en aperçut et me 
dit :) 

— Qu'avez-vous ? Est-ce que vous vous trouvez 
mal? 

MOI. — Un peu, mais cela passera. 

LUI. — Vous avez l'air soucieux d'un homme 
tracassé de quelque idée sombre. 

MOI. — C'est cela... 

(Après un moment de silence de sa part et de la 
mienne^ pendant lequel il se promenait en sifflant 
et en chantant, pour le ramener à son talent je lui 
dis :) Que faites-vous, à présent? 

LUI. — Rien. 

MOI. — Cela est très fatigant. 

LUI, — J'étais déjà suffisamment bête ; j'ai été 
entendre cette musique de Duni et de nos autres 
jeunes faiseurs, qui m'a achevé. 



LE NEVEU DE RAMEAU. 197 



MOI. — Vous approuvez donc ce genre? 

LUI. — Sans doute. 

MOI. — Et vous trouvez de la beauté dans ces 
nouveaux chants? 

LUI. — Si j'y en trouve! pardieu, je vous en ré- 
ponds. Comme cela est déclamé! quelle vérité! 
quelle expression! 

MOI. — Tout art d'imitation a son modèle dans 
la Nature. Quel est le modèle du musicien quand il 
fait un chant? 

LUI. — Pourquoi ne pas prendre la chose de plus 
haut? Qu'est-ce qu'un chant? 

MOI. — Je vous avouerai que cette question est 
au-dessus de mes forces. Voilà comme nous sommes 
tous : nous n'avons dans la mémoire que des mots 
que nous croyons entendre par l'usage fréquent et 
l'application même juste que nous en faisons, dans 
l'esprit que des notions vagues. Quand je prononce 
le mot chant, je n'ai pas des notions plus nettes que 
vous et la plupart de vos semblables, quand ils di- 
sent : réputation, blâme, honneur, vice, vertu, pu- 
deur, décence, honte, ridicule. 

LUI. — Le chant est une imitation, par les sons, 
d'une échelle inventée par l'art ou inspirée par la 
Nature, comme il vous plaira, ou par la voix ou 
par l'instrument, des bruits physiques ou des accents 



de la passion, et vous voyez qu'en changeant la 
dedans les choses^ à changer, la définition convien- 
drait exactement à la peinture, à l'éloquence, à la 
sculpture et à la poésie. Maintenant, pour en venir 
à votre question, quel est le modèle du musicien ou 
du chant? C'est la déclamation, si le modèle est 
vivant et pensant; c'est le bruit, si le modèle est 
inanimé. Il faut considérer la déclamation comme 
une ligne et le chant comme une autre ligne qui 
serpenterait sur la première. Plus cette déclamation, 
type du chant, sera forte et vraie, plus le chant qui 
s'y conforme la coupera en un plus grand nombre 
de points, plus le chant sera vrai, et plus il sera 
beau ; et c'est ce qu'ont très bien senti nos jeunes 
musiciens. Quand on entend : Je suis un pauvre mi-' 
sérablej on croit reconnaître la plainte d'un avare ; 
s'il ne chantait pas, c'est sur les mêmes tons qu'il 
parlerait à la terre quand il lui confie son or, et 
qu'il lui dit : O terre^ reçois mon trésor. Et cette 
petite fille qui sent palpiter son cœur, qui rougit, 
qui se trouble, et qui supplie monseigneur de la 
laisser partir, s'exprimerait-elle autrement? Il y a 
dans ces ouvrages toutes sortes de caractères, une 
variété infinie de déclamation : cela est sublime, 
c'est moi qui vous le dis. Allez, allez entendre le 
morceau où le jeune homme qui se sent mourir 



s'écrie : Mon cœur s'en va! Ecoutez le chant, écoutez 
la symphonie, et vous me direz après quelle diffé- 
rence il y a entre les vraies voix d'un moribond et 
le tour de ce chant ; vous verrez si la ligne de la 
mélodie ne coïncide pas tout entière avec la ligne de 
la déclamation. Je ne vous parle pas de la mesure, 
qui est encore une des conditions du chant; je m'en 
tiens à l'expression, et il n'y a rien de plus évident 
que le passage suivant, que j'ai lu quelque part : 
Musices seminarîum accentus^ l'accent est la pépi- 
nière de la mélodie. Jugez de là de quelle difficulté 
et de quelle importance il est de savoir bien faire le 
récitatif. Il n'y a point de bel air dont on ne puisse 
faire un beau récitatif, et point de beau récitatif 
dont un habile homme ne puisse tirer un bel air. Je 
ne voudrais pas assurer que celui qui récite bien 
chantera bien ; mais je serais surpris que celui qui 
chante bien ne sût pas bien réciter. Et croyez tout 
ce que je vous dis là, car c'est le vrai, 

MOI. — Je ne demanderais pas mieux que de vous en 
croire, si je n'étais arrêté par un petit inconvénient. 

LUI. — Et cet inconvénient? 

MOI. — C'est que si cette musique est sublime, il 
faut que celle du ^vin Lulli, de Campra, de Des- 
touches, de Mouret, et même, soit dit entre nous, 
celle du cher oncle, soit un peu plate. 



. LCi, s*approchanc de mon oreille, me répondit : 
— Je ne Toodrais pas être entendu, car il y a ici 
beaucoup de gens qui me connaissent : c'est qu^elle 
Test aussi. Ce n*est pas que je me soucie du cher 
oncle^ puisque cher il y a : c''est une pierre, il me 
verrait tirer la langue d'un pied qu il ne me donne* 
rait pas un verre d*eau. Mais il a beau faire, à Toc- 
tave, à la septième : Hon^ hou; hin^ hin; tUj tu y tu, 
turelututUj avec un charivari du diable; ceux qui 
commencent à s^ connaître, et qui ne prennent plus 
du tintamarre pour de la musique, ne s*accommo- 
deront jamais de cela. On devrait défendre par une 
ordonnance de la Police à toute personne, de quelque 
qualité ou condition qu^elle fût, de faire chanter le 
Stabat de Pergolése. Ce Stabatj il fallait le faire 
brûler par la main du bourreau! Ma foi, ces maudits 
bouffons, avec leur Servante maîtresse^ leur Tracoîlo^ 
nous en ont donné rudement dans le cul. Autrefois 
un Tancredej. une Issé^ une Europe galante^ les 
Indesj Castor j les Talents lyriques^ allaient à quatre, 
cinq, six mois ; on ne voyait pas la fin des repré- 
sentations d'une Armide. A présent, tout cela vous 
tombe les uns sur les autres comme des capucins de 
cartes. Aussi Rebel et Francœ||^ en jettent-ils feu 
et flamme. Ils disent que tout est perdu, qu'ils sont 
ruinés, et que si l'on tolère plus longtemps cette 



LE NEVEU DE RAMEAU. 201 



canaille chantante de la Foire, la musique nationale 
est au diable, et que TAcadémie royale du cul-de- 
sac n'a qu'à fermer boutique. Il y a bien quelque 
chose de vrai là dedans. Les vieilles perruques qui 
viennent là, depuis trente à quarante ans, tous les 
vendredis, au lieu de s'amuser comme ils ont fait 
par le passé, s'ennuient et bâillent sans trop savoir 
pourquoi; ils se le demandent et ne sauraient se 
répondre. Que ne s'adressent-ils à moi? La prédic- 
tion de Duni s'accomplira; et, du train que cela 
prend, je veux mourir si dans quatre à cinq ans, à 
dater du Peintre amoureux de son modèle ^ il y a un 
chat à fesser dans le célèbre impasse. Les bonnes 
gens ! ils ont renoncé à leurs symphonies pour jouer 
des symphonies italiennes. Ils ont cru qu'ils feraient 
leurs oreilles à celle-ci, sans conséquence pour leur 
musique vocale ; comme si la symphonie n'était pas 
au chant, à un peu de libertinage près inspiré par 
l'étendue de l'instrument et la mobilité des doigts, 
ce que le chant est à la déclamation réelle; comme 
si le violon n'était pas le singe du chanteur, qui de- 
viendra un jour, lorsque le difficile prendra la place 
du beau, le singe du violon. Le premier qui joua 
Locatelli fut Tapôtre de la nouvelle musique. A d'au- 
tres, à d'autres! on nous accoutumera à l'imitation 
des accents de la passion ou des phénomènes de la 




Nature par le chant et la voix, par rinstrument, car 
voilà toute Tétendue de l'objet de la musique; et 
nous conserveront notre goût pour les vols, les 
lances, les gloires, les triomphes, les victoires ? Va- 
t'en voir s'ils viennent, Jean. Ils ont imaginé qu'ils 
pleureraient ou riraient à des scènes de tragédie ou 
de comédie musiquées; qu'on porterait à leurs 
oreilles les accents de la fureur, de la haine, de la 
jalousie, les vraies plaintes de l'amour, les ironies 
les plaisanteries du théâtre italien ou français, et 
qu'ils resteraient admirateurs de Eagonde et de 
Platée. Je t'en réponds, tarare, ponpon... Qu'ils 
éprouveraient sans cesse avec quelle facilité, quelle 
flexibilité, quelle mollesse l'harmonie, la prosodie, 
les ellipses, les inversions de la langue italienne se 
prêtaient à l'art, au mouvement, à l'expression, aux 
tours du chant et à la valeur mesurée des sons, et 
qu'ils continueraient d'ignorer combien la leur est 
roide, sourde, lourde, pesante, pédantesque et mo- 
notone. Eh ! oui, oui ; ils se sont persuadé qu'après 
avoir mêlé leurs larmes aux pleurs d'une mère qui 
se désole sur la mort de son fils, après avoir frémi 
de Tordre d'un tyran qui ordonne un meurtre, ils 
ne s'ennuieraient pas de leur féerie, de leur insipide 
mythologie, de leurs petits madrigaux doucereux 
qui ne marquent pas moins le mauvais goût du 



r 



LE NEVEU DE RAMEAU. aoj 



poète que la misère de Fart qui s'en accommode. Les 
bonnes gens ! cela n'est pas et ne peut être; le vrai, 
le bon, le beau ont leurs droits : on les conteste, 
mais on finit par admirer. Ce qui n'est pas marqué 
à ce coin, on l'admire un temps, mais on finit par 
bâiller. Bâillez donc, messieurs, bâillez à votre aise, 
ne vous gênez pas. L'empire de la Nature et de ma 
Trinité, contre laquelle les portes de l'Enfer ne pré- 
vaudront jamais, le vrai qui est le Père, et qui en- 
gendre le bon qui est le Fils, d'où procède le beau 
qui est le Saint-Esprit, s'établit tout doucement. Le 
dieu étranger se place humblement sur l'autel à côté 
de l'idole du pays; peu à peu il s'y afiTermit; un beau 
jour il pousse du coude son camarade, et patatras ! 
voilà l'idole en bas. C'est comme cela qu'on dit que 
les Jésuites ont planté le christianisme à la Chine et 
aux Indes, et ces Jansénistes ont beau dire, cette 
méthode politique qui marche à son but sans bruit, 
sans effusion de sang, sans martyres, sans un tou- 
pet de cheveux arraché, me semble la meilleure. 

MOI. — Il y a de la raison à peu près dans tout 
ce que vous venez de dire. 

LUI. — De la raison ! tant mieux. Je veux que le 
diable m'emporte si j'y tâche. Cela va comme je te 
pousse. Je suis comme les musiciens de l'impasse 
quand mon oncle parut. Si j'adresse, à la bonne 



20^ LE NEVEU DE RAMEAU. 



heure. C'est qu'un garçon charbonnier parlera tou- 
jours mieux de son métier que toute une académie 
et que tous les Duhamel du monde... 

(Et puis le voilà qui se met à se promener, en 
murmurant dans son gosier quelques-uns des airs de 
Vlsle des fous j du Peintre amoureux de son modèle^ 
du MaréchaUf errant^ de la Plaideuse; et de temps 
en temps il s'écriait, en levant les mains et les yeux 
au ciel : ) Si cela est beau, mordieu ! si cela est beau ! 
Comment peut-on porter à sa tête une paire d'o- 
reilles, et se faire une pareille question? (Il commen- 
çait à entrer en passion et à chanter tout bas, il 
élevait le ton à mesure qu'il se passionnait davan- 
tage; vinrent ensuite les gestes, les grimaces du 
visage et les contorsions du corps; et je dis : Bon! 
voilà la tête qui se perd, et quelque scène nouvelle 
qui se prépare... En eflfet, il part d'un éclat de voix : 
Je suis un pauvre misérable,,. Monseigneur^ monsei-' 
gneur^ laissei-moi partir,,, O terre y reçois mon or y 
conserve bien mon trésor^ mon âme^ mon âme^ ma vie ! 
O terre!,.. Le voilà le petit ami^ le voilà le petit 
ami!.,, Aspettare e non venire.,, A Zerbina pense^ 
rete,,, Sempre in contrasti con te sistà,,. Il entassait 
et brouillait ensemble trente airs italiens, français, 
tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères. 
Tantôt avec une voix de basse-taille il descendait 



LE NEVEU DE RAMEAU. 205 



jusqu'aux enfers, tantôt, s'égosillant et contrefaisant 
le fausset, il déchirait le haut des airs; imitant, de 
la démarche, du maintien, du geste, les différents 
personnages chantants; successivement furieux, ra- 
douci, impérieux, ricaneur. Ici c'est une jeune fille 
qui pleure, et il en rend toute la minauderie ; là il 
est prêtre, il est roi, il est tyran, il menace, il com- 
mande, il s'emporte; il est esclave, il obéit; il s'a- 
paise, il se désole, il se plaint, il rit; jamais hors de 
ton, de mesure, du sens des paroles et du caractère 
de Tair, Tous les pousse-bois avaient quitté leurs 
échiquiers et s'étaient rassemblés autour de lui ; les 
fenêtres du café étaient occupées en dehors par les 
passants qui s'étaient arrêtés au bruit. On faisait des 
éclats de rire à entr'ouvrir le plafond. Lui n'aper- 
cevait rien; il continuait, saisi d'une aliénation 
d'esprit, d'un enthousiasme si voisin de la folie, 
qu'il est incertain qu'il en revienne, s'il ne faudra 
pas le jeter dans un fiacre et le mener droit aux 
Petites-Maisons. En chantant un lambeau des Za- 
mentations de Jomelli, il répétait avec une précision, 
une vérité et une chaleur incroyables les plus beaux 
endroits de chaque morceau : ce beau récitatif obligé 
où le Prophète peint la désolation de Jérusalem, il 
l'arrosa d'un torrent de larmes qui en arrachèrent 
de tous les yeux. Tout y était, et la délicatesse du> 




306 LE NEVEU DE RAMEAU. 



chant, et la force de l'expression, et la douleur. Il 
insistait sur les endroits où le musicien s'était parti- 
culièrement montré un grand maître. S'il quittait la 
partie du chant, c'était pour prendre celle des ins- 
truments, qu'il laissait subitement pour revenir à la 
voix, entrelaçant l'une à l'autre de manière à con- 
server les liaisons et l'unité du tout, s'emparant de 
nos âmes, et les tenant suspendues dans la situation 
la plus singulière que j'aie jamais éprouvée. Admi- 
rais-je? oui, j'admirais. Etais-je touché de pitié? 
j'étais touché de pitié; mais une teinte de ridicule 
était fondue dans ces sentiments, et les dénaturait. 
Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à 
la manière dont il contrefaisait les différents instru- 
ments ; avec des joues renflées et bouffies et un son 
rauque et sombre, il rendait les cors et les bassons ; 
il prenait un son éclatant et nasillard pour les haut- 
bois, précipitant sa voix avec une rapidité incroyable 
pour les instruments à cordes dont il cherchait les 
sons les plus approchés; il sifflait les petites flûtes, 
il roucoulait les traversières , criant, chantant, se 
démenant comme un forcené, faisant à lui seul les 
danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses, 
tout un orchestre, tout un théâtre lyrique, et se divi- 
sant en vingt rôles divers; courant, s' arrêtant avec l'air 
d'un énergumène, étincelant des yeux, écumant de 



la bouche. Il faisait une chaleur à périr, et la sueur 
qui suivait les plis de son front et la longueur de 
ses joues se mêlait à la poudre de ses cheveux, ruis- 
selait et sillonnait le haut de sdu habit. Que ne lui 
vis-je pas faire? Il pleurait, il riait, il soupirait, il 
regardait, ou attendri, ou tranquille, ou furieux ; 
c'était une femme qui se pâme de douleur, c'était 
un malheureux livré à tout son désespoir ; un temple 
qui s'élève ; des oiseaux qui se taisent au soleil cou- 
chant; des eaux ou qui murmurent dans un lieu 
solitaire et frais, ou qui descendent en torrent du 
haut des montagnes; un orage, une tempête, la 
plainte de ceux qui vont périr, mêlée au sifflement 
des vents, au fracas du tonnerre ; c'était la nuit avec 
ses ténèbres, c'était l'ombre et le silence» car le 
silence même se peint par des sons. Sa tête était 
tout à fait perdue* Epuisé de fatigue, tel qu'un 
homme qui sort d'un profond sommeil ou d'une 
longue distraction, il resta immobile, stupide, étonné ; 
il tournait ses regards autour de lui comme un 
homme égaré qui cherche à reconnaître le lieu où il 
se trouve; il attendait le retour de ses forces et de 
ses esprits; il essuyait machinalement son visage. 
Semblable à celui qui verrait à son réveil son -lit 
environné d'un grand nombre de personnes dans 
un entier oubli ou dans une profonde ignorance de 



t 



2C8 



LE NEVEU DE RAMEAU. 



ce qu'il a fait, il s*écria dans le premier moment :) 
Eh bien! messieurs, qu'est-ce qu il y a? D'où vien- 
nent vos ris et votre surprise? qu'est-ce qu'il y a ?... 
(Ensuite il ajouta : ) Voilà ce qu'on doit appeler de 
la musique et un musicien ! Cependant, messieurs, 
il ne faut pas mépriser certains airs de Lulli. Qu'on 
fasse mieux la scène X attendrai sans changer les 
paroles, j'en défie. Il ne faut pas mépriser quel- 
ques endroits de Campra, les airs de violon de 
mon oncle, ses gavottes, ses entrées de soldats, 
de prêtres, de sacrificateurs : Pâles Jlambeaux^ 
Jour plus* affreux que les ténèbres,,.. Dieux du 
Tartare^ dieux de l'oubli,., (Là il enflait sa voix, 
il soutenait ses sons; les voisins se mettaient aux 
fenêtres, nous mettions nos doigts dans nos oreilles. 
Il ajoutait :) C'est qu'ici il faut des poumons, un 
grand organe, un volume d'air. Mais, avant peu, 
serviteur à l'Assomption!. le Carême et les Rois sont 
passés. Ils ne savent pas encore ce qu'il faut mettre 
en musique, ni par conséquent ce qui convient au 
musicien. La poésie lyrique est encore à naître ; mais 
ils y viendront à force d'entendre Pergolèse, le Saxon, 
Terradeglias, Traetta et les autres; à force de 
lire le Métastase, il faudra bien qu'ils y viennent. 
. MOI. — Quoi donc ! est-ce que Quinault, la Motte, 
Foîitenelle n'y ont rien entendu? 



