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Full text of "Le neveu de Rameau"

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V53. IM. \S15 



i 



m 



^ 






LE 



NEVEU DE RAMEAU 



VD3. hl. 1^75 



TIRAGE A PETIT NOMBRE. 



Il a été fait un tirage spécial de : 

3o exemplaires sur papier de Chine (No* i à 3o). 
3o — sur papier Whatman (N<>» 3 1 à 60). 

60 exemplaires, numérotés 



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^^^1 



1 



DIDEROT 



LE 



NEVEU DE RAMEAU 



PUBLIÉ ET PRÉCÉDé d'UNE INTRODUCTION 



PAR H. MOTHEAU 




PARIS 

LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES 

RUl SAINT-HONORÉ, 338 



M DCCC LXXV 



UNIVERSITY ^ 



' '/ > 



OF OXFORD 



INTRODUCTION 




A fortune du Neveu de Rameau n'est 
plus à faire aujourd'hui. Mais, dans 
l'origine, elle a eu grand* peine à 
s'établir. C'est d'abord sur l'authen^ 
ticité du texte que le combat s'est livré avec achar- 
nement. Puis l'auvre même a eu ses fervents, ses en^ 
thousiastes, comme aussi ses tièdes et ses contempteurs. 
A l'heure présente, tout a été dit sur la valeur mo^ 
raie et littéraire de l'ouvrage. Nous ne renonçons pas 
pour notre part à en donner aussi notre apprécia^ 
tion. Mais comme notre édition s'adresse plus parti- 
culièrement aux amateurs, c'est au coté curieux ^ 
bibliographique, à la reconnaissance du texte véri- 
table et à l'interprétation de quelques-uns de ses pas- 
sages obscurs ou controversés, que nous nous atta^ 
cherons de préférence dfxns cette introduction. 

Les vicissitudes par lesquelles a dû passer le Ne- 



II INTRODUCTION 

VEU DE Rameau avant d'arriver jusqu'à nous sont 
étranges en effet. On sait combien Diderot, causeur 
étincelanty improvisateur sur tous sujets, faisait bon 
marché de sa plume : c'est au point, rapporte le 
bibliographe Barbier, que ses amis ne parvinrent ja- 
mais à lui faire désavouer publiquement deux mau- 
vaises compilations de ses auvres {Amsterdam y 1772; 
Londres, ij'j^), qai couraient le monde depuis des 
années déjà^ quand il en fut instruit, et dont il se 
contenta de rire, sans vouloir y jeter les yeux pour ju- 
ger par lui-même de son travestissement. Sa parole, ses 
écrits, sa vie entière appartenait aux autres. Comme 
il avait des vues sur tout, et que son génie sans 
cesse en ébullition jaillissait au moindre cfioc, estait 
à qui, artistes, hommes du monde, gens de lettres, 
par les amorces d'une conversation habilement di- 
rigée ou par des requêtes dénuées d'artifice, lui em- 
prunterait des lumières pour s'en parer ensuite de- 
vant le public, le plus souvent sans en indiquer la 
source. Ses manuscrits étaient à la discrétion dç 
chacun : on les lisait, on les emportait pour les relire 
ou pour en prendre des copies; parfois on oubliait 
de les rapporter; et presque toujours Diderot, dans 
la fermentation ou dans l'enfantement d'une œuvre 
nouvelle, ne songeait pas à les réclamer. C'est ainsi 
que quelques-'Uns se sont égarés, et que bon nombre 
étaient encore inédits à la mort de l'auteur. Quant 

m 

au manuscrit autographe du Neveu de Rameau^ 
qui seul est en cause ici, soit qu'il ait été envoyé au 



"■■ ■ l^^^^m i ^m I ■ • ■f "V^-.^ ^~~ 



INTRODUCTION IH 

duc dt Saxe-Gotha ou au prince Henri de Prusse, 
soit que Diderot, dans son voyage à Pétershourg, 
Vah remis lui-même à la czarine Catherine II, il 
ne s'est plus retrouvé, ni en Allemagne, ni en 
Kussie, où les recherches les plus minutieuses ont 
été faites. A défaut de ce manuscrit, il nous reste 
une traduction allemande de Gathe (Leipzig, i8o5) 
et le texte de V édition Brière (Paris, 182 1). Ces deux 
sources, il est important de bien en discuter la va- 
leur, afin d'établir nettement le degré de confiance 
qu'on doit leur accorder. 

Nous commencerons tout d'abord par rendre à 
M. Brière notre juste tribut de reconnaissance pour 
la bonne grâce avec laquelle il a mis à notre dispo- 
sition, et ses souvenirs, encore frais, de la lutte qu'il 
a eu à soutenir il y a plus de cinquante ans au sujet 
de sa publication du Neveu de Rameau^ et les do- 
cuments précieux relatifs à cette polémique, entre 
autres deux lettres autographes, l'une de Gathe, 
Vautre de la vénérable marquise de Vandeuil, fille 
unique de Diderot, 

La première communication du Neveu de Ra- 
meau au public eut lieu par une version allemande 
de Gathe, en 180 5, c'est-à-dire vingt ans après la 
mort de l'auteur*, et quarante-cinq ans après la 



I . Diderot, né à Langres en 1 7 1 3 , est mort à Paris en 
1784. 



IV INTRODUCTION 

composition de l'ouvrage^. Comment Gathe avait- 
il été amené à faire cette traduction^ Quel texte 
avait-il traduit, et ce texte, qu'est-il devenue Le 
grand poëte d'outre-Khin s'est expliqué lui-même à 
ce sujet : 

« A la fin de 1804, Schiller m'apprit qu'il avait 
entre les mains un manuscrit encore inédit et resté 
inconnu d'un dialogue de Diderot, intitulé : Le Ne- 
veu DE Rameau. // me dit que M. Goesdien * avait 
l'intention de le faire imprimer; mais que d'abord, 
afin d'exciter plus vivement la curiosité publique, il 
se proposait d'en publier une traduction allemande. 
On me proposa ce travail; et, comme depuis long- 
temps 'f avais un grand respect pour l'auteur, je m'en 
chargeai volontiers après avoir parcouru l'originaL 
On reconnaîtra^ je l'espère, que j'exécutai ce travail 
avec toute mon âme; cependant il ne réussit pas au- 
près du public allemand. Les appréhensions d'une 
guerre imminente répandaient partout l'anxiété, et 
bientôt il devint impossible, par suite de l'invasion 
des Français, de s'occuper de la publication de l'ori- 
ginal, La haine excitée contre les envahisseurs et 



1. Le Neveu de Rameau a dû être écrit vers 1760, car 
il y est question, comme d'un ouvrage nouveau, de la co- 
médie des Philosophes, de Palissot, représentée à Paris pour 
la première fois le 2 mai de cette année. (Remarque de 
Goethe.) 

2. Libraire allemand. 



INTRODUCTION V 

contre leur langue^ jointe à la longue durée d'une 
triste époque, empêcha M. Goeschen de réaliser son 
projet, Schiller nous quitta, et je ne pus apprendre 
d'oii était venu le manuscrit que je lui avais rendu.,. 
Quant au manuscrit autographe, il est encore incer^ 
tain s'il fut envoyé au duc de Gotha ou au prince 
Henri de Prusse, A cet égard, je crois pouvoir dire 
qu'il est impossible que le manuscrit soit venu à 
Gotha, n*en ayant jamais entendu parler dans les 
relations particulièrement littéraires et intimes que 
j'avais alors dans cette ville. Si je puis hasarder une 
conjecture, c'est que l'autographe fut envoyé à Pé- 
tersbourg à Sa Majesté l'Impératrice Catherine : la 
copie d'après laquelle je fis ma traduction me parut 
en provenir j cette filiation a pour moi la plus grande 
vraisemblance*, » 

Quoiqu'il ne s'agisse ici que d'une copie, et l'on 
peut dire d'une copie volante, Gathe avait le juge- 
ment trop sur et était trop versé dans la langue fran- 
çaise pour se laisser prendre à un écrit apocryphe. 
Cette copie devait être fidèle; et nous en trouverons 
la preuve lorsque plus tard Gathe, mis à même de 
revoir sa traduction sur le texte français de l'édition 
BrièrCy reconnaîtra positivement dans ce texte celui- 
là même d'après lequel il a publié sa version alle- 



1. Œuvres complètes de Goethe, tome V, le Nepeu de 
Rameau (V« Baudry; Paris, 1840). 



VI INTRODUCTION 

mande. Voici dans quelles circonstances il a été 
amené à faire cette déclaration. 

Dans son prospectus des Œuvres de Diderot 
publié en octobre 1821, M. Brière s'annonçait 
comme le possesseur d'un manuscrit du Neveu de 
Rameau. Or, depuis quelques années déjà, l'esprit 
publicy dégagé du césarisme, commençait à renaître 
aux choses de V intelligence : on s'était préoccupé de 
Vauvre mystérieuse de Diderot, si vivement mise en 
lumière par Gcethe, Cela avait donné l'idée à un 
M. de Saur, auteur aujourd'hui oublié d'une tragé- 
die de Philistis, de reconstituer avec l'allemand de 
Gathe le français de Diderot; et comme cette entre- 
prise était déjà sous presse, l'exécuteur alla supplier 
M. Brière de vouloir bien rejeter aux derniers fasci- 
cules de son édition la publication de l'original an- 
noncé dans son prospectus, afin, disait-il, de ne pas 
tuer dans sa fleur une pauvre traduction qui ne de- 
mandait à vivre que juste le temps nécessaire pour 
ne pas être tout à fait mort'-née. L'enfant de 
M. de Saur vit le jour, le mois suivant^ chez Delau- 
nay, libraire au Palais-Koyal. De traduction, plus 
n'en était soufflé mot : l'acte de naissance accusait 
simplement un ouvrage posthume et inédit de Dide- 
rot. La croyance générale fut qu'on se trouvait en 
présence du texte original; et, dans cette persuasion, 
un journal du temps, le Miroir, par son numéro du 
5 février 1822, reconnaissait d'abord chez ce Ne- 
veu DE Rameau de contrebande le style si carac- 



INTRODUCTION VII 

téristique de VauUur de Jacques le Fataliste. 
M. de Saur savoura jusqu'en juin 182 3 les fruits 
d'un silence si habilement calculé. Mais le moment 
était venu où il pouvait être troublé dans sa quiétude. 
Le Neveu de Rameau de M, Brière allait paraître, 
et du rapprochement qu'on ne manquerait pas de faire 
des deux textes, il devait résulter forcément que l'un 
au moins était controuvé. Par une manœuvre hardie 
tendant à égaliser les forces entre les parties en ra-- 
menant la lutte sur un terrain commun. M, de Saur 
tenta de les faire passer Vun et Vautre pour deux 
versions différentes du même allemand. Il commença 
par avouer sa propre traduction, et expliqua le si- 
lence qu'il avait gardé d'abord sur ce détail par des 
considérations de haute délicatesse à l'endroit de la 
gloire nationale, qu'il ne fallait point humilier « en 
rappelant le souvenir de c^s temps de malheur et de 
honte pour les lettres, où nos plus grands écrivains 
ont été forcés de faire imprimer leurs ouvrages hors 
de France, et de s'expatrier dans ce qu'ils avaient de 
plus cher, dans les fruits de leur génie*, ï> Il y avait 
loin de ce silence délicat, ménageant l'amour-propre, 
à la déclaration formelle d'un éditeur, qui voulait 
imposer sa traduction comme étant le texte original : 
ce n'était plus ici qu'une brutalité de faussaire, dont 
il importait de faire justice, Kien de plus facile 



1. Courrier des Spectacles, numéro du a 3 juin 182 3. 



VIII INTRODUCTION 

{Tailleurs que de relever dans ce texte prétendu ori- 
ginal des fautes de goût non moins que de gram- 
maire tout à fait indignes de la plume de Diderot, 
Et contre des apparences si écrasantes l'éditeur en 
question, comme preuve de sa loyauté, opposait 
quoi^ f assurance que le manuscrit sur lequel il avait 
imprimé le Neveu de Rameau lui venait d'une main 
sûre, tandis que c'était bien plutôt « d'une main ha- 
bile et exercée » qu'il faudrait dire pour rentrer 
dans la vérité. — Mais, répondit M, Brière^ ce ma- 
nuscrit m*a été donné par la marquise de Vandeuil, 
fille unique de Diderot, vivant et demeurant aujour- 
d'hui à Paris y rue Neuve-de-Luxembourg, n® i8*. 
— Que prouve ce manuscrit de main inconnue, ré- 
pliqua M. de Saur^ Un ami ne peut-il pas avoir 
fait hommage à Madame de Vandeuil de la version 
soi-disant française d'un ouvrage qui n'existe plus 
que dans la traduction allemande* i 

C'est alors que Gathe intervient, M. Brière, tant 
en son nom qu'en celui de Madame de Vandeuil^, 



1. Courrier des Spectacles, numéro du 29 juin 182 3. 

2. Le Corsaire j numéro du 3 août 1823. 

3 . M"® de Vandeuil n*ayait pas voulu prendre une part 
active à la querelle. Pieuse, d'un grand âge, vivant à Técart 
desagiutions du monde, elle avait laissé carte blanche à Té- 
diteur. Son désintéressement des choses était tel d'ailleurs, 
qu'elle avait entendu n'être que souscripteur comme tout le 
monde aux œuvres de son père, ainsi que le prouve la 



i 



INTRODUCTION - IX 

avait eu l'heureuse idée de lui soumettre toutes les 
pièces du procès, en sollicitant d'une bouche si illustre 



lettre suivante, encore inédite, adressée à M. Brière et à son 
associé, qui venaient de lui faire présent des trois premiers 
volumes de leur édition nouvelle : 

«t Paris, le i*"^ juillet 1822. 
c< Messieurs, 

et Vous avez eu raiso'n de penser que je souscrirais avec 
plaisir pour la nouvelle édition que vous vous proposez de 
donner des œuvres de mon père. 

K Si M. Naigeon* m'eût consultée à Tépoque où il a 
fait la sienne, je lui aurais vraisemblablement témoigné 
l'opinion où je suis que notre révolution n*est pas encore 
assez éloignée de nous pour espérer que les passions n'enve- 
niment point la critique littéraire et ne la fassent pas dégé- 
nérer trop souvent en satyre personnelle ; et je Taurais prié 
de laisser à mon fils, ou même aux enfants de mon fils, le 
choix du moment convenable pour la publication des écrits 
de leur ayeul, 

K Notre nouvelle législation ayant permis à M. Naigeon 
et depuis à d'autres éditeurs * de se passer de mon consente- 
ment à cet égard, j'ai dû me résigner à la dispersion d'une 
aussi belle et honorable partie de mon héritage. 

u Mon sacrifice une fois fait là-dessus, je n'en reste pas 
moins sensible aux bons procédés, et j'apprécie avec recon- 
naissance, Messieurs, l'envoi que vous avez bien voulu me 
faire des trois premiers volumes de votre édition, dont la 

1. Naigeon, membre de l'Institut, publia en 1798 la pre- 
mière édition authentique des œuvres de Diderot, son ami 
(Paris, i5 volumes in-8). 

2. E^ l'an VllI, réimpression en 1 5 volumes in-i 2 des œuvres 
de Diderot, non revue par Naigeon et fourmillant de fautes. 
— En 1818, édition Behn (Paris, 7 volumes in-8). 

b 



X INTRODUCTION 

et si justement autorisée une sentence qui devait être 
sans appel. Il en reçut la réponse suivante : 

« Très-honoré Monsieur, 

« Vous m'avez fait un très-grand plaisir par votre im- 
portant et agréable envoi; car, quoique j'aie traduit avec 
charme et même avec passion, il y a bien des années, Pad- 
mirable dialogue de Diderot, je ne pus y consacrer alors 
que très-peu de temps, et depuis je n*ai jamais comparé de 
nouveau ma traduction avec l'original. 

K Vous venez de me donner l'occasion de le faire, et je 
n'hésite pas le moins du monde à exprimer ma conviction 
que le Neveu de Rameau publié par vous est le véritable 
texte original. J'en ai pensé ainsi à la première lecture, et 
ma certitude est devenue complète depuis que, comparant 
phrase par phrase, et après un si long intervalle, l'ouvrage 
français avec ma traduction, j'ai trouvé plusieurs passages 
qui me fournissent les moyens de rendre mon travail bien 
meilleur, si je puis un jour le remanier. 

a Cette explication me paraît suffisante pour votre but. 
Je vous aiderai de tout mon pouvoir à Patteindre, car la 
découverte et la publication de l'original de Diderot me 
rendent à moi-même un service important. 

<c Si ma signature, mise au bas de cette lettre, était ja- 
mais révoquée en doute, comme 'vous paraissez le craindre, 



partie typographique me paraît d'une exécution satisfaisante 
et soignée. 

(c Je vous prie d'agréer mes remerciements et l'assurance 
de mes sentiments distingués. 

« Diderot, veuve Vandeuil. 
« ?. S. Veuillez, en échange du prix de la souscription, 
me faire remettre le bulletin d'usage pour pouvoir retirer les 
volumes que vous publierez successivement et sans doute 
assez promptement. » 



INTRODUCTION XI 

je pourrais aisément, par un témoignage juridique, faire 
cesser toute incertitude. 

« Avec le désir de voir bientôt terminer votre édition des 
Œuvres complètes de Diderot et de recevoir de vous la 
nouvelle de l'arrivée de cette lettre, j'ai l'honneur d'être 

« Votre très-dévoué 

« J, W. Goethe. 
et "Weimar, le i5 octobre 182 3 '. >» 



I. Voici le texte de cette lettre, que M. Brière nous a 
montrée. L'écriture en est nette, ferme, magistrale : 

« Hochgeehrtester Herr ! 

(c Sie haben mir durch die bedeutende zutrauliche Sendung 
sehr viel Vergnugen gemacht ; denn ob ich gleich vor so viel 
Jahren den Diderotischen trefflichen Dialog mit Neigung, 
ja mit Leidenschaft ûbersetzte; so konnte ich demselben 
doch nur eine fluchtige 2^it Widmen, daraus aber meine 
Arbeit mit dem Original niemals wieder vergleichen. 

« Nun geben Sie mir Gelegenheit es zu thun, und ich 
trage kein Bedenken hiemit meine Ueberzeugung auszus- 
prechen : dasz der von Ihnen gedruckte Neveu de Rameau 
das aechte original sey. Schon empfand ich dies gleich 
beym ersten Lesen was nun zur groessern Gewiszheit wird, 
indem ich nach einer so langen Pause das franzoesische 
Werk mit meiner Uebersetzung zusammenhaltend^ gar 
manche Stelle finde welche mich befaehigt meiner Arbeit 
einen groeszern Werth zu geben, wenn ich sie weiter dar- 
nach ausbilde. 

<c Eine solche Erklaerung scheint hinreichend zu Ihren 
Zwecken, die ich geme foerdern mag, weil, wie gesagt, 
dureh die Entdeckung und Publication des Originals mir 
seibst ein bedeutender Dienst geschehen. 

<c Sollte an meiner nachstehenden eigenhandig en Nahmens 
unterschrift, wie Sie beftirchten [irgend gezweifelt werden; 



XII INTRODUCTION 

De Videnlité du texte de l'édition Brière avec celui 
traduit autrefois par Gathe résulte, en dehors de 
toute autre preuve morale ou philologique, un grand 
caractère d'authenticité en faveur de l'œuvre de Di- 
derot : deux copies, et deux copies de provenance 
diverse, qui se contrôlent avec cette rigueur, peuvent 
équivaloir à l'original, La seconde copie, livrée par 
Madame de Vandeuil, équivaut même à l'original ab- 
solument; elle en tenait la place dans les cartons de 
Diderot, qui l'avait fait faire sous ses yeux avant de 
se dessaisir pour toujours du manuscrit autographe, 
et qui y avait corrigé de sa main nombre de fautes, 
notamment des fautes d* orthographe, commises par 
l'expéditionnaire. M, Brière n'a pas eu de peine à 
expertiser ces corrections d'une écriture fine, acérée, 
symétrique, dont il avait et dont il possède encore 
des spécimens. L'impression qu'il a faite d'après cette 
copie donne donc sans plus de contestation possible 
le texte désormais authentique du Neveu de Ra- 
meau, tel qu'il est sorti de la plume de l'auteur. Il 



so konnte man allenfalls durch ein gerichtliches Zeugnisz 
jede Ungewiszheit verbannen. 

« Der ich, mit dem Wunsch Ihre Ausgabe der saemtlichen 
Werke Diderots bald abgeschlossen zu sehen und einige 
Nachricht von Ankunft des Gegenwaertigen zu erhalten, 
die Ehre habe mich zu unterzeichnen. 

<c Ergebenst, 

« J. W. Goethe. >» 
Weimar, den i5 october. 



INTRODUCTION XIII 

est à regretter toutefois^ quelque soin qu'on ait ap- 
porté dans la correction des épreuves y que le manu- 
scrit n'ait pas été conservé, A cette époque, la passion 
des autographes n'avait encore rien de déréglé; 
d'ailleurs, comme il ne s'agissait que d'une copie où 
l'écriture du maître se retrouvait à peine, on la fît 
servir sans scrupule à la composition du texte y et, 
laissée à l'imprimerie avec les épreuves, elle alla 
grossir probablement le tas des papiers de rebut 
destinés au pilon. Le fait, disons-nous, est regret- 
table, parce que le texte de l'édition Brière renferme 
quelques altérations évidentes, qu'on serait peut-être 
parvenu à résoudre tout directement sur le vu du ma- 
nuscrit, au moyen de. ces mille inductions tirées de 
l'aspect de l'écriture, de la forme des lettres, de la 
configuration habituelle et caractéristique des mots et 
des phrases. Heureusement, ces passages, flagrants 
d'inexactitude, de contre-sens et même de non-sens, 
sont très-rares, et les difficultés qu'ils présentent 
n'ont rien d'insurmontable, La collation du texte 
français avec l'interprétation allemande de Gathe, 
les efforts déjà tentés par le bibliophile Asselineau 
et les explications que nous avons recueillies de la 
bouche de M. Brière, vont nous aider puissamment 
dans cette tâche. 

Le Neveu de Rameau avait été réimprimé plu- 
sieurs fois et toujours conformément au texte de 
1821, quand, dans une édition nouvelle publiée en 
1862, Asselineau crut pouvoir s'écarter de la leçon 



XIV INTRODUCTION 

primitive dans ce qu'il lui semblait qu'elle avait de 
fautif. Nous ne sommes pas pour la liberté en biblio- 
graphie : l'abus, les crimes sont trop voisins; les 
corrections les plus scrupuleuses et en apparence les 
plus légitimes aboutissent elles-mêmes quelquefois à 
des barbaries inconscientes, qui font rêver de pa- 
limpsestes. Néanmoins, notre rigorisme ne va pas 
jusqu'à l'aveuglement : nous admettons qu'on touche 
au texte, mais le moins possible, du bout de la 
plume, et seulement dans des cas de force majeure, 
quon démontrera y s'il le faut, par la réduction à 
l'absurde comme en mathématiques. Le lecteur ju- 
gera par les articles suivants si nous nous sommes 
écarté de notre principe. 

1^ Page 2j de notre édition. — Kameau, le vau- 
rien, le vagabond, le parasite, pour montrer qu'il 
connaît le mépris de soi-même, c'est-à-dire dans sa 
bouche, « ce tourment de la conscience qui naît de 
l'inutilité des dons que le Ciel nous a départis r>, 
vient d'improviser devant Diderot le dialogue étince- 
lant dans lequel il joue vis-à-vis d'une jeune fille le 
rôle de proxénète pour le compte d'un grand seigneur 
qui doit lui payer deux mille écus. Arrivant aux ré- 
flexions que cette naïveté dans la dépravation sug- 
gère à Diderot, l'édition Brière porte : « Je l'écou- 
tais, et à mesure qu'il faisait la scène du proxénète 
de la jeune fille qu'il séduisait.,. » Outre que cette 
construction rend la phrase barbare, malsonnante et 



INTRODUCTION XV 

napporU aucun sens précis à l'entendement, il est 
évident que ce n'est pas de la jeune fille que Kameau 
était le procureur. Mais si nous lisons, comme nous 
l'avons mis : « ... à mesure qu'il faisait la scène du 
proxénète et de la jeune fille qu'il séduisait,,. » 
cette simple adjonction de la copulative ET enlève à 
la phrase sa cacophonie en même temps qu'elle lui 
restitue son sens véritable, Asselineau, en adoptant 
la leçon suivante : « la scène de la jeune fille qu'il 
séduisait »> a, par le retranchement des mots « du 
proxénète » , outre-passé les bornes d*une interpréta^ 
tion rigoureuse, 

2® Même page. — Après l'alinéa finissant par 
les mots a menus plaisirs » , l'édition Brière place la 
note suivante : 

(Il y a dans le manuscrit une lacune^ et on doit 
supposer que les interlocuteurs sont entrés dans le 
café, où il y avait un clavecin.) 

De même qu*Asselineau, nous avons essayé de 
nous rendre compte de cette lacune, et, la trouvant 
motivée à contre-sens, nous avons supprimé la note. 
D'abord, de lacune, nous n'en avons pas trouvé 
trace. Mais ce n'était pas là une raison suffisante : 
car, de ce qu'on n'aperçoit aucune solution dans le 
discours, il ne suit pas nécessairement qu'il n'y puisse 
manquer quelques ornements de détail qans influence 
sur l'ensemble, La raison déterminante de notre 
suppression, c'est que la note ne nous a paru inter- 



XVI INTRODUCTION 

calée dans U texte que pour amener la supposition 
d'un changement de scène, qui a semblé nécessaire 
pour expliquer l'existence du clavecin sur lequel Ka- 
meau exécute ses variations y page 3i. Or, ces varia- 
tions sont mimées sur un clavecin imaginaire^ comme 
il résulte invinciblement de la lecture du texte. Pré- 
cédemment (pages 29 et 3o), Kameau avait déjà 
mimé une sonate sur un violon fantastique. Plus 
loin {page 99), i7 mimera tout un orchestre. Koi des 
bouffons de son temps y — après Bouret et Palissot 
toutefois, comme il a la modestie de le reconnaître, 
— Kameau n'a pas besoin de partitions écrites, 
d'instruments réels pour prouver à Diderot qu'il s'y 
entend en musique. Les deux interlocuteurs se sont 
rencontrés d'abord au café de la Régence; et^ soit 
qu'ils aient causé de musique ou de morale, soit que 
Kameau ait conté des anecdotes scandaleuses, il est 
incontestable, par mille preuves, qu'ils n'ont quitté la 
banquette sur laquelle ils s'étaient assis côte à côte 
dans la salle de jeu, que pour se dire au revoir. 

Gathe parle aussi d'une lacune dans sa traduc- 
tion, mais sans la circonstance du clavecin. Il sup- 
pose que Diderot et son compagnon sont entrés dans 
une maison proche du Palais- JLoyàl. Cette con- 
cordance de textes sur le fait d'une lacune, encore 
qu'elle n'infirme en rien notre argumentation pre- 
mière, ne laissait pas de nous intriguer. Voulant en 
avoir le caur net, nous en avons référé à M. Brière, 
qui ne s'est pas souvenu d'avoir trouvé aucun blanc 



■^M^M^MÉtfMfl 



INTRODUCTfON XVII 

dans le manuscrit que lui avait donné Madame de 
Vandeuil. Il est convaincu que sa note a été déterminée 
par celle de Gathe. Or, on se rappelle quCy dans sa 
lettre à M. Brière, Gctthe déclare n'avoir pu consa- 
crer que très-peu de temps à sa traduction du Ne- 
veu DE Rameau^ laquelle avait besoin d'être rema- 
niée : d'où, la possibilité d*une interprétation hasar- 
dée, La cause semble donc entendue, 

Jo Page Si. — Rameau est assis à son clavecin 
idéal et croit voir au plafond une partition notée. Il 
chante, prélude, exécute son morceau ; ses doigts vol- 
tigent sur les touches. Mais ce qui frappe le plus 
Diderot dans cette pantomime, c'est que parfois 
Vexécutan semble éprouver des difficultés dans son 
jeu. « // tâtonnait, lit-on dans Védition Brière^ se re- 
prenait comme s'il eut manqué, et se dépitait de 
n'avoir plus la même peine dans les doigts. » // 
est manifeste que cette dernière proposition renferme 
un contre-sens. D'abord, pour éprouver une même 
peine, il faut avoir éprouvé premièrement une 
peine; et cette peine première n'a pas été ressentie, 
puisque, au contraire, les doigts de Kameau volti- 
geaient tout à l'heure sur les touches. Ensuite, il 
faudrait des circonstances tout extraordinaires, qui 
ne sont pas déduites ici, pour faire admettre qu'on 
put arriver par exception à se dépiter de ne plus 
éprouver de la peine. La traduction allemande, 
d'aiUews, ne laisse aucun d^gfrsoKJe contre-sens du 




XVIII INTRODUCTION 

kxte français, Gathe a écrit : Sich aergerte das 
Stûck nicht gelaufig in den Fingera zu haben; mot 
à mot : Il se dépitait de n'avoir plus le morceau 
aisé dans les doigts. Le sens redevient ainsi consé^ 
quent avec ce qui précède. Mais c'est là une phrase 
toute germanique; et la difficulté consiste à la faire 
passer dans le génie de notre langue, en respectant 
intégralement, si faire se peut, la contexture de la 
leçon française, 

Asselineau a adopté la modification suivante : Il 
se dépitait de n'avoir plus la pièce dans les doigts. 
Et voici comme il s'en explique : « // nous a semblé 
que V altération du texte français devait porter sur le 
mot principal de la phrase, le substantif peine, rem- 
placé dans sa version allemande par le mot Stûck, 
morceau ou pièce . Pendant tout le XVI W siècle on 
a donné, en parlant d*ouvrages de musique, au mot 
pièce, le sens que nous donnons aujourd'hui au mot 
morceau. Le dictionnaire de Trévoux, publié en 
1772, dit qu'en musique ce mot s'applique à de 
certaines compositions faites pour être jouées sur des 
instruments, — une pièce de luth, de théorbe, de 
clavecin, etc. Nous nous sommes cru, d'après cela, 
autorisé et par le sens et par l'usage à substituer le 
mot pièce au mot peine, en supprimant le prénom 
même, qui paraît n'avoir été ajouté que pour essayer 
de pallier l'erreur du copiste, » 

Le tort grave de cette argumentation est qu'elle 
repose sur une hypothèse et qu'elle ne cherche pas à 



INTRODUCTION XIX 

comprendre, dans la restitution du texte, tous Us 
mots exprimés de la leçon primitive. En effety sur la 
foi d'un mot à mot qui ne saurait exister iciy dans 
un passage empreint du plus pur germanisme, Asse^ 
lineau part de l'hypothèse que le mot Stûck serait la 
traduction d'un mot français correspondant; H bâtit 
sur ce ruineux fondement une phrase plus ingénieuse 
que de bon aloi; et, comme le mot même ne trouve 
plus sa place dans cette construction, il le supprime 
sous prétexte d'interpolation. Quant à nous, aban^ 
donnant de l'interprétation allemande les mots pour 
le tens, nous estimons que l'altération du texte français 
provient uniquement d'une lecture inattentive du ma-- 
nuscrity qui aura fait prendre l'un pour Vautre, sous 
les caprices de l'écriture, des mots d'aspect à peu prés 
semblable; et nous avons adopté la leçon : «c II se 
dépitait de n'avoir plus le même jeu dans les 
doigts. » 

4® Page 73. — Rameau raconte qu'il a été 
chassé de chez Bertin, oit il vivait en parasite avec 
une foule d'autres y à l'occasion d'une bouffonnerie 
sans conséquence qu'il s'était permise auprès d'un 
nouvel invité, l'abbé de la Porte, rédacteur de /*Ob- 
servateur littéraire, à qui l'on faisait ce soir-là les 
honneurs de la table. Voici le texte de l'édition 
Brière : a Comment! Cabbé, dit Kameau en l'aper- 
cevant, vous présidez^ Voilà qui est fort bien pour 
aujourd'hui; mais demain vous descendrez^ s'il vous 



XX INTRODUCTION 

plaît, d'une assiette, après-demain d'une autre as- 
siette, et ainsi d'assiette en assiette, soit à droite, soit 
à gauche, jusqu'à ce que de la place que j'ai occu- 
pée une fois avant vous, Fréron; une fois après 
moi, Dorât; une fois après moi, Fréron; Palissot 
une fois après Dorat^ vous deveniez stationnaire 
auprès de moi... » 

Ce dernier passage en romain est du simple gali- 
matias, ou plutôt du galimatias double : car si le 
lecteur a le droit de n'y rien comprendre, il est pro- 
bable que le copiste du manuscrit, à qui incombe la 
faute, ne s*est pas fait un devoir d'y comprendre 
davantage. Il a commencé par ponctuer de travers, 
et cette première négligence a amené sous sa plume 
distraite, pour le besoin d*un sens relatif, l'interpo- 
lation du mot moi une seconde fois répété. Il est clair, 
d'après cela, que le texte demande à être restitué de 
la manière suivante : «... jusqu'à ce que de la place 
que j'ai occupée une fois avant vous; Fréron, une 
fois après moi; Dorât, une fois après Fréron; Pa- 
lissot, une fois après Dorât... » Toutefois, Asseli- 
neau a cru devoir s'arrêter à une troisième leçon : 
«... jusqu'à ce que de la place que j'ai occupée 
une fois avant vous; Fréron, une fois après moi; 
Dorât, une fois après moi; Fréron, Palissot, une 
fois après Dorât... » On le voit, la restitution d'As- 
selineau porte uniquement sur la ponctuation : il a 
conservé le second moi retranché par -nous, introdui- 
sant ainsi un léger changement dans l'ordre des per- 



INTRODUCTION XXI 

$onnagts. Mais cet ordre devient bizarre et n*est pas 
justifié. Le seul Fréron y figure à deux places. Par 
quel privilège ? Il faudrait V avoir dit, D^ailleurs, la 
version allemande, dont on peut ici, dans un pur 
dénombrement de personnes^ invoquer le mot à mot, 
donne pleine satisfaction à la leçon que nous avons 

adoptée, 

5® Page 96. — // vient d'être question des vieille- 
ries musicales de l*époqu€, Kameau prédit Vavéne- 
ment d'une nouvelle école qui se prépare sournoise- 
ment à renverser la première, et il ajoute, suivant le 
texte de Védition Brière : « C'est comme cela qu'on 
dit que les Jésuites ont planté le christianisme à la 
Chine et aux Indes; et ces Jésuites ont beau dire, 
cette méthode,., me semble la meilleure, » Les Jé- 
suites n'ont pas l'habitude de se dédire dans ce qui 
leur réussit. C'est Jansénistes qu'il faut dans le se- 
cond membre de phrase, comme le porte la traduc- 
tion de Gœthe. Mais à la leçon d'Asselineau « nos 
Jansénistes » nous avons préféré celle « vos Jansé- 
nistes » . Kameau a été élevé aux Jésuites de Dijon ; 
tout sacripant qu'il soit, il en a conservé l'esprit; et 
dans une çpposition entre Jésuites et Jansénistes, il se 
rangera d'instinct du côté des premiers, et ne dira 
jamais : nos Jansénistes. 

