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Full text of "Le phalène"

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in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lephalneOObata 


LE   PHALENE 

Pièce  en  quatre  actes  et  deux  parties,  représentée 
au  Théâtre  du  Vaudeville  le  21  octobre  Î9i3. 


A   LA  MEME  LIBRAIRIE 


Écrits  sur  le   Théâtre  (Essai  sur  Shakespeare, 
Musset^  Becque,  Tolstoï,  etc.).  1  vol. 


HENRY    BATAILLE 


Le   Phalène 


EDITION    DEFINITIVE 


PARIS 

LES    ÉDITIONS    G.    CRÈS    &    G» 

21,    RUE    IIAUTEFEUILLE,    21 


MCMXXI 


û 


IL    A    ETE    TIRE 


Soixante   exemplaires  (dont  dix  hors  commerce) 
sur  vélin  pur  fil  Lafuma,  numérotés. 


PQ 

f9  Z! 


Tous  «Iroits  de  reproduction,  de  traduction,  d  adaptation 
et  de  représentation  réservés  pour  tous  pays. 


POUR  YVONNE  DE  BRAY 

QUI    INCARNA    SUPERBEMENT    CETTE    FIGURE 


PRÉFACE    DE    L'AUTEUR 


A  un  jeune  homme  dans  trente  ans,  —  si  ces 
lignes  parviennent  jusqu'à  lai. 

Ce  fut  une  belle  soirée I...  Tout  ce  qu'il  y  a  de  pur, 
d'honnête,  d'intègre,  dans  une  répétition  générale  (et 
Dieu  sait  ce  qu'il  en  entre  dans  la  composition  de  ces 
solennités  parisiennes!)  par  une  de  ces  agrégations  spon- 
tanées que  seul  le  péril  de  l'art  ou  de  la  nation  peut  pro- 
voquer, se  concentra  en  une  poussée  vengeresse...  L'ex- 
cès de  la  pourriture,  le  scandale  éhonté,  la  littérature 
morbide  venaient  de  provoquer  un  haut-le-cœur  libéra- 
teur et  de  rendre,  aux  fidèles  gardiens  du  goût  national, 
le  sentiment  de  leur  dignité  endormie...  Ce  fut  un  con- 
cert quasi  unanime  et  superbe,  un  de  ces  réveils  de  la 
conscience  parisienne,  auquel  je  regrette  que,  pour  ton 
édification,  tu  n'aies  pas  assisté...  Il  y  avait  dans  la  salle, 
ce  soir-là,  de  la  joie,  de  la  fraternité  émue.  On  respirait. 
On  se  serrait  les  mains,  et  le  lendemain,  fiers  de  leur 
tâche  ardue,  les  critiques  et  leurs  directeurs,  comme  un 
seul  homme,  amionçaient  au  public,  en  des  lignes  em- 
plies  d'indignation  et  de    mépris  mesuré,   que   justice 


LE    PHALENE 


était  faite,  un  homme  de  lettres,  honte  de  la  France, 
exécuté,  le  parvis  lavé,  et  rendu  au  culte  de  la  saine  tra- 
dition française...  Encore  une  fois,  la  vertu,  en  France, 
venait  d'être  sauvée  par  le  journalisme!... 

En  vérité  ce  fut  une  belle  soirée. 

Certes  je  te  vois  sourire  déjà  d'un  mauvais  sourire.  Tu 
te  trompes, jeune  homme!  Ne  calomnie  pas  imprudem- 
ment une  élite  que  tu  n'as  pas  connue  et  qui  ne  ressemble 
pas  à  celle  de  ton  temps.  Ne  te  dis  pas  que  la  haine  de 
l'audace,  l'envie  embusquée,  l'irritation,  l'agacement  de 
voir  un  écrivain  indépendant  et  solitaire  triompher  depuis 
plus  de  dix  ans  auprès  du  public  par  le  seul  moyen  de  ses 
œuvres  libres,  ne  le  dis  pas  que  l'amour  de  la  médiocrité» 
le  culte  du  gérontismc,  trouvèrent  enfin  le  moyen  de  se 
concerter  et  de  se  manifester  mieux  que  dans  toute 
autre  occasion...  Non,  jeune  homme,  tu  calomnies  une 
époque  qui  ne  ressemble  pas  à  la  tienne  !  Mon  temps  était 
intègre;  je  n'ai  pas  connu  de  ces  compromissions  de 
plume...  Si  tu  lisais  les  articles  de  journaux  qui,  pen- 
dant vingt  ans,  ont  précédé  de  leurs  scrupules  des  œuvres 
comme  le  Phalène,  tu  y  trouverais  en  toute  circonstance 
la  même  fermeté  de  conscience  devant  la  pornographie 
déguisée,  la  platitude  littéraire,  le  vaudeville  obscène  et 
bête... 

Mais  il  a  fallu  qu'une  fois  les  bornes  fussent  réellement 
transgressées  et  la  mauvaise  littérature  excédée,  pour 
qu'une  coalition  inconsciente  se  produisît  devant  le  péril 
imminent...  Et  il  est  bon  que  cet  accès  (dont  je  n'exa- 
gère pas  l'importance,  mon  Dieu!)  demeure,  ainsi  qu'il  a 
été  dit  et  écrit  par  eux-mêmes,  une  date...  Le  mot  dé- 
passe la  chose  :  un  signet.  Et  si  te  voilà  édifié,  une  fois 
de  plus,  sur  l'infaillibilité  de  la  critique,  son  impartia- 
lité, la  nécessité  du  point  de  vue  moral  dans  l'œuvre 
d'art,  et  l'intégrité  des  mœurs  littéraires,  eh  bien,  c'est 


PREFACE  9 

déjà  quelque  chose  et  le  Phalène  n'aura  pas  été  écrit  en 
vain!... 


Mais  le  plus  drôle  de  l'afTaire,  c'est  que  le  public  au- 
quel on  faisait  vigoureusement  appel  pour  boycotter 
l'ouvrage  ne  se  soucia  pas  du  tout  de  cet  appel!  Il  vint 
comme  d'habitude  et  prodigua  pendant  deux  mois  un 
accueil  très  chaleureux  à  l'œuvre  décriée.  Il  parut 
s'émouvoir,  il  ne  fut  pas  offusqué,  il  applaudit;  bref,  il 
agit  comme  s'il  se  trouvait  en  face  d'une  pièce  saine- 
ment pensée,  sainement  écrite,  et  comme  si,  chose 
étrange,  dans  sa  sensibilité  et  son  intuition  naturelles,  il 
découvrait  l'idéal  secret  de  l'auteur,  ou  comme  si,  familia- 
risé depuis  des  années  avec  des  œuvres  précédentes  dont 
il  n'avait  suspecté  ni  sincérité  ni  bonne  foi,  il  ne  pouvait 
mettre  en  doute  que  l'auteur  lui  eût  apporté  une  autre 
nourriture.  Peut-être  s'abusait-il,  —  mais  le  public  est 
si  facilement  dupe  de  ses  larmes  !  Il  y  avait  même  dans 
ses  applaudissements  une  ironie  qui  visiblement  ne  s'a- 
dressait pas  à  l'auteur...  Alors  des  journaux  revinrent  à  la 
charge.  Pourquoi  diable  crurent-ils  que  l'honneur  de 
leur  sceptre  était  engagé  dans  ce  débat,  pourquoi  s'ima- 
ginèrent-ils à  tort  que  ce  verdict  d'une  part  et,  de 
l'autre,  l'indifférence  de  la  foule  à  ce  verdict  compro- 
mettaient de  façon  trop  apparente  leur  apanage  de 
mandataires  ou  d'intermédiaires  patentés,  nous  ne  le 
saurons  pas,  et  ce  point  de  conscience  est  sans  intérêt  à 
élucider!...  Écoutèrent-ils,  tout  à  coup,  des  voix  inté- 
rieures qui,  fallacieusement,  leur  soufflaient  qu'il  y  avait, 
dans  cette  méprise  littéraire  et  dans  ce  don-quichottisme, 
quelque  chose  d'un  tantinet  ridicule  ?  Toujours  est-il 
que  certaines  feuilles  récidivèrent  abondamment,  et  ce 


10  LE    PHALENE 


fut  un  autre  son  de  cloche.  Les  mots  d'  «  insuccès,  in- 
succès, insuccès,  chute,  chute  »  revinrent  curieusement 
comme  un  leitmotiv.  Une  publication  donnait  le  ton  par 
ce  libellé  :  «  Avis.  —  Le  Phalène  est  une  pièce  sale,  mais 
c'est  aussi  une  pièce  ennuyeuse.  »  D'autres  :  «  Si  le  Phalène 
fait  salle  comble,  c'est  que  les  critiques  en  ont  mis  en 
valeur  la  morbidité,  le  faisandé.  »  Succès  de  scandale. 
D'autres  encore  :  «  La  morale  n'est  pour  rien  dans  l'in- 
succès de  M.  Bataille.  Son  impuissance  seule,  etc.  »  Hélas  1 
rien  n'y  fit.  L'œuvre  ne  parvint  pas  à  périr. 

Et  rien  ne  fut  changé.  Encore  un  coup  d'épée  dans 
l'eau  !  La  morale,  la  vertu  et  la  littérature  demeurèrent 
ce  qu'elles  étaient  auparavant  ;  c'est-à-dire  florissantes... 
des  jours  passèrent...  on  ne  se  souvint  pas  de  l'accès  de 
vertu  qui  souleva  la  presse  et  le  public  des  répétitions 
générales...  les  vaudevilles  resserrèrent  leurs  rangs... 
les  plumes  rentrèrent  dans  l'ordre...  on  parla  d'autre 
chose  et  le  théâtre  qui  représenta  le  Phalène  connut  des 
jours  calmes,  sereins  et  prospères. 


Une  des  choses  les  plus  burlesques  de  la  glorieuse 
époque  où  nous  avons  le  bonheur  de  vivre  est  incontes- 
tablement la  réhabilitation  de  la  vertu  entreprise  par 
tous  les  journaux  de  quelque  couleur  qu'ils  soient. 

La  vertu  est  assurément  quelque  chose  de  fort  respec- 
table, et  nous  n'avons  pas  envie  de  lui  manquer.  Dieu 
nous  en  préserve  !  La  bonne  et  digne  femme  !  C'est  une 
grand'mère  très  agréable,  mais  c'est  une  grand'mère... 
Les  journaux  les  plus  monstrueusement  vertueux  ne  sau- 
raient être  d'un  avis  différent;  et,  s'ils  disent  le  contraire, 
il  est  probable  qu'ils  ne  le  pensent  pas.  Penser  une  chose, 


PREFACE  11 

en  écrire  une  autre,  cela  arrive  tous  les  jours,  surtout  aux 
gens  vertueux. 

Mon  doux  Jésus  !  Quel  déchaînement!  quelle  furie! 
Eh!  Mon  Dieu!  messieurs  les  prédicateurs,  si  l'on  était 
vertueux,  où  placeriez-vous  vos  articles  sur  l'immoralité 
du  siècle?  Vous  voyez  bien  que  le  vice  est  bon  à  quelque 
chose . 

Mais  c'est  la  mode  maintenant  d'être  vertueux  et  chré- 
tien, on  parle  de  la  sainteté  de  l'art,  de  la  haute  mission 
de  l'artiste,  de  la  poésie  du  catholicisme,  de  l'humanité 
progressive  et  de  mille  autres  choses.  Quelques-uns  font 
infuser  dans  leur  religion  un  peu  de  républicanisme,  ce 
ne  sont  pas  les  moins  curieux. 

Pour  se  poser  en  journaliste  proprement  dit  moral,  il 
faut  quelques  petits  ustensiles  préparatoires,  —  tels  que 
deux  ou  trois  femmes  légitimes,  quelques  mères,  le  plus 
de  sœurs  possible,  un  assortiment  de  filles  complet  et 
des  cousines  innombrablement.  Ensuite  il  faut  une  pièce 
de  théâtre  ou  un  roman  quelconque,  une  plume,  de 
l'encre,  du  papier  et  un  imprimeur. 

Quand  on  a  tout  cela  on  peut  s'établir  journaliste  mo- 
ral. Les  recettes  suivantes,  convenablement  variées,  suf- 
fisent à  la  rédaction  : 

Modèles  d'articles  vertueux  sur  une  première 
représentation. 

«  Après  la  littérature  de  sang,  la  littérature  de  fange, 
après  la  morgue  et  le  bagne,  l'alcôve  et  le  lupanar,  etc.. 
(selon  le  besoin  et  l'espace  on  peut  continuer  sur  ce  ton 
depuis  six  lignes  jusqu'à  cinquante  et  au  dclàj  le  théâtre 
est  devenu  une  école  de  prostitution  où  l'on  n'ose  se 
hasarder  qu'en  tremblant  avec  une  femme  qu'on  res- 
pecte. Vous  venez  sur  la  foi   d'un  nom  illustre  et   vous 


12  LE    PHALENE 


êtes  obligé  de  vous  retirer  au  troisième  acte,  etc...  »  (il 
y  en  a  un  qui  a  poussé  la  moralité  jusqu'à  dire  :  je  n'irai 
pas  voir  ce  drame  avec  ma  maîtresse.  Celui-là,  je  l'ad- 
mire et  je  l'aime;  je  le  porte  en  mon  cœur  comme 
Louis  XVIII  portait  toute  la  France  dans  le  sien).  «  Il 
faut,  dans  toute  œuvre,  une  idée,  une  idée...  là,  une  idée 
morale  et  religieuse  qui...  une  vue  haute  et  profonde 
répondant  aux  besoins  de  l'humanité;  il  est  déplorable 
que  de  jeunes  écrivains  sacrifient  aux  succès  des  choses 
saintes,  et  usent  un  talent  estimable,  d'ailleurs,  à  des 
peintures  lubriques,  etc.  » 

Et,  de  fait,  à  côté  de  ces  Bossuets  de  café,  de  ces  Gâ- 
tons à  tant  la  ligne,  je  me  trouve  le  plus  épouvantable 
scélérat  qui  ait  jamais  souillé  la  face  de  la  terre. 

Mais  quand  je  pense  que  j'ai  rencontré  sous  la  table, 
ou  même  ailleurs,  un  assez  grand  nombre  de  ces  dragons 
de  vertu,  je  reviens  à  une  meilleure  opinion  de  moi- 
même  et  j'estime  qu'avec  tous  les  défauts  que  je  puis 
avoir  ils  en  ont  un  autre  qui  est  bien  à  mes  yeux  le  pire 
de  tous  :  c'est  l'hypocrisie  que  je  veux  dire. 

En  cherchant  bien  on  trouverait  peut-être  un  autre 
petit  vice  à  ajouter;  mais  celui-là  est  tellement  hideux, 
qu'en  vérité,  je  n'ose  presque  pas  le  nommer.  Approchez^- 
vous  et  je  m'en  vais  vous  couler  son  nom  à  l'oreille:  — 
c'est  l'envie. 
L'envie  et  pas  autre  chose. 

C'est  elle  qui  s'en  va  rampant  et  serpentant  à  travers 
toutes  ces  paternes  homélies  :  quelque  soin  qu'on  prenne 
de  se  cacher,  on  voit  briller  de  temps  en  temps  au-des- 
sus des  métaphores  et  des  figures  de  rhétorique  sa  petite 
tête  plate  de  vipère;  on  la  surprend  à  lécher  de  sa  langue 
fourchue  ses  lèvres  toutes  bleues  de  venin,  on  l'entend 
siffloter  tout  doucement  à  l'ombre  d'une  épilhète  insi- 
dieuse. 


PREFACE  13 

Il  y  a  d'abord  l'antipathie  du  critique  pour  le  poète  — 
de  celui  qui  ne  fait  rien,  contre  celui  qui  fait  —  du  fre- 
lon contre  l'abeille  —  du  cheval  hongre  contre  l'éta- 
lon. 

Vous  ne  vous  faites  critique  qu'après  qu'il  est  bien 
constaté  à  vos  propres  yeux  que  vous  ne  pouvez  être 
poète.  Avant  de  vous  réduire  au  triste  rôle  de  garder  les 
manteaux  et  de  noter  les  coups  comme  un  garçon  de 
billard,  vous  avez  longtemps  courtisé  la  Muse,  vous  avez 
essayé  de  la  dévirginer;  mais  vous  n'avez  pas  assez  de  vi- 
gueur pour  cela  ;  l'haleine  vous  a  manqué,  et  vous  êtes 
retombé  pâle  et  efflanqué  au  pied  de  la  sainte  mon- 
tagne. 

Je  conçois  donc  cette  haine.  Il  est  douloureux  de  voir 
un  autre  s'asseoir  au  banquet  où  l'on  n'est  pas  invité. 
Alors  on  se  venge. 

Il  y  a  différentes  armes  et  différentes  manières  d'être 
journaliste  moral. 

Une  des  principales  manies  de  ces  petits  grimauds  à 
cervelle  étroite  est  de  substituer  toujours  l'auteur  à  l'ou- 
vrage et  de  recourir  à  la  personnalité,  pour  donner  quel- 
que pauvre  intérêt  de  scandale  à  leurs  misérables  rapso- 
dies,  qu'ils  savent  bien  que  personne  ne  lirait  si  elles  ne 
contenaient  que  leur  opinion  individuelle. 

Il  est  aussi  absurde  de  dire  qu'un  homme  est  un  ivro- 
gne parce  qu'il  décrit  une  orgie,  un  débauché  parce  qu'il 
raconte  une  débauche,  que  de  prétendre  qu'un  homme 
est  vertueux  parce  qu'il  a  fait  un  livre  de  morale  ;  tous 
les  jours  on  voit  le  contraire.  —  C'est  le  personnage  qui 
parle  et  non  l'auteur;  son  héros  est  athée,  cela  ne  veut 
pas  dire  qu'il  soit  athée  ;  il  fait  agir  et  parler  les  brigands 
en  brigands,  cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  est  un  brigand. 
A  ce  compte  il  faudrait  guillotiner  Shakespeare,  Cor- 
neille  et  tous    les    tragiques;   ils    ont   plus  commis  de 


H  LE    PHALENE 


meurtres  que  Mandrin  et  Cartouche  ;  on  ne  l'a  pas  fait 
pourtant  et  je  ne  crois  pas  qu'on  le  fasse  de  longtemps, 
si  vertueuse  et  si  morale  que  puisse  devenir  la  cri- 
tique. 

A  côté  des  journalistes  moraux,  il  y  a  aussi  les  cri- 
tiques utilitaires. 

{(  A  quoi  sert  ce  livre?  Gomment  peut-on  l'appliquer  à 
la  moralisation  et  au  bien-être  de  la  classe  la  plus  nom- 
breuse et  la  plus  pauvre?  Quoi,  pas  un  mot  des  besoins 
de  la  société,  rien  de  civilisant  et  de  progressif!  Gom- 
ment, au  lieu  de  faire  la  grande  synthèse  de  l'humanité, 
et  de  suivre,  à  travers  les  événements  de  l'histoire,  les 
phases  de  l'idée  régénératrice  et  providentielle,  peut-on 
faire  des  pièces  et  des  romans  qui  ne  mènent  à  rien,  et 
qui  ne  font  pas  avancer  la  génération  dans  le  chemin  de 
l'avenir?  C'est  au  poète  à  chercher  la.  cause  de  ce  ma- 
laise et  à  le  guérir.  Le  moyen  il  le  trouvera  en  sympa- 
thisant de  cœur  et  d'âme  avec  l'humanité.  Ce  poète,  nous 
l'attendons,  nous  l'appelons  de  tous  nos  vœux.  Quand  il 
paraîtra,  à  lui  les  acclamations  de  la  foule,  à  lui  les 
palmes,  à  lui  les  couronnes...  » 

Après  les  journalistes  progressifs,  et  comme  pour  leur 
servir  d'antithèse,  il  y  a  les  journalistes  blasés,  qui  ont 
habituellement  vingt  ou  vingt-deux  ans,  qui  ne  sont  ja- 
mais sortis  de  leur  quartier  et  n'ont  encore  couché  qu'avec 
leur  femme  de  ménage.  Ceux-là  tout  les  ennuie,  tout  les 
excède,  tout  les  assomme  :  ils  sont  rassasiés,  blasés,  usés, 
inaccessibles.  Ils  connaissent  d'avance  ce  que  vous  aller 
leur  dire,  ils  ont  vu,  senti,  éprouvé  tout  ce  qu'il  est  pos- 
sible de  voir,  de  sentir,  d'éprouver  et  d'entendre  ;  le 
cœur  humain  n'a  pas  de  recoin  si  inconnu  qu'ils  n'y 
aient  porté  leur  lanterne.  Ils  vous  disent  avec  un  aplomb 
merveilleux:  le  cœur  humain  n'est  pas  comme  cela;  les 
femmes  ne  sont  pas  faites  ainsi  ;  ce  caractère  est  faux.  — 


PREFACE  15 

V-OU3  croyez,  monsieur,  que  votre  fable  est  neuve?  Elle 
est  neuve  à  la  façon  du  Pont-Neuf  :  rien  n'est  plus  com- 
mun; j'ai  lu  cela  je  ne  sais  où,  quand  j'étais  en  nourrice 
on  m'en  rabat  les  oreilles  depuis  dix  ans. 

Ceux-là  se  plaignent  continuellement  d'être  obligés  de 
voir  des  pièces  de  théâtre  et  de  lire  des  livres. 

il  y  a  aussi  la  critique  prospective.  La  recette  est  sim- 
ple. Le  livre  qui  sera  beau  et  qu'on  louera  est  le  livre 
qui  n'a. pas  encore  paru.  Celui  qui  paraît  est  détes- 
table. 

Toujours,  le  critique  avance  ceci  ou  cela  avec  aplomb. 
11  tranche  du  grand  et  taille  en  plein  drap.  .UDSurde,  dé- 
testable, monstrueux,  cela  ne  ressemble  à  rien,  cela  res- 
semble à  tout.  On  donne  un  drame,  le  critique  le  va  voir 
dans  sa  feuille,  il  substitue  son  drame  à  lui  au  drame  de 
l'auteur,  il  fait  de  grandes  tartines  d'érudition,  et  traite 
de  Turc  à  Maure  de  gens  chez  qui  il  devrait  aller  à  l'école 
et  dont  le  moindre  en  remontrerait  à  de  plus  forts  que 
lui. 

Les  auteurs  endurent  cela  avec  une  magnanimité,  une 
longanimité  qui  me  paraît  vraiment  inconcevable.  Quels 
sont  ces  critiques  au  ton  si  tranchant,  à  la  parole  si 
brève,  que  l'on  croirait  les  vrais  fils  des  dieux?  Ce  sont 
tout  bonnement  des  hommes  avec  qui  nous  avons  été  au 
collège,  et  à  qui,  évidemment,  leurs  études  ont  moins 
profité  qu'à  nous,  puisqu'ils  n'ont  produit  aucun  ouvrage 
et  ne  peuvent  faire  autre  chose  que  conchier,  et  gâter 
ceux  des  autres.  Il  y  aurait  de  quoi  remplir  un  journal 
quotidien  et  du  plus  grand  format  :  leurs  bévues  histo- 
riques ou  autres,  leurs  citations  controuvées,  leurs  fautes 
de  français,  leurs  plagiats,  leur  radotage,  leurs  plaisan- 
teries rebattues  et  de  mauvais  goût,  leur  pauvreté  d'idées, 
leur  manque  d'intelligence  et  de  tact,  leur  ignorance  des 
choses  les  plus  simples,  fourniraient  amplement  aux  au- 


16  LE    PHALENE 


leurs  de  quoi  prendre  leur  revanche,  sans  autre  travail 
que  de  souligner  les  passages  au  crayon  et  de  les  repro- 
duire textuellement,  car  on  ne  reçoit  pas,  avec  le  brevet 
de  critique,  le  brevet  de  grand  écrivain,  et  il  ne  suffît 
point  de  reprocher  aux  autres  des  fautes  de  langage 
pour  n'en  point  faire  soi-même;  nos  critiques  le  prou- 
vent tous  les  jours;  mais  que  MM.  Z.  K.  Y.  V.  Q.  X.,  ou 
telle  autre  lettre  de  l'alphabet  vous  gourmandent  au 
nom  de  la  morale,  c'est  ce  qui  me  révolte  toujours  et  me 
fait  entrer  dans  des  colères  non  pareilles. 

Charles  X  avait  seul  bien  compris  la  question.  En  or- 
donnant la  suppression  des  journaux,  il  rendait  un 
grand  service  aux  arts  et  à  la  civilisation.  Les  journaux 
sont  des  espèces  de  courtiers  qui  s'interposent  entre  les 
artistes  et  le  public,  entre  l'état  et  le  peuple.  On  sait  les 
belles  choses  qui  en  sont  résultées.  Ces  aboiements  perpé- 
tuels assourdissent  l'inspiration,  et  jettent  une  telle  mé- 
fiance dans  les  cœurs  et  dans  les  esprits  que  l'on  n'ose  se 
fier  ni  à  un  poète,  ni  à  un  gouvernement.  Il  n'y  avait 
point  de  critiques  d'art  sous  Jules  II  et  je  ne  connais  pas 
de  feuilleton  sur  Daniel  de  Yolterre,  Sébastien  del  Piombo, 
Michel-Ange,  Raphaël,  ni  sur  Ghiberti  délie  Porte, 
ni  sur  Benvenuto  Gellini;  et  pourtant  je  pense  que  pour 
des  gens  qui  n'avaient  point  de  journaux,  qui  ne  con- 
naissaient ni  le  mot  «  art  »,  ni  le  mot  «  artistique  »,  ils 
avaient  assez  de  talent  pour  cela  et  ne  s'acquittaient  pas 
trop  de  mal  de  leur  métier.  La  lecture  des  journaux 
empêche  qu'il  y  ait  de  vrais  savants  et  de  vrais  artistes; 
c'est  comme  un  excès  quotidien  qui  vous  fait  arriver 
énervé  et  sans  force  sur  la  couche  des  Muses,  ces  filles 
dures  et  difficiles  qui  veulent  des  amants  vigoureux  et 
tout  neufs.  Le  journal  tue  le  livre... 

Eh  bien,  non,  imbéciles,  non,  crétins  goitreux  que 
vous  êtes... 


PREFACE  17 


Mais  je  m'arrête...  Tu  pourrais  croire  que  je  me  laisse 
entraîner  par  le  ressentiment  ou  l'infâme  colère...  Je 
vois  un  nouveau  sourire  effleurer  tes  lèvres.  J'aime  mieux 
te  le  révéler  immédiatement,  car  tu  manques  étrange- 
ment d'érudition.  Jeune  homme,  le  long  paragraphe  que 
tu  viens  de  lire  n'est  pas  de  moi.  Depuis  la  phrase  ini- 
tiale de  cette  diatribe  :  «  Une  des  choses  les  plus  bur- 
lesques de  la  glorieuse  époque  où  nous  vivons  »,  tu  lis 
du  Théophile  Gautier,  tu  lis,  réunies,  sans  y  changer  un 
mot  mais  en  les  rapprochant  seulement,  pour  t'éviler 
une  lecture  fastidieuse,  quelques  pages  de  la  célèbre  pré- 
face à  «  Mademoiselle  de  Maupin  ».  Avons-nous  si  peu 
changés  que  tu  aies  pu  t'y  méprendre?...  Bon  Théophile, 
tu  as  épanché  toute  ton  amertume  et  ta  verte  franchise, 
tu  as  osé  donner  cours  à  ton  indignation,  à  la  vertu  de 
ton  âme...  Pauvre  grand  homme  courageux,  sain,  robuste, 
qui  ne  prévoyais  même  pas  alors  les  accès  de  pudibon- 
derie qui  ont  salué  tes  contemporains  :  Baudelaire,  Flau- 
bert, et,  plus  tard,  Maupassant,  Concourt,  Zola,  Verlaine 
(la  liste  est  très  longue,  hélas!),  peux-tu  juger  du  trône 
où  tu  sièges,  une  pipe  de  terre  cuite  à  la  bouche,  l'éter- 
nité de  ta  cause,  puisqu'un  lecteur  d'aujourd'hui  a  pu 
s"y  tromper,  et,  sans  vergogne,  mais  à  la  légère,  j'en  con- 
viens, attribuer  l'éternité  de  ta  prose  à  quelque  Trissolin 
mécontent,  falot  et  dyspeptique!... 


Je  m'arrêterais  sur  ce  plagiat  déloyal,  mais  j'ai  besoin 
d'ajouter  quelques  mots  relatifs  à  l'héroïne  du  Phalène. 
Pardonne  celte  digression...  Lorsque  la  Comédie-Française 


18  LE    PHALENE 


décida  de  reprendre  au  mois  de  novembre,  cette  année 
même,  la  Marche  nuptiale,  je  choisis  tout  exprès,  dans  les 
sujets  que  j'ai  résolu  de  porter  à  la  scène,  celui  du  Pha- 
lène. Puisque  je  m'étais  donné  la  tâche  de  dépeindre,  dans 
tous  les  cœurs  et  dans  tous  les  milieux,  le  sentiment  de 
l'amour  et,  en  face  de  lui,  les  fluctuations  de  la  con- 
science, je  voulus  cette  fois,  opposer  la  païenne  à  la  chré- 
tienne, —  la  jeune  fille  française,  formée  par  la  tradition 
catholique  et  provinciale  de  notre  pays,  à  la  jeune  fille 
étrangère,  l'intellectuelle  sans  tradition  ou  plutôt  la  bar- 
bare éprise  de  toutes  les  traditions,  en  qui  se  mêlent 
confusément  l'apport  des  races  et  de  leurs  idées  anciennes 
ou  contemporaines,  —  l'exotique  telle  qu'elle  fleurit 
dans  notre  société,  mais  dans  son  plus  intéressant  terrain 
de  culture  :  l'art  et  l'amour...  Je  l'ai  fidèlement  décrite, 
je  le  crois;  et,  en  opposition  à  la  femme  française,  têtue, 
mystique,  fidèle  à  sa  race,  j'ai  dressé  l'ardente  et  tumul- 
tueuse Slave,  sans  discipline  morale,  en  proie  à  ses  ins- 
tincts brutaux  et  superbes  cependant,  qui  semblent, 
dans  notre  société  nonchalante,  renouveler,  si  curieuse- 
ment, des  forces  et  des  goûts  que  nous  connaissions 
certes  depuis  longtemps,  dont  nous  étions  même  un  peu 
las,  mais  qu'un  néo-romantisme  particulier  et  une  ardeur 
si  expressive  à  les  découvrir  métamorphosent  presque 
complètement  à  nos  yeux...  On  m'a  reproché  ce  roman- 
tisme et  ce  barbarisme  mêlés,  comme  s'ils  étaient  miens. 
Je  décrivais,  au  contraire,  des  romantiques  renouvelés 
au  milieu  de  la  société  contemporaine,  en  prenant  soin 
de  mettre  en  valeur  toutefois  ce  qu'il  y  a  de  beau  et  de 
neuf  dans  cette  assimilation  que  font  les  «  barbares  «  de 
nos  goûts  et  de  notre  passé.  Ce  que  j'ai  écrit  jusqu'à  ce 
jour  est  la  négation  même  du  romantisme!  Le  moindre 
sens  critique  suffirait  à  en  témoigner. 

