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LA
NOUVELLE HÉLOÏSE
SECONDE PARTIE
PARIS. M DCCC I.XXXIX
J.-J. ROUSSEAU
LA
NOUVELLE HÉLOISE
AVEC UNE PRÉFACE
PAR J. GRAND-CARTERE'I'
Dessins d'Edmond Hédouin
GRAVÉS PAR LUI-MÊME ET PAR TOUSSAINT
Enitx-forics de Lahtuze
IMPRIMEES DANS LV. T E X T i:
PARIS
LIBRAIRIE DES B I B L I O P II II. K
Rue de Lille, 7
M DCCC LXXXIX
PQ
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/Ky
SECONDE PARTIE
LETTRE PREMIERE
A Julie'.
'ai pris et quitté cent fois la plume, j'hé-
site dès le premier mot, je ne sais quel
ton je dois prendre, je ne sais par où
' commencer ; et c'est à Julie que je veux
écrire! Ah! malheureux! que suis-je devenu? Il
1 . Je n'ai guère besoin, je crois, d'avertir que, dans cette
seconde partie et dans la suivante, les deux amans séparés
ne font que déraisonner et battre la campagne; leurs pau-
vres tètes n'y sont plus.
Nouvelle Héloïse. II. i
2 SECONDE PARTIE
n'est donc plus, ce temps où mille sentimens déli-
cieux couloient de ma plume comme un intarissable
torrent ! Ces doux momens de confiance et d'épan-
chcment sont passés; nous ne sommes plus l'un à
l'autre, nous ne sommes plus les mêmes, et je ne
sais plus à qui j'écris. Daignerez-vous recevoir mes
lettres? vos yeux daigneront-ils les parcourir? les
trouverez-vous assez réservées, assez circonspectes?
Oserois-je y garder encore une ancienne familia-
rité? Oserois-je y parler d'un amour éteint ou mé-
prisé, et ne suis-je pas plus reculé que le premier
jour où je vous écrivis? Quelle différence, ô Ciel!
de ces jours si charmans et si doux à mon effroya-
ble misère! Hélas! je commençois d'exister, et je
suis tombé dans l'anéantissement; l'espoir de vivre
animoit mon cœur : je n'ai plus devant moi que
l'image de la mort; et trois ans d'intervalle ont
fermé le cercle fortuné de mes jours. Ah! que ne
les ai-je terminés avant de me survivre à moi-même !
Que n'ai-je suivi mes pressentimens après ces ra-
pides instans de délices où je ne voyois plus rien
dans la vie qui fût digne de la prolonger! Sans
doute, il falloit la borner à ces trois ans ou les ôter
de sa durée; il valoit mieux ne jamais goiàter la
félicité que la goûter et la perdre. Si j'avois fran-
chi ce fatal intervalle, si j'avois évité ce premier
regard qui me fît une autre âme, je jouirois de ma
raison, je remplirois les devoirs d'un homme, et
sèmerois peut-être de quelques vertus mon insipide
LETTRE I 3
carrière. Un moment d'erreur a tout changé. Mon
œil osa contempler ce qu'il ne falloit point voir.
Cette vue a produit enfin son effet inévitable :
après m'être égaré par degrés, je ne suis plus qu'un
furieux dont le sens est aliéné, un lâche esclave
sans force et sans courage, qui va traînant dans
l'ignominie sa chaîne et son désespoir.
Vains rêves d'un esprit qui s'égare! désirs faux
et trompeurs, désavoués à l'instant par le cœur qui
les a formés ! Qiie sert d'imaginer à des maux
réels de chimériques remèdes qu'on rejetteroit
quand ils nous seroient offerts? Ah! qui jamais
connoîtra l'amour, t'aura vue, et pourra le croire,
qu'il y ait quelque félicité possible que je voulusse
acheter au prix de mes premiers feux? Non, non :
que le Ciel garde ses bienfaits, et m laisse avec
ma misère le souvenir de mon bonheur passé.
J'aime mieux les plaisirs qui sont dans ma mémoire
et les regrets qui déchirent mon âme que d'être à
jamais heureux sans ma Julie. Viens, image ado-
rée, remplir un cœur qui ne vit que par toi; suis-
moi dans mon exil, console-moi dans mes peines,
ranime et soutiens mon espérance éteinte. Tou-
jours ce cœur infortuné sera ton sanctuaire invio-
lable, d'oili le sort ni les hommes ne pourront ja- ÉJ
mais t'arracher. Si je suis mort au bonheur, je ne
le suis point à l'amour, qui m'en rend digne. Cet
amour est invincible comme le charme .qui l'a fait
naître; il est fondé sur la base inébranlable des
4 SECONDE PARTIE
mérites et des vertus; il ne peut périr dans une
âme immortelle; il n'a plus besoin de l'appui de
l'espérance, et le passé lui donne des forces pour
un avenir éternel.
Mais toi, Julie, ô toi qui sus aimer une fois,
comment ton tendre cœur a-t-il oublié de vivre?
comment ce feu sacré s'est-il éteint dans ton âme
pure? comment as-tu perdu le goût de ces plaisirs
célestes que toi seule étois capable de sentir et de
rendre? Tu me chasses sans pitié, tu me bannis
avec opprobre, tu me livres à mon désespoir; et tu
ne vois pas, dans l'erreur qui t'égare, qu'en me
rendant misérable tu t'ôtes le bonheur de tes
jours! Ah! Julie, crois-moi, tu chercheras vaine-
ment un autre cœur ami du tien; mille t'adoreront
sans doute, le mien seul te savoit aimer.
Réponds-moi, maintenant, amante abusée ou
trompeuse, que sont devenus ces projets formés
avec tant de mystère ? Où sont ces vaines espérances
dont tu leurras si souvent ma crédule simplicité?
Où est cette union sainte et désirée, doux objet de
tant d'ardens soupirs, et dont ta plume et ta bouche
flattoient mes vœux? Hélas! sur la foi de tes pro-
messes j'osois aspirer à ce nom sacré d'époux, et
me croyois déjà le plus heureux des hommes. Dis,
cruelle! ne m'abusois-tu que pour rendre enfin ma
douleur plus vive et mon humiliation plus profonde ?
Ai-je attiré mes malheurs par ma faute? Ai-je man-
qué d'obéissance, de docilité, de discrétion? M'as-
LETTRE 1 5
tu VU désirer assez foiblement pour mériter d'être
éconduit , ou préférer mes fougueux désirs à tes vo-
lontés suprêmes? J'ai tout fait pour te plaire, et tu
m'abandonnes ! Tu te chargeois de mon bonheur,
et tu m'as perdu! Ingrate, rends-moi compte du
dépôt que je t'ai confié; rends-moi compte de
moi-même, après avoir égaré mon cœur dans cette
suprême félicité cjue tu m'as montrée et que tu
m'enlèves. Anges du Ciel, j'eusse méprisé votre
sort; j'eusse été le plus heureux des êtres... Hélas!
je ne suis plus rien, un instant m'a tout ôté. J'ai
passé sans intervalle du comble des plaisirs aux re-
grets éternels. Je touche encore au bonheur qui
m'échappe... j'y touche encore, et le perds pour
jamais! Ah! si je le pouvois croire! si les restes
d'une espérance vaine ne soutenoient... O rochers
de Meillerie que mon œil égaré mesura tant de
fois, que ne servîtes-vous mon désespoir! J'aurois
moins regretté la vie quand je n'en avois pas senti
le prix.
LETTRE II
De inylord Edouard à Claire.
Nous arrivons à Besançon, et mon premier soin
est de vous donner des nouvelles de notre voyage.
Il s'est fait, sinon paisiblement, du moins sans ac-
6 SECONDE PARTIE
cident, et votre ami est aussi sain de corps qu'on
peut l'être avec un cœur aussi malade; il voudroit
même affecter à l'extérieur une sorte de tranquil-
lité. Il a honte de son état et se contraint beau-
coup devant moi; mais tout décèle ses secrètes
agitations, et, si je feins de m'y tromper, c'est pour
le laisser aux prises avec lui-même et occuper ainsi
une partie des forces de son âme à réprimer l'effet
de l'autre.
Il fut fort abattu la première journée; je la fis
courte, voyant que la vitesse de notre marche irri-
toit sa douleur. Il ne me parla point, ni moi à lui :
les consolations indiscrètes ne font qu'aigrir les
violentes afflictions. L'indifférence et la froideur
trouvent aisément des paroles, mais la tristesse et
le silence sont alors le vrai langage de l'amitié. Je
commençai d'apercevoir hier les premières étin-
celles de la fureur qui va succéder infailliblement
à cette léthargie. A la dînée, à peine y avoit-il un
quart d'heure que nous étions arrivés qu'il m'a-
borda d'un air d'impatience. « Que tardons-nous
à partir? me dit-il avec un souris amer; pourquoi
restons-nous un moment si près d'elle? » Le soir,
il affecta de parler beaucoup, sans dire un mot de
Julie : il recommençoit des questions auxquelles
j'avois déjà répondu dix fois. Il voulut savoir si
nous étions déjà sur terres de France, et puis il
demanda si nous arriverions bientôt à Vevay. La
première chose qu'il fait à chaque station, c'est de
LETTRE H 7
commencer quelque lettre qu'il déchire ou chif-
fonne un moment après. J'ai sauvé du feu deux ou
trois de ces brouillons, sur lesquels vous pourrez
entrevoir l'état de son âme. Je crois pourtant qu'il
est parvenu à écrire une lettre entière.
L'emportement qu'annoncent ces premiers symp-
tômes est facile à prévoir, mais je ne saurois dire
quel en sera l'effet et le terme : car cela dépend
d'une combinaison du caractère de l'homme, du
genre de sa passion, des circonstances qui peuvent
naître, de mille choses que nulle prudence humaine
ne peut déterminer. Pour moi, je puis répondre
de ses fureurs, mais non pas de son désespoir; et,
quoi qu'on fasse, tout homme est toujours maître
de sa vie.
Je me flatte cependant qu'il respectera sa per-
sonne et mes soins, et je compte moins pour cela
sur le zèle de l'amitié, qui n'y sera pas épargné,
que sur le caractère de sa passion et sur celui de
sa maîtresse. L'âme ne peut guère s'occuper forte-
ment et longtemps d'un objet sans contracter des
dispositions qui s'y rapportent. L'extrême douceur
de Julie doit tempérer l'âcreté du feu qu'elle in-
spire, et je ne doute pas non plus que l'amour
d'un homme aussi vif ne lui donne à elle-même un
peu plus d'activité qu'elle n'en auroit naturelle-
ment sans lui.
J'ose compter aussi sur son cœur : il est fait
pour combattre et vaincre. Un amour pareil au
s SECONDE PARTIE
sien n'est pas tant une foiblesse qu'une force mal
employée. Une flamme ardente et malheureuse est
capable d'absorber pour un temps, pour toujours
peut-être, une partie de ses facultés; mais elle est
elle-même une preuve de leur excellence et du
parti qu'il en pourroit tirer pour cultiver la sagesse :
car la sublime raison ne se soutient que par la
même vigueur de l'âme qui fait les grandes pas-
sions, et l'on ne sert dignement la philosophie
qu'avec le même feu qu'on sent pour une maîtresse.
Soyez-en siire, aimable Claire, je ne m'intéresse
pas moins que vous au sort de ce couple infortuné,
non par un sentiment de commisération qui peut
n'être qu'une foiblesse, mais par la considération
de la justice et de l'ordre, qui veulent que chacun
soit placé de la manière la plus avantageuse à lui-
même et à la société. Ces deux belles âmes sorti-
rent l'une pour l'autre des mains de la nature;
c'est dans une douce union, c'est dans le sein du
bonheur que, libres de déployer leurs forces et
d'exercer leurs vertus, elles eussent éclairé la terre
de leurs exemples. Pourquoi faut-il qu'un insensé
préjugé vienne changer les directions éternelles et
bouleverser l'harmonie des êtres pensans? Pour-
quoi la vanité d'un père barbare cache-t-elle ainsi
la lumière sous le boisseau et fait-elle gémir dans
les larmes des cœurs tendres et bienfaisans, nés
pour essuyer celles d'autrui? Le lien conjugal n'est-
il pas le plus libre ainsi que le plus sacré des enga-
LETTRE II 9
gemens? Oui, toutes les lois qui le gênent sont
injustes, tous les pères qui l'osent former ou rom-
pre sont des tyrans. Ce chaste nœud de la nature
n'est soumis ni au pouvoir souverain ni à l'autorité
paternelle, mais à la seule autorité du Père com-
mun, qui sait commander aux cœurs et qui, leur
ordonnant de s'unir, les peut contraindre à s'aimer ' .
Que signifie ce sacrifice des convenances de la
nature aux convenances de l'opinion? La diversité
de fortune et d'état s'éclipse et se confond dans le
mariage : elle ne fait rien au bonheur; mais celle
d'humeur et de caractère demeure, et c'est par elle
qu'on est heureux ou malheureux. L'enfant qui n'a
de règle que l'amour choisit mal ; le père qui n'a de
règle que l'opinion choisit plus mal encore. Qu'une
fille manque de raison, d'expérience, pour juger de
la sagesse et des mœurs, un bon père y doit sup-
pléer sans doute; son droit, son devoir même, est
I. 11 y a des pays où celte convenance des conditions et
de la fortune est tellement préférée à celle de la nature et
des cœurs qu'il suffit que la première ne s'y trouve pas
pour empêcher ou rompre les plus heureux mariages, sans
égard pour l'honneur perdu des infortunées qui sont tous les
jours victimes de ces odieux préjugés. J'ai vu plaider au
parlement de Paris une cause célèbre, où l'honneur du rang
aitaquoit insolemment et publiquement l'honnêteté, le de-
voir, la foi co.TJugale, et où l'indigne père qui gagna son
procès osa déshériter son fils pour n'avoir pas voulu être
un malhonnête homme. On ne -sauroit dire à quel point,
dans ce pays si galant, les femmes sont tyrannisées par les
lois. Faut-il s'étonner qu'elles s'en vengent si cruellement
par leurs mœurs?
10 SECONDE PARTIE
de dire : « Ma fille, c'est un honnête homme », ou :
« C'est un fripon. « — « C'est un homme de sens »,
ou : « C'est un fou. » Voilà les convenances dont
il doit connoître; le jugement de toutes les autres
appartient à la fille. En criant qu'on troubleroit
ainsi l'ordre de la société, ces tyrans le troublent
eux-mêmes. Que le rang se règle par le mérite et
l'union des cœurs par leur choix, voilà le véritable
ordre social; ceux qui le règlent par la naissance
ou par les richesses sont les vrais perturbateurs de
cet ordre, ce sont ceux-là qu'il faut décrier ou
punir.
Il est donc de la justice universelle que ces abus
soient redressés; il est du devoir de l'homme de
s'opposer à la violence, de concourir à l'ordre; et,
s'il m'étoit possible d'unir ces deux amans en dépit
d'un vieillard sans raison, ne doutez pas que je
n'achevasse en cela l'ouvrage du Ciel, sans m'em-
barrasser de l'approbation des hommes.
Vous êtes plus heureuse, aimable Claire : vous
avez un père qui ne prétend point savoir mieux
que vous en quoi consiste votre bonheur. Ce n'est
peut-être ni par de grandes vues de sagesse, ni par
une tendresse excessive, qu'il vous rend ainsi maî-
tresse de votre sort; mais qu'importe la cause si
l'effet est le même, et si, dans la liberté qu'il vous
laisse, l'indolence lui tient lieu de raison? Loin
d'abuser de cette liberté, le choix que vous avez
fait à vingt ans auroit l'approbation du plus sage
L ETTRE II 11
père. Votre cœur, absorbé par une amitié qui n'eut
jamais d'égale, a gardé peu de place aux feux de
l'amour; vous leur substituez tout ce qui peut y
suppléer dans le mariage : moins amante qu'amie,
si vous n'êtes la plus tendre épouse, vous serez la
plus vertueuse, et cette union qu'a formée la sa-
gesse doit croître avec l'âge et durer autant qu'elle.
L'impulsion du cœur est plus aveugle, mais elle
est plus invincible : c'est le moyen de se perdre
que de se mettre dans la nécessité de lui résister.
Heureux ceux que l'amour assortit comme auroit
fait la raison, et qui n'ont point d'obstacle à vaincre
et de préjugés à combattre ! Tels seroient nos deux
amans sans l'injuste résistance d'un père entêté.
Tels malgré lui pourroient-ils être encore, si l'un
des deux étoit bien conseillé.
L'exemple de Julie et le vôtre montrent égale-
ment que c'est aux époux seuls à juger s'ils se con-
viennent. Si l'amour ne règne pas, la raison choi-
sira seule : c'est le cas où vous êtes; si l'amour
règne, la nature a déjà choisi : c'est celui de Julie.
Telle est la loi sacrée de la nature, qu'il n'est pas
permis à l'homme d'enfreindre, qu'il n'enfreint ja-
mais impunément, et que la considération des états
et des rangs ne peut abroger qu'il n'en coûte des
malheurs et des crimes.
Quoique l'hiver s'avance et que j'aie à me ren-
dre à Rome, je ne quitterai point l'ami que j'ai
sous ma garde que je ne voie son àme dans un état
n SECONDE PARTIE
de consistance sur leeiuel je puisse compter. C'est
un dc[>ôt qui m'est cher par son prix, et parce que
vous me l'avez confié. Si je ne puis faire qu'il soit
heureux, je tâcherai de faire au moins qu'il soit
sage et qu'il porte en homme les maux de l'huma-
nité. J'ai résolu de passer ici une quinzaine de
jours avec lui, durant lesquels j'espère que nous
recevrons des nouvelles de Julie et des vôtres, et
que vous m'aiderez toutes deux à mettre quelque
appareil sur les blessures de ce cœur malade, qui
ne peut encore écouter la raison que par l'organe
du sentiment.
Je joins ici une lettre pour votre amie : ne la
confiez, je vous prie, à aucun commissionnaire,
mais remettez-la vous-même.
FRAGMENS
.1 OINTS A LA LETTRE l'RÉCFDENTE
I
Pourquoi n'ai-je pu vous voir avant mon départ ?
Vous avez craint que je n'expirasse en vous quit-
tant! Cœur pitoyable, rassurez-vous : je me porte
bien... je ne souffre pas... je vis encore... je
pense à vous... je pense au temps où je vous fus
cher... J'ai le cœur un peu serré... La voiture m'é-
F F< A G Ni E N s
i3
tûurdil... Je me trouve abattu... Je ne pourrai
longtemps vous écrire aujourd'hui. Demain peut-
être aurai-je plus de force... ou n'en aurai-je
plus besoin...
II
Où m'entraînent ces chevaux avec tant de vi-
tesse ? Où me conduit avec tant de zèle cet homme
qui se dit mon ami? Est-ce loin de toi, Julie? Est-
ce par ton ordre? Est-ce en des lieux où tu n'es
pas?... Ah! fille insensée !... je mesure des yeux le
chemin c(ue je parcours si rapidement. D'où viens-
je? où vais-je? et pourcjuoi tant de diligence?
Avez-vous peur, cruels, c|ue je ne coure pas assez
tôt à ma perte? O amitié! ô amour! est-ce là votre
accord? sont-ce là vos bienfaits?...
III
As-tu bien consulté ton cœur en me chassant
avec tant de violence? As-tu pu, dis, Julie, as-tu
pu renoncer pour jamais...? Non, non, ce tendre
cœur m'aime, je le sais bien. Malgré le sort, mal-
gré lui-même, il m'aimera jusqu'au tombeau... Je
le vois, tu t'es laissé suggérer'... Quel repentir
éternel tu te prépares !... Hélas ! il sera trop tard...
1. La suite nionue que ses soupçons tomboicnt sur my-
lord Edouaifl, et que Clairt' les a pris pour elle.
14 SECONDE PARTIE
Quoi! lu pourrois oublier... Quoi! je t'aurois mal
connue!... Ah! songe à toi, songe à moi, songe
à... Écoute, il en est temps encore... Tu m'as
chassé avec barbaiie. Je fuis plus vite que le vent...
Dis un mot, un seul mot, et je reviens plus prompt
cjue l'éclair. Dis un mot, et pour jamais nous
sommes unis. Nous devons l'être... nous le se-
rons... Ah! l'air emporte mes plaintes!... Et ce-
pendant je fuis! je vais vivre et mourir loin d'elle...
Vivre loin d'elle !...
LETTRE III
De mylord Edouard à Julie.
Votre cousine vous dira des nouvelles de votre
ami. Je crois d'ailleurs qu'il vous écrit par cet or-
dinaire. Commencez par satisfaire là-dessus votre
empressement, pour lire ensuite posément cette
lettre, car je vous préviens que son sujet demande
toute votre attention.
Je connois les hommes; j'ai vécu beaucoup en
peu d'années; j'ai acquis une grande expérience à
mes dépens, et c'est le chemin des passions qui
m'a conduit à la philosophie. Mais de tout ce que
j'ai observé jusqu'ici, je n'ai rien vu de si extraor-
dinaire que vous et votre amant. Ce n'est pas que
vous ayez ni l'un ni l'autre un caractère marqué
LETTRE m i5
dont on puisse au premier coup d'œil assigner les
différences, et il se pourroit bien que cet embarras
de vous définir vous fît prendre pour des âmes
communes par un observateur superficiel. Mais
c'est cela même qui vous distingue qu'il est im-
possible de vous distinguer, et que les traits du
modèle commun, dont quelqu'un manque toujours
à chaque individu, brillent tous également dans
les vôtres. Ainsi chaque épreuve d'une estampe a
ses défauts particuliers qui lui servent de caractère;
et, s'il en vient une qui soit parfaite, quoiqu'on la
trouve belle au premier coup d'œil, il faut la con-
sidérer longtemps pour la reconnoître. La pre-
mière fois que je vis votre amant, je fus frappé
d'un sentiment nouveau qui n'a fait qu'augmenter
de jour en jour, à mesure que la raison l'a justifié.
A votre égard, ce fut tout autre chose encore, et
ce sentiment fut si vif que je me trompai sur sa
nature. Ce n'étoit pas tant la différence des sexes
qui produisoit cette impression, qu'un caractère
encore plus marqué de perfection que le cœur
sent, même indépendamment de l'amour. Je vois
bien ce que vous seriez sans votre ami, je ne vois
pas de même ce qu'il seroit sans vous; beaucoup
d'hommes peuvent lui ressembler, mais il n'y a
qu'une Julie au monde. Après un tort que je ne
me pardonnerai jamais, votre lettre vint m'éclairer
sur mes vrais sentimens : je connus que je n'étois
point jaloux, ni par conséquent amoureux; je con-
ifi SECONDE PARTIE
nus que vous étiez trop aimable pour moi : il vous
faut les prémices d'une âme, et la mienne ne seroit
pas digne de vous.
Dès ce moment, je pris pour votre bonheur mu-
tuel un tendre intérêt qui ne s'éteindra point.
Cro^'ant lever toutes les difficultés, je fis auprès de
votre père une démarche indiscrète, dont le mau-
vais succès n'est qu'une raison de plus pour exciter
mon zèle. Daignez m'écouter, et je puis réparer
encore tout le mal que je vous ai fait.
Sondez bien votre cœur, ô Julie! et voyez s'il
vous est possible d'éteindre le feu dont il est dé-
voré. Il fut un temps peut-être où vous pouviez
en arrêter le progrès; mais si Julie, pure et chaste,
a pourtant succombé, comment se relèvera-t-elle
après sa chute? comment résistera-t-elle à l'amour
vainqueur, et armé de la dangereuse image de tous
les plaisirs passés? Jeune amante, ne vous en im-
posez plus , et renoncez à la confiance qui vous a
séduite; vous êtes perdue s'il faut combattre en-
core : vous serez avilie et vaincue, et le sentiment
de votre honte étouffera par degrés toutes vos ver-
tus. L'amour s'est insinué trop avant dans la sub-
stance de votre âme pour que vous puissiez jamais
l'en chasser; il en renforce et pénètre tous les
traits comme une eau forte et corrosive; vous n'en
effacerez jamais la profonde impression sans effa-
cer à la fois tous les sentimens exquis que vous re-
çûtes de la nature; et quand il ne vous restera plus
LETTRE 111 17
d'amour, il ne vous restera plus rien d'estimable.
Qu'avez-vous donc maintenant à faire, ne pou-
vant plus changer l'état de votre cœur? Une seule
chose, Julie, c'est de le rendre légitime. Je vais
vous proposer pour cela l'unique moyen qui vous
reste; profitez-en, tandis qu'il est temps encore :
rendez à l'innocence et à la vertu cette sublime
raison dont le Ciel vous fit dépositaire, ou craignez
d'avilir à jamais le plus précieux de ses dons.
J'ai dans le duché d'York une terre assez consi-
dérable, qui fut longtemps le séjour de mes ancê-
tres. Le château est ancien, mais bon et commode;
les environs sont solitaires, mais agréables et va-
riés. La rivière d'Ouse, qui passe au bout du parc,
offre à la fois une perspective charmante à la vue
et un débouché facile aux denrées. Le produit de
la terre suffit pour l'honnête entretien du maître
et peut doubler sous ses yeux. L'odieux préjugé
n'a point d'accès dans cette heureuse contrée ; l'ha-
bitant paisible y conserve encore les moeurs sim-
ples des premiers temps, et l'on y trouve une image
du Valais, décrit avec des traits si touchans par la
plume de votre ami. Cette terre est à vous, Julie,
si vous daignez l'habiter avec lui ; et c'est là que
vous pourrez accomplir ensemble tous les tendres
souhaits par où finit la lettre dont je parle.
Venez, modèle unique des vrais amans, venez,
couple aimable et fidèle, prendre possession d'un
lieu fait pour servir d'asile à l'amour et à l'inno-
Noui'clk Héloïsc. H. 3
i8 SECONDE PARTIE
cence; venez y serrer, à la face du ciel et des
hommes, le doux nœud qui vous unit; venez ho-
norer de l'exemple de vos vertus un pays où elles
seront adorées, et des gens simples portés à les
imiter. Puissiez-vous, en ce lieu tranquille, goûter
à jamais, dans les sentimens qui vous unissent, le
bonheur des âmes pures! Puisse le Ciel y bénir vos
chastes feux d'une famille qui vous ressemble!
Puissiez-vous y prolonger vos jours dans une hono-
rable vieillesse, et les terminer enfin paisiblement
dans les bras de vos enfans! Puissent nos neveux,
en parcourant avec un charme secret ce monument
de la félicité conjugale, dire un jour, dans l'atten-
drissement de leur cœur : « Ce fut ici l'asile de
l'innocence, ce fut ici la demeure des deux amans ! »
Votre sort est en vos mains, Julie. Pesez atten-
tivement la proposition que je vous fais, et n'en
examinez que le fond : car d'ailleurs je me charge
d'assurer d'avance et irrévocablement votre ami de
l'engagement que je prends. Je me charge aussi
de la sûreté de votre départ et de veiller avec lui à
celle de votre personne jusqu'à votre arrivée. Là,
vous pourrez aussitôt vous marier publiquement
sans obstacle, car, parmi nous, une fille nubile n'a
nul besoin du consentement d'autrui pour disposer
d'elle-même. Nos sages lois n'abrogent point
celles de la nature; et, s'il résulte de cet heureux
accord quelques inconvéniens, ils sont beaucoup
moindres que ceux qu'il prévient. J'ai laissé à
LETTRE m 19
Vevay mon valet de chambre, homme de confiance,
brave, prudent, et d'une fidélité à toute épreuve.
Vous pourrez aisément vous concerter avec lui, de
bouche ou par écrit, à l'aide de Regianino , sans
que ce dernier sache de quoi il s'agit. Quand il
sera temps, nous partirons pour vous aller joindre,
et vous ne quitterez la maison paternelle que sous
la conduite de votre époux.
Je vous laisse à vos réflexions; mais, je le ré-
pète, craignez l'erreur des préjugés et la séduction
des scrupules, qui mènent souvent au vice par le
chemin de l'honneur. Je prévois ce qui vous arri-
vera si vous rejetez mes offres : la tyrannie d'un
père intraitable vous entraînera dans l'abîme , que
vous ne connoîtrez qu'après la chute. Votre ex-
trême douceur dégénère quelquefois en timidité :
vous serez sacrifiée à la chimère des conditions '.
Il faudra contracter un engagement désavoué par
le cœur. L'approbation publique sera démentie in-
cessamment par le cri de la conscience; vous serez
honorée et méprisable : il vaut mieux être oubliée
et vertueuse.
P. S. Dans le doute de votre résolution, je vous
écris à l'insu de notre ami, de peur qu'un refus de
i. La chimère des conditions! C'est un pair d'Angleierre
qui parle ainsi ! et tout ceci ne seroit pas une fiction ! Lec-
teur, qu'en diies-vous?
20 SECONDE PARTIE
votre part ne vînt détruire en un instant tout l'ef-
fet de mes soins.
LETTRE IV
De Julie à Claire.
Oh ! ma chère, dans quel trouble tu m'as laissée
hier au soir! et quelle nuit j'ai passée en rêvant à
cette fatale lettre ! Non, jamais tentation plus dan-
gereuse ne vint assaillir mon cœur; jamais je n'é-
prouvai de pareilles agitations, et jamais je n'a-
perçus moins le moyen de les apaiser. Autrefois,
une certaine lumière de sagesse et de raison diri-
geoit ma volonté; dans toutes les occasions em-
barrassantes, je discernois d'abord le parti le plus
honnête et le prenois à l'instant. Maintenant, avi-
lie et toujours vaincue, je ne fais que flotter entre
des passions contraires; mon foible cœur n'a plus
que le choix de ses fautes; et tel est mon déplo-
rable aveuglement que, si je viens par hasard à
prendre le meilleur parti, la vertu ne m'aura point
guidée, et je n'en aurai pas moins de remords.
Tu sais quel époux mon père me destine; tu sais
quels liens l'amour m'a donnés. Veux-je être ver-
tueuse? l'obéissance et la foi m'imposent des de-
voirs opposés. Veux-je suivre le penchant de mon
LETTRE IV 21
cœur? qui préférer, d'un amant ou d'un père?
Hélas! en écoutant l'amour ou la nature, je ne
puis éviter de mettre l'un ou l'autre au désespoir;
en me sacrifiant au devoir, je ne puis éviter de
commettre un crime, et, quelque parti que je
prenne, il faut que je meure à la fois malheureuse
et coupable.
Ah! chère et tendre amie! toi qui fus toujours
mon unique ressource et qui m'as tant de fois sauvée
de la mort et du désespoir, considère aujourd'hui
l'horrible état de mon âme et vois si jamais tes se-
courables soins me furent plus nécessaires. Tu sais
si tes avis sont écoutés; tu sais si tes conseils sont
suivis; tu viens de voir, au prix du bonheur de ma
vie, si je sais déférer aux leçons de l'amitié : prends
donc pitié de l'accablement où tu m'as réduite;
achève, puisque tu as commencé; supplée à mon
courage abattu; pense pour celle qui ne pense plus
que par toi. Enfin, tu lis dans ce cœur qui t'aime,
tu le connois mieux que moi : apprends-moi donc
ce que je veux et choisis à ma place, quand je n'ai
plus la force de vouloir ni la raison de choisir.
Relis la lettre de ce généreux Anglois, relis-la
mille fois, mon ange. Ah! laisse-toi toucher au
tableau charmant du bonheur que l'amour, la paix,
la vertu, peuvent me promettre encore! Douce et
ravissante union des âmes, délices inexprimables
même au sein des remords, dieux! que seriez-vous
pour mon cœur au sein de la foi conjugale ! Quoi !
î3 SECONDE PARTIE
le bonheur et l'innocence seroient encore en mon
pouvoir! Quoi! je pourrois expirer d'amour et de
joie entre un époux adoré et les chers gages de sa
tendresse!... Et j'hésite un seul moment! et je ne
vole pas réparer ma faute dans les bras de celui
qui me la fit commettre! et je ne suis pas déjà
femme vertueuse et chaste mère de famille!...
Oh! que les auteurs de mes jours ne peuvent-ils
me voir sortir de mon avilissement! que ne peu-
vent-ils être témoins de la manière dont je saurai
remplir à mon tour les devoirs sacrés qu'ils ont
remplis .envers moi!... Et les tiens, fille ingrate
et dénaturée, qui les remplira près d'eux, tandis
que tu les oublies? Est-ce en plongeant le poi-
gnard dans le sein d'une mère que tu te prépares
à le devenir? Celle qui déshonore sa famille ap-
prendra-t-elle à ses enfans à l'honorer? Digne
objet de l'aveugle tendresse d'un père et d'une
mère idolâtres, abandonne-les au regret de t'avoir
fait naître; couvre leurs vieux jours de douleur et
d'opprobre... et jouis, si tu peux, d'un bonheur
acquis à ce prix!
Mon Dieu, que d'horreurs m'environnent!
Quitter furtivement son pays, déshonorer sa fa-
mille, abandonner à la fois père, mère, amis, pa-
rens, et toi-même! et toi, ma douce amie! et toi,
la bien-aimée de mon cœur! toi dont à peine,
dès mon enfance, je puis rester éloignée un seul
jour, te fuir, te quitter, te perdre, ne te plus voir...
LETTRE IV
23
Ah! non! que jamais... Qiie de tourmens déchi-
rent ta malheureuse amie! Elle sent à la fois tous
les maux dont elle a le choix, sans qu'aucun des
biens qui lui resteront la console. Hélas! je m'é-
gare. Tant de combats passent ma force et trou-
blent ma raison; je perds à la fois le courage et
le sens. Je n'ai plus d'espoir qu'en toi seule. Ou
choisis, ou laisse-moi mourir.
LETTRE V
RÉPONSE
Tes perplexités ne sont que trop bien fondées,
ma chère Julie; je les ai prévues et n'ai pu les
prévenir; je les sens et ne puis les apaiser; et ce
que je vois de pire dans ton état, c'est que per-
sonne ne peut t'en tirer que toi-même. Quand il
s'agit de prudence, l'amitié vient au secours d'une
âme agitée; s'il faut choisir le bien ou le mal, la
passion, qui les méconnoît, peut se taire devant un
conseil désintéressé. Mais ici , quelque parti que
tu prennes, la nature l'autorise et le condamne, la
raison le blâme et l'approuve, le devoir se tait ou
s'oppose à lui-même : les suites sont également à
craindre de part et d'autre. Tu ne peux ni rester
indécise ni bien choisir; tu n'as que des peines à
24 SECONDE PARTIE
comparer, et ton cœur seul en esi le juge. Pour
moi, l'importance de la délibération m'épouvante
et son effet m'attriste. Quelque sort que tu pré-
fères, il sera toujours peu digne de toi ; et, ne pou-
vant ni te montrer un parti qui te convienne, ni te
conduire au vrai bonheur, je n'ai pas le courage
de décider de ta destinée. Voici le premier refus
que tu reçus jamais de ton amie, et je sens bien,
par ce qu'il me coûte, que ce sera le dernier; mais
je te trahirois en voulant te gouverner dans un cas
où la raison même s'impose silence et oîi la seule
règle à suivre est d'écouter ton propre penchant.
Ne sois pas injuste envers moi, ma douce amie,
et ne me juge point avant le temps. Je sais qu'il
est des amitiés circonspectes qui, craignant de se
compromettre, refusent des conseils dans les occa-
sions difficiles, et dont la réserve augmente avec le
péril des amis. Ah ! tu vas connoître si ce cœur
qui t'aime connoît ces timides précautions! Souffre
qu'au lieu de te parler de tes affaires, je te parle
un instant des miennes.
N'as-tu jamais remarqué, mon ange, à quel
point tout ce qui t'approche s'attache à toi? Qu'un
père et une mère chérissent une fille unique, il n'y
a pas, je le sais, de quoi s'en fort étonner; qu'un
jeune homme ardent s'enflamme pour un objet ai-
mable, cela n'est pas plus extraordinaire; mais
qu'à l'âge mûr, un homme aussi froid que M. de
Wolmar s'attendrisse en te voyant pour la pre-
LETTRE V 2l
mière fois de sa vie; que toute une famille t'ido-
lâtre unanimement; que tu sois chère à mon père,
cet homme si peu sensible, autant et plus peut-
être que ses propres enfans; que les amis, les
connoissances, les domestiques, les voisins, et toute
une ville entière, t'adorent de concert et prennent
à toi le plus tendre intérêt, voilà, ma chère, un
concours moins vraisemblable; et qui n'auroit point
lieu s'il n'avoit en ta personne quelque cause par-
ticulière. Sais-tu bien quelle est cette cause? Ce
n'est ni ta beauté, ni ton esprit, ni ta grâce, ni
rien de tout ce qu'on entend par le don de plaire;
mais c'est cette âme tendre et cette douceur d'at-
tachement qui n'a point d'égale; c'est le don
d'aimer, mon enfant, qui te fait aimer. On peut
résister à tout, hors à la bienveillance, et il n'y a
point de moyen plus sûr d'acquérir l'affection des
autres que de leur donner la sienne. Mille femmes
sont plus belles que toi, plusieurs ont autant de
grâces; toi seule as, avec les grâces, je ne sais
quoi de plus séduisant qui ne plaît pas seulement,
mais qui touche et qui fait voler tous les coeurs
au-devant du tien. On sent que ce tendre cœur
ne demande qu'à se donner, et le doux sentiment
qu'il cherche le va chercher à son tour.
Tu vois, par exemple, avec surprise l'incroyable
affection de mylord Edouard pour ton ami; tu
vois son zèle pour ton bonheur ; tu reçois avec
admiration ses offres généreuses; tu les attribues
26 SECONDE PARTIE
à la seule veitu : et ma Julie de s'attendrir ! Er-
reur, abus, charmante cousine! A Dieu ne plaise
que j'atténue les bienfaits de m.ylord Edouard et
que je déprise sa grande âme! Mais, crois-moi,
ce zèle, tout pur qu'il est, seroit moins ardent si,
dans la même circonstance, il s'adressoit à d'autres
personnes. C'est ton ascendant invincible et celui
de ton ami qui, sans même qu'il s'en aperçoive,
le déterminent avec tant de force et lui font faire
par attachement ce qu'il croit ne faire que par
honnêteté.