LE NEVEU DE RAMEAU. îop 

LUI. — Non, pour le nouveau style. Il n'y a pas 
six vers de suite, dans tous leurs charmants poèmes, 
qu on puisse musiquer. Ce sont des sentences ingé- 
nieuses, des madrigaux légers, tendres et délicats. 
Mais pour savoir combien cela est vide de ressources 
pour notre art, le plus violent de tous sans en excep- 
ter celui de Démosthènes, faites-vous réciter ces 
morceaux : ils vous paraîtront froids, languissants, 
monotones. C'est qu il n'y a rien là qui puisse servir 
de modèle au chant; j'aimerais autant avoir à musi- 
quer les Maximes de la .Rochefoucauld ou les Pen- 
sées de Pascal. C'est au cri animal de la passion à 
dicter la ligne qui nous convient; il faut que ses 
expressions soient pressées les unes sur les autres ; 
il faut que la phrase soit courte, que le sens en soit 
coupé, suspendu; que le musicien puisse disposer 
du tout et de chacune de ses parties, en omettre un 
mot ou le répéter, y en ajouter un qui lui manque, 
la tourner et retourner comme un polype, sans la dé- 
truire ; ce qui rend la poésie lyrique française beau- 
coup plus difficile que dans les langues à inversions, 
qui présentent d'elles-mêmes tous ces avantages... 
Barbare, cruel ^ plonge ton poignard dans mon sein ; 
me voilà prête à recevoir le coup fatal ^ fi^PP^^ ose,,. 
Ah! Je languis j Je meurs,,, un feu secret s^ allume 
dans mes sens.,. Cruel Amour ^ que veux^tu de moi? 

14 



aïo LE NEVEU DE RAMEAU. 



Laisse^moi la douce paix dont j'ai joui,,, rends^moi 
la raison,,. Il faut que les passions soient fortes; la 
tendresse du musicien et du poète lyrique doit être 
extrême ; Tair est presque toujours la péroraison de 
la scène. Il nous faut des exclamations, des inter- 
jections, des suspensions, des interruptions, des 
affirmations, dt^ négations; nous appelons, nous in- 
voquons, nous crions, nous gémissons, nous pleu- 
rons, nous rions franchement. Point d'esprit, point 
d*épigrammes, point de ces jolies pensées; cela est 
trop loin de la simple nature. Et n'allez pas croire 
que le jeu à^s acteurs de théâtre et leur déclamation 
puissent nous servir de modèle. Fi donc ! il nous le 
faut plus énergique, moins maniéré, plus vrai; les 
discours simples, les voix communes de la passion 
nous sont d'autant plus nécessaires que la langue 
sera plus monotone, aura moin d'accent; le cri 
animal ou de Thomme passionné leur en donne. 

(Tandis qu'il me parlait ainsi, la foule qui nous 
environnait, ou n'entendant rien, ou prenant peu 
d'intérêt à ce qu'il disait, parce qu'en général l'en- 
fant comme l'homme, et l'homme comme l'enfant, 
aime mieux s'amuser que s'instruire, s'était retirée; 
chacun était à son jeu, et nous étions restés seuls 
dans notre coin. Assis sur une banquette, la tête 
appuyée contre le mur, les bras pendants, les yeux 



LE NEVEU DE RAMEAU. an 



à demi fermés, il me dit :) — Je ne sais ce que j'ai : 
quand je suis venu ici, j'étais frais et dispos, et me 
voilà roué, brisé, comme si j'avais fait dix lieues; 
xrela m'a pris subitement. 

MOI. — Voulez- vous vous rafraîchir? 

LUI. — Volontiers. Je me sens enroué, les forces 
me manquent, et je souffre un peu de la poitrine. 
Cela m'arrive presque tous les jours comme cela, 
sans que je sache pourquoi. 

MOI. — Que voulez-vous? 

LUI. — Ce qui vous plaira ; je ne suis pas diffi- 
cile : Tindîgence m'a appris à m'accommoder de 
tout. 

(On nous servit de la bière, de la limonade ; il en 
remplit un grand verre qu'il vide deux ou trois fois; 
puis, comme un homme ranimé, il toUsse fortement, 
il se démène, il reprend :) 

— Mais à votre avis. Seigneur Philosophe, n'est- 
ce pas une bizarrerie bien étrange qu'un étranger, 
un Italien, un Duni, vienne nous apprendre à donner 
de l'accent à notre musique, à assujettir notre chant 
à tous les mouvements, à toutes les mesures, à tous 
les intervalles, à toutes les déclamations, sans blesser 
la prosodie? Ce n'était pas pourtant la mer à boire. 
Quiconque avait écouté un gueux lui demander l'au- 
mône dans la rue, un homme dans le transport de 



lia LE NEVEU DE RAMEAU. 



la colère, une femme jalouse et furieuse, un amant 
désespéré, un flatteur, oui, un flatteur, radoucissant 
son ton, traînant ses syllabes d'une voix mielleuse, 
en un mot une passion, n'importe laquelle, pourvu 
que par son énergie elle méritât de servir de modèle 
au musicien, aurait dû s'apercevoir de deux choses : 
l'une, que les syllabes longues ou brèves n'ont au- 
cune durée fixe, pas même de rapport déterminé 
entre leurs durées; que la passion dispose de la 
prosodie presque comme il lui plaît, qu'elle exécute 
les plus grands intervalles, et que celui qui s'écrie 
dans le fort de Sa douleur : Ah I malheureux que je 
suis ! monte la syllabe d'exclamation au ton le plus 
élevé et le plus aigu, et descend les autres aux tons 
les plus graves et les plus bas, faisant l'octave ou 
même un plus grand intervalle, et donnant à chaque 
son la quantité qui convient au tour de la mé- 
lodie, sans que l'oreille soit offensée, sans que ni la 
syllabe longue ni la syllabe brève aient conservé la 
longueur ou la brièveté du discours tranquille. Quel 
chemin nous avons fait dépuis le temps où nous 
citions la parenthèse d'Armide : le vainqueur de Re- 
naud^ si quelqu^un le peut être, V Obéissons sans ha" 
lancer^ des Indes galantes^ comme des prodiges de 
déclamation musicale ! A présent ces prodiges-là me 
font hausser les épaules de pitié. Du train dont l'Art 



LE NEVEU DE RAMEAU. 91I 



s'avance, je ne sais où il aboutira. En attendant, 
buvons un coup. 

(Il en but deux, trois, sans savoir ce. qu'il faisait. 
Il allait se noyer comme il s'était épuisé, sans s'en 
apercevoir, si je n'avais déplacé la bouteille . qu'il 
cherchait de distraction. Alors je lui dis :) 

— Comment se fait-il kju'avec un tact aussi fin, 
une si grande sensibilité pour les beautés de l'arc 
musical, vous soyez aussi aveugle sur les belles 
choses en morale, aussi insensible aux charmes de 
la vertu?- 

LUI. -T-Cest apparemment qu'il y a pour les unes 
un sens que je n'ai pas, une fibre qui ne m'a point 
été donnée, une fibre lâche qu'on a beau pincer et 
qui ne vibre pas; ou peut-être que j'ai toujours 
vécu avec de bons musiciens et de méchantes gens, 
d'où il est arrivé que mon oreille est devenue très 
fine et que mon cœur est devenu sourd. Et puis 
c'est qu'il y avait quelque chose de race : le sang 
de mon père et le sang de mon oncle^ est le même 
sang; mon sang est le même que celui de mon père : 
la molécule paternelle était dure et obtuse , et 
cette maudite molécule première s'est assimilé tout 
le reste. 
'- ^ou — Aimez- vous votre enfant? 

LUI. — Si je l'aime, le petit sauvage! j'en §uis fou. 



MOI. — Est-ce que vous ne vous occuperez pas 
sérieusement d^ arrêter en lui TeSet de la maudite 
molécule patçmelle? 

LUI. — J'y travaillerais, je crois, bien inutile- 
ment. S^il est destiné à devenir un homme de bien, 
je n'y nuirai pas ; mais si la molécule voulait qu'il 
fut un vaurien comme son père, les peines que j'au* 
rais prises pour en faire uii homme honnête lui se-» 
raient très nuisibles. L'éducation croisant sans cesse 
la pente de la molécule, il serait tiré comme par 
deux forces contraires, et marcherait tout de guin- 
gois dans le chemin de la vie, comme j'en vois une 
infinité, également gauches dans le bien et dans le 
mal. C^est ce que nous appelons des espèces, de toutes 
les épithètes la plus redoutable, parce qu^elle mar- 
que la médiocrité et le dernier degré du mépris. Un 
grand vaurien est un grand vaurien, mais n'est point 
une espèce. Avant que la molécule paternelle n'eût 
repris le dessus, et ne l'eût amené à la parfaite abjec- 
tion ou j'en suis, il lui faudrait un temps infini; il 
perdrait ses plus belles années. Je n'y fais rien à 
présent, je le laisse venir, je l'examine. Il est déjà 
gourmand, patelin, filou, paresseux, menteur; je 
crains bien qu'il ne chasse de race. 

MOI. — Et vous en ferez, un musicien, afin qu'il 
ne manque rien à la ressemblance? 



LUI. — Un musicien! un musicien! Quelquefois 
je le regarde en grinçant les dents, et je dis : Si tu 
devais jamais savoir une note, je crois que je te tor- 
drais le cou. 

MOI. — Et pourquoi cela, s'il vous plaît? 

LUI. — Cela ne mène à rien. 
' MOI. — Cela mène à tout, 

LUI. — Oui, quand on excelle; mais qui est-ce 
qui peut se promettre de son enfant qu'il excellera? 
Il y a dix mille à parier contre un qu'il ne sera 
qu'un misérable racleur de cordes comme moi. Sa- 
vez-vous qu'il serait peut-être plus aisé de trouver 
un enfant propre à gouverner un royaume, à faire 
un grand roi, qu'un grand violon? 

MOI. — Il me semble que les talents agréables, 
même médiocres, chez un peuple sans mœurs,.perdu 
de débauche et de luxe, avancent rapidement un 
homme dans le chemin de la fortune. Moi qui vouç 
parle, j'ai entendu la conversation qui suit entre 
une espèce de protecteur et une espèce de protégé. 
Celui-ci avait été adressé au premier comme à un 
homme obligeant qui pourrait le servir. • Monsieur, 
que savez-vpus? — Je sais passablement les Mathé- 
matiques. — Eh bien, montrez les Mathématiques; 
après vous être crotté dix à douze ans sur le pavé 
de Paris, vous aurez trois à quatre cents livres de 



2i6 LE NEVEU DE RAMEAU. 



rente. — J'ai étudié les lois et je suis versé dans le 
Droit. — Si Pu£Fendorf et Grotius revenaient au 
monde, ils mourraient de faim contre uneiîorne. — 
Je sais très bien l'histoire et la géographie. — S'il 
y avait des parents qui eussent à cœur la bonne 
éducation de leurs enfants, votre fortune serait faite, 
mais il n'y en a point. — Je suis assez bon musi- 
cien. — Eh! que ne disiez-vous cela d'abord? Et 
pour vous faire voir le parti qu'on peut tirer de ce 
dernier talent, j'ai une fille : venez tous les jours, 
depuis sept heures et demie du soir jusqu'à neuf, 
vous lui donnerez leçon, et je vous donnerai vingt- 
cinq louis par an; vous déjeunerez, dînerez, goûterez, 
souperez avec nous; le reste de vôtre journée vous 
appartiendra; vous en disposerez à votre profit, i 

LUI. — Et cet homme, qu'est-il devenu? 

MOK — S'il eut été sage, il eût fait fortune, la 
seule chose qu'il paraît que vous ayez en vue. 

LUI. — Sans doute. De ror,de l'or; For est tout, 
et le reste, sans or, n'est rien. Aussi, au lieu de lui 
farcir la tête de belles maximes qu'il faudrait qu*il 
oubliât, sous peine de n'être qu'un gueux, lorsque 
je possède un louis, ce qui ne m'arrive pas souvent, 
je me plante devant lui, je tire le louis de ma poche, 
je le lui montre avec admiration, je lève les yeux 
au ciel, je baise le louis devant lui; et, pour lui 



faire entendre mieux encore l'importance de la pièce 
sacrée, je lui bégaye de la voix, je lui désigne du 
doigt tout ce qu'on en peut acquérir ; un beau four- 
reau, un beau toquet, un bon biscuit; ensuite je 
mets le louis dans ma poche, je me promène avec 
fierté, je relève la basque de ma veste, je frappe de 
la main sur mon gousset; et c'est ainsi que je lui 
fais concevoir que c'est du louis qui est. là que naît 
l'assurance qu'il me voit. 

MOI. — On ne peut rien de mieux; mais s'il arri- 
vait que, profondément pénétré de la valeur du louis, 
un jour... 

LUI. — Je vous entends. Il faut fermer les yeux 
là-dessus, il n'y a point de principe de morale qui 
n'ait son inconvénient. Au pis aller, c'est un mauvais 
quart d'heure et tout est fini. 

MOI. — Même d'après des vues si courageuses et 
si sages, je persiste à croire qu'il serait bon d'en 
faire un musicien. Je ne connais pas de moyen 
d'approcher plus rapidement des grands, de servir 
leurs vices et de mettre à profit les siens, 

LUI. — Il est vrai; mais j'ai des projets d'un 
succès plus prompt et plus sûr. Ati ! si c'était aussi 
bien une fille ! Mais, comme on ne fait pas ce qu'on 
veut, il faut prendre ce qui vient, en tirer le meil- 
leur parti, et pour cela ne pas donner bêtement, 



3i8 LE NEVEU DE RAMEAU* 



comme la plupart des pères qui ne feraient riea de 
pis quand ils auraient médité le malheur de leurs 
enfants, l'éducation de Lacédémone à un enfant 
destiné à vivre à Paris. Si elle est mauvaise, c'est 
la faute des mœurs de ma nation, et noii la mienne ; 
en répondra qui pourra. Je veux que mon fils soit 
heureux, ou, ce qui revient au même, honoré, riche 
et puissant. Je connais un peu les voies les plus 
faciles d'arriver à ce but, et je les lui enseignerai 
de bonne heure. Si vous me blâmez, vous autres 
sages, la multitude et le succès m'absoudront. II 
aura de l'or, c'est moi qui \ous le dis. S'il en a 
beaucoup, rien ne lui manquera, pas même votre 
estime et votre respect. 

MOI. — Vous pourriez vous tromper. 

LUI. — Ou il s'en passera, comme bien d'autres... 

(II y avait dans tout cela beaucoup de ces choses 
qu'on pense, d'après lesquelles on se conduit, mais 
qu'on ne dit pas. Voilà, en vérité, la différence' la 
plus marquée entre mon homme et la plupart de nos 
entours : il avouait les vices qu'il avait, que les 
autres ont; mais il n'était pas hypocrite. Il n'était 
ni plus ni moins abominable qu'eux ; il était seule- 
ment plus franc et plus conséquent, et quelquefois 
profond dans sa dépravation. Je tremblais de ce que 
son enfant deviendrait sous un pareil maître. Il esc 



LE NEVEU DE RAMEAU. 21;^ 



certain que, d'après des idées d'inscicucion aussi 
scriccement calquées sur nos mœurs, il devait aller 
loin, à moins qu^il ne fût prématurément arrêté en 
chemin.) 

. LUI. — Oh ! ne craignez rien : le point important, 
le point difficile auquel un bon père doit s'attacher, 
ce n'est pas de donner à son enfant des vices qui 
l'enrichissent, de^ ridicules qui le rendent précieux 
aux grands : tout le monde le fait, sinon de système 
comme moi, au moins d'exemple et de leçon ; mais 
de lui marquer la juste mesure, l'art d'esquiver à la 
honte, au déshonneur et aux lois. Ce sont des dis- 
sonances dans l'harmonie sociale qu'il faut savoir 
placer, préparer et sauver. Rien de si plat qu'une 
suite d'accords parfaits; il faut quelque chose qui 
pique, qui sépare le. faisceau et qui en éparpille les 
rayons. 

MOI. — Fort bien ; par cette comparaison vous me 
ramenez des mœurs à la musique, dont je m'étais 
écarté malgré moi, et je vous en remercie; car, à 
ne vous rien celer, je vous aime mieux musicien que 
moraliste. 

LUI. — Je suis pourtant bien subalterne en 
musique, e^ bien supérieur en morale. 

MOI* — ^ J'en doute ; mais quand cela serait, je suis 
un bon homme, et vos principes ne sont pas les miens. 



LUI. — Tant pis pour vous. Ah! si j'avais vos 
talents ! 

MOI. — Laissons mes talents, et revenons aiix 
vôtres. 

LUI. — Si je sivais m'énohcer conime vous!... 
Mais j'ai un diable de ramage saugrenu, moitié deé 
gens du monde et de lettres, moitié de la halle. 

MOI. — Je parle niai ; je ne sais que dire la vérité, 
et cela ne prend pas toujours, comme vous savez. 

LUI. — Mais ce n'est pas poiir dire la vérité; au 
contraire, c'est pour, bien dire le mensonge que 
j'ambitionne votre talent. Si je savais écrire, fagoter 
un livre, tourner une épître dédicatoire, bien eni- 
vrer un sot de son mérite, m'insinuer auprès dès 
femmes!... 

MOI. — Et tout cela vous lé savez mille fois mieux 
que moi; je ne serais pas même digne d'être votre 
écolier. . . 