Des  noms,  cependant,  auraient  dû  venir  spontanément 


PREFACE  19 

en  mémoire...   Nous  côtoyons  chaque  jour  des  Thyra  de 
Marliew;  j'en  ai  connu  cent  exemples;   mais  est-ce   que 
l'on  écoute,  est-ce  que  l'on  songe  au  théâtre?...  Est-ce  que 
l'on  y  comprend  l'ironie  lorsqu'elle  est  douloureuse?  Je 
ne  partage  pas  plus  l'idéal  de  Grâce  de  Plessans  que  celui 
de  Thyra  de   Marliew.  Je  décris,    mal  sans    doute,  mais 
sincèrement  mon  époque,  pas  seulement  ses  mœurs  (ce 
fut  la  tâche  du  naturalisme),  mais  son  idéal  momentané. 
L'histoire  du  Phalène  est  presque  rigoureusement  au- 
thentique, et  elle   n'aurait  pu   se  passer  dans  un   autre 
temps  que  le  nôtre.  Dans  trente  ans,  elle  sera  peut-être 
devenue  incompréhensible.  Alors  que  je  faisais  des  étu- 
des de  peinture,  j'ai  connu,  comme  bien  d'autres,  cette 
jeune  Américaine  qui  exécutait  des  tableaux  genre  Rose- 
Croix  avec  le  tempérament  d'une  femme  née  bien  plutôt 
pour  peindre  des  rognons  ou  des  bœufs  éventrés,  miss  C... 
Une  nuit  je  la  rencontrai,  non  sans  quelque  stupéfaction, 
au  bal  de  l'académie  Julian;  elle  était  au  bras  d'un  de  mes 
camarades.  Deux  jours  après,  je  reçus  ses  confidences.  Elle 
ressemblait  étonnamment  à   mon  héroïne.   Certes,    elle 
n'était  pas  fiancée  à  un  prince  de  Thyeste,  mais  elle  était 
rongée  de  tuberculose,  jeune,  belle  et,  de  plus,  presque 
ruinée.  Son  désespoir  s'extériorisa  dans  celte  révolte  fa- 
rouche qui  l'avait  jetée  aux  bras  presque  d'un  inconnu. 
J'écoutai    avec  scepticisme   cette    confidence,  et   même 
avec  d'autant  plus  de  scepticisme  qu'elle  émanait  d'une 
exaltée  et  d'une  étrangère...  Il  y  a  quelque  six  ans  seule- 
ment, j'appris  sa  mort;  je  me  renseignai  :  elle  s'était 
tuée  et  beaucoup  se  rappellent  cette  fin  à  peu  près  iden- 
tique à  celle  de   mon  héroïne  accompagnée  seulement 
d'un  esthétisme  m  meilleur  marché  »  :  Pendant  que  ses 
amis  réunis  dînaient,  elle  s'étendit  somptueusement  dans 
sa  chambre,  au  milieu  d'un  éclairage  préparé.  Un  masque 
de  chloroforme  adhérait  à  la  figure... 


LE    PHALENE 


L'héroïne  du  Phalène  lui  ressemble  beaucoup.  Cette 
pauvre  Ame,  qui  croyait  entrer  dans  la  mort  par  une  voie 
triomphale  et  enchantée,  se  marquait  elle-même  pour 
«ne  mort  sans  grandeur  et  sans  force,  malgré  son  pan- 
théisme apparent.  On  a  souvent  prononcé  le  nom  de 
Marie  Baskirslchef  et  je  me  suis  expliqué  dans  une  lettre 
à  ce  sujet;  je  n'y  reviens  plus.  Assimiler  la  vie  de  Marie 
Baskirslchef  à  celle  de  mon  héroïne  est  absurde  ;  son 
journal  est  là  comme  un  démenti  irréfutable.  Ce  n'est 
pas  Marie  Baskirslchef  qui  m'inspira  le  drame,  mais,  cet 
été,  en  l'écrivant,  je  relus  son  journal  que  je  n'avais  pas 
ouvert  depuis  mes  premières  années  d'atelier...  Je  fus 
frappé  de  l'analogie,  non  des  faits  mais  delà  situation.  Et 
sur  l'ange  delà  mort  et  sur  le  démon  de  la  gloire,  la  mal- 
heureuse et  orgueilleuse  Marie  écrivit  certains  traits  frap- 
pants d'une  grande  beauté;  je  les  ai  transcrits  fidèlement, 
ils  ont  pris  leur  place  au  cours  de  ces  dialogues  enfiévré» 
et  si  j'ai  laissé  le  nom  de  Lepage,  ce  maître  de  Thyra 
de  Marliew,  c'est  que  je  désirais  que  l'on  ne  se  méprît 
pas  sur  l'attribution  de  quelques  phrases  qui  appar- 
tiennent en  propre  à  Marie  Baskirslchef,  dont  les  entre- 
tiens avec  son  maître  Baslien  Lepage  nous  sont  pour 
ainsi  dire  parvenus  par  la  voie  de  ce  journal,  si  élo- 
quemment  vécu.  Mais  je  répète  que  toute  confusion  est 
impossible. 

La  vie  de  Marie  Baskirlchef  est  trop  connue  pour  qu'on 
puisse  lui  attribuer  les  actes  d'une  Thyra,  qui  se  jette 
dans  l'absolutisme  plastique,  par  désespoir,  au  moment 
même  où  elle  découvrait  le  monde  moral,  terre  promise 
dans  laquelle  il  ne  lui  aura  pas  été  permis  d'entrer  ! 

J'affirme  que  mon  héroïne  est,  au  surplus,  conforme  à 
la  vérité  scientifique.  Je  n'ai  pas  été  paradoxal  en  mon- 
trant la  mentalité  d'une  Thyra.  De  mon  temps,  au  moins, 
jeune  homme,  elle  était  exacte,  quoique  je  l'aie  stylisée. 


PREFACE  ai 

C'est  nettement  le  type  des  «  tuberculeux  intellectuels  » 
comme  l'a  écrit  une  autorité  médicale  à  ce  propos  même, 
((  grands  artistes  ou  grands  amoureux,  avec  leurs  alternai- 
tives  de  force  et  de  prostration,  mais  avec  augmentation 
de  la  vie  nerveuse  et  créatrice...  m  Ce  n'est  là,  d'ailleuri, 
qu'un  des  petits  côtés  de  la  question,  et  cette  authenticité 
est  à  mes  yeux  de  peu  d'importance,  bien  qu'elle  ait  pré- 
sidé à  la  conception  de  cette  pièce,  car  je  n'ai  jamais  rien 
tiré  que  de  la  vie  et  de  l'autorité  du  fait. 


Il  n'existe  pas  de  sentiment  plus  usé  en  littérature  et 
peut-être  plus  conventionnel  que  :  la  fraternité  de  la 
Mort  et  de  TAmour.  Toutefois,  il  me  parut  que  dans  au- 
cune occasion  la  mort  et  l'amour  ne  s'étaient  juxtaposés 
de  plus  éloquente  et  véridique  façon.  Ici  la  convention 
fait  place  à  la  réalité...  La  germination  de  la  vie  dans  la 
mort,  l'aile  palpitante  de  l'amour  se  consumant  à  la  lu- 
mière... n'avais-je  pas  le  droit  d'être  tenté  par  ce  sujet? 
J'ai  voulu  que,  semblable  au  modèle  que  me  proposait  la 
nature,  l'aile  du  phalène  fût  chargée  d'un  peu  trop  d'or- 
nements inutiles,  et  de  diaprures  qui,  issues  de  la  nuit, 
semblent  destinées  à  la  lumière.  11  appartient  à  l'auteur 
dramatique  d'exalter  et  de  critiquer  en  même  temps  son 
modèle,  car  dans  la  vie  tout  est  admirable  et  critiquable. 
Je  n'aime  point,  pour  ma  part,  les  personnages  sympathi- 
ques. J'ai  témoigné  depuis  V Enchantement  d'une  volonté 
bien  établie  de  mêler  l'ironie  à  la  pitié,  le  comique 
au  dramatique  ;  il  n'y  a  pas  de  réalité  exacte  sans  cet 
amalgame...  On  m'a  refusé  (je  dis,  dans  la  critique 
seulement)  le  droit  de  considérer  la  nature  d'un  point 
de  vue  qui  fût  divers  et  un  peu  universel.  Également,  je 
croyais  avoir  assez  témoigné  d'expérience  théâtrale  pour 


S3  LE    PHALENE 


qu'il  me  fùl  permis,  sans  avoir  l'air  pour  cela  de  m'être 
trompé,  d'écrire  une  pièce  dialoguée,  s'écartant  de  la 
formule  ou  du  moule  'habituels...  Du  tout!  Les  férules 
sont  toujours  là  pour  nous  accuser  d'ignorance  ou  d'er- 
reur, comme  au  collège!  Les  lois  du  théâtre,  monsieur) 
après  les  lois  de  la  morale!  J'ai  voulu,  une  fois,  et  parce 
que  le  sujet  s'y  prêtait,  délaisser  la  pièce  bien  faite,  bien 
construite,  soumise  à  des  lois  réelles  dont  je  ne  nie  pas 
la  suprématie,  mais  que  je  crus  pouvoir  momentanément 
oublier  pour  me  borner  à  écrire  une  sorte  de  dialogue 
philosophique,  me  rappelant  qu'il  n'est  pas  mauvais  de 
temps  en  temps  que  l'art  dramatique  se  souvienne  de  sa 
forme  première  et  remonte  aux  origines  de  l'Ode. 

J'ai  encore  le  sentiment  de  n'avoir  commis  aucun  crime. 

Il  en  sera  peut-être  du  Phalène  comme  il  en  a  été 
de  mes  autres  pièces.  L^Enchantement,  Maman  Colibri^ 
Poliche,  la  Marche  nuptiale,  suscitèrent  les  objections  ou 
les  oppositions  les  plus  sérieuses,  les  plus  furibondes,  à 
leurs  premières  «  générales  »...  Or  en  ces  trois  dernières 
années,  les  œuvres  que  je  cite  ont  été  reprises,  et,  à  leurs 
nouvelles  «  générales  »,  les  objections  sont  tombées.  Le- 
quel l'emporte  en  raison  du  premier  jugement  ou  du 
dernier?  Ce  n'est  pas  à  moi  de  conclure... 

Je  ne  témoigne  à  la  presse,  en  écrivant  ces  lignes,  au- 
cune ingratitude. 

Je  me  souviens  avec  une  reconnaissance  attendrie  de 
certains  enthousiasmes,  de  quelques  mains  tendues  et 
je  n'ai  pas  de  peine  à  me  rappeler  les  noms  aimés  — 
assez  rares,  à  vrai  dire  —  qui  sont  attachés  au  souvenir 
de  mes  premiers  essais.  J'ai  plaisir  à  rappeler  ici  ceux 
de  Catulle  Mendès,  de  Muhlfeld,  de  Nozière,  de  Jean 
Lorrain,  entre  autres,  qui,  dès  la  première  heure,  me 
défendirent,  me  suivirent  et  m'encouragèrent.  L'idée 
saugrenue  ne  me  vient  donc  pas  de  prétendre,  après  une 


PREFACE  33 

carrière  déjà  longue,  que  je  sois  un  méconnu  et  que  des 
éloges  ne  m'aient  pas  été  prodigués  au  delà  même  de  ce 
que  je  méritais.  Mais  ce  n'est  pas  la  vanité  seule  qui 
nous  incite  à  écrire  des  œuvres  sincères  dont  la  portée 
nous  intéresse  parfois  plus  que  le  résultat  effectif...  La 
douleur,  l'émotion,  la  joie,  la  dure  ou  mélancolique  ex- 
périence nous  poussent  à  regarder  au  delà  de  nos  propres 
pensées  comme  à  travers  des  cristaux  colorés.  C'est  le 
mirage  créateur.  Ce  que  l'on  veut  dire  est  parfois  plus 
important  que  ce  que  l'on  dit.  Le  dessein  d'un  ouvrage 
est  quelquefois  la  préoccupation  supérieure  qui  plane 
au-dessus  de  toutes  les  autres,  et  nous  souffrons  plus  de 
voir  méconnaître  nos  intentions  artistiques,  probes  et 
désintéressées,  que  nos  productions  elles-mêmes. 

Or,  jusque  dans  les  éloges,  la  critique,  depuis  quinze 
ans,  n'a  jamais  cessé,  à  de  rares  exceptions  près,  de 
s'inscrire  contre  le  sens  de  mes  ouvrages,  d'incriminer 
leur  morale;  je  peux  môme  dire  qu'elle  n'a  jamais 
cessé  de  les  flétrir  devant  l'opinion  publique,  tout  en  en 
reconnaissant  le  talent  ou  la  réussite.  Elle  n'a  pas  cessé 
de  les  inculper  et  de  les  écraser  de  charges  dont  elles 
étaient  indemnes.  C'est  la  critique  qui,  dès  mes  débuts, 
s'est  interposée  entre  le  public  et  mes  pièces,  qui,  dès  la 
première  représentation  de  chacune  d'entre  elles,  a  volon- 
tairement placé  entre  la  scène  et  la  foule  cette  espèce  de 
voile  susceptible  d'inquiéter  des  spectateurs  que  les  au- 
daces, s'il  y  en  a,  et  les  sincérités  de  ma  production 
eussent  séduits  ou  attirés  plus  facilement.  Encore  main- 
tenant, c'est  le  public  qui  s'est  fait  à  la  longue  une 
conviction  personnelle,  et  n'écoute  plus  d'autre  expé- 
rience que  la  sienne  ;  il  vient  d'en  donner  une  nouvelle 
preuve  et  en,  rejetant  le  verdict  insidieux  de  la  presse, 
il  a  eu,  cette  fois,  plus  de  mérite  que  de  coutume  !  On  l'a 
trompé  ;  il  le  sait.  Il  a  compris  pourquoi. 


24  LE    PHALENE 


Jeune  homme,  puisque  c'est  à  toi  que  ces  pages 
s'adressent,  tu  liras  plus  loin  quelques-unes  de  ces  vio- 
lences qui  furent  adressées  au  Phalène.  Elles  me  sont 
familières.  Dès  ma  première  pièce  j'ai  connu  ce  langage: 
ce  fui  le  ton  avec  lequel  on  accueillit  mes  premières  dé- 
monstrations ;  c'est  à  l'aide  de  ces  armes  qu'une  certaine 
presse  forgea  tout  de  suite  cette  cuirasse  de  mascarade, 
créa  cette  légende  d'immoralité  suspecte,  de  complica- 
tions inquiétantes  dont  le  souvenir  n'est  sans  doute  ja- 
mais parvenu  jusqu'à  toi...  Maman  Colibri,  Poliche,  la 
Marche  nuptiale,  VEnfant  de  V Amour,  la  Vierge  folle,  pro- 
voquèrent la  même  obstruction  véhémente,  un  chœur  de 
protestations  indignées. 

Exactement  l'opposé  de  ce  que  l'on  aurait  dû  dire  !... 
Morne  idiotie  l 

La  décadence,  la  névrose,  le  morbide,  c'est  l'appauvris- 
sement des  formes  et  la  dégénérescence  des  vérités  fon- 
damentales qui  alimentent  l'art  et  la  morale. 

Et  justement  il  faut  voir,  dans  toutes  les  époques,  avec 
quelle  rage  Géronte  essaie  de  jeter  l'accusation  d'une 
infirmité  dont  lisent  ses  moelles  s'ankyloser,  à  la  tête  de 
ceux  qui  viennent  ouvrir  les  fenêtres  et  balayer  les  or- 
dures... Oui,  il  existe  un  malsain  en  art  :  c'est  celui  qui 
s'épanouit  le  plus  librement  sous  la  protection  de  ces 
sévères  censeurs  et  qui  corrompt  le  théâtre.  C'est  la  por- 
nographie du  vaudeville  national,  l'autre  sournoise  por- 
nographie de  la  pièce  légère  qui  dissimule  sous  des  dehors 
de  convention  le  vice  le  plus  vulgaire,  c'est  le  mélodramme 
pleurnicheur,  la  sucrerie  élégiaque  et  bourgeoise,  le 
faux    ptimisme  béotien,  signe  suprême  de  décadence. 

Les  voilà  avec  leurs  complices  éhontés  de  la  presse, 
les  officines  de  salles  de  rédaction,  les  voilà  les  corrup- 
teurs de  la  bourgeoisie  française  et  les  exploiteurs  du 
mauvais  goût  public... 


PREFACE  25 

Ce  sont  généralement  de  froids  méthodistes,  des  spécu- 
lateurs sans  sincérité  qui  habillent  la  routine  au  goût 
du  jour,  —  arec  la  complicité  bienveillante  de  toute  la 
corporation,  auteurs  et  journalistes. 

Mais  l'art  veille,  —  et  la  France  a  toujours  été  la  pre- 
mière à  se  porter  aux  avant-postes. 

Ah!  la  vérité...  Sais-tu,  jeune  homme  —  j'y  songe 
parfois  —  ce  qui  m'en  a  donné  le  goût,  sans  pour  cela 
m'en  avoir  donné  le  pouvoir,  hélas  !  je  le  reconnais  ? 
C'est  mon  éducation  de  peintre.  A  contempler  cinq  ans 
la  nature  au  milieu  de  ces  gens  sains  et  frustes  que  sont 
pour  la  plupart  les  peintres,  dans  leur  adolescence,  j'ai 
acquis  la  vénération  dos  formes  vraies,  de  la  ligne  d'ex- 
pression. La  pureté  du  nu  m'a  donné  le  goût  de  la  no- 
blesse naturelle  de  l'homme,  l'horreur  de  la  pornogra- 
phie, de  l'hypocrisie,  de  l'équivoque,  du  sournois  en 
art...  Le  nu  a  môme  eu,  par  son  enseignement  hautain, 
des  retentissements  plus  profonds  en  moi...  11  m'a  juste- 
ment donné  la  probité  intellectuelle,  et  cette  religion  de 
la  nature  que  depuis  je  porte  en  moi...  Ce  fut  durant  les 
années  d'atelier  que  je  compris  la  composition  en  art, 
le  dessin  ferme  et  synthétique,  et  conçus  à  jamais  l'hor- 
reur de  l'anémie  et  de  la  mollesse...  Je  me  souviens  que 
cet  amour  du  trait  essentiel  et  de  la  ligne  d'expression, 
je  les  ai  toujours  enviés  chez  les  maîtres  qui  donnèrent 
de  la  vie  des  représentations  sincères  et  directement  ins- 
pirées :  Rembrandt,  Velasqucz,  Manet,  Degas,  Degas  sur- 
tout... dont  le  dessin  est  un  puissant  enseignement. 
Pour  les  infirmes,  ce  dessin-là  c'est  la  déformation,  le 
laid,  l'exceptionnel,  le  morbide.  Point  du  tout.  La  struc- 
ture humaine  et  son  expression  sont  établies  chez  Degas, 
selon  des  observations  de  plan,  de  valeurs,  de  rapports 
qui  sont  autrement  puissants  que  les  faux  muscles 
d'école  (oh!  le  faux   muscle  en  littérature  aussi,  quelle 


2G  LE    PHALENE 


plaie  !)  ou  le  modèle  académique,  —  nous  vînl-il  de  Ra- 
phaël et  de  la  Renaissance  !... 

Je  ne  suis  cependant  pas  de  ceux  qu'on  appelle  des 
réalistes  ou  du  moins  de  ceux  qui  demeurent  dans  les 
données  précises  du  réalisme...  mais  d'autre  part  s'il 
m'est  arrivé  de  trop  subtiliser  la  matière  —  môme 
quand  je  me  suis  trompé,  et  ce  dut  être  souvent  —  le 
sens  humain  m'a  seul  préoccupé.  Et  j'ai  acquis  aussi, 
chemin  faisant,  à  ce  contact  permanent  avec  la  nature, 
d'excellentes  certitudes  comme  celle-ci  :  que  dans  toutes 
les  branches  de  l'art  on  ne  peut  atteindre  au  général  que 
par  le  particulier...  C'est  une  grande  leçon. 

Mais  je  ne  m'attarderai  pas  ici  à  des  discussions  d'art. 
Je  veux  souligner  simplement  l'erreur  flagrante  de  la 
critique  d'aujourd'hui  lorsqu'elle  adresse  des  reproches 
qui  consistent,  en  fin  de  compte,  à  prendre  bénévole- 
ment du  nu  pour  du  déshabillé,  des  franchises  pour  des 
licences,  des  exactitudes  pour  de  l'anormal,  des  dévelop- 
pements ou  de  la  synthèse  pour  de  la  préciosité  ou  de  la 
brutalité;  ainsi  de  suite!...  lié  quoi!  diras-tu,  jeune 
homme,  n'est-ce  pas  la  loi  ancestrale,  depuis  deux  ou 
trois  siècles  au  moins,  mais  pas  plus,  que  la  critique 
s'est  inféodée  dans  les  arts...  ?  Votre  cas  ne  fut  pas  uni- 
que!... Et  tuas  raison,  jeune  homme.  Les  plus  hardis 
comme  les  plus  minimes  novateurs  n'ont-ils  pas  été  ac- 
cueillis par  les  mêmes  épithètes  ?...  Et  puis  le  temps 
passe...  tout  disparaît...  et  l'on  s'étonne  des  résistances 
oubliées;  on  arrive  même  à  les  nier...  Dans  mon  cas, 
l'intéressant  c'est  que  la  résistance  ne  vint  pas  du  public 
(c'est  généralement  le  contraire  qui  se  produit),  mais 
d'une  élite  soi-disant  chargée  de  diriger  ce  public  !  Le 
public,  lui,  transgressa  les  ordres  donnés.  Il  comprit  peu 
à  peu  la  sincérité  indubitable  de  mes  pièces,  et  s'y  livra 
parfois  totalement.   Ce  ne   fut  qu'aux   reprises    de   ces 


PREFACE  27 

pièces  que  les  détracteurs  désarmèrent,  ce  qui  prouve- 
rait peut-être,  en  partie  au  moins,  la  bonne  foi  de  leurs 
objections  ou  de  leur  colère,  si  l'on  ne  savait  de  reste 
qu'il  est  plus  aisé  de  rendre  justice  à  des  ouvrages  passés 
qu'à  des  ouvrages  récents,  et  que  très  souvent  on  n'en- 
cense le  passé  que  pour  mieux  écraser  le  présent.  Je 
constate,  quoi  qu'il  en  soit,  qu'à  ces  reprises,  la  presse 
fit  entendre  un  autre  son  de  cloche  :  «  Est-ce  nous  qui 
avons  changé  à  ce  point?...  Le  public  n'était  pas  mûr,  il 
y  a  quelques  années,  pour  écouter  celle  œuvre  qui,  au- 
jourd'hui, apparaît  claire,  directe,  etc..  ;  elle  a  gagné 
en  vieillissant  comme  le  bon  vin,  etc.  »  Image  absurde 
d'ailleurs  et  inopportune  ! 

La  plupart  de  mes  pièces  ont  été  ainsi  reprises  dans 
ces  trois  dernières  années  et  ont  rencontré  la  même  pali- 
nodie ;  j'ai  cité  :  V Enchantement,  Maman  Colibri,  Poliche. 
Et  je  songe  que  si  l'on  avait  tout  de  suite  rendu  justice 
à  la  mentalité  de  ces  pièces  et  à  leur  probilé  artistique, 
au  lieu  de  les  honnir  au  début,  il  n'y  aurait  plus  main- 
tenant à  souffler  sur  cette  fumée  encombrante  et  as- 
phyxiante qui  se  renouvelle  à  chaque  expérience,  et  de- 
vient procédé  stratégique  chez  une  certaine  opposition. 
((  Calomniez,  calomniez,  il  en  restera  toujours  quelque 
chose  )),  comme  disait  un  grand  créateur  de  légendes  ! 
Et,  de  fait,  la  légende  a  le  plus  souvent  force  acquise. 
Ceux  qui  la  créent  savent  bien  ce  qu'ils  font.  La  posté- 
rité elle-même  l'accepte  sans  contrôle  et  que  de  fois  elle 
a  été  la  dupe  d'une  poignée  d'anecdotiers  ou  de  mystifi- 
cateurs !  La  pure  spiritualité  d'un  Baudelaire,  pour  ne 
pas  remonter  plus  haut,  ne  porte-t-elle  pas,  devant  le 
public,  le  poids  d'une  légende  suspecte,  créée  par  ses 
contemporains  ?...  Les  salisseurs  professionnels  sont 
d'habiles  psychologues  !  Croyez-vous  que  lorsqu'un  Fer- 
dinand   Brunetière    écrivait    des    choses    déshonorantes 


M  LE    PHALENE 


comme  celles  que  je  cite  ici  à  propos  de  Baudelaire,  il 
faisait  œuvre  de  critique  ou  de  malfaiteur? 

«  Le  pauvre  diable  (Baudelaire)  n'avait  rien  du  poète 
que  la  rage  de  le  devenir.  Non  seulement  le  style  mais 
l'harmonie,  l'imagination  lui  manquent.  Si  Baudelaire 
ne  fut  pas  ce  qu'on  appelle  un  fou,  du  moins  fut-ce  un 
malade,  et  il  faut  avoir  pitié  d'un  malade...  Ce  serait  un 
scandale,  ou  plutôt  une  espèce  d'obscénité  que  de  voir 
un  Baudelaire  en  bronze  de  son  piédestal  continuer  de 
mystifier  les  collégiens.  11  faut  bien  que  quelqu'un  le 
dise!...))  Non,  ce  critique  était  conscient  de  son  men- 
songe. Plein  de  fiel  et  d'envie,  il  profitait  de  son  crédit 
(sur  lequel  il  s'illusionnait  comme  tant  d'autres)  pour 
tenter  d'étouffer  le  génie.  Il  le  diffamait  et  souhaitait  de 
le  déshonorer  !... 

C'est  Sainte-Beuve  qui  pour  châtier  Balzac  d'avoir  osé 
a  louer  à  mort  ))  Stendhal  (on  sait,  écrivait-il  avec  mo- 
destie, combien  je  suis  loin  de  partager  l'enthousiasme 
de  M.  de  Balzac)  accusa  publiquement,  dans  une  cause- 
rie du  lundi,  —  et  le  pauvre  grand  homme  n'était  plus 
là  pour  se  défendre  —  l'auteur  du  Père  Goriot  d'avoir  été 
payé  de  cet  éloge  par  l'auteur  de  la  Chartreuse  de  Parme  : 
3.000  francs  (on  précise,  dans  le  métier),  u  Un  service 
d'argent  contre  un  service  d'amour-propre,  commente- 
t-il.  Je  n'ajouterai  qu'un  mot  :  ce  mélange  de  gloire  et  de 
gain  m'importune!  »  Quelle  intégrité  professionnelle!... 
Ah  !  les  braves  gens  ! 

Croyez-vous  qu'un  Gustave  Planche  faisait  œuvre  de 
critique  lorsqu'il  écrivait  :  w  M.  Victor  Hugo  a  mainte- 
nant trente-six  ans  et  voici  que  l'autorité  de  son  nom 
s'affaiblit  de  plus  en  j^lus  !...  »  J'ai  recueilli  cette  sottise 
tendancieuse  parce  qu'elle  est  si  monumentale  et  si  sym- 
ptoinalique  qu'après  cela  il  semble  qu'il  n'y  ait  plus  qu'à 
tirer  l'échelle  ! 


PREFACE  29 

Quand,  plus  près  de  nous,  Jules  Lemaître  (je  cite  ici 
impartialement  un  critique  qui  fut  toujours  sympa- 
thique à  mes  productions)  écrivait  de  Verlaine  :  «  Lea 
ahuris  du  symbolisme  le  considèrent  comme  un  maître 
et  un  initiateur  »,  n'essayait-il  pas  tout  simplement  d'in- 
timider le  sentiment  public?  Le  procédé  est  habituel.  Je 
n'hésite  pas  à  dire  qu'il  sera  éternel  comme  la  répulsion 
qu'il  nous  inspire. 

il  faut  en  prendre  son  parti  et  écrire  selon  son  cœur. 
Cette  équivoque,  entre  autres,  dont  parle  Théophile 
Gautier,  qui  tente  d'assimiler  l'auteur  à  ses  personnages, 
est  une  arme  basse  qui  a  trop  rendu  de  services  à  l'oppo- 
sition, depuis  qu'il  existe  une  critique,  pour  qu'elle  soit 
abandonnée  de  sitôt  !...  Ayons  confiance  dans  un  arsenal 
aussi  éprouvé!  A  l'Enfant  de  V Amour,  cette  feinte  indi- 
gnation atteignit  déjà  au  paroxysme.  Sans  paraître  com- 
prendre quoi  que  ce  soit  à  l'idéalisme  d'un  auteur  qui 
poursuit  son  étude  dans  tous  les  milieux,  la  plus  grande 
partie  de  la  critique  fut  prise  d'un  haut-le-cœur  com- 
parable à  celui  que  provoqua  le  Phalène.  Une  ligue  contre 
l'immoralité  de  la  scène  française  livrée  à  l'ordure  fut 
même  fondée  à  cette  occasion  par  des  journalistes,  il 
m'en  souvient  et  lancée  par  le  journal  le  Matin  !...  Je  ne 
vois  dans  mes  œuvres  que  la  Femme  nue  qui  ne  souleva 
pas  cette  objection  d'immoralité  et,  à  la  rigueur,  les  Flam- 
beaux, mais  encore  dans  ce  dernier  cas  avec  de  fortes  res- 
trictions. On  me  traita  alors  comme  une  brebis  égarée 
qui  revient  au  bercail  de  la  salubrité  publique  !  Mais  il  y 
avait  sans  doute  maldonne.  Les  apparences  seules,  le 
milieu  où  j'avais  situé  les  Flambeaux,  la  pitoyable  et 
simple  aventure  de  la  Femme  nue,  avaient  dû  égarer  l'opi- 
nion de  la  presse,  car  le  malheureux  auteur  récidiviste 
eut  le  chagrin  de  coutrister  à  nouveau  la  classe  la  plus 
susceptible  et  la  plus  délicate  de  la  société  parisieime  !... 


30  IK    PHALENE 


Je  ne  mets  en  cause  que  le  grief  d'immoralisme,  car 
j'en  donne  ici  la  plus  formelle  assurance,  je  ne  m'insurge 
pas  le  moins  du  monde  contre  les  critiques  qui  furent 
adressées  aux  défauts  ou  aux  défaillances  artistiques  de 
mes  pièces.  Je  ne  vais  pas  si  loin  que  Théophile  Gautier 
cl  je  m'incline  devant  la  tâche  un  peu  vaine,  mais  non 
sans  intérêt,  de  la  critique  lorsqu'elle  verse  dans  l'ana- 
lyse, et  lorsqu'elle  n'est  pas  l'émanation  de  l'esprit  néga- 
teur qui  retarde  la  marche  du  monde.  La  critique  a  droit 
de  vie  dans  les  lettres.  Toutes  les  formes  de  la  pensée 
sont  belles.  Si  la  censure  en  soi  est  chose  absurde,  l'ana- 
lyse attentive,  le  disséquage  réfléchi  des  œuvres  est  un 
louable  exercice  qui  a  ses  maîtres,  s'il  n'eut  jamais  ses 
génies.  Certes,  la  petite  critique  imbécile  qui  consiste  à 
relever  que  le  troisième  acte  est  meilleur  que  le  deuxième 
ou  que  la  fin  du  premier  paraît  insuffisante,  est  tout  à 
fait  dénuée  de  valeur  ou  d'intérêt  ;  mais  quand  la  presse 
n'est  pas  la  circulation  de  la  mort  (voyez  même  les  gros- 
sières et  pernicieuses  erreurs  d'un  Sainte-Beuve),  elle  est, 
au  contraire,  la  circulation  de  la  vie.  Elle  fait  l'effet  d'un 
sérum  généreux  qui  active  l'organisme  et  enrichit  les 
échanges  cérébraux.  Non,  jamais  il  ne  me  viendrait  à 
l'idée,  encore  une  fois,  de  minsurger  contre  les  critiques 
adressées  à  des  faiblesses  d'exécution  ou  à  des  tares  lit- 
téraires, le  reproche  fût-il  inexact  ou  sévère.  Il  est  fort 
possible  que  je  ne  sache  pas  écrire  en  français,  ni  cons- 
truire un  caractère  et  que  mes  ouvrages  soient,  selon 
l'expression  dont  un  critique  notoire  (t)  salua  mes  dé- 
buts, «  un  crime  de  lèse-littérature  qui  devrait  être  puni 
par  les  tribunaux  ».  En  tout  cas,  c'est  un  droit  de  l'écrire. 
Je  m'élève  seulement  contre  l'intervention  du  point  de 
vue  moral,  qui  constitue  une  éternelle  déloyauté. 