Voilà ce qui doit arriver à toutes les âmes d'une
certaine trempe; elles transforment, pour ainsi
dire, les autres en elles-mêmes; elles ont une
sphère d'activité dans laquelle rien ne leur résiste :
on ne peut les connoître sans les vouloir imiter,
et de leur sublime élévation elles attirent à elles
tout ce qui les environne. C'est pour cela, ma
chère, que ni toi ni ton ami ne connoîtrez peut-
être jamais les hommes : car vous les verrez bien
plus comme vous les ferez que comme ils seront
d'eux-mêmes. Vous donnerez le ton à tous ceux
qui vivront avec vous; ils vous fuiront ou vous
deviendront semblables, et tout ce que vous aurez
vu n'aura peut-être rien de pareil dans le reste du
monde.
Venons maintenant à moi, cousine, à moi
qu'un même sang, un même âge, et surtout
une parfaite conformité de goûts et d'humeurs.
LETTRE V 27
avec des tempéramens contraires, unit à toi dès
l'enfance.
Congiunti eran gl' alberghi.
Ma più congiunti i cori :
Conforme era l' etate.
Ma 'l pensier più conforme.
Que penses-tu qu'ait produit sur celle qui a
passé sa vie avec toi cette charmante influence
qui se fait sentir à tout ce qui t'approche? Crois-tu
qu'il puisse ne régner entre nous qu'une union
commune ? Mes yeux ne te rendent-ils pas la douce
joie que je prends chaque jour dans les tiens en
nous abordant? Ne lis-tu pas dans mon cœur
attendri le plaisir de partager tes peines et de
pleurer avec toi ? Puis-je oublier que, dans les
premiers transports d'un amour naissant, l'amitié
ne te fut point importune, et que les murmures de
ton amant ne purent t'engager à m'éloigner de
toi et à me dérober le spectacle de ta foiblesse ?
Ce moment fut critique, ma Julie ; je sais ce que
vaut dans ton cœur modeste le sacrifice d'une
honte qui n'est pas réciproque. Jamais je n'eusse
été ta confidente si j'eusse été ton amie à demi,
et nos âmes se sont trop bien senties en s'unissant
pour que rien les puisse désormais séparer.
Qu'est-ce qui rend les amitiés si tièdes et si
peu durables entre les femmes, je dis entre celles
qui sauroient aimer? Ce sont les intérêts de l'a-
mour, c'est l'empire de la beauté, c'est la jalousie
28 SECONDE PARTIE
des conquêtes; or, si rien de tout cela nous eût
pu diviser, cette division seroit déjà faite. Mais
quand mon cœur seroit moins inepte à l'amour,
quand j'ignorerois que vos feux sont de nature à
ne s'éteindre qu'avec la vie, ton amant est mon
ami, c'est-à-dire mon frère; et qui vit jamais finir
par l'amour une véritable amitié ? Pour M. d'Orbe,
assurément il aura longtemps à se louer de tes
sentimens avant que je songe à m'en plaindre, et
je ne suis pas plus tentée de le retenir par force
que toi de me l'arracher. Eh ! mon enfant, plût
au Ciel qu'au prix de son attachement je te pusse
guérir du tien ! je le garde avec plaisir, je le cé-
derois avec joie.
A l'égard des prétentions sur la figure, j'en puis
avoir tant qu'il me plaira ; tu n'es pas fille à me les
disputer, et je suis bien sûre qu'il ne t'entra de tes
jours dans l'esprit de savoir qui de nous deux est
la plus jolie. Je n'ai pas été tout à fait si indiffé-
rente ; je sais là-dessus à quoi m'en tenir, sans en
avoir le moindre chagrin. Il me semble même que
j'en suis plus fière que jalouse : car enfin les
charmes de ton visage, n'étant pas ceux qu'il fau-
droit au mien, ne m'ôtent rien de ce que j'ai, et
je me trouve encore belle de ta beauté, aimable
de tes grâces, ornée de tes talens; je me pare de
toutes tes perfections, et c'est en toi que je place
mon amour-propre le mieux entendu. Je n'aime-
rois pourtant guère à faire peur pour mon compte,
LETTRE V 29
mais je suis assez jolie pour le besoin que j'ai de
l'être. Tout le reste m'est inutile, et je n'ai pas
besoin d'être humble pour te céder.
Tu t'impatientes de savoir à quoi j'en veux venir.
Le voici : je ne puis te donner le conseil que tu
me demandes, je t'en ai dit la raison; mais le
parti que tu prendras pour toi, tu le prendras en
même temps pour ton amie; et, quel que soit ton
destin, je suis déterminée à le partager. Si tu pars,
je te suis; si tu restes, je reste : j'en ai formé
l'inébranlable résolution; je le dois, rien ne m'en
peut détourner. Ma fatale indulgence a causé ta
perte, ton sort doit être le mien; et, puisque nous
fûmes inséparables dès l'enfance, ma Julie, il faut
l'être jusqu'au tombeau.
Tu trouveras, je le prévois, beaucoup d'étour-
derie dans ce projet; mais, au fond, il est plus
sensé qu'il ne semble, et je n'ai pas les mêmes
motifs d'irrésolution que toi. Premièrement, quant
à ma famille, si je quitte un père facile, je quitte
un père assez indifférent, qui laisse faire à ses en-
fans tout ce qui leur plaît, plus par négligence
que par tendresse : car tu sais que les affaires de
l'Europe l'occupent beaucoup plus que les siennes,
et que sa fille lui est bien moins chère que la
Pragmatique. D'ailleurs, je ne suis pas, comme
toi, fille unique; et, avec les enfans qui lui reste-
ront, à peine saura-t-il s'il lui en manque un.
J'abandonne un mariage prêt à conclure ?Ma/ico
3o SECONDE PARTIE
maie, ma chère; c'est à M. d'Orbe, s'il m'aime,
à s'en consoler. Pour moi, quoique j'estime son
caractère, que je ne sois pas sans attachement
pour sa personne , et que je regrette en lui un
fort honnête homme, il ne m'est rien auprès de
ma Julie. Dis-moi, mon enfant, l'âme a-t-elle un
sexe? En vérité, je ne le sens guère à la mienne.
Je puis avoir des fantaisies, mais fort peu d'a-
mour. Un mari peut m'étre utile, mais il ne sera
jamais pour moi qu'un mari; et de ceux-là, libre
encore et passable comme je suis, j'en puis trouver
un par tout le monde.
Prends bien garde, cousine, que, quoique je
n'hésite point, ce n'est pas à dire que tu ne
doives point hésiter, ni que je veuille t'insinuer
de prendre le parti que je prendrai si tu pars. La
différence est grande entre nous, et tes devoirs
sont beaucoup plus rigoureux que les miens. Tu
sais encore qu'une affection presque unique rem-
plit mon cœur et absorbe si bien tous les autres
sentimens qu'ils y sont comme anéantis. Une
invincible et douce habitude m'attache à toi dès
mon enfance ; je n'aime parfaitement que toi
seule, et, si j'ai quelque lien à rompre en te sui-
vant, je m'encouragerai par ton exemple. Je me
dirai : « J'imite Julie », et me croirai justifiée.
ILLET DE JULIE A CLAIRE
3i
BILLET DE JULIE A CLAIRE
Je t'entends, amie incomparable, et je te re-
mercie. Au moins une fois j'aurai fait mon devoir,
et ne serai pas en tout indigne de toi.
LETTRE VI
De Julie à mylord Edouard.
Votre lettre, Mylord, me pénètre d'attendris-
sement et d'admiration. L'ami que vous daignez
protéger n'y sera pas moins sensible, quand il
saura tout ce que vous avez voulu faire pour nous.
Hélas ! il n'y a que les infortunés qui sentent le
prix des âmes bienfaisantes. Nous ne savons déjà
qu'à trop de titres tout ce que vaut la vôtre, et
vos vertus héroïques nous toucheront toujours,
mais elles ne nous surprendront plus.
Qu'il me seroit doux d'être heureuse sous les
auspices d'un ami si généreux, et de tenir de ses
bienfaits le bonheur que la fortune m'a refusé !
Mais, Mylord, je le vois avec désespoir, elle
trompe vos bons desseins; mon sort cruel l'em-
porte sur votre zèle, et la douce image des biens
que vous m'offrez ne sert qu'à m'en rendre la pri-
32 SECONDE TAllTIE
vation plus sensible. Vous donnez une retraite
agréable et sûre à deux amans persécutés ; vous y
rendez leurs feux légitimes, leur union solennelle,
et je sais que, sous votre garde, j'échapperois
aisément aux poursuites d'une famille irritée. C'est
beaucoup pour l'amour; est-ce assez pour la féli-
cité? Non : si vous voulez que je sois paisible et
contente, donnez-moi quelque asile plus sûr en-
core, où l'on puisse échapper à la honte et au re-
pentir. Vous allez au-devant de nos besoins, et,
par une générosité sans exemple, vous vous privez,
pour notre entretien, d'une partie des biens desti-
nés au vôtre. Plus riche, plus honorée de vos
bienfaits que de mon patrimoine, je puis tout re-
couvrer près de vous, et vous daignerez me tenir
lieu de père. Ah ! Mylord, serai-je digne d'en
trouver un, après avoir abandonné celui que m'a
donné la nature?
Voilà la source des reproches d'une conscience
épouvantée et des murmures secrets qui déchirent
mon cœur. Il ne s'agit pas de savoir si j'ai droit
de disposer de moi contre le gré des auteurs de
mes jours, mais si j'en puis disposer sans les affli-
ger mortellement, si je puis les fuir sans les mettre
au désespoir. Hélas ! il vaudroit autant consulter
si j'ai droit de leur ôter la vie. Depuis quand la
vertu pèse-l-elle ainsi les droits du sang et de la
nature? Depuis quand un cœur sensible marque-
t-il avec tant de soin les bornes de la recon-
LETTRE VI
33
noissance ? N'est-ce pas être déjà coupable que de
vouloir aller jusqu'au point où l'on commence à
le devenir ? et cherche-t-on si scrupuleusement le
terme de ses devoirs quand on n'est point tenté
de le passer? Qui? moi? j'abandonnerois impi-
toyablement ceux par qui je respire, ceux qui me
conservent la vie qu'ils m'ont donnée et me la
rendent chère; ceux qui n'ont d'autre espoir,
d'autre plaisir qu'en moi seule; un père presque
sexagénaire, une mère toujours languissante!
Moi, leur unique enfant, je les laisserois sans assis-
tance dans la solitude et les ennuis de la vieillesse,
quand il est temps de leur rendre les tendres soins
qu'ils m'ont prodigués! je livrerois leurs derniers
jours à la honte, aux regrets, aux pleurs ! La ter-
reur, le cri de ma conscience agitée, me pein-
droient sans cesse mon père et ma mère expirans
sans consolation, et maudissant la fille ingrate qui
les délaisse et les déshonore ! Non, Mylord, la
vertu que j'abandonnai m'abandonne à son tour,
et ne dit plus rien à mon cœur; mais cette idée
horrible me parle à sa place; elle mesuivroit pour
mon tourment à chaque instant de mes jours, et
me rendroit misérable au sein du bonheur. Enfin,
si tel est mon destin qu'il faille livrer le reste de
ma vie aux remords, celui-là seul est trop affreux
pour le supporter; j'aime mieux braver tous les
autres.
Je ne puis répondre à vos raisons, je l'avoue; je
Noiirelle Hcloïse. II. 5
34 StCONDE PARTIE
n'ai que trop de penchant à les trouver bonnes.
Mais, Mylord, vous n'êtes pas marié : ne sentez-
vous point qu'il faut être père pour avoir le droit
de conseiller les enfans d'autrui? Quant à moi,
mon parti est pris : mes parens me rendront mal-
heureuse, je le sais bien; mais il me sera moins
cruel de gémir dans mon infortune que d'avoir
causé la leur, et je ne déserterai jamais la maison
paternelle. Va donc', douce chimère d'une âme
sensible, félicité si charmante et si désirée, va te
perdre dans la nuit des songes : tu n'auras plus
de réalité pour moi. Et vous, ami trop généreux,
oubliez vos aimables projets, et qu'il n'en reste de
trace qu'au fond d'un cœur trop reconnoissant
pour en perdre le souvenir. Si l'excès de nos maux
ne décourage point votre grande âme, si vos
généreuses bontés ne sont point épuisées, il vous
reste de quoi les exercer avec gloire; et celui que
vous honorez du titre de votre ami peut, par vos
soins, mériter de le devenir. Ne jugez pas de lui
par l'état où vous le voyez : son égarement ne
vient point de lâcheté, mais d'un génie ardent et
fier qui se roidit contre la fortune. Il y a souvent
plus de stupidité que de courage dans une con-
stance apparente; le vulgaire ne connoît point de
violentes douleurs, et les grandes passions ne ger-
ment guère chez les hommes foibles. Hélas ! il a
mis dans la sienne cette énergie de sentimens qui
caractérise les âmes nobles, et c'est ce qui fait
LETTRE VI B5
aujourd'hui ma honte et mon désespoir. Myloid,
daignez le croire, s'il n'étoit qu'un homme ordi-
naire, Julie n'eût point péri.
Non, non, cette affection secrète qui prévint en
vous une estime éclairée ne vous a point trompé.
Il est digne de tout ce que vous avez fait pour lui
sans le bien connoître; vous ferez plus encore,
s'il est possible, après l'avoir connu. Oui, soyez
son consolateur, son protecteur, son ami, son
père; c'est à la fois pour vous et pour lui que je
vous en conjure : il justifiera votre confiance, il
honorera vos bienfaits, il pratiquera vos leçons, il
imitera vos vertus, il apprendra de vous la sagesse.
Ah ! Mylord, s'il devient entre vos mains tout ce
qu'il peut être, que vous serez fier un jour de votre
ouvrage !
LETTRE VII
De Julie.
Et toi aussi, mon doux ami ! et toi, l'unique
espoir de mon cœur, tu viens le percer encore
quand il se meurt de tristesse? J'étois préparée
aux coups de la fortune, de longs pressentimens
me les avoient annoncés : je les aurois supportés
avec patience; mais toi pour qui je les souffre!...
Ah ! ceux qui me viennent de loi me sont seuls
36 SECONDE PARTIE
insupportables, et il m'est affreux de voir aggraver
mes peines par celui qui devoit me les rendre
chères. Que de douces consolations je m'étois
promises qui s'évanouissent avec ton courage !
Combien de fois je me flattai que ta force anime-
roit ma langueur, que ton mérite effaceroit ma
faute, que tes vertus relcveroient mon âme abat-
tue ! Combien de fois j'essuyai mes larmes amères
en me disant : « Je souffre pour lui, mais il en est
digne; je suis coupable, mais il est vertueux;
mille ennuis m'assiègent, mais sa constance me
soutient, et je trouve au fond de son cœur le
dédommagement de toutes mes pertes ! » Vain
espoir que la première épreuve a détruit! Où est
maintenant cet amour sublime qui sait élever tous
les sentimens et faire éclater la vertu? Où sont ces
fières maximes ? Qu'est devenue cette imitation
des grands hommes? Où est ce philosophe que le
malheur ne peut ébranler, et qui succombe au
premier accident qui le sépare de sa maîtresse?
Quel prétexte excusera désormais ma honte à mes
propres yeux, quand je ne vois plus dans celui qui
m'a séduite qu'un homme sans courage, amolli
par les plaisirs, qu'un cœur lâche, abattu par les
premiers revers, qu'un insensé qui renonce à la
raison sitôt qu'il a besoin d'elle? O Dieu! dans
ce comble d'humiliation devois-je me voir réduite
à rougir de mon choix aulanl que de ma foi-
blcssc ?
LETTRE VII 37
Regarde à quel point tu t'oublies : ton àme
égarée et rampante s'abaisse jusqu'à la cruauté !
tu m'oses faire des reproches ! tu t'oses plaindre
de moi!... de ta Julie!... Barbare!... comment
tes remords n'ont-ils pas retenu ta main ? com-
ment les plus doux témoignages du plus tendre
amour qui fut jamais t'ont-ils laissé le courage de
m'outrager? Ah! si tu pouvois douter de mon
cœur, que le tien seroit méprisable!... Mais non,
tu n'en doutes pas, tu n'en peux douter, j'en puis
défier ta fureur; et, dans cet instant même où je
hais ton injustice, tu vois trop bien la source du
premier mouvement de colère que j'éprouvai de
ma vie.
Peux-tu t'en prendre à moi si je me suis perdue
par une aveugle confiance, et si mes desseins n'ont
point réussi ? Que tu rougirois de tes duretés si tu
connoissois quel espoir m'avoit séduite, quels
projets j'osai former pour ton bonheur et le mien,
et comment ils se sont évanouis avec toutes mes
espérances ! Quelque jour, j'ose m'en flatter en-
core, tu pourras en savoir davantage, et tes re-
grets me vengeront alors de tes reproches. Tu
sais la défense de mon père ; tu n'ignores pas les
discours publics; j'en prévis les conséquences, je
te les fis exposer, tu les sentis comme nous; et,
pour nous conserver l'un à l'autre, il fallut nous
soumettre au sort qui nous séparoit.
Je t'ai donc chassé, comme tu l'oses dire! Mais
38 SECONDE PARTIE
pour qui l'ai- je fait, amant sans délicatesse?
Ingrat ! c'est pour un cœur bien plus honnête
qu'il ne croit l'être, et qui mourroit mille fois
plutôt que de me voir avilie. Dis-moi, que devien-
dras-tu quand je serai livrée à l'opprobe? Espères-
tu pouvoir supporter le spectacle de mon déshon-
neur? Viens, cruel, si tu le crois, viens recevoir le
sacrifice de ma réputation avec autant de courage
que je puis te l'offrir. Viens, ne crains pas d'être
désavoué de celle à qui tu fus cher. Je suis prête
à déclarer à la face du ciel et des hommes tout ce
que nous avons senti l'un pour l'autre; je suis
prête à te nommer hautement mon amant, à
mourir dans tes bras d'amour et de honte : j'aime
mieux que le monde entier connoisse ma tendresse
que de t'en voir douter un moment, et tes repro-
ches me sont plus amers que l'ignominie.
Finissons pour jamais ces plaintes mutuelles, je
t'en conjure; elles me sont insupportables. O
Dieu ! comment peut-on se quereller quand on
s'aime, et perdre à se tourmenter l'un l'autre des
momens où l'on a si grand besoin de consolation?
Non, mon ami, que sert de feindre un mécon-
tentement qui n'est pas? Plaignons-nous du sort,
et non de l'amour. Jamais il ne forma d'union si
parfaite; jamais il n'en forma de plus durable. Nos
âmes trop bien confondues ne sauroient plus se
séparer, et nous ne pouvons plus vivre éloignés
l'un de l'autre que comme deux parties d'un
LETTRE VII îy
même tout. Comment peux-tu donc ne sentir que
tes peines? comment ne sens-tu point celles de
ton amie ? comment n'entends-tu point dans ton
sein ses tendres gémissemens? Combien ils sont
plus douloureux que tes cris emportés! combien,
si tu partageois mes maux, ils te seroient plus
cruels que les tiens mêmes !
Tu trouves ton sort déplorable ! Considère celui
de ta Julie, et ne pleure que sur elle. Considère
dans nos communes infortunes l'état de mon sexe
et du tien, et juge qui de nous est le plus à
plaindre. Dans la force des passions, affecter
d'être insensible; en proie à mille peines, paroître
joyeuse et contente; avoir l'air serein, et l'àme
agitée; dire toujours autrement qu'on ne pense;
déguiser tout ce qu'on sent; être fausse par de-
voir, et mentir par modestie : voilà l'état habituel
de toute fille de mon âge. On passe ainsi ses
beaux jours sous la tyrannie des bienséances,
qu'aggrave enfin celle des parens dans un lien
mal assorti. Mais on gêne en vain nos inclina-
tions; le cœur ne reçoit de lois que de lui-même;
il échappe à l'esclavage, il se donne à son gré.
Sous un joug de fer que le Ciel n'impose pas, on
n'asservit qu'un corps sans àme : la personne et la
foi restent séparément engagées, et l'on force au
crime une malheureuse victime en la forçant de
manquer de part ou d'autre au devoir sacré de la
fidélité. Il en est de plus sages! Ah! je le sais.
40 SECONDE PARTIE
Elles n'ont point aimé? Qu'elles sont heureuses !
Elles résistent ? J'ai voulu résister. Elles sont plus
vertueuses? Aiment-elles mieux la vertu ? Sans toi,
sans toi seul, je l'aurois toujours aimée. Il est donc
vrai que je ne l'aime plus?... Tu m'as perdue, et
c'est moi qui te console !... Mais moi, que vais-je
devenir?... Que les consolations de l'amitié sont
foibles où manquent celles de l'amour! Qui me
consolera donc dans mes peines ? Quel sort affreux
j'envisage, moi qui, pour avoir vécu dans le crime,
ne vois plus qu'un nouveau crime dans des nœuds
abhorrés et peut-être inévitables ! Où trouverai-je
assez de larmes pour pleurer ma faute et mon
amant, si je cède? Où trouverai-je assez de force
pour résister, dans l'abattement où je suis ? Je
crois déjà voir les fureurs d'un père irrité; je crois
déjà sentir le cri de la nature émouvoir mes en-
trailles, ou l'amour gémissant déchirer mon cœur.
Privée de toi, je reste sans ressource, sans appui,
sans espoir; le passé m'avilit, le présent m'afflige,
l'avenir m'épouvante. J'ai cru tout faire pour notre
bonheur, je n'ai fait que nous rendre plus miséra-
bles en nous préparant une séparation plus cruelle.
Les vains plaisirs ne sont plus, les remords de-
m.eurent; et la honte qui m'humilie est sans dé-
dommagement.
C'est à moi, c'est à moi d'être foible et malheu-
reuse. Laisse-moi pleurer et souffrir ; mes pleurs
ne peuvent non plu^ tarir que mes fautes se répa-
LETTRE vil 41
ror, et le temps même qui guérit tout ne m'offre
(|ue de nouveaux sujets de larmes. Mais toi qui
n'as nulle violence à craindre, que la honte n'avilit
point, que rien ne force à déguiser bassement tes
sentimens; toi qui ne sens que l'atteinte du mal-
heur et jouis au moins de tes premières vertus,
comment t'oses-tu dégrader au point de soupirer
et gémir comme une femme, et de l'emporter
comme un furieux? N'est-ce pas assez du mépris
que j'ai mérité pour toi, sans l'augmenter en te
rendant méprisable toi-même, et sans m'accabler
à la fois de mon opprobre et du tien? Rappelle
donc ta fermeté, sache supporter l'infortune, et
sois homme. Sois encore, si j'ose le dire, l'amant
que Julie a choisi. Ah ! si je ne suis plus digne
d'animer ton courage, souviens-toi du moins de
ce que je fus un jour; mérite que pour toi j'aie
cessé de l'être; ne me déshonore pas deux fois.
Non, mon respectable ami, ce n'est point toi
que je reconnois dans cette lettre efféminée que je
veux à jamais oublier, et que je tiens déjà désa-
vouée par toi-même. J'espère, toute avilie, toute
confuse que je suis, j'ose espérer que mon souve-
nir n'inspire point des sentimens si bas, que mon
image règne encore avec plus de gloire dans un
cœur que je pus enflammer, et que je n'aurai point
à me reprocher, avec ma foiblesse, la lâcheté de
celui qui l'a causée.
Heuitîux dans ta disgrâce, tu trouves le plus
G
4 î s E C O N D E l' A R T 1 !•
précieux dédommagement qui soit connu des âmes
sensibles. Le Ciel dans ton malheur te donne un
ami et te laisse à douter si ce qu'il te rend ne vaut
pas mieux que ce qu'il t'ôte. Admire et chéris cet
homme trop généreux qui daigne, aux dépens de
son repos, prendre soin de tes jours et de ta raison.
Quetu serois ému si tu savois tout ce qu'il a voulu
faire pour toi ! Mais que sert d'animer ta recon-
noissance en aigrissant tes douleurs? Tu n'as pas
besoin de savoir à quel point il t'aime pour
connoître tout ce qu'il vaut ; et tu ne peux l'estimer
comme il le mérite sans l'aimer comme tu le dois.
LETTRE VIII
De Claire.
Vous avez plus d'amour que de délicatesse, et
savez mieux faire des sacrifices que les faire valoir.
Y pensez-vous d'écrire à Julie sur un ton de re-
proches dans l'état où elle est? et, parce que vous
souffrez, faut-il vous en prendre à elle qui souffre
encore plus? Je vous l'ai dit mille fois, je ne vis de
ma vie un amant si grondeur que vous ; toujours
prêt à disputer sur tout, l'amour n'est pour vous
qu'un état de guerre ; ou, si quelquefois vous êtes
docile, c'est pour vous plaindre ensuite de l'avoir
LETTRE VIN 43
été. Oli ! que de pareils amans sont à craindre ! et
que je m'estime heureuse de n'en avoir jamais
voulu que de ceux qu'on peut congédier quand on
veut, sans qu'il en coûte une larme à personne!
Crovez-moi, changez de langage avec Julie, si
vous voulez qu'elle vive; c'en est trop pour elle
de supporter à la fois sa peine et vos mécontente-
mens. Apprenez une fois à ménager ce cœur trop
sensible ; vous lui devez les plus tendres consola-
tions : craignez d'augmenter vos maux à force de
vous en plaindre, ou du moins ne vous en plai-
gnez qu'à moi, qui suis Tunique auteur de votre
éloignement. Oui, mon ami, vous avez deviné
juste : je lui ai suggéré le parti qu'exigeoit son
honneur en péril, ou plutôt je l'ai forcée à le
prendre en exagérant le danger; je vous ai déter-
miné vous-même, et chacun a rempli son devoir.
J'ai plus fait encore : je l'ai détournée d'accepter
les offres de mylord Edouard ; je vous ai empêché
d'être heureux, mais le bonheur de Julie m'est
plus cher que le vôtre. Je savois qu'elle ne pou-
voit être heureuse après avoir livré ses parens à la
honte et au désespoir ; et j'ai peine à comprendre,
par rapport à vous-même, quel bonheur vous pour-
riez goûter aux dépens du sien.
Quoi qu'il en soit, voilà ma conduite et mes
torts; et, puisque vous vous plaisez à quereller
ceux qui vous aiment, voilà de quoi vous en pren-
dre à moi seule ; si ce n'e^t pas cesser d'être ingrat,
44 SECONDE PARTIE
c'est au moins cesser d'être injuste. Pour moi, de
cjuelciue manière cjue vous en usiez, je serai tou-
jours la même envers vous; vous me serez cher
tant c[ue Julie vous aimera, et je dirois davantage
s'il étoit possible. Je ne merepens d'avoir ni favo-
risé ni combattu votre amour. Le pur zèle de
l'amitié, cjui m'a toujours guidée, me justifie éga-
lement dans ce que j'ai fait pour vous et contre
vous; et, si quelquefois je m'intéressai pour vos
feux plus peut-être qu'il ne sembloit me convenir,
le témoignage de mon cœur suffit à mon repos :
je ne rougirai jamais des services que j'ai pu rendre
à mon amie, et ne me reproche que leur inutilité.
Je n'ai pas oublié ce que vous m'avez appris
autrefois de la constance du sage dans les dis-
grâces, et je pourrois, ce me semble, vous en
rappeler à propos quelques maximes; mais l'exem-
ple de Julie m'apprend qu'une fille de mon âge
est pour un philosophe du vôtre un aussi mauvais
précepteur qu'un dangereux disciple, et il ne me
conviendroit pas de donner des leçons à mon
maître.
LETTRE iX 45
LETTRE IX
De mylord Edouard à Julie.
Nous l'emportons, charmante Julie; une erreur
de notre ami l'a ramené à la raison. La honte de
s'être mis un moment dans son tort a dissipé toute
sa fureur, et l'a rendu si docile que nous en ferons
désormais tout ce qu'il nous plaira. Je vois avec
plaisir que la faute qu'il se reproche lui laisse plus
de regret que de dépit; et je connois qu'il m'aime,
en ce qu'il est humble et confus en ma présence,
mais non pas embarrassé ni contraint. Il sent trop
bien son injustice pour que je m'en souvienne; et
des torts ainsi reconnus font plus d'honneur à celui
qui les répare qu'à celui qui les pardonne.
J'ai profité de cette révolution et de l'elfet
qu'elle a produit pour prendre avec lui quelques
arrangemens nécessaires avant de nous séparer,
car je ne puis ditîérer mon départ plus longtemps.
Comme je compte revenir l'été prochain, nous
sommes convenus qu'il iroit m'attendre à Paiis,et
qu'ensuite nous irions ensemble en Angleterre.
Londres est le seul théâtre digne des grands ta-
lens, et oii leur carrière est le plus étendue' ; les
I . C'est avoir une étrange prévention pour son pays :
car je n'entends pas dire qu'il y en ait au monde où, gêné-
46 SE CON DE PARTIE
siens sont supérieurs à bien des égards, et je ne
désespère pas de lui voir faire en peu de temps, à
l'aide de quelques amis, un chemin digne de son
mérite Je vous expliquerai mes vues plus en dé-
tail à mon passage auprès de vous. En attendant,
vous sentez qu'à force de succès on peut lever bien
des difficultés, et qu'il y a des degrés de considé-
ration qui peuvent compenser la naissance, même
dans l'esprit de votre père. C'est, ce me semble,
le seul expédient qui reste à tenter pour votre bon-
heur et le sien, puisque le sort et les préjugés vous
ont ôté tous les autres.
J'ai écrit à Regianino de venir me joindre en
poste, pour profiter de lui pendant huit ou dix
jours que je passe encore avec notre ami. Sa tris-
tesseest trop profondepour laisser placé àbeaucoup
d'entretien; la musique remplira les vides du si-
lence, le laissera rêver, et changera par degrés sa
douleur en mélancolie. J'attends cet état pour le
ralemenl parlant, les étrangers soient moins bien reçus et
trouvent plus d'obstacles à s'avancer qu'en Angleterre. Par
le goût de la nation, ils n'y sont favorisés en rien; par la
forme du gouvernement, ils n'y sauroient parvenir à rien.
Mais convenons aussi que l'Anglois ne va guère demander
aux autres l'hospitalité qu'il leur refuse chez lui. Dans quelle
cour, hors celle de Londres, voit-on ramper lâchement ces
fiers insulaires? Dans quel pays, hors le leur, vont-ils cher-
cher à s'enrichir? Ils sont durs, il est vrai; cette dureté ne
me déplaît pas quand elle marche avec la justice. .le trouve
beau qu'ils ne soient qu'Angiois, puisqu'ils n'ont pa^. besoin
d'être hommes.
I.A PROVOCATION
[ Nouvelle Héloise, Partie il
LETTRE IX 47
livrera lui-même, je ii'oserois m'y lier auparavant.
Pour Regianino, je vous le rendrai en repassant,
et ne le reprendrai qu'à mon retour d'Italie, temps
où, sur les progrès que vous avez déjà faits toutes
deux, je juge qu'il ne vous sera plus nécessaire.
Quant à présent, sûrement il vous est inutile, et
je ne vous prive de rien en vous l'otant pour quel-
ques jours.
LETTRE X
A Claire.
Pourquoi faut-il que j'ouvre enfin les yeux sur
moi? Que ne les ai-je fermés pour toujours plutôt
que de voir l'avilissement où je suis tombé, plutôt
que de me trouver le dernier des hommes, après
en avoir été le plus fortuné ! Aimable et généreuse
amie, qui fûtes si souvent mon refuge, j'ose encore
verser ma honte et mes peines dans votre cœur
compatissant; j'ose encore implorer vos consola-
tions contre le sentiment de ma propre indignité;
j'ose recourir à vous quand je suis abandonné de
moi-même. Ciel ! comment un homme aussi mépri-
sable a-t-il pu jamais être aimé d'elle? ou com-
ment un feu si divin n'a-t-il point épuré mon âme?
Qii'elle doit maintenant rougir de son choix, celle
que je ne suis plus digne de nommer ! qu'elle doit
48 SECONDE PARTIE
gémir de voir profaner son image dans un cœur
si rampant et si bas ! qu'elle doit de dédains et de
haine à celui qui put l'aimer et n'être qu'un lâche!
Connoissez toutes mes erreurs, charmante cou-
sine ' ; connoissez mon crime et mon repentir :
soyez mon juge, et que je meure; ou soyez mon
intercesseur, et que l'objet qui fait mon sort daigne
encore en être l'arbitre.
Je ne vous parlerai point de l'effet que produisit
sur moi cette séparation imprévue ; je ne vous
dirai rien de ma douleur stiipide et de mon insensé
désespoir : vous n'en jugerez que trop par l'égare-
ment inconcevable où l'un et l'autre m'ont en-
traîné. Plus je sentois l'horreur de mon état, moins
j'imaginois qu'il fût possible de renoncer volontai-
rement à Julie; et l'amertume de ce sentiment,
jointe à l'étonnante générosité de mylord Edouard,
me fît naître des soupçons que je ne me rappel-
lerai jamais sans horreur, et que je ne puis oublier
sans ingratitude envers l'ami qui me les pardonne.
En rapprochant dans mon délire toutes les cir-
constances de mon départ, j'y crus reconnoître un
dessein prémédité, et j'osai l'attribuer au plus ver-
tueux des hommes. A peine ce doute affreux me
fut-il entré dans l'esprit que tout me sembla le
confirmer. La conversation de mylord avec le ba-
I. A l'imitation de Julie, il l'appeloit ma cousine; et, à
rimiiation de Julie, Claire l'appeloit mon ami.
LETTRE X 49
ion d'Étange, le ton peu insinuant que je l'accu-
sois d'y avoir affecté, la querelle qui en dériva, la
défense de me voir, la résolution prise de me faire
partir, la diligence et le secret des préparatifs,
l'entretien qu'il eut avec moi la veille, enfin la ra-
pidité avec laquelle je fus plutôt enlevé qu'em-
mené, tout me sembloit prouver de la part de
mylord un projet formé de m'écarter de Julie; et
le retour que je savois qu'il devoit faire auprès
d'elle achevoit, selon moi, de me déceler le but
de ses soins. Je résolus pourtant de m'éclaircir
encore mieux avant d'éclater, et, dans ce dessein,
je me bornai à examiner les choses avec plus d'at-
tention. Mais tout redoubloit mes ridicules soup-
çons, et le zèle de l'humanité ne lui inspiroit rien
d'honnête en ma faveur dont mon aveugle ja-
lousie ne tirât quelque indice de trahison. A Be-
sançon je sus qu'il avoit écrit à Julie sans me
communiquer sa lettre, sans m'en parler. Je me
tins alors suffisamment convaincu, et je n'attendis
que la réponse, dont j'espérois bien le trouver
mécontent, pour avoir avec lui l'éclaircissement
que je méditois.
Hier au soir nous rentrâmes assez tard, et je
sus qu'il y avoit un paquet venu de Suisse, dont il
ne me parla point en nous séparant. Je lui laissai
le temps de l'ouvrir; je l'entendis de ma chambre
murmurer en lisant quelques mots. Je prêtai
l'oreille attentivement. « Ah ! Julie, disoit-il en
Nourelle Héloïse. II. 7
Do SECONDE HARTIE
phrases interrompues, j'ai voulu vous rendre heu-
reuse... je respecte votre vertu... mais je plains
votre erreur. >> A ces mots et d'autres semblables
que je distinguai parfaitement, je ne fus plus
maître de moi ; je pris mon épée sous mon bras;
j'ouvris ou plutôt j'enfonçai la porte ; j'entrai
comme un furieux. Non, je ne souillerai point ce
papier ni vos regards des injures que me dicta la
rage pour le porter à se battre avec moi sur-le-
champ.
O ma cousine 1 c'est là surtout que je pus recon-
noître l'empire de la véritable sagesse, même sur
les hommes les plus sensibles, quand ils veulent
écouter sa voix. D'abord il ne put rien comprendre
à mes discours, et il les prit pour un vrai délire;
mais la trahison dont je l'accusois, les desseins
secrets que je lui reprochois, cette lettre de Julie
qu'il tenoit encore, et dont je lui parlois sans cesse,
lui firent connoître enfin le sujet de ma fureur. Il
sourit; puis il me dit froidement : « Vous avez perdu
la raison, et je ne me bats point contre un insensé.
Ouvrez les yeux, aveugle que vous êtes, ajouta-t-il
d'un ton plus doux; est-ce bien moi que vous ac-
cusez de vous trahir? » Je sentis dans l'accent de ce
discours je ne sais quoi qui n'étoit pas d'un perfide ;
le son de sa voix me remua le cœur; je n'eus pas
jeté les yeux sur les siens que tous mes soupçons
se dissipèrent, et je commençai de voir avec effroi
mon extravagance.
LETTRE X 5i
Il s'aperçut à l'instant de ce changement, il me
tendit la main. « Venez, me dit-il ; si votre retour
n'eût précédé ma justification, je ne vous aurois vu
de ma vie. A présent que vous êtes raisonnable,
lisez cette lettre, et connoissez une fois vos amis. »
Je voulus refuser de la lire; mais l'ascendant que
tant d'avantages lui donnoient sur moi le lui fit
exiger d'un ton d'autorité que, malgré mes ombra-
ges dissipés, mon désir secret n'appuyoit que trop.
Imaginez en quel état je me trouvai après cette
lecture, qui m'apprit les bienfaits inouïs de celui
que j'osois calomnier avec tant d'indignité. Je me
précipitai à ses pieds, et, le cœur chargé d'admi-
ration, de regrets et de honte, je serrois ses ge-
noux de toute ma force sans pouvoir proférer un
seul mot. Il reçut mon repentir comme il avoit
reçu mes outrages, et n'exigea de moi, pour prix
du pardon qu'il daigna m'accorder, que de ne
m'opposer jamais au bien qu'il voudroit me faire.
Ah ! qu'il fasse désormais ce qu'il lui plaira : son
âme sublime est au-dessus de celles des hommes,
et il n'est pas plus permis de résister à ses bienfaits
qu'à ceux de la Divinité.
Ensuite il me remit les deux lettres qui s'adres-
soient à moi, lesquelles il n'avoit pas voulu me
donner avant d'avoir lu la sienne et d'être instruit
delà résolution de votre cousiiie. Je vis, en les li-
sant, quelle amante et quelle amie le Ciel m'a
données; je vis combien il a rassemblé de senti-
52 SECONDE PARTIE
mens et de vertus autour de moi pour rendre mes
remords plus amers et ma bassesse plus méprisable.