6** Page io5. — « Comment se fait-il, remarque 
Diderot, qu'avec un tact aussi fin..., vous soyez 



XXII INTRODUCTION 

aussi aveugle tn morale, aassi insensible aux 
charmes de ia vertu ? — C'est apparemment, 
répond Rameau, qu'il y a pour les unes un 
sens que je n'ai pas^,. » Ce pour les unes de 
l'édition Brière est comme un relatif sans antécé^ 
denty et doit être remplacé par les mots pour cela, 
conformément au texte allemand, suivi aussi par 
Asselineau, 

7® Page 117. — Voici un cas assez curieux, où 
an mot mal orthographié, le simple redoublement 
d'une consonne, semble avoir mis Gathe en défaut, 
et a entraîné Asselineau à sa suite. Rameau vou- 
drait bien être un musicien de génie, Diderot, qui 
lui en trouve Vétoffe, lui conseille d'essayer, « Et 
croyez-vous que je n'ai pas essayée répond Rameau 
avec découragement. Je n'avais pas quinze ans, lors- 
que je me dis pour la première fois : Qu'as^u^ 

Tu rêves, et à quoi rêves^tu ? Que tu voudrais bien 
avoir fait ou faire quelque chose qui excitât l'admis 
ration de l'univers. » Puis il ajoute avec une ironie 
qui pour être triviale n'en est que plus amère : <x Eh 1 
oui, il n*y a qu'à souffler et remuer les doigts, il 
n'y a qu'à ouvrir le bec, et ce sera une cane. » 
Nous ne voudrions pas tomber dans un commen* 
taire à la Mascarille; mais enfin cela signifie appa- 
remmenty dans la bouche de Rameau : n Ehl oui, 
mon ami Moi-même, tu as aspiré à devenir le plus 
grand musicien de la terre, et il ne feût pas repu- 



INTRODUCTION XXIII 

gné de faire des bosses aux astres avec ton front su- 
blime. Tu t'es dit : Parbleu ! il n'y a qu'à souffler et 
à se mettre en voix^ qu'à s'accompagner au clavecin 
et à ouvrir le bec. Tu as ouvert le bec y infortuné 
maestro î et ton chant de l'avenir s'est échappé en un 
ramage discordant comme il en sort chaque jour 
du gosier d^une cane. » L'édition Brière écrit canne 
par deux n, ce qui métamorphose notre femelle de 
canard en roseau. Gathe l'a pris également dans 
ce sens, et, ne comprenant pas qu'un homme puisse 
devenir un roseau par le fait d'ouvrir le 6cc, H 
a traduit : Schneide das Nohr zu, so gibt es eine 
Flôte, ce qui veut dire : Taille un roseau et fais-en 
une flûte. Asselineau s'est rallié à cette traduction. 
Quant à nous, nous croyons avoir démontré que 
le nœud gordien de toute cette affaire gît uniquement 
dans une faute d'orthographe. 



Après ces longs développements un peu secs, mais 
non sans intérêt, de bibliographie purcy il nous reste 
une bien petite place, dans le champ toujours dos 
d'une introduction, pour la partie plus brillante, mais 
hâions'nous de dire plus oiseuse, de la critique trans-- 
cendante, déjà vingt fois ressassée d'ailleurs, du 
Neveu de Rameau : esthétique, généralités morales^ 
aperçus de haut voL II entrait dans notre plan, 
comme nous l'avons déclaré au début, de faire ce 



XXIV INTRODUCTION 

sacrifice; mais pcut-^tre avons-^nous trop sacrifié. 
Quoi qu'il en soiï , Us vrais amateurs, ceux qui dans 
un livre ont pour principal souci le texte^ ne sauront 
nous en vouloir de ce défaut de mesure, qui accuse 
notre grande dévotion à la forme dans l'œuvre que 
nous éditons. D'ailleurs^ la forme, ou le style, est la 
part la plus liquide et la moins contestée de l'héritage 
de Diderot; et c'est à en défendre ^intégrité que nous 
devons nous attacher de préférence. 

Cela ne veut pas dire que l'idée soit à dédaigner 
chez Diderot : la luxuriance de la végétation implique 
toujours la grande vitalité du sol; reste une question 
de profondeur. Celui qui conçut et mena à fin, près- 
que seul, la colossale entreprise de l'Encyàopédie était 
aussi riche en idées que pas un de son temps , Vol- 
taire compris. Mais, chef de corps dans la grande 
mêlée décisive des intelligences au XVIU^ siècle, ame- 
né par les nécessités de la lutte, et peut-être aussi par 
l'abondance de sa nature, à se développer en tous sens, 
c'est précisément parce qu'il a eu à remuer une uni- 
versalité d'idées, qu'il n'a plus trouvé le loisir d'en 
creuser aucune jusqu'au vif, comme on sent qu'il en 
e&t été capable avec son génie. Même, quand par 
répit à un labeur écrasant il semble avoir enfin saisi 
un sujet par les entrailles et qu'il le soulève en pleine 
lumière, ce n'est encore que par un coin et pour le 
laisser retomber palpitant et sans conclusion, comme 
dans LA Religieuse ou le Neveu de Rameau. Et, 
pour ne parler que de cette dernière œuvre , l'idée en 



^mr - ^^ -' ' 



INTRODUCTION XXV 

appartknt bien en propre à Diderot^ quoique par 
un rapprochement de dates on ait cherché à y voir 
une imitation du Pauvre Diable, de Voltaire, qui 
venait de paraître Vannée même où l'on suppose que 
le Neveu de Rameau a été composé. Mais quelle 
différence entre ces deux productions! La première 
n'est guère qu'une fantaisie sans portée, qui montre 
uniquement le pauvre diable dans la littérature, par- 
tout éconduit, subissant la peine de sa médiocrité. Le 
Neveu de Rameau, au contraire, est le portrait 
d'après nature d'un artiste de talent^, pauvre diable 
également, si l'on veut, dont le cadre naturel sem- 
blerait être le monde restreint des arts, mais qui évo- 
lue de préférence sur le théâtre agrandi de la société 
tout entière. Excellent musicien, il est encore mora- 
liste à ses heures, et c'est par ce dernier coté qu'il est 
tout à fait original, qu'il devient grand à en être 
terrible lorsque, dans la familiarité d'une conversa- 
tion, il en arrive, avec un impitoyable bon sens, à 
tirer toutes les conséquences pratiques des principes 
vermoulus sur lesquels reposait encore la société 
au XVIIF siècle, et qu'a symbolisés la philosophie 
du temps : philosophie d'abord correcte et en appa- 



I . L'existence du neveu de Rameau ne fait aucun doute. 
Mercier et Cazotte, qui l'ont connu, parient de lui, l'un 
dans son Tableau de Paris, l'autre dans un poëme burlesque 
avec préface, la Nouvelle Rameïde, et tous deux en termes 
où se reconnaît encore le Rameau idéalisé par le maître. 

d 



XXVI INTRODUCTION 

rence inoffensive dans le Traité des SBMSâTKms de 
l'abbé de Condillac, mais glissant déjà à Vttnpirisme 
terre à terre du livre Db l'Esprit d'Hehétius^ pm/f 
rouler presque aussitôt dans les bas- fonds du Sts* 
TÈMB DE LA Nature avec l'aimable baron d'Holbach. 
Pas de conclusion, avons-nous dit! Est-ce bien vrai^ 
Et ce serait vrai au point de vue de l'achèvement 
complet, définitif, qu'on est habitué à attendre d'une 
auvre, est-ce bien un reproche à faire ici à Diderot^ 
Cette conclusion lui appartenait-elle^ Elle grondait 
à Vhorizon, et n'était encore à personne; elle devait 
bientôt relever de l'histoire, et s'appeler 89 / 

Mais, si tant est que Diderot ne soit qu'imparfai- 
tement l'homme du livre, il est partout et incontesta- 
blement l'homme de la page ; et la page c'est ph^ôt 
le style, comme le livre c'est plutôt l'idée. Le style de 
Diderot a toutes les hautes qualités de nombre, de 
rhythme, d*harmonie générale; U est, de plus, sans 
modèle, et, comme tel, il a les mouvements, F impré- 
vu, toute la fougue et la spontanéité de la création. 
A une société nouvelle il fallait une langue nouveUe, 
Diderot et Rousseau ont créé cette langue; et plus que 
Rousseau encore, chez qui la rêverie et la solitude ont 
nui parfois à la réalité de V expression, Diderot, sans 
cesse en contact avec le siècle, aiguisant sa pensée à 
toutes les aspérités du dehors et vivifiant par là sa pa- 
role, arrivait au verbe houveau attendu par la rév&lu- 
tion. Voilà pourquoi, en l'absence du manuscrit auto- 
graphe du Neveu de Rameau, nous avons fait porter 



INTRODUCTION XXVII 

tous no$ efforts sur la restitution du texte. Nous 
n'oserions toutefois nous vanter d'avoir donné à 
notre réimpression du chef-d'auvre de Diderot le ca- 
ractère d'une édition définitive, et le champ reste libre 
derrière nous. Tirer l'échelle après soi est une pré'' 
caution qui empêche moins les autres de monter 
qu'elle ne nous expose nous-même à nous rompre le 
cou pour descendre. 

H. MOTUEAU. 




LE 

NEVEU DE RAMEAU 



fasse beau, qu'il fasse laid, c'est 
habitude d'aller, sur les cinq heu- 
lu soir, me proraener au Palats- 
il. C'est moi qu'on volt toujours 
seul, rêvant sur le banc d'Argenson. Je m'entre- 
tiens avec moi-même de politique, d'amour, de 
goût ou de philosophie ; j'abandonne mon esprit 
à tout son libertinage; je !e laisse maître de suivre 
la première idée sage ou folle qui se présente , 
comme on voit, dans l'allée de Foi, nos jeunes 
dissolus marcher sur les pas d'une courtisane à 
l'air éventé, au visage riant, à l'œil vif, au nez 
retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les alla- 



2 LE NEVEU DE RAMEAU 

quant toutes et ae s'attachant à aucune. Mes 
pensées, ce sont mes catina. Si le temps est trop 
froid ou tJ^pt pluviaux, je o»e réfugie au café de 
la Kégenet. Là, je Hi*amu«e à voir )ouer aux 
échecs. Paris est Tendroit du monde, et le café 
de la Régence est l'endroit de Paris où Ton joue 
le mieux à ce jeu; c'est là que font assaut Légal le 
profond, Philidor le subtil, le solide Mayot; qu'on 
voit les coups les plus surprenants et qu'on en- 
tend les plus mauvais propos ; car si Ton peut être 
homme d'esprit et grand joueur d'échecs comme 
Légal y on peut être aussi un grand joueur d'échecs et 
un sot comme Foubert et Mayot, Une après-dînée 
j'étais là, regardant beaucoup, parlant peu et 
écoutant le moins que je pouvais, lorsque je fus 
abordé par un des plus bizarres personnages de ce 
pays, où Dieu n'en a pas laissé manquer. C'est un 
composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et 
de déraison ; il faut que les notions de l'honnête et 
du déshonnête soient bien étrangement brouillées 
dans sa tête, car il montre ce que la nature lui a 
donné de bonnes qualités sans ostentation, et ce 
qu'il en a reçu de mauvaises sans pudeur. Au reste, 
il est doué d'une organisation forte, d'une chaleur 
d'imagination singulière et d'une vigueur de pou- 
mons peu commune. Si vous le rencontrez jamais 
et que son originalité ne vous arrête pas, ou vous» 
mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vou$ 
enfuirez.. Dieux l quels terribles poumons I iUi^ ne 



LE NEVEU DE RAMEAU 3 

dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois 
il est maigre et hâve comme un malade au dernier 
degré de la consomption ; on compterait ses dents 
à travers ses joues, on dirait qu'il a passé plusieurs 
jours sans manger ou qu'il sort de la Trappe. Le 
mois suivant, il est gras et replet comme s'il n'avait 
pas quitté la table d'un financier, ou qu'il eût été 
renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujour- 
d'hui, en linge sale, en culotte déchirée, couvert de 
lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, 
il se dérobe ; on serait tenté de Tappeler pour lui 
donner l'aumône. Demain, poudré, chaussé, frisé, 
bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre, et 
vous le prendriez à peu près pour un honnête 
homme : il vit au jour la journée, triste ou gai, 
selon les circonstances. Son premier soin, le matin, 
quand il est levé, est de savoir où il dînera, après 
dîner, il pense où il ira souper. La nuit amène 
aussi son inquiétude : ou il regagne à pied un petit 
grenier qu'il habite, à moins que l'hôtesse, en- 
nuyée d'attendre son loyer, ne lui en ait rede- 
mandé la clef; ou il se rabat dans une taverne du 
faubourg, où il attend le jour entre un morceau 
de pain et un pot de bierre. Quand il n'a pas six 
sous dans sa poche, ce qui lui arrive quelquefois, 
il a recours,' soit à un fiacre de ses amis, soit au 
tocher d'un grand seigneur, qui lui donne un lit 
sur de la paille à côté de ses chevaux. Le matin, il 
a encore une partie de son matelas dans les che- 



4 LE NEVEU DE RAMEAU 

veux. Si la saison est douce, il arpente toute la nuit 
le Cours ou les Champs-Elysées. Il reparaît avec le 
jour à la ville, habillé de la veille pour le lende- 
main, et du lendemain quelquefois pour le reste de 
la semaine. Je n'estime pas ces originaux-là; d'au- 
tres en font leurs connaissances familières, même 
leurs amis. Ils m'arrêtent une fois l'an quand je les 
rencontre, parce que leur caractère tranche avec celui 
des autres et qu'ils rompent cette fastidieuse uni- 
formité que notre éducation , nos conventions de 
société, nos bienséances d'usage ont introduite. 
S'il en paraît un dans une compagnie, c'est un 
grain de levain qui fermente et qui restitue à cha- 
cun une portion de son individualité naturelle. Il 
secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer; il fait 
sortir la vérité, il fait connaître les gens de bien, il 
démasque les coquins; c'est alors que l'homme de 
bon sens écoute et démêle son monde. 

Je connaissais celui-ci de longue main. Il fréquen- 
tait dans une maison dont son talent lui avait ou- 
vert la porte. Il y avait une fille unique; il jurait 
au père et à la mère qu'il épouserait leur fille. Ceux- 
ci haussaient les épaules, lui riaient au nez, lui di- 
saient qu'il était fou; et je vis le moment que la 
chose était faite. Il m'empruntait quelques écus, 
que je lui donnais. Il s'était introduit, je ne sais 
comment, dans quelques maisons honnêtes , où il 
avait son couvert, mais à la condition qu'il ne par- 
lerait pas sans en avoir obtenu la permission. Il se 



. - • • — ■ 



LE NEVEU DE RAMEAU D 

taisait, et mangeait de rage; il était excellent à 
voir dans cette contrainte. S'il lui prenait envie de 
manquer au traité et qu'il ouvrît la bouche, au 
premier mot tous les convives s'écriaient : Kameau! 
alors la fureur étincelait dans ses yeux, et il se re- 
mettait à manger avec plus de rage. Vous étiez cu- 
rieux de savoir le nom de l'homme, et vous le sa- 
vez : c'est Kamtauy élève du célèbre qui nous a 
délivrés du plain-chant que nous psalmodiions de- 
puis plus de cent ans; qui a tant écrit de visions 
inintelligibles et de vérités apocalyptiques sur la 
théorie de la musique, où ni lui ni personne n'en- 
tendit jamais rien ; et de qui nous avons un certain 
nombre d'opéras où il y a de l'harmonie, des bouts 
de chants, des idées décousues, du fracas, des vols, 
des triomphes, des lances, des gloires, des mur- 
mures, des victoires à perte d'haleine, des airs de 
danse qui dureront éternellement; et qui, après 
avoir enterré le Florentin, sera enterré par les vir- 
tuoses italiens, ce qu'il pressentait et le rendait 
sombre, triste, hargneux : car personne n'a autant 
d'humeur, pas même une jolie femme qui se lève 
avec un bouton sur le nez, qu'un auteur menacé 
de survivre à sa réputation, témoin Marivaux et 
Crébillon le fils. 

Il m^aborde. « Ah I ah ! vous voilà , monsieur le 
philosophe I Et que faites-vous ici parmi ce tas de 
fainéants? Est-ce que vous perdez aussi votre temps 
à pousser le bois?.... » (C'est ainsi qu'on appelle 



6 LE NEVEU DE RAMEAU 

par mépris jouer aux échecs ou aux dames.) 

Moi. — Non ; mais quand je n'ai rien de mieux 
à faire, je m'amuse à regarder un instant ceux qui 
le poussent bien. 

Lui. — En ce cas, vous vous amusez rarement : 
excepté Légcd et Philidory le reste n'y entend rien. 

Moi. — Et monsieur de Bussy donc? 

Lui. — Celui-là est en joueur d'échecs ce que 
mademoiselle Clairon est en actrice : ils savent de 
ces jeux l'un et l'autre tout ce qu'on en peut ap- 
prendre. 

Moi. — Vous êtes difficile, et je vois que vous 
ne faites grâce qu'aux hommes sublimes. 

Lui. — Oui, aux échecs, aux dames, en poésie, 
en éloquence, en musique, et autres fadaises 
comme cela. A quoi bon la médiocrité dans ces 
genres ? 

Moi. — A peu de chose, j'en conviens. Mais 
c'est qu'il faut qu'il y ait un grand nombre d'hommes 
qui s'y appliquent pour faire sortir l'homme de 
génie : il est un dans la multitude. Mais laissons 
cela. Il y a une éternité que je ne vous ai vu. Je 
ne pense guère à vous quand je ne vous vois pas, 
mais vous me plaisez toujours à revoir. Qu'avez- 
vous fait ? 

Lui. — Ce que vous, moi et tous les autres 
font, du bien, du mal et rien. Et puis j'ai eu faim, 
et j'ai mangé quand l'occasion s'en est présentée; 
après avoir mangé, j'ai eu soif, et j'ai bu quelque* 



■^Ad»- 



LE NEVEU DE RAMEAU 7 

fois. Cependant la barbe me venait, et quand elle 
a été venue je l'ai fait raser. 

Moi. •<-* Vous ave^ mal fait ; c'est la seule chose 
qui vous manque pour être un sage. 

Lui. — Oui'da. J'ai le front grand et ridé, l'œil 
ardent, le nez saillant, les joues larges, le sourcil noir 
et fourni, la bouche bien fendue, la lèvre rebordée 
et la face carrée. Si ce vaste menton était couvert 
d'une longue barbe, savez-vous que cela figurerait 
très-bien en bronze ou en marbre! 

Moi. -^ A côté d'un César, d'un Marc-Aurèle^ 
d'un Socrate. 

Lui. ^— Non. Je serais mieux entre Diogène^ 
Laïs et Phryné. Je suis effronté comme l'un, et je 
fréquente volontiers chez les autres. 

Moi. — Vous portez-vous toujours bien ? 
^Lui. — Oui, ordinairement, mais pas merveil- 
leusement aujourd'hui. 

Moi. — Comment ! vous voilà avec un ventre 
de Silène et un visage de... 

Lui. -w» Un visage qu'on prendrait pour un 
c**. C'est que l'humeur qui fait sécher mon cher 
maître engraisse apparemment son cher... élève. 

Moi. — A propos de ce cher maître y le vojez- 
vous quelquefois? 

Lui. -— Oui, passer dans la rue. 

Moi. ^-o Est-ce qu^ilne vous fait aucun bien? 

Lui. — S'il en a fait à quelqu'un, c'est sans s'eu 
douter. C'est. un philosophe dans son espèce; il ne 



8 LE NEVEU DE RAMEAU 

pense qu'à lui, le reste de l'univers lui est comme 
d'un clou à un soufflet. Sa fille et sa femme n'ont qu'à 
mourir quand elles voudront ; pourvu que les clo- 
ches de la paroisse qui sonneront pour elles conti- 
nuent de résonner la douzième et la dix-septièmCy 
tout sera bien. Cela est heureux pour lui, et c'est 
ce que je prise particulièrement dans les gens de 
génie. Ils ne sont bons qu'à une chose; passé cela, 
rien : ils ne savent ce que c'est d'être citoyens, 
pères, mères, parents, amis. Entre nous, il faut 
leur ressembler de tout point, mais ne pas désirer 
que la graine en soit commune. Il faut des hommes; 
mais pour des hommes de génie, point; non, ma 
foi, il n'en faut point. Ce sont eux qui changent 
la face du globe ; et dans les plus petites choses la 
sottise est si commune et si puissante, qu'on ne la 
réforme pas sans charivari. Il s'établit partie de ce 
qu'ils ont imaginé, partie reste comme il était : de 
là deux évangiles, un habit d'arlequin. La sagesse 
du moine de Rabelais est la vraie sagesse pour son 
repos et pour celui des autres : faire son devoir 
tellement quellement, toujours dire du bien de 
M. le PrUur^ et laisser aller le monde à sa fantaisie. 
Il va bien, puisque la multitude en est contente. 
Si je savais Thistoire, je vous montrerais que le 
mal est toujours venu ici-bas par quelques hommes 
de génie; mais je ne sais pas l'histoire, parce que 
je ne sais rien. Le diable m'emporte si j'ai jamais 
rien appris, et si, pour n'avoir rien appris, je m'en 



LE NEVEU DE RAMEAU 9 

trouve plus mal. J'étais un jour à la table d'un mi- 
nistre du roi de ***, qui a de l'esprit comme quatre : 
eh bien ! il nous démontra, clair comme un et un 
font deux, que rien n'était plus utile aux peuples 
que le mensonge, rien de plus nuisible que la vé- 
rité. Je ne me rappelle pas bien ses preuves ; mais 
il s'ensuivait évidemment que les gens de génie 
sont détestables, et que si un enfant apportait en 
naissant, sur son front, la caractéristique de ce dan- 
gereux présent de la nature, il faudrait ou l'étouf- 
fer ou le jeter aux canards. 

Moi. — Cependant ces personnages-là, si enne- 
mis du génie, prétendent tous en avoir. 

Lui. — Je crois bien qu'ils le pensent au dedans 
d'eux-mêmes, mais je ne crois pas qu'ils osassent 
l'avouer. 

Moi. — C'est par modestie. Vous conçûtes 
donc là une terrible haine contre le génie ? 

Lui. — A n'en jamais revenir. 

Moi. — Mais j'ai vu un temps que vous vous 
désespériez de n'être qu'un homme commun. 
Vous ne serez jamais heureux si le pour et le 
contre vous affligent également; il faudrait prendre 
son parti et y demeurer attaché. Tout en conve- 
nant avec vous que les hommes de génie sont com- 
munément singuliers, ou, comme dit le proverbe, 
qu'i7 n'y a pas de grands esprits sans un grain de 
folie y on n'en reviendra pas; on méprisera les 
siècles qui n'en auront point produit. Hs feront 



^^ÊÊÊ 



10 LE NEVEU DE RAMEAU 

l'honneur des peuples chez lesquels ils auront 
existé; tôt ou tard on leur élève des statues, et on 
les regarde comme les bienfaiteurs du genre hu- 
main. N'en déplaise à ce ministre que vous m'avez 
cité, je crois que si le mensonge peut servir un 
moment, il est nécessairement nuisible à la longue; 
et qu'au contraire la vérité sert nécessairement à 
la longue, bien qu'il puisse arriver qu'elle nuise 
dans le moment : d'où je serais tenté de conclure 
que l'homme de génie qui décrie une erreur géné- 
rale, ou qui accrédite une grande vérité, est toujours 
un être digne de notre vénération. Il peut arriver 
que cet être soit la victime du préjugé et des lois; 
mais il y a deux sortes de lois : les unes d'une 
équité, d'une généralité absolues; d'autres bizarres^ 
qui ne doivent leur sanction qu'à l'aveuglement 
ou à la nécessité des circonstances. Celles-ci ne 
couvrent le coupable qui les enfreint que d'une 
ignominie passagère, ignominie que le temps re- 
verse sur les juges et sur les nations, pour j res- 
ter à jamais. De Socrate ou du magistrat qui lui 
fît boire la ciguë, quel est aujourd'hui le désho- 
noré? 

Lui. — Le voilà bien avancé! En a-t-il été 
moins condamné? en a-t-il moins été mis à mort? 
en a-t-il moins été un citoyen turbulent ? par le 
mépris d'une mauvaise loi, en a-t-il moins encouragé 
les fous au mépris des bonnes ? en a-t-il moins été 
un particulier audacieux et bizarre ? Vous n'étiez 



LE NEVEU DE RAMEAU II 

pas éloigné tout à l'heure d'un aveu peu favorable 
aux hommes de génie. 

Moi. — Ecoutez-moi, cher homme. Une so- 
ciété ne devrait pas avoir de mauvaises lois ; et si 
elle n'en avait que de bonnes, elle ne serait jamais 
dans le cas de persécuter un homme de génie. Je 
ne vous ai pas dit que le génie fût indivisiblement 
attaché à la méchanceté, ni la méchanceté au gé- 
nie. Un sot sera plus souvent un méchant qu'un 
homme d'esprit. Quand un homme de génie serait 
communément d'un commerce dur, difficile, épi- 
neux , insupportable ; quand même ce serait un 
méchant, qu'en concluriez-vous? 

Lui. — Qu'il est bon à noyer. 

Moi. — Doucement, cher homme! Çà, dites- 
moi, je ne prendrai pas votre oncle Kameau pour 
exemple : c'est un homme dur, c'est un brutal, il 
est sans humanité, il est avare, il est mauvais père, 
mauvais époux, mauvais oncle ; mais il n'est pas dé- 
cidé que ce soit un homme de génie, qu'il ait poussé 
son art fort loin, et qu'il soit question de ses ou- 
vrages dans dix ans. Mais Racine ? celui-là certes 
avait du génie, et ne passait pas pour un trop bon 
homme. Mais Voltaire?... 

Lui. — Ne me pressez pas, car je suis consé- 
quent. 

Moi. — Lequel des deux préféreriez-vous : ou 
qu'il eût été un bon homme, identifié avec son 
comptoir comme Briasson, ou avec son aune 



12 LE NEVEU DE RAMEAU 

comme BarbUty faisant régulièrement tous les ans 
un enfant légitime à sa femme, bon mari, bon 
père, bon oncle... bon voisin, honnête commer- 
çant, mais rien de plus; ou qu'il eût été fourbe, 
traître, ambitieux, envieux, méchant, mais auteur 
d'AndromaquCy de BritannicuSy d*Iphigénie, de 
Phèdre, d'Athalie? 

Lui. — Pour lui, ma foi, peut-être que de ces 
deux hommes il eût mieux valu qu'il eût été le 
premier. 

Moi. — Cela est même infiniment plus vrai que 
vous né le sentez. 

Lui. — Oh ! vous voilà, vous autres ! Si nous di- 
sons quelque chose de bien, c'est comme des fous 
ou des inspirés, par hasard. Il n'y a que vous au- 
tres qui vous entendiez; oui, monsieur le philo- 
sophe, je m'entends aussi bien que vous vous en- 
tendez. 

Moi. — Voyons. Eh bien! pourquoi lui? 

Lui. — C'est que toutes ces belles choses-là 
qu'il a faites ne lui ont pas rendu vfngt mille francs,, 
et que s'il eût été un bon marchand en soie de la 
rue Saint-Denis ou Saint-Honoré, un bon épicier 
en gros, un apothicaire bien achalandé, il eût 
amassé une fortune immense, et qu'en l'amassant 
il n'y aurait eu sorte de plaisirs dont il n'eût joui; 
qu'il aurait donné de temps en temps la pistole à 
un pauvre diable de bouffon comme moi qui l'au- 
rait fait rire, et qui lui aurait procuré parfois de 



■^'M^ta.nri 



ijatanMklB 



LE NEVEU DE RAMÉ'AU . l3 

jolies filles; que nous aurions fait d'excellents repas 
chez lui, joué gros jeu, bu d'excellents vins, d'ex- 
cellentes liqueurs, d'excellent café, fait des parties 
de campagne. £t vous voyez que je m'entendais. 
Vous riez?... mais laissez-moi dire : il eût été 
mieux pour ses entours. 

Moi. — Sans contredit, pourvu qu'il n'eût pas 
employé d'une façon déshonnête l'opulence qu'il 
aurait acquise par un commerce légitime ; qu'il eût 
éloigné de sa maison tous ces joueurs, tous ces 
parasites, tous ces fades complaisants, tous ces fai- 
néants, tous ces pervers inutiles, et qu'il eût fait 
assommer à coups de bâton par ses garçons de 
boutique l'homme officieux qui soulage par la 
variété les maris du dégoût d'une cohabitation ha- 
bituelle avec leurs femmes. 

Lui. — Assommer, monsieur, assommer! On 
n'assomme personne dans une ville bien policée. 
C'est un état honnête; beaucoup de gens, même 
titrés, s'en mêlent. Et à quoi diable voulez-vous donc 
qu'on emploie son argent, si ce n'est à avoir bonne 
table, bonne compagnie, bons vins, belles femmes, 
plaisirs de toutes les couleurs, amusements de 
toutes les espèces? J'aimerais autant être gueux 
que de posséder une grande fortune sans aucune 
de ces jouissances. Mais revenons à Racine. Cet 
homme n'a été bon que pour des inconnus, et que 
pour le temps où il n'était plus. 

Moi. — D'accord ; mais pesez le mal et le bien. 