(1)  M.  Adulphu  Uriiison. 


PREFACE  31 

Toutefois  cette  déloyauté  n'est  pas  seulement  le  fait 
de  l'envie  embusquée.  Songez  au  nombre  d'ennemis  na- 
turels que  l'on  compte  dans  une  salle  de  théâtre  !  Ceux 
qui  se  sentent  atteints  confusément  dans  leurs  habitudes 
littéraires,  dans  leurs  convictions  politiques  (ceci  do- 
mine terriblement  toutes  les  autres  questions)  ou  artis- 
tiques, voire  même  dans  leurs  habitudes  confessionnelles. 
Beaucoup  de  ces  gens  ont  une  clientèle  à  satisfaire  I  11 
faut  compter  aussi  les  naïfs  qui  ne  peuvent  pas  dépasser 
leurs  doses  coutumières,  ceux  qui  n'ont  jamais  réfléchi 
sur  eux-mêmes  et  se  trouvent  en  face  tout  à  coup  d'un 
spectacle  où  la  vie  est  exposée,  selon  une  excellente  ex- 
pression, «  en  profondeur  »,  les  demi-intellectuels  qui 
s'en  tiennent  à  la  lettre,  les  snobs  qui  sont  des  microbes 
prolifères  et  contagieux;  il  y  a  des  négateurs  systémati- 
ques; les  admirateurs  éternels  du  poncif  en  art;  d'autres 
qui,  sur  des  œuvres  assez  diverses  comme  les  miennes, 
ne  savent  pas  bien  sur  quoi  étayer  leurs  convictions  ou 
leurs  répulsions;  ceux  qui  croient  sincèrement  que  parce 
qu'on  traite  des  sujets  vivants  ou  bourgeois,  on  déchoit 
de  la  poésie  ;  ceux  pour  qui  le  gros  succès  de  public,  la 
centième  représentation,  est  un  critérium  infaillible 
d'infériorité.  11  y  a  les  partisans  du  réalisme  intégral  qui 
haïssent  l'approche  de  tout  lyrisme  et  aussi  les  arrière- 
gardes  des  anciennes  écoles  d'avant-garde...  Que  sais-jc  !... 
Les  rédacteurs  qui  sont  obligés  d'obéir  à  leurs  directeurs 
et  aux  amis  de  la  maison  !  Tous  s'accordent  sur  un  point  : 
trouver  en  face  d'eux  le  signe  de  l'immoralité  et  de  la 
décadence.  C'est  là,  pour  l'opposition,  un  terrain  d'en- 
tente toujours  très  facile  parce  qu'il  est  vague  et  que  l'ac- 
cusation portée  a  la  force  d'un  argument  d'intimidation. 

Mais  on  trouve  encore  à  cette  résistance  une  raison  su- 
périeure :  elle  est  d'ordre  général,  éternel,  celle-là,  et 
dépasse  toutes  les  autres.  C'est  qu'une   pièce,  lorsqu'elle 


32  LE    PHALENE 


apporte  une  conception  un  peu  neuve,  doit  choquer  non 
pas  les  êtres  incultes  ou  à  culture  assez  inférieure  pour 
qu'ils  ignorent  le  parti  pris,  mais  ceux  au  contraire  qui 
sont  enrichis  de  formules,  de  traditions,  de  conventions 
antérieures  et  de  beautés  classifîces.  La  brièveté  du  spec- 
tacle, le  tumulte  des  couloirs,  le  goût  naturel  de  nier  ou 
de  rabaisser  l'effort,  la  joie  d'avilir,  de  dénigrer,  de  dé- 
fendre des  intérêts  opposés  et  des  firmes  commerciales, 
l'impossibilité  aussi  où  se  trouve  l'auteur  de  développer 
en  scène  l'idée  profonde  de  son  œuvre,  chargé  qu'il  est 
de  représenter  de  la  vie  directe,  l'habitude  que  l'on  a  de 
considérer  la  valeur  de  la  pièce  intrinsèquement,  sans  l», 
rattacher  à  des  conceptions  générales  de  l'auteur,  cette 
légèreté  dans  l'information  qui  est  une  des  plaies  du 
journalisme  et  de  l'opinion,  tout  cela  fait  le  reste  et 
forme  un  poids  mort  qui  retarde  effroyablement  la  vé- 
rité, —  malgré  l'intelligence  ou  la  capacité  de  l'élite  !  Je 
parle  de  cette  véritable  élite  dont  le  silence  et  la  réproba- 
tion «  fout  le  tourment  des  mauvais  écrivains  »,  et  qu'un 
auteur  du  dix-huitième  siècle  appelait  :  les  quarante 
justes  de  lu  capitale.  (Ce  ne  sont  pas  les  académiciens!) 

Mais,  que  vous  donniez  une  heure,  un  jour  ou  une 
semaine  de  réflexion,  ou  même  cinq  ans  (cinq  ans  vaut 
mieux  cepeudant),  à  qui  doit  nous  juger,  il  n'en  subsis- 
tera pas  moins  ceci  :  toute  œuvre  qui  apporte  une  nou- 
veauté de  conception  doit  nécessairement  choquer  ses  con- 
temporains en  vertu  de  ce  principe  que  toute  beauté  nou- 
velle dérange  en  nous  ce  qu'il  y  a  de  précédent,  d'acquis. 

C'est  toujours  le  point  déterminant  de  la  conception  qui 
suscite  Vobjection  première.  Et,  par  un  fatal  mais  un  peu 
mélancolique  retour,  c'est  lui  qui  sera  plus  tard  la  sauve- 
garde et  l'inlérêt  de  Vwuvre.  Reportez-vous  aux  novateurs 
d'Hiitrefois  ou  de  naguère  et  vous  constaterez  vous-même 
celte  loi  d'équiUbre. 


PREFACE  33 

Une  impression  neuve  froisse  en  nous  les  traditions. 
On  traite  de  lacune  le  fruit  des  vérités  retrouvées  ou  re- 
nouvelées. Xianet  rejoignait  les  classiques  ;  ses  contempo- 
rains le  prenaient  pour  un  anarchiste  ou  un  malade. 

Jadis,  j'ai  moi-même  souri  du  Balzac  de  Rodin,  par 
première  impulsion.  La  volonté  d'art  du  Balzac  est  pour- 
tant belle,  saine,  logique.  J'étais  absurde  comme  tout  le 
monde  !  Il  faut,  même  à  un  esprit  averti,  le  crible  du 
temps  pour  qu'il  puisse  concevoir  la  sincérité  ou  l'étendue 
d'un  point  de  vue  nouveau,  d'une  formule  qui  rompt 
avec  les  canons  établis. 

On  devrait  savoir  surmonter  la  première  impression 
que  vous  procure  le  contact  d'une  œuvre  un  peu  nouvelle, 
car  cette  première  impression,  désagréable  en  ce  qu'elle 
blesse,  comme  je  l'ai  dit,  les  conceptions  acquises,  ne 
peut  être  évitée.  Des  gens  qui,  en  musique,  avaient  la 
conception  de  la  mélodie  selon  le  mode  de  Gounod,  de- 
vaient être  nécessairement  choqués  par  la  conception  de 
la  mélodie  wagnérienne;  ainsi  de  suite.  Chaque  œuvre 
apporte  une  atmosphère  à  elle  particulière,  qui  l'envc- 
loppc,  l'étreint  et  procure  toujours  au  premier  auditeur 
une  vague  sensation  d'incohérence.  11  faut  la  dépasser. 
Malheur  à  ceux  qui  s'arrêtent  à  l'objection  l  Us  seront 
éternellement  Bouvard  et  Pécuchet  et,  avouons-le,  c'est, 
la  plupart  du  temps,  le  cas  de  la  critique.  L'objection 
est  dans  tout,  même  dans  les  chefs-d'œuvre.  Wagner 
faisait  du  bruit,  c'était  vrai  I...  Debussy  aujourd'hui  est 
compliqué...  Eugène  Carrière  peint  dans  la  fumée  :  c'est 
vrai  !...  Besnard  éclaire  ses  personnages  avec  des  lanter- 
nes :  c'est  vrai  !...  Puvis  est  un  déformateur  :  c'est  vrai  !... 
Et  qu'est-ce  que  cela  peut  faire,  grands  dieux  !...  Le  ju. 
gement  initial  des  contemporains  s'arrête  à  ces  impres- 
sions. Les  auditeurs  ou  les  spectateurs  ne  savent  pas  s'ac- 
cuser eux-mêmes  d'infériorité  ni  surmonter  l'irritatioa 


34  LE    PHALENE 


que  leur  procure  ce  premier  contact  indécis,  franchir  les 
frontières  au  delà  desquelles,  avec  un  peu  d'effort  et  de 
bonne  volonté,  ils  trouveraient  de  suite  ces  satisfactions 
intellectuelles  et  ces  plénitudes  d'esprit  qu'ils  finissent 
par  trouver  quelques  années  plus  tard,  lorsque  d'autres 
novateurs  sont  arrivés  à  leur  tour  et  ont  porté  plus  loin 
encore  leurs  jalons  dans  un  champ  où  l'expérience  est 
illimitée  et  où  l'évocation  s'accroît  de  façon  incessante. 

Mes  pièces,  sans  être,  je  l'avoue,  des  phares  de  cette 
importance,  et  avec  toutes  leurs  faiblesses,  mais  parce 
qu'elles  apportaient  successivement  quelques  nouveautés 
de  point  de  vue,  parce  que  la  douleur  ou  la  joie,  les 
mouvements  de  l'âme,  Famour-passion,  s'y  exprimaient 
selon  des  modes  inaccoutumés  à  la  scène  et  peut-être 
surtout  parce  que  ma  franchise  jetait  un  jour  plus  con- 
centré sur  certains  aspects  intérieurs,  mes  pièces  subirent 
ce  sort  commun.  J'ai  toujours  eu  horreur  de  me  répéter, 
et  j'ai  par  cela  même  déçu  souvent  des  sympathies  à 
l'heure  juste  où  elles  venaient  de  s'habituer  à  mes  pré- 
cédentes tentatives .  Il  m'eût  été  facile  de  faire  le  contraire . 
Le  vrai  succès,  hélas  !  n'est  généralement  obtenu  par  l'ar- 
tiste qu'au  moment  même  où  il  rabâche  et  ne  vit  plus 
que  sur  ses  procédés.  Progresser,  chercher  autre  chose, 
c'est  l'art  certain  de  décevoir. 

Mettons  que  mes  pièces  aient  été,  quand  elles  ont  paru» 
quelque  peu  en  avance  sur  le  mouvement  théâtral  (ce 
qui  ne  veut  pas  dire  qu'elles  aient  été  meilleures  ni  plus 
parfaites  pour  cela),  et  voilà  peut-être  ce  qui  explique  le 
mieux  les  dilVérences  d'accueil  qui  leur  ont  été  réservées 
à  leur  création  et  à  leur  reprise.  Je  n'exagère  pas  d'ail- 
leurs l'importance  de  cette  avance  et  n'en  tire  d'autre 
vanité  que  celle  d'avoir  un  peu  poussé  à  la  roue,  avec  ar- 
deur. Car,  qu'est-ce  que  cinq  ou  six  ans  d'avance,  lors- 
qu'il s'agit  d'un  art  comme  l'art   dramatique,  lequel, 


PREFACE  35 

grâce  aux  mensonges  et  aux  artifices  florissants,  retarde 
toujours,  comme  il  a  été  dit,  de  cinquante  bonnes  années 
sur  les  autres  formes  de  la  littérature  !...  Paradoxe  tout 
de  même  un  peu  exagéré  que  ce  retard,  si  l'on  veut  bien 
se  reporter  aux  chefs-d'œuvre  de  la  comédie  dramatique 
qui  n'ont  jamais  été  plus  abondants  que  dans  les  trente 
dernières  années.  (Trente  chefs-d'œuvre  en  trente  ans, 
c'est  un  record  et  ce  chiffre  ne  paraît  pas  exagéré.)  Amou- 
reuse, le  Passé,  la  Course  du  Flambeau,  Amants,  VInvitée,... 
tout  ce  répertoire  si  riche  et  si  varié  où,  dans  les  sphères 
les  plus  diverses  ou  les  plus  opposées  de  la  pensée,  voi- 
sinent journellement  et  de  façon  si  vivante,  des  œuvres 
comme  la  Nouvelle  Idole,  et  le  Duel,  de  beaux  rêves  de 
visionnaires  comme  Intérieur  ou  Pelléas,  des  farces  tragi- 
ques comme  les  Affaires  sont  les  affaires,  et  tant  d'autres 
témoignages  de  l'activité  superbe  de  notre  époque  ! 


En  tête  de  la  préface  de  la  Marche  nuptiale,  j'écrivis 
jadis  ceci  : 

a  C'est  toujours  parce  qu'elle  contient  de  vérité  qu'une 
œuvre  nouvelle  choque  ses  contemporains.  C'est  toujours 
et  seulement  pour  ce  qu'elle  aura  contenu  de  vérité  que 
cette  œuvre  est  appelée  à  subsister  dans  l'avenir.  » 

Précisément,  à  l'heure  où  j'écris  ces  lignes,  la  Marche 
nuptiale  reçoit  à  la  Comédie-Française,  de  la  part  du  pu- 
blic et  des  critiques  mêmes  qui,  jadis,  l'ont  pourfendue, 
un  accueil  presque  sans  restriction;  bref,  une  consécra- 
tion si  enthousiaste  qu'il  m'est  permis  de  me  reporter  au 
jour  de  sa  création,  où  la  pièce  fut  si  discutée  et  médio- 
crement goûtée.  Alors  comme  aujourd'hui,  moins  âpres 
mais  tout  aussi  flagrantes,  c'étaient  les  éternelles  ren- 
gaines :  «  détraquement,  névrose,  malsain,  etc..  ».  Et  il 


36  I-E    PHALENE 


n'y  a  que  sept  ans  de  cola  !  Le  temps  marche  vite  et  l'évo- 
lution se  fait  rapide.  Ce  qui  était  impur  hier  est  pur  au- 
jourd'hui... Ainsi  va  le  monde,  et  c'est  très  beau,  très  ré- 
confortant et  très  sain  ! 

Mes  prophéties  ne  sont  donc  pas  téméraires  et  pas  une 
preuve,  en  tout  cas,  ne  m'a  été  donnée  que  je  me  fusse 
trompé.  Il  faut  par  conséquent  excuser  ma  présomption. 
La  cour  d'appel  fait  autorité.  Il  reste  bien  une  autre  et 
suprême  juridiction,  mais  celle-là,  il  est  trop  hasardeux 
d'y  prétendre  :  elle  ne  dépend  que  de  la  postérité.  Con- 
tenions-nous de  la  leçon  du  présent. 

Pour  moi,  je  continuerai,  dans  ma  bonne  foi  et  dans 
une  solitude  résolue,  de  donner  les  ouvrages  dont  j'ai  le 
dessein  ou  l'ambition...  Je  crois  qu'il  n'est  pas  déplus 
grand  honneur  que  celui  de  recevoir  l'éloge  de  ses  forces, 
lorsqu'il  se  présente  ;  qu'il  faut  être  fier  de  recueillir 
l'assentiment  de  ceux  que  l'on  admire,  l'assentiment 
aussi  du  public,  —  mais  si,  par  hasard,  ils  vous  font  dé- 
faut, l'un  ou  l'autre,  ou  tous  deux,  il  convient  de  ne  s'en 
inquiéter  guère,  et  de  continuer  son  chemin,  insensible 
au  concert  d'imprécations,  plus  ou  moins  sincères  que, 
pour  ma  part,  j'entends  à  mes  oreilles  depuis  quinze  ans, 
et  derrière  les  voix  plus  autorisées  que  nous  aimons  et 
que  nous  vénérons. 

Si  jo  me  trompe,  je  le  ferai  en  toute  honnêteté,  et  aussi 
en  toute  indépendance  (il  n'y  a  d'intéressant  que  de  pro- 
duire sans  s'occuper  du  résultat),  persuadé,  par  ma  propre 
sincérité,  qu'en  matière  dramatique  j'ai  apporté  des  œu- 
vres bonnes  ou  mauvaises  —  c'est  un  autre  point  de  vue 
—  mais  à  coup  sur  les  plus  idéalistes,  les  plus  droites 
et  aussi  les  plus  moraf^s,  de  ces  dernières  années.  Je  le  dis 
comme  je  le  pense... 

Au  bout  du  compte,  c'est  l'ensemble  de  ces  pièces  et  de 
ces  personnages  qui  sera  peut-être  intéressant. 


PREFACE  a? 

J'ai  devant  moi  des  sujets  tout  tracés,  de  quoi  alimenter 
de  longues  années  encore  de  ma  vie.  Chaque  pièce 
viendra  à  son  heure;  il  faut  écrire  ce  que  l'on  a  l'envie 
impérieuse  ou  distraite  d'écrire. 

Je  serai  peut-être  impuissant  à  réaliser  mon  espoir  di- 
gnement, mais  je  peindrai  jusqu'à  l'amour  dans  le 
peuple  et  même  chez  des  cœurs  bourgeois.  Je  dirai 
l'amour  dans  tous  les  cœurs.  Et  j'estime  que  je  fais  œuvre 
saine  et  robuste  si  cette  œuvre  émane  au  fond  d'un  esprit 
d'idéaliste  passionné.  Je  vais  même  paraître  plus  présomp- 
tueux encore  :  Je  suis  sûr  que  tout  ce  que  j'ai  écrit  doit 
témoigner  de  cette  recherche  de  beauté  à  travers  le  jardin 
des  âmes  et  que  tout  y  clame  la  pitié,  la  forme  la  plus 
haute  de  la  justice.  J'ai  pitié  de  tout  ce  qui  souffre,  de 
toutes  les  forces  écrasées,  je  hais  les  hypocrites,  les  oppor- 
tunistes, les  oppresseurs.  J'aime  la  France  de  la  liberté 
et  de  la  pensée  généreuse.  Je  crois  au  peuple,  à  l'affran- 
chissement de  la  femme  et  de  tous  les  esclaves.  J'ai  foi 
dans  le  progrès  humain.  Je  déteste  les  idées  convention- 
nelles, les  préjugés  sociaux.  J'aime  passionnément  la 
nature,  et  je  mourrai  avec  la  conviction  que  l'humanité 
marche  vers  des  codes  merveilleux  de  justice  et  de  fra- 
ternité, en  dépit  de  toutes  les  horreurs.  J'accepte  de  nos 
pères  cet  héritage  d'idéalisme. 

J'ai  écrit  en  épigraphe,  quelque  part  :  «  Ariel  est  dans 
Caliban.  »  Celte  phrase  résume  à  peu  près  toute  ma  con- 
viction. Elle  veut  dire  que  la  matière  et  l'esprit  sont  in- 
dissolubles, se  combinent  l'une  l'autre  et  que  les  forces 
admirables  mais  terribles  de  la  vie  sont  éternollcment 
perfectibles  :  Ariel  est  partout  prêt  à  jaillir,  comme  l'eau 
du  rocher.  Cette  phrase  veut  dire  que  toutes  les  lois  de 
nature  sont  belles  et  respectables,  à  commencer  par 
l'amour,  splendeur  de  la  vie,  et'que  le  péché  et  l'ordure 
ne  sont  pas  à  sa  base.  Elle  veut  dire,  cette  phrase,  que  le 


38  LE    PHALENE 


rythme  de  la  vie,  avec  ses  instincts  et  ses  lois  imposées, 
est  la  chose  admirable  contre  laquelle  il  ne  faut  pas  s'in- 
surger en  la  salissant,  mais  qu'on  doit  admettre  en  la 
vénérant.  Les  hommes,  les  sociétés  et  les  reUgions  ont 
eu  le  tort  antique  de  nier  ou  de  déformer  la  beauté  de 
ces  forces  génératrices.  Mais,  par  contre,  ces  forces  ne 
sont  que  des  bases;  Caliban  n'est  que  de  la  matière.  Et 
celte  phrase  veut  dire  aussi,  par  conséquent,  que  l'hon- 
neur de  l'humanité  doit  être  de  s'attacher  à  spiritualiser 
l'instinct  et  Tinluition,  à  agrandir  les  limites  de  la 
conscience.  J'ai  été  heureux  de  voir  préciser  magnifique- 
ment, en  ces  dernières  années,  par  Bergson,  des  idées  sur 
l'intuition  qui,  chez  moi  élémentaires,  faisaient  l'objet 
de  mes  préoccupations.  Dans  leur  humble  et  mince 
sphère,  mes  pièces  ne  signifient  pas  autre  chose  que  cela  : 
quelques  luttes  de  l'âme  humaine  en  face  des  lois  se- 
crètes, indestructibles,  belles  ou  fatales  de  la  vie  et  de 
l'évolution. C  'est  une  très  simple  philosophie,  voyez-vous, 
qui  m'inspire,  une  philosophie  de  «  constatation  »,  si 
j'ose  m'cxprimer  ainsi.  Plus  de  thèses,  plus  de  théories, 
plus  de  systèmes,  plus  de  satires  !  L'auteur  dramatique 
ne  doit  pas  être  autre  chose  qu'un  enregistreur  impartial 
et  un  observateur  résolu.  Sans  cela  nous  ne  peignons  plus 
et  ne  dramatisons  plus  la  vie,  mais  des  entités  ou  des 
chimères  arides.  Le  réel  doit  sans  cesse  baigner,  enve- 
lopper les  contours  de  nos  conceptions  et  elles  doivent 
cependant  plonger  leurs  racines  dans  le  sol  invisible  qui 
est  le  creuset  mystérieux  de  la  nature.  Gœthe  a  imaginé 
les  Mères,  les  maf  riccs  cachées  du  monde,  procréatrices 
lointaines,  toujours  tangibles,  du  moindre  de  nos  gestes, 
génératrices  de  ces  forces  indisciplinées  que  l'on  nomme  : 
l'instinct  et  l'intuition.  Eh  bien,  il  faut  que  malgré  le 
sens  humain  sans  lequel  il  n'est  pas  d'art  dramatique, 
malgré  les  apparences  les  plus  subtiles  du  réel,  il  y  ait, 


PREFACE  39 

dans  la  coulisse  comme  dans  le  tuf  profond  que  nous 
foulons,  ces  personnages  vénérables,  ces  déesses  inamo- 
vibles qu'un  poêle  nomma  si  exactement  :  les  Mères. 


Mais  Tentreprise  serait  trop  grande  !...  Je  laisse  à 
d'autres  l'espoir  de  la  réaliser!...  Je  connais  mes  forces 
et  je  n'ai  ni  fausse  tiumilité  ni  sot  orgueil.  Je  veux  dire 
simplement  que  les  intentions  sont  bonnes,  l'exécution 
plus  douteuse,  et  qu'au  surplus  il  ne  faut  travailler  que 
lorsqu'on  a  quelque  chose  à  dire.  Mes  écrits  sont  dé- 
pourvus de  concession  ou  d'inquiétudes  de  carrière  ; 
leur  simple  franchise  passe  même  pour  de  la  suffisance 
ou  de  la  morgue  —  à  tort  d'ailleurs  !..,  Au  point  où  j'en 
5ui3,  je  n'ai  qu'à  continuer  d'écrire  ce  que  je  désire 
écrire,  sans  m'occuper  du  résultat,  tout  bonnement,  et 
les  pieds  au  feu... 

Dans  la  solitude  seulement,  on  peut  récréer  un  peu  la 
vie  et  se  la  rappeler...  Il  n'est  rien  de  tel  que  de  rêver  et, 
dans  le  secret  de  soi-même,  d'embrasser  des  images,  ou 
de  réveiller  des  souvenirs...  pour  s'en  aller  un  soir  comme 
un  petit  Poucet,  qui,  le  long  de  la  route,  aura  semé  des 
cailloux  blancs,  noirs  ou  roses,  devant  que  le  temps  les 
chasse  dans  le  fossé... 


Mais  je  m'aperçois,  jeune  homme,  que  je  t'oubliais  !.. . 
La  violence  et  la  prolixité  des  attaques  m'ont  entraîné  à 
enfreindre  la  pudeur  naturelle  de  l'écrivain.  J'ai  parlé  bien 
longuement  de  mes  préoccupations  et  de  moi-même.  Tant 
pis  !  Au  moment  où  tu  lis  ces  lignes,  tout  ceci  est  un  débat 
si  lointain,  si  oublié,  n'est-ce  pas  1  A  l'heure  actuelle,  tu 


40  LE    PHALENE 


sais  que  rien  dans  aucune  branche  de  l'esprit,  n'a  pu 
arrêter  le  progrès  et  la  marche  de  l'évolution  qui  entraîne 
la  France  vers  des  buts  de  clarté,  de  justice...  Et  c'est 
l'essentiel  !  Le  monde  s'est  sans  doute  encore  éclairci, 
illuminé  pour  toi,  avant  que  tu  tendes  le  flambeau  à 
d'autres  coureurs...  Pardonne-moi  de  t'avoir  aussi  lon- 
guement importuné  de  moi-même.  Mais  si,  par  hasard, 
la  morale  de  ton  temps  n'est  pas  meilleure  que  celle  du 
nôtre,  si,  par  impossible,  tu  as  souffert  des  mêmes  souf- 
frances, triomphé  peut-être  des  mêmes  erreurs,  tire  de 
ces  lignes  un  léger  mais  salutaire  enseignement  !  Va, 
console-toi  allègrement  ;  travaille  avec  douceur  dans  la 
solitude  sans  t'occuper  d'autre  souci  que  celui,  par  sur- 
croît, d'aimer,  de  t'enthousiasmer  et  de  vivre...  Permets 
que  je  te  quitte,  en  le  rappelant  —  pour  le  cas  où  tu 
douterais  de  toi-même  et  où  les  voix  fallacieuses  auraient 
troublé  ta  volonté  —  deux  belles  paroles;  l'une  de  Renan 
qui  li.'rmiiie  les  Souvenirs  de  Jeunesse  :  «  Le  public  a  l'es- 
prit plus  large  que  n'importe  qui.  «  Tous  »  renferme 
beaucoup  de  sots  :  c'est  vrai;  mais  tous  renferme  les 
quelques  milliers  d'hommes  ou  de  fenimes  d'esprit  pour 
qui  seuls  le  monde  existe.  Écrivez  en  vue  de  ceux-là.  » 

L'autre,  de  Banville,  est  plus  belle  encore  :  «  On  périt 
de  ne  pas  oser.  » 

Oui,  on  ne  meurt  que  de  cela...  Mais  on  meurt  bien. 

Henry  Bataille. 
Décembre  1913. 


EXTRAITS 
DE  LA.  PRESSE  DU  «  PHALÈNE  » 


La  publication  où  a  paru  le  Phalène  et  les  passages  principaux 
de  la  préface  qu'on  vient  de  lire  a  coutume  de  faire  suivre 
chaque  pièce  qu'elle  édite  des  éloges  décernés  par  la  presse.  Cette 
fois  l'auteur  du  Phalène  tint  à  ce  que  cette  revue  des  journaux 
fut  impartialement  exacte.  En  témoignage  des  incidents  rela- 
tés dans  la  préface,  et  à  titre  documentaire,  nous  détachons 
quelques-uns  de  ces  extraits,  au  hasard  ;  à  ceux  qui,  plus  tard, 
douteraient  de  la  violence  des  attaques,  ils  donneront  une  idée 
de  co  que  fut  la  presse  parisienne  et  provinciale  au  lendemain 
de  la  représentation  du  Phalène,  eu  octobre  1913. 

IS'ote  de  l'éditeur. 


Le  Figaro  (éditorial)  : 

Gomme  à  Bayreulh  pour  les  représentations  du  Dieu  alle- 
mand on  ne  pouvait  hier  avoir  accès  dans  la  salle  de  la  Chaussée 
d'Antin  quand  le  nouveau  mystère  était  commencé. 

Les  invités  d'une  avant-première  ne  peuvent,  comme  hier, 
que  s'étonner  de  ces  orgueilleuses  consignes  ;  les  spectateurs 
moins  favorisés  des  représentations  suivantes,  en  payant  à  la 
porte  le  droit  de  protester,  décideront,  à  moins  qu'ils  ne  pré- 
fèrent porter  leurs  pas  plus  satisfaits  vers  des  scènes  plus  gaies. 

Quel  théâtre  pénible,  en  effet,  quel  thé&tre  morbide  nous 
crée  l'immense  talent  de  M.  Bataille  !  C'est  contre  sa  produc- 
tion nouvelle   qu'il  faut    protester  ;  toute  son'œuYre  s'en  effon- 


42  LE    PHALENE 


drcrait  s'il  persistait  :  après  les  ravages  de  la  lèpre,  ce  sont  des 
folies  erotiques  d'une  phtisie  embrasée,  pressée  de  vivre,  puis 
de  mourir,  qu'il  nous  décrit  au  Vaudeville...  Je  suis  certain 
que  le  public  s'étonnera,  comme  nous  tous,  de  la  singulière 
idée  de  l'auteur  du  Phalène  choisissant  les  ruines  d'un  cime- 
tière et  ses  pieuses  tombes  pour  les  flirts,  les  danses  et  les 
chants  d'une  société  malade  en  folie  qu'il  qualifie  fort  inno- 
cemment de  gens  du  monde... 

Tout  y  est  immoral,  en  effet,  tout  y  est  faisandé,  et,  quand 
la  toile  est  enfin  tombée,  on  sort  avec  un  sentiment  de  pro- 
fonde commisération  pour  l'auteur  dont  l'incontestable  talent 
vingt  fois  consacré  par  de  beaux  succès  se  fourvoie  maintenant 
comme  par  gageure  en  ces   choses  nauséabondes  et  dépravées. 

Paris  mérite  d'autres  œuvres  que  celles  que  la  Russie,  l'Alle- 
magne, l'Angleterre  interdiraient  comme  avilissantes  sur  leurs 
scènes  respectées. 

Gaston  Calmette, 

L'Echo  de  Paris  : 

J'hésite  vraiment  à  raconter  le  sujet  de  cette  pièce,  car  ce 
journal  a  des  lectrices  et  des  lecteurs  qui  souhaitent  d'être 
respectés... 

On  sent  que  je  prends  la  chose  en  souriant  pour  ne  pas 
avoir  à  m'en  fâcher.  Mais  il  est  bien  entendu  que,  dans  cet 
article  écrit  en  hâte,  je  fais  mes  plus  expresses  réserves  sur  le 
sujet,  le  ton  du  dialogue  et  l'immorale  niaiserie  de  tous  les 
sentiments  exprimés. 

François  de  Nion. 