Dites, quelle est donc cette mortelle unique dont
le moindre empire est dans sa beauté, et qui, sem-
blable aux puissances éternelles, se fait également
adorer et par les biens et par les maux qu'elle fait ?
Hélas ! elle m'a tout ravi, la cruelle, et je l'en aime
davantage: plus elle me rend malheureux, plus je
la trouve parfaite. Il semble que tous les tourmens
qu'elle me cause soient pour elle un nouveau mé-
rite auprès de moi. Le sacrifice qu'elle vient de
faire aux sentimens de la nature me désole et
m'enchante ; il augmente à mes yeux le prix de
celui qu'elle a fait à l'amour: non, son cœur ne
sait rien refuser qui ne fasse valoir ce qu'il accorde.
Et vous, digne et charmante cousine, vous,
unique et parfait modèle d'amitié, qu'on citera
seule entre toutes les femmes, et que les cœurs
qui ne ressemblent pas au vôtre oseront traiter de
chimère; ah! ne me parlez plus de philosophie :
je méprise ce trompeur étalage qui ne consiste
qu'en vains discours, ce fantôme qui n'est qu'une
ombre, qui nous excite à menacer de loin les pas-
sions, et nous laisse comme un faux brave à leur
approche. Daignez ne pas m'abandonner à mes
égaremens; daignez rendre vos anciennes bontés à
cet infortuné qui ne les mérite plus, mais qui les
désire plus ardemment et en a plus besoin que
jamais; daignez me rappeler à moi-même, et que
LETTRE X 53
votre douce voix supplée en ce cœur malade à
celle de la raison.
Non, je l'ose espérer, je ne suis point tombé
dans un abaissement éternel; je sens ranimer en
moi ce feu pur et saint dont j'ai brûlé ; l'exemple
de tant de vertus ne sera point perdu pour celui
qui en fut l'objet, qui les aime, les admire, et veut
les imiter sans cesse. O chère amante dont je dois
honorer le choix ! ô mes amis dont je veux recou-
vrer l'estime ! mon âme se réveille et reprend
dans les vôtres sa force et sa vie. Le chaste amour
et l'amitié sublime me rendront le courage qu'un
lâche désespoir fut prêt à m'ôter; les purs senti-
mens de mon cœur me tiendront lieu de sagesse :
je serai par vous tout ce que je dois être, et je
vous forcerai d'oublier ma chute, si je puis m'en
relever un instant. Je ne sais ni ne veux savoir
quel sort le Ciel me réserve; quel qu'il puisse être,
je veux me rendre digne de celui dont j'ai joui.
Cette immortelle image que je porte en moi me
servira d'égide et rendra mon âme invulnérable
aux coups de la fortune. N'ai-je pas assez vécu
pour mon bonheur? C'est maintenant pour sa
gloire que je dois vivre. Ah ! que ne puis-je éton-
ner le monde de mes vertus, afin qu'on pût dire
un jour en les admirant : « Pouvoit-il moins faire?
il fut aimé de Julie 1 »
P. S. Des nœuds abhorrés et pcut-clrc incvi-
54 SECONDE PARTIE
tables! Que signifient ces mots? Ils sont dans sa
lettre. Claire, je m'attends à tout; je suis résigné,
prêt à supporter mon sort. Mais ces mots... Ja-
mais, quoi qu'il arrive, je ne partirai d'ici que je
n'aie eu l'explication de ces mots-là.
LETTRE XI
De Julie.
Il est donc vrai que mon âme n'est pas fermée
au plaisir, et qu'un sentiment de joie y peut péné-
trer encore ! Hélas ! je croyois depuis ton départ
n'être plus sensible qu'à la douleur; je croyois ne
savoir que souffrir loin de toi, et je n'imaginois pas
mêmedes consolations à ton absence. Tacharmante
lettre à ma cousine est venue me désabuser ; je l'ai
lueet baisée avec des larmes d'attendrissement ; elle
a répandu la fraîcheur d'une douce rosée sur mon
cœur séché d'ennuis et flétri de tristesse; et j'ai
senti, par la sérénité qui m'en est restée, que tu
n'as pas moins d'ascendant de loin que de près sur
les affections de ta Julie.
Mon ami, quel charme pour moi de te voir re-
prendre cette vigueur de sentimens qui convient
au courage d'un homme ! Je t'en estimerai davan-
tage, et m'en mépriserai moins de n'avoir pas en
LETTRE XI 55
tout avili la dignité d'un amour honnête, ni cor-
rompu deux cœurs à la fois. Je te dirai plus, à
présent que nous pouvons parler librement de nos
affaires : ce qui aggravoit mon désespoir étoit de
voir que le tien nous ôtoit la seule ressource qui
pouvoit nous rester dans l'usage de tes talens. Tu
connois maintenant le digne ami que le Ciel t'a
donné : ce ne seroit pas trop de ta vie entière pour
mériter ses bienfaits ; ce ne sera jamais assez pour
réparer l'offense que tu viens de lui faire, et j'es-
père que tu n'auras plus besoin d'autre leçon pour
contenir ton imagination fougueuse. C'est sous les
auspices de cet homme respectable que tu vas
entrer dans le monde; c'est à l'appui de son cré-
dit, c'est guidé par son expérience, que tu vas
tenter de venger le mérite oublié des rigueurs de
la fortune. Fais pour lui ce que tu ne ferois pas
pour toi ; tâche au moins d'honorer ses bontés en
ne les rendant pas inutiles. Vois quelle riante
perspective s'offre encore à toi ; vois quels succès tu
dois espérer dans une carrière où tout concourt à
favoriser ton zèle. Le Ciel t'a prodigué ses dons;
ton heureux naturel, cultivé par ton goût, t'a doué
de tous les talens; à moins de vingt-quatre ans tu
joins les grâces de ton âge à la maturité qui dédom-
mage plus tard du progrès des ans :
Frutto scnile in su 'l giovenil fiore.
L'étude n'a point émou^'^é la vivacité ni appe-
56 SECONDE PARTIE
santi ta personne; la fade galanterie n'a point
rétréci ton esprit ni hébété ta raison; l'ardent
amour, en t'inspirant tous les sentimens sublimes
dont il est le père, t'a donné cette élévation d'i-
dées et cette justesse de sens ' qui en sont insé-
parables. A sa douce chaleur j'ai vu ton âme dé-
ployer ses brillantes facultés, comme une fleur
s'ouvre aux rayons du soleil : tu as à la fois tout
ce qui mène à la fortune et tout ce qui la fait mé-
priser. Il ne te manquoit, pour obtenir les honneurs
du monde, que d'y daigner prétendre, et j'espère
qu'un objet plus cher à ton cœur te donnera pour
eux le zèle dont ils ne sont pas dignes.
O mon doux ami, tu vas t'éloigner de moi!...
ô mon bien-aimé, tu vas fuir ta Julie ! . . . Il le faut ;
il faut nous séparer si nous voulons nous revoir
heureux un jour, et l'effet des soins que tu vas
prendre est notre dernier espoir. Puisse une si
chère idée t'animer, te consoler, durant cette
amère et longue séparation! puisse-t-elle te don-
ner cette ardeur qui surmonte les obstacles et
dompte la fortune! Hélas! le monde et les affaires
seront pour toi des distractions continuelles et fe-
ront une utile diversion aux peines de l'absence.
Mais je vais rester abandonnée à moi seule, ou li-
vrée aux persécutions, et tout me forcera de te
I. Justesse de sens inséparable de l'amour! Bonne Julie,
elle ne brille pas ici dans le vôire.
LETTRE XI 57
regretter sans cesse : heureuse au moins si de
vaines alarmes n'aggravoient mes tourmens réels,
et si, avec mes propres maux, je ne sentois encore
en moi tous ceux auxquels tu vas l'exposer!
Je frémis en songeant aux dangers de mille es-
pèces que vont courir ta vie et tes mœurs. Je
prends en toi toute la confiance qu'un homme
peut inspirer; mais, puisque le sort nous sépare,
ah! mon ami, pourquoi n'es-tu qu'un homme?
Que de conseils te seroient nécessaires dans ce
monde inconnu où tu vas t'engager ! Ce n'est pas
à moi, jeune, sans expérience, et qui ai moins
d'étude et de réflexion que toi, qu'il appartient
de te donner là-dessus des avis : c'est un soin que
je laisse à mylord Edouard. Je me borne à te re-
commander deux choses, parce qu'elles tiennent
plus au sentiment qu'à l'expérience et que, si je
connois peu le monde, je crois bien connoître ton
cœur : n'abandonne jamais la vertu, et n'oublie
jamais ta Julie.
Je ne te rappellerai point tous ces argumens
subtils que tu m'as toi-même appris à mépriser,
qui remplissent tant de livres et n'ont jamais fait
un honnête homme. Ah! ces tristes raisonneurs,
quels doux ravissemens leurs cœurs n'ont jamais
sentis ni donnés! Laisse, mon ami, ces vains
moralistes et rentre au fond de ton âme : c'est là
que tu retrouveras toujours la source de ce feu
sacré qui nous embrasa tant de fois de l'amour des
58 SECONDE PARTIE
sublimes vertus; c'est là que tu verras ce simulacre
éternel du vrai beau dont la contemplation nous
anime d'un saint enthousiasme et que nos passions
souillent sans cesse sans pouvoir jamais l'effacer '.
Souviens-toi des larmes délicieuses qui couloient
de nos yeux, des palpitations qui suffoquoient nos
cœurs agités, des transports qui nous élevoient au-
dessus de nous-mêmes, au récit de ces vies héroï-
ques qui rendent le vice inexcusable et font l'hon-
neur de l'humanité. Veux-tu savoir laquelle est
vraiment désirable, de la fortune ou de la vertu?
Songe à celle que le cœur préfère quand son choix
est impartial; songe où l'intérêt nous porte en
lisant l'histoire. T'avisas-tu jamais de désirer les
trésors de Crésus, ni la gloire de César, ni le pou-
voir de Néron, ni les plaisirs d'Héliogabale ? Pour-
quoi, s'ils étoient heureux, tes désirs ne te met-
toient-ils pas à leur place? C'est qu'ils ne l'étoient
point, et tu le sentois bien; c'est qu'ils étoient vils
et méprisables, et qu'un méchant heureux ne fait
envie à personne. Quels hommes contemplois-tu
donc avec le plus de plaisir? desquels adorois-tu
les exemples? auxquels aurois-tu mieux aimé res-
sembler? Charme inconcevable de la beauté qui ne
périt point! c'étoit l'Athénien buvant la ciguë,
I . La véiiiable philosophie des amans est celle de Platon ;
durant le charme ils n'en ont jamais d'autre. Un homme
ému ne peut quitter ce philosophe; un lecteur froid ne peut
le souffrir.
LETTRE XI 59
c'étoit BrulLis mourant pour son pays, c'étoit Ré-
gulus au milieu des tourmens, c'étoit Caton déchi-
rant ses entrailles, c'étoient tous ces vertueux in-
fortunés qui te faisoient envie, et tu sentois au
fond de ton cœur la félicité réelle que couvroient
leurs maux apparens. Ne crois pas que ce sentiment
fût particulier à toi seul : il est celui de tous les
hommes, et souvent même en dépit d'eux. Ce di-
vin modèle que chacun de nous porte avec lui nous
enchante malgré que nous en ayons; sitôt que la
passion nous permet de le voir, nous lui voulons
ressembler; et si le plus méchant des hommes pou-
voit être un autre que lui-même, il voudroit être
un homme de bien.
Pardonne-moi ces transports, mon aimable ami ;
tu sais qu'ils me viennent de toi, et c'est à l'amour
dont je les tiens à te les rendre. Je ne veux point
t'enseigner ici tes propres maximes, mais t'en faire
un moment l'application pour voir ce qu'elles ont
à ton usage : car voici le temps de pratiquer tes
propres leçons et de montrer comment on exécute
ce que tu sais dire. S'il n'est pas question d'être un
Caton ni un Régulus, chacun pourtant doit aimer
son pays, être intègre et courageux, tenir sa foi,
même aux dépens de sa vie. Les vertus privées sont
souvent d'autant plus sublimes qu'elles n'aspirent
point à l'approbation d'autrui, mais seulement au
bon témoignage de soi-même, et la conscience du
juste lui tient lieu des louanges de l'univers. Tu
6o SE t ONDE PARTIE
sentiras donc que la grandeur de l'homme appar-
tient à tous les états et que nul ne peut être heu-
reux s'il ne jouit de sa propre estime : car si la
véritable jouissance de l'âme est dans la contem-
plation du beau, comment le méchant peut-il
l'aimer dans autrui sans être forcé de se haïr lui-
même ?
Je ne crains pas que les sens et les plaisirs gros-
siers te corrompent : ils sont des pièges peu dan-
gereux pour un cœur sensible, et il lui en faut de
plus délicats; mais je crains les maximes et les le-
çons du monde; je crains cette force terrible que
doit avoir l'exemple universel et continuel du vice;
je crains les sophismes adroits dont il se colore;
je crains enfin que ton cœur même ne t'en impose
et ne te rende moins difficile sur les moyens d'ac-
quérir une considération que tu saurois dédai-
gner si notre union n'en pouvoit être le fruit.
Je t'avertis, mon ami, de ces dangers; ta sa-
gesse fera le reste, car c'est beaucoup pour s'en
garantir que d'avoir su les prévoir. Je n'ajouterai
qu'une réflexion, qui l'emporte, à mon avis, sur la
fausse raison du vice, sur les fières erreurs des in-
sensés, et qui doit suffire pour diriger au bien la
vie de l'homme sage : c'est que la source du bon-
heur n'est tout entière ni dans l'objet désiré, ni
dans le cœur qui le possède, mais dans le rapport
de l'un et de l'autre, et que, comme tous les ob-
jets de nos désirs ne sont pas propres à produire
LETTRE XI 61
la félicité, tous les états du cœur ne sont pas pro-
pres à la sentir. Si l'âme la plus pure ne suffit pas
seule à son propre bonheur, il est plus sûr encore
que toutes les délices de la terre ne sauroient
faire celui d'un cœur dépravé : car il y a des deux
côtés une préparation nécessaire, un certain con-
cours dont résulte ce précieux sentiment recherché
de tout être sensible, et toujours ignoré du faux
sage, qui s'arrête au plaisir du moment, faute de
connoître un bonheur durable. Que serviroit donc
d'acquérir un de ces avantages aux dépens de
l'autre, de gagner au dehors pour perdre encore
plus au dedans, et de se procurer les moyens d'être
heureux en perdant l'art de les employer? Ne
vaut-il pas mieux encore, si l'on ne peut avoir
qu'un des deux, sacrifier celui que le sort peut
nous rendre à celui qu'on ne recouvre point quand
on l'a perdu? Qui le doit mieux savoir que moi,
qui n'ai fait qu'empoisonner les douceurs de ma
vie en pensant y mettre le comble? Laisse donc
dire les méchans qui montrent leur fortune et
cachent leur cœur, et sois sûr que, s'il est un seul
exemple du bonheur sur la terre, il se trouve dans
un homme de bien. Tu reçus du Ciel cet heureux
penchant à tout ce qui est bon et honnête : n'é-
coute que tes propres désirs, ne suis que tes incli-
nations naturelles; songe surtout à nos premières
amours. Tant que ces momens purs et délicieux
reviendront à ta mémoire, il n'est pas possible que
62 SECONDE PARTIE
tu cesses d'aimer ce qui te les rendit si doux, que
le charme du beau moral s'efîace dans ton âme,
ni que tu veuilles jamais obtenir ta Julie par des
moyens indignes de toi. Comment jouir d'un bien
dont on auroit perdu le goût? Non, pour pouvoir
posséder ce qu'on aime, il faut garder le même
cœur qui l'a aimé.
Me voici à mon second point, car, comme tu
vois, je n'ai pas oublié mon métier. Mon ami,
l'on peut sans amour avoir les sentimens sublimes
d'une âme forte; mais un amour tel que le nôtre
l'anime et la soutient tant qu'il brûle; sitôt qu'il
s'éteint, elle tombe en langueur, et un cœur usé
n'est plus propre à rien. Dis-moi, que serions-
nous si nous n'aimions plus? Eh! ne vaudroit-il
pas mieux cesser d'être que d'exister sans rien sen-
tir? et pourrois-tu te résoudre à traîner sur la terre
l'insipide vie d'un homme ordinaire, après avoir
goûté tous les transports qui peuvent ravir une
âme humaine? Tu vas habiter de grandes villes,
où ta figure et ton âge, encore plus que ton mé-
rite, tendront mille embûches à ta fidélité. L'insi-
nuante coquetterie affectera le langage de la ten-
dresse et te plaira sans t'abuser : tu ne chercheras
point l'amour, mais les plaisirs; tu les goûteras
séparés de lui et ne les pourras reconnoître. Je ne
sais si tu retrouveras ailleurs le cœur de Julie, mais
je te défie de jamais retrouver auprès d'une autre
ce que tu sentis auprès d'elle. L'épuisement de ton
LETTRE XI 63
âme t'annoncera le sort que je t'ai prédit; la tris-
tesse et l'ennui t'accableront au sein des amuse-
mens frivoles; le souvenir de nos premières amours
te poursuivra malgré toi; mon image, cent fois
plus belle que je ne fus jamais, viendra tout à coup
te surprendre. A l'instant le voile du dégoût cou-
vrira tous tes plaisirs, et mille regrets amers naî-
tront dans ton cœur. Mon bien-aimé, mon doux
ami, ah! si jamais tu m'oublies... hélas! je ne fe-
rai qu'en mourir; mais toi tu vivras vil et malheu-
reux, et je mourrai trop vengée.
Ne l'oublie donc jamais, cette Julie qui fut à
toi, et dont le cœur ne sera point à d'autres. Je
ne puis rien te dire de plus, dans la dépendance
où le Ciel m'a placée. Mais, après t'avoir recom-
mandé la fidélité, il est juste de te laisser de la
mienne le seul gage qui soit en mon pouvoir. J'ai
consulté, non mes devoirs, mon esprit égaré ne
les connoît plus, mais mon cœur, dernière règle
de qui n'en sauroit plus suivre, et voici le résultat
de ses inspirations : je ne t'épouserai jamais sans
le consentement de mon père, mais je n'en épou-
serai jamais un autre sans ton consentement, je
t'en donne ma parole : elle me sera sacrée, quoi
qu'il arrive, et il n'y a point de force humaine qui
puisse m'y faire manquer. Sois donc sans inquié-
tude sur ce que je puis devenir en ton absence. Va,
mon aimable ami, chercher sous les auspices du
tendre amour un sort digne de le couronner. Ma
64 SECONDE PARTIE
destinée est dans tes mains autant qu'il a dépendu
de moi de l'y mettre, et jamais elle ne changera
que de ton aveu.
LETTRE XII
A Julie.
O quai fiamina di gloria, d'onore,
Scorrer sento per tutte le vene,
Aima grande, parlando con te.
Julie, laisse-moi respirer; tu fais bouillonner
mon sang, tu me fais tressaillir, tu me fais palpi-
ter; ta lettre brûle, comme ton cœur, du saint
amour de la vertu, et tu portes au fond du mien
son ardeur céleste. Mais pourquoi tant d'exhorta-
tions où il ne falloit que des ordres? Crois que, si
je m'oublie au point d'avoir besoin de raisons pour
bien faire, au moins ce n'est pas de ta part : ta
seule volonté me suffit. Ignores-tu que je serai
toujours ce qu'il te plaira, et que je ferois le mal
même avant de pouvoir te désobéir? Oui, j'aurois
brûlé le Capitole si tu me l'avois commandé, parce
que je t'aime plus que toutes choses. Mais sais-tu
bien pourquoi je t'aime ainsi? Ah ! fille incompa-
rable, c'est parce que tu ne peux rien vouloir que
LETTRE XII 65
d'honnête, et que l'amour de la vertu rend plus
invincible celui c|ue j'ai pour tes charmes.
Je pars, encouragé par l'engagement que tu
viens de prendre, et dont tu pouvois t'épargner le
détour : car, promettre de n'être à personne sans
mon consentement, n'est-ce pas promettre de
n'être qu'à moi? Pour moi, je le dis plus libre-
ment, et je t'en donne aujourd'hui ma foi d'homme
de bien, qui ne sera point violée : j'ignore, dans
la carrière où je vais m'essayer pour te complaire,
à quel sort la fortune m'appelle, mais jamais les
nœuds de l'amour ni de l'hymen ne m'uniront à
d'autres qu'à Julie d'Étange; je ne vis, je n'existe
que pour elle, et mourrai libre ou son époux.
Adieu; l'heure presse, et je pars à l'instant.
LETTRE XIII
A Julie.
J'arrivai hier au soir à Paris, et celui qui ne
pouvoit vivre séparé de toi par deux rues en est
maintenant à plus de cent lieues. O Julie! plains-
moi, plains ton malheureux ami. Quand mon sang
en longs ruisseaux auroit tracé cette route im-
mense, elle m'eût paru moins longue, et je n'au-
rois pas senti défaillir mon âme avec plus de lan-
Nouvelk Héloïse. II. 9
66 SECONDE PARTIE
gueur. Ah! si du moins je connoissois le moment
qui doit nous rejoindre, ainsi que l'espace qui nous
sépare, je compenserois l'éloignement des lieux
par le progrès du temps, je compterois dans cha-
que jour ôté de ma vie les pas qui m'auroient rap-
proché de toi; mais cette carrière de douleurs est
couverte des ténèbres de l'avenir : le terme qui
doit la borner se dérobe à mes foibles yeux. O
doute! ô supplice! mon cœur inquiet te cherche
et ne trouve rien. Le soleil se lève et ne me rend
plus l'espoir de te voir; il se couche, et je ne t'ai
point vue; mes jours, vides de plaisirs et de joies,
s'écoulent dans une longue nuit. J'ai beau vouloir
ranimer en moi l'espérance éteinte, elle ne m'offre
qu'une ressource incertaine et des consolations
suspectes. Chère et tendre amie de mon cœur,
hélas! à quels maux faut-il m'attendre, s'ils doi-
vent égaler mon bonheur passé?
Que cette tristesse ne t'alarme pas, je t'en con-
jure; elle est l'effet passager de la solitude et des
réflexions du voyage. Ne crains point le retour de
mes premières foiblesses; mon cœur est dans ta
main, ma Julie, et, puisque tu le soutiens, il ne se
laissera plus abattre. Une des consolantes idées
qui sont le fruit de ta dernière lettre est que je me
trouve à présent porté par une double force, et,
quand l'amour auroit anéanti la mienne, je ne lais-
serois pas d'y gagner encore : car le courage qui
me vient de toi me soutient beaucoup mieux que
I
LETTRE XIII 67
je n'aurois pu me soutenir moi-même. Je suis con-
vaincu qu'il n'est pas bon que l'homme soit seul.
Les âmes humaines veulent être accouplées pour
valoir tout leur prix, et la force unie des amis,
comme celle des lames d'un aimant artificiel, est
incomparablement plus grande que la somme de
leurs forces particulières. Divine amitié! c'est là
ton triomphe. Mais qu'est-ce que la seule amitié
auprès de cette union parfaite qui joint à toute
l'énergie de l'amitié des liens cent fois plus sacrés?
Où sont-ils ces hommes grossiers qui ne prennent
les transports de l'amour que pour une fièvre des
sens, pour un désir de la nature avilie? Qu'ils
viennent, qu'ils observent, qu'ils sentent ce qui se
passe au fond de mon cœur; qu'ils voient uq
amant malheureux éloigné de ce qu'il aime, in-
certain de le revoir jamais, sans espoir de recou-
vrer sa félicité perdue, mais pourtant animé de
ces feux immortels qu'il prit dans tes yeux, et
qu'ont nourris tes sentimens sublimes; prêt à bra-
ver la fortune, à souffrir ses revers, à se voir même
privé de toi, et à faire des vertus que tu lui as in-
spirées le digne ornement de cette empreinte ado-
rable qui ne s'effacera jamais de son âme. Julie,
eh! qu'aurois-je été sans toi? La froide raison
m'eût éclairé peut-être; tiède admirateur du bien,
je l'aurois du moins aimé dans autrui. Je ferai
plus : je saurai le pratiquer avec zèle, et, pénétré
de tes sages leçons, je ferai dire un jour à ceux
68 SECONDE PARTIE
qui nous auront connus : « Oh ! quels hommes nous
serions tous si ie monde étoit plein de Jolies et de
cœurs qui les sussent aimer! »
En méditant en route sur ta dernière lettre, j'ai
résolu de rassembler en un recueil toutes celles
que tu m'as écrites, maintenant que je ne puis plus
recevoir tes avis de bouche. Quoiqu'il n'y en ait
pas une que je ne sache par cœur, et bien par
cœur, tu peux m'en croire, j'aime pourtant à les
relire sans cesse, ne fût-ce que pour revoir les
traits de cette main chérie qui seule peut faire
mon bonheur. Mais, insensiblement, le papier
s'use, et, avant qu'elles soient déchirées, je veux
les copier toutes dans un livre blanc que je viens
de choisir exprès pour cela. Il est assez gros; mais
je songe à l'avenir, et j'espère ne pas mourir assez
jeune pour me borner à ce volume. Je destine les
soirées à cette occupation charmante, et j'avance-
rai lentement pour la prolonger. Ce précieux re-
cueil ne me quittera de mes jours; il sera mon ma-
nuel dans le monde où je vais entrer; il sera pour
moi le contrepoison des maximes qu'on y respire;
il me consolera dans mes maux; il préviendra ou
corrigera mes fautes; il m'instruira durant ma jeu-
nesse; il m'édifiera dans tous les temps; et ce se-
ront, à mon avis, les premières lettres d'amour
dont on aura tiré cet usage.
Quant à la dernière, que j'ai présentement sous
les yeux, toute belle qu'elle me paroît, j'y trouve
LETTRE XIII 69
pourtant un article à retrancher. Jugement déjà
fort étrange; mais ce qui doit l'être encore plus,
c'est que cet article est précisément celui qui te
regarde, et je te reproche d'avoir même songé à
l'écrire. Que me parles-tu de fidélité, de con-
stance? Autrefois tu connoissois mieux mon amour
et ton pouvoir. Ah! Julie, inspires-tu des senti-
mens périssables?et, quand je ne t'aurois rien pro-
mis, pourrois-je cesser jamais d'être à toi? Non,
non; c'est du premier regard de tes yeux, du pre-
mier mot de ta bouche, du premier transport de
mon cœur, que s'alluma dans lui cette flamme \
éternelle que rien ne peut plus éteindre. Net'eussé-
je vue que ce premier instant, c'en étoit déjà fait,
il étoit trop tard pour pouvoir jamais t'oublier. Et
je t'oubiierois maintenant! maintenant qu'enivré
de mon bonheur passé, son seul souvenir suffit
pour me le rendre encore! maintenant qu'oppressé
du poids de tes charmes je ne respire qu'en eux!
maintenant que ma première àme est disparue et
que je suis animé de celle que tu m'as donnée!
maintenant, ô Julie! que je me dépite contre moi
de t'exprimer si mal tout ce que je sens! Ah! que
toutes les beautés de l'univers tentent de me sé-
duire, en est-il d'autres que la tienne à mes yeux?
Que tout conspire à l'arracher de mon cœur;
qu'on le perce, qu'on le déchire, qu'on brise ce
fidèle miroir de Julie, sa pure image ne cessera de
briller jusque dans le dernier fragment : rien n'est
70 SECONDE PARTIE
capable de l'y détruire. Non, la suprême puis-
sance elle-même ne sauroit aller jusque-là : elle
peut anéantir mon âme, mais non pas faire qu'elle
existe et cesse de t'adorer.
Mylord Edouard s'est chargé de te rendre
compte à son passage de ce qui me regarde et de
ses projets en ma faveur ; mais je crains qu'il ne
s'acquitte mal de cette promesse par rapport à ses
arrangemens présens. Apprends qu'il ose abuser
du droit que lui donnent sur moi ses bienfaits
pour les étendre au delà même de la bienséance.
Je me vois, par une pension qu'il n'a pas tenu à
lui de rendre irrévocable, en état de faire une
figure fort au-dessus de ma naissance ; et c'est
peut-être ce que je serai forcé de faire à Londres
pour suivre ses vues. Pour ici, où nulle affaire ne
m'attache, je continuerai de vivre à ma manière,
et ne serai point tenté d'employer en vaines dé-
penses l'excédent de mon entretien. Tu me l'as
appris, ma Julie, les premiers besoins, ou du moins
les plus sensibles, sont ceux d'un cœur bienfai-
sant; et, tant que quelqu'un manque du nécessaire,
quel honnête homme a du superflu?
LETTRE XIV 7,
LETTRE XIV
A Julie.
I J'entre avec une secrète horreur dans ce vaste
désert du monde. Ce chaos ne m'offre qu'une soli-
tude affreuse, où règne un morne silence. Mon
âme à la presse cherche à s'y répandre et se trouve
partout resserrée. « Je ne suis jamais moins seul que
quand je suis seul », disoit un ancien : moi, je ne
suis seul que dans la foule, où je ne puis être ni à
toi ni aux autres. Mon cœur voudroit parler, il sent
qu'il n'est point écouté; il voudroit répondre, on
ne lui dit rien qui puisse aller jusqu'à lui. Je n'en-
I. Sans prévenir le jugement du lecteur et celui de Julie
sur ces relations, je crois pouvoir dire que, si j'avois à
les faire et que je ne les fisse pas meilleures, je les ferois
du moins fort différentes. J'ai été plusieurs fois sur le point
de les ôter et d'en substituer de ma façon ; enfin je les laisse
et je me vante de ce courage. Je me dis qu'un jeune homme
de vingt-quatre ans entrant dans le monde ne doit pas le
voir comme le voit un homme de cinquante, à qui l'expé-
rience n'a que trop appris à le connoitre. Je me dis encore
que, sans y avoir fait un fort grand rôle, je ne suis pour-
tant plus dans le cas d'en pouvoir parler avec impartialité.
Laissons donc ces lettres comme elles sont ; que les lieux
communs usés restent, que les observations triviales restent:
c'est un petit mal que tout cela ; mais il importe à l'ami de
la vérité que, jusqu'à la fin de sa vie, ses passions ne souil-
lent point ses écrits.
72 SECONDE PARTIE
tends point la langue du pays, et personne ici
n'entend la mienne.
Ce n'est pas qu'on ne me fasse beaucoup d'ac-
cueil, d'amitiés, de prévenances, et que mille soins
officieux n'y semblent voler au-devant de moi ;
mais c'est précisément de quoi je me plains. Le
moyen d'être aussitôt l'ami de quelqu'un qu'on n'a
jamais vu ? L'honnête intérêt de l'humanité, l'épan-
chement simple et touchant d'une âme franche,
ont un langage bien différent des fausses démon-
strations de la politesse et des dehors trompeurs
que l'usage du monde exige. J'ai grand'peur que
celui qui, dès la première vue, me traite comme
un ami de vingt ans, ne me traitât, au bout de
vingt ans, comme un inconnu, si j'avois quelque
important service à lui demander; et, quand je
vois des hommes si dissipés prendre un intérêt si
tendre à tant de gens, je présumerois volontiers
qu'ils n'en prennent à personne.
Il y a pourtant de la réalité à tout cela : car le
François est naturellement bon, ouvert, hospitalier,
bienfaisant; mais il y a aussi mille manières de
parler qu'il ne faut pas prendre à la lettre, mille
offres apparentes qui ne sont faites que pour être
refusées, mille espèces de pièges que la politesse
tend à la bonne foi rustique. Je n'entendis jamais
tant dire :« Comptez sur moi dans l'occasion, dis-
posez de mon crédit, de ma bourse, de ma maison,
de mon équipage.» Si tout cela étoit sincère et pris
LETTRE XIV 73
au mot, il n'y auroit pas de peuple moins attaché
à la propriété; la communauté des biens seroit ici
presque établie; le plus riche offrant sans cesse, et
le plus pauvre acceptant toujours, tout se mettroit
naturellement de niveau, et Sparte même eût eu
des partages moins égaux qu'ils ne seroient à
Paris. Au lieu de cela, c'est peut-être la ville du
monde où les fortunes sont le plus inégales et où
régnent à la fois la plus somptueuse opulence et la
plus déplorable misère. II n'en faut pas davantage
pour comprendre ce que signifient cette apparente
commisération qui semble toujours aller au-devant
des besoins d'autrui, et cette facile tendresse du
cœur qui contracte en un moment des amitiés
éternelles.
Au lieu de tous ces sentimens suspects et de
cette confiance trompeuse, veux-je chercher des
lumières et de l'instruction, c'en est ici l'aimable
source; et l'on est d'abord enchanté du savoir et
de la raison qu'on trouve dans les entretiens, non
seulement des savans et des gens de lettres, mais
des hommes de tous les états, et même des fem-
mes : le ton de la conversation y est coulant et
naturel; il n'est ni pesant ni frivole; il est savant
sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affec-
tation, galant sans fadeur, badin sans équivoque.
Ce ne sont ni des dissertations ni des épigrammes :
on y raisonne sans argumenter ; on y plaisante
sans jeu de mots ; on y associe avec art l'esprit et
74 SECONDE PARTIE
la raison, les maximes et les saillies, la satire aiguë,
l'adroite flatterie et la morale austère. On y parle
de tout, pour que chacun ait quelque chose à
dire; on n'approfondit point les questions, de peur
d'ennuyer; on les propose comme en passant, on
les traite avec rapidité ; la précision mène à l'élé-
gance ; chacun dit son avis et l'appuie en peu de
mots; nul n'attaque avec chaleur celui d'autrui ,
nul ne défend opiniâtrement le sien; on discute
pour s'éclairer, on s'arrête avant la dispute, cha-
cun s'instruit, chacun s'amuse; tous s'en vont
contens, et le sage même peut rapporter de ces
entretiens des sujets dignes d'être médités en si-
lence.
Mais au fond que penses-tu qu'on apprenne dans
ces conversations si charmantes? A juger saine-
ment des choses du monde? à bien user de la so-
ciété ? à connoître au moins les gens avec qui l'on
vit? Rien de tout cela, ma Julie : on y apprend
à plaider avec art la cause du mensonge, à ébran-
ler à force de philosophie tous les principes de la
vertu, à colorer de sophismes subtils ses passions
et ses préjugés, et à donner à l'erreur un certain
tour à la mode, selon les maximes du jour. Il n'est
point nécessaire de connoître le caractère des gens,
mais seulement leurs intérêts, pour deviner à peu
près ce qu'ils diront de chaque chose. Quand un
homme parle, c'est pour ainsi dire son habit et
non pas lui qui a un sentiment ; et il en changera
LETTRE XIV 75
sans façon tout aussi souvent que d'état. Donnez-
lui tour à tour une longue perruque, ua habit
d'ordonnance et une croix pectorale; vous l'en-
tendrez successivement prêcher avec le même zèle
les lois, le despotisme et l'inquisition. I! y a une
raison commune pour la robe, une autre pour la
finance, une autre pour l'épée. Chacune prouve
très bien que les deux autres sont mauvaises, con-
séquence facile à tirer pour les trois'. Ainsi nul
ne dit jamais ce qu'il pense, mais ce qu'il lui con-
vient de faire penser à autrui ; et le zèle apparent
de la vérité n'est jamais en eux que le masque de
l'intérêt.
Vous croiriez que les gens isolés qui vivent
dans l'indépendance ont au moins un esprit à eux:
point du tout; autres machines qui ne pensent
point, et qu'on fait penser par ressorts. On n'a
qu'à s'informer de leurs sociétés, de leurs coteries,
de leurs amis, des femmes qu'ils voient, des au-
teurs qu'ils connoissent ; là-dessus on peut d'avance
I. On doit passer ce raisonnement à un Suisse qui voit
son pays fort bien gouverné, sans qu'aucune des trois pro-
fessions y soit établie. Quoi ! l'État peut-il subsister sans dé-
fenseurs? Non, il faut des défenseurs à l'État; mais tous les
citoyens doivent être soldats par devoir, aucun par métier.
Les mêmes hommes, chez les Romains et chez les Grecs,
étoient officiers au camp, magistrats à la ville, et jamais ces
deux fonctions ne furent mieux remplies que quand on ne
connoissoit pas ces bizarres préjugés d'états qui les séparent
et les déshonorent.
■j6 SECONDE PARTIE
établir leur sentiment futur sur un livre prêt à pa-
roître et qu'ils n'ont point lu, sur une pièce prête
à jouer et qu'ils n'ont point vue, sur tel ou tel
auteur qu'ils ne connoissent point, sur tel ou tel
système dont ils n'ont aucune idée; et, comme la
pendule ne se monte ordinairement que pourvingt-
quatre heures, tous ces gens-là s'en vont chaque
soir apprendre dans leurs sociétés ce qu'ils pense-
ront le lendemain.
Il y a ainsi un petit nombre d'hommes et de
femmes qui pensent pour tous les autres, et pour
lesquels tous les autres parlent et agissent; et,
comme chacun songe à son intérêt, personne au
bien commun, et que les intérêts particuliers sont
toujours opposés entre eux, c'est un choc perpé-
tuel de brigues et de cabales, un flux et reflux de
préjugés, d'opinions contraires, où les plus échauf-
fés, animés par les autres, ne savent presque ja-
mais de quoi il est question. Chaque coterie a ses
règles, ses jugemens, ses principes, qui ne sont
point admis ailleurs. L'honnête homme d'une
maison est un fripon dans la maison voisine. Le
bon, le mauvais, le beau, le laid, la vérité, la vertu,
n'ont qu'une existence locale et circonscrite. Qui-
conque aime h se répandre et fréquente plusieurs
sociétés doit être plus flexible qu'Alcibiade, chan-
ger de principes comme d'assemblées, modifier
son esprit pour ainsi dire à chaque pas, et mesurer
ses maximes à la toise ; il faut qu'à chaque visite il
LETTRE XIV 77
quitte en entrant son âme, s'il en a une; qu'il en
prenne une autre aux couleurs de la maison,
comme un laquais prend un habit de livrée; qu'il
la pose de même en sortant, et reprenne, s'il veut,
la sienne jusqu'à nouvel échange.
