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Full text of "Le Nouvelle Héloïse"

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University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lenouvellehlo02rous 


LA 


NOUVELLE  HÉLOÏSE 


SECONDE     PARTIE 
PARIS.    M    DCCC   I.XXXIX 


J.-J.    ROUSSEAU 


LA 


NOUVELLE  HÉLOISE 

AVEC    UNE    PRÉFACE 

PAR   J.    GRAND-CARTERE'I' 


Dessins  d'Edmond  Hédouin 

GRAVÉS    PAR    LUI-MÊME    ET    PAR   TOUSSAINT 

Enitx-forics  de  Lahtuze 

IMPRIMEES    DANS    LV.    T  E  X  T  i: 


PARIS 
LIBRAIRIE    DES    B  I  B  L  I  O  P  II  II.  K 

Rue  de  Lille,    7 

M   DCCC    LXXXIX 


PQ 
.Al 


/Ky 


SECONDE  PARTIE 


LETTRE   PREMIERE 
A  Julie'. 


'ai  pris  et  quitté  cent  fois  la  plume,  j'hé- 
site dès  le  premier  mot,  je  ne  sais  quel 
ton  je  dois  prendre,  je  ne  sais  par  où 
'  commencer  ;  et  c'est  à  Julie  que  je  veux 
écrire!  Ah!  malheureux!  que   suis-je  devenu?  Il 

1 .  Je  n'ai  guère  besoin,  je  crois,  d'avertir  que,  dans  cette 
seconde  partie  et  dans  la  suivante,  les  deux  amans  séparés 
ne  font  que  déraisonner  et  battre  la  campagne;  leurs  pau- 
vres tètes  n'y  sont  plus. 

Nouvelle  Héloïse.  II.  i 


2  SECONDE     PARTIE 

n'est  donc  plus,  ce  temps  où  mille  sentimens  déli- 
cieux couloient  de  ma  plume  comme  un  intarissable 
torrent  !  Ces  doux  momens  de  confiance  et  d'épan- 
chcment  sont  passés;  nous  ne  sommes  plus  l'un  à 
l'autre,  nous  ne  sommes  plus  les  mêmes,  et  je  ne 
sais  plus  à  qui  j'écris.  Daignerez-vous  recevoir  mes 
lettres?  vos  yeux  daigneront-ils  les  parcourir?  les 
trouverez-vous  assez  réservées,  assez  circonspectes? 
Oserois-je  y  garder  encore  une  ancienne  familia- 
rité? Oserois-je  y  parler  d'un  amour  éteint  ou  mé- 
prisé, et  ne  suis-je  pas  plus  reculé  que  le  premier 
jour  où  je  vous  écrivis?  Quelle  différence,  ô  Ciel! 
de  ces  jours  si  charmans  et  si  doux  à  mon  effroya- 
ble misère!  Hélas!  je  commençois  d'exister,  et  je 
suis  tombé  dans  l'anéantissement;  l'espoir  de  vivre 
animoit  mon  cœur  :  je  n'ai  plus  devant  moi  que 
l'image  de  la  mort;  et  trois  ans  d'intervalle  ont 
fermé  le  cercle  fortuné  de  mes  jours.  Ah!  que  ne 
les  ai-je  terminés  avant  de  me  survivre  à  moi-même  ! 
Que  n'ai-je  suivi  mes  pressentimens  après  ces  ra- 
pides instans  de  délices  où  je  ne  voyois  plus  rien 
dans  la  vie  qui  fût  digne  de  la  prolonger!  Sans 
doute,  il  falloit  la  borner  à  ces  trois  ans  ou  les  ôter 
de  sa  durée;  il  valoit  mieux  ne  jamais  goiàter  la 
félicité  que  la  goûter  et  la  perdre.  Si  j'avois  fran- 
chi ce  fatal  intervalle,  si  j'avois  évité  ce  premier 
regard  qui  me  fît  une  autre  âme,  je  jouirois  de  ma 
raison,  je  remplirois  les  devoirs  d'un  homme,  et 
sèmerois  peut-être  de  quelques  vertus  mon  insipide 


LETTRE   I  3 

carrière.  Un  moment  d'erreur  a  tout  changé.  Mon 
œil  osa  contempler  ce  qu'il  ne  falloit  point  voir. 
Cette  vue  a  produit  enfin  son  effet  inévitable  : 
après  m'être  égaré  par  degrés,  je  ne  suis  plus  qu'un 
furieux  dont  le  sens  est  aliéné,  un  lâche  esclave 
sans  force  et  sans  courage,  qui  va  traînant  dans 
l'ignominie  sa  chaîne  et  son  désespoir. 

Vains  rêves  d'un  esprit  qui  s'égare!  désirs  faux 
et  trompeurs,  désavoués  à  l'instant  par  le  cœur  qui 
les  a  formés  !  Qiie  sert  d'imaginer  à  des  maux 
réels  de  chimériques  remèdes  qu'on  rejetteroit 
quand  ils  nous  seroient  offerts?  Ah!  qui  jamais 
connoîtra  l'amour,  t'aura  vue,  et  pourra  le  croire, 
qu'il  y  ait  quelque  félicité  possible  que  je  voulusse 
acheter  au  prix  de  mes  premiers  feux?  Non,  non  : 
que  le  Ciel  garde  ses  bienfaits,  et  m  laisse  avec 
ma  misère  le  souvenir  de  mon  bonheur  passé. 
J'aime  mieux  les  plaisirs  qui  sont  dans  ma  mémoire 
et  les  regrets  qui  déchirent  mon  âme  que  d'être  à 
jamais  heureux  sans  ma  Julie.  Viens,  image  ado- 
rée, remplir  un  cœur  qui  ne  vit  que  par  toi;  suis- 
moi  dans  mon  exil,  console-moi  dans  mes  peines, 
ranime  et  soutiens  mon  espérance  éteinte.  Tou- 
jours ce  cœur  infortuné  sera  ton  sanctuaire  invio- 
lable, d'oili  le  sort  ni  les  hommes  ne  pourront  ja-  ÉJ 
mais  t'arracher.  Si  je  suis  mort  au  bonheur,  je  ne 
le  suis  point  à  l'amour,  qui  m'en  rend  digne.  Cet 
amour  est  invincible  comme  le  charme  .qui  l'a  fait 
naître;   il  est  fondé  sur  la  base  inébranlable  des 


4  SECONDE    PARTIE 

mérites  et  des  vertus;  il  ne  peut  périr  dans  une 
âme  immortelle;  il  n'a  plus  besoin  de  l'appui  de 
l'espérance,  et  le  passé  lui  donne  des  forces  pour 
un  avenir  éternel. 

Mais  toi,  Julie,  ô  toi  qui  sus  aimer  une  fois, 
comment  ton  tendre  cœur  a-t-il  oublié  de  vivre? 
comment  ce  feu  sacré  s'est-il  éteint  dans  ton  âme 
pure?  comment  as-tu  perdu  le  goût  de  ces  plaisirs 
célestes  que  toi  seule  étois  capable  de  sentir  et  de 
rendre?  Tu  me  chasses  sans  pitié,  tu  me  bannis 
avec  opprobre,  tu  me  livres  à  mon  désespoir;  et  tu 
ne  vois  pas,  dans  l'erreur  qui  t'égare,  qu'en  me 
rendant  misérable  tu  t'ôtes  le  bonheur  de  tes 
jours!  Ah!  Julie,  crois-moi,  tu  chercheras  vaine- 
ment un  autre  cœur  ami  du  tien;  mille  t'adoreront 
sans  doute,  le  mien  seul  te  savoit  aimer. 

Réponds-moi,  maintenant,  amante  abusée  ou 
trompeuse,  que  sont  devenus  ces  projets  formés 
avec  tant  de  mystère  ?  Où  sont  ces  vaines  espérances 
dont  tu  leurras  si  souvent  ma  crédule  simplicité? 
Où  est  cette  union  sainte  et  désirée,  doux  objet  de 
tant  d'ardens  soupirs,  et  dont  ta  plume  et  ta  bouche 
flattoient  mes  vœux?  Hélas!  sur  la  foi  de  tes  pro- 
messes j'osois  aspirer  à  ce  nom  sacré  d'époux,  et 
me  croyois  déjà  le  plus  heureux  des  hommes.  Dis, 
cruelle!  ne  m'abusois-tu  que  pour  rendre  enfin  ma 
douleur  plus  vive  et  mon  humiliation  plus  profonde  ? 
Ai-je  attiré  mes  malheurs  par  ma  faute?  Ai-je  man- 
qué d'obéissance,  de  docilité,  de  discrétion?  M'as- 


LETTRE   1  5 

tu  VU  désirer  assez  foiblement  pour  mériter  d'être 
éconduit ,  ou  préférer  mes  fougueux  désirs  à  tes  vo- 
lontés suprêmes?  J'ai  tout  fait  pour  te  plaire,  et  tu 
m'abandonnes  !  Tu  te  chargeois  de  mon  bonheur, 
et  tu  m'as  perdu!  Ingrate,  rends-moi  compte  du 
dépôt  que  je  t'ai  confié;  rends-moi  compte  de 
moi-même,  après  avoir  égaré  mon  cœur  dans  cette 
suprême  félicité  cjue  tu  m'as  montrée  et  que  tu 
m'enlèves.  Anges  du  Ciel,  j'eusse  méprisé  votre 
sort;  j'eusse  été  le  plus  heureux  des  êtres...  Hélas! 
je  ne  suis  plus  rien,  un  instant  m'a  tout  ôté.  J'ai 
passé  sans  intervalle  du  comble  des  plaisirs  aux  re- 
grets éternels.  Je  touche  encore  au  bonheur  qui 
m'échappe...  j'y  touche  encore,  et  le  perds  pour 
jamais!  Ah!  si  je  le  pouvois  croire!  si  les  restes 
d'une  espérance  vaine  ne  soutenoient...  O  rochers 
de  Meillerie  que  mon  œil  égaré  mesura  tant  de 
fois,  que  ne  servîtes-vous  mon  désespoir!  J'aurois 
moins  regretté  la  vie  quand  je  n'en  avois  pas  senti 
le  prix. 


LETTRE    II 
De  inylord  Edouard  à  Claire. 

Nous  arrivons  à  Besançon,  et  mon  premier  soin 
est  de  vous  donner  des  nouvelles  de  notre  voyage. 
Il  s'est  fait,  sinon  paisiblement,  du  moins  sans  ac- 


6  SECONDE    PARTIE 

cident,  et  votre  ami  est  aussi  sain  de  corps  qu'on 
peut  l'être  avec  un  cœur  aussi  malade;  il  voudroit 
même  affecter  à  l'extérieur  une  sorte  de  tranquil- 
lité. Il  a  honte  de  son  état  et  se  contraint  beau- 
coup devant  moi;  mais  tout  décèle  ses  secrètes 
agitations,  et,  si  je  feins  de  m'y  tromper,  c'est  pour 
le  laisser  aux  prises  avec  lui-même  et  occuper  ainsi 
une  partie  des  forces  de  son  âme  à  réprimer  l'effet 
de  l'autre. 

Il  fut  fort  abattu  la  première  journée;  je  la  fis 
courte,  voyant  que  la  vitesse  de  notre  marche  irri- 
toit  sa  douleur.  Il  ne  me  parla  point,  ni  moi  à  lui  : 
les  consolations  indiscrètes  ne  font  qu'aigrir  les 
violentes  afflictions.  L'indifférence  et  la  froideur 
trouvent  aisément  des  paroles,  mais  la  tristesse  et 
le  silence  sont  alors  le  vrai  langage  de  l'amitié.  Je 
commençai  d'apercevoir  hier  les  premières  étin- 
celles de  la  fureur  qui  va  succéder  infailliblement 
à  cette  léthargie.  A  la  dînée,  à  peine  y  avoit-il  un 
quart  d'heure  que  nous  étions  arrivés  qu'il  m'a- 
borda d'un  air  d'impatience.  «  Que  tardons-nous 
à  partir?  me  dit-il  avec  un  souris  amer;  pourquoi 
restons-nous  un  moment  si  près  d'elle?  »  Le  soir, 
il  affecta  de  parler  beaucoup,  sans  dire  un  mot  de 
Julie  :  il  recommençoit  des  questions  auxquelles 
j'avois  déjà  répondu  dix  fois.  Il  voulut  savoir  si 
nous  étions  déjà  sur  terres  de  France,  et  puis  il 
demanda  si  nous  arriverions  bientôt  à  Vevay.  La 
première  chose  qu'il  fait  à  chaque  station,  c'est  de 


LETTRE   H  7 

commencer  quelque  lettre  qu'il  déchire  ou  chif- 
fonne un  moment  après.  J'ai  sauvé  du  feu  deux  ou 
trois  de  ces  brouillons,  sur  lesquels  vous  pourrez 
entrevoir  l'état  de  son  âme.  Je  crois  pourtant  qu'il 
est  parvenu  à  écrire  une  lettre  entière. 

L'emportement  qu'annoncent  ces  premiers  symp- 
tômes est  facile  à  prévoir,  mais  je  ne  saurois  dire 
quel  en  sera  l'effet  et  le  terme  :  car  cela  dépend 
d'une  combinaison  du  caractère  de  l'homme,  du 
genre  de  sa  passion,  des  circonstances  qui  peuvent 
naître,  de  mille  choses  que  nulle  prudence  humaine 
ne  peut  déterminer.  Pour  moi,  je  puis  répondre 
de  ses  fureurs,  mais  non  pas  de  son  désespoir;  et, 
quoi  qu'on  fasse,  tout  homme  est  toujours  maître 
de  sa  vie. 

Je  me  flatte  cependant  qu'il  respectera  sa  per- 
sonne et  mes  soins,  et  je  compte  moins  pour  cela 
sur  le  zèle  de  l'amitié,  qui  n'y  sera  pas  épargné, 
que  sur  le  caractère  de  sa  passion  et  sur  celui  de 
sa  maîtresse.  L'âme  ne  peut  guère  s'occuper  forte- 
ment et  longtemps  d'un  objet  sans  contracter  des 
dispositions  qui  s'y  rapportent.  L'extrême  douceur 
de  Julie  doit  tempérer  l'âcreté  du  feu  qu'elle  in- 
spire, et  je  ne  doute  pas  non  plus  que  l'amour 
d'un  homme  aussi  vif  ne  lui  donne  à  elle-même  un 
peu  plus  d'activité  qu'elle  n'en  auroit  naturelle- 
ment sans  lui. 

J'ose  compter  aussi  sur  son  cœur  :  il  est  fait 
pour  combattre  et  vaincre.   Un  amour  pareil  au 


s  SECONDE     PARTIE 

sien  n'est  pas  tant  une  foiblesse  qu'une  force  mal 
employée.  Une  flamme  ardente  et  malheureuse  est 
capable  d'absorber  pour  un  temps,  pour  toujours 
peut-être,  une  partie  de  ses  facultés;  mais  elle  est 
elle-même  une  preuve  de  leur  excellence  et  du 
parti  qu'il  en  pourroit  tirer  pour  cultiver  la  sagesse  : 
car  la  sublime  raison  ne  se  soutient  que  par  la 
même  vigueur  de  l'âme  qui  fait  les  grandes  pas- 
sions, et  l'on  ne  sert  dignement  la  philosophie 
qu'avec  le  même  feu  qu'on  sent  pour  une  maîtresse. 
Soyez-en  siire,  aimable  Claire,  je  ne  m'intéresse 
pas  moins  que  vous  au  sort  de  ce  couple  infortuné, 
non  par  un  sentiment  de  commisération  qui  peut 
n'être  qu'une  foiblesse,  mais  par  la  considération 
de  la  justice  et  de  l'ordre,  qui  veulent  que  chacun 
soit  placé  de  la  manière  la  plus  avantageuse  à  lui- 
même  et  à  la  société.  Ces  deux  belles  âmes  sorti- 
rent l'une  pour  l'autre  des  mains  de  la  nature; 
c'est  dans  une  douce  union,  c'est  dans  le  sein  du 
bonheur  que,  libres  de  déployer  leurs  forces  et 
d'exercer  leurs  vertus,  elles  eussent  éclairé  la  terre 
de  leurs  exemples.  Pourquoi  faut-il  qu'un  insensé 
préjugé  vienne  changer  les  directions  éternelles  et 
bouleverser  l'harmonie  des  êtres  pensans?  Pour- 
quoi la  vanité  d'un  père  barbare  cache-t-elle  ainsi 
la  lumière  sous  le  boisseau  et  fait-elle  gémir  dans 
les  larmes  des  cœurs  tendres  et  bienfaisans,  nés 
pour  essuyer  celles  d'autrui?  Le  lien  conjugal  n'est- 
il  pas  le  plus  libre  ainsi  que  le  plus  sacré  des  enga- 


LETTRE    II  9 

gemens?  Oui,  toutes  les  lois  qui  le  gênent  sont 
injustes,  tous  les  pères  qui  l'osent  former  ou  rom- 
pre sont  des  tyrans.  Ce  chaste  nœud  de  la  nature 
n'est  soumis  ni  au  pouvoir  souverain  ni  à  l'autorité 
paternelle,  mais  à  la  seule  autorité  du  Père  com- 
mun, qui  sait  commander  aux  cœurs  et  qui,  leur 
ordonnant  de  s'unir,  les  peut  contraindre  à  s'aimer  ' . 
Que  signifie  ce  sacrifice  des  convenances  de  la 
nature  aux  convenances  de  l'opinion?  La  diversité 
de  fortune  et  d'état  s'éclipse  et  se  confond  dans  le 
mariage  :  elle  ne  fait  rien  au  bonheur;  mais  celle 
d'humeur  et  de  caractère  demeure,  et  c'est  par  elle 
qu'on  est  heureux  ou  malheureux.  L'enfant  qui  n'a 
de  règle  que  l'amour  choisit  mal  ;  le  père  qui  n'a  de 
règle  que  l'opinion  choisit  plus  mal  encore.  Qu'une 
fille  manque  de  raison,  d'expérience,  pour  juger  de 
la  sagesse  et  des  mœurs,  un  bon  père  y  doit  sup- 
pléer sans  doute;  son  droit,  son  devoir  même,  est 


I.  11  y  a  des  pays  où  celte  convenance  des  conditions  et 
de  la  fortune  est  tellement  préférée  à  celle  de  la  nature  et 
des  cœurs  qu'il  suffit  que  la  première  ne  s'y  trouve  pas 
pour  empêcher  ou  rompre  les  plus  heureux  mariages,  sans 
égard  pour  l'honneur  perdu  des  infortunées  qui  sont  tous  les 
jours  victimes  de  ces  odieux  préjugés.  J'ai  vu  plaider  au 
parlement  de  Paris  une  cause  célèbre,  où  l'honneur  du  rang 
aitaquoit  insolemment  et  publiquement  l'honnêteté,  le  de- 
voir, la  foi  co.TJugale,  et  où  l'indigne  père  qui  gagna  son 
procès  osa  déshériter  son  fils  pour  n'avoir  pas  voulu  être 
un  malhonnête  homme.  On  ne  -sauroit  dire  à  quel  point, 
dans  ce  pays  si  galant,  les  femmes  sont  tyrannisées  par  les 
lois.  Faut-il  s'étonner  qu'elles  s'en  vengent  si  cruellement 
par  leurs  mœurs? 


10  SECONDE     PARTIE 

de  dire  :  «  Ma  fille,  c'est  un  honnête  homme  »,  ou  : 
«  C'est  un  fripon.  «  —  «  C'est  un  homme  de  sens  », 
ou  :  «  C'est  un  fou.  »  Voilà  les  convenances  dont 
il  doit  connoître;  le  jugement  de  toutes  les  autres 
appartient  à  la  fille.  En  criant  qu'on  troubleroit 
ainsi  l'ordre  de  la  société,  ces  tyrans  le  troublent 
eux-mêmes.  Que  le  rang  se  règle  par  le  mérite  et 
l'union  des  cœurs  par  leur  choix,  voilà  le  véritable 
ordre  social;  ceux  qui  le  règlent  par  la  naissance 
ou  par  les  richesses  sont  les  vrais  perturbateurs  de 
cet  ordre,  ce  sont  ceux-là  qu'il  faut  décrier  ou 
punir. 

Il  est  donc  de  la  justice  universelle  que  ces  abus 
soient  redressés;  il  est  du  devoir  de  l'homme  de 
s'opposer  à  la  violence,  de  concourir  à  l'ordre;  et, 
s'il  m'étoit  possible  d'unir  ces  deux  amans  en  dépit 
d'un  vieillard  sans  raison,  ne  doutez  pas  que  je 
n'achevasse  en  cela  l'ouvrage  du  Ciel,  sans  m'em- 
barrasser  de  l'approbation  des  hommes. 

Vous  êtes  plus  heureuse,  aimable  Claire  :  vous 
avez  un  père  qui  ne  prétend  point  savoir  mieux 
que  vous  en  quoi  consiste  votre  bonheur.  Ce  n'est 
peut-être  ni  par  de  grandes  vues  de  sagesse,  ni  par 
une  tendresse  excessive,  qu'il  vous  rend  ainsi  maî- 
tresse de  votre  sort;  mais  qu'importe  la  cause  si 
l'effet  est  le  même,  et  si,  dans  la  liberté  qu'il  vous 
laisse,  l'indolence  lui  tient  lieu  de  raison?  Loin 
d'abuser  de  cette  liberté,  le  choix  que  vous  avez 
fait  à  vingt  ans  auroit  l'approbation  du  plus  sage 


L  ETTRE   II  11 

père.  Votre  cœur,  absorbé  par  une  amitié  qui  n'eut 
jamais  d'égale,  a  gardé  peu  de  place  aux  feux  de 
l'amour;  vous  leur  substituez  tout  ce  qui  peut  y 
suppléer  dans  le  mariage  :  moins  amante  qu'amie, 
si  vous  n'êtes  la  plus  tendre  épouse,  vous  serez  la 
plus  vertueuse,  et  cette  union  qu'a  formée  la  sa- 
gesse doit  croître  avec  l'âge  et  durer  autant  qu'elle. 
L'impulsion  du  cœur  est  plus  aveugle,  mais  elle 
est  plus  invincible  :  c'est  le  moyen  de  se  perdre 
que  de  se  mettre  dans  la  nécessité  de  lui  résister. 
Heureux  ceux  que  l'amour  assortit  comme  auroit 
fait  la  raison,  et  qui  n'ont  point  d'obstacle  à  vaincre 
et  de  préjugés  à  combattre  !  Tels  seroient  nos  deux 
amans  sans  l'injuste  résistance  d'un  père  entêté. 
Tels  malgré  lui  pourroient-ils  être  encore,  si  l'un 
des  deux  étoit  bien  conseillé. 

L'exemple  de  Julie  et  le  vôtre  montrent  égale- 
ment que  c'est  aux  époux  seuls  à  juger  s'ils  se  con- 
viennent. Si  l'amour  ne  règne  pas,  la  raison  choi- 
sira seule  :  c'est  le  cas  où  vous  êtes;  si  l'amour 
règne,  la  nature  a  déjà  choisi  :  c'est  celui  de  Julie. 
Telle  est  la  loi  sacrée  de  la  nature,  qu'il  n'est  pas 
permis  à  l'homme  d'enfreindre,  qu'il  n'enfreint  ja- 
mais impunément,  et  que  la  considération  des  états 
et  des  rangs  ne  peut  abroger  qu'il  n'en  coûte  des 
malheurs  et  des  crimes. 

Quoique  l'hiver  s'avance  et  que  j'aie  à  me  ren- 
dre à  Rome,  je  ne  quitterai  point  l'ami  que  j'ai 
sous  ma  garde  que  je  ne  voie  son  àme  dans  un  état 


n  SECONDE     PARTIE 

de  consistance  sur  leeiuel  je  puisse  compter.  C'est 
un  dc[>ôt  qui  m'est  cher  par  son  prix,  et  parce  que 
vous  me  l'avez  confié.  Si  je  ne  puis  faire  qu'il  soit 
heureux,  je  tâcherai  de  faire  au  moins  qu'il  soit 
sage  et  qu'il  porte  en  homme  les  maux  de  l'huma- 
nité. J'ai  résolu  de  passer  ici  une  quinzaine  de 
jours  avec  lui,  durant  lesquels  j'espère  que  nous 
recevrons  des  nouvelles  de  Julie  et  des  vôtres,  et 
que  vous  m'aiderez  toutes  deux  à  mettre  quelque 
appareil  sur  les  blessures  de  ce  cœur  malade,  qui 
ne  peut  encore  écouter  la  raison  que  par  l'organe 
du  sentiment. 

Je  joins  ici  une  lettre  pour  votre  amie  :  ne  la 
confiez,  je  vous  prie,  à  aucun  commissionnaire, 
mais  remettez-la  vous-même. 


FRAGMENS 

.1  OINTS     A     LA     LETTRE     l'RÉCFDENTE 
I 

Pourquoi  n'ai-je  pu  vous  voir  avant  mon  départ  ? 
Vous  avez  craint  que  je  n'expirasse  en  vous  quit- 
tant! Cœur  pitoyable,  rassurez-vous  :  je  me  porte 
bien...  je  ne  souffre  pas...  je  vis  encore...  je 
pense  à  vous...  je  pense  au  temps  où  je  vous  fus 
cher...  J'ai  le  cœur  un  peu  serré...  La  voiture  m'é- 


F  F<  A  G  Ni  E  N  s 


i3 


tûurdil...  Je  me  trouve  abattu...  Je  ne  pourrai 
longtemps  vous  écrire  aujourd'hui.  Demain  peut- 
être  aurai-je  plus  de  force...  ou  n'en  aurai-je 
plus  besoin... 

II 

Où  m'entraînent  ces  chevaux  avec  tant  de  vi- 
tesse ?  Où  me  conduit  avec  tant  de  zèle  cet  homme 
qui  se  dit  mon  ami?  Est-ce  loin  de  toi,  Julie?  Est- 
ce  par  ton  ordre?  Est-ce  en  des  lieux  où  tu  n'es 
pas?...  Ah!  fille  insensée  !...  je  mesure  des  yeux  le 
chemin  c(ue  je  parcours  si  rapidement.  D'où  viens- 
je?  où  vais-je?  et  pourcjuoi  tant  de  diligence? 
Avez-vous  peur,  cruels,  c|ue  je  ne  coure  pas  assez 
tôt  à  ma  perte?  O  amitié!  ô  amour!  est-ce  là  votre 
accord?  sont-ce  là  vos  bienfaits?... 


III 


As-tu  bien  consulté  ton  cœur  en  me  chassant 
avec  tant  de  violence?  As-tu  pu,  dis,  Julie,  as-tu 
pu  renoncer  pour  jamais...?  Non,  non,  ce  tendre 
cœur  m'aime,  je  le  sais  bien.  Malgré  le  sort,  mal- 
gré lui-même,  il  m'aimera  jusqu'au  tombeau...  Je 
le  vois,  tu  t'es  laissé  suggérer'...  Quel  repentir 
éternel  tu  te  prépares  !...  Hélas  !  il  sera  trop  tard... 


1.  La  suite  nionue  que   ses   soupçons  tomboicnt  sur  my- 
lord  Edouaifl,  et  que  Clairt'  les  a  pris  pour  elle. 


14  SECONDE     PARTIE 

Quoi!  lu  pourrois  oublier...  Quoi!  je  t'aurois  mal 
connue!...  Ah!  songe  à  toi,  songe  à  moi,  songe 
à...  Écoute,  il  en  est  temps  encore...  Tu  m'as 
chassé  avec  barbaiie.  Je  fuis  plus  vite  que  le  vent... 
Dis  un  mot,  un  seul  mot,  et  je  reviens  plus  prompt 
cjue  l'éclair.  Dis  un  mot,  et  pour  jamais  nous 
sommes  unis.  Nous  devons  l'être...  nous  le  se- 
rons... Ah!  l'air  emporte  mes  plaintes!...  Et  ce- 
pendant je  fuis!  je  vais  vivre  et  mourir  loin  d'elle... 
Vivre  loin  d'elle  !... 


LETTRE   III 

De  mylord  Edouard  à  Julie. 

Votre  cousine  vous  dira  des  nouvelles  de  votre 
ami.  Je  crois  d'ailleurs  qu'il  vous  écrit  par  cet  or- 
dinaire. Commencez  par  satisfaire  là-dessus  votre 
empressement,  pour  lire  ensuite  posément  cette 
lettre,  car  je  vous  préviens  que  son  sujet  demande 
toute  votre  attention. 

Je  connois  les  hommes;  j'ai  vécu  beaucoup  en 
peu  d'années;  j'ai  acquis  une  grande  expérience  à 
mes  dépens,  et  c'est  le  chemin  des  passions  qui 
m'a  conduit  à  la  philosophie.  Mais  de  tout  ce  que 
j'ai  observé  jusqu'ici,  je  n'ai  rien  vu  de  si  extraor- 
dinaire que  vous  et  votre  amant.  Ce  n'est  pas  que 
vous  ayez  ni  l'un  ni  l'autre  un  caractère  marqué 


LETTRE   m  i5 

dont  on  puisse  au  premier  coup  d'œil  assigner  les 
différences,  et  il  se  pourroit  bien  que  cet  embarras 
de  vous  définir  vous  fît  prendre  pour  des  âmes 
communes  par  un  observateur  superficiel.  Mais 
c'est  cela  même  qui  vous  distingue  qu'il  est  im- 
possible de  vous  distinguer,  et  que  les  traits  du 
modèle  commun,  dont  quelqu'un  manque  toujours 
à  chaque  individu,  brillent  tous  également  dans 
les  vôtres.  Ainsi  chaque  épreuve  d'une  estampe  a 
ses  défauts  particuliers  qui  lui  servent  de  caractère; 
et,  s'il  en  vient  une  qui  soit  parfaite,  quoiqu'on  la 
trouve  belle  au  premier  coup  d'œil,  il  faut  la  con- 
sidérer longtemps  pour  la  reconnoître.  La  pre- 
mière fois  que  je  vis  votre  amant,  je  fus  frappé 
d'un  sentiment  nouveau  qui  n'a  fait  qu'augmenter 
de  jour  en  jour,  à  mesure  que  la  raison  l'a  justifié. 
A  votre  égard,  ce  fut  tout  autre  chose  encore,  et 
ce  sentiment  fut  si  vif  que  je  me  trompai  sur  sa 
nature.  Ce  n'étoit  pas  tant  la  différence  des  sexes 
qui  produisoit  cette  impression,  qu'un  caractère 
encore  plus  marqué  de  perfection  que  le  cœur 
sent,  même  indépendamment  de  l'amour.  Je  vois 
bien  ce  que  vous  seriez  sans  votre  ami,  je  ne  vois 
pas  de  même  ce  qu'il  seroit  sans  vous;  beaucoup 
d'hommes  peuvent  lui  ressembler,  mais  il  n'y  a 
qu'une  Julie  au  monde.  Après  un  tort  que  je  ne 
me  pardonnerai  jamais,  votre  lettre  vint  m'éclairer 
sur  mes  vrais  sentimens  :  je  connus  que  je  n'étois 
point  jaloux,  ni  par  conséquent  amoureux;  je  con- 


ifi  SECONDE    PARTIE 

nus  que  vous  étiez  trop  aimable  pour  moi  :  il  vous 
faut  les  prémices  d'une  âme,  et  la  mienne  ne  seroit 
pas  digne  de  vous. 

Dès  ce  moment,  je  pris  pour  votre  bonheur  mu- 
tuel un  tendre  intérêt  qui  ne  s'éteindra  point. 
Cro^'ant  lever  toutes  les  difficultés,  je  fis  auprès  de 
votre  père  une  démarche  indiscrète,  dont  le  mau- 
vais succès  n'est  qu'une  raison  de  plus  pour  exciter 
mon  zèle.  Daignez  m'écouter,  et  je  puis  réparer 
encore  tout  le  mal  que  je  vous  ai  fait. 

Sondez  bien  votre  cœur,  ô  Julie!  et  voyez  s'il 
vous  est  possible  d'éteindre  le  feu  dont  il  est  dé- 
voré. Il  fut  un  temps  peut-être  où  vous  pouviez 
en  arrêter  le  progrès;  mais  si  Julie,  pure  et  chaste, 
a  pourtant  succombé,  comment  se  relèvera-t-elle 
après  sa  chute?  comment  résistera-t-elle  à  l'amour 
vainqueur,  et  armé  de  la  dangereuse  image  de  tous 
les  plaisirs  passés?  Jeune  amante,  ne  vous  en  im- 
posez plus ,  et  renoncez  à  la  confiance  qui  vous  a 
séduite;  vous  êtes  perdue  s'il  faut  combattre  en- 
core :  vous  serez  avilie  et  vaincue,  et  le  sentiment 
de  votre  honte  étouffera  par  degrés  toutes  vos  ver- 
tus. L'amour  s'est  insinué  trop  avant  dans  la  sub- 
stance de  votre  âme  pour  que  vous  puissiez  jamais 
l'en  chasser;  il  en  renforce  et  pénètre  tous  les 
traits  comme  une  eau  forte  et  corrosive;  vous  n'en 
effacerez  jamais  la  profonde  impression  sans  effa- 
cer à  la  fois  tous  les  sentimens  exquis  que  vous  re- 
çûtes de  la  nature;  et  quand  il  ne  vous  restera  plus 


LETTRE   111  17 

d'amour,  il  ne  vous  restera  plus  rien  d'estimable. 
Qu'avez-vous  donc  maintenant  à  faire,  ne  pou- 
vant plus  changer  l'état  de  votre  cœur?  Une  seule 
chose,  Julie,  c'est  de  le  rendre  légitime.  Je  vais 
vous  proposer  pour  cela  l'unique  moyen  qui  vous 
reste;  profitez-en,  tandis  qu'il  est  temps  encore  : 
rendez  à  l'innocence  et  à  la  vertu  cette  sublime 
raison  dont  le  Ciel  vous  fit  dépositaire,  ou  craignez 
d'avilir  à  jamais  le  plus  précieux  de  ses  dons. 

J'ai  dans  le  duché  d'York  une  terre  assez  consi- 
dérable, qui  fut  longtemps  le  séjour  de  mes  ancê- 
tres. Le  château  est  ancien,  mais  bon  et  commode; 
les  environs  sont  solitaires,  mais  agréables  et  va- 
riés. La  rivière  d'Ouse,  qui  passe  au  bout  du  parc, 
offre  à  la  fois  une  perspective  charmante  à  la  vue 
et  un  débouché  facile  aux  denrées.  Le  produit  de 
la  terre  suffit  pour  l'honnête  entretien  du  maître 
et  peut  doubler  sous  ses  yeux.  L'odieux  préjugé 
n'a  point  d'accès  dans  cette  heureuse  contrée  ;  l'ha- 
bitant paisible  y  conserve  encore  les  moeurs  sim- 
ples des  premiers  temps,  et  l'on  y  trouve  une  image 
du  Valais,  décrit  avec  des  traits  si  touchans  par  la 
plume  de  votre  ami.  Cette  terre  est  à  vous,  Julie, 
si  vous  daignez  l'habiter  avec  lui  ;  et  c'est  là  que 
vous  pourrez  accomplir  ensemble  tous  les  tendres 
souhaits  par  où  finit  la  lettre  dont  je  parle. 

Venez,  modèle  unique  des  vrais  amans,  venez, 
couple  aimable  et  fidèle,  prendre  possession  d'un 
lieu  fait  pour  servir  d'asile  à  l'amour  et  à  l'inno- 
Noui'clk  Héloïsc.    H.  3 


i8  SECONDE     PARTIE 

cence;  venez  y  serrer,  à  la  face  du  ciel  et  des 
hommes,  le  doux  nœud  qui  vous  unit;  venez  ho- 
norer de  l'exemple  de  vos  vertus  un  pays  où  elles 
seront  adorées,  et  des  gens  simples  portés  à  les 
imiter.  Puissiez-vous,  en  ce  lieu  tranquille,  goûter 
à  jamais,  dans  les  sentimens  qui  vous  unissent,  le 
bonheur  des  âmes  pures!  Puisse  le  Ciel  y  bénir  vos 
chastes  feux  d'une  famille  qui  vous  ressemble! 
Puissiez-vous  y  prolonger  vos  jours  dans  une  hono- 
rable vieillesse,  et  les  terminer  enfin  paisiblement 
dans  les  bras  de  vos  enfans!  Puissent  nos  neveux, 
en  parcourant  avec  un  charme  secret  ce  monument 
de  la  félicité  conjugale,  dire  un  jour,  dans  l'atten- 
drissement de  leur  cœur  :  «  Ce  fut  ici  l'asile  de 
l'innocence,  ce  fut  ici  la  demeure  des  deux  amans  !  » 
Votre  sort  est  en  vos  mains,  Julie.  Pesez  atten- 
tivement la  proposition  que  je  vous  fais,  et  n'en 
examinez  que  le  fond  :  car  d'ailleurs  je  me  charge 
d'assurer  d'avance  et  irrévocablement  votre  ami  de 
l'engagement  que  je  prends.  Je  me  charge  aussi 
de  la  sûreté  de  votre  départ  et  de  veiller  avec  lui  à 
celle  de  votre  personne  jusqu'à  votre  arrivée.  Là, 
vous  pourrez  aussitôt  vous  marier  publiquement 
sans  obstacle,  car,  parmi  nous,  une  fille  nubile  n'a 
nul  besoin  du  consentement  d'autrui  pour  disposer 
d'elle-même.  Nos  sages  lois  n'abrogent  point 
celles  de  la  nature;  et,  s'il  résulte  de  cet  heureux 
accord  quelques  inconvéniens,  ils  sont  beaucoup 
moindres    que    ceux   qu'il    prévient.  J'ai    laissé  à 


LETTRE    m  19 

Vevay  mon  valet  de  chambre,  homme  de  confiance, 
brave,  prudent,  et  d'une  fidélité  à  toute  épreuve. 
Vous  pourrez  aisément  vous  concerter  avec  lui,  de 
bouche  ou  par  écrit,  à  l'aide  de  Regianino ,  sans 
que  ce  dernier  sache  de  quoi  il  s'agit.  Quand  il 
sera  temps,  nous  partirons  pour  vous  aller  joindre, 
et  vous  ne  quitterez  la  maison  paternelle  que  sous 
la  conduite  de  votre  époux. 

Je  vous  laisse  à  vos  réflexions;  mais,  je  le  ré- 
pète, craignez  l'erreur  des  préjugés  et  la  séduction 
des  scrupules,  qui  mènent  souvent  au  vice  par  le 
chemin  de  l'honneur.  Je  prévois  ce  qui  vous  arri- 
vera si  vous  rejetez  mes  offres  :  la  tyrannie  d'un 
père  intraitable  vous  entraînera  dans  l'abîme ,  que 
vous  ne  connoîtrez  qu'après  la  chute.  Votre  ex- 
trême douceur  dégénère  quelquefois  en  timidité  : 
vous  serez  sacrifiée  à  la  chimère  des  conditions  '. 
Il  faudra  contracter  un  engagement  désavoué  par 
le  cœur.  L'approbation  publique  sera  démentie  in- 
cessamment par  le  cri  de  la  conscience;  vous  serez 
honorée  et  méprisable  :  il  vaut  mieux  être  oubliée 
et  vertueuse. 

P.  S.  Dans  le  doute  de  votre  résolution,  je  vous 
écris  à  l'insu  de  notre  ami,  de  peur  qu'un  refus  de 


i.  La  chimère  des  conditions!  C'est  un  pair  d'Angleierre 
qui  parle  ainsi  !  et  tout  ceci  ne  seroit  pas  une  fiction  !  Lec- 
teur, qu'en  diies-vous? 


20  SECONDE    PARTIE 

votre  part  ne  vînt  détruire  en  un  instant  tout  l'ef- 
fet de  mes  soins. 


LETTRE    IV 
De  Julie  à   Claire. 

Oh  !  ma  chère,  dans  quel  trouble  tu  m'as  laissée 
hier  au  soir!  et  quelle  nuit  j'ai  passée  en  rêvant  à 
cette  fatale  lettre  !  Non,  jamais  tentation  plus  dan- 
gereuse ne  vint  assaillir  mon  cœur;  jamais  je  n'é- 
prouvai de  pareilles  agitations,  et  jamais  je  n'a- 
perçus moins  le  moyen  de  les  apaiser.  Autrefois, 
une  certaine  lumière  de  sagesse  et  de  raison  diri- 
geoit  ma  volonté;  dans  toutes  les  occasions  em- 
barrassantes, je  discernois  d'abord  le  parti  le  plus 
honnête  et  le  prenois  à  l'instant.  Maintenant,  avi- 
lie et  toujours  vaincue,  je  ne  fais  que  flotter  entre 
des  passions  contraires;  mon  foible  cœur  n'a  plus 
que  le  choix  de  ses  fautes;  et  tel  est  mon  déplo- 
rable aveuglement  que,  si  je  viens  par  hasard  à 
prendre  le  meilleur  parti,  la  vertu  ne  m'aura  point 
guidée,  et  je  n'en  aurai  pas  moins  de  remords. 
Tu  sais  quel  époux  mon  père  me  destine;  tu  sais 
quels  liens  l'amour  m'a  donnés.  Veux-je  être  ver- 
tueuse? l'obéissance  et  la  foi  m'imposent  des  de- 
voirs opposés.  Veux-je  suivre  le  penchant  de  mon 


LETTRE    IV  21 

cœur?  qui  préférer,  d'un  amant  ou  d'un  père? 
Hélas!  en  écoutant  l'amour  ou  la  nature,  je  ne 
puis  éviter  de  mettre  l'un  ou  l'autre  au  désespoir; 
en  me  sacrifiant  au  devoir,  je  ne  puis  éviter  de 
commettre  un  crime,  et,  quelque  parti  que  je 
prenne,  il  faut  que  je  meure  à  la  fois  malheureuse 
et  coupable. 

Ah!  chère  et  tendre  amie!  toi  qui  fus  toujours 
mon  unique  ressource  et  qui  m'as  tant  de  fois  sauvée 
de  la  mort  et  du  désespoir,  considère  aujourd'hui 
l'horrible  état  de  mon  âme  et  vois  si  jamais  tes  se- 
courables  soins  me  furent  plus  nécessaires.  Tu  sais 
si  tes  avis  sont  écoutés;  tu  sais  si  tes  conseils  sont 
suivis;  tu  viens  de  voir,  au  prix  du  bonheur  de  ma 
vie,  si  je  sais  déférer  aux  leçons  de  l'amitié  :  prends 
donc  pitié  de  l'accablement  où  tu  m'as  réduite; 
achève,  puisque  tu  as  commencé;  supplée  à  mon 
courage  abattu;  pense  pour  celle  qui  ne  pense  plus 
que  par  toi.  Enfin,  tu  lis  dans  ce  cœur  qui  t'aime, 
tu  le  connois  mieux  que  moi  :  apprends-moi  donc 
ce  que  je  veux  et  choisis  à  ma  place,  quand  je  n'ai 
plus  la  force  de  vouloir  ni  la  raison  de  choisir. 

Relis  la  lettre  de  ce  généreux  Anglois,  relis-la 
mille  fois,  mon  ange.  Ah!  laisse-toi  toucher  au 
tableau  charmant  du  bonheur  que  l'amour,  la  paix, 
la  vertu,  peuvent  me  promettre  encore!  Douce  et 
ravissante  union  des  âmes,  délices  inexprimables 
même  au  sein  des  remords,  dieux!  que  seriez-vous 
pour  mon  cœur  au  sein  de  la  foi  conjugale  !  Quoi  ! 


î3  SECONDE     PARTIE 

le  bonheur  et  l'innocence  seroient  encore  en  mon 
pouvoir!  Quoi!  je  pourrois  expirer  d'amour  et  de 
joie  entre  un  époux  adoré  et  les  chers  gages  de  sa 
tendresse!...  Et  j'hésite  un  seul  moment!  et  je  ne 
vole  pas  réparer  ma  faute  dans  les  bras  de  celui 
qui  me  la  fit  commettre!  et  je  ne  suis  pas  déjà 
femme  vertueuse  et  chaste  mère  de  famille!... 
Oh!  que  les  auteurs  de  mes  jours  ne  peuvent-ils 
me  voir  sortir  de  mon  avilissement!  que  ne  peu- 
vent-ils être  témoins  de  la  manière  dont  je  saurai 
remplir  à  mon  tour  les  devoirs  sacrés  qu'ils  ont 
remplis  .envers  moi!...  Et  les  tiens,  fille  ingrate 
et  dénaturée,  qui  les  remplira  près  d'eux,  tandis 
que  tu  les  oublies?  Est-ce  en  plongeant  le  poi- 
gnard dans  le  sein  d'une  mère  que  tu  te  prépares 
à  le  devenir?  Celle  qui  déshonore  sa  famille  ap- 
prendra-t-elle  à  ses  enfans  à  l'honorer?  Digne 
objet  de  l'aveugle  tendresse  d'un  père  et  d'une 
mère  idolâtres,  abandonne-les  au  regret  de  t'avoir 
fait  naître;  couvre  leurs  vieux  jours  de  douleur  et 
d'opprobre...  et  jouis,  si  tu  peux,  d'un  bonheur 
acquis  à  ce  prix! 

Mon  Dieu,  que  d'horreurs  m'environnent! 
Quitter  furtivement  son  pays,  déshonorer  sa  fa- 
mille, abandonner  à  la  fois  père,  mère,  amis,  pa- 
rens,  et  toi-même!  et  toi,  ma  douce  amie!  et  toi, 
la  bien-aimée  de  mon  cœur!  toi  dont  à  peine, 
dès  mon  enfance,  je  puis  rester  éloignée  un  seul 
jour,  te  fuir,  te  quitter,  te  perdre,  ne  te  plus  voir... 


LETTRE   IV 


23 


Ah!  non!  que  jamais...  Qiie  de  tourmens  déchi- 
rent ta  malheureuse  amie!  Elle  sent  à  la  fois  tous 
les  maux  dont  elle  a  le  choix,  sans  qu'aucun  des 
biens  qui  lui  resteront  la  console.  Hélas!  je  m'é- 
gare. Tant  de  combats  passent  ma  force  et  trou- 
blent ma  raison;  je  perds  à  la  fois  le  courage  et 
le  sens.  Je  n'ai  plus  d'espoir  qu'en  toi  seule.  Ou 
choisis,  ou  laisse-moi  mourir. 


LETTRE   V 

RÉPONSE 


Tes  perplexités  ne  sont  que  trop  bien  fondées, 
ma  chère  Julie;  je  les  ai  prévues  et  n'ai  pu  les 
prévenir;  je  les  sens  et  ne  puis  les  apaiser;  et  ce 
que  je  vois  de  pire  dans  ton  état,  c'est  que  per- 
sonne ne  peut  t'en  tirer  que  toi-même.  Quand  il 
s'agit  de  prudence,  l'amitié  vient  au  secours  d'une 
âme  agitée;  s'il  faut  choisir  le  bien  ou  le  mal,  la 
passion,  qui  les  méconnoît,  peut  se  taire  devant  un 
conseil  désintéressé.  Mais  ici ,  quelque  parti  que 
tu  prennes,  la  nature  l'autorise  et  le  condamne,  la 
raison  le  blâme  et  l'approuve,  le  devoir  se  tait  ou 
s'oppose  à  lui-même  :  les  suites  sont  également  à 
craindre  de  part  et  d'autre.  Tu  ne  peux  ni  rester 
indécise  ni  bien  choisir;   tu  n'as  que  des  peines  à 


24  SECONDE     PARTIE 

comparer,  et  ton  cœur  seul  en  esi  le  juge.  Pour 
moi,  l'importance  de  la  délibération  m'épouvante 
et  son  effet  m'attriste.  Quelque  sort  que  tu  pré- 
fères, il  sera  toujours  peu  digne  de  toi  ;  et,  ne  pou- 
vant ni  te  montrer  un  parti  qui  te  convienne,  ni  te 
conduire  au  vrai  bonheur,  je  n'ai  pas  le  courage 
de  décider  de  ta  destinée.  Voici  le  premier  refus 
que  tu  reçus  jamais  de  ton  amie,  et  je  sens  bien, 
par  ce  qu'il  me  coûte,  que  ce  sera  le  dernier;  mais 
je  te  trahirois  en  voulant  te  gouverner  dans  un  cas 
où  la  raison  même  s'impose  silence  et  oîi  la  seule 
règle  à  suivre  est  d'écouter  ton  propre  penchant. 

Ne  sois  pas  injuste  envers  moi,  ma  douce  amie, 
et  ne  me  juge  point  avant  le  temps.  Je  sais  qu'il 
est  des  amitiés  circonspectes  qui,  craignant  de  se 
compromettre,  refusent  des  conseils  dans  les  occa- 
sions difficiles,  et  dont  la  réserve  augmente  avec  le 
péril  des  amis.  Ah  !  tu  vas  connoître  si  ce  cœur 
qui  t'aime  connoît  ces  timides  précautions!  Souffre 
qu'au  lieu  de  te  parler  de  tes  affaires,  je  te  parle 
un  instant  des  miennes. 

N'as-tu  jamais  remarqué,  mon  ange,  à  quel 
point  tout  ce  qui  t'approche  s'attache  à  toi?  Qu'un 
père  et  une  mère  chérissent  une  fille  unique,  il  n'y 
a  pas,  je  le  sais,  de  quoi  s'en  fort  étonner;  qu'un 
jeune  homme  ardent  s'enflamme  pour  un  objet  ai- 
mable, cela  n'est  pas  plus  extraordinaire;  mais 
qu'à  l'âge  mûr,  un  homme  aussi  froid  que  M.  de 
Wolmar  s'attendrisse  en  te  voyant  pour  la  pre- 


LETTRE    V  2l 

mière  fois  de  sa  vie;  que  toute  une  famille  t'ido- 
lâtre unanimement;  que  tu  sois  chère  à  mon  père, 
cet  homme  si  peu  sensible,  autant  et  plus  peut- 
être  que  ses  propres  enfans;  que  les  amis,  les 
connoissances,  les  domestiques,  les  voisins,  et  toute 
une  ville  entière,  t'adorent  de  concert  et  prennent 
à  toi  le  plus  tendre  intérêt,  voilà,  ma  chère,  un 
concours  moins  vraisemblable;  et  qui  n'auroit  point 
lieu  s'il  n'avoit  en  ta  personne  quelque  cause  par- 
ticulière. Sais-tu  bien  quelle  est  cette  cause?  Ce 
n'est  ni  ta  beauté,  ni  ton  esprit,  ni  ta  grâce,  ni 
rien  de  tout  ce  qu'on  entend  par  le  don  de  plaire; 
mais  c'est  cette  âme  tendre  et  cette  douceur  d'at- 
tachement qui  n'a  point  d'égale;  c'est  le  don 
d'aimer,  mon  enfant,  qui  te  fait  aimer.  On  peut 
résister  à  tout,  hors  à  la  bienveillance,  et  il  n'y  a 
point  de  moyen  plus  sûr  d'acquérir  l'affection  des 
autres  que  de  leur  donner  la  sienne.  Mille  femmes 
sont  plus  belles  que  toi,  plusieurs  ont  autant  de 
grâces;  toi  seule  as,  avec  les  grâces,  je  ne  sais 
quoi  de  plus  séduisant  qui  ne  plaît  pas  seulement, 
mais  qui  touche  et  qui  fait  voler  tous  les  coeurs 
au-devant  du  tien.  On  sent  que  ce  tendre  cœur 
ne  demande  qu'à  se  donner,  et  le  doux  sentiment 
qu'il  cherche  le  va  chercher  à  son  tour. 

Tu  vois,  par  exemple,  avec  surprise  l'incroyable 
affection  de  mylord  Edouard  pour  ton  ami;  tu 
vois  son  zèle  pour  ton  bonheur  ;  tu  reçois  avec 
admiration  ses  offres  généreuses;  tu  les  attribues 


26  SECONDE    PARTIE 

à  la  seule  veitu  :  et  ma  Julie  de  s'attendrir  !  Er- 
reur, abus,  charmante  cousine!  A  Dieu  ne  plaise 
que  j'atténue  les  bienfaits  de  m.ylord  Edouard  et 
que  je  déprise  sa  grande  âme!  Mais,  crois-moi, 
ce  zèle,  tout  pur  qu'il  est,  seroit  moins  ardent  si, 
dans  la  même  circonstance,  il  s'adressoit  à  d'autres 
personnes.  C'est  ton  ascendant  invincible  et  celui 
de  ton  ami  qui,  sans  même  qu'il  s'en  aperçoive, 
le  déterminent  avec  tant  de  force  et  lui  font  faire 
par  attachement  ce  qu'il  croit  ne  faire  que  par 
honnêteté. 