L'Action  Française: 

Pauvre  Bataille,  pauvre  faisandeur  de  poulets  maigres  !  Il 
aura  donné  consécutivement  dans  toutes  les  sottises  des  m'as- 
tu-tu>  et  combien  sa  prétendue  complexité  sentimentale  appa- 
raît aujourd'hui  ce  qu'elle  est  en  réalité  :  l'entortillement  des 
fèves  malsains  autour  d'une  vanité  de  potache. 

LéON  Daudet. 


EXTRAITS    DE    LA    PRESSE  43 


L'Action  Française  : 

Cette  fois,  le  gibier  était  trop  faisandé.  11  était  même  pourri 
jusqu'à  la  corde,  en  sorte  que  la  corde  a  cassé.  Cela  devait 
arriver,  et  il  y  avait  quelque  temps  déjà  que  cet  événement 
était  prévu. 

...  Que  ces  extravaga<ices  de  collégien  soient  prises  au  sé- 
rieux, jouées  sur  un  théâtre  du  boulevard,  examinées  par  la 
critique,  voilà,  au  fond,  ce  qu'il  y  a  de  plus  surprenant  dans 
l'affaire. 


La  Libre  Parole  : 

Il  est  bien  inutile  de  critiquer  les  détails  de  cette  pièce  que 
l'auteur  a  visiblement  crue  titanesque  et  où  il  se  révèle  surtout 
comme  un  louftinguc  grandiloquent.  Les  deux  derniers  actes 
sont  surtout  désopilants  et  le  théâtre  d'aujourd'hui  ne  nous 
donne  pas  tellement  l'occasion  de  rire. 

M.  Bataille  qui  scribouille  en  prose  n'a  donc  d'autre  excuse 
que  celle-ci,  qu'il  veut  en  tout  se  montrer  licencieux. 

Jean  Dhault. 


La  Liberté  : 

Le  Phalène,  c'est  le  second  Faast  d'Henry  Bataille,  son  Chan^ 
tecler.  C'est  le  testament  du  symbolisme  et  du  théâtre  mufle 
réunis.  Vingt-cinq  ans  d'anarchie  intellectuelle,  morale  et  sen- 
timentale se  terminent  par  cette  fôte  de  nuit  décadente  et 
bizarre  où  le  Phalène  a  brûlé  ses  ailes  diaprées. 

JeAII   DB    PlKRREFEU. 


Comœdia  : 

C'est  un  désordre  moral  prodigieux  qui  ne  laisse  dans  notre 
esprit  qu'une  pénible  impression  d'incohérence,  parfois  même 
de  démence. 


44  LE    PHALENE 


Le  Gaulois: 

II  est  impossible  de  s'intéresser  à  cette  femme  qui  est  peut- 
être  phtisique  au  troisième  degré,  mais  qui  est  assurément 
folle  au  dernier  degré,  ce  qui  est  la  seule  explication  de  sa  dé- 
bauche. 

Jamais  n'ont  été  concentrées  tant  de  malodorantes  et  grouil- 
lantes fermentations. 

FÉLIX  DUQUBSNEL. 

Paris-Midi  : 

Avec  le  Phalène  on  tombe  dans  la  plus  misérable  animalité. 
On  voudrait  ouvrir  toutes  larges  quelques  fenêtres,  faire  pas- 
ser un  grand  courant  d'air  frais  sur  ces  âmes  avilies. 

Robert  Ca.tteau. 


Gil   Blas: 

M.  Bataille  nous  a  fait  beaucoup  de  bien,  mais  il  peut  nous 
faire  plus  de  mal  encore.  Et  il  ne  faudrait  tout  de  même  pas 
que  les  spectateurs  (ils  se  composent  d'hommes  et  de  femmes 
enfin  !)  qu'il  nous  a  conquis,  le  lâchent  et  nous  lâchent  pour 
retourner  écœurés,  épuisés  et  ahuris  à  des  amusettes  moins 
littéraires  qui,  du  moins,  ne  les  fatigueraient  pas  autant,  mais 
les  déshonoreraient  davantage  ! 

Edmond  Sée. 


Le  Progrès,  à  Lyon  : 

C'est  le  destin  des  auteurs  médiocres  de  connaître  l'insuccès 
dès  qu'ils  se  réalisent  complètement.  M.  Bataille,  qui  se  cher-' 
•  hait,  s'est  trouvé  ici. 

Eugène  Morand. 

L'Autorité  : 

Je  crois  que  cette  fois  M.  Henry  Bataille  a  désiré  se  révéler 
h  nous  comme  humoriste. 


EXTRAITS    DE    LA    PRESSE  45 


II  m'est  absolument  impossible  de  raconter  en  détail  cette 
pièce  particulièrement  amorale. 

C.  Guet, 

Journal  de  Bruxelles,  à  Bruxelles  : 

L'EXÉCUTION   D'UN  MALFAITEUR 

Nous  n'essaierons  de  dissimuler  notre  joie.  D'un  commun 
accord,  comme  si  l'on  voulait  d'un  seul  coup  se  venger  d'un 
long  temps  de  dur  esclavage,  toute  la  presse  s'est  révoltée.  Ah  ! 
quel  bonheur  ! 

FONTERAT. 

Bévue  critique  des  Idées  et  des  Livres  : 

La  convention,  le  mensonge  et  la  barbarie  se  nomment  Henry 
Bataille. 
Je  ne  me  sens  pas  le  courage  de  l'indignation. 

Du  Freshot. 


L'Œuvre  : 

Un  monceau  d'ordure... 

Cette  fois,  la  presse  y  a  répondu  de  la  belle  manière.  C'est 
assurément  pour  les  rédacteurs  de  l'Œuvre  une  vive  satisfac- 
tion d'entendre  à  peu  près  tous  les  critiques  répéter  aujour- 
d'hui en  un  chœur  indigné,  ce  que  nous  avonï»  dit  si  souvent 
de  cette  dramaturgie  déliquescente...  Nous  n'avons  qu'un  regret, 
c'est  que  11.  Bataille  ne  soit  pas  israélite. 

Urbai3i  Gohibr. 

Le  Mercure  de  France  : 

La  répulsion  que  je  n'ai  cessé  de  professer  pour  le  génie 
lyrique  et  dramatique  de  M.  Bataille,  vient  de  faire  définilivo- 
ment  place  à  un  sentiment  de  pitié  très  sincère.  Le  voici  éteint, 
cç  soleil  dont  la  lumière  trouble  ravit  tant  de  sensibilités  faus- 
sées par  la  mauvaise    littérature  et   contribua  à    dévoyer  l'art 


46  LE   PHALENE 


dramatique  et  contemporain  !  La  niaiserie  incessante  des  quatre 
actes  a  dessillé  les  yeux  de  chacun,  voire  de  M.  Gaston  Gal- 
uiette,  et  je  doute  fort  que  l'auteur  de  Maman  Colibri  puisse  se 
relever  jamais  du  faux  pas  qu'il  vient  de  faire. 

Paul  Léautaud. 

Express  du  Midi  : 

Cette  pièce  n'est  pas  seulement  une  ordure,  mais  une  ânerie» 
On  y  meurt  à  la  fois  de  dégoût  et  d'ennui.  Les  malheureux  ac- 
teurs obligés  d'interpréter  cette  malpropreté  s'en  sont  tirés  le 
plus  mal  possible.  Cette  médiocrité  a  d'ailleurs  fait  plaisir.  La 
salle  a,  une  fois  de  plus,  constaté  non  sans  une  vive  satisfac- 
tion, que  les  priapées  ne  portaient  pas  bonheur  aux  comédiens 
et  aux  comédiennes.  Tout  ce  monde  succombait  sous  la  honte 
et  sous  l'opprobre.  Les  honnêtes  gens  étaient  vengés. 

Voilà,  certes,  un  bon  signe.  Est-ce  que  les  directeurs  de 
frhcâtre  qui  spéculent  sur  la  luxure  ne  finiront  pas  par  com- 
prendre la  leçon  que  leur  donne  la  faillite  de  la  pornographie  ? 

Romans-Revue  : 

La  pièce  est  un  très  grave  scandale.  On  se  demande,  écrit  le 
Bulletin  des  Amis  de  l'Arl  dramatique,  si  M.  Bataille  n'est  pas 
détraqué  lui-même.  Le  public  écœuré,  ajoute-t-il,  ne  va-t-il  pas 
se  lever  pour  protester  contre  de  pareilles  turpitudes  ? 

M.  Lebon. 

La  Croix  du  Nord  : 

Une  pièce  infâme. 

Henry  Bataille,  polisson  des  lettres...  On  se  demande  quelle 
hypocrisie  sociale  fait  tolérer  de  tels  spectacles  aux  gardiens 
responsables  de  la  moralité  publique.  Us  parlent  de  fermer  les 
bars  suspects,  ils  traduisent  devant  les  tribunaux  les  misérables 
qui  sèment  les  doctrines  do  la  dépopulation.  Nous  n'imaginons 
pas  dans  l'honnête  bourgeoisie  un  seul  père,  une  seule  mère, 
pour  aller  applaudir  un   monsieur  qui  bafoue  leur  autorité  de 


EXTRAITS    DE   LA    PRESSE  47 


chefs  de   famille,  eu  échange  des  paquets  de   hùiie.  Il  y  a  des 
maisons  condamnées  aux  personnes  qui  se  respectent.  La  morale 
n'y  est  pas  plus  outragée  que  dans  les  pièces  infâmes  de  Bataille. 
Etc.».  Etc.. 


Pour  être  impartial,  il  faut  mettre  en  regard  quelques  ex- 
traits de  journaux  et  revues  qui  ont  défendu  la  pièce. 

La  France  : 

J'imagine  que  M.  Bataille  a  dû  prendre  plaisir  à  lire  certain 
nombre  d'articles  qui  furent  écrits  sur  sa  dernière  pièce,  le 
Phalène.  On  lui  a  reproché  de  ne  pas  savoir  construire  une 
pièce  ;  on  a  affirmé  qu'il  ignorait  la  langue  française,  et  rien 
n'est  plus  comique  :  il  s'agit,  en  effet,  d'un  homme  qui  nous  a 
donné  plusieurs  chefs-d'œuvre.  Le  directeur  d'un  quotidien 
littéraire  n'a  pas  hésité  à  rédiger  lui-même  un  Editorial,  ce 
qu'il  ne  fait  qu'en  cas  de  graves  circonstances,  quand  M.  Poin- 
caré  est  nommé  Président  de  la  République,  quand  le  Minis- 
tère tombe,  quand  l'impôt  sur  le  revenu  menace,  quand  M.  Ni- 
jinski  crée  l'Après-midi  cVun  faune.  Il  paraît  que  la  pièce  de 
M.  Bataille  déshonorerait  l'Allemagne  et  ses  scènes  respectées, 
si  elle  y  était  représentée. 

...  Malgré  les  lois,  malgré  les  justes  préjugés,  il  y  a  des  mo- 
ments où  toute  l'humanité  cède  à  la  violence  de  l'instinct,  à 
cette  protestation  merveilleuse  de  tout  l'être  contre  les  forces 
de  la  mort.  Sougcz-y  bien  ;  l'attrait  qui  assure  la  perpétuité  de 
la  race  a  été  considéré  par  les  religions  les  plus  austères 
comme  le  péché  le  plus  nécessaire.  Eve  écoute  le  serpent  et 
quand  clic  a  suivi  ses  conseils,  Adam  sent  naître  en  lui  l'amour. 
Quelle  différence  y  a-t-il  entre  celte  histoire  sacrée  et  l'aventure 
qui  unit  à  Thyra  le  prince  de  Thyestc  ?  Les  légendes  primitives 
du  peuple  qui  proclama  l'unité  de  Dieu  mêlent  la  créature  hu- 
maine à  tout  l'univers.  Elles  ont  la  splendeur  du  panthéisme, 
il  est  impossible  de  scparcrresprit  de  la  chair.  Comme  l'écrivit 
dans  une  dédicace,  M.  Henry  Bataille  :  «A  riel  est  dans  Caliban  ». 

...  Rien   n'est  plus  pur  que  cette  fin  de  Thyra,  qui  n'accepte 


48  lE    PHALENE 


pas  l'humiliation  do  la  maladie,  qui  se  glorifie  d'avoir  conservé 
intacte  l'harmonie  de  son  corps  et  qui  s'en  va  après  une  fête 
délicate  sous  les  roses  qu'elle  prit  soin  elle-même  d'amonceler. 
C'est  ainsi  que  j'ai  compris  la  pièce  nouvelle  de  M.  Bataille. 
J'ai  été  très  ému  et  peut-être  y  a-t-il  dans  cette  œuvre  un  autre 
papillon  que  le  Phalène.  Au  moment  où  s'échappe  le  dernier 
soufQe  de  Thyra,  j'ai  cru  voir  s'envoler  le  papillon  qui  s'ap- 
pelle Psyché  et  qui  est  son  âme  nuancée. 

NOZIERB. 

Gil  Blas  : 

Malgré  l'enseignement  qu'elle  eût  pu  retirer  de  tant  de  ses 
prophéties  que  les  événements  ont  infirmées,  la  critique  dra- 
matique ne  cesse  point  de  retomber  dans  les  mêmes  erreurs; 
et  le  cas  du  Phalène  l'oblige  une  fois  encore  à  avouer  son 
manque  de  perspicacité.  Ses  reproches,  au  lendemain  de  la  ré- 
pétition générale,  furent,  on  s'en  souvient,  quasi  unanimes. 
Durant  quelques  jours  les  journaux  publièrent  des  protesta- 
tions vertueuses  contre  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  depuis 
de  longues  années  :  «  Théâtre  de  décadence  »,  «  littérature  mor- 
bide »,  f*  spectacles  immoraux  ». 

Le  bel  artiste  qu'est  M.  Henry  Bataille  fut  traité  avec  une 
commisération  presque  insultante,  comme  si  le  Phalène  n'était 
point  de  la  même  veine  si  hautement  poétique  et  si  profondé- 
ment humaine  qui  a  déjà  donné  aux  lettres  françaises  :  Policke 
et  Maman  Colibri,  la  Marche  nuptiale  et  la  Femme  nue.  Quel- 
ques-uns de  nos  confrères  firent  mieux  que  de  protester  :  ils 
réclamèrent  le  silence  en  prétendant  que  les  protestations 
mêmes  risquaient  d'accroître  le  scandale  et  allaient  assurer  à 
la  pièce  un  succès  qu'elle  ne  méritait  pas. 

Puis  la  critique  dramatique  alla  exercer  sur  d'autres  œuvres 
son  infaillible  diagnostic,  etc..  Le  Phalène  poursuivit  au  Vau- 
deville, devant  son  véritable  et  dernier  juge  :  le  public,  sa 
triomphale  carrière. 

Les  spectateurs  se  passionnèrent  chaque  soir  pour  Thyra  de 
Marliew.  Us  pleurèrent,  admirèrent  et  applaudirent. 

Le  cas  du  Phalène  et  celui  de  la   Marche  nuptiale   sont  iden- 


EXTRAITS    DE    LA    PRESSE  49 


tiques.  Qu'on  se  souvienne  des  critiques  amères  qui,  Yoici 
«ept  ans,  saluèrent  l'apparition  de  cette  dernière  pièce.  On 
disait  déjà  —  ces  clichés  sont  éternels  —  ««  spectacle  immoral, 
littérature  morbide,  théâtre  de  décadence  ».  Le  temps  a  fait 
son  œuvre.  Il  a  mis  à  sa  place,  la  première,  l'œuvre  critiquée. 
Le  Phalène  subira  le  même  sort.  Souhaitons  que  M.  Henry 
Bataille  donne  aussi  fréquemment  à  la  critique  dramatique 
l'occasion  de  se  tromper. 

PiBRRE  Mortier. 

Le  Matin  : 

M.  Bataille  n'a  jamais  manifesté  plus  hardiment  ses  dons, 
qui  sont  ceux  d'un  maître,  don  de  créer  une  qualité  particu- 
lière d'intérêt  et  d'angoisse  ;  don  de  créer  autour  du  specta- 
teur comme  la  musique  ou  la  poésie,  une  atmosphère  diffé- 
rente ;  don  de  pénétrer  et  de  révéler  le  fond  des  cœurs,  de 
faire  toucher,  à  travers  des  cas  ou  des  êtres  d'exception,  la 
réalité  et  la  généralité  de  la  vie. 


LÉos  Blum. 


Le  Touche  à  tout  : 


J'ignore  le  pourquoi  de  la  résistance  soudaine  de  la  critique 
à  cette  nouvelle  et  très  belle  pièce  de  M.  Henry  Bataille. 

Dans  le  Phalène,  comme  dans  toutes  ses  autres  œuvres, 
M.  Henry  Bataille  reste  un  observateur  d'âme  clairvoyant,  ri- 
goureux, véridique  et  en  même  temps  un  poète  rare,  un  évo- 
catcur   de  beaux  symboles,  un  créateur   d'atmosphères,    pour 

tout  dire  un  grand  artiste. 

Pierre  Valdagnb. 

Femina  : 

11  y  a  tant  de  beautés  dans  l'œuvre  d'Henry  Bataille,  qu'elle* 
ont  échappé  à  la  plupart  des  critiques  habitués  à  trouver  les 
phrases  originales  et  profondes  habilement  encadrées  et  pré- 
sentées par  des  écrivains  astucieux... 

Mais  au  plus  fort  de  sa  gloire,  l'écrivain,  au  lieu  de  se  repo- 
ser timidement  sur  es  lauriers,  affronte  le  combat. 

Hb:<ri  DuYBRnois. 


50  LE    PHALENE 


Le  Parthénon  : 

Cette  œuvre  a  soulevé  devant  le  vertueux  tout-Paris  des  gé 
nérales,  un  toile  de  réprobation  unanime  et  de  pudeur  outra 
géc.  On  est  parti  en  guerre  avec  un  touchant  ensemble  contn 
cette  pièce  immorale,  nauséabonde,  outrageante...  Les  épi 
thètes  ont  manqué  sur  bien  des  points.  Je  suis  donc  allé  vol 
le  Phalène  (c'était  la  seconde  représentation)  en  ayant  pris  soii 
do  cuirasser  mon  âme  d'un  triple  airain  et  j'avoue  que  je  n'a 
pas  très  bien  compris  l'indignation  générale.  J'ai  écouté  for 
attentivement  et,  je  le  dis  à  ma  honte,  je  n'ai  pas  rougi  ui 
seul  instant.  Paris  aurait-il  été  victime,  une  fois  de  plus,  d'ui 
de  ces  mouvements  irraisonnés  qui  le  secouent  de  temps  ei 
temps,  ou  avait-il  été  indisposé  qu'on  eût  fait  clore  les  porte 
de  la  salle  dès  le  lever  du  rideau  et  fait  attendre  dans  les  cou 
loirs  quelques-uns  des  plus  notoires  représentants  ? 

Au  demeurant,  vous  verrez  qu'il  en  sera  de  cette  œuvre  d 
Bataille  comme  des  précédentes  et  que,  lorsqu'on  la  reprendr 
dans  quelques  années  sur  une  autre  scène,  on  la  traitera  d 
chef-d'œuvre. 

Louis  Paye». 

L'Indépendance  belge: 

La  répétition  du  Phalène  a  présente  ceci  de  particulier  que  1 
salle  témoigna  d'un  formidable  enthousiasme  et  que  les  couloii 
prirent  l'allure  d'un  cirque  où  l'auteur  eût  été  livré  aux  bêtes 

Henri  de  Weindel. 

Le  Monde  Artiste: 

Le  public  de»  répétitions  générales,  dont  les  ridicules  nou 
paraissaient  un  peu  nombreux,  vient  d'en  ajouter  i  sa  liste 
Le»  personnages  que  l'on  a  coutume  d'assembler  pour  juger  1 
valeur  de  notre  production  théâtrale,  ont  été  pris  d'un  accê 
de  pudeur  qui  dépasse  en  comique  tout  ce  que  pourraient  in 
venter  nos  chansonniers  les  plus  rosses,  associés  à  nos  revuiste 
le»  plus  cinglants.  Ce  public  qui  se  plaît  d'ordinaire  au  liberti 
nage  ;  qui   trouve   affriolants  les  scandales  les  plus  gros  ;   c 


EXTRAITS    DE    LA    PRESSE  61 


public  dont  les  femmes  «  poussent  à  bout  les  traductions 
exactes  du  collant  »,  comme  disaient  les  Concourt  ;  ce  public 
qui  a  inventé  l'art  compliqué  de  joindre  «  l'hypocrisie  réglée 
au  cynisme  de  ses  propres  dérèglements  >>,  comme  disait  à  son 
tour  Barbey  d'Aurevilly  ;  ce  public  s'est  regimbé  tout  à  coup 
en  écoutant  une  comédie  de  M.  Henry  Bataille  ;  il  a  rougi,  il 
s'est  voilé  la  face  ;  il  a  déclaré  que  l'étude  de  caractère  qu'on 
lui  présentait  allait,  par  son  immoralité,  mettre  en  péril  la 
bonne  renommée  de  la  France  auprès  des  nations  étrangères  ! 
Notez  qu'il  s'agit  d'un  écrivain  qui  a  doté  notre  littérature  dra- 
matique de  plusieurs  chefs-d'œuvre.  Et  loin  d'en  vouloir  au 
public  des  répétitions  générales  de  son  ineffable  pudibonderie, 
remercions-le.  Mais  oui,  remercions-le,  car  son  accès  de  vertu 
est  pour  nous  une  source  de  gaité  délicieuse. 

Paul  Milliet. 


Conférences  des  Hautes- Etudes  sociales 
du  12  janvier  i9îU  : 

Il  est  possible  que  le  Phalène  ne  soit  pas  le  chef-d'oeuvrc  dra- 
matique de  M.  Henry  Bataille  (l'auteur  y  fait  table  rase  de 
trop  de  détails  de  métier),  mais  c'est  assurément  son  chef- 
d'ocuvre  poétique.  Jamais  on  n'a  décrit  avec  autant  de  magni- 
ficence l'ardente  flambée  d'une  âme  et  d'un  corps  consumés  par 
le  même  incendie  passionnel.  Musset  seul  a  évoqué  cette  formi- 
dable image  dans  une  de  ses  strophes  les  plus  ardentes  : 

Puisque  c'est  par  toi  que  j'expire, 

Ouvre  ta  robe,  Déjanire, 

Que  je  monte  sur  mon  bûcher. 

Et  ceci  emportera  cela.  Non  seulement  devant  la  postérité, 
mais  devant  le  public  de  demain,  le  Phalène  connaîtra  les  triom- 
phales revanches  de  la  Marche  nuptiale. 

Camille  Le  SE?i?iS. 
Etc..  etc.. 


PERSONNAGES 


fhyra Mnï«»  Yyonwe  de  Brat. 

Mm*  de  Marliew AiméeTessàndier 

EUonore  de  Hongrie Moreno. 

Duchesse  d'Osque Dermoz. 

Comtesse  Noémie  Stéphanie     .     .     .  Ellen -Andrée. 

\lleqra Marthe  Lenclud 

Green Messert. 

Miss  Salomé Clady. 

Af"«  Foreau Jane  Cayzac. 

Le  prince  Philippe  de  Thy este.     .     .    MM.  Paul  Capellani. 

Lignières Pierre  Magnier. 

Lepage Pierre  Joffrr. 

Cornean Pradier. 

Otterwood A.UR.  Sydnet. 

U  journaliste Chartrettes 

Ariacheff Mendaille. 

Pignntelli D'Ambrosio. 

Domestique Diarder. 

Yoro Hoffmann. 

Le  Charretier Serafini. 

Le  Pâtre Marini. 


LE  PHALENE 


PREMIÈRE    PARTIE 


ACTE  PREMIER 

Un  atelier  de  goût  très  moderne  arrangé  par  un  décora- 
teur dernier  genre,  auquel  on  a  confié  la  décoration  entière 
de  cet  hôtel  particulier.  Une  partie  dénudée,  sobre,  réservée 
au  travail.  Dallage  de  marbre.  Dans  cette  partie,  les  selles, 
des  ébauches  de  sculpture,  un  seau  d'eau  ;  dans  l'autre 
partie,  des  divans,  des  meubles  d'ébène,  des  fresques  de 
mosaïque,  des  vasques  de  marbre,  coupole  dorée,  —  beau- 
coup d'or  et  de  laque  japonaise  noire,  un  aquarium  rempli 
de  coraux,  des  biches  pompéiennes  en  bronze  posées  sur 
les  dalles,  une  réduction  de  la  Victoire  de  Samothrace  sur 
une  colonne  de  porphyre.  La  verrière  de  Tatelier,  dans  la 
partie  du  travail,  découvre  une  cour  plantée  de  tilleuls.  En 
face,  on  aperçoit  un  autre  bâtiment  composé  d'ateliers.  Un 
grand  lévrier  noir,  à  collier  blanc,  avec,  aux  pattes,  dos 
bracelets  d'argent,  dort  sur  un  coussin.  Un  escalier  de  bois 
doré,  à  droite,  conduit  intérieurement  aux  appartements 
de  Th>Ta  de  Marliew.  Dans  le  fond,  la  porte  or  et  blanc, 


64  l'E    PHALENE 


qui  conduit  aux  salons  et  aux  galeries  d'entrée.  A  gauche, 
la  petite  porte  de  l'escalier  particulier  de  l'atelier.  Cette 
porte  donne  sur  une  antichambre. 


SCENE  PREMIERE 

Mme  DE  MARLIEW,  GREEN,  puis  YORO 

Mme  de  Marliew  entre  ;  une  femme  de  chambre  arrose 
avec  la  lance  une  sculpture  entourée  de  linges.  Elle 
puise  l'eau  dans  un  grand  seau  et  arrose  méthodique- 
ment. Mme  de  Marliew  en  toilette  de  réception  d'après 
midi.  Bijoux  exubérants. 

Mme  DE  MARLIEW 
Qu'est-ce  que  vous  faites  là  ? 

GREEN 

Mais,  madame,  j'arrose  la  sculpture  de  mademoi- 
selle. Elle  n'a  pas  été  mouillée  depuis  hier  et  comme 
il  est  deux  heures... 

Mmo  DE  MARLIEW 

Enfin  tout  cela  est  inexplicable  1  Mademoiselle  ne 
vous  avait  pas  donné  d'ordres  ? 

GREEN 

Mais  non,  madame  !  C'est  moi  qui  ai  eu  l'idée  de 
mouiller  les  linges,  comme  cela  m'est  arrivé  bien  des 
fois.  Mademoiselle  m'a  recommandé  ((  chaque  fois 
qu'elle  tarderait  à  rentrer  de  jeter  un  peu  d'eau  ». 


LE    PHALHNE 


Mme  Dr.  MARLIEW 

Je  commence  à  être  très  inquiète,  savez-vous  ! 

G  Ri:  EN 
Oh  !  madame  aurait  tort  de  s'énerver, 

Mme  DE  MARLIEW 

Deux  heures  î  II  lui  est  sûrement  arrivé  quelque 
chose.  Elle  avait  séance,  n'est-ce  pas  ? 

GREEN 

Mais  oui,  madame,  le  modèle  est  là.  Il  y  a  déjà  plus 
d'un  quart  d'heure  qu'il  attend  à  côté,  dans  le  cagibi . 

Elle  désigne  une  petite  porte. 

Mme  DE  MARLIEW 

Vous  voyez...  C'est  effrayant!  (Elle  entr'ouvre  à 
gauche  la  petite  porte.  Elle  parle  au  modèle.)  Bonjour, 
Pinatelli  !  Mademoiselle  ne  vous  avait  rien  dit  de  par- 
ticulier pour  aujourd'hui  ?  Elle  vous  avait  commandé 
de  venir  à  l'heure 

LA   VOIX  DU   MODÈLE 

Comme  d'habitude,  madame,  à  une  heure  et  quart. 

Mme  DE  MARLIEW 

Bien,  attendez. 

Elle  referme  la  porte. 
GREEN 

Mais  il   est  déjà  arrivé  à  mademoiselle   de   ne  pas 


rentrer  déjeuner,  sans  avoir  averti. 


56  LE   PHALENE 


Mme  DE  MxVRLIEW 

Oui,  mais  jamais  dans  des  conditions  pareilles.  Tout 
ce  que  vous  m'avez  appris  est  bouleversant.  Jusqu'à 
midi  je  n'étais  pas  trop  inquiète,  mais  maintenant  1... 
D'autant  plus  que  c'est  mon  jour...  elle  sait  que  je 
pourrais  m'énerver...  que  peut-être  la  comtesse  Sté- 
phanie viendra...  Voyons,  je  vous  en  prie,  Green,  ne 
me  cachez  rien  et  redites-moi  comment  les  choses  se 
sont  passées  ce  matin. 

GREEN 

Je  ne  cache  absolument  rien  à  madame.  Gela  s'est 
passé  exactement  comme  je  l'ai  raconté  :  mademoi- 
selle avait  l'air  naturel  ;  elle  m'a  demandé  un  vieux 
costume,  à  moi  ;  j'ai  cru  qu'elle  voulait  le  mettre  à  un 
modèle.  Je  le  lui  ai  donné  sans  explication.  Elle  l'a 
emporté  dans  sa  chambre,  et  puis  j'ai  été  stupéfaite  de 
voir  sortir  mademoiselle  affublée  de  mon  costume. 
Elle  avait  mis  un  chapeau  très  commun...  qui  ne  de- 
vait pas  être  à  elle...  des  gants  de  filoselle  et  je  crois 
même  me  rappeler,  tenez,  madame,  qu'elle  portait 
sur  le  bras  un  châle  tricoté...  noir. 

Mme  DE  MARLIEW 
Un  châle  ! 

GREEN 

J'ai  souri  quand  je  l'ai  vue  attifée  ainsi.  Elle  m'a  seu- 
lement dit  :  «  N'est-ce  pas,  je  suis  bien  ?  »  et  puis  elle  a 
disparu. 

Mme  DE  MARLIEW 

C'est  un   peu  fort  !  Où  a-t-elle  pu  se  rendre  ?  Rien 


LE    PHALENE  57 


dans  ses  habitudes  ne  correspond  à  ce  genre  de  fan- 
taisie, si  capricieuse  qu'elle  soit...  Ah  !  par  exemple  ! 
quand  elle  rentrera,  je  la  gronderai  vertement. 

GREEN 

Mais  madame  sait  bien  qu'une  fois,  avec  M.  Bogi- 
dar,  elle  s'était  habillée  d'un  manteau  de  pauvresse. 
Ils  étaient  allés  visiter  tous  les  deux  des  quartiers 
pauvres.  C'était  pour  faire  des  croquis.  Est-ce  que 
madame  s'en  souvient  ? 

Mme  DE  MARLIEW 
Oui,  oui,  je  me  souviens  !  Il  lui  est  arrivé,  à  Nice, 
d'aller  observer  sur  nature  des  gestes,  des  attitudes; 
mais  dans  ce  cas,  elle  m'avait  toujours  avertie.  Ce 
qu'il  y  a  de  stupéfiant,  encore  une  fois,  c'est  qu'elle 
n'ait  mis  personne  au  courant,  surtout  de  son  retard. 
Mon  Dieu  !  pourvu  qu'il  ne  lui  soit  rien  arrivé  ! 

GREEN 

Oh  !  madame,  c'est  impossible  ! 

Mme  DE   MARLIEW 

Je  viens  de  monter  dans  sa  cdambre  et  cela  ne  m'a 
pas  rassurée.  Il  y  a  les  traces  d'une  nuit  agitée.  Made- 
moiselle a  dû  boire  du  thé  toute  la  nuit. 