14 LE NEVEU DE RAMEAU 

Dans mille ans d'ici, il fera verser des larmes; il 
sera l'admiration des hommes dans toutes les con- 
trées de la terre; il inspirera rhumanité, la com- 
misération, la tendresse. On demandera qui il était, 
de quel pays, et on Tenviera à la France. Il a fait 
souffrir quelques êtres qui ne sont plus, auxquels 
nous ne prenons presque aucun intérêt ; nous n'a- 
vons rien à redouter ni de ses vices, ni de ses dé- 
fauts. Il eût été mieux, sans doute, qu'il eût reçu 
de la nature la vertu 'd'un homme de bien avec les 
talents d'un grand homme. C'est un arbre qui a 
fait sécher quelques arbres plantés dans son voisi- 
nage, qui a étouffé les plantes qui croissaient à ses 
pieds; mais il a porté sa cime jusque dans la nue, 
ses branches se sont étendues au loin; il a prêté 
son ombre à ceux qui venaient, qui viennent et 
qui viendront se reposer autour de son tronc ma- 
jestueux; il a produit des fruits d'un goût exquis, 
et qui se renouvellent sans cesse. Il serait à sou- 
haiter que Voltaire eût encore la douceur de Du- 
closy l'ingénuité de l'abbé TrubUty la droiture de 
l'abbé d'Olivet; mais puisque cela ne se peut, re- 
gardons la chose du côté vraiment intéressant ; ou- 
blions pour un moment le point que nous occu- 
pons dans l'espace et dans la durée, et étendons 
notre vue sur les siècles à venir, les régions les plus 
éloignées et les peuples à naître. Songeons au 
bien de notre espèce; si aous ne sommes point 
assez généreux, pardonnons au moins à la nature 



LE NEVEU DE RAMEAU l5 

d'avoir été plus sage que nous. Si vous jetez de 
l'eau froide sur la tête de Greuxe, vous éteindrez 
peut-être son talent avec sa vanité. Si vous rendez 
Voltaire moins sensible à la critique, il ne saura 
plus descendre dans Tâme de Mérope, il ne vous 
touchera plus. 

Lui. — Mais si la nature était aussi puissante 
que sage, pourquoi ne les a-t-elle pas faits aussi 
bons qu'elle les a faits grands? 

Moi. — Mais ne voyez-vous pas qu'avec un 
pareil raisonnement vous renversez l'ordre général , 
et que, si tout ici-bas était excellent, il n'y aurait 
rien d'excellent ? 

Lui. — Vous avez raison; le point important 
est que vous et moi nous soyons, et que nous 
soyons vous et moi ; que tout aille d'ailleurs comme 
il pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon 
avis, est celui où je devais être; et foin du plus 
parfait des mondes, si je n'en suis pas! J'aime 
mieux être, et même être impertinent raisonneur, 
que de n'être pas. 

Moi. — Il n'y a personne qui ne pense comme 
vous, et qui ne fasse le procès à l'ordre qui est, 
sans s'apercevoir qu'il renonce à sa propre exis- 
tence. 

Lui. — Il est vrai. 

Moi. — Acceptons donc les choses comme elles 
sont; voyons ce qu'elles nous coûtent et ce qu*elles 
nous rendent, et laissons là le tout, que nous ne 



l6 LE NEVEU DE RAMEAU 

connaissons pas assez pour le louer ou le blâmer, 
et qui n'est peut-être ni bien ni mal, s'il est néces- 
saire, comme beaucoup d'honnêtes gens l'ima- 
ginent. 

Lui. — Je n'entends pas grand'chose à tout ce 
que vous me débitez là. C'est apparemment de la 
philosophie; je vous préviens que je ne m'en mêle 
pas. Tout ce que je sais, c'est que je voudrais bien 
être un autre, au hasard d'être un homme de gé- 
nie, un grand homme; oui, il faut que j'en con- 
vienne, il y a là quelque chose qui me le dit. Je 
n'en ai jamais entendu louer un seul, que son 
éloge ne m'ait fait enrager secrètement. Je suis 
envieux. Lorsque j'apprends de leur vie privée 
quelque trait qui les dégrade, je l'écoute avec 
plaisir: cela nous rapproche, j'en supporte plus ai- 
sément ma médiocrité. Je me dis: Certes, tu n'au- 
rais jamais fait Mahomet ^ ni l'éloge de Mcaupou. 
J'ai donc été, je suis donc fâché d'être médiocre. 
Oui, oui, je suis médiocre et fâché. Je n'ai jamais 
entendu jouer l'ouverture des Indes galantes, ja- 
mais entendu chanter Profonds abîmes du Ténare; 
Nuit, éternelle nuit, sans me dire avec douleur : 
Voilà ce que tu ne feras jamais. J'étais donc jaloux 
de mon oncle; et s'il y avait eu à sa mort quelques 
belles pièces de clavecin dans son portefeuille, je 
n'aurais pas balancé à rester moi et à être lui. 

Moi. — S'il n'y a que cela qui vous chagrine, 
cela n'en vaut pas trop la peine. 



LE NEVEU DE RAMEAU 17 

Lui. — Ce n'est rien, ce sont des moments qui 
passent. ( Puis il se remettait à chanter l'ouverture 
des Indes galantes et Tair Profonds abîmes , et il 
ajoutait :) 

Le quelque chose qui est là et qui me parle 
me dit : Kameau^ tu voudrais bien avoir fait ces 
deux morceaux-là; si tu avais fait ces deux mor- 
ceaux-là, tu en ferais bien deux autres ; et quand 
tu en aurais fait un certain nombre, on te jouerait, 
on te chanterait partout. Quand tu marcherais, tu 
aurais la tête droite , ta conscience te rendrait té- 
moignage à toi-même de ton propre mérite; les 
autres te désigneraient du doigt, on dirait : C'est 
lui qui a fait les jolies gavottes (et il chantait les 
gavottes. Puis, avec l'air d'un homme touché qui 
nage dans la joie et qui en a les yeux humides, il 
ajoutait en se frottant les mains) : Tu auras une 
bonne maison (il en mesurait Tétendue avec ses 
bras), un bon lit (et il s'y étendait nonchalamment), 
de bons vins (qu'il goûtait en faisant claquer sa 
langue contre son palais), un bon équipage (et il 
levait le pied pour y monter), de jolies femmes (à 
qui il prenait déjà ***** et qu'il regardait voluptueu- 
sement) ; cent faquins me viendront encenser tous 
les jours (et il croyait les voir autour de lui : il 
voyait Palissot, Poinsinety les Fréron père et fils, 
La Porte; il les entendait, il se rengorgeait, les ap- 
prouvait, leur souriait, les dédaignait, les mépri- 
sait, les chassait, les rappelait; puis il continuait) : 

3 



l8 LE NEVEU DE RAMEAU 

£t c'est ainsi que l'on te dirait le matin que ta es 
un grand homme ; tu lirais dans VHistoire des trois 
siècles que tu es un grand homme, tu serais con- 
vaincu le soir que tu es un grand homme, et le 
grand homme Rximeau s'endormirait au doux mur- 
mure de l'éloge qui retentirait dans son oreille; 
même en dormant il aurait l'air satisfait : sa poi- 
trine se dilaterait, s'élèverait, s'abaisserait avec ai- 
sance; il ronflerait comme un grand homme 

(Et , en parlant ainsi , il se laissait aller mollement 
sur une banquette ; il fermait les yeux, et il imitait 
le sommeil heureux qu'il imaginait. Après avoir 
goûté quelques instants la douceur de ce repos, il 
se réveillait, étendait les bras, bâillait, se frottait 
les yeux, et cherchait encore autour de lui ses adu- 
lateurs insipides.) 

Moi. — Vous croyez donc que l'homme heu- 
reux a son sommeil ? 

Lui. — Si je le crois! Moi, pauvre hère, lors- 
que le soir j'ai regagné mon grenier et que je me 
suis fourré dans mon grabat, je suis ratatiné sous 
ma couverture, j'ai la poitrine étroite et la re^ira-^ 
tion gênée ; c'est une espèce de plainte faible qu'on 
entend à peine , au lieu qu'un financier fait retentir 
son appartement et étonne toute sa rue. Mais ce 
qui m'afflige aujourd'hui, ce n'est pas de ronfler et 
de dormir mesquinement comme un misérable. 

Moi. — Cela est pourtant triste. 

Lui. -^ Ce qui m'est arrivé l'est bien davantage. 



LE NEVEU DE RAMEAU I9 

Moi. — Qu'est-ce donc? 
Lui. — Vous avez toujours pris quelque intérêt 
à moi, parce que je suis un bon diable, que vous 
méprisez dans le fond, mais qui vous amuse. 
Moi. — Cest la vérité. 

Lui. — Et je vais vous le dire (avant que de 
commencer, il pousse un profond soupir et porte 
ses deux mains à son front, ensuite il reprend d'ua 
air tranquille et me dit) : 

Vous savez que je suis un ignorant, un sot, 
un fou, un impertinent^ un paresseux, ce que nos 
Bourguignons appellent un fieffé truand, un c.,,,ny 
un gourmand. 

Moi. — Quel panégyrique ! 
Lui. — Il est vrai de tout point, il n'y a pas un 
mot à rabattre; point de contestation là-dessus, 
s'il vous plaît. Personne ne me connaît mieux que 
moi, et je ne dis pas tout. 

Moi. — Je ne veux point vous fâcher, et je con- 
viendrai de tout. 

Lui. — Eh bien! je vivais avec des gens qui 
m'avaient pris en gré, précisément parce que j'é- 
tais doué à un rare degré de toutes ces qualités. 
Moi. — Cela est singulier : jusqu'à présent j'a- 
vais cru ou qu'on se les cachait à soi-même ou 
qu'on se les pardonnait, et qu'on les méprisait dans 
les autres. 

Lui. — Se les cacher! Est-ce qu'on le peut? 
Soyez sûr que quand Palissot est seul et qu'il re- 



20 LE NEVEU DE RAMEAU 

vient sur lui-même, il se dit bien d'autres choses; 
soyez sûr qu'en tête-à-tête avec son collègue, ils 
s'avouent franchement qu'ils ne sont que deux in- 
signes maroufles. Les mépriser dans les autres ! Mes 
gens étaient plus équitables, et mon caractère me 
réussissait merveilleusement auprès d'eux; j'étais 
comme un coq en pâte : on me fêtait, on ne me 
perdait pas un moment sans me regretter; j'étais 
leur petit Kameau, leur joli Kameau, leur Kameau 
le fou, l'impertinent, l'ignorant, le paresseux, le 
gourmand, le bouffon, la grosse bête. Il n'y avait 
pas une de ces épithètes qui ne me valût un sou- 
rire, une caresse, un petit coup sur l'épaule, un 
soufQet, un coup de pied; à table, un bon mor- 
ceau qu'on me jetait sur mon assiette; hors de ta- 
ble, une liberté que je prenais sans conséquence, 
car, moi, je suis sans conséquence. On fait de moi, 
devant moi, avec moi, tout ce qu'on veut sans que 
je m'en formalise. £t les petits présents qui me 
pleuvaient ! Le grand chien que je suis, j'ai tout 
perdu ! J'ai tout perdu pour avoir eu le sens com- 
mun une fois, une seule fois en ma vie. Ah ! si cela 
m'arrive jamais ! 

Moi. — De quoi s'agissait-il donc? 

Lui. — Kameau! Kameau! vous avait-on pris 
pour cela ? La sottise d'avoir eu un peu de goût , 
un peu d'esprit , un peu de raison ; Kameau, mon 
ami , cela vous apprendra ce que Dieu vqus fit , et 
ce que vos protecteurs vous voulaient. Aussi l'on 



LE NEVEU DE RAMEAU 21 

VOUS a pris par les épaules^ on vous a conduit à la 
porte , on vous a dit : « Faquin , tirez , ne repa- 
raissez plus ! Cela veut avoir du sens , de la raison, 
je crois ! Tirez ! Nous avons de ces qualités-là de 
reste. » Vous vous en êtes allé en vous mordant les 
doigts ; c'est votre langue maudite qu'il fallait mor- 
dre auparavant. Pour ne vous en être pas avisé, 
vous voilà sur le pavé , sans le sou , et ne sachant 
où donner de la tête. Vous étiez nourri à bou- 
che que veux-tu ! et vous retournerez au regrat ; 
bien logé , et vous serez trop heureux si Ton vous 
rend votre grenier ; bien couché , et la paille vous 
attend entre le cocher de M. de Soubise et l'ami 
Kobbé; au lieu d'un sommeil doux et tranquille 
comme vous l'aviez , vous entendrez d'une oreille 
le hennissement et le piétinement des chevaux , de 
l'autre le bruit mille fois plus insupportable de vers 
secs, durs et barbares , malheureux , malavisé , pos- 
sédé d'un million de diables ! 

Moi. — Mais n'y aurait-il pas moyen de se ra- 
patrier ? la faute que vous avez commise est-elle si 
impardonnable? A votre place, j'irais retrouver mes 
gens; vous leur êtes plus nécessaire que vous ne 
croyez. 

Lui. — Oh! je suis sûr qu'à présent qu'ils ne 
m'ont pas pour les faire rire , ils s'ennuient comme 
des chiens. 

Moi. — J'irais donc les retrouver; je ne leur 
laisserais pas le temps de se passer de moi, de se 



22 LE NEVEU DE RAMEAU 

tourner vers quelque amusement honnête : car qui 
$ait ce qui peut arriver? 

Lui. — Ce n'est pas là ce que je crains ; cela 
n'arrivera pas. 

Moi. — Quelque sublime que vous soyez, un 
autre peut vous remplacer. 

Lui. — Difficilement. 

Moi. — D'accord. Cependant j'irais avec ce vi- 
sage défait, ces yeux égarés, ce cou débraillé, 
ces cheveux ébouriffés , dans l'état vraiment tragi- 
que où vous voilà. Je me jetterais aux pieds de la 
divinité, et, sans me relever, je luî dirais d'une 
voix basse et sanglotante : « Pardon, madame l 
pardon 1 je suis un indigne, un infâme. Ce fut un 
malheureux instant , car vous savez que je ne suis 
pas sujet à avoir du sens commun , et je vous pro- 
mets de n'en avoir de ma vie. » 

(Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, tandis que je 
lui tenais ce discours, il en exécutait la pantomime 
et s'était prosterné ; il avait collé son visage contre 
terre, il paraissait tenir entre ses deux mains le bout 
d'une pantoufle, il pleurait, il sanglotait, il disait : 
« Oui, ma petite reine, oui, je le promets, je n'en 
aurai de ma vie, de ma vie... » Puis, se relevant 
brusquement, il ajouta d'un ton sérieux et ré- 
fléchi) : 

Lui. — Oui, vous avez raison. Je vois que 
c'est le mieux. Elle est bonne ; M. Vieillard dit 
qu'elle est si bonne ! Moi , je sais un peu qu'elle 



«^ÉÉMsa^MiflifettaflÉ 



LE NEVEU DE RAMEAU 23' 

l'est; mais cependant aller s'humilier devant une 
g****, crier miséricorde aux pieds d'une petite his- 
trionne que les sifflets du parterre ne cessent de 
poursuivre! Moi, Rameau, fils de Rameau^ apothi- 
caire de Dijon, qui est un homme de bien et qui 
n'a jamais fléchi le genou devant qui que ce soit ! 
Moi, Rameau, qu'on voit se promener, droit et les 
bras en l'air, dans le Palais-Royal, depuis que 
M. Carmontel l'a dessiné courbé et les mains 
sous les basques de son habit ! Moi , qui ai com- 
posé des pièces de clavecin que personne ne joue, 
mais qui seront peut-être les seules qui passeront 
à la postérité , qui les jouera; moil moi enfin! 
j'irais!... Tenez, monsieur, cela ne se peut (et ^Cofi^ 

mettant ca maîn Arn\ta cïir ea rkrkîfrînA îl oi/Mifoît \ « 7 ^ '^ 



mettant sa main droite sur sa poitrine, il ajoutait ) : /^ '^ 

je me sens là quelque chose qui s'élève et qui me j *^ 
dit : Kameau, tu n'en feras rien. Il faut qu'il y ^ ^ 
ait une certaine dignité attachée à la nature de '^^ 
l'homme, que rien ne peut étouffer. Cela se ré- 
veille à propos de bottes, oui, à propos de bottes , 
car il y a d'autres jours où il ne m'en coûterait 
rien pour être vil tant qu'on voudrait; ces jours-là, 
pour un liard je baiserais le cul d'une catin. 

Moi. — Si l'expédient que je vous suggère ne 
vous convient pas, ayez donc le courage d'être 
gueux. 

Lui. — Il est dur d'être gueux , tandis qu'il y a 
tant de sots opulents aux dépens desquels on peut 
vivre. Et puis le mépris de soi, il est insupportable. 




24 LE NEVEU DE RAMEAU 

Moi. — Est-ce que vous connaissez ce senti- 
ment-là ? 

Lui. — Si je le connais I Combien de fois je me 
suis dit : Comment , Kameau, il y a dix mille bon- 
nes tables à Paris , à quinze ou vingt couverts cha- 
cune , et de ces couverts-là il n'y en a pas un pour 
toi 1 II y a des bourses pleines d*or qui se versent 
de droite et de gauche , et il n'en tombe pas une 
pièce pour toi! Mille petits beaux esprits sans ta- 
lents, sans mérite, mille petites créatures sans char- 
mes , mille plats intrigants sont bien vêtus , et tu 
irais tout nu! et tu serais imbécile à ce point? 
Est-ce que tu ne saurais pas flatter comme un 
autre? Est-ce que tu ne saurais pas mentir, jurer, 
parjurer, promettre, tenir ou manquer comme un 
autre? Est-ce que tu ne saurais pas te mettre à 
quatre pattes comme un autre? Est-ce que tu ne 
saurais pas favoriser l'intrigue de madame et porter 
le billet doux de monsieur comme un autre ? Est-ce 
que tu ne saurais pas encourager ce jeune homme 
à parler à mademoiselle et persuader mademoi- 
selle de l'écouter, comme un autre ? Est-ce que tu 
ne saurais pas faire entendre à la fille d'un de nos 
bourgeois qu'elle est mal mise ; que de belles bou- 
cles d'oreilles, un peu de rouge, des dentelles , ou 
une robe à la polonaise , lui siéraient à ravir ? que 
ces petits pieds-là ne sont pas faits pour marcher 
dans la rue? qu'il y a un beau monsieur, jeune et 
riche, qui a un habit galonné d'or, un superbe 



LE NEVEU DE RAMEAU 25 

équipage , six grands laquais , qui Ta vue en pas- 
sant , qui la trouve charmante , et que depuis ce 
jour-là il en a perdu le boire et le manger, qu'il 
n'en dort plus, et qu'il en mourra? — Mais mon 
papa ? — Bon , bon , votre papa ! il s'en fâchera 
d'abord un peu. — Et maman qui me recommande 
tant d'être honnête fille, qui me dit qu'il n'y a rien 
dans ce monde que l'honneur? — Vieux propos 
qui ne signifient rien. — Et mon confesseur? — 
Vous ne le verrez plus ; ou si vous persistez dans 
la fantaisie d'aller lui faire l'histoire de vos amuse- 
ments , il vous en coûtera quelques livres de sucre 
et de café. — C'est un homme sévère , qui m'a 
déjà refusé l'absolution pour la chanson, Viens 
dans ma cellule. — C'est que vous n'aviez rien à lui 
donner; mais quand vous lui apparaîtrez en den- 
telles... — J'aurai donc des dentelles? — Sans 
doute, et de toutes les sortes... en belles boucles 
de diamants... — J'aurai donc de belles boucles de 
diamants? — Oui. — Comme celles de cette mar- 
quise qui vient quelquefois prendre des gants dans 
uotre boutique? — Précisément... dans un bel équi- 
page avec des chevaux gris pommelés, deux grands 
laquais, un petit nègre, et le coureur en avant; du 
rouge, des mouches, la queue portée. — ^Âu bal? — Au 
bal, à l'Opéra, à la Comédie. . . (déjà le cœur bii tres- 
saillit de joie... Tu joues avec un papier entre tes 
doigts. — Qu'est-ce cela? — Ce n'est rien. — Il me 
semble que si, — C'est un billet. -^ Et pour qui ? 

4 



LE NEVEU DE RAMEAU 



— Pour VOUS, si vous étiez un peu curieuse. — 
Curieuse? je le suis beaucoup; voyons (elle lit). 
Une entrevue ! cela ne se peut. — En allant à la 
messe. — Maman m'accompagne toujours; mais 
s'il venait ici un peu matin, je me lève la première 
et je suis au comptoir avant qu'on soit levé... — Il 
vient, il plaît; un beau jour, à la brune, la petite 
disparaît, et Ton me compte mes deux mille écus. . . 
Et quoi! tu possèdes ce talent-là, et tu manques 
de pain! N'as-tu pas de honte, malheureux?... Je 
me rappelais un. tas de coquins qui ne m'allaient 
pas à la cheville et qui regorgeaient de richesses. 
J'étais en surtout de bouracan , et ils étaient cou- 
verts de velours; ils s'appuyaient sur la canne à 
pomme d'or et en bec de corbin, et ils avaient 
VAristote ou le Platon au doigt. Qu'était-ce pour- 
tant? de misérables croque-notes! aujourd'hui ce 
sont des espèces de seigneurs. Alors je me sentais 
du courage, l'âme élevée, l'esprit subtil, et capable 
de tout; mais ces heureuses dispositions apparem- 
ment ne duraient pas, car, jusqu'à présent, je n'ai 
pu faire un certain chemin. Quoi qu'il en soit, 
voilà le texte de mes fréquents soliloques, que 
vous pouvez paraphraser à votre fantaisie , pourvu 
que vous en concluiez que je connais le mépris de 
soi-même, ou ce tourment de la conscience qui 
naît de l'inutilité des dons que le ciel nous a dépar^ 
tis; c'est le plus cruel de tous. Il vaudrait presque 
autant que l'homme ne fût pas né. 



LE NEVEU DE RAMEAU 27 

(Je l'écoutais, et à mesure qu'il faisait la scène du 
proxénète et de la jeune fille qu'il séduisait, l'âme 
agitée de deux mouvements opposés, je ne savais si 
je m'abandonnerais à Tenvie de rire ou au trans- 
port de l'indignation. Je souffrais; vingt fois un 
éclat de rire empêcha ma colère d'éclater, vingt fois 
la colère qui s'élevait au fond de mon cœur se ter- 
mina par un éclat de rire. J'étais confondu de tant 
de sagacité et de tant de bassesse, d'idées si justes 
et alternativement si fausses, d'une perversité si gé- 
nérale de sentiments, d'une turpitude si complète, 
et d'une franchise si peu commune. Il s'aperçut du 
conflit qui se passait en moi ) : — Qu'avez-vous ? me 
dit-il. 

Moi. — Rien. 

Lui. — Vous me paraissez troublé ! 

Moi. — Je le suis aussi. 

Lui. — Mais enfin que me conseillez-vous.^ 

Moi. — De changer de propos. Ah! malheu- 
reux, dans quel état d'abjection vous êtes tombé ! 

Lui. — J'en conviens. Mais cependant que 
mon état ne vous touche pas trop; mon projet, en 
m'ouvrant à vous, n'était point de vous affliger. Je 
me suis fait chez ces gens quelques épargnes. Son- 
gez que je n'avais besoin de rien, mais de rien ab- 
solument, et que l'on m'accordait tant pour mes 
menus plaisirs. 

(Il recommença à se frapper le front avec un 
de ses poings, à se mordre la lèvre, et rouler au 



28 LE NEVEU DE RAMEAU 

plafond ses yeux égarés, ajoutant): Mais c'est une 
affaire faite. J'ai mis quelque chose de côté; le 
temps s'est écoulé , et c'est toujours autant d'a- 
massé. 

Moi. — Vous voulez dire de perdu ? 

Lui. — Non, non, d'amassé. On s'enrichit à 
chaque instant : un jour de moins à vivre ou un 
écu de plus , c'est tout un ; le point important est 
d'aller librement à la garde-robe. Voilà le grand 
résultat de la vie dans tous les états. Au dernier 
moment tous sont également riches : et Samuel 
Bernard qui, volant, pillant y faisant banqueroute y 
laisse vingt-sept millions en or, et Kameau qui ne 
laisse rien et à qui la charité fournira la serpillière 
dont on l'enveloppera. Le mort n'entend pas son- 
ner les cloches. C'est en vain que cent prêtres s'é« 
gosillent pour lui, qu'il est précédé et suivi d'une 
longue file de torches ardentes; son âme ne marche 
pas à côté du maître des cérémonies. Pourrir sous 
du marbre ou pourrir sous la terre, c'est toujours 
pourrir. Avoir autour de son cercueil les enfants 
rouges et les enfants bleus, ou n'avoir personne, 
qu'est-ce que cela fait? Et puis vous voyez bien 
ce poignet, il était roide comme un diable; les dix 
doigts c'étaient autant de bâtons fichés dans un 
métacarpe de bois, et ces tendons c'étaient de 
vieilles cordes à boyau , plus sèches , plus roides , 
plus inflexibles que celles qui ont servi à la roue 
d'un tourneur; mais je vous les ai tant tourmen- 



LE NEVEU DE RAMEAU 29 

tées, tant brisées, tant rompues ! Tu ne veux pas aller? 
et moi, mordieu ! je dis que tu iras, et cela sera... 

(Et tout en disant cela, de la main droite il s'était 
saisi les doigts et le poignet de la main gauche, et il 
les renversait en dessus, en dessous ; l'extrémité des 
doigts touchait au bras, les jointures en craquaient; 
je craignais que les os n'en demeurassent disloqués.) 

Moi. — Prenez garde, lui dis-je, vous allez 
vous estropier. 

Lui. — Ne craignez rien, ils y sont faits : de- 
puis dix ans je leur en ai bien donné d'une autre 
façon l Malgré qu'ils en eussent, il a bien fallu 
qu'ils s'y accoutumassent et qu'ils apprissent à se 
placer sur les touches et à voltiger sur les cordes. 
Aussi à présent cela va, oui, cela va... 

(£n même temps il se met dans l'attitude d'un 
joueur de violon ; il fredonne de la voix un allegro 
de Locatelli , son bras droit imite le mouvement de 
l'archet , sa main gauche et ses doigts semblent se 
promener sur la longueur du manche ; s'il fait un 
faux ton^ il s'arrête , il remonte ou baisse la corde; 
il la pince de l'ongle pour s'assurer si elle est juste ; 
il reprend le morceau' où il l'a laissé. Il bat la me- 
sure du pied, il se démène de la tête, des pieds, 
des mains, des bras, du corps^ comme vous avez vu 
quelquefois, au concert spirituel, Ferrari ou Chia- 
brau, ou quelque autre virtuose dans les mêmes 
convulsions, m'offrant l'image du même supplice et 
me causant à peu près la même peine ; car n'est-ce 



3o LE NEVEU DE RAMEAU 

pas une chose pénible à vahr que 1er tourment dans 
celui qui s'occupe à me peindre le plaisir? Tirez 
entre cet homme et moi un rideau qui me le cache, 
s'il faut qu'il me montre un patient appliqué à la 
question. Au milieu de ces agitations et de ces cris, 
s'il se présentait une ténue, un de ces endroits har* 
raonieux où l'archet se meut lentement sur plusieurs 
cordes à la fois, son visage prenait l'air de l'extase, 
sa voix s'adoucissait, il s'écoutait avec ravissement; 
il est sûr que les accords résonnaient dans ses 
oreilles et dans les miennes; puis, remettant son 
instrument sous soji bras gauche de la même main 
dont il le tenait, et laissant tomber sa main droite 
avec son archet : ] £h bien ! me disait-il , qu'en 
pensez-vous ? 

Moi. — A merveille ! 

Lui. — Cela va, ce me semble ; cela résonne à 
peu près comme les autres... 

(Et aussitôt il s'accoupit comme un musicien qui 
se met au clavecin. ) 

Moi. — Je vous demande grâce pour vous et 
pour moi. 

Lui. — Non, non; puisque je vous tiens, vous 
m'entendrez. Je ne veux point d'un suffrage qu'on 
m'accorde sans savoir pourquoi. Vous me louerez 
d'un ton plus assuré, et cela me vaudra quelque 
écolier. 

Moi. — Je suis si peu répandu ! et vous allez 
vous fatiguer en pure perte. 



j 



LE NEVEU DE RAMEAU 3l 

Lui. — Je ne me fatigue jamais. 

(Comme je vis que je voudrais inutilement avoir 
pitié de mon homme, car la sonate sur le violon 
l'avait mis tout en eau, je pris le parti de le laisser 
faire. Le voilà donc assis au clavecin, les jambes 
fléchies, la tête élevée vers le plafond, où Ton eût 
dit qu'il voyait une partition notée, chantant, pré- 
ludant, exécutant une pièce d'Alberti ou de Ga- 
luppi; je ne sais lequel des deux. Sa voix allait 
comme le vent, et ses doigts voltigeaient sur les 
touches, tantôt laissant le dessus pour prendre la 
basse, tantôt quittant la partie d'accompagnement 
pour revenir au dessus. Les passions se succédaient 
sur son visage; on y distinguait la tendresse, la 
colère, le plaisir, la douleur; on sentait les piano, 
les forte, et je suis sûr qu'un plus habile que moi 
aurait reconnu le morceau au mouvement, au ca- 
ractère, à ses mines et à quelques traits de chant 
qui lui échappaient par intervalle. Mais ce qu'il 
avait de bizarre, c'est que de temps en temps il 
tâtonnait, se reprenait comme s'il eût manqué, et se 
dépitait de n'avoir plus le même jeu dans les 
doigts.) Enfin vous voyez, dit-il en se redressant et 
en essuyant les gouttes de sueur qui descendaient le 
long de ses joues, que nous savons aussi placer un 
triton, une quinte superflue, et que l'enchaînement 
des dominantes nous est familier. Ces passages en- 
harmoniques, dont le cher oncle fait tant de bruit, 
ce n'est pas la mer à boire ; nous nous en tirons. 



52 LE NEVEU DE RAMEAU 

Moi. — Vous vous êtes donné bien de la peine 
pour me montrer que vous étiez fort habile ; j'étais 
homme à vous croire sur votre parole. 

Lui. — Fort habile^ oh ! non. Pour mon métier, 
je le sais à peu près, et c'est plus qu'il ne faut ; car, 
dans ce pays-ci, est-ce qu'on est obligé de savoir 
ce qu'on montre ? 

Moi. — Pas plus que de savoir ce qu'on -ap- 
prend. 

Lui. — Cela est juste, morbleu ! et très-juste ! 
Là, monsieur le philosophe, la main sur la con- 
science, parlez net : il y eut un temps où vous n'é- 
tiez pas cossu comme aujourd'hui. 

Moi. — Je ne le suis pas encore trop. 

Lui. — Mais vous n'iriez plus au Luxembourg 
en été... Vous vous en souvenez?... 

Moi. — Laissons cela ; oui, je m'en souviens. 

Lui. — En redingote de pluche grise. 

Moi. — Oui, oui. 

Lui. — Éreintée par un des côtés, avec la man- 
chette déchirée, et les bas de laine noirs et recou- 
sus par derrière avec du fil blanc. 

Moi. — Et oui, oui; tout comme il vous 
plaira. 

Lui. — Que faisiez-vous alors dans l'allée des 
Soupirs ? 

Moi. — Une assez triste figure. 

Lui. — Au sortir de là, vous trottiez sur le pavé. 

Moi. — D'accord. 



LE NEVEU DE RAMEAU 33 

Lui. — Vous donniez des leçons de mathéma- 
tiques. 

Moi. — Sans en savoir un mot. N'est-ce pas là 
que vous en vouliez venir ? 

Lui. — Justement. 

Moi. — J'apprenais en montrant aux autres, et 
j'ai fait quelques bons écoliers. 

Lui. — Cela se peut; mais il n'en est pas de 
la musique comme de l'algèbre ou de la géomé- 
trie. Aujourd'hui que vous êtes un gros monsieur... 

Moi. — Pas si gros. 

Lui. — Que vous avez du foin dans vos bottes... 

Moi. — Très-peu. 

Lui. — Vous donnez des maîtres à votre fille. 

Moi. — Pas encore ; c'est sa mère qui se mêle 
de son éducation : car il faut avoir la paix chez soi. 

Lui. — La paix chez soi ? Morbleu 1 on ne l'a 
que quand on est le serviteur ou le maître, et c'est 
le maître qu'il faut être... J'ai eu une femme.-. 
Dieu veuille avoir son âme I mais quand il lui ar- 
rivait quelquefois de se rebéquer, je m'élevais sur 
mes ergots, je déployais mon tonnerre, je disais 
comme Dieu : ce Que la lumière se fasse ! » et la 
lumière était faite. Aussi, en quatre années de 
temps, nous n'avons pas eu dix fois un mot l'un 
plus haut que l'autre. Quel âge a votre enfant? ' 

Moi. — Cela ne fait rien à l'affaire. i 

Lui. — Quel âge a votre enfant? 

Moi. — £t que diable ! laissons là mon enfant 

5 



34 LE NEVEU DE RAMEAU 

et son &ge, et revenons^ aux maîtres qu'elle luira. 

Lui. — Pardieu! je ne sache rien de si têtu 
qu'un philosophe. En vous suppliant très-humble- 
ment, ne pourrait-on savoir de monseignewr le 
philosophe quel âge à peu près peut avoir made- 
moiselle sa fille ? 