Il y a plus : c'est que chacun se met sans cesse en
contradiction avec lui-même, sans qu'on s'avise de
le trouver mauvais. On a des principes pour la con-
versation et d'autres pour la pratique : leur oppo-
sition ne scandalise personne, et l'on est convenu
qu'ils ne se ressembleroient point entre eux;
on n'exige pas même d'un auteur, surtout d'un
moraliste, qu'il parle comme ses livres, ni qu'il
agisse comme il parle : ses écrits, ses discours, sa
conduite, sont trois choses toutes différentes, qu'il
n'est point obligé de concilier. En un mot, tout
est absurde, et rien ne choque parce qu'on y est
accoutumé ; et il y a même à cette inconséquence
une sorte de bon air dont bien des gens se font
honneur. En etîet, quoique tous prêchent avec
zèle les maximes de leur profession, tous se pi-
quent d'avoir le ton d'une autre : le robin prend
l'air cavalier, le financier fait le seigneur, l'évêque
a le propos galant, l'homme de cour parle de
philosophie, l'homme d'Etat de bel esprit; il n'y
a pas jusqu'au simple artisan qui, ne pouvant
prendre un autre ton que le sien, se met en noir
les dimanches pour avoir l'air d'un homme de
palais. Les militaires seuls, dédaignant tous les
78 SECONDE PARTIE
autres étais, gardent sans façon le ton du leur, et
sont insupportables de bonne foi. Ce n'est pas
que M. de Murait n'eût raison quand il donnoit
la préférence à leur société ; mais ce qui étoit
vrai de son temps ne l'est plus aujourd'hui. Le
progrès de la littérature a changé en mieux le ton
général; les militaires seuls n'en ont point voulu
changer; et le leur, qui étoit le meilleur aupara-
vant, est enfin devenu le pire '.
Ainsi les hommes à qui l'on parle ne sont point
ceux avec qui l'on converse; leurs sentimens ne
partent point de leur cœur, leurs lumières ne sont
point dans leur esprit, leurs discours ne représen-
tent point leurs pensées; on n'aperçoit d'eux que
leur figure, et l'on est dans une assemblée à peu
près comme devant un tableau mouvant, où le
spectateur paisible est le seul être mù par lui-
même.
Telle est l'idée que je me suis formée de la
grande société sur celle que j'ai vue à Paris : cette
idée est peut-être plus relative à ma situation par-
ticulière qu'au véritable état des choses, et se ré-
formera sans doute sur de nouvelles lumières.
I. Ce jugement, vrai ou faux, ne peut s'entendre que
des subalternes et de ceux qui ne vivent pas à Paris : car
tout ce qu'il y a d'illustre dans le royaume est au service,
et la cour même est toute militaire. Mais il y a une grande
difFérence, pour les manières que l'on contracte, entre faire
campagne en temps de guerre et passer sa vie dans des gar-
nisons.
LETTRE XIV 79
D'ailleurs je ne fréquente que les sociétés où les
amis de mylord Edouard m'ont introduit, et je
suis convaincu qu'il faut descendre dans d'autres
états pour connoître les véritables mœurs d'un
pays, car celles des riches sont presque partout
les mêmes. Je tâcherai de m'éclaircir mieux dans
la suite. En attendant, juge si j'ai raison d'appeler
cette foule un désert, et de m'effrajer d'une soli-
tude où je ne trouve qu'une vaine apparence de
sentimens et de vérité, qui change à chaque in-
stant et se détruit elle-même, où je n'aperçois que
larves et fantômes qui frappent l'œil un moment et
disparoissent aussitôt qu'on les veut saisir. Jusques
ici j'ai vu beaucoup de masques : quand verrai-je
des visages d'hommes?
LETTRE XV
De Julie.
Oui, mon ami, nous serons unis malgré notre
éloignement; nous serons heureux en dépit du
sort. C'est l'union des cœurs qui fait leur véritable
félicité ; leur attraction ne connoît point la loi des
distances, et les nôtres se toucheroient aux deux
bouts du monde. Je trouve comme toi que les
amans ont mille moyens d'adoucir le sentiment
8o SECONDt PARTIE
de l'absence et de se rapprocher en un moment;
quelquefois même on se voit plus souvent encore
que quand on se voyoit tous les jours : car, sitôt
qu'un des deux est seul, à l'instant tous deux sont
ensemble. Si tu goûtes ce plaisir tous les soirs, je
le goûte cent fois le jour : je vis plus solitaire, je
suis environnée de tes vestiges, et je ne saurois
fixer les yeux sur les objets qui m'entourent sans
te voir tout autour de moi.
Qui cantà dolcemente, et qui s' assise ;
Qui si rivolse, e qui ritenne il passa ;
Qui co'begli occhi mi trafise il core ;
Qui disse una parola, e qui sorrise.
Mais toi, sais-tu t'arrêter à ces situations pai-
sibles ? sais-tu goûter un amour tranquille et ten-
dre qui parle au cœur sans émouvoir les sens ? et
tes regrets sont-ils aujourd'hui plus sages que tes
désirs ne l'étoient autrefois ? Le ton de ta première
lettre me fait trembler. Je redoute ces emporte-
mens trompeurs, d'autant plus dangereux que
l'imagination qui les excite n'a point de bornes,
et je crains que tu n'outrages ta Julie à force de
l'aimer. Ah ! tu ne sens pas, non, ton cœur peu
délicat ne sent pas combien l'amour s'offense d'un
vain hommage; tu ne songes ni que ta vie est à
moi, ni qu'on court souvent à la mort en croyant
servir la nature. Homme sensuel, ne sauras-tu ja-
mais aimer? Rappelle-toi, rappelle-toi ce senti-
LETTRE XV Si
ment si calme et si doux que tu connus une fois
et que tu décrivis d'un ton si touchant et si ten-
dre. S'il est le plus délicieux qu'ait jamais savouré
l'amour heureux, il est le seul permis aux amans
séparés, et, quand on l'a pu goûter un moment, on
n'en doit plus regretter d'autre. Je me souviens
des réflexions que nous faisions, en lisant ton Plu-
tarque, sur un goût dépravé qui outrage la nature.
« Quand ces tristes plaisirs n'auroient que de
n'être pas partagés, c'en seroit assez, disions-
nous, pour les rendre insipides et méprisables. »
Appliquons la même idée aux erreurs d'une ima-
gination trop active, elle ne leur conviendra pas
moins. Malheureux ! de quoi jouis-tu quand tu
es seul à jouir? Ces voluptés solitaires sont des
voluptés mortes. O amour! les tiennes sont vives ;
c'est l'union des âmes qui les anime, et le plaisir
qu'on donne à ce qu'on aime fait valoir celui qu'il
nous rend.
Dis-moi, je te prie, mon cher ami, en quelle
langue, ou plutôt en quel jargon est la relation
de ta dernière lettre. Ne seroit-ce point là, par
hasard, du bel esprit? Si tu as dessein de t'en ser-
vir souvent avec moi, tu devrois bien m'en envoyer
le dictionnaire. Qu'est-ce, je te pi'ie, que le senti-
ment de l'habit d'un homme? qu'une âme qu'on
prend comme un habit de livrée ? que des maximes
qu'il faut mesurer à la toise ? Que veux-tu qu'une
pauvre Suissesse entende à ces sublimes figures ?
Nouvelle Héluïse. II. il
82 SECONDE PARTIE
Au lieu de prendre, comme les autres, des âmes
aux couleurs des maisons, ne voudrois-tu point
déjà donner à ton esprit la teinte de celui du pays?
Prends garde, mon bon ami, j'ai peur qu'elle
n'aille pas bien sur ce fond-là; à ton avis, les
traslaii du cavalier Marin, dont tu t'es si souvent
moqué, approchèrent-ils jamais de ces méta-
phores? et, si l'on peut faire opiner l'habit d'un
homme dans une lettre, pourquoi ne feroit-on pas
suer le feu ' dans un sonnet?
Observer en trois semaines toutes les sociétés
d'une grande ville, assigner le caractère des pro-
pos qu'on y tient, y distinguer exactement le vrai
du faux, le réel de l'apparent, et ce qu'on y dit de
ce qu'on y pense, voilà ce qu'on accuse les Fran-
çois de faire quelquefois chez les autres peuples,
mais ce qu'un étranger ne doit point faire chez
eux, car ils valent bien la peine d'être étudiés po-
sément. Je n'approuve pas non plus qu'on dise
du mal du pays où l'on vit et où l'on est bien
traité; j'aimerois mieux qu'on se laissât tromper
par les apparences que de moraliser aux dépens
de ses hôtes. Enfin, je tiens pour suspect tout ob-
servateur qui se pique d'esprit : je crains toujours
que, sans y songer, il ne sacrifie la vérité des
I. Sudate, o fochi, a preparar metalli.
(Vers d'un sonnet du cavalier Marin.)
LETTRE XV 83
choses à l'éclat des pensées, et ne fasse jouer sa
phrase aux dépens delà justice.
Tu ne l'ignores pas, mon ami, l'esprit, dit notre
Murait, est la manie des François ; je te trouve à
toi-même du penchant à la même manie, avec
cette différence qu'elle a chez eux de la grâce
et que, de tous les peuples du monde, c'est à nous
qu'elle sied le moins. Il y a de la recherche et du
jeu dans plusieurs de tes lettres. Je ne parle point
de ce tour vif et de ces expressions animées qu'in-
spire la force du sentiment; je parle de cette gen-
tillesse de style qui, n'étant point naturelle, ne
vient d'elle-même à personne et marque la pré-
tention de celui qui s'en sert. Eh! Dieu! des pré-
tentions avec ce qu'on aime ! n'est-ce pas plutôt
dans l'objet aimé qu'on les doit placer? et n'est-on
pas glorieux soi-même de tout le mérite qu'il a de
plus que nous? Non, si l'on anime les conversa-
tions indifférentes de quelques saillies qui passent
comme des traits, ce n'est point entre deux amans
que ce langage est de saison, et le jargon fleuri de
la galanterie est beaucoup plus éloigné du senti-
ment que le ton le plus simple qu'on puisse
prendre. J'en appelle à toi-même : l'esprit eut-il
jamais le temps de se m.ontrer dans nos tête-
à-tête ? et, si le charme d'un entretien passion-
né l'écarté et l'empêche de paroître , comment
des lettres que l'absence remplit toujours d'un
peu d'amertume et où le cœur parle avec plus
84
SECONDE PARTIE
d'attendrissement, le pourioient-elles supporter?
Quoique toute grande passion soit sérieuse et
que l'excessive joie elle-même arrache des pleurs
plutôt que des ris, je ne veux pas pour cela que
l'amour soit toujours triste; mais je veux que sa
gaieté soit simple, sans ornement, sans art, nue
comme lui; en un mot, qu'elle brille de ses pro-
pres grâces, et non de la parure du bel esprit.
L'inséparable, dans la chambre de laquelle je
t'écris cette lettre, prétend que j'étois, en la com-
mençant, dans cet état d'enjouement que l'amour
inspire ou tolère; mais je ne sais ce qu'il est
devenu. A mesure que j'avançois, une certaine
langueur s'emparoit de mon âme et me laissoit à
peine la force de t'écrire les injures que la mau-
vaise a voulu t'adresser : car il est bon de t'avertir
que la critique de ta critique est bien plus de sa
façon que de la mienne; elle m'en a dicté surtout
le premier article en riant comme une folle, et
sans me permettre d'y rien changer. Elle dit que
c'est pour t'apprendre à manquer de respect au
Marini qu'elle protège, et que tu plaisantes.
Mais sais-tu bien ce qui nous met toutes deux
de si bonne humeur ? C'est son prochain mariage :
le contrat fut passé hier au soir, et le jour est pris
de lundi en huit. Si jamais amour fut gai, c'est
assurément le sien; on ne vit de la vie une fille si
bouffonnement amoureuse. Ce bon M. d'Orbe, à
qui, de son côté, la tête en tourne, est enchanté
LETTRE XV 85
d'un accueil si folâtre. Moins difficile que tu n'é-
tois autrefois, il se prête avec plaisir à la plaisan-
terie, et prend pour un chef-d'œuvre de l'amour
l'art d'égayer sa maîtresse. Pour elle, on a beau
la prêcher, lui représenter la bienséance, lui dire
que, si près du terme, elle doit prendre un main-
tien plus sérieux, plus grave, et faire un peu mieux
les honneurs de l'état qu'elle est prête à quitter,
elle traite tout cela de sottes simagrées; elle sou-
tient en face à M. d'Orbe que le jour de la céré-
monie elle sera de la meilleure humeur du monde,
et qu'on ne sauroit aller trop gaiement à la noce.
Mais la petite dissimulée ne dit pas tout : je lui
ai trouvé ce matin les yeux rouges, et je parie
bien que les pleurs de la nuit payent les ris de la
journée. Elle va former de nouvelles chaînes qui
relâcheront les doux liens de l'amitié; elle va
commencer une manière de vivre différente de
celle qui lui fut chère; elle étoit contente et tran-
quille, elle va courir les hasards auxquels le meil-
leur mariage expose; et, quoi qu'elle en dise,
comme une eau pure et calme commence à se
troubler aux approches de l'orage, son cœur
timide et chaste ne voit point sans quelque alarme
le prochain changement de son sort.
O mon ami, qu'ils sont heureux ! Ils s'aiment,
ils vont s'épouser; ils jouiront de leur amour sans
obstacles, sans craintes, sans remords. Adieu,
adieu; je n'en puis dire davantage.
86 SECONDE PARTIE
P. S. Nous n'avons vu mylord Edouard qu'un
moment, tant il étoit pressé de continuer sa route ;
le cœur plein de ce que nous lui devons, je vou-
lois lui montrer mes sentimens et les tiens, mais
j'en ai eu une espèce de honte. En vérité, c'est
faire injure à un homme comme lui de le remer-
cier de rien.
LETTRE XVI
A Julie.
Que les passions impétueuses rendent les hom-
mes enfans ! qu'un amour forcené se nourrit aisé-
ment de chimères! et qu'il est aisé de donner le
change à des désirs extrêmes par les plus frivoles
objets! J'ai reçu ta lettre avec les mêmes trans-
ports que m'auroit causés ta présence; et, dans
l'emportement de ma joie, un vain papier me
tenoit lieu de toi. Un des plus grands maux de
l'absence, et le seul auquel la raison ne peut rien,
c'est l'inquiétude sur l'état actuel de ce qu'on
aime : sa santé, sa vie, son repos, son amour, tout
échappe à qui craint de tout perdre; on n'est pas
plus sûr du présent que de l'avenir, et tous les
accidens possibles se réalisent sans cesse dans l'es-
prit d'un amant qui les redoute. Enfin je respire,
je vis; tu te portes bien, tu m'aimes; ou plutôt il
LETTRE XVI 87
y a dix jours que tout cela étoit vrai, mais qui me
répondra d'aujourd'hui? O absence! ô tourment!
ô bizarre et funeste état où l'on ne peut jouir que
du moment passé, et où le présent n'est point en-
core !
Quand tu ne m'aurois pas parlé de l'inséparable,
j'aurois reconnu sa malice dans la critique de ma
relation, et sa rancune dans l'apologie du Marini;
mais, s'il m'étoit permis de faire la mienne, je ne
resterois pas sans réplique.
Premièrement, ma cousine (car c'est à elle qu'il
faut répondre), quant au style, j'ai pris celui de la
chose; j'ai tâché de vous donner à la fois l'idée et
l'exemple du ton des conversations à la mode; et,
suivant un ancien précepte, je vous ai écrit à peu
près comme on parle en certaines sociétés. D'ail-
leurs, ce n'est pas l'usage des figures, mais leur
choix, que je blâme dans le cavalier Marin. Pour
peu qu'on ait de chaleur dans l'esprit, on a besoin
de métaphores et d'expressions figurées pour se
faire entendre. Vos lettres mêmes en sont pleines
sans que vous y songiez; et je soutiens qu'il n'y a
qu'un géomètre et un sot qui puissent parler sans
figures. En effet, un même jugement n'est-il pas
susceptible de cent degrés de force? Et comment
déterminer celui de ces degrés qu'il doit avoir,
sinon par le tour qu'on lui donne ? Mes propres
phrases me font rire, je l'avoue, et je les trouve
absurdes, grâce au soin que vous avez pris de les
88
SECONDE PARTIE
isoler; mais laissez-les ou je les ai mises, vous les
trouverez claires, et même énergiques. Si ces yeux
éveillés que vous savez si bien faire parler étoient
séparés l'un de l'autre, et de votre visage, cou-
sine, que pensez-vous qu'ils diroient, avec tout
leur feu ? Ma foi, rien du tout, pas même à
M. d'Orbe.
La première chose qui se présente à observer
dans un pays où l'on arrive, n'est-ce pas le ton
général de la société? Eh bien, c'est aussi la pre-
mière observation que j'ai faite dans celui-ci, et
je vous ai parlé de ce qu'on dit à Paris, et non
pas de ce qu'on y fait. Si j'ai remarqué du con-
traste entre les discours, les sentimens et les ac-
tions des honnêtes gens, c'est que ce contraste
saute aux yeux au premier instant. Quand je vois
les mêmes hommes changer de maximes selon les
coteries, molinistes dans l'une, jansénistes dans
l'autre, vils courtisans chez un ministre, frondeurs
mutins chez un mécontent; quand je vois un
homme doré décrier le luxe, un financier les im-
pôts, un prélat le dérèglement; quand j'entends
une femme de la cour parler de modestie, un
grand seigneur de vertu, un auteur de simplicité,
un abbé de religion, et que ces absurdités ne cho-
quent personne, ne dois-je pas conclure à l'instant
qu'on ne se soucie pas plus ici d'entendre la
vérité que de la dire, et que, loin de vouloir per-
suader les autres quand on leur parle, on ne cher-
LETTRE XVI 89
che pas même a leur faire penser qu'on croit ce
qu'on leur dit ?
Mais c'est assez plaisanter avec la cousine. Je
laisse un ton qui nous est étranger à tous trois, et
j'espère que tu ne me verras pas plus prendre le
goût de la satire que celui du bel esprit. C'est à
toi, Julie, qu'il faut à présent répondre : car je
sais distinguer la critique badine des reproches
sérieux.
Je ne conçois pas comment vous avez pu pren-
dre toutes deux le change sur mon objet. Ce ne
sont point les François que je me suis proposé
d'observer : car, si le caractère des nations ne peut
se déterminer que par leur différence, comment
moi, qui n'en connois encore aucune autre, en-
treprendrois-je de peindre celle-ci? Je ne serois
pas non plus si maladroit que de choisir la capitale
pour le lieu de mes observations. Je n'ignore pas
que les capitales diffèrent moins entre elles que
les peuples, et que les caractères nationaux s'y
effacent et confondent en grande partie, tant à
cause de l'influence commune des cours, qui se
ressembleat toutes, que par l'effet commun d'une
société nombreuse et resserrée, qui est le même à
peu près sur tous les hommes et l'emporte à la
fin sur le caractère originel.
Si je voulois étudier un peuple, c'est dans les
provinces reculées, où les habitans ont encore
leurs inclinations naturelles, que j'irois les obser-
90 SECONDE PARTIE
ver. Je paicourrois lentement et avec soin plu-
sieurs de ces provinces, les plus éloignées les unes
des autres; toutes les différences que j'observerois
entre elles me donneroient le génie particulier de
chacune; tout ce qu'elles auroient de commun, et
que n'auroient pas les autres peuples, formeroit le
génie national, et ce qui se trouveroit partout
appartiendroit en général à l'homme. Mais je n'ai
ni ce vaste projet ni l'expérience nécessaire pour
le suivre. Mon objet est de connoître l'homme,
et ma méthode de l'étudier dans ses diverses rela-
tions. Je ne l'ai vu jusqu'ici qu'en petites sociétés,
épars et presque isolé sur la terre. Je vais mainte-
nalit le considérer entassé par multitudes dans les
mêmes lieux, et je commencerai à juger par là
des vrais effets de la société : car, s'il est constant
qu'elle rende les hommes meilleurs, plus elle est
nombreuse et rapprochée, mieux ils doivent valoir;
et les mœurs, par exemple, seront beaucoup plus
pures à Paris que dans le Valais; que si l'on trou-
voit le contraire, il faudroit tirer une conséquence
opposée.
Cette méthode pourroit, j'en conviens, me me-
ner encore à la connoissance des peuples, mais
par une voie si longue et si détournée que je ne
serois peut-être de ma vie en état de pronon-
cer sur aucun d'eux. Il faut que je commence par
tout observer dans le premier où je me trouve, que
j'assigne ensuite les d'fférences, à mesure que je
I
LETTRE XVI 91
parcourrai les autres pays; que je compare la
France à chacun d'eux, comme on décrit l'olivier
sur un saule, ou le palmier sur un sapin, et que
j'attende à juger du premier peuple observé que
j'aie observé tous les autres.
Veuille donc, ma charmante prêcheuse, distin-
guer ici l'observation philosophique de la satire
nationale. Ce ne sont point les Parisiens que j'étu-
die, mais les habitans d'une grande ville; et je ne
sais si ce que j'en vois ne convient pas à Rome et
à Londres tout aussi bien qu'à Paris. Les règles de
la morale ne dépendent point des usages des peu-
ples; ainsi, malgré les préjugés dominans, je sens
fort bien ce qui est mal en soi; mais ce mal,
j'ignore s'il faut l'attribuer aux François ou à
l'homme, et s'il est l'ouvrage de la coutume ou de
la nature. Le tableau du vice offense en tous lieux
un œil impartial, et l'on n'est pas plus blâmable de
le reprendre dans un pays où il règne, quoiqu'on
y soit, que de relever les défauts de l'humanité,
quoiqu'on vive avec les hommes. Ne suis-je pas,
à présent, moi-même un habitant de Paris? Peut-
être, sans le savoir, ai-je déjà contribué pour ma
part au désordre que j'y remarque ; peut-être un
trop long séjour y corromproit-il ma volonté
même; peut-être, au bout d'un an, ne serois-je
plus qu'un bourgeois, si, pour être digne de toi,
je ne gardois l'âme d'un homme libre et les mœurs
d'un citoyen. Laisse-moi donc te peindre sans
92
SECONDE PARTIE
contrainte les objets auxquels je rougis de res-
sembler, et m'animer au pur zèle de la vérité par
le tableau de la flatterie et du mensonoe.
D
Si j'étois le maître de mes occupations et de
mon sort, jesaurois, n'en doute pas, choisir d'au-
tres sujets de lettres, et tu n'étois pas mécontente
de celles que je t'écrivois de Meillerie et du Va-
lais ; mais, chère amie, pour avoir la force de
supporter le fracas du monde où je suis contraint
de vivre, il faut bien au moins que je me console
à te le décrire, et que l'idée de te préparer des
relations m'excite à en chercher les sujets. Autre-
ment le découragement va m'alteindre à chaque
pas, et il faudra que j'abandonne tout si tu ne
veux rien voir avec moi. Pense que, pour vivre
d'une manière si peu conforme à mon goût, je fais
un effort qui n'est pas indigne de sa cause; et,
pour juger quels soins me peuvent mener à toi,
souffre que je te parle quelquefois des maximes
qu'il faut connoître et des obstacles qu'il faut
surmonter.
Malgré ma lenteur, malgré mes distractions
inévitables, mon recueil étoit fini quand ta lettre
est arrivée heureusement pour le prolonger ; et
j'admire, en le voyant si court, combien de choses
ton cœur m'a su dire en si peu d'espace. Non, je
soutiens qu'il n'y a point de lecture aussi déli-
cieuse, même pour qui ne te connoîtroit pas, s'il
avoit une âme semblable aux nôtres. Mais corn-
LETTRE XVI 93
ment ne te pas connoîtrc en lisant tes lettres ?
comment prêter un ton si touchant et des senti-
niens si tendres à une autre figure que la tienne ?
A chaque phrase ne voit-on pas le doux regard de
tes yeux? à chaque mot a'entend-on pas ta voix
charmante? Quelle autre que Julie a jamais aimé,
pensé, parlé, agi, écrit comme elle ? Ne sois donc
pas surprise si tes lettres, qui te peignent si bien,
font quelquefois sur ton idolâtre amant le même
effet que ta présence. En les relisant je perds la
raison, ma tête s'égare dans un délire continuel,
un feu dévorant me consume, mon sang s'allume
et pétille, une fureur me fait tressaillir. Je crois te
voir, te toucher, te presser contre mon sein...
Objet adoré, fille enchanteresse, source de délices
et de volupté, comment, en te voyant, ne pas voir
les houris faites pour les bienheureux?... Ah!
viens... Je la sens... Elle m'échappe, et je n'em-
brasse qu'une ombre. Il est vrai, chère amie, tu es
trop belle et tu fus trop tendre pour mon foible
cœur; il ne peut oublier ni ta beauté ni tes ca-
resses : tes charmes triomphent de l'absence, ils
me poursuivent partout, ils me font craindre [3,
solitude; et c'est le comble de ma misère de n'oser
m'occuper toujours de toi.
Ils seront donc unis malgré les obstacles, ou
plutôt ils le sont au moment que j'écris! Aimables
et dignes époux ! puisse le Ciel les combler du
bonheur que méritent leur sage et paisible amour.
94 SECONDE PARTIE
l'innocence de leurs mœurs, l'honnêteté de leurs
âmes 1 puisse-t-il leur donner ce bonheur précieux
dont il est si avare envers les cœurs faits pour le
goûter! Qu'ils seront heureux s'il leur accorde,
hélas ! tout ce qu'il nous ôte ! Mais pourtant ne
sens-tu pas quelque sorte de consolation dans nos
maux ? ne sens-tu pas que l'excès de notre misère
n'est point non plus sans dédommagement, et
que, s'ils ont des plaisirs dont nous sommes privés,
nous en avons aussi qu'ils ne peuvent connoître ?
Oui, ma douce amie, malgré l'absence, les priva-
tions, les alarmes, malgré le désespoir même, les
puissans élancemens de deux cœurs l'un vers l'au-
tre ont toujours une volupté secrète ignorée des
âmes tranquilles. C'est un des miracles de l'amour
de nous faire trouver du plaisir à souffrir, et nous
regarderions comme le pire des malheurs un état
d'indifférence et d'oubli qui nous ôteroit tout le
sentiment de nos peines. Plaignons donc notre
sort, ô Julie ! mais n'envions celui de personne.
Il n'y a point peut-être, à tout prendre, d'exis-
tence préférable à la nôtre; et, comme la Divinité
tire tout son bonheur d'elle-même, les cœurs
qu'échauffe un feu céleste trouvent dans leurs pro-
pres sentimens une sorte de jouissance pure et dé-
licieuse, indépendante de la fortune et du reste de
l'univers.
LETTRE XVII 95
LETTRE XVII
A Julie.
Enfin me voilà tout à fait dans le torrent. Mon
recueil fini, j'ai commencé de fréquenter les spec-
tacles et de souper en ville. Je passe ma journée
entière dans le monde, je prête mes oreilles et
mes yeux à tout ce qui les frappe, et, n'apercevant
rien qui te ressemble, je me recueille au milieu du
bruit et converse en secret avec toi. Ce n'est pas
que cette vie bruyante et tumultueuse n'ait aussi
quelques sortes d'attraits, et que la prodigieuse di-
versité d'objets n'offre de certains agrémens à de
nouveaux débarqués; mais, pour les sentir, il faut
avoir le cœur vide et l'esprit frivole; l'amour et la
raison semblent s'unir pour m'en dégoûter : comme
tout n'est que vaine apparence et que tout change
à chaque instant, je n'ai le temps d'être ému de
rien, ni celui de rien examiner.
Ainsi je commence à voir les difficultés de l'é-
tude du monde, et je ne sais pas même quelle
place il faut occuper pour le bien connoître. Le
philosophe en est trop loin, l'homme du monde
en est trop près; l'un voit trop pour pouvoir ré-
fléchir, l'autre trop peu pour juger du tableau to-
tal. Chaque objet qui frappe le philosophe, il le
considère à part, et, n'en pouvant discerner ni les
96 SECONDE PARTIE
liaisons ni les rapports avec d'autres objets qui
sont hors de sa portée, il ne le voit jamais à sa
place et n'en sent ni la raison ni les vrais effets.
L'homme du monde voit tout et n'a le temps de
penser à rien : la mobilité des objets ne lui per-
met que de les apercevoir, et non de les observer;
ils s'effacent mutuellement avec rapidité, et il ne
lui reste du tout que des impressions confuses qui
ressemblent au chaos.
On ne peut pas non plus voir et méditer alter-
nativement, parce que le spectacle exige une con-
tinuité d'attention qui interrompt la réflexion. Un
homme qui voudroit diviser son temps par inter-
valles entre le monde et la solitude, toujours
agité dans sa retraite et toujours étranger dans le
monde, ne seroit bien nulle part. Il n'y auroit
d'autre moyen que de partager sa vie entière en
deux grands espaces, l'un pour voir, l'autre pour
réfléchir; mais cela même est presque impossible :
car la raison n'est pas un meuble qu'on pose et
qu'on reprenne à son gré, et quiconque a pu vivre
dix ans sans penser ne pensera de sa vie.
Je trouve aussi que c'est une folie de vouloir
étudier le monde en simple spectateur. Celui qui
ne prétend qu'observer n'observe rien, parce qu'é-
tant inutile dans les affaires et importun dans les
plaisirs il n'est admis nulle part. On ne voit agir
les autres qu'autant qu'on agit soi-même; dans
l'école du monde, comme dans celle de l'amour,
LETTRE XVII 97
il faut commencer par pratiquer ce C[u'on veut ap-
prendre.
Quel parti prendrai-je donc, moi, étranger, qui
ne puis avoir aucune affaire en ce pays, et que la
différence de religion empêcheroit seule d'y pou-
voir aspirer à rien? Je suis réduit à m'abaisser pour
m'instruire, et, ne pouvant jamais être un homme
utile, à tâcher de me rendre un homme amusant.
Je m'exerce, autant qu'il est possible, à devenir
poli sans fausseté, complaisant sans bassesse, et à
prendre si bien ce qu'il y a de bon dans la société
que j'y puisse être souffert sans en adopter les
vices. Tout homme oisif qui veut voir le monde
doit au moins en prendre les manières jusqu'à un
certain point : car de quel droit exigeroit-on d'être
admis parmi des gens à qui l'on n'est bon à rien et
à qui l'on n'auroit pas l'art de plaire? Mais aussi,
quand il a trouvé cet art , on ne lui en demande
pas davantage, surtout s'il est étranger. Il peut se
dispenser de prendre part aux cabales, aux intri-
gues, aux démêlés; s'il se comporte honnêtement
envers chacun , s'il ne donne à certaines femmes
ni exclusion ni préférence' s'il garde le secret de
chaque société oij il est reçu, s'il n'étale point les
ridicules d'une maison dans une autre, s'il évite
les confidences, s'il se refuse aux trarasseries, s'il
garde partout une certaine dignité, il pourra voir
paisiblement le monde, conserver ses mœurs, sa
probité, sa franchise même, pourvu qu'elle vienne
Nouvelle Hélnïse. Il, i 3
98 SECONDE PARTIE
d'un esprit de liberté, et non d'un esprit de parti.
Voilà ce que j'ai tâché de faire, par l'avis de quel-
ques gens éclairés que j'ai choisis pour guides
parmi les connoissances que m'a données mylord
Edouard. J'ai donc commencé d'être admis dans
des sociétés moins nombreuses et plus choisies. Je
ne m'étois trouvé jusqu'à présent qu'à des dîners
réglés, où l'on ne voit de femme que la maîtresse
de la maison, où tous les désœuvrés de Paris sont
reçus pour peu qu'on les connoisse, où chacun paye
comme il peut son dîner en esprit ou en flatterie,
et dont le ton bruyant et confus ne diffère pas
beaucoup de celui des tables d'auberges.
Je suis maintenant initié à des mystères plus se-
crets; j'assiste à des soupers priés, où la porte est
fermée à tout survenant, et où l'on est sûr de ne
trouver que des gens qui conviennent tous, sinon
les uns aux autres, au moins à ceux qui les reçoi-
vent. C'est là que les femmes s'observent moins
et qu'on peut commencer à les étudier; c'est là
que régnent plus paisiblement des propos plus fins
et plus satiriques; c'est là qu'au lieu des nouvelles
publiques, des spectacles, des promotions, des
morts, des mariages, dont on a parlé le matin, on
passe discrètement en revue les anecdotes de Paris,
qu'on dévoile tous les événemens secrets de la
chronique scandaleuse, qu'on rend le bien et le
mal également plaisans et ridicules, et que, pei-
gnant avec art et selon l'intérêt particulier les ca-
LETTRE XVII 99
lactères des personnages, chaque interlocuteur,
sans y penser, peint encore beaucoup mieux le
sien; c'est là qu'un reste de circonspection fait in-
venter devant les laquais un certain langage entor-
tillé, sous lequel, feignant de rendre la satire plus
obscure, on la rend seulement plus amère ; c'est
là, en un mot, qu'on affile avec soin le poignard,
sous prétexte de faire moins de mal, mais en effet
pour l'enfoncer plus avant.
Cependant, à considérer ces propos selon nos
idées, on auroit tort de les appeler satiriques, car
ils sont bien plus railleurs que mordans, et tom-
bent moins sur le vice que sur le ridicule. En gé-
néral, la satire a peu de cours dans les grandes
villes, oia ce qui n'est que mal est si simple que ce
n'est pas la peine d'en parler. Que reste-t-il à
blâmer où la vertu n'est plus estimée? et de quoi
médiroit-on quand on ne trouve plus de mal à
rien? A Paris surtout, où l'on ne saisit les choses
que par le côté plaisant, tout ce qui doit allumer
la colère et l'indignation est toujours mal reçu s'il
n'est mis en chanson ou en épigramme. Les jolies
femmes n'aiment point à se fâcher; aussi ne se fâ-
chent-elles de rien : elles aiment à rire, et, comme
il n'y a pas le mot pour rire au crime, les fripons
sont d'honnêtes gens comme tout le monde. Mais
malheur à qui prête le flanc au ridicule! sa caus-
tique empreinte est inefl'açable : il ne déchire pas
seulement les mœurs, la vertu, il marque jusqu'au
BIBLIOTHECA
Ottaviensj»
loo SECONDE PARTIE
vice même; il fait calomnier les médians. Mais
revenons à nos soupers.
Ce qui m'a le plus frappé dans ces sociétés d'é-
lite, c'est de voir six personnes choisies exprès
pour s'entretenir agréablement ensemble, et parmi
lesquelles régnent même le plus souvent des liai-
sons secrètes, ne pouvoir rester une heure entre
elles six sans y faire intervenir la moitié de Paris;
comme si leurs coeurs n'avoient rien à se dire et
qu'il n'y eût là personne qui méritât de les inté-
resser. Te souvient-il, ma Julie, comment, en
soupant chez ta cousine ou chez toi, nous savions,
en dépit de la contrainte et du mystère, faire
tomber l'entretien sur des sujets qui eussent du
rapport à nous, et comment, à chaque réflexion
touchante, à chaque allusion subtile, un regard
plus vif qu'un éclair, un soupir plutôt deviné
qu'aperçu, en portoit le doux sentiment d'un cœur
à l'autre?
Si la conversation se tourne par hasard sur les
convives, c'est communément dans un certain jar-
gon de société, dont il faut avoir la clef pour
l'entendre. A l'aide de ce chiffre, on se fait réci-
proquement, et selon le goût du temps, mille
mauvaises plaisanteries, durant lesquelles le plus
sot n'est pas celui qui brille le moins, tandis
qu'un tiers mal instruit est réduit à l'ennui ou au
silence, ou à rire de ce qu'il n'entend point. Voilà,
hors le téte-à-tétc, qui m'est et me sera toujours
LETTREXVIl loi
inconnu, tout ce qu'il y a de tendre et d'affectueux
dans les liaisons de ce pays.
Au milieu de tout cela, qu'un homme de poids
avance un propos grave ou agite une question sé-
rieuse, aussitôt l'attention commune se fixe à ce
nouvel objet : hommes, femmes, vieillards, jeunes
gens, tout se prête à le considérer par toutes ses
faces, et l'on est étonné du sens et de la raison
qui sortent comme à l'envi de toutes ces têtes fo-
lâtres '. Un point de morale ne seroit pas mieux
discuté dans une société de philosophes que dans
celle d'une jolie femme de Paris; les conclusions
y seroient même souvent moins sévères, car le
philosophe qui veut agir comme il parle y regarde
à deux fois; mais ici, .où toute la morale est un
pur verbiage, on peut être austère sans consé-
quence, et l'on ne seroit pas fâché, pour rabattre
un peu l'orgueil philosophique, de mettre la vertu
si haut que le sage même n'y pût atteindre. Au
reste, hommes et femmes, tous, instruits par l'ex-
périence du monde, et surtout par leur conscience,
se réunissent pour penser de leur espèce aussi mal
I . Pourvu toutefois qu'une plaisanterie imprévue ne vienne
pas déranger cette gravité : car alors chacun renchérit, tout
part à l'instant, et il n'y a plus moyen de reprendre le ton
sérieux. Je me rappelle un certain paquet de gimblettes qui
troubla si plaisamment une représentation de la foire. Les
acteurs dérangés n'étoient que des animaux. Mais que de
choses sont gimblettes pour beaucoup d'hommes 1 On sait qui
Fonlenelle a voulu peindre dans l'Iiisioirc des Tirynthiens.
102 SECONDE PARTIE
qu'il est possible, toujours philosophant tristement,
toujours dégradant par vanité la nature humaine,
toujours cherchant dans quelque vice la cause de
tout ce qui se fait de bien, toujours, d'après leur
propre cœur, médisant du cœur de l'homme.