Voilà  ce  qui  doit  arriver  à  toutes  les  âmes  d'une 
certaine  trempe;  elles  transforment,  pour  ainsi 
dire,  les  autres  en  elles-mêmes;  elles  ont  une 
sphère  d'activité  dans  laquelle  rien  ne  leur  résiste  : 
on  ne  peut  les  connoître  sans  les  vouloir  imiter, 
et  de  leur  sublime  élévation  elles  attirent  à  elles 
tout  ce  qui  les  environne.  C'est  pour  cela,  ma 
chère,  que  ni  toi  ni  ton  ami  ne  connoîtrez  peut- 
être  jamais  les  hommes  :  car  vous  les  verrez  bien 
plus  comme  vous  les  ferez  que  comme  ils  seront 
d'eux-mêmes.  Vous  donnerez  le  ton  à  tous  ceux 
qui  vivront  avec  vous;  ils  vous  fuiront  ou  vous 
deviendront  semblables,  et  tout  ce  que  vous  aurez 
vu  n'aura  peut-être  rien  de  pareil  dans  le  reste  du 
monde. 

Venons  maintenant  à  moi,  cousine,  à  moi 
qu'un  même  sang,  un  même  âge,  et  surtout 
une  parfaite  conformité   de  goûts  et   d'humeurs. 


LETTRE   V  27 

avec  des  tempéramens  contraires,  unit  à  toi  dès 
l'enfance. 

Congiunti  eran  gl'  alberghi. 
Ma  più  congiunti  i  cori  : 
Conforme  era  l'  etate. 
Ma  'l  pensier  più  conforme. 

Que  penses-tu  qu'ait  produit  sur  celle  qui  a 
passé  sa  vie  avec  toi  cette  charmante  influence 
qui  se  fait  sentir  à  tout  ce  qui  t'approche?  Crois-tu 
qu'il  puisse  ne  régner  entre  nous  qu'une  union 
commune  ?  Mes  yeux  ne  te  rendent-ils  pas  la  douce 
joie  que  je  prends  chaque  jour  dans  les  tiens  en 
nous  abordant?  Ne  lis-tu  pas  dans  mon  cœur 
attendri  le  plaisir  de  partager  tes  peines  et  de 
pleurer  avec  toi  ?  Puis-je  oublier  que,  dans  les 
premiers  transports  d'un  amour  naissant,  l'amitié 
ne  te  fut  point  importune,  et  que  les  murmures  de 
ton  amant  ne  purent  t'engager  à  m'éloigner  de 
toi  et  à  me  dérober  le  spectacle  de  ta  foiblesse  ? 
Ce  moment  fut  critique,  ma  Julie  ;  je  sais  ce  que 
vaut  dans  ton  cœur  modeste  le  sacrifice  d'une 
honte  qui  n'est  pas  réciproque.  Jamais  je  n'eusse 
été  ta  confidente  si  j'eusse  été  ton  amie  à  demi, 
et  nos  âmes  se  sont  trop  bien  senties  en  s'unissant 
pour  que  rien  les  puisse  désormais  séparer. 

Qu'est-ce  qui  rend  les  amitiés  si  tièdes  et  si 
peu  durables  entre  les  femmes,  je  dis  entre  celles 
qui  sauroient  aimer?  Ce  sont  les  intérêts  de  l'a- 
mour, c'est  l'empire  de  la  beauté,  c'est  la  jalousie 


28  SECONDE     PARTIE 

des  conquêtes;  or,  si  rien  de  tout  cela  nous  eût 
pu  diviser,  cette  division  seroit  déjà  faite.  Mais 
quand  mon  cœur  seroit  moins  inepte  à  l'amour, 
quand  j'ignorerois  que  vos  feux  sont  de  nature  à 
ne  s'éteindre  qu'avec  la  vie,  ton  amant  est  mon 
ami,  c'est-à-dire  mon  frère;  et  qui  vit  jamais  finir 
par  l'amour  une  véritable  amitié  ?  Pour  M.  d'Orbe, 
assurément  il  aura  longtemps  à  se  louer  de  tes 
sentimens  avant  que  je  songe  à  m'en  plaindre,  et 
je  ne  suis  pas  plus  tentée  de  le  retenir  par  force 
que  toi  de  me  l'arracher.  Eh  !  mon  enfant,  plût 
au  Ciel  qu'au  prix  de  son  attachement  je  te  pusse 
guérir  du  tien  !  je  le  garde  avec  plaisir,  je  le  cé- 
derois  avec  joie. 

A  l'égard  des  prétentions  sur  la  figure,  j'en  puis 
avoir  tant  qu'il  me  plaira  ;  tu  n'es  pas  fille  à  me  les 
disputer,  et  je  suis  bien  sûre  qu'il  ne  t'entra  de  tes 
jours  dans  l'esprit  de  savoir  qui  de  nous  deux  est 
la  plus  jolie.  Je  n'ai  pas  été  tout  à  fait  si  indiffé- 
rente ;  je  sais  là-dessus  à  quoi  m'en  tenir,  sans  en 
avoir  le  moindre  chagrin.  Il  me  semble  même  que 
j'en  suis  plus  fière  que  jalouse  :  car  enfin  les 
charmes  de  ton  visage,  n'étant  pas  ceux  qu'il  fau- 
droit  au  mien,  ne  m'ôtent  rien  de  ce  que  j'ai,  et 
je  me  trouve  encore  belle  de  ta  beauté,  aimable 
de  tes  grâces,  ornée  de  tes  talens;  je  me  pare  de 
toutes  tes  perfections,  et  c'est  en  toi  que  je  place 
mon  amour-propre  le  mieux  entendu.  Je  n'aime- 
rois  pourtant  guère  à  faire  peur  pour  mon  compte, 


LETTRE   V  29 

mais  je  suis  assez  jolie  pour  le  besoin  que  j'ai  de 
l'être.  Tout  le  reste  m'est  inutile,  et  je  n'ai  pas 
besoin  d'être  humble  pour  te  céder. 

Tu  t'impatientes  de  savoir  à  quoi  j'en  veux  venir. 
Le  voici  :  je  ne  puis  te  donner  le  conseil  que  tu 
me  demandes,  je  t'en  ai  dit  la  raison;  mais  le 
parti  que  tu  prendras  pour  toi,  tu  le  prendras  en 
même  temps  pour  ton  amie;  et,  quel  que  soit  ton 
destin,  je  suis  déterminée  à  le  partager.  Si  tu  pars, 
je  te  suis;  si  tu  restes,  je  reste  :  j'en  ai  formé 
l'inébranlable  résolution;  je  le  dois,  rien  ne  m'en 
peut  détourner.  Ma  fatale  indulgence  a  causé  ta 
perte,  ton  sort  doit  être  le  mien;  et,  puisque  nous 
fûmes  inséparables  dès  l'enfance,  ma  Julie,  il  faut 
l'être  jusqu'au  tombeau. 

Tu  trouveras,  je  le  prévois,  beaucoup  d'étour- 
derie  dans  ce  projet;  mais,  au  fond,  il  est  plus 
sensé  qu'il  ne  semble,  et  je  n'ai  pas  les  mêmes 
motifs  d'irrésolution  que  toi.  Premièrement,  quant 
à  ma  famille,  si  je  quitte  un  père  facile,  je  quitte 
un  père  assez  indifférent,  qui  laisse  faire  à  ses  en- 
fans  tout  ce  qui  leur  plaît,  plus  par  négligence 
que  par  tendresse  :  car  tu  sais  que  les  affaires  de 
l'Europe  l'occupent  beaucoup  plus  que  les  siennes, 
et  que  sa  fille  lui  est  bien  moins  chère  que  la 
Pragmatique.  D'ailleurs,  je  ne  suis  pas,  comme 
toi,  fille  unique;  et,  avec  les  enfans  qui  lui  reste- 
ront, à  peine  saura-t-il  s'il  lui  en  manque  un. 

J'abandonne  un  mariage  prêt  à  conclure ?Ma/ico 


3o  SECONDE     PARTIE 

maie,  ma  chère;  c'est  à  M.  d'Orbe,  s'il  m'aime, 
à  s'en  consoler.  Pour  moi,  quoique  j'estime  son 
caractère,  que  je  ne  sois  pas  sans  attachement 
pour  sa  personne ,  et  que  je  regrette  en  lui  un 
fort  honnête  homme,  il  ne  m'est  rien  auprès  de 
ma  Julie.  Dis-moi,  mon  enfant,  l'âme  a-t-elle  un 
sexe?  En  vérité,  je  ne  le  sens  guère  à  la  mienne. 
Je  puis  avoir  des  fantaisies,  mais  fort  peu  d'a- 
mour. Un  mari  peut  m'étre  utile,  mais  il  ne  sera 
jamais  pour  moi  qu'un  mari;  et  de  ceux-là,  libre 
encore  et  passable  comme  je  suis,  j'en  puis  trouver 
un  par  tout  le  monde. 

Prends  bien  garde,  cousine,  que,  quoique  je 
n'hésite  point,  ce  n'est  pas  à  dire  que  tu  ne 
doives  point  hésiter,  ni  que  je  veuille  t'insinuer 
de  prendre  le  parti  que  je  prendrai  si  tu  pars.  La 
différence  est  grande  entre  nous,  et  tes  devoirs 
sont  beaucoup  plus  rigoureux  que  les  miens.  Tu 
sais  encore  qu'une  affection  presque  unique  rem- 
plit mon  cœur  et  absorbe  si  bien  tous  les  autres 
sentimens  qu'ils  y  sont  comme  anéantis.  Une 
invincible  et  douce  habitude  m'attache  à  toi  dès 
mon  enfance  ;  je  n'aime  parfaitement  que  toi 
seule,  et,  si  j'ai  quelque  lien  à  rompre  en  te  sui- 
vant, je  m'encouragerai  par  ton  exemple.  Je  me 
dirai  :  «  J'imite  Julie  »,  et  me  croirai  justifiée. 


ILLET  DE  JULIE   A  CLAIRE 


3i 


BILLET    DE    JULIE    A    CLAIRE 

Je  t'entends,  amie  incomparable,  et  je  te  re- 
mercie. Au  moins  une  fois  j'aurai  fait  mon  devoir, 
et  ne  serai  pas  en  tout  indigne  de  toi. 


LETTRE  VI 
De  Julie  à  mylord  Edouard. 

Votre  lettre,  Mylord,  me  pénètre  d'attendris- 
sement et  d'admiration.  L'ami  que  vous  daignez 
protéger  n'y  sera  pas  moins  sensible,  quand  il 
saura  tout  ce  que  vous  avez  voulu  faire  pour  nous. 
Hélas  !  il  n'y  a  que  les  infortunés  qui  sentent  le 
prix  des  âmes  bienfaisantes.  Nous  ne  savons  déjà 
qu'à  trop  de  titres  tout  ce  que  vaut  la  vôtre,  et 
vos  vertus  héroïques  nous  toucheront  toujours, 
mais  elles  ne  nous  surprendront  plus. 

Qu'il  me  seroit  doux  d'être  heureuse  sous  les 
auspices  d'un  ami  si  généreux,  et  de  tenir  de  ses 
bienfaits  le  bonheur  que  la  fortune  m'a  refusé  ! 
Mais,  Mylord,  je  le  vois  avec  désespoir,  elle 
trompe  vos  bons  desseins;  mon  sort  cruel  l'em- 
porte sur  votre  zèle,  et  la  douce  image  des  biens 
que  vous  m'offrez  ne  sert  qu'à  m'en  rendre  la  pri- 


32  SECONDE     TAllTIE 

vation  plus  sensible.  Vous  donnez  une  retraite 
agréable  et  sûre  à  deux  amans  persécutés  ;  vous  y 
rendez  leurs  feux  légitimes,  leur  union  solennelle, 
et  je  sais  que,  sous  votre  garde,  j'échapperois 
aisément  aux  poursuites  d'une  famille  irritée.  C'est 
beaucoup  pour  l'amour;  est-ce  assez  pour  la  féli- 
cité? Non  :  si  vous  voulez  que  je  sois  paisible  et 
contente,  donnez-moi  quelque  asile  plus  sûr  en- 
core, où  l'on  puisse  échapper  à  la  honte  et  au  re- 
pentir. Vous  allez  au-devant  de  nos  besoins,  et, 
par  une  générosité  sans  exemple,  vous  vous  privez, 
pour  notre  entretien,  d'une  partie  des  biens  desti- 
nés au  vôtre.  Plus  riche,  plus  honorée  de  vos 
bienfaits  que  de  mon  patrimoine,  je  puis  tout  re- 
couvrer près  de  vous,  et  vous  daignerez  me  tenir 
lieu  de  père.  Ah  !  Mylord,  serai-je  digne  d'en 
trouver  un,  après  avoir  abandonné  celui  que  m'a 
donné  la  nature? 

Voilà  la  source  des  reproches  d'une  conscience 
épouvantée  et  des  murmures  secrets  qui  déchirent 
mon  cœur.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  j'ai  droit 
de  disposer  de  moi  contre  le  gré  des  auteurs  de 
mes  jours,  mais  si  j'en  puis  disposer  sans  les  affli- 
ger mortellement,  si  je  puis  les  fuir  sans  les  mettre 
au  désespoir.  Hélas  !  il  vaudroit  autant  consulter 
si  j'ai  droit  de  leur  ôter  la  vie.  Depuis  quand  la 
vertu  pèse-l-elle  ainsi  les  droits  du  sang  et  de  la 
nature?  Depuis  quand  un  cœur  sensible  marque- 
t-il  avec   tant  de   soin   les   bornes  de   la    recon- 


LETTRE   VI 


33 


noissance  ?  N'est-ce  pas  être  déjà  coupable  que  de 
vouloir  aller  jusqu'au  point  où  l'on  commence  à 
le  devenir  ?  et  cherche-t-on  si  scrupuleusement  le 
terme  de  ses  devoirs  quand  on  n'est  point  tenté 
de  le  passer?  Qui?  moi?  j'abandonnerois  impi- 
toyablement ceux  par  qui  je  respire,  ceux  qui  me 
conservent  la  vie  qu'ils  m'ont  donnée  et  me  la 
rendent  chère;  ceux  qui  n'ont  d'autre  espoir, 
d'autre  plaisir  qu'en  moi  seule;  un  père  presque 
sexagénaire,  une  mère  toujours  languissante! 
Moi,  leur  unique  enfant,  je  les  laisserois  sans  assis- 
tance dans  la  solitude  et  les  ennuis  de  la  vieillesse, 
quand  il  est  temps  de  leur  rendre  les  tendres  soins 
qu'ils  m'ont  prodigués!  je  livrerois  leurs  derniers 
jours  à  la  honte,  aux  regrets,  aux  pleurs  !  La  ter- 
reur, le  cri  de  ma  conscience  agitée,  me  pein- 
droient  sans  cesse  mon  père  et  ma  mère  expirans 
sans  consolation,  et  maudissant  la  fille  ingrate  qui 
les  délaisse  et  les  déshonore  !  Non,  Mylord,  la 
vertu  que  j'abandonnai  m'abandonne  à  son  tour, 
et  ne  dit  plus  rien  à  mon  cœur;  mais  cette  idée 
horrible  me  parle  à  sa  place;  elle  mesuivroit  pour 
mon  tourment  à  chaque  instant  de  mes  jours,  et 
me  rendroit  misérable  au  sein  du  bonheur.  Enfin, 
si  tel  est  mon  destin  qu'il  faille  livrer  le  reste  de 
ma  vie  aux  remords,  celui-là  seul  est  trop  affreux 
pour  le  supporter;  j'aime  mieux  braver  tous  les 
autres. 

Je  ne  puis  répondre  à  vos  raisons,  je  l'avoue;  je 
Noiirelle  Hcloïse.    II.  5 


34  StCONDE     PARTIE 

n'ai  que  trop  de  penchant  à  les  trouver  bonnes. 
Mais,  Mylord,  vous  n'êtes  pas  marié  :  ne  sentez- 
vous  point  qu'il  faut  être  père  pour  avoir  le  droit 
de  conseiller  les  enfans  d'autrui?  Quant  à  moi, 
mon  parti  est  pris  :  mes  parens  me  rendront  mal- 
heureuse, je  le  sais  bien;  mais  il  me  sera  moins 
cruel  de  gémir  dans  mon  infortune  que  d'avoir 
causé  la  leur,  et  je  ne  déserterai  jamais  la  maison 
paternelle.  Va  donc',  douce  chimère  d'une  âme 
sensible,  félicité  si  charmante  et  si  désirée,  va  te 
perdre  dans  la  nuit  des  songes  :  tu  n'auras  plus 
de  réalité  pour  moi.  Et  vous,  ami  trop  généreux, 
oubliez  vos  aimables  projets,  et  qu'il  n'en  reste  de 
trace  qu'au  fond  d'un  cœur  trop  reconnoissant 
pour  en  perdre  le  souvenir.  Si  l'excès  de  nos  maux 
ne  décourage  point  votre  grande  âme,  si  vos 
généreuses  bontés  ne  sont  point  épuisées,  il  vous 
reste  de  quoi  les  exercer  avec  gloire;  et  celui  que 
vous  honorez  du  titre  de  votre  ami  peut,  par  vos 
soins,  mériter  de  le  devenir.  Ne  jugez  pas  de  lui 
par  l'état  où  vous  le  voyez  :  son  égarement  ne 
vient  point  de  lâcheté,  mais  d'un  génie  ardent  et 
fier  qui  se  roidit  contre  la  fortune.  Il  y  a  souvent 
plus  de  stupidité  que  de  courage  dans  une  con- 
stance apparente;  le  vulgaire  ne  connoît  point  de 
violentes  douleurs,  et  les  grandes  passions  ne  ger- 
ment guère  chez  les  hommes  foibles.  Hélas  !  il  a 
mis  dans  la  sienne  cette  énergie  de  sentimens  qui 
caractérise   les   âmes  nobles,   et  c'est   ce  qui  fait 


LETTRE   VI  B5 

aujourd'hui  ma  honte  et  mon  désespoir.  Myloid, 
daignez  le  croire,  s'il  n'étoit  qu'un  homme  ordi- 
naire, Julie  n'eût  point  péri. 

Non,  non,  cette  affection  secrète  qui  prévint  en 
vous  une  estime  éclairée  ne  vous  a  point  trompé. 
Il  est  digne  de  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  lui 
sans  le  bien  connoître;  vous  ferez  plus  encore, 
s'il  est  possible,  après  l'avoir  connu.  Oui,  soyez 
son  consolateur,  son  protecteur,  son  ami,  son 
père;  c'est  à  la  fois  pour  vous  et  pour  lui  que  je 
vous  en  conjure  :  il  justifiera  votre  confiance,  il 
honorera  vos  bienfaits,  il  pratiquera  vos  leçons,  il 
imitera  vos  vertus,  il  apprendra  de  vous  la  sagesse. 
Ah  !  Mylord,  s'il  devient  entre  vos  mains  tout  ce 
qu'il  peut  être,  que  vous  serez  fier  un  jour  de  votre 
ouvrage  ! 


LETTRE   VII 
De  Julie. 

Et  toi  aussi,  mon  doux  ami  !  et  toi,  l'unique 
espoir  de  mon  cœur,  tu  viens  le  percer  encore 
quand  il  se  meurt  de  tristesse?  J'étois  préparée 
aux  coups  de  la  fortune,  de  longs  pressentimens 
me  les  avoient  annoncés  :  je  les  aurois  supportés 
avec  patience;  mais  toi  pour  qui  je  les  souffre!... 
Ah  !  ceux  qui    me  viennent  de  loi  me  sont  seuls 


36  SECONDE     PARTIE 

insupportables,  et  il  m'est  affreux  de  voir  aggraver 
mes  peines  par  celui  qui  devoit  me  les  rendre 
chères.  Que  de  douces  consolations  je  m'étois 
promises  qui  s'évanouissent  avec  ton  courage  ! 
Combien  de  fois  je  me  flattai  que  ta  force  anime- 
roit  ma  langueur,  que  ton  mérite  effaceroit  ma 
faute,  que  tes  vertus  relcveroient  mon  âme  abat- 
tue !  Combien  de  fois  j'essuyai  mes  larmes  amères 
en  me  disant  :  «  Je  souffre  pour  lui,  mais  il  en  est 
digne;  je  suis  coupable,  mais  il  est  vertueux; 
mille  ennuis  m'assiègent,  mais  sa  constance  me 
soutient,  et  je  trouve  au  fond  de  son  cœur  le 
dédommagement  de  toutes  mes  pertes  !  »  Vain 
espoir  que  la  première  épreuve  a  détruit!  Où  est 
maintenant  cet  amour  sublime  qui  sait  élever  tous 
les  sentimens  et  faire  éclater  la  vertu?  Où  sont  ces 
fières  maximes  ?  Qu'est  devenue  cette  imitation 
des  grands  hommes?  Où  est  ce  philosophe  que  le 
malheur  ne  peut  ébranler,  et  qui  succombe  au 
premier  accident  qui  le  sépare  de  sa  maîtresse? 
Quel  prétexte  excusera  désormais  ma  honte  à  mes 
propres  yeux,  quand  je  ne  vois  plus  dans  celui  qui 
m'a  séduite  qu'un  homme  sans  courage,  amolli 
par  les  plaisirs,  qu'un  cœur  lâche,  abattu  par  les 
premiers  revers,  qu'un  insensé  qui  renonce  à  la 
raison  sitôt  qu'il  a  besoin  d'elle?  O  Dieu!  dans 
ce  comble  d'humiliation  devois-je  me  voir  réduite 
à  rougir  de  mon  choix  aulanl  que  de  ma  foi- 
blcssc  ? 


LETTRE   VII  37 

Regarde  à  quel  point  tu  t'oublies  :  ton  àme 
égarée  et  rampante  s'abaisse  jusqu'à  la  cruauté  ! 
tu  m'oses  faire  des  reproches  !  tu  t'oses  plaindre 
de  moi!...  de  ta  Julie!...  Barbare!...  comment 
tes  remords  n'ont-ils  pas  retenu  ta  main  ?  com- 
ment les  plus  doux  témoignages  du  plus  tendre 
amour  qui  fut  jamais  t'ont-ils  laissé  le  courage  de 
m'outrager?  Ah!  si  tu  pouvois  douter  de  mon 
cœur,  que  le  tien  seroit  méprisable!...  Mais  non, 
tu  n'en  doutes  pas,  tu  n'en  peux  douter,  j'en  puis 
défier  ta  fureur;  et,  dans  cet  instant  même  où  je 
hais  ton  injustice,  tu  vois  trop  bien  la  source  du 
premier  mouvement  de  colère  que  j'éprouvai  de 
ma  vie. 

Peux-tu  t'en  prendre  à  moi  si  je  me  suis  perdue 
par  une  aveugle  confiance,  et  si  mes  desseins  n'ont 
point  réussi  ?  Que  tu  rougirois  de  tes  duretés  si  tu 
connoissois  quel  espoir  m'avoit  séduite,  quels 
projets  j'osai  former  pour  ton  bonheur  et  le  mien, 
et  comment  ils  se  sont  évanouis  avec  toutes  mes 
espérances  !  Quelque  jour,  j'ose  m'en  flatter  en- 
core, tu  pourras  en  savoir  davantage,  et  tes  re- 
grets me  vengeront  alors  de  tes  reproches.  Tu 
sais  la  défense  de  mon  père  ;  tu  n'ignores  pas  les 
discours  publics;  j'en  prévis  les  conséquences,  je 
te  les  fis  exposer,  tu  les  sentis  comme  nous;  et, 
pour  nous  conserver  l'un  à  l'autre,  il  fallut  nous 
soumettre  au  sort  qui  nous  séparoit. 

Je  t'ai  donc  chassé,  comme  tu  l'oses  dire!  Mais 


38  SECONDE    PARTIE 

pour  qui  l'ai- je  fait,  amant  sans  délicatesse? 
Ingrat  !  c'est  pour  un  cœur  bien  plus  honnête 
qu'il  ne  croit  l'être,  et  qui  mourroit  mille  fois 
plutôt  que  de  me  voir  avilie.  Dis-moi,  que  devien- 
dras-tu quand  je  serai  livrée  à  l'opprobe?  Espères- 
tu  pouvoir  supporter  le  spectacle  de  mon  déshon- 
neur? Viens,  cruel,  si  tu  le  crois,  viens  recevoir  le 
sacrifice  de  ma  réputation  avec  autant  de  courage 
que  je  puis  te  l'offrir.  Viens,  ne  crains  pas  d'être 
désavoué  de  celle  à  qui  tu  fus  cher.  Je  suis  prête 
à  déclarer  à  la  face  du  ciel  et  des  hommes  tout  ce 
que  nous  avons  senti  l'un  pour  l'autre;  je  suis 
prête  à  te  nommer  hautement  mon  amant,  à 
mourir  dans  tes  bras  d'amour  et  de  honte  :  j'aime 
mieux  que  le  monde  entier  connoisse  ma  tendresse 
que  de  t'en  voir  douter  un  moment,  et  tes  repro- 
ches me  sont  plus  amers  que  l'ignominie. 

Finissons  pour  jamais  ces  plaintes  mutuelles,  je 
t'en  conjure;  elles  me  sont  insupportables.  O 
Dieu  !  comment  peut-on  se  quereller  quand  on 
s'aime,  et  perdre  à  se  tourmenter  l'un  l'autre  des 
momens  où  l'on  a  si  grand  besoin  de  consolation? 
Non,  mon  ami,  que  sert  de  feindre  un  mécon- 
tentement qui  n'est  pas?  Plaignons-nous  du  sort, 
et  non  de  l'amour.  Jamais  il  ne  forma  d'union  si 
parfaite;  jamais  il  n'en  forma  de  plus  durable.  Nos 
âmes  trop  bien  confondues  ne  sauroient  plus  se 
séparer,  et  nous  ne  pouvons  plus  vivre  éloignés 
l'un   de   l'autre    que    comme    deux    parties    d'un 


LETTRE   VII  îy 

même  tout.  Comment  peux-tu  donc  ne  sentir  que 
tes  peines?  comment  ne  sens-tu  point  celles  de 
ton  amie  ?  comment  n'entends-tu  point  dans  ton 
sein  ses  tendres  gémissemens?  Combien  ils  sont 
plus  douloureux  que  tes  cris  emportés!  combien, 
si  tu  partageois  mes  maux,  ils  te  seroient  plus 
cruels  que  les  tiens  mêmes  ! 

Tu  trouves  ton  sort  déplorable  !  Considère  celui 
de  ta  Julie,  et  ne  pleure  que  sur  elle.  Considère 
dans  nos  communes  infortunes  l'état  de  mon  sexe 
et  du  tien,  et  juge  qui  de  nous  est  le  plus  à 
plaindre.  Dans  la  force  des  passions,  affecter 
d'être  insensible;  en  proie  à  mille  peines,  paroître 
joyeuse  et  contente;  avoir  l'air  serein,  et  l'àme 
agitée;  dire  toujours  autrement  qu'on  ne  pense; 
déguiser  tout  ce  qu'on  sent;  être  fausse  par  de- 
voir, et  mentir  par  modestie  :  voilà  l'état  habituel 
de  toute  fille  de  mon  âge.  On  passe  ainsi  ses 
beaux  jours  sous  la  tyrannie  des  bienséances, 
qu'aggrave  enfin  celle  des  parens  dans  un  lien 
mal  assorti.  Mais  on  gêne  en  vain  nos  inclina- 
tions; le  cœur  ne  reçoit  de  lois  que  de  lui-même; 
il  échappe  à  l'esclavage,  il  se  donne  à  son  gré. 
Sous  un  joug  de  fer  que  le  Ciel  n'impose  pas,  on 
n'asservit  qu'un  corps  sans  àme  :  la  personne  et  la 
foi  restent  séparément  engagées,  et  l'on  force  au 
crime  une  malheureuse  victime  en  la  forçant  de 
manquer  de  part  ou  d'autre  au  devoir  sacré  de  la 
fidélité.  Il   en  est  de  plus  sages!  Ah!   je  le  sais. 


40  SECONDE    PARTIE 

Elles  n'ont  point  aimé?  Qu'elles  sont  heureuses  ! 
Elles  résistent  ?  J'ai  voulu  résister.  Elles  sont  plus 
vertueuses?  Aiment-elles  mieux  la  vertu  ?  Sans  toi, 
sans  toi  seul,  je  l'aurois  toujours  aimée.  Il  est  donc 
vrai  que  je  ne  l'aime  plus?...  Tu  m'as  perdue,  et 
c'est  moi  qui  te  console  !...  Mais  moi,  que  vais-je 
devenir?...  Que  les  consolations  de  l'amitié  sont 
foibles  où  manquent  celles  de  l'amour!  Qui  me 
consolera  donc  dans  mes  peines  ?  Quel  sort  affreux 
j'envisage,  moi  qui,  pour  avoir  vécu  dans  le  crime, 
ne  vois  plus  qu'un  nouveau  crime  dans  des  nœuds 
abhorrés  et  peut-être  inévitables  !  Où  trouverai-je 
assez  de  larmes  pour  pleurer  ma  faute  et  mon 
amant,  si  je  cède?  Où  trouverai-je  assez  de  force 
pour  résister,  dans  l'abattement  où  je  suis  ?  Je 
crois  déjà  voir  les  fureurs  d'un  père  irrité;  je  crois 
déjà  sentir  le  cri  de  la  nature  émouvoir  mes  en- 
trailles, ou  l'amour  gémissant  déchirer  mon  cœur. 
Privée  de  toi,  je  reste  sans  ressource,  sans  appui, 
sans  espoir;  le  passé  m'avilit,  le  présent  m'afflige, 
l'avenir  m'épouvante.  J'ai  cru  tout  faire  pour  notre 
bonheur,  je  n'ai  fait  que  nous  rendre  plus  miséra- 
bles en  nous  préparant  une  séparation  plus  cruelle. 
Les  vains  plaisirs  ne  sont  plus,  les  remords  de- 
m.eurent;  et  la  honte  qui  m'humilie  est  sans  dé- 
dommagement. 

C'est  à  moi,  c'est  à  moi  d'être  foible  et  malheu- 
reuse. Laisse-moi  pleurer  et  souffrir  ;  mes  pleurs 
ne  peuvent  non  plu^  tarir  que  mes  fautes  se  répa- 


LETTRE   vil  41 

ror,  et  le  temps  même  qui  guérit  tout  ne  m'offre 
(|ue  de  nouveaux  sujets  de  larmes.  Mais  toi  qui 
n'as  nulle  violence  à  craindre,  que  la  honte  n'avilit 
point,  que  rien  ne  force  à  déguiser  bassement  tes 
sentimens;  toi  qui  ne  sens  que  l'atteinte  du  mal- 
heur et  jouis  au  moins  de  tes  premières  vertus, 
comment  t'oses-tu  dégrader  au  point  de  soupirer 
et  gémir  comme  une  femme,  et  de  l'emporter 
comme  un  furieux?  N'est-ce  pas  assez  du  mépris 
que  j'ai  mérité  pour  toi,  sans  l'augmenter  en  te 
rendant  méprisable  toi-même,  et  sans  m'accabler 
à  la  fois  de  mon  opprobre  et  du  tien?  Rappelle 
donc  ta  fermeté,  sache  supporter  l'infortune,  et 
sois  homme.  Sois  encore,  si  j'ose  le  dire,  l'amant 
que  Julie  a  choisi.  Ah  !  si  je  ne  suis  plus  digne 
d'animer  ton  courage,  souviens-toi  du  moins  de 
ce  que  je  fus  un  jour;  mérite  que  pour  toi  j'aie 
cessé  de  l'être;  ne  me  déshonore  pas  deux  fois. 

Non,  mon  respectable  ami,  ce  n'est  point  toi 
que  je  reconnois  dans  cette  lettre  efféminée  que  je 
veux  à  jamais  oublier,  et  que  je  tiens  déjà  désa- 
vouée par  toi-même.  J'espère,  toute  avilie,  toute 
confuse  que  je  suis,  j'ose  espérer  que  mon  souve- 
nir n'inspire  point  des  sentimens  si  bas,  que  mon 
image  règne  encore  avec  plus  de  gloire  dans  un 
cœur  que  je  pus  enflammer,  et  que  je  n'aurai  point 
à  me  reprocher,  avec  ma  foiblesse,  la  lâcheté  de 
celui  qui  l'a  causée. 

Heuitîux  dans  ta    disgrâce,   tu   trouves   le  plus 

G 


4  î  s  E  C  O  N  D  E    l' A  R  T  1  !• 

précieux  dédommagement  qui  soit  connu  des  âmes 
sensibles.  Le  Ciel  dans  ton  malheur  te  donne  un 
ami  et  te  laisse  à  douter  si  ce  qu'il  te  rend  ne  vaut 
pas  mieux  que  ce  qu'il  t'ôte.  Admire  et  chéris  cet 
homme  trop  généreux  qui  daigne,  aux  dépens  de 
son  repos,  prendre  soin  de  tes  jours  et  de  ta  raison. 
Quetu  serois  ému  si  tu  savois  tout  ce  qu'il  a  voulu 
faire  pour  toi  !  Mais  que  sert  d'animer  ta  recon- 
noissance  en  aigrissant  tes  douleurs?  Tu  n'as  pas 
besoin  de  savoir  à  quel  point  il  t'aime  pour 
connoître  tout  ce  qu'il  vaut  ;  et  tu  ne  peux  l'estimer 
comme  il  le  mérite  sans  l'aimer  comme  tu  le  dois. 


LETTRE    VIII 
De  Claire. 

Vous  avez  plus  d'amour  que  de  délicatesse,  et 
savez  mieux  faire  des  sacrifices  que  les  faire  valoir. 
Y  pensez-vous  d'écrire  à  Julie  sur  un  ton  de  re- 
proches dans  l'état  où  elle  est?  et,  parce  que  vous 
souffrez,  faut-il  vous  en  prendre  à  elle  qui  souffre 
encore  plus?  Je  vous  l'ai  dit  mille  fois,  je  ne  vis  de 
ma  vie  un  amant  si  grondeur  que  vous  ;  toujours 
prêt  à  disputer  sur  tout,  l'amour  n'est  pour  vous 
qu'un  état  de  guerre  ;  ou,  si  quelquefois  vous  êtes 
docile,  c'est  pour  vous  plaindre  ensuite  de  l'avoir 


LETTRE    VIN  43 

été.  Oli  !  que  de  pareils  amans  sont  à  craindre  !  et 
que  je  m'estime  heureuse  de  n'en  avoir  jamais 
voulu  que  de  ceux  qu'on  peut  congédier  quand  on 
veut,  sans  qu'il  en  coûte  une  larme  à  personne! 

Crovez-moi,  changez  de  langage  avec  Julie,  si 
vous  voulez  qu'elle  vive;  c'en  est  trop  pour  elle 
de  supporter  à  la  fois  sa  peine  et  vos  mécontente- 
mens.  Apprenez  une  fois  à  ménager  ce  cœur  trop 
sensible  ;  vous  lui  devez  les  plus  tendres  consola- 
tions :  craignez  d'augmenter  vos  maux  à  force  de 
vous  en  plaindre,  ou  du  moins  ne  vous  en  plai- 
gnez qu'à  moi,  qui  suis  Tunique  auteur  de  votre 
éloignement.  Oui,  mon  ami,  vous  avez  deviné 
juste  :  je  lui  ai  suggéré  le  parti  qu'exigeoit  son 
honneur  en  péril,  ou  plutôt  je  l'ai  forcée  à  le 
prendre  en  exagérant  le  danger;  je  vous  ai  déter- 
miné vous-même,  et  chacun  a  rempli  son  devoir. 
J'ai  plus  fait  encore  :  je  l'ai  détournée  d'accepter 
les  offres  de  mylord  Edouard  ;  je  vous  ai  empêché 
d'être  heureux,  mais  le  bonheur  de  Julie  m'est 
plus  cher  que  le  vôtre.  Je  savois  qu'elle  ne  pou- 
voit  être  heureuse  après  avoir  livré  ses  parens  à  la 
honte  et  au  désespoir  ;  et  j'ai  peine  à  comprendre, 
par  rapport  à  vous-même,  quel  bonheur  vous  pour- 
riez goûter  aux  dépens  du  sien. 

Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  ma  conduite  et  mes 
torts;  et,  puisque  vous  vous  plaisez  à  quereller 
ceux  qui  vous  aiment,  voilà  de  quoi  vous  en  pren- 
dre à  moi  seule  ;  si  ce  n'e^t  pas  cesser  d'être  ingrat, 


44  SECONDE     PARTIE 

c'est  au  moins  cesser  d'être  injuste.  Pour  moi,  de 
cjuelciue  manière  cjue  vous  en  usiez,  je  serai  tou- 
jours la  même  envers  vous;  vous  me  serez  cher 
tant  c[ue  Julie  vous  aimera,  et  je  dirois  davantage 
s'il  étoit  possible.  Je  ne  merepens  d'avoir  ni  favo- 
risé ni  combattu  votre  amour.  Le  pur  zèle  de 
l'amitié,  cjui  m'a  toujours  guidée,  me  justifie  éga- 
lement dans  ce  que  j'ai  fait  pour  vous  et  contre 
vous;  et,  si  quelquefois  je  m'intéressai  pour  vos 
feux  plus  peut-être  qu'il  ne  sembloit  me  convenir, 
le  témoignage  de  mon  cœur  suffit  à  mon  repos  : 
je  ne  rougirai  jamais  des  services  que  j'ai  pu  rendre 
à  mon  amie,  et  ne  me  reproche  que  leur  inutilité. 
Je  n'ai  pas  oublié  ce  que  vous  m'avez  appris 
autrefois  de  la  constance  du  sage  dans  les  dis- 
grâces, et  je  pourrois,  ce  me  semble,  vous  en 
rappeler  à  propos  quelques  maximes;  mais  l'exem- 
ple de  Julie  m'apprend  qu'une  fille  de  mon  âge 
est  pour  un  philosophe  du  vôtre  un  aussi  mauvais 
précepteur  qu'un  dangereux  disciple,  et  il  ne  me 
conviendroit  pas  de  donner  des  leçons  à  mon 
maître. 


LETTRE    iX  45 

LETTRE  IX 
De  mylord  Edouard  à  Julie. 

Nous  l'emportons,  charmante  Julie;  une  erreur 
de  notre  ami  l'a  ramené  à  la  raison.  La  honte  de 
s'être  mis  un  moment  dans  son  tort  a  dissipé  toute 
sa  fureur,  et  l'a  rendu  si  docile  que  nous  en  ferons 
désormais  tout  ce  qu'il  nous  plaira.  Je  vois  avec 
plaisir  que  la  faute  qu'il  se  reproche  lui  laisse  plus 
de  regret  que  de  dépit;  et  je  connois  qu'il  m'aime, 
en  ce  qu'il  est  humble  et  confus  en  ma  présence, 
mais  non  pas  embarrassé  ni  contraint.  Il  sent  trop 
bien  son  injustice  pour  que  je  m'en  souvienne;  et 
des  torts  ainsi  reconnus  font  plus  d'honneur  à  celui 
qui  les  répare  qu'à  celui  qui  les  pardonne. 

J'ai  profité  de  cette  révolution  et  de  l'elfet 
qu'elle  a  produit  pour  prendre  avec  lui  quelques 
arrangemens  nécessaires  avant  de  nous  séparer, 
car  je  ne  puis  ditîérer  mon  départ  plus  longtemps. 
Comme  je  compte  revenir  l'été  prochain,  nous 
sommes  convenus  qu'il  iroit  m'attendre  à  Paiis,et 
qu'ensuite  nous  irions  ensemble  en  Angleterre. 
Londres  est  le  seul  théâtre  digne  des  grands  ta- 
lens,  et  oii  leur  carrière  est  le  plus  étendue'  ;  les 

I .  C'est  avoir  une  étrange  prévention  pour  son  pays  : 
car  je  n'entends  pas  dire  qu'il  y  en  ait  au  monde  où,  gêné- 


46  SE  CON  DE     PARTIE 

siens  sont  supérieurs  à  bien  des  égards,  et  je  ne 
désespère  pas  de  lui  voir  faire  en  peu  de  temps,  à 
l'aide  de  quelques  amis,  un  chemin  digne  de  son 
mérite  Je  vous  expliquerai  mes  vues  plus  en  dé- 
tail à  mon  passage  auprès  de  vous.  En  attendant, 
vous  sentez  qu'à  force  de  succès  on  peut  lever  bien 
des  difficultés,  et  qu'il  y  a  des  degrés  de  considé- 
ration qui  peuvent  compenser  la  naissance,  même 
dans  l'esprit  de  votre  père.  C'est,  ce  me  semble, 
le  seul  expédient  qui  reste  à  tenter  pour  votre  bon- 
heur et  le  sien,  puisque  le  sort  et  les  préjugés  vous 
ont  ôté  tous  les  autres. 

J'ai  écrit  à  Regianino  de  venir  me  joindre  en 
poste,  pour  profiter  de  lui  pendant  huit  ou  dix 
jours  que  je  passe  encore  avec  notre  ami.  Sa  tris- 
tesseest  trop  profondepour  laisser  placé  àbeaucoup 
d'entretien;  la  musique  remplira  les  vides  du  si- 
lence, le  laissera  rêver,  et  changera  par  degrés  sa 
douleur  en  mélancolie.  J'attends  cet  état  pour  le 

ralemenl  parlant,  les  étrangers  soient  moins  bien  reçus  et 
trouvent  plus  d'obstacles  à  s'avancer  qu'en  Angleterre.  Par 
le  goût  de  la  nation,  ils  n'y  sont  favorisés  en  rien;  par  la 
forme  du  gouvernement,  ils  n'y  sauroient  parvenir  à  rien. 
Mais  convenons  aussi  que  l'Anglois  ne  va  guère  demander 
aux  autres  l'hospitalité  qu'il  leur  refuse  chez  lui.  Dans  quelle 
cour,  hors  celle  de  Londres,  voit-on  ramper  lâchement  ces 
fiers  insulaires?  Dans  quel  pays,  hors  le  leur,  vont-ils  cher- 
cher à  s'enrichir?  Ils  sont  durs,  il  est  vrai;  cette  dureté  ne 
me  déplaît  pas  quand  elle  marche  avec  la  justice.  .le  trouve 
beau  qu'ils  ne  soient  qu'Angiois,  puisqu'ils  n'ont  pa^.  besoin 
d'être  hommes. 


I.A  PROVOCATION 
[  Nouvelle  Héloise, Partie  il 


LETTRE    IX  47 

livrera  lui-même,  je  ii'oserois  m'y  lier  auparavant. 
Pour  Regianino,  je  vous  le  rendrai  en  repassant, 
et  ne  le  reprendrai  qu'à  mon  retour  d'Italie,  temps 
où,  sur  les  progrès  que  vous  avez  déjà  faits  toutes 
deux,  je  juge  qu'il  ne  vous  sera  plus  nécessaire. 
Quant  à  présent,  sûrement  il  vous  est  inutile,  et 
je  ne  vous  prive  de  rien  en  vous  l'otant  pour  quel- 
ques jours. 


LETTRE    X 
A  Claire. 

Pourquoi  faut-il  que  j'ouvre  enfin  les  yeux  sur 
moi?  Que  ne  les  ai-je  fermés  pour  toujours  plutôt 
que  de  voir  l'avilissement  où  je  suis  tombé,  plutôt 
que  de  me  trouver  le  dernier  des  hommes,  après 
en  avoir  été  le  plus  fortuné  !  Aimable  et  généreuse 
amie,  qui  fûtes  si  souvent  mon  refuge,  j'ose  encore 
verser  ma  honte  et  mes  peines  dans  votre  cœur 
compatissant;  j'ose  encore  implorer  vos  consola- 
tions contre  le  sentiment  de  ma  propre  indignité; 
j'ose  recourir  à  vous  quand  je  suis  abandonné  de 
moi-même.  Ciel  !  comment  un  homme  aussi  mépri- 
sable a-t-il  pu  jamais  être  aimé  d'elle?  ou  com- 
ment un  feu  si  divin  n'a-t-il  point  épuré  mon  âme? 
Qii'elle  doit  maintenant  rougir  de  son  choix,  celle 
que  je  ne  suis  plus  digne  de  nommer  !  qu'elle  doit 


48  SECONDE     PARTIE 

gémir  de  voir  profaner  son  image  dans  un  cœur 
si  rampant  et  si  bas  !  qu'elle  doit  de  dédains  et  de 
haine  à  celui  qui  put  l'aimer  et  n'être  qu'un  lâche! 
Connoissez  toutes  mes  erreurs,  charmante  cou- 
sine '  ;  connoissez  mon  crime  et  mon  repentir  : 
soyez  mon  juge,  et  que  je  meure;  ou  soyez  mon 
intercesseur,  et  que  l'objet  qui  fait  mon  sort  daigne 
encore  en  être  l'arbitre. 

Je  ne  vous  parlerai  point  de  l'effet  que  produisit 
sur  moi  cette  séparation  imprévue  ;  je  ne  vous 
dirai  rien  de  ma  douleur  stiipide  et  de  mon  insensé 
désespoir  :  vous  n'en  jugerez  que  trop  par  l'égare- 
ment inconcevable  où  l'un  et  l'autre  m'ont  en- 
traîné. Plus  je  sentois  l'horreur  de  mon  état,  moins 
j'imaginois  qu'il  fût  possible  de  renoncer  volontai- 
rement à  Julie;  et  l'amertume  de  ce  sentiment, 
jointe  à  l'étonnante  générosité  de  mylord  Edouard, 
me  fît  naître  des  soupçons  que  je  ne  me  rappel- 
lerai jamais  sans  horreur,  et  que  je  ne  puis  oublier 
sans  ingratitude  envers  l'ami  qui  me  les  pardonne. 

En  rapprochant  dans  mon  délire  toutes  les  cir- 
constances de  mon  départ,  j'y  crus  reconnoître  un 
dessein  prémédité,  et  j'osai  l'attribuer  au  plus  ver- 
tueux des  hommes.  A  peine  ce  doute  affreux  me 
fut-il  entré  dans  l'esprit  que  tout  me  sembla  le 
confirmer.  La  conversation  de  mylord  avec  le  ba- 


I.  A  l'imitation  de  Julie,  il   l'appeloit   ma  cousine;  et,  à 
rimiiation  de  Julie,  Claire  l'appeloit  mon  ami. 


LETTRE    X  49 

ion  d'Étange,  le  ton  peu  insinuant  que  je  l'accu- 
sois  d'y  avoir  affecté,  la  querelle  qui  en  dériva,  la 
défense  de  me  voir,  la  résolution  prise  de  me  faire 
partir,  la  diligence  et  le  secret  des  préparatifs, 
l'entretien  qu'il  eut  avec  moi  la  veille,  enfin  la  ra- 
pidité avec  laquelle  je  fus  plutôt  enlevé  qu'em- 
mené, tout  me  sembloit  prouver  de  la  part  de 
mylord  un  projet  formé  de  m'écarter  de  Julie;  et 
le  retour  que  je  savois  qu'il  devoit  faire  auprès 
d'elle  achevoit,  selon  moi,  de  me  déceler  le  but 
de  ses  soins.  Je  résolus  pourtant  de  m'éclaircir 
encore  mieux  avant  d'éclater,  et,  dans  ce  dessein, 
je  me  bornai  à  examiner  les  choses  avec  plus  d'at- 
tention. Mais  tout  redoubloit  mes  ridicules  soup- 
çons, et  le  zèle  de  l'humanité  ne  lui  inspiroit  rien 
d'honnête  en  ma  faveur  dont  mon  aveugle  ja- 
lousie ne  tirât  quelque  indice  de  trahison.  A  Be- 
sançon je  sus  qu'il  avoit  écrit  à  Julie  sans  me 
communiquer  sa  lettre,  sans  m'en  parler.  Je  me 
tins  alors  suffisamment  convaincu,  et  je  n'attendis 
que  la  réponse,  dont  j'espérois  bien  le  trouver 
mécontent,  pour  avoir  avec  lui  l'éclaircissement 
que  je  méditois. 

Hier  au  soir  nous  rentrâmes  assez  tard,  et  je 
sus  qu'il  y  avoit  un  paquet  venu  de  Suisse,  dont  il 
ne  me  parla  point  en  nous  séparant.  Je  lui  laissai 
le  temps  de  l'ouvrir;  je  l'entendis  de  ma  chambre 
murmurer  en  lisant  quelques  mots.  Je  prêtai 
l'oreille  attentivement.  «  Ah  !  Julie,  disoit-il  en 
Nourelle  Héloïse.    II.  7 


Do  SECONDE     HARTIE 

phrases  interrompues,  j'ai  voulu  vous  rendre  heu- 
reuse... je  respecte  votre  vertu...  mais  je  plains 
votre  erreur.  >>  A  ces  mots  et  d'autres  semblables 
que  je  distinguai  parfaitement,  je  ne  fus  plus 
maître  de  moi  ;  je  pris  mon  épée  sous  mon  bras; 
j'ouvris  ou  plutôt  j'enfonçai  la  porte  ;  j'entrai 
comme  un  furieux.  Non,  je  ne  souillerai  point  ce 
papier  ni  vos  regards  des  injures  que  me  dicta  la 
rage  pour  le  porter  à  se  battre  avec  moi  sur-le- 
champ. 

O  ma  cousine  1  c'est  là  surtout  que  je  pus  recon- 
noître  l'empire  de  la  véritable  sagesse,  même  sur 
les  hommes  les  plus  sensibles,  quand  ils  veulent 
écouter  sa  voix.  D'abord  il  ne  put  rien  comprendre 
à  mes  discours,  et  il  les  prit  pour  un  vrai  délire; 
mais  la  trahison  dont  je  l'accusois,  les  desseins 
secrets  que  je  lui  reprochois,  cette  lettre  de  Julie 
qu'il  tenoit  encore,  et  dont  je  lui  parlois  sans  cesse, 
lui  firent  connoître  enfin  le  sujet  de  ma  fureur.  Il 
sourit;  puis  il  me  dit  froidement  :  «  Vous  avez  perdu 
la  raison,  et  je  ne  me  bats  point  contre  un  insensé. 
Ouvrez  les  yeux,  aveugle  que  vous  êtes,  ajouta-t-il 
d'un  ton  plus  doux;  est-ce  bien  moi  que  vous  ac- 
cusez de  vous  trahir?  »  Je  sentis  dans  l'accent  de  ce 
discours  je  ne  sais  quoi  qui  n'étoit  pas  d'un  perfide  ; 
le  son  de  sa  voix  me  remua  le  cœur;  je  n'eus  pas 
jeté  les  yeux  sur  les  siens  que  tous  mes  soupçons 
se  dissipèrent,  et  je  commençai  de  voir  avec  effroi 
mon  extravagance. 


LETTRE    X  5i 

Il  s'aperçut  à  l'instant  de  ce  changement,  il  me 
tendit  la  main.  «  Venez,  me  dit-il  ;  si  votre  retour 
n'eût  précédé  ma  justification,  je  ne  vous  aurois  vu 
de  ma  vie.  A  présent  que  vous  êtes  raisonnable, 
lisez  cette  lettre,  et  connoissez  une  fois  vos  amis.  » 
Je  voulus  refuser  de  la  lire;  mais  l'ascendant  que 
tant  d'avantages  lui  donnoient  sur  moi  le  lui  fit 
exiger  d'un  ton  d'autorité  que,  malgré  mes  ombra- 
ges dissipés,  mon  désir  secret  n'appuyoit  que  trop. 

Imaginez  en  quel  état  je  me  trouvai  après  cette 
lecture,  qui  m'apprit  les  bienfaits  inouïs  de  celui 
que  j'osois  calomnier  avec  tant  d'indignité.  Je  me 
précipitai  à  ses  pieds,  et,  le  cœur  chargé  d'admi- 
ration, de  regrets  et  de  honte,  je  serrois  ses  ge- 
noux de  toute  ma  force  sans  pouvoir  proférer  un 
seul  mot.  Il  reçut  mon  repentir  comme  il  avoit 
reçu  mes  outrages,  et  n'exigea  de  moi,  pour  prix 
du  pardon  qu'il  daigna  m'accorder,  que  de  ne 
m'opposer  jamais  au  bien  qu'il  voudroit  me  faire. 
Ah  !  qu'il  fasse  désormais  ce  qu'il  lui  plaira  :  son 
âme  sublime  est  au-dessus  de  celles  des  hommes, 
et  il  n'est  pas  plus  permis  de  résister  à  ses  bienfaits 
qu'à  ceux  de  la  Divinité. 