GREEN 
Oui,  mais  le  lit  était  défait. 

Mme  DE  MARLIEW 

A  terre  il  y  a  des  livres  avec  des  coupe-papiers.  Elle 
a  dû  lire  selon  son  habitude,  près  du  poêle  électrique. 


58  LE    PHALENE 


Enlîn,  nous  allons  avoir  l'explication  tout  à  l'heure  ! 
Le  prince  doit  venir  vers  quatre  heures.  Il  est  hors  de 
doute  qu'elle  sera  rentrée  pour  la  visite  de  son  fiancé. 

Un  domestique  nègre  entre. 
LE  NÈGRE  YORO 

Madame,  est-ce  du  Champagne  rosé  qu'il  faut  verser 
sur  les  grappes-fruits  ? 

Mme  DE  MARLIEW 

Bien  entendu.  Vous  l'avez  mis  dans  la  glace? 

YORO 

Oui,  madame. 

Mme  DE  MARLiEVV 

Et  a-t-on  téléphoné  chez  Rumpelmayer  ? 

YORO 

Oui,  madame. 

Mme  DE  MARLIEVV 

Tout  est  apporté?  Le  chocolat  au  coco  ? 

YORO 

Ah  !  On  a  oublié,  madame  ! 

Mme  DE  MARLIEW 

Comment,on  n'a  pas  encore  commandé  chez  FuUers 
et  il  est  deux  heures  1  Vous  n'en  faites  jamais  d'autresl 
{Le  domestique  sort.  A  Green.)Tenez,  frottez-moi  un 
peu  les  ongles...  j'ai  les  mains  dégoûtantes.  (Un  domes- 
tique entre  avec  un  bouquet.)  Ah!  voilà  le  bouquet 
habituel.  {Elle  détache  la  carte.)  Naturellement,prince 


LE    PHALENE  ô'J 


>olona  de  Thyeste.  {Le  domestique  sort.  A  Green.) 
iettez  le  bouquet  dans  le  grand  vase...  ou  plutôt  non, 
lie  l'arrangera  elle-même.  Tenez,  dans  le  seau  d'eau. 
Ion  Dieu  !  Mon  Dieu  !  mais  j'oubliais  Thyra,  moi  !... 
e  ne  sais  pas  l'heure. 

Elle  cherche  de  l'œil  machina- 
lemenl  une  pendule. 

GREEN 

Madame  se  souvient  que  mademoiselle  a  proscrit  les 
)endules  dans  l'atelier;  il  n'y  a  qu'un  sablier...  Je 
l'ai  jamais  pu  voir  l'heure  à  un  sablier. 

Mme  DE  MARLIEW,  prenant  le  sablier  noir. 
Moi  non  plus  !  J'ai  envie  de  téléphoner  à  Mlle  Po- 
)esco.  Peut-être  M.  Lepage  a-t-il  quelques  nouvelles, 
legardez  s'il  est  dans  son  atelier. 

GREEN  s'approche  de  la  fenêtre  vitrée  de  l'atelier, 
se  hausse. 

On  ne  voit  pas  bien  d'ici,  mais  je  pense  bien  que 
A.  Lepage  doit  avoir  sa  séance  habituelle.  Si  madame 
^eut,  je  vais  descendre... 

Mme  DE  M.\RLIEW 
Attendez  encore. 

YORO,  rentre. 

Madame,  il  y  a  quelqu'un. 

Mme  DE  MARLIEW,  s'eiclamant. 

Déjà  !  Je  ne  reçois  qu'à  quatre  heures  1  Faites  des- 
:endre  tout  de  même  au  salon. 


60  LK    PHALENE 


YORO 

Non,  madame,  ce  n'est  pas  une  visite  pour  ma- 
dame... c'est  une  visite  pour  mademoiselle.  Un  journa- 
liste. Mademoiselle  avait,  paraît-il,  donné  rendez-vous . 
Voici  sa  carte.  Il  attend  déjà  depuis  un  quart  d'heure. 

Mme  DE  MARLIEW,  lisant. 

Un  journaliste  !  Est-ce  qu'il  a  un  appareil  photo- 
graphique ? 

YORO 

Je  ne  crois  pas,  madame.  Il  a  l'air  seul. 

Mme  DE  MARLIEW 

Il  y  a  un  quart  d'heure  qu'il  est  là  ?  Faites  monter. 
{Yoro  sort.)  Je  vais  le  recevoir.  Il  ne  faut  pas  faire  at- 
tendre un  journaliste.  C'est  toujours  horriblement 
dangereux  !  Vous  voyez,  vous  voyez,  elle  avait  donné 
rendez-vous  !  Oh  !  mais  ça  devient  extrêmement  in- 
quiétant, je  vous  assure. 

GREEN 

Un  journaliste  !...  Mademoiselle  n'y  aura  seule- 
ment pas  fait  attention. 

Mme  DE  MARLIEW 

.  Descendez  vite.  Demandez  à  M.  Lepage  si  ma  fille 
ne  lui  avait  rien  dit  qui  puisse  nous  expliquer  son 
retard.  Mais,  de  toutes  façons,  ne  lui  parlez]  pas  de 
l'accoutrement  dans  lequel  mademoiselle  est  sortie. 

GREEN 

Bien,  madame. 

Elle  sort,  le  nègre   fait   entrer 
le  journaliste. 


LE    PHALENE  61 


SCENE  II 

Mme  DE  MARLIEW,  LE  JOURNALISTE 
Mme  DE  MARLIEW 

Entrez,  entrez,  monsieur.  Ma  fille  n'est  pas  encore 
i.  Je  Texcuse  auprès  de  vous... 

LE  JOURNALISTE 

Oh  !  madame... 

Mme  DE  MARLIEW 

Si.  Ma  fille  a  Thabilude  d'être  ponctuelle,  mais  elle 
occupe  aujourd'hui  d'une  œuvre  de  bienfaisance 
vec  Mme  Juliette  Adam.  Je  craindrais  de  vous  faire 
ttendre  trop  longtemps. 

LE  JOURNALISTE 

Mon  Dieu,  madame,  je  viens  surtout  en  informa- 
5ur.  J'aurais  été  heureux  pour  notre  journal  d'une 
iterview  personnelle  à  propos  de  la  médaille  qui 
ient  d'être  décernée,  au  Salon,  à  Mlle  de  Marliew. 
bus  aurions  désiré  aussi  quelques  renseignements 
ersonnels  sur  les  habitudes,  les  mœurs  et  les  projets 
e  mademoiselle  votre  fille. 

Mme  DE  MARLIEW,  le  toi»ant. 

Mais,  ma  fille,  monsieur, a  des  mœurs  extrêmement 

ormales  ! 

LE  JOURNALISTE 

Excusez-moi,   madame,  je  me  suis  mal  exprimé. 

lais  nous  aurions  été  heureux  de  donner  dans  notr« 


LE    PHALENE 


journal  quelques  détails  sur  la  vie  intime  et  artis 
tique  d'une  personne  qui,  en  quelques  mois  de  vi 
parisienne,  a  su  conquérir  une  célébrité  considérable 
aussi  bien  dans  la  société  mondaine  que  dans  la  se 
ciété  artistique...  D'ailleurs,  il  me  suffit  de  pénétre 
dans  cet  intérieur:  je  vois  tout  de  suite  le  goût  et  l 
luxe  dont  vous  êtes  entourée.  L'atelier  de  travail 
sans  doute?... 

Mme  DK  MARLIEW 
Oui,  monsieur  !  le  petit  coin  où  ma  fille  sculpte,  li 
et  reçoit  quelquefois,  quoiqu'elle  vive  un  peu  en  sai 
vage... 

LE  JOURNALISTE 

Je  serai  tout  à  fait  sincère.  Je  viens  aussi  de  lapai 
du  journal  vous  demander  si  la  nouvelle  des  fian 
cailles  de  Mlle  de  Marliew  à  un  des  plus  grands  rc 
présentants  de  l'aristocratie  italienne  est  confîrmable 
et,  dans  ce  cas,  madame,  je  vous  aurais  demand 
l'autorisation  de  faire  paraître,  dans  notre  journal 
une  toute  petite  photographie  des  fiancés...  Ces 
l'usage... 

Mme  DE  MARLIEW 

Mais,  monsieur,  en  effet,  la  nouvelle  est  exacte  c 
officielle.  (Avec  orgueil.)  Vous  voyez  là  justement  le 
fleurs  quotidiennes  que  le  prince  de  Thyeste  envoie 
sa  fiancée...  I 

LE  JOURNALISTE 

Dans  ce  seau?...  Ah!  c'est  très  intéressant,  m; 
dame...  très  intéressant... 


LE    PHALENE  fi3 


-Mme  DE  MARLIEW 

Jusqu'à  un  certain  point...  mais  je  me  mets  à  votre 
disposition  si  vous  désirez  quelques  détails  généraux. 

LE  JOURNALISTE,  prenant  son  calepin. 

Depuis  combien  de  temps  mademoiselle  votre  fille 
s'est-elle  consacrée  à  la  sculpture  ? 

Mme  DE  MARLIEW 

Trois  ans  seulement,  monsieur.  Elle  avait  une  très 
jolie  voix,  mais  elle  a  préféré  se  consacrer  à  la  scul- 
pture. Ça  été  une  vocation  irrésistible,  pure  vocation 
d'ailleurs,  car  notre  situation  personnelle  et  mondaine 
nous  permettait... 

LE  JOURNALISTE,  déférent. 

Je  sais,  madame,  je  sais...  Elle  est  l'élève,  je  crois, 
de  M.  Lepage  ? 

Mme  DE  MARLIEW 

Oui,  monsieur.  Elle  a  étudié  aussi  avec  Rodin  ; 
mais,  enfin,  c'est  Lepage  qui  est  son  conseiller  habi- 
tuel. 11  habite  en  face.  C'est  sur  ses  avis  que  nous 
avons  loué  cet  hôtel  que  les  décorateurs  les  plus 
connus  ont  décoré  de  façon  assez  moderne,  vous 
voyez.  Nous  allons  donner  quelques  réceptions  dans 
les  salons  du  bas  où  je  reçois,  car  ma  fille,  elle,  ne  re- 
çoit jamais.  C'est  justement  mon  jour  et  je  m'excuse 
d'écourter  cet  entretien.  Ah  !  n'oubliez  pas  de  dire, 
monsieur,  que  ma  fille  est  catholique...  que  l'infante 
est  de  nos  meilleures  amies.  Et,  d'ailleurs,  les  pre- 
miers succès  de  Thvra  ont  eu  le  don  d'enthousiasmer 


64  LE   PHALENE 


nos  compatriotes.  Notre  ancienne  souveraine,  la  prin, 
cesse  Eléonore  de  Hongrie,  depuis  qu'elle  a  abdiqué- 
s'intéresse  beaucoup  à  l'art  et,  dans  ses  voyages,  elle 
ne  manque  jamais  de  venir  causer  avec  ma  fille  qui 
est  sa  protégée,  son  amie. 

LE  JOURNALISTE 

Très  intéressant...  très  intéressant.  (//  prend  des 
notes.)  Je  voyais  tout  à  l'heure  des  livres  sur  la  table... 
Puis-je  jeter  un  coup  d'oeil  sur  les  lectures  préférées 
de  la  jeune  artiste? 

Mme  DE  MARLIEW 
Faites,  monsieur. 

LE  JOURNAUSTE 
Oh  !  mais  c'est  un  livre  latin,  Ovide  1 

Mme  DE  MARLIEW 

Oui,  monsieur,  ma  fille  connaît  le  latin.  Elle  lit 
même  un  peu  le  grec.  Elle  lit  en  ce  moment...  Plotin 
(elle  prononce  Plautine),  à  moins  que  ce  ne  soit  Plan- 
tin,  ou... 

LE  JOURNALISTE,  souriant. 

Mon  Dieu,  madame,  je  ne  suis  pas  très  fixé  moi- 
même, 

Mme  DE  MARLIEW 

Malgré  sa  connaissance  des  langues  étrangères, 
vous  pouvez  le  dire,  monsieur,  ma  fille  est  très  fran- 
çaise, très  française  1 


LE    PHALENE  65 


LE  JOURNALISTE 

Bravo,  madame  ! 

Mme  DE  MARLIEW 
Je  tiens  beaucoup  à  ce  mot,  —  française  !  Ma  fille 
a  été  élevée  à  Monte-Carlo  et  c'est  pourquoi  elle  n'a 
pas  le  moindre  accent. Nous  vivions  beaucoup  à  Monte- 
Carlo,  à  cause  de  la  santé  de  mon  pauvre  mari  qui  y 
est  mort  dernièrement.  Oui,  monsieur,  je  vis  seule 
avec  ma  fille.  Nous  avons  beaucoup  séjourné  en  Italie 
aussi...  à  Rome,  où  l'aristocratie  romaine  nous  a  tout 
de  suite  fêtées. 

LE  JOURNALISTE 

Et  c'est  sans  doute  à  Rome  que  vous  avez  rencontré 
le  prince  de  Thyeste  ? 

Mme  DE  MARLIEW 

Il  s'est  épris  tout  de  suite  de  ma  fille,  oui,  monsieur. 

LE  JOURNALISTE 

Continuera-t-elle  la  sculpture,  après  son  mariage? 

Mme  DE  MARLIEW 
Mais,  certainement.  Elle  a  montré  des  dispositions 
si  éclatantes  !  Tous  les  artistes  s'intéressent  à  elle.  A 
Paris,  nous  recevons  d'ailleurs  toute  l'élite... 

LE  JOURNALISTE 
k    Et  sur  ses  habitudes,  pouvez-vous  me  donner  quel- 
ques renseignements,  quelques  particularités  qui  in- 
téresseraient nos  lecteurs...  Elle    monte  à  cheval,  je 
crois?... 

6 


66  LE    PHALENE 


Mme  DE  MARLIEW,  avec  volubilité. 
Oui,  monsieur,  généralement  tous  les  matins  elle 
va  faire  un  tour  au  Bois  et  en  reviendrait  si,  comme 
je  vous  l'ai  dit,  une  œuvre  de  bienfaisance  ne  l'avait 
attirée  ce  matin  tout  particulièrement...  Elle  a  chassé 
le  renard  et  le  cerf  dans  les  hauts  comtés.  Que  puis- 
je  vous  dire  encore?...  Elle  fabrique  des  parfums  et 
des  essences  elle-même...  Elle  a  acheté  un  champ  en 
Toscane,  où  se  trouvait  du  lapis-lazuli,  pour  broyer 
elle-même  une  cire  bleue  dont  elle  a  fait  une  statue 
de  la  Vierge... 

LE  JOURNALISTE 

Ah!  vraiment  madame... 

Mme  DE  MARLIEW 
Elle  danse  comme  pas  une,  des  danses  de  John 
Dowland...  Quoi  encore?...  Que  puis-je  vous  dire?... 
Le  poète  italien  d'Aponzio  a  dit  qu'elle  avait  une  voix 
qui  était  comme  un  arc-en-ciel  déployé...  Quoi  en- 
core?... Elle  joue  de  la  harpe  délicieusement  et  du 
cymbalon. 

LE  JOURNALISTE 
Du? 

Mme  DE  MARLIEW,  de  plus  en  plus  vite. 

Un  de  nos  instruments  nationaux.  Très  joli,  mon- 
sieur, très  joli..  Quoi  encore?...  Elle  adore  les  chiens 
qui  ne  font  pas  de  bruit  :  celui  que  vous  voyez  vient 
des  élevages  du  Devonshire.  Il  a  le  plus  célèbre  pedi- 
gree du  monde.  Elle  voudrait  faire  avec  lui  une  «  Diane 
au  lévrier  »  :  la  Diane  en  ivoirect  le  lévrier  en  ébène... 


LE    PHALENE  67 


Quoi  encore?  En  été,  elle  se  nourrit  de  melons  d'eau, 
rouges  et  frais...  Elle... 

LE  JOURNALISTE 

Mais  jamais  je  ne  pourrai  raconter  tout  cela,  ma- 
dame !... 

Mme  DE  MARLIEW 

Vous  choisirez,  monsieur,  vous  choisirez... 

A  ce  moment  la  porte  s'ouvre  et  la  femme  de 
chambre  entre  précipitamment  et  \icnt  par- 
ler à  voix  basse  à  Mme  de  Marlicw. 

GREEN 

Madame,  c'est  mademoiselle...  qui  rentre! 

Mme  DE  MARLIEW 
Dieu  soit  loué  !  (Elle  se  signe.) 

GREEN 

Elle  a  Fair  d'une  humeur  exécrable.  Elle  va  entrer 
ici  directement  ! 

Mme  DE  MARLIEW 
Jésus  !  mais  il  ne  faut  pas  que  le  journaliste  la  voie 
dans  cet  accoutrement!  Elle  est  toujours  habillée  de 
la  sorte  ? 

GREEN 

Oui,  madame. 

Mme  Di:  MARLIEW 

C'est  affreux  !...  (//aa^)  Monsieur,  pardonnez-moi, 
mais  une  visite  très  urgente...  La  comtesse  Noc mie- 
Stéphanie  est  en  bas  et  il  est  indispensable... 


68  LE    PHALENE 


LE    JOURNALISTE 

Mais,  madame,  je  prends  congé  de  vous.  Avec  ces 
renseignements,  d'ailleurs,  j'aurai  déjà  un  petit  pa- 
pier... 

Mme  DE  MAIILIEVV 

C'est  cela,  monsieur... 

LE  JOURNALISTE 

Et  nous  pouvons  compter  sur  une   photographie 

des  fiancés  ? 

Mme  DE  MARLIEW 

Oui,  monsieur,  ma  fille  vous  enverra  tout  cela. 

LE  JOURNALISTE,  en  s'en  allant. 
Au  mur...  c'est  un  portrait  de  mademoiselle  votre 

fille? 

Mme  DE  MARLIEW 

Oui,  un  portait  de  Sargent. 

LE  JOURNALISTE 

Oh  !  c'est  d'une  élégance...  d'un  chic... 

Mme  DE  MARLIEW 
Oui,  monsieur,  trente  mille  francs  !...  Je  vous  en 
prie,  je  suis  pressée... 

LE  JOURNALISTE 

Excusez-moi,  madame... 

Il  sort.  La  porte  de  g.mche  donnant  sur  l'es- 
calier   particulier   de    l'ateiier,    s'ouvre    et 
Thyra  entre    dans   le  costume    décrit  plus 
haut, châle  noir. ..canotier  noir  sur  la  tète... 
souliers  boueux. 


LE    PHALENE  69 


SCENE  III 
Mme  DE  MARLIEW,   THYRA,  puis  GREEN 

Mme  DE  MARLIEW 
Eh  bien,  il  était  temps!...  Tu  avais  donné  rendez- 
vous  à  ce  journaliste?  S'il  t'avait  vue  dans  ce  cos- 
tume !...  Et  tu  osais  te  présenter  à  lui  !...  Mais,  enfin, 
qu'est-ce  qui  t'a  pris?...  tu  perds  la  tête?  Et  sans  me 
prévenir...  D'où  viens-tu,  dans  cet  accoutrement?... 

TIIYRA 

Cela  me  regarde  ! 

Mme  DE  MARLTKW,  suffoquée. 

Oh  I  ces  souliers!...  On  dirait  que  tu  as  marché 

pendant  des  heures.  Et  celte  mine  !  C'est  effrayant.  Tu 

as  l'air  d'une  morte...  Je   t'en  prie,  donne-moi   une 

explication. 

THYRA 

Aucune...  je  fais  ce  que  je  veux. 

Mme  DE  MARLIEW,  bas. 
De  plus,  tu  as  enfilé  la  robe  de  ta  femme  de  chambre. 
Si  propre  que   soit   cette  fille,  tu   n'es   vraiment  pas 
dégoûtée... 

TIIYRA 

Le  corsage  est  à  moi...  Encore  une  fois,  je  fais  ce 
que  je  veux...  (Green  rentre.)  Tais-toi,  pas  devant  les 
domestiques  ! 

Mme  DK  MARLIEW,  les  hras  au  ciel. 

Ah  1  cette  recommandation  de  ta  part  est  admirable  ! 


70  LE    PHALENE 


THYRA,  à  Green. 

Tenez.  (Elle  enlève  son  chapeau  de  paille  noir.)  Pre- 
nez ceci.  Le  modèle  est  venu  ? 

GREEN 

Oui,  mademoiselle.  Il  attend  dans  la  petite  pièce. 
Mademoiselle  ne  l'a  pas  vu  en  entrant?... 

THYRA 

Non.  C'est  bien. 

Mme  DE  MARLIEW 

J'ai  donné,  comme  j'ai  pu,  quelques  renseignements 
au  journaliste.  (Devant  la  physionomie  irritée  de  sa 
fille  elle  s'arrête^  tout  de  suite,  timide  et  docile.)  Du 
reste,  cela  n'a  aucune  importance.  Tu  vois  le  bouquet 
que  t'a  envoyé  Philippe  ? 

THYRA 

OÙ  ça  ? 

Mme  DE  MARLIEW 

Dans  le  seau.  Nous  Pavons  mis  là  en  attendant  que 
tu  l'arranges  toi-même.  (Un  temps.)  Alors  tu  ne  veux 
pas  me  dire...  tu  es  si  pâle,  si  défaite  ! 

THYRA,  l'interrompant. 

Je  t'en  supplie,  maman,  je  désire  travailler  et  je 
suis  en  retard.  Je  vais  m'habiller. 

GREEN 
Mademoiselle  veut-elle  que  je  l'accompagne? 


LE    PHALENE  71 


THYRA 

Non.  Préparez  ma  blouse  de  Iravail. 

Elle   monte   l'escalier   intérieur   et   sort.    Lu 
mère  et  la  femme  de  chambre  scuIls. 

Mme  DE  MARLIEW 
Vous  y  comprenez  quelque  chose? 

GREEN 
Je  répète  à  madame  que  mademoiselle  a  dû  visiter 
un  quartier  pauvre  ! 

Mme  DE  MARLIEW 

Ce  n'est  pas  possible.  Dans  ce  cas  elle  aurait  acheté 
des  robes  au  u  Bon  Marché  »  ou  à  la  a  Samaritaine  », 
je  ne  sais  pas  où,  mais  elle  ne  vous  aurait  pas  em- 
prunté une  robe.  Il  faut  qu'elle  se  soit  trouvée  dé- 
pourvue à  la  dernière  minute.  Je  n'ose  pas  insister 
pour  le  moment  :  vous  avez  vu  son  humeur...  et  cette 
mine!...  Ecoutez,  Green,  je  compte  absolument  sur 
votre  discrétion.  Vous  connaissez  depuis  longtemps 
Mlle  Thyra.  Vous  savez  qu'elle  est  parfois  un  peu 
excentrique  :  il  ne  faudrait  pas  que  des  fantaisies  de 
ce  genre  arrivent  aux  oreilles  du  prince...  Eu  lin,  je 
dis  cela  pour  les  domestiques  à  l'office. 

GREEX 

Le  nègre  a  ouvert  la  porte,  en  bas.  (Sentencieux.) 
Mais  un  nègre  peut  ne  pas  très  bien  faire  de  distinc- 
tion entre  un  costume  à  la  mode  et  un  costume  douteux  I 


72  LE    PHALENE 


THYRA,  rentre  ;  les  deux  femmes  se  taisent. 
Accrochez  ma  robe,  Green...  (Un  temps.)  Tu  ne  re- 
çois pas  aujourd'hui,  maman? 

Mme  DE  MARLIEW,  ne  voulant  pas  s'en  aller. 
Si,  si,  je  descends  à  la  minute. 

THYRA 

Le  chien  n'a  pas  mangé  ? 

GREEN 

Non.  mademoiselle.  Mademoiselle  a  toujours  l'ha- 
bitude de  faire  la  pâtée  elle-même... 

THYRA 

Eh  bien,  qu'on  la  lui  fasse  !  Il  est  ridicule  qu'à  deux 
heure  de  l'après-midi  ce  chien  n'ait  pas  mangé.  Des- 
cendez-le. 

GREEN 

Bien,  mademoiselle. 

Elle  aide  Thyra  à  passer  sa  blouse  do  ♦ravail, 
une  longue  blouse  grise  de  sculpteur. 

THYRA,  une  fois  que  Green  est  sortie. 

Maman,  il  faut  que  je  rattrape  le  temps  perdu. 
Veux-tu  me  laisser  seule?  Je  vais  faire  entrer  le  mo- 
dèle. (Mouvement  -de  la  main.)  Ne  parlons  plus  de 
rien,  je  t'en  prie...  Et  que  personne  ne  me  dérange... 
Persorme,  n'est-ce  pas? 

Mme  DE  MARLIEW 
Même  si  la  comtesse  Stéphanie  vient?.-. 


LE    PHALENE  73 


THYRA 

Non,  bien  entendu.  Si  la  comtesse  Stéphanie  vient, 
tu  me  feras  avertir.  Mais  pour  elle  seule...  Philippe 
ne  doit  venir  qu'à  quatre  heure. 

Mme  DE  MARLIEW 
Mais  si  la  baronne... 

TIIYRA 

Ah!  non,  maman,  je  t'en  prie!  Ni  la  baronne,  ni 
personne.  A  tout  à  l'heure...  {La  mère,  hésitante  mais 
timide,  est  sortie.  Thyra  se  laisse  tomber  dans  un  fau- 
teuil, les  mains  au  visage.  Elle  a  l'air  de  sangloter 
désespérément.  On  entend  :  «  A  mon  âge  I  A  mon 
âge!..,  »  Puis  elle  a  un  grand  geste  de  poing  vers  le  ciel. 
Ensuite  elle  se  lève  et  reste  la  main  au  menton  appuyée  à 
la  selle.  Elle  considère  avidement  sa  sculpture.  Brusque- 
ment, elle  ouvre  la  porte  de  gauche.)  Entrez,  Pinatelli. 

entrez  !... 

Qui>lques    secondes.    Le 
modèle  italien  entre. 

SCÈNE  IV 
THYRA,  PINATELLI 

THYRA 
Déshabillez-vous.  (Sans  faire  attention  au  modèle 
qui  enlève  sa  ve.^te  et  son  tricot  jusqu'à  la  ceinture, elle 
commence  les  travaux  ordinaires  du  sculpteur;  elle 
dépouille  les  statues,  prépare  sa  glaise,  etc.  Elle  se 
lave  les  mains,  gratte  les  éhauchoirs  pour  la  séance.  Le 
modèle  prend  la  pose,  nu  jusquà  la  ceinture.    Elle 


74  LE    PHALENE 


s'im^talle  devant  l'ouvrage  commencé,  et  alors  c'est  une 
longue  confrontation  du  regard  entre  Vœuvre  et  la 
nature.  On  sent  tout  l'effort  de  sa  volonté  tendue.  Elle 
se  recule.  Puis,  au  modèle.)  Donnez  bien  le  sentiment 
de  la  pose.  Le  bras  n'y  est  pas. 

LE    MODÈLE 
Plus  haut? 

THYRA 

Non,  pas  plus  haut. 

LE    MODÈLE 

Comme  ceci  ? 

THYRA 
Oui.  (Elle  ne  travaille  pas,  elle  contemple.  Tout  à 
coup,  elle  se  redresse,  jette  brusquement  Véhauchoir^ 
va  à  la  verrière  de  la  fenêtre,  V ouvre  et  appelle.) 
Lepage  !  Lepage!...  {Au-dessus  des  quinconces,  de 
Vautre  côté,  apparaît  à  Vatelier  d'en  face  la  tête  du 
sculpteur  Lepage.) 

LA    VOIX    DE    LEPAGE 
Qu'est-ce  (}u'il  y  a  ? 

THYRA 
Venez.  J'ai  un  conseil  urgent  à  vous  demander. 

La  voix  de  LEPAGE 

Bon  I  J'avais  séance,  mais  tant  pis,  je  descends  une 
minute. 

THYIIA,   referme  la  verrière.  Au  modèle. 

Reposez-vous  une  seconde  en  attendant  M.  Lepage. 
Tenez,  prenez  l'accessoire.  [Elle  va  elle-même  à  une 


I 


LE    PHALENE  75 


coupe  iV albâtre  où  il  y  a  des  raisins  artificiels.  Elle 
passe  les  raisins  au  modèle.)  Quand  M.  Lepage  arri- 
vera, vous  reprendrez  la  pose.  {Elle  sort  le  bouquet  du 
seau  et  le  jette  sur  une  table.  Puis  elle  s'appuie  à 
un  meuble,  la  tête  dans  les  mains.  On  entend  du  bruit. 

Au  modèle.)  Voilà. 

Elle  ouvre  la  porte,  Lepage  entre. 
C'est  un  sculpteur  à  figure  éner- 
gique, grosses  moustaches  poivre 
et  sel,  mains  rouges.  Il  mâchonne 
une  cigarette  en  entrant. 

SCÈNE  V 
THYRA,   PINATELLI,   LEPAGE 

LEPAGE 
Eh  bien,  quoi?  Que  se  passe-t-il?...  J'étais  inquiet, 
votre  femme  de  chambre  est  montée  tout  à  Theure 
me  demander  si  je  savais  où  vous  étiez. 

THYRA 

Ah  !  on  a  été  jusque  chez  vous  !  En  voilà  une  his- 
toire!... 

LEPAGE 

Quelque  chose  qui  ne  va  pas?  Nous  allons  voir. 
Bonjour,  Pinalelli.  Hier,  j'ai  un  peu  souffert  du  rein. 
Enfin,  il  faudrait  que  j'aille  à  un  Vittel  ou  à  un  Gon- 
trexéville  quelconque,  cette  année.  Quel  embêtement  ! 
Mais,  hast,  tant  qu'il  y  a  la  joie  de  travailler  !  Et  vous, 
vous  êtes  en  forme?  Est-elle  assez  jolie,  la  mâtine  1 
Elle  a  l'air  d'un  Prudhon  encore  plus  clair  de  lune  ! 


76  LE    PHALENE 


THYRA 

J'étais  jolie  ces  jours-ci  pour  la  première  fois  depuis 
six  mois...  Oui,  pour  la  première  fois!  La  sculpture 
prend  tout  I  Mes  joues  sont  laides  et  tirées. 

LEPAGE 

Je  ne  trouve  fichtre  pas.  C'est  ça,  la  pose?...  C'est 
joli! 

THYRA,  l'interrompant  et  l'appelant  à  l'écart. 

Lepage,  j'ai  une  chose  grave  à  vous  demander,  une 
chose  qu'on  ne  demande  jamais,  mais  dont  j'ai  le  plus 
urgent  besoin. 

LEPAGE 

Quoi  donc  ? 

TllYRA 

Une  chose  qu'on  n'octroie  qu'une  fois  dans  la.  vie, 
et  dans  certaines  occasions.  Vous  allez  me  jurer,  Le- 
page, que  vous  allez  me  donner  cette  chose  que  j'at- 
tends de  vous. 

LEPAGE 

Tout  ce  que  vous  voudrez,  mon  enfant...  Quoi?... 

THYRA 

La  sincérité  ! 

LEPAGE,  riant. 
Rien  que  ça  !... 

THYRA 

Vous  voyez,  déjà,  ça  ne  vous  amuse  pas  !...  Allons, 

essayez!...   Après,   vous   reprendrez   votre  courtoisie 

habituelle...  Mais  je  vous  la  demande  entière,  totale. 


