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Benjamin Constant. — Adolphe,
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L^ABRé Prévost. — Manon Lescaut,
A. Furetière. — Le Roman bourgeois.
Chateaubriand. — Atala, René, le Dernier Abencerage,
n
RAMEAU LE NEVEU
DENIS DIDEROT
LE
NEVEU DE RAMEAU
TEXTE REVU D*APRÊS LES MANUSCRITS
NOTICE, NOTES, BIBLIOGRAPHIE
PAR
GUSTAVE ISAMBERT
PORTRAIT ET DEUX EAUX-FORTES
Par Saikt-Elme Gauthier
PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, ROB SAINT-BENOIT
1883
NOTICE
SUR
RAMEAU LE NEVEU
I
Magister artis ingenîque largitor
Venter,
disait Perse , et Rabelais à son tour appelait mes-
ser Gaster le premier maître es arts du monde.
« Pour le servir tout le monde est empesché, tout le
monde labeure. Aussi pour recompense il fait ce
bien au monde, qu'il luy inventé toutes ars, toutes
machines, tous mestiers, tous engins, et subtilités.
Mesmes es animans brutaulx il apprend ars déniées
de nature, j» Jean-François Rameau s'était approprié
cette vue profonde et y avait enfermé ses principes
de conduite qu'il développait dans les cafés à tout
venant. « Et tout pour la trippe » eût pu lui servir
de devise. Il i réduisait à la mastication, dit Mer-
cier, tous les prodiges de la valeur, toutes les opé-
rations du génie, tous les dévouements de l'héroïsme,
enfin tout ce qu'on faisait de grand dans le monde.
Selon lui, tout cela n'avait d'autre but ni d'autre ré-
sultat que de placer quelque chose sous la dent.
11 prêchait cette doctrine avec un geste expressif et
un mouvement de mâchoire très pittoresque. » De-
vant cette suprême fin, toutes les actions lui pa-
raissaient à peu près égales; l'industrie du parasite
ou du proxénète lui semblait aussi légitime que le
travail du penseur ou de l'artisan, puisqu'elle avait
le même résultat et procurait la mastication. Les
vilenies qu'il était lui-même incapable de faire, il les
expliquait, les admirait, les enviait, i Hé quoi ! se
disait- il, tu possèdes ce talent-là, et tu manques de
pain ! N'as-tu pas de honte, malheureux ? » Con-
trairement à la plupart des hommes qui se font meil-
leurs qu'ils ne sont, il avouait tous ses vices, il en
aurait plutôt ajouté. • Il y avait dans tout cela, re-
marque Diderot, beaucoup de ces choses qu'on pense,
d'après lesquelles on se conduit, mais qu'on ne dit
pas. Voilà, en vérité, la différence la plus marquée
entre notre homme et la plupart de nos entours. •
Cet obscurcissement du sens moral, fruit d'une ci-
vilisation décomposée, retournait à l'impudeur naïve
du sauvage. Quel sujet d'étude qu'un tel personnage
pour un moraliste audacieux et chercheur comme
Diderot ! Quel interlocuteur pour un de ces dia-
logues étincelants dans lesquels il excellait à entre-
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
choquer opinions et préjugés ! Combien un original
aussi prompt à s'épancher sans réserve ne devait-il
pas faciliter sa fonction d'accoucheur des esprits,
suivant l'expression socratique ! Ce drôle n'était pas
foncièrement un méchant ; il était vil, voilà tout. Il
lui restait, d'ailleurs, dans son abjection, un senti-
ment élevé, un mérite propre à racheter une partie
de son indignité et qui permettait à Thonnéte homme
de supporter un tête-à-tête avec lui : c'était Tamour
désordonné, stérile, mais passionné, de son art.
Aussi, dès que l'entretien devient trop décidément
pénible, dès que Tindignation fait place au dégoût,
Diderot s'empresse-t-il de ramener son interlocuteur
à la musique ; • car à ne vous rien celer, je vous
aime mieux musicien que moraliste » . L'esprit du
lecteur, sans cesse tenu en éveil par cette diversité
d'objets, surmonte toujours à temps le malaise qui
parfois commençait à l'envahir. Le sentiment général
que laisse après elle cette confession enragée, ce
n'est pas la haine du vicieux (on se sent plutôt dis-
posé à le plaindre), mais c'est assurément le dégoût
du vice. Ainsi se dégage, suivant le vœu exprimé
ailleurs par l'auteur, t une sorte de philosophie
pleine de commisération qui attache fort aux bons
et n'irrite non plus contre le méchant que contre un
ouragan ».
Quand le dialogue de Diderot fut tiré à son tour
de l'amas de manuscrits où cet ardent improvisa-
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
teur avait laissé dormir, par insouciance ou décou-
ragement, ses meilleurs passeports auprès de la
postérité, le souvenir de son héros était complète-
ment effacé. Une société nouvelle était née; le fil
qui rattache les générations successives* avait été en
quelque sorte tranché par la Révolution. A travers le
nuage de poussière soulevé par TefiFondrement de
l'ancien régime, la figure des personnages de pre-
mier plan se dégageait seule ; les comparses dispa-
raissaient. Goethe, qui rencontra et -saisit avec em-
pressement l'occasion de donner au public d'outre-Rhin
la primeur de la mystérieuse satire, put bien joindre
à sa. nraldiiction des notes sur Diderot, Montesquieu,
Marivaux, Crébillon le filsr, même sur Palissoc, Le
Batteux et quelques autres gens de lettres dont les
œuvres reliées en veau étaient parvenues dans les
bibliothèques d* Allemagne; il lui arriva, il est vrai,
de parler de Destoùches, Fauteur du Glorieux y lors-
qu'il s'agis8ai:t dans le texte de Destouchés, le com-
positeur 'd'ilf^/; il avait commis une confusion plus
plaisante, mais qu'il reconnut à temps : Schiller fut
chargé de rattraper chez l'imprimeur une note sur
Lemrerre, l'auteur à^ hi Veuve du Malabar^ note
qui n'était^ amenée là que par la grossesse de M"® Le-
mierre, de l'Opéra. Mais s'il ne résista pas à la ten-
tation de donner son avis sur des écrivains même
très connus et dont le nom n'était cité qu'en passant,
Gœthe n'avait aucune idée de Rameau le neveu ni
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
de la plupart de ses protecteurs et 11 ne risqua aucun
éclaircissement à leur sujet. Lorsque, seize ans plus
tard, Fœuvre de Diderot fut révélée, dans d'assez fâ-
cheuses conditions, au public français, toutes sortes
de doutes furent exprimés. La critique fut générale-
ment d'avis qu'à supposer que Tœuvre fût bien de
Diderot, il avait du se donner un interlocuteur de
son invention ; ce neveu de Rameau ne réveillait
aucun souvenir. C'est assurément dans cette per-
suasion que fut préparé le texte de l'édition Brière ;
ceux qui le revisèrent, avec un sans-façon qui était
alors pleinement dans les mœurs, voulant débarrasser
un compositeur illustre d'une parenté compromet-
tante sans être entraînes dans de trop grands: rema-
niements du texte, s'arrêtèrent à un moyen terme : ils
imaginèrent de changer les rapports d'oncle à neveu
en rapports de maître à élève. Ce fut au .bout de
deux ans de controverses et de tâtonnements qu'on
s'avisa que l'existence réelle du personnage était
attestée par un chapitre du Tableau de Paris ^ de
Mercier. Ce témoignage est loin d'être isolé, le lec-
teur s'en convaincra tout à l'heure. Le cher homme
n'a pas eu une carrière assez éclatante ni assez normale
pour qu'il soit aisé de lui consacrer une biographie
en règle ; mais ses contemporains et lui-même nous
ont assez bien fait connaître son caractère et les
traits principaux de son existence pour nous per-
mettre de contrôler la fidélité du portrait qu'a tracé
de lui Diderot et la vraisemblance du langage qu'il
lui fait tenir. Par une étude attentive des circon-
stances, on arrive à se convaincre que l'entretien a
eu lieu très réellement, que Diderot a mis tous ses
efforts à le fixer encore tout chaud ; on peut même
dire à bien peu de chose près à quelle date se passe
la scène. L'attrait d'une pareille recherche n'est pas
dans la vaine satisfaction de se montrer renseigné
sur un pauvre hère que l'histoire ignore et que la
postérité n'aurait jamais distingué s'il n'avait eu la
bonne fortune de se trouver sur le passage d'un
grand écrivain, un jour qu'il pleuvait; mais, si Ton
assiste en quelque sorte à la naissance de l'œuvre de
Diderot, il est impossible qu'on ne soit pas mieux
préparé à en saisir couramment les détails et aussi
à en déterminer exactement la portée. Supposons, en
effet, que Diderot ait mis en scène un être de raison,
créé par lui de toutes pièces ou n'ayant avec un de
ses contemporains qu'une ressemblance de nom, qu'il
Tait placé dans un cadre de son choix , qu'il lui ait
dicté suivant sa propre fantaisie le langage qu'il lui
fait tenir, ce n'est plus la psychologie de Rameau le
neveu qui s'offre à notre étude, c'est celle de Diderot
seul. Sans aucun doute, personne ne sera tenté de
charger l'auteur de la responsabilité des énormités
morales proférées par son interlocuteur, puisque
Diderot, lui-même en scène et sûr de sa compétence
et de sa supériorité sur ce terrain, ne ménage pas
t
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
les protestations; on admettra plutôt que, dans ce
débat, il a voulu se donner un repoussoir ; mais dans
d'autres parties, notamment quand Rameau parle
musique et que le philosophe se borne à le piquer
au jeu, se tenant lui-même sur la réserve comme un
homme qui croit avoir à profiter, on sera bien tenté
de penser que Diderot a mis purement et simplement
ses propres idées dans la bouche du héros façonné
expris par ses mains et qu'il a pris ce détour pour
exprimer définitivement ses vues sur un art qui ne
le laissait pas indifférent. On arrivera même à s'éton-
ner que Diderot, qui avait gardé son manuscrit, qui
Ta retouché après les débuts de Gluck à Paris à coup
sûr, et peut-être même lorsque la lutte des Gluckistes
et des Piccinistes était fort avancée, n'ait pas été
tenté de chercher ses exemples d'expression musi-
cale et de déclamation lyrique dans cette période
autrement suggestive que la querelle des Bouffons
et le temps d'affaissement et de stérilité qui a suivi.
C'est ainsi que, dans une note sur la partie musi-
cale du dialogue, Gœthe Ta discutée comme s'il s'a-
gissait d'une dissertation en forme dont Diderot eût
assumé toute la responsabilité; plus récemment,
un critique musical chercheur et délié pourtant,
M. Adolphe JuUien^, n'a pas poussé plus loin l'ana-
I. La Musique et les Philosophes au xviii" siècle, iu-8'*.
Paris, Baur, 1873. Chapitre viii. — Diderot musicien, dans
la Revue et Galette musicale des 22 et ap décembre 1878.
8
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU,
lyse et a donné à ses appréciations le même point de
départ, beaucoup trop simple à mon sens. N'est-il
pas évident en effet que, si nous sommes en présence
d'un entretien authentique, au moins dans ses lignes
générales, avec un personnage très réel, musicien de
profession et surtout d'ambition, et qui à ce titre
devait avoir des vues en propre sur son art, Diderot
a cédé à une curiosité bien naturelle en le provo-
quant à dire son mot sur ce qui se faisait à cette
heure-là en musique. Qu'au demeurant, Diderot, en
débrouillant, en traduisant dans sa prose prestigieuse.
€ le diable de ramage saugrenu » de son interlocu-
teur, ait quelquefois dégagé avec une redoutable
précision des idées confusément jetées, qu'il ait con-
duit ces idées à un degré de généralisation dont n'eut
pas été capable le cerveau enfumé où elles avaient
pris naissance, cela ne peut guère ?tre mis en doute ;
mais la supposition n'est pas applicable à la musique
seulement. De même qu'il n'est pas certain que Ra-
meau ait poussé l'expression de son enthousiasme
pour l'or ec les jouissances matérielles jusqu'à l'apo-
théose du renégat d'Avignon, il n'y a point d'appa-
rence qu'il ait fourni à la première sollicitation du
philosophe une définition du chant coulée d'un jet et
sans bavure, telle qu'elle s'offre au lecteur; il semble
même que Diderot aie emprunté à la conversation
de son ami Grimm un peu de ce qui manquait à
celle de Rameau : quelques lignes sur les rapports
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
du chanc et du récitatif ont tout à fait Tair d'être
dans ce cas. Mais ce ne sont là que les touches par
lesquelles se révèle la personnalité du peintre dans
un portrait d'ailleurs ressemblant.
Bien que Gœthe ait appelé simplement le Neveu
de Rameau un dialogue, et que le premier éditeur
français, Brière, ne lui ait donné aucune espèce de
sous-titre, on sait maintenant que Diderot a pris
soin lui-même de caractériser son œuvre : c'est une
satire; c'est ainsi que la désignait Naigeon^ qui ne
l'a pas publiée, mais qui en a signalé le premier
l'existence ; c'est ce nom que lui donnent les deux
manuscrits connus auxquels on peut se référer au-
jourd'hui. Une satire contre qui? contre Jean-
> François Rameau ? Cette supposition biscornue avait
séduit rhistoriographe Jal; elle ne mérite pourtant
pas de retenir un instant l'attention : le pauvre
Rameau n'avait usurpé aucune gloire, éclaboussé
personne de l'insolence de son faste et n'était pas
pour porter ombrage à Diderot, ni pour mettre en
danger ses amis ou ses doctrines. C'est une satire
contre les ennemis de V Encyclopédie ^ contre les
feuillistes qui aboyaient à la philosophie, contre les
Mécènes plus ou moins tarés qui excitaient et entre-
tenaient cette meute. Rameau connaissait toutes les
maisons de Paris où un pauvre diable de son espèce
pouvait espérer de happer un bon morceau ; ce
n'était pas sur sa plume que comptaient ses protec-
lo NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
teurs, mais il s'acquittait en les amusant de ses gri-
maces et en leur rendant quelques menus offices ;
autour de la gamelle, il rencontrait familièrement
toute la clique des batteurs de pavé qui insultaient
et dénonçaient les philosophes pour se mettre dans
les bonnes grâces, ou des tantes du roi, ou de la
cour de Nancy, ou de la police, ou de l'archevêché
protecteur des jésuites, ou des jansénistes du Parle-
ment; quêteurs de bénéfices ecclésiastiques, de
privilèges du roi, de pensions, de gratifications.
Dans cette cohue. Rameau est encore parmi les
plus excusables ; car il est vraiment famélique ;
nullement hypocrite, il n*a de secrets pour per-
sonne et il est tout disposé à étaler les mauvaises
mœurs de la société où il fréquente, aujourd'hui
surtout qu'il vient de perdre sa place à la table
commune ; il ne songe pas d'ailleurs à s'excepter lui-
même. Ses bons ou mauvais contes vengent la phi-
losophie ; mais Diderot n'est pas homme à se con-
tenter de recueillir quelques traits de bassesse de
ses indignes adversaires ; l'homme qui s'épanche
devant lui personnifie toute la bande ; mettant à
profit son effronterie, ou pour parler plus exactement
son ingénuité dans l'ignominie, l'encyclopédiste le
pressera jusqu'à ce qu'il ait fait lui-même la théorie
de ces existences perverses, sans dignité et sans
conscience ; plus encore, jusqu'à ce qu'il ait accepté
de cette théorie quelques-unes des co:iséquences les
J
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. ii
plus repoussantes. Mais cela ne peut venir tout d'un
coup : il y faut des repos, des intermèdes ; autre-
ment Tesprit désordonné de Rameau, incapable de
rester tendu vers un but unique, fausserait com-
pagnie et s'enfoncerait décidément dans le rêve ;
à Diderot lui-même le cœur manquerait. Pour se
remettre, Diderot, ayant affaire à un musicien, le
met sur le chapitre de la musique. De là des
digressions, étincelantes à coup sûr, d'une lecture
peut-être plus aisée que le reste pour qui connaît
mal les petits hommes et les petits événements du
temps, mais des digressions. Quand Rameau achève,
il n'a pas accusé que lui seul, mais la société de son
temps ; Diderot ne songe plus à Taccabler : la
censure particulière se fond dans un mouvement de
misanthropie générale. Du coureur de cachet au roi
de France, de Rameau le fou à Louis le Bien-Aimé,
le philosophe embrasse d'un regard tout ce qui
occupe la foule : scribes, traitants, prestolets, filles
de théâtre et filles du monde, courtisans, ministres,
et conclut : « Ma foi, ce que vous appelez la panto-
mime des gueux est le grand branle de la terre. »
La satire ainsi s'agrandit et s'élève au-dessus des
querelles du moment; mais ce sont elles qui Font
fait naître et pour n'y laisser aucune obscurité, il
n'est pas superflu de rechercher ce que fut T homme
qui en a fourni la substance et dans quelles con-
jonctures Diderot prêta l'oreille aux confidences
la NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
d'un original que d'ordinaire il était plutôt porté
à fuir.
II
Aux alentours de 167c, le chanoine Drey, orga-
niste de la Sainte-Chapelle de Dijon, voyait rôder
autour de lui un jeune homme de la ville, âgé d'une
trentaine d'années, dont l'histoire ne dit pas les oc-
cupations antérieures et qui était peut-être tout à
fait désœuvré : ce jeune homme s'appelait Rameau,
Maurice Rameau, si l'on s'en rapportait à son petit-
fils, qui ne badine pas sur cette affaire de prénom*;
Jean Rameau, suivant l'extrait de baptême du plus
connu de ses enfants ; le chanoine lui reconnut de
grandes dispositions pour la musique et voulut bien
essayer de la lui apprendre. Ces leçons un peu
tardives fructifièrent si bien quà peu d'années
d'intervalle l'élève enseignait à son tour et était
organiste en titre de la cathédrale. Ce fondateur de
dynastie eut de son mariage avec Claudine de Mar-
tinecourt deux fils : Jean-Philippe, né en 1683,
celui qui devait illustrer la famille ; Claude, qui va
retenir un instant notre attention parce qu'il nous
I. V Année littéraire, par M. Fréron, 1764, t. VIII, p. 292;
la Raméide, p 17.
conduit au personnage qui nous occupe, et au moins
une fille ^ qui fut musicienne de profession comme
son père et ses frères.
Tous les Rameau paraissent avoir été des gens
fantasques et leurs commencements ont été quelque
peu bohémiens. On connaît assez mal la jeunesse du
grand Rameau ; mais on sait qu'il se fit renvoyer
de bonne heure du collège, qu'il sortit à dix-sept
ans de la maison paternelle, qu'il courut les grands
chemins dans une troupe de musiciens ambulants ;
après une première apparition à Paris, où il tinc
Torgue dans deux couvents à la fois et publia à
vingt-deux ou vingt-trois ans ses premières pièces de
clavecin, on le voit reprendre pendant plusieurs
années sa vie nomade à travers le midi de la France
et jusqu'en Lombardie. Ce qu'on sait de Claude
prouve que, si son fils fut un drôle de corps, « la
I. Suivant Maret, Éloge historique de M, Rameau, Di-
jon, 1766 f n demoiselle Catherine Hameau, qui n'est morte
qu'en 176a, touchoit fort bien du clavecin ; elle a pendant
très longtemps enseigné la musique dans cette ville; mais,
plusieurs années avant sa mort, ses infirmités l'avoiènt mise
hors d'état dé travailler, et son frère (le grand Rameau)
lui faisoit une pension. » Il semble, à lire ceci, qu'elle soit
restée fille; mais Fréron, d'après Rameau le neveu, assure
que « la sœur du grand Rameau épousa M. Desfinances,
gentilhomme ». Rameau le neveu eut pour marraine une
demoiselle Marguerite-Marie Rameau, et Jal suppose que
c'était une tante paternelle; mais ce n'est qu'une supposi-
tion.
molécule paternelle » dut y être pour quelque
chose. I Claude Rameau, die Maret, a passé la plus
grande partie de sa vie à Dijon. Il n'étoit pas, à
beaucoup près, aussi sçavant que son frère ; mais il
avoit, comme lui, un feu que Tage même ne put
point amortir, la main bien plus brillante et la plus
excellente exécution; il eût vécu heureux, si son
caractère indomptable et son humeur fougueuse
l'eussent laissé profiter des faveurs de la fortune et
de Testime que la supériorité de ses talens lui avoit
conciliée. » Dès sa jeunesse, cet indiscipliné se
trouva jeté dans de singulières aventures, si l'on s'en
rapporte au récit que Mercier a recueilli de la
bouche de son fils * :
« Un jour, dans la conversation, il me dit : t Mon
c oncle musicien est un grand homme, mais mon
« père violon étoit un plus grand homme que lui ;
• vous allez en juger : c'étoit lui qui savoit mettre
« sous sa dent ! Je vivois dans la maison paternelle
« avec beaucoup d'insouciance, car j'ai toujours été
« fort peu curieux de sentineller l'avenir; j'avois
• vingt-deux ans révolus, lorsque mon père entra
I dans ma chambre et me dit : — Combien de temps
« veux-tu vivre encore ainsi, lâche et fainéant? il y a
« deux années que j'attends de tes œuvres ; sais-tu
I. Tableau de Paris, t. XII, p. m. Le texte a été légère-
ment altéré par de Saur, et c'est d'après lui que l'ont re-
produit Briére, Asselineau et Assézat.
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 1$
qu'à rage de vingt ans j'étois pendu et que j'avois
un état? — Comme j'étois fort jovial, je répondis
à mon père : C'est un état que d*être pendu ; mais
comment fûtes-vous pendu, et encore mon père?
— Écoute, me dit-il, j'étois soldat et maraudeur; le
grand prévôt me saisit et me fit accrocher à un
arbre; une petite pluie empêcha la corde de glisser
comme il faut, ou plutôt comme il ne falloit pas ;
Te bourreau m'avoit laissé ma chemise, parce
qu'elle étoit trouée; des hussards passèrent, ne me
prirent pas encore ma chemise, parce qu'elle ne
valoit rien, mais d'un coup de sabre ils coupèrent
la corde, et je tombai sur la terre ; elle étoit humide :
la fraîcheur réveilla mes esprits; je courus en che-
mise vers un bourg voisin, j'entrai dans une
taverne, et je dis à la femme : Ne vous effrayez
pas de me voir en chemise, j'ai mon bagage der-
rière moi : vous saurez... Je ne vous demande
qu'une plume, de l'encre, quatre feuilles de papier,
un pain d'un sol et une chopine de vin. Ma che-
mise trouée disposa sans doute la femme de la
taverne à la commisération; j'écrivis sur les quatre
feuilles de papier : Aujourd'hui grand spectacle par
le fameux Italien ; les premières places à six solsj
et les secondes à trois. Tout le monde entrera en
payant. Je me retranchai derrière une tapisserie,
j'empruntai un violon; je coupai ma chemise en
morceaux; j'en fis cinq marionnettes, que j'avois
i6
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
« barbouillées avec de l'encre et un peu de mon sang,
• et me voilà tour à tour à faire parler mes ma-
€ rionnettes, à chanter et à jouer du violon derrière
ma tapisserie.
« J'avois préludé en donnant à mon violon un son
« extraordinaire. Le spectateur accoucut, la salle fut
« pleine ; l'odeur de la cuisine, qui n'étoit pas éloi-
« gnée, me donna de nouvelles forces ; la faim, qui .
1 jadis inspira Horace, sut inspirer ton père. Pendant »
• une semaine entière, je donnois deux représenta- .
« lions par jour, et sur TaiEche point de relâche. Je
« sortis de la taverne avec une casaque, trois che-
I mises, des souliers et des bas, et assez d'argent pour
« gagner la frontière. Un petit enrouement, occasionné
« par U pendaison, avoit disparu totalement, de
» sorte que l'étranger admira ma voix sonore. Tu vois
« que j'étois illustre à vingt ans, et que j'avois un
« état ; tu en as vingt-deux, tu as une chemise neuve
« sur le corps ; voilà douze francs, sors de chez moi. »
« Ainsi me congédia mon père. Vous avouerez
qu'il y avait plus loin de sortir de là que de faire
Dardanus ou Castor et Pollux, Dépuis ce temps-là,
je vois tous les hommes coupant leurs chemises selon
leur génie et jouant des marionnettes en public, le
tout pour remplir leur bouche. La mastication, selon
moi, est le vrai résultat des choses les plus rares de
ce monde. »
Après s'être laissé admirer de l'étranger assez de
r
temps pour faire agir et obtenir sa grâce, Claude
Rameau rentra à Dijon, soit qu'il fût dès lors décidé
à faire jouir sa ville natale de ses talents, soit qu'il
fût rappelé par la mort de son père ou par tout
autre événement de famille; il s*y rencontra avec
son frère Jean-Philippe ; tous deux aspirèrent à la
main de la même jeune fille, Marguerite Rondelet ;
Claude fut préféré, et, à la suite de cette décon-
venue, Jean-Philippe s'expatria de nouveau et ne
tarda pas à se fixer à Clermont, en Auvergne, comme
organiste de la cathédrale. Claude resta à Dijon, où
il tint les orgues de l'église métropolitaine et de l'ab-
baye de Sainte-Bénigne. Il eut de Marguerite Ron-
delet un fils, Jean-François, celui qui fait plus particu-
lièrement l'objet de cette notice, et une fille ; il eut
plus tard quatre autres enfants d'un second mariage.
En 1724, Claude Rameau obtint de la ville de
Dijon l'exemption de la taille ; une pension de trente
livres fut ajoutée en 1727, sur la recommandation
du prince de Condé. Beaucoup plus tard, en 1751,
ces privilèges furent contestés au malheureux musi-
cien, qui se montra très froissé de cette ingratitude
et qui porta l'aflfaire devant la Cour municipale. Le
plaidoyer qu'il lut à cette occasion a été recueilli
dans les Causes amusantes et connues^. On y voit
I. Il est reprodait dans la Galette musicale de Paris, du
28 septembre 1834.
que Claude Rameau s'était rendu coupable d'un
méfait assez peu commun, en jouant sur le violon
un air insultant pour un magistrat subalterne; il
profite de l'occasion pour énumérer tous les services
dont lui est redevable son ingrate patrie. Il serait
fâcheux de laisser dans l'oubli cette pièce d'élo-
quence, qui avait eu peut-être pour teinturier
quelque basochien bon apôtre et pince-sans-rire,
comme il n'en a jamais manqué autour du parle-
ment de Bourgogne :
J'ai vu les derniers jours d'un siècle fameux qui fut celui
des beaux-arts. Dans ces temps heureux , les talents oU'
vraient la carrière de l'honneur et de la fortune, ils ne
payaient ni tailles ni subsides; alors un musicien avait droit
a Testime publique. On encourageait ses travaux, on lui
prodiguait les distinctions et les récompenses; on se gar-
dait bien de le condamner à l'amende, et ses meubles
n'étaient jamais saisis.
Ce bel âge n'est plus; le goût a changé ; cet empressement
si général d'encourager les talents a disparu ; l'esprit de fu-
tilité remplace le génie. Le grand LuUi autrefois si fêté, si
récompensé, cet homme célèbre, à qui la musique valut
une charge de secrétaire du roi, ne recevrait aujourd'hui
qu'un vain encens. Que dis-je! il éviterait à peine les sif-
flets de quelques-uns de mes concitoyens.
Malgré les plaisirs qu'ils me doivent, malgré les amuse-
ments que je leur ai procurés, je n'ai pu moi-même échap-
per à la 'censure des magistrats municipaux. Leurs prédé-
cesseurs avaient récompensé mes services par l'exemption
des charges communes; ils avaient ajouté à ce bienfait une
pension modique, mais très honorable, puisqu'elle était
l'aveu et la récompense des talents. J'étais heureux, je
jouissais de l'estime publique, et le receveur de cette ville
m'en donnait tous les ans, sur ma quittance, un témoignage
assuré. Mais tout à coup les marques précieuses de cette
estime se sont évanouies, toutes mes prérogatives ont cessé
et les talents se sont vus flétris en ma personne de la ma-
nière la plus déshonorante.
J'avais un jour assemblé quelques amis; la joie qui nous
animait n'était pas tumultueuse, et les voisins n'en étaient
pas scandalisés. Nous nous occupions d'un jeu innocent. Au
milieu de notre partie, j'imaginai un air nouveau et je pris
mon violon pour l'exécuter. Dans ce moment un magistrat
subalterne, que je n'attendais pas^ m'honora de sa visite.
U fallait que cet homme ne se plût pas à la musique, puis-
que! se crut insulté. On écrivit un procés-verbal et je fus
condamné à cinquante livres d'amende.
Je pa^ai cette somme sans murmurer. Un inconnu prit
officieusement ma défense et voulut porter cette affaire au
tribunal du public; il débita un long écrit sous mon nom.
Je ne le lus pas, et je déclarai que je n'y avais aucune part;
mais on n'eut pas d'égard à mes protestations, je fus com-
pris au rôle de la taille, et je vis mes meubles indignement
saisis.
Les magistrats municipaux, en me faisant cet affront, ont-
ils bien refléchi que j'étais musicien? Se sont-ils rappelé
qu'un musicien est un homme rare , que la nature s'épuise
à le former et qu'elle en donne à peine deux dans le même
siècle? Qu'il me soit permis de comparer le musicien au
poète : c'est le même génie qui les inspire , c'est le même
feu qui les anime, ils sont également asservis aux régies de
l'harmonie; l'objet de leurs talents est le même, puisque
leurs veilles sont consacrées à chanter les louanges du
Très-Haut et à célébrer les belles actions des héros. Est-
on poète pour avoir fait quelques madrigaux sans art, quel-
ques chansons sans esprit? est-on musicien pour avoir com-
posé quelques airs, ou fredonné quelques ariettes à la fin
d'un repas? Non sans doute; l'un et l'autre titre n'appar-
tiennent qu'à ces esprits sublimes animés d'un souffle divin,
dont toutes les compositions ont toute la force et l'énergie
convenable au sujet, dont les ouvrages sont marqués au
coin de l'immortalité. Or on sait combien la nature est
avare de ces grands hommes; à peine comptera-t-on dix
poètes depuis Homère jusqu'à notre temps. J'ose dire qu'on
connaît encore moins d'excellents musiciens.
On en a vu paraître un dans notre s ècle : son nom est
au-dessus de l'envie. Auteur d'un nouveau traité de mu-
sique, il a réduit l'harmonie à ses principes naturels; il a
défriché ce vaste champ, que les anciens maîtres avaient
laissé presque inculte. Avant lui , quinze années suffisaient
à peine pour apprendre à toucher le clavecin : il a abrégé
la route ordinaire, et dix-huit mois d'étude instruisent au-
jourd'hui de cette partie si difficile et si essentielle. Tout
Paris applaudit à cet illustre maître, toute l'Europe l'ad-
mire; il est mon frère, j'ai ma portion de son savoir, et
l'on veut me déshonorer.
Je pourrais parler ici de différentes pièces de ma com-
position, pièces admirées des connaisseurs; je pourrais rap-
peler les plaisirs qu'ont causés cette représentation si vive
et si animée des caractères de la guerre, cette imitation si
naturelle et si frappante du chant des oiseaux. Quelle
autre main que la mienne pourrait exécuter sur l'orgue
ces grands sujets qui sont de ma composition ?
Mais oublions mes talents, et ne considérons que mes
services. J'ai consacre cinquante ans de veilles et de travaux
à l'amusement de ma patrie ; j'ai donné des fêtes brillantes ;
j'ai établi des concerts dont la réputation attirait en cette
ville un concours d'étrangers; j'ai multiplié les plaisirs;
j'ai communiqué , et pour ainsi dire perpétué mes talents,
en formant des élèves dont plusieurs se font admirer dans
la capitale du royaume. Enfin, si Ton a dans cette ville
quelque goût pour l'harmonie, j'ose dire qu'il n^est dû qu'à
moi.
J'ai donné, dans tous les temps, des preuves éclatantei de
mon zèle et de mon dévouement pour la gloire de ma
patrie. La dernière assemblée des Etats généraux m'offrit
une occasion bien flatteuse de prouver combien elle m'était
chère. Il s'agissait de donner une fête à l'auguste prince qui
venait prendre possession du gouvernement. Je fus prié
d'en composer la musique; je fus chargé de veiller à l'exé-
cution : je ne négligeai rien pour rendre cette fête com-
plète. Je parvins, en trois jours, à faire chanter des gens
qui n'avaient pas les premières notions de l'harmonie. L'ap-
plaudissement fut général.
Athènes, en pareille occasion, m'aurait élevé des statues,
et à Dijon, cette moderne Athènes, au lieu de récompenser
ces nouveaux services, on m'impose à la taille, on me prive
d'une modique pension, dans le temps même que mes veilles
tournent à sa gloire !
J'ai rempli avec une exactitude scrupuleuse les conditions
du traité fait avec les magistrats municipaux pour me rete-
nir en cette ville ; et ils pourront se dispenser de remplir
leurs obligations à mon égard !
Ce qui hLimilie le plus Claude Rameau, c'est que
les privilèges qu'on lui ravit ont été conférés depuis
peu « à un ouvrier dont tout le mérite consiste à
broyer du charbon et du salpêtre » .
Ainsi cette ville aura un artificier en titre, dont toutes les
fonctions seront d'amuser, chaque année pendant un quart
d'heure, les yeux du public. Elle honorera un artisan de
l'exemption de la taille et des charges publiques, tandis que
son musicien, qui lui a fait honneur en tant d'occasions, se
verra privé des mêmes prérogatives après de si longs ser-
vices. Mânes des Lambert, des Lalande, des Corelli, quelle
surprise sera la vôtre lorsque vous apprendrez que notre
siècle préfère un artificier à votre élève, à votre imitateur,
a l'héritier de vos talents!...
Mais inutilement déclamerai-je contre cette décadence du
goût et le discrédit général où sont maintenant tombés les
beaux-arts. Que l'on oublie les charmes de la musique ; qu'une
symphonie tendre et touchante n'ait plus d'attraits pour
nos Dijonnais ; que ce peuple inconstant et léger se livre à
d'autres plaisirs ; mais qu'il se souvienne du moins qu'il fut
un te.nps auquel le musicien Rameau contribuait, par ses
talents, à la gloire de sa patrie ; que Ton se rappelle qu'au-
trefois il était admiré, et que, depuis peu, il a eu l'honneur
de plaire à un grand prince, les délices et l'appui de la
Bourgogne.
Claude Rameau se lance alors dans des comparai-
sons tirées de Tantiquité. Il se compare à Amphion,
à Pindare, à Scipion TAfricain.
Le paragraphe sur Amphion a son prix et vaut
bien une citation textuelle :
Amphion rassembla des pierres au son de sa lyre, et tout
d'un coup parut une ville, elle fut habitée, cette ville ; eh !
à quoi eût-elle servi sans habitants? Croyez-vous, messieurs,
qu'Amphion y paya la taille? Non, sans doute, et les Thé-
bains ne furent pas assez ingrats pour le comprendre dans
leurs rôles.
Je n'ai pas bâti la ville de Dijon, mais est-ce ma faute?
c'est dans ses murs que j'ai pris naissance, et le destin lui
avait accordé l'avantage d'exister quelques siècles avant
moi. Il m'était cependant réservé une gloire bien plus flat-
teuse que de mouvoir des pierres; j'ai remué le cœur de
mes concitoyens, j'ai égayé les esprits, et je puis dire, sans
blesser la plus exacte vérité, qu'il en est peu qui ne me
doivent quelques instants de plaisir.
Vers la fin de son plaidoyer, notre organiste est
bien près d'admettre qu'il a eu quelques torts; il
laisse entendre qu'il esc habitué à s'entendre taxer de
folie, et ce n'est pas là ce qui le blesse ; il serait
plutôt enclin à en tirer vanité :
Ce n'est pas à Dijon seulement que l'on connaît mes ta-
lents, et ma réputation n'est pas enfermée dans l'étroite
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 2j
enceinte de ses murs. Si huit ou dix villes de la Grèce ont
eu querelle sur l'honneur qu'elles prétendaient toutes d'avoir
vu naître le divin Homère, trente villes de France se sont
disputé l'avantage de jouir de mes talents; Lyon, Mar-
seille, Orléans, Strasbourg, m'ont proposé des avantages
assez brillants pour me retenir; toutes ces villes ont admiré
les fruits de mes veilles, et Paris même aurait couronné
mes progrés dans la musique, si j'eusse voulu m'y arrêter;
j'aurais, dans cette ville, marché à grands pas vers la gloire ;
mais j'ai voyagé comme le sage Ulysse, et, comme lui, j'ai
préféré ma patrie à l'immortalité.
Pouvais-je prévoir, messieurs, qu'un jour viendrait où
cette même patrie, qui me reçut avec tant d'applaudisse-
ments, qui m'honora des privilèges les plus flatteurs, me
retirerait ces prérogatives et me forcerait à me condamner
moi-même à un honteux exil?
J'examine scrupuleusement ma conduite, et je cherche à
pénétrer quelle est la cause de cette disgrâce. J'interroge
mes amis; ils s'accordent à me dire poliment que mon im-
prudence a indisposé les sieurs maire et échevins contre
moi.
Je ne sais pas, messieurs, quel est mon crime; mais du
moins faudrait-il m'en convaincre avant que de me punir.
Je suis pénétré de respect pour les magistrats, et je ne me
suis jamais écarté des égards que je leur dois.
Quelle est donc mon imprudence? je n'en sais rien. Mais
quand ce serait une folie, ne devrait-on pas la pardonner
à mes talents et à l'art que j'exerce? La folie et la mu-
sique sont sœurs : sans cette heureuse vivacité, sans ces
écarts brillants du génie, que le stupide vulgaire appelle
égarement d'esprit, l'harmonie ne subsisterait plus, ou ne
serait plus qu^un amas confus de sons monotones et lan-
guissants.
Lorsque les magistrats municipaux voulurent me fixer à
Dijon, ils ne me firent pas promettre une gravité cato-
nienne et ne cherchèrent point à contraindre ce beau feu
qui caractérise le grand musicien. La condition qu'ils m'im-
posèrent fut de continuer k exercer des talents dont le
2+
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
public était satisfait. J'ai rempli cette condition, messieurs^
avec la dernière exactitude. Que l'on compte les musiciens
que j'ai formés ; que l'on se rappelle ces concerts dont la
réputation attirait a Dijon une foule d'étrangers et où. j'ai
dépensé plus de 20,000 francs pour la gloire de ma patrie.
J'ai l'avantage d'avoir formé le goût de mes concitoyens
pour la musique ; toute votre jeunesse me doit cette partie
essentielle de son éducation, et l'on veut me traiter comme
le dernier violon qui joue dans les chœurs de l'Opéra!!
Souffrirez- vous , messieurs, que, malgré le privilège dont
j'ai joui pendant trente années, on me fasse l'affront de me
confondre dans les rôles de la taille ? Si ce privilège ne
m'était pas dû, que ne me le refusait-on dés le commen-
cement? N'a-t-on attendu si tard à me Tôter que pour rendre
l'outrage plus sensible?
La Cour municipale fut touchée de ces plaintes
douloureuses ; elle décida qu'Amphion ne payerait
pas la taille, et Claude Rameau fut réintégré dans
son privilège et dans sa pension; mais cette répara-
tion tardive ne suffit pas à apaiser son 4*essenti-
ment; à peu de temps de là, trouvant sans doute
que Dijon restait trop peu sensible à l'honneur d'a-
briter une telle gloire « dans l'étroite enceinte de
ses murs » , Claude alla se fixer à Autun, où il mou-
rut en 1761.
III
Le fils de Claude Rameau et de Marguerite Ron-
delet, Jean-François, était né à Dijon, sur la paroisse
Saint-Michel, le 30 janvier 1716*. S'il faut s'en
rapporter à son propre témoignage, ce fut un musi-
cien précoce : à douze ans, il composait des t airs
du pays, qu'on appelle des sauteuses»; quelques-uns
de ces airs restèrent populaires, et l'un d'eux fut
même repris plus tard par Favart, qui mit dessus
des paroles nouvelles. Il fit ses études au collège
des jésuites de Dijon, où il eut pour camarades,
entre autres, Bret, le futur éditeur de Molière;
Jacques Cazotte, de trois ou quatre ans plus jeune ;
Bonhomme, depuis bibliothécaire des Cordeliers de
Paris, adversaire des francs-maçons et de VEncyclo'
pédie. Rentré à la maison paternelle, il montra peu
d'empressement à se créer une occupation; il mit
peut-être par quelques polissonneries le comble
au mécontentement causé par son inaction et,
quoi qu'en dise Mercier, il semble que Claude n'ait
pas laissé son fils arriver à l'âge de vingt-deux ans
révolus pour le mettre à la porte :
A rage de vingt ans, ayant perdu ma mère,
Je me trouvai contraint sous les lois de mon père,
Pour les autres si bon, de moi plus exigeant,
De quitter la maison sous la fui du talent.
Le talent ne lui procurant aucune ressource immé-
1. Cette date est fournie par le Dictionnaire critique de
biogrraphie de Jal, ainsi que les renseignements sur le ma-
riage de Rameau le neveu. Les autres détails dont la source
n'est pas mentionnée sont tirés de la Raméide,
n <•
2(5 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
diate, Jean-François recourut à la providence banale
des jeunes gens jetés sur le pavé, au sergent recru-
teur. Suivant Cazotte, il s'était déjà engagé à dix-
sept ans; mats, au bout d'une demi-garde, il s'était
dégoûté du métier et était rentré dans sa famille :
cette anecdote est difficile à contrôler ; un renseigne-
ment plus précis, c'est qu'il entra en 1736 au régi-
ment de Poitou, sous le commandement du comte de
Bonneval, et qu'il y resta deux ans ; ce ne fut là,
du reste, qu'une partie de son temps de service :
J'ai, sous l'habit du roi, paru six fois en lice,
nous dit-il, entendant sans doute par là, dans son
jargon pseudo-poétique, qu'il a servi six années. Par
la suite, il songea à embrasser Tétat ecclésiastique ;
il fit un an de séminaire et reçut la tonsure ; son
humeur vagabonde ne le laissa pas aller plus loin.
Cette vocation éphémère s'empara-t-elle de lui dès
sa sortie du régiment? N'est-ce pas, au contraire, à
la suite des premiers déboires éprouvés dans la vie
de Paris? Rien ne permet de le dire avec certitude.
La renommée du grand Rameau, qui avait pris de
la consistance après Castor et Polîux^ Dardanus et
surtout les reprises toujours applaudies des Indes
galantes^ dut contribuer à enfler les espérances oe
son neveu et le décider à poursuivre la gloire à
son tour. Il tâtonna assurément beaucoup; il prit
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 27
quelques leçons de dessin et s'essaya peut-être à la
gravure. Le portrait qui est reproduit pour la
première fois en tête de cette édition nous le pré-
sente comme élève de Jean-Georges Wille, en 1746.
Ce portrait a été classé et exposé, comme étant posi-
tivement le portrait authentique de Jean-François,
par un collectionneur très délié, feu Mahérault; il
avait fait partie antérieurement de la collection de
Tarchitecte Lassus , avec une mention non moins
affirmative. Lassus, et surtout Mahérault, qui avaient
connu des amis et des élèves du vieux Wille, ont pu
se guider d'après une tradition orale. Outre qu'on
ne trouve point, à la date de 1746, dans le monde
des artistes, d'autre Rameau en âge d'être élève,
la comparaison de ce portrait avec les témoignages
dei écrivains ne peut guère manquer d'entraîner
la conviction. Cest bien là, à trente ans, l'homme
qui, près de vingt ans plus tard, dira à Diderot :
« J'ai le front grand et ridé, l'œil ardent, le nez
saillant, les joues larges, le sourcil noir et fourni,
la bouche bien fendue, la lèvre rebordée, et la face
carrée * ; celui que Piron appellera f un géant
un peu contrefait » . Ce portrait a donc pour lui
de grandes présomptions tout au moins d'authen-
ticité, et c'est le seul que l'on connaisse \ car le
I. Il a figuré, en 1878, à l'Exposition universelle, dans la
galerie du Portrait historique, sous le n** $78 ; il n'a pas été
compris dans la vente après décès de Mahérault ; il est
frontispice de la fausse édition de 1821 ne saurait
être pris un instant au sérieux, et c'est égaré par
un simple accident typographique qu'Asselineau a
cru pouvoir affirmer qu'il nous reste de Rameau le
neveu t un portrait crayonné par Carmontelle » :
c'est à Toncle seul que Carmontelle a donné place
dans sa précieuse galerie.
Si notre Rameau essaya du burin, ce ne fut pas
pour bien longtemps; né, comme l'a dit Cazotte,
avec un talent naturel dans plus d'un genre, il ne
pouvait suivre aucune profession. Il revint à la
musique; pour s'élever à un certain point dans cet
art, à supposer que son cerveau détraqué eût été
capable d'efiForts suivis, le nom qu'il portait était, à
vrai dire, plutôt une gêne qu'un encouragement;
mais, avec ses dispositions naturelles, c'était encore
de ce côté qu'il pouvait le plus rapidement trouver
des ressources au jour le jour; il donnait des leçons
de clavecin, de violon et de flûte, et faisait sa partie
dans quelques concerts particuliers. Il trouva une
conservé par sa fille, M™*' la comtesse de Najac, qui en a
gracieusement autorisé la reproduction. La seule objection
qu'on puisse soulever serait tirée de ces mots, qui m'ont
fait un peu hésiter : « Il est de Paris » ; mais il est fort peu
probable que Wille ait entendu par là déterminer le lieu de
naissance de son élève. Il ne faut pas oublier qu'au milieu
du XVIII* siècle, l'école française de gravure était peuplée
d'artistes d'origine étrangère. Il est donc tout naturel que,
pour le Prussien Wille, Rameau fût un Parisien.
place dans la troupe de musiciens, de comédiens, de
danseurs et de filles, engagée par Maurice de Saxe
pour égayer son fastueux séjour de Chambord et
concourir aux fêtes dont une princesse de Bour-
bon-Condé, M"« de Sens, ne craignait pas de
faire les honneurs. Ce fut sans doute à Chambord
que le pauvre diable eut l'occasion d'offrir ses ser-
vices à un certain nombre d'officiers, surtout d'offi-
ciers suisses, comme les Zurlauben , les Travers ,
les Reding, dont les filles ou les femmes prirent de
lui des leçons de clavecin.
Jean-François, paré du petit collet et généralement
connu alors sous le nom de l'abbé Rameau, s'éver-
tua à courir le cachet et à se frayer un chemin vers
les bonnes tables. Quand son art ne lui suffisait pas
pour se faire tolérer, il y ajoutait de menues com-
plaisances, portait les lettres, montait les cabales
pour la comédienne adorée ou contre ses rivales ;
puis, tout à coup, il quittait Paris, dans les bagages
d'un seigneur ou associé à une troupe errante ; c'est
ainsi qu'on le vit f à Lyon, à Metz, à Nevers, en
Champagne, jusqu'aux Grisons ». Diderot, je crois,
étend trop cet itinéraire quand il lui fait citer la
Bohême ou la Hollande. C'est bien le pays des
Grisons qui paraît avoir représenté f le diable au
vert t pour Rameau le neveu. Il y passa une saison
chez le père d'une de ses élèves, le baron de Tra-
vers , brigadier des armées du roi de France, dans
un château qui dominait le Rhin, à peu de distance de
Coire; il parle avec un souvenir attendri des beaux
jours d'Ortenstein (qu'il écrit Orsteischting), comme
des beaux jours de Chambord. Rameau estimait,
comme Pangloss, que le château de Monseigneur le
Baron était le plus beau des châteaux, et Madame, la
meilleure des Baronnes possibles; mais ces aubaines
n'étaient jamais de bien longue durée, et il fallait
rentrer à Paris, « scier le boyau et revenir au geste
du doigt vers la bouche béante • . A Paris même,
Rameau trouva un Mécène plus opulent et plus vani-
teux qu'éclairé, qui le garantit pour quelque temps
contre l'extrême besoin. Bertin, trésorier des par-
ties casuelles, s'était chargé, en 175 1 ou 1752, du
sort d'une très jeune comédienne, M"« Hus, qui
venait de débuter à la Comédie-Française. Bien que
la demoiselle n'eût pas la réputation d'être fidèle, le
financier resta acoquiné sept ou huit ans sans inter-
ruption ; il eut de l'actrice, à en croire Diderot, une
poussinée d'enfants, et il ne ménagea rien pour cul-
tiver la gloire de son idole. Il attira à sa table les
auteurs de pièces pour obtenir des rôles, les feuil-
listes pour en tirer des louanges, les parasites de
toute sorte qui gagnaient leur souper par des applau-
dissements. Rameau n'éprouvait naturellement au-
cun embarras à se ranger dans cette dernière caté-
gorie. On se fait une idée des petits manèges de cette
société en lisant ce passage du pamphlétaire Chevrier
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. )!
qui, après avoir été un instant des commensaux de
Bertin, ne cessait de le poursuivre de ses méchan-
cetis. Chevrier n'était pas homme à tenir secrets les
motifs d'une rancune personnelle : t Ceux qui sont
surpris que je place le financier Tinber dans mes
plaisanteries amères ignorent que cet homme donna,
le 23 décembre 1753, un grand dîné et quatre billets
de parterre aux nommés Péloux, Palissot, Poinsinet
l'aîné, Poinsinet le jeune, pour aller siffler une de
mes pièces qu'on joiioit ce jour-là * , et cela dans le
temps où Tinber m'avoit l'obligation d'avoir arrêté
une cabale qui menaçoit sa maîtresse*. »
Un mois après la chute de l'acte de Chevrier, la
cohue Bertin entreprit de faire réussir la tragédie
d'un débutant, Gabriel Mailhol ; ce plat versifica-
teur, récemment débarqué de Carcassonne, était le
premier auteur qui se fut laissé induire à confier à
la petite Hus un rôle important dans un ouvrage
nouveau. Bertin prit pour plusieurs soirées le plus
grand nombre des billets et peupla la salle d'applau-
disseurs gagés ou gorgés, qui conduisirent bruyam-
ment Paros à sa huitième représentation : il ne fut
pas possible d'aller plus loin, et Mailhol ne se releva
jamais de ce succès.
1. La Revue des théâtres,
2. Amusements des dames de B***, par l'auteur du Col-
porteur, p. 8.
32 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
Le Peloux dont se plaint Chevrier, Peloux de Clair-
fontaine, avait un bon emploi dans l'administration
des parties casuelles et dépendait à ce titre de Ber-
lin. Après avoir présenté sans succès deux tragédies
aux comédiens, il en fit recevoir une en 1755, ^^^^
ce titre : les Adieux d'Hector et d'Andromaque, Il
eut le mauvais goût de donner le rôle d'Andro-
maque à la Clairon, bien que ce rôle lui fut
demandé par la petite Hus. Bertin, pour châtier
cette trahison, chassa T auteur de ses bureaux et mit
tout en œuvre pour empêcher la représentation. Un
quart de siècle plus tard, le chevalier de Mouhy,
s'occupant de Peloux de Clairfontaine et de sa pièce,
écrivait ces lignes mélancoliques : « Elle a été
acceptée, elle sera jouée à son tour, ou du moins il
Tespère; ce qu'iLy a de certain, c'est qu'elle est sur
le tableau depuis longtemps*. »
A la fin de 1756, Rameau prit de très belles réso-
lutions : renonçant à l'avantage illusoire du nom
d'abbé dépourvu d'abbaye, il voulut se donner une
existence régulière; il se marierait d'abord, puis
travaillerait à conquérir une place sérieuse parmi
les musiciens. Il avait jeté les yeux sur la fille d'un
maître tailleur de son voisinage. Ursule-Nicole
I. Abrégé de l'Histoire du Théâtre-François, éd. de 1780,
t. II, p. 89. — Voir Lemazurier, Galerie historique des
acteurs du Théâtre-Français, 1810, t. Il, article Hus,
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 33
Fruchet avait perdu sa mcre depuis près de sept ans
et elle avait tenu dès lors le ménage de son père;
mais elle approchait de vingt-cinq ans, et peut-être
étaic-elle résolue à ne point coiflFer sainte Catherine.
Elle habitait la même rue que Rameau, la rue
d'Enfer, peut-être la même maison. Il paraît qu'elle
ne manquait ni de dispositions ni même de connais-
sances musicales : c'était probablement en offrant,
en bon voisin, quelques leçons gratuites, que Rameau
avait gagné les bonnes grâces de la fille et du père.