Ensuite  il  me  remit  les  deux  lettres  qui  s'adres- 
soient  à  moi,  lesquelles  il  n'avoit  pas  voulu  me 
donner  avant  d'avoir  lu  la  sienne  et  d'être  instruit 
delà  résolution  de  votre  cousiiie.  Je  vis,  en  les  li- 
sant, quelle  amante  et  quelle  amie  le  Ciel  m'a 
données;  je  vis  combien  il  a  rassemblé  de  senti- 


52  SECONDE    PARTIE 

mens  et  de  vertus  autour  de  moi  pour  rendre  mes 
remords  plus  amers  et  ma  bassesse  plus  méprisable. 
Dites,  quelle  est  donc  cette  mortelle  unique  dont 
le  moindre  empire  est  dans  sa  beauté,  et  qui,  sem- 
blable aux  puissances  éternelles,  se  fait  également 
adorer  et  par  les  biens  et  par  les  maux  qu'elle  fait  ? 
Hélas  !  elle  m'a  tout  ravi,  la  cruelle,  et  je  l'en  aime 
davantage:  plus  elle  me  rend  malheureux,  plus  je 
la  trouve  parfaite.  Il  semble  que  tous  les  tourmens 
qu'elle  me  cause  soient  pour  elle  un  nouveau  mé- 
rite auprès  de  moi.  Le  sacrifice  qu'elle  vient  de 
faire  aux  sentimens  de  la  nature  me  désole  et 
m'enchante  ;  il  augmente  à  mes  yeux  le  prix  de 
celui  qu'elle  a  fait  à  l'amour:  non,  son  cœur  ne 
sait  rien  refuser  qui  ne  fasse  valoir  ce  qu'il  accorde. 
Et  vous,  digne  et  charmante  cousine,  vous, 
unique  et  parfait  modèle  d'amitié,  qu'on  citera 
seule  entre  toutes  les  femmes,  et  que  les  cœurs 
qui  ne  ressemblent  pas  au  vôtre  oseront  traiter  de 
chimère;  ah!  ne  me  parlez  plus  de  philosophie  : 
je  méprise  ce  trompeur  étalage  qui  ne  consiste 
qu'en  vains  discours,  ce  fantôme  qui  n'est  qu'une 
ombre,  qui  nous  excite  à  menacer  de  loin  les  pas- 
sions, et  nous  laisse  comme  un  faux  brave  à  leur 
approche.  Daignez  ne  pas  m'abandonner  à  mes 
égaremens;  daignez  rendre  vos  anciennes  bontés  à 
cet  infortuné  qui  ne  les  mérite  plus,  mais  qui  les 
désire  plus  ardemment  et  en  a  plus  besoin  que 
jamais;  daignez  me  rappeler  à  moi-même,  et  que 


LETTRE    X  53 

votre  douce   voix  supplée  en    ce  cœur  malade  à 
celle  de  la  raison. 

Non,  je  l'ose  espérer,  je  ne  suis  point  tombé 
dans  un  abaissement  éternel;  je  sens  ranimer  en 
moi  ce  feu  pur  et  saint  dont  j'ai  brûlé  ;  l'exemple 
de  tant  de  vertus  ne  sera  point  perdu  pour  celui 
qui  en  fut  l'objet,  qui  les  aime,  les  admire,  et  veut 
les  imiter  sans  cesse.  O  chère  amante  dont  je  dois 
honorer  le  choix  !  ô  mes  amis  dont  je  veux  recou- 
vrer l'estime  !  mon  âme  se  réveille  et  reprend 
dans  les  vôtres  sa  force  et  sa  vie.  Le  chaste  amour 
et  l'amitié  sublime  me  rendront  le  courage  qu'un 
lâche  désespoir  fut  prêt  à  m'ôter;  les  purs  senti- 
mens  de  mon  cœur  me  tiendront  lieu  de  sagesse  : 
je  serai  par  vous  tout  ce  que  je  dois  être,  et  je 
vous  forcerai  d'oublier  ma  chute,  si  je  puis  m'en 
relever  un  instant.  Je  ne  sais  ni  ne  veux  savoir 
quel  sort  le  Ciel  me  réserve;  quel  qu'il  puisse  être, 
je  veux  me  rendre  digne  de  celui  dont  j'ai  joui. 
Cette  immortelle  image  que  je  porte  en  moi  me 
servira  d'égide  et  rendra  mon  âme  invulnérable 
aux  coups  de  la  fortune.  N'ai-je  pas  assez  vécu 
pour  mon  bonheur?  C'est  maintenant  pour  sa 
gloire  que  je  dois  vivre.  Ah  !  que  ne  puis-je  éton- 
ner le  monde  de  mes  vertus,  afin  qu'on  pût  dire 
un  jour  en  les  admirant  :  «  Pouvoit-il  moins  faire? 
il  fut  aimé  de  Julie  1  » 

P.  S.    Des    nœuds   abhorrés   et  pcut-clrc  incvi- 


54  SECONDE    PARTIE 

tables!  Que  signifient  ces  mots?  Ils  sont  dans  sa 
lettre.  Claire,  je  m'attends  à  tout;  je  suis  résigné, 
prêt  à  supporter  mon  sort.  Mais  ces  mots...  Ja- 
mais, quoi  qu'il  arrive,  je  ne  partirai  d'ici  que  je 
n'aie  eu  l'explication  de  ces  mots-là. 


LETTRE   XI 
De  Julie. 

Il  est  donc  vrai  que  mon  âme  n'est  pas  fermée 
au  plaisir,  et  qu'un  sentiment  de  joie  y  peut  péné- 
trer encore  !  Hélas  !  je  croyois  depuis  ton  départ 
n'être  plus  sensible  qu'à  la  douleur;  je  croyois  ne 
savoir  que  souffrir  loin  de  toi,  et  je  n'imaginois  pas 
mêmedes  consolations  à  ton  absence. Tacharmante 
lettre  à  ma  cousine  est  venue  me  désabuser  ;  je  l'ai 
lueet  baisée  avec  des  larmes  d'attendrissement  ;  elle 
a  répandu  la  fraîcheur  d'une  douce  rosée  sur  mon 
cœur  séché  d'ennuis  et  flétri  de  tristesse;  et  j'ai 
senti,  par  la  sérénité  qui  m'en  est  restée,  que  tu 
n'as  pas  moins  d'ascendant  de  loin  que  de  près  sur 
les  affections  de  ta  Julie. 

Mon  ami,  quel  charme  pour  moi  de  te  voir  re- 
prendre cette  vigueur  de  sentimens  qui  convient 
au  courage  d'un  homme  !  Je  t'en  estimerai  davan- 
tage, et   m'en  mépriserai  moins  de  n'avoir  pas  en 


LETTRE    XI  55 

tout  avili  la  dignité  d'un  amour  honnête,  ni  cor- 
rompu deux  cœurs  à  la  fois.  Je  te  dirai  plus,  à 
présent  que  nous  pouvons  parler  librement  de  nos 
affaires  :  ce  qui  aggravoit  mon  désespoir  étoit  de 
voir  que  le  tien  nous  ôtoit  la  seule  ressource  qui 
pouvoit  nous  rester  dans  l'usage  de  tes  talens.  Tu 
connois  maintenant  le  digne  ami  que  le  Ciel  t'a 
donné  :  ce  ne  seroit  pas  trop  de  ta  vie  entière  pour 
mériter  ses  bienfaits  ;  ce  ne  sera  jamais  assez  pour 
réparer  l'offense  que  tu  viens  de  lui  faire,  et  j'es- 
père que  tu  n'auras  plus  besoin  d'autre  leçon  pour 
contenir  ton  imagination  fougueuse.  C'est  sous  les 
auspices  de  cet  homme  respectable  que  tu  vas 
entrer  dans  le  monde;  c'est  à  l'appui  de  son  cré- 
dit, c'est  guidé  par  son  expérience,  que  tu  vas 
tenter  de  venger  le  mérite  oublié  des  rigueurs  de 
la  fortune.  Fais  pour  lui  ce  que  tu  ne  ferois  pas 
pour  toi  ;  tâche  au  moins  d'honorer  ses  bontés  en 
ne  les  rendant  pas  inutiles.  Vois  quelle  riante 
perspective  s'offre  encore  à  toi  ;  vois  quels  succès  tu 
dois  espérer  dans  une  carrière  où  tout  concourt  à 
favoriser  ton  zèle.  Le  Ciel  t'a  prodigué  ses  dons; 
ton  heureux  naturel,  cultivé  par  ton  goût,  t'a  doué 
de  tous  les  talens;  à  moins  de  vingt-quatre  ans  tu 
joins  les  grâces  de  ton  âge  à  la  maturité  qui  dédom- 
mage plus  tard  du  progrès  des  ans  : 

Frutto  scnile  in  su  'l  giovenil  fiore. 

L'étude  n'a  point  émou^'^é  la  vivacité  ni  appe- 


56  SECONDE   PARTIE 

santi  ta  personne;  la  fade  galanterie  n'a  point 
rétréci  ton  esprit  ni  hébété  ta  raison;  l'ardent 
amour,  en  t'inspirant  tous  les  sentimens  sublimes 
dont  il  est  le  père,  t'a  donné  cette  élévation  d'i- 
dées et  cette  justesse  de  sens  '  qui  en  sont  insé- 
parables. A  sa  douce  chaleur  j'ai  vu  ton  âme  dé- 
ployer ses  brillantes  facultés,  comme  une  fleur 
s'ouvre  aux  rayons  du  soleil  :  tu  as  à  la  fois  tout 
ce  qui  mène  à  la  fortune  et  tout  ce  qui  la  fait  mé- 
priser. Il  ne  te  manquoit,  pour  obtenir  les  honneurs 
du  monde,  que  d'y  daigner  prétendre,  et  j'espère 
qu'un  objet  plus  cher  à  ton  cœur  te  donnera  pour 
eux  le  zèle  dont  ils  ne  sont  pas  dignes. 

O  mon  doux  ami,  tu  vas  t'éloigner  de  moi!... 
ô  mon  bien-aimé,  tu  vas  fuir  ta  Julie  ! . . .  Il  le  faut  ; 
il  faut  nous  séparer  si  nous  voulons  nous  revoir 
heureux  un  jour,  et  l'effet  des  soins  que  tu  vas 
prendre  est  notre  dernier  espoir.  Puisse  une  si 
chère  idée  t'animer,  te  consoler,  durant  cette 
amère  et  longue  séparation!  puisse-t-elle  te  don- 
ner cette  ardeur  qui  surmonte  les  obstacles  et 
dompte  la  fortune!  Hélas!  le  monde  et  les  affaires 
seront  pour  toi  des  distractions  continuelles  et  fe- 
ront une  utile  diversion  aux  peines  de  l'absence. 
Mais  je  vais  rester  abandonnée  à  moi  seule,  ou  li- 
vrée aux  persécutions,  et  tout  me  forcera  de  te 


I.  Justesse  de  sens  inséparable  de  l'amour!   Bonne  Julie, 
elle  ne  brille  pas  ici  dans  le  vôire. 


LETTRE    XI  57 

regretter  sans  cesse  :  heureuse  au  moins  si  de 
vaines  alarmes  n'aggravoient  mes  tourmens  réels, 
et  si,  avec  mes  propres  maux,  je  ne  sentois  encore 
en  moi  tous  ceux  auxquels  tu  vas  l'exposer! 

Je  frémis  en  songeant  aux  dangers  de  mille  es- 
pèces que  vont  courir  ta  vie  et  tes  mœurs.  Je 
prends  en  toi  toute  la  confiance  qu'un  homme 
peut  inspirer;  mais,  puisque  le  sort  nous  sépare, 
ah!  mon  ami,  pourquoi  n'es-tu  qu'un  homme? 
Que  de  conseils  te  seroient  nécessaires  dans  ce 
monde  inconnu  où  tu  vas  t'engager  !  Ce  n'est  pas 
à  moi,  jeune,  sans  expérience,  et  qui  ai  moins 
d'étude  et  de  réflexion  que  toi,  qu'il  appartient 
de  te  donner  là-dessus  des  avis  :  c'est  un  soin  que 
je  laisse  à  mylord  Edouard.  Je  me  borne  à  te  re- 
commander deux  choses,  parce  qu'elles  tiennent 
plus  au  sentiment  qu'à  l'expérience  et  que,  si  je 
connois  peu  le  monde,  je  crois  bien  connoître  ton 
cœur  :  n'abandonne  jamais  la  vertu,  et  n'oublie 
jamais  ta  Julie. 

Je  ne  te  rappellerai  point  tous  ces  argumens 
subtils  que  tu  m'as  toi-même  appris  à  mépriser, 
qui  remplissent  tant  de  livres  et  n'ont  jamais  fait 
un  honnête  homme.  Ah!  ces  tristes  raisonneurs, 
quels  doux  ravissemens  leurs  cœurs  n'ont  jamais 
sentis  ni  donnés!  Laisse,  mon  ami,  ces  vains 
moralistes  et  rentre  au  fond  de  ton  âme  :  c'est  là 
que  tu  retrouveras  toujours  la  source  de  ce  feu 
sacré  qui  nous  embrasa  tant  de  fois  de  l'amour  des 


58  SECONDE    PARTIE 

sublimes  vertus;  c'est  là  que  tu  verras  ce  simulacre 
éternel  du  vrai  beau  dont  la  contemplation  nous 
anime  d'un  saint  enthousiasme  et  que  nos  passions 
souillent  sans  cesse  sans  pouvoir  jamais  l'effacer  '. 
Souviens-toi  des  larmes  délicieuses  qui  couloient 
de  nos  yeux,  des  palpitations  qui  suffoquoient  nos 
cœurs  agités,  des  transports  qui  nous  élevoient  au- 
dessus  de  nous-mêmes,  au  récit  de  ces  vies  héroï- 
ques qui  rendent  le  vice  inexcusable  et  font  l'hon- 
neur de  l'humanité.  Veux-tu  savoir  laquelle  est 
vraiment  désirable,  de  la  fortune  ou  de  la  vertu? 
Songe  à  celle  que  le  cœur  préfère  quand  son  choix 
est  impartial;  songe  où  l'intérêt  nous  porte  en 
lisant  l'histoire.  T'avisas-tu  jamais  de  désirer  les 
trésors  de  Crésus,  ni  la  gloire  de  César,  ni  le  pou- 
voir de  Néron,  ni  les  plaisirs  d'Héliogabale  ?  Pour- 
quoi, s'ils  étoient  heureux,  tes  désirs  ne  te  met- 
toient-ils  pas  à  leur  place?  C'est  qu'ils  ne  l'étoient 
point,  et  tu  le  sentois  bien;  c'est  qu'ils  étoient  vils 
et  méprisables,  et  qu'un  méchant  heureux  ne  fait 
envie  à  personne.  Quels  hommes  contemplois-tu 
donc  avec  le  plus  de  plaisir?  desquels  adorois-tu 
les  exemples?  auxquels  aurois-tu  mieux  aimé  res- 
sembler? Charme  inconcevable  de  la  beauté  qui  ne 
périt  point!  c'étoit  l'Athénien    buvant   la  ciguë, 

I .  La  véiiiable  philosophie  des  amans  est  celle  de  Platon  ; 
durant  le  charme  ils  n'en  ont  jamais  d'autre.  Un  homme 
ému  ne  peut  quitter  ce  philosophe;  un  lecteur  froid  ne  peut 

le  souffrir. 


LETTRE   XI  59 

c'étoit  BrulLis  mourant  pour  son  pays,  c'étoit  Ré- 
gulus  au  milieu  des  tourmens,  c'étoit  Caton  déchi- 
rant ses  entrailles,  c'étoient  tous  ces  vertueux  in- 
fortunés qui  te  faisoient  envie,  et  tu  sentois  au 
fond  de  ton  cœur  la  félicité  réelle  que  couvroient 
leurs  maux  apparens.  Ne  crois  pas  que  ce  sentiment 
fût  particulier  à  toi  seul  :  il  est  celui  de  tous  les 
hommes,  et  souvent  même  en  dépit  d'eux.  Ce  di- 
vin modèle  que  chacun  de  nous  porte  avec  lui  nous 
enchante  malgré  que  nous  en  ayons;  sitôt  que  la 
passion  nous  permet  de  le  voir,  nous  lui  voulons 
ressembler;  et  si  le  plus  méchant  des  hommes  pou- 
voit  être  un  autre  que  lui-même,  il  voudroit  être 
un  homme  de  bien. 

Pardonne-moi  ces  transports,  mon  aimable  ami  ; 
tu  sais  qu'ils  me  viennent  de  toi,  et  c'est  à  l'amour 
dont  je  les  tiens  à  te  les  rendre.  Je  ne  veux  point 
t'enseigner  ici  tes  propres  maximes,  mais  t'en  faire 
un  moment  l'application  pour  voir  ce  qu'elles  ont 
à  ton  usage  :  car  voici  le  temps  de  pratiquer  tes 
propres  leçons  et  de  montrer  comment  on  exécute 
ce  que  tu  sais  dire.  S'il  n'est  pas  question  d'être  un 
Caton  ni  un  Régulus,  chacun  pourtant  doit  aimer 
son  pays,  être  intègre  et  courageux,  tenir  sa  foi, 
même  aux  dépens  de  sa  vie.  Les  vertus  privées  sont 
souvent  d'autant  plus  sublimes  qu'elles  n'aspirent 
point  à  l'approbation  d'autrui,  mais  seulement  au 
bon  témoignage  de  soi-même,  et  la  conscience  du 
juste  lui  tient  lieu  des  louanges  de  l'univers.  Tu 


6o  SE t ONDE    PARTIE 

sentiras  donc  que  la  grandeur  de  l'homme  appar- 
tient à  tous  les  états  et  que  nul  ne  peut  être  heu- 
reux s'il  ne  jouit  de  sa  propre  estime  :  car  si  la 
véritable  jouissance  de  l'âme  est  dans  la  contem- 
plation du  beau,  comment  le  méchant  peut-il 
l'aimer  dans  autrui  sans  être  forcé  de  se  haïr  lui- 
même  ? 

Je  ne  crains  pas  que  les  sens  et  les  plaisirs  gros- 
siers te  corrompent  :  ils  sont  des  pièges  peu  dan- 
gereux pour  un  cœur  sensible,  et  il  lui  en  faut  de 
plus  délicats;  mais  je  crains  les  maximes  et  les  le- 
çons du  monde;  je  crains  cette  force  terrible  que 
doit  avoir  l'exemple  universel  et  continuel  du  vice; 
je  crains  les  sophismes  adroits  dont  il  se  colore; 
je  crains  enfin  que  ton  cœur  même  ne  t'en  impose 
et  ne  te  rende  moins  difficile  sur  les  moyens  d'ac- 
quérir une  considération  que  tu  saurois  dédai- 
gner si  notre  union  n'en  pouvoit  être  le  fruit. 

Je  t'avertis,  mon  ami,  de  ces  dangers;  ta  sa- 
gesse fera  le  reste,  car  c'est  beaucoup  pour  s'en 
garantir  que  d'avoir  su  les  prévoir.  Je  n'ajouterai 
qu'une  réflexion,  qui  l'emporte,  à  mon  avis,  sur  la 
fausse  raison  du  vice,  sur  les  fières  erreurs  des  in- 
sensés, et  qui  doit  suffire  pour  diriger  au  bien  la 
vie  de  l'homme  sage  :  c'est  que  la  source  du  bon- 
heur n'est  tout  entière  ni  dans  l'objet  désiré,  ni 
dans  le  cœur  qui  le  possède,  mais  dans  le  rapport 
de  l'un  et  de  l'autre,  et  que,  comme  tous  les  ob- 
jets de  nos  désirs  ne  sont  pas  propres  à  produire 


LETTRE  XI  61 

la  félicité,  tous  les  états  du  cœur  ne  sont  pas  pro- 
pres à  la  sentir.  Si  l'âme  la  plus  pure  ne  suffit  pas 
seule  à  son  propre  bonheur,  il  est  plus  sûr  encore 
que  toutes  les  délices  de  la  terre  ne  sauroient 
faire  celui  d'un  cœur  dépravé  :  car  il  y  a  des  deux 
côtés  une  préparation  nécessaire,  un  certain  con- 
cours dont  résulte  ce  précieux  sentiment  recherché 
de  tout  être  sensible,  et  toujours  ignoré  du  faux 
sage,  qui  s'arrête  au  plaisir  du  moment,  faute  de 
connoître  un  bonheur  durable.  Que  serviroit  donc 
d'acquérir  un  de  ces  avantages  aux  dépens  de 
l'autre,  de  gagner  au  dehors  pour  perdre  encore 
plus  au  dedans,  et  de  se  procurer  les  moyens  d'être 
heureux  en  perdant  l'art  de  les  employer?  Ne 
vaut-il  pas  mieux  encore,  si  l'on  ne  peut  avoir 
qu'un  des  deux,  sacrifier  celui  que  le  sort  peut 
nous  rendre  à  celui  qu'on  ne  recouvre  point  quand 
on  l'a  perdu?  Qui  le  doit  mieux  savoir  que  moi, 
qui  n'ai  fait  qu'empoisonner  les  douceurs  de  ma 
vie  en  pensant  y  mettre  le  comble?  Laisse  donc 
dire  les  méchans  qui  montrent  leur  fortune  et 
cachent  leur  cœur,  et  sois  sûr  que,  s'il  est  un  seul 
exemple  du  bonheur  sur  la  terre,  il  se  trouve  dans 
un  homme  de  bien.  Tu  reçus  du  Ciel  cet  heureux 
penchant  à  tout  ce  qui  est  bon  et  honnête  :  n'é- 
coute que  tes  propres  désirs,  ne  suis  que  tes  incli- 
nations naturelles;  songe  surtout  à  nos  premières 
amours.  Tant  que  ces  momens  purs  et  délicieux 
reviendront  à  ta  mémoire,  il  n'est  pas  possible  que 


62  SECONDE    PARTIE 

tu  cesses  d'aimer  ce  qui  te  les  rendit  si  doux,  que 
le  charme  du  beau  moral  s'efîace  dans  ton  âme, 
ni  que  tu  veuilles  jamais  obtenir  ta  Julie  par  des 
moyens  indignes  de  toi.  Comment  jouir  d'un  bien 
dont  on  auroit  perdu  le  goût?  Non,  pour  pouvoir 
posséder  ce  qu'on  aime,  il  faut  garder  le  même 
cœur  qui  l'a  aimé. 

Me  voici  à  mon  second  point,  car,  comme  tu 
vois,  je  n'ai  pas  oublié  mon  métier.  Mon  ami, 
l'on  peut  sans  amour  avoir  les  sentimens  sublimes 
d'une  âme  forte;  mais  un  amour  tel  que  le  nôtre 
l'anime  et  la  soutient  tant  qu'il  brûle;  sitôt  qu'il 
s'éteint,  elle  tombe  en  langueur,  et  un  cœur  usé 
n'est  plus  propre  à  rien.  Dis-moi,  que  serions- 
nous  si  nous  n'aimions  plus?  Eh!  ne  vaudroit-il 
pas  mieux  cesser  d'être  que  d'exister  sans  rien  sen- 
tir? et  pourrois-tu  te  résoudre  à  traîner  sur  la  terre 
l'insipide  vie  d'un  homme  ordinaire,  après  avoir 
goûté  tous  les  transports  qui  peuvent  ravir  une 
âme  humaine?  Tu  vas  habiter  de  grandes  villes, 
où  ta  figure  et  ton  âge,  encore  plus  que  ton  mé- 
rite, tendront  mille  embûches  à  ta  fidélité.  L'insi- 
nuante coquetterie  affectera  le  langage  de  la  ten- 
dresse et  te  plaira  sans  t'abuser  :  tu  ne  chercheras 
point  l'amour,  mais  les  plaisirs;  tu  les  goûteras 
séparés  de  lui  et  ne  les  pourras  reconnoître.  Je  ne 
sais  si  tu  retrouveras  ailleurs  le  cœur  de  Julie,  mais 
je  te  défie  de  jamais  retrouver  auprès  d'une  autre 
ce  que  tu  sentis  auprès  d'elle.  L'épuisement  de  ton 


LETTRE    XI  63 

âme  t'annoncera  le  sort  que  je  t'ai  prédit;  la  tris- 
tesse et  l'ennui  t'accableront  au  sein  des  amuse- 
mens  frivoles;  le  souvenir  de  nos  premières  amours 
te  poursuivra  malgré  toi;  mon  image,  cent  fois 
plus  belle  que  je  ne  fus  jamais,  viendra  tout  à  coup 
te  surprendre.  A  l'instant  le  voile  du  dégoût  cou- 
vrira tous  tes  plaisirs,  et  mille  regrets  amers  naî- 
tront dans  ton  cœur.  Mon  bien-aimé,  mon  doux 
ami,  ah!  si  jamais  tu  m'oublies...  hélas!  je  ne  fe- 
rai qu'en  mourir;  mais  toi  tu  vivras  vil  et  malheu- 
reux, et  je  mourrai  trop  vengée. 

Ne  l'oublie  donc  jamais,  cette  Julie  qui  fut  à 
toi,  et  dont  le  cœur  ne  sera  point  à  d'autres.  Je 
ne  puis  rien  te  dire  de  plus,  dans  la  dépendance 
où  le  Ciel  m'a  placée.  Mais,  après  t'avoir  recom- 
mandé la  fidélité,  il  est  juste  de  te  laisser  de  la 
mienne  le  seul  gage  qui  soit  en  mon  pouvoir.  J'ai 
consulté,  non  mes  devoirs,  mon  esprit  égaré  ne 
les  connoît  plus,  mais  mon  cœur,  dernière  règle 
de  qui  n'en  sauroit  plus  suivre,  et  voici  le  résultat 
de  ses  inspirations  :  je  ne  t'épouserai  jamais  sans 
le  consentement  de  mon  père,  mais  je  n'en  épou- 
serai jamais  un  autre  sans  ton  consentement,  je 
t'en  donne  ma  parole  :  elle  me  sera  sacrée,  quoi 
qu'il  arrive,  et  il  n'y  a  point  de  force  humaine  qui 
puisse  m'y  faire  manquer.  Sois  donc  sans  inquié- 
tude sur  ce  que  je  puis  devenir  en  ton  absence.  Va, 
mon  aimable  ami,  chercher  sous  les  auspices  du 
tendre  amour  un  sort  digne  de  le  couronner.  Ma 


64  SECONDE    PARTIE 

destinée  est  dans  tes  mains  autant  qu'il  a  dépendu 
de  moi  de  l'y  mettre,  et  jamais  elle  ne  changera 
que  de  ton  aveu. 


LETTRE  XII 

A   Julie. 

O  quai  fiamina  di  gloria,  d'onore, 
Scorrer  sento  per  tutte  le  vene, 
Aima  grande,  parlando  con  te. 

Julie,  laisse-moi  respirer;  tu  fais  bouillonner 
mon  sang,  tu  me  fais  tressaillir,  tu  me  fais  palpi- 
ter; ta  lettre  brûle,  comme  ton  cœur,  du  saint 
amour  de  la  vertu,  et  tu  portes  au  fond  du  mien 
son  ardeur  céleste.  Mais  pourquoi  tant  d'exhorta- 
tions où  il  ne  falloit  que  des  ordres?  Crois  que,  si 
je  m'oublie  au  point  d'avoir  besoin  de  raisons  pour 
bien  faire,  au  moins  ce  n'est  pas  de  ta  part  :  ta 
seule  volonté  me  suffit.  Ignores-tu  que  je  serai 
toujours  ce  qu'il  te  plaira,  et  que  je  ferois  le  mal 
même  avant  de  pouvoir  te  désobéir?  Oui,  j'aurois 
brûlé  le  Capitole  si  tu  me  l'avois  commandé,  parce 
que  je  t'aime  plus  que  toutes  choses.  Mais  sais-tu 
bien  pourquoi  je  t'aime  ainsi?  Ah  !  fille  incompa- 
rable, c'est  parce  que  tu  ne  peux  rien  vouloir  que 


LETTRE    XII  65 

d'honnête,  et  que  l'amour  de  la  vertu  rend  plus 
invincible  celui  c|ue  j'ai  pour  tes  charmes. 

Je  pars,  encouragé  par  l'engagement  que  tu 
viens  de  prendre,  et  dont  tu  pouvois  t'épargner  le 
détour  :  car,  promettre  de  n'être  à  personne  sans 
mon  consentement,  n'est-ce  pas  promettre  de 
n'être  qu'à  moi?  Pour  moi,  je  le  dis  plus  libre- 
ment, et  je  t'en  donne  aujourd'hui  ma  foi  d'homme 
de  bien,  qui  ne  sera  point  violée  :  j'ignore,  dans 
la  carrière  où  je  vais  m'essayer  pour  te  complaire, 
à  quel  sort  la  fortune  m'appelle,  mais  jamais  les 
nœuds  de  l'amour  ni  de  l'hymen  ne  m'uniront  à 
d'autres  qu'à  Julie  d'Étange;  je  ne  vis,  je  n'existe 
que  pour  elle,  et  mourrai  libre  ou  son  époux. 
Adieu;  l'heure  presse,  et  je  pars  à  l'instant. 


LETTRE  XIII 
A  Julie. 

J'arrivai  hier  au  soir  à  Paris,  et  celui  qui  ne 
pouvoit  vivre  séparé  de  toi  par  deux  rues  en  est 
maintenant  à  plus  de  cent  lieues.  O  Julie!  plains- 
moi,  plains  ton  malheureux  ami.  Quand  mon  sang 
en  longs  ruisseaux  auroit  tracé  cette  route  im- 
mense, elle  m'eût  paru  moins  longue,  et  je  n'au- 
rois  pas  senti  défaillir  mon  âme  avec  plus  de  lan- 
Nouvelk  Héloïse.   II.  9 


66  SECONDE    PARTIE 

gueur.  Ah!  si  du  moins  je  connoissois  le  moment 
qui  doit  nous  rejoindre,  ainsi  que  l'espace  qui  nous 
sépare,  je  compenserois  l'éloignement  des  lieux 
par  le  progrès  du  temps,  je  compterois  dans  cha- 
que jour  ôté  de  ma  vie  les  pas  qui  m'auroient  rap- 
proché de  toi;  mais  cette  carrière  de  douleurs  est 
couverte  des  ténèbres  de  l'avenir  :  le  terme  qui 
doit  la  borner  se  dérobe  à  mes  foibles  yeux.  O 
doute!  ô  supplice!  mon  cœur  inquiet  te  cherche 
et  ne  trouve  rien.  Le  soleil  se  lève  et  ne  me  rend 
plus  l'espoir  de  te  voir;  il  se  couche,  et  je  ne  t'ai 
point  vue;  mes  jours,  vides  de  plaisirs  et  de  joies, 
s'écoulent  dans  une  longue  nuit.  J'ai  beau  vouloir 
ranimer  en  moi  l'espérance  éteinte,  elle  ne  m'offre 
qu'une  ressource  incertaine  et  des  consolations 
suspectes.  Chère  et  tendre  amie  de  mon  cœur, 
hélas!  à  quels  maux  faut-il  m'attendre,  s'ils  doi- 
vent égaler  mon  bonheur  passé? 

Que  cette  tristesse  ne  t'alarme  pas,  je  t'en  con- 
jure; elle  est  l'effet  passager  de  la  solitude  et  des 
réflexions  du  voyage.  Ne  crains  point  le  retour  de 
mes  premières  foiblesses;  mon  cœur  est  dans  ta 
main,  ma  Julie,  et,  puisque  tu  le  soutiens,  il  ne  se 
laissera  plus  abattre.  Une  des  consolantes  idées 
qui  sont  le  fruit  de  ta  dernière  lettre  est  que  je  me 
trouve  à  présent  porté  par  une  double  force,  et, 
quand  l'amour  auroit  anéanti  la  mienne,  je  ne  lais- 
serois  pas  d'y  gagner  encore  :  car  le  courage  qui 
me  vient  de  toi  me  soutient  beaucoup  mieux  que 


I 


LETTRE   XIII  67 

je  n'aurois  pu  me  soutenir  moi-même.  Je  suis  con- 
vaincu qu'il  n'est  pas  bon  que  l'homme  soit  seul. 
Les  âmes  humaines  veulent  être  accouplées  pour 
valoir  tout  leur  prix,  et  la  force  unie  des  amis, 
comme  celle  des  lames  d'un  aimant  artificiel,  est 
incomparablement  plus  grande  que  la  somme  de 
leurs  forces  particulières.  Divine  amitié!  c'est  là 
ton  triomphe.  Mais  qu'est-ce  que  la  seule  amitié 
auprès  de  cette  union  parfaite  qui  joint  à  toute 
l'énergie  de  l'amitié  des  liens  cent  fois  plus  sacrés? 
Où  sont-ils  ces  hommes  grossiers  qui  ne  prennent 
les  transports  de  l'amour  que  pour  une  fièvre  des 
sens,  pour  un  désir  de  la  nature  avilie?  Qu'ils 
viennent,  qu'ils  observent,  qu'ils  sentent  ce  qui  se 
passe  au  fond  de  mon  cœur;  qu'ils  voient  uq 
amant  malheureux  éloigné  de  ce  qu'il  aime,  in- 
certain de  le  revoir  jamais,  sans  espoir  de  recou- 
vrer sa  félicité  perdue,  mais  pourtant  animé  de 
ces  feux  immortels  qu'il  prit  dans  tes  yeux,  et 
qu'ont  nourris  tes  sentimens  sublimes;  prêt  à  bra- 
ver la  fortune,  à  souffrir  ses  revers,  à  se  voir  même 
privé  de  toi,  et  à  faire  des  vertus  que  tu  lui  as  in- 
spirées le  digne  ornement  de  cette  empreinte  ado- 
rable qui  ne  s'effacera  jamais  de  son  âme.  Julie, 
eh!  qu'aurois-je  été  sans  toi?  La  froide  raison 
m'eût  éclairé  peut-être;  tiède  admirateur  du  bien, 
je  l'aurois  du  moins  aimé  dans  autrui.  Je  ferai 
plus  :  je  saurai  le  pratiquer  avec  zèle,  et,  pénétré 
de  tes  sages  leçons,  je  ferai  dire  un  jour  à  ceux 


68  SECONDE    PARTIE 

qui  nous  auront  connus  :  «  Oh  !  quels  hommes  nous 
serions  tous  si  ie  monde  étoit  plein  de  Jolies  et  de 
cœurs  qui  les  sussent  aimer!  » 

En  méditant  en  route  sur  ta  dernière  lettre,  j'ai 
résolu  de  rassembler  en  un  recueil  toutes  celles 
que  tu  m'as  écrites,  maintenant  que  je  ne  puis  plus 
recevoir  tes  avis  de  bouche.  Quoiqu'il  n'y  en  ait 
pas  une  que  je  ne  sache  par  cœur,  et  bien  par 
cœur,  tu  peux  m'en  croire,  j'aime  pourtant  à  les 
relire  sans  cesse,  ne  fût-ce  que  pour  revoir  les 
traits  de  cette  main  chérie  qui  seule  peut  faire 
mon  bonheur.  Mais,  insensiblement,  le  papier 
s'use,  et,  avant  qu'elles  soient  déchirées,  je  veux 
les  copier  toutes  dans  un  livre  blanc  que  je  viens 
de  choisir  exprès  pour  cela.  Il  est  assez  gros;  mais 
je  songe  à  l'avenir,  et  j'espère  ne  pas  mourir  assez 
jeune  pour  me  borner  à  ce  volume.  Je  destine  les 
soirées  à  cette  occupation  charmante,  et  j'avance- 
rai lentement  pour  la  prolonger.  Ce  précieux  re- 
cueil ne  me  quittera  de  mes  jours;  il  sera  mon  ma- 
nuel dans  le  monde  où  je  vais  entrer;  il  sera  pour 
moi  le  contrepoison  des  maximes  qu'on  y  respire; 
il  me  consolera  dans  mes  maux;  il  préviendra  ou 
corrigera  mes  fautes;  il  m'instruira  durant  ma  jeu- 
nesse; il  m'édifiera  dans  tous  les  temps;  et  ce  se- 
ront, à  mon  avis,  les  premières  lettres  d'amour 
dont  on  aura  tiré  cet  usage. 

Quant  à  la  dernière,  que  j'ai  présentement  sous 
les  yeux,  toute  belle  qu'elle  me  paroît,  j'y  trouve 


LETTRE   XIII  69 

pourtant  un  article  à  retrancher.  Jugement  déjà 
fort  étrange;  mais  ce  qui  doit  l'être  encore  plus, 
c'est  que  cet  article  est  précisément  celui  qui  te 
regarde,  et  je  te  reproche  d'avoir  même  songé  à 
l'écrire.  Que  me  parles-tu  de  fidélité,  de  con- 
stance? Autrefois  tu  connoissois  mieux  mon  amour 
et  ton  pouvoir.  Ah!  Julie,  inspires-tu  des  senti- 
mens  périssables?et,  quand  je  ne  t'aurois  rien  pro- 
mis, pourrois-je  cesser  jamais  d'être  à  toi?  Non, 
non;  c'est  du  premier  regard  de  tes  yeux,  du  pre- 
mier mot  de  ta  bouche,  du  premier  transport  de 
mon  cœur,  que  s'alluma  dans  lui  cette  flamme  \ 
éternelle  que  rien  ne  peut  plus  éteindre.  Net'eussé- 
je  vue  que  ce  premier  instant,  c'en  étoit  déjà  fait, 
il  étoit  trop  tard  pour  pouvoir  jamais  t'oublier.  Et 
je  t'oubiierois  maintenant!  maintenant  qu'enivré 
de  mon  bonheur  passé,  son  seul  souvenir  suffit 
pour  me  le  rendre  encore!  maintenant  qu'oppressé 
du  poids  de  tes  charmes  je  ne  respire  qu'en  eux! 
maintenant  que  ma  première  àme  est  disparue  et 
que  je  suis  animé  de  celle  que  tu  m'as  donnée! 
maintenant,  ô  Julie!  que  je  me  dépite  contre  moi 
de  t'exprimer  si  mal  tout  ce  que  je  sens!  Ah!  que 
toutes  les  beautés  de  l'univers  tentent  de  me  sé- 
duire, en  est-il  d'autres  que  la  tienne  à  mes  yeux? 
Que  tout  conspire  à  l'arracher  de  mon  cœur; 
qu'on  le  perce,  qu'on  le  déchire,  qu'on  brise  ce 
fidèle  miroir  de  Julie,  sa  pure  image  ne  cessera  de 
briller  jusque  dans  le  dernier  fragment  :  rien  n'est 


70  SECONDE    PARTIE 

capable  de  l'y  détruire.  Non,  la  suprême  puis- 
sance elle-même  ne  sauroit  aller  jusque-là  :  elle 
peut  anéantir  mon  âme,  mais  non  pas  faire  qu'elle 
existe  et  cesse  de  t'adorer. 

Mylord  Edouard  s'est  chargé  de  te  rendre 
compte  à  son  passage  de  ce  qui  me  regarde  et  de 
ses  projets  en  ma  faveur  ;  mais  je  crains  qu'il  ne 
s'acquitte  mal  de  cette  promesse  par  rapport  à  ses 
arrangemens  présens.  Apprends  qu'il  ose  abuser 
du  droit  que  lui  donnent  sur  moi  ses  bienfaits 
pour  les  étendre  au  delà  même  de  la  bienséance. 
Je  me  vois,  par  une  pension  qu'il  n'a  pas  tenu  à 
lui  de  rendre  irrévocable,  en  état  de  faire  une 
figure  fort  au-dessus  de  ma  naissance  ;  et  c'est 
peut-être  ce  que  je  serai  forcé  de  faire  à  Londres 
pour  suivre  ses  vues.  Pour  ici,  où  nulle  affaire  ne 
m'attache,  je  continuerai  de  vivre  à  ma  manière, 
et  ne  serai  point  tenté  d'employer  en  vaines  dé- 
penses l'excédent  de  mon  entretien.  Tu  me  l'as 
appris,  ma  Julie,  les  premiers  besoins,  ou  du  moins 
les  plus  sensibles,  sont  ceux  d'un  cœur  bienfai- 
sant; et,  tant  que  quelqu'un  manque  du  nécessaire, 
quel  honnête  homme  a  du  superflu? 


LETTRE    XIV  7, 

LETTRE  XIV 
A  Julie. 

I  J'entre  avec  une  secrète  horreur  dans  ce  vaste 
désert  du  monde.  Ce  chaos  ne  m'offre  qu'une  soli- 
tude affreuse,  où  règne  un  morne  silence.  Mon 
âme  à  la  presse  cherche  à  s'y  répandre  et  se  trouve 
partout  resserrée.  «  Je  ne  suis  jamais  moins  seul  que 
quand  je  suis  seul  »,  disoit  un  ancien  :  moi,  je  ne 
suis  seul  que  dans  la  foule,  où  je  ne  puis  être  ni  à 
toi  ni  aux  autres.  Mon  cœur  voudroit  parler,  il  sent 
qu'il  n'est  point  écouté;  il  voudroit  répondre,  on 
ne  lui  dit  rien  qui  puisse  aller  jusqu'à  lui.  Je  n'en- 


I.  Sans  prévenir  le  jugement  du  lecteur  et  celui  de  Julie 
sur  ces  relations,  je  crois  pouvoir  dire  que,  si  j'avois  à 
les  faire  et  que  je  ne  les  fisse  pas  meilleures,  je  les  ferois 
du  moins  fort  différentes.  J'ai  été  plusieurs  fois  sur  le  point 
de  les  ôter  et  d'en  substituer  de  ma  façon  ;  enfin  je  les  laisse 
et  je  me  vante  de  ce  courage.  Je  me  dis  qu'un  jeune  homme 
de  vingt-quatre  ans  entrant  dans  le  monde  ne  doit  pas  le 
voir  comme  le  voit  un  homme  de  cinquante,  à  qui  l'expé- 
rience n'a  que  trop  appris  à  le  connoitre.  Je  me  dis  encore 
que,  sans  y  avoir  fait  un  fort  grand  rôle,  je  ne  suis  pour- 
tant plus  dans  le  cas  d'en  pouvoir  parler  avec  impartialité. 
Laissons  donc  ces  lettres  comme  elles  sont  ;  que  les  lieux 
communs  usés  restent,  que  les  observations  triviales  restent: 
c'est  un  petit  mal  que  tout  cela  ;  mais  il  importe  à  l'ami  de 
la  vérité  que,  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  ses  passions  ne  souil- 
lent point  ses  écrits. 


72  SECONDE    PARTIE 

tends  point  la  langue  du  pays,   et   personne   ici 
n'entend  la  mienne. 

Ce  n'est  pas  qu'on  ne  me  fasse  beaucoup  d'ac- 
cueil, d'amitiés,  de  prévenances,  et  que  mille  soins 
officieux  n'y  semblent  voler  au-devant  de  moi  ; 
mais  c'est  précisément  de  quoi  je  me  plains.  Le 
moyen  d'être  aussitôt  l'ami  de  quelqu'un  qu'on  n'a 
jamais  vu  ?  L'honnête  intérêt  de  l'humanité,  l'épan- 
chement  simple  et  touchant  d'une  âme  franche, 
ont  un  langage  bien  différent  des  fausses  démon- 
strations de  la  politesse  et  des  dehors  trompeurs 
que  l'usage  du  monde  exige.  J'ai  grand'peur  que 
celui  qui,  dès  la  première  vue,  me  traite  comme 
un  ami  de  vingt  ans,  ne  me  traitât,  au  bout  de 
vingt  ans,  comme  un  inconnu,  si  j'avois  quelque 
important  service  à  lui  demander;  et,  quand  je 
vois  des  hommes  si  dissipés  prendre  un  intérêt  si 
tendre  à  tant  de  gens,  je  présumerois  volontiers 
qu'ils  n'en  prennent  à  personne. 

Il  y  a  pourtant  de  la  réalité  à  tout  cela  :  car  le 
François  est  naturellement  bon,  ouvert,  hospitalier, 
bienfaisant;  mais  il  y  a  aussi  mille  manières  de 
parler  qu'il  ne  faut  pas  prendre  à  la  lettre,  mille 
offres  apparentes  qui  ne  sont  faites  que  pour  être 
refusées,  mille  espèces  de  pièges  que  la  politesse 
tend  à  la  bonne  foi  rustique.  Je  n'entendis  jamais 
tant  dire  :«  Comptez  sur  moi  dans  l'occasion,  dis- 
posez de  mon  crédit,  de  ma  bourse,  de  ma  maison, 
de  mon  équipage.» Si  tout  cela  étoit  sincère  et  pris 


LETTRE    XIV  73 

au  mot,  il  n'y  auroit  pas  de  peuple  moins  attaché 
à  la  propriété;  la  communauté  des  biens  seroit  ici 
presque  établie;  le  plus  riche  offrant  sans  cesse,  et 
le  plus  pauvre  acceptant  toujours,  tout  se  mettroit 
naturellement  de  niveau,  et  Sparte  même  eût  eu 
des  partages  moins  égaux  qu'ils  ne  seroient  à 
Paris.  Au  lieu  de  cela,  c'est  peut-être  la  ville  du 
monde  où  les  fortunes  sont  le  plus  inégales  et  où 
régnent  à  la  fois  la  plus  somptueuse  opulence  et  la 
plus  déplorable  misère.  II  n'en  faut  pas  davantage 
pour  comprendre  ce  que  signifient  cette  apparente 
commisération  qui  semble  toujours  aller  au-devant 
des  besoins  d'autrui,  et  cette  facile  tendresse  du 
cœur  qui  contracte  en  un  moment  des  amitiés 
éternelles. 

Au  lieu  de  tous  ces  sentimens  suspects  et  de 
cette  confiance  trompeuse,  veux-je  chercher  des 
lumières  et  de  l'instruction,  c'en  est  ici  l'aimable 
source;  et  l'on  est  d'abord  enchanté  du  savoir  et 
de  la  raison  qu'on  trouve  dans  les  entretiens,  non 
seulement  des  savans  et  des  gens  de  lettres,  mais 
des  hommes  de  tous  les  états,  et  même  des  fem- 
mes :  le  ton  de  la  conversation  y  est  coulant  et 
naturel;  il  n'est  ni  pesant  ni  frivole;  il  est  savant 
sans  pédanterie,  gai  sans  tumulte,  poli  sans  affec- 
tation, galant  sans  fadeur,  badin  sans  équivoque. 
Ce  ne  sont  ni  des  dissertations  ni  des  épigrammes  : 
on  y  raisonne  sans  argumenter  ;  on  y  plaisante 
sans  jeu  de  mots  ;  on  y  associe  avec  art  l'esprit  et 


74  SECONDE     PARTIE 

la  raison,  les  maximes  et  les  saillies,  la  satire  aiguë, 
l'adroite  flatterie  et  la  morale  austère.  On  y  parle 
de  tout,  pour  que  chacun  ait  quelque  chose  à 
dire;  on  n'approfondit  point  les  questions,  de  peur 
d'ennuyer;  on  les  propose  comme  en  passant,  on 
les  traite  avec  rapidité  ;  la  précision  mène  à  l'élé- 
gance ;  chacun  dit  son  avis  et  l'appuie  en  peu  de 
mots;  nul  n'attaque  avec  chaleur  celui  d'autrui , 
nul  ne  défend  opiniâtrement  le  sien;  on  discute 
pour  s'éclairer,  on  s'arrête  avant  la  dispute,  cha- 
cun s'instruit,  chacun  s'amuse;  tous  s'en  vont 
contens,  et  le  sage  même  peut  rapporter  de  ces 
entretiens  des  sujets  dignes  d'être  médités  en  si- 
lence. 

Mais  au  fond  que  penses-tu  qu'on  apprenne  dans 
ces  conversations  si  charmantes?  A  juger  saine- 
ment des  choses  du  monde?  à  bien  user  de  la  so- 
ciété ?  à  connoître  au  moins  les  gens  avec  qui  l'on 
vit?  Rien  de  tout  cela,  ma  Julie  :  on  y  apprend 
à  plaider  avec  art  la  cause  du  mensonge,  à  ébran- 
ler à  force  de  philosophie  tous  les  principes  de  la 
vertu,  à  colorer  de  sophismes  subtils  ses  passions 
et  ses  préjugés,  et  à  donner  à  l'erreur  un  certain 
tour  à  la  mode,  selon  les  maximes  du  jour.  Il  n'est 
point  nécessaire  de  connoître  le  caractère  des  gens, 
mais  seulement  leurs  intérêts,  pour  deviner  à  peu 
près  ce  qu'ils  diront  de  chaque  chose.  Quand  un 
homme  parle,  c'est  pour  ainsi  dire  son  habit  et 
non  pas  lui  qui  a  un  sentiment  ;  et  il  en  changera 


LETTRE    XIV  75 

sans  façon  tout  aussi  souvent  que  d'état.  Donnez- 
lui  tour  à  tour  une  longue  perruque,  ua  habit 
d'ordonnance  et  une  croix  pectorale;  vous  l'en- 
tendrez successivement  prêcher  avec  le  même  zèle 
les  lois,  le  despotisme  et  l'inquisition.  I!  y  a  une 
raison  commune  pour  la  robe,  une  autre  pour  la 
finance,  une  autre  pour  l'épée.  Chacune  prouve 
très  bien  que  les  deux  autres  sont  mauvaises,  con- 
séquence facile  à  tirer  pour  les  trois'.  Ainsi  nul 
ne  dit  jamais  ce  qu'il  pense,  mais  ce  qu'il  lui  con- 
vient de  faire  penser  à  autrui  ;  et  le  zèle  apparent 
de  la  vérité  n'est  jamais  en  eux  que  le  masque  de 
l'intérêt. 

Vous  croiriez  que  les  gens  isolés  qui  vivent 
dans  l'indépendance  ont  au  moins  un  esprit  à  eux: 
point  du  tout;  autres  machines  qui  ne  pensent 
point,  et  qu'on  fait  penser  par  ressorts.  On  n'a 
qu'à  s'informer  de  leurs  sociétés,  de  leurs  coteries, 
de  leurs  amis,  des  femmes  qu'ils  voient,  des  au- 
teurs qu'ils  connoissent  ;  là-dessus  on  peut  d'avance 


I.  On  doit  passer  ce  raisonnement  à  un  Suisse  qui  voit 
son  pays  fort  bien  gouverné,  sans  qu'aucune  des  trois  pro- 
fessions y  soit  établie.  Quoi  !  l'État  peut-il  subsister  sans  dé- 
fenseurs? Non,  il  faut  des  défenseurs  à  l'État;  mais  tous  les 
citoyens  doivent  être  soldats  par  devoir,  aucun  par  métier. 
Les  mêmes  hommes,  chez  les  Romains  et  chez  les  Grecs, 
étoient  officiers  au  camp,  magistrats  à  la  ville,  et  jamais  ces 
deux  fonctions  ne  furent  mieux  remplies  que  quand  on  ne 
connoissoit  pas  ces  bizarres  préjugés  d'états  qui  les  séparent 
et  les  déshonorent. 


■j6  SECONDE    PARTIE 

établir  leur  sentiment  futur  sur  un  livre  prêt  à  pa- 
roître  et  qu'ils  n'ont  point  lu,  sur  une  pièce  prête 
à  jouer  et  qu'ils  n'ont  point  vue,  sur  tel  ou  tel 
auteur  qu'ils  ne  connoissent  point,  sur  tel  ou  tel 
système  dont  ils  n'ont  aucune  idée;  et,  comme  la 
pendule  ne  se  monte  ordinairement  que  pourvingt- 
quatre  heures,  tous  ces  gens-là  s'en  vont  chaque 
soir  apprendre  dans  leurs  sociétés  ce  qu'ils  pense- 
ront le  lendemain. 

Il  y  a  ainsi  un  petit  nombre  d'hommes  et  de 
femmes  qui  pensent  pour  tous  les  autres,  et  pour 
lesquels  tous  les  autres  parlent  et  agissent;  et, 
comme  chacun  songe  à  son  intérêt,  personne  au 
bien  commun,  et  que  les  intérêts  particuliers  sont 
toujours  opposés  entre  eux,  c'est  un  choc  perpé- 
tuel de  brigues  et  de  cabales,  un  flux  et  reflux  de 
préjugés,  d'opinions  contraires,  où  les  plus  échauf- 
fés, animés  par  les  autres,  ne  savent  presque  ja- 
mais de  quoi  il  est  question.  Chaque  coterie  a  ses 
règles,  ses  jugemens,  ses  principes,  qui  ne  sont 
point  admis  ailleurs.  L'honnête  homme  d'une 
maison  est  un  fripon  dans  la  maison  voisine.  Le 
bon,  le  mauvais,  le  beau,  le  laid,  la  vérité,  la  vertu, 
n'ont  qu'une  existence  locale  et  circonscrite.  Qui- 
conque aime  h  se  répandre  et  fréquente  plusieurs 
sociétés  doit  être  plus  flexible  qu'Alcibiade,  chan- 
ger de  principes  comme  d'assemblées,  modifier 
son  esprit  pour  ainsi  dire  à  chaque  pas,  et  mesurer 
ses  maximes  à  la  toise  ;  il  faut  qu'à  chaque  visite  il 


LETTRE    XIV  77 

quitte  en  entrant  son  âme,  s'il  en  a  une;  qu'il  en 
prenne  une  autre  aux  couleurs  de  la  maison, 
comme  un  laquais  prend  un  habit  de  livrée;  qu'il 
la  pose  de  même  en  sortant,  et  reprenne,  s'il  veut, 
la  sienne  jusqu'à  nouvel  échange. 