LUI. — Combien de grandes qualités perdues, et 
dont vous ignorez le prix ! 

MOI. -r- Je recueille tout celui que j'y mets. 

LUI. — Si cela était, vous n'auriez pas cet habit 
grossier, cette veste d'étamine, ces bas de. laine, 
ces souliers épais et cette antique perruque. 

MOI. — D'accord; il faut être bien maladroit 
quand on n est pas riche, et que l'on se permet tout 



LE NEVEU DE RAMEAU. 231 



pour le devenir ; mais c*est qu'il y a des gens 
comme moi qui ne regardent pas la richesse comme 
la chose du monde la plus précieuse : gens bi- 
zarres. 

LUI. — Très bizarres. On ne naît point avec 
cette tournure d'esprit-là; on se la donne, car elle 
n*est pas dans la nature... 

MOI. — De l'homme? 

LUI. — De; rhomme : tout ce qui vit, sans Ten 
excepter, cherche son bien-être aux dépens de qui 
il appartiendra; et je suis sûr que si je laissais venir 
le petit sauvage sans lui parler de rien, il voudrait 
être richement vêtu, splendidement nourri, chéri 
des hommes, aimé des femmes, et rassembler sur 
lui tous les bonheurs de la vie. 
' MOI. — Si le petit sauvage était abandonné à 
lui-même, qu'il conservât toute son imbécillité, et 
qu'il réunît au peu de raison de l'enfant au ber- 
ceau la violence des passions de l'homme de trente 
ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec 
sa mère. 

LUI. — Cela prouve la nécessité d'une bonne 
éducation. Et qui est-ce qui la conteste? Et qu'est- 
ce qu'une bonne éducation, sinon celle qui conduit 
à toutes sortes de jouissances sans péril et sans 
inconvénient? 



aaa 



LE NEVEU DE RAMEAU» 



MOI. — Peu s'en faut que )e ne sois de votre 
avis; mais gardons-nous de nous expliquer. 

LUI- — Pourquoi? 

MOI. — C'est que je crains que nous ne soyons 
d'accord qu'en apparence, et que si nous entrons 
une fois dans la discussion des périls et des incon-* 
vénients à éviter, nous ne nous entendions plus. 

LUI. — Et qu'est-ce que cela fait? 

MOI. — Laissons cela, vous dis-je; ce que je sais 
là-dessus, je ne vous l'apprendrais pas; et vous 
m'instruirez plus aisément de ce que j'ignore et 
que vous savez en musique. Cher Rameau, par- 
lons musique, et dites-moi comment il est arrivé 
qu'avec la facilité de sentir, de retenir et de rendre 
les plus beaux endroits des grands maîtres, avec 
l'enthousiasme qu'ils vous inspirent et que vous 
transmettez aux autres, vous n'ayez rien fait qui 
vaille... 

(Au lieu de me répondre, il se mit à hocher de 
la tête, et levant le doigt au ciel, il s'écria : ) Et 
l'astre! l'astre! Quand la nature fit Léo, Vinci, 
Pergolèse, Duni, elle sourit; elle prit un air impo- 
sant et grave en formant mon cher oncle Rameau 
qu'on aura appelé pendant une dizaine d'années 
le grand Rameau, et dont bientôt on ne parlera 
plus. Quand elle fagota son neveu, elle fit la gri- 






LE NEVEU DE RAMEAU. 



22) 



mace, et puis la grimace, et puis la grimace encore., i 
(Et en disant ces mots il faisait toutes sortes de 
grimaces du visage : c'était le mépris, le dédain, 
Tironie; et semblait pétrir entre ses doigts un mor- 
ceau de pâte,e t sourit aux formes ridicules qu'il lui don- 
nai t ; cela fait, il jeta la pagode hétéroclite loin de lui et 
il dit : ) C'est ainsi qu'elle me fit, et qu'elle me jeta 
à côté d'autres pagodes, les unes à gros ventres 
ratatinés, à cous courts, à gros yeux hors de k 
tête, apoplectiques ; d'autres à cous obliques ; il y 
en avait de sèches, à l'oeil vif, au nez crochu. Toutes 
se mirent à crever de rire en me voyant ; et moi de 
metcre mes deux poings sur mes côtés et de crever 
de rire en les voyant, car les sots et les fous s'amu- 
sent les uns des autres; ils se cherchent, ils s'at*- 
tirent. Si en arrivant là je n'avais pas trouvé tout 
fait le proverbe qui dit que Vargent des sots est le 
patrimoine des gens d'esprit^ on me le devrait. Je 
sentis que Nature avait mis ma légitime dans la 
bourse des pagodes, et j'inventai mille moyens de 
m'en ressaisir, 

MOI. — Je sais ces moyens, vous m'en avez parlé, 
et je les ai fort admirés ; mais, entre tant de res- 
sources, pourquoi n'avoir pas tenté celle d'un bel 
ouvrage ? 

LUI. — Ce propos est celui d'un homme du 



824 LE NEVEU DE RAMEAU. 



monde à Tabbé Le Blanc. Uabbé disait : c La mar- 
quise de Pompadour me prend sur la main, me porte 
jusque sur le seuil de T Académie; là elle retire sa 
jmain, je tombe, et je me casse les deux jambes. • 
li'homme du monde lui répondait : t Eh bien! 
Tabbé, il faut se relever, et enfoncer la porte d'un 
coup de tête. • L'abbé lui répliquait : t C'est ce 
que j'ai tenté ; et sayez-vous ce qui nj'en est revenu ? 
^ne bosse au front.., • 

(Après cette historiette, mon homme se mit à 
marcher la tête baissée, Tair pensif et abattu ; il 
soupirait, il pleurait, se désolait, levait au ciel les 
mains et les yeux, se frappait la tête du poing à se 
iriser le front ou les doigts, et il ajoutait : ) Il me 
semble qu'il y a pourtant là quelque chose; mais 
j'ai beau frapper, secouer, il n'en sort rien... (Puis 
il recommençait à secouer la tête et à se frapper le 
front de plus belle, et il disait : ) Ou il n'y a per- 
sonne, ou on ne veut pas répondre. 
. (Un instant après, il prenait un air fi^r, il rele- 
vait sa tête, il s'appliquait la main droite sur le 
cœur, il marchait, et disait : ) Je sens, oui, je sens... 
^11 contrefaisait l'homme qui s'irrite, qui s'indigne, 
qui s'attendrit, qui commande, qui supplie, et pro- 
nonçait sans préparation des discours de colère, de 
commisération, de haine, d'amour; il esquissait les 



LE NEVEU DE RAMEAU. 21$ 



caractères des passions avec une finesse et une vérité 
surprenantes; puis il ajoutait:) C'est cela, je crois? 
voilà que cela vient; voilà ce que c'est que de trou- 
ver un accoucheur qui sait irriter, précipiter les dou- 
leurs, et faire sortir l'enfant. Seul, je prends la plume, 
je veux écrire; je me ronge les ongles, je m'use le 
front : serviteur, bonsoir, le dieu esc absent! Je 
m'étais persuadé que j'avais du génie; au bout de 
ma ligne, je lis que je suis un sot, un sot, un sot. 
Mais le moyen de sentir, de s'élever, de penser, de 
peindre fortement, en fréquentant avec des gens 
tels que ceux qu'il faut voir pour vivre ; au milieu 
des propos qu'on tient et de ceux qu'on entend, et 
de ce commérage : Aujourd'hui h boulevard était 
charmant, Avei^vous entendu la petite Marmotte? 
elle Joue à ravir. M, un tel avait le plus bel atte* 
lage gris pommelé qu'il soit possible d'imaginer, La 
belle madame celle-ci commence à passer; est-ce 
qu'à rage de quarante-cinq ans on porte une coiffure 
comme celle-là? La Jeune une telle est couverte de 
diamants qui ne lui coûtent guère, — Vous voulei 
dire qui lui coûtent,,, cher? — Mais non, — Où 
Vavei'vous vue? — A /'Enfant d'Arlequin perdu et 
retrouvé. La scène du désespoir a été Jouée comme 
elle ne l'avait pas encore été. Le Polichinelle de la 
Joire a du gosier, mais point de finesse^ point 



é^âme. Madame une telle est accouchée de deux 
enfants à la fois; chaque père aura le sien,.. Et vous 
croyez que cela dit, redit et entendu tous les jours 
échauflFe et conduit aux grandes choses ? 

MOI. — Non ; il vaudrait mieux se renfermer dans 
son grenier, boire de l'eaa, manger du pain sec, et 
se chercher soi-même. 

LUI. — Peut-être; mais je n'en ai pas le courage. 
Et puis sacrifier son bonheur à un succès incertain ! 
Et le nom que je porte donc? Rameau! s'appeler 
Rameau, cela est gênant. Il n'en est pas des talents 
comme de la noblesse, qui se transmet, et dont 
l'illustration s'accroît en passant du grand-père au 
père, du père au fils, du fils à son petit-fils, sans 
que r aïeul impose quelque mérite à son descen- 
dant; la vieille souche se ramifie en une énorme tige 
de sots, mais qu'importe? Il n'en est pas ainsi du 
talent. Pour n'obtenir que la renommée de son 
père, il faut être plus habile que lui; il faut avoir 
hérité de sa fibre... La fibre m'a manqué, mais le 
poignet s'est dégourdi; l'archet marche, et le pot 
bout : si ce n'est pas de la gloire, c'est du bouillon. 
• MOI. — A votre place, je ne me le tiendrais pas 
pour dit, j'essayerais. 

lui. — Et vous croyez que je n'ai pas essayé? 
Je n'avais pas quinze ans, lorsque je me dis pour 



-r 



la première fois ; Qu'as- tu, Rameau ? Tu rêves, et 
à quoi rêves-tu ? Que tu voudrais bien avoir fait ou 
faire quelque chose qui excitât l'admiration de l'uni- 
vers... Eh oui, il n*y a qu*à souffler et remuer les 
doigts, il n'y a qu'à ourler le bec et ce sera une 
cane. Dans un âge plus avancé, j'ai répété le pro- 
pos de mon enfance ; aujourd'hui je le répète en- 
core, et je reste autour de la statue de Memnon. 

MOI. — Que voulez- vous dire avec votre statue 
de Memnon? 

LUI. ' — Cela s'entend, ce me semble. Autour de 
la statue de Memnon, il y en avait une infinité 
d'autres, également frappées des rayons du soleil ; 
mais la sienne était la seule qui résonnât. Un poète, 
c'est Voltaire, et puis qui encore ? Voltaire ; et le 
troisième ? Voltaire ; et le quatrième } Voltaire. Un 
musicien, c'est . Rinaldo da Capua; c'est Hasse; 
c'est Pergolèse ; c'est Alberti ; c'est Tartini ; c'est 
Locatelli ; c'est Terradeglias ; c^est mon oncle ; c'est 
ce petit Duni, qui n'a ni mine, ni figure, mais qui 
sent, mordieu ! qui a du chant et de l'expression. 
Le reste, auprès de ce petit nombre de Memnons, 
autant de paires d'oreilles fichées au bout d'un bâ- 
ton : aussi sommes-nous gueux, si gueux, que C'est 
une bénédiction. Ah ! monsieur le Philosophe, là 
misère est une terrible chose. Je la vois accroupie 



ua LE NEVEU DE RAMEAU. 



la bouche béante, pour recevoir quelques gouttes 
d^eau glacée qui s'échappent du tonneau des Da- 
naïdes. Je ne sais si elle aiguise Tesprit du philo- 
sophe, mais elle refroidit diablement la tête du poète ; 
on ne chante pas bien sous ce tonneau. Trop heu- 
reux encore celui qui peut s'y placer! J'y étais, et 
je nVi pas su m'y tenir. J'avais déjà fait cette sotdse 
une fois. J'ai voyagé en Bohême, en Allemagne, en 
Suisse, en Hollande, en Flandre, au diable au vert ! 

MOI. — Sous le tonneau percé? 

LUI. — Sous le tonneau percé. C'était un juif 
opulent et dissipateur, qui aimait la musique et mes 
folies. Je musiquais comme il plaît à Dieu, je fai- 
sais le fou : je ne manquais de rien. Mon juif était 
un homme qui savait sa loi, et qui l'observait roide 
comme une barre, quelquefois avec Tami, toujours 
avec l'étranger. Il se fit une mauvaise afiaire qu'il 
faut que je vous raconte, car elle est plaisante. 

Il y avait à Utrecht une courtisane charmante. 
Il fut tenté de la chrétienne ; il lui dépécha un gri- 
sou, avec une lettre de change assez forte. La bi- 
zarre créature rejeta son offre. Le juif en fut déses- 
péré. Le grison lui dit : t Pourquoi vous affliger 
ainsi ? si vous voulez coucher avec une jolie femme, 
rien n'est plus aisé, et même de coucher avec une 
plus jolie que celle que vous poursuivez : c'est la 



LE NEVEU DE RAMEAU. a»? 



mienne, que je vous céderai au même prix. » Fait 
et dit ; le grison garde la lettre de change, et mon 
juif couche avec la femme du grison. L'échéance de 
la lettre de change arrive; le juifla laisse protester, 
et s'inscrit en faux. Procès, Le juif disait : Jamais 
cet homme n'osera dire à quej prix il possède ma 
lettre, et je ne la payerai pas. A l'audience il inter- 
pelle le grison. t Cette lettre de change, de qui la 
tenez-vous ? — De vous. — Est-ce pour de l'argent 
prêté ? — Non. — Est-ce pour fourniture de mar- 
chandises? — Non. — Est-ce pour services ren- 
dus? — Non; mais il ne s'agit point de cela i^j'en 
suis possesseur, vous l'avez signée, et vous l'acquit- 
terez. — Je ne l'ai point signée, — Je suis donc un 
faussaire? — Vous ou un autre dont vous êtes 
l'agent. — Je suis un lâche, comme vous êtes un 
coquin. Croyez-moi, ne me poussez pas à bout, je 
dirai tout ; je me déshonorerai, mais je vous per- 
drai... • Le juif ne tint compte de la menace, et le 
grison révéla toute l'affaire à la séance qui suivit. 
Ils furent blâmés tous les deux, et le juif condamné 
à payer la lettre de change, dont la valeur fut appli- 
quée au soulagement des pauvres. Alors je me sé- 
parai de lui; je revins ici. 

Quoi faire ? car il fallait périr de misère, ou faire 
quelque chose. Il me passa toutes sortes de projets 



par la téce. Un jour^ je partais le lendemain pour 
me jeter dans une troupe de province, également 
bon ou mauvais pour le théâtre ou pour l'orchestre. 
Le lendemain, )e songeais à me faire peindre un dé 
ces tableaux attachés à une perche qu'on plante dans 
un carrefour, et où j'aurais crié à tue-tête : t Voilà 
la ville où il est hé, et le voilà qui prend congé d$ 
son père Tapothicaire ; le voilà qui arrive flans la 
capitale, cherchant la demeure de son oncle. Lç 
voilà aux genoux de son oncle, qui le chasse. Le 
voilà avec un juif, etc., etc. • Le jour suivant, je 
mé levais bien résolu de m'assocîer aux chanteurs 
des rues. Ce n'est pas ce que j'aurais fait de plus 
mal; nous serions allés concerter sous les fenêtres 
de mon cher oncle, qui en serait crevé de rage. Jç 
pris un autre parti... 

(Là, il s'arrêta, passant successivement de l'atti- 
tude d'un homme qui tient un violon, serrant des 
cordes à tour de bras, à celle d'un pauvre diable 
exténué de fatigue, à qui les forces manquent, à qui 
les jambes flageolent, prêt à expirer, si on ne lui 
•jette un morceau de pain; il désignait son extrême 
besoin par le geste d'un doigt dirigé vers sa bouche 
entr'ouverte ; puis il ajouta :) Cela s'entend. On 
mè jetait le lopin ; nous nous le disputions à trois 
ou quatre affamés que nous étions... Et puis pensez 



grandement, faites de belles choses au milieu d'une 
pareille détresse ! 

MOI. — Cela est difficile. 

LUI. — De cascade en cascade, j'étais tombé là; 
j'y étais comme un coq en pâte. J'en suis sorti. Il 
faudra derechef scier le boyau, et revenir au geste 
du doigt vers la bouche béante. Rien de stable dans 
ce monde; aujourd'hui au sommet, demain au bas 
de la roue. De maudites circonstances nou§ mènent, 
et nous mènent fort mal... 

(Puis, buvant Un coup qui restait au fond de là 
bouteille, et s' adressant à son voisin :) 

Monsieur, par charité, une petite prise. Vous 
ayez là une belle boîte. Vous n'êtes pas musicien ? 
r— Non. — Tant mieux pour vous, car ce sont de 
pauvres bougres bien à plaindre. Le sort a voulu 
que je le fusse, moi, tandis qu^il y a à Montmartre 
peut-être, dans un moulin, un meunier, un valet 
de meunier, qui n'entendra jamais que bruit dé 
cliquet, et qui aurait trouvé les plus beaux chants. 
Rameau, au moulin, au moulin ! c'est là ta place. 

MOI. — A quoi que ce soit que l'homme s'ap- 
plique, la Nature Vy destinait. 

LUI. — Elle fait d'étranges bévues. Pour xnoi, je 
ne vois pas de cette hauteur où tout se confond, 
rhomme qui émonde un arbre avec des ciseaux, la 



chenille qui en ronge la feuille, et d'où Ion ne voit 
que deux insectes différents, chacun à son devoir. 
Perchez-vous sur Tépicycle de Mercure, et de là 
distribuez, si cela vous convient, et à Timitation de 
Réaumur, lui, la classe des mouches en couturières, 
àrpenteuses, faucheuses; vous, Tespèce des hommes 
en hommes menuisiers, charpentiers, couvreurs, 
danseurs, chanteurs, c'est votre afiaire ; je ne m'en 
mêle pas. Je suis dans ce monde , et j'y reste. Mais 
s'il est dans la nature d'avoir appétit, car c'est tou- 
jours à Tappétit que j'en reviens, à la sensation qui 
m'est toujours présente, je trouve qu'il n'est pas du 
bon ordre de n'avoir pas toujours de quoi manger^ 
Quelle diable d'économie ! des hommes qui regor- 
gent de tout, tandis que d'autres, qui ont un esto- 
mac importun comme eux, une faim renaissante 
comme eux, n'ont pas de quoi mettre sous la dent. 
Le pis, c'est la posture contrainte où nous tient le 
besoin. Uhomme nécessiteux ne marche pas comme 
un autre, il saute, il rampe, il se tortille, il se traîne, 
il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions. 