Le tailleur Fruchet n'était pas fait pour la solitude,
il le prouva bien en se remariant fort peu de temps
après ; mais il ne semble pas qu'il ait opposé de
résistance. Claude Rameau envoya d'Autun son
consentement en date du 9 janvier 1757. Le 3 février
suivant, le mariage fut célébré à Saint-Séverin. Mer-
cier rapporte que, pour ce jour-là, le marié avait
loué toutes les vielleuses de Paris à un écu par tête,
et qu'en sortant de Téglise, il s'avança au milieu
d'elles, tenant sa femme sous le bras, et lui disant :
• Vous êtes la vertu, mais j'ai voulu qu'elle fût
relevée encore par les ombres qui vous envi-
ronnent. »
Rameau, marié, ne tarda pas à déménager et,
sans doute pour mieux tenir son rang, s'installa dans
un hôtel garni de la rue des Cordeliers (depuis, rue de
l'École-de-Médecine), à l'hôtel du Saint-Esprit, où
l'on trouvait des logements depuis huit livres jusqu'à
J4 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
trente livres par mois. En même temps, il se mettait
en devoir de livrer au public ses pièces de clavecin,
déjà exécutées et pronées dans certains salons par
une de ses élèves, M"« de Chevriers, nièce d'un ancien
aumônier de la reine. Bertin fit les frais de la gra-
vure. Je ne suis pas en mesure de décrire de visu
cet « œuvre premier • , qui resta l'œuvre unique du
musicien Rameau le neveu; ce recueil ne se ren-
contre dans aucune bibliothèque publique de Paris,
il est inconnu de tous les collectionneurs dijonnais,
et une question posée il y a près de quinze ans par
M. Thoinan, dans rintennédiaire^ n'en a fait signaler
aucun exemplaire. Il ne me reste d'autre ressource
que de reproduire le compte rendu détaillé qu'en a
donné Fréron :
Le nom de Rameau semble fait pour la musique, comme
le nom de Condé pour les batailles. J'ose répondre qu'un
certain public, amateur de l'imagination vive, riante et ba-
dine, ne verra qu'avec plaisir les saillies musicales, dont un
auteur qui porte ce nom vient d'assaisonner son premier
œuvre sous le titre suivant : Nouvelles Pièces de clavecin^
distribuées en six suites d*airs de differens caractères , le
Génie français , la Muse italienne, les Magnifiques, etc.;
les Gens du bon ton, etc. ; un Réveil, une Fête champêtre,
un Ballet de Psyché, etc. ; le Général d'armée, etc., com-
posées par M. Rameau le neveu (du grand Rameau), fils de
M, Rameau le cadet, gravées par At° Le Clair, Œuvre /,
prix, 7 liv. i(5 s. A Paris, chez l'auteur, rue des Cordeliers,
a l'Hôtel du Saint-Esprit; Guersan, luthier, à côté de la
Comédie-Françoise; Germain, facteur de clavecin, rue des
Boucheries, faubourg Saint-Germain, au Sabot d'Or, et aux
adresses ordinaires de musique. Si vous cherchez, mon-
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. js
5ieur, une analogie bien exacte et bien caractéristique de
conipDsition musicale avec les objets indiqués par le titre
de chaque pièce, peut-être ne la trouverez-vous pas aussi
parfaite et aussi satisfaisante à l'oreille que dans les grandes
imitations de bruit de guerre, par exemple, ou de tempête.
Comment imiter, en effet, par l'harmonie, surtout du cla-
vecin, les Magnifiquesy les Persifleurs, les Gens du bon ton,
les Petits-Maîtres, etc. ? Ce sont, à la vérité, des manières
d'être morales ; mais ce ne sont pas des passions théâtrales,
des caractères marqués, en un mot, des objets d'expression
dans la musique. Mais il faut se prêter un peu à l'illusion
de l'harmonie; et si dans la pièce il se rencontre quelques
traits qui reveillent l'idée de l'objet annoncé par le titre,
c'en est assez pour le triomphe de l'art et pour la gloire de
l'auteur. D'ailleurs , quoi de plus divertissant que de pou-
voir représenter sur un clavecin le ridicule des Petits^
Maîtres, et de les jouer sur cet instrument comme on les
joue sur le théâtre? Pour moi, j'aime à me figurer d'avance
une jolie claveciniste qui, promenant un6 main charmante
sur toute l'étendue d'un clavecin, fait naître sous ses doigts
brillants une harmonie douce qui excite en moi l'idée d'un
Réveil tranquille et agréable. M. Rameau le neveu, pour
la parfaite exécution de ses pièces de clavecin, porte l'at-
tention jusqu'à marquer le mouvement et le caractère par-
ticjlier dé chaque pièce par les indications les mieux ima-
ginées et les signes les plus représentatifs. Par exemple,
dans le grand tableau du Général d*armée, après vous avoir
averti que la pièce se joue fièremtnt et avec feu, il vous
conduit, pour ainsi dire, par la main de l'harmonie avec
son Général d'armée. Ici, dit l'auteur, i7 entre en campagne;
effectivement la mélodie, secondée de l'harmonie, sans
laquelle l'impression n'est qu'imparfaite, vous donne l'idée
d'une marche guerrière bien frappée. Plus loin l'auteur
ajoute : Ici il fait prendre les postes. On éprouve en effet
par l'oreille une certaine commotion qui a ses repos, comme
quand une armée se poste. Bientôt après que la bataille est
disposée, il marche à Vennemi; c'est la reprise du premier
chant musical qui le fait entrer *»n campagne et cette ropé-
$6 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
tition a de la grâce, amenée avec adresse et avec goût. Ici il
livre la bataille; c'est alors que les notes doublées vont par
de grands intervalles et cascades, pour imiter, dit le com-
positeur martial , le chamaillement des armes. Puis tout à
coup il vous trace la ligne des quatre octaves du clavier,
qui, par des notes précipitées, forme un cliquetis épouvan-
table de sons artistement confus, pour rendre mieux les
décharges de mousqueterie, qu'on croit entendre par le
moyen de cette corde bruyante et très bien imaginée. Les
cris et plaintes succèdent harmonique ment donnés sur le
clavier, et pendant que la fuite de l* ennemi se fait entendre
dans le dessus qui la rend palpable à l'oreille, la basse vous
donne de grands coups de canon par de grosses notes, qui
sont ensuite imitées dans le dessus, tandis que la basse
peint à son tour le mouvement des troupes que le général
retire de la mêlée, comme l'auteur a soin de le faire obser-
ver. La première harmonie de l'entrée en campagne ou de
la marche à l'ennemi revient encore avec la même grâce
qu'auparavant, et vous remet dans une situation agréable.
Ici le Général retourne vainqueur, et vers la fin de ce mor-
ceau belliqueusement pittoresque, i7 reçoit, dit le compo-
siteur, de la main de son Roi la couronne destinée aux héros»
C'est la circonstance que je trouve la moins sensiblement
rendue dans toute cette pièce. Si vous avez du goût, mon-
sieur, pour les belles choses musicales, la nouveauté de
celle-ci doit faire, ce me semble, beaucoup de sensation sur
vous. J'aurais voulu cependant, pour achever ce grand ta-
bleau, que l'auteur l'eût terminé par un bruit de triomphe
et de fanfare. Ce bruit aurait mieux marqué le dénouement
de l'action, la fin de la bataille, au lieu qu'il la termine par
le mouvement de marche qui la commence ou la précède.
Mais quand on compose avec une imagination vive et ar-
dente, on ne peut pas penser à tout, et ce qui coûte le plus
dans tout ouvrage n'est pas l'entrée, mais la sortie.
Les autres pièces du recueil sont d'un caractère moins
élevé. La pièce intitulée le François aimable, et qui doit se
jouer poliment, comme en avertit l'auteur, est d'une expres-
sion douce et riante, d'un caractère agréable, honnête, en
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. J7
un mot, françoise. Pour le plaisir du contraste^ le second
air, qui est en majeur, a pour titre Vltalianisé, et marche
affettuoso, pour exprimer sans doute la douce flatterie et
la souple mignardise de l'Italien; ce qu'on doit bien distin-
guer pour l'oreille de la politesse et de l'aisance du Fran-
çais. Vous sentez bien, monsieur, que la pièce des Magni-
fiques doit se jouer noblement ; celle des Petits soins, avec
{èle; celle du Petit-Maître, avec un air minaudier, etc., etc.
La Fête champêtre, et surtout VEntrèe des Bergers et Ber*
gères, doit produire de l'effet; le dernier morceau me paraît
d'une veine heureuse et très pittoresque. Viennent ensuite
deux menuets, qu'il faut exécuter avec le plus tendre sen-
timent; pour les deux rigaudons qui leur succèdent, l'au-
teur n'indique pas comment ils doivent s'exécuter; mais on
sent bien que ce doit être avec la plus vive gaieté. Les deux
tambourins sont d'un goût très saillant, et tous ces mor-
ceaux agréables, qui sont placés après le Général d* armée,
peuvent être regardés comme une fête qui se célèbre dans
le camp du vainqueur. Les menuets, les rigaudons, les tam-
bourins, etc., sont alors de saison; ils expriment la joie la
plus vive. Le Génie franc ois'^tàit peut-être le caractère le
plus difficile à peindre en musique. Le compositeur, heu-
reux dans cette peinture comme dans les autres, le repré-
sente au naturel et saisit toutes les nuances qui le dis-
tinguent des antres nations. C'est un morceau (^ui demande
beaucoup d'intelligence dans l'exécution, car il faut le jouer
tout à la fois avec feu, grâce, esprit et raison; ce que je
ne crois pas bien facile à rendre sur un clavier. Mais que
n'exécute pas un maître avec du goût et du génie ! La pan-
tomime intitulée la Muse italienne ou les Furets me parait
très plaisante de musique et doit se jouer, dit l'auteur,
d*un air aigre-doux. Mais le plus piquant de tous ces mor-
ceaux, c'est le menuet intitulé l* Encyclopédique, avec une
autre dénomination de Menuet intra ou ultramontain, V En-
cyclopédique est assez bizarre de caractère ; il finit par une
chute grotesque et qui fait du fracas. Toutes les pièces que
je viens de vous citer, monsieur^ forment quatre suites.
La cinquième est un ballet tout entier, représentant V Amour
L_
38 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
et Psyché, Le compositeur fait pour ce ballet ce qu'il a pra-
tiqué pour le Général d'armée; il indique les mouvements
et les nuances de Faction. C'est d'abord Psyché qui cherche
l'Amour une lanterne â la main; plus loin, elle l'aperçoit;
plus loin, elle l'admire; plus loin, elle s'en approche, et
plus loin encore, elle répand la goutte fatale : et la musique
marque cette singulière efTusion par des notes, pour ainsi
dire, coulantes. Ce morceau veut être exécuté lentement et
tendrement; voilà son vrai caractère. Mais au second mor-
ceau r Amour s'éveille et s'envole; il faut aller vivement, et
ce n'est pas un prodige que la musique exprime très bien
ce mouvement léger de l'Amour qui s'envole; le mer-
veilleux est de pouvoir représenter l'Amour qui parcourt
l'Olympe tout courroucé, et qui demande sa Psyché â sa
mère, comme l'auteur a soin de l'indiquer au-dessus de
l'image même musicale qui le représente. Les regrets de
Psyché sont exprimés par une gavotte très tendre; mais bien-
tôt l'Espoir, qui se joue agréablement, vient la consoler. Le
retour de l'Amour suit de prés un morceau qui s'exécute
avec i^èle, soupirs et empressement ; une chaconne exprime
le retour des Plaisirs, il faut la jouer résolument et honnê-
tement ; ce dernier caractère n'est pas facile à saisir sur le
clavecin; mais on a plus de gloire après la difficulté vain-
cue. L'apothéose se fait par des dianes ou fanfares, qu'il
faut exécuter d'abord avec pompe et solennité, puis après
avec grâce; puis enfin Psyché voie prendre place aux deux.
Indépendamment de toutes ces formalités pour l'exécution,
il est certain, monsieur, que les différents morceaux qui
composent ce ballet agréable sont d'une invention heureuse
pour le chant, qui caractérise assez bien les diverses posi-
tions des deux amants, ce qui marque certainement du
génie et de l'art.
Quant à la sixième suite, intitulée les Trois Rameaux, je
puis vous assurer qu'elle doit faire un effet prodigieux sur
l'instrument. Le premier, c'est-à-dire le premier des trois
Rameaux, qui sans doute est notre grand Rameau (vérita-
blement grand, parce qu'il est génie créateur et profond
philosophe dans son art), le premier, dis-je, doit s'exécuter
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. j?
avec beauté, sagesse et profondeur ; ce qui caractérise 'très
bien le stjle et la composition de ce grand homme. Le se-
cond des trois Rameaux, apparemment le père de Tauteur,
doit s'exécuter d'uii air libre, assuré, d'un toucher beau et
précis. Le morceau est vif, original. Le troisième enfin, qui
représente l'auteur lui-même, s'exécute fort vite, d'un air
content de tout, d'un toucher à la françoise, à Vitalienne
et à l'allemande. En effet, les trois caractères de toucher
sont rendus par des modulations de chant qui leur con-
viennent; on les reconnaît à leur manière. Ce dernier ta-
bleau fait la pièce la plus étendue du recueil et couronne,
pour ainsi dire, l'imagination vive et gaie de M, Rameau
le neveu. Indépendamment de ce don de la nature, si rare
et si piquant dans la société , il a du goût et des connais-
sances, et un grand talent pour apprendre à toucher du
clavecin K
La musique de Rameau le neveu, outre les hon-
neurs de la gravure, a obtenu ceux de Texécution
publique : lui-même a pris soin de consigner cette
particularité glorieuse : « Mes chants, dit-il, à plus
d'une reprise ont fait acte aux spectacles. » .Et il
ajoute en note : « Entre autres au concert du Louvre,
les pièces du Général d'armée^ celle de la Toujours
nouvelle et celle du François aimable , y ont été en-
tendues en grande simphonie. »
Vers 1761, M'"« Rameau mourut, laissant à son
I. V Année littéraire , 1757, t. VII, p. 40 à $0, lettre du
27 octobre. — Fréron ne dit rien des dédicaces, que Ra-
meau n'était pas homme à négliger; le Général d* armée
peut avoir été composé pour Zurlauben, qui préparait,
sous le même titre, une traduction du traité grec d'Oaos-
ander.
mari un fils, un « petit sauvage » dont le cher homme
était fou, mais qui ne devait pas survivre bien long-
temps. Dégagé des liens du mariage. Rameau rede-
vint Tabbé Rameau. Il n'atteignit pas la célébrité ;
mais il était à ce moment de sa vie un de ces ori-
ginaux que tout Paris connaît et se montre au doigt.
Si Ton veut se rendre compte de cette notoriété, il
suffit d'ouvrir à la page 266 le guide de Pesselier et
de Jèze qui a pour titre Etat ou Tableau de la ville de
Paris f édition de 1761. Là, sous la rubrique : « Aca-
démies royales de musique et de danse. Maistres de
musique pour la composition », au milieu d*une di-
zaine d'autres compositeurs dont on fait sonner les
titres de surintendants de la musique du roi, de
maîtres de musique de la Chambre, ou de la Chapelle
du roi, ou des enfants de France, ou de telle ou telle
maîtrise , vous rencontrez cette simple mention :
« Monsieur Rameau, Ponde, » La Cour et les pro-
vinces ne connaissaient qu'un Rameau; mais quand
on parlait de Rameau à un vrai Parisien, à un pro-
meneur du Palais-Royal ou à un nouvelliste des Tui-
leries, il demandait : « Lequel? • Rameau le neveu,
subissant enfin à son tour le sort des Chevrier et des
Peloux, tombé en disgrâce chez le financier Bertin,
se voyait replongé dans des épreuves qu'il n'était pas
de force à surmonter ; il était pourtant encore dans
une période de popularité circonscrite, mais réelle,
quand Diderot le rencontra et le fit causer.
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 41
IV
La conversation réelle a-t-elle eu lieu en un seul
après-dîner, ou bien Diderot, voulant faire plusieurs
études avant d'arrêter sa composition définitive,
a-t-il fait en sorte d'obtenir de son mouvant modèle
plusieurs séances dans un court intervalle ? Il est
malaisé de se faire une opinion à cet égard ; mais
quand l'entretien s'achève, il semble bien que nous
soyons aux premiers jours de l'année 1763. On
donne ce soir la Polyxène de Dauvergne à cette
Académie royale du cul-de-sac qui dans trois mois
sera incendiée. Le temps est sombre et froid ; le
philosophe a quitté sa rue Taranne pour aller au
Palais-Royal ; il se doute d'avance que Sophie Vol-
land ne sera pas au rendez-vous accoutumé ; aussi,
aprèà avoir un instant piétiné dans l'allée d'Argenson
qui devient déserte, songe-t-il à chercher un abri.
Il entre au café de la Régence ; les pousse-bois,
penchés sur leurs échiquiers, ne prennent pas garde
à son entrée : notre désœuvré s'assied sans bruit,
comme il convient quand on s'introduit parmi des
gens occupés ; il songe à la partie qu'il a faite la
veille chez d'Holbach et dans laquelle sa pétulance,
comme presque toujours , a fini par lui faire perdre
le fruit des combinaisons les plus savantes ; il admire
4'»
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
le jeu précis de ce Mayot, qui est un sot, mais tou-
jours calme, toujours appliqué, et que les attaques
les plus brillantes ne déconcertent pas. C'est en ce
moment qu'il est abordé par un nouvel arrivant :
Rameau le neveu. Diderot commence par adresser
à cet original quelques compliments plaisants sur sa
bonne mine et lui demande des nouvelles de son
oncle ; mais Rameau ne voit guère cet oncle bourru,
et, quant à lui, si sa mine se ressent encore des bons
repas qu'il faisait chez Bertin, il n'est pas rassuré
sur r avenir, car il s'est aliéné son protecteur ; et le
voilà qui exhale son dépit, qui se met à draper le
financier et la société recommandable dont celui-ci
s'entoure ; il a réussi à piquer la curiosité de Monsei-
gneur le Philosophe; surpris et ravi de trouver de si
bonnes dispositions, il compte bien en profiter pour
raconter toutes ses histoires et faire valoir tous ses
talents : « Puisque je vous tiens, vous m'entendrez. »
Diderot traverse à cette heure la période la plus
rebutante de sa lutte contre les ennemis de la philo-
sophie. Certes, il n'a pas été gâté par la fortune à
ses débuts dans la vie ; après avoir longtemps de-
mandé l'existence à des travaux ingrats, ses pre-
mières hardiesses lui ont fait tâter des cachots de
Vincennes ; mais aujourd'hui il touche à la cinquan-
taine et Tœuvre grandiose qu'il portait en lui, à la-
quelle il a voué st vie et dépensé ses forces, qui doit
être son titre d'honneur devant la postérité, est tenue
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 43
en échec, étouffée, menacée d'avortement. Voilà
quatre ans que V Encyclopédie en est restée à la lettre
G. L'affaire a commencé par des pamphlets déla-
teurs, des appels au bras séculier, les Cacouacs de
r avocat Moreau, l'épais fatras des Préjugés légitimes
de Chaumeix, les sermons du P. de Neuville; puis
est venu le parlement qui, sur le réquisitoire de Joly
de Fleury, a condamné au feu le livre De l'Esprit^
après avoir extorqué à l'auteur une double rétracta-
tion, et a mis en même temps V Encyclopédie sous sé-
questre. Puis, le conseil d*Etat, craignant de demeu-
rer en reste et désireux de soulager la conscience
bourrelée de monsieur le Dauphin, a révoqué le
privilège des libraires et défendu de continuer l'im-
pression. Brûler n'est pas répondre, mais cela rend
la réponse plus aisée. Les fauteurs d'irréligion ré-
duits au silence, les champions des bonnes doctrines
ont senti croître leur courage. Chaumeix a couronné
son œuvre par un Mémoire; Moreau a donné des
suppléments ; dans le Journal de Trévoux le P. Ber-
thier fait rage ; Jean-Georges, évêque du Puy, lance
des mandements courroucés, pendant que son frère,
l'ami Pompignan, fait son entrée à l'Académie par
une diatribe contre les plus illustres de ses collègues.
Il ne semble pas que ce soit chose facile de se dis-
tinguer au milieu d'une troupe enflammée d'un si
beau zèle : Palissot Ta entrepris, et ce n'est pas à
demi qu'il entend profiter de circonstances aussi
4+
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
favorables. Déjà à Nancy il s'était essayé à faire
au théâtre la caricature de Jean-Jacques; mais le
roi Stanislas, dont il cherchait à flatter les sentiments
dévots par cette bouffonnerie, Tavait jugée d'un goût
détestable et désavouée avec quelque rudesse. Ver-
sailles aujourd'hui n'est pas si dégoûté, et c'est sous
le patronage avoué du duc de Choiseul et de plu-
sieurs dames de la cour que l'auteur des Pentes
lettres sur de grands philosophes a porté à la Comé-
die-Française la seconde partie de son pamphlet ; on
a vu sur la scène Helvétius enseigner à voler dans la
poche, Diderot déclamer contre sa patrie et Duclos
se réunir à eux pour escroquer une sotte bourgeoise,
laquelle n'était autre que la bonne M'"* Geoff'rin ;
quant à Jean-Jacques, sous les traits de Fréville-
Crispin, il marchait à quatre pattes et broutait une
laitue. Tout cela sans le moindre déguisement. Et
comme un jeune collaborateur de V Encyclopédie ^
Tabbé Morellet, s'est avisé de malmener à son tour
Palissot et ses protecteurs, on l'a simplement mis à
la Bastille. On est disposé de nos jours à trouver que
les philosophes étaient peu endurants et on les ac-
cuse volontiers de ne pas avoir supporté la critique
d'assez bonne grâce. Mais quand cette aimable cri-
tique avait pour mission de mâcher la besogne aux
Joly de Fleury et aux Séguier, cela lui donnait de
près un air un peu moins paternel; et Ton voudra
bien avouer que Vincennes, la Bastille, la confisca-
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. +5
lion appliquée à la plus coûteuse entreprise de li-
brairie qu'on eût encore tentée, tout cela n'était
pas pour égaliser les conditions du tournoi entre les
philosophes et ceux que P Année littéraire appelait
lès hommes de lettres t avoués par le gouverne-
ment 1. A l'heure où nous trouvons Diderot , tout
le monde a désespéré de V Encyclopédie^ excepté
lui; d'Alembertj définitivement dégoûté, se tient
à l'écart et n'a d'autre souci que de se dégager ; les
collaborateurs se sont dispersés ; Voltaire, qui s'était
engagé avec entrain comme garçon encyclopédiste,
n'est pas homme à se réserver pour une œuvre qui
languit : c'est la bataille au jour le jour qu'il lui
faut, la feuille vite imprimée et dont l'Europe par-
lera demain. Les libraires, uniquement occupés de
faire prendre patience aux souscripteurs, se risquent
à leur offrir quelques volumes de planches, et Dide-
rot est confiné dans l'explication des figures.
Maintenant, puisque l'entretien va rouler à plu-
sieurs reprises sur la musique, voyons un peu quelle
est la situation de l'Opéra. Dix ans se sont écoulés
depuis l'apparition des Bouffons italiens avec la
Serva padrona ; la guerre qui s'est livrée autour d'eux
appartient déjà à l'histoire ; la Tonelli et ses com-
pagnons ont disparu ; mais ils ont laissé derrière eux
des ruines. Jean-Jacques écrivait encore vers 1768 :
• Ils ne laissèrent pas de faire à l'opéra français un
tort qu'il n'a jamais réparé. La comparaison de ces
deux musiques, entendues le même jour sur le même
théâtre, débaucha les oreilles françaises : il n'y en eut
point qui pût endurer la traînerie de leur musique,
après Taccent vif et marqué de Titalienne; sitôt que
les Bouffons avaient fini, tout s'en allait. On fut forc^
de changer Tordre et de mettre les Bouffons à la
fin. On donnait Egléj PygmaUon^ le Sylphe^ rien
ne tenait. • Lorsque les Bouffons furent congédiés
en février 1754, Grimm écrivait, lui qui avait tant
aidé à leurs succès par sa Lettre sur Omphale et son
Petit Prophète : « Je vois un avantage très réel à ce ren-
voi, c'est que les Buffon, les Diderot, les d'Alem-
bert, tous les gens de lettres d'un certain nom, les
artistes de tous les ordres, peintres, sculpteurs, ar-
chitectes, que cette musique avait comme ensorcelés,
n'iront plus à l'Opéra et auront d'autant plus de
loisir de vaquer à leurs travaux, qui font l'honneur
et la gloire du siècle et de la nation. • Messieurs du
coin du roi, les défenseurs du goût et de Tart na-
tional , les Lullistes et les Ramistes tardivement ré-
conciliés devant Teanemi commun , se flattèrent que
ce renvoi leur donnait ville gagnée et que l'engoue-
ment passerait vite ; il s^ attiédit, en effet, mais la
faveur ne revint pas à Tancien répertoire, ni aux
musiciens qui suivaient sagement les anciennes tra-
ditions. L'Opéra devenait un désert, pendant que la
foule se pressait aux foires Saint-Germain et Saint-
Laurent pour applaudir de la musique italienne, ou
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 47
pastichée de riialienne, sur des paroles françaises.
Au commencement de 1762 a eu lieu Tabsorption
de rOpéra-Comique par la Comédie-Italienne. Avant
même que la fusion fût accomplie, Favart, annon-
çant le 30 janvier des Fragments composés d'actes
célèbres de Lulli, de Campra et de Rameau, disait :
f Ces jolis ouvrages n'attirent plus personne. La
Comédie-Italienne esc maintenant la folie à la mode. •
Mais c'est dans les Mémoires secrets de Bachaumont,
qui commencent précisément à cette année 1762,
qu'il faut relever la série lamentable d'échecs qui se
continue pendant toute Tannée. Le témoignage n'est
pas suspect, car c'est celui d'un antibouffonniste
déterminé : t 4 février. On a repris aujourd'hui
Zàîs^ii l'Opéra; jamais on n'a vu spectacle si aban-
donné. Les premières loges étaient absolument nues,
les secondes très peu garnies, surtout en femmes ; le
reste à l'avenant. La foule s'est encore portée vers
les Italiens et, à la honte de notre nation, on conti-
nue à remarquer combien les tréteaux l'emportent
sur la majesté de la scène. — 18 février. L'Académie
royale de musique a retiré Zaïs hier et a remis des
fragments. L'Opéra se retourne en tout sens pour
ramener la foule : l'engouement du public paraît tout
décidé en faveur des Italiens; il faut le laisser se
blaser sur ce spectacle. — 26 février. La reprise
d^Armide s'est faite aujourd'hui sans le moindre tu-
multe. La fureur du public pour ce bel opéra s'est
48 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
passée comme un enchantement. — 6 mars. Armide
ne peut absolument pas tenir devant Topéra-comique ;
il (sic) est désert. — 17 mars. On a joué aujour-
d'hui à rOpéra Dardanus^ pour la capitation des
acteurs. Ce jour-là n'a point rendu comme à l'ordi-
naire, on n'a fait qu'environ mille écus. — 20 avril.
L*Opéra a fait aujourd'hui sa rentrée par Dardanus,
Jamais on n'a vu un spectacle si délabré. — 4 mai.
L'Académie royale de musique a remis les Fêtes
grecques et romaines. Le public n'a pas abondé en
foule à cette nouveauté comme à l'ordinaire ; il ne
s'est vu que deux femmes aux premières loges. —
9 mai. L'Opéra était déjà désert. M'*° Guimard,
nouveau sujet, a doublé M"« AUard dans les ca-
ractères de la dansée — 13 mai. On a donné au-
jourd'hui pour la dernière fois les fragments. Il n'y
avait personne. » A la fin de mai et en juiii, Bachau-
mont signale trois ou quatre débuts malheureux,
puis le voilà qui reprend : t 6 juillet. L'Opéra a
donné aujourd'hui la première représentation des
Caractères de la Folie, Jamais spectacle n'a été plus
triste et plus ennuyeux. — 13 juillet. Les Caractères
de la Folie tombent absolument. Dimanche, troisième
représentation, l'Opéra n'a pas fait cent écus; on
répète des fragments. — 18 juillet. On a donné au-
I. Dans le rôle de Terpsichore, au prologue des Fêtes
grecques et romaines, de Colin de Blamont.
jourd'hui les Caractères pour la dernière fois et ils
sont tombés aussi obscurément qu'ils avaient existé.
On n'a point d'exemple d'un opéra retiré à la sixième
représentation, auquel dès la seconde il n'y avait
personne. — 19 juillet. On donnera demain des
fragments, composés du prologue des Indes galantes j
de l'acte des Sauvages du même opéra, et de l'acte
de la Guirlande, — 20 juillet. Les fragments n'ont
pas été fort célébrés aujourd'hui. Il n'y avait per-
sonne. Us ont été très mal rendus et joués d'une façon
infâme : des acteurs à faire mal au cœur; sans
M*^® Le Mierre, on n'aurait pu y tenir. — 4 sep-
tembre. On craint fort que l'Opéra ne perde tout à
fait M"« Arnould. Cette perte serait d'autant plus
fâcheuse, que tout paraît concourir au délabrement
de ce spectacle, et l'on ne voit pas que Ton travaille
' ^efficacement à y remédier. — 6 septembre. On
donnera demain Acis et Galathée^ de LuUi. —
7 septembre. Acis et Galathée n'a point pris ; malgré
^a grande et belle ritournelle du deuxième acte et
tout l'accompagnement du monologue de Galathée
-et quelques airs prônés par les antiques partisans de
ce spectacle, on Ta trouvé froid, nu, maigre, insi-
pide. — 15 septembre. L'Opéra, ne pouvant espérer
de pousser loin Acis y se propose de remettre /pAi-
génie, — 30 septembre. On nous annonce pour de-
main à l'Opéra un acte nouveau intitulé : l'Opéra de
société. — i«' octobre. L'Opéra de société vC^ pas fait
r
fortune. — 12 octobre. Aujourd'hui on a donné a
rOpéra de nouveaux fragments. — 16 novembre.
Iphigénie a été jouée aujourd'hui. Ce drame si vanté
n'a pas eu un succès marqué. Les amateurs, en gé-
néral, trouvent cet opéra triste. » Et cela va ainsi
jusqu'à l'incendie du 6 avril 1763, car Polyxène ne
réussit pas mieux que le reste à arrêter la déroute.
Tel est l'état des choses, que Rameau le neveu ne
peut songer à méconnaître et dont il cherche à dé-
mêler les raisons, en baissant la voix, précaution
qu'il ne songe pas à prendre quand il parle de ses
vices. Il admire Locatelli et Pergolése, et Duni
et Jomelli; il les joue, il les chante, et quand
Diderot lui demande : • Vous trouvez donc de la
beauté dans ces nouveaux chants? » il réplique :
• Si j'y en trouve I pardieu, je vous en réponds. 1
Ce n'est pas que le discrédit de la vieille musique
française ne lui cause un peu de dépit et d'in-
quiétude. Il ne retient pas une imprécation contre
« ces maudits Bouffons » , contre ce Stabat de Per-
golése qui, selon l'expression du citoyen de Genève,
a débauché les oreilles françaises, t Ce Stabat ^ s'écrie-
t-il, il fallait le faire brûler par la main du bourreau. •
Et le tableau qu'il nous fait n'est-il pas le résumé
exact de ce que nous avons vu en détail dans Ba-
chaumont? • Autrefois un Tancrèdej une Isséj une
Europe galante allaient à quatre, cinq, six mois ; on
ne voyait pas la fin des représentations d'une i4r-
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. si
mide ; à présent tout cela vous tombe les uns sur les
autres comme des capucins de cartes. Aussi Rebel
et Francœur en jettent-ils feu et flamme. Ils disent
que tout est perdu, et que si Ton tolère plus long-
temps cette canaille chantante de la foire, la musique
nationale est au diable, et que l'Académie royale
du cul-de-sac n'a qu'à fermer boutique. » Il n'est
pas sans intérêt d'observer qu'après s'être échauflfé,
avoir chanté, mimé et joué des airs de Pergolèse,
de Philidor et de Duni, un oratorio de Jomelli,
lorsque Rameau s'éveille comme d'un accès de som»
nambulisme au milieu des pousse-bois et des passants
ameutés, il s'empresse d'ajouter : • Cependant,
messieurs, il ne faut pas mépriser certains airs de
LuUi, quelques endroits de Campra, les airs de
violon de mon oncle, sqz gavottes, ses entrées de
soldats, de prêtres, de sacrificateurs », et qu'il se
met à chanter à tue-tête des airs de Roland et de
Castor et Pollux,
Tous les détails qui concernent personnellement
les Rameau, oncle et neveu, toutes les pièces de
théâtre citées, presque toutes les nouvelles courantes,
comme la rupture de Sophie Arnould avec le comte
de Lauraguais, les faux bruits de la mort de Vol-
taire, l'affaire Calas, tout cela nous reporte à la
même période, à 1762 et aux années immédiatement
précédentes. Il est vrai que l'œuvre de Diderot,
telle qu'elle nous est parvenue, porte la trace la
sa NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
moins équivoque d'une revision postérieure de quinze
ans environ à la rédaction primitive. Soit qu'il l'ait
insoucieusement oublié au fond d'un tiroir, soit qu il
Tait confié, avec sa facilité ordinaire, à quelque
curieux qui aura longtemps négligé de le restituer,
Diderot retrouve et relit le manuscrit de cet entre-
tien : il ne songe à modifier ou à rajeunir ni le cadre,
ni le personnage, ni les circonstances ; mais, chemin
faisant, il enchâsse une ou deux anecdotes particu-
lières, une au moins qu'il a rapportée de Hollande ;
il ne peut résister à la tentation d'ajouter un trait,
et l'un des plus piquants, au portrait de Palissot, en
faisant allusion à la curieuse histoire de sa comédie
de r Homme dangereux ^ ni se refuser le plaisir d'une
légère égratignure à l'un de ses nouveaux et de ses
plus fougueux détracteurs , l'honnête Sabatier de
Castres. Il rencontre le nom de Fréron, qui est
mort, et dont le fils, tout jeune encore, s'annonce
comme chassant de race ; il écrit : les Fréron père
et fils. En un passage où il est question des fai*
blesses des grands écrivains, il glisse un reproche à
l'adresse de Voltaire sur son attitude envers le chan-
celier Maupeou. Enfin dans une phrase où il a cité
la Deschamps comme personnifiant le gaspillage des
courtisanes en renom, il intercale, plutôt à titre
d'éclaircissement que de correction, ces mots : t au-
trefois, aujourd'hui la Guimard », et néglige de
mettre la fin de la phrase d'accord avec cette addi«
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. $j
tion. C'est à peu près tout. Cela a suffi pour dé-
router un peu au premier coup d'oeil; mais une
étude attentive du texte ramène invinciblement à une
date au moins très voisine de celle que je propose,
et conduit à constater que les passages attribués
par le contrôle des faits à la revision ne sont nulle
part essentiels à Tenchaînement des idées, qu'ils Iç
rendent même parfois un peu moins facile à saisir ;
qu'on pourrait les retirer sans rien ébranler de ce
qui les entoure et avec la quasi-certitude de restituer
de la sorte le premier texte. Il est clair, en tout cas,
que Diderot, avant de livrer son manuscrit, non à
l'impression, mais aux copistes, l'a relu, y a fait des
corrections, y a même mis quelques rallonges, mais
qu'il n'a pas fait un travail nouveau.
Moins de deux ans après la conversation du café
de la Régence , Tonde Rameau mourut, le 24 sep-
tembre 1764. Son neveu était-il à Paris? Je ne sais ;
mais le mois suivant, nous le retrouvons à Pierry
en Champagne, chez son compatriote et camarade
de collège Jacques Cazotte, revenu depuis quelques
années de la Martinique. Rien n'indique depuis com-
bien de temps il se laisse vivre sur le riche domaine
de son hôte. Peut-être est-ce pendant ce séjour qu'à
S4 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
la suite d'un pari, Rameau improvisa la musique de
Topéra-comique des Sabots^ à mesure que Cazotte
improvisait les paroles; il est à supposer que de cette
collaboration à la diable il n'était pas résulté quelque
chose de bien solide, puisque Cazotte éprouva le
besoin de faire refaire la musique et que Duni, à
qui il s'était adressé, n'eut rien de plus pressé à son
tour que de faire refaire la pièce par Sedaine.
Piron parle de Rameau dans une lettre adressée à
Cazotte et datée de Paris le 22 octobre 1764. Rien
ne saurait mieux faire juger de la fidélité du pinceau
de Diderot, justifier les contradictions même^dont
on lui a fait un reproche, que le portrait du Dijon-
nais Rameau amicalement esquissé par le vieux
Dijonnais Piron pour le Dijonnais Cazotte. Cette
lettre est demeurée inédite ; en voici, fidèlement re-
produite d'après l'original autographe *, la partie qui
nous intéresse : • ... Vous y prenez bien les saillies
fantasques du pauvre ami Rameau, de quoi je vous
remercie pour luy, car il le mérite mieux que peut-
être il ne le ressent, ou, a coup seûr, le ressent mieux
qu'il n'en remercie. Je vous aurois plutôt repondu,
si vous ne m'aviez pas dit qu'il alloit revenir. Je
l'attendois de jour à autre pour sçavoir mieux que
I. Il m'a été communiqué, en 1877, par l'expert Gabriel
Charavay, mort depuis, dont tant de chercheurs ont mis à
profit l'obligeance. Quelques mots ont été cités dans un de
ses catalogues.
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. ss
VOUS dire, éclairé par ses narrations : mon imagi-
nation y suppléera, puisqu'il ne vient point. C'est
comme s'il étoit venu ! ou que j'eusse été entre Vous
et Luy, à Pierry ; excepté vos nouvelles particulières
qui sont d'un tout autre ordre, et d'un intérêt à
part, D'icy, je le vois là. Ne disant jamais ce qu'il
de voit dire, ny ce qu'on eût voulu qu'il eût dit;
toujours ce que ny lui ny vous, ne vous étiez attendu
qu'il diroit ; tous deux, après avoir éclaté de rire,
ne sçachant ce qu'il avoit dit. Je le vois cabrioler à
contretemps; prendre ensuite un profond sérieux
encore plus mal-à-propos, passer de la haûte-contre,
a la basse-taille*, de la polissonerie aux maximes;
fouler au pied les Riches et les Grands, et pleurer
misère ; se moquer de son oncle, et se parer de son
grand nom ; vouloir l'imiter, l'atteindre, l'effacer,
et ne vouloir plus se remuer ; Lyon à la menace,
poule à l'exécution. Aigle de tête, tortue et belle
écrévice des pieds ; au demeurant et sans contradic-
tion, le meilleur enfant du monde et méritant le bon
vouloir de tous Ceux qui le connoîtront comme vous
et moi nous le conoîssons. Mais, où seront ces co-
noîsseurs ? sera-ce à Paris, sera-ce à la Cour ? Les
marmouzets ont peur de leur ombre, à plus forte
raison, de celle d'un Géant un peu contrefait, car le
1. Voyez p. 192 : « Je rêve à l'inégalité de votre ton, tan-
tôt haut, tantôt bas. »
Cahos écoit le géant contrefait que la toute puis-
sance façonna : et vous avez fort bien nommé et
qualifié Cahos, Tabbé Rameau. Çest quand Jupiter
le fit, qu'il étoit Yvre-saou ; il avoit pris du poil de
la bête, quand ce vint à nous faire. Nous nous sen-
tons tous un tantinet de la veille où il eût lui seul
la fleur de Tyvresse. Nos petits jolis gentils polis
colifichets de Badauts et de Courtisans, ne co-
noîtront jamais rien à notre énigme bourguignone,
si nous ne nous ingérons d'être ses Œdipes. Nous
ne sommes que trop près tous deux, moy de parler et
vous d*agir de notre mieux, comme nous avons tou-
jours fait. Reste au Sphinx à s'aider, les hommes de
Dieu l'aideront peut être. Ils aident bien tous les
jours, depuis 20 ou 30 ans, un tas de petits
beaux Esprits manques, cent fois moins néz pour
leur métier, qu'il ne Test pour le sien. L'Auteur
avantageux de Timoléon * qui dit : « Je vais refaire
et simplifier Gustave et Rhadamiste, après avoir
suspendu 2 mois durant, sa pièce, après sa première
représentation, vient de la remontrer, et, le lende-
main, on Tafiche pour la dernière fois; vous le
verrez un jour à l'Académie françoise commjs
I. La Harpe, dont le Timoléon avait été représenté sans
succès le 1*' août de cette année, préparait un Gustave
Wasa. Firon, dont le Gustave n'avait pas encore tout à fait
quitté le répertoire, trouvait ce projet fort impertinent et
s'en vengeait par des épigrammes préventives. Le Gustave
de La Harpe ne fut joué que le 3 mars 1766,
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. $7
Marmontel et tant d'autres. Que Rameau prenne
donc courage; et pour nous*deux, buvons frais, i
Je ne saurais dii^ si, à son retour à Paris, le
Sphinx bourguignon reçut beaucoup d'aide de son
Œdipe Piron; mais on l'aida ou il s'aida; des notices
consacrées à la mémoire de l'oncle furent l'occasion
de quelques mentions charitables accordées au
neveu. J'en ai relevé deux, l'une de Fréron, l'autre
de Palissot. L'Année littéraire^ rendant compte
de Y Eloge de M, Rameau^ par Chabanon (lettre du
26 décembre 1764), publia une note évidemment
fournie tout entière par Jean-François et dont voici
un passage : t Le fils Claude Rameau^ cadet de
Jean-Philippe^ étoit aussi musicien et organiste très
estimé dans sa province. Il a. laissé un fils qui lui-
même a de la verve et de l'imagination, et qui cultive
avec succès l'art de ses pères; c'est le neveu du
grand Rameau ; en sorte qu'on peut dire que la
musique est un talent particulier aux Rameaux et
un mérite héréditaire dans cette famille. » Dans le
Nécrologe des hommes, célèbres pour 17^ S) Palissot
termine ainsi sa notice sur Rameau -: • Il laisse en-
core un neveu de son nom, qui aurait pu acquérir
de la célébrité dans le même art, si d'autres occu-
pations lui avaient permis de se livrer à ses talents. »
Les occupations absorbantes de Rameau le neveu!
cette excuse que Palissot croyait délicatement trou-
vée était cruellement ironique. En dépit de la bonne
58
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
volonté de ses compatriotes, Tannée 1765 n'apporta
pas un grand adoucissement à la position du pauvre
croque-notes. Cest alors qu'il imagina de faire va-
loir lui-même ses mérites et surtout sa parenté ; il
entreprit de faire son histoire en vers. • Si je savais
écrire, avait-il dit à Diderot, fagoter un livre, tour-
ner une épître dédicatoire!... • Le voilà qui s'essaye
enfin ; peu accoutumé à asservir à la mesure et à la
rime ses saillies fantasques, nul doute qu'il ne se
soit donné une peine infinie pour mettre au monde
une poésie qui mérite mieux encore que celle de
l'ami Robbé d'être appelée t un charivari de toutes
sortes de bruits confus » .
Ayant achevé son poème. Rameau l'annonça à la
direction de la librairie, qui lui accorda une permis-
sion tacite à la date du 20 mars 1766, sous ce titre :
Rameaulogie, ou histoire de Rameau le neveu et des
siens. Sans doute ce titre fut raillé, car Rameau y
renonça pour en adopter un d'une allure plus
épique : la Raméide, Voyez comme il est malaisé
de désarmer la critique : ce second titre est, à son
tour, relevé par Grimm qui cherche cette querelle
d'-Allemand : • Je lui observerai qu'il fallait appeler
son poème Ramoide^ et non Raméide; la postérité
croira qu'il s'appelait La Ramée. •
Quelques détails bibliographiques sont ici de mise
sur cette plaquette qu'Assézat a appelée t l'introu-
vable Raméide • et dont les bibliographes n'ont
guère parlé jusqu'à présent sans tomber dans quelque
confusion. Beuchot et Quérard, qui ne l'ont vue de
leurs yeux ni l'un ni l'autre, donnent cette indica-
tion : • A Amsterdam, et se vend à Paris chez
Humblot. » Cette indication paraît devoir être écar-
tée définitivement ; elle est contredite, et par la des-
cription précise que fournit le Mercure de France de
juin 1766, et par l'examen de tous les exemplaires
connus, La Raméide est rare à coup sûr et je ne l'ai
de ma vie vue annoncée dans un catalogue de
libraire ; mais il y a quelque excès à la déclarer introu-
vable. J'ai pu constater l'existence de quatre exemplai-
res : un à la réserve de la Bibliothèque nationale, cata-
logué Y 4Ç92/G*, un à la bibliothèque du Conserva-
toire, un à la bibliothèque de Dijon (relié dans un
recueil, n" 13239), enfin un quatrième que je tiens de
M. Decaux, aimable éditeur et bibliophile subtil, qui
me Ta déniché dans la manne d'un bouquiniste de
Rouen. L'exemplaire de la Bibliothèque nationale pro-
vient d'un premier tirage défectueux, caractérisé, entre
autres signes, par cette faute dans le titre : à Petes-
bourg, pour : Pétersbourg. Les trois autres exemplaires
sont d'un même tirage; mais celui du Conservatoire
est incomplet du dernier feuillet que ce tirage com-
porte. Je me bornerai donc à décrire l'exemplaire en
ma possession, qui est encore dans son état primitif
de brochure ou plutôt de piqûre, avec sa couverture
de papier gaufré rouge et or. C'est un in-octavo
6o NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
d'une feuille double d'impression. Il commence par
un feuillet non chiffré contenant le faux titre et, au
verso, un avant-propos dont voici les dernières
lignes : t Nous prévenons qu'il y a quelques exem-
plaires sortis de nos mains, qui ne sont pas selon
nos dernières corrections. » Le titre : la Raméide^
poemej est suivi de cette épigraphe :
Allez, mes vers, allez, craignez peu les méchants ;
On ne les connaît pas chez les honnêtes gens,
puis de cette devise coupée par un fleuron : • Inter
Ramos lilia fulgent. • Au-dessous du fleuron, on
lit : f Prix : i. 3. 6. 12. 24. 48. 96. A Petersbourg,
Aux Rameaux couronnés. • Le poème est paginé de
3 à 28, et la brochure est close par une page non
chiffrée et ainsi composée : i® Nota. Vers après
ceux de MM, Phelipeaux et Choiseul, Ce sont
quatre vers à la louange de M. de Sartines. 2° Un
Avis dont voici le texte : • Les exemplaires qui ont
paru couverts en papier violet sont remplis de fautes,
et cela par la trop grande facilité que nous avons eue
de les distribuer sans y avoir apporté nos dernières
corrections comme en ceux de cette édition. 1 y Une
liste d'Erraraj qui reste, malgré tout, bien insuffi-
sante.
Le poème de Rameau est divisé en cinq chants,
dont voici les titres : I, Mes Objections; II. La Dé-
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 6i
fense du Goust; III. Suice de mes Objections;
IV. Honneur aux Grands. Hommage à rAmitié;
V. Réponse à tout. Ce fatras n'est pas d'une lecture
agréable; il n'est pas même toujours facile de s'y
reconnaître. Le véritable objet de Rameau est certes
de récapituler ses propres mérites et ses titres divers
à la commisération; dans son quatrième chant, spé-
cialement consacré à tendre la sébile, il passe en
revue ses protecteurs, entre lesquels il donne à Ber-
tin la distinction particulière des grandes capitales,
ses anciennes élèves; il invoque ses compatriotes,
Bret, Cazotte, Piron, son ami Fréron, son médecin
Dufouart; il fait appel à la protection de Timpéra-
trice de Russie, par cette raison qu'il a vu son am-
bassadrice à Chambord. Dans sa réponse à tout, il
demande un bénéfice ecclésiastique et se déclare tout
disposé à mener une existence conforme à cette nou-
velle situation :
Attentif et soigneux à donner bons exemples,
Plus qu'en tout autre lieu on me verrait aux temples.
Aucun lien de famille ne fait plus obstacle à cette
combinaison, car, depuis sa rencontre avec Diderot,
il a perdu son fils :
Et la mère et Tenfant, ils sont morts tous les deux.
Toutefois, il n'a pas grande confiance dans le
succès de cette requête, et il en risque une autre :
Mais si pour cet état nulle porte ne s'ouvre,
Je ne vois point Tabus d'un logement au Louvre.
Logé au Louvre, Rameau ne serait plus exposé à
se voir retirer la clef pour cause de retard dans le
payement de son loyer; il jouirait de l'exemption
de certaines taxes urbaines, et puis cette i marque
d'honneur », comme il dit, le recommanderait et lui
ferait avoir des leçons mieux payées.
Voilà bien Tobjet véritable de la Raméide : il
s'agit toujours de mettre sous la dent. Rameau pour-
tant veut gagner les récompenses qu'il sollicite en
rendant un service éclatant ; il prend la défense de la
musique française contre Jean-Jacques; il vient,
après treize années, répondre à la lettre tapageuse
dans laquelle le philosophe de Genève avait déclaré
que les Français n'avaient pas de musique ec ne
pouvaient pas en avoir. Tout d'abord, le lecteur doit
être tenté de se dire : Rameau le neveu, champion de
la musique française, ce n'est plus le personnage mis
en scène par Diderot; mais la contradiction n'est
qu'apparente. Rameau esc alarmé du discrédit où
tombe la musique nationale; c'est surtout parce
qu'il craint que les pensions et les faveurs de la
Cour ne se détournent des musiciens. Ce qu'il re-
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
di
proche à Jean-Jacques, c'est de leur avoir nui dans
Tesprit de leurs protecteurs :
Et si Ton prenait bien le sens de ses écrits ,
Il faudrait chanter Suisse à la cour de LOUIS.
Le Devin nous séduit et plaît d*un bouta l'autre;
Mais Tesprit de l'Auteur doit-il régir le nôtre?
Plus loin, il reprend :
On peut répondre donc à ce fameux athlète ,
Qu'en France l'on connaît le prix de V Ariette»,,
et il ajoute en note : t Tout le monde se rend aux
charmes de celles de M. Duny^ et à la vérité de celles
de MM. Philidor^ Monsigny^ Père Golese (sic),
Biaise^ etc. • Mais pour démontrer que la musique
française a droit aux encouragements, il rappelle les
titres des opéras qui ont eu le plus de succès depuis
LuUi et les noms de quelques chanteurs célèbres ; plus
loin, il énumère dans une longue note les principaux
organistes, en déclarant que « les organistes font les
compositeurs •. Il célèbre surtout son oncle Ra-
meau, naturellement, puisqu'il trouve dans sa pa-
renté plus de titres que dans ses propres talents aux
secours qu'il sollicite.
J'attendais de cet oncle au moins un peu d'aisance,
Par pur égard au temps de trente ans de constance
A lui faire ma conr à l'exemple des miens ;
6^ NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
Mais tout à son talent, il voyait peu les siens.
Très souvent, toutefois approuvant sa doctrine^
Aux Jardins on le vit me faire bonne mine :
Des heures se passaient tous deux à discourir,
Mon art à l'écouter savait le retenir,
Surtout à ce grand mot, basse fondamentale.
Comme je l'entendais, je lui plaisais sans doute,
A pouvoir quelque temps ensemble faire route,
Car d'humeur d'en parler il n'était pas toujours ;
Trêve alors de musique, on parlait des beaux jours.
Mais bientôt emporté par les traits du génie,
C'était bien vite à moi de quitter la partie.
Si bien donc il parvint^ moi toujours espérant,
Sans pouvoir m'étre utile à son dernier instant.
Voilà d'exécrables vers, er l'on ne me soupçon-
nera pas de les citer pour leur facilité ni pour leur
harmonie ; mais la scène est curieuse. Il faut prendre
garde que Rameau le neveu, cherchant à abriter ses
importunités sous le patronage de la gloire de son
oncle, veut avant tout démontrer qu'il a été en
bons termes avec cet oncle. Or voici ce qu'avaient
obtenu trente ans de cour assidue. Il avait réussi
quelquefois à Taborder dans une allée des Tuileries
ou du Palais-Royal ; il Tavait entendu discourir sur
son art quand le bonhomme était disposé; dans le
cas contraire, on échangeait quelques mots sur le
temps qu'il faisait; puis, l'oncle rentrant dans sa
rêverie, il ne restait au neveu qu'à s'éloigner, con-
tent, faute de mieux, d'avoir été vu en cette illustre
compagnie. Cela donne le sceau de l'authenticité aux
doléances plus familières et plus accentuées que Di-
derot avait recueillies.
Rameau le neveu raconte qu'il aurait bien quelque
chose à réclamer à sa famille, sa pan de la succes-
sion de sa mère, dont sa beUe-mère et les enfants du
second lit f usent tout bonnement •. La famille de
province est naïvement convaincue que Jean-Fran-
çois est un gros monsieur, tm c chanteur opulent •
qui t tient à Paris la meilleure maison *^iet qui n'est
guère privé par l'abandon d'un maigre revenu. Le
pauvre diable ne se sent pas le courage de détrom-
per ces braves gens. Cazotte confirme l'anecdote;
sans trop chercher si la somme délaissée était bien
importante et ne risquait pas d'être absorbée par les
démarches et les frais de recouvrement, il faut dire,
à rhonneur de la nature humaine, que Rameau
s'était trouvé dans une épreuve décisive t vacillant
dans ses principes » ; si on était venu lui raconter ce
trait-là d'un autre, il n'aurait pas manqué de s'écrier :
f Vous êtes des êtres bien singuliers ! »
Voici comment Grimm annonça la Raméide à sa
clientèle princiére : t Le musicien Rameau a laissé,
outre ses propres enfants, un neveu qui a toujours
passé pour une espèce de fou. Il est une sorte d'ima-
gination bête et dépourvue d'esprit, mais qui, com-
binée avec la chaleur, produit quelquefois des idées
neuves et singulières. Le mal est que le possesseur de
cette sorte d'imagination rencontre plus souvent mal
66 NOTICE SUR HAMEAU LE NEVEU.
que bien, et qu'il ne sait pas quand il a bien ren-
contré. Rameau le neveu est un homme de génie de
cette classe, c'est-à-dire un fou quelquefois amu-
sant, mais la plupart du temps fatigant et insuppor-
table. Ce qu'il y a de pis, c'est que Rameau le fou
meurt de faim, comme il conste par une production
de sa muse qui vient de paroître. C'est un poème en
cinq chants; heureusement, ces cinq chants ne tien-
nent pas trente pages. C'est le plus étrange et le
plus ridicule galimatias qu'on puisse lire. »
Fréron ne daigna rien dire de ce poème où il était
loué, que dis-je ? encensé :
En chantant l'amitié, Fréron, que je t'encense !