Il  y  a  plus  :  c'est  que  chacun  se  met  sans  cesse  en 
contradiction  avec  lui-même,  sans  qu'on  s'avise  de 
le  trouver  mauvais.  On  a  des  principes  pour  la  con- 
versation et  d'autres  pour  la  pratique  :  leur  oppo- 
sition ne  scandalise  personne,  et  l'on  est  convenu 
qu'ils  ne  se  ressembleroient  point  entre  eux; 
on  n'exige  pas  même  d'un  auteur,  surtout  d'un 
moraliste,  qu'il  parle  comme  ses  livres,  ni  qu'il 
agisse  comme  il  parle  :  ses  écrits,  ses  discours,  sa 
conduite,  sont  trois  choses  toutes  différentes,  qu'il 
n'est  point  obligé  de  concilier.  En  un  mot,  tout 
est  absurde,  et  rien  ne  choque  parce  qu'on  y  est 
accoutumé  ;  et  il  y  a  même  à  cette  inconséquence 
une  sorte  de  bon  air  dont  bien  des  gens  se  font 
honneur.  En  etîet,  quoique  tous  prêchent  avec 
zèle  les  maximes  de  leur  profession,  tous  se  pi- 
quent d'avoir  le  ton  d'une  autre  :  le  robin  prend 
l'air  cavalier,  le  financier  fait  le  seigneur,  l'évêque 
a  le  propos  galant,  l'homme  de  cour  parle  de 
philosophie,  l'homme  d'Etat  de  bel  esprit;  il  n'y 
a  pas  jusqu'au  simple  artisan  qui,  ne  pouvant 
prendre  un  autre  ton  que  le  sien,  se  met  en  noir 
les  dimanches  pour  avoir  l'air  d'un  homme  de 
palais.   Les   militaires  seuls,  dédaignant  tous   les 


78  SECONDE    PARTIE 

autres  étais,  gardent  sans  façon  le  ton  du  leur,  et 
sont  insupportables  de  bonne  foi.  Ce  n'est  pas 
que  M.  de  Murait  n'eût  raison  quand  il  donnoit 
la  préférence  à  leur  société  ;  mais  ce  qui  étoit 
vrai  de  son  temps  ne  l'est  plus  aujourd'hui.  Le 
progrès  de  la  littérature  a  changé  en  mieux  le  ton 
général;  les  militaires  seuls  n'en  ont  point  voulu 
changer;  et  le  leur,  qui  étoit  le  meilleur  aupara- 
vant, est  enfin  devenu  le  pire  '. 

Ainsi  les  hommes  à  qui  l'on  parle  ne  sont  point 
ceux  avec  qui  l'on  converse;  leurs  sentimens  ne 
partent  point  de  leur  cœur,  leurs  lumières  ne  sont 
point  dans  leur  esprit,  leurs  discours  ne  représen- 
tent point  leurs  pensées;  on  n'aperçoit  d'eux  que 
leur  figure,  et  l'on  est  dans  une  assemblée  à  peu 
près  comme  devant  un  tableau  mouvant,  où  le 
spectateur  paisible  est  le  seul  être  mù  par  lui- 
même. 

Telle  est  l'idée  que  je  me  suis  formée  de  la 
grande  société  sur  celle  que  j'ai  vue  à  Paris  :  cette 
idée  est  peut-être  plus  relative  à  ma  situation  par- 
ticulière qu'au  véritable  état  des  choses,  et  se  ré- 
formera  sans    doute   sur    de  nouvelles   lumières. 

I.  Ce  jugement,  vrai  ou  faux,  ne  peut  s'entendre  que 
des  subalternes  et  de  ceux  qui  ne  vivent  pas  à  Paris  :  car 
tout  ce  qu'il  y  a  d'illustre  dans  le  royaume  est  au  service, 
et  la  cour  même  est  toute  militaire.  Mais  il  y  a  une  grande 
difFérence,  pour  les  manières  que  l'on  contracte,  entre  faire 
campagne  en  temps  de  guerre  et  passer  sa  vie  dans  des  gar- 
nisons. 


LETTRE    XIV  79 

D'ailleurs  je  ne  fréquente  que  les  sociétés  où  les 
amis  de  mylord  Edouard  m'ont  introduit,  et  je 
suis  convaincu  qu'il  faut  descendre  dans  d'autres 
états  pour  connoître  les  véritables  mœurs  d'un 
pays,  car  celles  des  riches  sont  presque  partout 
les  mêmes.  Je  tâcherai  de  m'éclaircir  mieux  dans 
la  suite.  En  attendant,  juge  si  j'ai  raison  d'appeler 
cette  foule  un  désert,  et  de  m'effrajer  d'une  soli- 
tude où  je  ne  trouve  qu'une  vaine  apparence  de 
sentimens  et  de  vérité,  qui  change  à  chaque  in- 
stant et  se  détruit  elle-même,  où  je  n'aperçois  que 
larves  et  fantômes  qui  frappent  l'œil  un  moment  et 
disparoissent  aussitôt  qu'on  les  veut  saisir.  Jusques 
ici  j'ai  vu  beaucoup  de  masques  :  quand  verrai-je 
des  visages  d'hommes? 


LETTRE  XV 
De  Julie. 

Oui,  mon  ami,  nous  serons  unis  malgré  notre 
éloignement;  nous  serons  heureux  en  dépit  du 
sort.  C'est  l'union  des  cœurs  qui  fait  leur  véritable 
félicité  ;  leur  attraction  ne  connoît  point  la  loi  des 
distances,  et  les  nôtres  se  toucheroient  aux  deux 
bouts  du  monde.  Je  trouve  comme  toi  que  les 
amans   ont  mille    moyens  d'adoucir    le  sentiment 


8o  SECONDt    PARTIE 

de  l'absence  et  de  se  rapprocher  en  un  moment; 
quelquefois  même  on  se  voit  plus  souvent  encore 
que  quand  on  se  voyoit  tous  les  jours  :  car,  sitôt 
qu'un  des  deux  est  seul,  à  l'instant  tous  deux  sont 
ensemble.  Si  tu  goûtes  ce  plaisir  tous  les  soirs,  je 
le  goûte  cent  fois  le  jour  :  je  vis  plus  solitaire,  je 
suis  environnée  de  tes  vestiges,  et  je  ne  saurois 
fixer  les  yeux  sur  les  objets  qui  m'entourent  sans 
te  voir  tout  autour  de  moi. 

Qui  cantà  dolcemente,  et  qui  s' assise  ; 
Qui  si  rivolse,  e  qui  ritenne  il  passa  ; 
Qui  co'begli  occhi  mi  trafise  il  core  ; 
Qui  disse  una  parola,  e  qui  sorrise. 

Mais  toi,  sais-tu  t'arrêter  à  ces  situations  pai- 
sibles ?  sais-tu  goûter  un  amour  tranquille  et  ten- 
dre qui  parle  au  cœur  sans  émouvoir  les  sens  ?  et 
tes  regrets  sont-ils  aujourd'hui  plus  sages  que  tes 
désirs  ne  l'étoient  autrefois  ?  Le  ton  de  ta  première 
lettre  me  fait  trembler.  Je  redoute  ces  emporte- 
mens  trompeurs,  d'autant  plus  dangereux  que 
l'imagination  qui  les  excite  n'a  point  de  bornes, 
et  je  crains  que  tu  n'outrages  ta  Julie  à  force  de 
l'aimer.  Ah  !  tu  ne  sens  pas,  non,  ton  cœur  peu 
délicat  ne  sent  pas  combien  l'amour  s'offense  d'un 
vain  hommage;  tu  ne  songes  ni  que  ta  vie  est  à 
moi,  ni  qu'on  court  souvent  à  la  mort  en  croyant 
servir  la  nature.  Homme  sensuel,  ne  sauras-tu  ja- 
mais aimer?  Rappelle-toi,  rappelle-toi    ce  senti- 


LETTRE   XV  Si 

ment  si  calme  et  si  doux  que  tu  connus  une  fois 
et  que  tu  décrivis  d'un  ton  si  touchant  et  si  ten- 
dre. S'il  est  le  plus  délicieux  qu'ait  jamais  savouré 
l'amour  heureux,  il  est  le  seul  permis  aux  amans 
séparés,  et,  quand  on  l'a  pu  goûter  un  moment,  on 
n'en  doit  plus  regretter  d'autre.  Je  me  souviens 
des  réflexions  que  nous  faisions,  en  lisant  ton  Plu- 
tarque,  sur  un  goût  dépravé  qui  outrage  la  nature. 
«  Quand  ces  tristes  plaisirs  n'auroient  que  de 
n'être  pas  partagés,  c'en  seroit  assez,  disions- 
nous,  pour  les  rendre  insipides  et  méprisables.  » 
Appliquons  la  même  idée  aux  erreurs  d'une  ima- 
gination trop  active,  elle  ne  leur  conviendra  pas 
moins.  Malheureux  !  de  quoi  jouis-tu  quand  tu 
es  seul  à  jouir?  Ces  voluptés  solitaires  sont  des 
voluptés  mortes.  O  amour!  les  tiennes  sont  vives  ; 
c'est  l'union  des  âmes  qui  les  anime,  et  le  plaisir 
qu'on  donne  à  ce  qu'on  aime  fait  valoir  celui  qu'il 
nous  rend. 

Dis-moi,  je  te  prie,  mon  cher  ami,  en  quelle 
langue,  ou  plutôt  en  quel  jargon  est  la  relation 
de  ta  dernière  lettre.  Ne  seroit-ce  point  là,  par 
hasard,  du  bel  esprit?  Si  tu  as  dessein  de  t'en  ser- 
vir souvent  avec  moi,  tu  devrois  bien  m'en  envoyer 
le  dictionnaire.  Qu'est-ce,  je  te  pi'ie,  que  le  senti- 
ment de  l'habit  d'un  homme?  qu'une  âme  qu'on 
prend  comme  un  habit  de  livrée  ?  que  des  maximes 
qu'il  faut  mesurer  à  la  toise  ?  Que  veux-tu  qu'une 
pauvre  Suissesse  entende  à  ces  sublimes  figures  ? 
Nouvelle  Héluïse.    II.  il 


82  SECONDE    PARTIE 

Au  lieu  de  prendre,  comme  les  autres,  des  âmes 
aux  couleurs  des  maisons,  ne  voudrois-tu  point 
déjà  donner  à  ton  esprit  la  teinte  de  celui  du  pays? 
Prends  garde,  mon  bon  ami,  j'ai  peur  qu'elle 
n'aille  pas  bien  sur  ce  fond-là;  à  ton  avis,  les 
traslaii  du  cavalier  Marin,  dont  tu  t'es  si  souvent 
moqué,  approchèrent-ils  jamais  de  ces  méta- 
phores? et,  si  l'on  peut  faire  opiner  l'habit  d'un 
homme  dans  une  lettre,  pourquoi  ne  feroit-on  pas 
suer  le  feu  '  dans  un  sonnet? 

Observer  en  trois  semaines  toutes  les  sociétés 
d'une  grande  ville,  assigner  le  caractère  des  pro- 
pos qu'on  y  tient,  y  distinguer  exactement  le  vrai 
du  faux,  le  réel  de  l'apparent,  et  ce  qu'on  y  dit  de 
ce  qu'on  y  pense,  voilà  ce  qu'on  accuse  les  Fran- 
çois de  faire  quelquefois  chez  les  autres  peuples, 
mais  ce  qu'un  étranger  ne  doit  point  faire  chez 
eux,  car  ils  valent  bien  la  peine  d'être  étudiés  po- 
sément. Je  n'approuve  pas  non  plus  qu'on  dise 
du  mal  du  pays  où  l'on  vit  et  où  l'on  est  bien 
traité;  j'aimerois  mieux  qu'on  se  laissât  tromper 
par  les  apparences  que  de  moraliser  aux  dépens 
de  ses  hôtes.  Enfin,  je  tiens  pour  suspect  tout  ob- 
servateur qui  se  pique  d'esprit  :  je  crains  toujours 
que,    sans    y   songer,  il   ne  sacrifie   la  vérité    des 


I.  Sudate,  o  fochi,  a  preparar  metalli. 

(Vers  d'un  sonnet  du  cavalier  Marin.) 


LETTRE    XV  83 

choses  à  l'éclat  des  pensées,  et  ne  fasse  jouer  sa 
phrase  aux  dépens  delà  justice. 

Tu  ne  l'ignores  pas,  mon  ami,  l'esprit,  dit  notre 
Murait,  est  la  manie  des  François  ;  je  te  trouve  à 
toi-même  du  penchant  à  la  même  manie,  avec 
cette  différence  qu'elle  a  chez  eux  de  la  grâce 
et  que,  de  tous  les  peuples  du  monde,  c'est  à  nous 
qu'elle  sied  le  moins.  Il  y  a  de  la  recherche  et  du 
jeu  dans  plusieurs  de  tes  lettres.  Je  ne  parle  point 
de  ce  tour  vif  et  de  ces  expressions  animées  qu'in- 
spire la  force  du  sentiment;  je  parle  de  cette  gen- 
tillesse de  style  qui,  n'étant  point  naturelle,  ne 
vient  d'elle-même  à  personne  et  marque  la  pré- 
tention de  celui  qui  s'en  sert.  Eh!  Dieu!  des  pré- 
tentions avec  ce  qu'on  aime  !  n'est-ce  pas  plutôt 
dans  l'objet  aimé  qu'on  les  doit  placer?  et  n'est-on 
pas  glorieux  soi-même  de  tout  le  mérite  qu'il  a  de 
plus  que  nous?  Non,  si  l'on  anime  les  conversa- 
tions indifférentes  de  quelques  saillies  qui  passent 
comme  des  traits,  ce  n'est  point  entre  deux  amans 
que  ce  langage  est  de  saison,  et  le  jargon  fleuri  de 
la  galanterie  est  beaucoup  plus  éloigné  du  senti- 
ment que  le  ton  le  plus  simple  qu'on  puisse 
prendre.  J'en  appelle  à  toi-même  :  l'esprit  eut-il 
jamais  le  temps  de  se  m.ontrer  dans  nos  tête- 
à-tête  ?  et,  si  le  charme  d'un  entretien  passion- 
né l'écarté  et  l'empêche  de  paroître ,  comment 
des  lettres  que  l'absence  remplit  toujours  d'un 
peu   d'amertume    et  où  le   cœur  parle  avec   plus 


84 


SECONDE    PARTIE 


d'attendrissement,  le  pourioient-elles  supporter? 
Quoique  toute  grande  passion  soit  sérieuse  et 
que  l'excessive  joie  elle-même  arrache  des  pleurs 
plutôt  que  des  ris,  je  ne  veux  pas  pour  cela  que 
l'amour  soit  toujours  triste;  mais  je  veux  que  sa 
gaieté  soit  simple,  sans  ornement,  sans  art,  nue 
comme  lui;  en  un  mot,  qu'elle  brille  de  ses  pro- 
pres grâces,  et  non  de  la  parure  du  bel  esprit. 

L'inséparable,  dans  la  chambre  de  laquelle  je 
t'écris  cette  lettre,  prétend  que  j'étois,  en  la  com- 
mençant, dans  cet  état  d'enjouement  que  l'amour 
inspire  ou  tolère;  mais  je  ne  sais  ce  qu'il  est 
devenu.  A  mesure  que  j'avançois,  une  certaine 
langueur  s'emparoit  de  mon  âme  et  me  laissoit  à 
peine  la  force  de  t'écrire  les  injures  que  la  mau- 
vaise a  voulu  t'adresser  :  car  il  est  bon  de  t'avertir 
que  la  critique  de  ta  critique  est  bien  plus  de  sa 
façon  que  de  la  mienne;  elle  m'en  a  dicté  surtout 
le  premier  article  en  riant  comme  une  folle,  et 
sans  me  permettre  d'y  rien  changer.  Elle  dit  que 
c'est  pour  t'apprendre  à  manquer  de  respect  au 
Marini  qu'elle  protège,  et  que  tu  plaisantes. 

Mais  sais-tu  bien  ce  qui  nous  met  toutes  deux 
de  si  bonne  humeur  ?  C'est  son  prochain  mariage  : 
le  contrat  fut  passé  hier  au  soir,  et  le  jour  est  pris 
de  lundi  en  huit.  Si  jamais  amour  fut  gai,  c'est 
assurément  le  sien;  on  ne  vit  de  la  vie  une  fille  si 
bouffonnement  amoureuse.  Ce  bon  M.  d'Orbe,  à 
qui,  de  son  côté,  la  tête  en  tourne,  est  enchanté 


LETTRE    XV  85 

d'un  accueil  si  folâtre.  Moins  difficile  que  tu  n'é- 
tois  autrefois,  il  se  prête  avec  plaisir  à  la  plaisan- 
terie, et  prend  pour  un  chef-d'œuvre  de  l'amour 
l'art  d'égayer  sa  maîtresse.  Pour  elle,  on  a  beau 
la  prêcher,  lui  représenter  la  bienséance,  lui  dire 
que,  si  près  du  terme,  elle  doit  prendre  un  main- 
tien plus  sérieux,  plus  grave,  et  faire  un  peu  mieux 
les  honneurs  de  l'état  qu'elle  est  prête  à  quitter, 
elle  traite  tout  cela  de  sottes  simagrées;  elle  sou- 
tient en  face  à  M.  d'Orbe  que  le  jour  de  la  céré- 
monie elle  sera  de  la  meilleure  humeur  du  monde, 
et  qu'on  ne  sauroit  aller  trop  gaiement  à  la  noce. 
Mais  la  petite  dissimulée  ne  dit  pas  tout  :  je  lui 
ai  trouvé  ce  matin  les  yeux  rouges,  et  je  parie 
bien  que  les  pleurs  de  la  nuit  payent  les  ris  de  la 
journée.  Elle  va  former  de  nouvelles  chaînes  qui 
relâcheront  les  doux  liens  de  l'amitié;  elle  va 
commencer  une  manière  de  vivre  différente  de 
celle  qui  lui  fut  chère;  elle  étoit  contente  et  tran- 
quille, elle  va  courir  les  hasards  auxquels  le  meil- 
leur mariage  expose;  et,  quoi  qu'elle  en  dise, 
comme  une  eau  pure  et  calme  commence  à  se 
troubler  aux  approches  de  l'orage,  son  cœur 
timide  et  chaste  ne  voit  point  sans  quelque  alarme 
le  prochain  changement  de  son  sort. 

O  mon  ami,  qu'ils  sont  heureux  !  Ils  s'aiment, 
ils  vont  s'épouser;  ils  jouiront  de  leur  amour  sans 
obstacles,  sans  craintes,  sans  remords.  Adieu, 
adieu;  je  n'en  puis  dire  davantage. 


86  SECONDE     PARTIE 

P.  S.  Nous  n'avons  vu  mylord  Edouard  qu'un 
moment,  tant  il  étoit  pressé  de  continuer  sa  route  ; 
le  cœur  plein  de  ce  que  nous  lui  devons,  je  vou- 
lois  lui  montrer  mes  sentimens  et  les  tiens,  mais 
j'en  ai  eu  une  espèce  de  honte.  En  vérité,  c'est 
faire  injure  à  un  homme  comme  lui  de  le  remer- 
cier de  rien. 


LETTRE   XVI 
A  Julie. 

Que  les  passions  impétueuses  rendent  les  hom- 
mes enfans  !  qu'un  amour  forcené  se  nourrit  aisé- 
ment de  chimères!  et  qu'il  est  aisé  de  donner  le 
change  à  des  désirs  extrêmes  par  les  plus  frivoles 
objets!  J'ai  reçu  ta  lettre  avec  les  mêmes  trans- 
ports que  m'auroit  causés  ta  présence;  et,  dans 
l'emportement  de  ma  joie,  un  vain  papier  me 
tenoit  lieu  de  toi.  Un  des  plus  grands  maux  de 
l'absence,  et  le  seul  auquel  la  raison  ne  peut  rien, 
c'est  l'inquiétude  sur  l'état  actuel  de  ce  qu'on 
aime  :  sa  santé,  sa  vie,  son  repos,  son  amour,  tout 
échappe  à  qui  craint  de  tout  perdre;  on  n'est  pas 
plus  sûr  du  présent  que  de  l'avenir,  et  tous  les 
accidens  possibles  se  réalisent  sans  cesse  dans  l'es- 
prit d'un  amant  qui  les  redoute.  Enfin  je  respire, 
je  vis;  tu  te  portes  bien,  tu  m'aimes;  ou  plutôt  il 


LETTRE   XVI  87 

y  a  dix  jours  que  tout  cela  étoit  vrai,  mais  qui  me 
répondra  d'aujourd'hui?  O  absence!  ô  tourment! 
ô  bizarre  et  funeste  état  où  l'on  ne  peut  jouir  que 
du  moment  passé,  et  où  le  présent  n'est  point  en- 
core ! 

Quand  tu  ne  m'aurois  pas  parlé  de  l'inséparable, 
j'aurois  reconnu  sa  malice  dans  la  critique  de  ma 
relation,  et  sa  rancune  dans  l'apologie  du  Marini; 
mais,  s'il  m'étoit  permis  de  faire  la  mienne,  je  ne 
resterois  pas  sans  réplique. 

Premièrement,  ma  cousine  (car  c'est  à  elle  qu'il 
faut  répondre),  quant  au  style,  j'ai  pris  celui  de  la 
chose;  j'ai  tâché  de  vous  donner  à  la  fois  l'idée  et 
l'exemple  du  ton  des  conversations  à  la  mode;  et, 
suivant  un  ancien  précepte,  je  vous  ai  écrit  à  peu 
près  comme  on  parle  en  certaines  sociétés.  D'ail- 
leurs, ce  n'est  pas  l'usage  des  figures,  mais  leur 
choix,  que  je  blâme  dans  le  cavalier  Marin.  Pour 
peu  qu'on  ait  de  chaleur  dans  l'esprit,  on  a  besoin 
de  métaphores  et  d'expressions  figurées  pour  se 
faire  entendre.  Vos  lettres  mêmes  en  sont  pleines 
sans  que  vous  y  songiez;  et  je  soutiens  qu'il  n'y  a 
qu'un  géomètre  et  un  sot  qui  puissent  parler  sans 
figures.  En  effet,  un  même  jugement  n'est-il  pas 
susceptible  de  cent  degrés  de  force?  Et  comment 
déterminer  celui  de  ces  degrés  qu'il  doit  avoir, 
sinon  par  le  tour  qu'on  lui  donne  ?  Mes  propres 
phrases  me  font  rire,  je  l'avoue,  et  je  les  trouve 
absurdes,  grâce  au  soin  que  vous  avez  pris  de  les 


88 


SECONDE    PARTIE 


isoler;  mais  laissez-les  ou  je  les  ai  mises,  vous  les 
trouverez  claires,  et  même  énergiques.  Si  ces  yeux 
éveillés  que  vous  savez  si  bien  faire  parler  étoient 
séparés  l'un  de  l'autre,  et  de  votre  visage,  cou- 
sine, que  pensez-vous  qu'ils  diroient,  avec  tout 
leur  feu  ?  Ma  foi,  rien  du  tout,  pas  même  à 
M.  d'Orbe. 

La  première  chose  qui  se  présente  à  observer 
dans  un  pays  où  l'on  arrive,  n'est-ce  pas  le  ton 
général  de  la  société?  Eh  bien,  c'est  aussi  la  pre- 
mière observation  que  j'ai  faite  dans  celui-ci,  et 
je  vous  ai  parlé  de  ce  qu'on  dit  à  Paris,  et  non 
pas  de  ce  qu'on  y  fait.  Si  j'ai  remarqué  du  con- 
traste entre  les  discours,  les  sentimens  et  les  ac- 
tions des  honnêtes  gens,  c'est  que  ce  contraste 
saute  aux  yeux  au  premier  instant.  Quand  je  vois 
les  mêmes  hommes  changer  de  maximes  selon  les 
coteries,  molinistes  dans  l'une,  jansénistes  dans 
l'autre,  vils  courtisans  chez  un  ministre,  frondeurs 
mutins  chez  un  mécontent;  quand  je  vois  un 
homme  doré  décrier  le  luxe,  un  financier  les  im- 
pôts, un  prélat  le  dérèglement;  quand  j'entends 
une  femme  de  la  cour  parler  de  modestie,  un 
grand  seigneur  de  vertu,  un  auteur  de  simplicité, 
un  abbé  de  religion,  et  que  ces  absurdités  ne  cho- 
quent personne,  ne  dois-je  pas  conclure  à  l'instant 
qu'on  ne  se  soucie  pas  plus  ici  d'entendre  la 
vérité  que  de  la  dire,  et  que,  loin  de  vouloir  per- 
suader les  autres  quand  on  leur  parle,  on  ne  cher- 


LETTRE    XVI  89 

che  pas  même  a  leur  faire  penser  qu'on  croit  ce 
qu'on  leur  dit  ? 

Mais  c'est  assez  plaisanter  avec  la  cousine.  Je 
laisse  un  ton  qui  nous  est  étranger  à  tous  trois,  et 
j'espère  que  tu  ne  me  verras  pas  plus  prendre  le 
goût  de  la  satire  que  celui  du  bel  esprit.  C'est  à 
toi,  Julie,  qu'il  faut  à  présent  répondre  :  car  je 
sais  distinguer  la  critique  badine  des  reproches 
sérieux. 

Je  ne  conçois  pas  comment  vous  avez  pu  pren- 
dre toutes  deux  le  change  sur  mon  objet.  Ce  ne 
sont  point  les  François  que  je  me  suis  proposé 
d'observer  :  car,  si  le  caractère  des  nations  ne  peut 
se  déterminer  que  par  leur  différence,  comment 
moi,  qui  n'en  connois  encore  aucune  autre,  en- 
treprendrois-je  de  peindre  celle-ci?  Je  ne  serois 
pas  non  plus  si  maladroit  que  de  choisir  la  capitale 
pour  le  lieu  de  mes  observations.  Je  n'ignore  pas 
que  les  capitales  diffèrent  moins  entre  elles  que 
les  peuples,  et  que  les  caractères  nationaux  s'y 
effacent  et  confondent  en  grande  partie,  tant  à 
cause  de  l'influence  commune  des  cours,  qui  se 
ressembleat  toutes,  que  par  l'effet  commun  d'une 
société  nombreuse  et  resserrée,  qui  est  le  même  à 
peu  près  sur  tous  les  hommes  et  l'emporte  à  la 
fin  sur  le  caractère  originel. 

Si  je  voulois  étudier  un  peuple,  c'est  dans  les 
provinces  reculées,  où  les  habitans  ont  encore 
leurs   inclinations  naturelles,  que  j'irois  les  obser- 


90  SECONDE    PARTIE 

ver.  Je  paicourrois  lentement  et  avec  soin  plu- 
sieurs de  ces  provinces,  les  plus  éloignées  les  unes 
des  autres;  toutes  les  différences  que  j'observerois 
entre  elles  me  donneroient  le  génie  particulier  de 
chacune;  tout  ce  qu'elles  auroient  de  commun,  et 
que  n'auroient  pas  les  autres  peuples,  formeroit  le 
génie  national,  et  ce  qui  se  trouveroit  partout 
appartiendroit  en  général  à  l'homme.  Mais  je  n'ai 
ni  ce  vaste  projet  ni  l'expérience  nécessaire  pour 
le  suivre.  Mon  objet  est  de  connoître  l'homme, 
et  ma  méthode  de  l'étudier  dans  ses  diverses  rela- 
tions. Je  ne  l'ai  vu  jusqu'ici  qu'en  petites  sociétés, 
épars  et  presque  isolé  sur  la  terre.  Je  vais  mainte- 
nalit  le  considérer  entassé  par  multitudes  dans  les 
mêmes  lieux,  et  je  commencerai  à  juger  par  là 
des  vrais  effets  de  la  société  :  car,  s'il  est  constant 
qu'elle  rende  les  hommes  meilleurs,  plus  elle  est 
nombreuse  et  rapprochée,  mieux  ils  doivent  valoir; 
et  les  mœurs,  par  exemple,  seront  beaucoup  plus 
pures  à  Paris  que  dans  le  Valais;  que  si  l'on  trou- 
voit  le  contraire,  il  faudroit  tirer  une  conséquence 
opposée. 

Cette  méthode  pourroit,  j'en  conviens,  me  me- 
ner encore  à  la  connoissance  des  peuples,  mais 
par  une  voie  si  longue  et  si  détournée  que  je  ne 
serois  peut-être  de  ma  vie  en  état  de  pronon- 
cer sur  aucun  d'eux.  Il  faut  que  je  commence  par 
tout  observer  dans  le  premier  où  je  me  trouve,  que 
j'assigne  ensuite  les  d'fférences,   à  mesure   que  je 


I 


LETTRE    XVI  91 

parcourrai  les  autres  pays;  que  je  compare  la 
France  à  chacun  d'eux,  comme  on  décrit  l'olivier 
sur  un  saule,  ou  le  palmier  sur  un  sapin,  et  que 
j'attende  à  juger  du  premier  peuple  observé  que 
j'aie  observé  tous  les  autres. 

Veuille  donc,  ma  charmante  prêcheuse,  distin- 
guer ici  l'observation  philosophique  de  la  satire 
nationale.  Ce  ne  sont  point  les  Parisiens  que  j'étu- 
die, mais  les  habitans  d'une  grande  ville;  et  je  ne 
sais  si  ce  que  j'en  vois  ne  convient  pas  à  Rome  et 
à  Londres  tout  aussi  bien  qu'à  Paris.  Les  règles  de 
la  morale  ne  dépendent  point  des  usages  des  peu- 
ples; ainsi,  malgré  les  préjugés  dominans,  je  sens 
fort  bien  ce  qui  est  mal  en  soi;  mais  ce  mal, 
j'ignore  s'il  faut  l'attribuer  aux  François  ou  à 
l'homme,  et  s'il  est  l'ouvrage  de  la  coutume  ou  de 
la  nature.  Le  tableau  du  vice  offense  en  tous  lieux 
un  œil  impartial,  et  l'on  n'est  pas  plus  blâmable  de 
le  reprendre  dans  un  pays  où  il  règne,  quoiqu'on 
y  soit,  que  de  relever  les  défauts  de  l'humanité, 
quoiqu'on  vive  avec  les  hommes.  Ne  suis-je  pas, 
à  présent,  moi-même  un  habitant  de  Paris?  Peut- 
être,  sans  le  savoir,  ai-je  déjà  contribué  pour  ma 
part  au  désordre  que  j'y  remarque  ;  peut-être  un 
trop  long  séjour  y  corromproit-il  ma  volonté 
même;  peut-être,  au  bout  d'un  an,  ne  serois-je 
plus  qu'un  bourgeois,  si,  pour  être  digne  de  toi, 
je  ne  gardois  l'âme  d'un  homme  libre  et  les  mœurs 
d'un   citoyen.    Laisse-moi    donc    te    peindre   sans 


92 


SECONDE     PARTIE 


contrainte  les  objets  auxquels  je  rougis  de  res- 
sembler, et  m'animer  au  pur  zèle  de  la  vérité  par 
le  tableau  de  la  flatterie  et  du  mensonoe. 

D 

Si  j'étois  le  maître  de  mes  occupations  et  de 
mon  sort,  jesaurois,  n'en  doute  pas,  choisir  d'au- 
tres sujets  de  lettres,  et  tu  n'étois  pas  mécontente 
de  celles  que  je  t'écrivois  de  Meillerie  et  du  Va- 
lais ;  mais,  chère  amie,  pour  avoir  la  force  de 
supporter  le  fracas  du  monde  où  je  suis  contraint 
de  vivre,  il  faut  bien  au  moins  que  je  me  console 
à  te  le  décrire,  et  que  l'idée  de  te  préparer  des 
relations  m'excite  à  en  chercher  les  sujets.  Autre- 
ment le  découragement  va  m'alteindre  à  chaque 
pas,  et  il  faudra  que  j'abandonne  tout  si  tu  ne 
veux  rien  voir  avec  moi.  Pense  que,  pour  vivre 
d'une  manière  si  peu  conforme  à  mon  goût,  je  fais 
un  effort  qui  n'est  pas  indigne  de  sa  cause;  et, 
pour  juger  quels  soins  me  peuvent  mener  à  toi, 
souffre  que  je  te  parle  quelquefois  des  maximes 
qu'il  faut  connoître  et  des  obstacles  qu'il  faut 
surmonter. 

Malgré  ma  lenteur,  malgré  mes  distractions 
inévitables,  mon  recueil  étoit  fini  quand  ta  lettre 
est  arrivée  heureusement  pour  le  prolonger  ;  et 
j'admire,  en  le  voyant  si  court,  combien  de  choses 
ton  cœur  m'a  su  dire  en  si  peu  d'espace.  Non,  je 
soutiens  qu'il  n'y  a  point  de  lecture  aussi  déli- 
cieuse, même  pour  qui  ne  te  connoîtroit  pas,  s'il 
avoit  une  âme  semblable  aux  nôtres.   Mais  corn- 


LETTRE    XVI  93 

ment  ne  te  pas  connoîtrc  en  lisant  tes  lettres  ? 
comment  prêter  un  ton  si  touchant  et  des  senti- 
niens  si  tendres  à  une  autre  figure  que  la  tienne  ? 
A  chaque  phrase  ne  voit-on  pas  le  doux  regard  de 
tes  yeux?  à  chaque  mot  a'entend-on  pas  ta  voix 
charmante?  Quelle  autre  que  Julie  a  jamais  aimé, 
pensé,  parlé,  agi,  écrit  comme  elle  ?  Ne  sois  donc 
pas  surprise  si  tes  lettres,  qui  te  peignent  si  bien, 
font  quelquefois  sur  ton  idolâtre  amant  le  même 
effet  que  ta  présence.  En  les  relisant  je  perds  la 
raison,  ma  tête  s'égare  dans  un  délire  continuel, 
un  feu  dévorant  me  consume,  mon  sang  s'allume 
et  pétille,  une  fureur  me  fait  tressaillir.  Je  crois  te 
voir,  te  toucher,  te  presser  contre  mon  sein... 
Objet  adoré,  fille  enchanteresse,  source  de  délices 
et  de  volupté,  comment,  en  te  voyant,  ne  pas  voir 
les  houris  faites  pour  les  bienheureux?...  Ah! 
viens...  Je  la  sens...  Elle  m'échappe,  et  je  n'em- 
brasse qu'une  ombre.  Il  est  vrai,  chère  amie,  tu  es 
trop  belle  et  tu  fus  trop  tendre  pour  mon  foible 
cœur;  il  ne  peut  oublier  ni  ta  beauté  ni  tes  ca- 
resses :  tes  charmes  triomphent  de  l'absence,  ils 
me  poursuivent  partout,  ils  me  font  craindre  [3, 
solitude;  et  c'est  le  comble  de  ma  misère  de  n'oser 
m'occuper  toujours  de  toi. 

Ils  seront  donc  unis  malgré  les  obstacles,  ou 
plutôt  ils  le  sont  au  moment  que  j'écris!  Aimables 
et  dignes  époux  !  puisse  le  Ciel  les  combler  du 
bonheur  que  méritent  leur  sage  et  paisible  amour. 


94  SECONDE    PARTIE 

l'innocence  de  leurs  mœurs,  l'honnêteté  de  leurs 
âmes  1  puisse-t-il  leur  donner  ce  bonheur  précieux 
dont  il  est  si  avare  envers  les  cœurs  faits  pour  le 
goûter!  Qu'ils  seront  heureux  s'il  leur  accorde, 
hélas  !  tout  ce  qu'il  nous  ôte  !  Mais  pourtant  ne 
sens-tu  pas  quelque  sorte  de  consolation  dans  nos 
maux  ?  ne  sens-tu  pas  que  l'excès  de  notre  misère 
n'est  point  non  plus  sans  dédommagement,  et 
que,  s'ils  ont  des  plaisirs  dont  nous  sommes  privés, 
nous  en  avons  aussi  qu'ils  ne  peuvent  connoître  ? 
Oui,  ma  douce  amie,  malgré  l'absence,  les  priva- 
tions, les  alarmes,  malgré  le  désespoir  même,  les 
puissans  élancemens  de  deux  cœurs  l'un  vers  l'au- 
tre ont  toujours  une  volupté  secrète  ignorée  des 
âmes  tranquilles.  C'est  un  des  miracles  de  l'amour 
de  nous  faire  trouver  du  plaisir  à  souffrir,  et  nous 
regarderions  comme  le  pire  des  malheurs  un  état 
d'indifférence  et  d'oubli  qui  nous  ôteroit  tout  le 
sentiment  de  nos  peines.  Plaignons  donc  notre 
sort,  ô  Julie  !  mais  n'envions  celui  de  personne. 
Il  n'y  a  point  peut-être,  à  tout  prendre,  d'exis- 
tence préférable  à  la  nôtre;  et,  comme  la  Divinité 
tire  tout  son  bonheur  d'elle-même,  les  cœurs 
qu'échauffe  un  feu  céleste  trouvent  dans  leurs  pro- 
pres sentimens  une  sorte  de  jouissance  pure  et  dé- 
licieuse, indépendante  de  la  fortune  et  du  reste  de 
l'univers. 


LETTRE   XVII  95 

LETTRE  XVII 

A  Julie. 

Enfin  me  voilà  tout  à  fait  dans  le  torrent.  Mon 
recueil  fini,  j'ai  commencé  de  fréquenter  les  spec- 
tacles et  de  souper  en  ville.  Je  passe  ma  journée 
entière  dans  le  monde,  je  prête  mes  oreilles  et 
mes  yeux  à  tout  ce  qui  les  frappe,  et,  n'apercevant 
rien  qui  te  ressemble,  je  me  recueille  au  milieu  du 
bruit  et  converse  en  secret  avec  toi.  Ce  n'est  pas 
que  cette  vie  bruyante  et  tumultueuse  n'ait  aussi 
quelques  sortes  d'attraits,  et  que  la  prodigieuse  di- 
versité d'objets  n'offre  de  certains  agrémens  à  de 
nouveaux  débarqués;  mais,  pour  les  sentir,  il  faut 
avoir  le  cœur  vide  et  l'esprit  frivole;  l'amour  et  la 
raison  semblent  s'unir  pour  m'en  dégoûter  :  comme 
tout  n'est  que  vaine  apparence  et  que  tout  change 
à  chaque  instant,  je  n'ai  le  temps  d'être  ému  de 
rien,  ni  celui  de  rien  examiner. 

Ainsi  je  commence  à  voir  les  difficultés  de  l'é- 
tude du  monde,  et  je  ne  sais  pas  même  quelle 
place  il  faut  occuper  pour  le  bien  connoître.  Le 
philosophe  en  est  trop  loin,  l'homme  du  monde 
en  est  trop  près;  l'un  voit  trop  pour  pouvoir  ré- 
fléchir, l'autre  trop  peu  pour  juger  du  tableau  to- 
tal. Chaque  objet  qui  frappe  le  philosophe,  il  le 
considère  à  part,  et,  n'en  pouvant  discerner  ni  les 


96  SECONDE     PARTIE 

liaisons  ni  les  rapports  avec  d'autres  objets  qui 
sont  hors  de  sa  portée,  il  ne  le  voit  jamais  à  sa 
place  et  n'en  sent  ni  la  raison  ni  les  vrais  effets. 
L'homme  du  monde  voit  tout  et  n'a  le  temps  de 
penser  à  rien  :  la  mobilité  des  objets  ne  lui  per- 
met que  de  les  apercevoir,  et  non  de  les  observer; 
ils  s'effacent  mutuellement  avec  rapidité,  et  il  ne 
lui  reste  du  tout  que  des  impressions  confuses  qui 
ressemblent  au  chaos. 

On  ne  peut  pas  non  plus  voir  et  méditer  alter- 
nativement, parce  que  le  spectacle  exige  une  con- 
tinuité d'attention  qui  interrompt  la  réflexion.  Un 
homme  qui  voudroit  diviser  son  temps  par  inter- 
valles entre  le  monde  et  la  solitude,  toujours 
agité  dans  sa  retraite  et  toujours  étranger  dans  le 
monde,  ne  seroit  bien  nulle  part.  Il  n'y  auroit 
d'autre  moyen  que  de  partager  sa  vie  entière  en 
deux  grands  espaces,  l'un  pour  voir,  l'autre  pour 
réfléchir;  mais  cela  même  est  presque  impossible  : 
car  la  raison  n'est  pas  un  meuble  qu'on  pose  et 
qu'on  reprenne  à  son  gré,  et  quiconque  a  pu  vivre 
dix  ans  sans  penser  ne  pensera  de  sa  vie. 

Je  trouve  aussi  que  c'est  une  folie  de  vouloir 
étudier  le  monde  en  simple  spectateur.  Celui  qui 
ne  prétend  qu'observer  n'observe  rien,  parce  qu'é- 
tant inutile  dans  les  affaires  et  importun  dans  les 
plaisirs  il  n'est  admis  nulle  part.  On  ne  voit  agir 
les  autres  qu'autant  qu'on  agit  soi-même;  dans 
l'école  du  monde,  comme  dans  celle  de  l'amour, 


LETTRE     XVII  97 

il  faut  commencer  par  pratiquer  ce  C[u'on  veut  ap- 
prendre. 

Quel  parti  prendrai-je  donc,  moi,  étranger,  qui 
ne  puis  avoir  aucune  affaire  en  ce  pays,  et  que  la 
différence  de  religion  empêcheroit  seule  d'y  pou- 
voir aspirer  à  rien?  Je  suis  réduit  à  m'abaisser  pour 
m'instruire,  et,  ne  pouvant  jamais  être  un  homme 
utile,  à  tâcher  de  me  rendre  un  homme  amusant. 
Je  m'exerce,  autant  qu'il  est  possible,  à  devenir 
poli  sans  fausseté,  complaisant  sans  bassesse,  et  à 
prendre  si  bien  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  la  société 
que  j'y  puisse  être  souffert  sans  en  adopter  les 
vices.  Tout  homme  oisif  qui  veut  voir  le  monde 
doit  au  moins  en  prendre  les  manières  jusqu'à  un 
certain  point  :  car  de  quel  droit  exigeroit-on  d'être 
admis  parmi  des  gens  à  qui  l'on  n'est  bon  à  rien  et 
à  qui  l'on  n'auroit  pas  l'art  de  plaire?  Mais  aussi, 
quand  il  a  trouvé  cet  art ,  on  ne  lui  en  demande 
pas  davantage,  surtout  s'il  est  étranger.  Il  peut  se 
dispenser  de  prendre  part  aux  cabales,  aux  intri- 
gues, aux  démêlés;  s'il  se  comporte  honnêtement 
envers  chacun ,  s'il  ne  donne  à  certaines  femmes 
ni  exclusion  ni  préférence'  s'il  garde  le  secret  de 
chaque  société  oij  il  est  reçu,  s'il  n'étale  point  les 
ridicules  d'une  maison  dans  une  autre,  s'il  évite 
les  confidences,  s'il  se  refuse  aux  trarasseries,  s'il 
garde  partout  une  certaine  dignité,  il  pourra  voir 
paisiblement  le  monde,  conserver  ses  mœurs,  sa 
probité,  sa  franchise  même,  pourvu  qu'elle  vienne 
Nouvelle  Hélnïse.    Il,  i  3 


98  SECONDE    PARTIE 

d'un  esprit  de  liberté,  et  non  d'un  esprit  de  parti. 
Voilà  ce  que  j'ai  tâché  de  faire,  par  l'avis  de  quel- 
ques  gens  éclairés  que  j'ai  choisis  pour  guides 
parmi  les  connoissances  que  m'a  données  mylord 
Edouard.  J'ai  donc  commencé  d'être  admis  dans 
des  sociétés  moins  nombreuses  et  plus  choisies.  Je 
ne  m'étois  trouvé  jusqu'à  présent  qu'à  des  dîners 
réglés,  où  l'on  ne  voit  de  femme  que  la  maîtresse 
de  la  maison,  où  tous  les  désœuvrés  de  Paris  sont 
reçus  pour  peu  qu'on  les  connoisse,  où  chacun  paye 
comme  il  peut  son  dîner  en  esprit  ou  en  flatterie, 
et  dont  le  ton  bruyant  et  confus  ne  diffère  pas 
beaucoup  de  celui  des  tables  d'auberges. 

Je  suis  maintenant  initié  à  des  mystères  plus  se- 
crets; j'assiste  à  des  soupers  priés,  où  la  porte  est 
fermée  à  tout  survenant,  et  où  l'on  est  sûr  de  ne 
trouver  que  des  gens  qui  conviennent  tous,  sinon 
les  uns  aux  autres,  au  moins  à  ceux  qui  les  reçoi- 
vent. C'est  là  que  les  femmes  s'observent  moins 
et  qu'on  peut  commencer  à  les  étudier;  c'est  là 
que  régnent  plus  paisiblement  des  propos  plus  fins 
et  plus  satiriques;  c'est  là  qu'au  lieu  des  nouvelles 
publiques,  des  spectacles,  des  promotions,  des 
morts,  des  mariages,  dont  on  a  parlé  le  matin,  on 
passe  discrètement  en  revue  les  anecdotes  de  Paris, 
qu'on  dévoile  tous  les  événemens  secrets  de  la 
chronique  scandaleuse,  qu'on  rend  le  bien  et  le 
mal  également  plaisans  et  ridicules,  et  que,  pei- 
gnant avec  art  et  selon  l'intérêt  particulier  les  ca- 


LETTRE    XVII  99 

lactères  des  personnages,  chaque  interlocuteur, 
sans  y  penser,  peint  encore  beaucoup  mieux  le 
sien;  c'est  là  qu'un  reste  de  circonspection  fait  in- 
venter devant  les  laquais  un  certain  langage  entor- 
tillé, sous  lequel,  feignant  de  rendre  la  satire  plus 
obscure,  on  la  rend  seulement  plus  amère  ;  c'est 
là,  en  un  mot,  qu'on  affile  avec  soin  le  poignard, 
sous  prétexte  de  faire  moins  de  mal,  mais  en  effet 
pour  l'enfoncer  plus  avant. 

Cependant,  à  considérer  ces  propos  selon  nos 
idées,  on  auroit  tort  de  les  appeler  satiriques,  car 
ils  sont  bien  plus  railleurs  que  mordans,  et  tom- 
bent moins  sur  le  vice  que  sur  le  ridicule.  En  gé- 
néral, la  satire  a  peu  de  cours  dans  les  grandes 
villes,  oia  ce  qui  n'est  que  mal  est  si  simple  que  ce 
n'est  pas  la  peine  d'en  parler.  Que  reste-t-il  à 
blâmer  où  la  vertu  n'est  plus  estimée?  et  de  quoi 
médiroit-on  quand  on  ne  trouve  plus  de  mal  à 
rien?  A  Paris  surtout,  où  l'on  ne  saisit  les  choses 
que  par  le  côté  plaisant,  tout  ce  qui  doit  allumer 
la  colère  et  l'indignation  est  toujours  mal  reçu  s'il 
n'est  mis  en  chanson  ou  en  épigramme.  Les  jolies 
femmes  n'aiment  point  à  se  fâcher;  aussi  ne  se  fâ- 
chent-elles de  rien  :  elles  aiment  à  rire,  et,  comme 
il  n'y  a  pas  le  mot  pour  rire  au  crime,  les  fripons 
sont  d'honnêtes  gens  comme  tout  le  monde.  Mais 
malheur  à  qui  prête  le  flanc  au  ridicule!  sa  caus- 
tique empreinte  est  inefl'açable  :  il  ne  déchire  pas 
seulement  les  mœurs,  la  vertu,  il  marque  jusqu'au 


BIBLIOTHECA 

Ottaviensj» 


loo  SECONDE    PARTIE 

vice  même;  il  fait  calomnier  les  médians.  Mais 
revenons  à  nos  soupers. 

Ce  qui  m'a  le  plus  frappé  dans  ces  sociétés  d'é- 
lite, c'est  de  voir  six  personnes  choisies  exprès 
pour  s'entretenir  agréablement  ensemble,  et  parmi 
lesquelles  régnent  même  le  plus  souvent  des  liai- 
sons secrètes,  ne  pouvoir  rester  une  heure  entre 
elles  six  sans  y  faire  intervenir  la  moitié  de  Paris; 
comme  si  leurs  coeurs  n'avoient  rien  à  se  dire  et 
qu'il  n'y  eût  là  personne  qui  méritât  de  les  inté- 
resser. Te  souvient-il,  ma  Julie,  comment,  en 
soupant  chez  ta  cousine  ou  chez  toi,  nous  savions, 
en  dépit  de  la  contrainte  et  du  mystère,  faire 
tomber  l'entretien  sur  des  sujets  qui  eussent  du 
rapport  à  nous,  et  comment,  à  chaque  réflexion 
touchante,  à  chaque  allusion  subtile,  un  regard 
plus  vif  qu'un  éclair,  un  soupir  plutôt  deviné 
qu'aperçu,  en  portoit  le  doux  sentiment  d'un  cœur 
à  l'autre? 

Si  la  conversation  se  tourne  par  hasard  sur  les 
convives,  c'est  communément  dans  un  certain  jar- 
gon de  société,  dont  il  faut  avoir  la  clef  pour 
l'entendre.  A  l'aide  de  ce  chiffre,  on  se  fait  réci- 
proquement, et  selon  le  goût  du  temps,  mille 
mauvaises  plaisanteries,  durant  lesquelles  le  plus 
sot  n'est  pas  celui  qui  brille  le  moins,  tandis 
qu'un  tiers  mal  instruit  est  réduit  à  l'ennui  ou  au 
silence,  ou  à  rire  de  ce  qu'il  n'entend  point.  Voilà, 
hors  le  téte-à-tétc,  qui  m'est  et  me  sera  toujours 


LETTREXVIl  loi 

inconnu,  tout  ce  qu'il  y  a  de  tendre  et  d'affectueux 
dans  les  liaisons  de  ce  pays. 

Au  milieu  de  tout  cela,  qu'un  homme  de  poids 
avance  un  propos  grave  ou  agite  une  question  sé- 
rieuse, aussitôt  l'attention  commune  se  fixe  à  ce 
nouvel  objet  :  hommes,  femmes,  vieillards,  jeunes 
gens,  tout  se  prête  à  le  considérer  par  toutes  ses 
faces,  et  l'on  est  étonné  du  sens  et  de  la  raison 
qui  sortent  comme  à  l'envi  de  toutes  ces  têtes  fo- 
lâtres '.  Un  point  de  morale  ne  seroit  pas  mieux 
discuté  dans  une  société  de  philosophes  que  dans 
celle  d'une  jolie  femme  de  Paris;  les  conclusions 
y  seroient  même  souvent  moins  sévères,  car  le 
philosophe  qui  veut  agir  comme  il  parle  y  regarde 
à  deux  fois;  mais  ici, .où  toute  la  morale  est  un 
pur  verbiage,  on  peut  être  austère  sans  consé- 
quence, et  l'on  ne  seroit  pas  fâché,  pour  rabattre 
un  peu  l'orgueil  philosophique,  de  mettre  la  vertu 
si  haut  que  le  sage  même  n'y  pût  atteindre.  Au 
reste,  hommes  et  femmes,  tous,  instruits  par  l'ex- 
périence du  monde,  et  surtout  par  leur  conscience, 
se  réunissent  pour  penser  de  leur  espèce  aussi  mal 

I .  Pourvu  toutefois  qu'une  plaisanterie  imprévue  ne  vienne 
pas  déranger  cette  gravité  :  car  alors  chacun  renchérit,  tout 
part  à  l'instant,  et  il  n'y  a  plus  moyen  de  reprendre  le  ton 
sérieux.  Je  me  rappelle  un  certain  paquet  de  gimblettes  qui 
troubla  si  plaisamment  une  représentation  de  la  foire.  Les 
acteurs  dérangés  n'étoient  que  des  animaux.  Mais  que  de 
choses  sont  gimblettes  pour  beaucoup  d'hommes  1  On  sait  qui 
Fonlenelle  a  voulu  peindre  dans  l'Iiisioirc  des  Tirynthiens. 


102  SECONDE    PARTIE 

qu'il  est  possible,  toujours  philosophant  tristement, 
toujours  dégradant  par  vanité  la  nature  humaine, 
toujours  cherchant  dans  quelque  vice  la  cause  de 
tout  ce  qui  se  fait  de  bien,  toujours,  d'après  leur 
propre  cœur,  médisant  du  cœur  de  l'homme. 