Malgré cette avilissante doctrine, un des sujets
favoris de ces paisibles entretiens, c'est le senti-
ment, mot par lequel il ne faut pas entendre un
épanchement affectueux dans le sein de l'amour
ou de l'amitié, cela seroit d'une fadeur à mourir;
c'est le sentiment mis en grandes maximes géné-
rales et quintessencié par tout ce que la métaphy-
sique a de plus subtil. Je puis dire n'avoir de ma
vie ouï tant parler du sentiment, ni si peu compris
ce qu'on en disoit. Ce sont des raffinemens incon-
cevables. O Julie! nos cœurs grossiers n'ont ja-
mais rien su de toutes ces belles maximes; et j'ai
peur qu'il n'en soit du sentiment chez les gens du
monde comme d'Homère chez les pédans, qui lui
forgent mille beautés chimériques, faute d'aperce-
voir les véritables. Ils dépensent ainsi tout leur
sentiment en esprit, et il s'en exhale tant dans le
discours qu'il n'en reste plus pour la pratique.
Heureusement, la bienséance y supplée, et l'on
fait par usage à peu près les mêmes choses qu'on
feroit par sensibilité, du moins tant qu'il n'en
coûte que des formules et quelques gènes passa-
gères, qu'on s'impose pour faire bien parler de soi :
car, quand les sacrifices vont jusqu'à gêner trop
LETTRE XVII io3
longtemps ou à coûter trop cher, adieu le senti-
ment ; la bienséance n'en exige pas jusque-là. A
cela près, on ne sauroit croire à quel point tout
est compassé, mesuré, pesé, dans ce qu'ils appel-
lent des procédés; tout ce qui n'est plus dans les
sentimens, ils l'ont rais en règle, et tout est règle
parmi eux. Ce peuple imitateur seroit plein d'ori-
ginaux qu'il seroit impossible d'en rien savoir, car
nul homme n'ose être lui-même. // faut faire comme
les autres : c'est la première maxime de la sagesse
du pays. Cela se fait , cela ne se fait pas : voilà la
décision suprême.
Cette apparente régularité donne aux usages
communs l'air du monde le plus comique, même
dans les choses les plus sérieuses : on sait à point
nommé quand il faut envoyer savoir des nouvelles ;
quand il faut se faire écrire, c'est-à-dire faire une
visite qu'on ne fait pas; quand il faut la faire soi-
même; quand il est permis d'être chez soi; quand
on doit n'y pas être, quoiqu'on y soit; quelles
offres l'un doit faire, quelles offres l'autre doit re-
jeter; quel degré de tristesse on doit prendre à
telle ou telle mort ' ; combien de temps on doit
I . S'affliger à la mort de quelqu'un est un sentiment d'hu-
manité et un témoignage de bon naturel, mais non pas un
devoir de vertu, ce quelqu'un fùt-il même notre père. Qui-
conque, en pareil cas, n'a point d'affliction dans le cœur,
n'en doit point montrer au dehors : car il est beaucoup plus
essentiel de fuir la fausseté que de s'asservir aux bienséances.
104 SECONDE PARTIE
pleurer à la campagne ; le jour où l'on peut revenir
se consoler à la ville; l'heure et la minute oii l'af-
fliction permet de donner le bal ou d'aller au spec-
tacle. Tout le monde y fait à la fois la même
chose dans la même circonstance; tout va par
temps, comme les mouvemens d'un régiment en
bataille : vous diriez que ce sont autant de ma-
rionnettes clouées sur la même planche ou tirées
par le même fil.
Or, comme il n'est pas possible que tous ces
gens qui font exactement la même chose soient
exactement affectés de même, il est clair qu'il faut
les pénétrer par d'autres moyens pour les con-
noître; il est clair que tout ce jargon n'est qu'un
vain formulaire, et sert moins à juger des mœurs
que du ton qui règne à Paris. On apprend ainsi
les propos qu'on y tient, mais rien de ce qui peut
servir à les apprécier. J'en dis autant de la plupart
des écrits nouveaux; j'en dis autant de la scène
même, qui, depuis Molière, est bien plus un lieu
où se débitent de jolies conversations que la re-
présentation de la vie civile. Il y a ici trois théâ-
tres, sur deux desquels on représente des êtres
chimériques, savoir : sur l'un, des arlequins, des
pantalons, des scaramouches; sur l'autre, des
dieux, des diables, des sorciers. Sur le troisième,
on représente ces pièces immortelles dont la lec-
ture nous faisoit tant de plaisir, et d'autres plus
nouvelles qui paroissent de temps en temps sur la
LETTRE XVII io5
scène. Plusieurs de ces pièces sont tragiques, mais
peu touciiantes, et, si l'on y trouve quelques senti-
mens naturels et quelque vrai rapport au cœur
humain, elles n'offrent aucune sorte d'instruction
sur les mœurs particulières du peuple qu'elles
amusent.
L'institution de la tragédie avoit, chez ses in-
venteurs, un fondement de religion qui suffisoit
pour l'autoriser : d'ailleurs, elle offroit aux Grecs
un spectacle instructif et agréable dans les mal-
heurs des Perses leurs ennemis, dans les crimes et
les folies des rois dont ce peuple s'étoit délivré.
Qu'on représente à Berne, à Zurich, à la Haye,
l'ancienne tyrannie de la maison d'Autriche,
l'amour de la patrie et de la liberté nous rendra
ces pièces intéressantes; mais qu'on me dise de
quel usage sont ici les tragédies de Corneille, et
ce qu'importe au peuple de Paris Pompée ou Ser-
torius. Les tragédies grecques rouloient sur des
événemens réels ou réputés tels par les specta-
teurs, et fondés sur des traditions historiques;
mais que fait une flamme héroïque et pure dans
l'âme des grands? Ne diroit-on pas que les com-
bats de l'amour et de la vertu leur donnent sou-
vent de mauvaises nuits, et que le cœur a beau-
coup à faire dans les mariages des rois ? Juge de
la vraisemblance et de l'utilité de tant de pièces,
qui roulent toutes sur ce chimérique sujet !
Quant à la comédie, il est certain qu'elle doit
'4
io6 SECONDE PARTIE
représenter au naturel les mœurs du peuple pour
lequel elle est faite, afin qu'il s'y corrige de ses
vices et de ses défauts, comme on ôte devant un
miroir les taches de son visage. Térence et Plante
se trompèrent dans leur objet; mais avant eux
Aristophane et Ménandre avoient exposé aux Athé-
niens les mœurs athéniennes; et, depuis, le seul
Molière peignit plus naïvement encore celles des
François du siècle dernier à leurs propres yeux.
Le tableau a changé, mais il n'est plus revenu de
peintre : maintenant on copie au théâtre les con-
versations d'une centaine de maisons de Paris ;
hors de cela, on n'y apprend rien des mœurs des
François. Il y a dans cette grande ville cinq ou
six cent mille âmes dont il n'est jamais question
sur la scène. Molière osa peindre des bourgeois
et des artisans aussi bien que des marquis; Socrate
faisoit parler des cochers, menuisiers, cordonniers,
maçons. Mais les auteurs d'aujourd'hui, qui sont
des gens d'un autre air, se croiroient déshonorés
s'ils savoient ce qui se passe au comptoir d'un
marchand ou dans la boutique d'un ouvrier; il ne
leur faut que des interlocuteurs illustres, et ils
cherchent dans le rang de leurs personnages l'élé-
vation qu'ils ne peuvent tirer de leur génie. Les
spectateurs eux-mêmes sont devenus si délicats
qu'ils craindroient de se compromettre à la comé-
die comme en visite, et ne daigneroient pas aller
voir en représentation des gens de moindre con-
LETTRE XVII 107
dition qu'eux. Ils sont comme les seuls habitans
de la terre : tout le reste n'est rien à leurs yeux.
Avoir un carrosse, un suisse, un maître d'hôtel,
c'est être comme tout le monde. Pour être comme
tout le monde, il faut être comme très peu de
gens. Ceux qui vont à pied ne sont pas du monde:
ce sont des bourgeois, des hommes du peuple,
des gens de l'autre monde ; et l'on diroit qu'un
carrosse n'est pas tant nécessaire pour se conduire
que pour exister. II y a comme cela une poignée
d'impertinens qui ne comptent qu'eux dans tout
l'univers, et ne valent guère la peine qu'on les
compte, si ce n'est pour le mal qu'ils font. C'est
pour eux uniquement que sont faits les spectacles :
ils s'y montrent à la fois comme représentés au
milieu du théâtre, et comme représentans aux
deux côtés; ils sont personnages sur la scène, et
comédiens sur les bancs. C'est ainsi que la sphère
du monde et des auteurs se rétrécit, c'est ainsi
que la scène moderne ne quitte plus son ennuyeuse
dignité : on n'y sait plus montrer les hommes
qu'en habit doré. Vous diriez que la France n'est
peuplée que de comtes et de chevaliers; et plus le
peuple y est misérable et gueux, plus le tableau
du peuple y est brillant et magnifique. Cela fait
qu'en peignant le ridicule des états qui servent
d'exemple aux autres, on le répand plutôt que de
l'éteindre, et que le peuple, toujours singe et imi-
tateur des riches, va moins au théâtre pour rire
io8 SECONDE PARTIE
de leurs folies que pour les étudier et devenir
encore plus fou qu'eux en les imitant. Voilà de
quoi fut cause Molière lui-même : il corrigea la
cour en infectant la ville; et ses ridicules marquis
furent le premier modèle des petits-maîtres bour-
geois qui leur succédèrent.
En général, il y a beaucoup de discours et peu
d'action sur la scène françoise : peut-être est-ce
qu'en effet le François parle encore plus qu'il n'agit,
ou du moins qu'il donne un bien plus grand prix
à ce qu'on dit qu'à ce qu'on fait. Quelqu'un di-
soit, en sortant d'une pièce de Denys le Tyran :
« Je n'ai rien vu, mais j'ai entendu force paroles. «
Voilà ce qu'on peut dire en sortant des pièces
françoises. Racine et Corneille, avec tout leur gé-
nie, ne sont eux-mêmes que des parleurs; et leur
successeur est le premier qui, à l'imitation des
Anglois, ait osé mettre quelquefois la scène en
représentation. Communément tout se passe en
beaux dialogues bien agencés, bien ronflans, où
l'on voit d'abord que le premier soin de chaque
interlocuteur est toujours celui de briller. Presque
tout s'énonce en maximes générales. Quelque agi-
tés qu'ils puissent être, ils songent toujours plus
au public qu'à eux-mêmes ; une sentence leur
coûte moins qu'un sentiment : les pièces de Ra-
cine et de Molière ' exceptées, le je est presque
I. 11 ne faut point associer en ceci Molière à Racine: car
LETTRE XVII 109
aussi scrupuleusement banni de la scène Françoise
que des écrits de Port-Royal, et les passions hu-
maines, aussi modestes que l'humilité chrétienne,
n'y parlent jamais que par on. Il y a encore une
certaine dignité maniérée dans le geste et dans le
propos qui ne permet jamais à la passion de par-
ler exactement son langage, ni à l'auteur de revê-
tir son personnage et de se transporter au lieu de
la scène, mais le tient toujours enchaîné sur le
théâtre et sous les yeux des spectateurs. Aussi les
situations les plus vives ne lui font-elles jamais
oublier un bel arrangement de phrases ni des atti-
tudes élégantes ; et si le désespoir lui plonge un
poignard dans le cœur, non content d'observer la
décence en tombant comme Polyxène, il ne tombe
point; la décence le maintient debout après sa
mort, et tous ceux qui viennent d'expirer s'en re-
tournent l'instant d'après sur leurs jambes.
Tout cela vient de ce que le François ne cherche
point sur la scène le naturel et l'illusion, et n'y
veut que de l'esprit et des pensées; il fait cas de
l'agrément et non de l'imitation, et ne se soucie
pas d'être séduit, pourvu qu'on l'amuse. Personne
ne va au spectacle pour le plaisir du spectacle.
le premier est. comme tous les autres, plein de maximes et
de sentences, surtout dans ses pièces en vei^s; mais chez
Racine tout est sentiment; il a su faire parler chacun pour
soi, et c'est en cela qu'il est vraiment unique parmi les au-
teurs dramatiques de sa nation.
I 10 SECONDE PARTIE
mais pour voir l'assemblée, pour en être vu, pour
ramasser de quoi fournir au caquet après la pièce;
et l'on ne songe à ce qu'on voit que pour savoir
ce qu'on en dira. L'acteur pour eux est toujours
l'acteur, jamais le personnage qu'il représente :
cet homme qui parle en maître du monde n'est
point Auguste, c'est Baron ; la veuve de Pompée
est Adrienne ; Alzire est M"e Gaussin, et ce
fier sauvage est Grandval. Les comédiens, de
leur côté, négligent entièrement l'illusion, dont
ils voient que personne ne se soucie : ils placent
les héros de l'antiquité entre six rangs de jeunes
Parisiens; ils calquent les modes françoises sur
l'habit romain ; on voit Cornélie en pleurs avec
deux doigts de rouge, Caton poudré à blanc, et
Brutus en panier. Tout cela ne choque personne
et ne fait rien au succès des pièces : comme on ne
voit que l'acteur dans le personnage, on ne voit
non plus que l'auteur dans le drame ; et, si le cos-
tume est négligé, cela se pardonne aisément, car
on sait bien que Corneille n'étoit pas tailleur, ni
Crébillon perruquier.
Ainsi, de quelque sens qu'on envisage les cho-
ses, tout n'est ici que babil, jargon, propos sans
conséquence. Sur la scène comme dans le monde,
on a beau écouter ce qui se dit, on n'apprend rien
de ce qui se fait : et qu'a-t-on besoin de l'ap-
prendre? Sitôt qu'un homme a parlé, s'informe-
l-on de sa conduite? n'a-t-il pas tout fait? n'est-il
LETTRE XVII i i i
pas jugé? L'honnête homme d'ici n'est point celui
qui fait de bonnes actions, mais celui qui dit de
belles choses; et un seul propos inconsidéré, lâché
sans réflexion, peut faire à celui qui le tient un tort
irréparable que n'effaceroient pas quarante ans
d'intégrité. En un mot, bien que les œuvres des
hommes ne ressemblent guère à leurs discours, je
vois qu'on ne les peint que par leurs discours,
sans égard à leurs œuvres ; je vois aussi que dans
une grande ville la société paroît plus douce, plus
facile, plus sûre même que parmi des gens moins
étudiés; mais les hommes y sont-ils en effet plus
humains, plus modérés, plus justes? Je n'en sais
rien. Ce ne sont encore là que des apparences;
et, sous ces dehors si ouverts et si agréables, les
cœurs sont peut-être plus cachés, plus enfoncés
en dedans que les nôtres. Etranger, isolé, sans
affaires, sans liaisons, sans plaisirs, et ne voulant
m'en rapporter qu'à moi, le moyen de pouvoir
prononcer ?
Cependant je commence à sentir l'ivresse où
cette vie agitée et tumultueuse plonge ceux qui
la mènent, et je tombe dans un étourdissement
semblable à celui d'un homme aux yeux duquel on
fait passer rapidement une multitude d'objets. Au-
cun de ceux qui me frappent n'attache mon cœur,
mais tous ensemble en troublent et suspendent les
affections, au point d'en oublier quelques instans
ce que je suis et à qui je suis. Chaque jour en sor-
1 12 SECONDE PARTIE
tant de chez moi j'enferme mes sentimens sous la
clef, pour en prendre d'autres qui se prêtent aux
frivoles objets qui m'attendent. Insensiblement je
juge et raisonne comme j'entends juger et raison-
ner tout le monde. Si quelquefois j'essaye de
secouer les préjugés et de voir les choses comme
elles sont, à l'instant je suis écrasé d'un certain
verbiage qui ressemble beaucoup à du raisonne-
ment. On me prouve avec évidence qu'il n'y a
que le demi-philosophe qui regarde à la réalité des
choses; que le vrai sage ne les considère que par
les apparences ; qu'il doit prendre les préjugés
pour principes, les bienséances pour lois, et que
la plus sublime sagesse consiste à vivre comme des
fous.
Forcé de changer ainsi l'ordre de mes affections
morales, forcé de donner un prix à des chimères
et d'imposer silence à la nature et à la raison, je
vois ainsi défigurer ce divin modèle que je porte
au dedans de moi, et qui servoit à la fois d'objet
à mes désirs et de règle à mes actions; je flotte
de caprice en caprice, et, mes goûts étant sans
cesse asservis à l'opinion, je ne puis être sûr un
seul jour de ce que j'aimerai le lendemain.
Confus, humilié, consterné de sentir dégrader
en moi la nature de l'homme et de me voir ravalé
si bas de cette grandeur intérieure où nos cœurs
enflammés s'élevoient réciproquement, je reviens
le soir, pénétré d'une secrète tristesse, accablé
LETTRE XVII ii3
d'un dégoût mortel, et le cœur vide et gonflé
comme un ballon rempli d'air. O amour ! ô purs
sentimens que je tiens de lui!... avec quel charme
je rentre en moi-même ! avec quel transport j'y
retrouve encore mes premières affections et ma
première dignité ! Combien je m'applaudis d'y re-
voir briller dans tout son éclat l'image de la vertu,
d'y contempler la tienne, ô Julie, assise sur un
trône de gloire et dissipant d'un souffle tous ces
prestiges! Je sens respirer mon àme oppressée, je
crois avoir recouvré mon existence et ma vie, et
je reprends avec mon amour tous les sentimens
sublimes qui le rendent digne de son objet.
LETTRE XVIII
De Julie.
Je viens, mon bon ami, de jouir d'un des plus
doux spectacles qui puissent jamais charmer mes
yeux. La plus sage, la plus aimable des filles est
enfin devenue la plus digne et la meilleure des
femmes. L'honnête homme dont elle a comblé les
voeux, plein d'estime et d'amour pour elle, ne
respire que pour la chérir, l'adorer, la rendre heu-
reuse; et je goûte le charme inexprimable d'être
témoin du bonheur de mon amie, c'est-à-dire de
Nouvelle Héloïse. II. i 5
114 SECONDE PARTIE
le partager. Tu n'y seras pas moins sensible, j'en
suis bien siàre, toi qu'elle aima toujours si tendre-
ment, toi qui lui fus cher presque dès son enfance,
et à qui tant de bienfaits l'ont dû rendre encore
plus chère. Oui, tous les sentimens qu'elle éprouve
se font sentir à nos cœurs comme au sien. S'ils
sont des plaisirs pour elle, ils sont pour nous des
consolations; et tel est le prix de l'amitié qui nous
joint que la félicité d'un des trois suffît pour adou-
cir les maux des deux autres.
Ne nous dissimulons pas pourtant que cette
amie incomparable va nous échapper en partie.
La voilà dans un nouvel ordre de choses ; la voilà
sujette à de nouveaux engagemens, à de nouveaux
devoirs; et son cœur, qui n'étoit qu'à nous, se
doit maintenant à d'autres affections auxquelles il
faut que l'amitié cède le premier rang. Il y a plus,
mon ami : nous devons de notre part devenir plus
scrupuleux sur les témoignages de son zèle; nous
ne devons pas seulement consulter son attachement
pour nous et le besoin que nous avons d'elle, mais
ce qui convient à son nouvel état et ce qui peut
agréer ou déplaire à son mari. Nous n'avons pas
besoin de chercher ce qu'exigeroit en pareil cas la
vertu : les lois seules de l'amitié suffisent. Celui
qui pour son intérêt particulier pourroit compro-
mettre un ami mériteroit-il d'en avoir? Quand elle
étoit fille, elle étoit libre, elle n'avoit à répondre
de ses démarches qu'à elle-même, et l'honnêteté
LETTRE XVIII ii5
de ses intentions suffisoit pour la justifier à ses
propres yeux. Elle nous regardoit comme deux
époux destinés l'un à l'autre ; et, son cœur sensible
et pur alliant la plus chaste pudeur pour elle-même
à la plus tendre compassion pour sa coupable
amie, elle couvroit ma faute sans la partager.
Mais à présent tout est changé : elle doit compte
de sa conduite à un autre ; elle n'a pas seulement
engagé sa foi, elle a aliéné sa liberté. Dépositaire
en même temps de l'honneur de deux personnes,
il ne lui suffît pas d'être honnête, il faut encore
qu'elle soit honorée; il ne lui suffit pas de ne rien
faire que de bien, il faut encore qu'elle ne fasse
rien qui ne soit approuvé. Une femme vertueuse
ne doit pas seulement mériter l'estime de son
mari, mais l'obtenir ; s'il la blâme, elle est blâ-
mable; et, fût-elle innocente, elle a tort sitôt
qu'elle est soupçonnée, car les apparences mêmes
sont au nombre de ses devoirs.
Je ne vois pas clairement si toutes ces raisons
sont bonnes, tu en seras le juge; mais un certain
sentiment intérieur m'avertit qu'il n'est pas bien
que ma cousine continue d'être ma confidente, ni
qu'elle me le dise la première. Je me suis souvent
trouvée en faute sur mes raisonnemens , jamais
sur les mouvemens secrets qui me les inspirent, et
cela fait que j'ai plus de confiance à mon instinct
qu'à ma raison.
Sur ce principe, j'ai déjà pris un prétexte pour
ii6 SECONDE PARTIE
retirer tes lettres, que la crainte d'une surprise
me faisoit tenir chez elle : elle me les a rendues
avec un serrement de cœur que le mien m'a fait
apercevoir, et qui m'a trop confirmé que j'avois
fait ce qu'il falloit faire. Nous n'avons point eu
d'explication, mais nos regards en tenoient lieu;
elle m'a embrassée en pleurant; nous sentions
sans nous rien dire combien le tendre langage de
l'amitié a peu besoin du secours des paroles.
A l'égard de l'adresse à substituer à la sienne,
j'avois songé d'abord à celle de Fanchon Anet, et
c'est bien la voie la plus sûre que nous pourrions
choisir; mais, si cette jeune femme est dans un rang
plus bas que ma cousine, est-ce une raison d'avoir
moins d'égards pour elle en ce qui concerne l'hon-
nêteté? n'est-il pas à craindre au contraire que
des sentimens moins élevés ne lui rendent mon
exemple plus dangereux, que ce qui n'étoit pour
l'une que l'effort d'une amitié sublime ne soit pour
l'autre un commencement de corruption, et qu'en
abusant de sa reconnoissance je ne force la vertu
même à servir d'instrument au vice ? Ah ! n'est-ce pas
assez pour moi d'être coupable, sans me donner
des complices, et sans agf^raver mes fautes du
poids de celles d'autrui? N'y pensons point, mon
ami; j'ai imaginé un autre expédient, beaucoup
moins sûr à la vérité, mais aussi moins répréhen-
sible, en ce qu'il ne compromet personne et ne
nous donne aucun confident : c'est de m'écrire
LETTRE XVIII , 17
SOUS un nom en l'air, comme par exemple M. du
Bosquet, et de mettre une enveloppe adressée à
Regianino, que j'aurai soin de prévenir. Ainsi
Regianino lui-même ne saura rien; il n'aura tout
au plus que des soupçons, qu'il n'oseroit vérifier,
car mylord Edouard, de qui dépend sa fortune,
m'a répondu de lui. Tandis que notre correspon-
dance continuera par cette voie, je verrai si l'on
peut reprendre celle qui nous servit durant le
voyage du Valais, ou quelque autre qui soit per-
manente et sûre.
Quand je ne connoîtrois pas l'état de ton cœur,
je m'apercevrois, par l'humeur qui règne dans tes
relations, que la vie que tu mènes n'est pas de ton
goût. Les lettres de M. de Murait, dont on s'est
plaint en France, étoient moins sévères que les
tiennes; comme un enfant qui se dépite contre ses
maîtres, tu te venges d'être obligé d'étudier le
monde sur les premiers qui te l'apprennent. Ce
qui me surprend le plus est que la chose qui com-
mence par te révolter est celle qui prévient tous les
étrangers, savoir, l'accueil des François et le ton
général de leur société, quoique de ton propre
aveu tu doives personnellement t'en louer. Je n'ai
pas oublié la distinction de Paris en particulier
et d'une grande ville en général; mais je vois
qu'ignorant ce qui convient à l'un ou à l'autre, tu
fais ta critique à bon compte, avant de savoir si
c'est une médisance ou une observation. Quoi qu'il
ii8 SECONDE PARTIE
en soit, j'aime la nation Françoise, et ce n'est pas
m'obliger que d'en mal parler. Je dois aux bons
livres qui nous viennent d'elle la plupart des in-
structions que nous avons prises ensemble. Si notre
pays n'est plus barbare, à qui en avons-nous l'obli-
gation ? Les deux plus grands, les deux plus ver-
tueux des modernes, Catinat, Fénelon, étoient tous
deux François; Henri IV, le roi que j'aime, le
bon roi, l'étoit. Si la France n'est pas le pays des
hommes libres, elle est celui des hommes vrais :
et cette liberté vaut bien l'autre aux yeux du sage.
Hospitaliers, protecteurs de l'étranger, les Fran-
çois lui passent même la vérité qui les blesse; et
l'on se feroit lapider à Londres si l'on y osoit dire
des Anglois la moitié du mal que les François lais-
sent dire d'eux à Paris. Mon père, qui a passé sa
vie en France, ne parle qu'avec transport de ce
bon et aimable peuple. S'il y a versé son sang au
service du prince, le prince ne l'a point oublié
dans sa retraite, et l'honore encore de ses bien-
faits; ainsi je me regarde comme intéressée à la
gloire d'un pays où mon père a trouvé la sienne.
Mon ami, si chaque peuple a ses bonnes et ses
mauvaises qualités, honore au moins la vérité qui
loue, aussi bien que la vérité qui blâme.
Je te dirai plus: pourquoi perdrois-tu en visites
oisives le temps qui te reste à passer aux lieux où
tu es? Paris est-il moins que Londres le théâtre
des talens? et les étrangers y font-ils moins aisé-
LETTRE XVllI i u^
ment leur chemin? Crois-moi, tous les Anglois ne
sont pas des lords Edouards, et tous les François
ne ressemblent pas à ces beaux diseurs qui te dé-
plaisent si fort. Tente, essaye , fais quelques
épreuves, ne fût-ce que pour approfondir les
mœurs et juger à l'œuvre ces gens qui parlent si
bien. Le père de ma cousine dit que tu connois la
constitution de l'Empire et les intérêts des princes.
Mylord Edouard trouve aussi que tu n'as pas mal
étudié les principes de la politique et les divers
systèmes de gouvernement. J'ai dans la tête que
le pays du monde où le mérite est le plus honoré
est celui qui te convient le mieux, et que tu n'as
besoin que d'être connu pour être employé. Quant
à la religion, pourquoi la tienne te nuiroit-elle
plus qu'à un autre? La raison n'est-elle pas le pré-
servatif de l'intolérance et du fanatisme? Est-on
plus bigot en France qu'en Allemagne? et qui
t'empêcheroit de pouvoir faire à Paris le même
chemin que M. de Saint-Saphorin a fait à Vienne?
Si tu considères le but, les plus prompts essais ne
doivent-ils pas accélérer les succès? Si tu com-
pares les moyens, n'est-il pas plus honnête encore
de s'avancer par ses talens que par ses amis? Si
tu songes... Ah ! cette mer!... un plus long trajet...
J'aimerois mieux l'Angleterre , si Paris étoit au
delà.
A propos de cette grande ville, oserois-je re-
lever une affectation que je remarque dans tes
120 SECONDE PARTIE
lettres? Toi qui me pailois des Valaisanes avec
tant de plaisir, pourquoi ne me dis-tu rien des
Parisiennes ? Ces femmes galantes et célèbres
valent-elles moins la peine d'être dépeintes que
quelques montagnardes simples et grossières ?
Crains-tu peut-être de me donner de l'inquiétude
par le tableau des plus séduisantes personnes de
l'univers ? Désabuse-toi, mon ami; ce que tu peux
faire de pis pour mon repos est de ne me point
parler d'elles; et, quoi que tu m'en puisses dire,
ton silence à leur égard m'est beaucoup plus sus-
pect que tes éloges.
Je serois bien aise aussi d'avoir un petit mot sur
l'Opéra de Paris, dont on dit ici des merveilles ' :
car enfin la musique peut être mauvaise, et le
spectacle avoir ses beautés; s'il n'en a pas, c'est
un sujet pour ta médisance, et du moins tu n'of-
fenseras personne.
Je ne sais si c'est la peine de te dire qu'à l'oc-
casion de la noce il m'est encore venu ces jours
passés deux épouseurs comme par rendez-vous:
l'un d'Yverdun, gîtant, chassant de château en
château; l'autre du pays allemand, par le coche
de Berne. Le premier est une manière de petit-
I. J'aurois bien mauvaise opinion de ceux qui, connois-
sant le caractère et la situation de Julie, ne devineroient pas
à l'instant que cette curiosité ne vient point d'elle. On verra
bientôt que son amant n'y a pas été trompé; s'il l'eût été,
il ne l'auroit plus aimée.
LETTRE XVIII 121
maître, parlant assez résolument pour faire trou-
ver ses reparties spirituelles à ceux qui n'en écou-
tent que le ton ; l'autre est un grand nigaud timide,
non de cette aimable timidité qui vient de la
crainte de déplaire, mais de l'embarras d'un sot
qui ne sait que dire, et du malaise d'un libertin qui
ne se sent pas à sa place auprès d'une honnête
fille. Sachant très positivement les intentions de
mon père au sujet de ces deux messieurs, j'use avec
plaisir de la liberté qu'il me laisse de les traiter à
ma fantaisie, et je ne crois pas que cette fantaisie
laisse durer longtemps celle qui les amène. Je les
hais d'oser attaquer un cœur où tu règnes, sans
armes pour te le disputer : s'ils en avoient, je les
haïrois davantage encore; mais où les prendroient-
ils, eux, et d'autres, et tout l'univers? Non, non ;
sois tranquille, mon aimable ami: quand jeretrou-
verois un mérite égal au tien, quand il se présen-
teroit un autre toi-même, encore le premier venu
seroit-il le seul écouté. Ne t'inquiète donc point
de ces deux espèces dont je daigne à peine te
parler. Quel plaisir j'aurois à leur mesurer deux
doses de dégoût si parfaitement égales qu'ils
prissent la résolution de partir ensemble comme
ils sont venus, et que je pusse t'apprendre à la fois
le départ de tous deux !
M. de Crouzas vient de nous donner une réfu-
tation des Epîires de Pope, que j'ai lue avec ennui.
Je ne sais pas au vrai lequel des deux auteurs a
16
122 SECON DE PARTIE
raison; mais je sais bien que le livre de M. de
Crouzas ne fera jamais faire une bonne action, et
qu'il n'y a rien de bon qu'on ne soit tenté de faire
en quittant celui de Pope. Je n'ai point, pour
moi, d'autre manière de juger de mes lectures que
de sonder les dispositions où elles laissent mon
âme, et j'imagine à peine quelle sorte de bonté
peut avoir un livre qui ne porte point ses lecteurs
au bien ' .
Adieu, mon trop cher ami; je ne voudrois pas
finir sitôt; mais on m'attend, on m'appelle. Je te
quitte à regret, car je suis gaie, et j'aime à par-
tager avec toi mes plaisirs : ce qui les anime et les
redouble est que ma mère se trouve mieux depuis
quelques jours; elle s'est senti assez de force pour
assister au mariage et servir de mère à sa nièce,
ou plutôt à sa seconde fille. La pauvre Claire en a
pleuré de joie. Juge de moi, qui, méritant si peu
de la conserver, tremble toujours de la perdre. En
vérité, elle fait les honneurs de la fête avec autant
de grâce que dans sa plus parfaite santé ; il semble
même qu'un reste de langueur rende sa naïve poli-
tesse encore plus touchante. Non, jamais cette
incomparable mère ne fut si Sonne, si charmante,
si digne d'être adorée... Sais-tu qu'elle a demandé
plusieurs fois de tes nouvelles à M. d'Orbe? Quoi-
I . Si le lecteur approuve cette règle, et qu'il s'en serve
pour juger ce recueil, l'éditeur n'appellera pas de son juge-
ment.
LETTRE XVIII 123
qu'elle ne me parle point de toi, je n'ignore pas
qu'elle t'aime, et que, si jamais elle étoit écoutée,
ton bonheur et le mien seroient son premier ou-
vrage. Ah ! si ton cœur sait être sensible, qu'il a
besoin de l'être! et qu'il a de dettes à payer!
LETTRE XIX
A Julie.
Tiens, ma Julie, gronde-moi, querelle-moi,
bats-moi; je souffrirai tout, mais je n'en continue-
rai pas moins à te dire ce que je pense. Qui sera
le dépositaire de tous mes sentimens si ce n'est
toi, qui les éclaires? et avec qui mon cœur se per-
mettroit-il de parler si tu refusois de l'entendre?
Quand je te rends compte de mes observations et
de mes jugemens, c'est pour que tu les corriges,
non pour que tu les approuves, et plus je puis
commettre d'erreurs, plus je dois me presser de
t'en instruire. Si je blâme les abus qui me frappent
dans cette grande ville, je ne m'en excuserai point
sur ce que je t'en parle en confidence : car je ne
dis jamais rien d'un tiers que je ne sois prêt à lui
dire en face, et, dans tout ce que je t'écris des
Parisiens, je ne fais que répéter ce que je leur dis
tous les jours à eux-mêmes. Ils ne m'en savent
124 SECONDE PARTIE
point mauvais gré; ils conviennent de beaucoup
de choses. Ils se plaignoient de notre Murait, je
le crois bien : on voit, on sent combien il les hait
jusque dans les éloges qu'il leur donne; et je suis
bien trompé si, même dans ma critique, on n'a-
perçoit le contraire. L'estime et la reconnoissance
que m'inspirent leurs bontés ne font qu'augmenter
ma franchise : elle peut n'être pas inutile à quel-
ques-uns, et, à la manière dont tous supportent la
vérité dans ma bouche, j'ose croire que nous som-
mes dignes, eux de l'entendre, et moi de la dire.
C'est en cela, ma Julie, que la vérité qui blâme
est plus honorable que la vérité qui loue : car la
louange ne sert qu'à corrompre ceux qui la goû-
tent, et les plus indignes en sont toujours les plus
affamés; mais la censure est utile, et le mérite
seul sait la supporter. Je te le dis du fond de mon
cœur, j'honore le François comme le seul peuple
qui aime véritablement les hommes et qui soit
bienfaisant par caractère; mais c'est pour cela
même que j'en suis moins disposé à lui accorder
cette admiration générale à laquelle il prétend,
même pour les défauts qu'il avoue. Si les François
n'avoient point de vertus, je n'en dirois rien; s'ils
n'avoient point de vices, ils ne seroient pas hom-
mes : ils ont trop de côtés louables pour être tou-
jours loués.
Quant aux tentatives dont tu me parles, elles
me sont impraticables, parce qu'il faudroit em-
LETTRE XIX i25
ployer, pour les faire, des moyens qui ne me con-
viennent pas, et que tu m'as interdits toi-même.
L'austérité républicaine n'est pas de mise en ce
pays; il y faut des vertus plus flexibles, et qui sa-
chent mieux se plier aux intérêts des amis ou des
protecteurs. Le mérite est honoré, j'en conviens;
mais ici les talens qui mènent à la réputation ne
sont point ceux qui mènent à la fortune; et, quand
j'aurois le malheur de posséder ces derniers, Julie
se résoudroit-elle à devenir la femme d'un par-
venu? En Angleterre, c'est tout autre chose, et,
quoique les mœurs y vaillent peut-être encore
moins qu'en France, cela n'empêche pas qu'on n'y
puisse parvenir par des chemins plus honnêtes,
parce que, le peuple ayant plus de part au gouver-
nement, l'estime publique y est un plus grand
moyen de crédit. Tu n'ignores pas que le projet
de mylord Edouard est d'employer cette voie en
ma faveur, et le mien de justifier son zèle. Le lieu
de la terre où je suis le plus loin de toi est celui
où je ne puis rien faire qui m'en rapproche. O
Julie, s'il est difficile d'obtenir ta main, il l'est
bien plus de la mériter; et voilà la noble tâche
que l'amour m'impose.
Tu m'ôtes d'une grande peine en me donnant
de meilleures nouvelles de ta mère : je t'en voyois
déjà si inquiète avant mon départ que je n'osai te
dire ce que j'en pensois; mais je la trouvois mai-
grie, changée, et je redoutois quelque maladie
126 SECONDE PARTIE
dangereuse. Conserve-la-moi, parce qu'elle m'est
chère, parce c|ue mon cœur l'honore, parce que
ses bontés font mon unique espérance, et surtout
parce qu'elle est mère de ma Julie.
Je te dirai sur les deux épouseurs que je n'aime
point ce mot, même par plaisanterie; du reste, le
ton dont tu me parles d'eux m'empêche de les
craindre, et je ne hais plus ces infortunés, puisque
tu crois les haïr. Mais j'admire ta simplicité de
penser connoître la haine : ne vois-tu pas que
c'est l'amour dépité que tu prends pour elle? Ainsi
murmure la blanche colombe dont on poursuit le
bien-aimé. Va, Julie, va, fille incomparable, quand
tu pourras haïr quelque chose, je pourrai cesser de
t'aimer.
P. S. Que je te plains d'être obsédée par ces
deux importuns! Pour l'amour de toi-même, hâte-
toi de les renvoyer.
LETTRE XX
De Julie.
Mon ami, j'ai remis à M. d'Orbe un paquet qu'il
s'est chargé de l'envoyer à l'adresse de M. Silves-
tre, chez qui tu pourras le retirer; mais je t'avertis
d'attendre pour l'ouvrir que tu sois seul et dans ta
LETTRE XX 127
chambre : tu trouveras dans ce paquet un petit
meuble à ton usage.
C'est une espèce d'amulette que les amans por-
tent volontiers. La manière de s'en servir est bi-
zarre : il faut la contempler tous les matins un
quart d'heure, jusqu'à ce qu'on se sente pénétré
d'un certain attendrissement; alors on l'applique
sur ses yeux, sur sa bouche et sur son cœur : cela
sert, dit-on, de préservatif durant la journée con-
tre le mauvais air du pays galant. On attribue en-
core à ces sortes de talismans une vertu électrique
très singulière, mais qui n'agit qu'entre les amans
fidèles : c'est de communiquer à l'un l'impression
des baisers de l'autre à plus de cent lieues de là.
Je ne garantis pas le succès de l'expérience, je sais
seulement qu'il ne tient qu'à toi de la faire.