LE    PHALE^îE  77 


entendez-vous  bien?...  Ce  n'est  pas  un  encouragement 
que  je  désire,  aujourd'hui;  c'est,  vous  savez...  cette 
vérité...  que  l'on  pense  et  que  l'on  dit  des  autres 
quand  ils  ne  sont  pas  là  !  Je  suis  à  un  tournant  de  ma 
vie  très  important,  très  important...  Vous  voyez,  je 
pèse  les  mots... 

LEPAGE 
Vous  faites  allusion  à  votre  mariage? 

THYRA 

Laissons  de  côté  la  raison.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est 
qu'il  faut  que  je  jette  un  coup  d'oeil  sur  moi.  J'ai 
besoin  de  voir  clair,  il  le  faut!  Alors?  Il  y  a  des 
minutes  dans  la  vie  où  l'on  s'en  remet  entièrement 
au  diagnostic  de  l'homme  en  qui  on  a  confiance... 
comme  le  malade  au  médecin  avant  l'opération.  Vous 
êtes  celui,  le  seul,  auquel  j'ai  livré  mon  esprit,  assez 
pour  qu'une  parole  de  vous,  réclamée  d'une  certaine 
façon,  soit  crue  aveuglément.  Je  m'en  rapporterai  à 
elle.  Je  vous  dois  tout;  vous  savez  que  je  vous  ap- 
pelle mon  embellisseur,  mon  génilor.  Donc,  n'est-ce 
pas,  Lepage,  la  sincérité,  et  à  toutes  mes  questions. 

LEPAGE 

On  va  tâcher...  J'attends  de  pied  ferme. 

THÏHA 

D'abord,  regardez  bien  ma  petite  machine,  là-bas... 
sans  penser  que  c'est  de  moi.  Donnez  bien  le  mouve- 


78  LE    PHALENE 


ment,  Pinatelli...  Et  votre  opinion  absolue,  comme  si 
ce  n'était  pas  de  moi. 

Elle  attend  anxieusement. 
LEPAGE,  met  son  lorgnon  et  regarde. 

C'est  comme  ci  —  comme  ça. 

THYRA,  geste  d'impatience. 
Plutôt  comme  ça  !  Oh  !  je  m'en  rends  bien  compte, 
allez  !  Ce  n'est  pas  une  raison  parce  qu'on  vient  de 
me  coller  ma  médaille  au  Salon  et  que  j'ai  eu  une 
bonne  presse...  Au  reste,  tout  ce  que  je  fais  est  tou- 
jours ainsi.  C'est  sec,  c'est  froid,  c'est  dur.  (Elle pousse 
un  soupir.)  Ah  !  funèbre  banalité  !... 

LEPAGE 

Non...  Vous  sculptez  comme  un  bourreau,  un  peu... 
Évidemment,  ce  n'est  pas  au  point...  Vous  êtes  rem- 
plie d'intentions... 

THYRA 

Gomme  l'enfer  ! 

LEPAGE 

Ça  n'est  pas  réalisé.  Ce  qui  manque,  je  vous  l'ai 
déjà  dit,  c'est  les  études  premières,  l'atelier...  Comme 
toujours,  parbleu  !  Mais  je  suis  content  que  vous  vous 
en  aperceviez  à  temps...  Tenez,  ça,  c'est  assez  de  la 
viande... 

THYRA 
Merci,  charcutier. 

LEPAGE 

En  somme,  je  trouve  ça  très  étonnant  après  si  peu 
d'études.  Mais  c'est  du  talent  en  herbe. 


LE    PHALE>'E  79 


THYRA 

Talent  en  herbe,  grandeur  en  herbe  !  Toute  cette 
herbe  me  donne  mal  au  cœur.  Abrégeons  ?  {Elle  rap- 
pelle et  bien  dans  les  yeux.)  Allons  au  fait,  pour  faire 
quelque  chose  de  vraiment  bien...  quelque  chose  qui 
ne  soit  pas  très  bien,  mais  mieux... 

LE  PAGE 
Enfin,  quelque  chose  de  bien... 

THYRA 

Combien  de  temps  ?  Avec  tout  l'acharnement  de 
l'étude  ! 

.  LEPAGE,  regardant  l'œuvre. 

...  Cinq...  six  ans...  Pas  moins. 

THYRA,  effondrée. 
Pas  moins  1 

LEPAGE,  il  rit. 

Vous  avez  l'air  toute  navrée  !  Je  vous  le  dis  comme 
je  le  pense.  Vous  me  demandez  la  vérité.  Je  vous  la 
donne.  Qu'est-ce  que  vous  voulez?  Vous  vous  êtes 
mise  un  peu  tard,  quoique  toute  jeune,  à  la  sculpture. 
Et  tout  cela  est  rempli  de  petites  naïvetés,  d'enfantil- 
lages qu'il  faut  faire  disparaître.  Le  métier  est  indis- 
pensable dans  tout  art. 

THYR\ 

Cinq  ans  !...  C'est  effrayant  ! 

LEPAGE 
Et  pourquoi  donc?  Vous  avez  quel  âge  déjà?  Vingt- 
quatre  ans?... 


go  LE    PHALENE 


THYUA 

Oui,  vingt-quatre  et  déjà  trois  ans  d'étude.  Dire 
qu'en  pensant  à  ce  que  je  serais  à  vingt-cinq  ans  je 
faisais  claquer  ma  langue  de  contentement  !  J'y  suis  à 
mes  vingt-cinq  ans  et  je  juge  ! 

LEPAGE 
Mais  c'est  l'aurore,  mon  petit... 

THYRV 

C'est  la  vieillesse  de  ma  jeunesse.  Il  faut  réaliser... 
Le  temps  presse.  Le  puis-je? 

LEPAGE 

Vous  ctcs  aussi  trop  découragée...  Vous  passez  d'un 
extrême  à  l'autre. 

THYllA,  se  laissant  aller  sur  le  divan. 
Ah  !   évidemment,  cela  ne  va  pas  en  ce  moment. 
Autant  j'étais  haute  il  y  a  quatre  ou  cinq  jours,  autant 
je  suis  basse  aujourd'hui  ! 

LEPAGE 
Cela  arrive  aux  meilleurs  thermomètres.  Seulement 
rappelez-vous,  petite  rageuse,  la  température  vitale 
est  toujours  tempérée.  Vous  êtes  de  celles  qui  ne 
trouvent  d'aise  à  vivre  qu'à  trente  degrés  ou  à  zéro. 
La  température  normale  leur  paraît  le  morne  étouffe- 
meut. 

THYRA 

Toutes  les  natures  altières  et  altérées  sont  ainsi.  Si 
quehju'un   se   contente   de   peu,    c'est   qu'il   n'a  pas 


LE    PHALENE  81 


d'imagination,  voilà  tout...   et  comme  j'en  ai  beau- 
coup, avec  pas  mal  d'orgueil  par-dessus  le  marché  ! 

LE PAGE 

L'art  vrai  ne  s'obtient  que  par  la  patience...  le 
temps  !...  Les  plus  belles  qualités  du  monde  n'y  font 
rien. 

TIIYRA 

Mais  on  ne  peut  ramasser  sou  effort,  mettre  les 
bouchées  doubles?...  Pourquoi  ce  délai  irritant  de 
six...  sept...  dix  ans?...  En  quelques  mois  ne  peut 
pas  naître  le  chef-d'œuvre  spontané?...  Je  sens,  cer- 
tains jours,  la  puissance  de  rendre  tout  ce  qui  me 
frappe.  J'éprouve  le  besoin  impérieux  de  rendre  ce 
que  je  vois.  Alors,  alors?...  C'est  donc  qu'il  y  a  des 
forces  qui  triplent  les  facultés... 

Elle  regarde  anxieusement  le  modèle. 

LEPAGE 
Mais  qui  ne  suppléent  pas  à  la   science.  Jamais, 
jamais...  Vous  manquez  d'école. 

THYRA 

Le  Christ,  quand  il  a  délivré  le  lunatique,  a  dit  à  ses 
disciples  étonnés  que  personne  n'ait  pu  avant  lui  réa- 
liser le  miracle  :  «  C'était  bien  simple  !  Vous  n'aviez 
pas  l'ardeur.  Avec  de  la  foi,  gros  comme  un  grain  de 
moutarde,  vous  transporteriez...  » 

LEPAGE 

((...  les  montagnes?...  o  J'ai  souvent  pensé  que  le 

6 


82  LE    PHALENE 


Christ,  qui  était  aussi  un  malin,  voulait  dire  :  «  Prends 
ta  bêche  et  ta  brouette,  mon  ami,  et,  avec  de  la  pa- 
tience, tu  transporteras  de  gauche  à  droite  toutes  les 
montagnes.  »  S'il  faisait  appel  à  la  volonté  humaine, 
alors,  il  avait  raison.  En  art,  et  je  m\y  connais  mieux 
que  le  Christ  dans  ma  partie,  j'affirme  qu'on  ne 
transporte  pas  autrement  les  montagnes.  Et  Ingres 
qui,  en  peinture,  valait  aussi  le  Christ,  avait  coutume 
de  répéter  la  phrase  :  «  Le  génie  est  une  longue  pa- 
tience... » 

THYR\ 

C'est  enrageant  !  C'est  affreux  comme  la  fatalité,  ce 
que  vous  dites  là  !... 

LKPAGE 

Pourquoi?...  Quelle  folie,  cette  ardeur  de  réus- 
site !...  Les  plus  doués  ne  sont  j.imais  parvenus  avant 
sept  ou  huit  ans  de  travail  ! 

THYRA 

L"  in  fini  ! 

LEPACiE 

On  voit  bien  que  vous  avez  vingt  ans,  bougresse  ! 

THYRA 

Vous  n'avez  pas  l'air  de  vous  douter  de  ce  que  c'est, 
six  ans  ! 

LE PAGE 

Vittel  va  me  renseigner  là-dessus  si  je  Tai  oublié  ! 


LE    PHALENE  33 


THYRA 

Désespérant,  tenez  I... 

LEPAGE,  s'esclaffant. 

Elle  est  épatante,  ma  parole!  Eh  bien,,  mettons 
que  ce  soit  un  peu  embêtant,  mais  après,  songez 
donc  !... 

THYRA 

Après?  Vous  croyez  à  ce  mot-là,  vous?... 

LEPAGE 
Il  s'agit  de  vouloir  fortement  et  de  voler  au  temps 
un  peu  de  sa  patience,  de  cette  patience  qui  est  dans 
les  racines  des  arbres.   11  faut  vouloir  fortement  et 
lentement. 

THYRA,  gravement. 

Ceux  qui  réussissent  avec  :  «  Je  veux  »  sont,  à  leur 
insu,  soutenus  par  des  forces  secrètes  qui  me  man- 
([uent  peuL-ètre. 

LEPAGE 

Allons  donc  ! 

THYRA 

()u'en  savez-vous?  Si  je  vous  le  dis,  moi  ! 

LEPAGE 
Non,    vous   piétinez   de  rage...    Vous  piétinez    sur 
place  parce  que... 

Il  hésite  devant   lo  nto(l«>l.'. 
THYRA 


Parce  que... 


84  LE    PHALENE 


LEPAGE 

On  peut  congédier  le  modèle  ? 

THYRA 

.Oui,  oui,  vous  pouvez  vous  en  aller,  Pinatelli,  je  ne 
travaillerai  pas. 

Pinatelli  descend  de  la  table  de  mo- 
dèle et  se  rhabille. 

LEPAGE,  baissant  la  voix. 
Parce  que...  au  moment  de  votre  mariage,  vous 
désiriez  peut-être  ne  plus  vous  sentir  une  écolière... 
Eh  bien,  tant  pis,  il  faut  vous  muscler,  satanée  gosse  ! 
Ce  front  a  été  touché  trop  jeune  par  la  gloire,  ou,  du 
moins,  vous  l'avez  aimée  trop  jeune  I 

THYRA 

Ah  !  ça  oui,  je  puis  le  dire.  Il  n'y  a  de  vraies  anxié- 
tés et  de  vrais  bonheurs  que  dans  les  choses  de  la 
gloire...  Ma  devise  :  Gloriœcupido  !...  Être  quelqu'un, 
Lepage ! 

LEPAGE 
Pauvre  enfant  !...  Quand  vous  en  reviendrez  comme 
moi,  qu'est-ce  que  vous  direz  ? 

THYHA 

Je  n'en  reviendrai  peut-être  pas!...  11  est  des  ba- 
teaux auxquels  la  mélancolie  du  retour  est  épargnée... 
Ils  ont  disparu  dans  l'ivresse  ! 

LEPAGE 
Ah  !   la  voilà  qui  s'emballe  avec  ses   petits  calots 


I 


LE    PHALENE  86 


éberlués...  Je  vous  trouve  épatante,  quand  vous  par- 
lez des  choses  qui  vous  enthousiasment  ou  de  vous- 
même  !...  Vos  doigts  remuent...  En  pariant,  vous 
venez  de  faire  le  gest-e  du  discobole  ! 

THYRA 

Ah  !   c'est  qu'en  effet  je  voudrais   lancer   le  palet 

loin,  très  loin,  avec  un  bras  vigoureux...   Vous  savez, 

plus  le  palet  est  lourd,  pesant,  plus  il  va  loin...  Quelle 

cruauté  si  le  bras  retombait  inerte  le  long  du  corps!... 

LEPAGE 

Tenez,  vous  auriez  dû  être  homme,  vous!.,.  Vous 
avez  raté  votre  vocation  1 

THYRA 

Le  fait  est  que  je  crois  que  j'aurais  conquis  l'Eu- 
rope!... En  tout  cas,  j'aurais  été  quelque  chose... 
Jeune  fille,  je  me  suis  consumée  pour  rien  !...  Pour- 
tant, qu'est-ce  qui  gronde...  qu'est-ce  qui  s'impatiente 
en  moi?...  Pourquoi  alors  ces  rêves  de  gloire  qui 
m'ont  dévorée  dès  l'enfance.  J'ai  toujours  rêvé  plus 
grand  que  nature.  Nom  d'un  chien  !  tout  cela  ne  peut 
pas  être  pour  rien  1 

l'^lIe  frappe  la  selle  avec  rage. 
LEPAGE 

Qui  vous  dit  le  contraire?  Plus  tard  !... 

Til\KA 

Mais,  pour  liristaiit,  c'est  infect!  Si,  si,  vous  l'avez 
dit.    Je   m'en    abîmerais   les  yeux  à  pleurer...   (Klle 


86  LE    PHALENE 


pleure  enfantine  ment.)  C'est  à  crever,  tenez  !  VoUvS 
venez  d'être  catégorique,  il  faut  bien  que  je  vous 
croie...  Mais,  tout  de  même,  votre  horoscope  n'est 
peut-être  pas  infaillible?  Si  vous  vous  trompiez!... 
Ah!...  Vous  avez  un  certain  toupet  après  tout,  avec 
vos  affirmations  de  vieux  major  !...  (Avec  exaltation.) 
Je  vous  dis,  moi,  que  je  peux  créer  incessamment 
quelque  chose  de  bien,  et  avec  ces  deux  mains-là;  je 
vous  dis  qu'avec  ce  désir  ardent,  fou,  je  me  sens  ca- 
pable de  tout  !  de  réaliser  ce  que  je  me  suis  promis  et 
de  gravir,  même  d'un  bond,  cet  escalier  au  haut  du- 
quel se  trouve  l'ambition  satisfaite...  Avoir  fait 
quelque  chose  de  beau!   Une  belle  chose  et... 

LE PAGE 
Et  se  flanquer  la  tête  en  bas  de  l'escalier...  avec 
tout  le  rocher  de  Tamour-propre  sur  la  poitrine  ! 

THYRA 

Exécrable    docteur!...    Mauvais    docteur,     tenez... 
Mauvais!...  (Elle  mord  son -mouchoir.) 

LEPAGE 
Vous  me  faites  rouler,  décidément  ! 

THYRA 
Il  n'y  a  pas  de  quoi  ! 

LEPAGE 
Ah  !  pourvu  que  le  dénommé  Amour  ne  vous  joue 
pas  un  vilain  tour  et  ne  vous  détourne  pas  de  la  voie  ! 
Je  sais  ce  qui  vous  tarabuste.  L'Amour  s'est  emparé 


LE    PHALENE  87 


de  la  Vierge...  Vous  allez  épouser  votre  prince  romaio 
et  vous  sentez  que  vous  n'êtes  pas  mûre  pour  les  fortes 
œuvres...  Vous  voilà  démoralisée...  Sacré  outil,  va! 
Je  parle  de  votre  fiancé  ..  Je  ne  vous  fâche  pas? 

THYEA 
De  vous  rien  ne  me  fâche. 

LE PAGE 
Il  ne  faut  pas  que  l'amour  vous  détourne  de  la  vo- 
cation... Fourrez-vous  en  jusque-là  du  travail  !  et 
du  travail  d'école  !...  Apprenez  !...  Qu'est-ce  que  c'est 
que  cinq  ans  encore?  Je  vous  le  demande  unpeu...  Moi. 
je  m'en  suis  enfilé  des  cinq  ans,  comme  une  douzaine 
de  pernods... 

THYRA,  depuis  quelques  instants  a  pris  le  sablier  et  joue  avec. 

Le  fait  est  que  j'ai  toujours  eu  celte  préoccupation 
du  temps...  du  temps  qui  coulait...  «  Irreparabile  », 
comme  dit  linscription  banale  du  sablier  ! 

LEPAGE 
A  votre  âge  quelle  préoccupation  morbide  !  ..  Avec 
tout  l'avenir  devant  soi,  et... 

THYRA 

Sait-on?...  Il  peut  arriver  tant  de  choses...  l'accident 
le  plus  bête. . .  J'ai  connu  des  talents  qui  n'ont  pas  eu  le 
temps  de  se  développer; ça,  c'est  un  drame  affreux!... 
(Apres  iinepaiise.  Tenez, je  sais  l'histoire  dune  femme 
qui  s'était  chastement  dévouée  à  son  art  et  qui  avait 
caché  à  tous  les  siens  une  maladie  de  poitrine   qui  la 


88  LE    PHALENE 


minait...  11  faut  dire  qu'elle  ne  s'en  rendait  peut-être 
pas  bien  compte  elle-même.  Un  jour  elle  s'est  habillée 
en  pauvresse  et  est  allée  à  la  consultation  d'un  hôpital 
faubourien. ..  là  on  lui  a  appris  à  mi-mots  la  terrible 
vérité  :  elle  n'avait  plus  que  des  jours  précaires  à 
espérer...  Songez  à  ce  drame,  Lepage  !...  Et  elle  avait 
peut-être  du  talent!...  elle  était  belle  aussi...  Tenez, 
j'ai  sur  la  table  un  livre  qu'on  m'avait  signalé  d'un 
jeune  homme  qui  est  mort  à  vingt-cinq  ans  et  qui 
aurait  été  sûrement  un  grand  poète,  un  très  grand 
poète...  C'est  atroce,  n'est-ce  pas...  ça  !... 

LEPAGE 
Atroce  !  Abominable  !...  C'est  pourquoi  nous  som- 
mes des  veinards  !  nous,  ceux  qui  ont  le  temps...  l'ar- 
gent... la  roule.  L'homme  qui  a  le  temps  devant  lui 

est  un  dieu. 

THYRA 

Oui,  la  vie,  si  elle  n'est  pas  étemelle,  ne  mérite  pas 

d'être  vécue  !... 

Elle  se  prend  la  tète  dans  les  mains. 

LEPAGE 

Allons,  ma  petite  enfant  troublée,  venez  chez  moi, 
ce  soir,  avec  votre  mère.  Je  vous  aime  beaucoup,  vous 
le  savez,  beaucoup...  Gela  m'ennuierait  que  vous  ne 
réussissiez  pas  pleinement...  {Tirant  sa  montre.)  Je 
vous  demande  pardon,  mais  je  suis  obligé  de  retour- 
ner à  ma  séance.  Seulement,  dites,  envoyez  promener 
ce  soir  tous  vos  n...  de  D...  do  princes?  On  bavar- 
dera... Je  vous  délivrerai  de  votre  souci  et  je  vous 


LE    PHALENE  89 


tirerai  votre  horoscope  plus  longuement...  D'abord, 
les  horoscopes,  cela  fait  toujours  plaisir  à  votre  ma- 
man !...  Et,  je  vous  le  répèle,  allez,  je  suis  bien  tran- 
quille, si  le  dénommé  Amour  ne  vous  empêche  pas 
d'être  une  femme  épatante...  vous  verrez  ce  que  vous 
serez  plus  tard...  {il  tourne  le  dos  et  s'en  va)  à  qua- 
rante ans!...  {Elle  ne  répond  pas;  il  se  retourne.)  Eh 
bien,  vous  ne  bronchez  pas?... 

THVRA 
Quoi  ? 

LE PAGE 

Je  voulais  vous  faire  bisquer  un  peu  et  vous  ne 

bougez  pas. 

THYRA 

Pourquoi  bisquerais-je?... 

LE  PAG  i: 

Quarante  ans!...  Pour  vous  que  vingt-cir.(|  affli- 
gent !... 

TFIYRA,  pans  bouger. 

Quel  bel  Age  que  celui  de  quarante  ans!...  Voyez- 
vous  cela,  là-bas?...  Voyez-vous  ma  figure  h  quarante 
ans...  et  ce  que  je  pourrais  produire  à  cet  âge-là?... 
Vous  ne  me  faites  pas  rager  du  tout!...  Le  visage 
d'une  femme  de  quarante  ans,  c'est  si  beau...  si 
grave!... 

LE PAGE 

Attendez  !...  vous  verrez  ça... 

Il   iiiPl  la  tnaiii  sur  le  b.iutoii  dti  la 
I>orle. 


90  LE    PHALENE 


THYRA,  comme  sortant  d'un  rêve,  et  tout  à  coup. 

Alors?...  Dites...  avant  de  partir...  c'est  bien  la 
vérité  tout  cela?...  C'est  jugé?...  Vous  savez  la  con- 
fiance aveugle  que  j'ai  en  vous...  Prenez  garde  à  ce 
que  vous  dites  ! 

LEPAGE,  prenant  un  autre  ton. 

J'ai  été  un  peu  brutal...  mais  vous  m'avez  demandé 
la  vérité...  je  vous  donne  ma  parole  que  je  viens  de 
vous  la  donner,  réfléchie  et  sincère. 

THYRA,  après  une  dernière  hésitation. 

Regardez  bien  encore  une  dernière  fois. 
Elle  montre  sa  sculpture. 

LEPAGE 

Des  naïvetés...  de  grandes  maladresses,  mais  des 
qualités  immenses... 

THYRA 

Cinq  ans?...  Ce  n'est  pas  pour  me  taquiner  ?  c'est 
une  bonne  estimation  ?...  Le  poids  y  est?  Vous  savez, 
ça  peut  se  chanter  :  cinq  ans...  cinq  ans...  pour  monter 
tout  un  ménage. 

Elle  rit.  Lepage  la  regarde,  il  met 
son  lorgnon,  et  en  levant  le 
pouce. 

LEPAGE 

Six  ! 

THYRA, 'avec  un   haut  le  corps    violent. 

AU  rifjht  ! 


LE    PHALENE  91 


LE PAGE 

Je  n'ai  pas  été  trop  méchant?  Vous  ne  m'en  voulez 
pas? 

THYRA,  le  raccompagnant. 
Mais  non...  du  tout...  A  ce  soir,  Lepage. 

LEPAGE,  s'en  allant. 

Ne  manquez  pas,  hein? 

THYRA 
Non,  non,  comptez  sur  nous... 

Elle  referme  la  porte  et  reste  seule. 

SCÈNE  VI 
THYRA,  seule,   puis  Mme  DE  MARLIEW 

THYR.\,  sans  attendre,  elle  ouvre  la  fenêtre,  place  sa  sculp- 
ture en  travail,  bien  sous  les  rayons  du  soleil  qui  vient  de 
la  cour.  Elle  la  regarde  farouchement,  se  penclie  au  dehors, 
entend  le  pas  de  Lepage  qui  traverse  la  cour,  qui  dit  encore  de 
loin  :  «  Bonsoir...  bon  travail  !  »  Quand  il  a  disparu,  elle 
se  précipite  furieusement  sur  lœuvre,  abat  la  tête,  brise  le 
bras,  puis  elle  approche  la  selle  de  la  fenêtre,  l'incline,  et 
jctto  la  statue  mutilée.  On  entend  un  bruit  do  glaise  qui  s'apla- 
tit dans  la  cour. 

Ecco  !...  C'est  fini... 

Sur  la  selle  vide,  elle  pose  les  bras 
!  et    s'y    craniponne  quelques    ins- 

t  tants,  en  se  balançant  aulutnatiquo- 

ment   d'un   air  higard.    La    purte 
s'omre.  C'est  la    nièrc   qui  entre. 

Mme  DK  M  MU.ILW  ,  louto  en  joio. 

Thyra  1  Thyra!...  11  y  a  la  comtesse  Stéphanie  qui 
veut  absolument  voir  ce  que  tu  fais,  ce  que  tu  prépares. 


92  LE    PHALENE 


THYRA 

Elle  tombe   bien!...    Qu'elle    monte!...    Je    m'en 
fiche  ! 

Quand  sa  more  est  partie,  elle  re- 
couvre rapidement  la  selle  vide 
de  chiffons,  comme  pour  simuler 
que  sous  la  toile  il  y  a  une  arma- 
ture et  un  ouvrage  en  train.  Au 
bout  de  quelques  secondes,  la 
mère  entre,  faisant  passer  devant 
elle  la  comtesse  Stéphanie,  une 
autre  jeune  femme,  Mlle  Foreau 
(toque  de  velours)  et  deux  hom- 
mes; un  jeune  homme,  M.  Ber- 
nard Artachoff  et  un  autre,  Em- 
manuel Lignières. 

SCÈNE    VII 

TIIYRA,  LA  COMTESSE  STÉPHANIE,   LIGNIÈRES, 
ARTACHEFF,  Mlle  FOREAU,  Mme  DE  MARLIEW 

LA   COMTESSE 

Bonjour,  ma  chère  petite.  Nous  vous  surprenons 
dans  votre  travail  ! 

LIGNIÈRES 

Nous  avons  suivi...   C'est  tout  à  fait  indiscret  de 
notre  part,  mais  nous  n'avons  pu  résister... 

ARTACHEFF 

Nous   ne    faisons   qu'entrer    et    sortir.     Rassurez- 
vous  !... 

THVRA,  à  lu  comtesse,  on  enlevant  sa  blounc. 

Je  m'excuse  de.vous  recevoir  dans  ce  costume. 


LE    PHALENE  93 


LA    COMTESSE 

Je  VOUS  apporte  le  souvenir  de  notre  gracieuse  sou- 
veraine qui  a  été  très  sensible  à  votre  récompense; 
dans  sa  retraite  tous  ceux  qui  ont  ennobli  et  honoré 
notre  patrie  la  touchent  toujours  infiniment. 

Mlle    FOREAU 
L'année  prochaine,  elle  aura  sa  première  î 

LIGMÈRES 
Sa  première...  quoi?...  petite  fille?... 

Mlle    FOREAU 
Oh  !  non  1  sa  première  médaille  ! 

LA   COMTESSE,  finement. 
Mais,  petite  fille   aussi,  je  l'espère  bien!  N'est-ce 
pas,  nous  l'espérons  bien  ! 

THYRA,   souriant. 

Mlle  Foreau  est  mon  ancienne  émule  d'atelier. 

LA    COMTESSE 

Je  sais.  On  me  l'a  présentée. 

THYRA 

Vous  connaissez  tout  le  monde,  d'ailleurs  ! 

LA    COMTESSE 
Je  crois  bien!...  Ah!  monsieur  Lignières,  comme 
votre  voix   nous  a  charmés  l'année  dernière   sur  le 
Bosphore  !  Son  Altesse  en  a  gardé  un  souvenir  palhé- 
lic^ue.  Nous  en  parlons  quelquefois  ensemble. 


94  LE    PHALENE 


ARTACHEFF 

Monsieur  a  chanté  sur  le  yacht  de  la  reine  ? 

LTGNïl^RES 
Mais  oui,  la  princesse  Éléonore  a  daigné  m'inviter 
et  j'ai  été  en  croisière  de  Corfou  au  Bosphore. 

Mme    DE    MARLIEW 
Je  vois  que,  quoique  très  ferré  sur  nos  mondanités, 
le  fils  de  notre  cher  ambassadeur  de  Russie  ignore 
que  M.  Lignières  est  un  chanteur  mondain  des  plus 
connus. 

LIGNIÈRES 
Oh  !    oh  1    chanteur    mondain  !    Thorrible   expres- 
sion !... 

ARTACHEFF 

Au  fait,  je  me  rappelle  maintenant... 

LA    COMTESSE 
Il   y  a  peu  de  voix  professionnelles  aussi  remar- 
quables que  celle  de   M.   Lignières.   Ghanterez-vous 
chez  la  comtesse  de  Fitz-Jamcs  dimanche  procliain? 

LIGNIÈRES 
Je   dois  accompagner  la  petite  Mme  Vallette  qui 
chante  avec  moi  le  duo  de  Tristan. 

LA   COMTESSE 
Mais  nous  ne  sommes  pas  venus  pour  causer  de 
nous  et  déranger  la  grande  artiste.  Je  suis  venue  pour 
voir  son  œuvre  en  train,  uniquement. 


LE    PHALENE 


ARTACHEFF    et    LIGNIERES 

Nous  aussi... 

LA   COMTESSE 
Montrez-nous,    je   vous    prie,   cette   petite   statue, 
dont  votre  mère  nous  a  fait  une  description  enthou- 
siaste. 

Mme  DE  MARLIEVV 

Oh!  ce  sera  superbe...  Vous  allez  voir... 

THYRA,  met  les  mains  sur  l'œuvre  absente. 
Elle  la   tapote  joyeusement. 

Je  m'excuse,  vraiment,  comtesse,  mais  je  ne  peux 
pas  vous  la  montrer.  C'est,  du  reste,  rien...  moins 
que  rien. 

LlGNIÈRES 
Voilà  qui  n'est  pas  chic.  On  ne  peut  pas  voir  un 
petit    bout,   un   petit   coin?   Soulevez   le   bas  de   sa 
robe...  C'est   un  monsieur?...   une  dame?... 

THYRA 

Du  reste,  je  ne  pense  plus  déjà  à  cette  statue.  Mes 
yeux  sont  déjà  tournés  vers  autre  chose,  vers  un 
autre  sujet  dont  vous  entendrez  parler,  et  ce  sera 
bien  plus  beau  1 

LA    COMTESSE 
Qu'est-ce  (jue  c'est? 

LIGNIERES 
Dites-nous  le  titre,  au  moins? 


96  LJi    PHALENE 


TIIYRA 

Oh  !  ça  n'aura  pas  de  titre,,  ou  alors  un  titre  bien 
vaste  :  a  la  Vie  !  » 

LIGNIÈRES 

Simplement  1  Voyez-moi  cela?  Cette  petite  fille  dit 
«  La  Vie  »  comme  elle  dirait  un  verre  d'eau. 

LA    COMTESSE 
Mais  qu'avez-vous  aujourd'hui,  méchant  parisien? 

ARTAGHEFF 

Et  le  buste  que  vous  deviez  faire  de  moi?...  Voilà 
un  an  que  j'attends  un  signe  de  vous... 

LA   COMTESSE 
Le  fait  est  qu'il  y  aurait  un  buste  admirable  à  faire 
de  vous,  mon  cher  Artachefï.  Est-il  beau  cet  animal- 
là!... 

ARTAGHEFF 

Oh  !  vraiment,   vous  allez  me  faire   rougir,  com- 
tesse. 