Malgré  cette  avilissante  doctrine,  un  des  sujets 
favoris  de  ces  paisibles  entretiens,  c'est  le  senti- 
ment, mot  par  lequel  il  ne  faut  pas  entendre  un 
épanchement  affectueux  dans  le  sein  de  l'amour 
ou  de  l'amitié,  cela  seroit  d'une  fadeur  à  mourir; 
c'est  le  sentiment  mis  en  grandes  maximes  géné- 
rales et  quintessencié  par  tout  ce  que  la  métaphy- 
sique a  de  plus  subtil.  Je  puis  dire  n'avoir  de  ma 
vie  ouï  tant  parler  du  sentiment,  ni  si  peu  compris 
ce  qu'on  en  disoit.  Ce  sont  des  raffinemens  incon- 
cevables. O  Julie!  nos  cœurs  grossiers  n'ont  ja- 
mais rien  su  de  toutes  ces  belles  maximes;  et  j'ai 
peur  qu'il  n'en  soit  du  sentiment  chez  les  gens  du 
monde  comme  d'Homère  chez  les  pédans,  qui  lui 
forgent  mille  beautés  chimériques,  faute  d'aperce- 
voir les  véritables.  Ils  dépensent  ainsi  tout  leur 
sentiment  en  esprit,  et  il  s'en  exhale  tant  dans  le 
discours  qu'il  n'en  reste  plus  pour  la  pratique. 
Heureusement,  la  bienséance  y  supplée,  et  l'on 
fait  par  usage  à  peu  près  les  mêmes  choses  qu'on 
feroit  par  sensibilité,  du  moins  tant  qu'il  n'en 
coûte  que  des  formules  et  quelques  gènes  passa- 
gères, qu'on  s'impose  pour  faire  bien  parler  de  soi  : 
car,  quand  les  sacrifices  vont  jusqu'à  gêner  trop 


LETTRE   XVII  io3 

longtemps  ou  à  coûter  trop  cher,  adieu  le  senti- 
ment ;  la  bienséance  n'en  exige  pas  jusque-là.  A 
cela  près,  on  ne  sauroit  croire  à  quel  point  tout 
est  compassé,  mesuré,  pesé,  dans  ce  qu'ils  appel- 
lent des  procédés;  tout  ce  qui  n'est  plus  dans  les 
sentimens,  ils  l'ont  rais  en  règle,  et  tout  est  règle 
parmi  eux.  Ce  peuple  imitateur  seroit  plein  d'ori- 
ginaux qu'il  seroit  impossible  d'en  rien  savoir,  car 
nul  homme  n'ose  être  lui-même.  //  faut  faire  comme 
les  autres  :  c'est  la  première  maxime  de  la  sagesse 
du  pays.  Cela  se  fait ,  cela  ne  se  fait  pas  :  voilà  la 
décision  suprême. 

Cette  apparente  régularité  donne  aux  usages 
communs  l'air  du  monde  le  plus  comique,  même 
dans  les  choses  les  plus  sérieuses  :  on  sait  à  point 
nommé  quand  il  faut  envoyer  savoir  des  nouvelles  ; 
quand  il  faut  se  faire  écrire,  c'est-à-dire  faire  une 
visite  qu'on  ne  fait  pas;  quand  il  faut  la  faire  soi- 
même;  quand  il  est  permis  d'être  chez  soi;  quand 
on  doit  n'y  pas  être,  quoiqu'on  y  soit;  quelles 
offres  l'un  doit  faire,  quelles  offres  l'autre  doit  re- 
jeter; quel  degré  de  tristesse  on  doit  prendre  à 
telle  ou  telle  mort  '  ;  combien  de  temps  on  doit 


I .  S'affliger  à  la  mort  de  quelqu'un  est  un  sentiment  d'hu- 
manité et  un  témoignage  de  bon  naturel,  mais  non  pas  un 
devoir  de  vertu,  ce  quelqu'un  fùt-il  même  notre  père.  Qui- 
conque, en  pareil  cas,  n'a  point  d'affliction  dans  le  cœur, 
n'en  doit  point  montrer  au  dehors  :  car  il  est  beaucoup  plus 
essentiel  de  fuir  la  fausseté  que  de  s'asservir  aux  bienséances. 


104  SECONDE    PARTIE 

pleurer  à  la  campagne  ;  le  jour  où  l'on  peut  revenir 
se  consoler  à  la  ville;  l'heure  et  la  minute  oii  l'af- 
fliction permet  de  donner  le  bal  ou  d'aller  au  spec- 
tacle. Tout  le  monde  y  fait  à  la  fois  la  même 
chose  dans  la  même  circonstance;  tout  va  par 
temps,  comme  les  mouvemens  d'un  régiment  en 
bataille  :  vous  diriez  que  ce  sont  autant  de  ma- 
rionnettes clouées  sur  la  même  planche  ou  tirées 
par  le  même  fil. 

Or,  comme  il  n'est  pas  possible  que  tous  ces 
gens  qui  font  exactement  la  même  chose  soient 
exactement  affectés  de  même,  il  est  clair  qu'il  faut 
les  pénétrer  par  d'autres  moyens  pour  les  con- 
noître;  il  est  clair  que  tout  ce  jargon  n'est  qu'un 
vain  formulaire,  et  sert  moins  à  juger  des  mœurs 
que  du  ton  qui  règne  à  Paris.  On  apprend  ainsi 
les  propos  qu'on  y  tient,  mais  rien  de  ce  qui  peut 
servir  à  les  apprécier.  J'en  dis  autant  de  la  plupart 
des  écrits  nouveaux;  j'en  dis  autant  de  la  scène 
même,  qui,  depuis  Molière,  est  bien  plus  un  lieu 
où  se  débitent  de  jolies  conversations  que  la  re- 
présentation de  la  vie  civile.  Il  y  a  ici  trois  théâ- 
tres, sur  deux  desquels  on  représente  des  êtres 
chimériques,  savoir  :  sur  l'un,  des  arlequins,  des 
pantalons,  des  scaramouches;  sur  l'autre,  des 
dieux,  des  diables,  des  sorciers.  Sur  le  troisième, 
on  représente  ces  pièces  immortelles  dont  la  lec- 
ture nous  faisoit  tant  de  plaisir,  et  d'autres  plus 
nouvelles  qui  paroissent  de  temps  en  temps  sur  la 


LETTRE  XVII  io5 

scène.  Plusieurs  de  ces  pièces  sont  tragiques,  mais 
peu  touciiantes,  et,  si  l'on  y  trouve  quelques  senti- 
mens  naturels  et  quelque  vrai  rapport  au  cœur 
humain,  elles  n'offrent  aucune  sorte  d'instruction 
sur  les  mœurs  particulières  du  peuple  qu'elles 
amusent. 

L'institution  de  la  tragédie  avoit,  chez  ses  in- 
venteurs, un  fondement  de  religion  qui  suffisoit 
pour  l'autoriser  :  d'ailleurs,  elle  offroit  aux  Grecs 
un  spectacle  instructif  et  agréable  dans  les  mal- 
heurs des  Perses  leurs  ennemis,  dans  les  crimes  et 
les  folies  des  rois  dont  ce  peuple  s'étoit  délivré. 
Qu'on  représente  à  Berne,  à  Zurich,  à  la  Haye, 
l'ancienne  tyrannie  de  la  maison  d'Autriche, 
l'amour  de  la  patrie  et  de  la  liberté  nous  rendra 
ces  pièces  intéressantes;  mais  qu'on  me  dise  de 
quel  usage  sont  ici  les  tragédies  de  Corneille,  et 
ce  qu'importe  au  peuple  de  Paris  Pompée  ou  Ser- 
torius.  Les  tragédies  grecques  rouloient  sur  des 
événemens  réels  ou  réputés  tels  par  les  specta- 
teurs, et  fondés  sur  des  traditions  historiques; 
mais  que  fait  une  flamme  héroïque  et  pure  dans 
l'âme  des  grands?  Ne  diroit-on  pas  que  les  com- 
bats de  l'amour  et  de  la  vertu  leur  donnent  sou- 
vent de  mauvaises  nuits,  et  que  le  cœur  a  beau- 
coup à  faire  dans  les  mariages  des  rois  ?  Juge  de 
la  vraisemblance  et  de  l'utilité  de  tant  de  pièces, 
qui  roulent  toutes  sur  ce  chimérique  sujet  ! 

Quant  à  la  comédie,  il  est  certain  qu'elle  doit 

'4 


io6  SECONDE     PARTIE 

représenter  au  naturel  les  mœurs  du  peuple  pour 
lequel  elle  est  faite,  afin  qu'il  s'y  corrige  de  ses 
vices  et  de  ses  défauts,  comme  on  ôte  devant  un 
miroir  les  taches  de  son  visage.  Térence  et  Plante 
se  trompèrent  dans  leur  objet;  mais  avant  eux 
Aristophane  et  Ménandre  avoient  exposé  aux  Athé- 
niens les  mœurs  athéniennes;  et,  depuis,  le  seul 
Molière  peignit  plus  naïvement  encore  celles  des 
François  du  siècle  dernier  à  leurs  propres  yeux. 
Le  tableau  a  changé,  mais  il  n'est  plus  revenu  de 
peintre  :  maintenant  on  copie  au  théâtre  les  con- 
versations d'une  centaine  de  maisons  de  Paris  ; 
hors  de  cela,  on  n'y  apprend  rien  des  mœurs  des 
François.  Il  y  a  dans  cette  grande  ville  cinq  ou 
six  cent  mille  âmes  dont  il  n'est  jamais  question 
sur  la  scène.  Molière  osa  peindre  des  bourgeois 
et  des  artisans  aussi  bien  que  des  marquis;  Socrate 
faisoit  parler  des  cochers,  menuisiers,  cordonniers, 
maçons.  Mais  les  auteurs  d'aujourd'hui,  qui  sont 
des  gens  d'un  autre  air,  se  croiroient  déshonorés 
s'ils  savoient  ce  qui  se  passe  au  comptoir  d'un 
marchand  ou  dans  la  boutique  d'un  ouvrier;  il  ne 
leur  faut  que  des  interlocuteurs  illustres,  et  ils 
cherchent  dans  le  rang  de  leurs  personnages  l'élé- 
vation qu'ils  ne  peuvent  tirer  de  leur  génie.  Les 
spectateurs  eux-mêmes  sont  devenus  si  délicats 
qu'ils  craindroient  de  se  compromettre  à  la  comé- 
die comme  en  visite,  et  ne  daigneroient  pas  aller 
voir  en  représentation  des  gens  de  moindre  con- 


LETTRE   XVII  107 

dition  qu'eux.  Ils  sont  comme  les  seuls  habitans 
de  la  terre  :  tout  le  reste  n'est  rien  à  leurs  yeux. 
Avoir  un  carrosse,  un  suisse,  un  maître  d'hôtel, 
c'est  être  comme  tout  le  monde.  Pour  être  comme 
tout  le  monde,  il  faut  être  comme  très  peu  de 
gens.  Ceux  qui  vont  à  pied  ne  sont  pas  du  monde: 
ce  sont  des  bourgeois,  des  hommes  du  peuple, 
des  gens  de  l'autre  monde  ;  et  l'on  diroit  qu'un 
carrosse  n'est  pas  tant  nécessaire  pour  se  conduire 
que  pour  exister.  II  y  a  comme  cela  une  poignée 
d'impertinens  qui  ne  comptent  qu'eux  dans  tout 
l'univers,  et  ne  valent  guère  la  peine  qu'on  les 
compte,  si  ce  n'est  pour  le  mal  qu'ils  font.  C'est 
pour  eux  uniquement  que  sont  faits  les  spectacles  : 
ils  s'y  montrent  à  la  fois  comme  représentés  au 
milieu  du  théâtre,  et  comme  représentans  aux 
deux  côtés;  ils  sont  personnages  sur  la  scène,  et 
comédiens  sur  les  bancs.  C'est  ainsi  que  la  sphère 
du  monde  et  des  auteurs  se  rétrécit,  c'est  ainsi 
que  la  scène  moderne  ne  quitte  plus  son  ennuyeuse 
dignité  :  on  n'y  sait  plus  montrer  les  hommes 
qu'en  habit  doré.  Vous  diriez  que  la  France  n'est 
peuplée  que  de  comtes  et  de  chevaliers;  et  plus  le 
peuple  y  est  misérable  et  gueux,  plus  le  tableau 
du  peuple  y  est  brillant  et  magnifique.  Cela  fait 
qu'en  peignant  le  ridicule  des  états  qui  servent 
d'exemple  aux  autres,  on  le  répand  plutôt  que  de 
l'éteindre,  et  que  le  peuple,  toujours  singe  et  imi- 
tateur des  riches,  va   moins  au  théâtre  pour  rire 


io8  SECONDE     PARTIE 

de  leurs  folies  que  pour  les  étudier  et  devenir 
encore  plus  fou  qu'eux  en  les  imitant.  Voilà  de 
quoi  fut  cause  Molière  lui-même  :  il  corrigea  la 
cour  en  infectant  la  ville;  et  ses  ridicules  marquis 
furent  le  premier  modèle  des  petits-maîtres  bour- 
geois qui  leur  succédèrent. 

En  général,  il  y  a  beaucoup  de  discours  et  peu 
d'action  sur  la  scène  françoise  :  peut-être  est-ce 
qu'en  effet  le  François  parle  encore  plus  qu'il  n'agit, 
ou  du  moins  qu'il  donne  un  bien  plus  grand  prix 
à  ce  qu'on  dit  qu'à  ce  qu'on  fait.  Quelqu'un  di- 
soit,  en  sortant  d'une  pièce  de  Denys  le  Tyran  : 
«  Je  n'ai  rien  vu,  mais  j'ai  entendu  force  paroles.  « 
Voilà  ce  qu'on  peut  dire  en  sortant  des  pièces 
françoises.  Racine  et  Corneille,  avec  tout  leur  gé- 
nie, ne  sont  eux-mêmes  que  des  parleurs;  et  leur 
successeur  est  le  premier  qui,  à  l'imitation  des 
Anglois,  ait  osé  mettre  quelquefois  la  scène  en 
représentation.  Communément  tout  se  passe  en 
beaux  dialogues  bien  agencés,  bien  ronflans,  où 
l'on  voit  d'abord  que  le  premier  soin  de  chaque 
interlocuteur  est  toujours  celui  de  briller.  Presque 
tout  s'énonce  en  maximes  générales.  Quelque  agi- 
tés qu'ils  puissent  être,  ils  songent  toujours  plus 
au  public  qu'à  eux-mêmes  ;  une  sentence  leur 
coûte  moins  qu'un  sentiment  :  les  pièces  de  Ra- 
cine et  de  Molière  '  exceptées,  le  je  est  presque 

I.  11  ne  faut  point  associer  en  ceci  Molière  à  Racine:  car 


LETTRE   XVII  109 

aussi  scrupuleusement  banni  de  la  scène  Françoise 
que  des  écrits  de  Port-Royal,  et  les  passions  hu- 
maines, aussi  modestes  que  l'humilité  chrétienne, 
n'y  parlent  jamais  que  par  on.  Il  y  a  encore  une 
certaine  dignité  maniérée  dans  le  geste  et  dans  le 
propos  qui  ne  permet  jamais  à  la  passion  de  par- 
ler exactement  son  langage,  ni  à  l'auteur  de  revê- 
tir son  personnage  et  de  se  transporter  au  lieu  de 
la  scène,  mais  le  tient  toujours  enchaîné  sur  le 
théâtre  et  sous  les  yeux  des  spectateurs.  Aussi  les 
situations  les  plus  vives  ne  lui  font-elles  jamais 
oublier  un  bel  arrangement  de  phrases  ni  des  atti- 
tudes élégantes  ;  et  si  le  désespoir  lui  plonge  un 
poignard  dans  le  cœur,  non  content  d'observer  la 
décence  en  tombant  comme  Polyxène,  il  ne  tombe 
point;  la  décence  le  maintient  debout  après  sa 
mort,  et  tous  ceux  qui  viennent  d'expirer  s'en  re- 
tournent l'instant  d'après  sur  leurs  jambes. 

Tout  cela  vient  de  ce  que  le  François  ne  cherche 
point  sur  la  scène  le  naturel  et  l'illusion,  et  n'y 
veut  que  de  l'esprit  et  des  pensées;  il  fait  cas  de 
l'agrément  et  non  de  l'imitation,  et  ne  se  soucie 
pas  d'être  séduit,  pourvu  qu'on  l'amuse.  Personne 
ne  va  au   spectacle  pour  le  plaisir  du   spectacle. 


le  premier  est.  comme  tous  les  autres,  plein  de  maximes  et 
de  sentences,  surtout  dans  ses  pièces  en  vei^s;  mais  chez 
Racine  tout  est  sentiment;  il  a  su  faire  parler  chacun  pour 
soi,  et  c'est  en  cela  qu'il  est  vraiment  unique  parmi  les  au- 
teurs dramatiques  de  sa  nation. 


I  10  SECONDE    PARTIE 

mais  pour  voir  l'assemblée,  pour  en  être  vu,  pour 
ramasser  de  quoi  fournir  au  caquet  après  la  pièce; 
et  l'on  ne  songe  à  ce  qu'on  voit  que  pour  savoir 
ce  qu'on  en  dira.  L'acteur  pour  eux  est  toujours 
l'acteur,  jamais  le  personnage  qu'il  représente  : 
cet  homme  qui  parle  en  maître  du  monde  n'est 
point  Auguste,  c'est  Baron  ;  la  veuve  de  Pompée 
est  Adrienne  ;  Alzire  est  M"e  Gaussin,  et  ce 
fier  sauvage  est  Grandval.  Les  comédiens,  de 
leur  côté,  négligent  entièrement  l'illusion,  dont 
ils  voient  que  personne  ne  se  soucie  :  ils  placent 
les  héros  de  l'antiquité  entre  six  rangs  de  jeunes 
Parisiens;  ils  calquent  les  modes  françoises  sur 
l'habit  romain  ;  on  voit  Cornélie  en  pleurs  avec 
deux  doigts  de  rouge,  Caton  poudré  à  blanc,  et 
Brutus  en  panier.  Tout  cela  ne  choque  personne 
et  ne  fait  rien  au  succès  des  pièces  :  comme  on  ne 
voit  que  l'acteur  dans  le  personnage,  on  ne  voit 
non  plus  que  l'auteur  dans  le  drame  ;  et,  si  le  cos- 
tume est  négligé,  cela  se  pardonne  aisément,  car 
on  sait  bien  que  Corneille  n'étoit  pas  tailleur,  ni 
Crébillon  perruquier. 

Ainsi,  de  quelque  sens  qu'on  envisage  les  cho- 
ses, tout  n'est  ici  que  babil,  jargon,  propos  sans 
conséquence.  Sur  la  scène  comme  dans  le  monde, 
on  a  beau  écouter  ce  qui  se  dit,  on  n'apprend  rien 
de  ce  qui  se  fait  :  et  qu'a-t-on  besoin  de  l'ap- 
prendre? Sitôt  qu'un  homme  a  parlé,  s'informe- 
l-on  de  sa  conduite?  n'a-t-il  pas  tout  fait?  n'est-il 


LETTRE  XVII  i  i  i 

pas  jugé?  L'honnête  homme  d'ici  n'est  point  celui 
qui  fait  de  bonnes  actions,  mais  celui  qui  dit  de 
belles  choses;  et  un  seul  propos  inconsidéré,  lâché 
sans  réflexion,  peut  faire  à  celui  qui  le  tient  un  tort 
irréparable  que  n'effaceroient  pas  quarante  ans 
d'intégrité.  En  un  mot,  bien  que  les  œuvres  des 
hommes  ne  ressemblent  guère  à  leurs  discours,  je 
vois  qu'on  ne  les  peint  que  par  leurs  discours, 
sans  égard  à  leurs  œuvres  ;  je  vois  aussi  que  dans 
une  grande  ville  la  société  paroît  plus  douce,  plus 
facile,  plus  sûre  même  que  parmi  des  gens  moins 
étudiés;  mais  les  hommes  y  sont-ils  en  effet  plus 
humains,  plus  modérés,  plus  justes?  Je  n'en  sais 
rien.  Ce  ne  sont  encore  là  que  des  apparences; 
et,  sous  ces  dehors  si  ouverts  et  si  agréables,  les 
cœurs  sont  peut-être  plus  cachés,  plus  enfoncés 
en  dedans  que  les  nôtres.  Etranger,  isolé,  sans 
affaires,  sans  liaisons,  sans  plaisirs,  et  ne  voulant 
m'en  rapporter  qu'à  moi,  le  moyen  de  pouvoir 
prononcer  ? 

Cependant  je  commence  à  sentir  l'ivresse  où 
cette  vie  agitée  et  tumultueuse  plonge  ceux  qui 
la  mènent,  et  je  tombe  dans  un  étourdissement 
semblable  à  celui  d'un  homme  aux  yeux  duquel  on 
fait  passer  rapidement  une  multitude  d'objets.  Au- 
cun de  ceux  qui  me  frappent  n'attache  mon  cœur, 
mais  tous  ensemble  en  troublent  et  suspendent  les 
affections,  au  point  d'en  oublier  quelques  instans 
ce  que  je  suis  et  à  qui  je  suis.  Chaque  jour  en  sor- 


1  12  SECONDE    PARTIE 

tant  de  chez  moi  j'enferme  mes  sentimens  sous  la 
clef,  pour  en  prendre  d'autres  qui  se  prêtent  aux 
frivoles  objets  qui  m'attendent.  Insensiblement  je 
juge  et  raisonne  comme  j'entends  juger  et  raison- 
ner tout  le  monde.  Si  quelquefois  j'essaye  de 
secouer  les  préjugés  et  de  voir  les  choses  comme 
elles  sont,  à  l'instant  je  suis  écrasé  d'un  certain 
verbiage  qui  ressemble  beaucoup  à  du  raisonne- 
ment. On  me  prouve  avec  évidence  qu'il  n'y  a 
que  le  demi-philosophe  qui  regarde  à  la  réalité  des 
choses;  que  le  vrai  sage  ne  les  considère  que  par 
les  apparences  ;  qu'il  doit  prendre  les  préjugés 
pour  principes,  les  bienséances  pour  lois,  et  que 
la  plus  sublime  sagesse  consiste  à  vivre  comme  des 
fous. 

Forcé  de  changer  ainsi  l'ordre  de  mes  affections 
morales,  forcé  de  donner  un  prix  à  des  chimères 
et  d'imposer  silence  à  la  nature  et  à  la  raison,  je 
vois  ainsi  défigurer  ce  divin  modèle  que  je  porte 
au  dedans  de  moi,  et  qui  servoit  à  la  fois  d'objet 
à  mes  désirs  et  de  règle  à  mes  actions;  je  flotte 
de  caprice  en  caprice,  et,  mes  goûts  étant  sans 
cesse  asservis  à  l'opinion,  je  ne  puis  être  sûr  un 
seul  jour  de  ce  que  j'aimerai  le  lendemain. 

Confus,  humilié,  consterné  de  sentir  dégrader 
en  moi  la  nature  de  l'homme  et  de  me  voir  ravalé 
si  bas  de  cette  grandeur  intérieure  où  nos  cœurs 
enflammés  s'élevoient  réciproquement,  je  reviens 
le  soir,  pénétré  d'une  secrète   tristesse,    accablé 


LETTRE    XVII  ii3 

d'un  dégoût  mortel,  et  le  cœur  vide  et  gonflé 
comme  un  ballon  rempli  d'air.  O  amour  !  ô  purs 
sentimens  que  je  tiens  de  lui!...  avec  quel  charme 
je  rentre  en  moi-même  !  avec  quel  transport  j'y 
retrouve  encore  mes  premières  affections  et  ma 
première  dignité  !  Combien  je  m'applaudis  d'y  re- 
voir briller  dans  tout  son  éclat  l'image  de  la  vertu, 
d'y  contempler  la  tienne,  ô  Julie,  assise  sur  un 
trône  de  gloire  et  dissipant  d'un  souffle  tous  ces 
prestiges!  Je  sens  respirer  mon  àme  oppressée,  je 
crois  avoir  recouvré  mon  existence  et  ma  vie,  et 
je  reprends  avec  mon  amour  tous  les  sentimens 
sublimes  qui  le  rendent  digne  de  son  objet. 


LETTRE    XVIII 
De  Julie. 

Je  viens,  mon  bon  ami,  de  jouir  d'un  des  plus 
doux  spectacles  qui  puissent  jamais  charmer  mes 
yeux.  La  plus  sage,  la  plus  aimable  des  filles  est 
enfin  devenue  la  plus  digne  et  la  meilleure  des 
femmes.  L'honnête  homme  dont  elle  a  comblé  les 
voeux,  plein  d'estime  et  d'amour  pour  elle,  ne 
respire  que  pour  la  chérir,  l'adorer,  la  rendre  heu- 
reuse; et  je  goûte  le  charme  inexprimable  d'être 
témoin  du  bonheur  de  mon  amie,  c'est-à-dire  de 
Nouvelle  Héloïse.   II.  i  5 


114  SECONDE    PARTIE 

le  partager.  Tu  n'y  seras  pas  moins  sensible,  j'en 
suis  bien  siàre,  toi  qu'elle  aima  toujours  si  tendre- 
ment, toi  qui  lui  fus  cher  presque  dès  son  enfance, 
et  à  qui  tant  de  bienfaits  l'ont  dû  rendre  encore 
plus  chère.  Oui,  tous  les  sentimens  qu'elle  éprouve 
se  font  sentir  à  nos  cœurs  comme  au  sien.  S'ils 
sont  des  plaisirs  pour  elle,  ils  sont  pour  nous  des 
consolations;  et  tel  est  le  prix  de  l'amitié  qui  nous 
joint  que  la  félicité  d'un  des  trois  suffît  pour  adou- 
cir les  maux  des  deux  autres. 

Ne  nous  dissimulons  pas  pourtant  que  cette 
amie  incomparable  va  nous  échapper  en  partie. 
La  voilà  dans  un  nouvel  ordre  de  choses  ;  la  voilà 
sujette  à  de  nouveaux  engagemens,  à  de  nouveaux 
devoirs;  et  son  cœur,  qui  n'étoit  qu'à  nous,  se 
doit  maintenant  à  d'autres  affections  auxquelles  il 
faut  que  l'amitié  cède  le  premier  rang.  Il  y  a  plus, 
mon  ami  :  nous  devons  de  notre  part  devenir  plus 
scrupuleux  sur  les  témoignages  de  son  zèle;  nous 
ne  devons  pas  seulement  consulter  son  attachement 
pour  nous  et  le  besoin  que  nous  avons  d'elle,  mais 
ce  qui  convient  à  son  nouvel  état  et  ce  qui  peut 
agréer  ou  déplaire  à  son  mari.  Nous  n'avons  pas 
besoin  de  chercher  ce  qu'exigeroit  en  pareil  cas  la 
vertu  :  les  lois  seules  de  l'amitié  suffisent.  Celui 
qui  pour  son  intérêt  particulier  pourroit  compro- 
mettre un  ami  mériteroit-il  d'en  avoir?  Quand  elle 
étoit  fille,  elle  étoit  libre,  elle  n'avoit  à  répondre 
de  ses  démarches  qu'à  elle-même,  et  l'honnêteté 


LETTRE   XVIII  ii5 

de  ses  intentions  suffisoit  pour  la  justifier  à  ses 
propres  yeux.  Elle  nous  regardoit  comme  deux 
époux  destinés  l'un  à  l'autre  ;  et,  son  cœur  sensible 
et  pur  alliant  la  plus  chaste  pudeur  pour  elle-même 
à  la  plus  tendre  compassion  pour  sa  coupable 
amie,  elle  couvroit  ma  faute  sans  la  partager. 
Mais  à  présent  tout  est  changé  :  elle  doit  compte 
de  sa  conduite  à  un  autre  ;  elle  n'a  pas  seulement 
engagé  sa  foi,  elle  a  aliéné  sa  liberté.  Dépositaire 
en  même  temps  de  l'honneur  de  deux  personnes, 
il  ne  lui  suffît  pas  d'être  honnête,  il  faut  encore 
qu'elle  soit  honorée;  il  ne  lui  suffit  pas  de  ne  rien 
faire  que  de  bien,  il  faut  encore  qu'elle  ne  fasse 
rien  qui  ne  soit  approuvé.  Une  femme  vertueuse 
ne  doit  pas  seulement  mériter  l'estime  de  son 
mari,  mais  l'obtenir  ;  s'il  la  blâme,  elle  est  blâ- 
mable; et,  fût-elle  innocente,  elle  a  tort  sitôt 
qu'elle  est  soupçonnée,  car  les  apparences  mêmes 
sont  au  nombre  de  ses  devoirs. 

Je  ne  vois  pas  clairement  si  toutes  ces  raisons 
sont  bonnes,  tu  en  seras  le  juge;  mais  un  certain 
sentiment  intérieur  m'avertit  qu'il  n'est  pas  bien 
que  ma  cousine  continue  d'être  ma  confidente,  ni 
qu'elle  me  le  dise  la  première.  Je  me  suis  souvent 
trouvée  en  faute  sur  mes  raisonnemens ,  jamais 
sur  les  mouvemens  secrets  qui  me  les  inspirent,  et 
cela  fait  que  j'ai  plus  de  confiance  à  mon  instinct 
qu'à  ma  raison. 

Sur  ce  principe,  j'ai  déjà  pris  un  prétexte  pour 


ii6  SECONDE    PARTIE 

retirer  tes  lettres,  que  la  crainte  d'une  surprise 
me  faisoit  tenir  chez  elle  :  elle  me  les  a  rendues 
avec  un  serrement  de  cœur  que  le  mien  m'a  fait 
apercevoir,  et  qui  m'a  trop  confirmé  que  j'avois 
fait  ce  qu'il  falloit  faire.  Nous  n'avons  point  eu 
d'explication,  mais  nos  regards  en  tenoient  lieu; 
elle  m'a  embrassée  en  pleurant;  nous  sentions 
sans  nous  rien  dire  combien  le  tendre  langage  de 
l'amitié  a  peu  besoin  du  secours  des  paroles. 

A  l'égard  de  l'adresse  à  substituer  à  la  sienne, 
j'avois  songé  d'abord  à  celle  de  Fanchon  Anet,  et 
c'est  bien  la  voie  la  plus  sûre  que  nous  pourrions 
choisir;  mais,  si  cette  jeune  femme  est  dans  un  rang 
plus  bas  que  ma  cousine,  est-ce  une  raison  d'avoir 
moins  d'égards  pour  elle  en  ce  qui  concerne  l'hon- 
nêteté? n'est-il  pas  à  craindre  au  contraire  que 
des  sentimens  moins  élevés  ne  lui  rendent  mon 
exemple  plus  dangereux,  que  ce  qui  n'étoit  pour 
l'une  que  l'effort  d'une  amitié  sublime  ne  soit  pour 
l'autre  un  commencement  de  corruption,  et  qu'en 
abusant  de  sa  reconnoissance  je  ne  force  la  vertu 
même  à  servir  d'instrument  au  vice  ?  Ah  !  n'est-ce  pas 
assez  pour  moi  d'être  coupable,  sans  me  donner 
des  complices,  et  sans  agf^raver  mes  fautes  du 
poids  de  celles  d'autrui?  N'y  pensons  point,  mon 
ami;  j'ai  imaginé  un  autre  expédient,  beaucoup 
moins  sûr  à  la  vérité,  mais  aussi  moins  répréhen- 
sible,  en  ce  qu'il  ne  compromet  personne  et  ne 
nous  donne  aucun  confident  :   c'est   de    m'écrire 


LETTRE    XVIII  ,  17 

SOUS  un  nom  en  l'air,  comme  par  exemple  M.  du 
Bosquet,  et  de  mettre  une  enveloppe  adressée  à 
Regianino,  que  j'aurai  soin  de  prévenir.  Ainsi 
Regianino  lui-même  ne  saura  rien;  il  n'aura  tout 
au  plus  que  des  soupçons,  qu'il  n'oseroit  vérifier, 
car  mylord  Edouard,  de  qui  dépend  sa  fortune, 
m'a  répondu  de  lui.  Tandis  que  notre  correspon- 
dance continuera  par  cette  voie,  je  verrai  si  l'on 
peut  reprendre  celle  qui  nous  servit  durant  le 
voyage  du  Valais,  ou  quelque  autre  qui  soit  per- 
manente et  sûre. 

Quand  je  ne  connoîtrois  pas  l'état  de  ton  cœur, 
je  m'apercevrois,  par  l'humeur  qui  règne  dans  tes 
relations,  que  la  vie  que  tu  mènes  n'est  pas  de  ton 
goût.  Les  lettres  de  M.  de  Murait,  dont  on  s'est 
plaint  en  France,  étoient  moins  sévères  que  les 
tiennes;  comme  un  enfant  qui  se  dépite  contre  ses 
maîtres,  tu  te  venges  d'être  obligé  d'étudier  le 
monde  sur  les  premiers  qui  te  l'apprennent.  Ce 
qui  me  surprend  le  plus  est  que  la  chose  qui  com- 
mence par  te  révolter  est  celle  qui  prévient  tous  les 
étrangers,  savoir,  l'accueil  des  François  et  le  ton 
général  de  leur  société,  quoique  de  ton  propre 
aveu  tu  doives  personnellement  t'en  louer.  Je  n'ai 
pas  oublié  la  distinction  de  Paris  en  particulier 
et  d'une  grande  ville  en  général;  mais  je  vois 
qu'ignorant  ce  qui  convient  à  l'un  ou  à  l'autre,  tu 
fais  ta  critique  à  bon  compte,  avant  de  savoir  si 
c'est  une  médisance  ou  une  observation.  Quoi  qu'il 


ii8  SECONDE    PARTIE 

en  soit,  j'aime  la  nation  Françoise,  et  ce  n'est  pas 
m'obliger  que  d'en  mal  parler.  Je  dois  aux  bons 
livres  qui  nous  viennent  d'elle  la  plupart  des  in- 
structions que  nous  avons  prises  ensemble.  Si  notre 
pays  n'est  plus  barbare,  à  qui  en  avons-nous  l'obli- 
gation ?  Les  deux  plus  grands,  les  deux  plus  ver- 
tueux des  modernes,  Catinat,  Fénelon,  étoient  tous 
deux  François;  Henri  IV,  le  roi  que  j'aime,  le 
bon  roi,  l'étoit.  Si  la  France  n'est  pas  le  pays  des 
hommes  libres,  elle  est  celui  des  hommes  vrais  : 
et  cette  liberté  vaut  bien  l'autre  aux  yeux  du  sage. 
Hospitaliers,  protecteurs  de  l'étranger,  les  Fran- 
çois lui  passent  même  la  vérité  qui  les  blesse;  et 
l'on  se  feroit  lapider  à  Londres  si  l'on  y  osoit  dire 
des  Anglois  la  moitié  du  mal  que  les  François  lais- 
sent dire  d'eux  à  Paris.  Mon  père,  qui  a  passé  sa 
vie  en  France,  ne  parle  qu'avec  transport  de  ce 
bon  et  aimable  peuple.  S'il  y  a  versé  son  sang  au 
service  du  prince,  le  prince  ne  l'a  point  oublié 
dans  sa  retraite,  et  l'honore  encore  de  ses  bien- 
faits; ainsi  je  me  regarde  comme  intéressée  à  la 
gloire  d'un  pays  où  mon  père  a  trouvé  la  sienne. 
Mon  ami,  si  chaque  peuple  a  ses  bonnes  et  ses 
mauvaises  qualités,  honore  au  moins  la  vérité  qui 
loue,  aussi  bien  que  la  vérité  qui  blâme. 

Je  te  dirai  plus:  pourquoi  perdrois-tu  en  visites 
oisives  le  temps  qui  te  reste  à  passer  aux  lieux  où 
tu  es?  Paris  est-il  moins  que  Londres  le  théâtre 
des  talens?  et  les  étrangers  y  font-ils  moins  aisé- 


LETTRE    XVllI  i  u^ 

ment  leur  chemin?  Crois-moi,  tous  les  Anglois  ne 
sont  pas  des  lords  Edouards,  et  tous  les  François 
ne  ressemblent  pas  à  ces  beaux  diseurs  qui  te  dé- 
plaisent si  fort.  Tente,  essaye  ,  fais  quelques 
épreuves,  ne  fût-ce  que  pour  approfondir  les 
mœurs  et  juger  à  l'œuvre  ces  gens  qui  parlent  si 
bien.  Le  père  de  ma  cousine  dit  que  tu  connois  la 
constitution  de  l'Empire  et  les  intérêts  des  princes. 
Mylord  Edouard  trouve  aussi  que  tu  n'as  pas  mal 
étudié  les  principes  de  la  politique  et  les  divers 
systèmes  de  gouvernement.  J'ai  dans  la  tête  que 
le  pays  du  monde  où  le  mérite  est  le  plus  honoré 
est  celui  qui  te  convient  le  mieux,  et  que  tu  n'as 
besoin  que  d'être  connu  pour  être  employé.  Quant 
à  la  religion,  pourquoi  la  tienne  te  nuiroit-elle 
plus  qu'à  un  autre?  La  raison  n'est-elle  pas  le  pré- 
servatif de  l'intolérance  et  du  fanatisme?  Est-on 
plus  bigot  en  France  qu'en  Allemagne?  et  qui 
t'empêcheroit  de  pouvoir  faire  à  Paris  le  même 
chemin  que  M.  de  Saint-Saphorin  a  fait  à  Vienne? 
Si  tu  considères  le  but,  les  plus  prompts  essais  ne 
doivent-ils  pas  accélérer  les  succès?  Si  tu  com- 
pares les  moyens,  n'est-il  pas  plus  honnête  encore 
de  s'avancer  par  ses  talens  que  par  ses  amis?  Si 
tu  songes...  Ah  !  cette  mer!...  un  plus  long  trajet... 
J'aimerois  mieux  l'Angleterre  ,  si  Paris  étoit  au 
delà. 

A  propos  de  cette  grande  ville,  oserois-je    re- 
lever   une    affectation  que  je   remarque   dans  tes 


120  SECONDE    PARTIE 

lettres?  Toi  qui  me  pailois  des  Valaisanes  avec 
tant  de  plaisir,  pourquoi  ne  me  dis-tu  rien  des 
Parisiennes  ?  Ces  femmes  galantes  et  célèbres 
valent-elles  moins  la  peine  d'être  dépeintes  que 
quelques  montagnardes  simples  et  grossières  ? 
Crains-tu  peut-être  de  me  donner  de  l'inquiétude 
par  le  tableau  des  plus  séduisantes  personnes  de 
l'univers  ?  Désabuse-toi,  mon  ami;  ce  que  tu  peux 
faire  de  pis  pour  mon  repos  est  de  ne  me  point 
parler  d'elles;  et,  quoi  que  tu  m'en  puisses  dire, 
ton  silence  à  leur  égard  m'est  beaucoup  plus  sus- 
pect que  tes  éloges. 

Je  serois  bien  aise  aussi  d'avoir  un  petit  mot  sur 
l'Opéra  de  Paris,  dont  on  dit  ici  des  merveilles  '  : 
car  enfin  la  musique  peut  être  mauvaise,  et  le 
spectacle  avoir  ses  beautés;  s'il  n'en  a  pas,  c'est 
un  sujet  pour  ta  médisance,  et  du  moins  tu  n'of- 
fenseras personne. 

Je  ne  sais  si  c'est  la  peine  de  te  dire  qu'à  l'oc- 
casion de  la  noce  il  m'est  encore  venu  ces  jours 
passés  deux  épouseurs  comme  par  rendez-vous: 
l'un  d'Yverdun,  gîtant,  chassant  de  château  en 
château;  l'autre  du  pays  allemand,  par  le  coche 
de  Berne.   Le  premier  est  une  manière  de  petit- 

I.  J'aurois  bien  mauvaise  opinion  de  ceux  qui,  connois- 
sant  le  caractère  et  la  situation  de  Julie,  ne  devineroient  pas 
à  l'instant  que  cette  curiosité  ne  vient  point  d'elle.  On  verra 
bientôt  que  son  amant  n'y  a  pas  été  trompé;  s'il  l'eût  été, 
il  ne  l'auroit  plus  aimée. 


LETTRE    XVIII  121 

maître,  parlant  assez  résolument  pour  faire  trou- 
ver ses  reparties  spirituelles  à  ceux  qui  n'en  écou- 
tent que  le  ton  ;  l'autre  est  un  grand  nigaud  timide, 
non  de  cette  aimable  timidité  qui  vient  de  la 
crainte  de  déplaire,  mais  de  l'embarras  d'un  sot 
qui  ne  sait  que  dire,  et  du  malaise  d'un  libertin  qui 
ne  se  sent  pas  à  sa  place  auprès  d'une  honnête 
fille.  Sachant  très  positivement  les  intentions  de 
mon  père  au  sujet  de  ces  deux  messieurs,  j'use  avec 
plaisir  de  la  liberté  qu'il  me  laisse  de  les  traiter  à 
ma  fantaisie,  et  je  ne  crois  pas  que  cette  fantaisie 
laisse  durer  longtemps  celle  qui  les  amène.  Je  les 
hais  d'oser  attaquer  un  cœur  où  tu  règnes,  sans 
armes  pour  te  le  disputer  :  s'ils  en  avoient,  je  les 
haïrois  davantage  encore;  mais  où  les  prendroient- 
ils,  eux,  et  d'autres,  et  tout  l'univers?  Non,  non  ; 
sois  tranquille,  mon  aimable  ami:  quand  jeretrou- 
verois  un  mérite  égal  au  tien,  quand  il  se  présen- 
teroit  un  autre  toi-même,  encore  le  premier  venu 
seroit-il  le  seul  écouté.  Ne  t'inquiète  donc  point 
de  ces  deux  espèces  dont  je  daigne  à  peine  te 
parler.  Quel  plaisir  j'aurois  à  leur  mesurer  deux 
doses  de  dégoût  si  parfaitement  égales  qu'ils 
prissent  la  résolution  de  partir  ensemble  comme 
ils  sont  venus,  et  que  je  pusse  t'apprendre  à  la  fois 
le  départ  de  tous  deux  ! 

M.  de  Crouzas  vient  de  nous  donner  une  réfu- 
tation des  Epîires  de  Pope,  que  j'ai  lue  avec  ennui. 
Je  ne    sais  pas  au  vrai  lequel  des  deux  auteurs  a 

16 


122  SECON  DE    PARTIE 

raison;  mais  je  sais  bien  que  le  livre  de  M.  de 
Crouzas  ne  fera  jamais  faire  une  bonne  action,  et 
qu'il  n'y  a  rien  de  bon  qu'on  ne  soit  tenté  de  faire 
en  quittant  celui  de  Pope.  Je  n'ai  point,  pour 
moi,  d'autre  manière  de  juger  de  mes  lectures  que 
de  sonder  les  dispositions  où  elles  laissent  mon 
âme,  et  j'imagine  à  peine  quelle  sorte  de  bonté 
peut  avoir  un  livre  qui  ne  porte  point  ses  lecteurs 
au  bien  ' . 

Adieu,  mon  trop  cher  ami;  je  ne  voudrois  pas 
finir  sitôt;  mais  on  m'attend,  on  m'appelle.  Je  te 
quitte  à  regret,  car  je  suis  gaie,  et  j'aime  à  par- 
tager avec  toi  mes  plaisirs  :  ce  qui  les  anime  et  les 
redouble  est  que  ma  mère  se  trouve  mieux  depuis 
quelques  jours;  elle  s'est  senti  assez  de  force  pour 
assister  au  mariage  et  servir  de  mère  à  sa  nièce, 
ou  plutôt  à  sa  seconde  fille.  La  pauvre  Claire  en  a 
pleuré  de  joie.  Juge  de  moi,  qui,  méritant  si  peu 
de  la  conserver,  tremble  toujours  de  la  perdre.  En 
vérité,  elle  fait  les  honneurs  de  la  fête  avec  autant 
de  grâce  que  dans  sa  plus  parfaite  santé  ;  il  semble 
même  qu'un  reste  de  langueur  rende  sa  naïve  poli- 
tesse encore  plus  touchante.  Non,  jamais  cette 
incomparable  mère  ne  fut  si  Sonne,  si  charmante, 
si  digne  d'être  adorée...  Sais-tu  qu'elle  a  demandé 
plusieurs  fois  de  tes  nouvelles  à  M.  d'Orbe?  Quoi- 

I  .  Si  le  lecteur  approuve  cette  règle,  et  qu'il  s'en  serve 
pour  juger  ce  recueil,  l'éditeur  n'appellera  pas  de  son  juge- 
ment. 


LETTRE  XVIII  123 

qu'elle  ne  me  parle  point  de  toi,  je  n'ignore  pas 
qu'elle  t'aime,  et  que,  si  jamais  elle  étoit  écoutée, 
ton  bonheur  et  le  mien  seroient  son  premier  ou- 
vrage. Ah  !  si  ton  cœur  sait  être  sensible,  qu'il  a 
besoin  de  l'être!  et  qu'il  a  de  dettes  à  payer! 


LETTRE  XIX 
A  Julie. 

Tiens,  ma  Julie,  gronde-moi,  querelle-moi, 
bats-moi;  je  souffrirai  tout,  mais  je  n'en  continue- 
rai pas  moins  à  te  dire  ce  que  je  pense.  Qui  sera 
le  dépositaire  de  tous  mes  sentimens  si  ce  n'est 
toi,  qui  les  éclaires?  et  avec  qui  mon  cœur  se  per- 
mettroit-il  de  parler  si  tu  refusois  de  l'entendre? 
Quand  je  te  rends  compte  de  mes  observations  et 
de  mes  jugemens,  c'est  pour  que  tu  les  corriges, 
non  pour  que  tu  les  approuves,  et  plus  je  puis 
commettre  d'erreurs,  plus  je  dois  me  presser  de 
t'en  instruire.  Si  je  blâme  les  abus  qui  me  frappent 
dans  cette  grande  ville,  je  ne  m'en  excuserai  point 
sur  ce  que  je  t'en  parle  en  confidence  :  car  je  ne 
dis  jamais  rien  d'un  tiers  que  je  ne  sois  prêt  à  lui 
dire  en  face,  et,  dans  tout  ce  que  je  t'écris  des 
Parisiens,  je  ne  fais  que  répéter  ce  que  je  leur  dis 
tous  les  jours  à  eux-mêmes.   Ils  ne   m'en  savent 


124  SECONDE     PARTIE 

point  mauvais  gré;  ils  conviennent  de  beaucoup 
de  choses.  Ils  se  plaignoient  de  notre  Murait,  je 
le  crois  bien  :  on  voit,  on  sent  combien  il  les  hait 
jusque  dans  les  éloges  qu'il  leur  donne;  et  je  suis 
bien  trompé  si,  même  dans  ma  critique,  on  n'a- 
perçoit le  contraire.  L'estime  et  la  reconnoissance 
que  m'inspirent  leurs  bontés  ne  font  qu'augmenter 
ma  franchise  :  elle  peut  n'être  pas  inutile  à  quel- 
ques-uns, et,  à  la  manière  dont  tous  supportent  la 
vérité  dans  ma  bouche,  j'ose  croire  que  nous  som- 
mes dignes,  eux  de  l'entendre,  et  moi  de  la  dire. 
C'est  en  cela,  ma  Julie,  que  la  vérité  qui  blâme 
est  plus  honorable  que  la  vérité  qui  loue  :  car  la 
louange  ne  sert  qu'à  corrompre  ceux  qui  la  goû- 
tent, et  les  plus  indignes  en  sont  toujours  les  plus 
affamés;  mais  la  censure  est  utile,  et  le  mérite 
seul  sait  la  supporter.  Je  te  le  dis  du  fond  de  mon 
cœur,  j'honore  le  François  comme  le  seul  peuple 
qui  aime  véritablement  les  hommes  et  qui  soit 
bienfaisant  par  caractère;  mais  c'est  pour  cela 
même  que  j'en  suis  moins  disposé  à  lui  accorder 
cette  admiration  générale  à  laquelle  il  prétend, 
même  pour  les  défauts  qu'il  avoue.  Si  les  François 
n'avoient  point  de  vertus,  je  n'en  dirois  rien;  s'ils 
n'avoient  point  de  vices,  ils  ne  seroient  pas  hom- 
mes :  ils  ont  trop  de  côtés  louables  pour  être  tou- 
jours loués. 

Quant  aux  tentatives  dont  tu  me  parles,  elles 
me  sont  impraticables,   parce  qu'il  faudroit   em- 


LETTRE   XIX  i25 

ployer,  pour  les  faire,  des  moyens  qui  ne  me  con- 
viennent pas,  et  que  tu  m'as  interdits  toi-même. 
L'austérité  républicaine  n'est  pas  de  mise  en  ce 
pays;  il  y  faut  des  vertus  plus  flexibles,  et  qui  sa- 
chent mieux  se  plier  aux  intérêts  des  amis  ou  des 
protecteurs.  Le  mérite  est  honoré,  j'en  conviens; 
mais  ici  les  talens  qui  mènent  à  la  réputation  ne 
sont  point  ceux  qui  mènent  à  la  fortune;  et,  quand 
j'aurois  le  malheur  de  posséder  ces  derniers,  Julie 
se  résoudroit-elle  à  devenir  la  femme  d'un  par- 
venu? En  Angleterre,  c'est  tout  autre  chose,  et, 
quoique  les  mœurs  y  vaillent  peut-être  encore 
moins  qu'en  France,  cela  n'empêche  pas  qu'on  n'y 
puisse  parvenir  par  des  chemins  plus  honnêtes, 
parce  que,  le  peuple  ayant  plus  de  part  au  gouver- 
nement, l'estime  publique  y  est  un  plus  grand 
moyen  de  crédit.  Tu  n'ignores  pas  que  le  projet 
de  mylord  Edouard  est  d'employer  cette  voie  en 
ma  faveur,  et  le  mien  de  justifier  son  zèle.  Le  lieu 
de  la  terre  où  je  suis  le  plus  loin  de  toi  est  celui 
où  je  ne  puis  rien  faire  qui  m'en  rapproche.  O 
Julie,  s'il  est  difficile  d'obtenir  ta  main,  il  l'est 
bien  plus  de  la  mériter;  et  voilà  la  noble  tâche 
que  l'amour  m'impose. 

Tu  m'ôtes  d'une  grande  peine  en  me  donnant 
de  meilleures  nouvelles  de  ta  mère  :  je  t'en  voyois 
déjà  si  inquiète  avant  mon  départ  que  je  n'osai  te 
dire  ce  que  j'en  pensois;  mais  je  la  trouvois  mai- 
grie,  changée,   et  je  redoutois  quelque  maladie 


126  SECONDE    PARTIE 

dangereuse.  Conserve-la-moi,  parce  qu'elle  m'est 
chère,  parce  c|ue  mon  cœur  l'honore,  parce  que 
ses  bontés  font  mon  unique  espérance,  et  surtout 
parce  qu'elle  est  mère  de  ma  Julie. 

Je  te  dirai  sur  les  deux  épouseurs  que  je  n'aime 
point  ce  mot,  même  par  plaisanterie;  du  reste,  le 
ton  dont  tu  me  parles  d'eux  m'empêche  de  les 
craindre,  et  je  ne  hais  plus  ces  infortunés,  puisque 
tu  crois  les  haïr.  Mais  j'admire  ta  simplicité  de 
penser  connoître  la  haine  :  ne  vois-tu  pas  que 
c'est  l'amour  dépité  que  tu  prends  pour  elle?  Ainsi 
murmure  la  blanche  colombe  dont  on  poursuit  le 
bien-aimé.  Va,  Julie,  va,  fille  incomparable,  quand 
tu  pourras  haïr  quelque  chose,  je  pourrai  cesser  de 
t'aimer. 

P.  S.  Que  je  te  plains  d'être  obsédée  par  ces 
deux  importuns!  Pour  l'amour  de  toi-même,  hâte- 
toi  de  les  renvoyer. 


LETTRE  XX 
De  Julie. 

Mon  ami,  j'ai  remis  à  M.  d'Orbe  un  paquet  qu'il 
s'est  chargé  de  l'envoyer  à  l'adresse  de  M.  Silves- 
tre,  chez  qui  tu  pourras  le  retirer;  mais  je  t'avertis 
d'attendre  pour  l'ouvrir  que  tu  sois  seul  et  dans  ta 


LETTRE    XX  127 

chambre  :  tu  trouveras  dans  ce  paquet  un  petit 
meuble  à  ton  usage. 

C'est  une  espèce  d'amulette  que  les  amans  por- 
tent volontiers.  La  manière  de  s'en  servir  est  bi- 
zarre :  il  faut  la  contempler  tous  les  matins  un 
quart  d'heure,  jusqu'à  ce  qu'on  se  sente  pénétré 
d'un  certain  attendrissement;  alors  on  l'applique 
sur  ses  yeux,  sur  sa  bouche  et  sur  son  cœur  :  cela 
sert,  dit-on,  de  préservatif  durant  la  journée  con- 
tre le  mauvais  air  du  pays  galant.  On  attribue  en- 
core à  ces  sortes  de  talismans  une  vertu  électrique 
très  singulière,  mais  qui  n'agit  qu'entre  les  amans 
fidèles  :  c'est  de  communiquer  à  l'un  l'impression 
des  baisers  de  l'autre  à  plus  de  cent  lieues  de  là. 
Je  ne  garantis  pas  le  succès  de  l'expérience,  je  sais 
seulement  qu'il  ne  tient  qu'à  toi  de  la  faire. 