MOI. — Qu'est-ce que des positions? 

LUI. — Allez le demander à Noverre. Le monde 
en offre bien plus que son art n'en peut imiter. 

MOI. — Et vous voilà aussi, pour me servir de 
votre expression, ou de celle de Montaigne, perché 



LE NEVEU DE RAMEAU. 2|) 



sur l'épicycle de Mercure, et considérant les diffé- 
rentes pantomimes de l'espèce humaine. 
* LUI. — Non, non, vous dis-je; je suis trop lourd 
pour m'élever si haut. J^abandonne aux grues le 
séjour des brouillards, je vais terre à terre. Je re- 
garde autour de moi, et je prends mes positions, ou 
je m'amuse des positions que je vois prendre aux 
autres ; je suis excellent pantomime, comme vous en 
allez juger. 

(Puis il se met à sourire, à contrefaire Thomme 
admirateur, Thomme suppliant, l'homme complai- 
sant; il a le pied droit en avant, le gauche en ar- 
rière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme 
attaché sur d'autres yeux, la bouche béante, les 
bras portés vers quelque objet; il attend un ordre, 
il le reçoit, il part comme un trait, il revient, il est 
exécuté, il en rend compte ; il est attentif à tout, il 
ramasse ce qui tombe, il place un oreiller ou un ta- 
bouret sous des pieds; il tient une soucoupe, il ap- 
proche une chaise; il ouvre une porte, il ferme une 
fenêtre, il tire des rideaux; il observe le maître et 
la maîtresse ; il est immobile, les bras pendants, les 
jambes parallèles; il écoute, il cherche à lire sur des 
visages, et il ajoute :) Voilà ma pantomime, à peu 
près la même que celle des flatteurs, des courtisans, 
des valets et des gueux. 



2|4 l'E NEVEU DE RAMEAU. 



(Les folies de cet homme, les contes de Tabbé 
Gallani, les extravagances de Rabelais, m^ont quel* 
quefois fait rêver profondément. Ce sont trois ma* 
gasins où je me suis pourvu de masques ridicules 
que je place sur le visage des plus graves person- 
nages, et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre 
dans un président, un pourceau dans un cénobite, 
une autruche dans un ministre, une oie dans son 
premier commis.) — Mais à votre compte, dis-je à 
mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde- 
ci, et je ne connais personne qui ne sache quelques 
pas de votre danse. 

LUI. — Vous avez raison. Il n'y a dans tout un 
royaume qu'un homme qui marche, c'est le Souve- 
rain; tout le reste prend des positions. 

MOI. — Le Souverain? Encore y a-t-il quelque 
chose à dire. Et croyez-vous qu'il ne se trouve pas 
de temps en temps à côté de lui un petit pied, un 
petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu 
de la pantomime? Quiconque a besoin d'un autre esc 
indigent, et prend une position. Le roi prend une 
position devant sa maîtresse, et devant Dieu il fait 
son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de 
courtisan, de flatteur, de valet et de gueux devant 
son roi* La foule des ambitieux danse vos positions, 
en cent manières plus viles les unes que les autres^ 



LE NEVEU DE RAMEAU. ajs 



devant le ministre 'y. l'abbé de condition, en rabat et 
en manteau long, au moins une fois la semaine, de- 
vant le dépositaire de la feuille des bénéfices. Ma 
foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux 
est le grand branle de la terre : chacun a sa petite 
H us et son Bertin. 

LUI. — Cela me console, 

(Mais tandis que je parlais, il contrefaisait à mou- 
rir de rire les positions des personnages que je nom- 
mais. Par exemple, pour le petit abbé, il tenait son 
chapeau sous le bras et son bréviaire de la main 
gauche; de la droite il relevait la queue ^e son 
manteau, il s'avançait la tête un peu penchée sur 
l'épaule, les yeux baissés, imitant si parfaitement 
l'hypocrite, que je crus voir l'auteur des Réfutations 
devant l'évêque d'Orléans, Aux flatteurs, aux am- 
bitieux, il était ventre à terre; c'était Bouret au 
Contrôle général.) 

MOI. — Cela est supérieurement exécuté : mais il 
y a pourtant un être dispensé de la pantomime : c'est 
le philosophe qui n'a rien, et qui ne demande rien. 
- LUI. — Et où est cet animal-là? S'il n'a rien, il 
souffre; s'il ne sollicite rien, il n'obtiendra rien et il 
souffrira toujours. 

MOI. — Non : Diogène se moquait des besoins. 

LUI. — Mais il faut être vêtu» 



23(S LE NEVEU DE RAMEAU. 



MOI. — Non; il allait tout nu« 

LUI. — Quelquefois il faisait froid dans Athènes. 

MOI. — Moins qu'ici. 

LUI. — On y mangeait. 

MOI. — Sans doute. 

LUI. — Aux dépens de qui? 

MOI. — De la Nature, A qui s'adresse le sauvage? 
à la terre, aux animaux, aux poissons, aux arbres, 
aux herbes, aux racines, aux ruisseaux. 

LUI. — Mauvaise table. 

MOI. — Elle est grande. 

LUI. — Mai$ mal servie. 

MOI. — C'est pourtant celle qu'on dessert pour 
couvrir les nôtres. 

LUI. — Mais vous conviendrez que l'industrie de 
nos cuisiniers, pâtissiers, rôtisseurs, traiteurs, con- 
fiseurs, y met un peu du sien. Avec la diète austère 
de votre Diogène, il ne devait pas avoir des organes 
fort indociles. 

MOI. — Vous vous trompez. L'habit du Cynique 
était autrefois notre habit monastique, avec ht même 
vertu : les Cyniques étaient les Carmes et les Cor- 
deliers d'Athènes. 

LUI. — Je vous y prends! Diogène a donc aussi 
dansé la pantomime, si ce n'est devant Périclès, du 
moins devant Laïs ou Phryné? 



■ M 



LE NEVEU DE RAMEAU. 237 

MOI. — Vous VOUS trompez encore : les autres 
achetaient bien cher la courtisane qui se livrait à 
lui pour le plaisir. 

LUI. — Mais s'il arrivait que la courtisane fut 
occupée, et le cynique pressé? 

MOI. — Il rentrait dans son tonneau et se passait 
d'eUe. 

LUI. — Et vous me conseilleriez de Timiter? 

MOI. — Je veux mourir si cela ne vaudrait pas 
mieux que de ramper, de s'avilir et de se prostituer. 

LUI. — Mais il me faut un bon lit, une bonne 
table, un vêtement chaud en hiver, un vêtement frais 
en été, du repos, de l'argent, et beaucoup d'autres 
choses, que je préfère de devoir à la bienveillance, 
plutôt que de les acquérir par le travail. 

MOI. — Cest que vous êtes un fainéant, un gour- 
mand, un lâche, une âme de boue. 

LUI. — Je crois vous l'avoir dit. 

MOI. — Les choses de la vie ont un prix sans 
doute ; mais vous igno.rez celui du sacrifice que vous 
faites pour les obtenir. Vous dansez, vous avez 
dansé et vous continuerez de danser la vile panto- 
mime. 

LUI. — Il est vrai; mais il m'en a peu coûté, et 
il ne m'en coûtera plus rien pour cela; et c'est par 
cette raison que je ferais mal de prendre une autre 



SjS LE NEVEU DE RAMEAU. 



allure qui me peinerait ec que je ne garderais pas. 
Mais je vois à ce que vous me dites là que ma pau- 
vre petite femme était une espèce de philosophé ; 
elle avait du courage comme un lion. Quelquefois 
nous manquions de pain, et nous étions sans le sou; 
nous avions vendu presque toutes nos nippes. Je 
m'étais jeté sur le pied de notre lit ; là je me creu- 
sais à chercher quelqu'un qui me prêtât un écu que 
je ne lui rendrais pas. Elle, gaie comme un pinson, 
se mettait à son clavecin, chantait et s'accompa- 
gnait ; c'était un gosier de rossignol, je regrette que 
vous ne l'ayez pas entendue. Quand j'étais de quel- 
que concert, je l'emmenais avec moi; chemin fai- 
sant je lui disais : • Allons, madame, faites- vous 
admirer, déployez votre talent et vos charmes, enle- 
vez, renversez... » Nous arrivions, elle chantait, 
elle enlevait, elle renversait. Hélas! je l'ai perdue, 
la pauvre petite. Outre son talent, c'est qu'elle avait 
une bouche à recevoir à peine le petit doigt, des 
dents! une rangée de perles; dés yeux, des pieds, 
une peau, des joues, des tétons ! des jambes de cerf, 
des cuisses et des fesses à modeler. Elle aurait eu 
tôt ou tard le fermier général au moins. C'était une 
démarche, une croupe, ah! Dieu, quelle croupe! 

(Puis le voilà qui se met à contrefaire la démarche 
de sa femme. Il allait à petits pas, il portait sa tête 



au vent, il jouait de réventail, il se démenait de la 
croupe ; c'était la charge de nos petites coquettes la 
plus plaisante et la plus ridicule . 

Puis reprenant la suite de son discours, il ajou- 
tait :) Je la promenais partout, aux Tuileries, au 
Palais-Royal, aux Boulevards. Il était impossible 
qu'elle me demeurât. Quand elle traversait la rue, 
le matin, en cheveux et en pet-en-Faîr, vous vous 
seriez arrêté pour la voir, et vousTauriez embrassée 
entre quatre doigts sans la serrer. Ceux qui la sui- 
vaient, qui la regardaient trotter avec ses petits 
pieds, et qui mesuraient cette large croupe dont les 
jupons légers dessinaient la forme, . doublaient le 
pas ; elle les laissait arriver, puis elle détournait pres- 
tement sur eux ses deux grands yeux noirs et bril- 
lants, qui les arrêtaient tout court ; c'est que l'en- 
droit de la médaille ne déparait pas le revers. Mais, 
hélas! je l'ai perdue, et toutes mes espérances de 
fortune se sont évanouies avec elle. Je ne l'avais 
prise que pour cela, je lui avais confié mes projets, 
et elle avait trop de sagacité pour n'en pas concevoir 
la certitude et trop de jugement pour ne les pas 
approuver... 

(Et puis le voilà qui sanglote et qui pleure, en 
disant :) Non, non, je ne m'en consolerai jamais. 
Depuis, j'ai pris le rabat et la calotte. 



«40 LE NEVEU DE RAMEAU. 



MOI. — De douleur? 

LUI. — Si vous voulez. Mais le vrai, pour avoir 
mou écuelle sur ma. têce... Mais voyez un peu l'heure 
qu'il esc, car il faut que j'aille à l'Opéra. 

MOI. — Qu'est-ce qu'on donne? 

LCi. — Le Dau vergue. 11 y a d'assez belles choses 
dans sa musique ; c'est dommage qu^il ne les ait pas 
dites le premier. Parmi ces morts, il y en a toujours 
qui désolent les vivants. Que voulez -vous? quisque 
suos patimur mânes. Mais il est cinq heures et de- 
mie, j'entends la cloche qui sonne les vêpres de 
l'abbé de Cannaye et les miennes. Adieu. Monsieur 
le Philosophe, n'est-il pas vrai que je suis toujours 
le même? 

MOI. — Hélas! oui, malheureusement, 

LUT. — Que j'aie ce malheur-là encore seulement 
une quarantaine d'années : rira bien qui rira le der- 
nier. 



FIN DU NEVEU DB RAMEAU. 




NOTES ET VARIANTES 



PAGE<. L!GNES. 

Ç7 4 Le banc d^Argenson, Plus exactement le banc 
qui se trouvait dans l'allée d'Argenson, et qu'on 
voit plusieurs fois designé comme lieu de ren- 
dez-vous dans les lettres de Diderot à M"" Vol- 
land. 
ç8 4 Légal le profond. M. de Kermuy, sire de Légal, 
gentilhomme breton dont le nom s'écrirait peut- 
être mieux Le Gall, était considéré comme le pre- 
mier joueur d'échecs de France avant la venue 
Philidor, qui prît de lui ses dernières leçons. De 
Mayot, nous ne trouvons que des mentions plus 
sèches encore que celle-ci . Quant à Foubert, c'est, 
selon toute apparence, le chirurgien de ce nom, 
qui demeurait rue de la Monnaie. 

loa 4 3farivaux et Crébillon le fils. Ce rapprochement 
qui parait aujourd'hui beaucoup trop flatteur 
pour l'auteur du Sopha^ se retrouve dans une 
lettre d'Horace "Walpole, de 176$ : « Crébillon 
est tout à fait démodé, et Marivaux est devenu 
un proverbe : on dit marivauder, marivaudage. » 

10 a 1$ M. de Bissy, Claude de Thiard de Bissy, mous- 
quetaire noir, nommé de l'Académie française 

16 




PAGES. LIGNES. 

en 1750 sur le bruit qu'il avait traduit quelques 
chapitres d'un ouvrage anglais, appartint soixante 
ans à celte illustre compagnie. Gœthe a écrit 
Bussi, mais à tort ; le manuscrit de l'Ermitage 
donne bien Bissy, comme la copie d'Assézat. 
103 i5 Ce que 3f^* Clairon est en acteur. C^est le texte 
des mss. que Brière a cru corriger en imprimant : 
« en actrice w. Il a été copié ici par Assézat. 

103 26 Entre Dioghie et Phryné. De Saur, choqué sans 

doute par le pluriel a les autres», prit sur lui de 
corriger à la fois Diderot et Gœthe, et d'écrire : 
entre Diogène, Laïs et Phryné ». Brière adopta 
cette interpolation en imprimant le nom de Laïs 
en italiques. Diderot a écrit ce qu'il voulait 
écrire ; Phryné, dans l'esprit de Rameau, est un 
nom essentiellement collectif. 

104 8 Pour son antagoniste. Brière : « pour un c... » 
10+ 18 Comme d'un clou à soufflet. Brière a imprimé : 

M d'un clou à un soufflet ». « Cela ne vaut pas un 
clou à soufflet, je n'en donnerais pas un clou à 
soufflet, se dit pour marquer le peu d'estime 
qu'on fait d'une chose. (Académie.) » 

106 4 Aux cagnaris, aux chiens, forme patotse égale- 
ment familière au Dijonnais Rameau et au Lan- 
grois Diderot. 

io3 17 II nUst pas asse^ décidé. Le mot « assez» a été 
omis par les précédents éditeurs. 

lûB 2$ Lequel des deux préférerie^-vous}.., Diderot ap- 
pelle la controverse sur une pensée qui l'occu- 
pait en ce temps-là. Il écrivait à M"« Volland le 
31 juillet 1762.: « S'il faut opter entre Racine 
méchant époux, méchant père, ami faux et poète 
sublime, et Racine bon père, bon époux, bon 
ami et plat honnête homme, je m'en tiens au 



NOTES ET VARIANTES. a^j 



PAGES. LfGNES. 

premier. De Racine méchant que reste-t-il ? rien. 
De Racine homme de génie l'ouvrage est éter- 
nel.» 

109 I Comme Briassoh, comme Barbier,,. Briasson, 
syndic de l'imprimerie et de la librairie, était un 
des libraires associés à V Encyclopédie ; il avait 
sa b'jutique rue Saint-Jacques. Barbier est nommé 
en tète des gros marchands en soie du quartier 
Sainte-Opportune dans le Dessinateur pour les 
fabriques d'étoffes d'or, d'argent et de soie, Pa- 
ris, 176$.' 

tio ) Dans l'occasion une jeune fille, etc. Toute cette 
fin de phrase est remplacée dans Briére par ces 
mots imprimés en italiques: parfois de jolies 
filles. 

lia II De l'eau froide. De Saur : « Versez sur la tête de 
Greuze de Veau-forte, et peut-être vous dissou- 
drif^,., » Inutile dé dire que Gœthe n'est pour rien 
dans ce contresens inhumain. 

114 3 L'éloge de Maupeou. Ce reproche à Voltaire a 

été glissé lors de la- revision. Ce n'est qu'en 
1771 que Voltaire, tout frémissant encore de ses 
luttes contre les bœufs-tigres des parlements^, 
traita le chancelier Maupeou comme un bienfai-- 
teur de l'humanité et choqua par là une partie 
de ses amis de Paris. 

115 iB L'histoire des trois siècles. Allusion évidente aux 

Trois siècles delà littérature franijaise, de l'abbé 
Sabatier de Castres, dont la première édition ne 
parut qu'en 1772. Les plus obscurs ennemis <ie 
Voltaire et de l'Encyclopédie sont gratifiés de no- 
tices enthousiastes dans cette compilation en- 
fiellée. 
•115 I Le grand, homme Rameau le neveu* Ces deux 



MGES. LIGNES. 

mots 



117 



119 



119 



lai 



S 



II 



H le neveu », qui sont dans les mss. ^t 
dans Gœthe^ ont été supprimés par Briére et 
n'ont pas été rétablis par Assézat. 
Un escroc. C'est la leçon très lisible da manu- 
scrit de l'Ermitage. Briére imprime : « un c....n m. 
Assézat a lu et donne: nen escroc», et supp^^e 
que en est là pour iigurer la prononciation 
bourguignonne. Gœth^, soit qu'il n'ait pu lire, 
soit qu'il ait craint de se tromper sur U valeur 
du mot, s'est dispensé de le traduire, aussi bien 
que ceux de « fiefle truand ». 
Vous retournerez au re^rat. Cette phrase, clai- 
rement rendue par Gœthe (uni nun halte dick 
wieier an die HÔken) est ainsi transformée par 
de Saur: «Je t'ai encore sur les épaules. » Il est 
vrai que Gœthe ne paraît pas avoir bien compris 
la locution: «à bouche que veux -tu ». 
Entre le cocher de M, de Souhise et Vami RobbJ. 
L*hôtel de Soubise, où sont aujourd'hui les Ar- 
chives nationales, donnait asile dans ses écuries 
monumentales à un certain nombre de vagabonds, 
connus des gens de l'hôtel. Palissot, apostro- 
phant Robbé de Beauveset dans sa Dunciad/, 
l'avait appelé : Ami Robbé ; il en resta une sorte 
de surnom. 