LA    COMTESSE 
Mais,  pas  du  tout.  Je  comprends  que  Thyra  ait  été 
très    emballée...    sculpturalement,    veux-je   dire!    11 
a  une  tête  de  Marsyas,  le  fils  de  notre  cher  ambassa- 
deur?... 

Mme   DE   MARLIEW 
Tout  à  lait  !.. 

THYRA 

Oui,  je  voulais  faire  justement  un  buste  lauré...  ou 
avec  un  casque  de  gladiateur. 


LE    PHALE>'E  97 


ARTACHEFF 

Voilà  véritablement  un  portrait  diplomatique  ! 

Mlle    FORE  AU 

Monsieur  a  une  tête  très  intéressante. 

LIGMÈRES,  bas. 

Elle  cherche  une  commande,   la  malheureuse  I... 
Hum  !  ça  a  jeté  un  froid  ! 

LA   COMTESSE 

Allons  !  puisque  vous  ne  voulez  rien  nous  montrer, 

je  n'insiste  pas;  mais,  enfin,  ce  n'est  pas  gentil.  Nous 

vous  quittons,  nous   allons   redescendre   chez   votre 

mère.    Dites-moi    seulement    si   j'aurai   le  bonheur 

d'être  à  Paris  pour  votre  mariage?  Je  voudrais  tant 

y  assister  ! 

THYRA 

Nous  n'avons  pas  encore  fixé  la  date. 

Mme    DE    MARLIEVV 

Mais  nous  pensons  que  ce  sera  dans  deux  mois. 

LA    COMTESSE 

Oh  !  je  ne  serai  plus  à  Paris  ...   quel  dommage  I... 

J'éprouverai  une  grande  déception. 

A  cet  instant  la  porte  s'ouvre.  Entre 
un  jeune  homme  aux  cheveux 
blonds  qui  se  précipite  en  se 
miillipliant. 

CORMEAU 
On  m'a  dit  que  tout  le  monde  était  là...  Je  me  suis 
permis...  Coucou  par-ci,  coucou  par-là. 


98  LE    PHALENE 


Mme    DE    MARLIEW 

Comtesse,  M.  Pierre  Corneau,  le  poète  Pierre  Cor- 
neau. 

LA   COMTESSE 
Ah  !  c'est  vous,  monsieur,  qui  écrivez  ces  jolis  vers 
qui  paraissent  un  peu  partout?  Mais  vous  êtes  tout 
petit,  tout  petit,  tout  petit... 

CORNEAU 

J'ai  dix-huit  printemps...  et  pas  un  automne... 

LIGNIÈRES,  lui  serrant  ia  main. 

Il  a  tant  d'esprit  !  L'autre  soir,  au  dîner,  chez 
cette  bonne  Ernesta,  il  a  été  étourdissant.  Mais  qu'il 
se  dépêche,  car  vous  connaissez  le  proverbe...  Cor- 
neau, vous  mourrez  jeune  1  II  faut  que  vous  mou- 
riez jeune? 

CORNEAU 

J'aimerais  assez  cela.  Ne  laisser  derrière  soi  que  des 
regrets  I 

LIGNIÈRES 

Ou  des  déceptions.  Dcpêchez-voûs . 

CORNEAU,  àThyra. 

Oh  !  Je  suis  allé  l'autre  jour  au  Salon.  Votre  œuvre 
est  inouïe.  C'est  d'une  brutalité  et  d'une  audace  ! 
J'étais  avec  Nijinski...  j'ai  cru  qu'il  allait  bondir...  Je 
n'ai  pas  pu  m'empccher,  ayant  à  la  boutonnière  un 
bouquet  de  myosotis,  de  le  déposer  comme  une 
palme  au  pied  de  votre  statue!... 


LE    PHALENE  99 


LIGNIKRES 

Vous  voilà  palmée  !...  Gorneau  vous  a  décerné  les 
palmes  !... 

GORNEAU 

D'ailleurs,  je  me  suis  permis...  demain  ou  après- 
demain,  vous  allez  voir  dans  un  journal,  une  indis- 
crétion... que  j'ai  envoyée  moi-même...  quelques  vers 
griffonnés  sur  le  catalogue  en  sortant  de  l'exposition. 

LA  COMTESSE 

Oh  !  dites-nous  ces  vers,  monsieur,  sur  la  prédes- 
tinée. Je  vous  prie  ! 

ARTACHEFF 
Sur  l'œuvre  ou  sur  l'artiste  ? 

GORNEAU 
Salomon,  monsieur,  n'aurait  pas  pu  les  séparer  ! 

LA  COMTESSE 

Comme  il  est  tout  de  suite  intéressant,  ce  jeune 
homme,  quoique  tout  petit!  Quel  buste  aussi  on  fe- 
rait de  lui,  Thyra  !... 

Mlle  FOREAU 
C'était  ce  que  j'étais  en  train  de  me  dire. 

LA  COMTESSE 

C'est  à  vous...  vraiment...  ces  cheveux,  monsieur? 
C'est  leur  couleur  naturelle?... 


100  LE    PHALENE 


GORNEAU 

Mais,  comtesse,  vous  ne  voudriez  pas  que  je  les  tei- 
gnisse ? 

LA  COMTESSE 

Non,  en  vérité,  ce  serait  dommage!  Dites  vos  vers, 
monsieur,  dites  vos  vers  ! 

LIGNIÈRES 

Nous  sommes  tout  ouïe  ! 

GORNEAU 

Sa  tête  apollonienne  et  cryséléphantine 

A  la  vétusté  ardeur  des  dieux  adolescents. 

Elle  mêle  l'orgueil  à  la  grâce  enfantine 

Et  son  pouvoir  est  tel  qu'il  rend  déliquescent 

Tout  ce  que  fixe  son  regard  d'ange  moderne. 

Tout  veut  se  faire  beau.  Tout  a  l'horreur  du  terne. 

Méduse  vivifie  au  lieu  d'annihiler. 

Le  bois  se  sent  chargé  d'églantiers  spontanés 

Du  moment  qu'elle  y  met  le  printemps  de  ses  joues. 

Quand  elle  passe  et  vient  les  choses  font  la  roue  ! 

Tout  veut  être  choisi, plus  artiste  et  plus  rare... 

Le  silex  du  chemin  se  sent  être  carrare. 

Et  cette  femme  est  telle,  en  dehors  ou  dedans 

D'elle-même,  qu'elle  pourrait  parfaitement, 

Tant  son  regard  est  mâle  et  son  fluide  ardent. 

Bleuir  l'hortensia,  rien  quen  le  regardant. 

Tout  le  monde  s'exclame  :  «  Char- 
mant !  Charmant  !  » 


LE    PHALENE  101 


LIGNIhRES,  à  Thyra,  qui  est  restée  absente  et  rêveuse. 

Ne  regardez  pas  cet  éphèbe,  vous  allez  le  passer  au 
bleu  comme  les  hortensias  I... 

LA  COMTESSE 
Vos  vers  sont  d'une  préciosité  et  d'un  naturel  à  la 
fois! 

THYRA,  se  levant,  vague  et  souriante. 

Je  suis  confuse  ! 

CORNEAU 
Mlle  de  Marliew  est  la  seule  femme  sculpteur  qui 
ait  été  jolie.  A  part  Vigée-Lebrun,  toutes  les  femmes 
artistes  ont  été  des  monstres. 

LIGNIÈRES,  bas,  montrant  Mlle  Foreau. 
Hum!...  Hum  !...  Epargnez  la  dame  à  la  toque  de 
velours!... 

THYRA 

Et  ce  n'est  pas  vrai.  Je  ne  suis  pas  jolie. 

lignii^:res 
Si  vous  pouviez  vous  voir  dans  l'expression  de  votre 
joie,  dans  le  rayonnement  d'un  bal...   Au  bal,  vous 
êtes  quelquefois  d'un  éclat  unique.  Vous  avez  l'air  de 
flamber... 

THYRA 

Comme  un  pudding  ! 

LA  COMTESSE 

A  propos  irez-vous  au  bal  costumé  de  la  comtesse 
de  Chatriaud  ? 


102  LE    PHALENE 


Mmô  DE  MARLIEW 
Nous  ne  sommes  pas  invitées,  nous  ne  la  connais- 
sons pas. 

LIGNIÈRES 
Du  reste,  tous  ces  bals  mondains  sont  assommants. 
Il  n'y  a  que  les  bals  d'artistes  où  il  y  ait  encore  la 
joie  du  costume.  Je  vais,  ce  soir,  dans  un  endroit  très 
commun,  mais  qui  est  vraiment,  après  tout,  le  seul 
bal  de  l'année. 

CORNEAU 

Les  Quat'z'A-rts? 

LIGNIÈRES 

C'est  toi  qui  l'a  nommé  !... 

CORNEAU 

Nous  y  allons  en  bande,  ce  soir.  Nous  nous  y  ver- 
rons... 

LIGNIÈRES 

Eh  bien,  moi,  j'y  vais  tout  seul,  mélancoliquement, 
en  vieux  célibataire,  pour  le  plaisir.  Les  premiers  ont 
été  fort  beaux.  Il  y  avait  la  beauté  de  l'improvisation, 
la  folie  de  la  jeunesse.  {A  ce  moment,  Thyr a, qui  s'était 
éloignée,  a  tiré  an  accord  de  harpe  dans  le  fond.  Li- 
gnières  se  retournant.)  Bon,  je  sais  ce  que  cela  veut 
dire  !  Nous  l'ennuyons!... 

CORNEAU 
Et  elle  joue  aussi  de  la  harpe  !  Que  ne  fait-elle  pas 
d'ailleurs? 


LE    PHALENE  103 


THYRA 

J'en  jouais...   Pauvre  Perdita!  C'est  ainsi  que  j'ai 
appelé  cette  harpe  qui  me  servait  d'accompagnatrice. 

ARTACHEFF 
Pourquoi  ne  jouez-vous  plus? 

THYRA 

Parce  que  j'ai  perdu  ma  voix. 
ARTACHEFF 

Vous  aviez  une  belle  voix  ?... 

Mme  DE  MARLIEVV,  s'exclamant. 
Si  elle  avait  une  belle  voix  !...  Ah  !  ne  lui  en  parlez 
pas...   ça  lui  fait  trop  de  chagrin!  Une  voix  prodi- 
gieuse !...  Et  vous  savez,  elle  n'avait  pas  pris  de  leçon. 
Elle  chantait  librement... 

THYUA 

Avant  la  sculpture...  le  cheval  et  le  chant,  c'était 
toute  mon  âme...  Oui,  j'avais  une  voix,  je  crois,  ex- 
traordinaire... C'était  un  don  de  Dieu...  11  me  Ta  re- 
tiré... 

LIGMI>RES 

Un  de  mes  amis  qui  vous  a  entendue  à  Nice  m'a  dit 
que  vous  aviez  une  voix  de  soprano  d'un  timbre  re- 
marquable. 

LA  COMTESSE 

Et,  de  cette  voix,  il  no  reste  rien? 

THYRA 
Rien  du  tout  ! 


1U4  LE    PHALENE 


CORNEAU 

Mais  si  peu  que  ce  soit...  si  peu  que  ce  soit... 

THYRA 

Je  vous  dis  rieu  (tout  à  cozip),  ou  plutôt  si..',  si... 
une  chose  affreuse,  comique  et  tragique  à  la  fois... 
un  cadavre  de  voix  qui  me  fait  mal...  mal  à  entendre 
moi-même. 

On  se  récrie. 

LA  COMTESSE 
Oh  I  vous  devez  exagérer.  On  ne  peut  pas  l'entendre! 

THYRA  se  met  à  rire  nerveusement. 

Si  vous  me  promettez  de  ne  pas  rire  comme  moi  et 
même  d'être  tristes,  je  vous  donnerai  cette  minute. 

CORNEAU 
Mais  nous  n'avons  pas  envie  de  rire  ! 

THYRA,  appuyée  à  la  harpe.  Elle  tire  toujours  quelques  arpèges. 

Voilà.  Un  soir  à  Rome...  en  revenant  du  Pincio... 
je  chantais  et  ma  voix  ce  soir-là  était  si  belle  que 
quelqu'un...  un  poète  qui  se  trouvait  parmi  nous... 
m'a  dit  :  «  Il  faut  qu'elle  soit  immortalisée,  cette 
voix-là.  Il  faut  voler  cette  minute  à  la  vie  qui  passe 
et  qui  emporte  tout  ».  Eh  bien  !  voyez,  les  poètes 
sentent  toujours  juste,  Corneau,  voyez  comme  il  pro- 
phétisait !  Ma  voix  a  disparu.  Je  l'ai  perdue  et  il  en 
est  resté  un  souvenir  presque  goguenard  qui  a  la  tris- 
tesse des  fantômes...  Ah  I  vous  ne  riez  pas!  Vous  at- 


LE    PHALENE  105 


tendez  avec  aaxiété...  Vous  êtes  tous  bien  sages,  mes- 
sieurs, mesdames  ?...  Eh  bien!  nous  allons  faire  comme 
Méphisto.  Nous  allons  rouvrir  les  sources  du  passé... 
(Elle  se  met  à  rire  de  nouveau.  Elle  va  à  gauche  dans 
le  fond  de  la  pièce^  fait  manœuvrer  un  coffre  phono- 
graphique. Quelques  noles^  très  pures,  s'en  échappent; 
on  écoute  très  surpris.  Au  bout  de  quelques  secondes  Ja 
voix  enjle,  et  Mme  de  Marliew  se  lève  subrepticement 
et  fait  signe  aux  personnes  qui  sont  là.  Elle  montre 
Thyra  qui^  assise,  pleure.  On  s  émeut.  Sa  mère,  sur  la 
pointe  des  pieds,  va  jusqu'au  phonographe  et  l'arrête. 
Thyra,  se  levant.)  Le  passé  !...  Quelle  caricature!  Et 
cela  aussi  n'a  eu  qu'un  temps... 

Klle    prend  le  rouleau  des  main^  de 
sa  mère  et  le  jette  à  terre. 

CORNEAU,  se  précipitant. 

Oh  !  quelle  méchanceté  !  c'est  affreux  ! 

D'autres  personnes  s'exclament. 

THYRA 
Mais  non,  mais  non...  Vous  voyez,  ça  me  faisait 
toujours  trop  de  mal  à  entendre.  Du  reste,  rassurez- 
vous,  je  suis  plus  économe  que  vous  ne  le  croyez!  J'ai 
deux  ou  trois  rouleaux  encore  en  provision.  (Elle  se 
met  à  rire.) 

ARTACHKFF 
Mais  c'est  un  crime  ce  que  vous  venez  de  faire  là  ! 

CORNE.\U,  bas,  à  Lignières. 

Je  trouve  cette  minute  d'un  tragique  moderne  ex- 


106  LE    PHALENE 


traordinaire.  La  femme  écoutant  sa  propre  voix  dis- 
parue 1  la  confrontation  de  Fâme  et  de  la  machine. 

Mme  DE  MARLIEW,  s'approchant  de  Thyra. 
Thyra  1  Thyra  !  Tu  as  de  la  peine,  je  te  sens  éner- 
vée. 

THYRA,  excédée. 

Rien.  Allez-vous-en,  voilà  tout.  Emmène-les,  je  t'en 
prie  ! 

Mme  DE  MARLIEW,  bas,  aux  uns  et  aux  autres. 
Venez... 

THYRA,  appelant  Lignières. 

Lignières  !  Un  mot,  s'il  vous  plaît;  vous  avez  dit 
que  vous  alliez  à  ce  bal  ce  soir.  C'est  intéressant  ? 
Une  femmedu  monde  peut-elle  y  aller? 

LIGNIÈRES,  la  regardant. 

Peuli  I  avec  un  masque,  pourquoi  pas  ! 

THYRA 

Vous  y  allez  seul  ? 

LIGNIÈRES 
Oui. 

THYRA 
Eh  !  bien,  il  est  possible  que  vous  receviez  de  moi  un 
coup  de  téléphone  après  le  dîner.  Je  ne  promets  pas, 
c'est  possible  voilà  tout.  Me  piloteriez-vous  incognito? 

LIGNIÈRES 
Avec  joie,  mais... 


LE    PHALENE  107 


THYRA 

Quoi? 

LIGMKRES 

Mais  si  le  prince  apprenait  cette  escapade  ? 

TIIYRA 

Je  suis  libre,  mon  cher.  Et  puis  !  Et  puis... 

En  disant  cela,  elle  secoue  les  lilas 
du  prince  et  les  émiette.  A  cet  ins- 
tant juste  le  prince  entre.  C'est  un 
beau  garçon,  très  distingué,  à  la 
figure  énergique  et  douce  à  la  fois. 
Il  rit  de  toutes  ses  dents. 


SCEXE    VIII 

Les  mêmes,  LE  PRINCE  PHILIPPE 
DE  ÏIIYESTE 

Mme  DEMARLIEW 

Ah  !  voilà  le  prince  ! 

LK  PRINCE 

Bonjour,  madame!  Bonjour,  comtesse. 

Il  serre  les  mains. 
Mme  DE  MARLTEW 

Mais  vous  nous  aviez  annoncé  votre  visite  pour  qua- 
tre heures  aujourd'hui  ! 

LE  PRINCE 
J'ai  pu  m'échappcr  phis  tôt  que  je  ne  pensais.  Bon- 
jour, Thyra. 


108  Ï^E    PHALENE 


TIIYRA 

Bonjour. 

LA  COMTESSE 

Je  ne  vous  ai  jamais  vu  une  mine  aussi  pro- 
digieuse. 

LE  PRINCE 

Je  ne  cache  pas  mou  bonheur  !  Je  suis  un  pauvre 
homme  assez  content. 

LA  COMTESSE 

Ils  feront  un  couple  adorable.  {A  voix  basse,  à 
Mme  de  Matiiew  et  aux  hommes.)  Laissons-les  seuls, 
ces  jeunes  gens. 

Mme  DE  MARLIEVV,  tout  haut. 
Voici  qui  va  la  consoler.  Venez  prendre  mon  cho- 
colat. 

LA  COMTESSE,  bas,  à  Ligiiières. 

Nous  l'avons  énervée,  cette  pauvre  petite...  Quel 
dommage  qu'elle  ait  perdu  sa  voix  ! 

LIGNIÈRES 

Bah  I  II  lui  reste  tant  de  choses  !...  C'est  vrai,  tous 
les  dons  elle  lésa!...  Mais  vous,  comtesse,  n'avez- 
vous  pas  une  voix  charmante...  On  me  l'a  assuré  ? 

LA  COMTESSE 

Je  sais   quelques  petits  airs  nationaux.  Il  y  en  a  de 

très  beaux. 

LIGMÈRES,  très  haut. 

La  comtesse  veut  bien  nous  chanter  en  bas,  dans  le 

salon  de  î\lme  de  Marliew^,  quelques  airs  nationaux. 


LE    PHALENE  109 


LA  COMTESSE,  se  défendant. 
Je  n'ai  pas  dit  çal.. .  Je  n'ai  pas  dit  ça  ! 

LIGMÈRES 

Si,  si,  venez...  Je  vous  accompagnerai  moi-même 
au  piano. 

LE  PRINCE 
Bon!   Nous    descendons,   et  je   serai   enchanté  de 
prendre  quelque  chose. 

THYRA,  s'approchant  du  prince. 

Restez,  il  faut  que  je  vous  parle.  {Haut  et  riant  aux 
autres.)  Je  vais  aller  moi-même  lui  chercher  sa  tasse 


de  chocolat 


On  entend  la  voix  delà  comtesse  qui 
dit  an  jeune  poète. 


LA  COMTESSE 
Oh!  que  c'est  curieux  encore   cela!    Vos   cheveux 
frisent  aussi  naturellement  !  Je  ne  l'aurais  pas  cru  ! 

CORNEAU 
Je  suis  né  ondulé...  comtesse... 

Mlle  FOREAU,  en  s'en  allant. 

Thyra  î...  Je  vous  envie  de  vivre  dans  un  murmure 
d'admiration  !  Que  ce  doit  être  beau  d'être  ainsi  fêtée... 

THYRA 

Mais  ce  que  je  donnerais,  moi,  pour   avoir  votre  ta- 
lent !  [Au  prince.)  Vous  restez,  Philippe  ! 


110  LE    PHALENE 


LE  PRINCE 

J'attends  ! 

Thyra  s'en  va.  Lignicrcs  reste  le  der- 
nier. Il  cause  quelques  instants 
avec  le  prince  sur  le  pas  de  la 
porte. 


SCENE  IX 
LE  PRINCE,  LIGNIÈRES 

LE    PRINCE 

Ah  !  quel  joli  moment  de  Paris  que  le  mois  de  mai  ! 
J'arrive  d'une  exposition  à  Bagatelle. 

LIGNIÈRES 
Vous  portez  la  joie  en  vous  !  et  sur  vous  ! 

LE  PRINCE 

Ma  foi,  oui!  Je  ne  le  dois  qu'à  ma  fiancée  !  Espé- 
rons que  la  femme  continuera  ce  bienfait. 

LIGNIÈRES 
Soyez-en  sûr  !  Vous  avez    raison  d'épouser  crâne- 
ment cette  jeune  fille  destinée  à  tous  les  bonheurs. 

LE    PRINCE 
Crânement,  vous  dites  juste  !  Car  il  se  mêle  à  ce  bon- 
heur le  sentiment  de  joie  que  Ton  éprouve  toujours 
quand  on  fait  une  niche  à  ceux  qui  vous  agacent. 

LIGNIÈRES 
C'est-à-dire? 


LE    PHALENE  lH 


LE    PRLXCE 

Si  VOUS  connaissiez  la  véhémence  avec  laquelle,  en 
Italie,  ce  mariage  est  accueilli  !  J'entends  d'ici  les 
cris  de  paon  de  ma  famille.  Toute  l'aristocratie  ro- 
maine vitupère...  On  me  prédit  les  pires  catastrophes. 
Vous  n'avez  pas  idée,  en  France,  de  ce  qu'est  la  cour 
romaine...  Je  suis  neveu  de  cardinal  ! 

LIGMÈRES 

Oui,  je  sais. 

LE  PRLNCE 
Eh  hien,  le  cardinalito  est  en  train  de  se  faire  zitti 
{il  siffle)  comme  une  mauvaise  pièce  de  théâtre.  Mais 
tout  cela  n'est  que  réjouissant  ;  je  respecte  et  j'adore 
ma  fiancée.  Elle  vaut  tous  ces  petits  sacrifices 
d'amour-propre.  Je  suis  un  homme  radieux  et  décidé 
à  être  heureux  avec  la  dernière  dos  impertinences  ! 

LIGMÈRES 
Vous  serez  comblé. 

THYR.\,  rentre  avec  une  tasse  à  la  luuin. 

Voici  ce*.te  ridicule  chose. 

Elle  donne  la  tasse  au  prince. 


LE   PRINCE 


Merci... 


THVUV,  à  Lignièrcs. 

Pourquoi  ètes-vous  resté   le   dernier?  Vous  n  a\  z 
rien  dit,  je  i)ense  ! 


I 


112  LE    PHALENE 


LIGNIÈRES 

Pour  qui  me  prenez-vous  ?  Attendrai-je  le  coup  de 

téléphone? 

THYRA 

Attendez  !...  mais  rien  n'est  moins  certain. 

SCÈNE  X 
LE   PRINCE,  THYRA 

THYRA 
Désirez-vous  des  pailles  ?... 

LE  PRINCE 
Ce  que  désire,  c'est  demeurer  seul  auprès  de  vous, 
m'étendre  à  vos  pieds...  tenez,  sur  ce  coussin... 
comme  votre  chien,  dans  cette  attitude  qui  me  sera 
familière  plus  tard...  Ne  vous  en  allez  pas...  Restez, 
ma  chérie. ,.  Un  coude  sur  vos  genoux,  en  clignant  un 
peu  les  yeux,  je  peux  me  croire  encore  dans  les  jar- 
dins de  la  villa  d'Esté,  ce  jour  où  il  faisait  si  chaud 
et  où  on  nous  a  apporté  des  bols  de  tamarin  glacé... 
Gomme  vous  avez  l'air  réfléchie,  aujourd'hui,  ma  ten- 
dresse !  Moi,  je  suis  stupide  de  bonheur...  Vous 
voyez,  tout  le  monde  le  constate,  et  particulièrement 
aujourd'hui. 

THYRA 

Pourquoi  particulièrement  aujourd'hui? 

LE  PRINCE 
Parce  que  j'ai  visité  des  magasins  pour  notre  instal- 


LE    PHALENE  113 


lation  future.  J'ai  été  voir  de  vieilles  choses,  de  vieilles 
choses  asiatiques  dont  je  vous  ferai  la  surprise,  vous 
verrez  1  Je  crois  que  votre  chambre  à  coucher  vous 
plaira.  Il  y  a  une  équipe  d'ouvriers  en  ce  moment-ci 
dans  la  vieille  demeure  de  famille  à  Rome.  A  ce  pro- 
pos, ma  tendresse,  j'ai  reçu  encore  un  abattage  du 
cardinal.  J'ai  oublié  de  vous  apporter  la  lettre.  C'est  à 
mourir  de  rire!  Décidément,  nous  nous  marierons 
sans  la  bénédiction  du  pape.  Il  faudra  vous  en  passer. 

TIIYRA 

Il  Y  a  beaucoup  d'obstacles  à  notre  mariage,  beau- 
coup... Ce  breuvage  est  trop  tiède...  Voulez-vous  de 
la  glace  ? 

LE    PRINCE,   riant. 

Non,  merci.  Soufflez  dessus,  voulez-vous?  (//  lui 
tend  la  tasse,  elle  soiifjle.)  Vous  êtes  jolie  ainsi.  Avez- 
vous  bien  travaillé  hier  et  aujourd'hui?  Je  croyais 
vous  trouver  en  séance. 

TIIYIW 
Non,  j'ai  renvoyé  le  modèle.   Ça  ne    marchait  pas 
bien.  Je  pensais  à  autre  chose. 

LE  PRINCE 

Eh  bien,  moi  de  même,  moi  qui  ne  travaille  pas, 
moi,  le  fieffé  paresseux,  l'acte  de  manger,  aujourd'hui, 
de  parler,  a  été  tellement  oiseux  que  je  crois  bien 
que  je  n'ai  pu  m'y  résoudre...  J'étais  heureux  à  ce 
déjeuner,  j'étais  heureux  à  cette  exposition,  mais  je 
pensais  à  toute  autre  chosf...  Je  me  sentais  ici...  Con- 


114  LE    PHALENE 


naissez-vous,  Thyra,  ce  plaisir  du  passe,  ce  plaisir  de 
tout  exhumer  ?...  Ce  sera  si  agréable  dans  quelques 
mois,  quand  nous  serons  tout  seuls,  de  retrouver  les 
roses  roses  que  vous  cueilliez  au  jardin  Aldobradini... 
de  revoir  votre  figure  éclairée  par  en  dessous,  vous 
savez,  par  le  reflet  du  soleil  quand  vous  restiez  ap- 
puyée le  bras  haut  à  une  colonne...  Je  me  souviens  de 
tout.  Quand  vous  penchiez  votre  figure  sur  la  tasse 
pour  la  souffler,  il  y  a  une  seconde,  je  retrouvais  le 
dessin  de  votre  figure  dans  une  vasque  se  détachant 
sur  la  cime  des  cyprès,  et... 

THYRA,  l'interrompt. 

Mon  ami,  il  faut  que  je  vous  annonce  une  pénible 
nouvelle,  une  décision  qui  va  vous  causer  beaucoup 
de  peine  ! 

LE  PRINCE 

Mais  vous  avez  un  air  inquiétant,  ma  parole  î 

THYRA,  elle  se  love. 

Et  voilà  que  pour  vous  dire  ces  choses,  je  me  sens 
d'une  faiblesse...  d'une  faiblesse... 

n  la  soutient. 

LE  PRINCE,  inquiet. 

Mon  pauvre  petit  !  mais  votre  chagrin  est  mon 
chagrin.  Parlez...  parlez... 

THYRA 

(Elle  se  rassied.)  Mon  ami,  je  vais  vous  dire  cela 


LE    PHALENE  115 


très  doucement. . .  Vous  ne  vous  mettrez  pas  en  colère. . . 
Vous  allez  tâcher  de  vous  émouvoir  le  moins  possible, 
et,  bien  que  je  vous  le  dise  du  bout  des  dents,  vous 
comprendrez  que  je  parle  du  fond  de  lame...  que 
tout  ce  que  je  vous  dis  est  réfléchi  et  ressemble  à  la 
vérité  comme...  la  vérité  à  elle-même. 

Klle  lui  prend  la  main  et  joue  avec  lo  gnul. 

LE   PRINCE 
Mais   voilà   déjà    un    début  que  vous  n'improvisez 
pas! 

THYR.\ 
Ce  n'est,  en  effet,  ni  une  fantaisie,  ni  un  caprice. 
{D'une  voix  faible  et  craintive.)  Il  faut  que  nous  res- 
tions des  amis...  Nous  resterons  de  bons  amis,  mais 
nous  ne  devons  pas  nous  épouser...  Je  ne  veux  pas 
de  mari...  Je  désire  demeurer  libre... 

Il  se  retourne  vers  elle  et  resti-  un 
grand  moment  à  l.i  regarder. 

LE  PRINCE 
Permettez-moi  de  ne  pas  prendre  au  sérieux  cette 
boutade. 

THYRA 

Vous  auriez  tort.  Vous  feriez  fausse  roule. 

LE  PRINCE 
Allons,  Thyra,  vous  ne  vous  rendez  pas  bien  compte 
de  ce  que  vous  dites,  de  l'effet  sur  moi  d'une  pareille 
plaisanterie  ! 


116  LE    PHALENE 


THYRA 

Je  sais  que  vous  m'aimez  beaucoup,  mais  ma  déci- 
sion est  irrévocable. 

LE    PRINCE,  sans  y  ajouter  foi. 

Je  cherche  ce  qui  peut  vous  effaroucher.  Ce  ne  sont 
pas  des  objections  de  famille  I  Vous  ne  vous  froissez 
pas  de  ce  que  je  vous  ai  dit  à  propos  de  mon  oncle  et 
des  prêtres  ? 

THYRA 
Ah  !  Dieu  non  ! 

LE  PRINCE 
Qu'y  a-t-il  dans  ce  mariage  qui  vous  gêne  tout  à 
coup?  Car  c'est  tout  à  coup.  L'objection  de  la  fortune 
n'existe  pas.  Alors,  il  y  a  quelque  chose  de  si  inexpli- 
cable dans  cette  répugnance  subite  que  vous  allez 
m'en  donner  Texplicalion,  ïhyra  !  Vous  m'avez 
annoncé  que  vous  parleriez  du  bout  des  dents  ?  Je 
vais  vous  répondre  de  môme.  Je  vais  vous  répondre 
en  riant,  en  allumant  même  cette  cigarette...  Allons, 
pas  de  fâcherie...  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  Qu'est-ce  qui 
ne  va  pas,  ma  petite  chérie  ?  Le  travail  ?  Vous  ne  re- 
doutez pas  que  j'importune  ni  votre  travail,  ni  votre 
avenir  d  artiste.  Je  vous  ai  assurée  que  je  vous  lais- 
serais la  plus  grande  liberté,  que  je  vous  demanderais 
rien  de  vos  journées.  Vous  hochez  la  tête...  Ce  n'est 
pas  (;a  ? 