Moi. — Supposez-lui huit ans. 

Lui. — Huit ans! Il j a quatre ans que cela de- 
vrait avoir les doigts sur les touches. 

Moi. — Mais peut-être ne me soucié-je pas trop 
de faire entrer dans le plan de son éducation une 
étude qui occupe si longtemps et qui sert si peu. 

Lui. — £t que lui apprendrez^vous donc, s'il 
vous plaît ? 

Moi. — A raisonner juste, si je puis; chose si 
peu commune parmi les hommes, et plus rare en- 
core parmi les femmes. 

Lui. — £h! laissez-la déraisonner tant qu'eUe vou- 
dra, pourvu qu'elle soit jolie, amusante et coquette» 

Moi. — Puisque la nature a été assez ingrate 
envers elle pour Lui donner une organisadoa dé- 
licate avec une âme sensible,^ et l'exposer aux 
mêmes peines de la vie que si elle avait une or- 
ganisation forte et un cœur de bronze^ je lut ap- 
prendrai, si je puis, à les supporter avec courage. 

Lui. — £h ! laissez-la pleurer, sou£Erir,. minauder^ 
avoir des nerfs agacés comme les autres, pourvu 
qu'elle soit jolie, amusante et coquette. Quoi l point 
de dansée 



LE NEVEU DE RAMEAU 



35 



Moi. — Pas plus qu'il n'en faut pour faire une 
révérence, avoir un maintien décent, se bien pré- 
senter et savoir marcher. 

Lui. — Point de chant? 

Moi. — Pas plus qu'il n'en faut pour bien pro- 
noncer. 

Lui. — Point de musqué? 

Moi. — S'il y avait un bon maître d'harmonie, 
je la lui confierais volontiers deux heures par jour 
pendant un ou deux ans, pas davantage. 

Lui. — Et à la place des choses essentielles que 
vous supprimez?... 

Moi. — Je mets de la grammaire, de la fable, 
de l'histoire, de la géographie, un peu de dessin, 
et beaucoup de morale. 

Lui. — Combien il me serait facile de vous 
prouver l'inutilité de toutes ces connaissances-là 
dans un monde tel que le nôtre ! Quedis-je, l'inu- 
tilité? peut-être le danger! Mais je m'en tiendrai 
pour ce moment à une question : Ne lui faudra- 
t-il pas un ou deux maîtres? 

Moi. — Sans doute. 

Lui. — Ah! nous y voilà. Et ces maîtres, vous 
espérez qu'ils sauront la grammaire, la fable, l'his- 
toire, la géographie, la morale, dont ils lui donne- 
ront des leçons? Chansons, mon cher maître, chan- 
sons! S'ils possédaient ces choses assez pour les 
montrer, ils ne les montreraient pas. 

Moi. — Et pourquoi? 



36 LE NEVEU DE RAMEAU 

Lui. — C'est qu'ils auraient passé leur vie à les 
étudier. Il faut être profond dans l'art ou dans la 
science pour en bien posséder les éléments. Les 
ouvrages classiques ne peuvent être bien faits que 
par ceux qui ont blanchi sous le harnois : c'est le 
milieu et la fin qui éclaircissent les ténèbres du com- 
mencement. Demandez à votre ami M. d'Alem- 
bert, le coryphée de la science mathématique, s'il 
serait trop bon pour en faire des éléments. Ce n'est 
qu'après trente ou quarante ans d'exercice que 
mon oncle a entrevu les profondeurs et les pre- 
mières lumières de la théorie musicale. 

Moi. — O fou, archifou ! m'écriai-je, comment 
se fait-il que dans ta mauvaise tête il se trouve des 
idées si justes, pêle-mêle avec tant d'extrava- 
gances ? 

Lui. — Qui diable sait cela? C'est le hasard qui 
vous les jette, et elles demeurent. Tant y a que, 
quand on ne sait pas tout, on ne sait rien de bien : 
on ignore où une chose va, d'où une autre vient, 
où celle-ci et celle-là veulent être placées, laquelle 
doit passer la première, où sera mieux la seconde. 
Montre-t-on bien sans la méthode ? et la méthode, 
d'où naît-elle? Tenez, mon cher philosophe, j'ai 
dans la tête que la physique sera toujours une 
pauvre science, une goutte d'eau prise avec la 
pointe d'une aiguille dans le vaste Océan, un grain 
détaché de la chaîne des Alpes. Et puis chercher 
les raisons des phénomènes! £n vérité, il vaudrait 



LE NEVEU DE RAMEAU Sy 

autant ignorer que de savoir si peu et si mal ; et 
c'était précisément où j'en étais, lorsque je me fis 
maître d'accompagnement. A quoi rêvez-vous ? 

Moi. — Je rêve que tout ce que vous venez de 
me dire est plus spécieux que solide. Mais laissons 
cela; vous avez montré, dites-vous, l'accompagne- 
ment et la composition ? 

Lui. — Oui. 

Moi. — Et vous n'en saviez rien du tout? 

Lui. — Non, ma foi! et c'est pour cela qu'il y 
en avait de pires que moi, ceux qui croyaient sa- 
voir quelque chose. Au moins, je ne gâtais ni le 
jugement, ni les mains des enfants. En passant de 
moi à un bon maître, comme ils n'avaient rien ap- 
pris, du moins ils n'avaient rien à désapprendre, et 
c'était toujours autant d'argent et de temps épar- 
gnés. 

Moi. — Comment faisiez-vous ? 

Lui. — Comme ils font tous. J'arrivais, je me 
jetais dans une chaise. « Que le temps est mau- 
vais ! que le pavé est fatigant ! » Je bavardais quel- 
ques nouvelles : « Mademoiselle Lemierre devait 
faire un rôle de Vestale dans l'opéra nouveau, mais 
elle est grosse pour la seconde fois ; on ne sait qui 
la doublera. Mademoiselle Arnould vient de quitter 
son petit comte; on dit qu'elle est en négociation 
avec Bertin. Le petit comU a pourtant trouvé la 
porcelaine de M. de Montami. Il y avait au dernier 
concert des amateurs une italienne qui a chanté 



38 LE NEVEU DE RAMEAU 

comme un ange. C'est un rare corps que ce Pré- 
ville! il faut le voir dans le Mercure galant; l'en- 
droit de l'énigme est impayable. Cette pauvre 
Duménil ne sait plus ce qu'elle dit ni ce qu'elle 
fait... Allons, mademoiselle, prenez votre livre... » 
Tandis que mademoiselle, qui ne se presse pas, 
cherche son livre qu'elle a égaré, qu'on appelle une 
femme de chambre, qu'on gronde, je continue : 
a La Clairon est vraiment incompréhensible. On parle 
d'un mariage fort saugrenu : c'est celui de made- 
moiselle... comment l'appelez-vous ? une petite 
créature que... entretenait, à qui..., qui avait été 
entretenue par d'autres. — Allons, Kameau, vous 
radotez; cela ne se peut. — Je ne radote point ; 
on dit même que la chose est faite. Le bruit court 
que Voltaire est mort; tant mieux. — Et pourquoi 
tant mieux? — C'est qu'il va nous donner quel- 
ques bonnes folies ; c'est son usage que de mourir 
une quinzaine auparavant... » Que vous dirai-je 
encore? Je disais quelques polissonneries que je 
rapportais des maisons où j'avais été, car nous 
sommes tous grands colporteurs. Je faisais le fou, 
on m'écoutait, on riait, on s'écriait : « Il est tou- 
jours charmant. » Cependant ce livre de mademoi- 
selle s'était retrouvé sous un fauteuil où il avait été 
traîné, mâchonné, déchiré par un jeune doguin 
ou par un petit chat. Elle se mettait à son clave- 
cin; d'abord elle y faisait du bruit toute seule; 
ensuite je m'approchais, après avoir fait k la mère 



LE NEVEU DE RAMEAU 3 



9 



un signe d'approbation. La mère : « Cela ne va 
pas mal ; on n'aurait qu'à vouloir, mais on ne veut 
pas; on aime mieux perdre son temps à jaser, à 
chiffonner, à courir, à je ne sais quoL Vous n'êtes 
pas sitôt parti, que le livre est fermé pour ne le 
rouvrir qu'à votre retour; aussi, vous ne la gron- 
dez jamais. » Cependant, comme il fallait faire 
quelque chose, je lui prenais les mains que je lui 
plaçais autrement; je me dépitais^ je criais : « Sol, 
sol y 5o/, mademoiselle, c'est un sol, » La mère : 
« Mademoiselle, est-ce que vous n'avez point d'o- 
reille? Moi qui ne suis pas au clavecin, et qui ne 
vois pas sur votre livre, je sens qu'il faut un sol. 
Vous donnez une peine infinie à monsieur; je ne 
conçois pas sa patience ; vous ne retenez rien de ce 
qu'il vous dit, vous n'avancez point... » Alors je 
rabattais un peu les coups, et, hochant la tête, je 
disais : « Pardonnez-moi, madame, pardonnez-moi; 
cela pourrait aller mieux si mademoiselle voulait, si 
elle étudiait un peu; mais cela ne va pas mal. » La 
mère : « A votre place, je la tiendrais un an sur la 
même pièce. — Oh ! pour cela^ elle n'en sortira 
pas qu'elle ne soit au-dessus de toute difficulté, et 
cela ne sera pas aussi long que madame le croil. 
— - Monsieur Rameau ^ vous la flattez ; vous êtes 
trop bon. Voilà de la leçon la setkle chose qu'elle 
retiendra et qu'elle saura bien me répéter dans Toc- 
casion... » L'heure se passait, mon écolière me 
présentait mon pedt cachet avec la grâce du bras 



40 LE NEVEU DE RAMEAU 

et la révérence qu'elle avait apprise du maître à 
danser; je le mettais dans ma poche, pendant que 
la mère disait : « Fort bien, mademoiselle; si Fa- 
villicr était là^ il vous applaudirait... » Je bavar- 
dais encore un moment par bienséance; je dispa- 
raissais ensuite, et voilà ce qu'on appelait alors une 
leçon à accompagnement. 

Moi. — Et aujourd'hui, c'est donc autre chose? 

Lui. — Vertudieu ! je le crois. J'arrive, je suis 
grave; je me hâte d'ôter mon manchon, j'ouvre le 
clavecin, j'essaye les touches. Je suis toujours 
pressé; si l'on me fait attendre un moment, je crie 
comme si l'on me volait un écu : Dans une heure 
d'ici il faut que je sois là, dans deux heures chez 
madame la duchesse une telle; je suis attendu à 
dîner chez une belle marquise, et, au sortir de là, 
c'est un concert chez M. le baron de B***. 

Moi. — Et cependant vous n'êtes attendu nulle 
part? 

Lui. — Il est vrai. 

Moi. — Et pourquoi employer toutes ces adres- 
ses viles, ces indignes petites ruses-là? 

Lui. — Viles I et pourquoi, s'il vous plaît? Elles 
sont d'usage dans mon état; je ne m'avilis pas en 
faisant comme tout le monde. Ce n'est pas moi 
qui les ai inventées, et je serais bizarre et mala- 
droit de ne pas m'y conformer. Vraiment, je sais 
bien que si vous allez appliquer à cela certains 
principes généraux de je ne sais quelle morale 



LE NEVEU DE RAMEAU 41 

qu'ils ont tous à la bouche et qu'aucun d'eux ne 
pratique, il se trouvera que ce qui est blanc est 
noir, et que ce qui est noir sera blanc. Mais, mon- 
sieur le philosophe^ il J a une conscience générale 
comme il y a une grammaire générale , et puis des 
exceptions dans chaque langue, que vous appe- 
lez, je crois, vous autres savants, des... aidez-moi 
donc, des... 

Moi. — Idiotismes, 

Lui. — Tout juste. Eh bien I chaque état a ses 
exceptions de la conscience générale auxquelles je 
donnerais volontiers les noms d'idiotismes de métier. 

Moi. — J'entends. Fontenelle parle bien, écrit 
bien, quoique son style fourmille d'idiotismes fran- 
çais. 

Lui. — Et le souverain, le ministre, le financier, 
le magistrat^ le militaire, l'homme de lettres, l'avo- 
cat, le procureur, le commerçant, le banquier, l'ar- 
tisan, le maître à chanter, le maître à danser, sont 
de fort honnêtes gens, quoique leur conduite s'é- 
carte en plusieurs points de la conscience générale, 
et soit remplie d'idiotismes moraux. Plus l'institu- 
tion des choses est ancienne, plus il y a d'idio- 
tismes; plus les temps sont malheureux, plus les 
idiotismes se multiplient. Tant vaut l'homme, tant 
vaut le métier, et réciproquement. A la fin, tant 
vaut le métier, tant vaut l'homme. On fait donc 
valoir le métier tant qu'on peut. 

Moi. — Ce que je conçois clairement à tout cet 

6 



42 LE NEVEU DE RAMEAU 

entortillage, c'est qu'il y a peu de métiers honnê- 
tement exercés, ou peu d'honnêtes gens dans leurs 
métiers. 

Lui. — Bon ! il n'y en a point ; mais en re- 
vanche il y a peu de fripons hors de leur boutique : 
et tout irait assez bien sans un certain nombre de 
gens qu'on appelle assidus, exacts, remplissant ri- 
goureusement leurdevoir, stricts, ou, ce qui revient 
au même, toujours dans leur boutique, et faisant 
leur métier depuis le matin jusqu'au soir, et ne 
faisant que cela. Aussi sont-ils les seuls qui de- 
viennent opulents et qui soient estimés. 

Moi. — A force d'idiotismes. 

Lui. — C'est cela; je vois que vous m'avez 
compris. Or donc un idiotisme de presque tous 
les états, car il y en a de communs à tous les pays, 
à tous les temps, comme il y a des sottises com- 
munes; un idiotisme commun est de se procurer 
le plus de pratiques que l'on peut; une sottise 
commune est de croire que le plus habile est celui 
qui en a le plus. Voilà deux exceptions à la cons- 
cience générale auxquelles il faut se plier. C'est 
une espèce de crédit, ce n'est rien en soi; mais 
cela vaut par l'opinion. On a dit que bonne re- 
nommée valait mieux que ceinture dorée : cepen- 
dant qui a bonne renommée n'a pas ceinture do- 
rée, et je vois aujourd'hui que qui a ceinture dorée 
ne manque guère de renommée. Il faut, autant 
qu'il est possible, avoir le renom et la ceinture; et 



LE NEVEU DE RAMEAU 40 

c'est mon objet lorsque je me fais valoir par ce 
que vous qualifiez d'adresses viles, d'indignes pe- 
tites ruses. Je donne ma leçon, et je la donne bien : 
voilà la règle générale; je fais croire que j'en ai 
plus à donner que la journée n'a d'heures : voilà 
l'idiotisme. 

Moi. — Et la leçon, vous la donnez bien? 

Lui. '— Oui, pas mal, passablement. La basse 
fondamentale du cher maître a bien simplifié tout 
cela. Autrefois je volais l'argent de mon écolier, 
oui, je le volais, cela est sûr; aujourd'hui je le 
gagne, du moins comme les autres. 

Moi. — Et le voliez-vous sans remords? 

Lui. — Oh ! sans remords. On dit que si un vo- 
leur vole l'autre, le diable s'en rit. Les parents re- 
gorgeaient d'ujie fortune acquise Dieu sait com- 
ment : c'étaient des gens de cour, des financiers, 
des gros commerçants, des banquiers, des gens 
d'affaires; je les aidais à restituer, moi et une 
foule d'autres qu'ils employaient comme moi. Dans 
la nature, toutes les espèces se dévorent; toutes 
les conditions se dévorent dans la société. Nous 
faisons justice les uns des autres sans que la loi 
s'en mêle. La Deschamps autrefois, aujourd'hui 
la Guimard venge le prince du financier; et c'est 
la marchande de modes, le bijoutier, le tapissier, 
la lingère, l'escroc, la femme de chambre, le cuisi- 
nier, le bourrelier, qui vengent le financier de la 
Deschamps. Au milieu de tout cela, il n'y a [que 



44 LE NEVEU DE RAMEAU 

l'imbécile ou Toisif qui soit lésé sans avoir vexé 
personne, et c'est fort bien fait. D'où vous voyez 
que ces exceptions à la conscience générale, ou 
ces idiotismes moraux dont on fait tant de bruit 
sous la dénomination du tour de bâton, ne sont 
rien, et qu'à tout prendre il n'y a que le coup 
d'oeil qu'il faut avoir juste. 

Moi. — J'admire le vôtre. 

Lui. — Et puis la misère ! la voix de la conscience 
et de l'honneur est bien faible lorsque les boyaux 
crient. SufQt que si je deviens jamais riche, il fau- 
dra bien que je restitue, et que je suis bien résolu 
à restituer de toutes les manières possibles, par la 
table, par le jeu, par le vin, par les femmes. 

Moi. — Mais j'ai peur que vous ne deveniez 
jamais riche. 

Lui. — Moi, j'en ai le soupçon. 

Moi. — Mais s'il en arrivait autrement, que fe- 
riez-vous? 

Lui. — Je ferais comme tous les gueux revêtus; 
je serais le plus insolent maroufle qu'on eût en- 
core vu. C'est alors que je me rappellerais tout ce 
qu'ils m'ont fait souffrir, et je leur rendrais bien les 
avances qu'ils m'ont faites. J'aime à commander, 
et je commanderai. J'aime qu'on me loue, et on 
me louera. J'aurai à mes gages toute la troupe 
des flatteurs, des bouffons et des parasites, et je 
leur dirai, comme on me l'a dit : « Allons, fa- 
quins, qu'on m'amuse ! » et l'on m'amusera; a qu'on 



LE NEVEU DE RAMEAU 45 

me déchire les honnêtes gens! » et on les déchi- 
rera, si on en trouve encore. Et puis nous au- 
rons des filles; nous nous tutoierons quand nous 
serons ivres; nous nous enivrerons, nous ferons des 
contes, nous aurons toutes sortes de travers ef de 
vices : cela sera délicieux. Nous prouverons que 
Voltaire est sans génie; que BufPon, toujours guin- 
dé sur ses échasses, n'est qu'un déclamateur am- 
poulé; que Montesquieu n'est qu'un bel esprit; 
nous reléguerons d'Âlembert dans ses mathéma- 
tiques. Nous en donnerons sur dos et ventre à 
tous ces petits Gâtons comme vous, qui nous mé- 
prisent par envie, dont la modestie est le maintien 
de l'orgueil^ et dont la sobriété est la loi du besoin. 
Et de la musique I c'est alors que nous en ferons. 

Moi. — Au digne emploi que vous feriez de la 
richesse, je vois combien c'est grand dommage que 
vous soyez gueux. Vous vivriez là d'une manière 
bien honorable pour l'espèce humaine, bien utile 
à vos concitoyens, bien glorieuse pour vous. 

Lui. — Mais je crois que vous vous moquez de 
moi, monsieur le philosophe; vous ne savez pas à 
qui vous vous jouez; vous ne vous doutez pas 
que dans ce moment je représente la partie la plus 
importante de la ville et de la cour. Nos opulents 
dans tous les états se sont dit à eux-mêmes ou ne 
se sont pas dit les mêmes choses que je vous ai 
confiées; mais le fait est que la vie que je mènerais 
à leur place est exactement la leur. Voilà où vous 



^6 LE NEVEU DE RAMEAU 

en êtes, vous autres; vous croyez que le même 
bonheur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! 
Le vôtre suppose un certain degré d'esprit roma- 
nesque que nous n'avons pas, une âme singulière, 
un goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie 
du nom de vertu, vous l'appelez philosophie; mais 
la vertu , la philosophie sont-elles faites pour tout 
le monde? £n a qui peut, en conserve qui peut. 
Imaginez l'univers sage et philosophe; convenez 
qu'il serait diablement triste. Tenez, vive la philo- 
sophie , vive la sagesse de Salomon ! boire de bons 
vins, se gorger de mets délicats, vivre avec de jo- 
lies femmes^ se reposer dans des lits bien mollets : 
excepté cela, le reste n'est que vanité. 

Moi. — Quoi 1 défendre sa patrie ? 

Lui. — Vanité ! Il n'y a plus de patrie : je ne 
vois d'un pôle à l'autre. que des tyrans et des es- 
claves. 

Moi. — Servir ses amis ? 

Lui. — Vanité I Est-ce qu'on a des amis ? Quand 
on en aurait, faudrait-il en faire des ingrats? Re- 
gardez-y bien, et vous verrez que c'est presque 
toujours là ce qu'on recueille des services rendus. 
La reconnaissance est un fardeau, et tout fardeau 
est fait pour être secoué. 

Moi. — Avoir un état dans la société, et en 
remplir les devoirs ? 

Lui. — Vanité ! Qu'importe qu'on ait un état ou 
non, pourvu qu'on soit riche, puisqu'on ne prend 



LE NEVEU DE RAMEAU 47 

un état que pour le devenir? Remplir ses devoirs, 
à quoi cela mène-t-il? à la jalousie, au trouble, 
à la persécution. Est-ce ainsi qu'on s'avance? Faire 
sa cour, morbleu I voir les grands, étudier leurs 
goûts , se prêter à leur fantaisie , servir leurs 
vices, approuver leurs injustices : voilà le secret. 

Moi. — Veiller à l'éducation de ses enfants? 

Lui. — Vanité ! C'est l'affaire d'un précepteur. 

Moi. — Mais si ce précepteur, pénétré de vos 
principes, néglige ses devoirs, qui est-ce qui en 
sera châtié ? 

Lui. — Ma foi, ça ne sera pas moi, mais peut- 
être un jour le mari de ma fille ou la femme de 
mon fils. 

Moi. — Mais si l'un et l'autre se précipitent 
dans la débauche et dans les vices? 

Lui. — Cela est de leur état. 

Moi. — S'ils se déshonorent? 

Lui. — Quoi qu'on fasse, on ne peut se désho- 
norer quand on est riche. 

Moi. — S'ils se ruinent? 

Lui. — Tant pis pour eux I 

Moi. — Je vois que si vous vous dispensiez de 
veiller à la conduite de votre femme, de vos en- 
fants, de vos domestiques, vous pouniez aisément 
négliger vos affaires. 

Lui. — Pardonnez-moi; il est quelquefois diffi- 
cile de trouver de l'argent, et il est prudent de s'y 
prendre de loin. 



4$ LE NEVEU DE RAMEAU 

Moi. — Vous donnerez peu de soin à votre 
femme? 

Lui. — Aucun, s'il vous plaît. Le meilleur pro- 
cédé, je crois, qu'on puisse avoir pour sa chère 
moitié, c'est de faire ce qui lui convient. A votre 
avis, la société ne serait-elle pas fort amusante si 
chacun y était à sa chose? 

Moi. — Pourquoi pas? la soirée n'est jamais 
plus belle pour moi que quand je suis content de 
ma matinée. 

Lui. — Et pour moi aussi. 

Moi. — - Ce qui rend les hommes du monde si 
délicats sur leurs amusements, c'est leur profonde 
oisiveté. 

Lui. — Ne croyez pas cela ; ils s'agitent beaucoup. 

Moi. — Comme ils ne se lassent jamais^ ils ne 
se délassent jamais. 

Lui. — Ne croyez pas cela; ils sont sans cesse 
excédés. 

Moi. — Le plaisir est toujours une affaire pour 
eux, et jamais un besoin. 

Lui. — Tant mieux; le besoin est toujours une 
peine. 

Moi. — Ils usent tout. Leur âme s'hébête, l'en- 
nui s'en empare. Celui qui leur ôterait la vie au 
milieu de leur abondance accablante les servirait : 
c'est qu'ils ne connaissent du bonheur que la partie 
qui s'émousse le plus vite. Je ne méprise pas les 
plaisirs des sens : j'ai un palais aussi, et il est flatté 



LE NEVEU DE RAMEAU 49 

d'un mets délicat ou d'un vin délicieux; j'ai un 
cœur et des yeux, et j'aime à voir une jolie femme, 
j'aime à sentir sous ma main... à puiser la volupté 
dans ses regards... Quelquefois avec mes amis, 
une partie de débauche, même un peu tumultueuse, 
ne me déplaît pas. Mais je ne vous le dissimulerai 
pas, il m'est infiniment plus doux encore d'avoir 
secouru le malheureux, d'avoir terminé une affaire 
épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lec- 
ture agréable, une promenade avec un homme ou 
une femme chère à mon cœur, passé quelques 
heures instructives avec mes enfants, écrit une 
bonne page, rempli les devoirs de mon état, dit à 
celle que j'aime quelques choses tendres et douces 
qui amènent ses bras autour de mon cou. Je con- 
nais telle action que je voudrais avoir faite pour 
tout ce que je possède. C'est un sublime ouvrage 
que Mahomet : j'aimerais mieux avoir réhabilité la 
mémoire des Calas. — Une personne de ma con- 
naissance s'était réfugiée à Carthagène , c'était un 
cadet de famille dans un pays où la coutume 
transfère tout le bien aux aînés. Là il apprend 
que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé 
son père et sa mère, trop faciles, de tout ce qu'ils 
possédaient, les avait expulsés de leur château, et 
que les bons vieillards languissaient indigents dans 
une petite ville de la province. Que fait alors ce 
cadet, qui, traité durement par ses parents, était 
allé tenter la fortune au loin? Il leur envoie des 



É^lA^ttÉlHM 



5o LE NEVEU DE RAMEAU 

secours; il se hâte d'arranger ses affaires, il revient 
opulent, il ramène son père et sa mère dans leur 
domicile, il marie ses sœurs. Ahl mon cher Rjo- 
meaii^ cet homme regardait cet intervalle comme 
le plus heureux de sa vie , c'est les larmes aux yeux 
qu'il m'en parlait; et moi, je sens, en vous faisant 
ce récit , mon cœur se troubler de joie et le plaisir 
me couper la parole. 

Lui. — Vous êtes des êtres bien singuliers l 

Moi. — Vous êtes des êtres bien à plaindre si 
vous n'imaginez pas qu'on s'est élevé au-dessus 
du sort, et qu'il est impossible d'être malheureux à 
Tabri de deux belles actions telles que celles-ci. 

Lui. — Voilà une espèce de félicité avec laquelle 
î'aurais de la peine à me familiariser, car on la 
rencontre rarement. Mais, à votre compte, il faa<* 
drait donc être d'honnêtes gens? 

Moi. — Pour être heureux, assurément. 

Lui. — • Cependant je vois une infinité d'hon- 
nêtes gens qui ne sont pas heureux, et une infinité 
de gens qui sont heureux sans être honnêtes. 

Moi* — Il vous semble. 

Lui. — Et n'est-ce pas pour avoir eu du sens 
commun et de la franchise un moment que ye ne 
sais où aller souper ce soir? 

Moi. — Oh! non, c'est pour n'en avoir pas 
toujours eu, c'est pour n'avoir pas senti de boime 
heure qu'il fallait d'abord se faire une resscMirce 
indépendante de la servitude. 



LE NEVEU DE RAMEAU 5l 

Lui. — * Indépendante ou non, celle que je me 
suis faite est au moins la plus aisée. 

Moi. — Et la moins sûre et la moins honnête. 

Lui. — Mais la plus confonne à mon caractère 
de fainéant, de sot et de vaurien. 

Moi. — D*accord. 

Lui. — Et puisque je puis faire mon bonheur 
par des vices qui me sont naturels, que j'ai acquis 
sans travail, que je conserve sans effort, qui cadrent 
avec les mœurs de ma nation, qui sont du goût de 
ceux qui me protègent, et plus analogues à leurs 
petits besoins particuliers que des vertus qui les 
gêneraient en les accusant depuis le matin jus- 
qu'au soir, il serait bien singulier que j'allasse me 
tourmenter comme une âme damnée pour me bis- 
toarner et me faire autre que je ne suis, pour me 
donner un caractère étranger au mien, des qualités 
très-estimables, j'y consens pour ne pas disputer, 
mais qui me coûteraient beaucoup à acquérir, à 
pratiquer, ne me mèneraient à rien, ptut-nêtre à 
pis que rien, par la satire continuelle des riches 
auprès desquels les gueux comme moi ont à cher- 
cher leur vie. On loue la Tertu, mais on la hait, 
mais on la fuit, mais elle gèle de froid , et dans ce 
monde il faut avoir les pieds chauds ; et puis cela 
me donnerait de l'humeur infailliblement : car 
pourquoi vojons-nous si fréquemment les dévots 
si durs, si fâcheux, si insociables? C'est qu'ib se 
sont imposé une tâche qui ne leur est pas natu- 



^m 



52 LE NEVEU DE RAMEAU 

relie; ils souffrent, et quand on souffre on fait 
souffrir les autres : ce n'est pas là mon compte ni 
celui <de mes protecteurs; il faut que je sois gai, 
souple, plaisant, bouffon, drôle. La vertu se fait 
respecter, et le respect est incommode; la vertu 
se fait admirer, et l'admiration n'est pas amu- 
sante. J'ai affaire à des gens qui s'ennuient, et il 
faut que je les fasse rire. Or c'est le ridicule et la 
folie qui font rire, il faut donc que je sois ridicule 
et fou ; et quand la nature ne m'aurait pas fait tel, 
le plus court serait de le paraître. Heureusement 
je n'ai pas besoin d'être hypocrite ; il y en a déjà tant 
de toutes les couleurs, sans compter ceux qui le 
sont avec eux-mêmes! Ce chevalier de La Mor~ 
Itère, qui retape son chapeau sur son oreille, qui 
porte la tête au vent, qui vous regarde le passant 
par-dessus son épaule, qui fait battre une longue 
épée sur sa cuisse, qui a l'insulte toute prête pour 
celui qui n'en porte point et qui semble adresser 
un défi à tout venant, que fait-il? tout ce qu'il 
peut pour se persuader qu'il est un homme de 
cœur, mais il est lâche. Offrez-lui une croqui- 
gnole sur le bout du nez, et il la recevra en dou- 
ceur. Voulez-vous lui faire baisser le ton ? élevez- 
le, montrez-lui votre canne, ou appliquez votre 
pied entre ses fesses. Tout étonné de se trouver 
un lâche, il vous demandera qui est-ce qui vous 
l'a appris, d'où vous le savez : lui-même l'ignorait 
le moment précédent; une longue et habituelle 



LE NEVEU DE RAMEAU 53 

singerie de bravoure lui en avait imposé, il avait 
tant fait les mines qu'il croyait la chose. Et cette 
femme qui se mortifie, qui visite les prisons, qui 
assiste à toutes les assemblées de charité, qui 
marche les jeux baissés, qui n'oserait regarder un 
homme en face, sans cesse en garde contre la sé- 
duction de ses sens : tout cela empêche-t-il que 
son cœur ne brûle, que des soupirs ne lui échap- 
pent, que son tempérament ne s'allume, que les 
désirs ne l'obsèdent, et que son imagination ne lui 
retrace, la nuit...? Alors, que devient-elle? qu'en 
pense sa femme de chambre lorsqu'elle se lève 
en chemise et qu'elle vole au secours de sa maî- 
tresse qui se meurt? Justine, allez vous recoucher; 
ce n'est pas vous que votre maîtresse appelle dans 
son délire. £t l'ami Kameau, s'il se mettait un jour 
à marquer du mépris pour la fortune, les femmes, 
la bonne chère, l'oisiveté, à 'catoniser, que serait- 
il? un hypocrite. Il faut que Kameau soit ce qu'il 
est, un brigand heureux avec des brigands opu- 
lents, et non un fanfaron de vertu ou même un 
homme vertueux, mangeant sa croûte de pain, 
seul ou à côté des gueux. Et, pour le trancher 
net, je ne m'accommode point de votre félicité ni 
du bonheur de quelques visionnaires comme vous. 

Moi. — Je vois, mon cher, que vous ignorez 
ce que c'est, et que vous n'êtes pas même fait 
pour l'apprendre. 

Lui. — Tant mieux, mordieu! tant mieux; cela 



54 LE NEVEU DE RAMEAU 

me ferait crever de faim , d'ennui , et de remords 
peut-être. 

Moi. — D'après cela, le seul conseil que j'ai 
à vous donner, c'est de rentrer bien vite dans la 
maison d'où vous vous êtes imprudemment fait 
chasser. 

Lui. — Et de faire ce que vous ne désapprou- 
vez pas au simple, et qui me répugne un peu au 
figuré? 

Moi. — Quelle singularité ! 

Lui. — Il n'y a rien de singulier à cela; )e veux 
bien être abject,, mais je veux que ce soit sans 
contrainte. Je veux bien descendre de ma dignité. . . 
Vous riez? 

Moi. — Oui, votre dignité me fait rire. 