L'ami Fréron jugea sans doute qu'il compromettrait
son autorité à parler avec bienveillance d'un ouvrage
écrit en vers aussi mauvais. Le Mercure de France
s'humanisa davantage. Dés le volume de juin 1766,
il fit une annonce qui se terminait ainsi : f L'auteur
de ce poème est M. Rameau, neveu du célèbre ar-
tiste de ce nom, et qui a lui-même son genre de célé-
brité. La gloire que les ouvrages de son, oncle ont
procurée à la nation rejaillit sur sa famille; mais
M. Rameau le neveu a d'autres titres qui doivent le
rendre intéressant : c'est ce que nous ferons voir en
rendant compte plus amplement de son poème. »
Cette promesse était tenue le mois suivant; après
une analyse ou, comme on disait alors, un extrait
assez étendu, le rédacteur du Mercure insistait sur
les sollicitations qui terminent la Raméide et qui
font sa raison d'être, et concluait : t Nous désirons
ardemment que les vœux de M, Rameau soient rem-
plis : ce qui s'est passé, il y a quelques années, à
l'égard d'un parent de Corneille, est fait pour donner
de la confiance au neveu du grand Rameau^. »
Deux ou trois mois après la Raméide paraissait
une Nouvelle Raméide, Rameau s'y représentait
comme occupé à fonder Tordre
Des chevaliers errants à Vheure du dîner.
Il revenait sur sa demande de bénéfice; mais, au
cas où Ton opposerait décidément à cette requête
des obstacles insurmontables, il proposait de rétablir
en sa faveur la charge de bouffon de cour. Cette
facétie n'était pas de Rameau ; c'était une mystifica-
tion de son ami Cazotte. Le Mercure^ sans doute
prévenu par l'intéressé, ne parla pas de cette seconde
brochure ; mais Grimm la signala sans éventer la
supercherie*. L'édition originale de cette Nouvelle
1. Mercure de France, juin 1766,, p. 143; juillet 1766, t. Il,
p. 13} et suiv.
2. Le passage est de ceux qui ont été rétablis pour la
première fois d'après les manuscrits dans l'édition Tourneux.
T. Vil, p. lai.
Raméide semblerait plutôt mériter le nom d'in-
trouvable que la Raméide, Je n'ai pu en tenir nulle
part d^exemplaire; d^une note due à l'obligeance de
M. Guignard, bîbliodiécabe delà ville de Dijon, il
résulte que cette fioupelle Raméide ^ tout aussi i)ien
que les Pièces de clavecin de 1757, n'existe ni à la
bibliothèque publique, ni dans les collections dijon-
naises les plus riches, comme celles de MIS. Joliet et
Charles Poisot. De description trieuse, je n'en ai
rencontré qu'une, par trop sommaire, dans le cat»-
loguede la vente Rathery (mai 1876, n*> 419), C'est,
semble-t-il, à la Nouvelle Raméide qu'il faut rappor-
ter l'indication : i Amsterdam et Paris, chez Hum-
blot • , dont il a été fait une fausse application ; le
titre devait être celui qu'on retrouve dans l'édition
Cazin de 1788 des œuvres de Fauteur : f La Nau^
velle Raméide^ poème revu, corrigé et presque re-
fondu par M. Rameau, fils et neveu de deux grands
hommes qu'il ne fera pas revivre, • En autorisant
plus tard la réimpression de cette bluette, Cazotte
la fit précéder de quelques éclaircissements, f C'est,
disait-il, «une plaisanterie fûte par moi à l'homme le
plus plaisant par nature que j'aie jamais connu. Il
s'appelait Rameau et était neveu du célèbre musi-
cien; il avait été mon camarade au collège et avait
pris pour moi une amitié qui ne s'est jamais dé-
mentie ni de sa part, ni de la mienne. Ce person-
nage, l'homme le plus extraordinaire que j'aie connu,
était né avec un talent naturel dans plus d'un genre,
que le défaut d* assiette de son esprit ne lui permit
jamais de cultiver. Je ne puis comparer son genre
de plaisanterie qu!à cdui que déploie le docteur
Sterne dans son Voyage sentimentale. Les saillies
de Rameau étaient, des saillies d'insdnct, d'un genre
si piquanc, qu'ili esc nécessaire de les; peindre pour
pouvoir essayer de les rendre. Ce n'étaient point des
bons mots, c'étaient des traits qui semblaient partir
de la plus profonde connaissance du coeur humain.
Sa phyôonomie, qui était vraiment burlesque, ajou-
tait un piquant extraordinaire à ses saillies, d'autant
moins attendues de sa part, que d'habitude il ne
faisait que déraisonner. Ce personnage, qui fut mu^
sideu autant et peut-être plus que son oncle, ne put
jamais pénétrer dans les profondeurs de Fart, Il était
né plein, de chuit et avait Tétrange faculté d'en trou-
ver impromptu de l'agréable et de l'expressif sur quel-
ques pamles qu'on voulut lui donner; mais il eût
fallu qu'un vérit^le artiste eût arrangé et corrigé
ses phrases et composé; ses partitions. Il était de
figure aussi horriblement que plûsamment laid ; très
souvent ennuyeux, parce que son génie l'inspirait ra-
rement; mais, quand sa verve le servait, il faisait rire
aux larmes. Il vécut pauvre, ne pouvant suivre au-
cune profession; sa pauvreté lui faisait honneur
dans mon esprit. Cet homme singulier vécut pas-
sionné pour la gloire, qu'il ne pouvait acquérir dans
70 NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
aucun genre. Un jour il imagina de se faire poète,
pour essayer d'une nouvelle façon de faire parler de
lui. Il composa un poème sur lui-même, qu'il inti-
tula la Raméide^ et qu^il distribua dans tous les ca-
fés; mais personne ne l'alla chercher chez l'impri-
meur. Je lui fis l'espièglerie de composer une seconde
Raméide. Le libraire la vendit à son profit, et Rameau
ne trouva pas mauvais que j'eusse plaisanté de lui,
parce qu'il se trouva assez bien peint •.
Cette abondance de Raméides devait avoir le plus
fâcheux résultat, t Plein de sa doctrine, dit Mercier,
le neveu de Rameau fit des extravagances et écrivit
au ministre pour avoir de quoi mastiquer, comme
fils et neveu de deux grands hommes. Le Saint-Flo-
rentin, qui, comme on sait, avait un art tout parti-
culier de se débarrasser des gens, le fit enfermer
d*un tour de main, comme un fou incommode, et
depuis ce temps, je n'en ai point entendu parler. »
Cazotte, qui n'avait peut-être pas la conscience par-
faitement en repos au sujet de cette mésaventure,
dit de son côté : t II est mort aimé de quelques-uns
de ceux qui l'ont connu, dans une maison religieuse
où sa famille Tavait placé, après quatre ans d'une
retraite qu'il avait prise en gré et ayant gagné le^
cœurs de ceux qu'^ d'abord avaient été ses geôliers, i
Ces deux témoignages se concilient sans difficulté.
Il est probable que le comte de Saint-Florentin,
pour se débarrasser des importunités de l'homme
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 71
qu'on en était venu à appeler couramment Rameau
le fou, provoqua Tintervention de la famille; et par
la famille, j'admettrais volontiers qu'il faut entendre
la veuve et les enfants du grand Rameau, qui, heu^
reux de se débarrasser de récriminations déplais
santés, durent consentir aisément à verser une petite
rétribution pour adoucir à leur parent les rigueurs
de sa retraite forcée. Quoi qu'il en soit, au lieu du
logement au Louvre dont il avait rêvé, le pauvre
Jean-François en eut un dans une maison de fous ;
c*est là qu'il mourut au bout de quatre ans, c'est-
à-dire, apparemment, vers 1771. Le lieu et la date
précise de son décès n'ont pas été jusqu'à présent
constatés.
VI
Les œuvres laissées par Diderot ont eu des for-
tunes diverses; aucune n'a passé par d'aussi singu-
lières aventures que le Neveu de Rameau, Naigeon
possédait en manuscrit t cette excellente satire, aussi
originale que celui dont elle porte le nom • : il
le constate dans ses Mémoires; mais il ne l'a pas fait
entrer dans l'édition qu'il a donnée lui-même et que
l'accueil du public ne l'engageau pas beaucoup à
grossir. L'ouvrage parut pour la première fois en
Allemagne et dans une traduction allemande. Une
copie étak oombce entre les mains de Schiller à la
fin de i8o^ Gœdie se chargea d'en £aire une cra-
ducdon^ qui devaii être suivie de la publicadoa du
tQxxe français. Les événements en disposèrent autre-
ment; Schiller mourut et Ton ne suc plus ce que
son manuscrit était devenu. La traduction de Goethe
se vendit assez mal en AUemî^e même et ne pé-
nétra pour ainsi dire pas en France. Ce fut seule-
ment sous lai Restauration que Fatoention du public
se trouvant ramenée à Diderot par Tédition Belin et
par Faxmonce de l'édition Briére, deux faiseurs,
MM. Xavier de Saur et Léonce de Saint^-Gemès,
songèrent à traduire en français la traduction de
Goethe; ils publièrent leur travail sans avenir en
rien les lecteurs de son origine et en le faisant pas-
ser pour le texte même de Diderot. Au moment
même où le livre était sous presse, en 1821, le
libraire Brière annonçait dans son prospectus qu'il
comprendrait dans son édition quelques œuvres iné-
dites,, dont la plus importante était ie Neveu de Ra^
meaii; il se laissa persuader par M. de Saur de dif-
fères cette publication.. £n effet, le volume d^OEsyrex
inédites ne parut qu'en 1825, bien qu'avec la date de
rftai. Lorsque cette première édition fut près de paraî-
tre,,ringénieu3tde Saur, se voyant obligé de renoncer à
sa propre supercherie,, fit des eflPorts désespérés pour
jeter la même défaveur sur l'édition Brière et souk
tint que ce n'était qu'une seconde traduction, sur
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU. 71
laquelle il précendaic établir la supériorité de la
sienne. Brière finir par en appeler à l'arbitrage de
Gœthe, qui confirma Taudienticité du texte Briére.
Je n'entre pas ici dans le détail de cette querelle;
j'aime mieux renvoyer au récit qu'en a fait Gœthe
lui^mâme et qu'on trouvera reproduit ci-après. Il
faut le dire pourmnt, Brièreet son collaborateur Wal-
ferdîn^ qui ont certainement préparé leur publication
d'après un bon manuscrit, ont pris aNrec le texte des
libertés qui passaient pour innocences à Fépoque,
mais que tout le monde aujourd'hui considérerait
comme excessives. Je ne parle pas tant des passages
supprimés, soit par la censure volontaire des édi-
teurs, soit par la censure officielle, au gré d'une pu-
dibonderie par trop arbitraire et intermittente, que
de certaines corrections de pure fanmsie : ainsi
Brière et Walferdin^ n'ayant pu se mettre dans la
tête que le neveu de Rameau fut vraiment un neveu
de Rameau, biffèrent tant qu'ils purent son nom et
les mots onde Qt neveu; quand la phrase ne se prêtait
pas à l'éitmination des mots proscrits, ils les ont
imprimés en italiques* Quelques n^igences typo-
graphiques avaient aussi défiguré des phrases, que
des ^iteurs postérieurs essayèrent de redresser à
L-aide d'inductions plus ou.moins subtiles. On aurait
bien voulu voir le manuscrit dont s'était servi Brière ;
un éditeur de 187c, M. Moriieau, alla faire appel
aux souvenirs du vieux libraire ; mais ces souvenirs
7é NOTICE SUR RAMEAU, LE NEVEU.
étaient évidemment un peu brouillés : au bout de
plus d'un demi-siècle, cela n'a rien de bien surpre-
nant. Briére raconta à M. Motheau qu'il avait vu
dans le manuscrit que lui avait confié la fille de Di-
derot, M"»« de Vandeul, un grand nombre de cor-
rections autographes de Fauteur : c'est assez peu
vraisemblable, car il n'eût pas manqué de signaler
cette particularité concluante lors de ses querelles
avec M. de Saur et son acolyte; or il n'avait rien
allégué de semblable; il avait dit seulement que
c'était une copie faite sous les yeux de Diderot et
que l'authenticité en était confirmée par une note auto-
graphe du 2 janvier 1760 : notons en passant que
cette date avait été relevée inexactement, ou bien
que la note invoquée ne se rapportait pas au Neçeu
de Rameau. Interrogé par M. Motheau sur le sort
de ce manuscrit, Brière lui répondit qu'il avait été
dépecé pour la composition et qu'on n'avait pas pris
la peine de s'en faire rendre les fragments : cela à coup
sûr n'est point exact. Brière s'est confessé d'un acte
de vandalisme dont il était innocent; la copie qu'il
avait abandonnée aux mains du prote de l'imprime-
rie Belin, c'était une copie qu'il avait fait faire sur
le manuscrit communiqué; le manuscrit même, il
l'avait rendu à M"** de Vandeul, et la preuve, c'est
que le 2^ juin 1823, lorsque la composition et le
tirage du Neveu de Rameau étaient certainement ter-
minés, puisque ses adversaires en avaient les bonnes
NOTICE sua RAMEAU LE NEVEU. 75
feuilles encre les mains depuis trois semaines, Brière
écrivait au Courrier des Spectacles que le manuscrit
in-40 sur lequel il avait fait son édition existait chez
M"*« de Vandeul, rue Neuve-de-Luxembourg, 18, à
Paris. Quoi qu'il en soit. M"' de Vandeul mourut
à sept ou huit mois de là, et Ton ignore aujourd'hui
ce que sont devenus les manuscrits qu'elle avait con-
servés. Ce n'est qu'à la fin de 1875, parla publication
du cinquième volume de l'édition générale d'Assé-
zat, qu'un pas décisif a été franchi dans l'établisse-
ment du texte. Au moment de revoir ses épreuves,
Assézat put se servir d'une copie qui présentait une
grande quantité de variantes avantageuses et qui
complétait un certain nombre de passages mutilés
par les premiers éditeurs ; bien que pris de court, il pro-
fita de ces variantes dans une proportion qui ne laisse
plus qu'à glaner derrière lui. Ce dont on s'étonnera
peut-être, c'est qu'un certain nombre des mauvaises
leçons qui se sont perpétuées à travers les éditions
proviennent de la fantaisie de ce fameux de Saur,
le forban littéraire de 1821. Briére et Walferdin
avaient les raisons les plus directes pour être édifiés
sur la probité littéraire du personnage ; il n'en est
pas moins certain que la traduction de Saur leur
imposa. Ils ne collationnèrent pas leur manu-
scrit sur Gœthe, mais ils le collationnèrent sur
de Saur, croyant et à sa fidélité de traducteur et à
l'étendue de ses recherches ; quand ils trouvèrent
une différence dans les noms propres, ou bien
ils corrigèrent d'après leur adversaire, ou bien,
quand la différence était trop grande^ ils crurent
benoîtement que le savant de Saur avait donné la
clef d'un nom volontairement défiguré par le timoré
Diderot. Or le. facétieux de Saur s'était amusé à
changer des noms, à. en mettre même où iL n'en
avait point trouvé, au gré de sa seule fantaisie et
par simple jo^reuseté de mystificateur. Les exemples
abondent; je me bornerai à. en dter un, qui est
complet, à cause des ricochets successifis d'une pre-
mière altération. Parmi les financiers qui attiraient
autour d'^ix les- artistes faméliques et les écrivons
d'aventures,. Rameau dte à deux reprises un nommé
Montsauge» Gœdie transcrivit tout bonnement Mont-
sauge. Ce nom ne &t pa» du goût du délicat M. de
Saur, qui trouva préfërable que ce financier eût nom
Mésenge. Briére avait certainement trouvé Mont-
sauge sur le manuscrit de M™* de Vandeul^ mais il
se dit : f Hum! hum ! je ne connais pas plus Mout-
sau^ que Mésenge, ni Més^ige que Montsauge;
mais ce coquin de de Saur est un homme très fort
qui sait bien ce qu'il dit, et puis il a eu pour se gui^
der la lanterne de Gœthe, qui est un grand homme ;
metK^ns Mésenge. • Plus tard, Gœthe à son tour
compara sa a*aduction avec les éditions françaises et,
voyant celles-ci d'accord sur ce nom de Mésenge,
n'ayant d'ailleurs plus vu son manuscrit depuis
vtngKÎnq ans, il pensa : f Ces gens-là ont dû avoir
de i>onne6 raisons pour écrire Mésenge; assuré-
ment, ils connaissent le personnage de qui Diderot
a voulu parler. • Et il biffa Montsauge de sa tra-
duction et mit Mésenge à la place. Assézac vint et
trouva dans sa copie Montsauge ; mais, intimidé par
la réunion de tant d'autorités, il n'osa pas corriger
et il laissa Mésenge dans son texte, se bornant à
mentionner en note cette divergence. Or les édi-
teurs se sont exténués sans résultat à chercher qui
pouvait bien être ce Mésenge né d'un caprice de
M. de Saur, tandis qu'il eut suffi d'ouvrir un
Almanach royal pour constater T identité du fermier
des postes Thnroux de Montsauge.
Les éditeurs du Neveu de Rameau ont souvent
exprimé l'espoir de voir se retrouver l'original auto-
graphe ; l'existence de ce document est au moins
douteuse. Figurait-il au nombre des manuscrits que
Grimm emporta en Allemagne? Une copie qu'il
aurait laissé &ire sur l'original, venue de Gotha à
Weimar, serait*elle tombée dans les mains de Schilr
1er? Il semble que le baron de Grimm, bien que
devenu aveugle, ne menait pas une existence ignorée,
que Schiller eût été informé de cette provenance et
qu'il n'eût pas manqué d'en avertir Goethe; sans
compter qu'il serait bien surprenant qu'avec les
immunités spéciales dont il jouissait, Grimm n'eût
pas tiré lui-même parti d'un tel manuscrit, comme il
avait fait pour la Religieuse^ V Entretien d'un Père et
bien d'autres. Il y a mieux : Brière ayant rapporté
une anecdote suivant laquelle Toriginal avait été
envoyé soit au duc de Saxe-Gotha, soit au prince
Henri de Prusse, et détruit par la suite, Gœthe
déclara qu'il était impossible que ce manuscrit fût
jamais venu à Gotha, car il aurait été placé pour le
savoir^. Il supposait plutôt qu'il devait avoir été
envoyé à l'impératrice de Russie, et il avait des
raisons de croire que la copie dont il avait usé
venait de Saint-Pétersbourg. Il y a bien un manu-
scrit du Neveu de Rameau à Saint-Pétersbourg, et il
est très vraisemblable que la copie utilisée par Gœ-
the avait été prise, en effet, sur ce manuscrit ; mais
ce manuscrit n'est pas de la main de Diderot.
A parler franc, je crois que c'est là une recherche
vaine; tout me porte à croire que Diderot, après
avoir fait quelques corrections et additions à sa ré-
daction primitive, fit faire inunédiatement sous
ses yeux un certain nombre de copies et qu'il dé-
truisit son brouillon ou du moins qu'il n'y attacha
aucune importance et n'en prit aucun soin. Une
de ces copies devait être celle que conservait
M™« de Vandeul et qui fut communiquée à l'éditeur
I. Beuchot, à propos de la vente Ginguené, en 1817, avait
dit que Toriginai du Neveu de Rameau était à Hambourg.
On ne sait d'où il tenait ce renseignement, que rien n'est
jamais venu confirmer.
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
79
Brière; une autre devait être entre les mains de
Naigeon. Le sort de toutes les deux demeure incer-
tain. Assézat a publié une lettre rédigée par le
savant bibliothécaire Barbier et adressée en no-
vembre 1816 à M"»« de Vandeul par M™* de Ville-
neuve, sœur des Naigeon ; celle-ci, après la mort de
son second frère, offrait à la fille de Diderot de lui
céder les manuscrits de plusieurs ouvrages du phi-
losophe; le Neveu de Rameau n'y est pas cité et
il est bien improbable qu'un homme aussi perspi-
cace que Barbier ait laissé une œuvre de ce prix
dans les et caetera. M"« de Vandeul n'accueillit pas
d'ailleurs la proposition, ayant elle-même une col-
lection semblable à celle qu'on lui proposait. Une
troisième copie, de provenance au moins aussi di-
recte et qui devait être l'exemplaire particulier de
Diderot, a été transportée à Saint-Pétersbourg avec
toute sa bibliothèque, achetée d'avance par Cathe-
rine II ; ce manuscrit est toujours dans la biblio-
thèque de l'Ermitage; il y a été peu feuilleté et
jusqu'à présent aucun éditeur n'y avait eu recours.
Gœthe donne lui-même à penser que la copie sur
laquelle il a travaillé avait été faite à l'Ermitage.
Quant à la copie qui a servi à Assézat, ce n'est cer-
tainement pas celle que Schiller et Gœthe ont eue
entre les mains en 1804 et 180Ç, car le copiste a
sauté par distraction en cinq ou six passages des
mots ou des bouts de phrase qui sont fidèlement
~T
t
8o NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
rendus par Gcsthe ; mais il est tout à fait vraisem-
blable que c'est une copie refaite à l'époque sur celle
de Schiller. Le papier et l'encre sont du commence-
ment de ce siècle, et l'écriture dénote une ma'm alle-
mande. Voici d'ailleurs une particularité qui semble
propre à confirmer ma supposition : en comparant la
copie Assézat avec la traduction de Goethe, l'accord
est partout frappant; deux passages seulement ont été
biffés par Gœthe : un épisode un peu plus leste que
les autres, qu'il a retranché volontairement et en
prévenant le lecteur; un paragraphe surPalissot et
la femme d'un libraire, que le traducteur a pu trouver
fsmbrouillé et de peu d'importance dans Ténuméra-
tion, déjà fort abondante, des méfaits de Palissot.
A part cela, je n'ai remarqué que deux passives
où Gœthe ait négligé un membre de phrase; or
les deux membres de phrase omis sont justement '
les seuls où, d'a,près la comparaison avec le manu-
scrit de l'Ermitage, Assézat ait été induit en erreur
par sa copie. N'est-ce pas une supposition bienplau-
sible, que Gœthe s'est dispensé de traduire parce
que sa copie était peu lisible et que le copiste inconnu
à qui Ton doit la copie Assézat a transcrit de travers
par la même raison?
Le manuscrit dont s'était servi Assézat est aujour-
d'hui entre les mains de M. Maurice Tourneux,
continuateur de son édition de Diderot et qui l'a
fait suivre pour son compte d'une édition, beau-
1
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
Hi
coup plus complète et mieux ordonnée que les pré-
cédentes, de la Correspondance de Grimm, M. Tour-
neux a mis très libéralement ce manuscrit à ma
disposition ; moins talonné que ne l'était ce mal-
heureux Assézat, j'ai pu revoir le texte plus minu-
tieusement et plus à loisir qu'il ne l'avait fait. J'ai
signalé en notes quelques-unes des corrections qui
lui avaient échappé et qui sont utilisées ici pour la
première fois ; je n'ai pu entrer dans tous les détails
des améliorations introduites dans la ponctuation,
des majuscules ou des soulignures distribuées d'une
façon moins arbitraire et plus conforme aux inten-
tions de l'auteur, ni d'une foule de vétilles qui, de
peu d'importance en elles-mêmes, concourent à res-
tituer au texte sa physionomie générale.
M. Tourneux, qui n'a cessé de s'intéresser à la
préparation de cette édition, m'a rendu un nouveau
et signalé service. Dans une récente mission à Saint-
Pétersbourg, il a examiné le manuscrit de l'Ermi-
tage, Ta comparé avec l'édition Assézat et il a bien
voulu coUationner tous les passages que je lui ai
signalés comme pouvant causer une incertitude.
Toutes les vérifications, et elles sont très nombreuses,
ont abouti à une constatation d'identité, sinon avec
l'édition d' Assézat, du moins avec sa copie, sauf dans
les deux passages auxquels j'ai déjà fait allusion.
Le manuscrit de l'Ermitage est d'une belle écriture
parisienne du xviii* siècle; M, Tourneux le croit de
/, î *^Xcî ^
82
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
la main de Roland Girbal, le copiste favori de
M'"« d'Epinay et de Grimm, auquel Diderot lui-
même donna souvent des travaux. La confiance
qu'il mérite rie résulte pas seulement de la présence
de ce manuscrit dans la bibliothèque de Fauteur ; la
preuve qu'il a été relu est fournie par une correction
autographe de peu d'importance assurément, mais
d'une authenticité incontestable; dans cette phrase
sur Rameau l'oncle : • Il ne pense qu'à lui ; le reste
de l'univers, etc. • le mot lui avait été sauté par le
copiste, c'est Diderot qui l'a rétabli dans Tinterligne.
Le volume a pour faux titre : Satire II ; la Satire I,
dans la même collection, a pour titre : A mon ami
Ndigeon : c'est le morceau beaucoup moins impor-
tant Sur les mots de caractère. Sur le dos de la
reliure, relativement moderne, on lit : Satire de
Rameau. C'est dans ce manuscrit qu'a dû être
introduite après coup la note sur un prétendu chan-
gement de scène qui, de là, s'est répandue un peu
partout et qui a fait le désespoir de tous les com-
mentateurs. Depuis la publication de l'édition Brière,
le manuscrit a eu un lecteur qui a souligné au crayon
tous les passages omis ou changés par l'éditeur
français, en même temps que tous les noms propres.
En somme, grâce à la revision attentive du texte
sur une bonne copie longuement étudiée, grâce au
contrôle fourni par le meilleur manuscrit possible,
j'ai la conviction d'avoir réussi, sauf les inadver-
NOTICE SUR RAMEAU LE NEVEU.
8j
tances dans la correction typographique auxquelles
personne ne peut se flatter d'échapper complète-
ment, à fournir un texte qui peut être tenu à bien
peu de chose près pour définitif; je dois ce résultat
aux prévenances réitérées de M. Tourneux. Quant
aux notes de cette édition, elles paraîtront peut-
être un peu multipliées. Je n'ai pas beaucoup de
goût personnellement pour les commentaires trop
abondants, et j*ai plutôt abrégé que développé;
mais, d'une part, le Neveu de Rameau contient
presque à chaque ligne àcs allusions à de bien
menus faits ou à des personnages bien oubliés, sur
lesquels le lecteur a besoin d'éclaircissements ; à
un autre point de vue, il s'agit d'un texte qui a été
livré à une série de tâtonnements et, sans prétendre
relever toutes les variantes, il m*a semblé que je
ne pouvais nulle part introduire un changement
un peu notable sans le justifier et sans dire d'où
j'avais tiré la nouvelle rédaction.
Gustave Isambert.
NOTE DE GOETHE
(1831)
Vers la fin de Tannée 1804, Schiller m'apprit qu'il
avait entre les mains le manuscrit d'un dialogue de
Diderot, intitulé : le Neveu de Rameau^ encore in-
connu et inédit. M. Gœschen, me disait-il, était
disposé à le publier, mais se proposait d'abord, afin
d*éveiller davantage la curiosité, d'en lancer dans
le public une traduction allemande; ce travail me
fut proposé, et comme il s'agissait d'un écrivain dont
je fais depuis longtemps le plus grand cas, je m'en
chargeai volontiers, après avoir parcouru l'original .
On reconnaîtra, j'espère, que je m'acquittai de
ce travail avec toute mon âme ; il fut publié, mais
il ne pouvait guère réussir auprès du public alle-
mand. Les prévisions de guerre faisaient planer par-
tout le malaise et l'inquiétude, et bientôt la publica-
tion projetée du texte original fut déconcertée par
l'invasion française. La haine soulevée contre les
envahisseurs et leur langue, la prolongation d'une
pénible période, empêchèrent Féditeur d'y donner
suite. Nous perdîmes Schiller, et je ne sus pas ce
que devint le manuscrit, que j'avais déjà rendu.
Mais quand, en 1818, on voulut faire entrer les
œuvres complètesde Diderot dans la Collection des
Prosateurs français , et qu'à cet effet on publia un
prospectus, on y fit mention du mystérieux manuscrit,
on donna d'après la traduction allemande une analyse
de cet ouvrage singulier et on en remit non sans
succès quelques morceaux en français. On ne consen-
tait pas, il est vrai, à considérer ce dialogue comme
un chef-d'œuvre, mais on le trouvait digne de la
plume originale de Diderot, sans prendre garde que
cela revenait au même.
Le sujet fut remis plusieurs fois à l'ordre du jour,
mais sans nouveau résultat. £ntin parut en 1821, à
Paris, le Neveu de Rameau^ dialogue^ ouvrage pos-
thume et inédit^ par Diderot^ et cette publication
n'eut pas de peine à faire grand bruit. Les incidents
auxquels elle donna lieu ont droit à l'attention des
âges futurs. Voici comment les choses se passèrent :
Les recherches faites publiquement, à plusieurs
reprises, pour mettre la main sur le texte original,
avaient suggéré à deux jeunes gens l'idée d'une
retraduction. Le vicomte de Saur, maître des requêtes
au Conseil du roi (c'est ainsi qu'était signé un envoi
que j'ai reçu de lui), avait entrepris cette besogne
avec un sien ami, de Saint-Geniès ; le succès fut tel.
NOTE DE GOETHE. 87
qu'ils s'aventurèrent à faire passer leur travail pour
Foriginal. Personne ne s'avisa, dans le moment, des
contresens, des altérations, et, qui pis est, des
interpolations qu'ils avaient introduites en maints
passages. Cest ainsi qu'on se crut un temps en pos-
session du texte auchentique, et Terreur ne fuc dis-
sipée que par les recherches persévérantes de l'édi-
teur des Œuvres de Diderot, qui retrouva le véritable
texte original conservé dans la famille de Fauteur.
Mais les ingénieux jeunes gens, ne voulant pas
se laisser convaincre d'une fourberie littéraire, pré-
tendirent faire passer pour apocryphe le véritable
original, ce qui souleva une polémique assez longue.
L'éditeur, M. Briére, s'adressa à moi par une lettre
datée du z-j juillet 1823, dont je citerai le passage
suivant :
« Editeur des OEuvres complètes de Diderot, j'ai
rempli le vœu formé par vous-même en comprenant
dans mon édition le Neveu de Rameau. Cet ouvrage
n'est pas encore publié. La traduction allemande
que vous avez donnée de cet ouvrage remarquable
est si fidèle, me disait encore il y a quelques jours
le fils de Pfeffel, de Colmar, qu'ail serait très facile
d'après elle de reproduire textuellement Diderot.
Cependant, pour rendre aux lettres françaises l'ou-
vrage de Diderot, je n'ai point fait usage de votre
traduction; j'ai imprimé mon édition sur une copie
faite en 1760, sous les yeux de l'auteur; cette copie
m'a été donnée par M"'« la marquise de Vandeul ,
fille unique de Diderot, vivant et demeurant au-
jourd'hui à Paris, rue Neuve-de-Luxembourg, n° i8. •
Plus loin , M. Brière se plaint des défectuosités
de la retraduction, dont il m'envoie un exemplaire
annoté à la main, en même temps que le texte au-
thentique imprimé pour la première fois, me mettant
ainsi sous les yeux des exemples frappants de la
légèreté française. Mais ce qui démontre l'intérêt de
la réclamation de M. Brière, c'est que, maintenant
que le public a été abusé par une traduction, on fait
passer le véritable original pour fabriqué. Personne
ne songe à en examiner la vraisemblance intrinsèque ;
ce sont des preuves matérielles, c'est la production
du texte autographe que l'on exige ; une dame
respectable, en même temps que l'éditeur, est
accusée de déloyauté. L'éditeur s'adresse donc à moi
comme à la seule personne en mesure de se pro-
noncer à cet égard; car, pour ce qui est de l'au-
tographe primitif, il est encore incertain s'il a été
envoyé au duc de Gotha ou au prince Henri de
Prusse.
Ici, je dois faire immédiatement observer qu'il est
impossible que ce manuscrit soit jamais parvenu à
Gotha, par la raison que, dans les relations parti-
culièrement littéraires et très suivies que j'entre-
tiens dans cette Cour, il n'en est rien venu à ma
connaissance. S'il me faut exprimer une opinion, le
NOTE DE GOETHE.
89
manuscrit en question a été envoyé à Pétersbourg,
à S. M. l'impératrice Catherine, et c'est là qu'a dû
être prise la copie sur laquelle j'ai fait ma traduc-
tion : cette filiation a pour moi le plus grand carac-
tère de probabilité.
A cet éditeur vraiment bien intentionné je fis la
réponse suivante :
f Très honoré monsieur, vous m'avez fait un
très grand plaisir par votre envoi et par la confiance
que vous mettez en moi; car quoique j'aie traduit
avec charme et même avec passion, il y a bien des
années, l'admirable dialogue de Diderot, je ne pus
y consacrer que très peu de temps, et depuis je n'ai
jamais fait de nouvelle comparaison de mon travail
avec l'original.
« Vous m'en avez donné l'occasion, et je n'hésite
pas le moins du monde à exprimer ma conviction que
le Neçeu de Rameau publié par vous est conforme à
la copie que j'ai eue sous les yeux. J'en ai jugé ainsi
dès ma première lecture, et ma certitude est devenue
complète depuis que, confrontant, après un si long in-
tervalle, le texte français avec ma traduction, j'ai
trouvé plusieurs passages qui me fournissent les
moyens de rendre mon travail bien meilleur, s'il
m'est donné plus tard de le remanier.
• Cette déclaration me paraît suffire à votre
dessein, que je vous aiderai de tout mon pouvoir à
remplir, car la découverte et la publication de l'ori-
ÇO
NOTE DE GOETHE.
ginal me rendent à moi-même un service signalé. —
Weimar, le i6 octobre 1823. •
Par ce qui précède, on voie le tort considérable
et parfois irréparable que peut causer la publication
de faux écrits, altérés en tout ou en partie; le
jugement de la foule, qui a toujours besoin d'une
haute et incorruptible direction, s'égare en présence
de ces écrits qui, s'appropriant certaines parties ori-
ginales, abaissent à leur niveau ce qu'il y a de meil-
leur, si bien qu'il devient impossible, de séparer le
médiocre de l'excellent, le faible du fort, l'absurde
du sublime.
Quiconque a le goût de la littérature française et
sait voir l'influence réciproque des littératures les
unes sur les autres peut avec nous sentir le prix de
l'heureuse découverte d'un tel joyau, qui était déjà
apprécié, mais qui mérite de l'être' encore plus
généralement.
Il me reste maintenant à m'expliquer brièvement
sur les notes que je crus devoir joindre à ma tra-
duction.
C*est à ma première connaissance avec les œuvres
de Diderot, au moment même de leur publication,
que je dois certainement rapporter le grand intérêt
que m'inspira tout de suite le contenu de ce dia-
logue. Les ouvrages de Diderot faisaient pour une
bonae part la valeur de la correspondance souvent
citée et encore aujourd'hui très précieuse par laquelle
M. de Grimm savait entretenir un lien entre son Paris
et le reste du monde. Dès qu'ils furent composés
ou même pendant que Tauteur les composait, la Reli-
gieuse et Jacques le Fataliste arrivaient par suites
non interrompues à Gotha, où les fragments de ces
ouvrages importants étaient aussitôt recopiés et ré-
pandus dans le cercle auquel j'avais le bonheur
d'appartenir.
Nos journaux emploient le même artifice que
Grimm pour entraîner leurs lecteurs de numéro en
numéro, par^ l'attrait de la curiosité. Quant à nous,
dans les entr'actes de ces précieuses publications,
nous avions toujours assez à faire de méditer cette
succession de morceaux hors ligne et d'en parler
entre nous. Aussi nous les sommes-nous assimilés
à un degré dont on n'a pas pu se faire une idée par
la suite.
En ce qui me concerne, j'en retirai d'autant plus
de profit et de plaisir que, dés mon enfance, ainsi
que je l'ai raconté dans mes notes biographiques,
je m'étais familiarisé avec la littérature française ; par
cette raison, les personnages cités en bien ou en mal
dans ce dialogue ne m'étaient pas inconnus et cette
œuvre très complexe m' apparaissait en pleine clarté.
En ce qui concerne mes chers compatriotes et
contemporains, je ne pouvais pas supposer que cette
époque leur fût présente à l'esprit comme à moi. Le
règne de Louis XV avait déjà complètement passé
t
à rarrière-plan ; la Révolution avait amené un éta
de choses tout nouveau et des points de vue qui ne
Tétaient pas moins ; on n'avait plus l'idée de ces im-
pertinences de la vie oisive, insouciante et fantasque
des soixante premières années du siècle.
C'est pourquoi je songeai à restituer ce disparu
pour le lecteur allemand, qui aime à voir éclairer les
allusions d*œuvres littéraires très anciennes par des
notes. Seulement ce travail fut momentanément peine
perdue, car les années de guerre absorbaient tout
l'intérêt et, même en dehors de cette considération,
un pareil ouvrage ne pouvait prétendre à se faire
apprécier du premier coup.
L*é3iteur enfin renonça à l'impression de l'original,
ce qui fut la cause des confusions postérieures.
Quant aux jeunes gens qui ont été nommés plus
haut, ils avaient pris naturellement connaissance de
mes notes, en même temps qu'ils travaillaient à leur
retraduction. Ils paraissent avoir étudié ces notes à
loisir et c'est ainsi qu'ils décidèrent d'en présenter la
traduction comme une œuvre à part, afin de la pré-
senter au public français sous une forme plus avanta-
geuse. L'ouvrage parut donc en 1 823 et avec ce titre :
« Des hommes célèbres de France au xviii" siècle,
et de l'état de la littérature et des arts à la mêmç
époque, par M. Gœthe; traduit de l'allemand, par
MM. de Saur et de Saint-Geniès. •
Ce livre, qui fut assez bien accueilli, peut être
NOTE DE GOETHE.
9i
réellement considéré comme une bonne compilation.
En tête, une courte préface donne une idée générale
de mes essais poétiques et littéraires ainsi qu'une
esquisse rapide de ma vie. Les traducteurs ont
d'ailleurs bouleversé l'ordre de mes notes, que
j'avais rangées selon Tordre alphabétique, et leur
but est évident : ils voulaient justifier le titre de leur
publication. Ils mettent Voltaire en tête, puis
Diderot et d'autres personnages intéressants, et çà
et là, mes idées sur l'art de la traduction, le goût et
la musique.
Leur traduction elle-même est très libre, tantôt
abrégée, tantôt paraphrastique, mais, ^n dépit de
tout cela, conforme au sens de l'original qu'ils ont
suffisamment pénétré. Aussi peut-on lire avec agré-
ment leur texte ainsi coordonné et mis en œuvre.
En revanche, ils ont repris leur liberté dans des
notes nouvelles de leur façon, où tantôt ils fortifient
mes vues, tantôt les contredisent. Çà et là ils ap-
prouvent, ils précisent, ils rectifient, et je reconnais
volontiers la valeur de leurs éclaircissements et de
leurs études plus approfondies. En somme, ce livre,
tel qu'il est, est une contribution très utile à l'his-
toire de la littérature française vers le milieu du
siècle dernier. Il faut au surplus remarquer qu'ils ont
été ravis de la sympathie témoignée par un étranger
à la littérature de leur pays. On retrouve avec un
intérêt particulier, dans une lecture rapide de ce
94
NOTE DE GOETHE.
livre, les lettres adressées par Voltaire à Palissot
pour le châtier de sa pièce, les Philosophes ; on voit
dans cette correspondance un admirable exemple de
la façon dont on peut accommoder la gaieté et la
grâce avec une juste sévérité et même avec la causti-
cité. Mais cette manière n'a peut-être jamais réussi
qu^à Voltaire et peut-être aussi ne va-t-elle à aucun
peuple aussi bien qu^à la nation française.
LE
NEVEU DE RAMEAU
SATIRE
t
LE
NEVEU DE RAMEAU
Vertumnis, quotquot sunt, natus iniquis.
HoRAT., lib. II, sat. 7.
Qu'il fasse beau, qu'il fasse laid, c'est mon
habitude d'aller, sur les cinq heures du soir, me
promener au Palais-Royal. C'est moi qu'on voit tou-
jours seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Je m'entre-
tiens avec moi-même de politique, d'amour, de goût
ou de_philosophie ; j'abandonne mon esprit à tout son
libertinage; je le laisse maître de suivre la première
idée sage ou folle qui se présente, comme on voit,
dans l'allée de Foi, nos jeunes dissolus marcher sur
les pas d'une courtisane à l'air éventé, au visage
riant, à l'œil vif, au nez retroussé ; quitter celle-ci
pour une autre, les attaquant toutes et ne s' attachant
à aucune. Mes pensées, ce sont mes catins. Si le
temps est trop froid ou trop pluvieux, je me réfugie
7
au café de la Régence. Là je m'amuse à voir jouer
aux échecs. Paris est l'endroit du monde , et le café
de la Régence est Tendroit de Paris où l'on joue le
mieux à ce jeu ; c'est chez Rey que font assaut Légal
le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot; qu'on
voit les coups les plus surprenants et qu'on entend
les plus mauvais propos; car si Ton peut être
homme d'esprit et grand joueur d'échecs comme
Légal, on peut être aussi un grand joueur d'échecs
et un sot comme Foubert et Mayot. Un après-dîner,
j'étais là, regardant beaucoup, parlant peu et écou-
tant le moins que je pouvais, lorsque je fus abordé
par un des plus bizarres personnages de ce pays, où
Dieu n'en a pas laissé manquer. C'est un composé
de hauteur et de bassesse, de bon sens et de. dé-
raison; il faut que les notions de l'honnête et du
déshonnête soient bien étrangement brouillées dans
sa tête ; car il montre ce que la Nature lui a donné
de bonnes qualités sans ostentation, et ce qu'il en a
reçu de mauvaises sans pudeur. Au reste, il est
doué d'une organisation forte, d'une chaleur d'ima-
gination singulière, et d'une vigueur de poumons
peu commune. Si vous le rencontrez jamais et que
son originalité ne vous arrête pas, ou vous mettrez
vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez.
Dieux, quels terribles poumons ! Rien ne dissemble
LE NEVEU DE RAMEAU.
99
plus de lui que lui-même. Quelquefois il est maigre
ec hâve comme un malade au dernier degré de la
consomption ; on compterait ses dents à travers ses
joues, on dirait qu'il a passé plusieurs jours sans
manger, ou qu'il sort de la Trappe. Le mois sui-
vant, il est gras et replet comme s'il n'avait pas
quitté la table d'un financier, ou qu'il eût été ren-
fermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd'hui
en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lam-
beaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il
se dérobe, on serait tenté de l'appeler pour lui
donner l'aumône; demain poudré, chaussé, frisé,
bien vêtu, U marche la tête haute, il se montre, et
vous le prendriez à peu près pour un honnête
homme : il vit au jour la journée, triste ou gai, selon
les circonstances. Son premier soin le matin, quand
il est levé, est de savoir où il dînera ; après dîner,
il pense où il ira souper. La nuit amène aussi son
inquiétude : ou il regagne à pied un petit grenier
qu'il habite, à moins que l'hôtesse, ennuyée d'at-
tendre son loyer, ne lui en ait redemandé la clef;
ou il se rabat dans une taverne du faubourg, où il
attend le jour entre un morceau de pain et un poc
de bière. Quand il n'a pas six sous dans sa poche,
ce qui lui arrive quelquefois, il a recours, soie à un
fiacre de ses amis, soit au cocher d'un grand sei-
gneur, qui lui donne un lie sur de la paille à côté
de ses chevaux. Le matin, il a encore une partie de
son matelas dans ses cheveux. Si la saison est douce,
il arpente toute la nuit le Cours ou les Champs-
Elysées. Il reparaît avec le jour à la ville, habillé
de la veille pour le lendemain, et du lendemain
quelquefois pour le reste de la semaine. Je n'estime
pas ces originaux-là ; d'autres en font leurs connais-
sances familières, mêm^ leurs amis. Ils m'arrêtent
une fois Tan, quand je les rencontre, parce que
leur caractère tranche avec celui des autres, et
qu'ils rompent cette fastidieuse uniformité que notre
éducation, nos conventions de société, nos bien-
séances d'usage, ont introduite. S'il en parait un
dans une compagnie, c'est un grain de levain qui
fermente, et qui restitue à chacun une portion de
son individualité naturelle. Il secoue, il agite, *îl
fait approuver ou blâmer; il fait sortir la vérité, il
fait connaître les gens de bien, il démasque les co-
quins; c'est alors que l'homme de bon sens écoute
et démêle son monde.
Je connaissais celui-ci de longue main. Il fréquen-
tait dans une maison dont son talent lui avait ouvert
la porte. Il y avait une fille unique ; il jurait au
père et à la mère qu'il épouserait leur fille. Ceux-ci
haussaient les épaules, lui riaient au nez, lui disaient
qu'il était fou; et je vis le moment que la chose
était faite. Il m'empruntait quelques écus que je lui
donnais. Il s^était introduit, je ne sais comment,
dans quelques maisons honnêtes, où il avait son
couvert, mais à la condition qu^il ne parlerait pas
sans en avoir obtenu la permission. Il se taisait et
mangeait de rage ; il était excellent à voir dans cette
contrainte. S'il lui prenait envie de manquer au
traité, et qu'il ouvrît la bouche, au premier mot
tous les convives s'écriaient : Oh , Rameau ! Alors
la fureur étincelait dans ses yeux, et il se remettait
à manger avec plus de rage. Vous étiez curieux de
savoir le nom de l'homme, et vous le savez. C'est
le neveu de ce musicien célèbre qui nous a déli-
vrés du plain-chant de LuUi que nous psalmo-
diions depuis plus de cent ans, qui a tant écrit de
visions inintelligibles et de vérités apocalyptiques
sur la théorie de la musique, où ni lui ni personne
n'entendit jamais rien, et de qui nous avons un cer-
tain nombre d'opéras où il y a de l'harmonie, des
bouts de chants, des idées décousues, du fracas,
des vols , des triomphes , des lances , des gloires , des
murmures, des victoires à perte d'haleine, des airs
de danse qui dureront éternellement; qui, après
avoir enterré le Florentin^ sera enterré par les vir-
tuoses italiens, ce qu'il pressentait et [qui] le rendait
sombre, triste, hargneux; car personne n'a autant
d'humeur, pas même une jolie femme qui se lève
avec un bouton sur le nez, qu'un auteur menacé de
survivre à sa réputation, témoin Marivaux ec Cré-
billon le fils.
Il m'aborde. — Ah! ah! vous voilà, monsieur le
Philosophe ! Et que faites-vous ici parmi ce tas dç
fainéants? Est-ce que vous perdez aussi votre temps
à pousser le bois ^ ?
MOI. — Non; mais quand je n*ai rien de mieux
à faire, je m'amuse à regarder un instant ceux qui
le poussent bien.
LUI. — En ce cas, vous vous amusez rarement :
excepté Légal ec Philidor, le reste n'y entend rien.
MOI. — Et M. de Bissy donc?
LUI. — Celui-là est en joueur d'échecs ce que
mademoiselle Clairon est en acteur : ils savent !le
ces jeux l'un et l'autre tout ce qu'on en peut ap-
prendre.
MOI. — Vous êtes difficile, et je vois que vous ne
faites grâce qu'aux hommes sublimes.
LUI. — Oui, aux échecs, aux dames, en poésie,
en éloquence, en musique, et autres fadaises comme
cela. A quoi bon la médiocrité dans ces genres?
I. C'est ainsi qu'on appelle par mépris jouer aux échecs ou
aux dames.
LE NEVEU DE RAMEAU. I0|
MOI. — A peu de chose, j'en conviens. Mais c'est
çi'il faite qall y aît un grand nombre d'hommes
qui s'y appliquent, pour faire sortir l'homme de
génie : il est un dans la multitude. Mais laissons
cela. Il y a une éternité que je ne vous ai vu. Je ne
pense guère à vous quand je ne vous vois pas, mais
vous me plaisez toujours à revoir. Qu'avez -vous
fait?
LUI. — Ce que vous, moi et tous les autres font :
du bien, du mal et rien. Et puis j'ai eu faim, et j'ai
mangé quand l'occasion s'en est présentée: après
avoir mangé, j'ai eu soif, et j'ai bu quelquefois.
Cependant la barbe me venait, et quand elle a été
venue je l'ai fait raser.
MOI. — Vous avez mal fait ; c'est la seule chose
qui vous manque pour être un sage.
♦ LUI. — Oui-dà. J'ai le front grand et ridé, l'œil
ardent, le nez saillant, les joues larges, le sourcil
noir et fourni, la bouche bien fendue, la lèvre
rebordée et la face carrée. Si ce vaste menton
était couvert d'une longue barbe, savez-vous
que cela figurerait très bien en bronze ou en
marbre ?
MOI. — A côté d'un César, d'un Marc-Aurèle,
d*un Socrate.
LUI. — Non. Je serais mieux entre Diogène et
104
LE NEVEU DE RAMEAU.
Phryné. Je suis effronté comme Tun, et je fréquente
volontiers chez les autres.
MOI. — Vous portez-vous toujours bien?
LUI. — Oui, ordinairement, mais pas merveil-
leusement aujourd'hui.
MOI. — Comment ! vous voilà avec un ventre de
Silène et un visage..,
LUI. — Un visage que l'on prendrait pour son an-
tagoniste. Cest que l'humeur qui fait sécher mon
cher oncle, engraisse apparemment son cher neveu.
MOI. — A propos de cet oncle, le voyez -vous
quelquefois ?
LUI. — Oui, passer dans la rue.
MOI. — Est-ce qu'il ne vous fait aucun bien ?
LUI. — r S'il en fait à quelqu'un, c'est sans s'en
douter. C'est un philosophe dans son espèce; il ne
pense qu'à lui, le reste de l'univers lui est comme
d'un clou à soufflet. Sa fille et sa femme n'ont qu'à
mourir quand elles voudront; pourvu que les clo-
ches de la paroisse qui sonneront pour elles conti-
nuent de résonner la douiième et la dix-septième^
tout sera bien. Cela esc heureux pour lui, et c'est ce
que je prise particulièrement dans les gens de génie.
Ils ne sont bons qu'à une chose ; passé cela, rien ;
ils ne savent ce que c'est d'être citoyens, pères,
mères, parents, amis. Entre nous, il faut leur res-
sembler de tout point, mais ne pas désirer que la
graine en soit commune. Il faut des hommes ; mais
pour des hommes de génie, point; non, ma foi, il
n'en faut point. Ce sont eux qui changent la face
du globe; et dans les plus petites choses la sottise
est si commune et si puissante, qu'on ne la réforme
pas sans charivari. Il s'établit partie de ce qu'ils ont
imaginé , partie reste comme il était \ de là deux
évangiles, un habit d'Arlequin. La sagesse du moine
de Rabelais est la vraie sagesse pour son repos et
pour celui des autres. Faire son devoir tellement
quellement, toujours dire du bien de Monsieur le
Prieur, et laisser aller le monde à sa fantaisie. Il
va bien, puisque la multitude en est contente. Si je
savais l'histoire, je vous montrerais que le mal est
toujours venu ici-bas par quelques hommes de génie ;
mais je ne sais pas l'histoire, parce que je ne sais
rien. Le diable m'emporte si j'ai jamais rien appris
et si, pour n'avoir rien appris, je m'en trouve plus
mal. J'étais un jour à la table d'un ministre du roi
de France, qui a de l'esprit comme quatre ; eh bien!
il nous démontra, clair comme un et un font deux,
que rien n'était plus utile aux peuples que le men-
songe, rien de plus nuisible que la vérité. Je ne me
rappelle pas bien ses preuves; mais il s'ensuivait
évidemment que les gens de génie sont détestables,
et que à un enfant apportait en naissant, sur son
front, la caraaéiisàque de ce dangereux présent
de la nature, il faudrait ou Tétouffer ou le jeter aux
cagnards.
MOI. — Cependant ces personnages-là, si ennemis
du génie, prétendent tous en avoir.
LUI. — Je crois bien qu'ils le pensent au dedans
d'eux-mêmes, mais je ne crois pas qu'ils osassent
Tavouer.
MOI. — C'est par modestie. Vous conçûtes donc
là une terrible haine contre le génie ?
LUI. — A n'en jamais revenir.