3/. Viellard. C'était le fils du directeur des vieilles 
eaux de Passy et le voisin de la maison de cam- 
pagne où Be^tin passait l'été avec la petite Hus ; 
il entretenait avec l'actnce des relations de bon 
voisinage, le 3 septembre 1761^ lorsque Bertin, 
survenant indiscrètement, chassa bruyamment 
son infidèle. L'anecdote est racontée un peu 
partout, mais nulle part avec plus de détails que 
dans les lettres de Diderot à M"« VoUand; Dide- 






NOTES ET VARIANTES. 



84$ 



r.-.GES. LIGNES. 



X2I 



121 



121 



I2i 



122 



rot avait été renseigné par l'abbé de La Porte. 
7 D'une misérable petite histrionne. Le mot « mi- 
sérable », omis par Briére, n'a pas été rétabli par 
Assézat. 
î? M, Rameau, apothicaire de Dijon. Il n'y a ni in- 
dice ni apparence que l'organiste Claude Rameau 
ait jamais été apothicaire. Jean-François a, dû 
dire: a bourgeois de Dijon »; c'est le titre dont 
Claude se parait couramment, de même que le 
grand Rameau s'est intitulé dans tous les actes 
de la dernière partie de sa vie : « bourgeois de 
Paris ». Il y avait en ce temps-là un homme fort 
connu, qui était fils d'un apothicaire de Dijon : 
c'est Piron. Il s'est produit une confusion dans la 
mémoire de Diderot. 

i2 1(cLmeau, le neveu de celui qu* on appelle le grand. 
Cette ligne a sauté dans l'édition Briére, laissant 
une équivoque dont les commentateurs ont été 
troublés et qui n'existe ni dans les mss. ni dans 
Gœthe. C'est bien l'oncle Rameau que Carmon- 
telle a représenté dans la pochade connue dont 
il. e^ ici question. Assézat en a fait la remarque, 
mais la correction que lui offrait sa copie a 
échappé à son attention. 
2 A la petite Hus, Au lieu de ces mots, Briére a 
imprimé : « d'une catin » et supprimé les deux 
paragraphes qui suivent. Assézat, en les rétablis- 
sant, a omis le mot : « jeune ». 

10 M"" de La Marck, La comtesse de La Marck, 
née Noailles, passait pour Tune des protectrices 
les plus zélées de la comédie des Philosophes, 
Voici comment le duc de Luynes la dépeignait 
lors de son mariage, dés 174* : « Elle est grande 
et assez grasse ; elle n'est point du tout jolie, ce- 



2i6 NOTES ET VARIANTES. 



tkGES. LIGNIS. 

pendant sa figure ne déplaît point ; elle se tient 
mal et a l'air un peu matériel. « Il est à croire 
qu'avec le temps elle n'était pas devenue plus 
éthcrée. Aussi fut-elle de plus en plus un des 
piliers de TÉglise. Le gros Bergier, c'est à coup 
sûr le fameux théologien ; il ne s'était encore 
, guère signalé à l'attention des philosophes à 

l'époque de la rédaction primitive ; son nom a 
peut-être pris la place d'un autre lors de la re- 
vision. 

124 7 i^iens dans ma cellule. Cette chanson est intitu- 
lée la Sollicitation, p. 37 du seizième et dernier 
recueil (publié en 1762) du Chansonnier français, 

124 19 Déjà le cœur lui tressaillait. Briére a imprimé 
« tressaillit », et dérangé la ponctuation: ce qui 
a fait attribuer à Diderot une façon particulière 
de conjuguer le verbe tressaillir. 

12$ II L'Aristote ou le Platon, Des pierres gravées re- 
présentant ces philosophes et montées eu bagues. 

126 18 i^ous êtes né ou tombé. Texte dei mss., conûrmé 
par Gœthe. Briére et Assézat : « vous êtes tombé » 

126 24 ... Tant pour mes menus plaisirs. Après ces 
mots, Gœthe, Briére et la copie dont s'est servi 
Assézat s'accurdent à indiquer une lacune qui 
n'est guère probable et un changement de scène 
qui est tout bonnement absurde. Cette fausse 
indication paraît être partie du manuscrit de 
l'Ermitage, ou une main inconnue a déposé en 
marge la note suivante : « Ici se trouve une 
lacune dans le manuscrit original. La scène a 
changé et les interlocuteurs sont entrés dans 
une des maisons qui environnent le Palais-Royal. » 
Cette note est d'une écriture ancienne et d'une 
encre jaunie ; mais elle n'est pas de la même 



NOTES ET VARIANTES. 2*7 



PAGES. LIGNES. 

main que le reste du manuscrit ; il est presque 
superflu de dire qu'elle nVst pas non plus de U 
main de Diderot. Elle n*a donc pas plus d'appa- 
rence d'authenticité que de sens commun. Cette 
note, née de la fantaisie d'un lecteur superficiel, 
a été insérée entre parenthèses au milieu du 
texte dans les copies sur lesquelles ont travaillé 
Gœthe et Assézat Quant à Briére, il n'a pu*se 
retenir de broder et il donne cette variante : 
« Nota. Il y a dans le manuscrit une lacune, et 
on doit supposer que les interlocuteurs sont en- 
trés dans le café où il y avait un clavecin. » 
Puis, dans cette persuasion, il a supprimé le 
mot <c alors » , qui commençait l'alinéa suivant. 
« Voulant en avoir le cœur net, dit M. Motheau^ 
nous en avons référé à M. Briére, qui ne s'est 
pas souvenu d'avoir trouvé aucun blanc dans le 
manuscrit que lui avait donné M"*' de Vandeul, 
Il est convaincu que sa note a été déterminée 
par celle de Gœthe. 1» Sa note, car il est clair 
qu'elle est bien de lui, ajoutait encore, comme 
Asselineau Ta fait remarquer, à l'absurdité de la 
première. Les interlocuteurs ne peuvent pas en- 
*trer dans le café, puisqu'ils y sont depuis le dé- 
but pour n'en sortir qu'a la dernière page ; quant 
au clavecin. Rameau va en jouer, il est vrai, 
mais sms clavecin, comme il joue une sonate sur 
le violon sans violon,comme il finira par imiter 
tous les instruments et par « faire lui seul tout 
un théâtre lyrique ». 
127 10 Aisément, agréablement, copieusement tous les 
soirs... Ces six mots, omis par Briére, ont échappé 
à l'attention d'Assézat, bien qu'ils fussent dans 
sou manuscrit, comme ils sont dans celui de 



2+8 NOTES ET VARIANTES. 



PAGES. LIGNES. 

l'Ermitage: ils sont traduits mot pour mot dans 
Gœthe. Briére a bitfe aussi l'exclamation ster- 
cus pretiosum I donnée avant lui par Gœthe et 
par de Saur, et rétablie depuis par Assézat. 

127 14 A force de vols, de pillages, de Banqueroutes, Il 
est à supposer que ces mots étaient peu lisibles 
dans le manuscrit dont s'est servi Briére, car il 
y a suppléé par ceux-ci : volant, pillant, faisant 
banqueroute y qu'il a é/idemment pris à la tra- 
duction de Saur et qu'il a imprimés en italiques. 

1 27 24 Les enfants rouges ou les enfants bleus. C'étaient 
des orphelins élevés dans les hôpitaux et qui 
figuraient moyennant rétribution dans la pompe 
des grands enterrements. L'hôpital des Enfants 
rouges^ qui a été supprimé en 1772, a laissé son 
nom à un quartier de Paris; les enfants bieus 
étaient fournis par l'hôpital de la Trinité, rue 
Grenéta. 

129 7 Ferrari ou Chiabran, Chiabran, violoniste pié- 
montais, parut en 17$! au Concert spirituel et 
transporta le public d'enthousiasme. Dominique 
Ferrari, né à Plaisance, eut un succès pareil 
trois ans plus tard. Ce dernier avait un frère 
cadet, Louis Ferrari, dit le boiteux *qui joUait 
du violoncelle et qui se produisit à son tour en 
17 $8. — Gœthe avait bien écrit le nom de Chia- 
bran; mais, de Saur ayant donné Chiabrau, 
cette faute d'impression a fait loi pour Briére 
et a passé dans presque toutes les éditions. 

MD 21 D'Alberti ou de Galuppi. On compte un assez 
grand nombre de musiciens du nom d'Alberti. 
Gœthe a fait une note brève et un peu vague, 
qui a été notablement développée par de Saur, 
sur Domenico Alberti, amateur vénitien à qui 



PAGES. LIGNES. 

on attribuait de grands talents comme chanteur 
et claveciniste ; mais ce n'est certainement pas 
de lui qu'il s'agit ici, car il n'a jamais composé 
que pour le clavecin et ses œuvres ne se sont ré- 
pandues qu'après sa mort. L'Alberti dont il est 
question doit être Giuseppe-Matteo, né à Bologne 
en 1685 et dont on à plusieurs recueils de so- 
nates pour le violon. Quant à Galuppi, i7 Bura- 
nello, c'est un compositeur vénitien qui a laissé 
une grande réputation de verve et de fécondité, 
bien que rien ou presque rien de ses œuvres 
n'ait été gravé. 

jj^ 4, Supposez-lui huit ans. Marie-Angélique Diderot, 
depuis M™" de Vandeul, était née le a septembre 
1753. L'âge peut bien être donné par Diderot à 
quelques mois prés* 

136 1(5 A entrevu les premières lueurs. Briére : « a en- 
trevu les profondeurs et les premières lumières 
de la théorie musicale ». 

138 6 3f"« Arnould vient de quitter son petit comte... 
Le comte de Lauraguais. C'est au mois d'octobre 
1761, en profitant d'un voyage du petit comte à 
Ferney, que Sophie Arnould accepta les offres 
fastueuses de Bertin, qui venait de se brouiller 
avec la demoiselle H us. Mais le petit comte, de 
retour, ne tarda pas à forcer la porte de l'infi- 
dèle, et les Parties casuelles furent vile délaissées. 

ij8 8 La porcelaine de M. de Montamy. Il s'agit du 
procédé de peinture sur porcelaine dure, inventé 
par d'Arclais de Montamy, premier maître d'hô- 
tel du duc d'Orléans et ami de Diderot; Laura- 
guais, qui avait proposé de concourir aux frais 
d'expériences, se fit honneur de l'invention, no- 
tamment auprès de Voltaire, comme on le voit 



rAGBS. LIGNES. 

par la dédicace de VÈcossaise, Montamy mourut 
au commencement de 1765, laissant un Traité 
des couleurs pour la peinture sur porcelaine, 
dont Diderot se fit l'éditeur. 

138 ij Cette pauvre Dumesnil,,, Les Mémoires secrets 
disaient d'elle, le 30 janvier 176a : «Son amour- 
propre aurait dû lui conseiller de se retirer il y 
a quelques années... D'ailleurs, le vice crapuleux, 
par lequel elle se laisse dominer, la met trop 
souvent dans le cas de substituer sur la scène 
les écarts de sa raison aux désordres des grandes 
passions qu'elle doit peindre, n Et en note : 
M M"* Dumesnil boit comme un cocher: son 
laquais, lorsqu'elle joue, est toujours dans la cou- 
lisse, la bouteille à la main, pour l'abreuver. » 

138 21 Quil entretenait. De Saur, choqué de l'incohé- 
rence de cette phrase, a imaginé d'écrire : « que 
... entretenait ». Son exemple a été suivi par 
Briére et les autres éditeurs. Goethe avait tra- 
duit littéralement : adie er unterhielt,» 

138 35 On dit que la chose est faite, Bnére : « on dit 

même que. . . » 

1 39 2 Cest son usage que de mourir une quinzaine au- 

paravant. Voltaire avait passé pour mort à la fin 
de 1753 ; il s'en était amusé et avait même pensé 
que cela pourrait être commode à l'occasion. Le 
14 novembre 1760, d'Alembert lui écrivait: 
a Tout le monde veut ici que vous sojez mort.» 
C'était au plus fort de la mêlée causée par le 
discours de réception de Le Franc de Pompignan 
et par la comédie des Philosophes, juste au mo- 
ment où le prétendu mort faisait imprimer les 
Quand. Le bruit courut encore qu'il était au plus 
mal au printemps de 1762, au moment où il pré- 



NOTES ET VARIANTES. 



2$l 



PAGBS. LIGNES. 



parait sa plus vive campagne pour la famille Calas. 
140 10 Pas si long. Édit. précédentes ; « pas aussi long. »» 
J40 18 Javillier. Les copistes se sont transmis Favillier, 
résultat d'une erreur de lecture facile à expliquer 
parla grande ressemblance des deux majuscules 
dans la plupart des écritures du xviii*' siècle; 
mais la correction ne souffre pas de difficulté. 
L'Opéra a eu quatre danseurs du nom de Javil- 
lier, le père de 1703 à 1728 environ et ses trois 
fils entre 173$ et 1748. A cette dernière date, 
Javillier l'aîné, Javillier cadet et Javillier 3*^ dis- 
parurent à peu prés en même temps du tableau 
de la troupe. L'un d'eux, membre de l'Académie 
royale de danse, rue Croix-des-Petits-Champs, 
était vers 1762 le maître à dans^^r en renom. 
De Saur a arbitrairement remplacé le nom qu'il 
trouvait dans Gœthe par a M. Abraham ». Il y a 
bien eu à l'Opéra un danseur de ce nom, élève 
de Gardel, mais il ne commença à se faire con- 
naître que sous le régne de Louis XVI. 
1^1 6 Le baron de Bugge, Hollandais, amateur ridicule, 
qui vivait à Paris avec le titre de chambellan du 
roi 4e Prusse. Il payait des jeunes gens pour ac- 
cepter de lui des leçons de violon. Il parvint, à 
force d'importunités, à se faire entendre de l'em- 
pereur Joseph II, qui se tira d'embarras par ce 
compliment équivoque : a Je n'ai jamais entendu 
personne jouer de cet instrument -là comme 
vous. » Le baron de Bagge eut de 1771 à 1773 
un procès long et bruyant : sa femme deman- 
dait la nullité de son mariage, comme contracté 
devant un chapelain de l'Église réformée; ce fut 
l'occasion d'un déluge de mémoires judiciaires 
et théologiques. 



2$3 NOTES ET VARIANTES. 



PAGES. LIGNES. 

141 II Toutes ces petites viles ruses-lâ. Texte donné par 
les mss. et traduit par Gœthe. Briére : « toutes 
ces adresses viles, ces indignes petites ruses-là ». 
Cette paraphrase a été imaginée pour obtenir 
une symétrie puérile avec ce que dit Rameau deux 
pages et demie plus loin : a ce que vous qualifiez 
d'adresses viles, d'indignes petites ruses, n 

144 31 La Deschamps autrefois, aujourd'hui la Guimard. 

La première rédaction devait porter simplement : 
« La Deschamps » ; cela résulte de la fin de la 
phrase. En ce temps-Ia, celle que Favart appelait 
« l'illustre Phryné de nos jours, la sublime Des- 
champs», tenait le haut du trottoir. Elle n'avait 
cessé d'occuper le public de ses liaisons avec le 
duc d'Orléans, le fermier général Brissart, l'avo- 
cat général Séguier, entre des centaines d'autres, 
de ses carrosses, de ses laquais, des diamants 
dont elle se montrait chargée sur la scène de 
rOpéra où elle n'était que danseuse figurante 
de la vente de son mobilier qui fit émeute dix 
jours durant dans la rue Saint-Nicaise en 1760, 
de ses tentatives maladroites dans la carrière 
de l'usure, de sa fugue avec M. de Salice en 
juin 1762, de son emprisonnement à Lyon, de 
son évasion, etc. La Guimard n'était encore qu'a 
ses débuts à l'Opéra et dans la galanterie. Quand 
Diderot revit son manuscrit, la Deschamps était 
tombée dans la misère, sinon morte, et la Gui- 
mard faisait retentir Paris de ses désordres et de 
ses prodigalité?. 

145 2j Les avanies» Brière : « les avances ». Avanies, qui 

est dans le manuscrit de l'Ermitage et dans celui 
d'Assézat, est aussi le mot que Gœthe a traduit 
par schlechte Behandlung, 



NOTES ET VARIANTES. 



2S3 



PAGES. LIGNES. 



I4S 26 



Toute la. troupe villemorienm, Gœthe a supprimé 
purement et simplement cet adjectif qui n'est 
pas dans les dictionnaires. De Saur, fidèle à ses 
habitudes d'amplification, a traduit : dus sàmnt- 
tliche KUtschpack de cette façon : « tous les bas 
flatteurs, tous les plats bouffons, tous les piqueurs 
d'assiette de Paris. » C'est en s'inspirant de cette 
paraphrase que Briére a donné : « Toute la troupe 
des flatteurs, des bouffons et des parasites. » La 
troupe villemorienne, c'étaient les gens qui vi- 
vaient aux dépens du financier Villemorien, que 
nous retrouvons, plus loin. Les mss. donnent 
vilmortenne, 

■150 14 Taime à sentir sous ma main.,. Cette nn de 
phrase a été mutilée par Briére; Assézat Fa res- 
tituée, à une légère inexactitude prés : « à ex- 
pirer», au lieu de: «à en expirer.» 

i$i 6 La mémoire' des Calas, Diderot écrivait à 
M"« VoUand le 8 août 1762 : « C'est Voltaire qui 
écrit pour cette malheureuse famille. O mon amie, 
le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme 
ait de l'àme, de la sensibilité, que l'injustice le 
révolte et qu'il sente l'attrait de la vertu. Eh! 
que lui sont les Calas ? qui est-ce qui peut l'inté- 
resser pour eux ? quelle raison a-t-ii de sus- 
pendre des travaux qu'il aime pour s'occuper de 
leur défense ? Quand il y aurait un Christ, je 
vous assure que Voltaire serait sauvé. » 

Même ligne. Une personne de ma connaissance.,. Cette 
anecdote est racontée par Diderot à M"« Volland 
à la date du ij octobre 1760. Le héros est un 
vieil Écossais, le père Hoop, qui avait couru 
beaucoup le monde et qui fit un séjour assez 
prolongé chez le baron d'Holbach. 



254 NOTES ET VARIANTES, 



rAGBS. LIGXES. 