Lui. — Chacun a la sienne. Je veux bien ou- 
blier la mienne, mais à ma discrétion et non à 
Tordre d'autrui. Faut-il qu'on puisse me dire : 
Rampe, et que je sois obligé de ramper? C'est l'ai-* 
lure du ver, c'est la mienne; nous la suivons l'un 
et l'autre quand on nous laisse aller, mais nous 
nous redressons quand on nous marche sur la 
queue ; on m'a marché sur la queue , et je me 
redresserai. £t puis vous n'avez pas d'idée de la 
pétaudière dont il s'agit. Imaginez un mélanco- 
lique et maussade personnage, dévoré de vapeurs, 
enveloppé dans deux ou trois tours de sa robe de 
chambre; qui se déplaît à lui-même, à qui tout dé- 
plaît; qu'on fait avec peine sourire en se dislo- 



LE NEVEU DE RAMEAU 55 

quant le corps et l'esprit en cent manières diverses ; 
qui considère froidement les grimaces plaisantes 
de mon visage et celtes de mon jugement, qui 
sont plus plaisantes encore; car, entre nous, ce 
père Noël, ce vilain bénédictin si renommé pour 
les grimaces, malgré ses succès à la cour, n'est, 
sans me vanter ni lui non plus, en comparaison de 
moi, qu'un polichinelle de bois. J'ai beau me 
tourmenter pour atteindre au sublime des Petites^ 
Maisons, rien n'y fait. Rira-t-il? ne rira-t-il pas? 
voilà ce que je suis forcé de me dire au milieu de 
mes contorsions; et vous pouvez juger combien 
cette incertitude nuit au talent. Mon hypocondre, 
la tête renfoncée dans un bonnet de nuit qui lui 
couvre les yeux, a l'air d'une pagode immobile à 
laquelle on aurait attaché un fil au menton, d'où 
il descendrait jusque sous son fauteuil. On attend 
que le fil se tire, et il ne se tire point; ou s'il ar- 
rive que la mâchoire s'entr'ouvre, c'est pour vous 
articuler un mot désolant, un mot qui vous ap- 
prend que vous n'avez point été aperçu, et que 
toutes vos singeries sont perdues. Ce mot est ta 
réponse à une question que vous lui aurez faite il 
y a quatre jours; ce mot dit, le ressort mastoïde 
se détend, et la mâchoire se referme. 

(Puis il se mit à contrefaire son homme. Il s'était 
placé dans une chaise, la tête fixe, le chapeau 
jusque sur les paupières, les yeux demi-clos, les 
bfas pendants^ remuant sa mâchoire comme un 



56 LE NEVEU DE RAMEAU 

automate, et disant : ce Oui, vous avez raison, 
mademoiselle, il faut mettre de la finesse là. » C'est 
que cela décide , que cela décide toujours et sans 
appel , le soir, le matin, à la toilette , à dîner , au 
café, au jeu, au théâtre, à souper, au lit, et. Dieu 
me le pardonne, je crois, entre les bras de sa maî- 
tresse. Je ne suis pas à portée d'entendre ces der- 
nières décisions-ci, mais je suis diablement las des 
autres... Triste, obscur et tranché comme le destin, 
tel est notre patron. 

Vis-à-vis, c'est une bégueule qui joue l'impor- 
tance, à qui l'on se résoudrait à dire qu'elle est 
jolie parce qu'elle est jolie, quoiqu'elle ait sur le 
visage quelques gales par-ci par-là et qu'elle coure 
après le volume de M°*® Bouvillon. J'aime les 
chairs quand elles sont belles; mais aussi trop est 
trop, et le mouvement est si essentiel à la matière! 
Item, elle est plus méchante, plus fière et plus bête 
qu'une oie. Item y elle veut avoir de l'esprit. Item, 
il faut lui persuader qu'on lui en croit comme à 
personne. Item, cela ne sait rien, et cela décide 
aussi. Item, il faut applaudir à ses décisions des 
pieds et des mains, sauter d'aise et transir d'admi- 
ration : « Que cela est beau, délicat, bien dit, fi- 
nement vu, singulièrement senti! Où les femmes 
prennent-elles cela ? Sans étude, par la seule force 
de l'instinct, par la seule lumière naturelle I cela 
tient du prodige ! £t puis, qu'on vienne nous dire 
que l'expérience, l'étude, la réflexion, l'éducation, 



LE NEVEU DE RAMEAU Sj 

y font quelque chose!... » Et autres pareilles sot- 
tises, et pleurer de joie; dix fois la journée se 
courber, un genou fléchi en devant, l'autre jambe 
tirée en arrière, les bras étendus vers la déesse, 
chercher son désir dans ses yeux, rester suspendu 
à sa lèvre, attendre son ordre et partir comme un 
éclair. Qu'est-ce qui veut s'assujétir à un rôle pa- 
reil, si ce n'est le misérable qui trouve là, deux ou 
trois fois la semaine, de quoi calmer la tribulation 
de ses intestins ? Que penser des autres, tels que le 
Palissot, le Fréron, le Mallet, le Baculard, qui 
ont quelque chose, et dont les bassesses ne peu- 
vent s'excuser par le borborygme d'un estomac qui 
souffre ? 

Moi. — Je ne vous aurais jamais cru si difficile. 

Lui. — Je ne le suis pas. Au commencement je 
voyais faire les autres, et je faisais comme eux, 
même un peu mieux, parce que je suis plus fran- 
chement impudent, meilleur comédien, plus affa- 
mé, fourni de meilleurs poumons. Je descends ap- 
paremment en droite ligne du fameux Stentor. . . 

(Et, pour me donner une juste idée de la force 
de ce viscère, il se mit à tousser d'une violence à 
ébranler les vitres du café et à suspendre l'attention 
des joueurs d'échecs.) 

Moi. — Mais à quoi bon ce talent? 

Lui. — Vous ne le devinez pas ? 

Moi. — Non, je suis un peu borné. 

Lui. — Supposez la dispute engagée et la vic- 

8 



58 L£ NEVEU DE RAMEAU 

toire incertaine; je me lève, et, déployant mon 
tonnerre, je dis : « Cela est comme mademoiselle 
l'assure... c'est là ce qui s'appelle juger I Je le 
donne en cent à tous nos beaux esprits. L'expres- 
sion est de génie. » Mais il ne faut pas toujours 
approuver de la même manière; on serait mono- 
tone, on aurait l'air faux, on deviendrait insipide. 
On ne se sauve de là que par du jugement, de la 
fécondité ; il faut savoir préparer et placer ses tons 
majeurs et péremptoires, saisir l'occasion et le mo- 
ment. Lors, par exemple, qu'il y a partage entre 
les sentiments, que la dispute s'est élevée à son 
dernier degré de violence, qu'on ne s'entend plus, 
que tous parlent à la fois, il faut être placé à l'écart, 
dans l'angle de l'appartement le plus éloigné du 
champ de bataille, avoir préparé son explosion par 
un long silence, et tomber subitement, comme une 
commingt, au milieu des contendants : personne n'a 
cet art comme moi. Mais où je suis surprenant, c'est 
dans l'opposé : j'ai des petits tons que j'accompagne 
d'un sourire, une variété infinie de mines approba- 
tives; là, le nez, la bouche, le front, les yeux 
entrent en jeu; j'ai une souplesse de reins, une 
manière de contourner l'épine du dos , de hausser 
ou de baisser les épaules, d'étendre les doigts, 
d'incliner la tête, de fermer les yeux et d'être stu- 
péfait comme si j'avais entendu descendre du ciel 
une voix angélique et divine ; c'est là ce qui flatte. 
Je ne sais si vous saisissez bien toute l'énergie de 



LE NEVEU DE RAMEAU S9 

cette dernière attitude-là; je ne l'ai point in- 
ventée , mais personne me m'a surpassé dans l'exé- 
cution. Voyez, voyez. 

Moi. — Il est vrai que cela est unique. 

Lui. — Croyez^vous qu'il y ait cervelle de 
femme qui tienne à cela? 

Moi. — Non ; il faut convenir qne vous avez 
porté le talent de faire le fou et de s'avilir aussi 
loin qu'il est possible. 

Lui. — Ils auront beau faire , tous tant qu'ils 
sont, ils n'en viendront jamais là : le meilleur d'entre 
eux , Palissot, par exemple, ne sera jamais qu'un 
bon écolier. Mais si ce rôle amuse d'abord et si l'on 
goûte quelque plaisir à se moquer en dedans de la 
bêtise de ceux qu'on enivre , à la longue cela ne 
pique plus, et puis après un certain nombre de 
découvertes on est obligé de se répéter : l'esprit 
et l'art ont leur limite ; il n'y a que Dieu et quel- 
ques génies rares pour qui la carrière s'étende à 
mesure qu'ib y avancent. Bouret en est un peut- 
être : il y a de celui-ci des traits qui m'en donnent 
à moi, oui, à moi-même, la plus sublime idée. Le 
petit chien, le livre de la félicité, les flambeaux sur 
la route de Versailles , sont de ces choses qui me 
confondent et m'humilient; ce serait capable de 
dégoûter du métier. 

Moi. — Que voulez-vous dire avec votre petit 
chien ? 

Lui. — D'où venez-vous donc ? Quoi I sérieu- 



6o LE NEVEU DE RAMEAU 

sèment, vous ignorez comment cet homme rare s'y 
prit pour détacher de lui et attacher au garde des 
sceaux un petit chien qui plaisait à celui-ci ? 

Moi. — Je l'ignore , je le confesse. 

Lui. — Tant mieux. C'est une des plus belles 
choses qu'on ait imaginées; toute l'Europe en a 
été émerveillée , et il n'y a pas un courtisan dont 
elle n'ait excité l'envie. Vous qui ne manquez pas 
de sagacité, voyons comment vous vous y seriez 
pris à sa place. Songez que Bourct était aimé de son 
chien , songez que le vêtement bizarre du ministre 
effrayait le petit animal; songez qu'il n'avait que 
huit jours pour vaincre les difficultés. Il faut con- 
naître toutes les conditions du problème pour bien 
sentir le mérite de la solution. £h bien ? 

Mov» — £h bien 1 il faut que je vous avoue que 
dans ce genre les choses les plus faciles m'embar- 
rasseraient. 

Lui. — Écoutez (me dit-il en me frappant un 
petit coup sur l'épaule, car il est familier), écou- 
tez et admirez. Il se fait faire un masque qui res- 
semble au garde des sceaux , il emprunte d'un 
valet de chambre sa volumineuse simarre; il se 
couvre le visage du masque, il endosse la si- 
marre. Il appelle son chien, il le caresse, il lui 
donne la gimblette; puis tout à coup changeant 
de décoration , ce n'est plus le garde des sceaux , 
c'est Bourei qui appelle son chien et qui le fouette. 
En moins de deux ou trois jours de cet exercice 



LE NEVEU DE RAMEAU 6l 

continu du matin au soir, le chien sait fuir Bouret 
le financier et courir à Bouret garde des sceaux. 
Mais je suis trop bon; vous êtes un profane qui ne 
méritez pas d*être instruit des miracles qui s'opè- 
rent à côté de vous. 

Moi. — Malgré cela, je vous prie, U livre, les 
flambeaux^ 

Lui. — Non, non. Adressez-vous aux pavés, 
qui vous diront ces choses-là , et profitez de la cir- 
constance qui nous a rapprochés, pour apprendre 
des choses que personne ne sait que moi. 

Moi. — Vous avez raison. 

Lui. — Emprunter la robe et la perruque, j'a- 
vais oublié la perruque du garde des sceaux! se 
faire un masque qui lui ressemble ! le masque sur- 
tout me tourne la tête. Aussi cet homme jouit-il 
de la plus haute considération ; aussi possède-t-il 
des millions. Il y a des croix de Saint-Louis qui 
n'ont pas de pain : aussi pourquoi courir après la 
croix, au hasard de se faire échiner, et ne pas se 
tourner vers un état sans pareil, qui ne manque 
jamais sa récompense? Voilà ce qui s'appelle aller 
au grand. Ces modèles-là sont décourageants; on 
a pitié de soi et l'on s'ennuie. Le masque! le mas- 
que! Je donnerais un de mes doigts pour avoir 
trouvé le masque. 

Moi. — Mais avec cet enthousiasme pour les 
belles choses et cette facilité de génie que vous pos- 
sédez, est-ce que vous n'avez rien inventé? 



N 



62 LE NEVEU DE RAMEAU 

Lui. — ^ Pardonnez-moi : par exemple, l'attitude 
admirative du dos , dont je vous ai parlé; je la re- 
garde comme mienne, quoiqu'elle puisse peut-^tre 
m'étre contestée par des envieux. J.e crois bien 
qu'on l'a employée auparavant ; mais qui est-ce qui 
a senti combien elle était commode pour rire en 
dessous de l'impertinent qu'on admirait ? J'ai plus 
de cent façons d'entamer la séduction d'une jeune 
fille à côté de sa mère, sans que celle-ci s'en aper- 
çoive, et même de la rendre complice. A peine 
entrais-je dans la carrière, que je dédaignai toutes 
les manières vulgaires de glisser un billet doux; 
j'ai dix moyens de me le faire arracher , et parmi 
ces moyens j'ose me flatter qu'il y en a de nou- 
veaux. Je possède surtout le talent d'encourager un 
jeune homme timide; j'en ai fait réussir qui n'a- 
vaient ni esprit ni figure. Si cela était écrit, je crois 
qu'on m'accorderait quelque génie. 

Moi. — Vous feriez un homme singulier. 

Lui. —Je n'en doute pas. 

Moi. — A votre place, je jetterais ces choses-là 
sur le papier. Ce serait dommage qu'elles se per- 
dissent. 

Lui* — Il est vrai ; mab vous ne soupçonnez pas 
combien je fais peu de cas de la méthode et des 
préceptes. Celui qui a besoin d'un protocole n'ira 
jamais Icûn ; les génies lisent peu , pratiquent beau- 
coup et se font d'eux-mêmes. Voyez César, Tu- 
renne , Vauban , la marquise de Tencin , son frère 



LE NEVEU DE RAMEAU 63 

le cardinal et le secrétaire de celui-ci, Vabhé 
Trublet et Bouret! Qui est-ce qui a donné des 
leçons à Bouret i Personne; c'est la nature qui 
forme ces hommes rares-là. Croyez-vous que This* 
toire du chien et du masque soit écrite quelque 
part? 

Moi. — Mais à vos heures perdues, lorsque l'an- 
goisse de votre estomac vide ou la fatigue de votre 
estomac surchargé éloigne le sommeil... 

I-ui. — J'y penserai. Il vaut mieux écrire de 
grandes choses que d'en exécuter de petites. Alors 
l'âme s'élève , l'imagination s'échauffe , s'enflamme 
et s'étend, au lieu qu'elle se rétrécit à s'étonner, 
auprès de la petite Hus , des applaudissements que 
ce sot public s'obstine à prodiguer à cette minau* 
dière de Dangeville, qui joue si platement, qui 
marche presque courbée en deux sur la scène , qui 
a l'affectation de regarder sans cesse dans les yeux 
de celui à qui elle parle et de jouer en dessous, et 
qui prend elle-même ses grimaces pour de la fi- 
nesse, son petit trot pour de la grâce; à cette 
emphatique Clairon , qui est plus maigre , plus ap- 
prêtée , plus étudiée , plus empesée qu'on ne sau- 
rait dire. Cet imbécile parterre les claque à tout 
rompre et ne s'aperçoit pas que nous sommes en 
peloton d'agréments (il est vrai que le peloton 
grossit un peu, mais qu'importe?); que nous avons 
la plus belle peau , les plus beaux yeux , le plus 
joli bec; peu d'entrailles à la vérité; une démarche 



64 LE NEVEU DE RAMEAU 

qui n'est pas légère , mais qui n'est pas non plus 
aussi gauche qu'on le dit. Pour le sentiment , en 
revanche , il n'en est aucune à qui nous ne damions 
le pion. 

Moi. — Comment dites-vous tout cela? Est-ce 
ironie ou vérité ? 

Lui. — Le mal est que ce diable de sentiment 
est tout en dedans et qu'il n'en transpire pas une 
lueur au dehors ; mais moi qui vous parle, je sais, et 
je sais bien, qu'elle en a. Si ce n'est pas cela , il 
faut voir, quand l'humeur nous prend, comme nous 
traitons les valets , comme les femmes de chambre 
sont soufBetées, comme nous menons à grands 
coups de pied le bon ami... pour peu qu'il... s'é- 
carte du respect qui nous est dû. C'est un petit 
diable, vous dis-je, tout plein de sentiment et de 
dignité... Oh ça, vous ne savez où vous en êtes, 
n'est-ce pas ? 

Moi. — J'avoue que je ne saurais démêler si 
c'est de bonne foi ou méchamment que vous parlez. 
Je suis un bonhomme. Ayez la bonté d'en user 
avec moi plus rudement et de laisser là votre art. 

Lui. — Cela , c'est ce que nous débitons de la 
petite H us..., de la Dangeville et de la Clairon, 
mêlé par-ci par-là de quelques mots qui vous don- 
nent réveil. Je consens que vous me preniez pour 
un vaurien, mais non pour un sot; et il n'y aurait 
qu'un sot ou un homme perdu d'amour qui pût dire 
sérieusement tant d'impertinences. 



LE NEVEU DE RAMEAU 65 

Moi. — Mais 'comment se résout-on à les 
dire? 

Lui. — Cela ne se fait pas tout d'un coup ; mais 
petit à petit on y vient. Ingenii largitor venter. 

Moi. — Il faut être pressé de faim. 

Lui. — Cela se peut; cependant, quelque fortes 
qu'elles vous paraissent, croyez que ceux à qui elles 
s'adressent sont plutôt accoutumés à les entendre 
que nous à les hasarder. 

Moi. — Est-ce qu'il y a quelqu'un qui ait le 
courage d'être de votre avis ? 

Lui. — Qu'appelez-vous quelqu'un ? C'est le 
sentiment et le langage de toute la société. 

Moi. — Ceux d'entre vous qui ne sont pas de 
grands vauriens doivent être de grands sots. 

Lui. — Des sots, là? Je vous jure qu'il n'y en a 
qu'un : c'est celui qui nous fête pour lui en imposer. 

Moi. — Mais comment s'en laisse-t-on si gros- 
sièrement imposer? Car enfin la supériorité en ta- 
lents de la Dangeville et de la Clairon est décidée. 

Lui. — On avale à pleine gorgée le mensonge 
qui nous flatte , et l'on boit goutte à goutte une 
vérité qui nous est amère. Et puis nous avons l'air 
si pénétré, si vrai ! 

Moi. — Il faut cependant que vous ayez péché 
une fois contre les principes de l'art, et qu'il vous 
soit échappé par mégarde quelques-unes de ces 
vérités amères qui blessent : car, en dépit du rôle 
misérable , abject, vil , abominable , que vous fai- 

9 



66 LE NEVEU DE RAMEAU 

tes, je crois qu'au fond vous aVez Tâme délicate. 

Lui. — Moi ? point du tout. Que le diable m'em- 
porte si je sais au fond ce que je suis ! En général, 
j'ai l'esprit rond comme une boule et le caractère 
franc comme l'osier. Jamais faux , pour peu que 
j'aie d'intérêt d'être vrai; jamais vrai, pour peu que 
j'aie d'intérêt d*être faux. Je dis les choses comme 
elles me viennent ; sensées, tant mieux; impertinen- 
tes, on n'y prend pas garde. J'use en plein de mon 
franc-parler. Je n'ai pensé de ma vie , ni avant que de 
dire, ni en disant, ni après avoir dit; aussi je n'offense 
personne. 

Moi. — Mais cela vous est pourtant arrivé avec 
les honnêtes gens chez qui vous viviez et qui avaient 
pour vous tant de bontés. 

Lui. — Que voulez-vous? c'est un malheur, un 
mauvais moment comme il y en a dans la vie ; point 
de félicité continue : j'étais trop bien, cela ne pou- 
vait durer. Nous avons, comme vous savez, la com- 
pagnie ta plus nombreuse et la mieux choisie. C'est 
une école d'humanité, le renouvellement de l'anti- 
que hospitalité : tous les poètes qui tombent , nous 
les ramassons ; nous eûmes Palissot après sa Zarès, 
Bret après le Faux Généreux; tous les musiciens 
décriés, tous les auteurs qu'on ne lit point, toutes 
les actrices sifflées , tous les acteurs hués , un tas de 
pauvres honteux , plats , parasites, à la tête desquels 
j'ai l'honneur d'être brave chef d'une troupe timide. 
C'est moi qui les exhorte à manger la première 



LE NEVEU DE RAMEAU 67 

fois qu'ils viennent , c'est moi qui demande à boire 
pour eux : ils tiennent si peu de place 1 Quelques 
jeunes gens déguenillés qui ne savent où donner 
de la tête y mais qui ont de la figure ; d'autres scé- 
lérats qui cajolent le patron et qui l'endorment, afin 
de glaner après lui sur la patronne. Nous parais^ 
sons gais; mais au fond nous avons de l'humeur et 
grand appétit. Des loups ne sont pas plus affamés, 
des tigres ne sont pas plus cruels. Nous dévorons 
comme des loups lorsque la terre a été long-temps 
couverte de neige, nous déchirons comme des tigres 
tout ce qui réussit. Quelquefois les cohues Berlin, 
Mistngt et Villcmorin se réunissent : c'est alors 
qu'il se fait un beau bruit dans la ménagerie. Jamais 
on ne vit tant de bétes tristes , acariâtres , malfai- 
santes et courroucées. On n'entend que les noms de 
Buffon, de Duclos, de Montesquieu, de Rous- 
seau , de Voltaire , de d'Alembert , de Diderot. Et 
Dieu sait de quelles épithètes ils sont accompagnés ! 
Nul n'aura de l'esprit s'il n'est aussi sot que nous. 
C'est là que le plan de la comédie des Philosophes 
a été conçu : la scène du colporteur, c'est moi qui 
l'ai fournie d'après la Théologie en quenouille, Wous 
n'êtes pas épargné là plus qu'un autre. 

Moi. — Tant mieux I peut-être me fait-on plus 
d'honneur que je n'en mérite. Je serais humilié si 
ceux qui disent du mal de tant d'habiles et d'hon- 
nêtes gens s'avisaient de dire du bien de moi. 

Lui. -^ Nous sommes beaucoup, et il faut que 



68 LE NEVEU DE RAMEAU 

chacun paje son écot; après le sacrifice des grands 
animaux , nous immolons les autres. 

Moi. — Insulter la science et la vertu pour vivre, 
voilà du pain bien cher! 

Lui. — Je vous Tai déjà dit, nous sommes sans 
conséquence; nous injurions tout le monde^ et nous 
n'affligeons personne. Nous avons quelquefois le 
pesant abbé d'Olivet, le gros abbé Le Blanc, l'hy- 
pocrite Batteux. Le gros abbé n'est méchant qu'a- 
vant dîner; son café pris, il se jette dans un fau- 
teuil, les pieds appuyés contre la tablette de la 
cheminée , et s'endort comme un vieux perroquet 
sur son bâton. Si le vacarme devient violent, il 
bâille , étend ses bras , il frotte ses yeux et dit : 
« Eh bien , qu'est-ce ? qu'est-ce ? — Il s'agit de 
savoir si Piron a plus d'esprit que Voltaire. — En- 
tendons-nous : c'est de l'esprit que vous dites? Il 
ne s'agit pas de goût ! car du goût, votre Piron ne 
s'en doute pas. — Ne s'en doute pas ? — Non... » 
Et puis nous voilà embarqués dans une dissertation 
sur le goût. Alors le patron fait signe de la main 
qu'on l'écoute , car c'est surtout de goût qu'il se 
pique: «Le goût, dit-il..., le goût est une chose... » 
Ma foi , je ne sais quelle chose il disait que c'était, 
ni lui non plus. Nous avons quelquefois l'ami 
Robe; il nous régale de ses contes équivoques, 
des miracles des convulsionnaires , dont il a été le 
témoin oculaire, et de quelques chants de son poème 
sur un sujet qu'il connaît à fond. Je hais ses vers, 



LE NEVEU DE RAMEAU 69 

mais j'aime à Tentendre réciter ; il a l'air d'un éner- 
gumène. Tous s'écrient autour de lui : « Voilà ce 
qu'on appelle un poète!... » Entre nous, cette poé- 
sie-là n'est qu'un charivari de toutes sortes de bruits 
confus, le ramage barbare des habitants de la Tour 
de Babel. Il nous vient aussi un certain niais , qui 
a l'air plat et béte, mais qui a de l'esprit comme un 
démon et qui est plus malin qu'un vieux singe. 
C'est une de ces figures qui appellent la plaisanterie 
et les nasardes , et que Dieu fit pour la correction 
des gens qui jugent à la mine et à qui leur miroir 
aurait dû apprendre qu'il est aussi aisé d'être un 
homme d'esprit et d'avoir l'air d'un sot, que de 
cacher un sot sous une physionomie spirituelle. C'est 
une lâcheté bien commune que celle d'immoler un 
bon homme à l'amusement des autres ; on ne man- 
que jamais de s'adresser à celui-là. C'est un piège 
que nous tendons aux nouveaux venus , et je n'en 
ai presque pas vu un seul qui n'y donnât. . . )> 

(J'étais quelquefois surpris de la justesse des ob- 
servations du fou sur les hommes et sur les carac- 
tères, et je le lui témoignai.) C'est, me répondit- 
il, qu'on tire parti de la mauvaise compagnie 
comme du libertinage; on est dédommagé de la 
perte de son innocence par celle de ses préjugés. 
Dans la société des méchants, où le vice se montre 
à masque levé , on apprend à les connaître ; et puis 
j'ai un peu lu. 

Moi. — Qu'avez-vous lu? 



yo LE NEVEU I>E RAMEAU 

Lui. — J'ai lu et je lis, et relis sans cesse Théo- 
phraste, La Bnijère et Molière. 

Moi. — Ce sont d'excellents livres. 

Lui. — Ils sont bien meilleurs qu'on ne pense; 
mais qui est-ce qui sait les lire? 

Moi. — Tout le monde, selon la mesure de son 
esprit. 

Lui. — Presque personne. Pourriez-vous me 
dire ce qu'on y cherche? 

Moi. — L'amusement et l'instruction. 

Lui. — Mais quelle instruction ? car c'est là le 
point. 

Moi. —La connaissance de ses devoirs, l'amour 
de la vertu, la haine du vice. 

Lui. — Moi j'j recueille tout ce qu'il faut faire 
et tout ce qu'il ne faut pas dire. Ainsi , quand je lis 
V Avare y je me dis : Sois avare si tu veux, mais 
garde-toi de parler comme l'Avare. Quand je lis 
le Tartufe , je me dis : Sois hypocrite si tu veux , 
mais ne parle pas comme l'hypocrite. Garde des 
vices qui te sont utiles ; mais n'en aie ni le ton , ni 
les apparences qui te rendraient ridicule. Pour te 
garantir de ce ton , de ces apparences , il faut les 
connaître ; or, ces auteurs en ont fait des peintures 
excellentes. Je suis moi et je reste ce que je suis, 
mais j'agis et je parle comme il convient. Je ne 
suis pas de ces gens qui méprisent les moralistes; il 
y a beaucoup à profiter, surtout avec ceux qui ont 
mis la morale en action. Le vice ne blesse les hom- 



LE NEVEU DE RAMEAU 7I 

mes que par intervalle ; les caractères du vice les 
blessent du matin au soir. Peut-être vaudrait-^il 
mieux être un insolent que d'en avoir la physiono- 
mie : l'insolent de caractère n'insulte que de temps 
en temps, l'insolent de physionomie insulte tou- 
jours. Au reste^ n'allez pas imaginer que je sois le 
seul lecteur de mon espèce; je n'ai d'autre mérite 
ici que d'avoir fait par système, par justesse d'es- 
prit , par une vue raisonnable et vraie , ce que la 
plupart des autres font par instinct. De là vient 
que leurs lectures ne les rendent pas meilleurs que 
moi^ mais qu'ils restent ridicules en dépit d'eux; 
au lieu que je ne le suis que quand je veux, et que 
je les laisse alors loin derrière moi : car le même 
art qui m'apprend à me sauver du ridicule en cer^ 
taines occasions, m'apprend aussi dans d'autres à 
l'attraper heureusement. Je me rappelle alors tout 
ce que les autres ont dit, tout ce que j'ai lu, et j'y 
ajoute tout ce qui sort de mon fonds, qui est en ce 
genre d'une fécondité surprenante. 

Moi. — Vous avez bien fait de me révéler ces 
mystères, sans quoi je vous aurais cru en contra- 
diction. 

Lui. — Je n'y suis point : car pour une fois oii il 
faut éviter le ridicule, heureusement il y en a cent 
où il faut s'en donner. Il n'y a pas de meilleur rôle 
auprès des grands que celui de fou. Long-temps il 
y a eu le fou du roi en titre, en aucun il n'y eut en 
titre le sage du roi. Moi, je suis le fou de Bcrtin 




72 LE NEVEU DE RAMEAU 

et de beaucoup d'autres , le vôtre peut-être dans ce 
moment, ou peut-être vous le mien : celui qui 
serait sage n'aurait point de fou ; celui donc qui a 
un fou n'est pas sage; s'il n'est pas sage, il est fou; 
et peut être, fût-il le roi, le fou de son fou. Au 
reste, souvenez-vous que, dans un sujet aussi variable 
que les mœurs, il n'y a rien d'absolument, d'essentiel- 
lement, de généralement vrai ou faux ; sinon qu'il faut 
être ce que l'intérêt veut qu'on soit, bon ou mauvais, 
sage ou fou , décent ou ridicule , honnête ou vi- 
cieux. Si par hasard la vertu avait conduit à la 
fortune, ou j'aurais été vertueux, ou j'aurais si- 
mulé la vertu comme un autre ; on m'a voulu ridi- 
cule et je me le suis fait; pour vicieux , nature 
seule en avait fait les frais. Quand je dis vicieux , 
c'est pour parler votre langue : car, si nous venions 
à nous expliquer , il pourrait arriver que vous ap- 
pelassiez vice ce que j'appelle vertu , et vertu ce 
que j'appelle vice. Nous avons aussi les auteurs de 
l'Opéja-Comique, leurs acteurs et leurs actrices, et 
plus souvent leurs entrepreneurs : Corbie, Moeth, 
tous gens de ressource et d'un mérite supérieur. 
Et j'oubliais les grands critiques de la littérature : 
l'Avant-Coureur, les F etitts- Affiches^ l'Année litté- 
raire, l'Observateur littéraire, le Censeur hebdoma- 
daire, toute la clique des feuillistes. 

Moi. — U Année littéraire 1 l'Observateur litté- 
raire I Cela ne se peut ; ils se détestent. 