MOI. — Mais j'ai vu un temps que vous vous dé-
sespériez de n'être qu'un homme commun. Vous ne
serez jamais heureux si le pour et le contre vous
affligent également : il faudrait prendre son parti,
et y demeurer attaché. 7*out en convenant avec vous
que les hommes de génie sont communément singu-
liers, ou, comme dit le proverbe, qu'il n'y a point de
grands esprits sans un grain de folie^ on n'en re-
viendra pas ; on méprisera les siècles qui n'en auront
pas produit. Ils feront l'honneur des peuples chez
lesquels ils auront existé; tôt ou tard on leur élève
des statues, et on les regarde comme les bienfai-
teurs du genre humain. N'en déplaise à ce ministre
sublime que vous m'avez cité, je crois que, si le
LE NEVEU DE RAMEAU.
107
mensonge peut servir un moment, il est nécessaire-
ment nuisible à la longue; et qu'au contraire la
vérité sert nécessairement à la longue , bien qu'il
puisse arriver qu'elle nuise dans le moment. D'où
je serais tenté de conclure que T homme de génie
qui décrie une erreur générale, ou qui accrédite
une grande vérité, est toujours un être digne de
notre vénération. Il peut arriver que cet être soit
la victime du préjugé et des lois ; mais il y a deux
sortes de lois: les unes d'une équité, d'une généra-
lité absolues; d'autres bizarres, qui ne doivent leur
sanction qu'à l'aveuglement ou à la nécessité des
circonstances. Celles-ci ne couvrent le cougable qui
les enfreint que d'une ignominie passagère, igno-
minie que le temps reverse sur les juges et sur les
nations, pour y rester à jamais. De Socrate ou du
magistrat qui lui fît boire la cigiie, quel est aujour-
d'hui le déshonoré?
LUI. — Le voilà bien avancé ! En a-t-il été moins
condamné? en a-t-il moins été mis à mort? en a-t-il
moins été un citoyen turbulent? par le mépris d'une
mauvaise loi, en a-t-il \moins encouragé les fous au
mépris des bonnes ? en a-t-il moins été un particu-
lier audacieux et bizarre? Vous n'étiez pas éloigné
tout à l'heure d'un aveu peu favorable aux hommes
de génie.
MOI. — Ecouccz-moi, cher homme. Une société ne
devrait pas avoir de mauvaises lois; et si elle n^en
avait que de bonnes, elle ne serait jamais dans le
cas de persécuter un homme de génie. Je ne vous
ai pas dit que le génie fût indivisiblement atuché à
la méchanceté, ni la méchanceté au génie. Un sot
sera plus souvent un méchant qu^un homme d'esprit.
Quand un homme de génie serait communément
d'un commerce dur, difficile, épineux, insupportable;
quand même ce serait un méchant, qu*en conclu-
riez-vous ?
LUI. — Qu'il est bon à noyer.
MOI. — Doucement, cher homme ! Çà, dites-moi,
je ne prendrai point votre oncle pour exemple. C'est
un homme dur, c'est un brutal ; il est sans humanité,
il est avare, il est mauvais père, mauvais époux,
mauvais oncle ; mais il n'est pas assez décidé que ce
soit un homme de génie, qu'il ait poussé son art
fort loin, et qu'il soit question de ses ouvrages dans
dix ans. Mais Racine } celui-là certes avait du génie,
et ne passait pas pour un trop bon homme. Mais
Voltaire?...
LUI. — Ne me pressez pas, car je suis consé-
quent.
MOI. — Lequel des deux préféreriez -vous : ou
qu'il eût été un bon homme, identifié avec son
LE NEVEU DE RAMEAU. icp
comptoir comme Brîasson, ou avec son aune comme
Barbier, faisant régulièrement tous les ans un enfant
légitime à sa femme, bon mari, bon père, bon oncle,
bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus ;
ou qu'il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux,
méchant, mais auteur d^Andromaque^ de BritannicuSj
à^Iphigénie^ de Phèdre^ d'Athah'e ?
LUI. — Pour lui, ma foi, peut-être que de ces
deux hommes il eût mieux valu qu'il eût été le pre-
mier.
MOI. — Cela est même infiniment plus vrai que
vous ne le sentez.
LUI. — Oh! vous voilà, vous autres! Si nous di-
sons quelque chose de bien, c'est comme des fous
ou des inspirés, par hasard. Il n'y a que vous au*
très qui vous entendiez. Oui, monsieur le Philo-
sophe, je m'entends et je m'entends aussi bien que
vous vous entendez.
MOI. — Voyons. Eh bien ! pourquoi pour lui ?
LUI. — C'est que toutes ces belles choses-là qu'il
a faites ne lui ont pas rendu vingt mille francs, et
que s'il eût été un bon marchand en soie de la rue
Saint-Denis ou Saint-Honoré, un bon épicier en gros,
un apothicaire bien achalandé, il eût amassé une
fortune immense, et qu'en l'amassant il n'y aurait
eu sorte de plaisirs dont il n'eût joui; qu'il aurait
iio LE NEVEU DE RAMEAU.
donné de temps en temps la pistole à un pauvre
diable de bouffon comme moi qui Taurait fait rire,
et qui lui aurait procuré dans l'occasion une jeune
fille qui l'aurait désennuyé de l'éternelle cohabita-
tion avec sa femme ; que nous aurions fait d'excel-
lents repas chez lui, joué gros jeu, bu d'excellents
vins, d'excellentes liqueurs, d'excellent café, fait des
parties de campagne ; et vous voyez que je m'enten-
dais. Vous riez?... mais laissez-moi dire : il eût été
mieux pour ses entours.
MOI. — Sans contredit; pourvu qu'il n'eût pas
employé d'une façon déshonnête l'opulence qu'il
aurait acquise par un commerce légitime; qu'il eût
éloigné de sa maison tous ces joueurs, tous ces para-
sites, tous ces fades complaisants, tous ces fainéants,
tous ces pervers inutiles, et qu'il eût fait assommer
à coups de bâton, par ses garçons de boutique,
rhomme officieux qui soulage par la variété les maris
du dégoût d'une cohabitation habicuellc avec leurs
femmes.
LUI. — Assommer, monsieur, assommer ! on n'as-
somme personne dans une ville bien policée. C'est
un état honnête; beaucoup de gens, même titrés,
s'en mêlent. Et à quoi diable voulez- vous donc qu'on
emploie son argent, si ce n'est à avoir bonne table,
bonne compagnie, bons vins, belles femmes, plaisirs
LE NEVEU DE RAMEAU. ni
de toutes les couleurs, amusements de toutes les
espèces? J'aimerais autant être gueux que de pos-
séder une grande fortune sans aucune de ces jouis-
sances. Mais revenons à Racine. Cet homme n'a été
bon que pour des inconnus, et que pour les temps où
il n'était plus.
MOI. — D'accord ; mais pesez le mal et le bien.
Dans mille ans d*ici, il fera verser des larmes; il
sera l'admiration des hommes dans toutes les con-
trées de la terre; il inspirera l'humanité, la commi-
sération, la tendresse. On demandera qui il était, de
quel pays, et on l'enviera à la France. Il a fait
souffrir quelques êtres qui ne sont plus, auxquels
nous ne prenons presque aucun intérêt; nous n'avons
rien à redouter ni de ses vices ni de ses défauts. Il
eût été mieux sans douce qu'il eût reçu de la Nature
la vertu d'un homme de bien, avec les talents d'un
grand homme. C'est un arbre qui a fait sécher quel-
ques arbres plantés dans son voisinage , qui a étouffé
les plantes qui croissaient à ses pieds ; mais il a
porté sa cime jusque dans la nue, ses branches se
sont étendues au loin; il a prêté son ombre à ceux
qui venaient, qui viennent et qui viendront se re-
poser autour de son tronc majestueux ; il a produit
des fruits d*un goût exquis, et qui se renouvellent
sans cesse. Il serait à souhaiter que Voltaire eût
lia LE NEVEU DE RAMEAU.
encore la douceur de Duclos, Tingénuicé de Tabbé
Trublet, la droiture de l'abbé d'Olivet: mais puisque
cela ne se peut, regardons la chose du côté vrai-
ment intéressant; oublions pour un moment le point
que nous occupons dans l'espace et dans la durée,
et étendons notre vue sur les siècles à venir, les ré-
gions les plus éloignées, et les peuples à natcre.
Songeons au bien de notre espèce ; si nous ne sommes
pas assez généreux, pardonnons au moins à la
nature d'avoir été plus sage que nous. Si vous jetez
de Teau froide sur la tête de Greuze, vous éteindrez
peut-être son talent avec sa vanité. Si vous rendez
Voltaire moins sensible à la critique, il ne saura
plus descendre dans l'âme de Mérope, il ne vous
touchera plus.
LUI. — Mais si la Nature était aussi puissante que
sage, pourquoi ne les a-t-elle pas faits aussi bons
qu'elle les a faits grands ?
MOI. — Mais ne voyez-vous pas qu'avec un pa-
reil raisonnement vous renversez Tordre général? et
que si tout ici-bas était excellent, il n'y aurait rien
d'excellent?
LUI. — Vous avez raison ; le point important est
que vous et moi nous soyons, et que nous soyons
vous et moi : que tout aille d'ailleurs comme il
pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon avis,
%.
est celui où j*en devais être ; et foin du plus parfait
des mondes, si je n'en suis pas ! J'aime mieux être,
et même être impertinent raisonneur, que de n'être
pas.
MOI. — 11 n'y a personne qui ne pense comme
vous, et qui ne fasse le procès à Tordre qui est,
sans s'apercevoir qu'il renonce à sa propre exis-
tence.
LUI, — Il est vrai.
MOI. — Acceptons donc les choses comme elles
sont. Voyons ce qu'elles nous coûtent et ce qu'elles
nous rendent, et laissons là le tout, que nous ne
connaissons pas assez pour le louer ou le blâmer, et
qui n'est peut-être ni bien ni mal, s'il est nécessaire,
comme beaucoup d'honnêtes gens l'imaginent.
LUI. — Je n'entends pas grand'chose à tout ce
que vous me débitez là. C'est apparemment de la
philosophie; je vous préviens que je ne m'en mêle
pas. Tout ce que je sais, c'est que je voudrais bien
être un autre, au hasard d'être un homme de génie,
un grand homme; oui, il faut que j'en convienne,
il y a là quelque chose qui me le dit. Je n'en ai
jamais entendu louer un seul, que son éloge ne m'ait
secrètement fait enrager. Je suis envieux. Lorsque
j'apprends de leur vie privée quelque traie qui les
dégrade, je l'écoute avec plaisir; cela nous rapproche,
8
7
r
j'en supporte plus aisément ma médiocrité. Je me
dis : Certes, tu n'aurais jamais ÎM Mahomet^ mais ni
l'éloge de Maupeou. J'ai donc été, je suis donc fâché
d'être médiocre. Oui, oui, je suis médiocre et fâché.
Je n'ai jamais entendu jouer l'ouverture des Indes
galantes^ jamais entendu chanter Profonds ah y mes
du Ténare^ Nuit^ éternelle nuit^ sans me dire avec
douleur : Voilà ce que tu ne feras jamais. J'étais
donc jaloux de mon oncle; et s'il y avait eu à sa
mort quelques belles pièces de clavecin dans son
portefeuille, je n'aurais pas balancé à rester moi et
à être lui.
MOI. — S'il n'y a que cela qui vous chagrine, cela
n'en vaut pas trop la peine.
LUI, — Ce n'est rien, ce sont des moments qui
passent. (Puis il se remettait à chanter l'ouverture
d^^ Indes galantes et Tair Profonds abymes^ et il
ajoutait :)
Le quelque chose qui est là et qui me parle me
dit : Rameau, tu voudrais bien avoir fait ces deux
morceaux-là; si tu avais fait ces deux morceaux-là,
tu en ferais bien deux autres, et quand tu en aurais
fait un certain nombre, on te jouerait, on te chante-
rait partout. Quand tu marcherais, tu aurais la tête
droite; ta conscience te rendrait témoignage à toi-
même de ton propre mérite; les autres te désigne-
LE NEVEU DE RAMEAU. 115
raient du doigt ; on dirait : C'est lui qui a fait les
jolies gavottes (et il chantait les gavottes. Puis, avec
Tair d'un homme touché qui nage dans la joie et qui
en a les yeux humides, il ajoutait, en se frottant les
mains : ) Tu aurais une bonne maison (il en mesurait
l'étendue avec ses bras), un bon lit (et il s'y étendait
nonchalamment), de bons vins (qu'il goûtait en fai-
sant claquer sa langue contre son palais), un bon
équipage (et il levait le pied pour y monter), de jolies
femmes (à qui il prenait déjà la gorge, et qu'il regar-
dait voluptueusement) ; cent faquins te viendraient
encenser tous les jours (et il croyait les voir autour
de lui ; il voyait Palissot^ Poinsinet^ les Fréron
père et fils, la Porte; il les entendait, il se rengor-
geait, les approuvait, leur souriait, les dédaignait,
les méprisait, les chassait, les rappelait ; puis il con-
tinuait : ) Et c'est ainsi que Ton te Jirait le matin
que tu es un grand homme ; tu lirais dans l'histoire
des Trois Siècles que tu es un grand homme, tu
serais convaincu le soir que tu es grand homme,
et le grand homme Rameau le neveu s'endormirait
au doux murmure de l'éloge qui retentirait dans son
oreille; même en dormant, il aurait l'air satisfait: sa
poitrine se dilaterait, s'élèverait, s'abaisserait avec
aisance ; il ronflerait comme un grand homme... (Et,
en parlant ainsi, il se laissait aller mollement sur
11(5 LE NEVEU DE RAMEAU.
une banquette; il fermait les yeux, et il imitait le
sommeil heureux qn'il imaginait. Après avoir goûté
quelques instants la douceur de ce repos, il se ré-
veillait, étendait les bras, bâillait, se frottait les
yeux, et cherchait encore autour de lui ses adula-
teurs insipides.)
MOI. — Vous croyez donc que Thomme heureux
a son sommeil ?
LUI. — Si je le crois! Moi, pauvre hère, lorsque le
soir j'ai regagné mon grenier et que je me suis fourré
dans mon grabat, je suis ratatiné sous ma couver-
ture, j'ai la poitrine étroite et la respiration gênée ;
c'est une espèce de plainte faible qu'on entend à
peine ; au lieu qu'un financier fait retentir son ap-
partement, et étonne toute sa rue. Mais ce qui m'af-
flige aujourd'hui, ce n'est pas de ronfler et de dormir
mesquinement comme un misérable.
MOI. — Cela est pourtant triste.
LUI. — Ce qui m'est arrivé Test bien davantage !
MOI. — Qu'est-ce donc?
LUI. — Vous avez toujours pris quelque intérêt
à moi, parce que je suis un bon diable, que vous
méprisez dans le fond, mais qui vous amuse...
MOI. — C'est la vérité.
LUI. — Et je vais vous le dire. (Avant que de
commencer, il pousse un profond soupir et porte ses
deux mains à son front : ensuite il reprend un atr
tranquille, et me dit : )
— Vous savez que je suis un ignorant, un sot,
un fou, un impertinent, un paresseux, ce que nos
Bourguignons appellent un fieflFé truand, un escroc,
un gourmand.
MOI. — Quel panégyrique !
LUI. — Il est vrai de tout point, il n'y a pas un
mot à rabattre ; point de contestation là-dessus, s'il
vous plaît. Personne ne me connaît mieux que moi,
et je ne dis pas tout.
MOI. — Je ne veux point vous fâcher, et je con-
viendrai de tout.
LUI. — Eh bien! je vivais avec des gens qui
m'avaient pris en gré , précisément parce que j'étais
doué à un rare degré de toutes ces qualités.
MOI. — Cela est singulier : jusqu'à présent j'avais
cru, ou qu'on se les cachait à soi-même, ou qu'on
se les pardonnait, et qu'on les méprisait dans les
autres.
LUI. — Se les cacher! Est-ce qu'on le peut!
Soyez sûr que quand Palissot est seul et qu'il re-
vient sur lui-même, il se dit bien d'autres choses :
soyez sûr qu'en tête-à-tête avec son collègue, ils
s'avouent franchement qu'ils ne sont que deux in-
signes maroufles. Les mépriser dans les autres ! Mes
ii8 LE NEVEU DE RAMEAU.
gens étaient plus équitables, et mon caractère me
réussissait merveilleusement auprès d'eux ; j'étais
comme un coq en pâte : on me fêtait, on ne me per-
dait pas un moment sans me regretter ; j'étais leur
petit Rameau, leur joli Rameau, leur Rameau le
fou, l'impertinent, l'ignorant, le paresseux, le gour-
mand, le bouflFon, la grosse bête. Il n'y avait pas une
de ces épithètes qui ne me valût un sourire, une
caresse, un petit coup sur l'épaule, un soufflet, un
coup de pied; à table, un bon morceau qu'on me
jetait sur mon assiette; hors de table, une liberté
que je prenais sans conséquence; car, moi, je suis
sans conséquence : on fait de moi, devant moi, avec
moi, tout ce qu'on veut, sans que je m'en for-
malise. Et les petits présents qui me pleuvaient !
Le grand chien que je suis, j'ai tout perdu! J'ai
tout perdu pour avoir eu le sens commun une fois,
une seule fois en ma vie ! Ah ! si cela m' arrive '
jamais !
MOI. — De quoi s'agissait-il donc ?
LUI. — Rameau, Rameau, vous avait-on pris pour
cela ? La sottise d'avoir eu un peu de goût, un peu
d'esprit, un peu de raison. Rameau, mon ami, cela
vous apprendra à rester ce que Dieu vous fit, et ce
que vos protecteurs vous voulaient. Aussi l'on vous
a pris par les épaules, on vous a conduit à la porte.
LE NEVEU DE RAMEAU. 119
on VOUS a dit: Faquin, tirez, ne reparaissez plus!
Cela veut avoir du sens, de la raison, je crois!
Tirez! Nous avons de ces qualités-là de reste...
Vous vous en êtes allé en vous mordant les doigts :
c'est votre langue maudite qu'il fallait mordre au-
paravant. Pour ne vous en être pas avisé, vous voilà
sur le pavé, sans le sou , et ne sachant où donner
de la tête. Vous étiez nourri à bouche que veux-tu,
et vous retournerez au regrat; bien logé, et vous
serez trop heureux si Ton vous rend votre grenier ;
bien couché, et la paille vous attend entre le cocher
de M. de Soubise et l'ami Robbé; au lieu d'un som-
meil doux et tranquille comme vous l'aviez, vous
entendrez d'une oreille le hennissement et le piéti-
nement des chevaux, de l'autre le bruit mille fois
plus insupportable de vers secs, durs et barbares.
Malheureux, malavisé, possédé d'un million de dia-
bles!
MOI. — Mais n'y aurait-il pas moyen de se rapa-
trier? la faute que vous avez commise est-elle si
impardonnable? A votre place, j'irais retrouver mes
gens; vous leur êtes plus nécessaire que vous ne
croyez.
LUI. — Oh ! je suis sûr qu'à présent qu'ils ne
m'ont pas pour les faire rire, ils s'ennuient comme
des chiens.
lao
LE NEVEU DE RAMEAU.
MOI. — J'irais donc les retrouver; je ne leur lais-,
serais pas le temps de se passer de moi, de se tourner
vers quelque amusement honnête ; car qui sait ce
qui peut arriver ?
LUI. — Ce n'est pas là ce que je crains; cela n'ar-
rivera pas.
MOI. — Quelque sublime que vous soyez, un autre
peut vous remplacer.
LUI. — Difficilement.
MOI. — D'accord. Cependant j'irais avec ce vi-
sage défait, ces yeux égarés, ce cou débraillé, ces
cheveux ébouriffés, dans l'état vraiirent tragique où
vous voilà. Je me jetterais aux pieds de la divinité,
et, sans me relever, je lui dirais, d'une voix basse et
sanglotante : « Pardon, madame ! pardon ! je suis un
indigne, un infâme. Ce fut un malheureux instant,
car vous savez que je ne suis pas sujet à avoir du
sens commun, et je vous promets de n'en avoir de
ma vie. »
(Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, tandis que je
lui tenais ce discours, il en exécutait la pantomime ;
il s'était prosterné, il avait collé son visage contre la
terre, il paraissait tenir entre ses deux mains le bout
d'une pantoufle, il pleurait, il sanglotait, il disait :
« Oui, ma petite reine, oui, je le promets, je
n'en aurai de ma vie, de ma vie... » Puis se re-
LE NEVEU DE RAMEAU.
121
levant brusquement, il ajouta, d'un ton sérieux et
réfléchi:)
LUI. — Oui, vous avez raison; je vois que c'est
le mieux. Elle est bonne; M. Viellard dit qu'elle est
si bonne ! Moi je sais un peu qu'elle Test : mais
cependant aller s'humilier devant une guenon, crier
miséricorde aux pieds d'une misérable petite his-
trionne que les sifflets du parterre ne cessent de
poursuivre! Moi Rameau, fils de M. Rameau, apo-
thicaire de Dijon, qui est un homme de bien, et qui
n'a jamais fléchi le genou devant qui que ce soit !
moi Rameau, le neveu de celui qu'on appelle le
grand Rameau, qu'on voit se promener droit et les
bras en l'air dans le Palais -Royal, depuis que
M. Carmontelle l'a dessiné courbé et les mains sous
les basques de son habit ! moi qui ai composé des
pièces de clavecin que personne ne joue, mais qui
seront peut-être les seules qui passeront à la postérité
qui les jouera, moi, moi enfin, j'irais!... Tenez,
monsieur, cela ne se peut (et mettant sa main droite
sur sa poitrine, il ajoutait : ) je me sens là quelque
chose qui s'élève, et qui me dit: Rameau, tu n'en
feras rien. Il faut qu'il y ait une certaine dignité atta-
chée à la nature de Thomme, que rien ne peut
étouffer. Cela se réveille à propos de bottes, oui, à
propos de bottes; car il y a d'autres jours où il ne
laa
LE NEVEU DE RAMEAU.
m'en coûterait rien pour être vil tant qu'on voudrait ;
ces jours-là, pour un liard, je baiserais le cul à la
petite Hus.
MOI. — Eh mais, Tami, elle est blanche, jolie,
jeune, douce, potelée, et c'est un acte d'humilité
auquel un plus délicat que vous pourrait quelquefois
s'abaisser.
LUI. — Entendons-nous; c'est qu'il y a baiser le
cul au simple, et baiser le cul au figuré. Demandez
au gros Bergier qui baise le cul de madame de La
Marck au simple et au figuré; et, ma foi, le simple
et le figuré me déplaisent également là.
MOI. — Si l'expédient que je vous suggère ne vous
convient pas, ayez donc le courage d'être gueux.
LUI. — Il est dur d'être gueux, tandis qu'il y a
tant de sots opulents aux dépens desquels on peut
vivre. Et puis le mépris de soi^ il est insupportable.
MOI. — Est-ce que vous connaissez ce senti-
ment-là?.
LUI. — Si je le connais ! Combien de fois, je me
suis dit : Comment, Rameau, il y a dix mille bonnes
tables à Paris, à quinze ou vingt couverts chacune ;
et de ces couverts-là il n'y en a pas un pour toi ! Il
y a des bourses pleines d'or qui se versent de droite
et de gauche, et il n'en tombe pas une pièce sur
toi ! Mille petits beaux esprits sans talents, sans mé-
LE NEVEU DE RAMEAU. i2|
rite, mille petites créatures sans charmes, mille plats
intrigants sont bien vêtus, et tu irais tout nu ! et tu
serais imbécile à ce point ! Est-ce que tu ne saurais
pas flatter comme un autre ? est-ce que tu ne saurais
pas mentir, jurer, parjurer, promettre, tenir ou man-
quer comme un autre ? Est-ce que tu ne saurais pas
te mettre à quatre pattes comme un autre? Est-ce
que tu ne saurais pas favoriser Tintrigue de madame,
et porter le billet doux de monsieur comme un autre ?
Est-ce que tu ne saurais pas encourager ce jeune
homme à parler à mademoiselle, et persuader à ma-
demoiselle de Técouter, comme un autre? Est-ce que
tu ne saurais pas faire entendre à la fille d'un de nos
bourgeois qu'elle est mal mise ; que de belles boucles
d'oreilles, un peu de rouge, des dentelles, ou une
robe à la Polonaise, lui siéraient à ravir? que ces
petits pieds là ne sont pas faits pour marcher dans la
rue? qu'il y a un beau monsieur, jeune et riche, qui
a un habit galonné d*or, un superbe équipage, six
grands laquais, qui Ta vue en passant, qui la trouve
charmante, ec que depuis ce jour-là il en a perdu le
boire et le manger, qu'il n'en dort plus, et qu'il en
mourra? — Mais mon papa? — Bon, bon, votre
papa ! il s'en fâchera d'abord un peu. — Et maman,
qui me recommande tant d'être honnête fille, qui
me dit qu'il n'y a rien dans ce monde que Phon-
"♦
LE NEVEU DE RAMEAU.
neur? — Vieux propos qui ne signifient rien. — Et
mon confesseur? — Vous ne le verrez plus; ou si
vous persistez dans la fantaisie d'aller lui faire This*
toire de vos amusements, il vous en coûtera quel-
ques livres de sucre et de café. — Cest un homme
sévère, qui m'a déjà refusé l'absolution pour la
chanson : riens dans ma cellule, — Cest que vous
n'aviez rien à lui donner ; mais quand vous lui ap-
paraîtrez en dentelles... — J'aurai donc des den-
telles? — Sans doute, et de toutes les sortes..., en
belles boucles de diamants... — J'aurai donc de belles
boucles de diamants ? — Oui. — Comme celles de
cette marquise qui vient quelquefois prendre des
gants dans notre boutique? — Précisément..., dans
un bel équipage avec des chevaux gris pommelé,
deux grands laquais, un petit nègre, et le coureur
en avant; du rouge, des mouches, la queue portée.
— Au bal? — Au bal, à l'Opéra, à la Comédie...
Déjà le cœur lui tressaillait de joie ; tu joues avec
un papier entre tes doigts. — Qu'est cela ? — Ce
n'est rien. — Il me semble que si. — C'est un billet.
— Et pour qui ? — Pour vous, si vous étiez un peu
curieuse. — Curieuse? je le suis beaucoup; voyons
(elle lit). Une entrevue! cela ne se peut. — En
allant à la messe. — Maman m'accompagne tou-
jours; mais s'il venait ici un peu matin, je me lève
la première, et je suis au comptoir avant qu'on soit
levé... Il vient, il plaît; un beau jour à la brune,
la petite disparaît, et Ton me compte mes deux mille
écus... Hé quoi! tu possèdes ce talent-là, et tu man-
ques de pain! N'as-tu pas de honte, malheureux?...
Je me rappelais un tas de coquins qui ne m' allaient
pas à la cheville, et qui regorgeaient de richesses.
J'étais en surtout de bouracan, et ils étaient cou-
verts de velours; ils s'appuyaient sur la canne à
pomme d*or et en bec de corbin, et ils avaient
TAristote ou le Platon au doigt. Qu'était-ce pour-
tant ? de misérables croque - notes ; aujourd'hui ce
sont des espèces de seigneurs. Alors je me sentais
du courage, l'âme élevée, l'esprit subtil et capable
de tout ; mais ces heureuses dispositions apparem-
ment ne duraient pas, car jusqu'à présent je n'ai pu
faire un certain chemin. Quoi qu'il en soit, voilà
le texte de mes fréquents soliloques, que vous pou-
vez paraphraser à votre fantaisie, pourvu que vous
en concluiez que je connais le mépris de soi-même,
ou ce tourment de la conscience qui naît de l'inu-
tilité des dons que le ciel nous a départis ; c'est le
plus cruel de tous. Il vaudrait presque autant que
l'homme ne fut pas né.
(Je l'écoutais ; et, à mesure qu'il faisait la scène
du proxénète et de la jeune fille qu'il séduisait,
laî LE NEVEU DE RAMEAU,
rame agitée de deux mouvements opposés je ne
savais si je m'abandonnerais à Tenvie de rire, ou au
transport de Tindignation. Je souffrais; vingt fois un
éclat de rire empêcha ma colère d'éclater, vingt fois
la colère qui s'élevait au fond de mon cœur se ter-
mina par un éclat de rire. J'étais confondu de tant
de sagacité et de tant de bassesse, d'idées si justes
et alternativement si fausses, d'une perversité si
générale de sentiments, d'une turpitude si complète
et d'une franchise si peu commune. Il s'aperçut du
conflit qui se passait en moi ; ) — Qu'avcz-vous ?
me dit-il.
MOI. — Rien.
LUI. — Vous me paraissez troublé !
MOI. — Je le suis aussi.
LUI. — Mais enfin que me conseillez- vous?
MOI. — De changer de propos. Ah! malheureux,
dans quel état d'abjection vous êtes né ou tombé !
LUI. — J'en conviens. Mais cependant que mon
étit ne vous touche pas trop; mon projet, en m'ou-
vrant à vous, n'était point de vous affliger. Je me
suis fait chez ces gens quelque épargne ; songez que
je n'avais besoin de rien, mais de rien absolument,
et que l'on m'accordait tant pour mes memis
plaisirs.
(Alors il recommença à se frapper le front avec
un de ses poings, à se mordre la lèvre, et rouler
au plafond ses yeux égarés, ajoutant :) Mais c'est
une affaire faite. J'ai mis quelque chose de côté;
le temps s'est écoulé, et c'est toujours autant d'a-
massé.
MOI. — Vous voulez dire de perdu?
LUI. — Non, non, d'amassé. On s'enrichit à
chaque instant : un jour de moins à vivre ou un écu
de plus, c'est tout un. Le point important est d'aller
librement, aisément, agréablement, copieusement
tous les soirs à la garde-robe. stercus pretiosum!
voilà le grand résultat de la vie dans tous les états.
Au dernier moment tous sont également riches, et
Samuel Bernard qui, à force de vols, de pillages, de
banqueroutes, laisse vingt-sept millions en or, et
Rameau qui ne laissera rien. Rameau à qui la charité
fournira la serpillière dont on Tenveloppera. Le mort
n'entend pas sonner les cloches : c'est en vain que
cent prêtres sMgosillent pour lui, qu'il est précédé et
suivi d'une longue file de torches ardentes; son âme
ne marche pas à côté du maître des cérémonies.
Pourrir sous du marbre ou pourrir sous de la terre,
c'est toujours pourrir. Avoir autour de son cercueil
les Enfants rouges et les Enfants bleus, ou n'avoir
personne, qu'est-ce que cela fait ? Et puis vous voyez
bien ce poignet, il était roide comme un diable,
128 LE NEVEU DE RAMEAU.
ces dix doigts, c*étaient autant de bâtons fichés dans
un métacarpe de bois, et ces tendons, c'étaient de
vieilles cordes à boyau, plus sèches, plus roides,
plus inflexibles que celles qui ont servi à la roue
d'un tourneur; mais je vous les ai tant tourmen-
tées, tant brisées, tant rompues! Tu ne veux pas
aller? et moi, mordieu! je dis que tu iras, et cela
sera...
(Et tout en disant cela, de la main droite il s* était
saisi les doigts et le poignet de la main gauche, et
il les renversait en dessus, en dessous; l'extrémité
des doigts touchait au bras, les jointures en cra-
quaient; je craignais que les os n'en demeurassent
disloqués.)
MOI. — Prenez garde, lui dis-je, vous allez vous
estropier.
LUI. — Ne craignez rien, ils y sont faits : depuis
dix ans je leur en ai bien donné d'une autre façon !
Malgré qu'ils en eussent, il a bien fallu que les
bougres s'y accoutumassent et qu'ils apprissent à se
placer sur les touches et à voltiger sur les cordes :
aussi à présent cela va, oui, cela va.
(En même temps il se met dans l'attitude d'un
joueur de violon; il fredonne de la voix un allegro
de Locatelli, son bras droit imite le mouvement de
l'archet, sa main gauche et ses doigts semblent se
LE NEVEU DE RAMEAU. la?
promener sur la longueur du manche : s'il fait un
faux ton, il s'arrête, il remonte ou baisse la corde ;
il la pince de Tongle, pour s'assurer si elle est juste;
il reprend le morceau où il Ta laissé; il bat la
mesure du pied, il se démène de la tête, des pieds,
des mains, des bras, du corps, comme vous avez vu
quelquefois, au Concert spirituel, Ferrari ou Chia-
bran ou quelque autre virtuose dans les mêmes
convulsions, m'offrant Timage du même supplice, et
me causant à peu près la même peine ; car n'est-ce
pas une chose pénible à voir que le tourment dans
celui qui s'occupe à me peindre le plaisir? Tirez
entre cet homme et moi un rideau qui me le cache,
s'il faut qu'il me montre un patient appliqué à la
question. Au milieu de ces agitations et de ces cris,
s'il se présentait une tenue, un de ces endroits har-
monieux où l'archet se meut lentement sur plusieurs
cordes à la fois, son visage prenait l'air de l'extase,
sa voix s'adoucissait, il s'écoutait avec ravissement ;
il est sûr que les accords résonnaient dans ses
oreilles et dans les miennes. Puis, remettant son
instrument sous son bras gauche de la même main
dont il le tenait, et laissant tomber sa main droite
avec son ' archet :) Eh bien ! me disait-il, qu'en
pensez- vous?
MOI. — A merveille !
_1
130 LE NEVEU DE RAMEAU.
LUI. — Cela va, ce me semble ; cela résonne à
peu près comme les autres...
(Et aussitôt il s'accroupit comme un musicien qui
se met au clavecin.)
— Je vous demande grâce pour vous et pour moi,
lui dis-je.
LUI. — Non, non; puisque je vous tiens, vous
m'entendrez. Je ne veux point d'un suffrage qu'on
m'accorde sans savoir pourquoi. Vous me louerez
d'un ton plus assuré, et cela me vaudra quelque
écolier.
MOI. — Je suis si peu répandu! et vous allez
vous fatiguer en pure perte.
LUI. — Je ne me fatigue jamais,
(Comme je vis que je voudrais inutilement avoir
pitié de mon homme, car la sonate sur le violon
Tavait mis tout en eau, je pris le parti de le laisser
faire. Le voilà donc assis au clavecin, les jambes
fléchies, la tête élevée vers le plafond, où l'on eût
dit qu'il voyait une partition notée, chantant, pré-
ludant, exécutant une pièce d'Albsrti ou de Galuppi,
je ne sais lequel des deux. Sa voix allait comme le
vent, et ses doigts voltigeaient sur les touches,
tantôt laissant le dessus pour prendre la basse,
tantôt quittant la partie d'accompagnement pour
revenir au dessus. Les passions se succédaient sur
LE NEVEU DE RAMEAU.
'31
son visage; on y distinguait la tendresse, la colère,
le plaisir, la douleur; on sentait les pianoj les forte;
et je suis sûr qu'un plus habile que moi aurait re-
connu le morceau au mouvement, au caractère, à
ses mines, et à quelques traits de chant qui lui
échappaient par intervalle. Mais ce qu'il y avait de
bizarre, c'est que de temps en temps il tâtonnait, se
reprenait comme s'il eût manqué, et se dépitait de
n'avoir plus la même pièce dans les doigts.) Enfin
vous voyez, reprit-il en se redressant et essuyant
les gouttes de sueur qui descendaient le long de
ses joues, que nous savons aussi placer un triton^
une quinte superflue, et que Tenchaînement des
dominantes nous est familier. Ces passages enhar-
moniques dont le cher oncle a fait tant de bruit, ce
n'est pas la mer à boire, nous nous en tirons.
MOI. — Vous vous êtes donné bien de la peine
pour me montrer que vous étiez fort habile; j'étais
homme à vous croire sur votre parole.
LUI. — Fort habile, oh! non. Pour mon métier,
je le sais à peu près et c'est plus qu'il ne faut : car,
dans ce pays-ci, est-ce qu'on est obligé de savoir
ce qu'on montre ?
MOI. — Pas plus que de savoir ce qu'on ap-
prend.
LUI. — Cela est juste, morbleu! et très juste. Là,
monsieur le Philosophe, la main sur la conscience,
parlez nec : il y eut un temps où vous n'étiez pas
cossu comme aujourd'hui?
MOI. — Je ne le suis pas encore trop.
LUI. — Mais vous n'iriez plus au Luxembourg
en été, vous vous en souvenez?...
MOI. — Laissons cela : oui, je m'en souviens.
LUI. — En redingote de peluche grise...
MOI. — Oui, oui.
m
LUI. — Ereintée par un des cotés, avec la man-
chette déchirée, et les bas de laine noire et recousus
par derrière avec du fil blanc.
MOI. — Eh ! oui, oui ; tout comme il vous
plaira.
LUI. — Que faisiez-vous alors dans l'allée des
Soupirs ?
MOI. — Une assez triste figure.
LUI. — Au sortir de là, vous trottiez sur le pavé.
MOI. — D'accord.
LUI. — Vous donniez des leçons de mathéma-
tiques.
MOI. — Sans en savoir un mot. N'est-ce pas là
que vous en vouliez venir?
LUI. — Justement.
MOI. — J'apprenais en montrant aux autres, et
j'ai fait quelques bons écoliers.
LE NEVEU DE RAMEAU.
nj
LUI. — Cela se peut; mais il n'en est pas de la
musique comme de Talgébre ou de la géométrie.
Aujourd'hui que vous êtes un gros monsieur...
MOI. — Pas si gros.
LUI. — Que vous avez du foin dans vos bottes...
MOI. — Très peu.
LUI. — Vous donnez des maîtres à votre fille.
MOI. — Pas encore ; c^est sa mère qui se mêle
de son éducation, car il faut avoir la paix chez
soi.
LUI. — La paix chez soi? morbleu! on ne Ta
que quand on est le serviteur ou le maître, et c'est
le maître qu'il faut être... J'ai eu une femme... Dieu
veuille avoir son âme! mais quand il lui arrivait
quelquefois de se rebéquer, je m'élevais sur mes
ergots, je déployais mon tonnerre, je disais comme
Dieu : t Que la lumière se fasse! • et la lumière
était faite. Aussi, en quatre années de temps, nous
n'avons pas eu dix fois un mot l'un plus haut que
l'autre. Quel âge a votre enfant?
MOI. — Cela ne fait rien à Tafiaire.
LUI. — Quel âge a votre enfant?
MOI. — Hé que diable ! laissons là mon enfant
et son âge, et revenons aux maîtres qu'elle aura.
LUI. — Pardieu! je ne sache rien de si têtu
qu'un philosophe. En vous suppliant très humble-
ment, ne pourrait-on savoir de Monseigneur le Phi-
losophe quel âge à peu près peut avoir Mademoi-
selle sa fille?
MOI. — Supposez-lui huit ans.
LUI. — Huit ans! Il y a quatre ans que cela
devrait avoir les doigts sur les touches.
MOI, — Mais peut-être ne me soucié -je pas
trop de faire entrer dans le plan de son éducation
une étude qui occupe si longtemps et qui sert si
peu.
LUI. — Et que lui apprendrez-vous donc, s'il vous
plaît?
MOI. — A raisonner juste, si je puis; chose si
peu commune parmi les hommes, et plus rare en-
core parmi les femmes.
LUI. — Eh! laissez-la déraisonner tant qu'elle
voudra, pourvu qu'elle soit jolie, amusante et
coquette.
MOI. — Puisque la nature a été assez ingrate
envers elle pour lui donner une organisation déli-
cate avec une âme sensible, et l'exposer aux mêmes
peines de la vie que si elle avait une organisation
forte et un cœur de bronze, je lui apprendrai, si je
puis, à les supporter avec courage.
LUI. — Eh ! laissez-la pleurer, soufiFrir, minauder,
avoir des nerfs agacés comme les autres, pourvu
LE NEVEU DE RAMEAU.
ns
qu'elle soit jolie, amusante et coquette. Quoi! point
de danse?
MOI, — Pas plus qu'il n'en faut pour faire une
révérence, avoir un maintien décent, se bien pré-
senter, et savoir marcher.
LUI. — Point de chant?
MOI. — Pas plus qu'il n'en faut pour bien pro-
noncer.
LUI. — Point de musique ?
MOI. — S'il y avait un bon maître d'harmonie,
je la lui confierais volontiers deux heures par jour
pendant un ou deux ans, pas davantage.
LUI. — Et à la place des choses essentielles que
vous supprimez?...
MOI. — Je mets de la grammaire, de la fable, de
l'histoire, de la géographie, un peu de dessin, et
beaucoup de morale.
LUI. — Combien il me serait facile de vous prou-
ver l'inutilité de toutes ces connaissances-là dans un
monde tel que le nôtre ! que dis-je, l'inutilité ? peut-
être le danger! Mais je m'en tiendrai pour ce
moment à une question : Ne lui faudra-t-il pas un
ou deux maîtres ?
MOI. — Sans doute.
LUI. — Ahl nous y revoilà. Et ces maîtres, vous
espérez qu'ils sauront la grammaire, la fable, l'his-
toire, la géographie, la morale, dont ils lui donne-
ront des leçons? Chansons, mon cher maître, chan-
sons! s'ils possédaient ces choses assez pour les
montrer, ils ne les montreraient pas.
MOI. — Et pourquoi?
LUI. — C'est qu'ils auraient passé leur vie à les
étudier. Il faut être profond dans l'art ou dans la
science pour en bien posséder les éléments. Les
ouvrages classiques ne peuvent être bien faits que
par ceux qui ont blanchi sous le harnois; c'est le
milieu et la fin qui éclaircissent les ténèbres du com-
mencement. Demandez à votre ami monsieur
d'Alembert, le coryphée de la science mathéma-
tique, s'il serait trop bon pour en faire des éléments.
Ce n'est qu'après trente ou quarante ans d'exercice
que mon oncle a entrevu les premières lueurs de
la théorie musicale.
MOI. — O fou, archi-fou! m'écriai-je, comment
se fait-il que dans ta mauvaise tête il se trouve
des idées si justes, pêle-mêle avec tant d'extrava-
gances?
LUI. — Qui diable sait cela? C'est le hasard qui
vous les jette, et elles demeurent. Tant y a que
quand on ne sait pas tout on ne sait rien de bien ;
on ignore où une chose va, d'où une autre vient,
où celle-ci et celle-là veulent être placées, laquelle
LE NEVEU DE RAMEAU.
'37
doit passer la première, où sera mieux la seconde.
Montre- t-on bien sans la méthode? et la méthode,
d'oii naît-elle? Tenez, mon cher philosophe, j'ai
dans la tête que la physique sera toujours une
pauvre science, une goutte d'eau prise avec la pointe
d'une aiguille dans le vaste Océan, un grain déca-
ché de la chaîne des Alpes. Et les raisons des phé-
nomènes? En vérité, il vaudrait autant ignorer que
de savoir si peu ec si mal. Et c'était précisément
où j'en étais, lorsque je me fis maître d'accompa-
gnement. A quoi rêvez-vous?
MOI. — Je rêve que tout ce que vous venez de
dire est plus spécieux que solide; mais laissons cela.
Vous avez montré, dites-vous, l'accompagnement et
la composition ?
LUI. — Oui.
MOI. — Et vous n'en saviez rien du tout?
LUI. — Non, ma foi ; et c'est pour cela qu'il y en
avait de pires que moi, ceux qui croyaient savoir
quelque chose. Au moins je ne gâtais ni le jugement
ni les mains des enfants. En passant de moi à un
bon maître, comme ils n'avaient rien appris, du
moins ils n'avaient rien à désapprendre, et c'était
toujours autant d'argent et de temps épargnés.
MOI. — Comment faisiez- vous?
LUI. — Comme ils font tous. J'arrivais, je me
138 LE NEVEU DE RAMEAU.
jetais dans ma chaise, c Que le temps est mauvais !
que le pavé est fatigant! • Je bavardais quelques
nouvelles : • M"* Lemierre devait faire un rôle de
Vestale dans Fopéra nouveau, mais elle est grosse
pour la seconde fois ; on ne sait qui la doublera.
M''« Arnould vient de quitter son petit comte ; on
dit qu elle est en négociation avec Bertin. Le petit
comte a pourtant trouvé la porcelaine de M. de
Montamy. Il y avait au dernier concert des ama-
teurs une italienne qui a chanté comme un ange.
C'est un rare corps que ce Préville ! il faut le voir
dans le Alercure galant; l'endroit de l'énigme est
impayable. Cette pauvre Dumesnil ne sait plus ce
qu'elle dit ni ce qu'elle fait... Allons, mademoi-
selle, prenez votre livre... • Tandis que mademoi-
selle, qui ne se presse pas, cherche son livre qu'elle
a égaré, qu'on appelle une femme de chambre,
qu'on gronde, je continue : • La Clairon est vrai-
ment incompréhensible. On parle d'un mariage fort
saugrenu; c'est celui de mademoiselle... comment
l'appelez- vous? une petite créature qu'il entrete-
nait, à qui il a fait deux ou trois enfants, qui avait
été entretenue par tant d'autres. — Allons, Rameau,
vous radotez; cela ne se peut. — Je ne radote
point; on dit que la chose est faite. Le bruit
court que Voltaire est mort; tant mieux. — Et
LE NEVEU DE RAMEAU. ijp
pourquoi tant mieux ? — C'est qu*il va nous donner
quelque bonne folie ; c'est son usage que de mourir
une quinzaine auparavant... • Que vous dirai-je en-
core? Je disais quelques polissonneries que je rappor-
tais des maisons où j'avais été, car nous sommes
tous grands colporteurs. Je faisais le fou, on m'écou-
tait, on riait, on s'écriait : • Il est toujours char-
mant. 1 Cependant le livre de mademoiselle s'était
enfin retrouvé sous un fauteuil, où il avait été traîné,
mâchonné, déchiré par un jeune doguin ou par un
petit chat. Elb se mettait à son clavecin; d'abord
elle y faisait du bruit toute seule, ensuite je m'appro-
chais, apri^s avoir fait à la mère un signe d'appro-
bation. La mère : « Cela ne va pas mal; on n'aurait
qu'à vouloir, mais on ne veut pas ; on aime mieux
perdre son temps à jaser, à chiffonner, à courir, à
je ne sais quoi. Vous n'êtes pas sitôt parti, que le
livre est fermé pour ne le rouvrir qu'à votre retour :
aussi vous ne la grondez jamais ! • Cependant,
comme il fallait faire quelque chose, je lui prenais
les mains, que je lui plaçais autrement; je me dépi-
tais, je criais : « Sol^ sol^ solj mademoiselle ; c'est un
sol, • La mère : • Mademoiselle, est-ce que vous
n'avez point d'oreille? Moi qui ne suis pas au cla-
vecin, et qui ne vois pas sur votre livre, je sens qu'il
faut un sol. Vous donnez une peine infinie à mon-
i^o LE NEVEU DE RAMEAU.
sieur ; je ne conçois pas sa patience ; vous ne retenez
rien de ce qu'il vous dit, vous n'avancez point... •
Alors je rabattais un peu les coups, et, hochant de
la tête, je disais : f Pardonnez-moi, madame, par-
donnez-moi; cela pourrait aller mieux si mademoi-
selle voulait, si elle étudiait un peu, mais cela ne va
pas mal. i La mère : f A votre place, je la tiendrais
un an sur la même pièce. — Oh ! pour cela, elle n'en
sortira pas qu'elle ne soit au-dessus de toute diffi-
culté, et cela ne sera pas si long que madame le
croit. — Monsieur Rameau, vous la flattez; vous
êtes trop bon. Voilà de la leçon la seule chose qu'elle
retiendra et qu'elle saura bien me répéter dans l'oc-
casion... i L'heure se passait, mon écolière me pré-
sentait le petit cachet avec la grâce du bras ec la
révérence qu'elle avait apprise du maître à danser :
je le mettais dans ma poche, pendant que la mère
disait : • Fort bien, mademoiselle; si Javillier était
là, il vous applaudirait... • Je bavardais encore un
moment par bienséance; je disparaissais ensuite, et
voilà ce qu'on appelait alors une leçon d'accompa-
gnement,
MOI. — Ec aujourd'hui c'est donc autre chose?
LUI. — Vertudieu! je le crois. J'arrive, je suis
grave ; je me hâte d'ôter mon manchon, j'ouvre le
clavecin, j'essaye les touches. Je suis toujours
■■OT*<lM»-» '
pressé ; si Ton me fait attendre un moment, je crie
comme si l'on me volait un écu. Dans une heure
d'ici, il faut que je sois là, dans deux heures chez
madame la duchesse une telle; je suis attendu à diner
chez une belle marquise, et, au sortir de là, c'est un
concert chez M. le baron de Bagge, rue Neuve-des-
Petits-Champs.
MOI. — Et cependant vous n'êtes attendu nulle
part?
LUI. — Il est vrai.
MOI. — Et pourquoi employer toutes ces petites
viles ruses-là !
LUI. — Viles! et pourquoi, s'il vous plaît? Elles
sont d'usage dans mion état; je ne m'avilis point en
faisant comme tout le monde. Ce n'est pas moi qui
les ai inventées, et je serais bizarre et maladroit de
ne pas m'y conformer. Vraiment, je sais bien que si
vous allez appliquer à cela certains principes géné-
raux de je ne sais quelle morale qu'ils ont tous à la
bouche et qu'aucun d'eux ne pratique, il se trouvera
que ce qui est blanc est noir, et que ce qui est noir
sera blanc. Mais, monsieur le Philosophe, il y a
une conscience générale, comme il y a une gram-
maire générale; ec puis il y a des exceptions dans
chaque langue, que vous appelez, je crois, vous
autres savants, des... aidez-moi donc, des...
M»
LE NEVEU DE RAMEAU.
MOI. — Idiotismes.
LUI. — Tout juste. Eh bien ! chaque état a ses
exceptions de la conscience générale, auxquelles je
donnerais volontiers les noms d'idiotismes de mé-
tier,
MOI. — J'entends. Fontcnelle parle bien, écrit
bien, quoique son style fourmille d'idiotismes fran-
çais.
LUI. — Et le souverain, le ministre, le financier,
le magistrat, le militaire, l'homme de lettres,
l'avocat, le procureur, le commerçant, le banquier,
Partisan, le maître à chanter, le maître à danser,
sont de fort honnêtes gens, quoique leur conduite
s'écarte en plusieurs points de la conscience géné-
rale, et soit remplie d'idiotismes moraux. Plus l'ins-
titution des choses est ancienne, plus il y a d'idio-
tismes ; plus les temps sont malheureux, plus les
idiotismes se multiplient. Tant vaut l'homme, tant
vaut le métier, et réciproquement, à la fin, tant vaut
le métier, tant vaut l'homme. On fait donc valoir le
métier tant qu'on peut.
MOI. — Ce que je conçois clairement à tout cet
entortillage, c'est qu'il y a peu de métiers honnête-
ment exercés, ou peu d'honnêtes gens dans leurs
métiers.
LUI. — Bon ! il n'y en a point ; mais en revanche
LE NEVEU DE RAMEAU. I4)
il y a peu de fripons hors de leur boutique : et tout
irait assez bien sans un certain nombre de gens
qu'on appelle assidus, exacts, remplissant rigoureu-
sement leurs devoirs stricts, ou, ce qui revient au
même, toujours dans leur boutique, et faisant leur
métier depuis le matin jusqu'au soir, et ne faisant
que cela. Aussi sont-ils les seuls qui deviennent opu-
lents et qui soient estimés.
Mor. — A force d'idiotismes!
LUI. — C'est cela; je vois que vous m'avez com-
pris. Or donc, un idiotisme de presque tous les
états, car il y en a de communs à tous les pays, à
tous les temps, comme il y a des sottises communes;
un idiotisme commun est de se procurer le plus de
pratiques que Ton peut; une sottise commune esc
de croire que le plus habile est celui qui en a le
plus. Voilà deux exceptions à la conscience géné-
rale, auxquelles il faut se plier. C'est une espèce de
crédit; ce n'est rien en soi, mais cela vaut par l'opi-
nion. On a dit que bonne renommée valait mieux que
ceinture dorée : cependant qui a bonne renommée
n'a pas ceinture dorée, et je vois aujourd'hui que
qui a ceinture dorée ne manque guère de renommée.
Il faut, autant qu'il est possible, avoir le renom et
la ceinture; et c'est mon objet lorsque je me fais
valoir par ce que vous qualifiez d'adresses viles,
d'indignes petites ruses. Je donne ma leçon, et je
la donne bien : voilà la régie générale; je fais croire
que j'en ai plus à donner que la journée n*a d'heures :
voilà l'idiotisme.
MOI. — Et la leçon, vous la donnez bien?
LUI. — Oui, pas mal, passablement. La basse
fondamentale du cher oncle a bien simplifié tout
cela. Autrefois je volais l'argent de mon écolier, oui,
je le volais, cela est sûr; aujourd'hui je le gagne, du
moins comme les autres.
MOI. — Et le voliez-vous sans remords?