154 ç La Morliere, Voyez, sur ce triste personnage^ les 
Aveux d'un pamphlétaire, par Ch. Monselet 
(réimpriné dans les Oubliés et les Dédaignés) ^ 
la Biographie du Dauphiné, par Ad. Rochas, et la 
notice mise par M. Uzanne en tête d* Angola, 
dans la collection des Petits Conteurs. Paris, 
A. Quantin, 1879. 

1 54 a6 Et cette femme qui se mortifie. De Saur a inventé 
pour elle un semblant de nom : M™* de Past..« 

i$7 i De robe de chambre, et non : «de sa robe ». 

157 a Qu*on fait à peine sourire.,, Brière et les édi- 
■ tions subséquentes: «Qu'on fait avec peine... » 

157 7 Ce père Noël, C'était un bénédictin de Reims 
qui se livrait à la fabrication d'instruments d'op* 
tique ; il.fut admis, pendant un séjour de la Cour 
à Compiégne dans l'été de i7$o, à faire voir au 
Roi un microscope de sa façon. • S. M. lui or- 
donna de lai en faire un et fit demander à son 
supérieur de le fùne venir à Paris. » Dom Noël 
s'installa à l'abbaye de S^nt-Germain-des-Prés, 
avec un certain nombre d'oufy4«is.sous ses or- 
dres. Après le microscope du Roi, qui fut payé 
403 louis, il fit un télescope pour le Dauphin. 
« Ce religieux est un bon homme, extrêmement 
simple », dit le duc de Luynes {Mém,^ t. XI). 
Parce quelle l'est encore. Brière : « Parce qu'elle 
est jolie». 

^f"* Bouvillon, personnage monstrueux du Ro 
man comique, de Scarron. 
Se transir. Édit. précéd. : « et transir. » 
Le Poinsinet, Brière, en désaccord avec Goethe 
et les mss., donne : <c le Mallet. » Le chanoine 
Mallet, auteur de divers ouvrages d'éducation et 
un moment collaborateur de V Encyclopédie, était 



158 


iC 


158 


ï9 

• 


«58 


26 


•59 


17 




PAGE?. LIGNES. 



i6o 25 



162 



mort en 1755. L'historien Henri Mallet a par- 
tagé sa vie entre Copenhague et Genève. Il est 
donc probable que nous n'avons pas affaire à 
une variante de l'auteur, mais à une simple er- 
reur de lecture. 

Une comminge. C'était le nom de la plus grosse 
espèce dé bombes qu'on eût encore expérimentée. 
« Les comminges, dit le général Bardin, étaient 
du calibre de o" 4S et du paids de 250 kilo- 
grammes; on les employa, en 1691 y au siège de 
Mons, mais on fut obligé de les abandonner, 
parce que le service en était trop lent et trop 
difficile et le tir trop incertain. 1» 
Le livre de la félicité, les flambeaux. Bouret, 
fermier général et fermier des postes, avait 
poussé la prodigalité jusqu'à la folie dans sa mai- 
son de campagne de Croix-Fontaine^ et surtout 
dans un rendez- vous de chasse appelé le Pavil- 
lon du Roi, où Louis XV, à partir de i7$ç, fit 
une apparition à peu près chaque année. Un 
cahier in-folio, richement relié avec ce titre : le 
Vrai Bonheur, portait sur son premier feuillet 
ces seuls mots: « Le Roi est venu chez Bouret», 
et la date. Un feuillet semblable fut consacré à 
chacune des visites du roi ou des princes ou 
princesses du sang. Un double de ce manuscrit, 
mais d'un format plus petit (à moins que les con- 
temporains ne se soient trompés sur cette ques- 
tion de format) a passé dans la seconde vente 
Pixérécourt (n° 226) ; il contenait, outre la men- 
tion des visites, un portrait du financier et un 
plan de la forêt de Rougeau. Une fois que la 
chasse royale devait venir le soir, Bouret éche- 
lonna des porteurs de torches de vingt pas en 



2^6 NOTES ET VARIANTES. 



»AGEt. LIGNES. 

vingt pas depuis Versailles jusqu'à Croix-Fontaine. 
Ce « fermier général peu appliqué », suivant 
l'expression de d'Argensoo, mourut en 1777, 
ayant, dit-on , dévoré quarante-deux millions et 
en devant cinq : on crut généralement à un sui- 
cide. 

162 1$ ... Ef attacher au Garde des sceaux,.. C'était 
Machault d'Arnouville, protecteur de Bouret a 
qui il fit donner une part dans la ferme des 
postes. L'anecdote du petit chien se retrouve 
dans V Espion anglais, t. i"*", p. 250 

16$ 9 P^ous ferait un honneur singulier. Brière a lu: 
« Vous feriez un homme singulier », ce qui est 
plus satisfaisant au point de vue de la sjntaxe, 
mais non du sens ; la phrase précédente a dû être 
modifiée après coup. Peut-être aussi les cop'-stes 
ont-ils mal déchiffré de part et d'autre le brouil- 
lon de Diderot et fallait-il lire : « Vous vous fe- 
riez un honneur singulier. » 

166 12 J'o/i ;jfrtf rr<7rf^r. Briére: «son peut trot ». 

\66 1$ Cet imbécile parterre. Vers la fin de 177^, à 
une reprise du Comte d'Essex, la Dumesnil re- 
paraissant dans le rôle d'Elisabeth, la Clairon 
offrit de jouer la duchesse d'Irton : la petite 
H us, qui était en possession de ce dernier rôle, 
refusa de s'en dessaisir, n Soit, dit la Clairon, je 
ferai donc la confidente.» La Clairon fut applau- 
die avec frénésie, même quand elle n'avait rien 
à dire, et la petite H us, se troublant complète- 
ment, se fit siffler. 

1(56 i6 Un peloton d'agréments. Brière : «En pelotons 
d'agréments. » Faute de lecture ou d'impression 
déjà corrigée par Asselineau, sans doute d'après 
Gœthe. Il est vrai que de Saur avait traduit : 



NOTES ET VARIANTES. 257 



HAGES. LUNES. 

ein Knaul von Zierlichkeiten par : a un puits de 
tendresse » et qu'il continuait ainsi sa métaphore; 
« Le puits se remplit tous les jours.» 

J67 8 Les Parties casuelles pour peu qu*elles s'écartent. 
Ainsi corrigé par Briére: « le bon ami... pour 
peu qu'il... s'écarte». 

167 16 A la petite Hus, Briére ; w de la petite H us... » 

167 2(5 Pressé d*une cruelle faim. Briére : « presse de 
faim ». 

170 13 Montsauge et Ville morien. Le Gendre de Ville- 
morien, « fils de la belle M™* Le Gendre qui 
était à M'"'' de Modéne » (de Luvnes) et gendre 
de Bouret, était, comme son beau-père, fermier 
général à part entière, après avoir été conseiller 
clerc au parlement, dérogeance que Duclos ju- 
geait fort durement. Thiroux de Montsauge, que 
tous les éditeurs ont travesti en Mésenge, a la 
suite du mystificateur de Saur, était fermier des 
postes et, en cette qualité, collègue de Viliemo- 
rien et de Bouret. 

170 2^ La Théologie en quenouille. C'est en effet à la 
comédie du P. Bougeant, la Femme docteur^ ou 
la Théologie tombée en quenouille (1731, non re- 
présentée), pamphlet dialogué contre les jansé- 
nistes, que Palissot avait emprunté la scène en 
question. Ce titre, dont Goethe avait donné un 
équivalent: die Rockentheologie, est devenu la 
Théologie de Roch, entre les mains de de Saur, 
qui du même coup change le colporteur en es- 
camoteur. 

172 + Ses contes cyniques. C'est ce que donnent les 
mss., aussi bien que Goethe: «seine cynischen 
Màhrchen. » Briére a imprime : « ses contes 
équivoques. » Assézat fait observer « qu'ils ne 

17 



25B 



NOTES ET VARIANTES. 



FACES. LIGNES. 

sont pas du tout équivoques », mais sans s'aper- 
cevoir que Tépithéte impropre n'est pas celle 
de sa copie. 

172 6 Un sujet qu* il connaît â foni, La vérole, Piron 
disait plus plaisamment encore que l'auteur 
était plein de son sujet. Le manuscrit de ce 
poème fut détruit à la sollicitation de personnes 
pieuses qui obtinrent à Robbé un dédommage- 
ment sur la cassette royale. Janséniste fanatique, 
l'ami Robbé avait été mieux que le témoin ocu- 
laire des exercices des convulsionnaires. « Il a 
passé par tous les états, dit Cachaumont; il a 
été assommé, percé, cruciiié : sa vocation est 
des plus décidées. » 

Un certain niais. Goethe dit : Pinselgesicht et de 
Saur, entrevoyant du pinceau dans ce mot, tra- 
duit : a Un pintrichon. -i» 

Moi, j'y recueille tout ce qu'il faut faire,,. L'au- 
thenticité de l'entretien se trouve ici confirmée 
par la correspondance de Grimm, à qui Diderot 
en avait certainement rapporté quelque chose. 
« Le Rameau fou, dit Grimm à propos de la 
Nouvelle RaméiJe, a, comme vous voyez, quel- 
quefois des saillies plaisantes et singulières. On 
lui trouva un jour un Molière dans sa poche, on 
lui demanda ce qu'il en faisait. « J'y apprends, 
répondit-il, ce qu'il ne faut pas dire, mais ce 
qu'il faut faire.» (Ed. Tourneux, t. VII, p. la^.) 

176 10 Corbie, Moette. N. Corbie et Pierre Moette 
achetèrent en 1757, de Jean Monnet, le privi- 
lège de l'Opéra-Comique et dirigèrent ce théâtre 
jusqu'à sa réunion à la Comédie-Italienne en 
1762. Pierre Moette, fils du libraire Charles 
Moette, mit la main à un grand nombre de 



172 13 



171 as 



NOTES ET VARIANTES. «59 



rAGLS. LIGNES. 

compilations et de traductions. Il semble bien 
que ce soit le même qui écrivit par la suite son 
nom Moet et qui devint vers la fin de sa vie 
disciple enthousiaste de Swedenborg, Il venait 
de publier avec Corbie une édition des Dia- 
logues d'Aloysia Sigxa, de Chorier, quand son 
collaborateur l'associa à son entreprise théâtrale. 
Corbie, un peu auparavant, avait publié le 
recueil de farces intitulé Théâtre des Boulevards, 
Collé résumait la vie de Corbie en cette phrase 
laconique : « Il a fait fortune, banqueroute et 
est devenu fou. » 

17J 1$ Toute U clique des feuillistes, 1/ Avant-Coureur, 
qui paraissait depuis le commencement de 1760, 
avait pour rédacteurs Meusnier de Querlon, 
Jacques Lacombe et La Dixmérie ; les Petites- 
Affiches, de Querlon et l'abbé Aubert ; le Cen- 
seur hebdomadaire, fondé à la fin de 17599 
Chaumeix et d'Aquin. L'Année littéraire, c'est la 
fameuse feuille de Fréron. L'Observateur litté- 
raire était l'œuvre de l'abbé de la Porte qui, 
après avoir été le collaborateur de Fréron, était 
devenu son ennemi personnel. Bien que VObser- 
vateur, dans l'excitation de la lutte, eût été 
amené à faire des avances aux philosophes, il 
n'obtint d'eux qu'un appui des plus réservés et 
il mourut d'inanition en février 1762 ; la résur- 
rection de ce journal fut donnée comme pro- 
chaine pendant un an environ, mais ne se réalisa 
pas. 

176 ai Ce chien de petit prêtre avare,.. Ceci concorde 
exactement avec le portrait que V Espion anglais 
fait du même personnage (t. III, p. 4j) et dont 
voici quelques traits : « Il a on air chafouin qui 



{•AGES. LIGNES. 

le fait remarquer... Il n'est ni homme a bonnes 
fortunes, ni curieux de renommée. Il vise au 
solide, à amasser de l'argent. Il est sorti des 
Jésuites nud comme un ver, et a dix ou douze 
mille livres de rentes aujourd'hui. Il se nomme 
l'abbé de la Porte. Il a dressé une manufacture 
• de livres, il occupe cinq ou six imprimeries à la 
fois. Il fait des journaux, des dictionnaires, des 
voyages, des almanachs; il abrège les longs ou- 
vrages et grossit les petits : il a un talent mer- 
veilleux pour faire un thème de cinq ou six fa- 
çons. Du reste, il vit avec une économie sordide, 
amasse sols sur sols, prête à usure ; en un mot, 
c'est un fripier de littérature dans toute la va- 
leur du terme, n 

177 16 La place que j* ai occupée une fois avant vous y 
etc. Une répétition intempestive du mot moi 
et une ponctuation fautive avaient rendu cette 
phrase indéchiffrable dans l'éd. Briére ; avant 
Assézat, M. Motheau Tavait restituée exactement 
d'après Gœthe. 

185 II Le libraire David.,. Ce passage manque dans 
Gœthe et est réduit à presque rien dans l'édition 
Briére. David, qui était un des libraires de V En- 
cyclopédie et qui avait le privilège de la distri- 
bution des gazettes étrangères, s'était associé 
pour dix années, un peu à son corps défendant, 
avec Palissot, qui venait de se faire privilégier 
pour la traduction des gazettes écrites en 
langue étrangère. Les deux associés publièrent 
à leur Bureau général des Gazettes étrangères, 
rue et vis-à-vis la Grille des Mathurins, une 
feuille qui s'appela successivement : les Papiers 
publics d^ Angleterre, VÈtat actuel et politique 



NOTES ET VARIANTES. 261 



PAGES. LIGNES. 

de VAnfrleterre ou Journal britannique. Galettes 
et Papiers anglais, etc. (1760-rti). Suard était 
chargé de la traduction. 

186 I Qui par passe-temps fait abjurer la religion à son 
ami... C'est une des mystifications auxquelles le 
petit Poinsinet fut en butte de la part de Palissot 
et de sa coterie ; elle est racontée en détail dans 
nombre d'écrits contemporains, notamment dans 
la correspondance de Favart, les Mémoires de 
Jean Monnet et le Colporteur, de Chevrier. 
Voici ce qu'en dit Palissot lui-même : « On était 
venu à bout de persuader à ce petit être qu'il 
était nommé gouverneur du fils d'un grand prince 
qui n'avait pas de fils (le roi de Prusse), mais 
qu'il fallait qu'il fût de la religion de ce prince; 
et, en conséquence, on se divertit à lui dicter 
une prétendue confession de foi, par laquelle il 
se trouvait affilié à toutes les sectes les plus con- 
tradictoires entre elles que l'on pût imaginer. » 
(Mémoires sur la vie de l'auteur, à la suite de 
VHomme dangereux.) 

18.Î 5 Qui s'est traduit lui-même sur la scène. Allusion 
à la comédie de l'Homme dangereux, présentée 
aux comédiens en 1770 sous le titre : le Satirique 
et sans nom d'auteur. On raconte que Palissot, 
pour mieux donner le change, alla trouver Tabbé 
de Voisenon pour lui demander de faire arrêter 
cette pièce où il était vihpendé, que l'abbé prit 
au sérieux la commission et ne réussit que trop 
bien au gré du solliciteur. Sartines prit l'avis 
d'un certain nombre de personnes, notamment 
de Diderot, qui disait dans une sorte de consul- 
tation, publiée en même temps que le Neveu de 
Rameau : « Je ne crois pas que la pièce soit de 



262 NOTES ET VARIANTES. 



PAGES. LIGNES. 

Palissot; on n'est pas un infâme assez intrépide 
pour se iouer soi-même, et pour faire trophée 
de sa scélératesse. » La pièce fut, en lin de 
compte, interdite sur le rapport de Suard, dési- 
gné comme censeur. Palissot la lit imprimer à 
l'étranger; elle fut enfin représentée en mai 178a 
et n'eut aucun succès. 

186 19 Ouif grosse comtesse.,. Il s'agit encore ici, sans 

doute, de la comtesse de la Marck, qui, bonne 
claveciniste, mais chanteuse médiocre, donnait 
fréquemment chez elle des concerts d'amateurs. 
En parlant des espèces qui lui font des vilenies, 
Diderot semble avoir voulu faire une nouvelle 
allusion à la duplicité de Palissot. En efïet, pen- 
dant que l'auteur des Philosophes donnait comme 
excuse dans certaines sociétés le désir de venger 
M"'« de la Marck, Favart écrivait le 22 mai 1760 
au comte de Durazzo : « M. Palissot ne convient 
pas d'avoir eu l'intention de peindre M™*' Geof- 
frin ; mais il avoue, à ce qu'on dit, qu'il a tiré les 
principaux traits de Cidalise diaprés la comtesse 
de la Marck. Si cela est, il en est plus répréhen- 
sible. M"* de la Marck est sa bienfaitrice; elle 
en a donné une preuve bien éclatante l'année 
dernière, en payant trente mille francs pour le 
tirer d'une mauvaise affaire. » 

187 1 Bertinus, Cette forme, qui ne se rencontre que 

là dans les manuscrits et dans la première édi- 
tion de Goethe, a été laissée de côté par les édi- 
teurs français, qui ont cru sans doute à une er- 
reur des copistes. La plaisanterie que répète 
Rameau était courante. Ce nom à désinence la- 
tine était une allusion épigrammatique au titre 
peu justifié de membre honoraire de l'Académie 



PAG?S. L!GNES. 

des inscriptions, que Bertin s'était fait conférer, 
en même tenips qu'un jeu de mots sur le ménage 
Bertin-Hus. 

18 j 14 Ils disent quHl y a quelques jours... Goethe sup- 
prime le reste du paragraphe et le remplace par 
cette parenthèse : « Ici Rameau raconte de ses 
bienfaiteurs une scandaleuse histoire qui est à 
la fois risible et infâme et ses médisances attei- 
gnent leur summum. » Briére s'arrête une demi- 
ligne plus loin et coupe sans explications. 

191 24 Redoubla, d'attachement, et non « d'attention », 
comme on lit dans toutes les éditions précé- 
dentes. 