Lui. — Il est vrai; mais tous les gueux' se récon- 



LE NEVEU DE RAMEAU yS 

cilient à la gamelle. Ce maudit Observateur litté- 
raire, que le diable l'eût emporté lui et ses feuilles ! 
C'est ce chien de petit prêtre avare , puant et usu- 
rier, qui est la cause de mon désastre. Il parut sur 
notre horizon hier pour la première fois; il arriva 
à l'heure qui nous chasse tous de nos repaires , 
l'heure du dîner. Quand il fait mauvais temps, heu- 
reux celui d'entre nous qui a la pièce de vingt- 
quatre sols dans sa poche ! Tel s'est moqué de son 
confrère qui était arrivé le matin crotté jusqu'à 
l'échiné et mouillé jusqu'aux os, qui le soir rentre 
chez lui dans le même état. Il y en eut un, je ne 
sais plus lequel , qui eut , il y a quelques mois , un 
démêlé violent avec le savoyard qui s'est établi à 
notre porte; ils étaient en compte courant : le 
créancier voulait que son débiteur se liquidât , et 
celui-ci n'était pas en fonds. On sert , on fait les 
honneurs de la table à l'abbé , on le place au haut 
bout. J'entre; je l'aperçois. «Comment! l'abbé, 
lui dis-je, vous présidez? voilà qui est fort bien 
pour aujourd'hui; mais demain vous descendrez, 
s'il vous plaît, d'une assiette, après-demain d'une 
autre assiette , et ainsi d'assiette en assiette , soit à 
droite, soit à gauche, jusqu'à ce que de la place 
que j'ai occupée une fois avant vous ; Fréron , une 
fois après moi; Dorât y une fois après Fréron; 
Palissot, une fois après Dorât; vous deveniez sta- 
tionnaire auprès de moi, pauvre plat..., comme 
vous , qui siedo sempre corne un maestoso cazzo fra 

lO 



74 l-E NETEU DE RAMEAD 

duoi cogUoni. » L'abbé , qui est un bon diable et 
qui prend tout bien , se mit à rire ; mademoiselle , 
pénétrée de mon obsenration et de la justesse de 
ma comparaison , se mit à rire ; tous ceux qui sié- 
geaient à droite et à gauche de Tabbé, ou qu'il avait 
reculés d'un cran, se mirent à rire; tout le monde 
rit , excepté monsieur, qui se fâthe et me tient des 
propos qui n'auraient rien signifié si nous avions été 
seuls... a Vous êtes un impertinent! — Je le sais 
bien , et c'est à cette condition que vous m'avez 
reçu. — Un faquin ! — Comme un autre. — Un 
gueux! — Est-ce que je serais ici sans cela? — Je 
vous ferai chasser! — Après dîner je m'en irai de 
moi-même. — Je vous le conseille... » On dîna; 
je n'en perdis pas un coup de dent. Après avoir 
bien mangé, bu largement (car, après tout, il n'en 
aurait été ni plus ni moins ; messire Gaster est an 
personnage contre lequel je n'ai jamais boudé), je 
pris mon parti et je me disposais à m'en aller ; j'a- 
vais engagé ma parole en présence de tant de 
monde , qu'il fallait bien la tenir. Je fus un temp» 
considérable à rôder dans l'appartement, cherchant 
ma canne et mon chapeau où ils n'étaient pas, et 
comptant toujours que le patron se répandrait dans 
un nouveau torrent d'injures, que quelqu'un s'in- 
terposerait et que nous finirions par nous raccom- 
moder à force de nous fâcher. Je tournab, je 
tournais, car moi je n'avais rien sur le coeur; mais 
le patron, lui, plus sombre et plus noir que l'Apol- 



wmmmmmmmmmKmK^^^^^^ 



i^m-^-^ 



LE NEVEU DE RAMEAU JS 

Ion d'Homère lorsqu'il décoche ses traits sur l'armée 
des Grecs , son bonnet une fois plus renfoncé que 
de coutume, se promenait en long et en large, le 
poing sur le menton. Mademoiselle s'approche de 
moi : « Mais , mademoiselle , qu'est-ce qu'il y a 
donc d'extraordinaire? ai-je été différent aujour- 
d'hui de moi-même ? — Je veux qu'il sorte. — Je 
sortirai. Je ne lui ai pas manqué. — Pardonnez- 
moi ; on invite monsieur l'abbé , et. . . — C'est lui 
qui s'est manqué à lui-même en invitant l'abbé, en 
me recevant, et avec moi tant d'autres bélitres. 
Moi... — Allons, mon petit..,, il faut dem^ander 
pardon à monsieur l'abbé. — Je n'ai que faire de 
son pardon. — ^Allons, allons, tout cela s'apaisera.. « » 
On me prend par la main ; on m^entraîne vers le fau- 
teuil de l'abbé; j'étends les bras, je contemple 
l'abbé avec une espèce d'admiration , car qui est-ce 
qui a jamais demandé pardon à l'abbé ? « L'abbé , 
lui dis-^e, l'abbé, tout ceci est bien ridicule, n'est-il 
pas vrai ?» Et puis je me mets à rire, et l'abbé aussi. 
Me voilà donc excusé de ce côté-là ; mais il fallait 
aborder l'autre, et ce que j'avais à lui dire était une 
autre paire de manches. Je ne sais plus trop com- 
ment je lui tournai mon excuse : « Monsieur, voilà 
ce fou. .. — Il y a trop long-temps qu'il me fait souf- 
frir ; je ne veux plus en entendre parler. — Il est 
fâché. — Oui , je suis fâché. — Cela ne lui arri- 
vera plus. — Qu'au premier faquin. . . » Je ne sais s'il 
était dans ces jours d'humeur où mademoiselle craint 



76 LE NEVEU DE RAMEAU 

d'en approcher et n'ose le toucher qu'avec ses mi- 
taines de velours , ou s'il entendit mal ce que je 
disais, ou si je dis mal; ce fut pis qu'auparavant. 
Que diable ! est-ce qu'il ne me connaît pas ? est-ce 
qu'il ne sait pas que je suis comme les enfants , et 
qu'il y a des circonstances où je...? Et puis je crois, 
Dieu me pardonne, que je n'aurais pas un moment 
de relâche. On userait un pantin d'acier à tenir la 
ficelle du matin au soir et du soir au matin. Il faut 
que je les désennuie, c'est la condition; mais il 
faut que je m'amuse quelquefois. Au milieu de ces 
imbroglio il me passa par la tête une pensée fu- 
neste , une pensée qui me donna de la morgue , 
une pensée qui m'inspira de la fierté et de l'inso- 
lence : c'est qu'on ne pouvait se passer de moi, 
que j'étais un homme essentiel. 

Moi. — Oui , je crois que vous leur êtes très- 
utile, mais qu'ils vous le sont encore davantage. 
Vous ne retrouverez pas, quand vous voudrez, une 
aussi bonne maison ; mais eux, pour un fou qui leur 
manque, ils en trouveront cent. 

Lui. — Cent fous comme moi 1 monsieur le phi- 
losophe; ils ne sont pas si communs. Oui, des plats 
fous. On est plus difficile en sottise qu'en talent ou 
en vertu. Je suis rare dans mon espèce, oui, très- 
rare. A présent qu'ils ne m'ont plus, que font-ils? 
Ils s'ennuient comme des chiens. Je suis un sac 
inépuisable d'impertinences. J'avais à chaque in- 
stant une boutade qui les faisait rire aux larmes : 



MMM«M*aMMi*MH«aH»«aNHnMMHaH 



LE NEVEU DE RAMEAU 



77 



j'étais pour eux les Petites - Maisons entières. 

Moi. — Aussi vous aviez la table, le lit, l'habit, 
veste et culotte, les souliers et la pistole par mois. 

Lui. — Voilà le beau côté, voilà le bénéfice; 
mais des charges, vous n'en dites mot. D'abord, 
s'il était bruit d'une pièce nouvelle, quelque temps 
qu'il fît, il fallait fureter dans tous les greniers de 
Paris, jusqu'à ce que j'en eusse trouvé l'auteur; 
que je me procurasse la lecture de l'ouvrage, et 
que j'insinuasse adroitement qu'il y avait un rôle 
qui serait supérieurement rendu par quelqu'un de 
ma connaissance. « Et par qui, s'il vous plaît ? — 
Par qui? belle question I ce sont les grâces, la gen- 
tillesse, la finesse. — Vous voulez dire M"® Dan- 
geville? Par hasard, la connaîtriez-vous ? — Oui, 
un peu; mais ce n'est pas elle. — Et qui donc ? » 
Je nommais tout bas... « Elle? — Oui! elle, » ré- 
pétais-je un peu honteux, car j'ai quelquefois* de 
la pudeur; et à ce nom il fallait voir comme la 
physionomie du poète s'allongeait, et d'autres fois 
comme on. m'éclatait au nez. Cependant, bon gré 
mal gré qu'il en eût, il fallait que j'emmenasse mon 
homme à dîner; et lui, qui craignait de s'engager, 
rechignait, remerciait. Il fallait voir comme j'étais 
traité quand je ne réussissais pas dans ma négocia- 
tion! j'étais un butor, un sot, un balourd; je 
n'étais bon à rien; je ne valais pas le verre d'eau 
qu'on me donnait à boire. C'était bien pis lorsqu'on 
jouait, et qu'il fallait aller intrépidement au milieu 



M*' 



78 LE NEVEU DE HAMEAU 

des huées d'on public qui jugebien, quoi qu'on en 
dise, faire entendre mes claquements de mains iso- 
lés, attacher les regards sur moi, quelquefois déro- 
ber les sifflets à Tactrice, et ouïr chuchoter à côté 
de soi : « C'est un des valets déguisés de celui 
qui... Ce maraud-là se taira-t-il?... » On ignore 
ce qui peut déterminer à cela; on croit que c'est 
ineptie, tandis que c'est un motif qui excuse tout. 

Moi. — Jusqu'à l'infraction des lois civiles. 

Lui. — A la fin cependant j'étais connu, et l'on 
cBsait : a Ohl c'est... » Ma ressource était de 
jeter quelques mots ironiques qui sauvassent du 
ridicule mon applaudissement solitaire, qu'on in- 
terprétait à contre-sens. Convenez qu'il faut un 
puissant intérêt pour braver ainsi le public assem- 
blé, et que chacune de ces corvées valait mieux 
qu'un petit écu? 

Moi. — Que ne vous faisiez-vous prêter main- 
forte? 

Lui. — Cela m'arrivait aussi, et je glanais un 
peu là-dessus. Avant que de se rendre au lieu du 
supplice, il fallait se charger la mémoire des en- 
droits brillants où il importait de donner le ton. 
S'il m'arrivait de les oublier ou de me méprendre, 
j'en avais le tremblement à mon retour; c'était un 
vacarme dont vous n'avez pas d'idée. £t puis, à la 
maison, une meute de chiens à soigner ; il est vrai 
que je m'étais sottement imposé cette tâche; des 
chats dont j'avais la surintendance. J'étais trop 



LE NEVEU DE RAMEAU 



79 



heureux si Micou me favorisait d'un coup de griffe 
qui déchirait ma manchette ou ma main. CriquetU 
est sujette à la colique; c'est moi qui lui frotte le 
ventre. Autrefois mademoiselle avait des vapeurs, 
ce sont aujourd'hui des nerfs. Je ne parle pas d'une 
indisposition légère dont on ne se gêne point de- 
vant moi. Pour ceci, passe^ je n'ai jamais prétendu 
contraindre; j'ai lu... On en use à son aise avec 
ses familiers, et j'en étais ces jours-là plus que per- 
sonne. Je suis l'apôtre de la familiarité et de l'ai- 
sance; je les prêchais là d'exemple, sans qu'on 
s'en formalisât; il n'y avait qu'à me laisser aller. 
Je vous ai ébauché le patron. Mademoiselle com- 
mence à devenir pesante, il faut entendre les bons 
contes qu'ils en font. 

Moi. — Vous n'êtes pas de ces gens-là? 

Lui. — Pourquoi non ? 

Moi. — C'est qu'il est au moins indécent de 
donner du ridicule à ses bienfaiteurs. 

Lui. — Mais n'est-ce pas pis encore de s'auto- 
riser denses bienfaits pour avilir son protégé? 

Moi. — Mais si le protégé n'était pas vil par 
lui-même, rien ne donnerait au protecteur cette 
autorité. 

Lui. — Mais si les personnages n'étaient pas 
ridicules par eux-mêmes, on n'en ferait pas de bons 
contes. £t puis est-ce ma faute s'ils s'encanaillent? 
Est-ce ma faute, lorsqu'ils sont encanaillés, si on 
les trahit, si on les bafoue? Quand on se résout à 



8o LE NEVEU DE RAMEAU 

vivre avec des gens comme nous et qu'on a le 
sens commun, il y a je ne sais combien de noir- 
ceurs auxquelles il faut s'attendre. Quand on nous 
prend, ne nous connaît-on pas pour ce que nous 
sommes, pour des âmes intéressées, viles et per- 
fides? Si Ton nous connaît, tout est bien. Il y a un 
pacte tacite qu'on nous fera du bien, et que tôt ou 
tard nous rendrons le mal pour le bien qu'on nous 
aura fait. Ce pacte ne subsiste-t-il pas entre l'homme 
et son singe et son perroquet? Le Brun jette les 
hauts cris que Palissot, son convive et son ami, ait 
fait des couplets contre lui. Palissot a dû faire les 
couplets^ et c'est Le Brun qui a tort. Poinsinet 
jette les hauts cris que Palissot ait mis sur son 
compte les couplets qu'il avait faits contre Le Brun. 
Palissot a dû mettre sur le compte de Poinsinet les 
couplets qu'il avait faits contre Le Brun, et c'est 

Poinsinet qui a tort. Le petit abbé Rey jette 

les hauts cris de ce que son ami Palissot lui a souf- 
flé sa maîtresse, auprès de laquelle il l'avait intro- 
duit : c'est qu'il ne fallait point introduire un Pa- 
lissot chez sa maîtresse, ou se résoudre à la perdre; 

Palissot a fait son devoir, et c'est l'abbé Rey 

qui a tort. Le libraire D*** jette les hauts cris de 
ce que son associé B*** a pu laisser croire ce qui 
n'était pas; quoi qu'il en soit, B*** a fait son rôle, 
et c'est D*** et sa femme qui ont tort. Qu'Helvé- 
tius jette les hauts cris, que Palissot le traduise sur 
la scène comme un malhonnête homme, lui à qui 



LE NEVEU DE RAMEAU 8l 

il doit encore l'argent qu'il lui prête pour se faire 
traiter de sa mauvaise santé, se nourrir et se vêtir; 
a-t-il dû se promettre un autre procédé de la part 
d'un homme souillé de toutes sortes d'infamies, 
qui, par passe-temps, fait abjurer la religion à son 
ami; qui s'empare du 'bien de ses associés; qui n'a 
ni foi, ni loi, ni sentiment; qui court à la fortune 
per fas et nef as , qui compte ses jours par ses scélé- 
ratesses, et qui s'est traduit lui-^même sur la scène 
comme un des plus dangereux coquins : impudence 
dont je ne crois pas qu'il y eût dans le passé un 
premier exemple, ni qu'il y en ait un second dans 
l'avenir? Non. Ce n'est donc pas Palissot, mais 
c'est Helvétius qui a tort. Si Ton mène un jeune 
provincial à la ménagerie de Versailles, et qu'il 
s'avise par sottise de passer la main à travers les 
barreaux de la loge du tigre ou de la panthère; si 
le jeune homme laisse son bras dans la gueule de 
l'animal féroce, qui est-ce qui a tort? Tout cela 
est écrit dans le pacte tacite; tant pis pour celui 
qui rignore ou l'oublie. Combien je justifierais, 
par ce pacte universel et sacré, de gens qu'on ac- 
cuse de méchanceté, tandis que c'est soi qu'on de- 
vrait accuser de sattise 1 Oui, grosse comtesse, c'est 
vous qui avez tort, lorsque vous rassemblez autour 
devous ce qu'on appelle parmi lesgensde votre sorte 
des espèces, et que ces espèces vous font des vile- 
nies, vous en font faire, et vous expose^ au res- 
sentiment des honnête$ gens. Les honnêtes gens 

II 



82 LE NEVEU DE RAMEAU 

font ce qu'ils doivent, les espèces aussi ; et c'est 
vous qui avez tort de les accueillir. Si Bertin vivait 
doucement, paisiblement avec sa maîtresse ; si par 
l'honnêteté de leurs caractères ils s'étaient fait des 
connaissances honnêtes ; s'ils avaient appelé autour 
d'eux des hommes à talent, des gens connus dans la 
société par leur vertu; s'ils avaient réservé pour une 
petite société éclairée et choisie les heures de dis- 
traction qu'ils auraient dérobées à la douceur d'être 
ensemble, de s'aimer, de se le dire dans le silence 
de la retraite, croyez-vous qu'on en eût fait ni 
bons ni mauvais contes ? Que leur est-il donc arri- 
vé? Ce qu'ils méritaient; ils ont été punis de leur 
imprudence, et c'est nous que la Providence avait 
destinés de toute éternité à faire justice des Btrtin 
du jour, et ce sont nos pareils d'entre nos neveux 
qu'elle a destinés à faire justice des M*** et des 
B*** à venir. Mais, tandis que nous exécutons ses 
justes décrets sur la sottise, vous qui nous peignez 
tels que nous sommes, vous exécutez ses justes 
décrets sur nous. Que penseriez-vous de nous si 
nous prétendions, avec des mœurs honteuses, jouir 
de la considération publique? Que nous sommes 
des insensés. £t ceux qui s'^attendent à des procé- 
dés honnêtes de la part des gens nés vicieux, des 
caractères vils et bas, sont-ils sages? Tout a son 
vrai loyer dans ce monde. Il y a deux procureurs- 
généraux, l'un à votre porte, qui châtie les délits 
contre la société; la nature est l'autre. Celle-ci 



LE NEVEU DE RAMEAU 83 

connaît tous les vices qui échappent aux lois. Vous 
vous livrez à la débauche des femmes, vous serez 
hydropique; vous êtes crapuleux, vous serez pul- 
monique; vous ouvrez votre porte à des marauds 
et vous vivez avec eux, vous serez trahi, persiflé, 
méprisé : le plus court est de se résigner à l'équité 
de ces jugements, et de se dire à soi-même : C'est 
bien fait; de secouer ses oreilles et de s'amender, 
ou de rester ce qu'on est, mais aux conditions sus- 
dites. 

Moi. — Vous avez raison. 

Lui. — Au demeurant, de ces mauvais contes, 
moi> je n'en invente aucun, je m'en tiens au rôle 
de colporteur : ils disent qu'il y a quelques jours, 
sur les cinq heures du matin, on... 

Moi. — Vous êtes un polisson. Parlons d'autre 
chose. Depuis que nous causons, j'ai une question 
sur la lèvre. 

Lui. — Pourquoi l'avoir arrêtée là si long- 
temps? 

Moi. — C'est que j'ai craint qu'elle ne soit in- 
discrète. 

Lui. — Après ce que je viens de vous révéler, 
j'ignore quel secret je puis avoir pour vous. 

Moi. — Vous ne doutez pas du jugement que 
je porte de votre caractère? 

Lui. — Nullement; je suis à vos yeux un être 
très-abject, très-méprisable, et je le suis quelquefois 
aux miens, mais rarement; je me félicite plus sou- 



84 LE NEVEU DE RAMEAU 

vent de mes vices qne je ne m'en blâme : vous êtes 
plus constant dans votre mépris» 

Moi. — Il est vrai ; mais pourquoi me montrer 
toute votre turpitude ? 

Lui. — D'abord, c'est que vous en connaissez 
une bonne partie, et que je voyais plus à gagner 
qu'à perdre à vous avouer le reste. 

Moi. — Comment cela, s'il vous plaît? 

Lui. — S'il importe d'être sublime en quelques 
genres, c'est surtout en mal. On crache sur un petit 
filou, mais on ne peut refuser une sorte de consi- 
dération à un grand criminel; son courage vous 
étonne, son atrocité vous fait frémir. On prise en 
tout l'unité de caractère. 

Moi. — Mais cette estimable unité de caractère» 
vous ne l'avez pas encore; je vous trouve de temps 
en temps vacillant dans vos principes; il est incer- 
tain si vous tenez votre méchanceté de la nature 
ou de l'étude, et si l'étude vous a porté aussi loin 
qu'il est possible. 

Lui. — J'en conviens ; mais j'y ai fait de mon 
mieux. N'ai-je pas eu la modestie de reconnaître 
des êtres plus parfaits que moi ? Ne vous ai-je pas 
parlé de Bount avec l'admiration la plus profonde? 
Bouret est le premier homme du monde dans mon 
esprit. 

Moi. — Mais immédiatement après Bouret , 
c'est vous? 

Lui. Non. 






- ' 



LE NEVEU DE RAMEAU 85 

Moi. — C'est donc Palissot ? 

Lui. — C'est Palissot, mais ce n'est pas Palissot 
seul. 

Moi. — Et qui peut être digne de partager le 
second rang avec lui ? 

Lui. — Le renégat d'Avignon. 

Moi. — Je n'ai jamais entendu parler de ce re- 
négat d'Avignon, mais ce doit être un homme 
bien étonnant. 

Lui. — Aussi Test-il. 

Moi. — L'histoire des grands personnages m'a 
toujours intéressé. 

Lui. — Je le crois bien. Celui-ci vivait chez un 
bon et honnête de ces descendants d'Abraham, 
promis au père des croyants en nombre égal à 
celui des étoiles. 

Moi. — Chez un juif? 

Lui. — Chez un juif. Il avait d'abord surpris 1^ 
commisération, ensuite la bienveillance, enfin la 
confiance la plus entière; car voilà comme il ar- 
rive toujours : nous comptons tellement sur nos 
bienfaits qu'il est rare que nous cachions notre 
secret à celui que nous avons comblé de nos bon- 
tés. Le moyen qu'il n'y ait pas d'ingrats, quand 
nous exposons l'homme à la tentation de l'être 
impunément? C'est une réflexion juste que notre 
juif ne fit pas. Il confia donc au renégat qu'il ne 
pouvait en conscience manger de cochon. Vous 
allez voir tout le parti qu'un esprit fécond sait 



86 LE NEVEU DE RAMEAU 

tirer de cet aveu. Quelques mois se passèrent, 
pendant lesquels notre renégat redoubla d'atten- 
tion. Quand il crut son juif bien touché, bien cap- 
tivé, bien convaincu par ses soins qu'il n'avait pas 
un meilleur ami dans toutes les tribus d'Israël... 
Admirez la circonspection de cet homme ! il ne se 
hâte pas, il laisse mûrir la poire avant que de se- 
couer la branche : trop d'ardeur pouvait faire 
échouer ce projet. C'est qu'ordinairement la gran- 
deur de caractère résulte de la balance naturelle 
de plusieurs qualités opposées. 

Moi. — Eh ! laissez là vos réflexions, et conti- 
nuez-moi votre histoire. 

Lui. — Cela ne se peut, il y a des jours où il 
faut que je réfléchisse; c'est une maladie qu'il faut 
abandonner à son cours. Où en étais-je? 

Moi. — A l'intimité bien établie entre le juif et 
le renégat. 

Lui. — Alors la poire était mûre... Mais vous 
ne m'écoUtez pas; à quoi rêvez-vous? 

Moi. — Je rêve à l'inégalité de votre ton, tan- 
tôt haut, tantôt bas. 

Lui. — Est-ce que le ton de l'homme vicieux 
peut être un?... Il arrive un soir chez son bon 
ami, l'air effaré, la voix entrecoupée, le visage 
pâle comme la mort, tremblant de tous ses mem- 
bres, a Qu'avez-vous ? — Nous sommes perdus. 
— Perdus! et comment? — Perdus! vous dis-je, 
sans ressource. — Expliquez-vous. — Un mo- 



-><3fa4ùfî 



LE NEVEU DE RAMEAU 87 

ment, que je me remette de mon effroi. — Allons, 
remettons-nous, » lui dit le juif, au lieu de lui 
dire : Tu es un fieffé fripon, je ne sais ce que tu 
as à m'apprendre, mais tu es un fieffé fripon, tu 
joues la terreur. 

Moi. — Et pourquoi devait-il lui parler ainsi? 

Lui. — C'est qu'il était faux, et qu'il avait 
passé la mesure; cela est clair pour moi, et ne 
m'interrompez pas davantage. « Nous sommes 
perdus... perdus!... sans ressource!... » Est-ce 
que vous ne sentez pas l'affectation de ces perdus 
répétés?... a Un traître nous a déférés à la Sainte 
Inquisition, vous comme juif, moi comme un re- 
négat, comme un infâme renégat... » Voyez 
comme le traître ne rougit pas de se servir des ex- 
pressions les plus odieuses. Il faut plus de courage 
qu'on ne pense pour s'appeler de son nom ; vous 
ne savez pas ce qu'il en coûte pour en venir là. 

Moi. — Non, certes. Mais cet infâme rené- 
gat... 

Lui. — Est faux, mais c'est une fausseté bien 
adroite. Le juif s'effraye, il s'arrache la barbe, il se 
roule à terre, il voit les sbires à sa porte, il se voit 
affublé du san benitOy il voit son auto-da-fé pré- 
paré. « Mon ami, mon tendre ami, mon unique 
ami, quel parti prendre? — Quel parti? De se 
montrer, d'affecter la plus grande sécurité, de se 
conduire comme à l'ordinaire. La procédure de ce 
tribunal est secrète, mais lente; il faut user de ces 



88 LE NEVEU DE RAMEAU 

délais pour tout vendre. J'irai louer ou je îe^i 
louer un bâtiment par un tiers, oui, par un tiers, 
ce sera le mieux ; nous y déposerons votre fortune, 
car c'est à votre fortune principalement qu'ils en 
veulent; et nous irons, vous et moi, chercher sous 
un autre ciel la liberté de servir notre Dieu et de 
suivre en sûreté la loi d'Abraham et de notre con- 
science. Le point important, dans la circonstance 
périlleuse où nous^nous trouvons, est de ne point 
faire d'impjudence... » Fait et dit. Le bâtiment 
est loué et pourvu de vivres et de matelots; la 
fortune du juif est à bord ; demain, à la pointe du 
jour, ils mettent à la voile, ils peuvent souper 
gaîment et dormir en sûreté; demain ils échap- 
pent à leurs persécuteurs. Pendant la nuit le re« 
négat se lève, dépouille le juif de son portefeuille, 
de sa bourse et de ses bijoux, se rend à bord et le 
voilà parti. Et vous croyez que c'est là tout? Boni 
vous n'y êtes pas. Lorsqu'on me raconta cette his- 
toire, moi je devinai ce que je vous ai tu pour.es-- 
sayer votre sagacité. Vous avez bien fait d'être un 
honnête homme , vous n'auriez été qu'un fripon- 
neau. Jusqu'ici le renégat n'est que cela, c'est un 
coquin méprisable à qui personne ne voudrait res- 
sembler. Le sublime de sa méchanceté, c'est d'.avoir 
été lui-même le délateur de son bon ami Tisraé- 
Ute^ dont la Sainte Inquisition s'empara à -son ré- 
veil, et dont, quelques jours après, on fit un beaa 
feu de joie. £t ce fut ainsi que le renégat devint 



L£ NEVEU DE RAMEAU 89 

truLquilie possesseur 4e la fortune àe ce descen- 
dant maudit de ceux qui ont crucifié Notre Sei- 
gneur. 

Moi. ^-t- Je ne sais lequel des deux me fait le 
plus d'horr^ir, ou de la scélératesse de votre re- 
négat, ou du ton dont vous en parlez. 

Lui. — Et voilà ce que je vous disais : Tatro^- 
cité de faction vous porte au delà du mépris, et 
c'est la raison de ma sincérité. J'ai voulu que vous 
connussiez jusqu'où j'excellais dans mon art, vous 
arracher l'aveu que j'étais au moins original dans 
mon avilissement, me placer dans votre tête sur la 
ligne des grands vauriens, et m^écrier ensuite : 
Vivat Mascarillus^ fourbum imptratorî Allons, 
gai! monsieur le philosophe, chorus! VivcA Masr- 
carilluSj fourbum imperator! 

(Etilà-rdessus il se mit à faire un chant en fugue 
tout-à-fait singulier : tantôt la mélodie était grave 
et pleine de majesté, tantôt légère et folâtre; dans 
un instant il imitait la basse, dans un autre une 
des parties de desausj il m'indiquait de ses bras 
et de son cou allongé les endroits des tenues, et 
s'exécutait, >se composait à lui-même un chant de 
triomphe, où l'on voyait qu'il s'eqtendait mieux en 
bonne musique qu'en bonnes mœurs. 

Je ne savais, moi, si je devais rester ou fuir, 
rire ou m'indigner; je restai, dans le dessein de 
tourner la conversation sur quelque sujet qui <2has^ 
sât de mon ^me l'Jiprceur dont e)lç était remplie. 

12 



90 



LE NEVEU DE RAMEAU 



Je commençais à supporter avec peine la présence 
d'un homme qui discutait une action horriblej un 
exécrable forfait, comme un connaisseur en pein- 
ture ou en poésie examine les beautés d'un ou- 
vrage de goût, ou comme un moraliste ou un 
historien relève et fait éclater les circonstances 
d'une action héroïque. Je devins sombre malgré 
moi; il s'en aperçut, et me dit :) 

Qu'avez-vous ? Est-ce que vous vous trouvez 
mal? 

Moi. — Un peu; mais cela se passera. 

Lui. — Vous avez Pair soucieux d'un homme 
tracassé de quelque idée soucieuse. 

Moi. — C'est cela.». 

(Après un moment de silence de sa part et de la 
mienne, pendant lequel il se promenait en sifflant 
et en chantant, pour le ramener à son talent je lui 
dis:) 

Que faites-vous à présent ? 

Lui. — Rien. 

Moi. — Cela est très-fatigant. 

Lui. — J'étais déjà suffisamment bête; j'ai été 
entendre cette musique de Duni et de nos autres 
jeunes faiseurs," qui m'a achevé. 

Moi. — Vous approuvez donc ce genre? 

Lui. — Sans doute. 

Moi. — £t vous trouvez de la beauté dans ces 
nouveaux chants ? 

Lui. -^ Si j'y en trouve! pardieu, je vous en 



LE NEVEU DE RAMEAU 91 

réponds. Comme cela est déclamé ! quelle vérité ! 
quelle expression ! 

Moi. — Tout art d'imitation a son modèle dans 
la nature. Quel est le modèle du musicien quand 
il fait un chant ? 

Lui. — Pourquoi ne pas prendre la chose de 
plus haut? Qu'est-ce qu'un chant? 

Moi. — Je vous avouerai que cette question est 
au-dessus de mes forces. Voilà comme nous sommes 
tous : nous n'avons dans la mémoire que des mots, 
que nous croyons entendre par l'usage fréquent et 
l'application même juste que nous en faisons; dans 
l'esprit, que de notions vagues! Quand je pro- 
nonce le mot chant, je n'ai pas des notions plus 
nettes que vous et la plupart de vos semblables 
quand ils disent : réputation , blâme, honneur, vice, 
vertUy pudeur, décence, honte, ridicule. 

Lui. — Le chant est une imitation, par les sons, 
d'une échelle inventée par l'art ou inspirée par la 
nature, comme il vous plaira, ou par la voix ou 
par l'instrument, des bruits physiques ou des ac- 
cents de la passion ; et vous voyez qu'en changeant 
là-dedans les choses à changer, la définition con- 
viendrait exactement à la peinture, à l'éloquence, 
à la sculpture et à la poésie. Maintenant, pour en 
venir à votre question, quel est le modèle du mu- 
sicien ou du chant ? C'est la déclamation, si le mo- 
dèle est vivant et puissant; c'est le bruit, si le mo- 
dèle est inanimé. Il faut considérer la déclamation 



92 LE NEVEU DE RAMEAU 

comme une ligne, et le chant comme une autre 
ligne qui serpenterait sur la première. Plus cette 
déclamation, type du chant, sera forte et vraie, 
plus le chant qui s'j conforme la coupera en un 
plus grand nombre de points; plus le chant sera 
vrai et plus il sera beau; et c'est ce qu'ont très- 
bien senti nos jeunes musiciens. Quand on en- 
tend : Je suis un pauvre diable! on croit recon- 
naître la plainte d'un avare; s'il ne chantait pas, 
c'est sur les mêmes tons qu'il parlerait à la terre, 
quand il lui confie son or et qu'il lui dit : O terre, 
reçois mon trésor ! Et cette petite fille qui sent pal- 
piter son cœur, qui rougit, qui se trouble et qui 
supplie monseigneur de la laisser partir, s'exprime- 
rait-elle autrement? Il y k dans ces ouvrages toutes 
sortes de caractères, une variété infinie de décla- 
mation : cela est sublime, c'est moi qui vous le dis. 
Allez, allez entendre le morceau où le jeune 
homme qui se sent mourir s'écrie : Mùn cœur s'en 
va! Écoutez le chant, écoutez la symphonie, et 
vous me direz après quelle différence il y a entre 
les vraies voix d'un moribond et le tour de ce 
chant; vous verrez si la ligne de la mélodie ne 
coïncide pas tout entière avec la ligne de la décla- 
mation. Je ne vous parle pas de la mesure, qui est 
encore une des conditions du chant ; je m'en tiens 
à l'expression; et il n'y a rien de plus évident que 
le passage suivant, que j'ai lu quelque part : Musi^ 
ces seminariuni aetentus, l'accent est la pépinière 



LE NEVEU DE RAMEAU 93 

de la nélodie. Jugez de là de quelle diffieulté et 
de quelle importance il est de savoir bien faire le 
récitatif. Il n'y. a point de bel air dont on ne puisse 
faire un beau récitatif, et point de beau récitatif 
dont un habile homme ne puisse faire un bel air. 
Je ne voudrais pas assurer que celui qui récite bien 
chantera bien, mais je serais surpris que celui qui 
chante bien ne sût pas bien réciter. Et croyez tout 
ce que je vous dis là, car c'est le vrai. 

Moi. — Je ne demanderais pas mieux que de 
vous en croire, si je n'étais arrêté par un petit ift- 
convénient. 

Lui. — Et cet inconvénient?... 

Moi. — C'est que, si cette musique est sublime, 
il faut que celle du divin Lulli, de Campra, de 
Destouches, de Mouret, et même, soit dit entre 
nous, celle du cher maître, soit un peu plate. 