LUI. — Oh! sans remords. On dit que si un vo-
leur vole Vautre^ le Diable s'en rit. Les parents re-
gorgeaient d'une fortune acquise Dieu sait comment :
c'étaient des gens de cour, des financiers, de gros
commerçants, des banquiers, des gens d'affaires : je
je les aidais à restituer, moi et une foule d'autres
qu'ils employaient comme moi. Dans la Nature,
toutes les espèces se dévorent; toutes les conditions
se dévorent dans la société. Nous faisons justice les
uns des autres, sans que la loi s'en mêle. La Des-
champs autrefois, aujourd'hui la Guimard, venge le
prince du financier; et c'est la marchande de modes,
le bijoutier, le tapissier, la lingère, l'escroc, la
femme de chambre, le cuisinier, le bourrelier, qui
vengent le financier de la Deschamps. Au milieu de
tout cela il n'y a que l'imbécile ou l'oisif qui soit
lésé sans avoir vexé personne, ec c'est fort bien fait.
D'où vous voyez que ces exceptions à la conscience
générale, ou ces idiotismes moraux dont on fait tant
de bruit sous la dénomination de tour du bâton ^ ne sont
rien, et qu'à tout prendre il n'y a que le coup d'oeil
qu'il faut avoir juste.
MOI. — J'admire le vôtre.
LUI. — Et puis la misère ! la voix de la conscience
et de l'honneur est bien faible, lorsque les boyaux
crient. Suffit que si je deviens jamais riche, il faudra
bien que je restitue, et que je suis bien résolu à
restituer de toutes les manières possibles, par la
table, par le jeu, par le vin, par les femmes.
MOI. — Mais j'ai peur que vous ne deveniez
jamais riche.
LUI. — Moi, j'en ai le soupçon,
MOI, — Mais s'il en arrivait autrement, que feriez-
vous?
LUI. — Je ferais comme tous les gueux revêtus ;
je serais le plus insolent maroufle qu'on eût encore
vu. C'est alors que je me rappellerais tout ce qu'ils
m'ont fait soufifrir, et je leur rendrais bien les ava-
nies qu'ils m'ont faites. J'aime à commander, et je
commanderai. J'aime qu'on me loue, et on me
louera. J'aurai à mes gages toute la troupe Ville-
xo
14^ LE NEVEU DE RAMEAU.
morienne, et je leur dirai, comme on me l'a dit :
« Allons faquins, qu'on m'amuse, » et Ton m'amu-
sera ; • qu'on me déchire les honnêtes gens, » et on
les déchirera, si on en trouve encore. Et puis nous
aurons des filles ; nous nous tutoierons quand nous
serons ivres ; nous nous enivrerons, nous ferons des
contes, nous aurons toutes sortes de travers et de
vices; cela sera délicieux. Nous prouverons que
Voltaire est sans génie ; que Bufifon, toujours guindé
sur ses échasses, n'est qu'un déclama teur ampoulé ;
que Montesquieu n'est qu'un bel esprit : nous relé-
guerons d'Alembert dans ses mathématiques; nous
en donnerons sur dos et ventre à tous ces petits
Catons comme vous, qui nous méprisent par envie,
dont la modestie esc le maintien de l'orgueil, et dont
la sobriété est la loi du besoin. Et de la musique !
c'est alors que nous en ferons.
ivroi. — Au digne emploi que vous feriez de la
richesse, je vois combien c'est grand dommage que
vous soyez gueux. Vous vivriez là d'une manière
bien honorable pour l'espèce humaine, bien utile à
vos concitoyens, bien glorieus3 pour vous.
LUI. — Mais je crois que vous vous moquez de
moi. Monsieur le Philosophe, vous ne savez pas à
qui vous vous jouez ; vous ne vous doutez pas que
dans ce moment je représente la partie la plus im-
LE NEVEU DE RAMEAU. 1^7
portante de la Ville et de la Cour. Nos opulents
dans tous les états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne
se sont pas dit les mêmes choses que je vous ai con-
fiées; mais le fait est que la vie que je mènerais à
leur place est exactement la leur. Voilà où vous
en êtes, vous autres ; vous croyez que le même bon-
heur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! Le
vôtre suppose un certain tour d*esprit romanesque
que nous n'avons pas, une âme singulière, un goût
particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom
de vertu, vous l'appelez Philosophie ; mais la vertu,
la philosophie sont-elles faites pour tout le monde ?
En a qui peut, en conserve qui peut. Imaginez
r uni vers sage et philosophe ; convenez qu'il serait
diablement triste. Tenez, vive la philosophie, vive
la^ sagesse de Salomon ! boire de bons vins, se gorger
de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes, se
reposer dans des lits bien mollets : excepté cela, le
reste n'est que vanité,
MOI. — Quoi ! défendre sa patrie !
LUI. — Vanité; il ny a plus de patrie : je ne vois,
d*un pôle à Tautre, que des tyrans et des esclaves.
MOI. — Servir ses amis?
LUI. — Vanité; est-ce qu'on a des amis? Quand
on en aurait, faudrait-il en faire des ingrats? Re-
gardez-y bien, et vous verrez que c'est presque
148 LE NEVEU DE RAMEAU.
toujours là ce qu'on recueille des services rendus.
La reconnaissance esc un fardeau, et tout fardeau
est fait pour être secoué.
MOI. — Avoir un état dans la société, et en rem-
plir les devoirs?
LUI. — Vanité. Qu'importe qu'on ait un état ou
non, pourvu qu'on soit riche, puisqu'on ne prend
un état que pour le devenir? Rempl'u- ses devoirs, à
quoi cela mène-t-il? à la jalousie, au trouble, à la
persécution. Est-ce ainsi qu'on s'avance? Faire sa
cour, morbleu ! voir les grands, étudier leurs goûts,
se prêter à leurs fantaisies, servir leurs vices,
approuver leurs injustices, voilà le secret.
MOI. — Veiller à l'éducation de ses enfants?
LUI. — Vanité. C'est Taffaire d'un précepteur.
MOI. — Mais si ce précepteur, pénétré de vos
principes, néglige ses devoirs, qui est-ce qui en sera
châtié?
LUI. — Ma foi, ça ne sera pas moi, mais peut-être
un jour le mari de ma fille ou la femme de mon fils.
MOI. — Mais si Tun et l'autre se précipitent dans
la débauche et les vices ?
LUI. — Cela est de leur état.
MOI, — S'ils se déshonorent?
LTTi. — Quoi qu'on fasse, on ne peut se déshon-
norer quand on est riche.
LE NEVEU DE RAMEAU. 149
MOI, — S*ils se ruinent?
LUI. — Tant pis pour eux.
MOI. — Je vois que, si vous vous dispenseriez de
veiller à la conduite de votre femme, de vos en-
fants, de vos domestiques, vous pourriez aisément
négliger vos affaires.
LUI. — Pardonnez-moi; il est quelquefois diffi-
cile de trouver de l'argent, et il est prudent de s'y
prendre de loin.
MOI. — Vous donnerez peu de soin à votre
femme?
LUI. — Aucun, s'il vous plaît. Le meilleur pro-
cédé, je crois, qu'on puisse avoir pour sa chère
moitié, c'est de faire ce qui lui convient. A votre
avis, la société ne serait-elle pas fort amusante, si
chacun y était à sa chose?
MOI. — Pourquoi pas ? la soirée n'est jamais plus
belle pour moi que quand je suis content de ma ma-
tinée.
LUI. — Et pour moi aussi.
MOI, — Ce qui rend les gens du monde si délicats
sur leurs amusements, c'est leur profonde oisiveté.
LUI. — Ne croyez pas cela; ils s'agitent beau-?
coup.
MOI. — Comme ils ne se lassent jamais, ils ne se
délassent jamais.
I50 LE NEVEU DE RAMEAU.
LUI. — Ne croyez pas cela, ils sont sans cesse
excédés.
MOI. — Le plaisir est toujours une affaire pour
eux, et jamais un besoin.
LUI. — Tant mieux ; le besoin est toujours une
peine.
MOI. — Ils usent tout. Leur âme s^hébéte, l'ennui
s'en empare. Celui qui leur uterait la vie au milieu
de leur abondance accablante les servirait : c'est
qu'ils ne connaissent du bonheur que la partie qui
s'émousse le plus vite. Je ne méprise pas les plaisirs
des sens, j'ai un palais aussi, et il est flatté d'un
mets délicat ou d'un vin délicieux; j'ai un cœur et
des yeux, et j'aime à voir une jolie femme, j'aime à
sentir sous ma main la fermeté et la rondeur de sa
gorge, à presser ses lèvres des miennes, à puiser la
volupté dans ses regards et à en expirer entre ses
bras. Quelquefois avec mes amis une partie de dé-
bauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît
pas. Mais je ne vous le dissimulerai pas, il m'est
infiniment plus doux encore d'avoir secouru le mal-
heureux, d'avoir terminé une affaire épineuse, donné
un conseil salutaire, fait une lecture agréable, une
promenade avec un homme ou une femme chère à
mon cœur, passé quelques heures instructives avec
mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs
LE NEVEU DE RAMEAU. 151
de mon état, dit à celle que j'aime quelques choses
tendres et douces qui amènent ses bras autour de
mon cou. Je connais telle action que je voudrais
avoir faite pour tout ce que je possède. C'est un
sublime ouvrage que Mahomet : j'aimerais mieux
avoir réhabilité la mémoire des Calas. — Une per-
sonne de ma connaissance s'était réfugiée à Cartha-
gène ; c'était un cadet de famille, dans un pays où la
coutume transfère tout le bien aux aînés. Là il
apprend que son aîné, enfant gâté, après avoir dé-
pouillé son père et sa mère, trop faciles, de tout ce
qu'ils possédaient, les avaient expulsés de leur châ-
teau, et que les bons vieillards languissaient indi-
gents dans une petite ville de la province. Que fait
alors ce cadet, qui, traité durement par ses parents,
était allé tenter la fortune au loin? Il leur envoie
des secours ; il se hâte d'arranger ses affaires, il re-
vient opulent, il ramène son père et sa mère dans
leur domicile, il marie ses sœurs. Ah! mon cher
Rameau, cet homme regardait cet intervalle comme
le plus heureux de sa vie, c'est les larmes aux yeux
qu'il m'en parlait : et moi je sens en vous faisant ce
récit mon cœur se troubler de joie, et le plaisir me
couper la parole.
LUI. — Vous êtes des êtres bien singuliers !
MOI. — Vous êtes des êtres bien à plaindre si
vous n'imaginez pas qu'on s'est élevé au-<iessus du
sort, et qu'il est impossible d'être malheureux à
l'abri de deux belles actions telles que celles-ci.
LUI. — Voilà une espèce de félicité avec laquelle
j'aurais de la peine à me familiariser, car on la ren-
contre rarement. Mais, à votre compte, il faudrait
donc être d'honnêtes gens }
MOI. — Pour être heureux, assurément,
LUI. — Cependant, je vois une infinité d'honnêtes
gens qui ne sont pas heureux, et une infinité de
gens qui sont heureux sans être honnêtes.
MOI. — Il vous semble.
LUI, — Et n'est-ce pas pour avoir eu du sens
commun et de la franchise un moment que je ne
sais où aller souper ce soir?
MOI. — Oh non! c'est pour n'en avoir pas tou-
jours eu; c'est pour n'avoir pas senti de bonne heure
qu'il fallait d'abord se faire une ressource indépen-
dante de la servitude,
LUI, — Indépendante ou non, celle que je me
suis faite est au moins la plus aisée,
MOI. — Et la moins sûre, et la moins honnête.
LUI. — Mais la plus conforme à mon caractère de
fainéant, de sot, de vaurien.
MOI, — D'accord.
LUI. — Et puisque je puis faire mon bonheur
LE NEVEU DE RAMEAU. IS3
par des vices qui me sont naturels, que j'ai acquis
sans travail, que je conserve sans eflFort, qui cadrent
avec les mœurs de ma nation, qui sont du goût de
ceux qui me protègent, et plus analogues à leurs
petits besoins particuliers que des vertus qui les
gêneraient en les accusant depuis le matin jusqu'au
soir, il serait bien singulier que j'allasse me tour-
menter comme une âme damnée pour me bistourner
et me faire autre que je ne suis, pour me donner un
caractère étranger au mien, des qualités très estima-
bles, j'y consens pour ne pas disputer, mais qui me
coûteraient beaucoup à acquérir, à pratiquer, ne me
mèneraient à rien, peut-être à pis que rien, par la
satire continuelle des riches auprès desquels les
gueux comme moi ont à chercher leur vie. On loue
la vertu, mais on la hait, mais on la fuit, mais elle
gèle de froid, et dans ce monde il faut avoir les
pieds chauds. Et puis cela me donnerait de Thumeur
infailliblement ; car pourquoi voyons-nous si fréquem-
ment les dévots si durs, si fâcheux, si insociables?
C'est qu'ils se sont imposé une tâche qui ne leur est
pas naturelle ; ils souffrent, et quand on souffre, on fait
souffrir les autres : ce n'est pas là mon compte, ni
celui d^ mes protecteurs; il faut que je sois gai,
souple, plaisant, bouffon, drôle. La vertu se fait
respecter, et le respect est incommode ; la vertu se
fait admirer, et radmiracion n^esc pas amusante.
J^ai affaire à des gens qui s^ennuient, et il faut que
je les fasse rire. Or, c'est le ridicule et la folie qui
font rire. Il faut donc que je sois ridicule et fou, et
quand la Nature ne m'aurait pas fait tel, le plus
court serait de le paraître. Heureusement je n'ai
pas besoin d'être hypocrite ; il y en a déjà tant de
toutes les couleurs, sans compter ceux qui le sont
avec eux-mêmes I Ce chevalier de la Morlière qui
retape son chapeau sur son oreille, qui porte la tête
au vent, qui vous regarde le passant par-dessus l'é-
paule, qui fait battre une longue épée sur sa cuisse,
qui a l'insulte toute prête pour celui qui n'en porte
point, et qui semble adresser un défi à tout venant,
que fait-il? tout ce qu il peut pour se persuader
qu'il est un homme de cœur; mais il est lâche.
Offrez-lui une croquignole sur le bout du nez, et
il la recevra en douceur. Voulez-vous lui faire
baisser le ton? élevez-le, montrez-lui votre canne,
ou appliquez votre pied entre ses fesses. Tout
éconné de se trouver un lâche, il vous demandera
qui est-ce qui vous l'a appris, d'où vous le savez.
Lui-même l'ignorait le moment précédent ; une
longue et habituelle singerie de bravoure lui en avait
imposé, il avait tant fait les mines, qu'il croyait la
chose. Et cette femme qui se mortifie, qui visite les
-\
LE NEVEU DE RAMEAU. 155
prisons, qui assiste à foutes les assemblées de cha-
rité, qui marche les yeux baissés, qui n'oserait re-
garder un homme en face, sans cesse en garde
contre la séduction de ses sens; tout cela empêche-
t-il que son cœur ne brûle, que des soupirs ne lui
échappent, que son tempérament ne s'allume, que
les désirs ne Tobsèdent, et que son imagination ne
lui retrace, la nuit, les scènes du Portier des Char-
treux ^ les postures de TArétin? Alors que devient-
elle? qu'en pense sa femme de chambre, lorsqu'elle
se lève en chemise et qu'elle vole au secours de sa
maîtresse qui se meurt? Justine, allez vous recou-
cher; ce n'est pas vous que votre maîtresse appelle
dans son délire. Et Tami Rameau, s'il se mettait un
jour à marquer du mépris pour la fortune, les
femmes, la bonne chère, l'oisiveté, à catoniser, que
serait-il? un hypocrite. Il faut que Rameau soit ce
qu'il est, un brigand heureux avec des brigands
opulents, et non un fanfaron de vertu ou même un
homme vertueux, mangeant sa croûte de pain seul
ou à côté des gueux. Et pour le trancher net, je ne
m'accommode point de votre félicité, ni du bonheur
de quelques visionnaires comme vous.
MOI. — Je vois, mon cher, que vous ignorez ce
que c'est, et que vous n'êtes pas même fait pour
l'apprendre.
LUI. — Tant mieux, mordieu! tant mieux : cela
me ferait crever de faim, d'ennui, et de remords
peut-être.
MOI. — D'après cela, le seul conseil que j'aie à
vous donner, c'est de rentrer bien vite dans la
maison d'où vous vous êtes imprudemment fait
chasser.
LUI. — Et de faire ce que vous ne désapprouvez
pas au simple, et ce qui me répugne un peu au figurée
MOI. — Quelle singularité!
LUI. — Il n'y a rien de singulier à cela. Je veux
bien être abject, mais je veux que ce soit sans con-
trainte. Je veux bien descendre de ma dignité...
Vous riez?
MO), — Oui, votre dignité me fait rire.
LUI. — Chacun a la sienne. Je veux bien oublier
la mienne, mais à ma discrétion, et non à Tordre
d'autrui. Faut-il qu on puisse me dire : Rampe, et
que je sois obligé de ramper? C'est l'allure du ver,
c'est la mienne ; nous la suivons l'un et l'autre quand
on nous laisse aller, mais nous nous redressons
quand on nous marche sur la queue : on m'a mar-
ché sur la queue et je me redresserai. Et puis vous
n'avez pas d'idée de la pétaudière dont il s'agit.
Imaginez un mélancolique et maussade personnage,
dévoré de vapeurs, enveloppé dans deux ou trois
LE NEVEU DE RAMEAU.
'57
tours de robe de chambre; qui se déplaît à lui-
même, à qui tout déplaît ; qu on fait à peine sourire
en se disloquant le corps et l'esprit en cent manières
diverses; qui considère froidement les grimaces
plaisantes de mon visage et celles de mon jugement,
qui sont plus plaisantes encore ; car, entre nous, ce
père Noël, ce vilain bénédictin si renommé pour les
gVimaces, malgré ses succès à la Cour, n'est, sans
me vanter ni lui non plus, en comparaison de moi,
qu'un polichinelle de bois. J'ai beau me tourmenter
pour atteindre au sublime des Petites-Maisons, rien
n'y fait. Rira-t-il? ne rira-t-il pas ? voilà ce que je
suis forcé de me dire au milieu de mes contorsions ;
et vous pouvez juger combien cette incertitude nuit
au talent. Mon hypocondre, la tête renfoncée dans
un bonnet de nuit qui lui couvre les yeux, a Pair
d'une pagode immobile à laquelle on aurait attaché
un fil au menton, d'où il descendrait jusque sous son
fauteuil. On attend que le fil se tire, et il ne se tire
point : ou s'il arrive que la mâchoire s'entr'ouvre,
c'est pour articuler un mot désolant, un mot qui
vous apprend que vous n'avez point été aperçu, et
que toutes vos singeries sont perdues. Ce mot est
la réponse à une question que vous lui aurez faite il
y a quatre jours ; ce mot dit, le ressort mastoïde se
détend, et la mâchoire se referme.
158
LE NEVEU DE RAMEAU.
(Puis il se mit à contrefaire son homme. Il s'était
placé dans une chaise, la tête fixe, le chapeau jusque
sur les paupières, les yeux à demi clos, les bras pen-
dants, remuant sa mâchoire comme un automate, et
disant : c Oui, vous avez raison, mademoiselle, il
faut mettre de la finesse là. •) — C'est que cela
décide, que cela décide toujours et sans appel, le
soir, le matin, à la toilette, à dîner, au café, au jeu,
au théâtre, à souper, au lit et, Dieu me le par-
donne, je crois, entre les bras de sa maîtresse. Je ne
suis pas à portée d'entendre ces dernières décisions-
ci, mais je suis diablement las des autres... Triste, obs-
cur et tranché comme le destin, tel est notre patron.
Vis-à-vis, c'est une bégueule qui joue l'impor-
tance, à qui Ton se résoudrait à dire qu'elle est
jolie, parce qu'elle Test encore, quoiqu'elle ait sur
le visage quelques gales par-ci par-là, et qu'elle
coure après le volume de madame Bouvillon. J'aime
les chairs quand elles sont belles ; mais aussi trop
est trop, et le mouvement est si essentiel à la ma-
tière! Itenty elle est plus méchante, plus fiére et
plus bête qu'une oie. Ite/iij elle veut avoir de l'es-
prit; item^ il faut lui persuader qu'on lui en croit
comme à personne. Item, cela ne sait rien, et cela
décide aussi. Item^ il faut applaudir à ces décisions
des pieds et des mains, sauter d'aise, se transir d'ad-
miration : t Que cela est beau, délicat, bien dit,
finement vu, singulièrement senti ! Où les femmes
prennent-elles cela? Sans étude, par la seule force
de r instinct, par la seule lumière naturelle! cela
tient du prodige. Et puis, qu'on vienne nous dire
que l'expérience, Tétude, la réflexion, Téducation,
y font quelque chose !.. . » et autres pareilles sottises,
et pleurer de joie ; dix fois la journée se courber,
un genou fléchi en devant, l'autre jambe tirée en
arrière, les bras écendus vers la déesse, chercher son
désir dans ses yeux, rester suspendu à sa lèvre,
attendre son ordre, et partir comme un éclair. Qui
est-ce qui veut s'assujettir à un rôle pareil, si ce
n*est le misérable qui trouve là, deux ou trois fois
la semaine, de quoi calmer la tribulation de ses in-
testins? Que penser des autres tels que le Palissot,
le Fréron, le Poînsinet, le Baculard, qui ont quelque
chose, et dont les bassesses ne peuvent s'excuser
par le borborygme d'un estomac qui souffre?
MOI. — Je ne vous aurais jamais cru si difficile.
un. — Je ne le suis pas. Au commencement je
voyais faire les autres, et je faisais comme eux,
même un peu mieux, parce que je suis plus franche-
ment impudent, meilleur comédien, plus affamé,
fourni de meilleurs poumons. Je descends apparem-
ment en droite ligne du fameux Stentor...
(Et, pour me donner une juste idée de la force
de ce viscère, il se mit à tousser d'une violence à
ébranler les vitres du café, et à suspendre l'attention
des joueurs d*échecs.)
MOI. — Mais à quoi bon ce talent ?
LUI. — Vous ne le devinez pas?
MOI. — Non, je suis un peu borné.
LUI. — Supposez la dispute engagée et la victoire
incertaine ; je me lève, et, déployant mon tonnerre,
je dis : c Cela est comme mademoiselle T assure...
c'est là ce qui s'appelle juger ! Je le donne en cent
à tous nos beaux esprits. L'expression est de génie. •
Mais il ne faut pas toujours approuver de la même
manière ; on serait monotone, on aurait l'air faux,
on deviendrait insipide. On ne se sauve de là que
par du jugement, de la fécondité ; il faut savoir pré-
parer et placer ces tons majeurs et péremptoires,
saisir l'occasion et le moment. Lors, par exemple,
qu'il y a partage entre les sentiments, que la dispute
s'est élevée à son dernier degré de violence, qu'on
ne s'entend plus, que tous parlent à la fois, il faut
être placé à l'écart, dans l'angle de l'appartement
le plus éloigné du champ de bataille , avoir préparé
son explosion par un long silence, et tomber subite-
ment comme une comminge au milieu des conten-
dants : personne n'a cet art comme moi. Mais où je
suis surprenant, c'est dans l'opposé : j'ai des petits
tons que j'accompagne d'un sourire, une variété in*-
finie de mines approbatives ; là, le nez, la bouche,
le front, les yeux, entrent en jeu ; j'ai une souplesse
de reins, une manière de contourner Tépine du dos,
de hausser ou de baisser les épaules, d*étendre les
doigts, d'incliner la tête, de fermer les yeux, et
d'être stupéfait comme si j'avais entendu descendre
du ciel une voix angélique et divine ; c'est là ce qui
flatte. Je ne sais si vous saisissez bien toute Ténergie
de cette dernière attitude-là ; je ne l'ai point inven-
tée, mais personne ne m'a surpassé dans Texécution.
Voyez, voyez.
MOI. — Il est vrai que cela est unique.
LUI. — Croyez- vous qu'il y ait cervelle de femme
un peu vaine qui tienne à cela ?
MOI. — Non; il faut convenir que vous avez porté
le talent de faire le fou et de s'avilir aussi loin qu'il est
possible.
LUiw — Ils auront beau faire, tous tant qu'ils sont,
ils n'en viendront jamais là : le meilleur d'entre eux,
Palissot, par exemple, ne sera jamais qu'un bon éco-
lier. Mais si ce rôle amuse d'abord, et si Ton goûte
quelque plaisir à se moquer en dedans de la bêtise
de ceux qu'on enivre, à la longue cela ne pique
plus, et puis après un certain nombre de décou-
11
l62
LE NEVEU DE RAMEAU.
vertes on est obligé de se répéter : l'esprit et l'art
ont leurs limites ; il n'y a que Dieu et quelques gé-
nies rares pour qui la carrière s'étend à mesure
qu'ils y avancent. Bouret en est un peut-être : il y
a de celui-ci des traits qui m'en donnent à moi, oui,
à moi-même, la plus sublime idée. Le petit chien ^ le
livre de la félicité^ les Jlambeaux sur la route de
Versailles , sont de ces choses qui me confondent et
m'humilient; ce serait capable de dégoûter du mé-
tier.
MOI. — Que voulez-vous dire avec votre petit
chien ?
LUI. — D'où venez- vous donc ? Quoi! sérieuse-
ment, vous ignorez comment cet homme rare s'y
prit pour détacher de lui et attacher au Garde des
Sceaux un petit chien qui plaisait à celui-ci ?
MOI. — Je Tignore, je le confesse.
LUI. — Tant mieux. C'est une des plus belles
choses qu'on ait imaginées; toute l'Europe en a été
émerveillée, et il n'y a pas un courtisan dont elle
n'ait excité l'envie. Vous qui ne manquez pas de sa-
gacité, voyons comment vous vous y seriez pris a
sa place. Songez que Bouret était aimé de son chien ;
songez que le vêtement bizarre du ministre efirayait
le petit animal ; songez qu'il n'avait que huit jours
pour vaincre les difficultés. Il faut connaître toutes
LE NEVEU DE RAMEAU. i<5j
les conditions du problème pour bien sentir le mé-
rite de la solution. Eh bien?
MOI. — Eh bien ! il faut que je vous avoue que
dans ce genre les choses les plus faciles m'embarras-
sent.
LUI. — Ecoutez (me dit-il en me frappant un
petit coup sur Tépaule, car il est familier), écoutez
et admirez. Il se fait faire un masque qui ressemble
au Garde des Sceaux ; il emprunte d'un valet de
chambre la volumineuse simarre ; il se couvre le vi-
sage du masque, il endosse la simarre. Il appelle
son chien, il le caresse, il lui donne la gimblette ;
puis tout à coup changeant de décoration, ce n'est
plus le Garde des Sceaux, c'est Bouret qui appelle
son chien et qui le fouette. En moins de deux, ou
trois jours de cet exercice continué du matin au soir,
le chien sait fuir Bouret le Fermier-Général et cou-
rir à Bouret le Garde des Sceaux. Mais je suis trop
bon ; vous êtes un profane qui ne méritez pas d'être
instruit des miracles qui s'opèrent à côté de vous.
Mor. — Malgré cela, je vous prie, le îivre^ les
Jlambeaux ?
LUI. — Non, non. Adressez-vous aux pavés, qui
vous diront ces choses-là, et profitez de la circons-
tance qui nous a rapprochés, pour apprendre des
choses que personne ne sait que moi.
1(54
LE NEVEU DE RAMEAU.
MOI. — Vous avez raison.
LUI. — Emprunter la robe et la perruque, j'avais
oublié la perruque^ du garde des sceaux ! se faire un
masque qui lui ressemble ! le masque surtout me
tourne la tête. Aussi cet homme jouit-il de la plus
haute considération ; aussi possède-t-il des millions.
Il y a des croix de Saint-Louis qui n'ont pas de pain :
aussi pourquoi courir après la croix, au hasard de
se faire échiner, et ne pas se tourner vers un état
sans péril, qui ne manque jamais sa récompense?
Voilà ce qui s'appelle aller au grand. Ces modèles-
là sont décourageants; on a pitié de soi, et Ton
s'ennuie. Le masque ! le masque ! Je donnerais un
de mes doigts pour avoir trouvé le masque.
MOI. — Mais avec cet enthousiasme pour les belles
choses, et cette facilité de génie que vous possédez,
est-ce que vous n'avez rien inventé ?
LUI. — Pardonnez-moi; par exemple, l'attitude
admirative du dos dont je vous ai parlé, je la regarde
comme mienne, quoiqu'elle puisse peut-être m'être
contestée par des envieux. Je crois bien qu'on l'a
employée auparavant ; mais qui es:-ce qui a senti
combien elle était commode pour rire en dessous de
l'impertinent qu'on admirait ? J'ai plus de cent fa-
çons d'entamer la séduction d'une jeune fille à côté
de la mère, sans que celle-ci s'en aperçoive, et même
LE NEVEU DE RAMEAU. 10$
de la rendre complice. A peine entrais-je dans la
carrière, que je^dédaignai toutes les manières vul-
gaires de glisser un billet doux; j'ai dix moyens de
me le faire arracher, et parmi ces moyens j'ose me
flatter qu'il y en a de nouveaux. Je possède surtout
le talent d'encourager un jeune homme timide ; j'en
ai fait réussir qui n'avaient ni esprit ni figure. Si cela
était écrit, je crois qu'on m'accorderait quelque génie.
MOI. — Vous ferait un honneur singulier.
LUI. — Je n'en doute pas.
MOI. — A votre place, je jetterais ces choses-là sur
le papier. Ce serait dommage qu'elles se perdissent.
LUI. — Il est vrai ; mais vous ne soupçonnez pas
combien je fais peu de cas de la méthode et des
préceptes. Celui qui a besoin d'un protocole n'ira
jamais loin; les génies lisent peu, pratiquent beau-
coup, et se font d'eux-mêmes. Voyez César, Tu-
renne, Vauban, la marquise de Téncin, son frère
le cardinal, et le secrétaire de celui-ci, l'abbé Tru-
blet. Et Bouret ? Qui est-ce qui a donné des leçons
à Bouret ? Personne ; c'est la nature qui forme ces
hommes rares-là. Croyez-vous que l'histoire du
chien et du masque soit écrite quelque part.
MOI. — Mais à vos heures perdues, lorsque l'an-
goisse de votre estomac vide, ou la fatigue de votre
estomac surchargé éloigne le sommeil...
LUI, — J'y penserai. Il vaut mieux écrire de
grandes choses que d'en exécuter de petites. Alors
l'âme s'élève, l'imagination s'échauffe, s'enflamme
et s'étend, au lieu qu'elle se rétrécit à s'étonner,
auprès de la petite Hus, des applaudissements que
ce sot public s'obstine à prodiguer à cette minau-
dière de D ange ville qui joue si platement, qui
marche presque courbée en deux sur la scène, qui a
l'affectation de regarder sans cesse dans les yeux de
celui à qui elle parle et de jouer en dessous, et qui
prend elle-même ses grimaces pour de la finesse,
son petit trotter pour de la grâce ; à cette empha-
tique Clairon, qui est plus maigre, plus apprêtée,
plus étudiée, plus empesée qu'on ne saurait dire.
Cet imbécile parterre les claque à tout rompre, et
ne s'aperçoit pas que nous sommes un peloton d'agré-
ments : il est vrai que le peloton grossit un peu,
mais qu'importe } que nous avons la plus belle peau,
les plus beaux yeux, le plus joli bec ; peu d'entrailles
à la vérité, une démarche qui n'est pas légère , mais
qui n'est pas non plus aussi gauche qu'on le dit.
Pour le sentiment en revanche, il n'en est aucune
à qui nous ne damions le pion.
MOK — Comment dites-vous tout cela? est-ce
ironie ou vérité?
LUI. — Le mal est que ce diable de sentiment est
LE NEVEU DE RAMEAU. 167
tout en dedans, et qu il n*en transpire pas une lueur
au dehors ; mais moi qui vous parle, je sais et je sais
bien qu elle en a. Si ce n'est pas cela précisément,
c'est quelque chose comme cela. Il faut voir, quand
l'humeur nous prend, comme nous traitons les va-
lets, comme les femmes de chambre sont souffletées,
comme nous menons à grands coups de pied les
Parties casuelles pour peu qu'elles s'écartent du res-
pect qui nous est dû. C'est un petit diable, vous
dis-je, tout plein de sentiment et de dignité... Oh
ça, vous ne savez où vous en êtes, n'est-ce pas?
MOI. — J'avoue que je ne saurais démêler si c'est
de bonne foi ou méchamment que vous parlez. Je
suis un bon homme ; ayez la bonté d'en user avec
moi plus rondement, et de laisser là votre art.
LUI. — Cela, c'est ce que nous débitons à la petite
Hus de la Dange ville et de la Clairon, mêlé par-ci
par-là de quelques mots qui vous donnent l'éveil.
Je consens que vous me preniez pour un vaurien,
mais non pour un sot; et il n'y aurait qu'un sot ou
un homme perdu d'amour qui pût dire sérieusement
tant d'impertinences.
MOI. — Mais comment se résout-on à les dire ?
LUI. — Cela ne se fait pas tout d'un coup; mais
petit à petit on y vient. Ingenii largitor venter,
MOI. — Il faut être pressé d'une cruelle faim.
i6Q. LE NEVEU DE RAMEAU.
LUI. — Cela se peut. Cependant quelque fortes
qu elles vous paraissent, croyez que ceux à qui elles
s'adressent çont plutôt accoucumés à les entendre
que nous à les hasarder.
MOI. — Est-ce qu'il y a \x quelqu'un qui ait le
courage d'être de votre avis?
LUI. — Qu'appelez-vous quelqu'un ? C'est le sen-
timent et le langage de toute la société.
MOI. — Ceux d'entre vous qui ne sont pas de
grands vauriens doivent être de grands sots.
LUI. — Des sots, là? Je vous jure qu'il n'y en a
qu un, c'est celui qui nous fête pour lui en imposer.
MOI. — Mais comment s'en laisse-t-on si gros-
sièrement imposer ? Car enfin la supériorité des ta-
lents de la Dangeville et de la Clairon est décidée.
LUI. — On avale à pleine gorgée le mensonge qui
nous flatte, et Ton boit goutte à goutte une vérité
qui nous est amère. Ec puis nous avons l'air si pé-
nétré, si vrai!
MOI. — Il faut cependant que vous ayez péché
une fois contre les principes de l'art, et qu'il vous
soit échappé par mégarde quelques-unes de ces véri-
tés amères qui blessent; car, en dépit du rôle misé-
rable, abject, vil, abominable que vous faites, je
crois qu'au fond vous avez l'âme délicate.
LUI. — Moi? point du tout. Que le Diable m'em-
LE NEVEU DE RAMEAU. 169
porte si je sais au fond ce que je suis ! En général,
j'ai Tesprit rond comme une boule, et le caractère
franc comme l'osier. Jamais faux, pour peu que j'aie
d'intérêt d'être vrai; jamais vrai, pour peu que j'aie
dUntérèt d'être faux. Je dis les choses comme elles
me viennent; sensées, tant mieux; impertinentes, on
n'y prend pas garde. J'use en plein de mon franc-
parler. Je n'ai pensé de ma vie, ni avant que de
dire, ni en disant, ni après avoir dit ; aussi je n'of-
fense personne.
MCI. — Mais cela vous est pourtant arrivé avec
les honnêtes gens chez qui vous viviez, et qui
avaient pour vous tant de bontés.
LUI. — Que voulez-vous? c'est un malheur, un
mauvais moment comme il y en a dans la vie; point
de félicité continue : j'étais trop bien, cela ne pou-
vait durer. Nous avons, comme vous savez, la com-
pagnie la plus nombreuse et la mieux choisie. C'est
•une école d'humanité, le renouvellement de l'antique
hospitalité : tous les poètes qui tombent, nous les
ramassons; nous eûmes Palissot après sa Zarès^
Bret après le Faux généreux; tous les musiciens
décriés, tous les auteurs qu'on ne lit point, toutes
les actrices sifflées, tous les acteurs hués, un tas de
pauvres honteux, plats parasites à la tête desquels
j'ai rhonneur d'être, brave chef d'une troupe timide.
170 LE NEVEU DE RAMEAU.
Cesc moi qui les exhorte à manger la première fois
qu^ils viennent, c'est moi qui demande à boire pour
eux : ils tiennent si peu de place ! Quelques jeunes
gens déguenillés qui ne savent où donner de la tête,
mais qui ont de la figure ; d*autres scélérats qui cajo-
lent le Patron et qui l'endorment, afin de glaner
après lui sur la Patronne. Nous paraissons gais,
mais au fond nous avons tous de Thumeur et grand
appétit. Des loups ne sont pas plus afiamés, des
tigres ne sont pas plus cruels : nous dévorons comme
des loups lorsque la terre a été longtemps couverte
de neige, nous déchirons comme des tigres tout ce
qui réussit. Quelquefois les cohues Berlin^ Mont^
sauge et Viliemorien se réunissent : c'est alors qu*il
se fait un beau bruit dans la ménagerie. Jamais on
ne vit tant de bêtes tristes, acariâtres, malfaisantes
et courroucées. On n'entend que les noms de Bufibn,
de Duclos, de Montesquieu, de Rousseau, de Vol-
taire, de d'Alembert, de Diderot. Et Dieu sait de *
quelles épithèces ils sont accompagnés ! Nul n'aura
de l'esprit s'il n'est aussi sot que nous. C'est là que
le plan de la comédie des Philosophes a été conçu ;
la scène du colporteur, c'est moi qui l'ai fournie,
d'après la Théologie en quenouille : vous n'êtes pas
épargné là plus qu'un autre.
MOI. — Tant mieux ! peut-être me fait-on plus
LE NEVEU DE RAMEAU. 171
d'honneur que je n'en mérite. Je serais humilié si
ceux qui disent du mal de tant d'habiles et honnêtes
gens s'avisaient de dire du bien de moi.
LUI. — Nous sommes beaucoup, et il faut que
chacun paye son écot; après le sacrifice des grands
animaux, nous immolons les autres.
MOI. — Insulter la science et la vertu pour vivre,
voilà du pain bien cher !
LUI. — Je vous l'ai déjà dit, nous sommes sans
conséquence ; nous injurions tout le monde et nous
n'affligeons personne. Nous avons quelquefois le
pesant abbé d'Olivet, le gros abbé le Blanc, l'hypo-
crite Batteux. Le gros abbé n'est méchant qu'avant
dîner; son café pris, il se jette dans un fauteuil, les
pieds appuyés contre la tablette de la cheminée et
s'endort comme un vieux perroquet sur son bâton.
Si le vacarme devient violent, il bâille, étend ses
bras, il frotte ses yeux et dit : t Eh bien, qu est-ce?
qu'est-ce? — Il s'agit de savoir si Piron a plus d'es-
prit que Voltaire. — Entendons-nous : c'est de l'es-
prit que vous dites ? il ne s'agit pas de goût? car du
goût, votre Piron ne s'en doute pas. — Ne s'en
doute pas! — Non... • Et puis nous voilà embar-
qués dans une dissertation sur le goût. Alors le
Patron fait signe de la main qu'on l'écoute, car
c'est surtout de goût qu'il se pique, t Le goût, dit-
il... le goût est une chose... • Ma foi, je ne sais
quelle chose il disait que c'était, ni lui non plus.
Nous avons quelquefois l'ami Robbé ; il nous ré-
gale de ses contes cyniques, des miracles des convul-
sionnaires, dont il a été le témoin oculaire, et de
quelques chants de son poème sur un sujet qu'il
connaît à fond. Je hais ses vers, mais j'aime à l'en-
tendre réciter; il a l'air d'un énergumène. Tous
s'écrient autour de lui : • Voilà ce qu'on appelle un
poète!... • Entre nous cette poésie-là n'est qu'un
charivari de toutes sortes de bruits confus, le ramage
barbare des habitants de la tour de Babel.
Il nous vient aussi un certain niais, qui a l'air
plat et bêce, mais qui a de l'esprit comme un dé-
mon, et qui est plus malin qu'un vieux singe. C'est
une de ces figures qui appellent la plaisanterie et les
nasardes, et que Dieu fit pour la correction des
gens qui jugent à la mine et à qui leur miroir aurait
dû apprendre qu'il est aussi aisé d'être un homme
d'esprit et d'avoir l'air d'un sot, que de cacher un
sot sous une physionomie spirituelle. C'est une lâ-
cheté bien commune que celle d'immoler un bon
homme à l'amusement des autres; on ne manque
jamais de s'adresser à celui-ci. C'est un piège que
nous tendons aux nouveaux venus, et je n'en ai
presque pas vu un seul qui n'y donnât...
LE NEVEU DE RAMEAU. ,i7J
(J'étais quelquefois surpris de la justesse dej?
observations de ce fou sur les hommes et sur les
caractères, et je le lui témoignai.) C'est, me répons-
dit-il, qu'on tire parti de la mauvaise compagnie
comme du libertinage ; on est dédommagé de la perte
de son innocence par celle de ses préjugés : dans la
société des méchants, où le vice se montre à masque
levé, on apprend à les connaître. Et puis j'ai un peu
lu.
MOI. — Qu'avez-vous lu?
LUI. — J'ai lu et je lis -et relis sans cesse Théo-
phraste, La Bruyère et Molière .
MOI. — Ce sont d'excellents livres.
LUI. — Ils sont bien meilleurs qu'on ne pense;
mais qui est-ce qui sait les lire?
MOI. — Tout le monde, selon la mesure de son
€sprit.
LUI. — Presque personne. Pourriez-vous me dire
ce qu'on y cherche?
MOI. — L'amusement et l'instruction.
LUI. — Mais quelle instruction? car c'est là le
point.
MOI. — La connaissance de ses devoirs, Pamour
de la vertu, la haine du vice.
LUI. — Moi j'y recueille tout ce qu'il faut faire et
tout ce qu'il ne faut pas dire. Ainsi quand je Us
17+ LE NEVEU DE RAMEAU.
rAvare^)Q me dis : sois avare si tu veux, mais garde-
toi de parler comme FAvare. Quand je lis le Tizr-
tuffe^ je me dis : sois hypocrite si tu veux, mais ne
parle pas comme l'Hypocrite. Garde des vices qui te
sont utiles, mais n'en aie ni le ton ni les apparences,
qui te rendraient ridicule. Pour te garantir de ce
ton, de ces apparences, il faut les connaître ; or ces
auteurs en ont fait des peintures excellentes. Je suis
moi, et je reste ce que je suis; mais j'agis et je parle
comme il convient. Je ne suis pas de ces gens qui
méprisent les moralistes ; il y a beaucoup à profiter,
surtout en ceux qui ont mis la morale en action.
Le vice ne blesse les hommes que par intervalle:
les caractères du vice les blessent du matin au soir.
Peut-être vaudrait-il mieux être un insolent que d'en
avoir la physionomie; Tinsolent de caractère n'in-
sulte que de temps en temps, l'insolent de physio-
nomie insulte toujours. Au reste, n'allez pas imagi-
ner que je sois le seul lecteur de mon espèce; je
n'ai d'autre mérite ici que d'avoir fait par système,
par justesse d'esprit, par une vue raisonnable et
vraie, ce que la plupart des autres font par instinct.
De là vient que leurs lectures ne les rendent pas meil-
leurs que moi, mais qu'ils restent ridicules en dépit
d'eux; au lieu que je ne le suis que quand je veux,
et que je les laisse alors loin derrière moi; car le
LE NEVEU DE RAMEAU. 175
même art qui m'apprend à me sauver du ridicule
en certaines occasions, m'apprend aussi dans d'au-
tres à l'attraper heureusement. Je me rappelle alors
tout ce que les autres ont dit, tout ce que j'ai lu, et
j'y ajoute tout ce qui sort de mon fonds, qui est en
ce genre d'une fécondité surprenante.
MOI. — Vous avez bien fait de me révéler ces
mystères, sans quoi je vous aurais cru en contradic-
tion,
LUI. — Je n'y suis point; car pour une fois où il
faut éviter le ridicule, heureusement il y en a cent
où il faut s'en donner. Il n'y a point de meilleur rôle
auprès des grands que celui de fou. Longtemps il y
a eu le fou du roi en titre, en aucun il n'y a eu en
litre le sage du roi. Moi, je suis le fou de Bertin et
de beaucoup d'autres, le vôtre peut-être dans ce
moment, ou peut-être vous le mien : celui qui serait
sage n'aurait point de fou ; celui donc qui a un fou
n'est pas sage ; s'il n'est pas sage il est fou, et peut-
être, fût-il roi, le fou de son fou. Au reste, souve-
nez-vous que, dans un sujet aussi variable que les
mœurs, il n'y a rien d'absolument, d'essentiellement,
de généralement vrai ou faux; sinon qu'il faut être
ce que l'intérêt veut qu'on soit, bon ou mauvais,
sage ou fou, décent ou ridicule, honnête ou vicieux.
Si par hasard la vertu avait conduit à la fortune, ou
176 LE NEVEU DE RAMEAU.
j'aurais été vertueux, ou j'aurais simulé la vertu
comme un autre; on m'a voulu ridicule, et je me le
suis fait; pour vicieux, Nature seule en avait fait
les frais. Quand je dis vicieux, c'est pour parler
votre langue; car si nous venions à nous expliquer,
il pourrait arriver que vous appelassiez vice ce que
j'appelle vertu, et vertu ce que j'appelle vice.
Nous avons aussi les auteurs de TOpéra-Comique,
leurs acteurs et leurs actrices, et plus souvent leurs
entrepreneurs, Corbie, Moette, tous gens de res-
sources et d'un mérite supérieur.
Eh ! j'oubliais les grands critiques de la littéra-
ture, V Avant-Coureur^ les Petites Affiches ^ P Année
littéraire^ l'Observateur littéraire^ le Censeur hebdo-
madairâj toute la clique des feuillistes.
MOI. — L* Année littéraire! l'Observateur litté-
raire! Cela ne se peut; ils se détestent.
LUI. — Il est vrai ; mais tous les gueux se récon-
cilient à la gamelle. Ce maudit Observateur littéraire^
que le Diable l'eut emporté lui et ses feuilles ! C'est
ce chien de petit prêtre avare, puant et usurier, qui
est la cause de mon désastre. Il parut sur notre
horizon hier pour la première fois; il arriva à
l'heure qui nous chasse tous de nos repaires,
l'heure du dîner. Quand il fait mauvais temps,
heureux celui d'entre nous qui a la pièce de vingt"»
LE NEVEU DE RAMEAU»
177
quatre sous dans sa poche! Tel s'est moqué de son
confrère qui était arrivé le matin crotté jusqu'à
Téchine et mouillé jusqu'aux os, qui le soir rentre
chez lui dans le même état. Il y en eut un, je ne sais
plus lequel, qui eut, il y à quelques mois, un
démêlé violent avec le Savoyard qui s'est établi à
notre porte ; ils étaient en compte Courant : le créan--
cier voulait que son débiteur se liquidât, et celui-ci
n'était pas en fonds. On sert, on fait- les honneurs
de la table à l'abbé, on le place au haut bout. J'entre ;
je l'aperçois, t Comment, l'Abbé, lui dis-je, vous
présidez? voilà qui est fort bien pour aujourd'hui;
mais demain vous descendrez, s'il vous plaît, d'une
assiette, après-demain d'une autre assiette, et ainsi
d'assiette en assiette, soit à droite, soit à gauche,;
jusqu'à ce que de la place que j'ai occupée une fois
avant vous,. Fréron une fois après moi, Dorât une
fois après Fréron, Palissot une fois après Dorât,
vous deveniez stationnaire auprès de moi, pauvre
plat bougre comme vous, qui siedo sertipre corne un
maestoso caijo fra duoi coglioni, « L'abbé, qui est
ton diable, et qui prend tout bien, se mit à rire ;
Mademoiselle, pénétrée de mon observation et dé
la justesse de ma comparaison, se mit à rire; tous
ceux qui siégeaient à droite ou à gauche de l'abbé,
et qu'il avait reculés d'un cran, se mirent à rire ;
ta
171 LE NEVEU DE RAMEAU,
coiK le monde rie, excepté Monsieur, qui se fâche,
et me tient des propos qui n'auraient rien signifié si
nous avions été seuls, t Rameau, vous êtes un
impertinent. — Je le sais bien, et c'est à cette
condition que vous m'avez reçu. — Un faquin. —
Comme un autre. — Un gueux. — Est-ce que je
serais ici sans cela? — Je vous ferai chasser. —
Après dîner, je m'en irai de moi-même. — Je vous
le conseille... • On dîna; je n'en perdis pas un
coup de dent. Après avoir bien mangé, bu large-
ment, car après tout il n'en aurait été ni plus ni
moins, messer Gaster est un personnage contre
lequel je n'ai jamais boudé , je pris mon parti, et
je me disposais à m'en aller; j'avais engagé ma
parole en présence de tant de monde, qu'il fallait
bien la tenir. Je fus un temps considérable à rôder
dans l'appartement, cherchant ma canne et mon
chapeau où ils n'étaient pas, et comptant toujours
que le Patron se répandrait dans un nouveau tor-
rent d'injures, que quelqu'un s'interposerait, et que
nous finirions par nous raccommoder à force de
nous fâcher. Je tournais, je tournais, car moi je
n'avais rien sur le cœur; mais le Patron, lui, plus
sombre et plus noir que l'Apollon d'Homère lôrs*
qu'il décoche ses traits sur l'armée des Grecs, son
bonnet une fois plus renfoncé que de coutume, se
LE NEVEU DE RAMEAU. 179
promenait en long et en large, le poing sous le men-
ton. Mademoiselle s'approche de moi : t Mais, made-
moiselle, qu'est-ce qu'il y a donc d'extraordinaire;
ai-je été différent aujourd'hui de moi-même? — Je
veux qu'il sorte. — Je sortirai... Je ne lui ai point
manqué. — Pardonnez -moi ; on invite monsieur
Fabbé, et. . . — Cest lui qui s'est manqué à lui-même
en invitant l'abbé, en me recevant, et avec moi
tant d'autres bélîtres tels que moi. — Allons, mon
petit Rameau, il faut demander pardon à monsieur
l'abbé. — Je n'ai que faire de son pardon. — Allons,
allons, tout cela s'apaisera... » On me prend par la
main; on m'entraîne vers le fauteuil de l'abbé;
j'étends les bras, je contemple l'abbé avec une espèce
d'admiration, car qui esc-ce qui a jamais demandé
pardon à Fabbé? t L'Abbé, lui dis-je, l'Abbé, tout
ceci est bien ridicule, n^est-il pas vrai? » Et puis je
me mets à rire, et l'abbé aussi. Me voilà donc
excusé de ce côté-là; mais il fallait aborder l'autre,
et ce que j'avais à lui dire était une autre paire de
manches. Je ne sais plus trop comment je lui tour-
nai mon excuse, f Monsieur, voilà ce fou.,. — Il y
a trop longtemps qu'il me fait souffrir ; je n'en veux
plus entendre parler. — Il est fâché. — Oui, je suis
très fâché. — Cela ne lui arrivera plus. — Qu'au
premier faquin... • Je ne sais s'il était dans un de
i8o LE N£VEU DE RAMEAU.
ces jours d'humeur où Mademoiselle craint d'en
approcher, et n'ose le toucher qu'avec ses mitaines
de velours, ou s*il entendit mal ce que je disais, ou
si je dis mal; ce fut pis qu'auparavant. Que diable!
est-ce qu'il ne me connaît pas? est-ce qu'il ne sait
pas que je suis comme les enfants, et qu'il y a dç^
circonstances où je laisse tout aller sous moi? Et
puis je crois. Dieu me pardonne, que je n'aurais pas
un moment de relâche ; on userait un pantin d'acier
à tirer la ficelle du matin au soir, et du soir au
matin. Il faut que je les désennuie, c'est la condi-
tion; mais il faut que je m'amuse quelquefois. Aii
milieu de cet imbroglio il me passa par la tête une
pensée funeste, une pensée qui me donna de la^
morgue, une pensée qui m'inspira de la fierté et de
l'insolence : c'est qu'on ne pouvait se passer de
moi, que j'étais un homme essentiel.
: MOI. — Oui, je crois que vous leur êtes trè^
Utile, mais qu'ils vous le sont encore davantage.
Vous ne retrouverez pas, quand vous voudrez, une
aussi bonne maison; mais eux, pour un fou qui
leur manque, ils en retrouveront cent.
. LUI. ^- Cent fous comme moi! monsieur le Phi*
losophe, ils ne sont pas si communs. Oui, des plats[
fous. On est plus difficile en sottise qu'en talent ou
en vertu. Je suis rare dans mon espèce, oui, très
rare. A présent qu'ils ne m'ont plus, que font-ils?
ils s'ennuient comme des chiens. Je suis un sac
inépuisable d'impertinences. J'avais à chaque ins-
tant une boutade qui les faisait rire aux larmes :
j'étais pour eux les Petites-Maisons entières.
MOI. — Aussi vous aviez la table, le lit, Thabit,
veste et culottes, les souliers, et la pistole par
mois.