195 16 De quelque idée sombre. Nous laissons ici une 
correction faite d'une façon empirique dans plu- 
sieurs éditions, notamment dans celle d'Assézat; 
mais nous devons à la vérité de dire qu'elle n'est 
autorisée ni par sa copie ni par celle de l'Ermi- 
tage. Ces deux manuscrits, tout aussi bien que 
l'édition Briére, contiennent cette répétition : 
« l'air soucieux d'un homme tracassé dé quelque 
idée soucieuse. » Il est donc probable que l'inad- 
vertance a été commise par Diderot lui-même; 
à supposer une mauvaise lecture d'un premier co- 
piste, « soudaine » ou « sinistre » seraient aussi 
défendables que « sombre ». 

ir8 16 On croit reconnaître la plainte d'un avare. Cet 
avare et la petite fille qui supplie monseigneur de 
la laisser partir sont des personnages de Vlsle 
des FouXf comédie mêlée d'ariettes d'Anseaume, 
musique de Duni {1761,) 

199 I Mon cœur s*en va. Air de î'opéra-comique le Ma- 
réchal ferrant y paroles de Quêtant, musique de 
Philiior (1761) . 



PAGES. LIGNES. 

ip9 15. Dont un habile homme ne puisse tirer un bel air. 



2C0 



200 



20 D 



Édit. précéd. : « faire un bel air ». 

17 La Servante maîtresse {Serva padrona), de Per- 
golése, produite à Naples en 173 1, avait été la 
pièce de début des Bouffons à l'Opéra, le 1'=*' août 
1752; elle fut reprise par la Comédie-Italienne 
en i7Si, avec des paroles françaises de Baurans, 
puis en juin 1761 avec les paroles italiennes, pour 
les représentations de la Piccinelli. — Tracollo 
meiico ignorante, autre intermède du même 
Pergolése (Rome, 1734), fut joué aussi à l'Opéra, 
le i*"*" mai 1753, avec moins de succès. La Co- 
médie-Italienne le fit traduire en 1756 par La- 
combe sous ce titre : le Charlatan; mais quel- 
ques airs seulement de Pergolése étaient main- 
tenus, M™'' Favart ayant jugé bon de faire refaire 
la musique de son rôle par son maître de mando- 
line, Charles Sodi. Goethe a imprimé Tracolle, et 
Briere, Tracalto. 

19 Un Tancrède, une Issé.,, Tancrède et l'Europe 
galante sont des opéras de Campra; Issé, d'An- 
dré-Cardinal Destouches ; les Indes galantes, 
Castpr et Pollux, les Fêtes d'Héhè ou les Talens 
lyriques, de l'oncle Rameau. Armide, c'est celle 
de Lulli. 

24 Rebel et Francœur, Ces deux musiciens, associes 
inséparables, avaient donné ensemble un certain 
nombre d'opéras dont le premier remontait à 
1726; ils avaient été ensemble chefs d'orchestre 
de l'Opéra de 1 733 à 1 74.^, puis un instant gérants 
de ce spectacle pour le compte de la ville de 
Paris. Pour le moment, ils le dirigeaient à leurs 
risques; ils gardèrent cette direction de 1757 à 
1767. 




20 I 



LIGNES. 



202 



203 



20^. 



20, 



12 A dater du Peintre. L'échéance de cette pré- 
diction était dépassée; car le Peintre amoureux 
de son modèle^ l'un des premiers essais de Duni 
sur des paroles françaises, remonte à 1757. — 
Un chat à fesser. Briére a imprimé : « Un chat 
à ferrer. » — Le célèbre impasse. Ce mot, qui 
était encore un néologisme, s'est employé d'abord 
au masculin ; l'Académie, plus tard, en a décidé 
autrement ; mais c'est à tort qu'on a imprimé la 
dans l'édition Assézat. 

1 1 Ragonde, divertissement de Mouret sur un 
poème de Néricault-Destouches (écrit en 171 4 
pour le théâtre de Sceaux, mis à l'Opéra en i7^:i). 
Platée ou Junon jalouse, ballet bouffon de Ra- 
meau (174.9). 

17 Ces Jansénistes. Briére : « ces jésuites ». Le non- 
sens de celte répétition avait frappé Asselineau, 
qui corrigea d'après Goethe. 
3 Tous les Duhamel du monde, Diderot a voulu 
apparemment faire allusion à la foi ^ à deux savants 
de ce nom : le botaniste Duhamel du Monceau 
(1700-1782), qui s'est beaucoup occupé de sylvi- 
culture et, par suite, de la fabrication du char- 
bon de bois, et Duhamel le métallurgiste (1730- 
1816), l'auteur de la Géométrie souterraine, qui, 
au retour d'une mission en Allemagne en i7S7, fit 
une active propagande pour l'exploitation des 
houillères. 
7 La Plaideuse, ou le Procès, comédie en trois actes, 
mêlée d'ariettes, paroles de Favart, musique de 
Duni, jouée à la Comédie-Italienne le . 9 mai 17^2. 
Huée à la première représentation, elle fut bien 
accueillie aux trois suivantes ; mais Favart la re- 
lira, malgré la résistance du musicien, en pro- 



2^; 



NOTES ET VARIANTES. 



»A 



ItglTt. 



334 18 



2C8 



nettant de « la retlDiixier dans an temps plus 
fiTorable et avec des correcâons > ; il ne la rendit 
pi os V. MéwÊmres et Corresfomdamce ie C.-5. F«- 
wxrt, Paxis, 1808, t. !«', p. «74, et t. Il, p. 371). 
Cette pcece ne paraît pas aroir été imprimée. 
U smit ■« fomwrê misérable. Des airs qae chante 
la Ramean, les trois premiers sont, comme on Ta 
déjà ¥Ti, de Plie des fous; les trois derniers, de 
la Serra foirona. « Le roila, le petit ami •, qui, 
échappé à des recherches prolongées, est peat- 
ètre an air de la Plaideuse» 
Im scène J'attendrai... C'est toat ce qa'ily a dans 
les manuscrits et dans la première édition de 
Gœthe. De Saor a trouvé l'indication brève et, 
pour lai donner meilleure physionomie, a ima- 
giné : « J'attendrai Vaurore, » Cette apparence 
de perfectionnement a été adoptée par Briére, 
par tous les éditeurs français et par Gœthe lui- 
même. Il s'agit certainement du fameux mono* 
logue de Roland attendant Angélique et décou- 
vrant les inscriptions laissées par elle et par 
Médor (acte IV, se. 11) : 



Ah ! j'attendrai longtemps, la nuit est loin encore. 



20B 



II 



Dans la guerre des Boufibns, cette scène était 
couramment citée comme une des belles pages de 
Lulli et comme un modèle d'expression musicale. 
Pales flambeaux. C'est l'air de Télaïre au II' acte 
de Castor et Pollux, Le manuscrit d'Assézat, 
aussi bien que celui de l'Ermitage et que l'édi- 
tion Briére, donne ce non-sens : Nuit plus af- 
freuse que les ténèbres. Assézat a pourtant cor- 
rigé, et sa correction doit être adoptée en toute 



NOTES ET VARIANTES. 2C7 



PAGES. LIGNES. 

sécurité de conscience, puisqu'elle est fournie 
par l'opéra même. Diderot a d'ailleurs cité le 
même air dans la Religieuse^ et les paroles y 
sont données exactement. 

2d8 22 Le Saxon, surnom de Hasse, qui était en réalité 
des environs de Hambourg, mais qui se forma à 
l'école napolitaine de Scarlattiet de Léo. Terra- 
deglias, Napolitain suivant La Borde, Catalan dont 
le vrai nom serait Terradellas suivant Fétis, et 
Traetta, né dans le royaume de Naples, appar- 
tenaient également à l'école napolitaine ; ils étu- 
dièrent sous Durante et s'adonnèrent surtout à 
Il composition dramatique. 

210 17 Le cri animal ou de l'homme passionné. GréXry 
rapporte, dans ses Essais sur la musique, que, tra- 
vaillant à la partition de Zèmire et A^or, il était 
fort embarrassé de trouver un chant digne de la 
belle situation où Zémire voit sa famille en pleurs 
dans la glace magique, et entend les plaintes de 
son père désespéré de l'avoir perdue. Il consulta 
Diderot, qui lui dit : u Le modèle du musicien^ 
c'est le cri de l'homme passionné; entrez dans 
le sentiment de votre personnage ; cherchez quel 
doit être l'accent de ses paroles dans une situa- 
tion déchirante, et vous aurez votre air, » 

« J'avais fait ce morceau deux fois, ajoute Gré- 
try; Diderot n'en fut pas content, sans doute; 
car, sans approuver ni blâmer, il se mit à dé- 
clamer : 

Ah ! lAÎs^sez-moi, lais-sez-moi la pleu-rer. 

<t Je substituai des sons au bruit déclamé de 
ce début, et le reste alla de suite. » 



i: X . r£i- 



."j.r ^13 nins e -uamiscr-r sar Jî^^itei eL 



3 "rr^ . n î X «lo" -se* m eile ae se tn«- 

z ete 
7 * î^TT tt: . jzr m x luerçrrr jzs «çcteLe espèce 
re iîjrin'ue 21 mriir au mctiwer Ji snppresaoa. 
L iiC 2..tn. Tiriiitiie tu*± ^ m^rocEii ctsaroaie 
-. -ir i ;ûir ^i tertner .leiL rien sans raiapre an peti 
S injo^iiTreaienr îa. tri^cçœ. Qoaaii ftajiaeas, en 
erfcr. r^^r'^îiii : « ii j.r»a fte txi Êir^rir ti tète, je 

7i±r t.- i re JT^ /eorlnit itTi|gH toas ces /«i se rap- 
p ::-*iir, Dit^rrt x repris ce y^aa i Age 1 qaeiqoes 
'x^-'-in^ifs près djas saa zrtiide s«r les Levons 
Xd j-z7<fji.'ï rr £karjitjxù£ de B ei u etiri eder, le 
m.'t'rr^ cis 5i ôZe r-n'. Ce laaître est l'espèce 
cte rrorrge^ et l'espèce de protectcHr, c'est Dide- 
rot i-H-OlèlIie. 

2 ; fi L'Art les quirer à Lz Ltot^. Les exemples d'es- 
qzÎTÇT emp'.oje comnie Terbe neatre, mais sans 
aarun régime, sont très fréquents, sortoat chez 
lii auteurs «ia xni« stede. Esquiver à est nne 
f3nne raocns cocnmaaey mais que Diderot avait 
prise en gre ; el!e se rencontre plosiears fois dans 
sa correspon-iance. On tronve dans Montaigne : 
« eschever aax coups. » 

225 2j VEnfant, ou plus exactement le Fils d'Arlequin 

perdu et retrouvé, comrdie tradaite de Goldoni, 
dont le succès, en juillet «761, à la Comédie- 
Italienne, détermina la venue de l'auteur à 
Paris. 

226 10 S* appeler Rameau, cela est frènant. C'est une 



NOTES ET VARIANTES. 269 



lAGES. LIGNES. 

idée qui revient plusieurs fois dans la Ramiide: 

Avant Rameau peut-être on aurait pu m 3 voir 
Paraître avec éclat dans le rang du savoir (P. 4). 
Oui, sous un autre nom j'eusse eu moins de travaux. 
Le cas est que le mien m 3 fait trop de rivaux (P. i8). 

Le développement sur l'illustration par les ta- 
lents qui ne se transmet pas s'y retrouve aussi 
très aisément reconnaissable. 
237 $ U n'y a qu'à ourler le bec. Briére avait imprimé 
ouvrir, et la phrase ainsi défigurée a fort tracassé 
plusieurs éditeurs. Asselineau prit le parti auda- 
cieux de remplacer a ces mots barbares », di- 
sait-il, par ceux-ci, que lui semblait autoriser la 
traduction de Goethe : II n'y a qu'à prendre un 
roseau et s'en faire une flûte, w Le dictionnaire 
de Littré dit au mot ourler : « Il n'y a que le bec 
à ourler, et c'est une cane , se dit pour se moquer 
de ceux qui croient que les affaires se font faci- 
lement. K 

227 17 Rinaldo da. Capua, compositeur napolitain qui 

passa de longues années à Vienne, avait fait la 
musique de deux des intermèdes que les Bouffons 
jouèrent avec le plus de succès sur la scène de 
l'Opéra : la Donna superba (19 déc. 1752) et la 
Zingara (19 juin 1753). Chacune de ces pièces 
se maintint plus de trois mois de suite. 

228 19 II y avait à Utrecht, Diderot raconte la même 

anecdote avec plus de détails dans les notes de 
son voyage en Hollande. L'affaire se passe à la 
Haye. La courtisane, fille d'un médecin de Co- 
logne et maîtresse du baron de Zul, s'appelait la 
Sleenhausen, et le personnage à qui était ar- 



i73 NOTES ET VARIANTES. 



fAG^S. LIGNES. 

ri/ée l'aventure mise par Rameau sur le compte 
de son Juif était « un particulier nommé Van« 
dervelde >». 

2j0 21 A qui Us jambes flageolent. Ce mot n'a pas été 
jugé asiez noble par Briére; il l'a remplacé par 
a fléchissent », qui est resté dans Assézat. 

2ja 2j Isoverre, La première édition de ses Lettres sur 
la danse et les ballets est de 1760. 

2j| 4 f abandonne aux grues... C'est la le:on, parfai- 
tement claire, de l'édition Briére et des suivantes, 
c'est aussi celle du manuscrit de l'Ermitage. As- 
sézat a donné aux outres, d'après sa copie, et a 
cru entrevoir une allusion aux outres d'Éole. C'est 
le seul passage où il lui soit arrivé de gâter le 
texte connu au lieu de l'améliorer. 

23 s 15 V auteur des Réfutations. L'abbé Gabriel Gauchat 
publia de i7$j à 176$ une feuille périodique sous 
ce titre : Analyse et Réfutation de divers écrits 
modernes contre la religion. « On lui donna une 
abbaje, disent les éditeurs du Voltaire de Kehl,et 
il fut plus richement récompensé que sll avait fait 
V Esprit des lois et résolu le problème de la pré- 
cession des équinoxes. » L'abbaye de Saint-Jean de 
Falaise, donnée à Gauchat, ne rapportait que trois 
mille livres de revenu ; mais il revint à la charge 
et obtint le prieuré de Saint- Jean -du -Désert. 
Louis-Sextius de Jarente de La Bruyère, évéque 
d'Orléans, tenait depuis 1757 la feuille des béné- 
fices. 

ajp a5 Depuis j'ai pris le rabat et la calotte, Gœthe : 
« Und darauf hab'ich Umschlag und Kàppchen 
genommen. » De Saur trouve moyen d'en tirer 
ceci : « Et c'est pour cela que je porte toujours 
des jarretières noires. IT 



r 



NOTES ET VARIANTES. 



271 



PAGES. LIGNES. 

2p 6 Dxuvergne^ chef d'orchestre et plus tard direc- 
teur de l'Opéra, composait avec une extrême 
facilité en pastichant tous les stjles. C'est à lui 
que Monnet s'adressa en 175J pour franciser le 
genre importé par les Bouffons italiens, et il en 
résulta l'opéra-comique des Troqueurs» A l'Opéra 
il rajeunit ou refit la musique d'un assez grand 
nombre de pièces du vieux répertoire ; il donna 
en outre quelques ouvrages nouveaux : les 
Amours de Tempe (1742) et les Fêtes d'Euterpe 
(1758), ballets ; Hercule mourant (avril 1761) et 
Polyxène (11 janvier 1761), tragédies lyriques. 
Entre ces deux dernières pièces, toutes deux éphé- 
mères, Dauverfrne ne fit rien jouer qui mérite 
d'être mentionné. C'est donc bien probablement 
Polyxène que va voir Rameau le neveu. 
Quisque suos patimur mânes. {Virg. y Enéide, \iv. 

VI> v. 7+3-) 

Vabbé de Cannaye, oratorien, membre de l'Aca- 
démie des inscriptions, très lié avec d'Alembert, 
suivait assidûment les représentations de l'Opéra- 
C'est là ce que ses amis nommaient plaisam- 
ment les vêpres de Vabbé, 



240 



2p 



J2 



t 



NOTICE 



BIBLIOGRAPHIQUE 



1805. — D. Diderot ^Rameau* s Ne ffej eiii Dialog aus dessen 
Mauuscript ubersetzt und mit Anmerkungen beglei- 
tet von J. W. V. Goethe; Leipzig, bey G. J. Gôschen. 
In-i2 de 4.f8 p., et un feuillet contenant un erratum. 

Cette traduction, qui révéla pour la première fois l'oeuvre de Diderot, 
se vendit peu, ainsi que Goethe l'a lui-même constaté; aussi ne fut-elle 
pas réimprimée séparément, mais seulement dans des éditions collec- 
tives de Gœthe. C'est dans l'édition définitive commencée chez Cotta 
en 1827 et qui ne s*est achevée qu'après la mort de l'auteur, que Goethe 
a inséré pour la première fois, en 1831, l'appendice intitulé Nachirâ- 
gîisches zu Rameau's Neffe, qui contient, outre la note personnelle 
qu'on a lue plus haut, la traduction du chapitre de Mercier sur Ra- 
msau le neveu et la reproduction intégrale de la lettre du libraire 
Brièrc. Gœthe apporta en même temps au texte, d'après l'édition fran- 
çaise, quelques corrections qui ne furent pas toutes également heu- 
reuses; il y a donc profit à recourir à l'édition de 1805. 

L'illustre traducteur a fait suivre son travail de notes dont quelques- 
unes sont fort développées; on ne peut pas dire qu'elles soient sans inté- 
rêt, car rien de ce qui est sorti d'une telle plume n'est tout à fait indif- 
érent; mais elles n'éclairci^sent aucun; djs difficultés rJelles qus pou- 
vait présenter le texte. En dehors d'a^réciations personnelles sur 




l*œuvre même et sur les écoles musicales, d'une dissertation sur le 
goût qui est un brillant hors<d*œuvre, c'est une série de notices sur les 
personnages que Ton trouve dans les dictionnaires biographiques les 
plus élémentaires. 

On peut hésiter sur le format de ce livre; les signatures sont celles 
d'un in-8o; l'imposition est incontestablement celle d'un in-12. 

En tête d'un catalogue des livres édités par Georg-Joachim Gôschen, 
à Leipzig, on trouve ce titre : Diderot's Vetter Rameau. Eut satyrisc^es 
Gespràch, Uehersetzt von Herrn von Gôihe. 