Tranquillise-toi sur les deux galans ou préten-
dans, ou comme tu voudras les appeler, car dé-
sormais le nom ne fait plus rien à la chose : ils
sont partis; qu'ils aillent en paix! Depuis que je
ne les vois plus, je ne les hais plus.
LETTRE XXI
A Julie.
Tu l'as voulu, Julie; il faut donc te les dépein-
dre, ces aimables Parisiennes. Orgueilleuse! cet
128 SECONDE PARTIE
hommage manquoit à tes charmes. Avec toute ta
feinte jalousie, avec ta modestie et ton amour, je
vois plus de vanité que de crainte cachée sous
cette curiosité. Quoi qu'il en soit, je serai vrai :
je puis l'être; je le serois de meilleur cœur si j'a-
vois davantage à louer. Que ne sont-elles cent
fois plus charmantes! que n'ont-elles assez d'at-
traits pour rendre un nouvel honneur aux tiens!
Tu te plaignois de mon silence ! Eh ! mon Dieu !
que t'aurois-je dit? En lisant cette lettre, tu senti-
ras pourquoi j'aimois h te parler des Valaisanes
tes voisines, et pourquoi je ne te parlois point des
femmes de ce pays : c'est que les unes me rappe-
loient à toi sans cesse, et que les autres... Lis, et
puis tu me jugeras. Au reste, peu de gens pensent
comme moi des dames françoises, si même je ne
suis sur leur compte tout à fait seul de mon avis.
C'est sur quoi l'équité m'oblige à te prévenir, afin
que tu saches que je te les représente, non peut-
être comme elles sont, mais comme je les vois.
Malgré cela, si je suis injuste envers elles, tu ne
manqueras pas de me censurer encore; et tu seras
plus injuste que moi, car tout le tort en est à toi
seule.
Commençons par l'extérieur : c'est à quoi s'en
tiennent la plupart des observateurs. Si je les imi-
tois en cela, les femmes de ce pays auroient trop
à s'en plaindre : elles ont un extérieur de carac-
tère aussi bien que de visage; et, comme l'un ne
LETTRE XXr 129
leur est guère plus favorable que l'autre, on leur
fait tort en ne les jugeant que par là. Elles sont
tout au plus passables de figure, et généralement
plutôt mal que bien; je laisse à part les excep-
tions. Menues plutôt que bien faites, elles n'ont
pas la taille fine; aussi s'attachent-elles volontiers
aux modes qui la déguisent : en quoi je trouve
assez simples les femmes des autres pays de vou-
loir bien imiter des modes faites pour cacher des
défauts qu'elles n'ont pas.
Leur démarche est aisée et commune; leur port
n'a rien d'affecté, parce qu'elles n'aiment point à
se gêner; mais elles ont naturellement une certaine
disinvoltura qui n'est pas dépourvue de grâces, et
qu'elles se piquent souvent de pousser jusqu'à l'é-
tourderie. Elles ont le teint médiocrement blanc et
sont communément un peu maigres, ce qui ne
contribue pas à leur embellir la peau. A l'égard de
la gorge, c'est l'autre extrémité des Valaisanes :
avec des corps fortement serrés, elles tâchent d'en
imposer sur la consistance; il y a d'autres moyens
d'en imposer sur la couleur. Quoique je n'aie
aperçu ces objets que de fort loin, l'inspection en
est si libre qu'il reste peu de chose à deviner. Ces
dames paroissent mal entendre en cela leurs inté-
rêts : car, pour peu que le visage soit agréable,
l'imagination du spectateur les serviroit au surplus
beaucoup mieux que ses yeux; et, suivant le phi-
losophe gascon, la faim entière est bien plus âpie
Nouvelle Héloïse. II. 17
i3o SECONDE PARTIE
que celle qu'on a déjà rassasiée , au moins par un
sens.
Leurs traits sont peu réguliers; mais, si elles ne
sont pas belles, elles ont de la physionomie, qui
supplée à la beauté et l'éclipsé quelquefois. Leurs
yeux vifs et brillans ne sont pourtant ni pénétrans
ni doux; quoiqu'elles prétendent les animer à
force de rouge, l'expression qu'elles leur donnent
par ce moyen tient plus du feu de la colère que de
celui de l'amour : naturellement, ils n'ont que de
la gaieté, ou, s'ils semblent quelquefois demander
un sentiment tendre, ils ne le promettent jamais '.
Elles se mettent si bien, ou du moins elles en
ont tellement la réputation, qu'elles servent en
cela, comme en tout, de modèle au reste de l'Eu-
rope. En effet, on ne peut employer avec plus de
goût un habillement plus bizarre. Elles sont, de
toutes les femmes, les moins asservies à leurs pro-
pres modes : la mode domine les provinciales,
mais les Parisiennes dominent la mode et la savent
plier chacune à son avantage. Les premières sont
comme des copistes ignorans et serviles qui co-
pient jusqu'aux fautes d'orthographe; les autres
sont des auteurs qui copient en maîtres et savent
rétablir les mauvaises leçons.
I. Parlons pour nous, mon cher philosophe: pourquoi
d'autres ne seroient-ils pas plus heureux? Il n'y a qu'une
coquette qui promette à tout le monde ce qu'elle ne doit
tenir qu'à un seul.
LETTRE XXI i3i
Leur parure est plus recherchée que magnifique;
il y règne plus d'élégance que de richesse. La ra-
pidité des modes, qui vieillit tout d'une année à
l'autre, la propreté, qui leur fait aimer à changer
souvent d'ajustement, les préservent d'une somp-
tuosité ridicule; elles n'en dépensent pas moins,
mais leur dépense est mieux entendue : au lieu
d'habits râpés et superbes comme en Italie, on
voit ici des habits plus simples et toujours frais.
Les deux sexes ont, à cet égard, la même modé-
ration, la même délicatesse, et ce goût me fait
grand plaisir : j'aime fort à ne voir ni galons ni
taches. Il n'y a point de peuple, excepté le nôtre,
où les femmes surtout portent moins de dorure.
On voit les mêmes étoffes dans tous les états, et
l'on auroit peine à distinguer une duchesse d'une
bourgeoise, si la première n'avoit l'art de trouver
des distinctions que l'autre ne sauroit imiter. Or,
ceci semble avoir sa difficulté, car, quelque mode
qu'on prenne à la cour, cette mode est suivie à
l'instant à la ville; et il n'en est pas des bour-
geoises de Paris comme des provinciales et des
étrangères, qui ne sont jamais qu'à la mode qui
n'est plus. Il n'en est pas encore comme dans les
autres pays, où les plus grands étant aussi les plus
riches, leurs femmes se distinguent par un luxe
que les autres ne peuvent égaler. Si les femmes de
la cour prenoient ici cette voie, elles seroient
bientôt effacées par celles des financiers.
i32 SECONDE PARTIE
Qu'ont-elles donc fait? Elles ont choisi des
mo^fens plus sûrs, plus adroits, et qui marquent
plus de réflexion. Elles savent que des idées de
pudeur et de modestie sont profondément gravées
dans l'esprit du peuple. C'est là ce qui leur a sug-
géré des modes inimitables; elles ont vu que le
peuple avoit en horreur le rouge, qu'il s'obstine à
nommer grossièrement du fard; elles se sont ap-
pliqué quatre doigts, non de fard, mais de rouge,
car, le mot changé, la chose n'est plus la même;
elles ont vu qu'une gorge découverte est en scan-
dale au public, elles ont largement échancré leurs
corps; elles ont vu... oh! bien des choses que ma
Julie, toute demoiselle qu'elle est, ne verra sûre-
ment jamais. Elles ont mis dans leurs manières le
même esprit qui dirige leur ajustement : cette pu-
deur charmante, qui distingue, honore et embellit
ton sexe, leur a paru vile et roturière; elles ont
animé leur geste et leur propos d'une noble impu-
dence, et il n'y a point d'honnête homme à qui
leur regard assuré ne fasse baisser les yeux. C'est
ainsi que, cessant d'être femmes, de peur d'être
confondues avec les autres femmes, elles préfèrent
leur rang à leur sexe et imitent les filles de joie,
afin de n'être pas imitées.
J'ignore jusqu'où va cette imitation de leur
part, mais je sais qu'elles n'ont pu tout à fait éviter
celle qu'elles vouloient prévenir. Quant au rouge
et aux corps échancrés, ils ont fait tout le progrès
LETTRE XXI i33
qu'ils pouvoient faire. Les femmes de la ville ont
mieux aimé renoncer à leurs couleurs naturelles et
aux charmes que pouvoit leur prêter Vamoroso
pensier des amans que de rester mises comme des
bourgeoises; et si cet exemple n'a point gagné les
moindres états, c'est qu'une femme à pied dans un
pareil équipage n'est pas trop en sûreté contre les
insultes de la populace. Ces insultes sont le cri de
la pudeur révoltée, et, dans cette occasion comme
en beaucoup d'autres, la brutalité du peuple, plus
honnête que la bienséance des gens polis, retient
peut-être ici cent mille femmes dans les bornes de
la modestie : c'est précisément ce qu'ont prétendu
les adroites inventrices de ces modes.
Quant au maintien soldatesque et au ton gre-
nadier, il frappe moins, attendu qu'il est plus uni-
versel, et il n'est guère sensible qu'aux nouveaux
débarqués. Depuis le faubourg Saint-Germain
jusqu'aux halles, il y a peu de femmes à Paris dont
l'abord, le regard, ne soient d'une hardiesse à
déconcerter quiconque n'a rien vu de semblable
en son pays; et de la surprise où jettent ces nou-
velles manières naît cet air gauche qu'on reproche
aux étrangers. C'est encore pis sitôt qu'elles ou-
vrent la bouche. Ce n'est point la voix douce et
mignarde de nos Vaudoises : c'est un certain ac-
cent dur, aigre, interrogatif, impérieux, moqueur,
et plus fort que celui d'un homme. S'il reste dans
leur ton quelque grâce de leur sexe, leur manière
i34 SECONDE PARTIE
intrépide et curieuse de fixer les gens achève de
l'éclipser. Il semble qu'elles se plaisent à jouir de
l'embarras qu'elles donnent à ceux qui les voient
pour la première fois ; mais il est à croire que cet
embarras leur plairoit moins si elles en démêloient
mieux la cause.
Cependant, soit prévention de ma part en fa-
veur de la beauté, soit instinct de la sienne à se
faire valoir, les belles femmes me paroissent en
général un peu plus modestes, et je trouve plus de
décence dans leur maintien. Cette réserve ne leur
coûte guère ; elles sentent bien leurs avantages,
elles savent qu'elles n'ont pas besoin d'agaceries
pour nous attirer. Peut-être aussi que l'impudence
est plus sensible et choquante, jointe à la laideur;
et il est sûr qu'on couvriroit plutôt de soufflets
que de baisers un laid visage effronté, au lieu
qu'avec la modestie il peut exciter une tendre
compassion qui mène quelquefois à l'amour. Mais,
quoiqu'en général on remarque ici quelque chose
de plus doux dans le maintien des jolies personnes,
il y a encore tant de minauderies dans leurs ma-
nières, et elles sont toujours si visiblement occu-
pées d'elles-mêmes, qu'on n'est jamais exposé
dans ce pays à la tentation qu'avoit quelquefois
M. de Murait auprès des Angloises, de dire à une
femme qu'elle est belle pour avoir' le plaisir de
le lui apprendre.
La gaieté naturelle à la nation, ni le désir d'imi-
LETTRE XXI i3S
1er les grands airs, ne sont pas les seules causes
de cette liberté de propos et de maintien qu'on
remarque ici dans les femmes. Elle paroît avoir
une racine plus profonde dans les mœurs, par le
mélange indiscret et continuel des deux sexes, qui
fait contracter à chacun d'eux l'air, le langage et
les manières de l'autre. Nos Suissesses aiment
assez à se rassembler entre elles', elles y vivent
dans une douce familiarité; et, quoique apparem-
ment elles ne haïssent pas le commerce des hom-
mes, il est certain que la présence de ceux-ci jette
une sorte de contrainte dans cette petite gynéco-
cratie. A Paris, c'est tout le contraire : les femmes
n'aiment à vivre qu'avec les hommes, elles ne sont
à leur aise qu'avec eux. Dans chaque société la
maîtresse de la maison est presque toujours seule
au milieu d'un cercle d'hommes. On a peine à
concevoir d'où tant d'hommes peuvent se répandre
partout ; mais Paris est plein d'aventuriers et de
célibataires qui passent leur vie à courir de maison
en maison, et les hommes semblent, comme les
espèces, se multiplier par la circulation. C'est
donc là qu'une femme apprend à parler, agir et
penser comme eux, et eux comme elle. C'est là
I. Tout cela est fort changé. Par les circonstances, ces
lettres ne semblent écrites que depuis quelque vingtaine
d'années : aux mœurs, au style, on les croiroit de l'autre
siècle.
i36 SECONDE PARTIE
qu'unique objet de leurs petites galanteries elle
jouit paisiblement de ces insultans hommages
auxquels on ne daigne pas même donner un air de
bonne foi. Qu'importe? sérieusement ou par plai-
santerie on s'occupe d'elle, et c'est tout ce qu'elle
veut. Qu'une autre femme survienne, à l'instant
le ton de cérémonie succède à la familiarité, les
grands airs commencent, l'attention des hommes
se partage, et l'on se tient mutuellement dans une
secrète gêne dont on ne sort plus qu'en se sépa-
rant.
Les femmes de Paris aiment à voir les specta-
cles, c'est-à-dire à y être vues; mais leur embarras,
chaque fois qu'elles y veulent aller, est de trouver
une compagne : car l'usage ne permet à aucune
femme d'y aller seule en grande loge, pas même
avec son mari, pas même avec un autre homme.
On ne sauroit dire combien, dans ce pays si so-
ciable; ces parties sont difficiles à former ; de dix
qu'on en projette, il en manque neuf : le désir
d'aller au spectacle les fait lier, l'ennui d'y aller
ensemble les fait rompre. Je crois que les femmes
pourroient abroger aisément cet usage inepte, car
où est la raison de ne pouvoir se montrer seule en
public? Mais c'est peut-être ce défaut de raison
qui le conserve. Il est bon de tourner autant qu'on
peut les bienséances sur des choses où il seroit
inutile d'en manquer. Que gagneroit une femme
au droit d'aller sans compagne à l'Opéra ? Ne
I
LLTTRE XXI iSy
vaut-il pas mieux réserver ce droit pour recevoir
en particulier ses amis ?
Il est sûr que mille liaisons secrètes doivent être
le fruit de leur manière de vivre éparses et isolées
parmi tant d'hommes. Tout le monde en convient
aujourd'hui, et l'expérience a détruit l'absurde
maxime de vaincre les tentations en les multipliant.
On ne dit donc plus que cet usage est plus hon-
nête, mais qu'il est plus agréable; et c'est ce que
je ne crois pas plus vrai : car quel amour peut
régner où la pudeur est en dérision ? et quel charme
peut avoir une vie privée à la fois d'amour et
d'honnêteté? Aussi, comme le grand fléau de tous
ces gens si dissipés est l'ennui, les femmes se sou-
cient-elles moins d'être aimées qu'amusées; la
galanterie et les soins valent mieux que l'amour
auprès d'elles; et, pourvu qu'on soit assidu, peu
leur importe qu'on soit passionné. Les mots même
d'amour et d'amant sont bannis de l'intime société
des deux sexes et relégués avec ceux de chaîne et
de flamme dans les romans qu'on ne lit plus.
Il semble que tout l'ordre des sentimens natu-
rels soit ici renversé. Le cœur n'y forme aucune
chaîne : il n'est point permis aux filles d'en avoir
un ; ce droit est réservé aux seules femmes mariées,
et n'exclut du choix personne que leurs maris. Il
vaudroit mieux qu'une mère eût vingt amans que
sa fille un seul. L'adultère n'y révolte point, on
n'y trouve rien de contraire à la bienséance; les
18
1Î3 SECONDE PARTIE
romans les plus décens, ceux que tout le inonde
lit pour s'instruire, en sont pleins; et le désordre
n'est plus blâmable sitôt qu'il est joint à l'infidé-
lité. O Julie ! telle femme qui n'a pas craint de
souiller cent fois le lit conjugal oseroit d'une
bouche impure accuser nos chastes amours , et
condamner l'union de deux coeurs sincères qui ne
surent jamais manquer de foi. On diroit que le
mariage n'est pas à Paris de la même nature que
partout ailleurs. C'est un sacrement, à ce qu'ils
prétendent, et ce sacrement n'a pas la force des
moindres contrats civils : il semble n'être que l'ac-
cord de deux personnes libres qui conviennent de
demeurer ensemble, de porter le même nom, de
reconnoître les mêmes enfans, mais qui n'ont, au
surplus, aucune sorte de droit l'une sur l'autre; et
un mari qui s'aviseroit de contrôler ici la mauvaise
conduite de sa femme n'exciteroit pas moins de
murmures que celui qui soufîriroit chez nous le
désordre public de la sienne. Les femmes, de leur
côté, n'usent pas de rigueur envers leurs maris, et
l'on ne voit pas encore qu'elles les fassent punir
d'imiter leurs infidélités. Au reste, comment at-
tendre de part ou d'autre un effet plus honnête
d'un lien où le cœur n'a point été consulté? Qui
n'épouse que la fortune ou l'état ne doit rien à la
personne.
L'amour même, l'amour a perdu ses droits, et
n'est pas moins dénaturé que le mariage. Si les
LETTRE XXI iSç
époux sont ici des garçons et des filles qui demeu-
rent ensemble pour avoir plus de liberté, les
amans sont des gens indifférens qui se voient par
amusement, par air, par habitude, ou pour le be-
soin du moment : le cœur n'a que faire à ces liai-
sons; on n'y consulte que la commodité et cer-
taines convenances extérieures. C'est, si l'on veut,
se connoître, vivre ensemble, s'arranger, se voir,
moins encore s'il est possible. Une liaison de ga-
lanterie dure un peu plus qu'une visite; c'est un
recueil de jolis entretiens et de jolies lettres
pleines de portraits, de maximes, de philosophie
et de bel esprit. A l'égard du physique, il n'exige
pas tant de mystère; on a très sensément trouvé
qu'il falloit régler sur l'instant des désirs la facilité
de les satisfaire : la première venue, le premier
venu, l'amant ou un autre, un homme est toujours
un homme, tous sont presque également bons; et
il y a du moins à cela de la conséquence, car
pourquoi seroit-on plus fidèle à l'amant qu'au
mari? Et puis à certain âge tous les hommes sont
à peu près le même homme, toutes les femmes la
même femme ; toutes ces poupées sortent de chez
la même marchande de modes, et il n'y a guère
d'autre choix à faire que ce qui tombe le plus
commodément sous la main.
Comme je ne sais rien de ceci par moi-même,
on m'en a parlé sur un ton si extraordinaire qu'il
ne m'a pas été possible de bien entendre ce qu'on
140 SECONDE PARTIE
m'en a dit. Tout ce que j'en ai conçu, c'est que,
chez la plupart des femmes, l'amant est comme un
des gens de la maison : s'il ne fait pas son devoir,
on le congédie, et l'on en prend un autre ; s'il
trouve mieux ailleurs, ou s'ennuie du métier, il
quitte, et l'on en prend un autre. Il y a, dit-on,
des femmes assez capricieuses pour essayer même
du maître de la maison, car enfin c'est encore une
espèce d'homme. Cette fantaisie ne dure pas;
quand elle est passée, on le chasse, et l'on en prend
un autre; ou, s'il s'obstine, on le garde, et l'on en
prend un autre.
« Mais, disois-je à celui qui m'expliquoit ces
étranges usages, comment une femme vit-elle en-
suite avec tous ces autres-là qui ont ainsi pris ou
reçu leur congé? — Bon! reprit-il, elle n'y vit point.
On ne se voit plus, on ne se connoît plus. Si ja-
mais la fantaisie prenoit de renouer, on auroit une
nouvelle connoissance à faire, et ce seroit beau-
coup qu'on se souvînt de s'être vus. — Je vous en-
tends, lui dis-je; mais j'ai beau réduire ces exagé-
rations, je ne conçois pas comment, après une
union si tendre, on peut se voir de sang-froid,
comment le cœur ne palpite pas au nom de ce
qu'on a une fois aimé, comment on ne tressaille
pas à sa rencontre. — Vous me faites rire, interrom-
pit-il, avec vos tressaillemens; vous voudriez
donc que nos femmes ne fissent autre chose que
tomber en syncope? »
LETTRE XXI 141
Supprime une partie de ce tableau trop chargé
sans doute, place Julie à côté du reste, et sou-
viens-toi de mon cœur; je n'ai rien de plus à te
dire.
Il faut cependant l'avouer, plusieurs de ces im-
pressions désagréables s'effacent par l'habitude. Si
le mal se présente avant le bien, il ne l'empêche
pas de se montrer à son tour; les charmes de l'es-
prit et du naturel font valoir ceux de la personne.
La première répugnance vaincue devient bientôt
un sentiment contraire. C'est l'autre point de vue
du tableau, et la justice ne permet pas de ne l'ex-
poser que par le côté désavantageux.
C'est le premier inconvénient des grandes villes
que les hommes y deviennent autres que ce qu'ils
sont, et que la société leur donne pour ainsi dire
un être différent du leur. Cela est vrai surtout à
Paris, et surtout à l'égard des femmes, qui tirent
des regards d'autrui la seule existence dont elles
se soucient. En abordant une dame dans une as-
semblée, au lieu d'une Parisienne que vous croyez
voir, vous ne voyez qu'un simulacre de la mode.
Sa hauteur, son ampleur, sa démarche, sa taille, sa
gorge, ses couleurs, son air, son regard, ses pro-
pos, ses manières, rien de tout cela n'est à elle ;
et, si vous la voyiez dans son état naturel, vous ne
pourriez la reconnoître. Or cet échange est rare-
ment favorable à celles qui le font, et en général
il n'y a guère à gagner à tout ce qu'on substitue
142
SECONDE PARTIE
à la nature. Mais on ne l'efface jamais cnlière-
ment ; elle s'échappe toujours par cjuelque endroit,
et c'est dans une certaine adresse à la saisir que
consiste l'art d'observer. Cet art n'est pas difficile
vis-à-vis des femmes de ce pays : car, comme elles
ont plus de naturel qu'elles ne croient en avoir,
pour peu qu'on les fréquente assidûment, pour
peu qu'on les détache de cette éternelle repré-
sentation qui leur plaît si fort, on les voit bien-
tôt comme elles sont ; et c'est alors que toute
l'aversion qu'elles ont d'abord inspirée se change
en estime et en amitié.
Voilà ce que j'eus occasion d'observer la se-
maine dernière dans une partie de campagne où
quelques femmes nous avoient assez étourdi-
ment invités, moi et quelques autres nouveaux
débarqués, sans trop s'assurer que nous leur con-
venions, ou peut-être pour avoir le plaisir d'y rire
de nous à leur aise. Cela ne manqua pas d'arriver
le premier jour. Elles nous accablèrent d'abord
de traits plaisans et fins, qui, tombant toujours
sans rejaillir, épuisèrent bientôt leur carquois.
Alors elles s'exécutèrent de bonne grâce, et, ne
pouvant nous amener à leur ton, elles furent ré-
duites à prendre le nôtre. Je ne sais si elles se
trouvèrent bien de cet échange ; pour moi, je m'en
trouvai à merveille; je vis avec surprise que je
m'éclairois plus avec elles que je n'aurois fait avec
beaucoup d'hommes. Leur esprit ornoit si bien le
LETTRE XXI 143
bon sens que je regiettois ce qu'elles en avoient
mis à le défigurer; et je déplorois, en jugeant
mieux des femmes de ce pays, que tant d'aimables
personnes ne manquassent de raison que parce
qu'elles ne vouloient pas en avoir. Je vis aussi que
les grâces familières et naturelles effaçoient insen-
siblement les airs apprêtés de la ville : car, sans y
songer, on prend des manières assortissantes aux
choses qu'on dit, et il n'y a pas moyen de mettre
à des discours sensés les grimaces de la coquet-
terie. Je les trouvai plus jolies depuis qu'elles ne
cherchoient plus tant à l'être, et je sentis qu'elles
n'avoient besoin pour plaire que de ne se pas dé-
guiser. J'osai soupçonner sur ce fondement que
Paris, ce prétendu siège du goût, est peut-être le
lieu du monde où il y en a le moins, puisque tous
les soins qu'on y prend pour plaire défigurent la
véritable beauté.
Nous restâmes ainsi quatre ou cinq jours en-
semble, contens les uns des autres et de nous-
mêmes. Au lieu de passer en revue Paris et ses
folies, nous l'oubliâmes. Tout notre soin se bor-
noit à jouir entre nous d'une société agréable et
douce. Nous n'eûmes besoin ni de satires ni de
plaisanteries pour nous mettre de bonne humeur ;
et nos ris n'étoient pas de raillerie, mais de gaieté,
comme ceux de ta cousine.
Une autre chose acheva de me faire changer
d'avis sur leur compte. Souvent, au milieu de nos
•44
SECONDE PARTIE
entretiens les plus animés, on venoit dire un mot
à l'oreille de la maîtresse de la maison. Elle sor-
toit, alloit s'enfermer pour écrire, et ne rentroit
de longtemps. Il étoit aisé d'attribuer ces éclipses
à quelque correspondance de cœur, ou de celle
qu'on appelle ainsi. Une autre femme en glissa
légèrement un mot qui fut assez mal reçu ; ce qui
me fit juger que, si l'absente manquoit d'amans,
elle avoit au moins des amis. Cependant, la curio-
sité m'ayant donné quelque attention, quelle fut
ma surprise en apprenant que ces prétendus gri-
sons de Paris étoient des paysans de la paroisse
qui venoient, dans leurs calamités, implorer la
protection de leur dame ! l'un surchargé de tailles,
à la décharge d'un plus riche ; l'autre enrôlé dans
la milice, sans égard pour son âge et pour ses en-
fans ' ; l'autre écrasé d'un puissant voisin par un
procès injuste; l'autre ruiné par la grêle, et dont
on exigeoit le bail à la rigueur ! Enfin tous avoient
quelque grâce à demander, tous étoient patiem-
ment écoutés, on n'en rebutoit aucun, et le temps
attribué aux billets doux étoit employé à écrire en
faveur de ces malheureux. Je ne saurois te dire
avec quel étonnement j'appris et le plaisir que
prenoit une femme si jeune et si dissipée à rem-
plir ces aimables devoirs, et combien peu elle y
I. On a vu cela dans l'autre guerre, mais non dans celle-
ci, que je sache. On épargne les hommes mariés, et l'on en
fait ainsi marier beaucoup.
LETTRE XXI 145
mettoil d'ostentation, a Comment ! disois-je tout
attendri, quand ce seroit Julie, elle ne feroit pas
autrement. » Dès cet instant je ne l'ai plus regardée
qu'avec respect, et tous ses défauts sont effacés à
mes yeux.
Sitôt que mes recherches se sont tournées de ce
côté, j'ai appris mille choses à l'avantage de ces
mêmes femmes que j'avois d'abord trouvées si in-
supportables. Tous les étrangers conviennent una-
nimement qu'en écartant les propos à la mode il
n'y a point de pays au monde où les femmes
soient plus éclairées, parlent en général plus sen-
sément, plus judicieusement, et sachent donner
au besoin de meilleurs conseils. Otons le jargon
de la galanterie et du bel esprit, quel parti tire-
rons-nous de la conversation d'une Espagnole,
d'une Italienne, d'une Allemande? Aucun; et tu
sais, Julie, ce qu'il en est communément de nos
Suissesses. Mais qu'on ose passer pour peu galant
et tirer les Françoises de cette forteresse, dont à
la vérité elles n'aiment guère à sortir, on trouve
encore à qui parler en rase campagne, et l'on
croit combattre avec un homme, tant elles savent
s'armer de raison et faire de nécessité vertu.
Quant au bon caractère, je ne citerai point le zèle
avec lequel elles servent leurs amis : car il peut
régner en cela une certaine chaleur d'amour-
propre qui soit de tous les pays; mais, quoique
ordinairement elles n'aiment qu'elles-mêmes, une
Nouvelle Héloise. II. 19
146 SECONDE PARTIE
longue habitude, quand elles ont assez de con-
stance pour l'acquérir, leur tient lieu d'un senti-
ment assez vif : celles qui peuvent supporter un
attachement de dix ans le gardent ordinairement
toute leur vie, et elles aiment leurs vieux amis
plus tendrement, plus sûrement au moins, que leurs
jeunes amans.
Une remarque assez commune, qui semble être
à la charge des femmes, est qu'elles font tout en
ce pays, et par conséquent plus de mal que de
bien; mais ce qui les justifie est qu'elles font le mal
poussées par les hommes, et le bien de leur propre
mouvement. Ceci ne contredit point ce que je di-
sois ci-devant, que le cœur n'entre pour rien dans
le commerce des deux sexes : car la galanterie
françoise a donné aux femmes un pouvoir uni-
versel qui n'a besoin d'aucun tendre sentiment
pour se soutenir. Tout dépend d'elles ; rien ne
se fait que par elles ou pour elles; l'Olympe et le
Parnasse, la gloire et la fortune, sont également
sous leurs lois. Les livres n'ont de prix, les au-
teurs n'ont d'estime, qu'autant qu'il plaît aux
femmes de leur en accorder; elles décident sou-
verainement des plus hautes connoissances ainsi
que des plus agréables. Poésie, littérature, his-
toire, philosophie, politique même, on voit d'a-
bord au style de tous les livres qu'ils sont écrits
pour amuser de jolies femmes ; et l'on vient de
mettre la Bible en histoires galantes. Dans les
LETTRE XXI 147
affaires, elles ont, pour obtenir ce qu'elles deman-
dent, un ascendant naturel jusque sur leurs maris,
non parce qu'ils sont leurs maris, mais parce qu'ils
sont hommes, et qu'il est convenu qu'un homme
ne refusera rien à aucune femme, fût-ce même la
sienne.
Au reste, cette autorité ne suppose ni attache-
ment ni estime, mais seulement de la politesse et
de l'usage du monde : car d'ailleurs il n'est pas
moins essentiel à la galanterie Françoise de mé-
priser les femmes que de les servir. Ce mépris
est une sorte de titre qui leur en impose; c'est un
témoignage qu'on a vécu assez avec elles pour les
connoître. Quiconque les respecteroit passeroit à
leurs yeux pour un novice, un paladin, un homme
qui n'a connu les femmes que dans les romans.
Elles se jugent avec tant d'équité que les honorer
seroit être indigne de leur plaire ; et la première
qualité de l'homme à bonnes fortunes est d'être
souverainement impertinent.
Quoi qu'il en soit, elles ont beau se piquer de
méchanceté, elles sont bonnes en dépit d'elles, et
voici à quoi surtout leur bonté de cœur est utile.
En tout pays les gens chargés de beaucoup d'af-
faires sont toujours repoussans et sans commisé-
ration; et Paris étant le centre des affaires du plus
grand peuple de l'Europe, ceux qui les font sont
aussi les plus durs des hommes. C'est donc aux
femmes qu'on s'adresse pour avoir des grâces;
148 SECONDE PARTIE
elles sont le recours des malheureux; elles ne fer-
ment point l'oreille à leurs plaintes; elles les
écoutent, les consolent et les servent. Au milieu
de la vie frivole qu'elles mènent, elles savent dé-
rober des momens à leurs plaisirs pour les donner
à leur bon naturel ; et, si quelques-unes font un
infâme commerce des services qu'elles rendent,
des milliers d'autres s'occupent tous les jours gra-
tuitement à secourir le pauvre de leur bourse
et l'opprimé de leur crédit. Il est vrai que leurs
soins sont souvent indiscrets, et qu'elles nuisent
sans scrupule au malheureux qu'elles ne connoissent
pas, pour servir le malheureux qu'elles connoissent ;
mais comment connoître tout le monde dans un
si grand pays? et que peut faire de plus la bonté
d'âme séparée de la véritable vertu, dont le plus
sublime effort n'est pas tant de faire le bien que
de ne jamais mal faire? A cela près, il est certain
qu'elles ont du penchant au bien, qu'elles en font
beaucoup, qu'elles le font de bon cœur, que ce
sont elles seules qui conservent dans Paris le peu
d'humanité qu'on y voit régner encore, et que
sans elles on verroit les hommes, avides et insatia-
bles, s'y dévorer comme des loups.
Voilà ce que je n'aurois point appris si je m'en
étois tenu aux peintures des faiseurs de romans
et de comédies, lesquels voient plutôt dans les
femmes des ridicules qu'ils partagent que les
bonnes qualités qu'ils n'ont pas, ou qui peignent
LETTRE XXI 149
des chefs-d'œuvre de vertu qu'elles se dispensent
d'imiter en les traitant de chimères, au lieu de les
encourager au bien en louant celui qu'elles font
réellement. Les romans sont peut-être la dernière
instruction qu'il reste à donner à un peuple assez
corrompu pour que toute autre lui soit inutile:
je voudrois qu'alors la composition de ces sortes
de livres ne fût permise qu'à des gens honnêtes,
mais sensibles, dont le cœur se peignît dans leurs
écrits; à des auteurs qui ne fussent pas au-dessus
des foiblesses de l'humanité, qui ne montrassent
pas tout d'un coup la vertu dans le ciel hors de la
portée des hommes, mais qui la leur fissent aimer
en la peignant d'abord moins austère, et puis du
sein du vice les y sussent conduire insensiblement.
Je t'en ai prévenue, je ne suis en rien de l'opi-
nion commune sur le compte des femmes de ce
pays. On leur trouve unanimement l'abord le plus
enchanteur, les grâces les plus séduisantes, la co-
quetterie la plus raffinée, le sublime de la galan-
terie, et l'art de plaire au souverain degré. Moi,
je trouve leur abord choquant, leur coquetterie re-
poussante, leurs manières sans modestie. J'imagine
que le cœur doit se fermera toutes leurs avances;
et l'on ne me persuadera jamais qu'elles puissent un
moment parler de l'amour sans se montrer égale-
ment incapables d'en inspirer et d'en ressentir.
D'un autre côté , la renommée apprend à se
défier de leur cararactère ; elle les peint frivoles.
i5o SECONDE PARTIE
rusées, artificieuses, étourdies, volages, parlant
bien, mais ne pensant point, sentant encore moins,
et dépensant ainsi tout leur mérite en vain babil.
Tout cela me paroît à moi leur être extérieur
comme leurs paniers et leur rouge. Ce sont des
vices de parade c|u'il faut avoir à Paris, et qui
dans le fond couvrent en elles du sens, de la raison,
de l'humanité, du bon naturel. Elles sont moins
indiscrètes, moins tracassières que chez nous,
moins peut-être que partout ailleurs. Elles sont
plus solidement instruites, et leur instruction pro-
fite mieux à leur jugement. En un mot, si elles me
déplaisent par tout ce qui caractérise leur sexe,
qu'elles ont défiguré, je les estime par des rapports
avec le nôtre qui nous font honneur; et je trouve
qu'elles seroient cent fois plutôt des hommes de
mérite que d'aimables femmes.
Conclusion: si Julie n'eût point existé, si mon
cœur eût pu souffrir quelque autre attachement
que celui pour lequel il étoit né, je n'aurois jamais
pris à Paris mafemme, encore moins ma maîtresse ;
mais je m'y serois fait volontiers une amie, et ce
trésor m'eût consolé peut-être de n'y pas trouver
les deux autres '.
I. Je me garderai de prononcer sur cette lettre; mais je
doute qu'un jugement qui donne libéralement à celles qu'il
regarde des qualités qu'elles méprisent, et qui leur refuse les
seules dont elles font cas, soit fort propre à être bien reçu
d'elles.
LETTRE XXII i5i
LETTRE XXII
A Julie.
Depuis ta lettre reçue, je suis allé tous les jours
chez M. Silvestre demander le petit paquet. Il n'é-
toit toujours point venu, et, dévoré d'une mortelle
impatience, j'ai fait le voyage sept fois inutilement.
Enfin, la huitième, j'ai reçu le paquet. A peine
l'ai-je eu dans les mains que, sans payer le port,
sans m'en informer, sans rien dire à personne, je
suis sorti comme un étourdi ; et, ne voyant le mo-
ment de rentrer chez moi, j'enfîlois avec tant de
précipitation des rues que je ne connoissois point
qu'au bout d'une demi-heure, cherchant la rue de
Tournon, où je loge, je me suis trouvé dans le
Marais, à l'autre extrémité de Paris. J'ai été obligé
de prendre un fiacre pour revenir plus prompte-
ment. C'est la première fois que cela m'est arrivé
le matin pour mes affaires : je ne m'en sers même
qu'à regret l'après-midi pour quelques visites, car
j'ai deux jambes fort bonnes, dont je serois bien
fâché qu'un peu plus d'aisance dans ma fortune me
fît négliger l'usage.
J'étois fort embarrassé dans mon fiacre avec
mon paquet; je ne voulois l'ouvrir que chez moi :
c'étoit ton ordre. D'ailleurs, une sorte de volupté
qui me laisse oublier la commodité dans les choses
l'jj. SECONDE PARTIE
communes me la fait rechercher avec soiii dans les
vrais plaisirs : je n'y puis souffrir aucune sorte de
distraction, et je veux avoir du temps et mes aises
pour savourer tout ce qui me vient de toi. Je te-
nols donc ce paquet avec une inquiète curiosité
dont je n'étois pas le maître; je m'efforçois de
palper à travers les enveloppes ce qu'il pouvoit
contenir, et l'on eût dit qu'il me brùloit les mains,
à voir les mouvemens continuels qu'il faisoit de
Tune à l'autre. Ce n'est pas qu'à son volume, à
son poids, au ton de ta lettre, je n'eusse quelque
soupçon de la vérité; mais le moyen de concevoir
comment tu pouvois avoir trouvé l'artiste et l'oc-
casion? voilà ce que je ne conçois pas encore : c'est
un miracle de l'amour; plus il passe ma raison,
plus il enchante mon cœur, et l'un des plaisirs
qu'il me donne est celui de n'y rien comprendre.
J'arrive enfin, je vole, je m'enferme dans ma
chambre, je m'assieds hors d'haleine, je porte une
main tremblante sur le cachet. O première in-
fluence du talisman! j'ai senti palpiter mon cœur
à chaque papier que j'ôtois, et je me suis trouvé
bientôt tellement oppressé que j'ai été forcé de
respirer un moment sur la dernière enveloppe...