LUI. — Voilà le beau côté, voilà le bénéfice;
mais des charges, vous n'en dites mot. D'abord,
s'il était bruit d'une pièce nouvelle, quelque temps
qu'il fit, il fallait fureter dans tous les greniers de
Paris, jusqu'à ce que j'en eusse trouvé l'auteur; que
je me procurasse la lecture de l'ouvrage, et que
j'insinuasse adroitement qu'il y avair un rôle qui
serait supérieurement rendu par quelqu'un de ma
connaissance. • Et par qui, s'il vous plaît? — Par
qui ? belle question ! ce sont les grâces, la gentil-
lesse, la finesse. — Vous voulez dire mademoiselle
Dangeville ? Par hasard la connaî triez-vous? — Oui,
un peu; mais ce n'est pas elle. — Et qui donc? »
Je nommais tout bas... — Elle! — Oui, elle,
répétais-je un peu honteux, car j'ai quelquefois de
la pudeur; et à ce nom il fallait voir comme la
physionomie du poète s'allongeait, et d'autres fois
comme on m'éclatait au nez. Cependant, bon gré,
i8a LE NEVEU DE RAMEAU.
mal gré qu'il en eût, il fallait que j'amenasse mon
homme à diner; et lui, qui craignait de s'engager,
rechignait, remerciait. Il fallait voir comme j'étais
traité quand je ne réussissais pas dans ma négo-
ciation ! j'étais un butor, un sot, un balourd ; je
n'étais bon à rien; je ne valais pas le verre d'eau
qu'on me donnait à boire. C'était bien pis lorsqu'on
jouait, et qu'il fallait aller intrépidement, au milieu
des huées d'un public qui juge bien, quoi qu'on en
dise, faire entendre mes claquements de mains isolés,
attacher les regards sur moi, quelquefois dérober
les sifflets à l'actrice, et ouïr chuchoter à côté de
soi : f C'est un des valets déguisés de celui qui
couche. Ce maraud-là se taira-t-il?... • On ignore
ce qui peut déterminer à cela; on croit que c'est
ineptie, tandis que c'est un motif qui excuse tout,
MOI. — Jusqu'à l'infraction des lois civiles.
. LUI. — A la fin cependant j'étais connu, et l'on
disait : f Oh ! c'est Rameau. • Ma ressource était
de j.eter quelques mots ironiques qui sauvassent du
ridicule mon applaudissement solitaire, qu'on inter-
prétait à contresens. Convenez qu'il faut un puissant
intérêt pour braver ainsi le public assemblé, et que
chacune de ces corvées valait mieux qu'un petit écu.
MOI. — Que ne vous faisiez-vous prêter main-forte ?
LUI. — Cela m'arrivait aussi, et je glanais un
peu là-dessus. Avant que de se rendre au lieu du
supplice, il fallait se charger la mémoire des endroits
brillants ou il importait de donner le ton. S'il m' ar-
rivait de les oublier ou de me méprendre, j'en avals
le tremblement à mon retour; c'était un vacarme
dont vous n'avez pas d'idée. Et puis à la maison
une meute de chiens à soigner : il est vrai que je
m'étais sottement imposé, cette tâche; des chats
dont j'avais la surintendance. J'étais trop heureux
si Micoii me favorisait d'un coup de griffe qui
déchirât ma manchette ou ma main. Criquetre est
sujette à la colique; c'est moi qui lui frotte lé
ventre. Autrefois Mademoiselle avait des vapeurs,
ce sont aujourd'hui les nerfs. Je ne parle pas d'autres
indispositions légères dont on ne se gêne point devant
moi. Pour ceci, passe, je n'ai jamais prétendu con-
traindre. J'ai lu, je ne sais où, qu'un prince sur-
nommé le Grand restait quelquefois appuyé sur le
dossier de la chaise percée de sa maîtresse. On en
use à son aise avec ses familiers, et j'en étais ces
jours-là plus que personne. Je suis apôtre de la
familiarité et de l'aisance; je les prêchais là d'exemple,
sans qu'on s'en formalisât ; il n'y avait qu'à me lais-
ser aller. Je vous ai ébauché le Patron. Mademoi-
selle commence à devenir pesante, il faut entendre
les bons contes qu'ils en font.
fiS^
LE NEVEU DE RAMEAU.
' ' MOI. — Vous n'êtes pas de ces gens-là?
: LUI. -:- Pourquoi non?
MOI. — Cest qu'il est au moins indécent de
donner des ridicules^ à ses bienfaiteurs.
LUI. — Mais n'est-ce pas pis encore de s'auto-
riser de ses bienfaits pour avilir son protégé ?
MOI. — Mais si le protégé n'était pas vil par lui-
même, rien ne donnerait au protecteur cette auto-
rité.
LUI. -^ Mais si les personnages n'étaient pas ridi-
cules par eux-mêmes, on n'en ferait pas de bons
xx)ntes. Et puis est-ce ma fkute s'ils s'encanaillent ?
est-ce ma faute, lorsqu'ils sont encanaillés, si on les
trahit, si on les bafoue ? Quand on se résout à vivre
avec des gens comme nous, et qu'on a le sens com-
mun, il y a je ne sais combien de noirceurs auxquelles
il faut s'attendre. Quand on nous prend, ne nous
connaît-on pas pour ce que nous sommes, pour des
âmes intéressées, viles et perfides? Si l'on nous con-
naît, tout est bien. Il y a un pacte tacite qu'on nous
fera du bien, et que tôt ou tard nous rendrons le
mal pour le bien qu'on nous aura fait. Ce pacte ne
«ubsiste-t-il pas entre l'homme et son singe et son
perroquet? Le Brun jette les hauts cris que Palissot,
son convive et son ami, ait fait des couplets contre
lui. Palissot a du faire, les couplets, et c'est le Brun
LE NEVEU DE RAMEAU.
18$
qui a tort. Poînsinet jette les hauts cris que Palissot
ait mis suf son compte les couplets qu'il avait faits
contre le Brun : Palissot a du mettre sur le compte
de Poinsinet les couplets qu'il avait faits contre le
Brun, et c'est Poinsinet qui a tort. Le petit abbé Rejr
jette les hauts cris de ce que son ami Palissot lui a
soufflé sa maîtresse,, auprès de laquelle il l'avait
introduit : c'est qu'il ne fallait point introduire im
Palissot chez sa maîtresse, ou se résoudre à la
perdre; Palissot a fait son devoir, et c'est l'abbé
Rey qui a tort. Le libraire David jette les hauts cris
de ce que son associé Palissot a couché ou voulu
coucher avec sa femme , la femme du libraire David
jette les hauts cris de ce que Palissot a laissé croire
à qui l'a voulu qu'il avait couché avec elle; que
Palissot ait couché ou non avec la femme du libraire,
ce qui est difficile à décider, car la femme a dû nier
ce qui était, et Palissot a pu laisser croire ce qui
n'était pas, quoi qu'il en soit, Palissot a fait son
rôle, et c'est David et sa femme qui ont tort.
Qu'Helvétius jette les hauts cris que Palissot le tra-
duise sur la scène comme un malhonnête homme,
lui à qui il doit encore l'argent qu'il lui prêta
pour se faire traiter de la mauvaise ^anté, se nourrir
et se vêtir : a-t-il dû se promettre un autre procédé
de la part d'un homme souillé de toutes sortes
d'infamies, qui par passe-temps fait abjurer la religion
à son ami ; qui sVmpare du bien de ses associés, qui
n'a ni foi, ni loi, ni sentiment; qui court à la for^
tune per fas et ne/as j qui compte ses jours par ses
scélératesses, et qui s'est traduit lui-même sur la
scène comme un des plus dangereux coquins, impu-
dence dont je ne crois pas qu'il y eût dans le passé
an premier exemple, ni qu'il y en ait un second dans
l'avenir? Non. Ce n'est donc pas Palissot, mais c'est
Helvétius qui a tort. Si Ton mène un jeune provin-
cial à la Ménagerie de Versailles, et qu'il s'avise
par sottise de passer la main à travers les barreaux de
la loge du ti^re ou de la panthère, si le jeune homme
laisse son bras dans la gueule de l'animal féroce,
qui est-ce qui a tort? Tout cela est écrit dans le pacte
tacite; tant pis pour celui qui l'ignore ou l'oublie.
Combien je justifierais, par ce pacte universel et sacré,
de gens qu'on accuse de méchanceté , tandis que
c'est soi qu'on devrait accuser de sottise ! Oui, grosse
Comtesse, c'est vous qui avez tort, lorsque vous
rassemblez autour de vous ce qu'on appelle parmi
les gens de votre sorte des espèces, et que ces
espèces vous font des vilenies, vous en font faire,
et vous exposent au ressentiment des honnêtes gens.
Les honnêtes gens font ce qu'ils doivent, les espèces
aussi; et c'est vous qui avez tort de les accueillir.
LE NEVEU DE RAMEAU. 187
Si Bertinus vivait doucement, paisiblement avec sa
maîtresse; si par l'honnêteté de leurs caractères ils
s'étaient fait des connaissances honnêtes ; s'ils avaient
appelé autour d'eux des hommes à talents, des gens
connus dans la société par leur vertu; s'ils avaient
réservé pour une petite société éclairée et choisie
les heures de distraction qu'ils auraient dérobées à
la douceur d'être ensemble, de s'aimer, de se le dire
dans le silence de la retraite, croyez-vous qu'on en
eût fait ni bons ni mauvais contes? Que leur est-il
donc arrivé ? ce qu'ils méritaient ; ils ont été punis de
leur imprudence, et c'est nous que la Providence
avait destinés de toute éternité à faire justice des
Bertins du jour, et ce sont nos pareils d'entre nos ne-
veux qu'elle a destinés à faire justice des Montsauges
et des Bertins à venir. Mais, tandis que nous exécu-
tons ses justes décrets sur la sottise, vous qui nous
peignez tels que nous sommes, vous exécutez ses
justes décrets sur nous. Que penser iez-vous de nous
si nous prétendions avec des mœurs honteuses jouir
de la considération publique? Que nous sommes des
insensés. Et ceux qui s'attendent à des procédés
honnêtes de la part de gens nés vicieux, de carac-
tères vils et bas, sont-ils sages? Tout a son vrai
loyer dans ce monde. Il y a deux procureurs géné-
raux, l'un à votre porte, qui châtie les délits contre
i88
LE NEVEU DE RAMEAU.
la société; la Nature est l'autre. Celle-ci connaît de
tous les vices qui échappent aux Lois. Vous vous
livrez à la débauche des femmes, vous serez hydro-
pique ; vous êtes crapuleux, vous serez poumonique ;
vous ouvrez votre porte à des marauds et vous vivez
avec eux, vous serez trahi, persiflé, méprisé : le
plus court est de se résigner à l'équité de ces juge-
ments, et de se dire à soi-même : c'est bien fait, de
secouer ses oreilles et de s'amender, ou de rester ce
qu'on est, mais aux conditions susdites.
MOI. — Vous avez raison.
LUI. — Au demeurant, de ces mauvais contes,
moi je n'en invente aucun, je m'en tiens au rôle
de colporteur. Ils disent qu'il y a quelques jours,
sur les cinq heures du matin, on entendit un
vacarme enragé, toutes les sonnettes étaient en
branle, c'étaient les cris interrompus et sourds
d'un homme qui étoufie : A moi... moi... je
suffoque... je meurs... Ces cris partaient de l'appar-
tement du Patron. On arrive, on le secourt. Notre
grosse créature dont la tête était égarée, qui n'y
était plus, qui n'y voyait plus, comme il arrive dans
ce moment, s'élevait sur ses deux mains et, du plus
haut qu'elle pouvait, laissait retomber sur les Parties
casuelles un poids de deux à trois cents livres,
animé de toute la vitesse que donne la fureur du
plaisir. On eut beaucoup de peine à le dégager dé
là« Quelle diable de fantaisie à un petit marteau de
se placer sous une lourde enclume?
MOI. — Vous êtes un polisson. Parlons d'autre
chose. Depuis que nous causons, j'ai une question
sur la lèvre.
LUI. — Pourquoi l'avoir arrêtée là si longtemps?
MOI. — C'est que j'ai craint qu elle ne fût indis-
crète.
LUI. — Après ce que je viens de vous révéler,
j'ignore quel secret je puis avoir pour vous.
MOI. — Vous ne doutez pas du jugement que je
porte de votre caractère ?
LUI. — Nullement. Je suis à vos yeux un être
très abject, très méprisable, et je le suis aussi
quelquefois aux miens, mais rarement; je me félicite
plus souvent de mes vices que je ne m'en blâme :
vous êtes plus constant dans votre mépris.
MOI. — Il est vrai ; mais pourquoi me montrer
toute votre turpitude?
LUI. — D'abord, c'est que vous en connaissiez
une bonne partie, et que je voyais plus à gagner
qu'à perdre à vous avouer le reste.
MOI. — Comment cela, s'il vous plaît?
LUI. — S'il importe d'être sublime en xjuelques
genres, c'est surtout en mal. On crache sur un petit
tço LE NETEU DE RAMEAU.
filoa, mais on ne peut refuser une sorte de considé-
ration à un grand criminel; son courage tous
étonne, son atrocité vous fait frémir. On prise en
tout r unité du caractère.
MOI. — Mais cette esdmable unité de caractère
vous ne Favez pas encore; je vous trouve de temps
en temps vacillant dans vos principes ; il est incer*
tain si vous tenez votre méchanceté de la Nature ou
de Tétude, et si l'étude vous a porté aussi loin qu^'d
est possible.
LUI. — J'en conviens ; mais j'ai fait de mon
mieux. N'ai-je pas eu la modestie de reconnaître
des êtres plus parfaits que moi? Ne vous ai-je pas
parlé de Bouret avec l'admiration la plus profonde }
Bourer est le premier Jiomme du monde, dans mon
esprit.
MOI. — Mais immédiatement après Bouret c'est
vous?
LUI. — Non.
MOI. — C'est donc Palissot?
: LUI. — C'est Palissot, mais ce n'est pas Palissot
seuL
MOI. — Et qui peut être digne de partager le
second rang avec lui?
LUI, — Le renégat d'Avignon.
MOI. — Je n'ai jamais entendu parler de ce re*»
négat d'Avignon ; mais ce doit être un homme bien
étonnant.
LUI. — Aussi l'est-iU
MOI. — L'histoire des grands personnages m'a
toujours intéressé.
LUI. — Je le crois bien. Celui-ci vivait chep
un bon et honnête de ces descendants d'Abraham,
promis au Père des Croyants en nombre égal à celui
des étoiles.
MOI. — Chez un juif^
LUI. — Chez un juif. Il avait d'abord surpris la
commisération, ensuite la bienveillance, enfin la con-
fiance la plus entière; car voilà comme il arrive
toujours : nous comptons tellement sur nos bienfaits,
qu'il est rare que nous cachions notre secret à celui
que. nous avons comblé de nos bontés ; le moyen
qu'il n'y ait pas des ingrats, quand nous exposons
l'homme à la tentation de l'être impunément? C'est
une réflexion juste que notre juif ne fit pas. Il confia
donc ati renégat qu'il ne pouvait en conscience man-
ger du cochon. Vous allez voir tout le parti qu'un
esprit fécond sut tirer de cet aveu. Quelques mois
se passèrent pendant lesquels notre renégat redoubla
d'attachement ; quand il crut son juif bien touché, bien
captivé, bien convaincu par ses soins qu'il n'avait
pas un meilleur ami dans toutes les tribus d'Israël..*
ipa
LE NEVEU. DE RAMEAU.
Admirez la circonspection de cet homme ! il ne se
hâce pas, il laisse mûrir la poire avant que de se-
couer la branche : trop d'ardeur pouvait faire échouer
son projet. C'est qu'ord'mairement la grandeur de
caractère résulte de la balance naturelle de plusieurs
qualités opposées.
, MOI. — Eh! laissez là vos réflexions et continuez
votre histoire.
LUI. — Cela ne se peut ; il y a des jours où il
faut que je réfléchisse, c'est une maladie qu'il faut
abandonner à son cours. Où en étais-je?
MOI. — A l'intimité bien établie entre le juif et le
renégat. .
LUI. — Alors la poire était mûre... Mais vous ne
in'écoutez pas, à quoi rêvez-vous?
MOI. — Je rêve à l'inégalité de votre ton, tantôt
haut, tantôt bas.
: LUI. — Est-ce que le ton de ITiomme vicieux peut
être un?... Il arrive un soir chez son bon ami, l'air
^fiaré, la voix entrecoupée, le visage pâle comme l'a
mort, tremblant de tous ses membres, t Qu'avez-
;yous? — Nous sommes perdus. — Perdus! et com-
anent? — Perdus ! vous dis-je, perdus sans ressource.
^ Expliquez-vous. — Un moment, que je me re-
mette de mon effroi. — Allons, remettez-vous, *
lui dit le juif, au lieu de lui dire : Tu es un iiefi^
LE NEVEU DE RAMEAU. 193
fripon ; je ne sais ce que tu as à m'apprendre, mais
tu es un fieflfé fripon, tu joues la terreur.
MOI. — Et pourquoi lui devrait-il parler ainsi?
LUI. — Cest qu il était faux, et qu'il avait passé
la mesure ; cela est clair pour moi, et ne m'inter-
rompez pas davantage, t Nous sommes perdus...
perdus!... sans ressource!... • Est-ce que vous ne
sentez pas TafiFectacion de ces perdus répétés? t Un
traître nous a déférés à la Sainte Inquisition, vous
comme juif, moi comme renégat, comme un infâme
renégat. .. • Voyez comme le traître ne rougit pas
de se servir d'expressions les plus odieuses. Il faut
plus de courage qu'on ne pense pour s'appeler de
son nom; vous ne savez pas ce qu'il en coûte pour
en venir là.
MOI. — ^Non, certes. Mais cet infâme renégat...
LUI. — Est faux, mais c'est une fausseté bien
adroite. Le juif s'effraye, il s'arrache la barbe, il
voit les sbires à sa porte, il se voit affublé du San-
benito^ il voit son auto^a-fé préparé, c Mon ami,
mon tendre ami, mon unique ami, quel parti pren-
dre? — Quel parti? De se montrer, d'affecter la
plus grande sécurité, de se conduire comme à l'or-
dinaire. La procédure de ce tribunal est secrète,
mais lente ; il faut user de ses délais pour tout ven-
dre. J'irai louer, ou je ferai louer un bâtiment par
'3
19*
LE NEVEU DE RAMEAU.
un tiers, oui par un tiers, ce sera le mieux ; nous y
déposerons votre fortune, car c'est à votre fortune
principalement qu'ils en veulent; et nous irons, vous
et moi, chercher sous un autre ciel la liberté de ser-
vir notre Dieu et de suivre en sûreté la loi d'Abra-
ham et de notre conscience. Le point important,
dans la circonstance périlleuse où nous nous trou-
vons, est de ne point faire d'imprudence... • Fait
et dit. Le bâtiment est loué, et pourvu de vivres et
de matelots; la fortune du juif est à bord; demain
à la pointe du jour ils mettent à la voile, ils peu-
vent souper gaiement et dormir en sûreté, demain
ils échappent à leurs persécuteurs. Pendant la nuit
le renégat se lève, dépouille le juif de son porte-
feuille, de sa bourse et de ses bijoux, se rend à bord
et le voilà parti. Et vous croyez que c'est là tout?
bon ! vous n'y êtes pas. Lorsqu'on me raconta cette
histoire, moi je devinai ce que je vous ai tu pour
essayer votre sagacité. Vous avez bien fait d'être un
honnête homme, vous n'auriez été qu'un friponneau.
Jusqu'ici le renégat n'est que cela, c'est un coquin
méprisable à qui personne ne voudrait ressembler.
Le sublime de la méchanceté, c'est d'avoir été lui-
tnême le délateur de son bon ami Tisraélite, dont
la Sainte Inquisition s'empara à son réveil, et dont
quelques jours après, on fit un beau feu de joie. Et
LE NEVEU DE RAMEAU. ips
ce fut ainsi que le renégat devint tranquille posses-
seur de la fortune de ce descendant maudit de ceux
qui ont crucifié Notre Seigneur.
MOI. — Je ne sais lequel des deux me fait le plus
d'horreur, ou de la scélératesse de votre renégat,»
ou du ton dont vous en parlez.
LUI. — Et voilà ce que je vous disais : l'atrocité
de l'action vous porte au delà du mépris, et c'est la
raison de ma sincérité. J'ai voulu que vous connus-
siez jusqu'où j'excellais dans mon art, vous arracher
l'aveu que j'étais au moins original dans mon avi-
lissement, me placer dans votre tête sur la ligne des
grands vauriens, et m'écrier ensuite : Fivat Alasca»
rillus Fourbum Imperator ! Allons, gai! monsieur le
Philosophe, chorus! Vivat Mascarillus Fourbum
Imperator !
(Et là-dessus il se mit à faire un chant ea fugue
tout à fait singulier ; tantôt la mélodie était grave et
pleine de majesté, tantôt légère et folâtre; dans un
instant il imitait la basse, dans un autre une des
parties du dessus, il mUndiquait de ses bras et de
son cou allongé les endroits des tenues, et s'exécu-
tait, S2 composait à lui-même un chant de triomphe,
OÙ l'on voyait qu'il s'entendait mieux en bonne
musique qu'en bonnes mœurs.
Je ne savais, moi, si je devais rester ou fuir, rire
""•
ou m*indigner; je restai, dans le dessein de tourner
la conversation sur quelque sujet qui chassât de mon
âme rhorreur dont elle était remplie. Je commen-
çais à supporter avec peine la présence d'un homme
qui discutait une action horrible, un exécrable for-
fait, comme un connaisseur en peinture ou en poé-
sie examine les beautés d'un ouvrage de goût, ou
comme un moraliste ou un historien relève et fait
éclater les circonstances d'une action héroïque. Je
devins sombre malgré moi; il s'en aperçut et me
dit :)
— Qu'avez-vous ? Est-ce que vous vous trouvez
mal?
MOI. — Un peu, mais cela passera.
LUI. — Vous avez l'air soucieux d'un homme
tracassé de quelque idée sombre.
MOI. — C'est cela...
(Après un moment de silence de sa part et de la
mienne^ pendant lequel il se promenait en sifflant
et en chantant, pour le ramener à son talent je lui
dis :) Que faites-vous, à présent?
LUI. — Rien.
MOI. — Cela est très fatigant.
LUI, — J'étais déjà suffisamment bête ; j'ai été
entendre cette musique de Duni et de nos autres
jeunes faiseurs, qui m'a achevé.
LE NEVEU DE RAMEAU. 197
MOI. — Vous approuvez donc ce genre?
LUI. — Sans doute.
MOI. — Et vous trouvez de la beauté dans ces
nouveaux chants?
LUI. — Si j'y en trouve! pardieu, je vous en ré-
ponds. Comme cela est déclamé! quelle vérité!
quelle expression!
MOI. — Tout art d'imitation a son modèle dans
la Nature. Quel est le modèle du musicien quand il
fait un chant?
LUI. — Pourquoi ne pas prendre la chose de plus
haut? Qu'est-ce qu'un chant?
MOI. — Je vous avouerai que cette question est
au-dessus de mes forces. Voilà comme nous sommes
tous : nous n'avons dans la mémoire que des mots
que nous croyons entendre par l'usage fréquent et
l'application même juste que nous en faisons, dans
l'esprit que des notions vagues. Quand je prononce
le mot chant, je n'ai pas des notions plus nettes que
vous et la plupart de vos semblables, quand ils di-
sent : réputation, blâme, honneur, vice, vertu, pu-
deur, décence, honte, ridicule.
LUI. — Le chant est une imitation, par les sons,
d'une échelle inventée par l'art ou inspirée par la
Nature, comme il vous plaira, ou par la voix ou
par l'instrument, des bruits physiques ou des accents
de la passion, et vous voyez qu'en changeant la
dedans les choses^ à changer, la définition convien-
drait exactement à la peinture, à l'éloquence, à la
sculpture et à la poésie. Maintenant, pour en venir
à votre question, quel est le modèle du musicien ou
du chant? C'est la déclamation, si le modèle est
vivant et pensant; c'est le bruit, si le modèle est
inanimé. Il faut considérer la déclamation comme
une ligne et le chant comme une autre ligne qui
serpenterait sur la première. Plus cette déclamation,
type du chant, sera forte et vraie, plus le chant qui
s'y conforme la coupera en un plus grand nombre
de points, plus le chant sera vrai, et plus il sera
beau ; et c'est ce qu'ont très bien senti nos jeunes
musiciens. Quand on entend : Je suis un pauvre mi-'
sérablej on croit reconnaître la plainte d'un avare ;
s'il ne chantait pas, c'est sur les mêmes tons qu'il
parlerait à la terre quand il lui confie son or, et
qu'il lui dit : O terre^ reçois mon trésor. Et cette
petite fille qui sent palpiter son cœur, qui rougit,
qui se trouble, et qui supplie monseigneur de la
laisser partir, s'exprimerait-elle autrement? Il y a
dans ces ouvrages toutes sortes de caractères, une
variété infinie de déclamation : cela est sublime,
c'est moi qui vous le dis. Allez, allez entendre le
morceau où le jeune homme qui se sent mourir
s'écrie : Mon cœur s'en va! Ecoutez le chant, écoutez
la symphonie, et vous me direz après quelle diffé-
rence il y a entre les vraies voix d'un moribond et
le tour de ce chant ; vous verrez si la ligne de la
mélodie ne coïncide pas tout entière avec la ligne de
la déclamation. Je ne vous parle pas de la mesure,
qui est encore une des conditions du chant; je m'en
tiens à l'expression, et il n'y a rien de plus évident
que le passage suivant, que j'ai lu quelque part :
Musices seminarîum accentus^ l'accent est la pépi-
nière de la mélodie. Jugez de là de quelle difficulté
et de quelle importance il est de savoir bien faire le
récitatif. Il n'y a point de bel air dont on ne puisse
faire un beau récitatif, et point de beau récitatif
dont un habile homme ne puisse tirer un bel air. Je
ne voudrais pas assurer que celui qui récite bien
chantera bien ; mais je serais surpris que celui qui
chante bien ne sût pas bien réciter. Et croyez tout
ce que je vous dis là, car c'est le vrai,
MOI. — Je ne demanderais pas mieux que de vous en
croire, si je n'étais arrêté par un petit inconvénient.
LUI. — Et cet inconvénient?
MOI. — C'est que si cette musique est sublime, il
faut que celle du ^vin Lulli, de Campra, de Des-
touches, de Mouret, et même, soit dit entre nous,
celle du cher oncle, soit un peu plate.
. LCi, s*approchanc de mon oreille, me répondit :
— Je ne Toodrais pas être entendu, car il y a ici
beaucoup de gens qui me connaissent : c'est qu^elle
Test aussi. Ce n*est pas que je me soucie du cher
oncle^ puisque cher il y a : c''est une pierre, il me
verrait tirer la langue d'un pied qu il ne me donne*
rait pas un verre d*eau. Mais il a beau faire, à Toc-
tave, à la septième : Hon^ hou; hin^ hin; tUj tu y tu,
turelututUj avec un charivari du diable; ceux qui
commencent à s^ connaître, et qui ne prennent plus
du tintamarre pour de la musique, ne s*accommo-
deront jamais de cela. On devrait défendre par une
ordonnance de la Police à toute personne, de quelque
qualité ou condition qu^elle fût, de faire chanter le
Stabat de Pergolése. Ce Stabatj il fallait le faire
brûler par la main du bourreau! Ma foi, ces maudits
bouffons, avec leur Servante maîtresse^ leur Tracoîlo^
nous en ont donné rudement dans le cul. Autrefois
un Tancredej. une Issé^ une Europe galante^ les
Indesj Castor j les Talents lyriques^ allaient à quatre,
cinq, six mois ; on ne voyait pas la fin des repré-
sentations d'une Armide. A présent, tout cela vous
tombe les uns sur les autres comme des capucins de
cartes. Aussi Rebel et Francœ||^ en jettent-ils feu
et flamme. Ils disent que tout est perdu, qu'ils sont
ruinés, et que si l'on tolère plus longtemps cette
LE NEVEU DE RAMEAU. 201
canaille chantante de la Foire, la musique nationale
est au diable, et que TAcadémie royale du cul-de-
sac n'a qu'à fermer boutique. Il y a bien quelque
chose de vrai là dedans. Les vieilles perruques qui
viennent là, depuis trente à quarante ans, tous les
vendredis, au lieu de s'amuser comme ils ont fait
par le passé, s'ennuient et bâillent sans trop savoir
pourquoi; ils se le demandent et ne sauraient se
répondre. Que ne s'adressent-ils à moi? La prédic-
tion de Duni s'accomplira; et, du train que cela
prend, je veux mourir si dans quatre à cinq ans, à
dater du Peintre amoureux de son modèle ^ il y a un
chat à fesser dans le célèbre impasse. Les bonnes
gens ! ils ont renoncé à leurs symphonies pour jouer
des symphonies italiennes. Ils ont cru qu'ils feraient
leurs oreilles à celle-ci, sans conséquence pour leur
musique vocale ; comme si la symphonie n'était pas
au chant, à un peu de libertinage près inspiré par
l'étendue de l'instrument et la mobilité des doigts,
ce que le chant est à la déclamation réelle; comme
si le violon n'était pas le singe du chanteur, qui de-
viendra un jour, lorsque le difficile prendra la place
du beau, le singe du violon. Le premier qui joua
Locatelli fut Tapôtre de la nouvelle musique. A d'au-
tres, à d'autres! on nous accoutumera à l'imitation
des accents de la passion ou des phénomènes de la
Nature par le chant et la voix, par rinstrument, car
voilà toute Tétendue de l'objet de la musique; et
nous conserveront notre goût pour les vols, les
lances, les gloires, les triomphes, les victoires ? Va-
t'en voir s'ils viennent, Jean. Ils ont imaginé qu'ils
pleureraient ou riraient à des scènes de tragédie ou
de comédie musiquées; qu'on porterait à leurs
oreilles les accents de la fureur, de la haine, de la
jalousie, les vraies plaintes de l'amour, les ironies
les plaisanteries du théâtre italien ou français, et
qu'ils resteraient admirateurs de Eagonde et de
Platée. Je t'en réponds, tarare, ponpon... Qu'ils
éprouveraient sans cesse avec quelle facilité, quelle
flexibilité, quelle mollesse l'harmonie, la prosodie,
les ellipses, les inversions de la langue italienne se
prêtaient à l'art, au mouvement, à l'expression, aux
tours du chant et à la valeur mesurée des sons, et
qu'ils continueraient d'ignorer combien la leur est
roide, sourde, lourde, pesante, pédantesque et mo-
notone. Eh ! oui, oui ; ils se sont persuadé qu'après
avoir mêlé leurs larmes aux pleurs d'une mère qui
se désole sur la mort de son fils, après avoir frémi
de Tordre d'un tyran qui ordonne un meurtre, ils
ne s'ennuieraient pas de leur féerie, de leur insipide
mythologie, de leurs petits madrigaux doucereux
qui ne marquent pas moins le mauvais goût du
r
LE NEVEU DE RAMEAU. aoj
poète que la misère de Fart qui s'en accommode. Les
bonnes gens ! cela n'est pas et ne peut être; le vrai,
le bon, le beau ont leurs droits : on les conteste,
mais on finit par admirer. Ce qui n'est pas marqué
à ce coin, on l'admire un temps, mais on finit par
bâiller. Bâillez donc, messieurs, bâillez à votre aise,
ne vous gênez pas. L'empire de la Nature et de ma
Trinité, contre laquelle les portes de l'Enfer ne pré-
vaudront jamais, le vrai qui est le Père, et qui en-
gendre le bon qui est le Fils, d'où procède le beau
qui est le Saint-Esprit, s'établit tout doucement. Le
dieu étranger se place humblement sur l'autel à côté
de l'idole du pays; peu à peu il s'y afiTermit; un beau
jour il pousse du coude son camarade, et patatras !
voilà l'idole en bas. C'est comme cela qu'on dit que
les Jésuites ont planté le christianisme à la Chine et
aux Indes, et ces Jansénistes ont beau dire, cette
méthode politique qui marche à son but sans bruit,
sans effusion de sang, sans martyres, sans un tou-
pet de cheveux arraché, me semble la meilleure.
MOI. — Il y a de la raison à peu près dans tout
ce que vous venez de dire.
LUI. — De la raison ! tant mieux. Je veux que le
diable m'emporte si j'y tâche. Cela va comme je te
pousse. Je suis comme les musiciens de l'impasse
quand mon oncle parut. Si j'adresse, à la bonne
20^ LE NEVEU DE RAMEAU.
heure. C'est qu'un garçon charbonnier parlera tou-
jours mieux de son métier que toute une académie
et que tous les Duhamel du monde...
(Et puis le voilà qui se met à se promener, en
murmurant dans son gosier quelques-uns des airs de
Vlsle des fous j du Peintre amoureux de son modèle^
du MaréchaUf errant^ de la Plaideuse; et de temps
en temps il s'écriait, en levant les mains et les yeux
au ciel : ) Si cela est beau, mordieu ! si cela est beau !
Comment peut-on porter à sa tête une paire d'o-
reilles, et se faire une pareille question? (Il commen-
çait à entrer en passion et à chanter tout bas, il
élevait le ton à mesure qu'il se passionnait davan-
tage; vinrent ensuite les gestes, les grimaces du
visage et les contorsions du corps; et je dis : Bon!
voilà la tête qui se perd, et quelque scène nouvelle
qui se prépare... En eflfet, il part d'un éclat de voix :
Je suis un pauvre misérable,,. Monseigneur^ monsei-'
gneur^ laissei-moi partir,,, O terre y reçois mon or y
conserve bien mon trésor^ mon âme^ mon âme^ ma vie !
O terre!,.. Le voilà le petit ami^ le voilà le petit
ami!.,, Aspettare e non venire.,, A Zerbina pense^
rete,,, Sempre in contrasti con te sistà,,. Il entassait
et brouillait ensemble trente airs italiens, français,
tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères.
Tantôt avec une voix de basse-taille il descendait
LE NEVEU DE RAMEAU. 205
jusqu'aux enfers, tantôt, s'égosillant et contrefaisant
le fausset, il déchirait le haut des airs; imitant, de
la démarche, du maintien, du geste, les différents
personnages chantants; successivement furieux, ra-
douci, impérieux, ricaneur. Ici c'est une jeune fille
qui pleure, et il en rend toute la minauderie ; là il
est prêtre, il est roi, il est tyran, il menace, il com-
mande, il s'emporte; il est esclave, il obéit; il s'a-
paise, il se désole, il se plaint, il rit; jamais hors de
ton, de mesure, du sens des paroles et du caractère
de Tair, Tous les pousse-bois avaient quitté leurs
échiquiers et s'étaient rassemblés autour de lui ; les
fenêtres du café étaient occupées en dehors par les
passants qui s'étaient arrêtés au bruit. On faisait des
éclats de rire à entr'ouvrir le plafond. Lui n'aper-
cevait rien; il continuait, saisi d'une aliénation
d'esprit, d'un enthousiasme si voisin de la folie,
qu'il est incertain qu'il en revienne, s'il ne faudra
pas le jeter dans un fiacre et le mener droit aux
Petites-Maisons. En chantant un lambeau des Za-
mentations de Jomelli, il répétait avec une précision,
une vérité et une chaleur incroyables les plus beaux
endroits de chaque morceau : ce beau récitatif obligé
où le Prophète peint la désolation de Jérusalem, il
l'arrosa d'un torrent de larmes qui en arrachèrent
de tous les yeux. Tout y était, et la délicatesse du>
306 LE NEVEU DE RAMEAU.
chant, et la force de l'expression, et la douleur. Il
insistait sur les endroits où le musicien s'était parti-
culièrement montré un grand maître. S'il quittait la
partie du chant, c'était pour prendre celle des ins-
truments, qu'il laissait subitement pour revenir à la
voix, entrelaçant l'une à l'autre de manière à con-
server les liaisons et l'unité du tout, s'emparant de
nos âmes, et les tenant suspendues dans la situation
la plus singulière que j'aie jamais éprouvée. Admi-
rais-je? oui, j'admirais. Etais-je touché de pitié?
j'étais touché de pitié; mais une teinte de ridicule
était fondue dans ces sentiments, et les dénaturait.
Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à
la manière dont il contrefaisait les différents instru-
ments ; avec des joues renflées et bouffies et un son
rauque et sombre, il rendait les cors et les bassons ;
il prenait un son éclatant et nasillard pour les haut-
bois, précipitant sa voix avec une rapidité incroyable
pour les instruments à cordes dont il cherchait les
sons les plus approchés; il sifflait les petites flûtes,
il roucoulait les traversières , criant, chantant, se
démenant comme un forcené, faisant à lui seul les
danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses,
tout un orchestre, tout un théâtre lyrique, et se divi-
sant en vingt rôles divers; courant, s' arrêtant avec l'air
d'un énergumène, étincelant des yeux, écumant de
la bouche. Il faisait une chaleur à périr, et la sueur
qui suivait les plis de son front et la longueur de
ses joues se mêlait à la poudre de ses cheveux, ruis-
selait et sillonnait le haut de sdu habit. Que ne lui
vis-je pas faire? Il pleurait, il riait, il soupirait, il
regardait, ou attendri, ou tranquille, ou furieux ;
c'était une femme qui se pâme de douleur, c'était
un malheureux livré à tout son désespoir ; un temple
qui s'élève ; des oiseaux qui se taisent au soleil cou-
chant; des eaux ou qui murmurent dans un lieu
solitaire et frais, ou qui descendent en torrent du
haut des montagnes; un orage, une tempête, la
plainte de ceux qui vont périr, mêlée au sifflement
des vents, au fracas du tonnerre ; c'était la nuit avec
ses ténèbres, c'était l'ombre et le silence» car le
silence même se peint par des sons. Sa tête était
tout à fait perdue* Epuisé de fatigue, tel qu'un
homme qui sort d'un profond sommeil ou d'une
longue distraction, il resta immobile, stupide, étonné ;
il tournait ses regards autour de lui comme un
homme égaré qui cherche à reconnaître le lieu où il
se trouve; il attendait le retour de ses forces et de
ses esprits; il essuyait machinalement son visage.
Semblable à celui qui verrait à son réveil son -lit
environné d'un grand nombre de personnes dans
un entier oubli ou dans une profonde ignorance de
t
2C8
LE NEVEU DE RAMEAU.
ce qu'il a fait, il s*écria dans le premier moment :)
Eh bien! messieurs, qu'est-ce qu il y a? D'où vien-
nent vos ris et votre surprise? qu'est-ce qu'il y a ?...
(Ensuite il ajouta : ) Voilà ce qu'on doit appeler de
la musique et un musicien ! Cependant, messieurs,
il ne faut pas mépriser certains airs de Lulli. Qu'on
fasse mieux la scène X attendrai sans changer les
paroles, j'en défie. Il ne faut pas mépriser quel-
ques endroits de Campra, les airs de violon de
mon oncle, ses gavottes, ses entrées de soldats,
de prêtres, de sacrificateurs : Pâles Jlambeaux^
Jour plus* affreux que les ténèbres,,.. Dieux du
Tartare^ dieux de l'oubli,., (Là il enflait sa voix,
il soutenait ses sons; les voisins se mettaient aux
fenêtres, nous mettions nos doigts dans nos oreilles.
Il ajoutait :) C'est qu'ici il faut des poumons, un
grand organe, un volume d'air. Mais, avant peu,
serviteur à l'Assomption!. le Carême et les Rois sont
passés. Ils ne savent pas encore ce qu'il faut mettre
en musique, ni par conséquent ce qui convient au
musicien. La poésie lyrique est encore à naître ; mais
ils y viendront à force d'entendre Pergolèse, le Saxon,
Terradeglias, Traetta et les autres; à force de
lire le Métastase, il faudra bien qu'ils y viennent.
. MOI. — Quoi donc ! est-ce que Quinault, la Motte,
Foîitenelle n'y ont rien entendu?
LE NEVEU DE RAMEAU. îop
LUI. — Non, pour le nouveau style. Il n'y a pas
six vers de suite, dans tous leurs charmants poèmes,
qu on puisse musiquer. Ce sont des sentences ingé-
nieuses, des madrigaux légers, tendres et délicats.
Mais pour savoir combien cela est vide de ressources
pour notre art, le plus violent de tous sans en excep-
ter celui de Démosthènes, faites-vous réciter ces
morceaux : ils vous paraîtront froids, languissants,
monotones. C'est qu il n'y a rien là qui puisse servir
de modèle au chant; j'aimerais autant avoir à musi-
quer les Maximes de la .Rochefoucauld ou les Pen-
sées de Pascal. C'est au cri animal de la passion à
dicter la ligne qui nous convient; il faut que ses
expressions soient pressées les unes sur les autres ;
il faut que la phrase soit courte, que le sens en soit
coupé, suspendu; que le musicien puisse disposer
du tout et de chacune de ses parties, en omettre un
mot ou le répéter, y en ajouter un qui lui manque,
la tourner et retourner comme un polype, sans la dé-
truire ; ce qui rend la poésie lyrique française beau-
coup plus difficile que dans les langues à inversions,
qui présentent d'elles-mêmes tous ces avantages...
Barbare, cruel ^ plonge ton poignard dans mon sein ;
me voilà prête à recevoir le coup fatal ^ fi^PP^^ ose,,.
Ah! Je languis j Je meurs,,, un feu secret s^ allume
dans mes sens.,. Cruel Amour ^ que veux^tu de moi?
14
aïo LE NEVEU DE RAMEAU.
Laisse^moi la douce paix dont j'ai joui,,, rends^moi
la raison,,. Il faut que les passions soient fortes; la
tendresse du musicien et du poète lyrique doit être
extrême ; Tair est presque toujours la péroraison de
la scène. Il nous faut des exclamations, des inter-
jections, des suspensions, des interruptions, des
affirmations, dt^ négations; nous appelons, nous in-
voquons, nous crions, nous gémissons, nous pleu-
rons, nous rions franchement. Point d'esprit, point
d*épigrammes, point de ces jolies pensées; cela est
trop loin de la simple nature. Et n'allez pas croire
que le jeu à^s acteurs de théâtre et leur déclamation
puissent nous servir de modèle. Fi donc ! il nous le
faut plus énergique, moins maniéré, plus vrai; les
discours simples, les voix communes de la passion
nous sont d'autant plus nécessaires que la langue
sera plus monotone, aura moin d'accent; le cri
animal ou de Thomme passionné leur en donne.
(Tandis qu'il me parlait ainsi, la foule qui nous
environnait, ou n'entendant rien, ou prenant peu
d'intérêt à ce qu'il disait, parce qu'en général l'en-
fant comme l'homme, et l'homme comme l'enfant,
aime mieux s'amuser que s'instruire, s'était retirée;
chacun était à son jeu, et nous étions restés seuls
dans notre coin. Assis sur une banquette, la tête
appuyée contre le mur, les bras pendants, les yeux
LE NEVEU DE RAMEAU. an
à demi fermés, il me dit :) — Je ne sais ce que j'ai :
quand je suis venu ici, j'étais frais et dispos, et me
voilà roué, brisé, comme si j'avais fait dix lieues;
xrela m'a pris subitement.
MOI. — Voulez- vous vous rafraîchir?
LUI. — Volontiers. Je me sens enroué, les forces
me manquent, et je souffre un peu de la poitrine.
Cela m'arrive presque tous les jours comme cela,
sans que je sache pourquoi.
MOI. — Que voulez-vous?
LUI. — Ce qui vous plaira ; je ne suis pas diffi-
cile : Tindîgence m'a appris à m'accommoder de
tout.
(On nous servit de la bière, de la limonade ; il en
remplit un grand verre qu'il vide deux ou trois fois;
puis, comme un homme ranimé, il toUsse fortement,
il se démène, il reprend :)
— Mais à votre avis. Seigneur Philosophe, n'est-
ce pas une bizarrerie bien étrange qu'un étranger,
un Italien, un Duni, vienne nous apprendre à donner
de l'accent à notre musique, à assujettir notre chant
à tous les mouvements, à toutes les mesures, à tous
les intervalles, à toutes les déclamations, sans blesser
la prosodie? Ce n'était pas pourtant la mer à boire.
Quiconque avait écouté un gueux lui demander l'au-
mône dans la rue, un homme dans le transport de
lia LE NEVEU DE RAMEAU.
la colère, une femme jalouse et furieuse, un amant
désespéré, un flatteur, oui, un flatteur, radoucissant
son ton, traînant ses syllabes d'une voix mielleuse,
en un mot une passion, n'importe laquelle, pourvu
que par son énergie elle méritât de servir de modèle
au musicien, aurait dû s'apercevoir de deux choses :
l'une, que les syllabes longues ou brèves n'ont au-
cune durée fixe, pas même de rapport déterminé
entre leurs durées; que la passion dispose de la
prosodie presque comme il lui plaît, qu'elle exécute
les plus grands intervalles, et que celui qui s'écrie
dans le fort de Sa douleur : Ah I malheureux que je
suis ! monte la syllabe d'exclamation au ton le plus
élevé et le plus aigu, et descend les autres aux tons
les plus graves et les plus bas, faisant l'octave ou
même un plus grand intervalle, et donnant à chaque
son la quantité qui convient au tour de la mé-
lodie, sans que l'oreille soit offensée, sans que ni la
syllabe longue ni la syllabe brève aient conservé la
longueur ou la brièveté du discours tranquille. Quel
chemin nous avons fait dépuis le temps où nous
citions la parenthèse d'Armide : le vainqueur de Re-
naud^ si quelqu^un le peut être, V Obéissons sans ha"
lancer^ des Indes galantes^ comme des prodiges de
déclamation musicale ! A présent ces prodiges-là me
font hausser les épaules de pitié. Du train dont l'Art
LE NEVEU DE RAMEAU. 91I
s'avance, je ne sais où il aboutira. En attendant,
buvons un coup.
(Il en but deux, trois, sans savoir ce. qu'il faisait.
Il allait se noyer comme il s'était épuisé, sans s'en
apercevoir, si je n'avais déplacé la bouteille . qu'il
cherchait de distraction. Alors je lui dis :)
— Comment se fait-il kju'avec un tact aussi fin,
une si grande sensibilité pour les beautés de l'arc
musical, vous soyez aussi aveugle sur les belles
choses en morale, aussi insensible aux charmes de
la vertu?-
LUI. -T-Cest apparemment qu'il y a pour les unes
un sens que je n'ai pas, une fibre qui ne m'a point
été donnée, une fibre lâche qu'on a beau pincer et
qui ne vibre pas; ou peut-être que j'ai toujours
vécu avec de bons musiciens et de méchantes gens,
d'où il est arrivé que mon oreille est devenue très
fine et que mon cœur est devenu sourd. Et puis
c'est qu'il y avait quelque chose de race : le sang
de mon père et le sang de mon oncle^ est le même
sang; mon sang est le même que celui de mon père :
la molécule paternelle était dure et obtuse , et
cette maudite molécule première s'est assimilé tout
le reste.
'- ^ou — Aimez- vous votre enfant?
LUI. — Si je l'aime, le petit sauvage! j'en §uis fou.
MOI. — Est-ce que vous ne vous occuperez pas
sérieusement d^ arrêter en lui TeSet de la maudite
molécule patçmelle?
LUI. — J'y travaillerais, je crois, bien inutile-
ment. S^il est destiné à devenir un homme de bien,
je n'y nuirai pas ; mais si la molécule voulait qu'il
fut un vaurien comme son père, les peines que j'au*
rais prises pour en faire uii homme honnête lui se-»
raient très nuisibles. L'éducation croisant sans cesse
la pente de la molécule, il serait tiré comme par
deux forces contraires, et marcherait tout de guin-
gois dans le chemin de la vie, comme j'en vois une
infinité, également gauches dans le bien et dans le
mal. C^est ce que nous appelons des espèces, de toutes
les épithètes la plus redoutable, parce qu^elle mar-
que la médiocrité et le dernier degré du mépris. Un
grand vaurien est un grand vaurien, mais n'est point
une espèce. Avant que la molécule paternelle n'eût
repris le dessus, et ne l'eût amené à la parfaite abjec-
tion ou j'en suis, il lui faudrait un temps infini; il
perdrait ses plus belles années. Je n'y fais rien à
présent, je le laisse venir, je l'examine. Il est déjà
gourmand, patelin, filou, paresseux, menteur; je
crains bien qu'il ne chasse de race.
MOI. — Et vous en ferez, un musicien, afin qu'il
ne manque rien à la ressemblance?
LUI. — Un musicien! un musicien! Quelquefois
je le regarde en grinçant les dents, et je dis : Si tu
devais jamais savoir une note, je crois que je te tor-
drais le cou.
MOI. — Et pourquoi cela, s'il vous plaît?
LUI. — Cela ne mène à rien.
' MOI. — Cela mène à tout,
LUI. — Oui, quand on excelle; mais qui est-ce
qui peut se promettre de son enfant qu'il excellera?
Il y a dix mille à parier contre un qu'il ne sera
qu'un misérable racleur de cordes comme moi. Sa-
vez-vous qu'il serait peut-être plus aisé de trouver
un enfant propre à gouverner un royaume, à faire
un grand roi, qu'un grand violon?
MOI. — Il me semble que les talents agréables,
même médiocres, chez un peuple sans mœurs,.perdu
de débauche et de luxe, avancent rapidement un
homme dans le chemin de la fortune. Moi qui vouç
parle, j'ai entendu la conversation qui suit entre
une espèce de protecteur et une espèce de protégé.
Celui-ci avait été adressé au premier comme à un
homme obligeant qui pourrait le servir. • Monsieur,
que savez-vpus? — Je sais passablement les Mathé-
matiques. — Eh bien, montrez les Mathématiques;
après vous être crotté dix à douze ans sur le pavé
de Paris, vous aurez trois à quatre cents livres de
2i6 LE NEVEU DE RAMEAU.
rente. — J'ai étudié les lois et je suis versé dans le
Droit. — Si Pu£Fendorf et Grotius revenaient au
monde, ils mourraient de faim contre uneiîorne. —
Je sais très bien l'histoire et la géographie. — S'il
y avait des parents qui eussent à cœur la bonne
éducation de leurs enfants, votre fortune serait faite,
mais il n'y en a point. — Je suis assez bon musi-
cien. — Eh! que ne disiez-vous cela d'abord? Et
pour vous faire voir le parti qu'on peut tirer de ce
dernier talent, j'ai une fille : venez tous les jours,
depuis sept heures et demie du soir jusqu'à neuf,
vous lui donnerez leçon, et je vous donnerai vingt-
cinq louis par an; vous déjeunerez, dînerez, goûterez,
souperez avec nous; le reste de vôtre journée vous
appartiendra; vous en disposerez à votre profit, i
LUI. — Et cet homme, qu'est-il devenu?
MOK — S'il eut été sage, il eût fait fortune, la
seule chose qu'il paraît que vous ayez en vue.
LUI. — Sans doute. De ror,de l'or; For est tout,
et le reste, sans or, n'est rien. Aussi, au lieu de lui
farcir la tête de belles maximes qu'il faudrait qu*il
oubliât, sous peine de n'être qu'un gueux, lorsque
je possède un louis, ce qui ne m'arrive pas souvent,
je me plante devant lui, je tire le louis de ma poche,
je le lui montre avec admiration, je lève les yeux
au ciel, je baise le louis devant lui; et, pour lui
faire entendre mieux encore l'importance de la pièce
sacrée, je lui bégaye de la voix, je lui désigne du
doigt tout ce qu'on en peut acquérir ; un beau four-
reau, un beau toquet, un bon biscuit; ensuite je
mets le louis dans ma poche, je me promène avec
fierté, je relève la basque de ma veste, je frappe de
la main sur mon gousset; et c'est ainsi que je lui
fais concevoir que c'est du louis qui est. là que naît
l'assurance qu'il me voit.
MOI. — On ne peut rien de mieux; mais s'il arri-
vait que, profondément pénétré de la valeur du louis,
un jour...
LUI. — Je vous entends. Il faut fermer les yeux
là-dessus, il n'y a point de principe de morale qui
n'ait son inconvénient. Au pis aller, c'est un mauvais
quart d'heure et tout est fini.
MOI. — Même d'après des vues si courageuses et
si sages, je persiste à croire qu'il serait bon d'en
faire un musicien. Je ne connais pas de moyen
d'approcher plus rapidement des grands, de servir
leurs vices et de mettre à profit les siens,
LUI. — Il est vrai; mais j'ai des projets d'un
succès plus prompt et plus sûr. Ati ! si c'était aussi
bien une fille ! Mais, comme on ne fait pas ce qu'on
veut, il faut prendre ce qui vient, en tirer le meil-
leur parti, et pour cela ne pas donner bêtement,
3i8 LE NEVEU DE RAMEAU*
comme la plupart des pères qui ne feraient riea de
pis quand ils auraient médité le malheur de leurs
enfants, l'éducation de Lacédémone à un enfant
destiné à vivre à Paris. Si elle est mauvaise, c'est
la faute des mœurs de ma nation, et noii la mienne ;
en répondra qui pourra. Je veux que mon fils soit
heureux, ou, ce qui revient au même, honoré, riche
et puissant. Je connais un peu les voies les plus
faciles d'arriver à ce but, et je les lui enseignerai
de bonne heure. Si vous me blâmez, vous autres
sages, la multitude et le succès m'absoudront. II
aura de l'or, c'est moi qui \ous le dis. S'il en a
beaucoup, rien ne lui manquera, pas même votre
estime et votre respect.
MOI. — Vous pourriez vous tromper.