1821. — Le Neveu de PameaUy dialogue. Ouvrage posthume 
et inédit par Diderot. (La scène se passe au Palais- 
Royal et au café de la Régence.) Paris, Delaunay, 
Palais-Royal, galeries de bois, n? a^^, In-8** de 2(îa 
pages, portrait. Prix, broché, $ francs. 

Le portrait est de fantaisie : au violon prés, c'est le portrait d'un 
chaufieur ou d'un détrousseur de diligences de l'an VII : costume, coif- 
fure, physionomie, tout y tst, et peut-être, en cherchant dans cette voie, 
l'original véritable ns serait-il pas impossible à rencontrer. 

Cette prétendue édition française, souvent qualifiée d'éJition origi- 
nale dans les catalogues et qui atteint communément de 10 à 12 francs, 
non reliés, dans les ventes publiques, n'est autre chose que le travail de 
Joseph-Henri de Saur et Léonce de Saint-Geniès, traducteurs de la 
traduction de Goethe. Il a été trop question de ce travail dans la notice 
et les notes de la présente édition pour qu'il soit nécessaire d'entrer à 
cette place dans de grands détails. Les traducteurs n'ont pas été satis- 
faits de la manière trop simple à leur gré dont se séparent les interlo- 
cuteurs. Ils ont ajouté une page de leur façon. Quand Rameau part pour 
l'Opéra, Diderot le rappelle : 

MOI. — Un moment. Notre entretien m'a donné contre mon ordinaire 
de l'appétit. J'ai dîné à m"di ; j'ai envie de souper. — Mon souper, vou- 
lez-vous qu'il vous s2rve dj dîner? Je vous l'offre; et certes, si vous 
l'acceptez, vous pourrez dire que vous n'avez jamais gagné un dîner 
aussi loyalement. 

«c LUI. — Parbleu! c'est justement ce que j'attendais. Monsieur le 
|>hilosophe, je l'accepte. Vous voyez, j'en viens à bout même avec vous. 
Puis-je encore douter de^^es talents? Mais surtout allons au Caveau. Le 

18 



gros Julien est non seulement le plus gros, mais encore le plus grand 

homme du siècle, dans son art s*entcnd. 
« MOI. — Je le TCttx bien. Partons. » 
Cela n*est pas même un pastiche passable de Diderot. 
On peut regarder comme le complément de cette édition le volume 

suivant (qui est d*un format un peu plus grand). 



1823. — Des Hommes célèbres de France au xviii« siècle, et 
de Vétat de la littérature et des arts à la même époque: 
par M. Goethe; traduit deTalIemand par MM. de Saur 
et de Saint-Geniés, et suivi de notes des traducteurs, 
destinées à développer et à compléter sur plusieurs 
points importants les idées de Tauteur. A Paris, chez 

« Antoine- Augustin Renouard. In-8® de 298 pages et i p. 

d'errata. Portrait de Gœthe, lithographie d'après 
Fauconnier. 

On chercherait vainement dans les oeuvres de Gœthe un ouvrage 
dont le titre ressemble à celui-là. C'est une traductfon, effrontément 
délayée et souvent falsifiée, de ses notes sur Je Neveu âe Rameau, 
sur lesquelles se sont encore greffées d'interminables notes des traduc- 
teurs. Dans ce volume est signalé le chapitre de Mercier sur les Ra- 
meau oncle et neveu. 

Il faut aussi remarquer une affirmation d'un caractère décidément 
frauduleux. Gœthe a dit : « Puisse le possesseur de l'original français 
le publier bientôt ! » Ses traducteurs lui font dire : « S'il existe, ce que 
j'ignore, une seconde copie du Neveu de Rameau, je désire bien que son 
possesseur ne soit point le jaloux dépositaire d'un si précieux trésor, etc. > 
Et ils font un renvoi pour déclarer ceci : c Un hasard heureux nous 
a m's à portée de remplir le vœu que forme ici M. Gœthe. Nous avons 
publié à Paris, en 1821, l'ouvrage de Diderot jusqu'alors inédit. Tous 
es lecteurs ont reconnu dans ce tableau original le faire du grand 
peintre auquel nous en sommes redevables. » 

On a vu que Gœthe avait accueilli avec assez d'indulgence cette 
spéculation de librairie qui grossissait son œuvre d'un volume imprévu. 

1823. — Œuvres inédites de Diderot. Le Neveu de Rameau, 
Voyage de Hollande, A Paris, chez J.-L.-J. Briére, rue 



NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. 



27 S 



Saint-André-des-Arts, n» 68, MDCCCXXI. In-8* de 
xxvii-388 pages. 

Sur la couverture imprimée, voici le titre du volume: t Œuvres iné- 
dites de Denis Diderot, précédées d*un fragment sur les ouvrages de 
Tauteur^par Goethe. — Propriété de l'éditeur. » Toujours avec la date 
4e 1821. La mise en vente n'eut lieu que dans les derniers jours de 
juillet 1823. L'éditeur Briére écrivait, le 29 juillet 1823, au Courrier 
des spectacles : m Mon prospectus des Œuvres de Diderot, publié en oc- 
tobre 1821, annonçait que je possédais en maunscrit le roman dialogué 
intitulé : le Neveu de Rameau... M. de Saur, ayant connu mon prospec- 
tus, vint me prier de remettre à la 6n de mon édition la publication de 
l'original que je possédais, t pour ne pas tuer, me dit-il alors, la 
« traduction... > Pour faire connaître la confiance que peuvent inspi- 
rer MM. de Saur et de Saint-Geniés, je dirai qu'il y a trois semaines 
environ, je leur confiai des feuilles de mon édition du Neveu de Ra- 
ineaUf que M. de Saur me les demanda, dans l'intention, me dit-il, de 
s'amuser à faire des rapprochements et des comparaisons avec sa traduc- 
tion ; et c'est abusant de ce dépôt qu'ils écrivent aujourd'hui que le dia- 
logue qu'ils attaquent fait partie de la dernière livraison des Œuvres 
de Diderot. Cette livraison n'est cependant point publiée et ne le sera 
point avant trois semaines. » A la date du 27 juillet suivant, Briére en- 
voyait à Gœthe un des premiers exemplaires. 

Ce volume, qui contient la véritable édition princeps du Neveu de Ra- 
meau, est en réalité le tome XXI et dernier de l'édiiion générale de 
Briére; il a p^ru sans tomaison pour le maintien des droits du libraire. 
Les tables générales de l'édition, livrées séparément, sont paginées 
pour être reliées à la fin de ce volume. 

Au commencement du volume, paginé à part, en guise d' • Avertis- 
sement des éditeurs », est reproduit un « extrait d'un ouvrage de 
Goethe », qui n'est autre chose qu'un chapitre du livre publié par 
Renouard, et dont Briére s'était fait concéder la reproduction par son 
confrère, sans se douter que son ennemi de Saur avait tiré de son 
propre fonds une bonne moitié de ce prétendu morceau de Gœtlie. 

Le Neveu de Rameau occupe les pages i à 141 ; le reste du volume 
est rempli par le Voyage de Hollande, les Lettres à MOe Jodin, une 
Lettre à Sartines sur VHomme dangereux, et une i Grimm sur Le Tour- 
neur et sa traduction des Nuits d'Young. 

Le Neveu de Rameau est accompagné de quatre ou cinq notes des édi- 
teurs, dont deux démontrent que Briére et son zélé collaborateur WaU 



«7« 



NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. 



(cr£ii «e fahaiciit des iHqtkww sur le sérieux des variantes forgées par 
les traJacte«rs de 1819 : Q j est parlé de « U clef donnée par M. de 
Sflor*. La chadoa de M ercier est reprodotte par les éditeurs comme 
■naiif de TAvertisaeiBent ; aats ce témotgrage leur était encore incon- 
nu à coup sûr lorsqu'ils pr épara ient le texte de ce qnUls prenaient pour 
nn « roman dialogué • ; ils avaient jugé que Diderot allait un peu loin 
en fusant entrer son personnage dans la famille d*nn homms illustre, 
et ils avaient fut des corrections un peu partout pour atténuer ce 
manque de go6t. Des passages ont été tronqués on modifiés comme 
manquant de retenue; enfin les fautes d'impression on de lecture 
rendirent quelques passages peu intelligibles. 

Le libraire Brière s'était constitué un droit de propriété dont il se 
montra jaloux , mais dont il n'usa point pour son compte. 

1847. — Œayres choisies de Diderot, précédées de sa vie 
par F. Génin. Paris, Firmin Didot, a vol. in- 18 
Jésus. 

Le Nevem de Ramtau commence le second volume. Briére fit valoir 
son droit de propriété, et une transaction intervint. Assézat assure que 
le fut se reproduisit an sujet d'une édition donnée par Bry; cette 
éJition a échappé â nos recherches. 

1862. — Denis Diderot. — Le Neveu de Rameau. Nouvelle 
édition revue et corrigée sur les différents textes 
avec une introduction par Charles Asselineau. 
Paris, Poulet-Malassis. In-ia dexLvii-i6a pages. 

Cette édition est dédiée à Jules Janin, qui venait de publier u:i ro- 
man sous ce titre : la Fin d'un monde et du Neveu de Rameau. Après 
l'introduction d'Asselineau, viennent des explications sur quelques-unes 
des corrections apportées au texte et qui ne sont pas toujours assez 
discrètes. La correction typographique est médiocre. Il y a de nou- 
velles notes intéressantes, malheureusement déparées par quelques 
étourderies. Cest, en somme, la première édition pour laquelle on se 
soit donné la peine d'examiner le texte de Brière avec quelque atten- 
tion, la première notamment où l'on ait fait remarquer le non-sens du 
prétendu changement de scène. 

1863. — Le Neveu de Rameau, par Diderot, suivi de l'ana- 



1 






< 

1 



Ijse de la Fin d'un monde et du Neveu de Rameau 
de M. Jules Jaiiin. Paris, Dubuisson et C'®. In-ja de 
191 pages. Prix, 0,25 cent. — Bibliothèque nationale. 

Les éditeurs constatent, dans un Avertissement, que Tannonce de ce 
volume dans le prospectus de leur publication leur a attiré de vives cri- 
tiques; ils ont pris le parti de donner une analyse du roman de Janin 
« comme contrepoison, si poison il y avait ». Dans les tirages posté- 
rieurs, cet avertissement a été supprimé et le texte désintcrligné pour 
faire de la place à Tétude de Goethe accommodée par de Saur. 

Cette édition a eu de nombreux tirages. Le dern'er, à peu prés épuisé 
au moment où nous écrivons, portait à 63,500 le nombre des exem- 
plaires livrés au public depuis 1863. 

1875. — Le Neveu de Rameau, par Diderot, publié par 
A. Storck. Gravure à l'eau-forte de F. Dubouchet, 
d'après un dessin d'Alex.-Aug. Hirsch. Lyon et Bàle, 
H. Georg (imp. Storck, à Lyon). In-8' de 120 pages. 

Tiré à 5 exemplaires sur whatman, 12 sur chine, 100 sur hollande, 
170 sur vergé teinté. Des exemplaires, compris ou non dans cette 
justification du tirage, ont été mis en vente en 1876, avec titres et cou- 
vertures au nom de M. Léon Vanier, libraire à Paris. 

Cette édition reproduit sans critique le texte Brière ; le correcteur a 
seulement pris la peine de le vieillir par le changement à^ai en oi : « on 
compteroit, je connoissois, etc. » C'est bien l'orthographe qui était 
habituelle à Diderot ; les copistes, tiraillés entre cette orthographe tra- 
ditionnelle et les formes nouvelles popularisées par Voltaire, ne font 
pas preuve d'une grande fixité à cet égard. Cela n'a d'ailleurs qu'un 
intérêt fort secondaire. 

1875. — Diderot. — Le Neveu de Rameau, publié. et pré- 
cédé d'une introduction par H. Motheau. Paris, 
Librairie des Bibliophiles. In-i(5 de xxvii-131 pages. 
Prix, 4 francs. 

Collection des petits chefs-d'œuvre. — Il a été tiré à part 30 exem- 
plaires sur chine et 30 sur whatman. Le texte reproduit est celui de 
Brière, sauf sept corrections dont les motifs sont longuement déduits 



278 140T1CE BIBLIOGRAPHIQUE. 



à là fin de la préface : deux de ces corrections sont justifiées par les ma- 
nuscrits. M. Motbeau avait fait appel aux souvenirs de Tancien libraire 
Briére, qui a vécu jusqu'au aojanvier 1S82. Les notes sont faites d'après 
rédition Asselineau, dont elles transcrivent les inexactitudes et les 
fautes d'impression. 

« 

1875. — Œuvres complètes de Diderot revues sur les 
éditions originales, comprenant ce qui a été publié 
à diverses époques et les manuscrits inédits conser- 
vés à la Bibliothèque de l'Ermitage, notice, notes, 
table analytique, etc., par J. Âssézat. Tome cin- 
quième. Paris, Garnier frères, in-8' : le Neveu de 
Rameau, satire, pages 3S9 à 489. 

Assêzat disposait de copies faites k TErmitage, en 1857, par M. Léon 
Godard ; mais ce dernier s*était borné à. copier les oeuvres inédites sans 
revenir sur les œuvres déjà publiées ; il n'avait pas même songé à. col- 
lationner U Neven de Rameau. Assézat avait donc donné le texte de 
. Briére à l'imprimeur avec quelques notes critiques sur les incotrcctions 
les plus saillantes, quand il eut la bonne fortune de mettre la main sur 
une copie déjà ancienne qui lui rendait des passages évidemment suppri- 
més par Briére. Bien que cette copie n'eût pas de certificat d'origine, la 
valeur saisissante de la plupart des variantes et la concordance à peu 
prés constante avec la traduction de Goethe l'engagèrent à modifier 
profondément le texte sur épreuve. Un petit nombre seulement des cor- 
rections heureuses fournies par son manuscrit lui a échappé dans la 
précipitation de ce remaniement. Elles ont été signalées plus haut en 
détail. La notice et les notes, en dépit de quelques menues inadver- 
tances , sont pleines de renseignements utiles. Cette publication ouvre 
une ère distincte dans la bibliographie du Neveu de Rameau. Elle dis- 
tance de beaucoup et Tédition de Briére et les tentatives forcément 
empiriques faites pour l'améliorer. 

1876. — Diderot. — Le Neveu de Rameau, Préface et notes 
par Gustave Isambert. Paris, à la Librairie illustrée 
(Georges Decaux). In-32de 192 pages. 

Petite bibliothèque k i franc. H a été tiré 40 exemplaires sur hollande. 
Cette édition , préparée d'après le texte Briére revu avec soin, était 



NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. 



^7) 



livrée depuis quelque temps k Timpression, et la mise en pages en était 
presque achevée, lorsque M. Isambert eut connaissance du nouveau texte 
donné par Assézat. Il n'eut que le temps d'utiliser quelques-unes des 
corrections, d'indiquer en note d'autres variantes et de glisser quelques 
lignes dans la préface pour signaler la découverte : il était impossib 
d'obtenir dans de telles conditions un résultat parfaitement satisfaisant. 
Le mérite propre qu'on peut reconnaître hi cette édition consiste dans 
la correction de trois ou quatre noms propres, estropiés jusque-là p a 
tous les éditeurs, y compris Assézat, et dans un certain nombre d'é- 
claircissements qui y ont été fournis pour la première fois. 

1877. — Œuvres de Diderot. — Le Neveu de Rameau, 
Paris, Delarue, s. d. In-i(5de 157 pages. Prix: i franc. 

Quelques exsmplaires tirés à part sur divers papiers. 

Il y a à la 6n un Achevé d'imprimer du ic novembre 1877 ; le volume 
n'a été annoncé qu'en 1878 par la Bibliographie de la France. C'est une 
reproduction pure et simple du texte Brière, sans aucune note. Le Ne- 
veu de Rameau ne tient que 128 pages ; le volume est complété par la 
réunion de tout ce que Diderot a dit de Greuze dans ses Salons. Du 
reste, on lit au dos ds la couverture imprimée cette indication, qui ne 
se trouve pas reproduite ailleurs : « Œuvres de Diderot. Tome 1^'. » 

1879. — Chefs-d'œuvre de Diderot, avec préface, notices, 

notes et variantes par Louis Asseline et André 

Lefévre. Paris, Alphonse Lemerre. 4 voL in-i(5. 

Collection Jannet-Picard. 

Le Neveu de Rameau, texte reproduit de l'édition .\ssézat, occupe 

les pages 33 à 139 du tome 1*', Les notes qui sont k la fin du volume 

sont également rédigées d'après celles d' Assézat. 

1880. — Œuvres choisies de Diderot, précédées de sa vie 
par M™* de Vandeul et d'une introduction par Fran- 
çois Tulou. Paris, Garnier frères. 2 voL in-i8 Jésus. 

Le Neveu de Rameau commence le second volume. Cette édition re- 
produit le texte, les notes et quelques fragments de la notice de celle 
d'Assézat. 



r 






TABLE 



Pages. 

Notice sur Rameau le nevea i 

Notice de Gœthe (1831) 8$ 

Le Neveu de Rameau 95 

Notes et variantes 241 

Notice bibliographique 272 



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DENIS DIDEROT 



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LE 



NEVEU i;)F RAMEAU 



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TEXTE REVU d'après LES MANUSCRITS 



NOTICE, NOTES, BIBLIOGRAPHIE 



PAR 



GUSTAVE ISAMBERT 



PORTRAIT ET DEUX EAUX-FORTES 



Par Saint-Elme Gauthier 



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A. 



PARIS 

(^) U A N T I N , 1 M P ï U M K U R - R 1 ) r r E U R 



7, RUE SAINT-BENOIT 



1883 




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PETITE BIBLIOTHEQUE DE LUXE 

DES ROMANS CÉLÈBRES 



*VOLVmES Tq4%US 



Bbrnardim de Saint-Pibrre. — Paui et Virginie. 

Brnjamin Constant. — Adolphe, 

M*"* DB La Fayettb. — La Princesse de Cleves. 



Cazotte. — Le Diable amoureux. 



M™* DE KauDENER. — Valérie, 



L'ABBé PaévosT. — Manon Lescaut, 



A. Furetière. — Le Roman bourgeois. 
Chateaubriand. — Atala, René, le Dernier Abencérage 



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La collection formera lo volumes. 



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