Julie!... ô ma Julie!... le voile est déchiré... je
te vois... je vois tes divins attraits! ma bouche et
mon cœur leur rendent le premier hommage, mes
genoux fléchissent... Charmes adorés, encore une
fois vous aurez enchanté mes yeux! Qu'il est
LETTRE XXII i53
prompt, qu'il est puissant, le magique elTet de ces
traits chéris! Non, il ne faut point, comme tu
prétends, un quart d'heure pour le sentir : une
minute, un instant suffit pour arracher de mon
sein mille ardens soupirs et me rappeler avec ton
image celle de mon bonheur passé. Pourquoi faut-
il que la joie de posséder un si précieux trésor soit
mêlée d'une si cruelle amertume? Avec quelle vio-
lence il me rappelle des temps qui ne sont plus!
Je crois, en le voyant, te revoir encore; je crois
me retrouver à ces momens délicieux dont le sou-
venir fait maintenant le malheur de ma vie, et que
le Ciel m'a donnés et ravis dans sa colère. Hélas!
un instant me désabuse, toute la douleur de l'ab-
sence se ranime et s'aigrit en m'ôtant l'erreur qui
l'a suspendue, et je suis comme ces malheureux
dont on n'interrompt les tourmens que pour les
leur rendre plus sensibles. Dieux! quels torrens de
flammes mes avides regards puisent dans cet objet
inattendu! Oh! comme il ranime au fond de mon
cœur tous les mouvemens impétueux que ta pré-
sence y faisoit naître! O Julie! s'il étoit vrai qu'il
pût transmettre à tes sens le délire et l'illusion des
miens!... Mais pourquoi ne le feroit-il pas? pour-
quoi des impressions que l'âme porte avec tant
d'activité n'iroient-elles pas aussi loin qu'elle? Ah!
chère amante! où que tu sois, quoi que tu fasses
au moment où j'écris cette lettre, au moment où
ton portrait reçoit tout ce que ton idolâtre amant
i54 SECONDE l'ARTlE
adresse à ta personne, ne sens-tu pas ton charmant
visage inondé des pleurs de l'amour et de la tris-
tesse? ne sens-tu pas tes yeux, tes joues, ta bouche,
ton sein, pressés, comprimés, accablés de mes ar-
dens baisers? ne te sens-tu pas embraser tout en-
tière du feu de mes lèvres brûlantes ?. . . Ciel ! qu'en-
tends-je? quelqu'un vient... Ah! serrons, cachons
mon trésor... un importun !... Maudit soit le cruel
qui vient troubler des transports si doux!... Puisse-
t-il ne jamais aimer... ou vivre loin de ce qu'il
aime !
LETTRE XXIII
De ramant de Julie à M'"« d'Orbe.
C'est à vous, charmante cousine, qu'il faut ren-
dre compte de l'Opéra : car, bien que vous ne m'en
parliez point dans vos lettres et que Julie vous ait
gardé le secret, je vois d'où lui vient cette curio-
sité. J'y fus une fois pour contenter la mienne; j'y
suis retourné pour vous deux autres fois. Tenez-
m'en quitte, je vous prie, après cette lettre. J'y
puis retourner encore, y bâiller, y souffrir, y périr
pour votre service ; mais y rester éveillé et attentif,
cela ne m'est pas possible.
Avant de vous dire ce que je pense de ce fa-
LETTRE XXllI i55
meux théâtre, que je vous rende compte de ce
qu'on en dit ici; le jugement des connoisseurs
pourra redresser le mien, si je m'abuse.
L'Opéra de Paris passe à Paris pour le spec-
tacle le plus pompeux, le plus voluptueux, le plus
admirable, qu'inventa jamais l'art humain. C'est,
dit-on, le plus superbe monument de la magnifi-
cence de Louis XIV. Il n'est pas si libre à chacun
que vous le pensez de dire son avis sur ce grave
sujet : ici l'on peut disputer de tout, hors de la
musique et de l'Opéra ; il y a du danger à manquer
de dissimulation sur ce seul point. La musique
françoise se maintient par une inquisition très sé-
vère, et la première chose qu'on insinue, par forme
de leçon, à tous les étrangers qui viennent dans ce
pays, c'est que tous les étrangers conviennent qu'il
n'y a rien de si beau dans le reste du monde que
l'Opéra de Paris. En effet, la vérité est que les
plus discrets s'en taisent et n'osent en rire qu'entre
eux.
Il faut convenir pourtant qu'on y représente à
grands frais, non seulement toutes les merveilles de
la nature, mais beaucoup d'autres merveilles bien
plus grandes que personne n'a jamais vues; et sûre-
ment Pope a voulu désigner ce bizarre théâtre par
celui où il dit qu'on voit pêle-mêle des dieux, des
lutins, des monstres, des rois, des bergers, des
fées, de la fureur, de la joie, un feu, une gigue,
une bataille et un bal.
i56 SECONDE PARTIE
Cet assemblage si magnifique et si bien ordonné
est regardé comme s'il contenoit en effet toutes
les choses qu'il représente. En voyant paroître un
temple, on est saisi d'un saint respect; et, pour
peu que la déesse en soit jolie, le parterre est à
moitié païen. On n'est pas si difficile ici qu'à la
Comédie-Françoise. Ces mêmes spectateurs, qui
ne peuvent revêtir un comédien de son person-
nage, ne peuvent à l'Opéra séparer un acteur du
sien. Il semble que les esprits se roidissent contre
une illusion raisonnable et ne s'y prêtent qu'autant
qu'elle est absurde et grossière; ou peut-être que
des dieux leur coiitent moins à concevoir que des
héros. Jupiter étant d'une autre nature que nous,
on en peut penser ce qu'on veut; mais Caton étoit
un homme, et combien d'hommes ont droit de
croire que Caton ait pu exister?
L'Opéra n'est donc point ici, comme ailleurs,
une troupe de gens payés pour se donner en spec-
tacle au public; ce sont, il est vrai , des gens que
le public paye et qui se donnent en spectacle; mais
tout cela change de nature, attendu que c'est une
Académie royale de musique, une espèce de cour
souveraine qui juge sans appel dans sa propre
cause et ne se pique pas autrement de justice ni
de fidélité '. Voilà, cousine, comment, dans cer-
I. Dit en mots plus ouverts, cela n'en seroit que plus
vrai; mais ici je suis partie, et je dois me taire. Paitout où
LETTR E XXllI iSy
tains pays, l'essence des choses tient aux mois, et
comment des noms honnêtes suffisent pour honorer
ce qui l'est le moins.
Les membres de cette noble Académie ne dé-
rogent point; en revanche, ils sont excommuniés,
ce qui est précisément le contraire de l'usage des
autres pays; mais peut-être, ayant eu le choix,
aiment-ils mieux être nobles et damnés que rotu-
riers et bénis. J'ai vu sur le théâtre un chevalier
moderne aussi fier de son métier qu'autrefois l'in-
fortuné Labérius fut humilié du sien ', quoiqu'il le
fît par force et ne récitât que ses propres ouvrages.
l'on est moins soumis aux lois qu'aux hommes, on doit
savoir endurer l'injusiice.
I . Forcé par le tyran de monter sur le théâtre, il déplora
son sort par des vers très touchans et très capables d'allu-
mer l'indignation de tout honnête homme contre ce César
si vanté. « Après avoir, dit-il, vécu soixante ans avec hon-
neur, j'ai quitté ce matin mon foyer chevalier romain, j'y
rentrerai ce soir vil histrion. Hélas! j'ai vécu trop d'un
jour, O Fortune ! s'il falloit me déshonorer une fois, que
ne m'y forçois-tu quand la jeunesse et la vigueur me lais-
soient au moins une figure agréable! Mais maintenant quel
triste objet viens-je exposer au rebut du peuple romain ! une
voix éteinte, un corps infirme, un cadavre, un sépulcre animé,
qui n'a plus rien de moi que mon nom. » Le prologue entier
qu'il récita dans celte occasion, l'injustice que lui fit César,
piqué de la noble liberté avec laquelle il vengeoit son honneur
flétri, l'afîront qu'il reçut au cirque, la bassesse qu'eut Cicéron
d'insulter à son opprobre, la réponse fine et piquante que
lui fit Labérius, tout cela nous a été conservé par Aulu-
Gelle ; et c'est, à mon gré, le morceau le plus curieux et
le plus intéressant de son fade recueil.
i58 SECONDE PARTIE
Aussi l'ancien Labérius ne put-il reprendre sa
place au cirque parmi les chevaliers romains, tan-
dis que le nouveau en trouve tous les jours une sur
les bancs de la Comédie-Françoise parmi la pre-
mière noblesse du pays; et jamais on n'entendit
parler à Rome avec tant de respect de la majesté
du peuple romain qu'on parle à Paris de la ma-
jesté de l'Opéra.
Voilà ce que j'ai pu recueillir des discours d'au-
trui sur ce brillant spectacle : que je vous dise à
présent ce que j'y ai vu moi-même.
Figurez-vous une gaine large d'une quinzaine de
pieds et longue à proportion : cette gaine est le
théâtre. Aux deux côtés on place par intervalle
des feuilles de paravent, sur lesquelles sont gros-
sièrement peints les objets que la scène doit repré-
senter. Le fond est un grand rideau peint de
même, et presque toujours percé ou déchiré, ce
qui représente des gouffres dans la terre ou des
trous dans le ciel, selon la perspective. Chaque
personne qui passe derrière le théâtre et touche le
rideau produit, en l'ébranlant, une sorte de trem-
blement de terre assez plaisant à voir. Le ciel est
représenté par certaines guenilles bleuâtres, sus-
pendues à des bâtons ou à des cordes, comme
l'étendage d'une blanchisseuse. Le soleil (car on
l'y voit quelquefois) est un flambeau dans une
lanterne. Les chars des dieux et des déesses sont
composés de quatre solives encadrées et suspen-
LETTR E XXIII 159
dues à une grosse corde en forme d'escarpolette;
entre ces solives est une planche en travers sur
laquelle le dieu s'assied, et sur le devant pend un
morceau de grosse toile barbouillée, qui sert de
nuage à ce magnifique char. On voit vers le bas
de la machine l'illumination de deux ou trois chan-
delles puantes et mal mouchées, qui, tandis que le
personnage se démène et crie en branlant dans
son escarpolette, l'enfument tout à son aise : en-
cens digne de la divinité.
Comme les chars sont la partie la plus considé-
rable des machines de l'Opéra, sur celle-là vous
pouvez juger des autres. La mer agitée est com-
posée de longues lanternes angulaires de toile ou
de carton bleu, qu'on enfile à des broches paral-
lèles et qu'on fait tourner par des polissons. Le
tonnerre est une lourde charrette qu'on promène
sur le cintre, et qui n'est pas le moins touchant
instrument de cette agréable musique. Les éclairs
se font avec des pincées de poix-résine qu'on pro-
jette sur un flambeau; la foudre est un pétard au
bout d'une fusée.
Le théâtre est garni de petites trappes carrées,
qui, s'ouvrant au besoin, annoncent que les démons
vont sortir de la cave. Quand ils doivent s'élever
dans les airs, on leur substitue adroitement de
petits démons de toile brune empaillée, ou quel-
quefois de vrais ramoneurs, qui branlent en l'air
suspendus à des cordes, jusqu'à ce qu'ils se perdent
i6o SECONDE PARTIE
majestueusement dans les guenilles dont j'ai parlé.
Mais ce qu'il y a de réellement tragique, c'est
quand les cordes sont mal conduites, ou viennent
à rompre : car alors les esprits infernaux et les
dieux immortels tombent, s'estropient, se tuent
quelquefois. Ajoutez à tout cela les monstres qui
rendent certaines scènes fort pathétiques, ffels que
desdragons, deslézards, des tortues, des crocodiles,
de gros crapauds, qui se promènent d'un air mena-
çant sur le théâtre, et font voir à l'Opéra les ten-
tations de saint Antoine. Chacune de ces figures
est animée par un lourdaud de Savoyard qui n'a
pas l'esprit de faire la bête.
Voilà, ma cousine, en quoi consiste à peu près
l'auguste appareil de l'Opéra, autant que j'ai pu
l'observer du parterre à l'aide de ma lorgnette;
car il ne faut pas vous imaginer que ces moyens
soient fort cachés et produisent un effet imposant:
je ne vous dis en ceci que ce que j'ai aperçu de
moi-même, et ce que peut apercevoir comme moi
tout spectateur non préoccupé. On assure pourtant
qu'il y a une prodigieuse quantité de machines
employées à faire mouvoir tout cela ; on m'a offert
plusieurs fois de me les montrer; mais je n'ai
jamais été curieux de voir comment on fait de
petites choses avec de grands efforts.
Le nombre de gens occupés au service de l'O-
péra est inconcevable. L'orchestre et les chœurs
composent ensemble près de cent personnes; il y a
LETTRE XXllI 161
des multitudes de danseurs; tous les rôles sont
doubles et triples', c'est-à-dire qu'il y a toujours
un ou deux acteurs subalternes prêts à remplacer
l'acteur principal, et payés pour ne rien faire jus-
qu'à ce qu'il lui plaise de ne rien faire à son tour,
ce qui ne tarde jamais beaucoup d'arriver. Après
quelques représentations, les premiers acteurs, qui
sont d'importans personnages, n'honorent plus le
public de leur présence: ils abandonnent la place à
leurs substituts, et aux substituts de leurs substituts.
On reçoit toujours le même argent à la porte,
mais on ne donne plus le même spectacle. Chacun
prend son billet comme à une loterie, sans savoir
quel lot il aura; et, quel qu'il soit, personne
n'oseroit se plaindre, car, afin que vous le sachiez,
les nobles membres de cette Académie ne doivent
aucun respect au public: c'est le public qui leur en
doit.
Je ne vous parlerai point de cette musique, vous
la connoissez. Mais ce dont vous ne sauriez avoir
l'idée, ce sont les cris affreux, les longs mugisse-
mens dont retentit le théâtre durant la représen-
tation. On voit les actrices, presque en convulsion,
arracher avec violence ces glapissemens de leurs
poumons, les poings fermés contre la poitrine, la
I . On ne sait ce que c'est que les doubles en Italie, le
public ne les souffi iroit pas ; aussi le spectacle est-il à beau-
coup meilleur marché : il en coûteroit trop pour êire mal
servi.
Noui/elle Héloïse. II. 21
i62 SECONDE PARTIE
tête en arrière, le visage enflammé, les vaisseaux
gonflés, l'estomac pantelant; on ne sait lequel est
le plus désagréablement affecté de l'œil ou de
l'oreille; leurs efforts font autant souffrir ceux qui
les regardent que leurs chants ceux qui les écou-
tent ; et ce qu'il y a de plus inconcevable est que ces
hurlemens sont presque la seule chose qu'applau-
dissent les spectateurs. A leurs battemens de mains,
on les prendroit pour des sourds charmés de saisir
par-ci par-là quelques sons perçans, et qui veu-
lent engager les acteurs à les redoubler. Pour moi,
je suis persuadé qu'on applaudit les cris d'une
actrice à l'Opéra comme les tours de force d'un
bateleur à la foire : la sensation en est déplaisante
et pénible, on souffre tandis qu'ils durent; mais
on est si aise de les voir finir sans accident qu'on
en marque volontiers sa joie. Concevez que cette
manière de chanter est employée pour exprimer
ce que Quinault a jamais dit de plus galant et
de plus tendre. Imaginez les Muses, les Grâces,
les Amours, Vénus même, s'exprimant avec cette
délicatesse, et jugez de l'effet! Pour les diables,
passe encore : cette musique a quelque chose d'in-
fernal qui ne leur messied pas. Aussi les magies,
les évocations et toutes les fêtes du sabbat, sont-
elles toujours ce qu'on admire le plus à l'Opéra
françois.
A ces beaux sons, aussi justes qu'ils sont doux,
se marient très dignement ceux de l'orchestre.
LETTRE XXIII i63
Figurez-vous un charivari sans fin d'insirumens
sans mélodie, un ronron traînant et perpétuel de
basses, chose la plus lugubre, la plus assommante
que j'aie entendue de ma vie, et que je n'ai jamais
pu supporter une demi-heure sans gagner un vio-
lent mal de tête. Tout cela forme une espèce de
psalmodie à laquelle il n'y a pour l'ordinaire ni
chant ni mesure. Mais quand par hasard il se
trouve quelque air un peu sautillant, c'est un tré-
pignement universel ; vous entendez tout le par-
terre en mouvement suivre à grand'peine et à
grand bruit un certain homme de l'orchestre'.
Charmés de sentir un moment cette cadence qu'ils
sentent si peu, ils se tourmentent l'oreille, la voix,
les bras, les pieds, et tout le corps, pour courir
après la mesure 2, toujours prête à leur échapper;
au lieu que l'Allemand et l'Italien, qui en sont
intimement affectés, la sentent et la suivent sans
aucun effort et n'ont jamais besoin de la battre.
Du moins, Regianino m'a-t-il souvent dit que dans
les opéras d'Italie, où elle est si sensible et si vive,
on n'entend, on ne voit jamais dans l'orchestre ni
parmi les spectateurs le moindre mouvement qui
la marque. Mais tout annonce en ce pays la dureté
de l'organe musical : les voix y sont rudes et sans
1 . Le Bûcheron
2. Je trouve qu'on n'a pas mal comparé les airs légers
fie la musique françoise à la course d'une vache qui galope,
ou d'une oie grasse qui veul voler.
164 SECONDE PARTIE
douceur, les inflexions âpres et fortes, les sons
forcés et traînans; nulle cadence, nul accent mé-
lodieux dans les airs du peuple : les instrumens
militaires, les fifres de l'infanterie, les trompettes
de la cavalerie, tous les cors, tous les hautbois, les
chanteurs des rues, les violons de guinguette, tout
cela est d'un faux à choquer l'oreille la moins dé-
licate. Tous les talens ne sont pas donnés aux
mêmes hommes, et, en général, le François paroît
être de tous les peuples de l'Europe celui qui a
le moins d'aptitude à la musique. Mylord Edouard
prétend que les Anglois en ont aussi peu; mais
la différence est que ceux-ci le savent et ne s'en
soucient guère, au lieu que les François renonce-
roient à mille justes droits et passeroient condam-
nation sur toute autre chose plutôt que de con-
venir qu'ils ne sont pas les premiers musiciens du
monde. Il y en a même qui regarderoient volon-
tiers la musique à Paris comme une affaire d'Etat,
peut-être parce que c'en fut une à Sparte découper
deux cordes à la lyre de Timothée : à cela vous
sentez qu'on n'a rien à dire. Quoi qu'il en soit,
l'Opéra de Paris pourroit être une fort belle
institution politique qu'il n'en plairoit pas da-
vantage aux gens de goût. Revenons à ma des-
cription.
Les ballets, dont il me reste à vous parler, sont
la partie la plus brillante de cet Opéra, et, consi-
dérés séparément, ils font un spectacle agréable,
LETTRE XXllI i65
magnifique et vraiment théâtral ; mais ils servent
comme partie constitutive de la pièce, et c'est en
cette qualité qu'il les faut considérer. Vous con-
noissez les opéras de Quinault; vous savez com-
ment les divertissemens y sont employés : c'est à
peu près de même, ou encore pis, chez ses suc-
cesseurs. Dans chaque acte, l'action est ordinaire-
ment coupée au moment le plus intéressant par
une fête qu'on donne aux acteurs assis, et que le
parterre voit debout. Il arrive de là que les per-
sonnages de la pièce sont absolument oubliés,
ou bien que les spectateurs regardent les acteurs,
qui regardent autre chose. La manière d'amener
ces fêtes est simple : si le prince est joyeux, on
prend part à sa joie, et l'on danse; s'il est triste,
on veut l'égayer, et l'on danse. J'ignore si c'est la
mode à la cour de donner le bal aux rois quand ils
sont de mauvaise humeur : ce que je sais par rap-
port à ceux-ci, c'est qu'on n'e peut trop admirer
leur constance stoïque à voir des gavottes ou écou-
ter des chansons tandis qu'on décide quelquefois
derrière le théâtre de leur couronne ou de leur
sort. Mais il y a bien d'autres sujets de danses;
les plus graves actions de la vie se font en dan-
sant. Les prêtres dansent, les soldats dansent, les
dieux dansent, les diables dansent; on danse jus-
que dans les enterremens, et tout danse à propos
de tout.
La danse est donc le quatrième des beaux-arts
i66 SECONDE PARTIE
employés clans la constitution de la scène l^riciiie ;
mais les trois autres concourent à l'imitation ; et
celui-là qu'imite-t-il ? Rien. Il est donc hors-
d'œuvre quand il n'est employé que comme danse :
car que font des menuets, des rigaudons, des
chaconnes, dans une tragédie ? Je dis plus : il
n'y seroit pas moins déplacé s'il imitoit quelque
chose, parce que, de toutes les unités, il n'y en a
point de plus indispensable que celle du langage;
et un opéra où l'action se passeroit moitié en
chant, moitié en danse, seroit plus ridicule encore
que celui où l'on parleroit moitié françois, moitié
italien.
Non contens d'introduire la danse comme par-
tie essentielle de la scène lyrique, ils se sont même
efforcés d'en faire quelquefois le sujet principal, et
ils ont des opéras appelés ballets qui remplissent
si mal leur titre que la danse n'y est pas moins
déplacée que dans tous les autres. La plupart de
ces ballets forment autant de sujets séparés que
d'actes, et ces sujets sont liés entre eux par de cer-
taines relations métaphysiques dont le spectateur ne
se douteroit jamais, si l'auteur n'avoit soin de l'en
avertir dans un prologue. Les saisons, les âges, les
sens, les élémens, je demande quel rapport ont
tous ces titres à la danse, et ce qu'ils peuvent offrir
en ce genre à l'imagination. Quelques-uns même
sont purement allégoriques, comme le carnaval et
la folie; et ce sont les plus insupportables de tous,
LETTRE XXllI 167
parce qu'avec beaucoup d'esprit et de finesse ils
n'ont ni sentiraens, ni tableaux, ni situations, ni
chaleur, ni intérêt, ni rien de tout ce qui peut
donner prise à la musique, flatter le cœur et nour-
rir l'illusion. Dans ces prétendus ballets, l'action
se passe toujours en chant, la danse interrompt
toujours l'action, ou ne s'y trouve que par occa-
sion, et n'imite rien. Tout ce qu'il arrive, c'est
que, ces ballets ayant encore moins d'intérêt que
les tragédies, cette interruption y est moins re-
marquée; s'ils étoient moins froids, on en seroit
plus choqué ; mais un défaut couvre l'autre, et
l'art des auteurs pour empêcher que la danse ne
lasse, c'est de faire en sorte que la pièce ennuie.
Ceci me mène insensiblement à des recherches
sur la véritable constitution du drame lyrique, trop
étendues pour entrer dans cette lettre, et qui me
jetteroient loin de mon sujet : j'en ai fait une pe-
tite dissertation à part que vous trouverez ci-jointe,
et dont vous pourrez causer avec Regianino. Il me
reste à vous dire sur l'opéra françois que le plus
grand défaut que j'y crois remarquer est un faux
goût de magnificence, par lequel on a voulu
mettre en représentation le merveilleux, qui, n'é-
tant fait que pour être imaginé, est aussi bien
placé dans un poème épique que ridiculement
sur un théâtre. J'aurois eu peine à croire, si je
ne l'avois vu, qu'il se trouvât des artistes assez
imbéciles pour vouloir imiter le char du Soleil, et
i68 SECONDE PARTIE
des spectateurs assez cnfans pour aller voir cette
imitation. La Bruyère ne concevoit pas comment
un spectacle aussi superbe que l'Opéra pouvoit
l'ennuyer à si grands frais. Je le conçois bien,
moi, qui ne suis pas un La Bruyère; et je soutiens
que, pour tout homme qui n'est pas dépourvu du
goût des beaux-arts, la musique Françoise, la danse
et le merveilleux, mêlés ensemble, feront toujours
de l'Opéra de Paris le plus ennuyeux spectacle qui
puisse exister. Après tout, peut-être n'en faut-il
pas aux François de plus parfaits, au moins quant
à l'exécution; non qu'ils ne soient très en état de
connoître la bonne, mais parce qu'en ceci le mal
les amuse plus que le bien. Ils aiment mieux railler
qu'applaudir; le plaisir de la critique les dédom-
mage de l'ennui du spectacle, et il leur est plus
agréable de s'en moquer quand ils n'y sont plus,
que de s'y plaire tandis qu'ils y sont.
LETTRE XXIV
De Julie.
Oui, oui, je le vois bien, l'heureuse Julie t'est"
toujours chère. Ce même feu qui brilloit jadis dans
tes yeux se fait sentir dans ta dernière lettre : j'y
retrouve toute l'ardeur qui m'anime, et la mienne
LETTRE XXIV 169
s'en irrite encore. Oui, mon ami, le sort a beau
nous séparer, pressons nos cœurs l'un contre l'au-
tre, conservons par la communication la chaleur
naturelle contre le froid de l'absence et du déses-
poir, et que tout ce qui devroit relâcher notre
attachement ne serve qu'à le resserrer sans cesse.
Mais admire ma simplicité : depuis que j'ai reçu
cette lettre, j'éprouve quelque chose des charmans
effets dont elle parle ; et ce badinage du talisman,
quoique inventé par moi-même, ne laisse pas de
me séduire et de me paroître une vérité. Cent fois
le jour, quand je suis seule, un tressaillement me
saisit comme si je te sentois près de moi. Je m'i-
magine que tu tiens mon portrait, et je suis si
folle que je crois sentir l'impression des caresses
que tu lui fais et des baisers que tu lui donnes ;
ma bouche croit les recevoir, mon tendre cœur
croit les goûter. O douces illusions ! ô chimères !
dernières ressources des malheureux ! ah ! s'il se
peut, tenez-nous lieu de réalité ! Vous êtes quel-
que chose encore à ceux pour qui le bonheur n'est
plus rien.
Quant à la manière dont je m'y suis prise pour
avoir ce portrait, c'est bien un soin de l'amour;
mais crois que, s'il étoit vrai qu'il fît des miracles,
ce n'est pas celui-là qu'il auroit choisi. Voici le
mot de l'énigme. Nous eûmes il y a quelque temps
ici un peintre en miniature venant d'Italie; il avoit
des lettres de mylord Edouard, qui peut-être en
170 SECONDE l'ARTlE
les lui donnant avoit en vue ce qui est arrivé.
M. d'Orbe voulut profiter de cette occasion pour
avoir le portrait de ma cousine ; je voulus l'avoir
aussi. Elle et ma mère voulurent avoir le mien, et,
à ma prière, le peintre en fit secrètement une se-
conde copie. Ensuite, sans m'embarrasser de copie
ni d'original, je choisis subtilement le plus ressem-
blant des trois pour te l'envoyer. C'est une fripon-
nerie dont je ne me suis pas fait un grand scrupule :
car un peu de ressemblance de plus ou de moins
n'importe guère à ma mère et à ma cousine; mais
les hommages que tu rendrois à une autre figure
que la mienne seroient une espèce d'infidélité d'au-
tant plus dangereuse que mon portrait seroit mieux
que moi ; et je ne veux point, comme que ce soit,
que tu prennes du goût pour des charmes que je
n'ai pas. Au reste, il n'a pas dépendu de moi d'être
un peu plus soigneusement vêtue; mais on ne m'a
pas écoutée, et mon père lui-même a voulu que le
portrait demeurât tel qu'il est. Je te prie au moins
de croire qu'excepté la coiffure cet ajustement
n'a point été pris sur le mien, que le peintre a
tout fait de sa grâce, et qu'il a orné ma personne
des ouvrages de son imagination.
LETTRE XXV 171
LETTRE XXV
.4 Julie.
Il faut, chère Julie, que je te parle encore de
ton portrait; non plus dans ce premier enchante-
ment auquel tu fus si sensible, mais au contraire
avec le regret d'un homme abusé par un faux es-
poir, et que rien ne peut dédommager de ce qu'il
a perdu. Ton portrait a de la grâce et de la
beauté, même de la tienne; il est assez ressem-
blant, et peint par un habile homme; mais, pour
en être content, il faudroit ne te pas connoître.
La première chose que je lui reproche est de te
ressembler, et de n'être pas toi, d'avoir ta figure, et
d'être insensible. Vainement le peintre a cru ren-
dre exactement tes yeux et tes traits : il n'a point
rendu ce doux sentiment qui les vivifie, et sans le-
quel, tout charmans qu'ils sont, ils ne seroient
rien. C'est dans ton cœur, ma Julie, qu'est le fard
de ton visage, et celui-là ne s'imite point. Ceci
tient, je l'avoue, à l'insuffisance de l'art ; mais c'est
au moins la faute de l'artiste de n'avoir pas été
exact en tout ce qui dépendoit de lui. Par exem-
ple, il a placé la racine des cheveux trop loin des
tempes, ce qui donne au front un contour moins
agréable et moins de finesse au regard. Il a oublié
les rameaux de pourpre que font en cet endroit
172 SECONDE PARTIE
deux ou trois petites veines sous la peau, à peu près
comme dans ces fleurs d'iris que nous considérions
un jour au jardin de Clarens. Le coloris des joues
est trop près des yeux, et ne se fond pas délicieu-
sement en couleur de rose vers le bas du visage
comme sur le modèle ; on diroit que c'est du rouge
artificiel plaqué comme le carmin des femmes de
ce pays. Ce défaut n'est pas peu de chose, car il
te rend l'œil moins doux et l'air plus hardi.
Mais, dis-moi, qu'a-t-il fait de ces nichées d'a-
mours qui se cachent aux deux coins de ta bouche,
et que, dans mes jours fortunés, j'osois réchauffer
quelquefois de la mienne? Il n'a point donné leur
grâce à ces coins, il n'a pas mis à cette bouche ce
tour agréable et sérieux qui change tout à coup à
ton moindre sourire et porte au cœur je ne sais
quel enchantement inconnu, je ne sais quel sou-
dain ravissement que rien ne peut exprimer. Il est
vrai que ton portrait ne peut passer du sérieux au
sourire. Ah! c'est précisément de quoi je me
plains : pour pouvoir exprimer tous tes charmes,
il faudroit te peindre dans tous les instans de ta vie.
Passons au peintre d'avoir omis quelques beau-
tés; mais en quoi il n'a pas fait moins de tort à
ton visage, c'est d'avoir omis les défauts. Il n'a
point fait cette tache presque imperceptible que tu
as sous l'œil droit, ni celle qui est au cou du côté
gauche. Il n'a point mis... ô dieux! cet homme
étoit-il de bronze?... il a oublié la petite cicatrice
LETTRE XXV 175
qui t'est restée sous la lèvre. II t'a fait les che-
veux et les sourcils de la même couleur, ce qui
n'est pas : les sourcils sont plus châtains, et les
cheveux plus cendrés :
Bionda testa, occhi azurri, e bruno ciglio.
Il a fait le bas du visage exactement ovale; il
n'a pas remarqué cette légère sinuosité qui, sépa-
rant le menton des joues, rend leur contour moins
régulier et plus gracieux. Voilà les défauts les plus
sensibles. Il en a omis beaucoup d'autres, et je lui
en sais fort mauvais gré : car ce n'est pas seulement
de tes beautés que je suis amoureux, mais de toi
tout entière telle que tu es. Si tu ne veux pas que
le pinceau te prête rien, moi je ne veux pas qu'il
t'ôte rien; et mon cœur se soucie aussi peu des
attraits que tu n'as pas qu'il est jaloux de ce qui
tient leur place.
Quant à l'ajustement, je le passerai d'autant
moins que, parée ou négligée, je t'ai toujours vue
mise avec beaucoup plus de goût que tu ne l'es
dans ton portrait. La coiffure est trop chargée :
on me dira qu'il n'y a que des fleurs; eh bien! ces
fleurs sont de trop. Te souviens-tu de ce bal où
tu portois ton habit à la valaisane et où ta cou-
sine dit que je dansois en philosophe? Tu n'avois
pour toute coiffure qu'une longue tresse de tes che-
veux roulée autour de ta tête et rattachée avec une
aiguille d'or, à la manière des villageoises de
174 SECONDE PARTI E
Berne. Non, le soleil orné de tous ses rayons n'a
pas l'éclat dont tu frappois les yeux et les cœurs,
et sûrement quiconque te *it ce jour-là ne t'ou-
bliera de sa vie. C'est ainsi, ma Julie, que tu dois
être coiffée; c'est l'or de tes cheveux qui doit pa-
rer ton visage, et non cette rose qui les cache et
que ton teint flétrit. Dis à la cousine (car je recon-
nois ses soins et son choix) que ces fleurs dont
elle a couvert et profané ta chevelure ne sont pas
de meilleur goût que celles qu'elle recueille dans
VAdone, et qu'on peut leur passer de suppléer à
la beauté, mais non de la cacher.
A l'égard du buste, il est singulier qu'un amant
soit là-dessus plus sévère qu'un père; mais en ef-
fet je ne t'y trouve pas vêtue avec assez de soin.
Le portrait de Julie doit être modeste comme elle.
Amour, ces secrets n'appartiennent qu'à toi. Tu
dis que le peintre a tout tiré de son imagination.
Je le crois, je le crois! Ah! s'il eût aperçu le
moindre de ces charmes voilés, ses yeux l'eussent
dévoré, mais sa main n'eût point tenté de les pein-
dre : pourquoi faut-il que son art téméraire ait
tenté de les imaginer? Ce n'est pas seulement un
défaut de bienséance, je soutiens que c'est encore
un défaut de goût. Oui, ton visage est trop chaste
pour supporter le désordre de ton sein; on voit
que l'un de ces deux objets doit empêcher l'autre
de paroître : il n'y a que le délire de l'amour qui
puisse les accorder; et quand sa main ardente ose
LETTRE XKV 175
dévoiler celui que la pudeur couvre, l'ivresse et le
trouble de tes yeux dit alors que tu l'oublies, et
non que tu l'exposes.
Voilà la critique qu'une attention continuelle
m'a fait faire de ton portrait. J'ai conçu là-dessus
le dessein de le réformer selon mes idées. Je les
ai communiquées à un peintre habile; et, sur ce
qu'il a déjà fait, j'espère te voir bientôt plus sem-
blable à toi-même. De peur de gâter le portrait,
nous essayons les changemens sur une copie que
je lui en ai fait faire, et il ne les transporte sur
l'original que quand nous sommes bien sûrs de leur
effet. Quoique je dessine assez médiocrement, cet
artiste ne peut se lasser d'admirer la subtilité de
mes observations; il ne comprend pas combien ce-
lui qui me les dicte est un maître plus savant que
lui. Je lui parois aussi quelquefois fort bizarre : il
dit que je suis le premier amant qui s'avise de ca-
cher des objets qu'on n'expose jamais assez au gré
des autres; et quand je lui réponds que c'est pour
mieux te voir tout entière que je t'habille avec
tant de soin, il me regarde comme un fou. Ah!
que ton portrait seroit bien plus touchant si je
pouvois inventer des moyens d'y montrer ton âme
avec ton visage et d'y peindre à la fois ta modes-
tie et tes attraits! Je te jure, ma Julie, qu'ils ga-
gneront beaucoup à cette réforme. On n'y voyoit
que ceux qu'avoit supposés le peintre, et le specta-
teur ému les supposera tels qu'ils sont. Je ne sais
176 SECONDE PARTIE
quel enchantement secret règne dans ta personne,
mais tout ce qui la touche semble y participer; il
ne faut qu'apercevoir un coin de ta robe pour ado-
rer celle qui la porte. On sent, en regardant ton
ajustement, que c'est partout le voile des Grâces
qui couvre la beauté, et le goût de ta modeste
parure semble annoncer au cœur tous les charmes
qu'elle recèle.
LETTRE XXVI
A Julie.
Julie, ô Julie! ô toi qu'un temps j'osois appe-
ler mienne, et dont je profane aujourd'hui le nom !
la plume échappe à ma main tremblante; mes larmes
inondent le papier; j'ai peine à former les premiers
traits d'une lettre qu'il ne falloit jamais écrire; je
ne puis ni me taire ni parler. Viens, honorable et
chère image, viens épurer et raffermir un cœur
avili par la honte et brisé par le repentir. Soutiens
mon courage qui s'éteint; donne à mes remords la
force d'avouer le crime involontaire que ton ab-
sence m'a laissé commettre.
Que tu vas avoir de mépris pour un coupable!
mais bien moins que je n'en ai moi-même. Quelque
abject que j'aille être à tes yeux, je le suis cent
fois plus aux miens propres : car, en me voyant tel
LETTRE XXVI 177
que je suis, ce qui m'humilie le plus encore, c'est
de te voir, de te sentir au fond de mon cœur, dans
un lieu désormais si peu digne de toi, et de son-
ger que le souvenir des plus vrais plaisirs de l'amour
n'a pu garantir mes sens d'un piège sans appas et
d'un crime sans charmes.
Tel est l'excès de ma confusion qu'en recou-
rant à ta clémence je crains même de souiller tes
regards sur ces lignes par l'aveu de mon forfait.
Pardonne, âme pure et chaste, un récit que j'épar-
gnerois à ta modestie s'il n'étoit un moyen d'expier
mes égaremens. Je suis indigne de tes bontés, je
le sais; je suis vil, bas, méprisable; mais au moins
je ne serai ni faux ni trompeur, et j'aime mieux
que tu m'ôtes ton cœur et la vie que de t'abuser
un seul moment. De peur d'être tenté de cher-
cher des excuses qui ne me rendroient que plus
criminel, je me bornerai à te faire un détail exact
de ce qui m'est arrivé. Il sera aussi sincère que
mon regret; c'est tout ce que je me permettrai de
dire en ma faveur.