Lui, s'approchant de mon oreille, me répondit : 
— Je ne voudrais pas être entendu, car il y a ici 
beaucoup de gens qui me connaissent : c'est qu'elle 
l'est aussi. Ce n'est pas que je me soucie du cher 
maître, puisque cher il y a : c'est une pierre^ il 
me verrait tirer la langue d'un pied qu'il ne me 
donnerait pas un- verre d'eau ; mais il a beau faire, 
à l'octave, à la septième : Hon, hon; hin, hin; tu, 
tu, tu, turlututu, avec un charivari de diable; ceux 
qui commencent à s'y connaître et qui ne prennent 
plus du tintamarre pour de la musique, ne s'ac- 
commoderont jamais de cela. On devrait défendre, 



94 LE NEVEU DE RAMEAU 

par une ordonnance de police, à toute personne, 
de quelque qualité ou condition qu'elle fût, de 
faire chanter le Stabat de Pergolèse. Ce Siabat, il 
fallait le faire brûler par la main du bourreau. Ma 
foi, ces maudits bouffons, avec leur Servante Maî- 
tresse y leur Tracallo, nous en ont donné rude- 
ment Autrefois un Tancrède, une Issé^ une 

Europe galante, les Indes^ Castor, les Talents ly- 
riqueSy allaient à quatre, cinq, six mois; on ne 
voyait pas la fin des représentations d'une Armide. 
A présent, tout cela vous tombe les uns sur les 
autres comme des capucins de cartes. Aussi Kehel 
et Francaur en jettent-ils feu et flamme. Ils disent 
que tout est perdu, qu'ils sont ruinés, et que, si 
l'on tolère plus long-temps cette canaille chantante 
de la foire, la musique nationale est au diable, et 
que l'Académie royale du cul-de-sac n'a qu'à fer- 
mer boutique. Il y a bien quelque chose de vrai 
là-dedans. Les vieilles perruques qui viennent là, 
depuis trente à quarante ans, tous les vendredis, au 
lieu de s'amuser comme ils ont fait par le passé, 
s'ennuient et bâillent sans trop savoir pourquoi : 
ils se le demandent et ne sauraient se répondre. 
Que ne s'adressent-ils à moi! La prédiction de 
Duni s'accomplira ; et, du train que cela prend, je 
veux mourir si, dans quatre ou cinq ans, à dater 
du Peintre amoureux de son modèle, il y a un chat 
à ferrer dans le célèbre impasse. Les bonnes gens! 
ils ont renoncé à leurs symphonies pour jouer des 



LE NEVEU DE RAMEAU 9^ 

symphonies italiennes. Ils ont cru qu'ils feraient 
leurs oreilles à celles-ci, sans conséquence pour 
leur musique vocale, comme si la symphonie n'était 
pas au chant, à un peu de libertinage près inspiré 
par l'étendue de l'instrument et la mobilité des 
doigts, ce que le chant est à la déclamation réelle; 
comme si le violon n'était pas le singe du chan- 
teur, qui deviendra un jour, lorsque le difficile 
prendra la place du beau, le singe du violon. Le 
premier qui joua Locaielli fut l'apôtre de la nou- 
velle musique. A d'autres, à d'autres! On nous 
accoutumera à l'imitation des accents de la pas- 
sion ou des phénomènes de la nature par le chant 
et la voix, par l'instrument, car voilà toute l'éten- 
due de l'objet de la musique; et nous conserve- 
rons notre goût pour les vols, les lances, .les gloires, 
les triomphes, les victoires? Va-t'en voir s'ils vien- 
nent, Jean. Ils ont imaginé qu'ils pleureraient ou 
riraient à des scènes de tragédie ou de comédie 
musiquées; qu'on porterait à leurs oreilles les ac- 
cents de la fureur, de la haine, de la jalousie, les 
vraies plaintes de l'amour, les ironies, les plaisan- 
teries du théâtre italien ou français, et qu'ils reste- 
raient admirateurs de Kagonde ou de Platée (je 
t'en réponds. Tarare pon-pon); qu'ils éprouve- 
raient sans cesse avec quelle facilité, quelle flexibi- 
lité, quelle mollesse, l'harmonie, la prosodie, les 
ellipses, les inversions de la langue italienne se 
prêtaient à l'art, au mouvement, à l'expression, 



^6 LE NEVEU DE HAMEAU 

anx tours €t à la valeur mesurée du chaat, .et qu'ils 
continDeraiest d'ignorer combiea la leur est roide, 
sourde, lourde, pesante, pédaatesque et moBo* 
tone. £hi oui, oui, ils se sont persuadés qu'après 
avoir mêlé leurs larmes aux pleurs d'une mère qui 
se désole sur la mort de son fils, après avoir frémi 
de l'ordre d'un tyran qui ordonne un meurtre, ils 
ne s^ennuieraieiït pas de leur féerie, de leur insi- 
pide mythologie, de leurs petits madrigajux douce- 
reux qui ne marquent pas moins le mauvais goût 
du poète que la misère de l'art qui .s'en accom- 
mode. Les bonnes gens 1 cela n'est pas et ne peut 
être ; le vrai, le bon et le i)eau ont leurs droits : 
on les conteste, 'mais on finit par admirer ; ce qui 
n'est pas marqué à ce coin, on Tadmire un temps, 
mais on ûvlt par bâiller. Bâillez donc, messieurs, 
bâillez à votre aise, ne vous gênez pas. L'empire 
de la nature et de ma ttrinité, contre laquelle les 
portes de l'enfer ne prévaudront jamais; le vrai qui 
est le Père et qui engendre le bon qui est le Fils, 
d'où procède le beau qui est le Saint-Esprit, s'éta- 
blit doucement. Le dieu étranger se place hum- 
blement sur l'autel à côté de l'idole du pays; peu 
à peu il s'y affermit ; un beau jour il -pousse du 
coude son camarade, et patatras! voilà l'idole en 
bas. C'est comme cela qu'on dit que les ^jésuites 
ont planté le christianisme à la -Chine et aux -Indes ; 
et vos jansénistes ont beau dire, cette méthode poli- 
tique, qui marche â son but sans^ibfuity sans effu- 



LE NEVEU DE RAMEAU ^y 

sion de sang, sans martyrs, sans un toupet de che- 
veux arrachés, me semble la meilleure. 

Moi. — Il y a de la raison à peu près dans tout 
ce que vous venez de dire. 

Lui. — De la raison ! tant mieux. Je veux que 
le diable m'emporte si j'y tâche. Cela va comme je 
te pousse. Je suis comme les musiciens de l'im- 
passe quand mon maître parut. Si j'adresse, à la 
bonne heure. C'est qu'un garçon charbonnier par- 
lera toujours mieux de son métier que toute une 
académie, que tous les Duhamel du monde... 

(Et puis le voilà qui se met à se promener en 
murmurant dans son gosier quelques-uns des airs 
de Vile des fous, du Peintre amoureux de son mo- ^- -^ oir\ 
dèle, du Maréchal-fer rant, de la Plaideuse; et de / ^ '^\ 

temps en temps il s*écriait, en levant les mains et \"* ^; 

les yeux au ciel ; ) Si cela est beau, mordieu i si ' ^ ' / 

cela est beau! Comment peut-on porter à sa tête '^^0^5^ 
une paire d'oreilles et faire une pareille question? 
(Il commençait à entrer en passion et à chanter 
tout bas, il élevait le ton à mesure qu'il se passion- 
nait davantage ; vinrent ensuite les gestes, les gri* 
maces du visage et les contorsions du corps; et je 
dis : Bon ! voilà la tête qui se perd , et quelque 
scène nouvelle qui se prépare... En effet, il part 
d'un éclat de voix :) Je suis un pauvre misérable... 
Monseigneur, monseigneur, laissez^moi partir... O 
terre I reçois mon or, conserve mon trésor, mon 
âme, mon âme, ma vie! O terre!... le voilà le petit 

i3 



'■»• - 




98 «^ LE NEVEU DE RAMEAU 

ami, U voilà le petit amil Aspettar si non venire,.. 
A Zerbina penserete, , , sempre in contrasti con te si 
$ia.,. (Il entassait et brouillait ensemble trente airs 
italiens, français, tragiques, comiques, de toutes 
sortes de caractères. Tantôt, avec une voix de 
basse-taille, il descendait jusqu'aux enfers; tantôt, 
s'égosillant et contrefaisant le fausset, il déchirait 
le haut des airs, imitant de la démarche, du main- 
tien, du geste, les différents personnages chantants; 
successivement furieux, radouci, impérieux, rica- 
neur. Ici, c'est une jeune fille qui pleure, et il en 
rend toute la minauderie; là, il est prêtre^ il est 
roi, il est tyran; il menace, il commande, il s'em- 
porte; il est esclave, il obéit; il s'apaise, il se dé- 
sole, il se plaint, il rit; jamais hors de ton, de 
mesure, du sens des paroles et du caractère de 
l'air. Tous les pousse-bois avaient quitté leurs 
échiquiers et s'étaient rassemblés autour de lui; 
les fenêtres du café étaient occupées en dehors par 
les passants qui s'étaient arrêtés au bruit. On fai- 
sait des éclats de rire à entr'ouvrir le plafond. Lui 
n'apercevait rien ; il continuait, saisi d'une aliéna- 
tion d'esprit, d'un enthousiasme si voisin de la 
folie, qu'il est incertain qu'il en revienne et s'il ne 
faudra pas le jeter dans un fiacre et le mener droit 
aux Petites-Maisons, en chantant un lambeau des 
Lamentations de JomelVu II répétait avec une pré- 
cision, une vérité et une chaleur incroyables, les 
plus beaux endroits de chaque morceau : ce beau 



LE NEVEU DE RAMEAU 99 

récitatif obligé, où le prophète peint la désolation 
de Jérusalem, il l'arrosa d'un torrent de larmes qui 
en arrachèrent de tous les yeux. Tout j était, et la 
délicatesse du chant, et la force de l'expression, et 
la douleur. Il insistait sur les endroits où le musi- 
cien s'était particulièrement montré un grand maître. 
S'il quittait la partie du chant, c'était pour prendre 
celle des instruments, qu'il laissait subitement pour 
revenir à la voix, entrelaçant l'une à l'autre de 
manière à conserver les liaisons et l'unité du tout, 
s'emparant de nos âmes et les tenant suspendues 
dans la situation la plus singulière que j'aie jamais 
éprouvée. Admirais-je ? oui, j'admirais. Etais-je tou- 
ché de pitié? j'étais touché de pitié; mais une 
teinte de ridicule était fondue dans ces sentiments 
et les dénaturait. 

Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire 
à la manière dont il contrefaisait les différents ins- 
truments: avec des joues renflées et bouffies et un 
son rauque et sombre, il rendait les cors et les bas- 
sons; il prenait un son éclatant et nasillard pour 
les hautbois , précipitant sa voix avec une rapidité 
incroyable pour les instruments à corde, dont il 
cherchait les sons les plus rapprochés; il sifflait les 
petites flûtes, il roucoulait les traversières ; criant, 
chantant, se démenant comme un forcené^ faisant 
lui seul les danseurs, les danseuses, les chanteurs, 
les chanteuses, tout un orchestre, tout un théâtre 
lyrique, et se divisant en vingt rôles divers; cou- 



lOO LE NEVEU DE RAMEAU 

rant, s'arrêtant avec l'air d'un énergumène, étin- 
celant des yeux, écumant de la bouche; il faisait 
une chaleur à périr, et la sueur qui suivait les plis 
de son front et la longueur de ses joues, se mêlait 
à la poudre de ses cheveux, ruisselait et sillonnait 
le haut de son habit. Que ne lui vis-je pas faire? 
Il pleurait, il riait, il soupirait, il regardait ou at- 
tendri, ou tranquille, ou furieux : c'était une femme 
qui se pâme de douleur, c'était un malheureux 
livré à tout son désespoir; un temple qui s'élève, 
des oiseaux qui se taisent au soleil couchant; des 
eaux ou qui murmurent dans un lieu solitaire et 
frais, ou qui descendent en torrent du haut des 
montagnes; un orage, une tempête, la plainte de 
ceux qui vont périr, mêlée au sifflement des ventsj 
au fracas du tonnerre; c'était la nuit avec ses té- 
nèbres, c'était l'ombre et le silence, car le silence 
même se peint par des sons. Sa tête était tout-à- 
fait perdue. Épuisé de fatigue, tel qu'un homme 
qui sort d'un profond sommeil ou d'une longue 
distraction, il resta immobile, stupide, étonné; il 
tournait ses regards autour de lui comme un homme 
égaré qui cherche à reconnaître le lieu où il se 
trouve; il attendait le retour de ses forces et de 
ses esprits; il essuyait machinalement son visage. 
Semblable à celui qui verrait à son réveil son lit 
environné d'un grand nombre de personnes, dans 
un entier oubli ou dans une profonde ignorance 
de ce qu'il a fait, il s'écrie dans le premier mo- 



■VM^^HHiHiVHB^Hi 



LE NEVEU DE RAMEAU lOI 

ment :) Eh bien! messieurs, qu'est-ce qu'il y a?... 
D'où viennent vos ris et votre surprise? Qu'est-ce 
qu'il y a? (Ensuite il ajouta :) Voilà ce qu'on doit 
appeler de la musique et un musicien ! Cependant, 
messieurs, il ne faut pas mépriser certains airs de 
Lulli. Qu'on fasse mieux la scène de J'attendrai 
l'aurore,,,^ sans changer les paroles, j'en défie. Il 
ne faut pas mépriser quelques endroits de Campra, 
les airs de violon de mon maître, ses gavottes, ses 
entrées de soldats, de prêtres, de sacrificateurs : 
Pâles flambeaux, Nuit plus affreuse que les ténèbres, . . 
Dieu du Tartare, Dieu de l'oubli,,. (Là il enflait sa 
voix, il soutenait ses sons ; les voisins se mettaient 
aux fenêtres, nous mettions nos doigts dans nos 
oreilles. Il ajoutait :) C'est qu'ici il faut des pou- 
mons, un grand organe, un volume d'air; mais 
avant peu serviteur à l'Assomption, le Carême et 
les Rots sont passés. Ils ne savent pas encore ce 
qu'il faut mettre en musique, ni par conséquent 
ce qui convient au musicien. La poésie lyrique est 
encore à naître ; mais ils y viendront à force d'en- 
tendre Pergolèsey le Saxon, Terradeglias, Traeita 
et les autres; à force de lire Métastase, il faudra 
bien qu'ils y viennent. 

Moi. — Quoi doncl est-ce que Quinault, La- 
motte, Fontenelle, n'y ont rien entendu? 

Lui. — Non, pour le nouveau style. Il n'y a 
pas six vers de suite, dans tous leurs charmants 
poèmes, qu'on puisse musiquer. Ce sont des sen- 



102 LE NEVEU DE RAMEAU 

tences ingénieuses, des madrigaux légers, tendres 
et délicats. Mais pour savoir combien cela est vide 
de ressources pour notre art, le plus violent de 
tous, sans en excepter celui de Démosthène, faites- 
vous réciter ces morceaux, ils vous paraîtront froids, 
languissants, monotones. C'est qu'il n'y a rien là 
qui puisse servir de modèle au chant; j'aimerais 
autant avoir à musiquer les Maximes de La Roche- 
foucauld ou les Pensées de Pascal. C'est au cri ani- 
mal de la passion à dicter la ligne qui nous con- 
vient; il faut que ses expressions soient pressées 
les unes sur les autres; il faut que la phrase soit 
courte, que le sens en soit coupé, suspendu; que 
le musicien puisse disposer de tout et de chacune 
de ses parties, en omettre un mot ou le répéter, y 
en ajouter un qui lui manque, la tourner et re- 
tourner comme un polype, sans la détruire; ce qui 
rend la poésie lyrique française beaucoup plus dif- 
ficile que dans les langues à inversions, qui pré- 
sentent d'elles-mêmes tous ces avantages... Bar- 
barey cruel, plonge ton poignard dans mon sein; me 
voilà prête à recevoir le coup fatal; frappe, ose,.» 
Ah! je languis, je meurs,,, un feu secret s'allume 
dans mes sens, , , Cruel Amour, que veux-tu de moi?. . . 
Laisse-moi la douce paix dont j'ai joui, , , rends-moi 
la raison.,. Il faut que les passions soient fortes; 
la tendresse du musicien et du poète lyrique doit 
être extrême ; Tair est presque toujours la pérorai- 
son de la scène. Il nous faut des exclamations, des 



LE NEVEU DE RAMEAU lo3 

interjections, des suspensions, des interruptions, 
des afiBrmations, des négations; nous appelons, 
nous invoquons, nous crions, nous gémissons, nous 
pleurons, nous rions franchement. Point d'esprit, 
point d'épigrammes, point de ces jolies pensées; 
cela est trop loin de la simple nature. £t n'allez 
pas croire que le jeu des acteurs de théâtre et 
leur déclamation puissent nous servir de modèle. 
Fi donc ! il nous le faut plus énergique, moins 
maniéré, plus vrai; les discours simples, les voix 
communes de la passion nous sont d'autant plus 
nécessaires que la langue sera plus monotone, 
n'aura point d'accents ; le cri animal ou de l'homme 
passionné leur en donne. 

(Tandis qu'il me parlait ainsi, la foule qui nous 
environnait, ou n'entendant rien, ou prenant peu 
d'intérêt à ce qu'il disait, parce qu'en général 
l'enfant comme l'homme, et l'homme comme l'en- 
fant, aime mieux s'amuser que s'instruire, s'était 
retirée; chacun était à son jeu, et nous étions 
restés seuls dans notre coin. Assis sur une ban- 
quette, la tête appuyée contre le mur, les bras 
pendants, les yeux à demi fermés, if me dit :) Je 
ne sais ce que j'ai : quand je suis venu ici, j'é-, 
tais frais et dispos, et me voilà roué, brisé, 
comme si j'avais fait dix lieues ; cela m'a pris subi- 
tement. 

Moi. — Voulez-vous vous rafraîchir? 
, Lui. — Volontiers. Je me sens enroué, les forces 



mmi^^ 



104 ^^ NEVEU DE RAMEAU 

me manquent, et je souffre un peu de la poitrine. 
Cela m'arrive presque tous les jours comme cela, 
sans que je sache pourquoi. 

Moi. — Que voulez-vous ? 

Lui. — Ce qui vous plaira ; je ne suis pas di£E- 
cile : l'indigence m'a appris à m'accommoder de 
tout. 

(On nous servit de la bierre, de la limonade; il 
en remplit un grand verre qu'il vide deux ou trois 
fois; puis, comme un homme ranimé, il tousse for- 
tement, il se démène, il reprend :) 

Mais à votre avis, seigneur philosophe, n'est- 
ce pas une bizarrerie bien étrange qu'un étranger, 
un Italien, un Duni, vienne nous apprendre à don- 
ner Paccent à notre musique, et assujétir notre 
chant à tous les mouvements, à toutes les me- 
sures, à tous les intervalles, à toutes les déclama- 
tions, sans blesser la prosodie ? Ce n'était pas pour- 
tant la mer à boire. Quiconque avait écouté un 
gueux lui demander l'aumône dans la rue, un 
homme dans le transport de la colère, une femme 
jalouse et furieuse, un amant désespéré, un flat- 
teur, oui, un flatteur, radoucissant son ton, traînant 
ses syllabes d'une voix mielleuse, en un mot une 
passion, n'importe laquelle, pourvu que, par son 
énergie, elle méritât de servir de modèle au musi- 
cien, aurait dû s'apercevoir de deux choses : l'une, 
que les syllabes longues ou brèves n'ont aucune 
durée fixe^ pas même de rapport déterminé entre 



LE NEVEU DE RAMEAU Io5 

leurs durées ; que la passion dispose de la prosodie 
presque comme il lui plaît, qu'elle exécute les plus 
grands intervalles, et que celui qui s'écrie, dans le 
fort de sa douleur : Âh ! malheureux que je suis I 
monte la syllabe d'exclamation au ton le plus élevé 
et le plus aigu, et descend les autres au ton le plus 
grave et le plus bas, faisant l'octave ou même un 
plus grand intervalle, et donnant à cbaque passion 
la quantité qui convient au tour de la mélodie, 
sans que l'oreille soit offensée, sans que ni la syl- 
labe longue ni la syllabe brève aient conservé la 
longueur ou la brièveté du discours tranquille. 
Quel chemin nous avons fait depuis le temps où 
nous citions la parenthèse d'Ârmide : le Vainqueur 
de Kenaudy si quelque un le peut être, V Obéissons 
sans balancer, des Indes galantes, comme des pro- 
diges de déclamation musicale! A présent, ces 
prodiges-là font hausser les épaules de pitié. Du 
train dont l'art s'avance, je ne sais où il aboutira. 
En attendant, buvons un coup. 

(Il en but deux, trois, sans savoir ce qu'il faisait. 
Il allait se noyer comme il s'était épuisé, sans s'en 
apercevoir, si je n'avais déplacé la bouteille qu'il 
cherchait, de distraction. Alors je lui dis : ) 

— Comment se fait-il qu'avec un tact ausû fin, 
une si grande sensibilité pour les beautés de l'art 
musical, vous soyez aussi aveugle en morale, aussi 
insensible aux charmes de la vertu ? 

Lui. — C'est apparemment qu'il y a pour cela 

"4 



lOb LE NEVEU DE RAMEAU 

un sens que je n'ai pas, une fibre qui ne m'a 
point été donnée, une fibre lâche qu'on a beau 
pincer et qui ne vibre pas; ou peut-être que j'ai 
toujours vécu avec de bons musiciens et de mé- 
chantes gens, d'où il est arrivé que mon oreille est 
devenue très-fine, et que mon cœur est devenu 
sourd. Et puis c'est qu'il y avait quelque chose de 
vrai... Le sang!... Mon sang est le même que celui 
de mon père; la molécule paternelle était dure et 
obtuse, et cette maudite molécule première s'est 
assimilé tout le reste. 

Moi. — Aimez-vous votre enfant? 

Lui. — Si je l'aime, le petit sauvage ! J'en suis 
fou. 

Moi. — Est-ce que vous ne vous occuperez pas 
sérieusement d'arrêter en lui l'effet de la maudite 
molécule paternelle ? 

Lui. — J'y travaillerais, je crois, bien inutile- 
ment. S'il est destiné à devenir un homme de bien, 
je n'y nuirai pas; mais si la molécule voulait qu'il 
fût un vaurien comme son père, les peines que 
j'aurais prises pour en faire un homme honnête 
lui seraient très-nuisibles. L'éducation croisant 
sans cesse la pente de la molécule, il serait tiré 
comme par deux forces contraires, et marcherait de 
guingois dans le chemin de la vie, comme j'en vois 
une infinité également gauches dans le bien et 
dans le mal. C'est ce que nous appelons des es- 
pèces, de toutes les épithètes la plus redoutable. 



LE NEVEU DE RAMEAU I07 

parce qu'elle marque la médiocrité et le dernier 
degré du mépris. Un grand vaurien est un grand 
vaurien , mais n'est point une tspèce. Avant que la 
molécule paternelle n'eût repris le dessus et ne 
l'eût amené à la parfaite abjection où j'en suis^ il 
lui faudrait un temps inBni, il perdrait ses plus 
belles années. Je n'y fais rien à présent, je le laisse 
venir. Je l'examine, ibest déjà gourmand, patelin, 

f , paresseux, menteur; je crains bien qu'il ne 

chasse de race. 

Moi. — Et vous en ferez un musicien, afin qu'il 
ne manque rien à la ressemblance ? 

Lui. — Un musicien ! un musicien ! Quelquefois 
je le regarde en grinçant les dents, et je dis : Si tu 
devais jamais savoir une note, je crois que je te 
tordrais le cou. 

Moi. — Et pourquoi cela, s'il vous plaît? 

Lui. — Cela ne mène à rien. 

Moi. — Cela mène à tout. 

Lui. — Oui , quand on excelle ; mais qu'est-ce 
qui peut se promettre de son enfant qu'il excelle- 
ra ? Il j a dix mille à parier contre un qu'il ne sera 
qu'un misérable racleur de cordes comme moi. 
Savez-vous qu'il serait peut-être plus aisé de trou- 
ver un enfant propre à gouverner un royaume, à 
faire un grand roi , qu'un grand violon ? 

Moi. — Il me semble que les talents agréables, 
même médiocres , chez un peuple sans mœurs , 
perdu de débauche et de luxe, avancent rapide- 



I08 LE NEVEU DE RAMEAU 

ment un homme dans le chemin de la fortune. 

Lui. — Sans doute, de Tor, de l'or; Ter est 
tout , et le reste sans or n'est rien. Aussi , au lieu 
de lui farcir la tête de belles maximes qu'il faudr^t 
qu'il oubliât, sous peine de n'être qu'un gueux ; 
lorsque je possède un louis, ce qui ne m'arrive pas 
souvent, je me plante devant lui; je tire le louis 
de ma poche, je le lui montre avec admiration, je 
lève les yeux au ciel , je baise le louis devant lui ; 
et , pour lui faire entendre mieux encore Timpor» 
tance de la pièce sacrée , je lui bégaye de la voix , 
je lui désigne du doigt tout ce qu'on en peut ac- 
quérir : un beau fourreau, un beau toquet, un bon 
biscuit; ensuite je mets le louis dans ma poche, 
je me promène avec fierté , je relève la basque de 
ma veste, je frappe de la main sur mon gousset; 
et c'est ainsi que je lui fais concevoir que c'est du 
louis qui est là que naît l'assurance qu'il me voit. 

Moi. — On ne peut rien de mieux ; mais s'il 
arrivait que, profondément pénétré de la valeur du 
louis, un jour... 

Lui. — Je vous entends. Il faut fermer les yeux 
là-dessus, il n'y a point de principe de morale qui 
n'ait son inconvénient. Au pis aller, c'est un mau- 
vais quart d'heure, et tout est fini. 

Moi. — Même d'après des vues si courageuses 
et si sages, je persiste à croire qu'il serait bon d'en 
faire un musicien. Je ne connais pas de moyen 
d'approcher plus rapidement des grands, de mieux 



LE NEVEU DE RAMEAU lOi 



servir leurs vices et de mettre à profit les siens. 

Lui. '^ Il est vrai; mais j'ai des projets d'un 
succès plus prompt et plus sûr, Ab ! si c'était aussi 
bien une fille ! mais, comme on ne fait pas ce qu'on 
vent, il faut prendre ce qui vient, en tirer le meil* 
leur parti, et pour cela ne pas donner bêtement, 
comme la plupart des pères qui ne feraient rien de 
pis quand ils auraient médité le malheur de leurs 
enfants, l'éducation de Lacédémone à un enfant 
destiné à vivre à Paris ; si elle est mauvaise , c'^st 
la faute des mœurs de ma nation» et non la 
mienne. En répondra qui pourra ; je veux que mon 
fils soit heureux, ou, ce qui revient au même, ho-r 
noré, riche et puissant. Je connais un peu les 
voies les plus faciles d'arriver à ce but, et je les lui 
enseignerai de bonne heure. Si vous me blâmez, 
vous autres sages, la multitude et le succès m'ab^ 
soudront. Il aura de l'or, c'est moi qui vous le dis. 
S'il en a beaucoup, rien ne lui manquera, pas 
même votre estime et votre respect. 

Moi. — Vous pourriez vous tromper. 

Lui. — Ou il s'en passera, comme bien d'autres.. . 

(Il y avait dans tout cela beaucoup de ces choses 
qu'on pense, d'après lesquelles on se conduit^ 
mais qu'on ne dit pas. Voilà, en vérité, la diffé- 
rence la plus marquée entre mon homme et la plu- 
part de nos entours. Il avouait les vices qu'il avait, 
que les autres ont ; mais il n'était pas hypocrite. Il 
n'était ni plus ni moins abominable qu'eux ; il était 



IIO LE NEVEU DE RAMEAU 

seulement plus franc et plus conséquent , et quel- 
quefois profond dans la dépravation. Je tremblais 
de ce que son enfant deviendrait sous un pareil 
maître. Il est certain que, d'après des idées d'in- 
stitution aussi strictement calquée sur nos mœurs , 
il devait aller loin, à moins qu'il ne fût prématuré- 
ment arrêté en chemin.) 

Lui. — Oh ! ne craignez rien : le point impor- 
tant, le point difBcile auquel un bon père doit s'at- 
tacher, ce n'est pas de donner à son enfant des 
vices qui l'enrichissent, des ridicules qui le rendent 
précieux aux grands , tout le monde le fait , sinon 
de système comme moi, au moins d*exemple et de 
leçon; mais de lui marquer la juste mesure, l'art 
d'esquiver à la honte, au déshonneur et aux lois : 
ce sont des dissonnances dans Tharmonie sociale 
qu'il faut savoir placer, préparer et sauver. Rien 
de si plat qu'une suite d'accords parfaits ; il faut 
quelque chose qui pique, qui sépare le faisceau et 
qui en éparpille les rayons. 

Moi. — Fort bien ; par cette comparaison, vous 
me ramenez des mœurs à la musique, dont je 
m'étais écarté malgré moi, et je vous en remercie; 
car, à ne vous rien celer, je vous aime mieux mu- 
sicien que moraliste. 

' Lui. — Je suis pourtant bien subalterne en mu- 
sique, et bien supérieur en morale. 

Moi. — J'en doute ; mais quand cela serait, je suis 
un bon homme, et vos principes ne sont pas les miens. 



LE NEVEU DE RAMEAU III 

Lui. — Tant pis pour vous. Ah ! si j'avais vos 
talents ! 

Moi. — Laissons là mes talents, et reyenons 
aux vôtres. 

Lui. — Si je savais m'énoncer comme vous!... 
Mais j'ai un diable de ramage saugrenu, moitié 
des gens du monde et de lettres, moitié de la 
halle. 

Moi. — Je parle mal ; je ne sais que dire la vé- 
rité, et cela ne prend pas toujours, comme vous 
savez. 

Lui. — Mais ce n'est pas pour dire la vérité; 
au contraire, c'est pour bien dire le mensonge que 
j'ambitionne votre talent. Si je savais écrire, fago- 
ter un livre, tourner une épître dédicatoire, bien 
enivrer un sot de son mérite, m'insinuer auprès 
des femmes I 

Moi. — Et tout cela, vous le savez mille fois 
mieux que moi; je ne serais pas même digne 
d'être votre écolier. 

Lui. — Combien de grandes qualités perdues, 
et dont vous ignorez le prix ! 

Moi. — Je recueille tout celui que j'y mets. 

Lui. — Si cela était, vous n'auriez pas cet habit 
grossier, cette veste d'étamine, ces bas de laine, 
ces souliers épais et cette antique perruque. 

Moi. — D'accord; il faut être bien maladroit 
quand on n'est pas riche, et que l'on se permet 
tout pour le devenir ; mais c'est qu'il y a des gens 



lia LE NEVEU DE RAMEAU 

comme moi qui ne regardent pas la richesse comme 
la chose du monde la plus précieuse : gens bi- 
zarres. 

Lui. — Très-bizarres : on ne naît point avec 
cette tournure d'esprit-là; on se la donne, car elle 
n'est pas dans la nature. 

Moi. — De l'homme ? 

Lui. — De Thomme : tout ce qui vit, sans l'en 
excepter, cherche son bien-être aux dépens de qui 
il appartiendra; et je suis sûr que si je laissais 
venir le petit sauvage sans lui parler de rien, il 
voudrait être richement vêtu, splendidement nour- 
ri, chéri des hommes, aimé des femmes, et rassem- 
bler sur lui tous les bonheurs de la vie. 

Moi. — Si le petit sauvage était abandonné à 
lui-même, qu'il conservât toute son imbécillité, et 
qu'il réunît au peu de raison de l'enfant au ber- 
ceau la violence de l'homme de trente ans, il tor- 
drait le cou à son père et coucherait avec sa mère. 

Lui. — Cela prouve la nécessité d'une bonne 
éducation. Et qui est-ce qui Ta contesté? Et 
qu'est-ce qu'une bonne éducation, sinon celle qui 
conduit à toutes sortes de jouissances sans péril et 
sans inconvénient ? 

Moi. — Peu s'en faut que je ne sois de votre 
avis; mais gardons-nous de nous expliquer. 

Lin. — Pourquoi ? 

Moi. — C'est que je crains que nous ne soyons 
d'accord qu'en apparence, et que si nous entrons 



LE NEVEU DE RAMEAU Il3 

une fois dans la discussion des périls et des incon- 
vénients à éviter, nous ne nous entendions plus. 

Lui. — Et qu'est-ce que cela fait ? 