LUI. — Ou il s'en passera, comme bien d'autres...
(II y avait dans tout cela beaucoup de ces choses
qu'on pense, d'après lesquelles on se conduit, mais
qu'on ne dit pas. Voilà, en vérité, la différence' la
plus marquée entre mon homme et la plupart de nos
entours : il avouait les vices qu'il avait, que les
autres ont; mais il n'était pas hypocrite. Il n'était
ni plus ni moins abominable qu'eux ; il était seule-
ment plus franc et plus conséquent, et quelquefois
profond dans sa dépravation. Je tremblais de ce que
son enfant deviendrait sous un pareil maître. Il esc
LE NEVEU DE RAMEAU. 21;^
certain que, d'après des idées d'inscicucion aussi
scriccement calquées sur nos mœurs, il devait aller
loin, à moins qu^il ne fût prématurément arrêté en
chemin.)
. LUI. — Oh ! ne craignez rien : le point important,
le point difficile auquel un bon père doit s'attacher,
ce n'est pas de donner à son enfant des vices qui
l'enrichissent, de^ ridicules qui le rendent précieux
aux grands : tout le monde le fait, sinon de système
comme moi, au moins d'exemple et de leçon ; mais
de lui marquer la juste mesure, l'art d'esquiver à la
honte, au déshonneur et aux lois. Ce sont des dis-
sonances dans l'harmonie sociale qu'il faut savoir
placer, préparer et sauver. Rien de si plat qu'une
suite d'accords parfaits; il faut quelque chose qui
pique, qui sépare le. faisceau et qui en éparpille les
rayons.
MOI. — Fort bien ; par cette comparaison vous me
ramenez des mœurs à la musique, dont je m'étais
écarté malgré moi, et je vous en remercie; car, à
ne vous rien celer, je vous aime mieux musicien que
moraliste.
LUI. — Je suis pourtant bien subalterne en
musique, e^ bien supérieur en morale.
MOI* — ^ J'en doute ; mais quand cela serait, je suis
un bon homme, et vos principes ne sont pas les miens.
LUI. — Tant pis pour vous. Ah! si j'avais vos
talents !
MOI. — Laissons mes talents, et revenons aiix
vôtres.
LUI. — Si je sivais m'énohcer conime vous!...
Mais j'ai un diable de ramage saugrenu, moitié deé
gens du monde et de lettres, moitié de la halle.
MOI. — Je parle niai ; je ne sais que dire la vérité,
et cela ne prend pas toujours, comme vous savez.
LUI. — Mais ce n'est pas poiir dire la vérité; au
contraire, c'est pour, bien dire le mensonge que
j'ambitionne votre talent. Si je savais écrire, fagoter
un livre, tourner une épître dédicatoire, bien eni-
vrer un sot de son mérite, m'insinuer auprès dès
femmes!...
MOI. — Et tout cela vous lé savez mille fois mieux
que moi; je ne serais pas même digne d'être votre
écolier. . .
LUI. — Combien de grandes qualités perdues, et
dont vous ignorez le prix !
MOI. -r- Je recueille tout celui que j'y mets.
LUI. — Si cela était, vous n'auriez pas cet habit
grossier, cette veste d'étamine, ces bas de. laine,
ces souliers épais et cette antique perruque.
MOI. — D'accord; il faut être bien maladroit
quand on n est pas riche, et que l'on se permet tout
LE NEVEU DE RAMEAU. 231
pour le devenir ; mais c*est qu'il y a des gens
comme moi qui ne regardent pas la richesse comme
la chose du monde la plus précieuse : gens bi-
zarres.
LUI. — Très bizarres. On ne naît point avec
cette tournure d'esprit-là; on se la donne, car elle
n*est pas dans la nature...
MOI. — De l'homme?
LUI. — De; rhomme : tout ce qui vit, sans Ten
excepter, cherche son bien-être aux dépens de qui
il appartiendra; et je suis sûr que si je laissais venir
le petit sauvage sans lui parler de rien, il voudrait
être richement vêtu, splendidement nourri, chéri
des hommes, aimé des femmes, et rassembler sur
lui tous les bonheurs de la vie.
' MOI. — Si le petit sauvage était abandonné à
lui-même, qu'il conservât toute son imbécillité, et
qu'il réunît au peu de raison de l'enfant au ber-
ceau la violence des passions de l'homme de trente
ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec
sa mère.
LUI. — Cela prouve la nécessité d'une bonne
éducation. Et qui est-ce qui la conteste? Et qu'est-
ce qu'une bonne éducation, sinon celle qui conduit
à toutes sortes de jouissances sans péril et sans
inconvénient?
aaa
LE NEVEU DE RAMEAU»
MOI. — Peu s'en faut que )e ne sois de votre
avis; mais gardons-nous de nous expliquer.
LUI- — Pourquoi?
MOI. — C'est que je crains que nous ne soyons
d'accord qu'en apparence, et que si nous entrons
une fois dans la discussion des périls et des incon-*
vénients à éviter, nous ne nous entendions plus.
LUI. — Et qu'est-ce que cela fait?
MOI. — Laissons cela, vous dis-je; ce que je sais
là-dessus, je ne vous l'apprendrais pas; et vous
m'instruirez plus aisément de ce que j'ignore et
que vous savez en musique. Cher Rameau, par-
lons musique, et dites-moi comment il est arrivé
qu'avec la facilité de sentir, de retenir et de rendre
les plus beaux endroits des grands maîtres, avec
l'enthousiasme qu'ils vous inspirent et que vous
transmettez aux autres, vous n'ayez rien fait qui
vaille...
(Au lieu de me répondre, il se mit à hocher de
la tête, et levant le doigt au ciel, il s'écria : ) Et
l'astre! l'astre! Quand la nature fit Léo, Vinci,
Pergolèse, Duni, elle sourit; elle prit un air impo-
sant et grave en formant mon cher oncle Rameau
qu'on aura appelé pendant une dizaine d'années
le grand Rameau, et dont bientôt on ne parlera
plus. Quand elle fagota son neveu, elle fit la gri-
LE NEVEU DE RAMEAU.
22)
mace, et puis la grimace, et puis la grimace encore., i
(Et en disant ces mots il faisait toutes sortes de
grimaces du visage : c'était le mépris, le dédain,
Tironie; et semblait pétrir entre ses doigts un mor-
ceau de pâte,e t sourit aux formes ridicules qu'il lui don-
nai t ; cela fait, il jeta la pagode hétéroclite loin de lui et
il dit : ) C'est ainsi qu'elle me fit, et qu'elle me jeta
à côté d'autres pagodes, les unes à gros ventres
ratatinés, à cous courts, à gros yeux hors de k
tête, apoplectiques ; d'autres à cous obliques ; il y
en avait de sèches, à l'oeil vif, au nez crochu. Toutes
se mirent à crever de rire en me voyant ; et moi de
metcre mes deux poings sur mes côtés et de crever
de rire en les voyant, car les sots et les fous s'amu-
sent les uns des autres; ils se cherchent, ils s'at*-
tirent. Si en arrivant là je n'avais pas trouvé tout
fait le proverbe qui dit que Vargent des sots est le
patrimoine des gens d'esprit^ on me le devrait. Je
sentis que Nature avait mis ma légitime dans la
bourse des pagodes, et j'inventai mille moyens de
m'en ressaisir,
MOI. — Je sais ces moyens, vous m'en avez parlé,
et je les ai fort admirés ; mais, entre tant de res-
sources, pourquoi n'avoir pas tenté celle d'un bel
ouvrage ?
LUI. — Ce propos est celui d'un homme du
824 LE NEVEU DE RAMEAU.
monde à Tabbé Le Blanc. Uabbé disait : c La mar-
quise de Pompadour me prend sur la main, me porte
jusque sur le seuil de T Académie; là elle retire sa
jmain, je tombe, et je me casse les deux jambes. •
li'homme du monde lui répondait : t Eh bien!
Tabbé, il faut se relever, et enfoncer la porte d'un
coup de tête. • L'abbé lui répliquait : t C'est ce
que j'ai tenté ; et sayez-vous ce qui nj'en est revenu ?
^ne bosse au front.., •
(Après cette historiette, mon homme se mit à
marcher la tête baissée, Tair pensif et abattu ; il
soupirait, il pleurait, se désolait, levait au ciel les
mains et les yeux, se frappait la tête du poing à se
iriser le front ou les doigts, et il ajoutait : ) Il me
semble qu'il y a pourtant là quelque chose; mais
j'ai beau frapper, secouer, il n'en sort rien... (Puis
il recommençait à secouer la tête et à se frapper le
front de plus belle, et il disait : ) Ou il n'y a per-
sonne, ou on ne veut pas répondre.
. (Un instant après, il prenait un air fi^r, il rele-
vait sa tête, il s'appliquait la main droite sur le
cœur, il marchait, et disait : ) Je sens, oui, je sens...
^11 contrefaisait l'homme qui s'irrite, qui s'indigne,
qui s'attendrit, qui commande, qui supplie, et pro-
nonçait sans préparation des discours de colère, de
commisération, de haine, d'amour; il esquissait les
LE NEVEU DE RAMEAU. 21$
caractères des passions avec une finesse et une vérité
surprenantes; puis il ajoutait:) C'est cela, je crois?
voilà que cela vient; voilà ce que c'est que de trou-
ver un accoucheur qui sait irriter, précipiter les dou-
leurs, et faire sortir l'enfant. Seul, je prends la plume,
je veux écrire; je me ronge les ongles, je m'use le
front : serviteur, bonsoir, le dieu esc absent! Je
m'étais persuadé que j'avais du génie; au bout de
ma ligne, je lis que je suis un sot, un sot, un sot.
Mais le moyen de sentir, de s'élever, de penser, de
peindre fortement, en fréquentant avec des gens
tels que ceux qu'il faut voir pour vivre ; au milieu
des propos qu'on tient et de ceux qu'on entend, et
de ce commérage : Aujourd'hui h boulevard était
charmant, Avei^vous entendu la petite Marmotte?
elle Joue à ravir. M, un tel avait le plus bel atte*
lage gris pommelé qu'il soit possible d'imaginer, La
belle madame celle-ci commence à passer; est-ce
qu'à rage de quarante-cinq ans on porte une coiffure
comme celle-là? La Jeune une telle est couverte de
diamants qui ne lui coûtent guère, — Vous voulei
dire qui lui coûtent,,, cher? — Mais non, — Où
Vavei'vous vue? — A /'Enfant d'Arlequin perdu et
retrouvé. La scène du désespoir a été Jouée comme
elle ne l'avait pas encore été. Le Polichinelle de la
Joire a du gosier, mais point de finesse^ point
é^âme. Madame une telle est accouchée de deux
enfants à la fois; chaque père aura le sien,.. Et vous
croyez que cela dit, redit et entendu tous les jours
échauflFe et conduit aux grandes choses ?
MOI. — Non ; il vaudrait mieux se renfermer dans
son grenier, boire de l'eaa, manger du pain sec, et
se chercher soi-même.
LUI. — Peut-être; mais je n'en ai pas le courage.
Et puis sacrifier son bonheur à un succès incertain !
Et le nom que je porte donc? Rameau! s'appeler
Rameau, cela est gênant. Il n'en est pas des talents
comme de la noblesse, qui se transmet, et dont
l'illustration s'accroît en passant du grand-père au
père, du père au fils, du fils à son petit-fils, sans
que r aïeul impose quelque mérite à son descen-
dant; la vieille souche se ramifie en une énorme tige
de sots, mais qu'importe? Il n'en est pas ainsi du
talent. Pour n'obtenir que la renommée de son
père, il faut être plus habile que lui; il faut avoir
hérité de sa fibre... La fibre m'a manqué, mais le
poignet s'est dégourdi; l'archet marche, et le pot
bout : si ce n'est pas de la gloire, c'est du bouillon.
• MOI. — A votre place, je ne me le tiendrais pas
pour dit, j'essayerais.
lui. — Et vous croyez que je n'ai pas essayé?
Je n'avais pas quinze ans, lorsque je me dis pour
-r
la première fois ; Qu'as- tu, Rameau ? Tu rêves, et
à quoi rêves-tu ? Que tu voudrais bien avoir fait ou
faire quelque chose qui excitât l'admiration de l'uni-
vers... Eh oui, il n*y a qu*à souffler et remuer les
doigts, il n'y a qu'à ourler le bec et ce sera une
cane. Dans un âge plus avancé, j'ai répété le pro-
pos de mon enfance ; aujourd'hui je le répète en-
core, et je reste autour de la statue de Memnon.
MOI. — Que voulez- vous dire avec votre statue
de Memnon?
LUI. ' — Cela s'entend, ce me semble. Autour de
la statue de Memnon, il y en avait une infinité
d'autres, également frappées des rayons du soleil ;
mais la sienne était la seule qui résonnât. Un poète,
c'est Voltaire, et puis qui encore ? Voltaire ; et le
troisième ? Voltaire ; et le quatrième } Voltaire. Un
musicien, c'est . Rinaldo da Capua; c'est Hasse;
c'est Pergolèse ; c'est Alberti ; c'est Tartini ; c'est
Locatelli ; c'est Terradeglias ; c^est mon oncle ; c'est
ce petit Duni, qui n'a ni mine, ni figure, mais qui
sent, mordieu ! qui a du chant et de l'expression.
Le reste, auprès de ce petit nombre de Memnons,
autant de paires d'oreilles fichées au bout d'un bâ-
ton : aussi sommes-nous gueux, si gueux, que C'est
une bénédiction. Ah ! monsieur le Philosophe, là
misère est une terrible chose. Je la vois accroupie
ua LE NEVEU DE RAMEAU.
la bouche béante, pour recevoir quelques gouttes
d^eau glacée qui s'échappent du tonneau des Da-
naïdes. Je ne sais si elle aiguise Tesprit du philo-
sophe, mais elle refroidit diablement la tête du poète ;
on ne chante pas bien sous ce tonneau. Trop heu-
reux encore celui qui peut s'y placer! J'y étais, et
je nVi pas su m'y tenir. J'avais déjà fait cette sotdse
une fois. J'ai voyagé en Bohême, en Allemagne, en
Suisse, en Hollande, en Flandre, au diable au vert !
MOI. — Sous le tonneau percé?
LUI. — Sous le tonneau percé. C'était un juif
opulent et dissipateur, qui aimait la musique et mes
folies. Je musiquais comme il plaît à Dieu, je fai-
sais le fou : je ne manquais de rien. Mon juif était
un homme qui savait sa loi, et qui l'observait roide
comme une barre, quelquefois avec Tami, toujours
avec l'étranger. Il se fit une mauvaise afiaire qu'il
faut que je vous raconte, car elle est plaisante.
Il y avait à Utrecht une courtisane charmante.
Il fut tenté de la chrétienne ; il lui dépécha un gri-
sou, avec une lettre de change assez forte. La bi-
zarre créature rejeta son offre. Le juif en fut déses-
péré. Le grison lui dit : t Pourquoi vous affliger
ainsi ? si vous voulez coucher avec une jolie femme,
rien n'est plus aisé, et même de coucher avec une
plus jolie que celle que vous poursuivez : c'est la
LE NEVEU DE RAMEAU. a»?
mienne, que je vous céderai au même prix. » Fait
et dit ; le grison garde la lettre de change, et mon
juif couche avec la femme du grison. L'échéance de
la lettre de change arrive; le juifla laisse protester,
et s'inscrit en faux. Procès, Le juif disait : Jamais
cet homme n'osera dire à quej prix il possède ma
lettre, et je ne la payerai pas. A l'audience il inter-
pelle le grison. t Cette lettre de change, de qui la
tenez-vous ? — De vous. — Est-ce pour de l'argent
prêté ? — Non. — Est-ce pour fourniture de mar-
chandises? — Non. — Est-ce pour services ren-
dus? — Non; mais il ne s'agit point de cela i^j'en
suis possesseur, vous l'avez signée, et vous l'acquit-
terez. — Je ne l'ai point signée, — Je suis donc un
faussaire? — Vous ou un autre dont vous êtes
l'agent. — Je suis un lâche, comme vous êtes un
coquin. Croyez-moi, ne me poussez pas à bout, je
dirai tout ; je me déshonorerai, mais je vous per-
drai... • Le juif ne tint compte de la menace, et le
grison révéla toute l'affaire à la séance qui suivit.
Ils furent blâmés tous les deux, et le juif condamné
à payer la lettre de change, dont la valeur fut appli-
quée au soulagement des pauvres. Alors je me sé-
parai de lui; je revins ici.
Quoi faire ? car il fallait périr de misère, ou faire
quelque chose. Il me passa toutes sortes de projets
par la téce. Un jour^ je partais le lendemain pour
me jeter dans une troupe de province, également
bon ou mauvais pour le théâtre ou pour l'orchestre.
Le lendemain, )e songeais à me faire peindre un dé
ces tableaux attachés à une perche qu'on plante dans
un carrefour, et où j'aurais crié à tue-tête : t Voilà
la ville où il est hé, et le voilà qui prend congé d$
son père Tapothicaire ; le voilà qui arrive flans la
capitale, cherchant la demeure de son oncle. Lç
voilà aux genoux de son oncle, qui le chasse. Le
voilà avec un juif, etc., etc. • Le jour suivant, je
mé levais bien résolu de m'assocîer aux chanteurs
des rues. Ce n'est pas ce que j'aurais fait de plus
mal; nous serions allés concerter sous les fenêtres
de mon cher oncle, qui en serait crevé de rage. Jç
pris un autre parti...
(Là, il s'arrêta, passant successivement de l'atti-
tude d'un homme qui tient un violon, serrant des
cordes à tour de bras, à celle d'un pauvre diable
exténué de fatigue, à qui les forces manquent, à qui
les jambes flageolent, prêt à expirer, si on ne lui
•jette un morceau de pain; il désignait son extrême
besoin par le geste d'un doigt dirigé vers sa bouche
entr'ouverte ; puis il ajouta :) Cela s'entend. On
mè jetait le lopin ; nous nous le disputions à trois
ou quatre affamés que nous étions... Et puis pensez
grandement, faites de belles choses au milieu d'une
pareille détresse !
MOI. — Cela est difficile.
LUI. — De cascade en cascade, j'étais tombé là;
j'y étais comme un coq en pâte. J'en suis sorti. Il
faudra derechef scier le boyau, et revenir au geste
du doigt vers la bouche béante. Rien de stable dans
ce monde; aujourd'hui au sommet, demain au bas
de la roue. De maudites circonstances nou§ mènent,
et nous mènent fort mal...
(Puis, buvant Un coup qui restait au fond de là
bouteille, et s' adressant à son voisin :)
Monsieur, par charité, une petite prise. Vous
ayez là une belle boîte. Vous n'êtes pas musicien ?
r— Non. — Tant mieux pour vous, car ce sont de
pauvres bougres bien à plaindre. Le sort a voulu
que je le fusse, moi, tandis qu^il y a à Montmartre
peut-être, dans un moulin, un meunier, un valet
de meunier, qui n'entendra jamais que bruit dé
cliquet, et qui aurait trouvé les plus beaux chants.
Rameau, au moulin, au moulin ! c'est là ta place.
MOI. — A quoi que ce soit que l'homme s'ap-
plique, la Nature Vy destinait.
LUI. — Elle fait d'étranges bévues. Pour xnoi, je
ne vois pas de cette hauteur où tout se confond,
rhomme qui émonde un arbre avec des ciseaux, la
chenille qui en ronge la feuille, et d'où Ion ne voit
que deux insectes différents, chacun à son devoir.
Perchez-vous sur Tépicycle de Mercure, et de là
distribuez, si cela vous convient, et à Timitation de
Réaumur, lui, la classe des mouches en couturières,
àrpenteuses, faucheuses; vous, Tespèce des hommes
en hommes menuisiers, charpentiers, couvreurs,
danseurs, chanteurs, c'est votre afiaire ; je ne m'en
mêle pas. Je suis dans ce monde , et j'y reste. Mais
s'il est dans la nature d'avoir appétit, car c'est tou-
jours à Tappétit que j'en reviens, à la sensation qui
m'est toujours présente, je trouve qu'il n'est pas du
bon ordre de n'avoir pas toujours de quoi manger^
Quelle diable d'économie ! des hommes qui regor-
gent de tout, tandis que d'autres, qui ont un esto-
mac importun comme eux, une faim renaissante
comme eux, n'ont pas de quoi mettre sous la dent.
Le pis, c'est la posture contrainte où nous tient le
besoin. Uhomme nécessiteux ne marche pas comme
un autre, il saute, il rampe, il se tortille, il se traîne,
il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions.
MOI. — Qu'est-ce que des positions?
LUI. — Allez le demander à Noverre. Le monde
en offre bien plus que son art n'en peut imiter.
MOI. — Et vous voilà aussi, pour me servir de
votre expression, ou de celle de Montaigne, perché
LE NEVEU DE RAMEAU. 2|)
sur l'épicycle de Mercure, et considérant les diffé-
rentes pantomimes de l'espèce humaine.
* LUI. — Non, non, vous dis-je; je suis trop lourd
pour m'élever si haut. J^abandonne aux grues le
séjour des brouillards, je vais terre à terre. Je re-
garde autour de moi, et je prends mes positions, ou
je m'amuse des positions que je vois prendre aux
autres ; je suis excellent pantomime, comme vous en
allez juger.
(Puis il se met à sourire, à contrefaire Thomme
admirateur, Thomme suppliant, l'homme complai-
sant; il a le pied droit en avant, le gauche en ar-
rière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme
attaché sur d'autres yeux, la bouche béante, les
bras portés vers quelque objet; il attend un ordre,
il le reçoit, il part comme un trait, il revient, il est
exécuté, il en rend compte ; il est attentif à tout, il
ramasse ce qui tombe, il place un oreiller ou un ta-
bouret sous des pieds; il tient une soucoupe, il ap-
proche une chaise; il ouvre une porte, il ferme une
fenêtre, il tire des rideaux; il observe le maître et
la maîtresse ; il est immobile, les bras pendants, les
jambes parallèles; il écoute, il cherche à lire sur des
visages, et il ajoute :) Voilà ma pantomime, à peu
près la même que celle des flatteurs, des courtisans,
des valets et des gueux.
2|4 l'E NEVEU DE RAMEAU.
(Les folies de cet homme, les contes de Tabbé
Gallani, les extravagances de Rabelais, m^ont quel*
quefois fait rêver profondément. Ce sont trois ma*
gasins où je me suis pourvu de masques ridicules
que je place sur le visage des plus graves person-
nages, et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre
dans un président, un pourceau dans un cénobite,
une autruche dans un ministre, une oie dans son
premier commis.) — Mais à votre compte, dis-je à
mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-
ci, et je ne connais personne qui ne sache quelques
pas de votre danse.
LUI. — Vous avez raison. Il n'y a dans tout un
royaume qu'un homme qui marche, c'est le Souve-
rain; tout le reste prend des positions.
MOI. — Le Souverain? Encore y a-t-il quelque
chose à dire. Et croyez-vous qu'il ne se trouve pas
de temps en temps à côté de lui un petit pied, un
petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu
de la pantomime? Quiconque a besoin d'un autre esc
indigent, et prend une position. Le roi prend une
position devant sa maîtresse, et devant Dieu il fait
son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de
courtisan, de flatteur, de valet et de gueux devant
son roi* La foule des ambitieux danse vos positions,
en cent manières plus viles les unes que les autres^
LE NEVEU DE RAMEAU. ajs
devant le ministre 'y. l'abbé de condition, en rabat et
en manteau long, au moins une fois la semaine, de-
vant le dépositaire de la feuille des bénéfices. Ma
foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux
est le grand branle de la terre : chacun a sa petite
H us et son Bertin.
LUI. — Cela me console,
(Mais tandis que je parlais, il contrefaisait à mou-
rir de rire les positions des personnages que je nom-
mais. Par exemple, pour le petit abbé, il tenait son
chapeau sous le bras et son bréviaire de la main
gauche; de la droite il relevait la queue ^e son
manteau, il s'avançait la tête un peu penchée sur
l'épaule, les yeux baissés, imitant si parfaitement
l'hypocrite, que je crus voir l'auteur des Réfutations
devant l'évêque d'Orléans, Aux flatteurs, aux am-
bitieux, il était ventre à terre; c'était Bouret au
Contrôle général.)
MOI. — Cela est supérieurement exécuté : mais il
y a pourtant un être dispensé de la pantomime : c'est
le philosophe qui n'a rien, et qui ne demande rien.
- LUI. — Et où est cet animal-là? S'il n'a rien, il
souffre; s'il ne sollicite rien, il n'obtiendra rien et il
souffrira toujours.
MOI. — Non : Diogène se moquait des besoins.
LUI. — Mais il faut être vêtu»
23(S LE NEVEU DE RAMEAU.
MOI. — Non; il allait tout nu«
LUI. — Quelquefois il faisait froid dans Athènes.
MOI. — Moins qu'ici.
LUI. — On y mangeait.
MOI. — Sans doute.
LUI. — Aux dépens de qui?
MOI. — De la Nature, A qui s'adresse le sauvage?
à la terre, aux animaux, aux poissons, aux arbres,
aux herbes, aux racines, aux ruisseaux.
LUI. — Mauvaise table.
MOI. — Elle est grande.
LUI. — Mai$ mal servie.
MOI. — C'est pourtant celle qu'on dessert pour
couvrir les nôtres.
LUI. — Mais vous conviendrez que l'industrie de
nos cuisiniers, pâtissiers, rôtisseurs, traiteurs, con-
fiseurs, y met un peu du sien. Avec la diète austère
de votre Diogène, il ne devait pas avoir des organes
fort indociles.
MOI. — Vous vous trompez. L'habit du Cynique
était autrefois notre habit monastique, avec ht même
vertu : les Cyniques étaient les Carmes et les Cor-
deliers d'Athènes.
LUI. — Je vous y prends! Diogène a donc aussi
dansé la pantomime, si ce n'est devant Périclès, du
moins devant Laïs ou Phryné?
■ M
LE NEVEU DE RAMEAU. 237
MOI. — Vous VOUS trompez encore : les autres
achetaient bien cher la courtisane qui se livrait à
lui pour le plaisir.
LUI. — Mais s'il arrivait que la courtisane fut
occupée, et le cynique pressé?
MOI. — Il rentrait dans son tonneau et se passait
d'eUe.
LUI. — Et vous me conseilleriez de Timiter?
MOI. — Je veux mourir si cela ne vaudrait pas
mieux que de ramper, de s'avilir et de se prostituer.
LUI. — Mais il me faut un bon lit, une bonne
table, un vêtement chaud en hiver, un vêtement frais
en été, du repos, de l'argent, et beaucoup d'autres
choses, que je préfère de devoir à la bienveillance,
plutôt que de les acquérir par le travail.
MOI. — Cest que vous êtes un fainéant, un gour-
mand, un lâche, une âme de boue.
LUI. — Je crois vous l'avoir dit.
MOI. — Les choses de la vie ont un prix sans
doute ; mais vous igno.rez celui du sacrifice que vous
faites pour les obtenir. Vous dansez, vous avez
dansé et vous continuerez de danser la vile panto-
mime.
LUI. — Il est vrai; mais il m'en a peu coûté, et
il ne m'en coûtera plus rien pour cela; et c'est par
cette raison que je ferais mal de prendre une autre
SjS LE NEVEU DE RAMEAU.
allure qui me peinerait ec que je ne garderais pas.
Mais je vois à ce que vous me dites là que ma pau-
vre petite femme était une espèce de philosophé ;
elle avait du courage comme un lion. Quelquefois
nous manquions de pain, et nous étions sans le sou;
nous avions vendu presque toutes nos nippes. Je
m'étais jeté sur le pied de notre lit ; là je me creu-
sais à chercher quelqu'un qui me prêtât un écu que
je ne lui rendrais pas. Elle, gaie comme un pinson,
se mettait à son clavecin, chantait et s'accompa-
gnait ; c'était un gosier de rossignol, je regrette que
vous ne l'ayez pas entendue. Quand j'étais de quel-
que concert, je l'emmenais avec moi; chemin fai-
sant je lui disais : • Allons, madame, faites- vous
admirer, déployez votre talent et vos charmes, enle-
vez, renversez... » Nous arrivions, elle chantait,
elle enlevait, elle renversait. Hélas! je l'ai perdue,
la pauvre petite. Outre son talent, c'est qu'elle avait
une bouche à recevoir à peine le petit doigt, des
dents! une rangée de perles; dés yeux, des pieds,
une peau, des joues, des tétons ! des jambes de cerf,
des cuisses et des fesses à modeler. Elle aurait eu
tôt ou tard le fermier général au moins. C'était une
démarche, une croupe, ah! Dieu, quelle croupe!
(Puis le voilà qui se met à contrefaire la démarche
de sa femme. Il allait à petits pas, il portait sa tête
au vent, il jouait de réventail, il se démenait de la
croupe ; c'était la charge de nos petites coquettes la
plus plaisante et la plus ridicule .
Puis reprenant la suite de son discours, il ajou-
tait :) Je la promenais partout, aux Tuileries, au
Palais-Royal, aux Boulevards. Il était impossible
qu'elle me demeurât. Quand elle traversait la rue,
le matin, en cheveux et en pet-en-Faîr, vous vous
seriez arrêté pour la voir, et vousTauriez embrassée
entre quatre doigts sans la serrer. Ceux qui la sui-
vaient, qui la regardaient trotter avec ses petits
pieds, et qui mesuraient cette large croupe dont les
jupons légers dessinaient la forme, . doublaient le
pas ; elle les laissait arriver, puis elle détournait pres-
tement sur eux ses deux grands yeux noirs et bril-
lants, qui les arrêtaient tout court ; c'est que l'en-
droit de la médaille ne déparait pas le revers. Mais,
hélas! je l'ai perdue, et toutes mes espérances de
fortune se sont évanouies avec elle. Je ne l'avais
prise que pour cela, je lui avais confié mes projets,
et elle avait trop de sagacité pour n'en pas concevoir
la certitude et trop de jugement pour ne les pas
approuver...
(Et puis le voilà qui sanglote et qui pleure, en
disant :) Non, non, je ne m'en consolerai jamais.
Depuis, j'ai pris le rabat et la calotte.
«40 LE NEVEU DE RAMEAU.
MOI. — De douleur?
LUI. — Si vous voulez. Mais le vrai, pour avoir
mou écuelle sur ma. têce... Mais voyez un peu l'heure
qu'il esc, car il faut que j'aille à l'Opéra.
MOI. — Qu'est-ce qu'on donne?
LCi. — Le Dau vergue. 11 y a d'assez belles choses
dans sa musique ; c'est dommage qu^il ne les ait pas
dites le premier. Parmi ces morts, il y en a toujours
qui désolent les vivants. Que voulez -vous? quisque
suos patimur mânes. Mais il est cinq heures et de-
mie, j'entends la cloche qui sonne les vêpres de
l'abbé de Cannaye et les miennes. Adieu. Monsieur
le Philosophe, n'est-il pas vrai que je suis toujours
le même?
MOI. — Hélas! oui, malheureusement,
LUT. — Que j'aie ce malheur-là encore seulement
une quarantaine d'années : rira bien qui rira le der-
nier.
FIN DU NEVEU DB RAMEAU.
NOTES ET VARIANTES
PAGE<. L!GNES.
Ç7 4 Le banc d^Argenson, Plus exactement le banc
qui se trouvait dans l'allée d'Argenson, et qu'on
voit plusieurs fois designé comme lieu de ren-
dez-vous dans les lettres de Diderot à M"" Vol-
land.
ç8 4 Légal le profond. M. de Kermuy, sire de Légal,
gentilhomme breton dont le nom s'écrirait peut-
être mieux Le Gall, était considéré comme le pre-
mier joueur d'échecs de France avant la venue
Philidor, qui prît de lui ses dernières leçons. De
Mayot, nous ne trouvons que des mentions plus
sèches encore que celle-ci . Quant à Foubert, c'est,
selon toute apparence, le chirurgien de ce nom,
qui demeurait rue de la Monnaie.
loa 4 3farivaux et Crébillon le fils. Ce rapprochement
qui parait aujourd'hui beaucoup trop flatteur
pour l'auteur du Sopha^ se retrouve dans une
lettre d'Horace "Walpole, de 176$ : « Crébillon
est tout à fait démodé, et Marivaux est devenu
un proverbe : on dit marivauder, marivaudage. »
10 a 1$ M. de Bissy, Claude de Thiard de Bissy, mous-
quetaire noir, nommé de l'Académie française
16
PAGES. LIGNES.
en 1750 sur le bruit qu'il avait traduit quelques
chapitres d'un ouvrage anglais, appartint soixante
ans à celte illustre compagnie. Gœthe a écrit
Bussi, mais à tort ; le manuscrit de l'Ermitage
donne bien Bissy, comme la copie d'Assézat.
103 i5 Ce que 3f^* Clairon est en acteur. C^est le texte
des mss. que Brière a cru corriger en imprimant :
« en actrice w. Il a été copié ici par Assézat.
103 26 Entre Dioghie et Phryné. De Saur, choqué sans
doute par le pluriel a les autres», prit sur lui de
corriger à la fois Diderot et Gœthe, et d'écrire :
entre Diogène, Laïs et Phryné ». Brière adopta
cette interpolation en imprimant le nom de Laïs
en italiques. Diderot a écrit ce qu'il voulait
écrire ; Phryné, dans l'esprit de Rameau, est un
nom essentiellement collectif.
104 8 Pour son antagoniste. Brière : « pour un c... »
10+ 18 Comme d'un clou à soufflet. Brière a imprimé :
M d'un clou à un soufflet ». « Cela ne vaut pas un
clou à soufflet, je n'en donnerais pas un clou à
soufflet, se dit pour marquer le peu d'estime
qu'on fait d'une chose. (Académie.) »
106 4 Aux cagnaris, aux chiens, forme patotse égale-
ment familière au Dijonnais Rameau et au Lan-
grois Diderot.
io3 17 II nUst pas asse^ décidé. Le mot « assez» a été
omis par les précédents éditeurs.
lûB 2$ Lequel des deux préférerie^-vous}.., Diderot ap-
pelle la controverse sur une pensée qui l'occu-
pait en ce temps-là. Il écrivait à M"« Volland le
31 juillet 1762.: « S'il faut opter entre Racine
méchant époux, méchant père, ami faux et poète
sublime, et Racine bon père, bon époux, bon
ami et plat honnête homme, je m'en tiens au
NOTES ET VARIANTES. a^j
PAGES. LfGNES.
premier. De Racine méchant que reste-t-il ? rien.
De Racine homme de génie l'ouvrage est éter-
nel.»
109 I Comme Briassoh, comme Barbier,,. Briasson,
syndic de l'imprimerie et de la librairie, était un
des libraires associés à V Encyclopédie ; il avait
sa b'jutique rue Saint-Jacques. Barbier est nommé
en tète des gros marchands en soie du quartier
Sainte-Opportune dans le Dessinateur pour les
fabriques d'étoffes d'or, d'argent et de soie, Pa-
ris, 176$.'
tio ) Dans l'occasion une jeune fille, etc. Toute cette
fin de phrase est remplacée dans Briére par ces
mots imprimés en italiques: parfois de jolies
filles.
lia II De l'eau froide. De Saur : « Versez sur la tête de
Greuze de Veau-forte, et peut-être vous dissou-
drif^,., » Inutile dé dire que Gœthe n'est pour rien
dans ce contresens inhumain.
114 3 L'éloge de Maupeou. Ce reproche à Voltaire a
été glissé lors de la- revision. Ce n'est qu'en
1771 que Voltaire, tout frémissant encore de ses
luttes contre les bœufs-tigres des parlements^,
traita le chancelier Maupeou comme un bienfai--
teur de l'humanité et choqua par là une partie
de ses amis de Paris.
115 iB L'histoire des trois siècles. Allusion évidente aux
Trois siècles delà littérature franijaise, de l'abbé
Sabatier de Castres, dont la première édition ne
parut qu'en 1772. Les plus obscurs ennemis <ie
Voltaire et de l'Encyclopédie sont gratifiés de no-
tices enthousiastes dans cette compilation en-
fiellée.
•115 I Le grand, homme Rameau le neveu* Ces deux
MGES. LIGNES.
mots
117
119
119
lai
S
II
H le neveu », qui sont dans les mss. ^t
dans Gœthe^ ont été supprimés par Briére et
n'ont pas été rétablis par Assézat.
Un escroc. C'est la leçon très lisible da manu-
scrit de l'Ermitage. Briére imprime : « un c....n m.
Assézat a lu et donne: nen escroc», et supp^^e
que en est là pour iigurer la prononciation
bourguignonne. Gœth^, soit qu'il n'ait pu lire,
soit qu'il ait craint de se tromper sur U valeur
du mot, s'est dispensé de le traduire, aussi bien
que ceux de « fiefle truand ».
Vous retournerez au re^rat. Cette phrase, clai-
rement rendue par Gœthe (uni nun halte dick
wieier an die HÔken) est ainsi transformée par
de Saur: «Je t'ai encore sur les épaules. » Il est
vrai que Gœthe ne paraît pas avoir bien compris
la locution: «à bouche que veux -tu ».
Entre le cocher de M, de Souhise et Vami RobbJ.
L*hôtel de Soubise, où sont aujourd'hui les Ar-
chives nationales, donnait asile dans ses écuries
monumentales à un certain nombre de vagabonds,
connus des gens de l'hôtel. Palissot, apostro-
phant Robbé de Beauveset dans sa Dunciad/,
l'avait appelé : Ami Robbé ; il en resta une sorte
de surnom.
3/. Viellard. C'était le fils du directeur des vieilles
eaux de Passy et le voisin de la maison de cam-
pagne où Be^tin passait l'été avec la petite Hus ;
il entretenait avec l'actnce des relations de bon
voisinage, le 3 septembre 1761^ lorsque Bertin,
survenant indiscrètement, chassa bruyamment
son infidèle. L'anecdote est racontée un peu
partout, mais nulle part avec plus de détails que
dans les lettres de Diderot à M"« VoUand; Dide-
NOTES ET VARIANTES.
84$
r.-.GES. LIGNES.
X2I
121
121
I2i
122
rot avait été renseigné par l'abbé de La Porte.
7 D'une misérable petite histrionne. Le mot « mi-
sérable », omis par Briére, n'a pas été rétabli par
Assézat.
î? M, Rameau, apothicaire de Dijon. Il n'y a ni in-
dice ni apparence que l'organiste Claude Rameau
ait jamais été apothicaire. Jean-François a, dû
dire: a bourgeois de Dijon »; c'est le titre dont
Claude se parait couramment, de même que le
grand Rameau s'est intitulé dans tous les actes
de la dernière partie de sa vie : « bourgeois de
Paris ». Il y avait en ce temps-là un homme fort
connu, qui était fils d'un apothicaire de Dijon :
c'est Piron. Il s'est produit une confusion dans la
mémoire de Diderot.
i2 1(cLmeau, le neveu de celui qu* on appelle le grand.
Cette ligne a sauté dans l'édition Briére, laissant
une équivoque dont les commentateurs ont été
troublés et qui n'existe ni dans les mss. ni dans
Gœthe. C'est bien l'oncle Rameau que Carmon-
telle a représenté dans la pochade connue dont
il. e^ ici question. Assézat en a fait la remarque,
mais la correction que lui offrait sa copie a
échappé à son attention.
2 A la petite Hus, Au lieu de ces mots, Briére a
imprimé : « d'une catin » et supprimé les deux
paragraphes qui suivent. Assézat, en les rétablis-
sant, a omis le mot : « jeune ».
10 M"" de La Marck, La comtesse de La Marck,
née Noailles, passait pour Tune des protectrices
les plus zélées de la comédie des Philosophes,
Voici comment le duc de Luynes la dépeignait
lors de son mariage, dés 174* : « Elle est grande
et assez grasse ; elle n'est point du tout jolie, ce-
2i6 NOTES ET VARIANTES.
tkGES. LIGNIS.
pendant sa figure ne déplaît point ; elle se tient
mal et a l'air un peu matériel. « Il est à croire
qu'avec le temps elle n'était pas devenue plus
éthcrée. Aussi fut-elle de plus en plus un des
piliers de TÉglise. Le gros Bergier, c'est à coup
sûr le fameux théologien ; il ne s'était encore
, guère signalé à l'attention des philosophes à
l'époque de la rédaction primitive ; son nom a
peut-être pris la place d'un autre lors de la re-
vision.
124 7 i^iens dans ma cellule. Cette chanson est intitu-
lée la Sollicitation, p. 37 du seizième et dernier
recueil (publié en 1762) du Chansonnier français,
124 19 Déjà le cœur lui tressaillait. Briére a imprimé
« tressaillit », et dérangé la ponctuation: ce qui
a fait attribuer à Diderot une façon particulière
de conjuguer le verbe tressaillir.
12$ II L'Aristote ou le Platon, Des pierres gravées re-
présentant ces philosophes et montées eu bagues.
126 18 i^ous êtes né ou tombé. Texte dei mss., conûrmé
par Gœthe. Briére et Assézat : « vous êtes tombé »
126 24 ... Tant pour mes menus plaisirs. Après ces
mots, Gœthe, Briére et la copie dont s'est servi
Assézat s'accurdent à indiquer une lacune qui
n'est guère probable et un changement de scène
qui est tout bonnement absurde. Cette fausse
indication paraît être partie du manuscrit de
l'Ermitage, ou une main inconnue a déposé en
marge la note suivante : « Ici se trouve une
lacune dans le manuscrit original. La scène a
changé et les interlocuteurs sont entrés dans
une des maisons qui environnent le Palais-Royal. »
Cette note est d'une écriture ancienne et d'une
encre jaunie ; mais elle n'est pas de la même
NOTES ET VARIANTES. 2*7
PAGES. LIGNES.
main que le reste du manuscrit ; il est presque
superflu de dire qu'elle nVst pas non plus de U
main de Diderot. Elle n*a donc pas plus d'appa-
rence d'authenticité que de sens commun. Cette
note, née de la fantaisie d'un lecteur superficiel,
a été insérée entre parenthèses au milieu du
texte dans les copies sur lesquelles ont travaillé
Gœthe et Assézat Quant à Briére, il n'a pu*se
retenir de broder et il donne cette variante :
« Nota. Il y a dans le manuscrit une lacune, et
on doit supposer que les interlocuteurs sont en-
trés dans le café où il y avait un clavecin. »
Puis, dans cette persuasion, il a supprimé le
mot <c alors » , qui commençait l'alinéa suivant.
« Voulant en avoir le cœur net, dit M. Motheau^
nous en avons référé à M. Briére, qui ne s'est
pas souvenu d'avoir trouvé aucun blanc dans le
manuscrit que lui avait donné M"*' de Vandeul,
Il est convaincu que sa note a été déterminée
par celle de Gœthe. 1» Sa note, car il est clair
qu'elle est bien de lui, ajoutait encore, comme
Asselineau Ta fait remarquer, à l'absurdité de la
première. Les interlocuteurs ne peuvent pas en-
*trer dans le café, puisqu'ils y sont depuis le dé-
but pour n'en sortir qu'a la dernière page ; quant
au clavecin. Rameau va en jouer, il est vrai,
mais sms clavecin, comme il joue une sonate sur
le violon sans violon,comme il finira par imiter
tous les instruments et par « faire lui seul tout
un théâtre lyrique ».
127 10 Aisément, agréablement, copieusement tous les
soirs... Ces six mots, omis par Briére, ont échappé
à l'attention d'Assézat, bien qu'ils fussent dans
sou manuscrit, comme ils sont dans celui de
2+8 NOTES ET VARIANTES.
PAGES. LIGNES.
l'Ermitage: ils sont traduits mot pour mot dans
Gœthe. Briére a bitfe aussi l'exclamation ster-
cus pretiosum I donnée avant lui par Gœthe et
par de Saur, et rétablie depuis par Assézat.
127 14 A force de vols, de pillages, de Banqueroutes, Il
est à supposer que ces mots étaient peu lisibles
dans le manuscrit dont s'est servi Briére, car il
y a suppléé par ceux-ci : volant, pillant, faisant
banqueroute y qu'il a é/idemment pris à la tra-
duction de Saur et qu'il a imprimés en italiques.
1 27 24 Les enfants rouges ou les enfants bleus. C'étaient
des orphelins élevés dans les hôpitaux et qui
figuraient moyennant rétribution dans la pompe
des grands enterrements. L'hôpital des Enfants
rouges^ qui a été supprimé en 1772, a laissé son
nom à un quartier de Paris; les enfants bieus
étaient fournis par l'hôpital de la Trinité, rue
Grenéta.
129 7 Ferrari ou Chiabran, Chiabran, violoniste pié-
montais, parut en 17$! au Concert spirituel et
transporta le public d'enthousiasme. Dominique
Ferrari, né à Plaisance, eut un succès pareil
trois ans plus tard. Ce dernier avait un frère
cadet, Louis Ferrari, dit le boiteux *qui joUait
du violoncelle et qui se produisit à son tour en
17 $8. — Gœthe avait bien écrit le nom de Chia-
bran; mais, de Saur ayant donné Chiabrau,
cette faute d'impression a fait loi pour Briére
et a passé dans presque toutes les éditions.
MD 21 D'Alberti ou de Galuppi. On compte un assez
grand nombre de musiciens du nom d'Alberti.
Gœthe a fait une note brève et un peu vague,
qui a été notablement développée par de Saur,
sur Domenico Alberti, amateur vénitien à qui
PAGES. LIGNES.
on attribuait de grands talents comme chanteur
et claveciniste ; mais ce n'est certainement pas
de lui qu'il s'agit ici, car il n'a jamais composé
que pour le clavecin et ses œuvres ne se sont ré-
pandues qu'après sa mort. L'Alberti dont il est
question doit être Giuseppe-Matteo, né à Bologne
en 1685 et dont on à plusieurs recueils de so-
nates pour le violon. Quant à Galuppi, i7 Bura-
nello, c'est un compositeur vénitien qui a laissé
une grande réputation de verve et de fécondité,
bien que rien ou presque rien de ses œuvres
n'ait été gravé.
jj^ 4, Supposez-lui huit ans. Marie-Angélique Diderot,
depuis M™" de Vandeul, était née le a septembre
1753. L'âge peut bien être donné par Diderot à
quelques mois prés*
136 1(5 A entrevu les premières lueurs. Briére : « a en-
trevu les profondeurs et les premières lumières
de la théorie musicale ».
138 6 3f"« Arnould vient de quitter son petit comte...
Le comte de Lauraguais. C'est au mois d'octobre
1761, en profitant d'un voyage du petit comte à
Ferney, que Sophie Arnould accepta les offres
fastueuses de Bertin, qui venait de se brouiller
avec la demoiselle H us. Mais le petit comte, de
retour, ne tarda pas à forcer la porte de l'infi-
dèle, et les Parties casuelles furent vile délaissées.
ij8 8 La porcelaine de M. de Montamy. Il s'agit du
procédé de peinture sur porcelaine dure, inventé
par d'Arclais de Montamy, premier maître d'hô-
tel du duc d'Orléans et ami de Diderot; Laura-
guais, qui avait proposé de concourir aux frais
d'expériences, se fit honneur de l'invention, no-
tamment auprès de Voltaire, comme on le voit
rAGBS. LIGNES.
par la dédicace de VÈcossaise, Montamy mourut
au commencement de 1765, laissant un Traité
des couleurs pour la peinture sur porcelaine,
dont Diderot se fit l'éditeur.
138 ij Cette pauvre Dumesnil,,, Les Mémoires secrets
disaient d'elle, le 30 janvier 176a : «Son amour-
propre aurait dû lui conseiller de se retirer il y
a quelques années... D'ailleurs, le vice crapuleux,
par lequel elle se laisse dominer, la met trop
souvent dans le cas de substituer sur la scène
les écarts de sa raison aux désordres des grandes
passions qu'elle doit peindre, n Et en note :
M M"* Dumesnil boit comme un cocher: son
laquais, lorsqu'elle joue, est toujours dans la cou-
lisse, la bouteille à la main, pour l'abreuver. »
138 21 Quil entretenait. De Saur, choqué de l'incohé-
rence de cette phrase, a imaginé d'écrire : « que
... entretenait ». Son exemple a été suivi par
Briére et les autres éditeurs. Goethe avait tra-
duit littéralement : adie er unterhielt,»
138 35 On dit que la chose est faite, Bnére : « on dit
même que. . . »
1 39 2 Cest son usage que de mourir une quinzaine au-
paravant. Voltaire avait passé pour mort à la fin
de 1753 ; il s'en était amusé et avait même pensé
que cela pourrait être commode à l'occasion. Le
14 novembre 1760, d'Alembert lui écrivait:
a Tout le monde veut ici que vous sojez mort.»
C'était au plus fort de la mêlée causée par le
discours de réception de Le Franc de Pompignan
et par la comédie des Philosophes, juste au mo-
ment où le prétendu mort faisait imprimer les
Quand. Le bruit courut encore qu'il était au plus
mal au printemps de 1762, au moment où il pré-
NOTES ET VARIANTES.
2$l
PAGBS. LIGNES.
parait sa plus vive campagne pour la famille Calas.
140 10 Pas si long. Édit. précédentes ; « pas aussi long. »»
J40 18 Javillier. Les copistes se sont transmis Favillier,
résultat d'une erreur de lecture facile à expliquer
parla grande ressemblance des deux majuscules
dans la plupart des écritures du xviii*' siècle;
mais la correction ne souffre pas de difficulté.
L'Opéra a eu quatre danseurs du nom de Javil-
lier, le père de 1703 à 1728 environ et ses trois
fils entre 173$ et 1748. A cette dernière date,
Javillier l'aîné, Javillier cadet et Javillier 3*^ dis-
parurent à peu prés en même temps du tableau
de la troupe. L'un d'eux, membre de l'Académie
royale de danse, rue Croix-des-Petits-Champs,
était vers 1762 le maître à dans^^r en renom.
De Saur a arbitrairement remplacé le nom qu'il
trouvait dans Gœthe par a M. Abraham ». Il y a
bien eu à l'Opéra un danseur de ce nom, élève
de Gardel, mais il ne commença à se faire con-
naître que sous le régne de Louis XVI.
1^1 6 Le baron de Bugge, Hollandais, amateur ridicule,
qui vivait à Paris avec le titre de chambellan du
roi 4e Prusse. Il payait des jeunes gens pour ac-
cepter de lui des leçons de violon. Il parvint, à
force d'importunités, à se faire entendre de l'em-
pereur Joseph II, qui se tira d'embarras par ce
compliment équivoque : a Je n'ai jamais entendu
personne jouer de cet instrument -là comme
vous. » Le baron de Bagge eut de 1771 à 1773
un procès long et bruyant : sa femme deman-
dait la nullité de son mariage, comme contracté
devant un chapelain de l'Église réformée; ce fut
l'occasion d'un déluge de mémoires judiciaires
et théologiques.
2$3 NOTES ET VARIANTES.
PAGES. LIGNES.
141 II Toutes ces petites viles ruses-lâ. Texte donné par
les mss. et traduit par Gœthe. Briére : « toutes
ces adresses viles, ces indignes petites ruses-là ».
Cette paraphrase a été imaginée pour obtenir
une symétrie puérile avec ce que dit Rameau deux
pages et demie plus loin : a ce que vous qualifiez
d'adresses viles, d'indignes petites ruses, n
144 31 La Deschamps autrefois, aujourd'hui la Guimard.
La première rédaction devait porter simplement :
« La Deschamps » ; cela résulte de la fin de la
phrase. En ce temps-Ia, celle que Favart appelait
« l'illustre Phryné de nos jours, la sublime Des-
champs», tenait le haut du trottoir. Elle n'avait
cessé d'occuper le public de ses liaisons avec le
duc d'Orléans, le fermier général Brissart, l'avo-
cat général Séguier, entre des centaines d'autres,
de ses carrosses, de ses laquais, des diamants
dont elle se montrait chargée sur la scène de
rOpéra où elle n'était que danseuse figurante
de la vente de son mobilier qui fit émeute dix
jours durant dans la rue Saint-Nicaise en 1760,
de ses tentatives maladroites dans la carrière
de l'usure, de sa fugue avec M. de Salice en
juin 1762, de son emprisonnement à Lyon, de
son évasion, etc. La Guimard n'était encore qu'a
ses débuts à l'Opéra et dans la galanterie. Quand
Diderot revit son manuscrit, la Deschamps était
tombée dans la misère, sinon morte, et la Gui-
mard faisait retentir Paris de ses désordres et de
ses prodigalité?.
145 2j Les avanies» Brière : « les avances ». Avanies, qui
est dans le manuscrit de l'Ermitage et dans celui
d'Assézat, est aussi le mot que Gœthe a traduit
par schlechte Behandlung,
NOTES ET VARIANTES.
2S3
PAGES. LIGNES.