J'avois fait connoissance avec quelques officiers
aux gardes et autres jeunes gens de nos compa-
triotes, auxquels je trouvois un mérite naturel,
que j'avois regret de voir gâter par l'imitation de
je ne sais quels faux airs qui ne sont pas faits pour
eux. Ils se moquoient à leur tour de me voir con-
server dans Paris la simplicité des antiques mœurs
helvétiques. Ils prirent mes maximes et mes ma-
Noiivelle Héloïse. H. 2 3
178 SECONDE PARTIE
nièies pour des leçons indirectes dont ils furent
choqués, et résolurent de me faire changer de ton
à quelque prix que ce fût. Après plusieurs tenta-
tives qui ne réussirent point, ils en firent une mieux
concertée qui n'eut que trop de succès. Hier ma-
tin ils vinrent me proposer d'aller souper chez la
femme d'un colonel, qu'ils me nommèrent, et qui,
sur le bruit de ma sagesse, avoit, disoient-ils, envie
de faire connoissance avec moi. Assez sot pour
donner dans ce persiflage, je leur représentai qu'il
seroit mieux d'aller premièrement lui faire visite;
mais ils se moquèrent de mon scrupule, me disant
que la franchise suisse ne comportoit pas tant de
façon, et que ces manières cérémonieuses ne ser-
viroient qu'à lui donner mauvaise opinion de moi.
A neuf heures, nous nous rendîmes donc chez la
dame. Elle vint nous recevoir sur l'escalier, ce que
je n'avois encore observé nulle part. En entrant, je
vis à des bras de cheminée de vieilles bougies qu'on
venoit d'allumer, et partout un certain air d'ap-
prêt qui ne me plut point. La maîtresse de la mai-
son me parut jolie, quoique un peu passée ; d'autres
femmes à peu près du même âge et d'une sem-
blable figure étoient avec elle : leur parure, assez
brillante, avoit plus d'éclat que de goût; mais j'ai
déjà remarqué que c'est un point sur lequel on ne
peut guère juger en ce pays de l'état d'une femme.
Les premiers complimens se passèrent à peu
près comme partout; l'usage du monde apprend à
I
LETTRE XXVI 179
les abréger, ou à les tourner vers l'enjouement
avant qu'ils ennuient. Il n'en fut pas tout à fait
de même sitôt que la conversation devint générale
et sérieuse : je crus trouver à ces dames un air
contraint et gêné, comme si ce ton ne leur eût pas
été familier; et, pour la première fois depuis que
j'étois à Paris, je vis des femmes embarrassées à
soutenir un entretien raisonnable. Pour trouver
une matière aisée, elles se jetèrent sur leurs af-
faires de famille, et, comme je n'en connoissois
pas une, chacune dit de la sienne ce qu'elle vou-
lut. Jamais je n'avois tant oui parler de monsieur
le colonel ; ce qui m'étonnoit dans un pays oii
l'usage est d'appeler les gens par leurs noms plus
que par leurs titres, et où ceux qui ont celui-là en
portent ordinairement d'autres.
Cette fausse dignité fit bientôt place à des ma-
nières plus naturelles. On se mit à causer tout
bas; et, reprenant sans y penser un ton de fami-
liarité peu décente, on chuchotoit, on sourioit en
me regardant, tandis que la dame de la maison
me questionnoit sur l'état de mon cœur d'un cer-
tain ton résolu qui n'étoit guère propre à le
gagner. On servit; et la liberté de la table, qui
semble confondre tous les états, mais qui met
chacun à sa place sans qu'il y songe, acheva de
m'apprendre en quel lieu j'étois. Il étoit trop tard
pour m'en dédire. Tirant donc ma sûreté de ma
répugnance, je consacrai cette soirée à ma fonction
i8o SECONDE PARTIE
d'obseivateui, et résolus d'employer à connoître
cet ordre de femmes la seule occasion que j'en aurois
de ma vie. Je tirai peu de fruit de mes remar-
ques ; elles avoient si peu d'idée de leur état pré-
sent, si peu de prévoyance pour l'avenir, et, hors
du jargon de leur métier, elles étoient si stupides
à tous égards que le mépris effaça bientôt la pitié
que j'avois d'abord d'elles. En parlant du plaisir
même, je vis qu'elles étoient incapables d'en res-
sentir. Elles me parurent d'une violente avidité
pour tout ce qui pouvoit tenter leur avarice; à cela
près, je n'entendis sortir de leur bouche aucun
mot qui partît du cœur. J'admirai comment d'hon-
nêtes gens pouvoient supporter une société si dé-
goûtante. C'eût été leurimposer une peine cruelle,
à mon avis, que de les condamner au genre de
vie qu'ils choisissoient eux-mêmes.
Cependant le souper se prolongeoit et devenoit
bruyant : au défaut de l'amour, le vin échaufîoit
les convives. Les discours n'étoient pas tendres,
mais déshonnêtes, et les femmes tàchoient d'exci-
ter, par le désordre de leur ajustement, les désirs
qui l'auroient dû causer. D'abord tout cela ne fit
sur moi qu'un effet contraire, et tous leurs efforts
pour me séduire ne servoient qu'à me rebuter.
« Douce pudeur, disois-je en moi-même, suprême
volupté de l'amour, que de charmes perd une
femme au moment qu'elle renonceà toi ! combien, si
elles connoissoient ton empire, elles mettroient de
LETTRE XXVI i8i
soins à te conserver, sinon par honnêteté, du moins
par coquetterie! Mais on ne joue point la pudeur;
il n'y a pas d'artifice plus ridicule que celui qui
la veut imiter. Quelle différence, pensois-je en-
core, de la grossière impudence de ces créatures
et de leurs équivoques licencieuses à ces regards
timides et passionnés, à ces propos pleins de mo-
destie, de grâce et de sentiment, dont...! » Je
n'osois achever; je rougissois de ces indignes
comparaisons... Je me reprochois comme autant
de crimes les charmans souvenirs qui me poursui-
voient malgré moi... En quels lieux osois-je penser
à celle. . . ! Hélas ! ne pouvant écarter de mon cœur
une trop chère image, je m'efforçois de la voiler.
Le bruit, les propos que j'entendois, les objets
qui frappoient mes yeux, m'échauffèrent insensi-
blement : mes deux voisines ne cessoient de me
faire des agaceries, qui furent enfin poussées trop
loin pour me laisser de sang-froid. Je sentis que
ma tête s'embarrassoit : j'avois toujours bu mon
vin fort trempé; j'y mis plus d'eau encore, et enfin
je m'avisai de la boire pure. Alors seulement je
m'aperçus que cette eau prétendue étoit du vin
blanc et que j'avois été trompé tout le long du
repas. Je ne fis point des plaintes qui ne m'auroient
attiré que des railleries : je cessai de boire. Il
n'étoit plus temps : le mal étoit fait. L'ivresse ne
tarda pas à m'ôter le peu de connoissance qui me
restoit. Je fus surpris, en revenant à moi, de me
i82 SECONDE PARTIE
trouver dans un cabinet reculé, entre les bras d'une
de ces créatures, et j'eus au même instant le déses-
poir de me sentir aussi coupable que je pouvois
l'être.
J'ai fini ce récit affreux ; qu'il ne souille plus tes
regards ni ma mémoire. O toi dont j'attends mon
jugement, j'implore ta rigueur, je la mérite. Quel
que soit mon châtiment, il me sera moins cruel
que le souvenir de mon crime.
LETTRE XXVII
De Julie.
Rassurez-vous sur la crainte de m'avoir irritée :
votre lettre m'a donné plus de douleur que de
colère. Ce n'est pas moi, c'est vous que vous
avez offensé par un désordre auquel le cœur n'eut
point de part. Je n'en suis que plus affligée : j'ai-
merois mieux vous voir m'outrager que vous
avilir, et le mal que vous vous faites est le seul
que je ne puis vous pardonner.
A ne regarder que la faute dont vous rougissez,
vous vous trouvez bien plus coupable que vous
ne l'êtes, et je ne vois guère en cette occasion que
de l'imprudence à vous reprocher; mais ceci
vient de plus loin et lient à une plus profonde
LETTRE XXVII i83
racine que vous n'apercevez pas, et qu'il faut que
l'amitié vous découvre.
Votre première erreur est d'avoir pris une mau-
vaise route en entrant dans le monde : plus vous
avancez, plus vous vous égarez, et je vois en fré-
missant que vous êtes perdu si vous ne revenez
sur vos pas. Vous vous laissez conduire insensible-
ment dans le piège que j'avois craint. Les gros-
sières amorces du vice ne pouvoient d'abord vous
séduire; mais la mauvaise compagnie a commencé
par abuser votre raison pour corrompre votre
vertu, et fait déjà sur vos mœurs le premier essai
de ses maximes.
Quoique vous ne m'ayez rien dit en particulier
des habitudes que vous vous êtes faites à Paris, il
est aisé de juger de vos sociétés par vos lettres, et
de ceux qui vous montrent les objets par votre
manière de les voir. Je ne vous ai point caché
combien j'étois peu contente de vos relations;
vous avez continué sur le même ton, et mon
déplaisir n'a fait qu'augmenter. En vérité l'on
prendroit ces lettres pour les sarcasmes d'un petit-
maître ' plutôt que pour les relations d'un philoso-
phe, et l'on a peine à les croire de la même main
que celles que vous m'écriviez autrefois. Quoi!
I. Douce Julie, à combien de titres vou5 allez vous faire
siffler! Eh quoi! vous n'avez pas même le ton du jour!
Vous ne savez pas qu'il y a des petites-maîtresses, mais qu'il
n'v a plus de petits-maitres ! Bon Dieu ! que savez-vous donc?
184 SECONDE l'ARTlE
VOUS pensiez étudier les hommes dans les petites
manières de quelques coteries de précieuses ou de
gens désœuvrés; et ce vernis extérieur et chan-
geant, qui devoit à peine frapper vos yeux, fait le
fond de toutes vos remarques! Etoit-ce la peine de
recueillir avec tant de soin des usages et des bien-
séances qui n'existeront plus dans dix ans d'ici,
tandis que les ressorts éternels du cœur humain,
le jeu secret et durable des passions, échappent
à vos recherches? Prenons votre lettre sur les
femmes, qu'y trouverai-je qui puisse m'apprendre
à les connoître? Quelque description de leur pa-
rure, dont tout le monde est instruit, quelques
observations malignes sur leur manière de se mettre
et de se présenter, quelque idée du désordre d'un
petit nombre, injustement généralisée : comme si
tous les sentimens honnêtes étoient éteints à Paris
et que toutes les femmes y allassent en carrosse et
aux premières loges! M'avez-vous rien dit qui
m'instruise solidement de leurs goûts, de leurs
maximes, de leur vrai caractère? et n'est-il pas bien
étrange qu'en parlant des femmes d'un pays un
homme sage ait oublié ce qui regarde les soins
domestiques et l'éducation des enfans'? La seule
1. Et pourquoi ne l'auroit-il pas oublié? est-ce que ces
soins les regardent ? Eh ! que deviendroient le monde et l'Etat ?
Auteurs illustres, brillans académiciens, que deviendriez-
vous tous si les femmes alloient quitter le gouvernement
de la littérature et des affaires pour prendre celui de leur
ménage?
LETTRE XXVn i83
chose qui semble être de vous dans toute cette
lettre, c'est le plaisir avec lequel vous louez leur
bon naturel et qui fait honneur au vôtre; encore
n'avez-vous fait en cela que rendre justice au sexe
en général : et dans quel pays du monde la dou-
ceur et la commisération ne sont-elles pas l'aima-
ble partage des femmes?
Quelle différence de tableau si vous m'eussiez
peint ce que vous aviez vu plutôt que ce qu'on
vous avoit dit, ou du moins que vous n'eussiez
consulté que des gens sensés ! Faut-il que vous,
qui avez tant pris de soins à conserver votre juge-
ment, alliez le perdre comme de propos délibéré
dans le commerce d'une jeunesse inconsidérée,
qui ne cherche dans la société des sages qu'à
les séduire, et non pas à les imiter ! Vous regardez
à de fausses convenances d'âge qui ne vous vont
point, et vous oubliez celles de lumières et de
raison qui vous sont essentielles. Malgré tout
votre emportement, vous êtes le plus facile des
hommes, et, malgré la maturité de votre esprit,
vous vous laissez tellement conduire par ceux
avec qui vous vivez que vous ne sauriez fréquenter
des gens de votre âge sans en descendre et rede-
venir enfant. Ainsi vous vous dégradez en pensant
vous assortir, et c'est vous mettre au-dessous de
vous-même que de ne pas choisir des amis plus
sages que vous.
Je ne vous reproche point d'avoir été conduit
24
i86 SECONDE PARTIE
sans le savoir dans une maison déshonnête, mais
je vous reproche d'y avoir été conduit par de
jeunes officiers que vous ne deviez pas connoître,
ou du moins auxquels vous ne deviez pas laisser
diriger vos amusemens. Quant au projet de les
ramener à vos principes, j'y trouve plus de zèle
que de prudence; si vous êtes trop sérieux pour
être leur camarade, vous êtes trop jeune pour
être leur Mentor, et vous ne devez vous mêler de
réformer autrui que quand vous n'aurez plus rien à
faire en vous-même.
Une seconde faute, plus grava encore et beau-
coup moins pardonnable, est d'avoir pu passer vo-
lontairement la soirée dans un lieu si peu digne
de vous, et de n'avoir pas fui dès le premier instant
où vous avez connu dans quelle maison vous étiez.
Vos excuses là-dessus sont pitoyables. // étoit trop
tard pour s'en dédire! comme s'il y avoit quelque
espèce de bienséance en de pareils lieux, ou que la
bienséance dût jamais l'emporter sur la vertu, et
qu'il fût jamais trop tard pour s'empêcher de mal
faire! Quant à la sécurité que vous tirez de votre
répugnance, je n'en dirai rien : l'événement vous
a montré combien elle étoit fondée. Parlez plus
franchement à celle qui sait lire dans votre cœur:
c'est la honte qui vous retint. Vous craignîtes
qu'on ne se moquât de vous en sortant; un moment
de huée vous fit peur, et vous aimâtes mieux vous
exposer aux remords qu'à la raillerie. Savez-vous
LETTRE XXVII 187
bien quelle maxime vous suivîtes en cette occasion ?
Celle qui la première introduit le vice dans une
âme bien née, étouffe la voix de la conscience par
la clameur publique, et réprime l'audace de bien
faire par la crainte du blâme. Tel vaincroit les ten-
tations qui succombe aux mauvais exemples; tel
rougit d'être modeste et devient effronté par honte ;
et cette mauvaise honte corrompt plus de cœurs
honnêtes que les mauvaises inclinations. Voilà sur-
tout de quoi vous avez à préserver le vôtre : car,
quoi que vous fassiez, la crainte du ridicule que
vous méprisez vous domine pourtant malgré vous.
Vous braveriez plutôt cent périls qu'une raillerie,
et l'on ne vit jamais tant de timidité jointe à une
âme aussi intrépide.
Sans vous étaler contre ce défaut des préceptes
de morale que vous savez mieux que moi, je me
contenterai de vous proposer un moyen pour vous
en garantir, plus facile et plus sûr peut-être que tous
les raisonnemens de la philosophie : c'est de faire
dans votre esprit une légère transposition de temps
et d'anticiper sur l'avenir de quelques minutes. Si,
dans ce malheureux souper, vous vous fussiez for-
tifié contre un instant de moquerie de la part des
convives par l'idée de l'état où votre âme alloit
être sitôt que vous seriez dans la rue; si vous vous
fussiez représenté le contentement intérieur d'é-
chapper aux pièges du vice, l'avantage de prendre
d'abord cette habitude de vaincre qui en facilite le
i88
SECONDE PARTIE
pouvoir, le plaisir que vous eût donné la conscience
de votre victoire, celui de me la décrire, celui que
j'en aurois reçu moi-même, est-il croyable que tout
cela ne l'eût pas emporté sur une répugnance d'un
instant, à laquelle vous n'eussiez jamais cédé si
vous en aviez envisagé les suites? Encore, qu'est-
ce que cette répugnance qui met un prix aux rail-
leries de gens dont l'estime n'en peut avoir au-
cun? Infailliblement cette réflexion vous eût sauvé,
pour un moment de mauvaise honte, une honte
beaucoup plus juste, plus durable, les regrets, le
danger; et, pour ne vous rien dissimuler, votre
amie eût versé quelques larmes de moins.
Vous voulûtes, dites-vous, mettre à profit cette
soirée pour votre fonction d'observateur. Quel
soin ! quel emploi ! que vos excuses me font rougir
de vous! Ne serez-vous point aussi curieux d'ob-
server un jour les voleurs dans leurs cavernes, et
de voir comment ils s'y prennent pour dévaliser les
passans? Ignorez-vous qu'il y a des objets si odieux
qu'il n'est pas même permis à l'homme d'honneur
de les voir, et que l'indignation de la vertu ne
peut supporter le spectacle du vice? Le sage ob-
serve le désordre public qu'il ne peut arrêter; il
l'observe, et montre sur son visage attristé la dou-
leur qu'il lui cause ; mais, quant aux désordres par-
ticuliers, il s'y oppose, ou détourne les yeux de
peur qu'ils ne s'autorisent de sa présence. D'ail-
leurs, étoit-il besoin de voir de pareilles sociétés
LETTRE XXVII 189
pour juger de ce qui s'y passe et des discours qu'on
y tient? Pour moi, sur leur seul objet plus que sur
le peu que vous m'en avez dit, je devine aisément
tout le reste; et l'idée des plaisirs qu'on y trouve
me fait connoître assez les gens qui les cherchent.
Je ne sais si votre commode philosophie adopte
déjà les maximes qu'on dit établies dans les grandes
villes pour tolérer de semblables lieux; mais j'es-
père au moins que vous n'êtes pas de ceux qui se
méprisent assez pour s'en permettre l'usage, sous
prétexte de je ne sais quelle chimérique nécessité
qui n'est connue que des gens de mauvaise vie :
comme si les deux sexes étoient sur ce point d'une
nature différente, et que, dans l'absence ou le céli-
bat, il fallût à l'honnête homme des ressources dont
l'honnête femme n'a pas besoin! Si cette erreur ne
vous mène pas chez des prostituées, j'ai bien peur
qu'elle ne continue à vous égarer vous-même. Ah ! si
vous voulez être méprisable, soyez-le au moins sans
prétexte, et n'ajoutez point le mensonge à la cra-
pule. Tous ces prétendus besoins n'ont point leur
source dans la nature, mais dans la volontaire dé-
pravation des sens. Les illusions mêmes de l'amour
se purifient dans un cœur chaste, et ne corrompent
qu'un cœur déjà corrompu : au contraire, la pu-
reté se soutient par elle-même; les désirs toujours
réprimés s'accoutument à ne plus renaître, et les
tentations ne se multiplient que par l'habitude d'y
nircomber. L'Rmitié m'a fait surmonter deux fois
190 SECONDE PARTIE
ma répugnance à traiter un pareil sujet; celle-ci
sera la dernière : car à quel titre espérerois-je ob-
tenir de vous ce que vous aurez refusé à l'honnê-
teté, à l'amour et à la raison?
Je reviens au point important par lequel j'ai
commencé cette lettre. A vingt et un ans, vous m'é-
criviez du Valais des descriptions graves et judi-
cieuses; à vingt-cinq, vous m'envoyez de Paris des
colifichets de lettres, où le sens et la raison sont
partout sacrifiés à un certain tour plaisant, fort
éloigné de votre caractère. Je ne sais comment
vous avez fait; mais, depuis que vous vivez dans
le séjour des talens, les vôtres paroissent dimi-
nués; vous aviez gagné chez les paysans, et vous
perdez parmi les beaux esprits. Ce n'est pas la
faute du pays où vous vivez, mais des connois-
sances que vous y avez faites : car il n'y a rien qui
demande tant de choix que le mélange de l'excel-
lent et du pire. Si vous voulez étudier le monde,
fréquentez les gens sensés qui le connoissent par
une longue expérience et de paisibles observations,
non de jeunes étourdis qui n'en voient que la su-
perficie, et des ridicules qu'ils font eux-mêmes.
Paris est plein de savans accoutumés à réfléchir
et à qui ce grand théâtre en offre tous les jours
le sujet. Vous ne me ferez point croire que ces
hommes graves et studieux vont courant comme
vous de maison en maison, de coterie en coterie,
pour amuser les femmes et les jeunes gens et
LETTRE XXVII 19.
mettre toute la philosophie en babiL Ils ont trop
de dignité pour avilir ainsi leur état, prostituer
leurs talens, et soutenir par leur exemple des mœurs
q'i'ils devroient corriger. Quand la plupart le fe-
roient, sûrement plusieurs ne le font point, et c'est
ceux-là que vous devez rechercher.
N'est-il pas singulier encore que vous donniez
vous-même dans le défaut que vous reprochez aux
modernes auteurs comiques; que Paris ne soit plein
pour vous que de gens de condition; que ceux de
votre état soient les seuls dont vous ne parliez
point? Comme si les vains préjugés de la noblesse
ne vous coûtoient pas assez cher pour les haïr, et
que vous crussiez vous dégrader en fréquentant
d'honnêtes bourgeois, qui sont peut-être l'ordre
le plus respectable du pays où vous êtes! Vous
avez beau vous excuser sur les connoissances de
mylord Edouard; avec celles-là vous en eus-
siez bientôt fait d'autres dans un ordre inférieur.
Tant de gens veulent monter qu'il est toujours
aisé de descendre; et, de votre propre aveu, c'est
le seul moyen de connoître les véritables mœurs
d'un peuple que d'étudier sa vie privée dans les
états les plus nombreux : car s'arrêter aux gens
qui représentent toujours, c'est ne voir que des
comédiens.
Je voudrois que votre curiosité allât plus loin
encore. Pourquoi, dans une ville si riche, le bas
peuple est-il si misérable , tandis que la misère
192 SLCONUE PARTIE
extrême est si rare parmi nous, où l'on ne voit
point de millionnaires? Cette question, ce me
semble, est bien digne de vos recherches; mais ce
n'est pas chez les gens avec qui vous vivez que
vous devez vous attendre à la résoudre. C'est dans
les appartemens dorés qu'un écolier va prendre
les airs du monde; mais le sage en apprend les
mystères dans la chaumière du pauvre. C'est là
qu'on voit sensiblement les obscures manœuvres
du vice, qu'il couvre de paroles fardées au milieu
d'un cercle; c'est là qu'on s'instruit par quelles
iniquités secrètes le puissant et le riche arrachent
un reste de pain noir à l'opprimé qu'ils feignent
de plaindre en public. Ah! si j'en crois nos vieux
militaires, que de choses vous apprendriez dans
les greniers d'un cinquième étage, qu'on ensevelit
sous un profond secret dans les hôtels du faubourg
Saint-Germain! et que tant de beaux parleurs se-
roient confus, avec leurs maximes d'humanité, si
tous les malheureux qu'ils ont faits se présentoient
pour les démentir!
Je sais qu'on n'aime pas le spectacle de la mi-
sère qu'on ne peut soulager, et que le riche même
détourne les yeux du pauvre qu'il refuse de secou-
rir; mais ce n'est pas d'argent seulement qu'ont
besoin les infortunés, et il n'y a que les paresseux
de bien faire qui ne sachent faire du bien que la
bourse à la main. Les consolations, les conseils,
les soins, les amis, la protection, sont autant
I riTR i; XX VI ! iQî
t!e le^sources ijue la commisération vous laisse,
au défaut des richesses, pour le soulagement de
l'indigeat. Souvent les opprimés ne le sont que
parce qu'ils manquent d'organe pour faire en-
tendre leurs plaintes. Il ne s'agit quelquefois que
d'un mot qu'ils ne peuvent dire, d'une raison qu'ils
ne savent point exposer, de la porte d'un grand
qu'ils ne peuvent franchir. L'intrépide appui de la
vertu désintéressée suffit pour lever une infinité
d'obstacles, et l'éloquence d'un homme de bien
peut effrayer la tyrannie au milieu de toute sa
puissance.
Si vous voulez donc être homme en effet, ap-
prenez à redescendre. L'humanité coule comme
une eau pure et salutaire et va fertiliser les lieux
bas; elle cherche toujours le niveau; elle laisse à
sec ces roches arides qui menacent la campagne
et ne donnent qu'une ombre nuisible ou des éclats
pour écraser leurs voisins.
Voilà, mon ami, comment on tire parti du pré-
sent en s'instruisant pour l'avenir, et comment la
bonté met d'avance à profit les leçons de la sa-
gesse, afin que, quand les lumières acquises nous
resteroient inutiles, on n'ait pas pour cela perdu
le temps employé à les acquérir. Qui doit vivre
parmi des gens en place ne sauroit prendre trop
de préservatifs contre leurs maximes empoison-
nées, et il n'y a que l'exercice continuel de la
bienfaisance qui garantisse les meilleurs coeurs de
Nouvelle Hélo'ùe. II. 2 S
194
S r. C O N D E f A U T 1 E
la contagion des ambitieux. Essayez, croyez-moi,
de ce nouveau genre d'études; il est plus digne
de vous que ceux cjue vous avez embrasses ; et,
comme l'espiit s'étrécit à mesure que Tâmc se cor-
rompt, vous sentirez bientôt, au contraire, com-
bien l'exercice des sublimes vertus élève et nourrit
le génie, combien un tendre intérêt aux malheur?
d'autrui sert h mieux en trouver la source et h
nous éloigner en tout sens des vices qui les ont
produits.
Je vous devois toute la franchise de l'amitié
dans la situation critique où vous me paroissez être,
de peur qu'un second pas vers le désordre ne vous
y plongeât enfin sans retour, avant que vous eus-
siez le temps de vous reconnoître. Maintenant je
ne puis vous cacher, mon ami, combien votre
prompte et sincère confession m'a touchée : car je
sens combien vous a coûté la honte de cet aveu,
et par conséquent combien celle de votre faute
vous pesoit sur le cœur. Une erreur involontaire
se pardonne et s'oublie aisément. Quant à l'ave-
nir, retenez bien cette maxime dont je ne me dé-
partirai point : Qui peut s'abuser deux fois en
pareil cas ne s'est pas même abusé la première.
Adieu, mon ami : veille avec soin sur ta santé,
je t'en conjure, et songe qu'il ne doit rester au-
cune trace d'un crime que j'ai pardonné.
P. S. Je viens de voir entre les mains de M. d'Orbe
LETTRE XXVll 193
des copies de plusieurs de vos lettres à mylord
Edouard qui m'obligent à rétracter une partie
de mes censures sur les matières et le style de
vos observations. Celles-ci traitent, j'en conviens,
de sujets importans et me paroissent pleines de
réflexions graves et judicieuses. Mais, en revan-
che, il est clair que vous nous dédaignez beau-
coup, ma cousine et moi, ou que vous faites bien
peu de cas de notre estime, en ne nous envoyant
que des relations si propres à l'altérer, tandis que
vous en faites pour votre ami de beaucoup meil-
leures. C'est, ce me semble, assez mal honorer
vos leçons que de juger vos écolières indignes
d'admirer vos talens; et vous devriez feindre, au
moins par vanité, de nous croire capables de vous
entendre.
J'avoue que la politique n'est guère du ressort
des femmes ; et mon oncle nous en a tant en-
nuyées que je comprends comment vous avez pu
craindre d'en faire autant. Ce n'est pas non plus,
à vous parler franchement, l'étude à laquelle je
donnerois la préférence; son utilité est trop loin
de moi pour me toucher beaucoup, et ses lumières
sont trop sublimes pour frapper vivement mes
yeux. Obligée d'aimer le gouvernement sous le-
quel le Ciel m'a fait naître, je me soucie peu de
ravoir s'il en est de meilleurs. De quoi me servirou
de les connoître, avec si peu de pouvoir pour les
établir? et pourquoi contristerois-je mon âme à
!96 StCONDE PARTIE
considérer de si grands maux où je ne peux rien,
tant que j'en vois d'autres autour de moi qu'il
m'est permis de soulager ? Mais je vous aime ; et
l'intirét que je ne prends pas aux sujets, je le prends
à l'auteur qui les traite. Je recueille avec une tendre
admiration toutes les preuves de votre génie; et,
fière d'un mérite si digne de mon cœur, je ne
demande à l'amour qu'autant d'esprit qu'il m'en
faut pour sentir le vôtre. Ne me refusez donc pas
le plaisir de connoître et d'aimer tout ce que vous
faites de bien. Voulez-vous me donner l'humilia-
tion de croire que, si le Ciel unissoit nos destinées,
vous ne jugeriez pas votre compagne digne de
nenser avec vous ?
LETTRE XXVIIl
De Julie.
Tout est perdu! tout est découvert! Je ne
trouve plus tes lettres dans le lieu où je les avois
cachées. Elles y étoient encore hier au soir. Elles
n'ont pu être enlevées que d'aujourd'hui. Ma
mère seule peut les avoir surprises. Si mon père les
voit, c'est fait de ma vie ! Eh ! que serviroit qu'il
ne les vît pas, s'il faut renoncer. . . ? Ah ! Dieu ! ma
mère m'envoie appeler. Où fuir? Comment soute-
nir ses regards? Que ne puis-je me cacher au sein
LETTRE XX Vil/
'97
de la terre !... Tout mon corp5 tremble, et je suis
hors d'état de faire un pas... La honte, l'humi-
liation, les cuisans reproches... j'ai tout mérité,
je supporterai tout. Mais la douleur, les larmes
d'une mère éplorée... ô mon cœur, quels déchire-
mensî... Elle m'attend, je ne puis tarder davan-
tage... Elle voudra savoir... il faudra tout dire...
Regianino sera congédié. Ne m'écris plus jusqu'à
nouvel avis... Qui sait si jamais... je pourrois...
Quoi! mentir!... mentir à ma mère!... Ah! s'il
faut nous sauver par le mensonge, adieu, nous
sommes perdus !
t.-^'i'^»
NOTES
DE LA S E C O N D II PARTIE
P. 27, I. 3. Congiunti eran. . Nos âmes étoient jointes
ainsi que nos demeures, ei nous avions la même conforniiie
de goûts que d'âges. Tasse, Aininte.
29, 7.q. Prêt à conclure, au lieu de << h se conclure « .
ou 11 à être conclu ■>, est bien conforme au texte.
— Manco maie, idiotisme italien qui correspond à « qu'à
cela ne tienne a : c'est le moindre mal qui en puisse arriver.
5 S, 27. Frulto ienik... Les fruit-; de l'automne sur la
fleur du printemps.
64, 6. O quai fiamnia... Oh! de quelle flamme d'hon-
neur et de gloire je sens embraser tout mon sang, âme
grande, en parlant avec toi I
80, 10. Qui canto dolcemente ... C'est ici qu'il chanta
d'un ton si doux; voilà le siège où il s'assit; ici il mar-
choit, et là il s'arrêta; ici d'un regard tendie il me perça
le cœur; ici il me dit un mot, et la je le vis sourire.
82, à la note. Sitdale, 0 fochi... Suez, ô feux, pour
apprêter les métaux.
loô, 18-20. Montaigne fait ainsi la même remaïque :
n II n'a jamais en la bouche que cochers, menuisiers, save-
tiers et massons... Soubs une si vile forme, nous n'eussions
jamais choisi la noblesse et splendeur de ses conceptions
".no N()'ri>
admirables, nous... qui n'appeicevons la richesse qu'en mon-
tre et en pompe. Nostre monde n'est forme qu'à l'ostenta-
tion. » (Liv. III, cliap. xn, au commencement.)
io8, ii-i3. Dans Plutarque, Comment il faut ouïr,
chap. VII. Montaigne rapporte ainsi le même trait d'après
lui : (I Melanthius, interrogé ce qu'il luy sembloit de la
tragédie de Dionysius : « Je ne l'ay, dit-il, point vue, tant
« elle est offusquée de langage. » (Liv. III, chap. viii.)
146, 28. La Bible en histoires galantes, il s'agit ici de
VHistoire du peuple de Dieu, du P. Berruyer, dont la pre-
mière partie parut en 1728, et la seconde en i-jbl.
167, 9-10. Ce chevalier moderne est de Chassé, basse-
taille célèbre. Rousseau n'a pas toujours eu de lui la même
opinion, car il en fait le plus grand éloge dans son Diction-
naire de musique, à l'article Acteur.
— à la note. C'est dans Macrobe, et non dans Aulu-
Gelle, que se trouve le fait rapporté ici par Rousseau. De
plus, d'après le récit de Macrobe, il ne paraît pas que le
propos de Cicéron qui motiva la réplique de Labérius ait eu
ce caractère de basse insulte que lui prête Rousseau.
167, 19. Cette petite dissertation se trouve dans le Dic-
tionnaire de musique, à l'article Opéra.
173, 5. Bionda testa... Blonde chevelure, yeux bleus et
sourcils bruns. Marini.
174, I I. LWdone, poème du cavaliei' Marin.
TABLE
DE LA SECONDE [MRTIE
Paçes
Lettre première. A Julie
Reproches que lui faii son amant en proie aux
peines de l'absence.
Lettre II. De mylord Edouard à Claire
Il l'informe du trouble de l'amant de Julie, et
promet de ne point le quitter qu'il ne le voie dans
un état sur lequel il puisse compter.
Fragmens joints a la lettre précédente
L'amant de Julie se plaint que l'amour et l'ami-
tié le séparent de tout ce qu'il aime. Il soupçonne
qu'on lui a conseillé de l'éloigner.
Lettre III. De mylord Edouard à Julie
Il lui propose de passer en Angleterre avec son
amant pour l'épouser, et leur offre une terre qu'il
a dans le duché d'York.
Lettre IV. De Julie à Claire
Perplexités de Julie, incertaine si elle acceptera
ou non la proposition de mylord Edouard ; elle de-
mande conseil à son amie.
26
'4
Î02 TABLE
Pages
Lettre V. Réponse 2 3
Claire témoigne à Julie le plus inviolable atta-
chement, et l'assure qu'elle la suivra partout, sans
lui conseiller néanmoins d'abandonner la maison
paiernelle.
Billet. De Claire à Julie 3 i
Julie remercie sa cousine du conseil qu'elle a
cru entrevoir dans la lettre précédente.
Lettre VI. De Julie à inylord Edouard 3i
Refus de la proposition qu'il lui a faite.
Lettre VII. De Julie 3 5
Elle relève le courage abattu de son amant, et
lui peint vivement l'injustice de ses reproches. Sa
crainte de contracter des nœuds abhorrés et peut-
être inévitables.
Lettre VIII. De Claire 42
Elle reproche à l'amant de Julie son ton gron-
deur et ses mécontentemens, et lui avoue qu'elle a
engagé sa cousine à l'éloigner et à refuser les offres
de mylord Edouard.
Lettre IX. De mylord Edouard à Julie. ...... 45
L'amant de Julie plus raisonnable. Départ de
mylord Edouard pour Rome. 11 doit, à son retour,
reprendre son ami à Paris, l'emmener en Angle-
terre, et dans quelles vues. ,
Lettre X. A Claire 47
Soupçons de l'amant de Julie contre mylord
Edouard. Suites. Éclaircissemens. Son repentir. Son
inquiétude, causée par quelques mots d'une lettre
de Julie.
Lettre XI. De Julie . 64
Elle exhorte son amant à faire usage de ses ta-
TABLE 2o3
Pages
lens dans la carrière qu'il va courir, à n'abandon-
ner jamais la vertu et à n'oublier jamais son
amante; elle ajoute qu'elle ne l'épousera point sans
le consentement du baron d'Etange, mais qu'elle
ne sera pas à un autre sans le sien.
Lettre XII. A Julie 64
Son amant lui annonce son départ.
Lettre XIII. A Julie 66
Arrivée de son amant à Paris. Il lui jure une
constance éternelle, et l'informe de la générosité de
mylord Edouard à son égard.
Lettre XIV. A Julie 71
Entrée de son amant dans le monde. Fausses
amitiés. Idée du ton des conversations à la mode.
Contraste entre les discours et les actions.
Lettre XV. De Julie 79
Critique de la lettre précédente. Prochain ma-
riage de Claire.
Lettre XVI. A Julie 86
Son amant répond à la critique de sa dernière
lettre. Où et comment il faut étudier un peuple.
Le sentiment de ses peines. Consolation dans l'ab-
sence.
Lettre XVII. A Julie 95
Son amant tout à fait dans le torrent du monde.
Difficultés de l'étude du monde. Soupers priés. Vi-
sites. Spectacles.
Lettre XVIII. De Julie iiî
Elle informe son amant du mariage de Claire ;
prend avec lui des mesures pour continuer leur
correspondance par une autre voie que celle de
sa cousine; fait l'éloge des François; se plaint de
Î04 TABLE
Pages
ce qu'il ne lui dit rien des Parisiennes; invite
son ami à faire usage de ses talens à Paris; lui
annonce l'arrivée de deux épouseurs, et la meil-
leure santé de M™*^ d'Étange.
Lettre XIX. A Julie i23
Motif de la franchise de son amant vis-à-vis des
Parisiens. Par quelle raison il préfère l'Angleterre
à la France pour y faire valoir ses talens.
Lettre XX. De Julie 126
Elle envoie son portrait à son amant, et lui
annonce le départ des deux épouseurs.
Lettre XXI. A Julie 127
Son amant lui fait le portrait des Parisiennes.
Lettre XXII. A Julie i5i
Transports de l'amant de Julie à la vue du por-
trait de sa maîtresse.
Lettre XXIII. De l'amant de Julie d M"'« d'Orbe. . 134
Description critique de l'Opéra de Paris.
Lettre XXIV. De Julie 168
Elle informe son amant de la manière dont elle
s'y est prise pour avoir le portrait qu'elle lui a en-
voyé.
Lettre XXV. A Julie 171
Critique de son portrait. Son amant le fait ré-
former.
Lettre XXVI. A Julie 176
Son amant conduit, sans le savoir, chez des
femmes du monde. Suites. Aveu de son crime. Ses
regrets.
Iettre XXVII. De Julie 182
Elle reproche a son amant ses sociétés et sa
TABLE 2o3
Pages
mauvaise honte comme les premières causes de sa
faute ; lui conseille de remplir sa fonction d'obser-
vateur parmi le bourgeois et même le bas peuple ;
se plaint de la différence entre les relations frivoles
qu'il lui envoie et celles beaucoup meilleures qu'il
adresse à M. d'Orbe.
Lettre XXVIII. De Julie 196
Les lettres de son amant surprises par sa mère.
Notes 199
Imprime par D. Jouausl
PETITE BIBLIOTHÈCLUE ARTISTICLUE
M DCCC LXXXIX
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La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
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1995
The Library
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