Moi. — Laissons cela, vous dis-je; ce que je 
sais là-dessus je ne vous l'apprendrais pas, et vous 
m'instruirez plus aisément de ce que j'ignore et 
de ce que vous savez en musique. Cher musicien, 
parlons musique, et dites-moi comment il est ar- 
rivé qu'avec la facilité de sentir, de retenir et de 
rendre les plus beaux endroits des grands maîtres, 
avec l'enthousiasme qu'ils vous inspirent et que 
vous transmettez aux autres , vous n'ayez rien fait 
qui vaille. 

(Au lieu de me répondre, il se mit à hocher de 
la tète, et, levant le doigt au ciel, il s'écria : ) Et 
l'astre! l'astre! Quand la nature fît Léo, Vinci, 
PergolèsCy Duni, elle sourit ; elle prit un air impo- 
sant et grave en formant le cher maître... qu'on 
aura appelé pendant une dizaine d'années le grand 
maître..., et dont bientôt on ne parlera plus. 
Quand elle fagota son élève, elle fit la grimace, et 
puis la grimace, et puis la grimace encore... (et en 
disant ces mots il faisait toutes sortes de grimaces 
du visage : c'était le mépris, le dédain, l'ironie; 
et il semblait pétrir entre ses doigts un morceau 
de pâte, et sourire aux formes ridicules qu'il lui 
donnait; cela fait, il jeta la pagode hétéroclite loin 
de lui et il dit : ) C'est ainsi qu'elle me fit et qu'elle 
me jeta à côté d'autres pagodes, les unes à gros 

i5 



«d^^i 



114 ^^ NEVEU DE RAMEAU 

ventres ratatinés, à cous courts, à gros jeaz hors 
de la tête, apoplectiques ; d'autres à cous obliques; 
il y en avait de sèches, à l'oeil vif, au nez crochu. 
Toutes se mirent à crever de rire en me voyant, 
et moi de mettre mes deux poings sur mes côtés 
et à crever de rire en les voyant , car les sots et 
les fous s'amusent les uns des autres ; ils se cher- 
chent, ils s'attirent. Si en arrivant là je n'avais pas 
trouvé tout fait le proverbe qui dit 'que Vargent 
des sots est le patrimoine des gens d'esprit, on me le 
devrait. Je sentis que la nature avait mis ma légi- 
time dans la bourse des pagodes, et j'inventai mille 
moyens de m'en ressaisir. 

Moi. — Je sais ces moyens, vous m'en avez 
parlé, et je les ai fort admirés ; mais, entre tant de 
ressources, pourquoi n'avoir pas tenté celle d'un 
bel ouvrage? 

Lui. — Ce propos est celui d'un homme du 
monde à l'abbé Le Blanc. L'abbé disait : « La mar- 
quise de Pompadour me prend sur la main» me 
porte jusque sur le seuil de l'Académie; là elle re- 
tire sa main, je tombe, et je me casse les deux 
jambes. » L'homme du monde lui répondait : a £h 
bien ! l'abbé, il faut se relever et enfoncer la porte 
d'un coup de tête. » L'abbé lui répliquait : « C'est 
ce que j'ai tenté; et savez-vous ce qui m'en est re- 
venu ? une bosse au front... » (Après cette histo- 
riette, mon homme se mit à marcher la tête bais- 
sée» l'air pensif et abattu ; il soupirait» il pleurait» 



LE NEVEU DE RAMEAU Il5 

se désolait^ levait au ciel les mains et les yeux, se 
frappait la tête du poing à se briser le front ou les 
doigts, et il ajoutait : ) Il me semble qu'il y a 
pourtant là quelque chose; mais j'ai beau frapper, 
secouer, il n'en sort rien... (Puis il recommençait à 
secouer sa tête et à se frapper le front de plus belle, 
et il disait : ) Ou il n'y a personne là, ou Ton ne 
veut pas répondre. 

(Un instant après, il prenait un air fier, il relevait 
sa tête, il s'appliquait la main droite sur le cœur, 
il marchait, et disait :) Je sens, oui, je sens... (Il 
contrefaisait l'homme qui s'irrite, qui s'indigne, qui 
s'attendrit, qui commande, qui supplie, et pronon- 
çait . sans préparation des discours de colère, de 
commisération, de haine, d'amour; il esquissait les 
caractères des passions avec une finesse et une vé- 
rité surprenantes ; puis il ajoutait : ) C'est cela, je 
crois? voilà que cela vient J voilà ce que c'est que 
de trouver un accoucheur qui sait irriter, précipiter 
les douleurs et faire sortir l'enfant. Seul, je prends 
la plume, je veux écrire ; je me ronge les ongles, 
je m'use le front; serviteur, bonsoir, le dieu est 
absent ! je m'étais persuadé que j'avais du génie ; 
au bout de ma ligne, je lis que je suis un sot, un 
sot, un sot. Mais le moyen de sentir, de s'élever, 
de penser, de peindre fortement, en fréquentant 
avec des gens tels que ceux qu'il faut voir pour 
vivre, au milieu des propos qu'on tient et de ceux 
qu'on entend, et de ce commérage : Aujourd'hui 



•»'»•! 



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I 



I 



Ilb LE NEVEU DE RAMEAU 

U boulevard était charmant, Avez-vous entendu la 
petite Marmotte ? elle joue à ravir. Monsieur un tel 
avait le plus bel attelage gris-pommelé qu'il soit pos- 
sible d'imaginer, La belle madame celle-ci commence 
à passer : est-^e qu'à l'âge de quarante-cinq ans on 
porte une coiffure comme celle-là ? La jeune une telle 
est couverte de diamants qui ne lui coûtent guère, — 
Vous voulez dire qui lui coûtent,,, c/icr? — Mais 
non, — Où l'avez-vous vu ? — A /'Enfant d'Arle- 
quin perdu et retrouvé. La scène du désespoir a été 
jouée comme elle ne l'avait pas encore été. Le Poli- 
chinelle de la foire a du gosier, mais point de finesse y 
point d*âme. Madame une telle est accouchée de deux 
enfants à la fois; chaque père aura le sien,,, £t 
vous croyez que cela dit, redit et entendu tous les 
jours, échauffe et conduit aux grandes choses? 

Moi. — Non : il vaudrait mieux se renfermer 
dans son grenier, boire de Teau, manger du pain 
sec et se chercher soi-même. 

Lui. — Peut-être ; mais je ni'en ai pas le cou- 
rage. Et puis sacrifier son bonheur à un succès 
incertain ! Et le nom que je porte, donc ?... S'ap- 
peler Rameau, cela est gênant. Il n'en est pas des 
talents comme de la noblesse, qui se transmet et 
dont l'illustration s'accroît en passant du grand- 
père au père et du père au fils, du fils à son 
petit-fils, sans que l'aïeul impose quelque mérite à 
son descendant ; la vieille souche se ramifie en une 
énorme tige de sots ; mais qu'importe ? Il n'en est 



LE NEVEU DE RAMEAU II7 

pas ainsi du talent. Pour n'obtenir que la renom- 
mée de son père, il faut être plus habile que lui; il 
faut avoir hérité de sa fibre... La fibre m'a manqué, 
mais le poignet s'est dégourdi, l'archet marche, 
et le pot bout : si ce n'est pas de la gloire, c'est 
du bouillon. 

Moi. — A votre place, je ne me le tiendrais pas 
pour dit; j'essayerais. 

. Lui. — Et vous croyez que je n'ai pas essayé ? 
Je n'avais pas quinze ans, lorsque je me dis pour 
la première fois : Qu'as-tu?... Tu rêves, et à quoi 
rêves-tu ? Que tu voudrais bien avoir fait ou faire 
quelque chose qui excitât l'admiration de l'univers. . . 
Eh oui, il n'y a qu'à souffler et remuer les doigts, 
il n'y a qu'à ouvrir le bec, et ce sera une cane. 
Dans un âge plus avancé, j'ai répété le propos de 
mon enfance; aujourd'hui je le répète encore, et 
je reste auprès de la statue de Memnon. 

Moi. — Que voulez-vous dire avec votre sta- 
tue de Memnon ? 

Lui. — Cela s'entend, ce me semble. Autour 
de la statue de Memnon, il y en avait une infinité 
d'autres, également frappées des rayons du soleil ; 
mais la sienne était la seule qui résonnât. Un 
poète, c'est Voltaire; et puis qui encore ? Voltaire ; 
et le troisième? Voltaire; et le quatrième? Vol- 
taire. Un musicien, c'est Rinaldo de Capoua, 
c'est Hasse, c'est Pergolèse, c'est Alberti, c'est 
Tartini, c'est Locatelli, c'est Terradeglias , c'est 



1 1 



8 LE NEVEU DE RAMEAU 



mon maître ; c'est ce petit Duni, qui n'a ni mine 
ni figure y mais qui sonne, mordieu ! qui a du 
chant et de l'expression. Le reste, auprès de ce 
petit nombre de Memnons, autant de paires 
d'oreilles fichées au bout d'un bâton : aussi sommes- 
nous gueux, si gueux que c'est une bénédiction. 
Ah 1 monsieur le philosophe, la misère est une 
terrible chose. Je la vois accroupie, la bouche 
béante, pour recevoir quelques gouttes d'eau gla- 
cée qui s'échappent du tonneau des Danaïdes. Je 
ne sais si elle aiguise l'esprit du philosophe, mais 
elle refroidit diablement la tête du poète ; on ne 
chante pas bien sous ce tonneau. Trop heureux en- 
core celui qui peut s'y placer! J'y étais, et je n'ai 
pas su m'y tenir. J'avais déjà fait cette sottise une 
fois. J'ai voyagé en Bohême, en Allemagne, en 
Suisse, en Hollande, en Flandre, au diable au vert. 

Moi. — Sous le tonneau percé ? 

Lui. — Sous le tonneau percé. C'était un juif 
opulent et dissipateur, qui aimait la musique et 
mes folies. Je musiquais comme il plaît à Dieu, je 
faisais le fou; je ne manquais de rien. Mon juif 
était un homme qui savait sa loi et qui l'observait 
roide comme une barre, quelquefois avec l'ami, 
toujours avec l'étranger. Il se, fit une mauvaise 
affaire qu'il faut que je vous raconte, car elle est 
plaisante. 

Il y avait à Utrecht une courtisane char- 
mante. Il fut tenté de la chrétienne; il lui dé- 



LE NEVEU DE RAMEAU I 19 

pécha an grison, avec une lettre de change assez 
forte. La bizarre créature rejette son offre. Le juif 
en fut désespéré. Le grison lui dit : « Pourquoi 
vous affliger ainsi P Si vous voulez coucher avec 
une jolie femme, rien n'est plus aisé, et même de 
coucher avec une plus jolie que celle que vous 
poursuivez : c'est la mienne que je vous céderai au 
même prix. » Fait et dit ; le grison garde la lettre 
de change, et mon juif couche avec la femme du 
grison. L'échéance de la lettre de change arrive; le 
juif la laisse protester et s'inscrit en faux. Procès. 
Le juif disait : Jamais cet homme n'osera dire à 
quel prix il possède ma lettre, et je ne la payerai 
pas. A l'audience, il interpelle le grison. a Cette 
lettre de change, de qui la tenez-vous? — De 
vous. — Est-ce pour de l'argent prêté? — Non. — 
Est-ce pour fourniture de marchandises ? — Non. 
— Est-ce pour services rendus? — Non; mais il 
ne s'agit point de cela : j'en suis possesseur, vous 
l'avez signée, et vous l'acquitterez. — Je ne l'ai 
pas signée. — Je suis donc un faussaire? — 
Vous ou un autre dont vous êtes l'agent. — Je 
suis un lâche, mais vous êtes un coquin. Croyez- 
moi, ne me poussez pas à bout, je dirai tout; je 
me déshonorerai, mais je vous perdrai... » Le juif 
ne tint compte de la menace, et le grison révéla 
toute l'affaire à la séance qui suivit. Ils furent blâ- 
més tous les deux, et le juif condamné à payer la 
lettre de change, dont la valeur fut appliquée au 



I20 LE NEVEU DE RAMEAU 

soulagement des pauvres. Alors je me séparai de 
lui; je revins ici. 

Quoi faire? car il fallait périr de misère, ou faire 
quelque chose. Il me passa toutes sortes de projets 
par la tête. Un jour, je partais le lendemain pour me 
jeter dans une troupe de province, également bon ou 
mauvais pour le théâtre et pour l'orchestre. Le len- 
demain, je songeais à me faire peindre un de ces 
tableaux attachés à une perche qu'on plante dans 
un carrefour, et où j'aurais crié à tue- tête : « Voilà 
la ville où il est né, et le voilà qui prend congé 
de son père Tapothicaire; le voilà qui arrive dans 
la capitale, cherchant la demeure de son maître... 
Le voilà aux genoux de son maître..., qui le chasse. 
Le voilà avec un juif, etc., etc. » Le jour suivant, 
je me levais bien résolu de m'associer aux chan- 
teurs des rues. Ce n'est pas ce que j'aurais fait de 
plus mal; nous serions allés concerter sous les fe- 
nêtres de mon cher maître, qui en serait crevé de 
rage. Je pris un autre parti. 

(Là, il s'arrêta, passant successivement de l'atti- 
tude d'un homme qui tient un violon, serrant des 
cordes à tour de bras, à celle d'un pauvre diable, 
exténué de fatigue, à qui les forces manquent, à 
qui les jambes fléchissent, prêt à expirer si on ne 
lui jette un morceau de pain; il désignait son 
extrême besoin par le geste d'un doigt dirigé 
vers sa bouche entr'ouverte , et puis il ajouta : ) 
Cela s'entend. On me jetait le lopin; nous nous le 



LE NEVEU DE RAMEAU 121 

disputions à trois ou quatre affamés que nous 
étions... Et puis pensez grandement, faites de 
belles choses au milieu d'une pareille détresse ! 

Moi. — Cela est difficile. 

Lui. — De cascade en cascade, j'étais tombé là; 
j'y étais comme un coq en pâte. J'en suis sorti. Il 
faudra derechef scier le boyau et revenir au geste 
du doigt vers la bouche béante. Rien de stable 
dans ce monde : aujourd'hui au sommet, demain 
au bas de la roue. De maudites circonstances 
nous mènent, et nous mènent fort mal... 

(Puis, buvant un coup qui restait au fond de la 
bouteille, et s'adressant à son voisin : ) Monsieur, 
par charité, une petite prise. Vous avez là une 
belle boîte. Vous n'êtes pas musicien? — Non. — 
Tant mieux pour vous, car ce sont de pauvres dia- 
bles... bien à plaindre. Le sort a voulu que je le 
fusse, moi, tandis qu'il y a à Montmartre peut- 
être, dans un moulin, un meunier, un valet de 
meunier, qui n'entendra jamais que le bruit du 
cliquet, et qui aurait trouvé les plus beaux chants... 
Au moulin, au moulin ! c'est là ta place. 

Moi. — A quoi que ce soit que l'homme s'ap- 
plique, la nature l'y destinait. 

Lui. — Elle fait d'étranges bévues. Pour moi, 
je ne vois pas de cette hauteur où tout se con- 
fond, l'homme qui émonde un arbre avec des ci- 
seaux, la chenille qui en ronge la feuille, et d'où 
l'on ne voit que deux insectes différents, chacun à 

i6 



122 LE NEVEU DE RAMEAU 

son devoir. Perdiez-vous sit l'épicycle de Mer- 
cure, et de là distribuez, si cela vons conviait, et 
à l'imitation de Réaamor, lui, la classe des 
mouches en couturières, arpenteuses, faucheuses; 
vous, l'espèce des hommes en hommes menuisiers, 
charpentiers, couvreurs, danseurs, chanteurs, c'est 
votre affaire; je ne m'en mêle pas. Je suis dans 
ce monde et j'y reste. Mais s'il est dans la aatuK 
d'avoir appétit, car c'est toujours à l'appétit qne 
j'en reviens, à la sensation qui m'est toujours pré- 
sente, je trouve qu'il n'est pas du bon ordre de 
n'avoir pas toujours de quoi manger. Quelle diable 
d'économie ! des hommes qui regorgent de tout, 
tandis que d'autres ^ qui ont un estomac impor- 
tun comme eux, une faim renaissante comme eux, 
n'ont pas de quoi mettre sous la dent. Le pis, c'est 
la posture contrainte où nous tient le besoin : 
l'homme nécessiteux ne marche pas comme hb 
autre; il saute, il rampe, il se tortille, il se tra^e, 
il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions. 

Moî. — Qu'est-ce que des positions? 

Lui. — Allez le demander à Noverre. Le 
monde en offre bien fdus que son art n'ea peut 
imiter.' 

Moî. — Et vous voilà aussi, pour me servir de 
votre expression ou de cefie de Montaigne, per- 
ché sur ï'épicycle de Mercure, et considérant les 
différentes pantomimes de l'espèce humaine. 

Lui. — Non, non, vous dis-je; je suis trop 



LE NEVEU DE RAMEAU 123 

lourd pour m'élever si haut. J'abandonne aux 
grues le séjour des brouillards, je vais terre à terre. 
Je regarde autour de moi et je prends mes posi- 
tions, ou je m'amuse des positions que je vois 
prendre aux autres; je suis excellent pantomime, 
comme vous en allez juger. 

( Puis il se mit à sourire, à contrefaire l'homme 
admirateur, l'homme suppliant, l'homme complai- 
sant ; il a le pied droit en avant, le gauche en ar- 
rière, le dos courbé, la tête relevée, le regard 
comme attaché sur d'autres yeux, la bouche 
béante, les bras portés vers quelque objet; il at- 
tend un ordre, il le reçoit; il part comme un trait, 
il revient; il est exécuté, il en rend compte; il est 
attentif à tout, il ramasse ce qui tombe, il place 
un oreiller ou un tabouret sous les pieds, il tient 
une soucoupe, il approche une chaise, il ouvre 
une porte, il ferme une fenêtre, il tire des rideaux; 
il observe le maître et la maîtresse ; il est immo- 
bile, les bras pendants, les jambes parallèles; il 
^ écoute, il cherche à lire sur les visages, et il 
ajoute : ) Voilà ma pantomime, à peu près la même 
que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et 
des gueux. 

Les folies de cet homme, les contes de l'abbé 
Galiani, les extravagances de Rabelais, m'ont quel- 
quefois fait rêver profondément. Ce sont trois ma- 
gasins où je me suis pourvu de masques ridicules 
que je place sur les visages des plus graves person- 



124 ^^ NEVEU DE RAMEAU 

nages, et je vois Pantalon dans un prélat, un sa- 
tyre dans un président, un pourceau dans un céno- 
bite, une autruche dans un ministre, une oie dans 
son premier commis. — Mais à votre compte, dis-je 
à mon homme, il y a bien des gueux dans ce 
monde-ci, et je ne connais personne qui ne sache 
quelques pas de votre danse. 

Lui. — Vous avez raison. Il n'y a dans tout un 
royaume qu'un homme qui marche, c'est le souve- 
rain; tout le reste prend des positions. 

Moi. — Le souverain ? Encore y a-t-il quelque 
chose à dire. Et croyez-vous qu'il ne se trouve pas 
de temps en temps à côté de lui un petit pied, un 
petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un 
peu de pantomime? Quiconque a besoin d'un 
autre est indigent, et prend une position. Le roi 
prend une position devant sa maîtresse, et devant 
Dieu il fait son pas de pantomime. Le ministre 
fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet et de 
gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse 
nos positions, en cent manières plus viles les unes 
que les autres, devant le ministre; l'abbé de con- 
dition, en rabat et en manteau long, au moins une 
fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille 
des bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pan- 
tomime des gueux est le grand branle de la terre : 
chacun a sa petite... et son protecteur. 

Lui. — Cela me console. 

(Mais tandis que je parlais, il contrefaisait, à 



\ 



J 



LE NEVEU DE RAMEAU 12) 

mourir de rire, les positions des personnages que 
je nommais. Par exemple, pour le petit abbé, il te- 
nait son chapeau sous le bras et son bréviaire de 
la main gauche ; de la droite il relevait la queue de 
son manteau, il s'avançait, la tête un peu penchée 
sur Tépaule, les yeux baissés, imitant si parfaite- 
ment l'hypocrite que je crus voir l'auteur |des Ré- 
futations devant l'évêque d'Orléans. Aux flatteurs, 
aux ambitieux, il était ventre à terre ; c'était Bouret 
au Contrôle général.) 

Moi. — Cela est supérieurement exécuté ; mais 
il y a pourtant un être dispensé de la pantomime : 
c'est le philosophe qui n'a rien et qui ne demande 
rien. 

Lui. — Et où est cet animal-là ? S'il n'a rien, 
il souffre; s'il ne sollicite rien, il n'obtiendra rien... 
et il souffrira toujours. 

Moi. — Non; Diogène se moquait des besoins. 

Lui. — Mais il faut être vêtu. 

Moi. — Non; il allait tout nu. 

Lui. — Quelquefois il faisait froid dans Athènes. 

Moi. — Moins qu'ici. 

Lui. — On y mangeait. 

Moi. — Sans doute. 

Lui. — Aux dépens de qui ? 

Moi. — De la nature. A qui s'adresse le sau- 
vage ? à la terre, aux animaux, aux poissons, aux 
arbres, aux herbes, aux racines, aux ruisseaux. 

Lui. — Mauvaise table. 



126 LE NETEU DE RAMEAU 

Moi. — Elle est grande. 

Lui. — Mais mal senrie. 

Moi. — C'est poartant celle qu'on dessert pour 
couvrir les autres. 

Lui. — Mais vous conviendrez que l'industrie 
de nos cubiniers, pâtissiers, rôtisseurs, traiteurs, 
confiseurs, y met un peu du sien. Avec la diète 
austère de votre Diogène, il ne devait pas avoir 
des organes fort indociles. 

Moi. — Vous vous trompez. L'habit du cynique 
était autrefois notre habit monastique , avec la 
même vertu : les cyniques étaient les carmes et les 
cordeliers d'Athènes. 

Lui. — Je vous y prends. Diogène a donc aussi 
dansé la pantomime, si ce n'est devant Péridès, 
du moins devant Laîs et Phryné ? 

Moi. — Vous vous trompez encore : les autres 
achetaient bien cher la courtisane qui se livrait à 
lui... 

Lui. — Mais il me faut un bon lit, une bonne 
table, un vêtement chaud en hiver, un vêtement 
frais en été, du repos, de l'argent, et beaucoup 
d'autres choses, que je préfère devoir à la bienveil- 
lance plutôt que de les acquérir par le travail. 

Moi. — C'est que vous êtes un fainéant, un 
gourmand, un lâche, une âme de boue. 

Lui. — Je crois vous l'avoir dit. 

Moi. — Les choses de la vie ont un prix sans 
doute; mais vous ignorez celui du sacrifice que 



4 « 



LE NEVEU DE RAMEAU I27 

VOUS faites pour les obtenir. Vous dansez, vous 
avez dansé et vous continuerez de danser la vile 
pantomime. 

Lui. — Il est vrai ; mais il m'en a peu coûté et 
il ne m'en coûtera plus rien pour cela, et c'est par 
cette raison que je ferais mal de prendre une autre 
allure qui me peinerait et que je ne garderais pas. 
Mais je vois, à ce que vous me dites là, que ma 
pauvre petite femme était une espèce de philo- 
sophe; elle avait du courage comme un lion : 
quelquefois nous manquions de pain, et nous 
étions sans le sou; nous avions vendu presque 
toutes -nos nippes. Je m'étais jeté sur le pied de 
notre lit ; là je me creusais à chercher quelqu'un 
qui me prêtât un écu que je ne lui rendrais pas. 
£lle, gaie comme un pinson, se mettait à son cla* 
vecin, chantait et s'accompagnait ; c'était un gosier 
de rossignol ; je regrette que vous ne l'ayez pas 
entendue. Quand j'étais de quelque concert, je 
l'emmenais avec moi ; chemin faisant, je lui disais : 
a Allons, madame, faites-vous admirer, déployez 
votre talent et vos charmes, enlevez, renversez... » 
Nous arrivions; elle chantait, elle enlevait, elle 
renversait. Hélas I je l'ai perdue, la pauvre petite I 
Outre son talent, c'est qu'elle avait une bouche à 
recevoir à peine le petit doigt; des dents, nue 
rangée de perles; des yeux, des pieds, une peau, 
des joues, des jambes de cerf, des mains et des 
bras à modeler. £lle aurait eu tôt ou tard le fer^p 



12 



8 LE NEVEU DE RAMEAU 



mier général au moins. C'était une démarche, une 
croxipe ! ah ! Dieu ! quelle croupe ! 

(Puis le voilà qui se met à contrefaire la dé- 
marche de sa femme. Il allait à petit pas, il portait 
sa tête au vent, il jouait de Téventail, il se déme- 
nait de la croupe ; c'était la charge de nos petites 
coquettes la plus plaisante et la plus ridicule. Puis, 
reprenant la suite de son discours, il ajoutait : ) 

Je la promenais partout, aux Tuileries, au Palais- 
Royal, aux boulevards. Il était impossible qu'elle 
me demeurât. Quand elle traversait la rue, le ma- 
tin, en cheveux et en pet-en-l'air, vous vous seriez 
arrêté pour la voir, et vous l'auriez embrassée entre 
quatre doigts sans la serrer. Ceux qui la suivaient, 
qui la regardaient trotter avec ses petits pieds, et 
qui mesuraient cette large croupe dont les ju- 
pons légers dessinaient la forme, doublaient le pas; 
elle les laissait arriver, puis elle détournait preste- 
ment sur eux ses deux grands yeux noirs et bril- 
lants qui les arrêtaient tout court : c'est que... 
Mais, hélas ! je Tai perdue, et toutes mes espé- 
rances de fortune se sont évanouies avec elle. Je 
ne l'avais prise que pour cela, je lui avais confié 
mes projets, et elle avait trop de sagacité pour n'en 
pas concevoir la certitude , et trop de jugement 
pour ne les pas approuver... 

(Et puis le voilà qui sanglote et qui pleure en 
disant : ) Non, non, je ne m'en consolerai ja- 
mais*. Depuis, j'ai pris le rabat et la calotte. 



J 



LE NEVEU DE RAMEAU I 29 

Moi. — De douleur ? 

Lui. — Si vous voulez. Mais le vrai, pour 
avoir mon écuelie sur ma tête... Mais voyez un 
peu l'heure qu'il est, car il faut que j'aille à 
rOpéra. 

Moi. — Qu'est-ce qu'on donne ? 

Lui. — Le Dauvergne. Il y a d'assez belles 
choses dans la musique ; c'est dommage qu'il ne les 
ait pas dites le premier. Parmi ces morts, il y en a 
toujours qui désolent les vivants. Que voulez-vous? 
Quisque suos patimur mancs. Mais il est cinq heures 
et demie, j'entends la cloche qui sonne les vêpres 
de l'abbé de Cannaye et les miennes. Adieu, mon- 
sieur le philosophe : n'est-il pas vrai que je suis 
toujours le même ? 

Moi. — Hélas ! oui, malheureusement. 

Lui. — Que j'aie ce malheur-là encore seule- 
ment une quarantaine d'années : rira bien qui rira 
le dernier! 




17 




NOTES 



Page 4, ligne a. — Le Cours, le Cours-la-Reine. 

P. 18, 1. 2. — VHistoire des trois siècles. S'il s'agit là 
des Trois Siècles de la littérature française, par l'abbé Sa- 
batier de Castres, ouvrage qui a paru en 1 779, on s'explique 
difficilement que le Nepeu de Rameau n'ait été composé 
que vers 1760» comme semblent Tavoir établi Gœthe et les 
commentateurs à sa suite. 

P. 21,1. 14. — Robbé, poète cynique (1714-1794}, 
protégé de la Du Barry et pensionné par Louis XV. Entre 
autres ordures, il avait composé un poëme sur la Vérole, 
dont Piron faisait le plus grand éloge, prétendant que l'au- 
teur était plein de son sujet. 

P. 22, 1. 28. — M. Vieillard, ou plutôt Vielard, un 
des nombreux amants de la Hus, actrice de la Comédie 
française, et concubine de Bertin, trésorier des parties ca- 
suelles, chez qui Rameau avait fait quelque temps le métier 
de parasite. 

P. 2$, 1. 26. — Tressaillit, pour tressaille. Cette forme 
était quelquefois employée par euphonie au présent de l'in- 
dicatif. 

P. 2 5, 1. 28. — Doigts, Ponctuez de la manière sui- 
vante : doigts,) 

P. 56, 1. 14. — Le volume de Madame fiouW/lon (Courir 
après], devenir grosse comme M"*^ Bouvillon, personnage 
monstrueux du Roman comique de Scarron. 

P. 58, 1. 18. — Comminge ou cominge, bombe de gros 



NOTES l3l 

calibre, ainsi appelée du nom de IMnventeur, le comte de 
Cominges, aide de camp de Louis XIV, par allusion à sa 
corpulence. 

Page 63, ligne 2 5. — En peloton d'agréments (Être), être 
en belles chairs. 

P. 72, 1. 24 et suiv. — Les différents journaux dont 
il est ici question étaient rédigés : V Avant -Coureur, par 
Meusnier de Querlon, Lacombe et la Digmérie ; les Petites 
Affiches, par de Querlon et l'abbé Aubert ; V Année littéraire, 
par Fréron ; l'Observateur, par Tabbé de la Porte ; le Censeur 
hebdomadaire, par Chaumery et d*Aquin. {Histoire de la 
Presse, de Hatin, tomes II et III.) 

P. 85, 1. i3 et 14. — Celui-ci vivait chez un bon et 
honnête de ces descendants d'Abraham, pour : un de ces 
bons et honnêtes descendants. Construction bizarre qui méri- 
tait d*êire conservée. 

P. 94, 1. 7 et suiv. — Tancrède, Issé, opéras de Des- 
touches. VEurope galante. Les Indes, Castor, Les Talents 
lyriques, opéras et ballet de Rameau. Armide, opéra de 
LuUi. Rebel et Francaur, directeurs de Torchestre de TOpéra. 

P. 95, 1. 24. '-' Ragonde, opéra de Mouret; Platée, 
opéra de Rameau. 

P. 97, 1. II. — Duhamel, membre de PAcadémie des 
sciences, né en 1700, mort en 1782. 

P. 97, I. 14 et 1 5. — L*Ile des Fous, Le Peintre amou- 
reux de son modèle, Le Maréchal ferrant y La Plaideuse, 
opéras de Duni. 

P. ii3 et suiv. — Diderot rapporte cette même aven- 
ture avec quelques variantes dans son voyage de Hollande 
(cbap. de La Police). 

P. 129, 1. 7. — Dauvergne, auteur des Troqueurs, 
opéra-comique. 

P. 129, 1. i3. — L'abbé de Cannaye, oratorien, membre 
de l'Académie des Inscriptions, mort en 1782. 



H-oX 



64 



Imprimé par D. JO UA VST 

POUR LA COLLECTION 

DES PETITS CHEFS-D»ŒUVRE 

M DCCC LXXV 



78792133 



5 

4 



i f . LES 

1 1 

^ 1^ PETITS CHEFS-D'OEUVRE 

^ f 



.f 



I 



Nous donnons sous ce titre les petites œuvres des grands 
écrivains, ainsi que les petits chefs-d'œuvre d'auteurs dont 
souvent un seul ouvrage a fait la réputation. 

Quoique cette collection ne doive comprendre que des 
ouvrages connus, néanmoins le luxe av^ec lequel elle est im- 
primée la destine encore à un public d*élite ; aussi le tirage en 
est-il fait à petit nombre. Il est tiré en outre 6o exemplaire^ de 
choix, dont jo suc papier de Clùne et )o sur papier Whatman. 

La collection des Petits Chefs -d'œuyre^ étant absolument iden- 
tique à celle du Cabinet du ' Bibliophile pour le format, et pour 
les conditions typographiques, peut figurer à côté d'elle dans 
les bibliothèques. Seulement , le tirage étant fait à plus grand 
nombre, le prix des volumes est moins élevé. 

EN VENTE 

Voyage autour de ma Chambre 2 fr. 50 

Turcaret 5 fr. 50 

r Le Méchant ... j fr. 50 

Ver-Vert, etc. 2 fr. » 

La Servitude volontaire 2 fr co 

Contes d'Hamilton. I. Le Bélk^ ■ .... a fr. » 

— II. Fleur d'Épine . ■• fr. » 

, : — III. Lw Quatre Facardins . .. j fr co 

^ * - \v,zinè^de. . . . . /; . . : ; f,; \ 

Voyage de Chapelle et de Bachaumont : . . . 2 fr. jo 

UArt d'aimer. _ 2 fr! 50 

Le Temple de Gnide. — Arsace et Isménie . . 3 fr. $0 

Le Neveu de Rameau , ^ f ^ ^ 

Juin 1875 



il 



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