Tranquillise-toi  sur  les  deux  galans  ou  préten- 
dans,  ou  comme  tu  voudras  les  appeler,  car  dé- 
sormais le  nom  ne  fait  plus  rien  à  la  chose  :  ils 
sont  partis;  qu'ils  aillent  en  paix!  Depuis  que  je 
ne  les  vois  plus,  je  ne  les  hais  plus. 


LETTRE  XXI 
A  Julie. 

Tu  l'as  voulu,  Julie;  il  faut  donc  te  les  dépein- 
dre, ces  aimables   Parisiennes.  Orgueilleuse!   cet 


128  SECONDE    PARTIE 

hommage  manquoit  à  tes  charmes.  Avec  toute  ta 
feinte  jalousie,  avec  ta  modestie  et  ton  amour,  je 
vois  plus  de  vanité  que  de  crainte  cachée  sous 
cette  curiosité.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  serai  vrai  : 
je  puis  l'être;  je  le  serois  de  meilleur  cœur  si  j'a- 
vois  davantage  à  louer.  Que  ne  sont-elles  cent 
fois  plus  charmantes!  que  n'ont-elles  assez  d'at- 
traits pour  rendre  un  nouvel  honneur  aux  tiens! 

Tu  te  plaignois  de  mon  silence  !  Eh  !  mon  Dieu  ! 
que  t'aurois-je  dit?  En  lisant  cette  lettre,  tu  senti- 
ras pourquoi  j'aimois  h  te  parler  des  Valaisanes 
tes  voisines,  et  pourquoi  je  ne  te  parlois  point  des 
femmes  de  ce  pays  :  c'est  que  les  unes  me  rappe- 
loient  à  toi  sans  cesse,  et  que  les  autres...  Lis,  et 
puis  tu  me  jugeras.  Au  reste,  peu  de  gens  pensent 
comme  moi  des  dames  françoises,  si  même  je  ne 
suis  sur  leur  compte  tout  à  fait  seul  de  mon  avis. 
C'est  sur  quoi  l'équité  m'oblige  à  te  prévenir,  afin 
que  tu  saches  que  je  te  les  représente,  non  peut- 
être  comme  elles  sont,  mais  comme  je  les  vois. 
Malgré  cela,  si  je  suis  injuste  envers  elles,  tu  ne 
manqueras  pas  de  me  censurer  encore;  et  tu  seras 
plus  injuste  que  moi,  car  tout  le  tort  en  est  à  toi 
seule. 

Commençons  par  l'extérieur  :  c'est  à  quoi  s'en 
tiennent  la  plupart  des  observateurs.  Si  je  les  imi- 
tois  en  cela,  les  femmes  de  ce  pays  auroient  trop 
à  s'en  plaindre  :  elles  ont  un  extérieur  de  carac- 
tère aussi  bien  que  de  visage;  et,  comme  l'un  ne 


LETTRE    XXr  129 

leur  est  guère  plus  favorable  que  l'autre,  on  leur 
fait  tort  en  ne  les  jugeant  que  par  là.  Elles  sont 
tout  au  plus  passables  de  figure,  et  généralement 
plutôt  mal  que  bien;  je  laisse  à  part  les  excep- 
tions. Menues  plutôt  que  bien  faites,  elles  n'ont 
pas  la  taille  fine;  aussi  s'attachent-elles  volontiers 
aux  modes  qui  la  déguisent  :  en  quoi  je  trouve 
assez  simples  les  femmes  des  autres  pays  de  vou- 
loir bien  imiter  des  modes  faites  pour  cacher  des 
défauts  qu'elles  n'ont  pas. 

Leur  démarche  est  aisée  et  commune;  leur  port 
n'a  rien  d'affecté,  parce  qu'elles  n'aiment  point  à 
se  gêner;  mais  elles  ont  naturellement  une  certaine 
disinvoltura  qui  n'est  pas  dépourvue  de  grâces,  et 
qu'elles  se  piquent  souvent  de  pousser  jusqu'à  l'é- 
tourderie.  Elles  ont  le  teint  médiocrement  blanc  et 
sont  communément  un  peu  maigres,  ce  qui  ne 
contribue  pas  à  leur  embellir  la  peau.  A  l'égard  de 
la  gorge,  c'est  l'autre  extrémité  des  Valaisanes  : 
avec  des  corps  fortement  serrés,  elles  tâchent  d'en 
imposer  sur  la  consistance;  il  y  a  d'autres  moyens 
d'en  imposer  sur  la  couleur.  Quoique  je  n'aie 
aperçu  ces  objets  que  de  fort  loin,  l'inspection  en 
est  si  libre  qu'il  reste  peu  de  chose  à  deviner.  Ces 
dames  paroissent  mal  entendre  en  cela  leurs  inté- 
rêts :  car,  pour  peu  que  le  visage  soit  agréable, 
l'imagination  du  spectateur  les  serviroit  au  surplus 
beaucoup  mieux  que  ses  yeux;  et,  suivant  le  phi- 
losophe gascon,  la  faim  entière  est  bien  plus  âpie 

Nouvelle  Héloïse.  II.  17 


i3o  SECONDE    PARTIE 

que  celle  qu'on  a  déjà  rassasiée ,  au  moins  par  un 
sens. 

Leurs  traits  sont  peu  réguliers;  mais,  si  elles  ne 
sont  pas  belles,  elles  ont  de  la  physionomie,  qui 
supplée  à  la  beauté  et  l'éclipsé  quelquefois.  Leurs 
yeux  vifs  et  brillans  ne  sont  pourtant  ni  pénétrans 
ni  doux;  quoiqu'elles  prétendent  les  animer  à 
force  de  rouge,  l'expression  qu'elles  leur  donnent 
par  ce  moyen  tient  plus  du  feu  de  la  colère  que  de 
celui  de  l'amour  :  naturellement,  ils  n'ont  que  de 
la  gaieté,  ou,  s'ils  semblent  quelquefois  demander 
un  sentiment  tendre,  ils  ne  le  promettent  jamais  '. 

Elles  se  mettent  si  bien,  ou  du  moins  elles  en 
ont  tellement  la  réputation,  qu'elles  servent  en 
cela,  comme  en  tout,  de  modèle  au  reste  de  l'Eu- 
rope. En  effet,  on  ne  peut  employer  avec  plus  de 
goût  un  habillement  plus  bizarre.  Elles  sont,  de 
toutes  les  femmes,  les  moins  asservies  à  leurs  pro- 
pres modes  :  la  mode  domine  les  provinciales, 
mais  les  Parisiennes  dominent  la  mode  et  la  savent 
plier  chacune  à  son  avantage.  Les  premières  sont 
comme  des  copistes  ignorans  et  serviles  qui  co- 
pient jusqu'aux  fautes  d'orthographe;  les  autres 
sont  des  auteurs  qui  copient  en  maîtres  et  savent 
rétablir  les  mauvaises  leçons. 

I.  Parlons  pour  nous,  mon  cher  philosophe:  pourquoi 
d'autres  ne  seroient-ils  pas  plus  heureux?  Il  n'y  a  qu'une 
coquette  qui  promette  à  tout  le  monde  ce  qu'elle  ne  doit 
tenir  qu'à  un  seul. 


LETTRE    XXI  i3i 

Leur  parure  est  plus  recherchée  que  magnifique; 
il  y  règne  plus  d'élégance  que  de  richesse.  La  ra- 
pidité des  modes,  qui  vieillit  tout  d'une  année  à 
l'autre,  la  propreté,  qui  leur  fait  aimer  à  changer 
souvent  d'ajustement,  les  préservent  d'une  somp- 
tuosité ridicule;  elles  n'en  dépensent  pas  moins, 
mais  leur  dépense  est  mieux  entendue  :  au  lieu 
d'habits  râpés  et  superbes  comme  en  Italie,  on 
voit  ici  des  habits  plus  simples  et  toujours  frais. 
Les  deux  sexes  ont,  à  cet  égard,  la  même  modé- 
ration, la  même  délicatesse,  et  ce  goût  me  fait 
grand  plaisir  :  j'aime  fort  à  ne  voir  ni  galons  ni 
taches.  Il  n'y  a  point  de  peuple,  excepté  le  nôtre, 
où  les  femmes  surtout  portent  moins  de  dorure. 
On  voit  les  mêmes  étoffes  dans  tous  les  états,  et 
l'on  auroit  peine  à  distinguer  une  duchesse  d'une 
bourgeoise,  si  la  première  n'avoit  l'art  de  trouver 
des  distinctions  que  l'autre  ne  sauroit  imiter.  Or, 
ceci  semble  avoir  sa  difficulté,  car,  quelque  mode 
qu'on  prenne  à  la  cour,  cette  mode  est  suivie  à 
l'instant  à  la  ville;  et  il  n'en  est  pas  des  bour- 
geoises de  Paris  comme  des  provinciales  et  des 
étrangères,  qui  ne  sont  jamais  qu'à  la  mode  qui 
n'est  plus.  Il  n'en  est  pas  encore  comme  dans  les 
autres  pays,  où  les  plus  grands  étant  aussi  les  plus 
riches,  leurs  femmes  se  distinguent  par  un  luxe 
que  les  autres  ne  peuvent  égaler.  Si  les  femmes  de 
la  cour  prenoient  ici  cette  voie,  elles  seroient 
bientôt  effacées  par  celles  des  financiers. 


i32  SECONDE    PARTIE 

Qu'ont-elles  donc  fait?  Elles  ont  choisi  des 
mo^fens  plus  sûrs,  plus  adroits,  et  qui  marquent 
plus  de  réflexion.  Elles  savent  que  des  idées  de 
pudeur  et  de  modestie  sont  profondément  gravées 
dans  l'esprit  du  peuple.  C'est  là  ce  qui  leur  a  sug- 
géré des  modes  inimitables;  elles  ont  vu  que  le 
peuple  avoit  en  horreur  le  rouge,  qu'il  s'obstine  à 
nommer  grossièrement  du  fard;  elles  se  sont  ap- 
pliqué quatre  doigts,  non  de  fard,  mais  de  rouge, 
car,  le  mot  changé,  la  chose  n'est  plus  la  même; 
elles  ont  vu  qu'une  gorge  découverte  est  en  scan- 
dale au  public,  elles  ont  largement  échancré  leurs 
corps;  elles  ont  vu...  oh!  bien  des  choses  que  ma 
Julie,  toute  demoiselle  qu'elle  est,  ne  verra  sûre- 
ment jamais.  Elles  ont  mis  dans  leurs  manières  le 
même  esprit  qui  dirige  leur  ajustement  :  cette  pu- 
deur charmante,  qui  distingue,  honore  et  embellit 
ton  sexe,  leur  a  paru  vile  et  roturière;  elles  ont 
animé  leur  geste  et  leur  propos  d'une  noble  impu- 
dence, et  il  n'y  a  point  d'honnête  homme  à  qui 
leur  regard  assuré  ne  fasse  baisser  les  yeux.  C'est 
ainsi  que,  cessant  d'être  femmes,  de  peur  d'être 
confondues  avec  les  autres  femmes,  elles  préfèrent 
leur  rang  à  leur  sexe  et  imitent  les  filles  de  joie, 
afin  de  n'être  pas  imitées. 

J'ignore  jusqu'où  va  cette  imitation  de  leur 
part,  mais  je  sais  qu'elles  n'ont  pu  tout  à  fait  éviter 
celle  qu'elles  vouloient  prévenir.  Quant  au  rouge 
et  aux  corps  échancrés,  ils  ont  fait  tout  le  progrès 


LETTRE    XXI  i33 

qu'ils  pouvoient  faire.  Les  femmes  de  la  ville  ont 
mieux  aimé  renoncer  à  leurs  couleurs  naturelles  et 
aux  charmes  que  pouvoit  leur  prêter  Vamoroso 
pensier  des  amans  que  de  rester  mises  comme  des 
bourgeoises;  et  si  cet  exemple  n'a  point  gagné  les 
moindres  états,  c'est  qu'une  femme  à  pied  dans  un 
pareil  équipage  n'est  pas  trop  en  sûreté  contre  les 
insultes  de  la  populace.  Ces  insultes  sont  le  cri  de 
la  pudeur  révoltée,  et,  dans  cette  occasion  comme 
en  beaucoup  d'autres,  la  brutalité  du  peuple,  plus 
honnête  que  la  bienséance  des  gens  polis,  retient 
peut-être  ici  cent  mille  femmes  dans  les  bornes  de 
la  modestie  :  c'est  précisément  ce  qu'ont  prétendu 
les  adroites  inventrices  de  ces  modes. 

Quant  au  maintien  soldatesque  et  au  ton  gre- 
nadier, il  frappe  moins,  attendu  qu'il  est  plus  uni- 
versel, et  il  n'est  guère  sensible  qu'aux  nouveaux 
débarqués.  Depuis  le  faubourg  Saint-Germain 
jusqu'aux  halles,  il  y  a  peu  de  femmes  à  Paris  dont 
l'abord,  le  regard,  ne  soient  d'une  hardiesse  à 
déconcerter  quiconque  n'a  rien  vu  de  semblable 
en  son  pays;  et  de  la  surprise  où  jettent  ces  nou- 
velles manières  naît  cet  air  gauche  qu'on  reproche 
aux  étrangers.  C'est  encore  pis  sitôt  qu'elles  ou- 
vrent la  bouche.  Ce  n'est  point  la  voix  douce  et 
mignarde  de  nos  Vaudoises  :  c'est  un  certain  ac- 
cent dur,  aigre,  interrogatif,  impérieux,  moqueur, 
et  plus  fort  que  celui  d'un  homme.  S'il  reste  dans 
leur  ton  quelque  grâce  de  leur  sexe,  leur  manière 


i34  SECONDE     PARTIE 

intrépide  et  curieuse  de  fixer  les  gens  achève  de 
l'éclipser.  Il  semble  qu'elles  se  plaisent  à  jouir  de 
l'embarras  qu'elles  donnent  à  ceux  qui  les  voient 
pour  la  première  fois  ;  mais  il  est  à  croire  que  cet 
embarras  leur  plairoit  moins  si  elles  en  démêloient 
mieux  la  cause. 

Cependant,  soit  prévention  de  ma  part  en  fa- 
veur de  la  beauté,  soit  instinct  de  la  sienne  à  se 
faire  valoir,  les  belles  femmes  me  paroissent  en 
général  un  peu  plus  modestes,  et  je  trouve  plus  de 
décence  dans  leur  maintien.  Cette  réserve  ne  leur 
coûte  guère  ;  elles  sentent  bien  leurs  avantages, 
elles  savent  qu'elles  n'ont  pas  besoin  d'agaceries 
pour  nous  attirer.  Peut-être  aussi  que  l'impudence 
est  plus  sensible  et  choquante,  jointe  à  la  laideur; 
et  il  est  sûr  qu'on  couvriroit  plutôt  de  soufflets 
que  de  baisers  un  laid  visage  effronté,  au  lieu 
qu'avec  la  modestie  il  peut  exciter  une  tendre 
compassion  qui  mène  quelquefois  à  l'amour.  Mais, 
quoiqu'en  général  on  remarque  ici  quelque  chose 
de  plus  doux  dans  le  maintien  des  jolies  personnes, 
il  y  a  encore  tant  de  minauderies  dans  leurs  ma- 
nières, et  elles  sont  toujours  si  visiblement  occu- 
pées d'elles-mêmes,  qu'on  n'est  jamais  exposé 
dans  ce  pays  à  la  tentation  qu'avoit  quelquefois 
M.  de  Murait  auprès  des  Angloises,  de  dire  à  une 
femme  qu'elle  est  belle  pour  avoir'  le  plaisir  de 
le  lui  apprendre. 

La  gaieté  naturelle  à  la  nation,  ni  le  désir  d'imi- 


LETTRE    XXI  i3S 

1er  les  grands  airs,  ne  sont  pas  les  seules  causes 
de  cette  liberté  de  propos  et  de  maintien  qu'on 
remarque  ici  dans  les  femmes.  Elle  paroît  avoir 
une  racine  plus  profonde  dans  les  mœurs,  par  le 
mélange  indiscret  et  continuel  des  deux  sexes,  qui 
fait  contracter  à  chacun  d'eux  l'air,  le  langage  et 
les  manières  de  l'autre.  Nos  Suissesses  aiment 
assez  à  se  rassembler  entre  elles',  elles  y  vivent 
dans  une  douce  familiarité;  et,  quoique  apparem- 
ment elles  ne  haïssent  pas  le  commerce  des  hom- 
mes, il  est  certain  que  la  présence  de  ceux-ci  jette 
une  sorte  de  contrainte  dans  cette  petite  gynéco- 
cratie.  A  Paris,  c'est  tout  le  contraire  :  les  femmes 
n'aiment  à  vivre  qu'avec  les  hommes,  elles  ne  sont 
à  leur  aise  qu'avec  eux.  Dans  chaque  société  la 
maîtresse  de  la  maison  est  presque  toujours  seule 
au  milieu  d'un  cercle  d'hommes.  On  a  peine  à 
concevoir  d'où  tant  d'hommes  peuvent  se  répandre 
partout  ;  mais  Paris  est  plein  d'aventuriers  et  de 
célibataires  qui  passent  leur  vie  à  courir  de  maison 
en  maison,  et  les  hommes  semblent,  comme  les 
espèces,  se  multiplier  par  la  circulation.  C'est 
donc  là  qu'une  femme  apprend  à  parler,  agir  et 
penser   comme  eux,  et  eux  comme  elle.   C'est  là 


I.  Tout  cela  est   fort   changé.  Par    les   circonstances,  ces 

lettres    ne    semblent    écrites    que  depuis    quelque    vingtaine 

d'années  :  aux  mœurs,  au  style,  on   les  croiroit    de  l'autre 
siècle. 


i36  SECONDE    PARTIE 

qu'unique  objet  de  leurs  petites  galanteries  elle 
jouit  paisiblement  de  ces  insultans  hommages 
auxquels  on  ne  daigne  pas  même  donner  un  air  de 
bonne  foi.  Qu'importe?  sérieusement  ou  par  plai- 
santerie on  s'occupe  d'elle,  et  c'est  tout  ce  qu'elle 
veut.  Qu'une  autre  femme  survienne,  à  l'instant 
le  ton  de  cérémonie  succède  à  la  familiarité,  les 
grands  airs  commencent,  l'attention  des  hommes 
se  partage,  et  l'on  se  tient  mutuellement  dans  une 
secrète  gêne  dont  on  ne  sort  plus  qu'en  se  sépa- 
rant. 

Les  femmes  de  Paris  aiment  à  voir  les  specta- 
cles, c'est-à-dire  à  y  être  vues;  mais  leur  embarras, 
chaque  fois  qu'elles  y  veulent  aller,  est  de  trouver 
une  compagne  :  car  l'usage  ne  permet  à  aucune 
femme  d'y  aller  seule  en  grande  loge,  pas  même 
avec  son  mari,  pas  même  avec  un  autre  homme. 
On  ne  sauroit  dire  combien,  dans  ce  pays  si  so- 
ciable; ces  parties  sont  difficiles  à  former  ;  de  dix 
qu'on  en  projette,  il  en  manque  neuf  :  le  désir 
d'aller  au  spectacle  les  fait  lier,  l'ennui  d'y  aller 
ensemble  les  fait  rompre.  Je  crois  que  les  femmes 
pourroient  abroger  aisément  cet  usage  inepte,  car 
où  est  la  raison  de  ne  pouvoir  se  montrer  seule  en 
public?  Mais  c'est  peut-être  ce  défaut  de  raison 
qui  le  conserve.  Il  est  bon  de  tourner  autant  qu'on 
peut  les  bienséances  sur  des  choses  où  il  seroit 
inutile  d'en  manquer.  Que  gagneroit  une  femme 
au   droit  d'aller   sans   compagne   à    l'Opéra  ?  Ne 


I 


LLTTRE    XXI  iSy 

vaut-il  pas  mieux  réserver  ce  droit  pour  recevoir 
en  particulier  ses  amis  ? 

Il  est  sûr  que  mille  liaisons  secrètes  doivent  être 
le  fruit  de  leur  manière  de  vivre  éparses  et  isolées 
parmi  tant  d'hommes.  Tout  le  monde  en  convient 
aujourd'hui,  et  l'expérience  a  détruit  l'absurde 
maxime  de  vaincre  les  tentations  en  les  multipliant. 
On  ne  dit  donc  plus  que  cet  usage  est  plus  hon- 
nête, mais  qu'il  est  plus  agréable;  et  c'est  ce  que 
je  ne  crois  pas  plus  vrai  :  car  quel  amour  peut 
régner  où  la  pudeur  est  en  dérision  ?  et  quel  charme 
peut  avoir  une  vie  privée  à  la  fois  d'amour  et 
d'honnêteté?  Aussi,  comme  le  grand  fléau  de  tous 
ces  gens  si  dissipés  est  l'ennui,  les  femmes  se  sou- 
cient-elles moins  d'être  aimées  qu'amusées;  la 
galanterie  et  les  soins  valent  mieux  que  l'amour 
auprès  d'elles;  et,  pourvu  qu'on  soit  assidu,  peu 
leur  importe  qu'on  soit  passionné.  Les  mots  même 
d'amour  et  d'amant  sont  bannis  de  l'intime  société 
des  deux  sexes  et  relégués  avec  ceux  de  chaîne  et 
de  flamme  dans  les  romans  qu'on  ne  lit  plus. 

Il  semble  que  tout  l'ordre  des  sentimens  natu- 
rels soit  ici  renversé.  Le  cœur  n'y  forme  aucune 
chaîne  :  il  n'est  point  permis  aux  filles  d'en  avoir 
un  ;  ce  droit  est  réservé  aux  seules  femmes  mariées, 
et  n'exclut  du  choix  personne  que  leurs  maris.  Il 
vaudroit  mieux  qu'une  mère  eût  vingt  amans  que 
sa  fille  un  seul.  L'adultère  n'y  révolte  point,  on 
n'y  trouve  rien  de  contraire  à  la  bienséance;  les 

18 


1Î3  SECONDE    PARTIE 

romans  les  plus  décens,  ceux  que  tout  le  inonde 
lit  pour  s'instruire,  en  sont  pleins;  et  le  désordre 
n'est  plus  blâmable  sitôt  qu'il  est  joint  à  l'infidé- 
lité. O  Julie  !  telle  femme  qui  n'a  pas  craint  de 
souiller  cent  fois  le  lit  conjugal  oseroit  d'une 
bouche  impure  accuser  nos  chastes  amours ,  et 
condamner  l'union  de  deux  coeurs  sincères  qui  ne 
surent  jamais  manquer  de  foi.  On  diroit  que  le 
mariage  n'est  pas  à  Paris  de  la  même  nature  que 
partout  ailleurs.  C'est  un  sacrement,  à  ce  qu'ils 
prétendent,  et  ce  sacrement  n'a  pas  la  force  des 
moindres  contrats  civils  :  il  semble  n'être  que  l'ac- 
cord de  deux  personnes  libres  qui  conviennent  de 
demeurer  ensemble,  de  porter  le  même  nom,  de 
reconnoître  les  mêmes  enfans,  mais  qui  n'ont,  au 
surplus,  aucune  sorte  de  droit  l'une  sur  l'autre;  et 
un  mari  qui  s'aviseroit  de  contrôler  ici  la  mauvaise 
conduite  de  sa  femme  n'exciteroit  pas  moins  de 
murmures  que  celui  qui  soufîriroit  chez  nous  le 
désordre  public  de  la  sienne.  Les  femmes,  de  leur 
côté,  n'usent  pas  de  rigueur  envers  leurs  maris,  et 
l'on  ne  voit  pas  encore  qu'elles  les  fassent  punir 
d'imiter  leurs  infidélités.  Au  reste,  comment  at- 
tendre de  part  ou  d'autre  un  effet  plus  honnête 
d'un  lien  où  le  cœur  n'a  point  été  consulté?  Qui 
n'épouse  que  la  fortune  ou  l'état  ne  doit  rien  à  la 
personne. 

L'amour  même,  l'amour  a   perdu  ses  droits,  et 
n'est  pas    moins  dénaturé  que   le  mariage.  Si  les 


LETTRE    XXI  iSç 

époux  sont  ici  des  garçons  et  des  filles  qui  demeu- 
rent ensemble  pour  avoir  plus  de  liberté,  les 
amans  sont  des  gens  indifférens  qui  se  voient  par 
amusement,  par  air,  par  habitude,  ou  pour  le  be- 
soin du  moment  :  le  cœur  n'a  que  faire  à  ces  liai- 
sons; on  n'y  consulte  que  la  commodité  et  cer- 
taines convenances  extérieures.  C'est,  si  l'on  veut, 
se  connoître,  vivre  ensemble,  s'arranger,  se  voir, 
moins  encore  s'il  est  possible.  Une  liaison  de  ga- 
lanterie dure  un  peu  plus  qu'une  visite;  c'est  un 
recueil  de  jolis  entretiens  et  de  jolies  lettres 
pleines  de  portraits,  de  maximes,  de  philosophie 
et  de  bel  esprit.  A  l'égard  du  physique,  il  n'exige 
pas  tant  de  mystère;  on  a  très  sensément  trouvé 
qu'il  falloit  régler  sur  l'instant  des  désirs  la  facilité 
de  les  satisfaire  :  la  première  venue,  le  premier 
venu,  l'amant  ou  un  autre,  un  homme  est  toujours 
un  homme,  tous  sont  presque  également  bons;  et 
il  y  a  du  moins  à  cela  de  la  conséquence,  car 
pourquoi  seroit-on  plus  fidèle  à  l'amant  qu'au 
mari?  Et  puis  à  certain  âge  tous  les  hommes  sont 
à  peu  près  le  même  homme,  toutes  les  femmes  la 
même  femme  ;  toutes  ces  poupées  sortent  de  chez 
la  même  marchande  de  modes,  et  il  n'y  a  guère 
d'autre  choix  à  faire  que  ce  qui  tombe  le  plus 
commodément  sous  la  main. 

Comme  je  ne  sais  rien  de  ceci  par  moi-même, 
on  m'en  a  parlé  sur  un  ton  si  extraordinaire  qu'il 
ne  m'a  pas  été  possible  de  bien  entendre  ce  qu'on 


140  SECONDE    PARTIE 

m'en  a  dit.  Tout  ce  que  j'en  ai  conçu,  c'est  que, 
chez  la  plupart  des  femmes,  l'amant  est  comme  un 
des  gens  de  la  maison  :  s'il  ne  fait  pas  son  devoir, 
on  le  congédie,  et  l'on  en  prend  un  autre  ;  s'il 
trouve  mieux  ailleurs,  ou  s'ennuie  du  métier,  il 
quitte,  et  l'on  en  prend  un  autre.  Il  y  a,  dit-on, 
des  femmes  assez  capricieuses  pour  essayer  même 
du  maître  de  la  maison,  car  enfin  c'est  encore  une 
espèce  d'homme.  Cette  fantaisie  ne  dure  pas; 
quand  elle  est  passée,  on  le  chasse,  et  l'on  en  prend 
un  autre;  ou,  s'il  s'obstine,  on  le  garde,  et  l'on  en 
prend  un  autre. 

«  Mais,  disois-je  à  celui  qui  m'expliquoit  ces 
étranges  usages,  comment  une  femme  vit-elle  en- 
suite avec  tous  ces  autres-là  qui  ont  ainsi  pris  ou 
reçu  leur  congé?  —  Bon!  reprit-il,  elle  n'y  vit  point. 
On  ne  se  voit  plus,  on  ne  se  connoît  plus.  Si  ja- 
mais la  fantaisie  prenoit  de  renouer,  on  auroit  une 
nouvelle  connoissance  à  faire,  et  ce  seroit  beau- 
coup qu'on  se  souvînt  de  s'être  vus.  —  Je  vous  en- 
tends, lui  dis-je;  mais  j'ai  beau  réduire  ces  exagé- 
rations, je  ne  conçois  pas  comment,  après  une 
union  si  tendre,  on  peut  se  voir  de  sang-froid, 
comment  le  cœur  ne  palpite  pas  au  nom  de  ce 
qu'on  a  une  fois  aimé,  comment  on  ne  tressaille 
pas  à  sa  rencontre.  — Vous  me  faites  rire,  interrom- 
pit-il,  avec  vos  tressaillemens;  vous  voudriez 
donc  que  nos  femmes  ne  fissent  autre  chose  que 
tomber  en  syncope?  » 


LETTRE    XXI  141 

Supprime  une  partie  de  ce  tableau  trop  chargé 
sans  doute,  place  Julie  à  côté  du  reste,  et  sou- 
viens-toi de  mon  cœur;  je  n'ai  rien  de  plus  à  te 
dire. 

Il  faut  cependant  l'avouer,  plusieurs  de  ces  im- 
pressions désagréables  s'effacent  par  l'habitude.  Si 
le  mal  se  présente  avant  le  bien,  il  ne  l'empêche 
pas  de  se  montrer  à  son  tour;  les  charmes  de  l'es- 
prit et  du  naturel  font  valoir  ceux  de  la  personne. 
La  première  répugnance  vaincue  devient  bientôt 
un  sentiment  contraire.  C'est  l'autre  point  de  vue 
du  tableau,  et  la  justice  ne  permet  pas  de  ne  l'ex- 
poser que  par  le  côté  désavantageux. 

C'est  le  premier  inconvénient  des  grandes  villes 
que  les  hommes  y  deviennent  autres  que  ce  qu'ils 
sont,  et  que  la  société  leur  donne  pour  ainsi  dire 
un  être  différent  du  leur.  Cela  est  vrai  surtout  à 
Paris,  et  surtout  à  l'égard  des  femmes,  qui  tirent 
des  regards  d'autrui  la  seule  existence  dont  elles 
se  soucient.  En  abordant  une  dame  dans  une  as- 
semblée, au  lieu  d'une  Parisienne  que  vous  croyez 
voir,  vous  ne  voyez  qu'un  simulacre  de  la  mode. 
Sa  hauteur,  son  ampleur,  sa  démarche,  sa  taille,  sa 
gorge,  ses  couleurs,  son  air,  son  regard,  ses  pro- 
pos, ses  manières,  rien  de  tout  cela  n'est  à  elle  ; 
et,  si  vous  la  voyiez  dans  son  état  naturel,  vous  ne 
pourriez  la  reconnoître.  Or  cet  échange  est  rare- 
ment favorable  à  celles  qui  le  font,  et  en  général 
il  n'y   a  guère  à  gagner  à  tout  ce  qu'on  substitue 


142 


SECONDE    PARTIE 


à  la  nature.  Mais  on  ne  l'efface  jamais  cnlière- 
ment  ;  elle  s'échappe  toujours  par  cjuelque  endroit, 
et  c'est  dans  une  certaine  adresse  à  la  saisir  que 
consiste  l'art  d'observer.  Cet  art  n'est  pas  difficile 
vis-à-vis  des  femmes  de  ce  pays  :  car,  comme  elles 
ont  plus  de  naturel  qu'elles  ne  croient  en  avoir, 
pour  peu  qu'on  les  fréquente  assidûment,  pour 
peu  qu'on  les  détache  de  cette  éternelle  repré- 
sentation qui  leur  plaît  si  fort,  on  les  voit  bien- 
tôt comme  elles  sont  ;  et  c'est  alors  que  toute 
l'aversion  qu'elles  ont  d'abord  inspirée  se  change 
en  estime  et  en  amitié. 

Voilà  ce  que  j'eus  occasion  d'observer  la  se- 
maine dernière  dans  une  partie  de  campagne  où 
quelques  femmes  nous  avoient  assez  étourdi- 
ment  invités,  moi  et  quelques  autres  nouveaux 
débarqués,  sans  trop  s'assurer  que  nous  leur  con- 
venions, ou  peut-être  pour  avoir  le  plaisir  d'y  rire 
de  nous  à  leur  aise.  Cela  ne  manqua  pas  d'arriver 
le  premier  jour.  Elles  nous  accablèrent  d'abord 
de  traits  plaisans  et  fins,  qui,  tombant  toujours 
sans  rejaillir,  épuisèrent  bientôt  leur  carquois. 
Alors  elles  s'exécutèrent  de  bonne  grâce,  et,  ne 
pouvant  nous  amener  à  leur  ton,  elles  furent  ré- 
duites à  prendre  le  nôtre.  Je  ne  sais  si  elles  se 
trouvèrent  bien  de  cet  échange  ;  pour  moi,  je  m'en 
trouvai  à  merveille;  je  vis  avec  surprise  que  je 
m'éclairois  plus  avec  elles  que  je  n'aurois  fait  avec 
beaucoup  d'hommes.  Leur  esprit  ornoit  si  bien  le 


LETTRE    XXI  143 

bon  sens  que  je  regiettois  ce  qu'elles  en  avoient 
mis  à  le  défigurer;  et  je  déplorois,  en  jugeant 
mieux  des  femmes  de  ce  pays,  que  tant  d'aimables 
personnes  ne  manquassent  de  raison  que  parce 
qu'elles  ne  vouloient  pas  en  avoir.  Je  vis  aussi  que 
les  grâces  familières  et  naturelles  effaçoient  insen- 
siblement les  airs  apprêtés  de  la  ville  :  car,  sans  y 
songer,  on  prend  des  manières  assortissantes  aux 
choses  qu'on  dit,  et  il  n'y  a  pas  moyen  de  mettre 
à  des  discours  sensés  les  grimaces  de  la  coquet- 
terie. Je  les  trouvai  plus  jolies  depuis  qu'elles  ne 
cherchoient  plus  tant  à  l'être,  et  je  sentis  qu'elles 
n'avoient  besoin  pour  plaire  que  de  ne  se  pas  dé- 
guiser. J'osai  soupçonner  sur  ce  fondement  que 
Paris,  ce  prétendu  siège  du  goût,  est  peut-être  le 
lieu  du  monde  où  il  y  en  a  le  moins,  puisque  tous 
les  soins  qu'on  y  prend  pour  plaire  défigurent  la 
véritable  beauté. 

Nous  restâmes  ainsi  quatre  ou  cinq  jours  en- 
semble, contens  les  uns  des  autres  et  de  nous- 
mêmes.  Au  lieu  de  passer  en  revue  Paris  et  ses 
folies,  nous  l'oubliâmes.  Tout  notre  soin  se  bor- 
noit  à  jouir  entre  nous  d'une  société  agréable  et 
douce.  Nous  n'eûmes  besoin  ni  de  satires  ni  de 
plaisanteries  pour  nous  mettre  de  bonne  humeur  ; 
et  nos  ris  n'étoient  pas  de  raillerie,  mais  de  gaieté, 
comme  ceux  de  ta  cousine. 

Une  autre  chose  acheva  de  me  faire  changer 
d'avis  sur  leur  compte.  Souvent,  au  milieu  de  nos 


•44 


SECONDE    PARTIE 


entretiens  les  plus  animés,  on  venoit  dire  un  mot 
à  l'oreille  de  la  maîtresse  de  la  maison.  Elle  sor- 
toit,  alloit  s'enfermer  pour  écrire,  et  ne  rentroit 
de  longtemps.  Il  étoit  aisé  d'attribuer  ces  éclipses 
à  quelque  correspondance  de  cœur,  ou  de  celle 
qu'on  appelle  ainsi.  Une  autre  femme  en  glissa 
légèrement  un  mot  qui  fut  assez  mal  reçu  ;  ce  qui 
me  fit  juger  que,  si  l'absente  manquoit  d'amans, 
elle  avoit  au  moins  des  amis.  Cependant,  la  curio- 
sité m'ayant  donné  quelque  attention,  quelle  fut 
ma  surprise  en  apprenant  que  ces  prétendus  gri- 
sons de  Paris  étoient  des  paysans  de  la  paroisse 
qui  venoient,  dans  leurs  calamités,  implorer  la 
protection  de  leur  dame  !  l'un  surchargé  de  tailles, 
à  la  décharge  d'un  plus  riche  ;  l'autre  enrôlé  dans 
la  milice,  sans  égard  pour  son  âge  et  pour  ses  en- 
fans  '  ;  l'autre  écrasé  d'un  puissant  voisin  par  un 
procès  injuste;  l'autre  ruiné  par  la  grêle,  et  dont 
on  exigeoit  le  bail  à  la  rigueur  !  Enfin  tous  avoient 
quelque  grâce  à  demander,  tous  étoient  patiem- 
ment écoutés,  on  n'en  rebutoit  aucun,  et  le  temps 
attribué  aux  billets  doux  étoit  employé  à  écrire  en 
faveur  de  ces  malheureux.  Je  ne  saurois  te  dire 
avec  quel  étonnement  j'appris  et  le  plaisir  que 
prenoit  une  femme  si  jeune  et  si  dissipée  à  rem- 
plir ces  aimables  devoirs,  et   combien  peu  elle  y 


I.  On  a  vu  cela  dans  l'autre  guerre,  mais  non  dans  celle- 
ci,  que  je  sache.  On  épargne  les  hommes  mariés,  et  l'on  en 
fait  ainsi  marier  beaucoup. 


LETTRE    XXI  145 

mettoil  d'ostentation,  a  Comment  !  disois-je  tout 
attendri,  quand  ce  seroit  Julie,  elle  ne  feroit  pas 
autrement.  »  Dès  cet  instant  je  ne  l'ai  plus  regardée 
qu'avec  respect,  et  tous  ses  défauts  sont  effacés  à 
mes  yeux. 

Sitôt  que  mes  recherches  se  sont  tournées  de  ce 
côté,  j'ai  appris  mille  choses  à  l'avantage  de  ces 
mêmes  femmes  que  j'avois  d'abord  trouvées  si  in- 
supportables. Tous  les  étrangers  conviennent  una- 
nimement qu'en  écartant  les  propos  à  la  mode  il 
n'y  a  point  de  pays  au  monde  où  les  femmes 
soient  plus  éclairées,  parlent  en  général  plus  sen- 
sément, plus  judicieusement,  et  sachent  donner 
au  besoin  de  meilleurs  conseils.  Otons  le  jargon 
de  la  galanterie  et  du  bel  esprit,  quel  parti  tire- 
rons-nous de  la  conversation  d'une  Espagnole, 
d'une  Italienne,  d'une  Allemande?  Aucun;  et  tu 
sais,  Julie,  ce  qu'il  en  est  communément  de  nos 
Suissesses.  Mais  qu'on  ose  passer  pour  peu  galant 
et  tirer  les  Françoises  de  cette  forteresse,  dont  à 
la  vérité  elles  n'aiment  guère  à  sortir,  on  trouve 
encore  à  qui  parler  en  rase  campagne,  et  l'on 
croit  combattre  avec  un  homme,  tant  elles  savent 
s'armer  de  raison  et  faire  de  nécessité  vertu. 
Quant  au  bon  caractère,  je  ne  citerai  point  le  zèle 
avec  lequel  elles  servent  leurs  amis  :  car  il  peut 
régner  en  cela  une  certaine  chaleur  d'amour- 
propre  qui  soit  de  tous  les  pays;  mais,  quoique 
ordinairement  elles  n'aiment  qu'elles-mêmes,  une 
Nouvelle  Héloise.   II.  19 


146  SECONDE     PARTIE 

longue  habitude,  quand  elles  ont  assez  de  con- 
stance pour  l'acquérir,  leur  tient  lieu  d'un  senti- 
ment assez  vif  :  celles  qui  peuvent  supporter  un 
attachement  de  dix  ans  le  gardent  ordinairement 
toute  leur  vie,  et  elles  aiment  leurs  vieux  amis 
plus  tendrement,  plus  sûrement  au  moins,  que  leurs 
jeunes  amans. 

Une  remarque  assez  commune,  qui  semble  être 
à  la  charge  des  femmes,  est  qu'elles  font  tout  en 
ce  pays,  et  par  conséquent  plus  de  mal  que  de 
bien;  mais  ce  qui  les  justifie  est  qu'elles  font  le  mal 
poussées  par  les  hommes,  et  le  bien  de  leur  propre 
mouvement.  Ceci  ne  contredit  point  ce  que  je  di- 
sois  ci-devant,  que  le  cœur  n'entre  pour  rien  dans 
le  commerce  des  deux  sexes  :  car  la  galanterie 
françoise  a  donné  aux  femmes  un  pouvoir  uni- 
versel qui  n'a  besoin  d'aucun  tendre  sentiment 
pour  se  soutenir.  Tout  dépend  d'elles  ;  rien  ne 
se  fait  que  par  elles  ou  pour  elles;  l'Olympe  et  le 
Parnasse,  la  gloire  et  la  fortune,  sont  également 
sous  leurs  lois.  Les  livres  n'ont  de  prix,  les  au- 
teurs n'ont  d'estime,  qu'autant  qu'il  plaît  aux 
femmes  de  leur  en  accorder;  elles  décident  sou- 
verainement des  plus  hautes  connoissances  ainsi 
que  des  plus  agréables.  Poésie,  littérature,  his- 
toire, philosophie,  politique  même,  on  voit  d'a- 
bord au  style  de  tous  les  livres  qu'ils  sont  écrits 
pour  amuser  de  jolies  femmes  ;  et  l'on  vient  de 
mettre  la  Bible   en   histoires    galantes.   Dans   les 


LETTRE    XXI  147 

affaires,  elles  ont,  pour  obtenir  ce  qu'elles  deman- 
dent, un  ascendant  naturel  jusque  sur  leurs  maris, 
non  parce  qu'ils  sont  leurs  maris,  mais  parce  qu'ils 
sont  hommes,  et  qu'il  est  convenu  qu'un  homme 
ne  refusera  rien  à  aucune  femme,  fût-ce  même  la 
sienne. 

Au  reste,  cette  autorité  ne  suppose  ni  attache- 
ment ni  estime,  mais  seulement  de  la  politesse  et 
de  l'usage  du  monde  :  car  d'ailleurs  il  n'est  pas 
moins  essentiel  à  la  galanterie  Françoise  de  mé- 
priser les  femmes  que  de  les  servir.  Ce  mépris 
est  une  sorte  de  titre  qui  leur  en  impose;  c'est  un 
témoignage  qu'on  a  vécu  assez  avec  elles  pour  les 
connoître.  Quiconque  les  respecteroit  passeroit  à 
leurs  yeux  pour  un  novice,  un  paladin,  un  homme 
qui  n'a  connu  les  femmes  que  dans  les  romans. 
Elles  se  jugent  avec  tant  d'équité  que  les  honorer 
seroit  être  indigne  de  leur  plaire  ;  et  la  première 
qualité  de  l'homme  à  bonnes  fortunes  est  d'être 
souverainement  impertinent. 

Quoi  qu'il  en  soit,  elles  ont  beau  se  piquer  de 
méchanceté,  elles  sont  bonnes  en  dépit  d'elles,  et 
voici  à  quoi  surtout  leur  bonté  de  cœur  est  utile. 
En  tout  pays  les  gens  chargés  de  beaucoup  d'af- 
faires sont  toujours  repoussans  et  sans  commisé- 
ration; et  Paris  étant  le  centre  des  affaires  du  plus 
grand  peuple  de  l'Europe,  ceux  qui  les  font  sont 
aussi  les  plus  durs  des  hommes.  C'est  donc  aux 
femmes   qu'on    s'adresse   pour  avoir  des  grâces; 


148  SECONDE    PARTIE 

elles  sont  le  recours  des  malheureux;  elles  ne  fer- 
ment point  l'oreille  à  leurs  plaintes;  elles  les 
écoutent,  les  consolent  et  les  servent.  Au  milieu 
de  la  vie  frivole  qu'elles  mènent,  elles  savent  dé- 
rober des  momens  à  leurs  plaisirs  pour  les  donner 
à  leur  bon  naturel  ;  et,  si  quelques-unes  font  un 
infâme  commerce  des  services  qu'elles  rendent, 
des  milliers  d'autres  s'occupent  tous  les  jours  gra- 
tuitement à  secourir  le  pauvre  de  leur  bourse 
et  l'opprimé  de  leur  crédit.  Il  est  vrai  que  leurs 
soins  sont  souvent  indiscrets,  et  qu'elles  nuisent 
sans  scrupule  au  malheureux  qu'elles  ne  connoissent 
pas,  pour  servir  le  malheureux  qu'elles  connoissent  ; 
mais  comment  connoître  tout  le  monde  dans  un 
si  grand  pays?  et  que  peut  faire  de  plus  la  bonté 
d'âme  séparée  de  la  véritable  vertu,  dont  le  plus 
sublime  effort  n'est  pas  tant  de  faire  le  bien  que 
de  ne  jamais  mal  faire?  A  cela  près,  il  est  certain 
qu'elles  ont  du  penchant  au  bien,  qu'elles  en  font 
beaucoup,  qu'elles  le  font  de  bon  cœur,  que  ce 
sont  elles  seules  qui  conservent  dans  Paris  le  peu 
d'humanité  qu'on  y  voit  régner  encore,  et  que 
sans  elles  on  verroit  les  hommes,  avides  et  insatia- 
bles, s'y  dévorer  comme  des  loups. 

Voilà  ce  que  je  n'aurois  point  appris  si  je  m'en 
étois  tenu  aux  peintures  des  faiseurs  de  romans 
et  de  comédies,  lesquels  voient  plutôt  dans  les 
femmes  des  ridicules  qu'ils  partagent  que  les 
bonnes  qualités  qu'ils  n'ont  pas,  ou  qui  peignent 


LETTRE    XXI  149 

des  chefs-d'œuvre  de  vertu  qu'elles  se  dispensent 
d'imiter  en  les  traitant  de  chimères,  au  lieu  de  les 
encourager  au  bien  en  louant  celui  qu'elles  font 
réellement.  Les  romans  sont  peut-être  la  dernière 
instruction  qu'il  reste  à  donner  à  un  peuple  assez 
corrompu  pour  que  toute  autre  lui  soit  inutile: 
je  voudrois  qu'alors  la  composition  de  ces  sortes 
de  livres  ne  fût  permise  qu'à  des  gens  honnêtes, 
mais  sensibles,  dont  le  cœur  se  peignît  dans  leurs 
écrits;  à  des  auteurs  qui  ne  fussent  pas  au-dessus 
des  foiblesses  de  l'humanité,  qui  ne  montrassent 
pas  tout  d'un  coup  la  vertu  dans  le  ciel  hors  de  la 
portée  des  hommes,  mais  qui  la  leur  fissent  aimer 
en  la  peignant  d'abord  moins  austère,  et  puis  du 
sein  du  vice  les  y  sussent  conduire  insensiblement. 

Je  t'en  ai  prévenue,  je  ne  suis  en  rien  de  l'opi- 
nion commune  sur  le  compte  des  femmes  de  ce 
pays.  On  leur  trouve  unanimement  l'abord  le  plus 
enchanteur,  les  grâces  les  plus  séduisantes,  la  co- 
quetterie la  plus  raffinée,  le  sublime  de  la  galan- 
terie, et  l'art  de  plaire  au  souverain  degré.  Moi, 
je  trouve  leur  abord  choquant,  leur  coquetterie  re- 
poussante, leurs  manières  sans  modestie.  J'imagine 
que  le  cœur  doit  se  fermera  toutes  leurs  avances; 
et  l'on  ne  me  persuadera  jamais  qu'elles  puissent  un 
moment  parler  de  l'amour  sans  se  montrer  égale- 
ment incapables  d'en  inspirer  et  d'en  ressentir. 

D'un  autre  côté  ,  la  renommée  apprend  à  se 
défier  de  leur  cararactère  ;   elle  les  peint  frivoles. 


i5o  SECONDE     PARTIE 

rusées,  artificieuses,  étourdies,  volages,  parlant 
bien,  mais  ne  pensant  point,  sentant  encore  moins, 
et  dépensant  ainsi  tout  leur  mérite  en  vain  babil. 
Tout  cela  me  paroît  à  moi  leur  être  extérieur 
comme  leurs  paniers  et  leur  rouge.  Ce  sont  des 
vices  de  parade  c|u'il  faut  avoir  à  Paris,  et  qui 
dans  le  fond  couvrent  en  elles  du  sens,  de  la  raison, 
de  l'humanité,  du  bon  naturel.  Elles  sont  moins 
indiscrètes,  moins  tracassières  que  chez  nous, 
moins  peut-être  que  partout  ailleurs.  Elles  sont 
plus  solidement  instruites,  et  leur  instruction  pro- 
fite mieux  à  leur  jugement.  En  un  mot,  si  elles  me 
déplaisent  par  tout  ce  qui  caractérise  leur  sexe, 
qu'elles  ont  défiguré,  je  les  estime  par  des  rapports 
avec  le  nôtre  qui  nous  font  honneur;  et  je  trouve 
qu'elles  seroient  cent  fois  plutôt  des  hommes  de 
mérite  que  d'aimables  femmes. 

Conclusion:  si  Julie  n'eût  point  existé,  si  mon 
cœur  eût  pu  souffrir  quelque  autre  attachement 
que  celui  pour  lequel  il  étoit  né,  je  n'aurois  jamais 
pris  à  Paris  mafemme,  encore  moins  ma  maîtresse  ; 
mais  je  m'y  serois  fait  volontiers  une  amie,  et  ce 
trésor  m'eût  consolé  peut-être  de  n'y  pas  trouver 
les  deux  autres  '. 


I.  Je  me  garderai  de  prononcer  sur  cette  lettre;  mais  je 
doute  qu'un  jugement  qui  donne  libéralement  à  celles  qu'il 
regarde  des  qualités  qu'elles  méprisent,  et  qui  leur  refuse  les 
seules  dont  elles  font  cas,  soit  fort  propre  à  être  bien  reçu 
d'elles. 


LETTRE    XXII  i5i 

LETTRE   XXII 
A  Julie. 

Depuis  ta  lettre  reçue,  je  suis  allé  tous  les  jours 
chez  M.  Silvestre  demander  le  petit  paquet.  Il  n'é- 
toit  toujours  point  venu,  et,  dévoré  d'une  mortelle 
impatience,  j'ai  fait  le  voyage  sept  fois  inutilement. 
Enfin,  la  huitième,  j'ai  reçu  le  paquet.  A  peine 
l'ai-je  eu  dans  les  mains  que,  sans  payer  le  port, 
sans  m'en  informer,  sans  rien  dire  à  personne,  je 
suis  sorti  comme  un  étourdi  ;  et,  ne  voyant  le  mo- 
ment de  rentrer  chez  moi,  j'enfîlois  avec  tant  de 
précipitation  des  rues  que  je  ne  connoissois  point 
qu'au  bout  d'une  demi-heure,  cherchant  la  rue  de 
Tournon,  où  je  loge,  je  me  suis  trouvé  dans  le 
Marais,  à  l'autre  extrémité  de  Paris.  J'ai  été  obligé 
de  prendre  un  fiacre  pour  revenir  plus  prompte- 
ment.  C'est  la  première  fois  que  cela  m'est  arrivé 
le  matin  pour  mes  affaires  :  je  ne  m'en  sers  même 
qu'à  regret  l'après-midi  pour  quelques  visites,  car 
j'ai  deux  jambes  fort  bonnes,  dont  je  serois  bien 
fâché  qu'un  peu  plus  d'aisance  dans  ma  fortune  me 
fît  négliger  l'usage. 