I4S 26
Toute la. troupe villemorienm, Gœthe a supprimé
purement et simplement cet adjectif qui n'est
pas dans les dictionnaires. De Saur, fidèle à ses
habitudes d'amplification, a traduit : dus sàmnt-
tliche KUtschpack de cette façon : « tous les bas
flatteurs, tous les plats bouffons, tous les piqueurs
d'assiette de Paris. » C'est en s'inspirant de cette
paraphrase que Briére a donné : « Toute la troupe
des flatteurs, des bouffons et des parasites. » La
troupe villemorienne, c'étaient les gens qui vi-
vaient aux dépens du financier Villemorien, que
nous retrouvons, plus loin. Les mss. donnent
vilmortenne,
■150 14 Taime à sentir sous ma main.,. Cette nn de
phrase a été mutilée par Briére; Assézat Fa res-
tituée, à une légère inexactitude prés : « à ex-
pirer», au lieu de: «à en expirer.»
i$i 6 La mémoire' des Calas, Diderot écrivait à
M"« VoUand le 8 août 1762 : « C'est Voltaire qui
écrit pour cette malheureuse famille. O mon amie,
le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme
ait de l'àme, de la sensibilité, que l'injustice le
révolte et qu'il sente l'attrait de la vertu. Eh!
que lui sont les Calas ? qui est-ce qui peut l'inté-
resser pour eux ? quelle raison a-t-ii de sus-
pendre des travaux qu'il aime pour s'occuper de
leur défense ? Quand il y aurait un Christ, je
vous assure que Voltaire serait sauvé. »
Même ligne. Une personne de ma connaissance.,. Cette
anecdote est racontée par Diderot à M"« Volland
à la date du ij octobre 1760. Le héros est un
vieil Écossais, le père Hoop, qui avait couru
beaucoup le monde et qui fit un séjour assez
prolongé chez le baron d'Holbach.
254 NOTES ET VARIANTES,
rAGBS. LIGXES.
154 ç La Morliere, Voyez, sur ce triste personnage^ les
Aveux d'un pamphlétaire, par Ch. Monselet
(réimpriné dans les Oubliés et les Dédaignés) ^
la Biographie du Dauphiné, par Ad. Rochas, et la
notice mise par M. Uzanne en tête d* Angola,
dans la collection des Petits Conteurs. Paris,
A. Quantin, 1879.
1 54 a6 Et cette femme qui se mortifie. De Saur a inventé
pour elle un semblant de nom : M™* de Past..«
i$7 i De robe de chambre, et non : «de sa robe ».
157 a Qu*on fait à peine sourire.,, Brière et les édi-
■ tions subséquentes: «Qu'on fait avec peine... »
157 7 Ce père Noël, C'était un bénédictin de Reims
qui se livrait à la fabrication d'instruments d'op*
tique ; il.fut admis, pendant un séjour de la Cour
à Compiégne dans l'été de i7$o, à faire voir au
Roi un microscope de sa façon. • S. M. lui or-
donna de lai en faire un et fit demander à son
supérieur de le fùne venir à Paris. » Dom Noël
s'installa à l'abbaye de S^nt-Germain-des-Prés,
avec un certain nombre d'oufy4«is.sous ses or-
dres. Après le microscope du Roi, qui fut payé
403 louis, il fit un télescope pour le Dauphin.
« Ce religieux est un bon homme, extrêmement
simple », dit le duc de Luynes {Mém,^ t. XI).
Parce quelle l'est encore. Brière : « Parce qu'elle
est jolie».
^f"* Bouvillon, personnage monstrueux du Ro
man comique, de Scarron.
Se transir. Édit. précéd. : « et transir. »
Le Poinsinet, Brière, en désaccord avec Goethe
et les mss., donne : <c le Mallet. » Le chanoine
Mallet, auteur de divers ouvrages d'éducation et
un moment collaborateur de V Encyclopédie, était
158
iC
158
ï9
•
«58
26
•59
17
PAGE?. LIGNES.
i6o 25
162
mort en 1755. L'historien Henri Mallet a par-
tagé sa vie entre Copenhague et Genève. Il est
donc probable que nous n'avons pas affaire à
une variante de l'auteur, mais à une simple er-
reur de lecture.
Une comminge. C'était le nom de la plus grosse
espèce dé bombes qu'on eût encore expérimentée.
« Les comminges, dit le général Bardin, étaient
du calibre de o" 4S et du paids de 250 kilo-
grammes; on les employa, en 1691 y au siège de
Mons, mais on fut obligé de les abandonner,
parce que le service en était trop lent et trop
difficile et le tir trop incertain. 1»
Le livre de la félicité, les flambeaux. Bouret,
fermier général et fermier des postes, avait
poussé la prodigalité jusqu'à la folie dans sa mai-
son de campagne de Croix-Fontaine^ et surtout
dans un rendez- vous de chasse appelé le Pavil-
lon du Roi, où Louis XV, à partir de i7$ç, fit
une apparition à peu près chaque année. Un
cahier in-folio, richement relié avec ce titre : le
Vrai Bonheur, portait sur son premier feuillet
ces seuls mots: « Le Roi est venu chez Bouret»,
et la date. Un feuillet semblable fut consacré à
chacune des visites du roi ou des princes ou
princesses du sang. Un double de ce manuscrit,
mais d'un format plus petit (à moins que les con-
temporains ne se soient trompés sur cette ques-
tion de format) a passé dans la seconde vente
Pixérécourt (n° 226) ; il contenait, outre la men-
tion des visites, un portrait du financier et un
plan de la forêt de Rougeau. Une fois que la
chasse royale devait venir le soir, Bouret éche-
lonna des porteurs de torches de vingt pas en
2^6 NOTES ET VARIANTES.
»AGEt. LIGNES.
vingt pas depuis Versailles jusqu'à Croix-Fontaine.
Ce « fermier général peu appliqué », suivant
l'expression de d'Argensoo, mourut en 1777,
ayant, dit-on , dévoré quarante-deux millions et
en devant cinq : on crut généralement à un sui-
cide.
162 1$ ... Ef attacher au Garde des sceaux,.. C'était
Machault d'Arnouville, protecteur de Bouret a
qui il fit donner une part dans la ferme des
postes. L'anecdote du petit chien se retrouve
dans V Espion anglais, t. i"*", p. 250
16$ 9 P^ous ferait un honneur singulier. Brière a lu:
« Vous feriez un homme singulier », ce qui est
plus satisfaisant au point de vue de la sjntaxe,
mais non du sens ; la phrase précédente a dû être
modifiée après coup. Peut-être aussi les cop'-stes
ont-ils mal déchiffré de part et d'autre le brouil-
lon de Diderot et fallait-il lire : « Vous vous fe-
riez un honneur singulier. »
166 12 J'o/i ;jfrtf rr<7rf^r. Briére: «son peut trot ».
\66 1$ Cet imbécile parterre. Vers la fin de 177^, à
une reprise du Comte d'Essex, la Dumesnil re-
paraissant dans le rôle d'Elisabeth, la Clairon
offrit de jouer la duchesse d'Irton : la petite
H us, qui était en possession de ce dernier rôle,
refusa de s'en dessaisir, n Soit, dit la Clairon, je
ferai donc la confidente.» La Clairon fut applau-
die avec frénésie, même quand elle n'avait rien
à dire, et la petite H us, se troublant complète-
ment, se fit siffler.
1(56 i6 Un peloton d'agréments. Brière : «En pelotons
d'agréments. » Faute de lecture ou d'impression
déjà corrigée par Asselineau, sans doute d'après
Gœthe. Il est vrai que de Saur avait traduit :
NOTES ET VARIANTES. 257
HAGES. LUNES.
ein Knaul von Zierlichkeiten par : a un puits de
tendresse » et qu'il continuait ainsi sa métaphore;
« Le puits se remplit tous les jours.»
J67 8 Les Parties casuelles pour peu qu*elles s'écartent.
Ainsi corrigé par Briére: « le bon ami... pour
peu qu'il... s'écarte».
167 16 A la petite Hus, Briére ; w de la petite H us... »
167 2(5 Pressé d*une cruelle faim. Briére : « presse de
faim ».
170 13 Montsauge et Ville morien. Le Gendre de Ville-
morien, « fils de la belle M™* Le Gendre qui
était à M'"'' de Modéne » (de Luvnes) et gendre
de Bouret, était, comme son beau-père, fermier
général à part entière, après avoir été conseiller
clerc au parlement, dérogeance que Duclos ju-
geait fort durement. Thiroux de Montsauge, que
tous les éditeurs ont travesti en Mésenge, a la
suite du mystificateur de Saur, était fermier des
postes et, en cette qualité, collègue de Viliemo-
rien et de Bouret.
170 2^ La Théologie en quenouille. C'est en effet à la
comédie du P. Bougeant, la Femme docteur^ ou
la Théologie tombée en quenouille (1731, non re-
présentée), pamphlet dialogué contre les jansé-
nistes, que Palissot avait emprunté la scène en
question. Ce titre, dont Goethe avait donné un
équivalent: die Rockentheologie, est devenu la
Théologie de Roch, entre les mains de de Saur,
qui du même coup change le colporteur en es-
camoteur.
172 + Ses contes cyniques. C'est ce que donnent les
mss., aussi bien que Goethe: «seine cynischen
Màhrchen. » Briére a imprime : « ses contes
équivoques. » Assézat fait observer « qu'ils ne
17
25B
NOTES ET VARIANTES.
FACES. LIGNES.
sont pas du tout équivoques », mais sans s'aper-
cevoir que Tépithéte impropre n'est pas celle
de sa copie.
172 6 Un sujet qu* il connaît â foni, La vérole, Piron
disait plus plaisamment encore que l'auteur
était plein de son sujet. Le manuscrit de ce
poème fut détruit à la sollicitation de personnes
pieuses qui obtinrent à Robbé un dédommage-
ment sur la cassette royale. Janséniste fanatique,
l'ami Robbé avait été mieux que le témoin ocu-
laire des exercices des convulsionnaires. « Il a
passé par tous les états, dit Cachaumont; il a
été assommé, percé, cruciiié : sa vocation est
des plus décidées. »
Un certain niais. Goethe dit : Pinselgesicht et de
Saur, entrevoyant du pinceau dans ce mot, tra-
duit : a Un pintrichon. -i»
Moi, j'y recueille tout ce qu'il faut faire,,. L'au-
thenticité de l'entretien se trouve ici confirmée
par la correspondance de Grimm, à qui Diderot
en avait certainement rapporté quelque chose.
« Le Rameau fou, dit Grimm à propos de la
Nouvelle RaméiJe, a, comme vous voyez, quel-
quefois des saillies plaisantes et singulières. On
lui trouva un jour un Molière dans sa poche, on
lui demanda ce qu'il en faisait. « J'y apprends,
répondit-il, ce qu'il ne faut pas dire, mais ce
qu'il faut faire.» (Ed. Tourneux, t. VII, p. la^.)
176 10 Corbie, Moette. N. Corbie et Pierre Moette
achetèrent en 1757, de Jean Monnet, le privi-
lège de l'Opéra-Comique et dirigèrent ce théâtre
jusqu'à sa réunion à la Comédie-Italienne en
1762. Pierre Moette, fils du libraire Charles
Moette, mit la main à un grand nombre de
172 13
171 as
NOTES ET VARIANTES. «59
rAGLS. LIGNES.
compilations et de traductions. Il semble bien
que ce soit le même qui écrivit par la suite son
nom Moet et qui devint vers la fin de sa vie
disciple enthousiaste de Swedenborg, Il venait
de publier avec Corbie une édition des Dia-
logues d'Aloysia Sigxa, de Chorier, quand son
collaborateur l'associa à son entreprise théâtrale.
Corbie, un peu auparavant, avait publié le
recueil de farces intitulé Théâtre des Boulevards,
Collé résumait la vie de Corbie en cette phrase
laconique : « Il a fait fortune, banqueroute et
est devenu fou. »
17J 1$ Toute U clique des feuillistes, 1/ Avant-Coureur,
qui paraissait depuis le commencement de 1760,
avait pour rédacteurs Meusnier de Querlon,
Jacques Lacombe et La Dixmérie ; les Petites-
Affiches, de Querlon et l'abbé Aubert ; le Cen-
seur hebdomadaire, fondé à la fin de 17599
Chaumeix et d'Aquin. L'Année littéraire, c'est la
fameuse feuille de Fréron. L'Observateur litté-
raire était l'œuvre de l'abbé de la Porte qui,
après avoir été le collaborateur de Fréron, était
devenu son ennemi personnel. Bien que VObser-
vateur, dans l'excitation de la lutte, eût été
amené à faire des avances aux philosophes, il
n'obtint d'eux qu'un appui des plus réservés et
il mourut d'inanition en février 1762 ; la résur-
rection de ce journal fut donnée comme pro-
chaine pendant un an environ, mais ne se réalisa
pas.
176 ai Ce chien de petit prêtre avare,.. Ceci concorde
exactement avec le portrait que V Espion anglais
fait du même personnage (t. III, p. 4j) et dont
voici quelques traits : « Il a on air chafouin qui
{•AGES. LIGNES.
le fait remarquer... Il n'est ni homme a bonnes
fortunes, ni curieux de renommée. Il vise au
solide, à amasser de l'argent. Il est sorti des
Jésuites nud comme un ver, et a dix ou douze
mille livres de rentes aujourd'hui. Il se nomme
l'abbé de la Porte. Il a dressé une manufacture
• de livres, il occupe cinq ou six imprimeries à la
fois. Il fait des journaux, des dictionnaires, des
voyages, des almanachs; il abrège les longs ou-
vrages et grossit les petits : il a un talent mer-
veilleux pour faire un thème de cinq ou six fa-
çons. Du reste, il vit avec une économie sordide,
amasse sols sur sols, prête à usure ; en un mot,
c'est un fripier de littérature dans toute la va-
leur du terme, n
177 16 La place que j* ai occupée une fois avant vous y
etc. Une répétition intempestive du mot moi
et une ponctuation fautive avaient rendu cette
phrase indéchiffrable dans l'éd. Briére ; avant
Assézat, M. Motheau Tavait restituée exactement
d'après Gœthe.
185 II Le libraire David.,. Ce passage manque dans
Gœthe et est réduit à presque rien dans l'édition
Briére. David, qui était un des libraires de V En-
cyclopédie et qui avait le privilège de la distri-
bution des gazettes étrangères, s'était associé
pour dix années, un peu à son corps défendant,
avec Palissot, qui venait de se faire privilégier
pour la traduction des gazettes écrites en
langue étrangère. Les deux associés publièrent
à leur Bureau général des Gazettes étrangères,
rue et vis-à-vis la Grille des Mathurins, une
feuille qui s'appela successivement : les Papiers
publics d^ Angleterre, VÈtat actuel et politique
NOTES ET VARIANTES. 261
PAGES. LIGNES.
de VAnfrleterre ou Journal britannique. Galettes
et Papiers anglais, etc. (1760-rti). Suard était
chargé de la traduction.
186 I Qui par passe-temps fait abjurer la religion à son
ami... C'est une des mystifications auxquelles le
petit Poinsinet fut en butte de la part de Palissot
et de sa coterie ; elle est racontée en détail dans
nombre d'écrits contemporains, notamment dans
la correspondance de Favart, les Mémoires de
Jean Monnet et le Colporteur, de Chevrier.
Voici ce qu'en dit Palissot lui-même : « On était
venu à bout de persuader à ce petit être qu'il
était nommé gouverneur du fils d'un grand prince
qui n'avait pas de fils (le roi de Prusse), mais
qu'il fallait qu'il fût de la religion de ce prince;
et, en conséquence, on se divertit à lui dicter
une prétendue confession de foi, par laquelle il
se trouvait affilié à toutes les sectes les plus con-
tradictoires entre elles que l'on pût imaginer. »
(Mémoires sur la vie de l'auteur, à la suite de
VHomme dangereux.)
18.Î 5 Qui s'est traduit lui-même sur la scène. Allusion
à la comédie de l'Homme dangereux, présentée
aux comédiens en 1770 sous le titre : le Satirique
et sans nom d'auteur. On raconte que Palissot,
pour mieux donner le change, alla trouver Tabbé
de Voisenon pour lui demander de faire arrêter
cette pièce où il était vihpendé, que l'abbé prit
au sérieux la commission et ne réussit que trop
bien au gré du solliciteur. Sartines prit l'avis
d'un certain nombre de personnes, notamment
de Diderot, qui disait dans une sorte de consul-
tation, publiée en même temps que le Neveu de
Rameau : « Je ne crois pas que la pièce soit de
262 NOTES ET VARIANTES.
PAGES. LIGNES.
Palissot; on n'est pas un infâme assez intrépide
pour se iouer soi-même, et pour faire trophée
de sa scélératesse. » La pièce fut, en lin de
compte, interdite sur le rapport de Suard, dési-
gné comme censeur. Palissot la lit imprimer à
l'étranger; elle fut enfin représentée en mai 178a
et n'eut aucun succès.
186 19 Ouif grosse comtesse.,. Il s'agit encore ici, sans
doute, de la comtesse de la Marck, qui, bonne
claveciniste, mais chanteuse médiocre, donnait
fréquemment chez elle des concerts d'amateurs.
En parlant des espèces qui lui font des vilenies,
Diderot semble avoir voulu faire une nouvelle
allusion à la duplicité de Palissot. En efïet, pen-
dant que l'auteur des Philosophes donnait comme
excuse dans certaines sociétés le désir de venger
M"'« de la Marck, Favart écrivait le 22 mai 1760
au comte de Durazzo : « M. Palissot ne convient
pas d'avoir eu l'intention de peindre M™*' Geof-
frin ; mais il avoue, à ce qu'on dit, qu'il a tiré les
principaux traits de Cidalise diaprés la comtesse
de la Marck. Si cela est, il en est plus répréhen-
sible. M"* de la Marck est sa bienfaitrice; elle
en a donné une preuve bien éclatante l'année
dernière, en payant trente mille francs pour le
tirer d'une mauvaise affaire. »
187 1 Bertinus, Cette forme, qui ne se rencontre que
là dans les manuscrits et dans la première édi-
tion de Goethe, a été laissée de côté par les édi-
teurs français, qui ont cru sans doute à une er-
reur des copistes. La plaisanterie que répète
Rameau était courante. Ce nom à désinence la-
tine était une allusion épigrammatique au titre
peu justifié de membre honoraire de l'Académie
PAG?S. L!GNES.
des inscriptions, que Bertin s'était fait conférer,
en même tenips qu'un jeu de mots sur le ménage
Bertin-Hus.
18 j 14 Ils disent quHl y a quelques jours... Goethe sup-
prime le reste du paragraphe et le remplace par
cette parenthèse : « Ici Rameau raconte de ses
bienfaiteurs une scandaleuse histoire qui est à
la fois risible et infâme et ses médisances attei-
gnent leur summum. » Briére s'arrête une demi-
ligne plus loin et coupe sans explications.
191 24 Redoubla, d'attachement, et non « d'attention »,
comme on lit dans toutes les éditions précé-
dentes.
195 16 De quelque idée sombre. Nous laissons ici une
correction faite d'une façon empirique dans plu-
sieurs éditions, notamment dans celle d'Assézat;
mais nous devons à la vérité de dire qu'elle n'est
autorisée ni par sa copie ni par celle de l'Ermi-
tage. Ces deux manuscrits, tout aussi bien que
l'édition Briére, contiennent cette répétition :
« l'air soucieux d'un homme tracassé dé quelque
idée soucieuse. » Il est donc probable que l'inad-
vertance a été commise par Diderot lui-même;
à supposer une mauvaise lecture d'un premier co-
piste, « soudaine » ou « sinistre » seraient aussi
défendables que « sombre ».
ir8 16 On croit reconnaître la plainte d'un avare. Cet
avare et la petite fille qui supplie monseigneur de
la laisser partir sont des personnages de Vlsle
des FouXf comédie mêlée d'ariettes d'Anseaume,
musique de Duni {1761,)
199 I Mon cœur s*en va. Air de î'opéra-comique le Ma-
réchal ferrant y paroles de Quêtant, musique de
Philiior (1761) .
PAGES. LIGNES.
ip9 15. Dont un habile homme ne puisse tirer un bel air.
2C0
200
20 D
Édit. précéd. : « faire un bel air ».
17 La Servante maîtresse {Serva padrona), de Per-
golése, produite à Naples en 173 1, avait été la
pièce de début des Bouffons à l'Opéra, le 1'=*' août
1752; elle fut reprise par la Comédie-Italienne
en i7Si, avec des paroles françaises de Baurans,
puis en juin 1761 avec les paroles italiennes, pour
les représentations de la Piccinelli. — Tracollo
meiico ignorante, autre intermède du même
Pergolése (Rome, 1734), fut joué aussi à l'Opéra,
le i*"*" mai 1753, avec moins de succès. La Co-
médie-Italienne le fit traduire en 1756 par La-
combe sous ce titre : le Charlatan; mais quel-
ques airs seulement de Pergolése étaient main-
tenus, M™'' Favart ayant jugé bon de faire refaire
la musique de son rôle par son maître de mando-
line, Charles Sodi. Goethe a imprimé Tracolle, et
Briere, Tracalto.
19 Un Tancrède, une Issé.,, Tancrède et l'Europe
galante sont des opéras de Campra; Issé, d'An-
dré-Cardinal Destouches ; les Indes galantes,
Castpr et Pollux, les Fêtes d'Héhè ou les Talens
lyriques, de l'oncle Rameau. Armide, c'est celle
de Lulli.
24 Rebel et Francœur, Ces deux musiciens, associes
inséparables, avaient donné ensemble un certain
nombre d'opéras dont le premier remontait à
1726; ils avaient été ensemble chefs d'orchestre
de l'Opéra de 1 733 à 1 74.^, puis un instant gérants
de ce spectacle pour le compte de la ville de
Paris. Pour le moment, ils le dirigeaient à leurs
risques; ils gardèrent cette direction de 1757 à
1767.
20 I
LIGNES.
202
203
20^.
20,
12 A dater du Peintre. L'échéance de cette pré-
diction était dépassée; car le Peintre amoureux
de son modèle^ l'un des premiers essais de Duni
sur des paroles françaises, remonte à 1757. —
Un chat à fesser. Briére a imprimé : « Un chat
à ferrer. » — Le célèbre impasse. Ce mot, qui
était encore un néologisme, s'est employé d'abord
au masculin ; l'Académie, plus tard, en a décidé
autrement ; mais c'est à tort qu'on a imprimé la
dans l'édition Assézat.
1 1 Ragonde, divertissement de Mouret sur un
poème de Néricault-Destouches (écrit en 171 4
pour le théâtre de Sceaux, mis à l'Opéra en i7^:i).
Platée ou Junon jalouse, ballet bouffon de Ra-
meau (174.9).
17 Ces Jansénistes. Briére : « ces jésuites ». Le non-
sens de celte répétition avait frappé Asselineau,
qui corrigea d'après Goethe.
3 Tous les Duhamel du monde, Diderot a voulu
apparemment faire allusion à la foi ^ à deux savants
de ce nom : le botaniste Duhamel du Monceau
(1700-1782), qui s'est beaucoup occupé de sylvi-
culture et, par suite, de la fabrication du char-
bon de bois, et Duhamel le métallurgiste (1730-
1816), l'auteur de la Géométrie souterraine, qui,
au retour d'une mission en Allemagne en i7S7, fit
une active propagande pour l'exploitation des
houillères.
7 La Plaideuse, ou le Procès, comédie en trois actes,
mêlée d'ariettes, paroles de Favart, musique de
Duni, jouée à la Comédie-Italienne le . 9 mai 17^2.
Huée à la première représentation, elle fut bien
accueillie aux trois suivantes ; mais Favart la re-
lira, malgré la résistance du musicien, en pro-
2^;
NOTES ET VARIANTES.
»A
ItglTt.
334 18
2C8
nettant de « la retlDiixier dans an temps plus
fiTorable et avec des correcâons > ; il ne la rendit
pi os V. MéwÊmres et Corresfomdamce ie C.-5. F«-
wxrt, Paxis, 1808, t. !«', p. «74, et t. Il, p. 371).
Cette pcece ne paraît pas aroir été imprimée.
U smit ■« fomwrê misérable. Des airs qae chante
la Ramean, les trois premiers sont, comme on Ta
déjà ¥Ti, de Plie des fous; les trois derniers, de
la Serra foirona. « Le roila, le petit ami •, qui,
échappé à des recherches prolongées, est peat-
ètre an air de la Plaideuse»
Im scène J'attendrai... C'est toat ce qa'ily a dans
les manuscrits et dans la première édition de
Gœthe. De Saor a trouvé l'indication brève et,
pour lai donner meilleure physionomie, a ima-
giné : « J'attendrai Vaurore, » Cette apparence
de perfectionnement a été adoptée par Briére,
par tous les éditeurs français et par Gœthe lui-
même. Il s'agit certainement du fameux mono*
logue de Roland attendant Angélique et décou-
vrant les inscriptions laissées par elle et par
Médor (acte IV, se. 11) :
Ah ! j'attendrai longtemps, la nuit est loin encore.
20B
II
Dans la guerre des Boufibns, cette scène était
couramment citée comme une des belles pages de
Lulli et comme un modèle d'expression musicale.
Pales flambeaux. C'est l'air de Télaïre au II' acte
de Castor et Pollux, Le manuscrit d'Assézat,
aussi bien que celui de l'Ermitage et que l'édi-
tion Briére, donne ce non-sens : Nuit plus af-
freuse que les ténèbres. Assézat a pourtant cor-
rigé, et sa correction doit être adoptée en toute
NOTES ET VARIANTES. 2C7
PAGES. LIGNES.
sécurité de conscience, puisqu'elle est fournie
par l'opéra même. Diderot a d'ailleurs cité le
même air dans la Religieuse^ et les paroles y
sont données exactement.
2d8 22 Le Saxon, surnom de Hasse, qui était en réalité
des environs de Hambourg, mais qui se forma à
l'école napolitaine de Scarlattiet de Léo. Terra-
deglias, Napolitain suivant La Borde, Catalan dont
le vrai nom serait Terradellas suivant Fétis, et
Traetta, né dans le royaume de Naples, appar-
tenaient également à l'école napolitaine ; ils étu-
dièrent sous Durante et s'adonnèrent surtout à
Il composition dramatique.
210 17 Le cri animal ou de l'homme passionné. GréXry
rapporte, dans ses Essais sur la musique, que, tra-
vaillant à la partition de Zèmire et A^or, il était
fort embarrassé de trouver un chant digne de la
belle situation où Zémire voit sa famille en pleurs
dans la glace magique, et entend les plaintes de
son père désespéré de l'avoir perdue. Il consulta
Diderot, qui lui dit : u Le modèle du musicien^
c'est le cri de l'homme passionné; entrez dans
le sentiment de votre personnage ; cherchez quel
doit être l'accent de ses paroles dans une situa-
tion déchirante, et vous aurez votre air, »
« J'avais fait ce morceau deux fois, ajoute Gré-
try; Diderot n'en fut pas content, sans doute;
car, sans approuver ni blâmer, il se mit à dé-
clamer :
Ah ! lAÎs^sez-moi, lais-sez-moi la pleu-rer.
<t Je substituai des sons au bruit déclamé de
ce début, et le reste alla de suite. »
i: X . r£i-
."j.r ^13 nins e -uamiscr-r sar Jî^^itei eL
3 "rr^ . n î X «lo" -se* m eile ae se tn«-
z ete
7 * î^TT tt: . jzr m x luerçrrr jzs «çcteLe espèce
re iîjrin'ue 21 mriir au mctiwer Ji snppresaoa.
L iiC 2..tn. Tiriiitiie tu*± ^ m^rocEii ctsaroaie
-. -ir i ;ûir ^i tertner .leiL rien sans raiapre an peti
S injo^iiTreaienr îa. tri^cçœ. Qoaaii ftajiaeas, en
erfcr. r^^r'^îiii : « ii j.r»a fte txi Êir^rir ti tète, je
7i±r t.- i re JT^ /eorlnit itTi|gH toas ces /«i se rap-
p ::-*iir, Dit^rrt x repris ce y^aa i Age 1 qaeiqoes
'x^-'-in^ifs près djas saa zrtiide s«r les Levons
Xd j-z7<fji.'ï rr £karjitjxù£ de B ei u etiri eder, le
m.'t'rr^ cis 5i ôZe r-n'. Ce laaître est l'espèce
cte rrorrge^ et l'espèce de protectcHr, c'est Dide-
rot i-H-OlèlIie.
2 ; fi L'Art les quirer à Lz Ltot^. Les exemples d'es-
qzÎTÇT emp'.oje comnie Terbe neatre, mais sans
aarun régime, sont très fréquents, sortoat chez
lii auteurs «ia xni« stede. Esquiver à est nne
f3nne raocns cocnmaaey mais que Diderot avait
prise en gre ; el!e se rencontre plosiears fois dans
sa correspon-iance. On tronve dans Montaigne :
« eschever aax coups. »
225 2j VEnfant, ou plus exactement le Fils d'Arlequin
perdu et retrouvé, comrdie tradaite de Goldoni,
dont le succès, en juillet «761, à la Comédie-
Italienne, détermina la venue de l'auteur à
Paris.
226 10 S* appeler Rameau, cela est frènant. C'est une
NOTES ET VARIANTES. 269
lAGES. LIGNES.
idée qui revient plusieurs fois dans la Ramiide:
Avant Rameau peut-être on aurait pu m 3 voir
Paraître avec éclat dans le rang du savoir (P. 4).
Oui, sous un autre nom j'eusse eu moins de travaux.
Le cas est que le mien m 3 fait trop de rivaux (P. i8).
Le développement sur l'illustration par les ta-
lents qui ne se transmet pas s'y retrouve aussi
très aisément reconnaissable.
237 $ U n'y a qu'à ourler le bec. Briére avait imprimé
ouvrir, et la phrase ainsi défigurée a fort tracassé
plusieurs éditeurs. Asselineau prit le parti auda-
cieux de remplacer a ces mots barbares », di-
sait-il, par ceux-ci, que lui semblait autoriser la
traduction de Goethe : II n'y a qu'à prendre un
roseau et s'en faire une flûte, w Le dictionnaire
de Littré dit au mot ourler : « Il n'y a que le bec
à ourler, et c'est une cane , se dit pour se moquer
de ceux qui croient que les affaires se font faci-
lement. K
227 17 Rinaldo da. Capua, compositeur napolitain qui
passa de longues années à Vienne, avait fait la
musique de deux des intermèdes que les Bouffons
jouèrent avec le plus de succès sur la scène de
l'Opéra : la Donna superba (19 déc. 1752) et la
Zingara (19 juin 1753). Chacune de ces pièces
se maintint plus de trois mois de suite.
228 19 II y avait à Utrecht, Diderot raconte la même
anecdote avec plus de détails dans les notes de
son voyage en Hollande. L'affaire se passe à la
Haye. La courtisane, fille d'un médecin de Co-
logne et maîtresse du baron de Zul, s'appelait la
Sleenhausen, et le personnage à qui était ar-
i73 NOTES ET VARIANTES.
fAG^S. LIGNES.
ri/ée l'aventure mise par Rameau sur le compte
de son Juif était « un particulier nommé Van«
dervelde >».
2j0 21 A qui Us jambes flageolent. Ce mot n'a pas été
jugé asiez noble par Briére; il l'a remplacé par
a fléchissent », qui est resté dans Assézat.
2ja 2j Isoverre, La première édition de ses Lettres sur
la danse et les ballets est de 1760.
2j| 4 f abandonne aux grues... C'est la le:on, parfai-
tement claire, de l'édition Briére et des suivantes,
c'est aussi celle du manuscrit de l'Ermitage. As-
sézat a donné aux outres, d'après sa copie, et a
cru entrevoir une allusion aux outres d'Éole. C'est
le seul passage où il lui soit arrivé de gâter le
texte connu au lieu de l'améliorer.
23 s 15 V auteur des Réfutations. L'abbé Gabriel Gauchat
publia de i7$j à 176$ une feuille périodique sous
ce titre : Analyse et Réfutation de divers écrits
modernes contre la religion. « On lui donna une
abbaje, disent les éditeurs du Voltaire de Kehl,et
il fut plus richement récompensé que sll avait fait
V Esprit des lois et résolu le problème de la pré-
cession des équinoxes. » L'abbaye de Saint-Jean de
Falaise, donnée à Gauchat, ne rapportait que trois
mille livres de revenu ; mais il revint à la charge
et obtint le prieuré de Saint- Jean -du -Désert.
Louis-Sextius de Jarente de La Bruyère, évéque
d'Orléans, tenait depuis 1757 la feuille des béné-
fices.
ajp a5 Depuis j'ai pris le rabat et la calotte, Gœthe :
« Und darauf hab'ich Umschlag und Kàppchen
genommen. » De Saur trouve moyen d'en tirer
ceci : « Et c'est pour cela que je porte toujours
des jarretières noires. IT
r
NOTES ET VARIANTES.
271
PAGES. LIGNES.
2p 6 Dxuvergne^ chef d'orchestre et plus tard direc-
teur de l'Opéra, composait avec une extrême
facilité en pastichant tous les stjles. C'est à lui
que Monnet s'adressa en 175J pour franciser le
genre importé par les Bouffons italiens, et il en
résulta l'opéra-comique des Troqueurs» A l'Opéra
il rajeunit ou refit la musique d'un assez grand
nombre de pièces du vieux répertoire ; il donna
en outre quelques ouvrages nouveaux : les
Amours de Tempe (1742) et les Fêtes d'Euterpe
(1758), ballets ; Hercule mourant (avril 1761) et
Polyxène (11 janvier 1761), tragédies lyriques.
Entre ces deux dernières pièces, toutes deux éphé-
mères, Dauverfrne ne fit rien jouer qui mérite
d'être mentionné. C'est donc bien probablement
Polyxène que va voir Rameau le neveu.
Quisque suos patimur mânes. {Virg. y Enéide, \iv.
VI> v. 7+3-)
Vabbé de Cannaye, oratorien, membre de l'Aca-
démie des inscriptions, très lié avec d'Alembert,
suivait assidûment les représentations de l'Opéra-
C'est là ce que ses amis nommaient plaisam-
ment les vêpres de Vabbé,
240
2p
J2
t
NOTICE
BIBLIOGRAPHIQUE
1805. — D. Diderot ^Rameau* s Ne ffej eiii Dialog aus dessen
Mauuscript ubersetzt und mit Anmerkungen beglei-
tet von J. W. V. Goethe; Leipzig, bey G. J. Gôschen.
In-i2 de 4.f8 p., et un feuillet contenant un erratum.
Cette traduction, qui révéla pour la première fois l'oeuvre de Diderot,
se vendit peu, ainsi que Goethe l'a lui-même constaté; aussi ne fut-elle
pas réimprimée séparément, mais seulement dans des éditions collec-
tives de Gœthe. C'est dans l'édition définitive commencée chez Cotta
en 1827 et qui ne s*est achevée qu'après la mort de l'auteur, que Goethe
a inséré pour la première fois, en 1831, l'appendice intitulé Nachirâ-
gîisches zu Rameau's Neffe, qui contient, outre la note personnelle
qu'on a lue plus haut, la traduction du chapitre de Mercier sur Ra-
msau le neveu et la reproduction intégrale de la lettre du libraire
Brièrc. Gœthe apporta en même temps au texte, d'après l'édition fran-
çaise, quelques corrections qui ne furent pas toutes également heu-
reuses; il y a donc profit à recourir à l'édition de 1805.
L'illustre traducteur a fait suivre son travail de notes dont quelques-
unes sont fort développées; on ne peut pas dire qu'elles soient sans inté-
rêt, car rien de ce qui est sorti d'une telle plume n'est tout à fait indif-
érent; mais elles n'éclairci^sent aucun; djs difficultés rJelles qus pou-
vait présenter le texte. En dehors d'a^réciations personnelles sur
l*œuvre même et sur les écoles musicales, d'une dissertation sur le
goût qui est un brillant hors<d*œuvre, c'est une série de notices sur les
personnages que Ton trouve dans les dictionnaires biographiques les
plus élémentaires.
On peut hésiter sur le format de ce livre; les signatures sont celles
d'un in-8o; l'imposition est incontestablement celle d'un in-12.
En tête d'un catalogue des livres édités par Georg-Joachim Gôschen,
à Leipzig, on trouve ce titre : Diderot's Vetter Rameau. Eut satyrisc^es
Gespràch, Uehersetzt von Herrn von Gôihe.
1821. — Le Neveu de PameaUy dialogue. Ouvrage posthume
et inédit par Diderot. (La scène se passe au Palais-
Royal et au café de la Régence.) Paris, Delaunay,
Palais-Royal, galeries de bois, n? a^^, In-8** de 2(îa
pages, portrait. Prix, broché, $ francs.
Le portrait est de fantaisie : au violon prés, c'est le portrait d'un
chaufieur ou d'un détrousseur de diligences de l'an VII : costume, coif-
fure, physionomie, tout y tst, et peut-être, en cherchant dans cette voie,
l'original véritable ns serait-il pas impossible à rencontrer.
Cette prétendue édition française, souvent qualifiée d'éJition origi-
nale dans les catalogues et qui atteint communément de 10 à 12 francs,
non reliés, dans les ventes publiques, n'est autre chose que le travail de
Joseph-Henri de Saur et Léonce de Saint-Geniès, traducteurs de la
traduction de Goethe. Il a été trop question de ce travail dans la notice
et les notes de la présente édition pour qu'il soit nécessaire d'entrer à
cette place dans de grands détails. Les traducteurs n'ont pas été satis-
faits de la manière trop simple à leur gré dont se séparent les interlo-
cuteurs. Ils ont ajouté une page de leur façon. Quand Rameau part pour
l'Opéra, Diderot le rappelle :
MOI. — Un moment. Notre entretien m'a donné contre mon ordinaire
de l'appétit. J'ai dîné à m"di ; j'ai envie de souper. — Mon souper, vou-
lez-vous qu'il vous s2rve dj dîner? Je vous l'offre; et certes, si vous
l'acceptez, vous pourrez dire que vous n'avez jamais gagné un dîner
aussi loyalement.
«c LUI. — Parbleu! c'est justement ce que j'attendais. Monsieur le
|>hilosophe, je l'accepte. Vous voyez, j'en viens à bout même avec vous.
Puis-je encore douter de^^es talents? Mais surtout allons au Caveau. Le
18
gros Julien est non seulement le plus gros, mais encore le plus grand
homme du siècle, dans son art s*entcnd.
« MOI. — Je le TCttx bien. Partons. »
Cela n*est pas même un pastiche passable de Diderot.
On peut regarder comme le complément de cette édition le volume
suivant (qui est d*un format un peu plus grand).
1823. — Des Hommes célèbres de France au xviii« siècle, et
de Vétat de la littérature et des arts à la même époque:
par M. Goethe; traduit deTalIemand par MM. de Saur
et de Saint-Geniés, et suivi de notes des traducteurs,
destinées à développer et à compléter sur plusieurs
points importants les idées de Tauteur. A Paris, chez
« Antoine- Augustin Renouard. In-8® de 298 pages et i p.
d'errata. Portrait de Gœthe, lithographie d'après
Fauconnier.
On chercherait vainement dans les oeuvres de Gœthe un ouvrage
dont le titre ressemble à celui-là. C'est une traductfon, effrontément
délayée et souvent falsifiée, de ses notes sur Je Neveu âe Rameau,
sur lesquelles se sont encore greffées d'interminables notes des traduc-
teurs. Dans ce volume est signalé le chapitre de Mercier sur les Ra-
meau oncle et neveu.
Il faut aussi remarquer une affirmation d'un caractère décidément
frauduleux. Gœthe a dit : « Puisse le possesseur de l'original français
le publier bientôt ! » Ses traducteurs lui font dire : « S'il existe, ce que
j'ignore, une seconde copie du Neveu de Rameau, je désire bien que son
possesseur ne soit point le jaloux dépositaire d'un si précieux trésor, etc. >
Et ils font un renvoi pour déclarer ceci : c Un hasard heureux nous
a m's à portée de remplir le vœu que forme ici M. Gœthe. Nous avons
publié à Paris, en 1821, l'ouvrage de Diderot jusqu'alors inédit. Tous
es lecteurs ont reconnu dans ce tableau original le faire du grand
peintre auquel nous en sommes redevables. »
On a vu que Gœthe avait accueilli avec assez d'indulgence cette
spéculation de librairie qui grossissait son œuvre d'un volume imprévu.
1823. — Œuvres inédites de Diderot. Le Neveu de Rameau,
Voyage de Hollande, A Paris, chez J.-L.-J. Briére, rue
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.
27 S
Saint-André-des-Arts, n» 68, MDCCCXXI. In-8* de
xxvii-388 pages.
Sur la couverture imprimée, voici le titre du volume: t Œuvres iné-
dites de Denis Diderot, précédées d*un fragment sur les ouvrages de
Tauteur^par Goethe. — Propriété de l'éditeur. » Toujours avec la date
4e 1821. La mise en vente n'eut lieu que dans les derniers jours de
juillet 1823. L'éditeur Briére écrivait, le 29 juillet 1823, au Courrier
des spectacles : m Mon prospectus des Œuvres de Diderot, publié en oc-
tobre 1821, annonçait que je possédais en maunscrit le roman dialogué
intitulé : le Neveu de Rameau... M. de Saur, ayant connu mon prospec-
tus, vint me prier de remettre à la 6n de mon édition la publication de
l'original que je possédais, t pour ne pas tuer, me dit-il alors, la
« traduction... > Pour faire connaître la confiance que peuvent inspi-
rer MM. de Saur et de Saint-Geniés, je dirai qu'il y a trois semaines
environ, je leur confiai des feuilles de mon édition du Neveu de Ra-
ineaUf que M. de Saur me les demanda, dans l'intention, me dit-il, de
s'amuser à faire des rapprochements et des comparaisons avec sa traduc-
tion ; et c'est abusant de ce dépôt qu'ils écrivent aujourd'hui que le dia-
logue qu'ils attaquent fait partie de la dernière livraison des Œuvres
de Diderot. Cette livraison n'est cependant point publiée et ne le sera
point avant trois semaines. » A la date du 27 juillet suivant, Briére en-
voyait à Gœthe un des premiers exemplaires.
Ce volume, qui contient la véritable édition princeps du Neveu de Ra-
meau, est en réalité le tome XXI et dernier de l'édiiion générale de
Briére; il a p^ru sans tomaison pour le maintien des droits du libraire.
Les tables générales de l'édition, livrées séparément, sont paginées
pour être reliées à la fin de ce volume.
Au commencement du volume, paginé à part, en guise d' • Avertis-
sement des éditeurs », est reproduit un « extrait d'un ouvrage de
Goethe », qui n'est autre chose qu'un chapitre du livre publié par
Renouard, et dont Briére s'était fait concéder la reproduction par son
confrère, sans se douter que son ennemi de Saur avait tiré de son
propre fonds une bonne moitié de ce prétendu morceau de Gœtlie.
Le Neveu de Rameau occupe les pages i à 141 ; le reste du volume
est rempli par le Voyage de Hollande, les Lettres à MOe Jodin, une
Lettre à Sartines sur VHomme dangereux, et une i Grimm sur Le Tour-
neur et sa traduction des Nuits d'Young.
Le Neveu de Rameau est accompagné de quatre ou cinq notes des édi-
teurs, dont deux démontrent que Briére et son zélé collaborateur WaU
«7«
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.
(cr£ii «e fahaiciit des iHqtkww sur le sérieux des variantes forgées par
les traJacte«rs de 1819 : Q j est parlé de « U clef donnée par M. de
Sflor*. La chadoa de M ercier est reprodotte par les éditeurs comme
■naiif de TAvertisaeiBent ; aats ce témotgrage leur était encore incon-
nu à coup sûr lorsqu'ils pr épara ient le texte de ce qnUls prenaient pour
nn « roman dialogué • ; ils avaient jugé que Diderot allait un peu loin
en fusant entrer son personnage dans la famille d*nn homms illustre,
et ils avaient fut des corrections un peu partout pour atténuer ce
manque de go6t. Des passages ont été tronqués on modifiés comme
manquant de retenue; enfin les fautes d'impression on de lecture
rendirent quelques passages peu intelligibles.
Le libraire Brière s'était constitué un droit de propriété dont il se
montra jaloux , mais dont il n'usa point pour son compte.
1847. — Œayres choisies de Diderot, précédées de sa vie
par F. Génin. Paris, Firmin Didot, a vol. in- 18
Jésus.
Le Nevem de Ramtau commence le second volume. Briére fit valoir
son droit de propriété, et une transaction intervint. Assézat assure que
le fut se reproduisit an sujet d'une édition donnée par Bry; cette
éJition a échappé â nos recherches.
1862. — Denis Diderot. — Le Neveu de Rameau. Nouvelle
édition revue et corrigée sur les différents textes
avec une introduction par Charles Asselineau.
Paris, Poulet-Malassis. In-ia dexLvii-i6a pages.
Cette édition est dédiée à Jules Janin, qui venait de publier u:i ro-
man sous ce titre : la Fin d'un monde et du Neveu de Rameau. Après
l'introduction d'Asselineau, viennent des explications sur quelques-unes
des corrections apportées au texte et qui ne sont pas toujours assez
discrètes. La correction typographique est médiocre. Il y a de nou-
velles notes intéressantes, malheureusement déparées par quelques
étourderies. Cest, en somme, la première édition pour laquelle on se
soit donné la peine d'examiner le texte de Brière avec quelque atten-
tion, la première notamment où l'on ait fait remarquer le non-sens du
prétendu changement de scène.
1863. — Le Neveu de Rameau, par Diderot, suivi de l'ana-
1
<
1
Ijse de la Fin d'un monde et du Neveu de Rameau
de M. Jules Jaiiin. Paris, Dubuisson et C'®. In-ja de
191 pages. Prix, 0,25 cent. — Bibliothèque nationale.
Les éditeurs constatent, dans un Avertissement, que Tannonce de ce
volume dans le prospectus de leur publication leur a attiré de vives cri-
tiques; ils ont pris le parti de donner une analyse du roman de Janin
« comme contrepoison, si poison il y avait ». Dans les tirages posté-
rieurs, cet avertissement a été supprimé et le texte désintcrligné pour
faire de la place à Tétude de Goethe accommodée par de Saur.
Cette édition a eu de nombreux tirages. Le dern'er, à peu prés épuisé
au moment où nous écrivons, portait à 63,500 le nombre des exem-
plaires livrés au public depuis 1863.
1875. — Le Neveu de Rameau, par Diderot, publié par
A. Storck. Gravure à l'eau-forte de F. Dubouchet,
d'après un dessin d'Alex.-Aug. Hirsch. Lyon et Bàle,
H. Georg (imp. Storck, à Lyon). In-8' de 120 pages.
Tiré à 5 exemplaires sur whatman, 12 sur chine, 100 sur hollande,
170 sur vergé teinté. Des exemplaires, compris ou non dans cette
justification du tirage, ont été mis en vente en 1876, avec titres et cou-
vertures au nom de M. Léon Vanier, libraire à Paris.
Cette édition reproduit sans critique le texte Brière ; le correcteur a
seulement pris la peine de le vieillir par le changement à^ai en oi : « on
compteroit, je connoissois, etc. » C'est bien l'orthographe qui était
habituelle à Diderot ; les copistes, tiraillés entre cette orthographe tra-
ditionnelle et les formes nouvelles popularisées par Voltaire, ne font
pas preuve d'une grande fixité à cet égard. Cela n'a d'ailleurs qu'un
intérêt fort secondaire.
1875. — Diderot. — Le Neveu de Rameau, publié. et pré-
cédé d'une introduction par H. Motheau. Paris,
Librairie des Bibliophiles. In-i(5 de xxvii-131 pages.
Prix, 4 francs.
Collection des petits chefs-d'œuvre. — Il a été tiré à part 30 exem-
plaires sur chine et 30 sur whatman. Le texte reproduit est celui de
Brière, sauf sept corrections dont les motifs sont longuement déduits
278 140T1CE BIBLIOGRAPHIQUE.
à là fin de la préface : deux de ces corrections sont justifiées par les ma-
nuscrits. M. Motbeau avait fait appel aux souvenirs de Tancien libraire
Briére, qui a vécu jusqu'au aojanvier 1S82. Les notes sont faites d'après
rédition Asselineau, dont elles transcrivent les inexactitudes et les
fautes d'impression.
«
1875. — Œuvres complètes de Diderot revues sur les
éditions originales, comprenant ce qui a été publié
à diverses époques et les manuscrits inédits conser-
vés à la Bibliothèque de l'Ermitage, notice, notes,
table analytique, etc., par J. Âssézat. Tome cin-
quième. Paris, Garnier frères, in-8' : le Neveu de
Rameau, satire, pages 3S9 à 489.
Assêzat disposait de copies faites k TErmitage, en 1857, par M. Léon
Godard ; mais ce dernier s*était borné à. copier les oeuvres inédites sans
revenir sur les œuvres déjà publiées ; il n'avait pas même songé à. col-
lationner U Neven de Rameau. Assézat avait donc donné le texte de
. Briére à l'imprimeur avec quelques notes critiques sur les incotrcctions
les plus saillantes, quand il eut la bonne fortune de mettre la main sur
une copie déjà ancienne qui lui rendait des passages évidemment suppri-
més par Briére. Bien que cette copie n'eût pas de certificat d'origine, la
valeur saisissante de la plupart des variantes et la concordance à peu
prés constante avec la traduction de Goethe l'engagèrent à modifier
profondément le texte sur épreuve. Un petit nombre seulement des cor-
rections heureuses fournies par son manuscrit lui a échappé dans la
précipitation de ce remaniement. Elles ont été signalées plus haut en
détail. La notice et les notes, en dépit de quelques menues inadver-
tances , sont pleines de renseignements utiles. Cette publication ouvre
une ère distincte dans la bibliographie du Neveu de Rameau. Elle dis-
tance de beaucoup et Tédition de Briére et les tentatives forcément
empiriques faites pour l'améliorer.
1876. — Diderot. — Le Neveu de Rameau, Préface et notes
par Gustave Isambert. Paris, à la Librairie illustrée
(Georges Decaux). In-32de 192 pages.
Petite bibliothèque k i franc. H a été tiré 40 exemplaires sur hollande.
Cette édition , préparée d'après le texte Briére revu avec soin, était
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.
^7)
livrée depuis quelque temps k Timpression, et la mise en pages en était
presque achevée, lorsque M. Isambert eut connaissance du nouveau texte
donné par Assézat. Il n'eut que le temps d'utiliser quelques-unes des
corrections, d'indiquer en note d'autres variantes et de glisser quelques
lignes dans la préface pour signaler la découverte : il était impossib
d'obtenir dans de telles conditions un résultat parfaitement satisfaisant.
Le mérite propre qu'on peut reconnaître hi cette édition consiste dans
la correction de trois ou quatre noms propres, estropiés jusque-là p a
tous les éditeurs, y compris Assézat, et dans un certain nombre d'é-
claircissements qui y ont été fournis pour la première fois.
1877. — Œuvres de Diderot. — Le Neveu de Rameau,
Paris, Delarue, s. d. In-i(5de 157 pages. Prix: i franc.
Quelques exsmplaires tirés à part sur divers papiers.
Il y a à la 6n un Achevé d'imprimer du ic novembre 1877 ; le volume
n'a été annoncé qu'en 1878 par la Bibliographie de la France. C'est une
reproduction pure et simple du texte Brière, sans aucune note. Le Ne-
veu de Rameau ne tient que 128 pages ; le volume est complété par la
réunion de tout ce que Diderot a dit de Greuze dans ses Salons. Du
reste, on lit au dos ds la couverture imprimée cette indication, qui ne
se trouve pas reproduite ailleurs : « Œuvres de Diderot. Tome 1^'. »
1879. — Chefs-d'œuvre de Diderot, avec préface, notices,
notes et variantes par Louis Asseline et André
Lefévre. Paris, Alphonse Lemerre. 4 voL in-i(5.
Collection Jannet-Picard.
Le Neveu de Rameau, texte reproduit de l'édition .\ssézat, occupe
les pages 33 à 139 du tome 1*', Les notes qui sont k la fin du volume
sont également rédigées d'après celles d' Assézat.
1880. — Œuvres choisies de Diderot, précédées de sa vie
par M™* de Vandeul et d'une introduction par Fran-
çois Tulou. Paris, Garnier frères. 2 voL in-i8 Jésus.
Le Neveu de Rameau commence le second volume. Cette édition re-
produit le texte, les notes et quelques fragments de la notice de celle
d'Assézat.
r
TABLE
Pages.
Notice sur Rameau le nevea i
Notice de Gœthe (1831) 8$
Le Neveu de Rameau 95
Notes et variantes 241
Notice bibliographique 272
\
72730823
*(
y
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^
DENIS DIDEROT
/
LE
NEVEU i;)F RAMEAU
hH
TEXTE REVU d'après LES MANUSCRITS
NOTICE, NOTES, BIBLIOGRAPHIE
PAR
GUSTAVE ISAMBERT
PORTRAIT ET DEUX EAUX-FORTES
Par Saint-Elme Gauthier
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A.
PARIS
(^) U A N T I N , 1 M P ï U M K U R - R 1 ) r r E U R
7, RUE SAINT-BENOIT
1883
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PETITE BIBLIOTHEQUE DE LUXE
DES ROMANS CÉLÈBRES
*VOLVmES Tq4%US
Bbrnardim de Saint-Pibrre. — Paui et Virginie.
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