J'étois  fort  embarrassé  dans  mon  fiacre  avec 
mon  paquet;  je  ne  voulois  l'ouvrir  que  chez  moi  : 
c'étoit  ton  ordre.  D'ailleurs,  une  sorte  de  volupté 
qui  me  laisse  oublier  la  commodité  dans  les  choses 


l'jj.  SECONDE     PARTIE 

communes  me  la  fait  rechercher  avec  soiii  dans  les 
vrais  plaisirs  :  je  n'y  puis  souffrir  aucune  sorte  de 
distraction,  et  je  veux  avoir  du  temps  et  mes  aises 
pour  savourer  tout  ce  qui  me  vient  de  toi.  Je  te- 
nols  donc  ce  paquet  avec  une  inquiète  curiosité 
dont  je  n'étois  pas  le  maître;  je  m'efforçois  de 
palper  à  travers  les  enveloppes  ce  qu'il  pouvoit 
contenir,  et  l'on  eût  dit  qu'il  me  brùloit  les  mains, 
à  voir  les  mouvemens  continuels  qu'il  faisoit  de 
Tune  à  l'autre.  Ce  n'est  pas  qu'à  son  volume,  à 
son  poids,  au  ton  de  ta  lettre,  je  n'eusse  quelque 
soupçon  de  la  vérité;  mais  le  moyen  de  concevoir 
comment  tu  pouvois  avoir  trouvé  l'artiste  et  l'oc- 
casion? voilà  ce  que  je  ne  conçois  pas  encore  :  c'est 
un  miracle  de  l'amour;  plus  il  passe  ma  raison, 
plus  il  enchante  mon  cœur,  et  l'un  des  plaisirs 
qu'il  me  donne  est  celui  de  n'y  rien  comprendre. 
J'arrive  enfin,  je  vole,  je  m'enferme  dans  ma 
chambre,  je  m'assieds  hors  d'haleine,  je  porte  une 
main  tremblante  sur  le  cachet.  O  première  in- 
fluence du  talisman!  j'ai  senti  palpiter  mon  cœur 
à  chaque  papier  que  j'ôtois,  et  je  me  suis  trouvé 
bientôt  tellement  oppressé  que  j'ai  été  forcé  de 
respirer  un  moment  sur  la  dernière  enveloppe... 
Julie!...  ô  ma  Julie!...  le  voile  est  déchiré...  je 
te  vois...  je  vois  tes  divins  attraits!  ma  bouche  et 
mon  cœur  leur  rendent  le  premier  hommage,  mes 
genoux  fléchissent...  Charmes  adorés,  encore  une 
fois    vous    aurez    enchanté    mes  yeux!   Qu'il   est 


LETTRE    XXII  i53 

prompt,  qu'il  est  puissant,  le  magique  elTet  de  ces 
traits  chéris!  Non,  il  ne  faut  point,  comme  tu 
prétends,  un  quart  d'heure  pour  le  sentir  :  une 
minute,  un  instant  suffit  pour  arracher  de  mon 
sein  mille  ardens  soupirs  et  me  rappeler  avec  ton 
image  celle  de  mon  bonheur  passé.  Pourquoi  faut- 
il  que  la  joie  de  posséder  un  si  précieux  trésor  soit 
mêlée  d'une  si  cruelle  amertume?  Avec  quelle  vio- 
lence il  me  rappelle  des  temps  qui  ne  sont  plus! 
Je  crois,  en  le  voyant,  te  revoir  encore;  je  crois 
me  retrouver  à  ces  momens  délicieux  dont  le  sou- 
venir fait  maintenant  le  malheur  de  ma  vie,  et  que 
le  Ciel  m'a  donnés  et  ravis  dans  sa  colère.  Hélas! 
un  instant  me  désabuse,  toute  la  douleur  de  l'ab- 
sence se  ranime  et  s'aigrit  en  m'ôtant  l'erreur  qui 
l'a  suspendue,  et  je  suis  comme  ces  malheureux 
dont  on  n'interrompt  les  tourmens  que  pour  les 
leur  rendre  plus  sensibles.  Dieux!  quels  torrens  de 
flammes  mes  avides  regards  puisent  dans  cet  objet 
inattendu!  Oh!  comme  il  ranime  au  fond  de  mon 
cœur  tous  les  mouvemens  impétueux  que  ta  pré- 
sence y  faisoit  naître!  O  Julie!  s'il  étoit  vrai  qu'il 
pût  transmettre  à  tes  sens  le  délire  et  l'illusion  des 
miens!...  Mais  pourquoi  ne  le  feroit-il  pas?  pour- 
quoi des  impressions  que  l'âme  porte  avec  tant 
d'activité  n'iroient-elles  pas  aussi  loin  qu'elle?  Ah! 
chère  amante!  où  que  tu  sois,  quoi  que  tu  fasses 
au  moment  où  j'écris  cette  lettre,  au  moment  où 
ton  portrait  reçoit  tout  ce  que  ton  idolâtre  amant 


i54  SECONDE    l'ARTlE 

adresse  à  ta  personne,  ne  sens-tu  pas  ton  charmant 
visage  inondé  des  pleurs  de  l'amour  et  de  la  tris- 
tesse? ne  sens-tu  pas  tes  yeux,  tes  joues,  ta  bouche, 
ton  sein,  pressés,  comprimés,  accablés  de  mes  ar- 
dens  baisers?  ne  te  sens-tu  pas  embraser  tout  en- 
tière du  feu  de  mes  lèvres  brûlantes ?. . .  Ciel  !  qu'en- 
tends-je?  quelqu'un  vient...  Ah!  serrons,  cachons 
mon  trésor...  un  importun  !...  Maudit  soit  le  cruel 
qui  vient  troubler  des  transports  si  doux!...  Puisse- 
t-il  ne  jamais  aimer...  ou  vivre  loin  de  ce  qu'il 
aime  ! 


LETTRE   XXIII 
De  ramant  de  Julie  à  M'"«  d'Orbe. 

C'est  à  vous,  charmante  cousine,  qu'il  faut  ren- 
dre compte  de  l'Opéra  :  car,  bien  que  vous  ne  m'en 
parliez  point  dans  vos  lettres  et  que  Julie  vous  ait 
gardé  le  secret,  je  vois  d'où  lui  vient  cette  curio- 
sité. J'y  fus  une  fois  pour  contenter  la  mienne;  j'y 
suis  retourné  pour  vous  deux  autres  fois.  Tenez- 
m'en  quitte,  je  vous  prie,  après  cette  lettre.  J'y 
puis  retourner  encore,  y  bâiller,  y  souffrir,  y  périr 
pour  votre  service  ;  mais  y  rester  éveillé  et  attentif, 
cela  ne  m'est  pas  possible. 

Avant  de  vous  dire   ce  que  je  pense  de  ce  fa- 


LETTRE    XXllI  i55 

meux  théâtre,  que  je  vous  rende  compte  de  ce 
qu'on  en  dit  ici;  le  jugement  des  connoisseurs 
pourra  redresser  le  mien,  si  je  m'abuse. 

L'Opéra  de  Paris  passe  à  Paris  pour  le  spec- 
tacle le  plus  pompeux,  le  plus  voluptueux,  le  plus 
admirable,  qu'inventa  jamais  l'art  humain.  C'est, 
dit-on,  le  plus  superbe  monument  de  la  magnifi- 
cence de  Louis  XIV.  Il  n'est  pas  si  libre  à  chacun 
que  vous  le  pensez  de  dire  son  avis  sur  ce  grave 
sujet  :  ici  l'on  peut  disputer  de  tout,  hors  de  la 
musique  et  de  l'Opéra  ;  il  y  a  du  danger  à  manquer 
de  dissimulation  sur  ce  seul  point.  La  musique 
françoise  se  maintient  par  une  inquisition  très  sé- 
vère, et  la  première  chose  qu'on  insinue,  par  forme 
de  leçon,  à  tous  les  étrangers  qui  viennent  dans  ce 
pays,  c'est  que  tous  les  étrangers  conviennent  qu'il 
n'y  a  rien  de  si  beau  dans  le  reste  du  monde  que 
l'Opéra  de  Paris.  En  effet,  la  vérité  est  que  les 
plus  discrets  s'en  taisent  et  n'osent  en  rire  qu'entre 
eux. 

Il  faut  convenir  pourtant  qu'on  y  représente  à 
grands  frais,  non  seulement  toutes  les  merveilles  de 
la  nature,  mais  beaucoup  d'autres  merveilles  bien 
plus  grandes  que  personne  n'a  jamais  vues;  et  sûre- 
ment Pope  a  voulu  désigner  ce  bizarre  théâtre  par 
celui  où  il  dit  qu'on  voit  pêle-mêle  des  dieux,  des 
lutins,  des  monstres,  des  rois,  des  bergers,  des 
fées,  de  la  fureur,  de  la  joie,  un  feu,  une  gigue, 
une  bataille  et  un  bal. 


i56  SECONDE     PARTIE 

Cet  assemblage  si  magnifique  et  si  bien  ordonné 
est  regardé  comme  s'il  contenoit  en  effet  toutes 
les  choses  qu'il  représente.  En  voyant  paroître  un 
temple,  on  est  saisi  d'un  saint  respect;  et,  pour 
peu  que  la  déesse  en  soit  jolie,  le  parterre  est  à 
moitié  païen.  On  n'est  pas  si  difficile  ici  qu'à  la 
Comédie-Françoise.  Ces  mêmes  spectateurs,  qui 
ne  peuvent  revêtir  un  comédien  de  son  person- 
nage, ne  peuvent  à  l'Opéra  séparer  un  acteur  du 
sien.  Il  semble  que  les  esprits  se  roidissent  contre 
une  illusion  raisonnable  et  ne  s'y  prêtent  qu'autant 
qu'elle  est  absurde  et  grossière;  ou  peut-être  que 
des  dieux  leur  coiitent  moins  à  concevoir  que  des 
héros.  Jupiter  étant  d'une  autre  nature  que  nous, 
on  en  peut  penser  ce  qu'on  veut;  mais  Caton  étoit 
un  homme,  et  combien  d'hommes  ont  droit  de 
croire  que  Caton  ait  pu  exister? 

L'Opéra  n'est  donc  point  ici,  comme  ailleurs, 
une  troupe  de  gens  payés  pour  se  donner  en  spec- 
tacle au  public;  ce  sont,  il  est  vrai ,  des  gens  que 
le  public  paye  et  qui  se  donnent  en  spectacle;  mais 
tout  cela  change  de  nature,  attendu  que  c'est  une 
Académie  royale  de  musique,  une  espèce  de  cour 
souveraine  qui  juge  sans  appel  dans  sa  propre 
cause  et  ne  se  pique  pas  autrement  de  justice  ni 
de  fidélité  '.  Voilà,  cousine,  comment,  dans  cer- 


I.  Dit  en  mots  plus   ouverts,    cela   n'en  seroit  que   plus 
vrai;  mais  ici  je  suis  partie,  et  je  dois  me  taire.  Paitout  où 


LETTR  E    XXllI  iSy 

tains  pays,  l'essence  des  choses  tient  aux  mois,  et 
comment  des  noms  honnêtes  suffisent  pour  honorer 
ce  qui  l'est  le  moins. 

Les  membres  de  cette  noble  Académie  ne  dé- 
rogent point;  en  revanche,  ils  sont  excommuniés, 
ce  qui  est  précisément  le  contraire  de  l'usage  des 
autres  pays;  mais  peut-être,  ayant  eu  le  choix, 
aiment-ils  mieux  être  nobles  et  damnés  que  rotu- 
riers et  bénis.  J'ai  vu  sur  le  théâtre  un  chevalier 
moderne  aussi  fier  de  son  métier  qu'autrefois  l'in- 
fortuné Labérius  fut  humilié  du  sien  ',  quoiqu'il  le 
fît  par  force  et  ne  récitât  que  ses  propres  ouvrages. 


l'on    est  moins   soumis   aux   lois   qu'aux  hommes,    on   doit 
savoir  endurer  l'injusiice. 

I .  Forcé  par  le  tyran  de  monter  sur  le  théâtre,  il  déplora 
son  sort  par  des  vers  très  touchans  et  très  capables  d'allu- 
mer l'indignation  de  tout  honnête  homme  contre  ce  César 
si  vanté.  «  Après  avoir,  dit-il,  vécu  soixante  ans  avec  hon- 
neur, j'ai  quitté  ce  matin  mon  foyer  chevalier  romain,  j'y 
rentrerai  ce  soir  vil  histrion.  Hélas!  j'ai  vécu  trop  d'un 
jour,  O  Fortune  !  s'il  falloit  me  déshonorer  une  fois,  que 
ne  m'y  forçois-tu  quand  la  jeunesse  et  la  vigueur  me  lais- 
soient  au  moins  une  figure  agréable!  Mais  maintenant  quel 
triste  objet  viens-je  exposer  au  rebut  du  peuple  romain  !  une 
voix  éteinte,  un  corps  infirme,  un  cadavre,  un  sépulcre  animé, 
qui  n'a  plus  rien  de  moi  que  mon  nom.  »  Le  prologue  entier 
qu'il  récita  dans  celte  occasion,  l'injustice  que  lui  fit  César, 
piqué  de  la  noble  liberté  avec  laquelle  il  vengeoit  son  honneur 
flétri,  l'afîront  qu'il  reçut  au  cirque,  la  bassesse  qu'eut  Cicéron 
d'insulter  à  son  opprobre,  la  réponse  fine  et  piquante  que 
lui  fit  Labérius,  tout  cela  nous  a  été  conservé  par  Aulu- 
Gelle  ;  et  c'est,  à  mon  gré,  le  morceau  le  plus  curieux  et 
le  plus  intéressant  de  son  fade  recueil. 


i58  SECONDE    PARTIE 

Aussi  l'ancien  Labérius  ne  put-il  reprendre  sa 
place  au  cirque  parmi  les  chevaliers  romains,  tan- 
dis que  le  nouveau  en  trouve  tous  les  jours  une  sur 
les  bancs  de  la  Comédie-Françoise  parmi  la  pre- 
mière noblesse  du  pays;  et  jamais  on  n'entendit 
parler  à  Rome  avec  tant  de  respect  de  la  majesté 
du  peuple  romain  qu'on  parle  à  Paris  de  la  ma- 
jesté de  l'Opéra. 

Voilà  ce  que  j'ai  pu  recueillir  des  discours  d'au- 
trui  sur  ce  brillant  spectacle  :  que  je  vous  dise  à 
présent  ce  que  j'y  ai  vu  moi-même. 

Figurez-vous  une  gaine  large  d'une  quinzaine  de 
pieds  et  longue  à  proportion  :  cette  gaine  est  le 
théâtre.  Aux  deux  côtés  on  place  par  intervalle 
des  feuilles  de  paravent,  sur  lesquelles  sont  gros- 
sièrement peints  les  objets  que  la  scène  doit  repré- 
senter. Le  fond  est  un  grand  rideau  peint  de 
même,  et  presque  toujours  percé  ou  déchiré,  ce 
qui  représente  des  gouffres  dans  la  terre  ou  des 
trous  dans  le  ciel,  selon  la  perspective.  Chaque 
personne  qui  passe  derrière  le  théâtre  et  touche  le 
rideau  produit,  en  l'ébranlant,  une  sorte  de  trem- 
blement de  terre  assez  plaisant  à  voir.  Le  ciel  est 
représenté  par  certaines  guenilles  bleuâtres,  sus- 
pendues à  des  bâtons  ou  à  des  cordes,  comme 
l'étendage  d'une  blanchisseuse.  Le  soleil  (car  on 
l'y  voit  quelquefois)  est  un  flambeau  dans  une 
lanterne.  Les  chars  des  dieux  et  des  déesses  sont 
composés  de  quatre  solives  encadrées  et  suspen- 


LETTR  E    XXIII  159 

dues  à  une  grosse  corde  en  forme  d'escarpolette; 
entre  ces  solives  est  une  planche  en  travers  sur 
laquelle  le  dieu  s'assied,  et  sur  le  devant  pend  un 
morceau  de  grosse  toile  barbouillée,  qui  sert  de 
nuage  à  ce  magnifique  char.  On  voit  vers  le  bas 
de  la  machine  l'illumination  de  deux  ou  trois  chan- 
delles puantes  et  mal  mouchées,  qui,  tandis  que  le 
personnage  se  démène  et  crie  en  branlant  dans 
son  escarpolette,  l'enfument  tout  à  son  aise  :  en- 
cens digne  de  la  divinité. 

Comme  les  chars  sont  la  partie  la  plus  considé- 
rable des  machines  de  l'Opéra,  sur  celle-là  vous 
pouvez  juger  des  autres.  La  mer  agitée  est  com- 
posée de  longues  lanternes  angulaires  de  toile  ou 
de  carton  bleu,  qu'on  enfile  à  des  broches  paral- 
lèles et  qu'on  fait  tourner  par  des  polissons.  Le 
tonnerre  est  une  lourde  charrette  qu'on  promène 
sur  le  cintre,  et  qui  n'est  pas  le  moins  touchant 
instrument  de  cette  agréable  musique.  Les  éclairs 
se  font  avec  des  pincées  de  poix-résine  qu'on  pro- 
jette sur  un  flambeau;  la  foudre  est  un  pétard  au 
bout  d'une  fusée. 

Le  théâtre  est  garni  de  petites  trappes  carrées, 
qui,  s'ouvrant  au  besoin,  annoncent  que  les  démons 
vont  sortir  de  la  cave.  Quand  ils  doivent  s'élever 
dans  les  airs,  on  leur  substitue  adroitement  de 
petits  démons  de  toile  brune  empaillée,  ou  quel- 
quefois de  vrais  ramoneurs,  qui  branlent  en  l'air 
suspendus  à  des  cordes,  jusqu'à  ce  qu'ils  se  perdent 


i6o  SECONDE    PARTIE 

majestueusement  dans  les  guenilles  dont  j'ai  parlé. 
Mais  ce  qu'il  y  a  de  réellement  tragique,  c'est 
quand  les  cordes  sont  mal  conduites,  ou  viennent 
à  rompre  :  car  alors  les  esprits  infernaux  et  les 
dieux  immortels  tombent,  s'estropient,  se  tuent 
quelquefois.  Ajoutez  à  tout  cela  les  monstres  qui 
rendent  certaines  scènes  fort  pathétiques,  ffels  que 
desdragons,  deslézards,  des  tortues,  des  crocodiles, 
de  gros  crapauds,  qui  se  promènent  d'un  air  mena- 
çant sur  le  théâtre,  et  font  voir  à  l'Opéra  les  ten- 
tations de  saint  Antoine.  Chacune  de  ces  figures 
est  animée  par  un  lourdaud  de  Savoyard  qui  n'a 
pas  l'esprit  de  faire  la  bête. 

Voilà,  ma  cousine,  en  quoi  consiste  à  peu  près 
l'auguste  appareil  de  l'Opéra,  autant  que  j'ai  pu 
l'observer  du  parterre  à  l'aide  de  ma  lorgnette; 
car  il  ne  faut  pas  vous  imaginer  que  ces  moyens 
soient  fort  cachés  et  produisent  un  effet  imposant: 
je  ne  vous  dis  en  ceci  que  ce  que  j'ai  aperçu  de 
moi-même,  et  ce  que  peut  apercevoir  comme  moi 
tout  spectateur  non  préoccupé.  On  assure  pourtant 
qu'il  y  a  une  prodigieuse  quantité  de  machines 
employées  à  faire  mouvoir  tout  cela  ;  on  m'a  offert 
plusieurs  fois  de  me  les  montrer;  mais  je  n'ai 
jamais  été  curieux  de  voir  comment  on  fait  de 
petites  choses  avec  de  grands  efforts. 

Le  nombre  de  gens  occupés  au  service  de  l'O- 
péra est  inconcevable.  L'orchestre  et  les  chœurs 
composent  ensemble  près  de  cent  personnes;  il  y  a 


LETTRE    XXllI  161 

des  multitudes  de  danseurs;  tous  les  rôles  sont 
doubles  et  triples',  c'est-à-dire  qu'il  y  a  toujours 
un  ou  deux  acteurs  subalternes  prêts  à  remplacer 
l'acteur  principal,  et  payés  pour  ne  rien  faire  jus- 
qu'à ce  qu'il  lui  plaise  de  ne  rien  faire  à  son  tour, 
ce  qui  ne  tarde  jamais  beaucoup  d'arriver.  Après 
quelques  représentations,  les  premiers  acteurs,  qui 
sont  d'importans  personnages,  n'honorent  plus  le 
public  de  leur  présence:  ils  abandonnent  la  place  à 
leurs  substituts,  et  aux  substituts  de  leurs  substituts. 
On  reçoit  toujours  le  même  argent  à  la  porte, 
mais  on  ne  donne  plus  le  même  spectacle.  Chacun 
prend  son  billet  comme  à  une  loterie,  sans  savoir 
quel  lot  il  aura;  et,  quel  qu'il  soit,  personne 
n'oseroit  se  plaindre,  car,  afin  que  vous  le  sachiez, 
les  nobles  membres  de  cette  Académie  ne  doivent 
aucun  respect  au  public:  c'est  le  public  qui  leur  en 
doit. 

Je  ne  vous  parlerai  point  de  cette  musique,  vous 
la  connoissez.  Mais  ce  dont  vous  ne  sauriez  avoir 
l'idée,  ce  sont  les  cris  affreux,  les  longs  mugisse- 
mens  dont  retentit  le  théâtre  durant  la  représen- 
tation. On  voit  les  actrices,  presque  en  convulsion, 
arracher  avec  violence  ces  glapissemens  de  leurs 
poumons,  les  poings  fermés  contre  la  poitrine,  la 

I .  On  ne  sait  ce  que  c'est  que  les  doubles  en  Italie,  le 
public  ne  les  souffi  iroit  pas  ;  aussi  le  spectacle  est-il  à  beau- 
coup meilleur  marché  :  il  en  coûteroit  trop  pour  êire  mal 
servi. 

Noui/elle  Héloïse.  II.  21 


i62  SECONDE    PARTIE 

tête  en  arrière,  le  visage  enflammé,  les  vaisseaux 
gonflés,  l'estomac  pantelant;  on  ne  sait  lequel  est 
le  plus  désagréablement  affecté  de  l'œil  ou  de 
l'oreille;  leurs  efforts  font  autant  souffrir  ceux  qui 
les  regardent  que  leurs  chants  ceux  qui  les  écou- 
tent ;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  inconcevable  est  que  ces 
hurlemens  sont  presque  la  seule  chose  qu'applau- 
dissent les  spectateurs.  A  leurs  battemens  de  mains, 
on  les  prendroit  pour  des  sourds  charmés  de  saisir 
par-ci  par-là  quelques  sons  perçans,  et  qui  veu- 
lent engager  les  acteurs  à  les  redoubler.  Pour  moi, 
je  suis  persuadé  qu'on  applaudit  les  cris  d'une 
actrice  à  l'Opéra  comme  les  tours  de  force  d'un 
bateleur  à  la  foire  :  la  sensation  en  est  déplaisante 
et  pénible,  on  souffre  tandis  qu'ils  durent;  mais 
on  est  si  aise  de  les  voir  finir  sans  accident  qu'on 
en  marque  volontiers  sa  joie.  Concevez  que  cette 
manière  de  chanter  est  employée  pour  exprimer 
ce  que  Quinault  a  jamais  dit  de  plus  galant  et 
de  plus  tendre.  Imaginez  les  Muses,  les  Grâces, 
les  Amours,  Vénus  même,  s'exprimant  avec  cette 
délicatesse,  et  jugez  de  l'effet!  Pour  les  diables, 
passe  encore  :  cette  musique  a  quelque  chose  d'in- 
fernal qui  ne  leur  messied  pas.  Aussi  les  magies, 
les  évocations  et  toutes  les  fêtes  du  sabbat,  sont- 
elles  toujours  ce  qu'on  admire  le  plus  à  l'Opéra 
françois. 

A  ces  beaux  sons,  aussi  justes  qu'ils  sont  doux, 
se    marient   très   dignement   ceux  de    l'orchestre. 


LETTRE   XXIII  i63 

Figurez-vous  un  charivari  sans  fin  d'insirumens 
sans  mélodie,  un  ronron  traînant  et  perpétuel  de 
basses,  chose  la  plus  lugubre,  la  plus  assommante 
que  j'aie  entendue  de  ma  vie,  et  que  je  n'ai  jamais 
pu  supporter  une  demi-heure  sans  gagner  un  vio- 
lent mal  de  tête.  Tout  cela  forme  une  espèce  de 
psalmodie  à  laquelle  il  n'y  a  pour  l'ordinaire  ni 
chant  ni  mesure.  Mais  quand  par  hasard  il  se 
trouve  quelque  air  un  peu  sautillant,  c'est  un  tré- 
pignement universel  ;  vous  entendez  tout  le  par- 
terre en  mouvement  suivre  à  grand'peine  et  à 
grand  bruit  un  certain  homme  de  l'orchestre'. 
Charmés  de  sentir  un  moment  cette  cadence  qu'ils 
sentent  si  peu,  ils  se  tourmentent  l'oreille,  la  voix, 
les  bras,  les  pieds,  et  tout  le  corps,  pour  courir 
après  la  mesure 2,  toujours  prête  à  leur  échapper; 
au  lieu  que  l'Allemand  et  l'Italien,  qui  en  sont 
intimement  affectés,  la  sentent  et  la  suivent  sans 
aucun  effort  et  n'ont  jamais  besoin  de  la  battre. 
Du  moins,  Regianino  m'a-t-il  souvent  dit  que  dans 
les  opéras  d'Italie,  où  elle  est  si  sensible  et  si  vive, 
on  n'entend,  on  ne  voit  jamais  dans  l'orchestre  ni 
parmi  les  spectateurs  le  moindre  mouvement  qui 
la  marque.  Mais  tout  annonce  en  ce  pays  la  dureté 
de  l'organe  musical  :  les  voix  y  sont  rudes  et  sans 

1 .  Le  Bûcheron 

2.  Je  trouve  qu'on  n'a  pas  mal  comparé  les  airs  légers 
fie  la  musique  françoise  à  la  course  d'une  vache  qui  galope, 
ou  d'une  oie  grasse  qui  veul  voler. 


164  SECONDE    PARTIE 

douceur,  les  inflexions  âpres  et  fortes,  les  sons 
forcés  et  traînans;  nulle  cadence,  nul  accent  mé- 
lodieux dans  les  airs  du  peuple  :  les  instrumens 
militaires,  les  fifres  de  l'infanterie,  les  trompettes 
de  la  cavalerie,  tous  les  cors,  tous  les  hautbois,  les 
chanteurs  des  rues,  les  violons  de  guinguette,  tout 
cela  est  d'un  faux  à  choquer  l'oreille  la  moins  dé- 
licate. Tous  les  talens  ne  sont  pas  donnés  aux 
mêmes  hommes,  et,  en  général,  le  François  paroît 
être  de  tous  les  peuples  de  l'Europe  celui  qui  a 
le  moins  d'aptitude  à  la  musique.  Mylord  Edouard 
prétend  que  les  Anglois  en  ont  aussi  peu;  mais 
la  différence  est  que  ceux-ci  le  savent  et  ne  s'en 
soucient  guère,  au  lieu  que  les  François  renonce- 
roient  à  mille  justes  droits  et  passeroient  condam- 
nation sur  toute  autre  chose  plutôt  que  de  con- 
venir qu'ils  ne  sont  pas  les  premiers  musiciens  du 
monde.  Il  y  en  a  même  qui  regarderoient  volon- 
tiers la  musique  à  Paris  comme  une  affaire  d'Etat, 
peut-être  parce  que  c'en  fut  une  à  Sparte  découper 
deux  cordes  à  la  lyre  de  Timothée  :  à  cela  vous 
sentez  qu'on  n'a  rien  à  dire.  Quoi  qu'il  en  soit, 
l'Opéra  de  Paris  pourroit  être  une  fort  belle 
institution  politique  qu'il  n'en  plairoit  pas  da- 
vantage aux  gens  de  goût.  Revenons  à  ma  des- 
cription. 

Les  ballets,  dont  il  me  reste  à  vous  parler,  sont 
la  partie  la  plus  brillante  de  cet  Opéra,  et,  consi- 
dérés séparément,  ils  font  un  spectacle  agréable, 


LETTRE   XXllI  i65 

magnifique  et  vraiment  théâtral  ;  mais  ils  servent 
comme  partie  constitutive  de  la  pièce,  et  c'est  en 
cette  qualité  qu'il  les  faut  considérer.  Vous  con- 
noissez  les  opéras  de  Quinault;  vous  savez  com- 
ment les  divertissemens  y  sont  employés  :  c'est  à 
peu  près  de  même,  ou  encore  pis,  chez  ses  suc- 
cesseurs. Dans  chaque  acte,  l'action  est  ordinaire- 
ment coupée  au  moment  le  plus  intéressant  par 
une  fête  qu'on  donne  aux  acteurs  assis,  et  que  le 
parterre  voit  debout.  Il  arrive  de  là  que  les  per- 
sonnages de  la  pièce  sont  absolument  oubliés, 
ou  bien  que  les  spectateurs  regardent  les  acteurs, 
qui  regardent  autre  chose.  La  manière  d'amener 
ces  fêtes  est  simple  :  si  le  prince  est  joyeux,  on 
prend  part  à  sa  joie,  et  l'on  danse;  s'il  est  triste, 
on  veut  l'égayer,  et  l'on  danse.  J'ignore  si  c'est  la 
mode  à  la  cour  de  donner  le  bal  aux  rois  quand  ils 
sont  de  mauvaise  humeur  :  ce  que  je  sais  par  rap- 
port à  ceux-ci,  c'est  qu'on  n'e  peut  trop  admirer 
leur  constance  stoïque  à  voir  des  gavottes  ou  écou- 
ter des  chansons  tandis  qu'on  décide  quelquefois 
derrière  le  théâtre  de  leur  couronne  ou  de  leur 
sort.  Mais  il  y  a  bien  d'autres  sujets  de  danses; 
les  plus  graves  actions  de  la  vie  se  font  en  dan- 
sant. Les  prêtres  dansent,  les  soldats  dansent,  les 
dieux  dansent,  les  diables  dansent;  on  danse  jus- 
que dans  les  enterremens,  et  tout  danse  à  propos 
de  tout. 

La  danse  est  donc  le  quatrième  des  beaux-arts 


i66  SECONDE    PARTIE 

employés  clans  la  constitution  de  la  scène  l^riciiie  ; 
mais  les  trois  autres  concourent  à  l'imitation  ;  et 
celui-là  qu'imite-t-il  ?  Rien.  Il  est  donc  hors- 
d'œuvre  quand  il  n'est  employé  que  comme  danse  : 
car  que  font  des  menuets,  des  rigaudons,  des 
chaconnes,  dans  une  tragédie  ?  Je  dis  plus  :  il 
n'y  seroit  pas  moins  déplacé  s'il  imitoit  quelque 
chose,  parce  que,  de  toutes  les  unités,  il  n'y  en  a 
point  de  plus  indispensable  que  celle  du  langage; 
et  un  opéra  où  l'action  se  passeroit  moitié  en 
chant,  moitié  en  danse,  seroit  plus  ridicule  encore 
que  celui  où  l'on  parleroit  moitié  françois,  moitié 
italien. 

Non  contens  d'introduire  la  danse  comme  par- 
tie essentielle  de  la  scène  lyrique,  ils  se  sont  même 
efforcés  d'en  faire  quelquefois  le  sujet  principal,  et 
ils  ont  des  opéras  appelés  ballets  qui  remplissent 
si  mal  leur  titre  que  la  danse  n'y  est  pas  moins 
déplacée  que  dans  tous  les  autres.  La  plupart  de 
ces  ballets  forment  autant  de  sujets  séparés  que 
d'actes,  et  ces  sujets  sont  liés  entre  eux  par  de  cer- 
taines relations  métaphysiques  dont  le  spectateur  ne 
se  douteroit  jamais,  si  l'auteur  n'avoit  soin  de  l'en 
avertir  dans  un  prologue.  Les  saisons,  les  âges,  les 
sens,  les  élémens,  je  demande  quel  rapport  ont 
tous  ces  titres  à  la  danse,  et  ce  qu'ils  peuvent  offrir 
en  ce  genre  à  l'imagination.  Quelques-uns  même 
sont  purement  allégoriques,  comme  le  carnaval  et 
la  folie;  et  ce  sont  les  plus  insupportables  de  tous, 


LETTRE    XXllI  167 

parce  qu'avec  beaucoup  d'esprit  et  de  finesse  ils 
n'ont  ni  sentiraens,  ni  tableaux,  ni  situations,  ni 
chaleur,  ni  intérêt,  ni  rien  de  tout  ce  qui  peut 
donner  prise  à  la  musique,  flatter  le  cœur  et  nour- 
rir l'illusion.  Dans  ces  prétendus  ballets,  l'action 
se  passe  toujours  en  chant,  la  danse  interrompt 
toujours  l'action,  ou  ne  s'y  trouve  que  par  occa- 
sion, et  n'imite  rien.  Tout  ce  qu'il  arrive,  c'est 
que,  ces  ballets  ayant  encore  moins  d'intérêt  que 
les  tragédies,  cette  interruption  y  est  moins  re- 
marquée; s'ils  étoient  moins  froids,  on  en  seroit 
plus  choqué  ;  mais  un  défaut  couvre  l'autre,  et 
l'art  des  auteurs  pour  empêcher  que  la  danse  ne 
lasse,  c'est  de  faire  en  sorte  que  la  pièce  ennuie. 
Ceci  me  mène  insensiblement  à  des  recherches 
sur  la  véritable  constitution  du  drame  lyrique,  trop 
étendues  pour  entrer  dans  cette  lettre,  et  qui  me 
jetteroient  loin  de  mon  sujet  :  j'en  ai  fait  une  pe- 
tite dissertation  à  part  que  vous  trouverez  ci-jointe, 
et  dont  vous  pourrez  causer  avec  Regianino.  Il  me 
reste  à  vous  dire  sur  l'opéra  françois  que  le  plus 
grand  défaut  que  j'y  crois  remarquer  est  un  faux 
goût  de  magnificence,  par  lequel  on  a  voulu 
mettre  en  représentation  le  merveilleux,  qui,  n'é- 
tant fait  que  pour  être  imaginé,  est  aussi  bien 
placé  dans  un  poème  épique  que  ridiculement 
sur  un  théâtre.  J'aurois  eu  peine  à  croire,  si  je 
ne  l'avois  vu,  qu'il  se  trouvât  des  artistes  assez 
imbéciles  pour  vouloir  imiter  le  char  du  Soleil,  et 


i68  SECONDE    PARTIE 

des  spectateurs  assez  cnfans  pour  aller  voir  cette 
imitation.  La  Bruyère  ne  concevoit  pas  comment 
un  spectacle  aussi  superbe  que  l'Opéra  pouvoit 
l'ennuyer  à  si  grands  frais.  Je  le  conçois  bien, 
moi,  qui  ne  suis  pas  un  La  Bruyère;  et  je  soutiens 
que,  pour  tout  homme  qui  n'est  pas  dépourvu  du 
goût  des  beaux-arts,  la  musique  Françoise,  la  danse 
et  le  merveilleux,  mêlés  ensemble,  feront  toujours 
de  l'Opéra  de  Paris  le  plus  ennuyeux  spectacle  qui 
puisse  exister.  Après  tout,  peut-être  n'en  faut-il 
pas  aux  François  de  plus  parfaits,  au  moins  quant 
à  l'exécution;  non  qu'ils  ne  soient  très  en  état  de 
connoître  la  bonne,  mais  parce  qu'en  ceci  le  mal 
les  amuse  plus  que  le  bien.  Ils  aiment  mieux  railler 
qu'applaudir;  le  plaisir  de  la  critique  les  dédom- 
mage de  l'ennui  du  spectacle,  et  il  leur  est  plus 
agréable  de  s'en  moquer  quand  ils  n'y  sont  plus, 
que  de  s'y  plaire  tandis  qu'ils  y  sont. 


LETTRE  XXIV 
De  Julie. 

Oui,  oui,  je  le  vois  bien,  l'heureuse  Julie  t'est" 
toujours  chère.  Ce  même  feu  qui  brilloit  jadis  dans 
tes  yeux  se  fait  sentir  dans  ta  dernière  lettre  :  j'y 
retrouve  toute  l'ardeur  qui  m'anime,  et  la  mienne 


LETTRE    XXIV  169 

s'en  irrite  encore.  Oui,  mon  ami,  le  sort  a  beau 
nous  séparer,  pressons  nos  cœurs  l'un  contre  l'au- 
tre, conservons  par  la  communication  la  chaleur 
naturelle  contre  le  froid  de  l'absence  et  du  déses- 
poir, et  que  tout  ce  qui  devroit  relâcher  notre 
attachement  ne  serve  qu'à  le  resserrer  sans  cesse. 

Mais  admire  ma  simplicité  :  depuis  que  j'ai  reçu 
cette  lettre,  j'éprouve  quelque  chose  des  charmans 
effets  dont  elle  parle  ;  et  ce  badinage  du  talisman, 
quoique  inventé  par  moi-même,  ne  laisse  pas  de 
me  séduire  et  de  me  paroître  une  vérité.  Cent  fois 
le  jour,  quand  je  suis  seule,  un  tressaillement  me 
saisit  comme  si  je  te  sentois  près  de  moi.  Je  m'i- 
magine que  tu  tiens  mon  portrait,  et  je  suis  si 
folle  que  je  crois  sentir  l'impression  des  caresses 
que  tu  lui  fais  et  des  baisers  que  tu  lui  donnes  ; 
ma  bouche  croit  les  recevoir,  mon  tendre  cœur 
croit  les  goûter.  O  douces  illusions  !  ô  chimères  ! 
dernières  ressources  des  malheureux  !  ah  !  s'il  se 
peut,  tenez-nous  lieu  de  réalité  !  Vous  êtes  quel- 
que chose  encore  à  ceux  pour  qui  le  bonheur  n'est 
plus  rien. 

Quant  à  la  manière  dont  je  m'y  suis  prise  pour 
avoir  ce  portrait,  c'est  bien  un  soin  de  l'amour; 
mais  crois  que,  s'il  étoit  vrai  qu'il  fît  des  miracles, 
ce  n'est  pas  celui-là  qu'il  auroit  choisi.  Voici  le 
mot  de  l'énigme.  Nous  eûmes  il  y  a  quelque  temps 
ici  un  peintre  en  miniature  venant  d'Italie;  il  avoit 
des  lettres  de  mylord  Edouard,  qui  peut-être  en 


170  SECONDE     l'ARTlE 

les  lui  donnant  avoit  en  vue  ce  qui  est  arrivé. 
M.  d'Orbe  voulut  profiter  de  cette  occasion  pour 
avoir  le  portrait  de  ma  cousine  ;  je  voulus  l'avoir 
aussi.  Elle  et  ma  mère  voulurent  avoir  le  mien,  et, 
à  ma  prière,  le  peintre  en  fit  secrètement  une  se- 
conde copie.  Ensuite,  sans  m'embarrasser  de  copie 
ni  d'original,  je  choisis  subtilement  le  plus  ressem- 
blant des  trois  pour  te  l'envoyer.  C'est  une  fripon- 
nerie dont  je  ne  me  suis  pas  fait  un  grand  scrupule  : 
car  un  peu  de  ressemblance  de  plus  ou  de  moins 
n'importe  guère  à  ma  mère  et  à  ma  cousine;  mais 
les  hommages  que  tu  rendrois  à  une  autre  figure 
que  la  mienne  seroient  une  espèce  d'infidélité  d'au- 
tant plus  dangereuse  que  mon  portrait  seroit  mieux 
que  moi  ;  et  je  ne  veux  point,  comme  que  ce  soit, 
que  tu  prennes  du  goût  pour  des  charmes  que  je 
n'ai  pas.  Au  reste,  il  n'a  pas  dépendu  de  moi  d'être 
un  peu  plus  soigneusement  vêtue;  mais  on  ne  m'a 
pas  écoutée,  et  mon  père  lui-même  a  voulu  que  le 
portrait  demeurât  tel  qu'il  est.  Je  te  prie  au  moins 
de  croire  qu'excepté  la  coiffure  cet  ajustement 
n'a  point  été  pris  sur  le  mien,  que  le  peintre  a 
tout  fait  de  sa  grâce,  et  qu'il  a  orné  ma  personne 
des  ouvrages  de  son  imagination. 


LETTRE    XXV  171 

LETTRE  XXV 
.4  Julie. 

Il  faut,  chère  Julie,  que  je  te  parle  encore  de 
ton  portrait;  non  plus  dans  ce  premier  enchante- 
ment auquel  tu  fus  si  sensible,  mais  au  contraire 
avec  le  regret  d'un  homme  abusé  par  un  faux  es- 
poir, et  que  rien  ne  peut  dédommager  de  ce  qu'il 
a  perdu.  Ton  portrait  a  de  la  grâce  et  de  la 
beauté,  même  de  la  tienne;  il  est  assez  ressem- 
blant, et  peint  par  un  habile  homme;  mais,  pour 
en  être  content,  il  faudroit  ne  te  pas  connoître. 

La  première  chose  que  je  lui  reproche  est  de  te 
ressembler,  et  de  n'être  pas  toi,  d'avoir  ta  figure,  et 
d'être  insensible.  Vainement  le  peintre  a  cru  ren- 
dre exactement  tes  yeux  et  tes  traits  :  il  n'a  point 
rendu  ce  doux  sentiment  qui  les  vivifie,  et  sans  le- 
quel,  tout  charmans  qu'ils  sont,  ils  ne  seroient 
rien.  C'est  dans  ton  cœur,  ma  Julie,  qu'est  le  fard 
de  ton  visage,  et  celui-là  ne  s'imite  point.  Ceci 
tient,  je  l'avoue,  à  l'insuffisance  de  l'art  ;  mais  c'est 
au  moins  la  faute  de  l'artiste  de  n'avoir  pas  été 
exact  en  tout  ce  qui  dépendoit  de  lui.  Par  exem- 
ple, il  a  placé  la  racine  des  cheveux  trop  loin  des 
tempes,  ce  qui  donne  au  front  un  contour  moins 
agréable  et  moins  de  finesse  au  regard.  Il  a  oublié 
les  rameaux  de    pourpre    que  font  en  cet  endroit 


172  SECONDE    PARTIE 

deux  ou  trois  petites  veines  sous  la  peau,  à  peu  près 
comme  dans  ces  fleurs  d'iris  que  nous  considérions 
un  jour  au  jardin  de  Clarens.  Le  coloris  des  joues 
est  trop  près  des  yeux,  et  ne  se  fond  pas  délicieu- 
sement en  couleur  de  rose  vers  le  bas  du  visage 
comme  sur  le  modèle  ;  on  diroit  que  c'est  du  rouge 
artificiel  plaqué  comme  le  carmin  des  femmes  de 
ce  pays.  Ce  défaut  n'est  pas  peu  de  chose,  car  il 
te  rend  l'œil  moins  doux  et  l'air  plus  hardi. 

Mais,  dis-moi,  qu'a-t-il  fait  de  ces  nichées  d'a- 
mours qui  se  cachent  aux  deux  coins  de  ta  bouche, 
et  que,  dans  mes  jours  fortunés,  j'osois  réchauffer 
quelquefois  de  la  mienne?  Il  n'a  point  donné  leur 
grâce  à  ces  coins,  il  n'a  pas  mis  à  cette  bouche  ce 
tour  agréable  et  sérieux  qui  change  tout  à  coup  à 
ton  moindre  sourire  et  porte  au  cœur  je  ne  sais 
quel  enchantement  inconnu,  je  ne  sais  quel  sou- 
dain ravissement  que  rien  ne  peut  exprimer.  Il  est 
vrai  que  ton  portrait  ne  peut  passer  du  sérieux  au 
sourire.  Ah!  c'est  précisément  de  quoi  je  me 
plains  :  pour  pouvoir  exprimer  tous  tes  charmes, 
il  faudroit  te  peindre  dans  tous  les  instans  de  ta  vie. 

Passons  au  peintre  d'avoir  omis  quelques  beau- 
tés; mais  en  quoi  il  n'a  pas  fait  moins  de  tort  à 
ton  visage,  c'est  d'avoir  omis  les  défauts.  Il  n'a 
point  fait  cette  tache  presque  imperceptible  que  tu 
as  sous  l'œil  droit,  ni  celle  qui  est  au  cou  du  côté 
gauche.  Il  n'a  point  mis...  ô  dieux!  cet  homme 
étoit-il  de  bronze?...  il  a  oublié  la  petite  cicatrice 


LETTRE    XXV  175 

qui  t'est  restée  sous  la  lèvre.  II  t'a  fait  les  che- 
veux et  les  sourcils  de  la  même  couleur,  ce  qui 
n'est  pas  :  les  sourcils  sont  plus  châtains,  et  les 
cheveux  plus  cendrés  : 

Bionda  testa,  occhi  azurri,  e  bruno  ciglio. 

Il  a  fait  le  bas  du  visage  exactement  ovale;  il 
n'a  pas  remarqué  cette  légère  sinuosité  qui,  sépa- 
rant le  menton  des  joues,  rend  leur  contour  moins 
régulier  et  plus  gracieux.  Voilà  les  défauts  les  plus 
sensibles.  Il  en  a  omis  beaucoup  d'autres,  et  je  lui 
en  sais  fort  mauvais  gré  :  car  ce  n'est  pas  seulement 
de  tes  beautés  que  je  suis  amoureux,  mais  de  toi 
tout  entière  telle  que  tu  es.  Si  tu  ne  veux  pas  que 
le  pinceau  te  prête  rien,  moi  je  ne  veux  pas  qu'il 
t'ôte  rien;  et  mon  cœur  se  soucie  aussi  peu  des 
attraits  que  tu  n'as  pas  qu'il  est  jaloux  de  ce  qui 
tient  leur  place. 

Quant  à  l'ajustement,  je  le  passerai  d'autant 
moins  que,  parée  ou  négligée,  je  t'ai  toujours  vue 
mise  avec  beaucoup  plus  de  goût  que  tu  ne  l'es 
dans  ton  portrait.  La  coiffure  est  trop  chargée  : 
on  me  dira  qu'il  n'y  a  que  des  fleurs;  eh  bien!  ces 
fleurs  sont  de  trop.  Te  souviens-tu  de  ce  bal  où 
tu  portois  ton  habit  à  la  valaisane  et  où  ta  cou- 
sine dit  que  je  dansois  en  philosophe?  Tu  n'avois 
pour  toute  coiffure  qu'une  longue  tresse  de  tes  che- 
veux roulée  autour  de  ta  tête  et  rattachée  avec  une 
aiguille   d'or,   à   la   manière   des   villageoises    de 


174  SECONDE    PARTI  E 

Berne.  Non,  le  soleil  orné  de  tous  ses  rayons  n'a 
pas  l'éclat  dont  tu  frappois  les  yeux  et  les  cœurs, 
et  sûrement  quiconque  te  *it  ce  jour-là  ne  t'ou- 
bliera de  sa  vie.  C'est  ainsi,  ma  Julie,  que  tu  dois 
être  coiffée;  c'est  l'or  de  tes  cheveux  qui  doit  pa- 
rer ton  visage,  et  non  cette  rose  qui  les  cache  et 
que  ton  teint  flétrit.  Dis  à  la  cousine  (car  je  recon- 
nois  ses  soins  et  son  choix)  que  ces  fleurs  dont 
elle  a  couvert  et  profané  ta  chevelure  ne  sont  pas 
de  meilleur  goût  que  celles  qu'elle  recueille  dans 
VAdone,  et  qu'on  peut  leur  passer  de  suppléer  à 
la  beauté,  mais  non  de  la  cacher. 

A  l'égard  du  buste,  il  est  singulier  qu'un  amant 
soit  là-dessus  plus  sévère  qu'un  père;  mais  en  ef- 
fet je  ne  t'y  trouve  pas  vêtue  avec  assez  de  soin. 
Le  portrait  de  Julie  doit  être  modeste  comme  elle. 
Amour,  ces  secrets  n'appartiennent  qu'à  toi.  Tu 
dis  que  le  peintre  a  tout  tiré  de  son  imagination. 
Je  le  crois,  je  le  crois!  Ah!  s'il  eût  aperçu  le 
moindre  de  ces  charmes  voilés,  ses  yeux  l'eussent 
dévoré,  mais  sa  main  n'eût  point  tenté  de  les  pein- 
dre :  pourquoi  faut-il  que  son  art  téméraire  ait 
tenté  de  les  imaginer?  Ce  n'est  pas  seulement  un 
défaut  de  bienséance,  je  soutiens  que  c'est  encore 
un  défaut  de  goût.  Oui,  ton  visage  est  trop  chaste 
pour  supporter  le  désordre  de  ton  sein;  on  voit 
que  l'un  de  ces  deux  objets  doit  empêcher  l'autre 
de  paroître  :  il  n'y  a  que  le  délire  de  l'amour  qui 
puisse  les  accorder;  et  quand  sa  main  ardente  ose 


LETTRE    XKV  175 

dévoiler  celui  que  la  pudeur  couvre,  l'ivresse  et  le 
trouble  de  tes  yeux  dit  alors  que  tu  l'oublies,  et 
non  que  tu  l'exposes. 

Voilà  la  critique  qu'une  attention  continuelle 
m'a  fait  faire  de  ton  portrait.  J'ai  conçu  là-dessus 
le  dessein  de  le  réformer  selon  mes  idées.  Je  les 
ai  communiquées  à  un  peintre  habile;  et,  sur  ce 
qu'il  a  déjà  fait,  j'espère  te  voir  bientôt  plus  sem- 
blable à  toi-même.  De  peur  de  gâter  le  portrait, 
nous  essayons  les  changemens  sur  une  copie  que 
je  lui  en  ai  fait  faire,  et  il  ne  les  transporte  sur 
l'original  que  quand  nous  sommes  bien  sûrs  de  leur 
effet.  Quoique  je  dessine  assez  médiocrement,  cet 
artiste  ne  peut  se  lasser  d'admirer  la  subtilité  de 
mes  observations;  il  ne  comprend  pas  combien  ce- 
lui qui  me  les  dicte  est  un  maître  plus  savant  que 
lui.  Je  lui  parois  aussi  quelquefois  fort  bizarre  :  il 
dit  que  je  suis  le  premier  amant  qui  s'avise  de  ca- 
cher des  objets  qu'on  n'expose  jamais  assez  au  gré 
des  autres;  et  quand  je  lui  réponds  que  c'est  pour 
mieux  te  voir  tout  entière  que  je  t'habille  avec 
tant  de  soin,  il  me  regarde  comme  un  fou.  Ah! 
que  ton  portrait  seroit  bien  plus  touchant  si  je 
pouvois  inventer  des  moyens  d'y  montrer  ton  âme 
avec  ton  visage  et  d'y  peindre  à  la  fois  ta  modes- 
tie et  tes  attraits!  Je  te  jure,  ma  Julie,  qu'ils  ga- 
gneront beaucoup  à  cette  réforme.  On  n'y  voyoit 
que  ceux  qu'avoit  supposés  le  peintre,  et  le  specta- 
teur ému  les  supposera  tels  qu'ils  sont.  Je  ne  sais 


176  SECONDE    PARTIE 

quel  enchantement  secret  règne  dans  ta  personne, 
mais  tout  ce  qui  la  touche  semble  y  participer;  il 
ne  faut  qu'apercevoir  un  coin  de  ta  robe  pour  ado- 
rer celle  qui  la  porte.  On  sent,  en  regardant  ton 
ajustement,  que  c'est  partout  le  voile  des  Grâces 
qui  couvre  la  beauté,  et  le  goût  de  ta  modeste 
parure  semble  annoncer  au  cœur  tous  les  charmes 
qu'elle  recèle. 


LETTRE   XXVI 
A  Julie. 

Julie,  ô  Julie!  ô  toi  qu'un  temps  j'osois  appe- 
ler mienne,  et  dont  je  profane  aujourd'hui  le  nom  ! 
la  plume  échappe  à  ma  main  tremblante;  mes  larmes 
inondent  le  papier;  j'ai  peine  à  former  les  premiers 
traits  d'une  lettre  qu'il  ne  falloit  jamais  écrire;  je 
ne  puis  ni  me  taire  ni  parler.  Viens,  honorable  et 
chère  image,  viens  épurer  et  raffermir  un  cœur 
avili  par  la  honte  et  brisé  par  le  repentir.  Soutiens 
mon  courage  qui  s'éteint;  donne  à  mes  remords  la 
force  d'avouer  le  crime  involontaire  que  ton  ab- 
sence m'a  laissé  commettre. 

Que  tu  vas  avoir  de  mépris  pour  un  coupable! 
mais  bien  moins  que  je  n'en  ai  moi-même.  Quelque 
abject  que  j'aille  être  à  tes  yeux,  je  le  suis  cent 
fois  plus  aux  miens  propres  :  car,  en  me  voyant  tel 


LETTRE    XXVI  177 

que  je  suis,  ce  qui  m'humilie  le  plus  encore,  c'est 
de  te  voir,  de  te  sentir  au  fond  de  mon  cœur,  dans 
un  lieu  désormais  si  peu  digne  de  toi,  et  de  son- 
ger que  le  souvenir  des  plus  vrais  plaisirs  de  l'amour 
n'a  pu  garantir  mes  sens  d'un  piège  sans  appas  et 
d'un  crime  sans  charmes. 

Tel  est  l'excès  de  ma  confusion  qu'en  recou- 
rant à  ta  clémence  je  crains  même  de  souiller  tes 
regards  sur  ces  lignes  par  l'aveu  de  mon  forfait. 
Pardonne,  âme  pure  et  chaste,  un  récit  que  j'épar- 
gnerois  à  ta  modestie  s'il  n'étoit  un  moyen  d'expier 
mes  égaremens.  Je  suis  indigne  de  tes  bontés,  je 
le  sais;  je  suis  vil,  bas,  méprisable;  mais  au  moins 
je  ne  serai  ni  faux  ni  trompeur,  et  j'aime  mieux 
que  tu  m'ôtes  ton  cœur  et  la  vie  que  de  t'abuser 
un  seul  moment.  De  peur  d'être  tenté  de  cher- 
cher des  excuses  qui  ne  me  rendroient  que  plus 
criminel,  je  me  bornerai  à  te  faire  un  détail  exact 
de  ce  qui  m'est  arrivé.  Il  sera  aussi  sincère  que 
mon  regret;  c'est  tout  ce  que  je  me  permettrai  de 
dire  en  ma  faveur. 

J'avois  fait  connoissance  avec  quelques  officiers 
aux  gardes  et  autres  jeunes  gens  de  nos  compa- 
triotes, auxquels  je  trouvois  un  mérite  naturel, 
que  j'avois  regret  de  voir  gâter  par  l'imitation  de 
je  ne  sais  quels  faux  airs  qui  ne  sont  pas  faits  pour 
eux.  Ils  se  moquoient  à  leur  tour  de  me  voir  con- 
server dans  Paris  la  simplicité  des  antiques  mœurs 
helvétiques.  Ils  prirent  mes  maximes  et  mes  ma- 
Noiivelle  Héloïse.  H.  2  3 


178  SECONDE    PARTIE 

nièies  pour  des  leçons  indirectes  dont  ils  furent 
choqués,  et  résolurent  de  me  faire  changer  de  ton 
à  quelque  prix  que  ce  fût.  Après  plusieurs  tenta- 
tives qui  ne  réussirent  point,  ils  en  firent  une  mieux 
concertée  qui  n'eut  que  trop  de  succès.  Hier  ma- 
tin ils  vinrent  me  proposer  d'aller  souper  chez  la 
femme  d'un  colonel,  qu'ils  me  nommèrent,  et  qui, 
sur  le  bruit  de  ma  sagesse,  avoit,  disoient-ils,  envie 
de  faire  connoissance  avec  moi.  Assez  sot  pour 
donner  dans  ce  persiflage,  je  leur  représentai  qu'il 
seroit  mieux  d'aller  premièrement  lui  faire  visite; 
mais  ils  se  moquèrent  de  mon  scrupule,  me  disant 
que  la  franchise  suisse  ne  comportoit  pas  tant  de 
façon,  et  que  ces  manières  cérémonieuses  ne  ser- 
viroient  qu'à  lui  donner  mauvaise  opinion  de  moi. 
A  neuf  heures,  nous  nous  rendîmes  donc  chez  la 
dame.  Elle  vint  nous  recevoir  sur  l'escalier,  ce  que 
je  n'avois  encore  observé  nulle  part.  En  entrant,  je 
vis  à  des  bras  de  cheminée  de  vieilles  bougies  qu'on 
venoit  d'allumer,  et  partout  un  certain  air  d'ap- 
prêt qui  ne  me  plut  point.  La  maîtresse  de  la  mai- 
son me  parut  jolie,  quoique  un  peu  passée  ;  d'autres 
femmes  à  peu  près  du  même  âge  et  d'une  sem- 
blable figure  étoient  avec  elle  :  leur  parure,  assez 
brillante,  avoit  plus  d'éclat  que  de  goût;  mais  j'ai 
déjà  remarqué  que  c'est  un  point  sur  lequel  on  ne 
peut  guère  juger  en  ce  pays  de  l'état  d'une  femme. 
Les  premiers  complimens  se  passèrent  à  peu 
près  comme  partout;  l'usage  du  monde  apprend  à 


I 


LETTRE    XXVI  179 

les  abréger,  ou  à  les  tourner  vers  l'enjouement 
avant  qu'ils  ennuient.  Il  n'en  fut  pas  tout  à  fait 
de  même  sitôt  que  la  conversation  devint  générale 
et  sérieuse  :  je  crus  trouver  à  ces  dames  un  air 
contraint  et  gêné,  comme  si  ce  ton  ne  leur  eût  pas 
été  familier;  et,  pour  la  première  fois  depuis  que 
j'étois  à  Paris,  je  vis  des  femmes  embarrassées  à 
soutenir  un  entretien  raisonnable.  Pour  trouver 
une  matière  aisée,  elles  se  jetèrent  sur  leurs  af- 
faires de  famille,  et,  comme  je  n'en  connoissois 
pas  une,  chacune  dit  de  la  sienne  ce  qu'elle  vou- 
lut. Jamais  je  n'avois  tant  oui  parler  de  monsieur 
le  colonel  ;  ce  qui  m'étonnoit  dans  un  pays  oii 
l'usage  est  d'appeler  les  gens  par  leurs  noms  plus 
que  par  leurs  titres,  et  où  ceux  qui  ont  celui-là  en 
portent  ordinairement  d'autres. 

Cette  fausse  dignité  fit  bientôt  place  à  des  ma- 
nières plus  naturelles.  On  se  mit  à  causer  tout 
bas;  et,  reprenant  sans  y  penser  un  ton  de  fami- 
liarité peu  décente,  on  chuchotoit,  on  sourioit  en 
me  regardant,  tandis  que  la  dame  de  la  maison 
me  questionnoit  sur  l'état  de  mon  cœur  d'un  cer- 
tain ton  résolu  qui  n'étoit  guère  propre  à  le 
gagner.  On  servit;  et  la  liberté  de  la  table,  qui 
semble  confondre  tous  les  états,  mais  qui  met 
chacun  à  sa  place  sans  qu'il  y  songe,  acheva  de 
m'apprendre  en  quel  lieu  j'étois.  Il  étoit  trop  tard 
pour  m'en  dédire.  Tirant  donc  ma  sûreté  de  ma 
répugnance,  je  consacrai  cette  soirée  à  ma  fonction 


i8o  SECONDE    PARTIE 

d'obseivateui,  et  résolus  d'employer  à  connoître 
cet  ordre  de  femmes  la  seule  occasion  que  j'en  aurois 
de  ma  vie.  Je  tirai  peu  de  fruit  de  mes  remar- 
ques ;  elles  avoient  si  peu  d'idée  de  leur  état  pré- 
sent, si  peu  de  prévoyance  pour  l'avenir,  et,  hors 
du  jargon  de  leur  métier,  elles  étoient  si  stupides 
à  tous  égards  que  le  mépris  effaça  bientôt  la  pitié 
que  j'avois  d'abord  d'elles.  En  parlant  du  plaisir 
même,  je  vis  qu'elles  étoient  incapables  d'en  res- 
sentir. Elles  me  parurent  d'une  violente  avidité 
pour  tout  ce  qui  pouvoit  tenter  leur  avarice;  à  cela 
près,  je  n'entendis  sortir  de  leur  bouche  aucun 
mot  qui  partît  du  cœur.  J'admirai  comment  d'hon- 
nêtes gens  pouvoient  supporter  une  société  si  dé- 
goûtante. C'eût  été  leurimposer  une  peine  cruelle, 
à  mon  avis,  que  de  les  condamner  au  genre  de 
vie  qu'ils  choisissoient  eux-mêmes. 

Cependant  le  souper  se  prolongeoit  et  devenoit 
bruyant  :  au  défaut  de  l'amour,  le  vin  échaufîoit 
les  convives.  Les  discours  n'étoient  pas  tendres, 
mais  déshonnêtes,  et  les  femmes  tàchoient  d'exci- 
ter, par  le  désordre  de  leur  ajustement,  les  désirs 
qui  l'auroient  dû  causer.  D'abord  tout  cela  ne  fit 
sur  moi  qu'un  effet  contraire,  et  tous  leurs  efforts 
pour  me  séduire  ne  servoient  qu'à  me  rebuter. 
«  Douce  pudeur,  disois-je  en  moi-même,  suprême 
volupté  de  l'amour,  que  de  charmes  perd  une 
femme  au  moment  qu'elle  renonceà  toi  !  combien,  si 
elles  connoissoient  ton  empire,  elles  mettroient  de 


LETTRE    XXVI  i8i 

soins  à  te  conserver,  sinon  par  honnêteté,  du  moins 
par  coquetterie!  Mais  on  ne  joue  point  la  pudeur; 
il  n'y  a  pas  d'artifice  plus  ridicule  que  celui  qui 
la  veut  imiter.  Quelle  différence,  pensois-je  en- 
core, de  la  grossière  impudence  de  ces  créatures 
et  de  leurs  équivoques  licencieuses  à  ces  regards 
timides  et  passionnés,  à  ces  propos  pleins  de  mo- 
destie, de  grâce  et  de  sentiment,  dont...!  »  Je 
n'osois  achever;  je  rougissois  de  ces  indignes 
comparaisons...  Je  me  reprochois  comme  autant 
de  crimes  les  charmans  souvenirs  qui  me  poursui- 
voient  malgré  moi...  En  quels  lieux  osois-je  penser 
à  celle. . .  !  Hélas  !  ne  pouvant  écarter  de  mon  cœur 
une  trop  chère  image,  je  m'efforçois  de  la  voiler. 
Le  bruit,  les  propos  que  j'entendois,  les  objets 
qui  frappoient  mes  yeux,  m'échauffèrent  insensi- 
blement :  mes  deux  voisines  ne  cessoient  de  me 
faire  des  agaceries,  qui  furent  enfin  poussées  trop 
loin  pour  me  laisser  de  sang-froid.  Je  sentis  que 
ma  tête  s'embarrassoit  :  j'avois  toujours  bu  mon 
vin  fort  trempé;  j'y  mis  plus  d'eau  encore,  et  enfin 
je  m'avisai  de  la  boire  pure.  Alors  seulement  je 
m'aperçus  que  cette  eau  prétendue  étoit  du  vin 
blanc  et  que  j'avois  été  trompé  tout  le  long  du 
repas.  Je  ne  fis  point  des  plaintes  qui  ne  m'auroient 
attiré  que  des  railleries  :  je  cessai  de  boire.  Il 
n'étoit  plus  temps  :  le  mal  étoit  fait.  L'ivresse  ne 
tarda  pas  à  m'ôter  le  peu  de  connoissance  qui  me 
restoit.   Je  fus  surpris,  en  revenant  à  moi,  de  me 


i82  SECONDE    PARTIE 

trouver  dans  un  cabinet  reculé,  entre  les  bras  d'une 
de  ces  créatures,  et  j'eus  au  même  instant  le  déses- 
poir de  me  sentir  aussi  coupable  que  je  pouvois 
l'être. 

J'ai  fini  ce  récit  affreux  ;  qu'il  ne  souille  plus  tes 
regards  ni  ma  mémoire.  O  toi  dont  j'attends  mon 
jugement,  j'implore  ta  rigueur,  je  la  mérite.  Quel 
que  soit  mon  châtiment,  il  me  sera  moins  cruel 
que  le  souvenir  de  mon  crime. 


LETTRE  XXVII 
De  Julie. 

Rassurez-vous  sur  la  crainte  de  m'avoir  irritée  : 
votre  lettre  m'a  donné  plus  de  douleur  que  de 
colère.  Ce  n'est  pas  moi,  c'est  vous  que  vous 
avez  offensé  par  un  désordre  auquel  le  cœur  n'eut 
point  de  part.  Je  n'en  suis  que  plus  affligée  :  j'ai- 
merois  mieux  vous  voir  m'outrager  que  vous 
avilir,  et  le  mal  que  vous  vous  faites  est  le  seul 
que  je  ne  puis  vous  pardonner. 

A  ne  regarder  que  la  faute  dont  vous  rougissez, 
vous  vous  trouvez  bien  plus  coupable  que  vous 
ne  l'êtes,  et  je  ne  vois  guère  en  cette  occasion  que 
de  l'imprudence  à  vous  reprocher;  mais  ceci 
vient  de  plus   loin  et   lient  à  une  plus  profonde 


LETTRE   XXVII  i83 

racine  que  vous  n'apercevez  pas,  et  qu'il  faut  que 
l'amitié  vous  découvre. 

Votre  première  erreur  est  d'avoir  pris  une  mau- 
vaise route  en  entrant  dans  le  monde  :  plus  vous 
avancez,  plus  vous  vous  égarez,  et  je  vois  en  fré- 
missant que  vous  êtes  perdu  si  vous  ne  revenez 
sur  vos  pas.  Vous  vous  laissez  conduire  insensible- 
ment dans  le  piège  que  j'avois  craint.  Les  gros- 
sières amorces  du  vice  ne  pouvoient  d'abord  vous 
séduire;  mais  la  mauvaise  compagnie  a  commencé 
par  abuser  votre  raison  pour  corrompre  votre 
vertu,  et  fait  déjà  sur  vos  mœurs  le  premier  essai 
de  ses  maximes. 

Quoique  vous  ne  m'ayez  rien  dit  en  particulier 
des  habitudes  que  vous  vous  êtes  faites  à  Paris,  il 
est  aisé  de  juger  de  vos  sociétés  par  vos  lettres,  et 
de  ceux  qui  vous  montrent  les  objets  par  votre 
manière  de  les  voir.  Je  ne  vous  ai  point  caché 
combien  j'étois  peu  contente  de  vos  relations; 
vous  avez  continué  sur  le  même  ton,  et  mon 
déplaisir  n'a  fait  qu'augmenter.  En  vérité  l'on 
prendroit  ces  lettres  pour  les  sarcasmes  d'un  petit- 
maître  '  plutôt  que  pour  les  relations  d'un  philoso- 
phe, et  l'on  a  peine  à  les  croire  de  la  même  main 
que  celles  que   vous  m'écriviez  autrefois.  Quoi! 

I.  Douce  Julie,  à  combien  de  titres  vou5  allez  vous  faire 
siffler!  Eh  quoi!  vous  n'avez  pas  même  le  ton  du  jour! 
Vous  ne  savez  pas  qu'il  y  a  des  petites-maîtresses,  mais  qu'il 
n'v  a  plus  de  petits-maitres  !  Bon  Dieu  !  que  savez-vous  donc? 


184  SECONDE    l'ARTlE 

VOUS  pensiez  étudier  les  hommes  dans  les  petites 
manières  de  quelques  coteries  de  précieuses  ou  de 
gens  désœuvrés;  et  ce  vernis  extérieur  et  chan- 
geant, qui  devoit  à  peine  frapper  vos  yeux,  fait  le 
fond  de  toutes  vos  remarques!  Etoit-ce  la  peine  de 
recueillir  avec  tant  de  soin  des  usages  et  des  bien- 
séances qui  n'existeront  plus  dans  dix  ans  d'ici, 
tandis  que  les  ressorts  éternels  du  cœur  humain, 
le  jeu  secret  et  durable  des  passions,  échappent 
à  vos  recherches?  Prenons  votre  lettre  sur  les 
femmes,  qu'y  trouverai-je  qui  puisse  m'apprendre 
à  les  connoître?  Quelque  description  de  leur  pa- 
rure, dont  tout  le  monde  est  instruit,  quelques 
observations  malignes  sur  leur  manière  de  se  mettre 
et  de  se  présenter,  quelque  idée  du  désordre  d'un 
petit  nombre,  injustement  généralisée  :  comme  si 
tous  les  sentimens  honnêtes  étoient  éteints  à  Paris 
et  que  toutes  les  femmes  y  allassent  en  carrosse  et 
aux  premières  loges!  M'avez-vous  rien  dit  qui 
m'instruise  solidement  de  leurs  goûts,  de  leurs 
maximes,  de  leur  vrai  caractère?  et  n'est-il  pas  bien 
étrange  qu'en  parlant  des  femmes  d'un  pays  un 
homme  sage  ait  oublié  ce  qui  regarde  les  soins 
domestiques  et  l'éducation  des  enfans'?  La  seule 

1.  Et  pourquoi  ne  l'auroit-il  pas  oublié?  est-ce  que  ces 
soins  les  regardent  ?  Eh  !  que  deviendroient  le  monde  et  l'Etat  ? 
Auteurs  illustres,  brillans  académiciens,  que  deviendriez- 
vous  tous  si  les  femmes  alloient  quitter  le  gouvernement 
de  la  littérature  et  des  affaires  pour  prendre  celui  de  leur 
ménage? 


LETTRE    XXVn  i83 

chose  qui  semble  être  de  vous  dans  toute  cette 
lettre,  c'est  le  plaisir  avec  lequel  vous  louez  leur 
bon  naturel  et  qui  fait  honneur  au  vôtre;  encore 
n'avez-vous  fait  en  cela  que  rendre  justice  au  sexe 
en  général  :  et  dans  quel  pays  du  monde  la  dou- 
ceur et  la  commisération  ne  sont-elles  pas  l'aima- 
ble partage  des  femmes? 

Quelle  différence  de  tableau  si  vous  m'eussiez 
peint  ce  que  vous  aviez  vu  plutôt  que  ce  qu'on 
vous  avoit  dit,  ou  du  moins  que  vous  n'eussiez 
consulté  que  des  gens  sensés  !  Faut-il  que  vous, 
qui  avez  tant  pris  de  soins  à  conserver  votre  juge- 
ment, alliez  le  perdre  comme  de  propos  délibéré 
dans  le  commerce  d'une  jeunesse  inconsidérée, 
qui  ne  cherche  dans  la  société  des  sages  qu'à 
les  séduire,  et  non  pas  à  les  imiter  !  Vous  regardez 
à  de  fausses  convenances  d'âge  qui  ne  vous  vont 
point,  et  vous  oubliez  celles  de  lumières  et  de 
raison  qui  vous  sont  essentielles.  Malgré  tout 
votre  emportement,  vous  êtes  le  plus  facile  des 
hommes,  et,  malgré  la  maturité  de  votre  esprit, 
vous  vous  laissez  tellement  conduire  par  ceux 
avec  qui  vous  vivez  que  vous  ne  sauriez  fréquenter 
des  gens  de  votre  âge  sans  en  descendre  et  rede- 
venir enfant.  Ainsi  vous  vous  dégradez  en  pensant 
vous  assortir,  et  c'est  vous  mettre  au-dessous  de 
vous-même  que  de  ne  pas  choisir  des  amis  plus 
sages  que  vous. 

Je  ne  vous  reproche  point  d'avoir  été  conduit 

24 


i86  SECONDE    PARTIE 

sans  le  savoir  dans  une  maison  déshonnête,  mais 
je  vous  reproche  d'y  avoir  été  conduit  par  de 
jeunes  officiers  que  vous  ne  deviez  pas  connoître, 
ou  du  moins  auxquels  vous  ne  deviez  pas  laisser 
diriger  vos  amusemens.  Quant  au  projet  de  les 
ramener  à  vos  principes,  j'y  trouve  plus  de  zèle 
que  de  prudence;  si  vous  êtes  trop  sérieux  pour 
être  leur  camarade,  vous  êtes  trop  jeune  pour 
être  leur  Mentor,  et  vous  ne  devez  vous  mêler  de 
réformer  autrui  que  quand  vous  n'aurez  plus  rien  à 
faire  en  vous-même. 

Une  seconde  faute,  plus  grava  encore  et  beau- 
coup moins  pardonnable,  est  d'avoir  pu  passer  vo- 
lontairement la  soirée  dans  un  lieu  si  peu  digne 
de  vous,  et  de  n'avoir  pas  fui  dès  le  premier  instant 
où  vous  avez  connu  dans  quelle  maison  vous  étiez. 
Vos  excuses  là-dessus  sont  pitoyables.  //  étoit  trop 
tard  pour  s'en  dédire!  comme  s'il  y  avoit  quelque 
espèce  de  bienséance  en  de  pareils  lieux,  ou  que  la 
bienséance  dût  jamais  l'emporter  sur  la  vertu,  et 
qu'il  fût  jamais  trop  tard  pour  s'empêcher  de  mal 
faire!  Quant  à  la  sécurité  que  vous  tirez  de  votre 
répugnance,  je  n'en  dirai  rien  :  l'événement  vous 
a  montré  combien  elle  étoit  fondée.  Parlez  plus 
franchement  à  celle  qui  sait  lire  dans  votre  cœur: 
c'est  la  honte  qui  vous  retint.  Vous  craignîtes 
qu'on  ne  se  moquât  de  vous  en  sortant;  un  moment 
de  huée  vous  fit  peur,  et  vous  aimâtes  mieux  vous 
exposer  aux  remords  qu'à  la  raillerie.  Savez-vous 


LETTRE    XXVII  187 

bien  quelle  maxime  vous  suivîtes  en  cette  occasion  ? 
Celle  qui  la  première  introduit  le  vice  dans  une 
âme  bien  née,  étouffe  la  voix  de  la  conscience  par 
la  clameur  publique,  et  réprime  l'audace  de  bien 
faire  par  la  crainte  du  blâme.  Tel  vaincroit  les  ten- 
tations qui  succombe  aux  mauvais  exemples;  tel 
rougit  d'être  modeste  et  devient  effronté  par  honte  ; 
et  cette  mauvaise  honte  corrompt  plus  de  cœurs 
honnêtes  que  les  mauvaises  inclinations.  Voilà  sur- 
tout de  quoi  vous  avez  à  préserver  le  vôtre  :  car, 
quoi  que  vous  fassiez,  la  crainte  du  ridicule  que 
vous  méprisez  vous  domine  pourtant  malgré  vous. 
Vous  braveriez  plutôt  cent  périls  qu'une  raillerie, 
et  l'on  ne  vit  jamais  tant  de  timidité  jointe  à  une 
âme  aussi  intrépide. 

Sans  vous  étaler  contre  ce  défaut  des  préceptes 
de  morale  que  vous  savez  mieux  que  moi,  je  me 
contenterai  de  vous  proposer  un  moyen  pour  vous 
en  garantir,  plus  facile  et  plus  sûr  peut-être  que  tous 
les  raisonnemens  de  la  philosophie  :  c'est  de  faire 
dans  votre  esprit  une  légère  transposition  de  temps 
et  d'anticiper  sur  l'avenir  de  quelques  minutes.  Si, 
dans  ce  malheureux  souper,  vous  vous  fussiez  for- 
tifié contre  un  instant  de  moquerie  de  la  part  des 
convives  par  l'idée  de  l'état  où  votre  âme  alloit 
être  sitôt  que  vous  seriez  dans  la  rue;  si  vous  vous 
fussiez  représenté  le  contentement  intérieur  d'é- 
chapper aux  pièges  du  vice,  l'avantage  de  prendre 
d'abord  cette  habitude  de  vaincre  qui  en  facilite  le 


i88 


SECONDE    PARTIE 


pouvoir,  le  plaisir  que  vous  eût  donné  la  conscience 
de  votre  victoire,  celui  de  me  la  décrire,  celui  que 
j'en  aurois  reçu  moi-même,  est-il  croyable  que  tout 
cela  ne  l'eût  pas  emporté  sur  une  répugnance  d'un 
instant,  à  laquelle  vous  n'eussiez  jamais  cédé  si 
vous  en  aviez  envisagé  les  suites?  Encore,  qu'est- 
ce  que  cette  répugnance  qui  met  un  prix  aux  rail- 
leries de  gens  dont  l'estime  n'en  peut  avoir  au- 
cun? Infailliblement  cette  réflexion  vous  eût  sauvé, 
pour  un  moment  de  mauvaise  honte,  une  honte 
beaucoup  plus  juste,  plus  durable,  les  regrets,  le 
danger;  et,  pour  ne  vous  rien  dissimuler,  votre 
amie  eût  versé  quelques  larmes  de  moins. 

Vous  voulûtes,  dites-vous,  mettre  à  profit  cette 
soirée  pour  votre  fonction  d'observateur.  Quel 
soin  !  quel  emploi  !  que  vos  excuses  me  font  rougir 
de  vous!  Ne  serez-vous  point  aussi  curieux  d'ob- 
server un  jour  les  voleurs  dans  leurs  cavernes,  et 
de  voir  comment  ils  s'y  prennent  pour  dévaliser  les 
passans?  Ignorez-vous  qu'il  y  a  des  objets  si  odieux 
qu'il  n'est  pas  même  permis  à  l'homme  d'honneur 
de  les  voir,  et  que  l'indignation  de  la  vertu  ne 
peut  supporter  le  spectacle  du  vice?  Le  sage  ob- 
serve le  désordre  public  qu'il  ne  peut  arrêter;  il 
l'observe,  et  montre  sur  son  visage  attristé  la  dou- 
leur qu'il  lui  cause  ;  mais,  quant  aux  désordres  par- 
ticuliers, il  s'y  oppose,  ou  détourne  les  yeux  de 
peur  qu'ils  ne  s'autorisent  de  sa  présence.  D'ail- 
leurs, étoit-il  besoin  de  voir  de  pareilles  sociétés 


LETTRE    XXVII  189 

pour  juger  de  ce  qui  s'y  passe  et  des  discours  qu'on 
y  tient?  Pour  moi,  sur  leur  seul  objet  plus  que  sur 
le  peu  que  vous  m'en  avez  dit,  je  devine  aisément 
tout  le  reste;  et  l'idée  des  plaisirs  qu'on  y  trouve 
me  fait  connoître  assez  les  gens  qui  les  cherchent. 
Je  ne  sais  si  votre  commode  philosophie  adopte 
déjà  les  maximes  qu'on  dit  établies  dans  les  grandes 
villes  pour  tolérer  de  semblables  lieux;  mais  j'es- 
père au  moins  que  vous  n'êtes  pas  de  ceux  qui  se 
méprisent  assez  pour  s'en  permettre  l'usage,  sous 
prétexte  de  je  ne  sais  quelle  chimérique  nécessité 
qui  n'est  connue  que  des  gens  de  mauvaise  vie  : 
comme  si  les  deux  sexes  étoient  sur  ce  point  d'une 
nature  différente,  et  que,  dans  l'absence  ou  le  céli- 
bat, il  fallût  à  l'honnête  homme  des  ressources  dont 
l'honnête  femme  n'a  pas  besoin!  Si  cette  erreur  ne 
vous  mène  pas  chez  des  prostituées,  j'ai  bien  peur 
qu'elle  ne  continue  à  vous  égarer  vous-même.  Ah  !  si 
vous  voulez  être  méprisable,  soyez-le  au  moins  sans 
prétexte,  et  n'ajoutez  point  le  mensonge  à  la  cra- 
pule. Tous  ces  prétendus  besoins  n'ont  point  leur 
source  dans  la  nature,  mais  dans  la  volontaire  dé- 
pravation des  sens.  Les  illusions  mêmes  de  l'amour 
se  purifient  dans  un  cœur  chaste,  et  ne  corrompent 
qu'un  cœur  déjà  corrompu  :  au  contraire,  la  pu- 
reté se  soutient  par  elle-même;  les  désirs  toujours 
réprimés  s'accoutument  à  ne  plus  renaître,  et  les 
tentations  ne  se  multiplient  que  par  l'habitude  d'y 
nircomber.   L'Rmitié  m'a  fait  surmonter  deux  fois 


190  SECONDE    PARTIE 

ma  répugnance  à  traiter  un  pareil  sujet;  celle-ci 
sera  la  dernière  :  car  à  quel  titre  espérerois-je  ob- 
tenir de  vous  ce  que  vous  aurez  refusé  à  l'honnê- 
teté, à  l'amour  et  à  la  raison? 

Je  reviens  au  point  important  par  lequel  j'ai 
commencé  cette  lettre.  A  vingt  et  un  ans,  vous  m'é- 
criviez du  Valais  des  descriptions  graves  et  judi- 
cieuses; à  vingt-cinq,  vous  m'envoyez  de  Paris  des 
colifichets  de  lettres,  où  le  sens  et  la  raison  sont 
partout  sacrifiés  à  un  certain  tour  plaisant,  fort 
éloigné  de  votre  caractère.  Je  ne  sais  comment 
vous  avez  fait;  mais,  depuis  que  vous  vivez  dans 
le  séjour  des  talens,  les  vôtres  paroissent  dimi- 
nués; vous  aviez  gagné  chez  les  paysans,  et  vous 
perdez  parmi  les  beaux  esprits.  Ce  n'est  pas  la 
faute  du  pays  où  vous  vivez,  mais  des  connois- 
sances  que  vous  y  avez  faites  :  car  il  n'y  a  rien  qui 
demande  tant  de  choix  que  le  mélange  de  l'excel- 
lent et  du  pire.  Si  vous  voulez  étudier  le  monde, 
fréquentez  les  gens  sensés  qui  le  connoissent  par 
une  longue  expérience  et  de  paisibles  observations, 
non  de  jeunes  étourdis  qui  n'en  voient  que  la  su- 
perficie, et  des  ridicules  qu'ils  font  eux-mêmes. 
Paris  est  plein  de  savans  accoutumés  à  réfléchir 
et  à  qui  ce  grand  théâtre  en  offre  tous  les  jours 
le  sujet.  Vous  ne  me  ferez  point  croire  que  ces 
hommes  graves  et  studieux  vont  courant  comme 
vous  de  maison  en  maison,  de  coterie  en  coterie, 
pour    amuser    les    femmes    et   les   jeunes    gens  et 


LETTRE    XXVII  19. 

mettre  toute  la  philosophie  en  babiL  Ils  ont  trop 
de  dignité  pour  avilir  ainsi  leur  état,  prostituer 
leurs  talens,  et  soutenir  par  leur  exemple  des  mœurs 
q'i'ils  devroient  corriger.  Quand  la  plupart  le  fe- 
roient,  sûrement  plusieurs  ne  le  font  point,  et  c'est 
ceux-là  que  vous  devez  rechercher. 

N'est-il  pas  singulier  encore  que  vous  donniez 
vous-même  dans  le  défaut  que  vous  reprochez  aux 
modernes  auteurs  comiques;  que  Paris  ne  soit  plein 
pour  vous  que  de  gens  de  condition;  que  ceux  de 
votre  état  soient  les  seuls  dont  vous  ne  parliez 
point?  Comme  si  les  vains  préjugés  de  la  noblesse 
ne  vous  coûtoient  pas  assez  cher  pour  les  haïr,  et 
que  vous  crussiez  vous  dégrader  en  fréquentant 
d'honnêtes  bourgeois,  qui  sont  peut-être  l'ordre 
le  plus  respectable  du  pays  où  vous  êtes!  Vous 
avez  beau  vous  excuser  sur  les  connoissances  de 
mylord  Edouard;  avec  celles-là  vous  en  eus- 
siez bientôt  fait  d'autres  dans  un  ordre  inférieur. 
Tant  de  gens  veulent  monter  qu'il  est  toujours 
aisé  de  descendre;  et,  de  votre  propre  aveu,  c'est 
le  seul  moyen  de  connoître  les  véritables  mœurs 
d'un  peuple  que  d'étudier  sa  vie  privée  dans  les 
états  les  plus  nombreux  :  car  s'arrêter  aux  gens 
qui  représentent  toujours,  c'est  ne  voir  que  des 
comédiens. 

Je  voudrois  que  votre  curiosité  allât  plus  loin 
encore.  Pourquoi,  dans  une  ville  si  riche,  le  bas 
peuple   est-il  si   misérable ,   tandis  que  la   misère 


192  SLCONUE     PARTIE 

extrême  est  si  rare  parmi  nous,  où  l'on  ne  voit 
point  de  millionnaires?  Cette  question,  ce  me 
semble,  est  bien  digne  de  vos  recherches;  mais  ce 
n'est  pas  chez  les  gens  avec  qui  vous  vivez  que 
vous  devez  vous  attendre  à  la  résoudre.  C'est  dans 
les  appartemens  dorés  qu'un  écolier  va  prendre 
les  airs  du  monde;  mais  le  sage  en  apprend  les 
mystères  dans  la  chaumière  du  pauvre.  C'est  là 
qu'on  voit  sensiblement  les  obscures  manœuvres 
du  vice,  qu'il  couvre  de  paroles  fardées  au  milieu 
d'un  cercle;  c'est  là  qu'on  s'instruit  par  quelles 
iniquités  secrètes  le  puissant  et  le  riche  arrachent 
un  reste  de  pain  noir  à  l'opprimé  qu'ils  feignent 
de  plaindre  en  public.  Ah!  si  j'en  crois  nos  vieux 
militaires,  que  de  choses  vous  apprendriez  dans 
les  greniers  d'un  cinquième  étage,  qu'on  ensevelit 
sous  un  profond  secret  dans  les  hôtels  du  faubourg 
Saint-Germain!  et  que  tant  de  beaux  parleurs  se- 
roient  confus,  avec  leurs  maximes  d'humanité,  si 
tous  les  malheureux  qu'ils  ont  faits  se  présentoient 
pour  les  démentir! 

Je  sais  qu'on  n'aime  pas  le  spectacle  de  la  mi- 
sère qu'on  ne  peut  soulager,  et  que  le  riche  même 
détourne  les  yeux  du  pauvre  qu'il  refuse  de  secou- 
rir; mais  ce  n'est  pas  d'argent  seulement  qu'ont 
besoin  les  infortunés,  et  il  n'y  a  que  les  paresseux 
de  bien  faire  qui  ne  sachent  faire  du  bien  que  la 
bourse  à  la  main.  Les  consolations,  les  conseils, 
les   soins,   les    amis,    la   protection,   sont    autant 


I  riTR  i;  XX  VI  !  iQî 

t!e  le^sources  ijue  la  commisération  vous  laisse, 
au  défaut  des  richesses,  pour  le  soulagement  de 
l'indigeat.  Souvent  les  opprimés  ne  le  sont  que 
parce  qu'ils  manquent  d'organe  pour  faire  en- 
tendre leurs  plaintes.  Il  ne  s'agit  quelquefois  que 
d'un  mot  qu'ils  ne  peuvent  dire,  d'une  raison  qu'ils 
ne  savent  point  exposer,  de  la  porte  d'un  grand 
qu'ils  ne  peuvent  franchir.  L'intrépide  appui  de  la 
vertu  désintéressée  suffit  pour  lever  une  infinité 
d'obstacles,  et  l'éloquence  d'un  homme  de  bien 
peut  effrayer  la  tyrannie  au  milieu  de  toute  sa 
puissance. 

Si  vous  voulez  donc  être  homme  en  effet,  ap- 
prenez à  redescendre.  L'humanité  coule  comme 
une  eau  pure  et  salutaire  et  va  fertiliser  les  lieux 
bas;  elle  cherche  toujours  le  niveau;  elle  laisse  à 
sec  ces  roches  arides  qui  menacent  la  campagne 
et  ne  donnent  qu'une  ombre  nuisible  ou  des  éclats 
pour  écraser  leurs  voisins. 

Voilà,  mon  ami,  comment  on  tire  parti  du  pré- 
sent en  s'instruisant  pour  l'avenir,  et  comment  la 
bonté  met  d'avance  à  profit  les  leçons  de  la  sa- 
gesse, afin  que,  quand  les  lumières  acquises  nous 
resteroient  inutiles,  on  n'ait  pas  pour  cela  perdu 
le  temps  employé  à  les  acquérir.  Qui  doit  vivre 
parmi  des  gens  en  place  ne  sauroit  prendre  trop 
de  préservatifs  contre  leurs  maximes  empoison- 
nées, et  il  n'y  a  que  l'exercice  continuel  de  la 
bienfaisance  qui  garantisse  les  meilleurs  coeurs  de 
Nouvelle  Hélo'ùe.  II.  2  S 


194 


S  r.  C  O  N  D  E     f  A  U  T  1  E 


la  contagion  des  ambitieux.  Essayez,  croyez-moi, 
de  ce  nouveau  genre  d'études;  il  est  plus  digne 
de  vous  que  ceux  cjue  vous  avez  embrasses  ;  et, 
comme  l'espiit  s'étrécit  à  mesure  que  Tâmc  se  cor- 
rompt, vous  sentirez  bientôt,  au  contraire,  com- 
bien l'exercice  des  sublimes  vertus  élève  et  nourrit 
le  génie,  combien  un  tendre  intérêt  aux  malheur? 
d'autrui  sert  h  mieux  en  trouver  la  source  et  h 
nous  éloigner  en  tout  sens  des  vices  qui  les  ont 
produits. 

Je  vous  devois  toute  la  franchise  de  l'amitié 
dans  la  situation  critique  où  vous  me  paroissez  être, 
de  peur  qu'un  second  pas  vers  le  désordre  ne  vous 
y  plongeât  enfin  sans  retour,  avant  que  vous  eus- 
siez le  temps  de  vous  reconnoître.  Maintenant  je 
ne  puis  vous  cacher,  mon  ami,  combien  votre 
prompte  et  sincère  confession  m'a  touchée  :  car  je 
sens  combien  vous  a  coûté  la  honte  de  cet  aveu, 
et  par  conséquent  combien  celle  de  votre  faute 
vous  pesoit  sur  le  cœur.  Une  erreur  involontaire 
se  pardonne  et  s'oublie  aisément.  Quant  à  l'ave- 
nir, retenez  bien  cette  maxime  dont  je  ne  me  dé- 
partirai point  :  Qui  peut  s'abuser  deux  fois  en 
pareil  cas  ne  s'est  pas  même  abusé  la  première. 

Adieu,  mon  ami  :  veille  avec  soin  sur  ta  santé, 
je  t'en  conjure,  et  songe  qu'il  ne  doit  rester  au- 
cune trace  d'un  crime  que  j'ai  pardonné. 


P.  S.  Je  viens  de  voir  entre  les  mains  de  M.  d'Orbe 


LETTRE    XXVll  193 

des  copies  de  plusieurs  de  vos  lettres  à  mylord 
Edouard  qui  m'obligent  à  rétracter  une  partie 
de  mes  censures  sur  les  matières  et  le  style  de 
vos  observations.  Celles-ci  traitent,  j'en  conviens, 
de  sujets  importans  et  me  paroissent  pleines  de 
réflexions  graves  et  judicieuses.  Mais,  en  revan- 
che, il  est  clair  que  vous  nous  dédaignez  beau- 
coup, ma  cousine  et  moi,  ou  que  vous  faites  bien 
peu  de  cas  de  notre  estime,  en  ne  nous  envoyant 
que  des  relations  si  propres  à  l'altérer,  tandis  que 
vous  en  faites  pour  votre  ami  de  beaucoup  meil- 
leures. C'est,  ce  me  semble,  assez  mal  honorer 
vos  leçons  que  de  juger  vos  écolières  indignes 
d'admirer  vos  talens;  et  vous  devriez  feindre,  au 
moins  par  vanité,  de  nous  croire  capables  de  vous 
entendre. 

J'avoue  que  la  politique  n'est  guère  du  ressort 
des  femmes  ;  et  mon  oncle  nous  en  a  tant  en- 
nuyées que  je  comprends  comment  vous  avez  pu 
craindre  d'en  faire  autant.  Ce  n'est  pas  non  plus, 
à  vous  parler  franchement,  l'étude  à  laquelle  je 
donnerois  la  préférence;  son  utilité  est  trop  loin 
de  moi  pour  me  toucher  beaucoup,  et  ses  lumières 
sont  trop  sublimes  pour  frapper  vivement  mes 
yeux.  Obligée  d'aimer  le  gouvernement  sous  le- 
quel le  Ciel  m'a  fait  naître,  je  me  soucie  peu  de 
ravoir  s'il  en  est  de  meilleurs.  De  quoi  me  servirou 
de  les  connoître,  avec  si  peu  de  pouvoir  pour  les 
établir?  et  pourquoi   contristerois-je  mon   âme  à 


!96  StCONDE    PARTIE 

considérer  de  si  grands  maux  où  je  ne  peux  rien, 
tant  que  j'en  vois  d'autres  autour  de  moi  qu'il 
m'est  permis  de  soulager  ?  Mais  je  vous  aime  ;  et 
l'intirét  que  je  ne  prends  pas  aux  sujets,  je  le  prends 
à  l'auteur  qui  les  traite.  Je  recueille  avec  une  tendre 
admiration  toutes  les  preuves  de  votre  génie;  et, 
fière  d'un  mérite  si  digne  de  mon  cœur,  je  ne 
demande  à  l'amour  qu'autant  d'esprit  qu'il  m'en 
faut  pour  sentir  le  vôtre.  Ne  me  refusez  donc  pas 
le  plaisir  de  connoître  et  d'aimer  tout  ce  que  vous 
faites  de  bien.  Voulez-vous  me  donner  l'humilia- 
tion de  croire  que,  si  le  Ciel  unissoit  nos  destinées, 
vous  ne  jugeriez  pas  votre  compagne  digne  de 
nenser  avec  vous  ? 


LETTRE   XXVIIl 
De  Julie. 

Tout  est  perdu!  tout  est  découvert!  Je  ne 
trouve  plus  tes  lettres  dans  le  lieu  où  je  les  avois 
cachées.  Elles  y  étoient  encore  hier  au  soir.  Elles 
n'ont  pu  être  enlevées  que  d'aujourd'hui.  Ma 
mère  seule  peut  les  avoir  surprises.  Si  mon  père  les 
voit,  c'est  fait  de  ma  vie  !  Eh  !  que  serviroit  qu'il 
ne  les  vît  pas,  s'il  faut  renoncer. . .  ?  Ah  !  Dieu  !  ma 
mère  m'envoie  appeler.  Où  fuir?  Comment  soute- 
nir ses  regards?  Que  ne  puis-je  me  cacher  au  sein 


LETTRE    XX  Vil/ 


'97 


de  la  terre  !...  Tout  mon  corp5  tremble,  et  je  suis 
hors  d'état  de  faire  un  pas...  La  honte,  l'humi- 
liation, les  cuisans  reproches...  j'ai  tout  mérité, 
je  supporterai  tout.  Mais  la  douleur,  les  larmes 
d'une  mère  éplorée...  ô  mon  cœur,  quels  déchire- 
mensî...  Elle  m'attend,  je  ne  puis  tarder  davan- 
tage... Elle  voudra  savoir...  il  faudra  tout  dire... 
Regianino  sera  congédié.  Ne  m'écris  plus  jusqu'à 
nouvel  avis...  Qui  sait  si  jamais...  je  pourrois... 
Quoi!  mentir!...  mentir  à  ma  mère!...  Ah!  s'il 
faut  nous  sauver  par  le  mensonge,  adieu,  nous 
sommes  perdus  ! 


t.-^'i'^» 


NOTES 


DE    LA    S  E  C  O  N  D  II     PARTIE 


P.  27,  I.  3.  Congiunti  eran.  .  Nos  âmes  étoient  jointes 
ainsi  que  nos  demeures,  ei  nous  avions  la  même  conforniiie 
de  goûts  que  d'âges.  Tasse,  Aininte. 

29,  7.q.  Prêt  à  conclure,  au  lieu  de  <<  h  se  conclure  « . 
ou   11  à  être  conclu  ■>,  est  bien  conforme  au  texte. 

—  Manco  maie,  idiotisme  italien  qui  correspond  à  «  qu'à 
cela  ne  tienne  a  :  c'est  le  moindre  mal  qui  en   puisse  arriver. 

5  S,  27.  Frulto  ienik...  Les  fruit-;  de  l'automne  sur  la 
fleur  du  printemps. 

64,  6.  O  quai  fiamnia...  Oh!  de  quelle  flamme  d'hon- 
neur et  de  gloire  je  sens  embraser  tout  mon  sang,  âme 
grande,  en  parlant  avec  toi  I 

80,  10.  Qui  canto  dolcemente ...  C'est  ici  qu'il  chanta 
d'un  ton  si  doux;  voilà  le  siège  où  il  s'assit;  ici  il  mar- 
choit,  et  là  il  s'arrêta;  ici  d'un  regard  tendie  il  me  perça 
le  cœur;  ici  il  me  dit  un  mot,  et  la  je  le  vis  sourire. 

82,  à  la  note.  Sitdale,  0  fochi...  Suez,  ô  feux,  pour 
apprêter  les  métaux. 

loô,  18-20.  Montaigne  fait  ainsi  la  même  remaïque  : 
n  II  n'a  jamais  en  la  bouche  que  cochers,  menuisiers,  save- 
tiers et  massons...  Soubs  une  si  vile  forme,  nous  n'eussions 
jamais   choisi    la    noblesse  et    splendeur   de    ses    conceptions 


".no  N()'ri> 

admirables,  nous...  qui  n'appeicevons  la  richesse  qu'en  mon- 
tre et  en  pompe.  Nostre  monde  n'est  forme  qu'à  l'ostenta- 
tion. »  (Liv.  III,  cliap.  xn,  au  commencement.) 

io8,  ii-i3.  Dans  Plutarque,  Comment  il  faut  ouïr, 
chap.  VII.  Montaigne  rapporte  ainsi  le  même  trait  d'après 
lui  :  (I  Melanthius,  interrogé  ce  qu'il  luy  sembloit  de  la 
tragédie  de  Dionysius  :  «  Je  ne  l'ay,  dit-il,  point  vue,  tant 
«  elle  est  offusquée  de  langage.   »  (Liv.  III,  chap.  viii.) 

146,  28.  La  Bible  en  histoires  galantes,  il  s'agit  ici  de 
VHistoire  du  peuple  de  Dieu,  du  P.  Berruyer,  dont  la  pre- 
mière partie  parut  en  1728,  et  la  seconde  en   i-jbl. 

167,  9-10.  Ce  chevalier  moderne  est  de  Chassé,  basse- 
taille  célèbre.  Rousseau  n'a  pas  toujours  eu  de  lui  la  même 
opinion,  car  il  en  fait  le  plus  grand  éloge  dans  son  Diction- 
naire de  musique,  à  l'article  Acteur. 

—  à  la  note.  C'est  dans  Macrobe,  et  non  dans  Aulu- 
Gelle,  que  se  trouve  le  fait  rapporté  ici  par  Rousseau.  De 
plus,  d'après  le  récit  de  Macrobe,  il  ne  paraît  pas  que  le 
propos  de  Cicéron  qui  motiva  la  réplique  de  Labérius  ait  eu 
ce  caractère  de  basse  insulte  que  lui  prête  Rousseau. 

167,  19.  Cette  petite  dissertation  se  trouve  dans  le  Dic- 
tionnaire de  musique,  à  l'article  Opéra. 

173,  5.  Bionda  testa...  Blonde  chevelure,  yeux  bleus  et 
sourcils  bruns.  Marini. 

174,  I  I.  LWdone,  poème  du  cavaliei'  Marin. 


TABLE 


DE     LA    SECONDE     [MRTIE 


Paçes 


Lettre  première.  A  Julie 

Reproches  que  lui  faii  son  amant  en  proie  aux 
peines  de  l'absence. 

Lettre  II.  De  mylord  Edouard  à  Claire 

Il  l'informe  du  trouble   de   l'amant  de  Julie,  et 

promet  de  ne  point  le  quitter  qu'il  ne  le  voie  dans 
un  état  sur  lequel  il  puisse  compter. 

Fragmens  joints  a  la  lettre  précédente 

L'amant  de  Julie  se  plaint  que  l'amour  et  l'ami- 
tié le  séparent  de  tout  ce  qu'il  aime.  Il  soupçonne 
qu'on  lui  a  conseillé  de  l'éloigner. 

Lettre  III.  De  mylord  Edouard  à  Julie 

Il  lui  propose  de  passer  en  Angleterre  avec  son 
amant  pour  l'épouser,  et  leur  offre  une  terre  qu'il 
a  dans  le  duché  d'York. 

Lettre  IV.  De  Julie  à  Claire 

Perplexités  de  Julie,  incertaine  si  elle  acceptera 
ou  non  la  proposition  de  mylord  Edouard  ;  elle  de- 
mande conseil  à  son  amie. 

26 


'4 


Î02  TABLE 

Pages 

Lettre  V.  Réponse 2  3 

Claire  témoigne  à  Julie  le  plus  inviolable  atta- 
chement, et  l'assure  qu'elle  la  suivra  partout,  sans 
lui  conseiller  néanmoins  d'abandonner  la  maison 
paiernelle. 

Billet.  De  Claire  à  Julie 3  i 

Julie  remercie  sa  cousine  du  conseil  qu'elle  a 
cru  entrevoir  dans  la  lettre  précédente. 

Lettre  VI.  De  Julie  à  inylord  Edouard 3i 

Refus  de  la  proposition  qu'il  lui  a  faite. 

Lettre  VII.  De  Julie 3  5 

Elle  relève  le  courage  abattu  de  son  amant,  et 
lui  peint  vivement  l'injustice  de  ses  reproches.  Sa 
crainte  de  contracter  des  nœuds  abhorrés  et  peut- 
être  inévitables. 

Lettre  VIII.  De  Claire 42 

Elle  reproche  à  l'amant  de  Julie  son  ton  gron- 
deur et  ses  mécontentemens,  et  lui  avoue  qu'elle  a 
engagé  sa  cousine  à  l'éloigner  et  à  refuser  les  offres 
de  mylord  Edouard. 

Lettre  IX.  De  mylord  Edouard  à  Julie.    ......        45 

L'amant  de  Julie  plus  raisonnable.  Départ  de 
mylord  Edouard  pour  Rome.  11  doit,  à  son  retour, 
reprendre  son  ami  à  Paris,  l'emmener  en  Angle- 
terre, et  dans  quelles  vues.  , 

Lettre  X.  A  Claire 47 

Soupçons  de  l'amant  de  Julie  contre  mylord 
Edouard.  Suites.  Éclaircissemens.  Son  repentir.  Son 
inquiétude,  causée  par  quelques  mots  d'une  lettre 
de  Julie. 

Lettre  XI.  De  Julie   .       64 

Elle  exhorte  son  amant  à  faire  usage  de  ses   ta- 


TABLE  2o3 

Pages 
lens  dans  la  carrière  qu'il  va  courir,  à  n'abandon- 
ner jamais  la  vertu  et  à  n'oublier  jamais  son 
amante;  elle  ajoute  qu'elle  ne  l'épousera  point  sans 
le  consentement  du  baron  d'Etange,  mais  qu'elle 
ne  sera  pas  à  un  autre  sans  le  sien. 

Lettre  XII.  A  Julie 64 

Son  amant  lui  annonce  son  départ. 

Lettre  XIII.  A  Julie 66 

Arrivée  de  son  amant  à  Paris.  Il  lui  jure  une 
constance  éternelle,  et  l'informe  de  la  générosité  de 
mylord  Edouard  à  son  égard. 

Lettre  XIV.  A  Julie 71 

Entrée  de  son  amant  dans  le  monde.  Fausses 
amitiés.  Idée  du  ton  des  conversations  à  la  mode. 
Contraste  entre  les  discours  et  les  actions. 

Lettre  XV.  De  Julie 79 

Critique  de  la  lettre  précédente.  Prochain  ma- 
riage de  Claire. 

Lettre  XVI.  A  Julie 86 

Son  amant  répond  à  la  critique  de  sa  dernière 
lettre.  Où  et  comment  il  faut  étudier  un  peuple. 
Le  sentiment  de  ses  peines.  Consolation  dans  l'ab- 
sence. 

Lettre  XVII.  A  Julie 95 

Son  amant  tout  à  fait  dans  le  torrent  du  monde. 
Difficultés  de  l'étude  du  monde.  Soupers  priés.  Vi- 
sites. Spectacles. 

Lettre  XVIII.  De  Julie iiî 

Elle  informe  son  amant  du  mariage  de  Claire  ; 
prend  avec  lui  des  mesures  pour  continuer  leur 
correspondance  par  une  autre  voie  que  celle  de 
sa  cousine;  fait  l'éloge  des   François;    se  plaint  de 


Î04  TABLE 

Pages 
ce   qu'il    ne   lui    dit   rien  des    Parisiennes;    invite 
son  ami  à  faire   usage  de  ses    talens    à    Paris;    lui 
annonce  l'arrivée  de  deux  épouseurs,   et   la   meil- 
leure santé  de  M™*^  d'Étange. 

Lettre  XIX.   A  Julie i23 

Motif  de  la  franchise  de  son  amant  vis-à-vis  des 
Parisiens.  Par  quelle  raison  il  préfère  l'Angleterre 
à  la  France  pour  y  faire  valoir  ses  talens. 

Lettre  XX.  De  Julie 126 

Elle  envoie  son  portrait  à  son  amant,  et  lui 
annonce  le  départ  des  deux  épouseurs. 

Lettre  XXI.  A  Julie 127 

Son  amant  lui  fait  le  portrait  des  Parisiennes. 

Lettre  XXII.  A  Julie i5i 

Transports  de  l'amant  de  Julie  à  la  vue  du  por- 
trait de  sa  maîtresse. 

Lettre  XXIII.  De  l'amant  de  Julie  d  M"'«  d'Orbe.    .      134 
Description  critique  de  l'Opéra  de  Paris. 

Lettre  XXIV.  De  Julie 168 

Elle  informe  son  amant  de  la  manière  dont  elle 
s'y  est  prise  pour  avoir  le  portrait  qu'elle  lui  a  en- 
voyé. 

Lettre  XXV.  A  Julie 171 

Critique  de  son  portrait.  Son  amant  le  fait  ré- 
former. 

Lettre  XXVI.  A  Julie 176 

Son  amant  conduit,  sans  le  savoir,  chez  des 
femmes  du  monde.  Suites.  Aveu  de  son  crime.  Ses 
regrets. 

Iettre  XXVII.  De  Julie 182 

Elle  reproche    a   son  amant    ses    sociétés   et    sa 


TABLE  2o3 

Pages 
mauvaise  honte  comme  les  premières  causes  de  sa 
faute  ;  lui  conseille  de  remplir  sa  fonction  d'obser- 
vateur parmi  le  bourgeois  et  même  le  bas  peuple  ; 
se  plaint  de  la  différence  entre  les  relations  frivoles 
qu'il  lui  envoie  et  celles  beaucoup  meilleures  qu'il 
adresse  à  M.  d'Orbe. 

Lettre  XXVIII.   De  Julie 196 

Les  lettres  de  son  amant  surprises  par  sa  mère. 

Notes 199 


Imprime  par  D.  Jouausl 


PETITE   BIBLIOTHÈCLUE   ARTISTICLUE 


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1995 


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