THYRA 

Mon  petit  Philippe,  il  ne  faut  pas  chercher  midi  à 


LE    PHALENE  117 


quatorze  heures,  vous  savez.  Je  suis  fantasque,  ba- 
roque. Je  retrouve  mes  idées  d'indépendance  irrésis- 
tible. Dites-vous  cela  ! 

LE    PRINCE,  riant. 

Je  sais...  Ça  vous  ennuie  que  je  sois  Italien  !  Vous 
avez  dit  l'autre  jour  des  choses  très  désagréables  sur 
les  Italiens,  à  dîner...  sur  la  n:iusique  italienne,  sur  la 
littérature  italienne,  sur  l'aristocratie  italienne.  Je 
vais  me  faire  danseur  russe...  Passez-moi  du  feu!... 

THYRA 
Comme  c'est  bête  ce  que  vous  dites,  même  en  riant! 
Toute  ma  jeunesse,je  m'étais  prophétisé  le  contraire... 
Ce  n'est  qu'avec  un  Italien,  me  disais-je,  que  je  pour- 
rais vivre  agréablement  en  France. 

LE  PRINCE 
Et  comme  c'est  juste  !  La  France  est  exquise,  à  con- 
dition de  n'être  pas  Français.  Vous  voyez  que  nous 
sommes  bien  faits  pour  être  heureux  à  Paris  comme 
à  Rome...  Cependant,  pour  que  vous  ayez  pu  songer, 
même  à  la  légère,  à  une  rupture,  il  faut  que,  physi- 
(|uement  au  moins,  vous  vous  sentiez  bien  éloignée 
de  moi  !  C'est  déjà  embêtant. 

THVtlA.  se  retournant  ver?  lui. 

Oh  !  je  désire  que  vous  n'alliez  pas  faire,  plus  tard, 

des  réserves   de  ce  genre...  Vous  voulez  que  je  vous 

rassure  sur  ce  chapitre?  Eh  bien,  je  le  dis  sans  faiisse 

honte  :  je  n'ai  pas   été  insensible  ilu  tout  à  ce  qu'on 


118  LE    PHALENE 


doit  nommer  votre  charme,  à  vos  manières  de  chat 
tigre...  ces  yeux  qui  vous  brûlent...  votre  voix  à  la  fois 
vibrante  et  voilée...  Oui,  tout  cela  je  l'éprouve... 
Quand  vous  entriez,  je  me  sentais  envolée,  partie,  dé- 
pouillée de  mon  enveloppe  charnelle.  Quand  j'étais 
lasse,  vous  aviez  le  don  de  ranimer  mes  yeux...  j'ai 
toujours  été  contente  de  vous  voir...  Vous  étiez  toutes 
les  grâces  de  mes  ambitions... 

LE  PRINCE 
A  la  bonne  heure  !  Je   commence  à  me  rassurer  ! 
J'en  avais  besoin. 

THYRA,  et  souriant  avec  contrainte. 
Et,  maintenant  que  je  vous  l'ai  redit,  pour  que  vous 
n'en  doutiez  pas...  cela  ne  change  rien  à  la  résolu- 
tion que  j'ai  prise,  et  dont  je  n'ai  même  pas  averti 
ma  mère.  Je  vous  le  redis  une  dernière  fois  très  dou- 
cement, très  gentiment,  en  souriant  comme  je  peux... 
pianissimo...  mais  vous  devez  voir  à  quel  point  je  suis 
décidée  ! 

LE  PRINCE,  se  levant  brusquement. 

Allons,  allons,  c'est  sérieux?...  Qu'est-ce  que  c'est 
que  cette  histoire? 

THYRA 

Croyez-vous  que  je  puisse  dire  quelque  chose  de 
cet  ordre  par  badinage?  Croyez-vous,  Philippe,  que 
j'éprouve  toujours  profondément...  ce  que  j'éprouve? 
et  que  mes  idées  soient  des  résultats  de  moi-même?... 


LE    PHALENE  Hy 


LE     PRINCE 

Vous  m'effrayez  !...  Ah  ça!  je  vous  avertis,  ma 
chère,  qu'il  ue  faut  pas  avec  moi  jouer  de  ce  jeu-là  ! 
Je  suis  brutal,  très  susceptible...  prenez  garde  ! 

THYR.V,  vivement. 

Je  ne  suis  pas  sûre  de  vous  donner  le  bonheur  î 
Alors,  il  vaut  mieux  ne  pas  tenter  l'aventure...  Je  me 
connais,  je  suis  remplie  de  doutes:  et  de  doutes  moti- 
vés. Quand  on  n'est  pas  certain  du  bonheur  que  l'on 
peut  apporter,  on  n'a  pas  le  droit  de  proparer  des  dé- 
ceptions... des  solitudes...  douloureuses. 

LE    PRINCE 
Si  je  vous  comprends  bien,  ce  n'est  pas  de  moi  que 
vous  doutez,  c'est  de  vous  ? 

THVRA 

Je  doute,  mon  ami,  de  mon  accord  avec  la  vie,  et 
ça  revient  au  même  ! 

LE     PRLNCE 
Ne  cherchez  pas  de  périphrases.  On  m'avait   bien 
averti  et  prédit  que  cette  indépendance  d'artiste... 

THYRA 

On  n'a  peut-ôtre  pas  eu  tort  !  Je  sens  en  fin  de 
compte  que  je  ne  vous  apporterais  que  du  mal.  [Elle 
cherche  ses  mots.)  Je  pourrais  être  dans  vos  doigts  une 
illusion  effritée!  Sup])osez  que  par...  insuffisance... 
j'en  arrive  un  jour  à  vous  ciuitlor,  que  je  vous  laisse 
soûl  avec  des  regrets,  avec  le  détestable  souvenir  d'une 


120  LK    PHALENE 


femme  que  vous  auriez  aimée  et  à  laquelle  vous  vous 
seriez  habitué.  Il  ne  faut  pas  risquer  le  paquet  quand 
on  doute  de  soi  à  ce  point-là  !...  Je  vivrai  seule.  Pas 
de  vie  commune,  c'est  plus  sûr  !...  J'ai  réfléchi  I 

LK    PRINCE 
Ah  !  vous  êtes  une   terrible   orgueilleuse,   Thyra  ! 
Voilà  la  vérité.  Sous  tous  vos  mots  perce  votre  incal- 
culable orgueil  ! 

THYRA 

Orgueilleuse  ?  Ah  !  Philippino  I  bien  plus  encore 
que  vous  l'imaginez  !  Vous  dites  cela  d'un  ton  de 
reproche  qui  laisse  à  supposer  que  vous  connaissez 
toute  la  mesure  de  mon  orgueil.  Non...  non...  mon 
orgueil  est  sans  limites  !...  Ah  !  tout  ce  que  j'attendais 
de  moi  et  de  la  vie,  vous  n'en  avez  pas  idée  I 

LE    PRLNCE 

La  passion  de  la  gloire  qui  prime  tout,  dans  ce  cœur 

d'orgueilleuse  ! 

THYRA 

Oui,  Philippe,  la  gloire  !...  Elle  est  si  belle!...  Mais 
il  n'y  a  pas  que  la  gloire  des  œuvres.  Les  actes  aussi 
ont  leur  gloire.  Un  bel  amour, c'est  une  œuvre  comme 
une  autre.  Mais  là  aussi  il  faut  la  patience,  le  temps  I 
comme  dit  Lepage. 

LE    PRINCE 

Si  c'est  ce  qui  vous  inquiète,  attendez  avec  confiance, 
ma  chérie,  et  vous  verrez.  Je  réponds  de  vous  1 

11    essaie    de  la  prendre   dans  ses 
bras. 


LE    PHALENE  21 


ÏHYRA,  se  dégageant. 

Non,  je  n'attendrai  pas,  je  n'attendrai  rien,  mon 
petit  Philippe...,  nosfiançailles  sont  rompues,  je  vous 
rends  votre  liberté.  Nous  nous  reverrons,  certes,  vous 
reviendrez  ici,  je  l'espère,  mais  en  ami,  en  ami  seule- 
ment. 

Mouvement  dv  fureur  de    Philippe 
qui  arpente  l'at'jlier. 

LE    PRLNCE 

Allons,  puisque  je  me  heurte  à  une  décision,  la 
raison  ?  Vous  voulez,  selon  la  formule,  vivre  votre  vie, 
vous  consacrer  à  la  sculpture...  c'est  cela? 

THYRA 

L'avenir  vous  prouvera  le  contraire...  Je  viens  de 
rompre  au  contraire  toutes  mes  fiançailles  avec  la  vie, 
toutes... 

LE  PRLNCE 

Que  signifient  encore  ces  paroles  énigmatiques. 

THYRA,  avec  flamme. 

Philippe,  je  me  suis  réservée  entière  jusqu'ici,  avec 
une  fureur  jalouse  et  heureuse,  à  toutes  ces  promesses, 
à  ces  noces  avec  l'avenir...  J'y  ai  voué  mon  esprit  ar- 
dent et  mon  corps  chaste...  Je  vous  attendais,  je  vous 
l'ai  dit,  comme  j'attendais  pour  mes  œuvres  le  génie 
qui  allait  me  tomber  du  ciel!  Le  mot  :  amoui-  que 
vous  m'avez  fait  prononcer  pour  la  première  fois,  est 
comme  le  mot:  génie...  Une  fois  dit...  et  cela  a  été 
long  par  exemple...  j'y  ai  cru  dur  comme   fer  et  je 


122  LE    PHALENE 


Tai  employé  tous  les  jours  à  propos  de  vous.  Eh  bien, 
ces  deux  couronnes  de  noces,  l'art  et  l'amour,  je  les 
ai  brisées  aujourd'hui  même.  Je  ne  sculpterai  plus 
jamais  ! 

Elle  découvre  la  selle  vide. 

LE   PRINCE 
Allons  donc!...  Quelle  blague!  Alors  quoi?...  Pas 
de  sculpture,  pas  de  mariage?...  Que  comptez-vous 
faire,  alors  ! 

THYRA 

Autre  chose... 

Un  temps. 
LE    PRINCE 

Ah  !  c'est  ainsi... autre  chose!...  Ah  !  parfaitement... 
Si  vous  projetez  de  tout  quitter,  art  et  mariage...  c'est 
que  vous  êtes  enchaînée  quelque  part  !...  Il  y  a  dix 
minutes  que  le  mot  me  brûle  les  lèvres.  Vous  ne  pou- 
vez pas  m'épouser,  dites-vous,  répétez-le...  encore? 
Vous  ne  pouvez  pas  ? 

TIIYRA 

Je  ne  le  peux  pas. 

LE  PRINCE 
Alors  c'est  que  ce  qu'on  m'avait  dit  est  justifié!... 
C'est  que  vous  avez  un  amant  !...  Si,  si...  G'estcela  !... 
On  vous  accuse.  Je  ne  voulais  pas  le  croire  quand  on 
m'a  insinué  :  u  Prenez  garde,  vous  êtes  dupe.  »  Je  suis 
sûr  maintenant  qu'il  y  a  un  amant...  je  le  sens!... 
C'est  logique  d'ailleurs...  Une  jeune  filîc  trop  libre... 
habituée  à  la  licence  des  yeux  ! 


LE    PHALENE  123 


TU  Y  II  A 

Ne  vous  égarez  pas  !... 

LE    PRINCE 

Thyra...  C'est  une  comédie?  Une  épreuve!...  Ou 
alors,  de  la  folie  pure,  si  quelque  attachement  ne 
vous  retient  pas...  Voyons,  dites,  et  redites  avec 
moi  que  nous  nous  marions  et  que  nous  serons 
heureux.  11  faut  que  vous  n'en  doutiez  pas...  nous 
serons  très  heureux.  Je  me  rends  compte  de  tous 
les  trésors  que  vous  m'apportez...  Ne  craignez  rien, 
je  serai  à  vos  genoux  comme  je  Tétais  tout  à 
l'heure,  toujours  en  adoration...  Vous  travaillerez  à 
votre  aise.  Vos  caprices  seront  réalisés.  Je  ne  serai 
pas  jaloux  de  votre  gloire,  j'aurai  des  attendrissements 
pour  elle.  Je  vous  considère  comme  une  espèce  d'en- 
fant de  génie,  promise  à  toutes  les  belles  choses... 
Comprenez  bien  que  ce  n'est  pas  chez  moi  illusion, 
sensualité  passagère.  Il  n'y  a  presque.pas  de  sensualité 
dans  mon  amour  pour  vous,  tellement  vous  êtes 
haute!...  C'est  tendre,  respectueux...  Voilà...  Et  si 
vous  me  rejetez,  écoutez  bien  cela  et  sentez  la  me- 
sure de  votre  responsabilité...  si  vous  m'échappez... 
je  sens  que  je  serai  un  homme  absolument  perdu. 
Je  ne  sais  pas  ce  que  je  ferai  ! 

THYllA 
Taisez-vous  !    taisez-vous  !  Il  ne  faut  pas  dire  cela. 
C'est   trop.  Allez-vous-en  !    allez-vous-en  î  Kpargnez- 
moi. 


121  LE    PHALENE 


LE    PRINCE 

Oh  !  je  sens  bien  que,  là-dessous,  se  cache  quelque 
histoire  probablement  peu  glorieuse,  plus  ou  moins 
avouable...  Il  est  temps  de  vous  repentir.  Demain... 

THYRA 

Ne  menacez,  pas,  Philippe.  J'ai  de  la  peine,  il  est 
inutile  de  m'en  faire  plus  encore... 

LE    PRINCE 

Je  vous  avertis  que  si  vous  persistez...  d'abord, 
nous  ne  nous  reverrons  jamais,  jamais  !...  Ne  comptez 
sur  aucune  amitié  posthume  de  ma  part  1  Si  cela  doit 
finir  ainsi,  bah  !...  je  l'accepterai...  je  suis  fataliste!... 
Je  n'aurai  même  pas  la  sale  curiosité  de  fouiller  dans 
l'ombre  trouble  de  votre  vie...  Après  tout,  il  y  a 
quelque  chose  de  sincère  et  d'impressionnant  dans 
votre  voix  qui  me  fait  comprendre  ceci  :  si  vous  ne 
voulez  pas  vous  lier  à  moi,  c'est  que  vous  ne  le  pouvez 
probablement  pas.  Il  y  a  là  un  reliquat  d'honnêteté, 
tncltons  :  un  scrupule!... 

THYRA 
Ne  m'accablez  pas  !  croyez  ce  que  vous  voudrez  !... 

LE   PRINCE 
Thyra,  j'étais  arrivé  le  plus  heureux  des  hommes,  je 
repartirai  le  cœur  broyé. ..  serré  jusqu'à  me  faire  éva- 
nouir, mais  ce  sera... 

THYRV 

Vous  l'avez  dit  :  définitif  I 


LK    PHALENE  125 


LE    PRINCE 

Votre  inexplicable  cruauté  serait  mon  salut  clans  ce 
cas.  Cette  rupture  préméditée  et  sèche  et  si  méchante, 
me  guérira  !  Je  n'en  suis  pas  à  mes  premières  bles- 
sures !  AfTaire  de  courage...  je  suis  fataliste.  Et  c'est 
l'orgueil  qui  me  sauvera. 

TIIVHA 

C'est  toujours  l'orgueil  qui  sauve,  Philippe! 

LE  PRINCE 
Oh  î  la  leçon  ne  sera  pas  oubliée  de  sitôt  ! 

TITYRV 

Vous  ne  la  recevrez  probablement  pas  deux  fois  ! 
Vous  avez  tout  pour  être  heureux...  pour  être  aimé... 
adoré. 

LE    PRLNCE 
Et  dévSormais,  je  croirai  k  la  loi  des  mésalliances. 

THVRA 

Je  vous  en  prie  ! 

LE  PRINCE,  changeant  de  ton. 

Adieu,  Tliyra  !  Oui,  sans  colère,  en  effet,  sans  co- 
lère, je  partirai.  Je  répondrai  à  la  froideur  de  votre 
décision  par  une  attitude  non  moine  simple  et  tout 
aussi  énergique.  Je  pars  bouleversé,  stupéfait,  ému 
jusqu'à  en  trembler.  Mais  un  jour...  et  un  jour,  cela 
veut  dire  dans  bien  des  jours...  j'ajouterai  sans  doute 


126  LE    PHALENE 


cette  mcconvenuc  au  roman  de  ma  vie.  Ce  jour-là,  si 
j'ai  la  force  de  me  dire  sans  larmes  :  u  Ce  fut  une 
jolie  erreur  »,  alors,  c'est  que  je  vous  aurai  pardonné  ! 

THYRA,  la  voix  étranglée. 

Eh!  ({uoi...  je  perds  même  votre  amitié?...  Pas 
cela,  dites...  Pas  tout  à  fait?... 

LE  PRTNGE,  avec  hauteur. 

Ah  I  par  exemple...  je  vous  le  garantis  1  (//  s  arrête 
un  instant  à  la  porte.)  Une  dernière  fois,  Thyra,  je 
vous  ordonne  de  me  donner  la  raison...  J'y  ai  droit... 
je  la  veux....  Parlez...  (//  dit  cette  phrase  avec  une 
autorité  sans  réplique.) 

THYRA,  après  une  hésitation  vacillante   à  voix  basse. 

Vous  l'avez  dit  :  l'honnêteté  ! 

LE  PRINCE,  réprimant  un  cri. 

Ah!  cette  fois,  j'ai  compris!...  Quel  aveu!...  (// 
prend  son  chapeau.)  Adieu,  Thyra  !  (Froidement,  cor- 
rect.) Tout  est  fini  !...  Je  vous  épargnerai  le  moindre 
reproche...  Maintenant  je  crois  bien  qu'il  n'y  a  plus 
un  mot,  plus  un,  qui  puisse  venir  à  notre  secours  !... 
J'écrirai  à  votre  mère...  Présentez-lui  tous  mes  res- 
pects, et  dites-lui  que  je  m'en  retourne  en  Italie,  fâché 
de  ne  pas  lui  avoir  fait  mes  adieux  ni  présenté  mes 
hommages. 


LE    PHALENE 


127 


SCENE  XI 
TIIYKA,  seule,   puis  LES  DOMESTIQUES 

TIIYRA,  elle  s'appuie  contre  la  selle  vide,  la  tète  écroulée  sur 
les  coudes.  On  entend  sa  respiration  oppressée,  et  on  voit  la 
secousse  de  ses  bras.  Puis  elle  pousse  un  affreux  gémissement. 

La  place  est  nette.  Ah!  si  je  croyais  en  Dieu!...  Au 
secours,  la  vie,  au  secours  !  (Fébrile,  elle  sonne  des  coups 
précipités.  Elle  ouvre  les  portes  du  fond  de  l'atelier  et 
appelle.)  Green  !  Yoro  !  (La  femme  de  chambre  entre 
en  courant.)  Green,  je  vous  avais  sonnée. 

GREEX 

Mais  mademoiselle  a  sonné  des  coups  si  précipités... 
on  ne  savait  pas  qui. 

Le  nègre  apparaît  à  la  porte. 
THYRA 

Oui,  Yoro  aussi.  Attendez,  attendez  mes  ordres... 
Le  maître  d  hôtel  aussi.  Vite,  vite...  (Elle s'interrompt.) 
Non, attends...  Yoro.  [Elle  met  les  main.'i  sur  le  visage 
comme  pour  réfléchir,  pour  prendre  un  parti.)  Green, 
fermez  les  rideaux  de  la  baie,  fermez  les  fenêtres  lier- 
métiquement,  fermez  ! 

GREEN,  étonné. 

Mais,  mademoiselle.  Il  fait  grand  jour.  Il  est 
quatre  heures  ! 

THYRA 

Eh  bien,  il  fera  nuit  !  C'est  ce  que  je  veux.  Aidez- 
la,  Yoro,  vite,  vite.  (Les  deux  domestiques  tirent  les 
rideaux  de  la   baie.  On  ferme  une  petite  fenêtre  dans 


128  I-E    PHALENE 


une  niche.  Pénombre.  On  ny  voit  presque  rien.) 
Là.  Maintenant  allumez...  Partout!  Partout...  je 
veux  toutes  les  lumières,  les  plafonds...  les  vas- 
ques... {Les  domestiques  allument.)  C'est  bien.  Ah  I... 
C'est  bien  !  (Une  lumière  intense  a  jailli  de  toutes  paris 
dans  les  globes^  dans  les  vitrines,  dans  la  voûte  du 
plafond.)  Voici.  Je  dînerai  ici,  dans  l'atelier...  toute 
seule.  Je  vais  au  bal  ce  soir.  J'entends  que  personne 
ne  me  dérange,  personne,  pas  même  madame.  Vous 
entendez  bien,  je  ne  veux  ni  ma  mère,  ni  personne. 
L'ordre  est  formel.  (Par  la  porte  restée  ouverte  un 
valet  de  pied  apparaît.  Thyra  l'aperçoit.)  Ah  !  le  valet 
de  pied  aussi  est  accouru  !  J'ai  justement  besoin  de 
vous.  Allez  chez  Edyard,  apportez-moi  des  pastèques 
très  mûres,  très  mûres,  n'est-ce  pas?...  Vous  achète- 
rez en  passant  des  roses  rouges  chez  le  fleuriste,  le 
plus  rouge  possible,  avec  de  longues  tiges...  Vous, 
Yoro  [le  valet  de  pied  sort  sur  un  signe).,  dites  au 
maître  d'hôtel  qu'on  me  servira  ici  du  caviar,  du 
Champagne...  Allez,  et  personne,  n'est-ce  pas?...  Ah  ! 
j'oubliais  la  manucure...  Téléphonez  à  la  manucure. 
Non,Green  lefera...  n'est-ce  pas,  Green?(yl  Yoro.)  Sortez. 

GREEN 
La  manucure,  et  le  coiffeur,  mademoiselle  ? 

TIIYRA 

Non,  je  m'ébou ri  lierai  toute  seule,  je  m'arrangerai 
seule.  Il  faut  que  je  sois  un  amour  ce  soir...  Je  veux 
être  belle!    radieuse!  radieuse!...  [Elle  élire  les  bras.) 


LE    PHALENE  129 


Green,    allez     me   chercher    mes  deux   costumes  de 
Salomé,   les  deux  avec  les  coiffes,  celle  de  corail  et... 

GREEN 

Mademoiselle  les  a  mises  dans  le  grand  coff're  avec 
les  costumes  anciens. 

THYRA 
C'est  vrai.  Eh  bien,  sortez-les,  sortez-les.  {Green  va 
à  droite  à  un  coffre  oriental  et  sort  les  robes.  Elle  lire 
elle-même  les  rideaux  par  où  filtrait  un  peu  de  lu- 
mière.) Vous  m'apporterez  tout  ce  qu'il  faut  pour  le 
maquillage,  ici,  devant  la  psyché,  sur  cette  table... 

GREEN,  apportant  les  costumes. 

Mademoiselle  s'habillera  ici  ? 

THYRA 

Oui,  ici.  Je  veux  prendre  tout  mon  temps,  je  veux 
être  méticuleusement  belle  et  je  sens  que  je  vais  l'être 
ce  soir.  Je  vais  m'appliquer.  {Elle  prend  les  deux  cos- 
tumes et  les  jette  sur  un  divan.)  La  manucure  seule- 
ment, n'est-ce  pas,  c'est  bien  compris?  Ah  !  que  ça  va 
être  agréable...  toute  seule...  pendant  qu'il  pleut  sur 
les  vitres  de  l'atelier  î  Je  vais  me  déshabiller  près  de  la 
vasque,  et  je  vais  mettre  trois  heures...  quatre  heures, 
tant  que  je  pourrai...  à  m'arranger,  à  attendre... 

GREEN 
Mademoiselle  n'a  pas  besoin  de  moi.  alors? 

THYUV 

Apportez-moi    dans  quclcjucs    instants    toutes   les 


130  LK    PHALENE 


pâtes,   les   flacons,    les    brosses,  les   parfums,  et    à 
sept  heures,  qu'on    me    serve  sur  un   seul  plateau 
les  bonnes  petites  choses  que  j'ai  commandées.  Fer- 
mez toutes  les  portes  et  plus  de  bruit  dans  la  maison. 
(Green  s^en  va.  Thyra  prend  les  colliers  que   la  femme 
de  chambre  a   sortis  avec  les  costumes.  Elle    les  met 
nerveusement  autour  de  son  cou,  passe  trois  ou  quatre 
bagues  à  ses  doigts  et  entr' ouvre  son  corsage.  Elle  enlève 
quelques  épingles  de  ses  cheveux.  Les  cheveux  tombent 
sur    ses    épaules.    Alors ^   elle  prend   le    bonnet   de 
corail  et  le  pose  à  peine  sur  sa  tête.  Elle  arrache  au 
bouquet    de    lilas  quelques   branches,  joue  avec   en 
chantonnant.   Puis,    tout  à  coup,  elle  s'arrête    net; 
dans  la  psyché  elle  a  vu  son  image  de  loin.  Les  sourcils 
froncés,  elle  regarde.)  Ah  !  te  voilà,  toi  !  (Elle  fait  un 
pas  avec  un  geste  de  colère.  Elle  lance,  les  fleurs  contre 
la  glace,  en  la  visant,  de  loin;  puis  elle  se  rapproche, 
regarde  fixement,  avidement  son  image;  à  droite  et  à 
gauche,  jette  un  regard  peureux  et  circulaire  comme 
pour  mesurer  sa  solitude.  Elle  s'approche  tout  contre 
la  glace  en  allongeant  les  bras  et  en  se  souriant,  la  tête 
un  peu  renversée  en  arrière.  Quand  elle  arrive  à  la 
psyché,  elle  s'y  accoude,  laisse  glisser  sa  joue  en  feu 
contre  la  fraîcheur  de  la  glace.  Elle  secoue  la  tête, 
avec  une  petite  expression  douloureuse  et  plaintive, 
presque  puérile.  Elle  tend  les  lèvres  et  embrasse  en 
pleurant  son  image.)  Pauvre...  pauvre... 

RIDEAU 


ACTE  II 


Même  décor.  Même  atelier.  La  scène  vide.  Ce  n'est  plus 
l'éclairage  du  premier  acte.  Obscurité  presque  complète. 
Une  coquille  lumineuse,  simplement,  projette  sa  lumière. 
Sur  une  table  le  plateau  du  dîner  non  desservi.  Près  de  la 
psyché  la  lampe  à  pied.  Désordre  d'étoffes  et  de  robes.  Des 
flacons  et  des  brosses.  La  scène  demeure  vide  très  long- 
temps. On  entend  sonner  à  la  porte  de  l'escalier  privé  de 
l'atelier.  Personne  ne  vient...  Plusieurs  appels.  On  entend 
même  cogner  à  la  porte  de  l'antichambre.  Mme  de  Marlicw, 
en  camisole  de  nuit,  apparaît  au  petit  escalier  intérieur 
qui  mène  aux  appartements.  Elle  descend  et  maugrée, 
tourne  un  commutateur  qui  donne  un  peu  de  lumière  dans 
une  coupe. 


SCESE  PREMIERE 
Mme  DE  MARLIEW,  seule. 

Mme  DE  MARLIEW,  marmottant. 

Qu'est-ce  qui  se  passe?  Elle  n'a  donc  pas  pris  sa 
oleC?  11  est  trois  heures  déjà...  {Elle  va  à  la  porte  de  la 
petite  antichambre.)  C'est  toi,  Thyra?  [Bruits  de  porte 
ouverte.  Celte  fois  une  exclamation.)  \ous\...  Entrez 


132  LE    PHALENE 


entrez  !  (Mme  de  Marliew  revient  en  scène  faisant 
passer  devant  elle  le  prince  de  Thyeste  en  habit.  Il 
entre  avec  précipitation.)  Vous  !  prince  !...  Que  venez- 
vous  faire?. ..  Il  y  a  un  malheur  !...  Un  accident  est 
arrivé  à  ïhyral... 

SCÈm  II 
Mme  DE  MARLIEW,   PHILIPPE 

PHILIPPE 
Non...  Je  viens  l'attendre.  Elle  n'est  pas  là,  n'est-ce 
pas?  Elle  n  est  pas  rentrée? 

Mme    DE  MARLIEW 

Il  est  pourtant  trois  heures  du  matin..,  mais  elle 
ne  saurait  tarder. 

PHILIPPE 
Savez-vous  où  elle  est  allée? 

Mine   de   MARLIEW 

A  un  bal  costumé. 

PHILIPPE 
Seule?  Personne  n'est  venu  la  prendre? 

Mme    DE  MARLIEW 
Seule...  Je  ne  l'ai  même   pas   vue;  j'étais  couchée 
quand  elle  est  partie.  Elle  avait  condamné  sa  porte. 

PHILIPPE 
Je  m'excuse  de  vous  déranger  à  une  pareille  heure 


LE    PHALE2S'E  133 


et  de  vous  avoir  fait  lever...  Mais  si  vous  le  voulez 
bien,  nous  allons  l'attendre  ensemble? 

Mme    DE   MARLIEW 
Très    volontiers...    Je   m'excuse    seulement    d'une 
pareille  toilette.  Permettez  que  j'aille  au  moins  mettre 
quelque  ordre... 

PHILIPPE 
A  quoi  bon?  Je  vous  en  prie,  restez  comme  vous 
êtes... 

Mme   DE  MARLIEW 
Croyez  que  je  suis  gênée...  Une  vieille  femme  ab- 
dique toute  coquetterie,  c'est  entendu,  mais... 

PHILIPPE,  sèchement. 

Je  vous  trouve  très  bien  ainsi.  Je  vous  en  prie,  ma- 
dame. J'ai  à  vous  mettre  au  courant  de  la  situation  et 
tout  retard,  fût-il  de  quelques  minutes,  me  semblerait 
intolérable. 

Mm,i  DE  MARLIEW 

Asseyez-vous  donc,  prince.  Tenez,  je  vais  donner  de 
la  lumière...  (Elle  allume  l'atelier.)  Vous  avez  là  des 
cigarettes.  Vous  n'aurez  pas  froid  ? 

PHILIPPE,  sans  s'asseoir. 

Je  crois  qu'en  ce  moment  je  ne  sentirais  ni  le  froid 
ni  le  chaud  !  Je  viens  de  faire  les  cent  pas  devant 
votre  porte  pendant  près  d'une  heure  et  je  ne  pourrais 
me  rappeler  la  température.  (Un  temps.)  Votre  fille 
m'a  donné  congé  ce  soir,  le  savez-vous?... 


134  LE    PHALENE 


Mme    DE   MARLIEW 
Qu'est-ce  que  vous  dites  là?...   Ce  n'est  pas  pos- 
sible ! 

PHILIPPE 

Elle  a  rompu  avec  une   netteté,  une  autorité  qui 
montraient  une  résolution  parfaitement  méditée. 

Mme  DE  MARLIEW 
Jamais,  croyez-le,  elle  ne  m'avait  mise  au  courant 
d'une  intention  semblable  !  Vous  me  voyez  suffoquée... 
Avant-hier  matin  encore,  nous  avons  discuté  certains 
détails  de  trousseau.  Peut-être,  prince,  avez-vous  pris 
une  bouderie  de  femme  nerveuse  pour... 

PHILIPPE,  soupçonneux. 
Non,  non...  Thyra  ne  m'a  fourni  que  les  plus 
vagues  explications.  C'est  ce  vague,  précisément,  qui 
avait  éveillé  tous  mes  soupçons.  Je  prévoyais  quelque 
mystère  là-dessous.  J'ai  voulu  savoir...  et  ce  que  j'ai 
appris  passe  toute  imagination,  en  effet  1  J'ai  fait 
guetter  votre  fille  ! 

Mme  DE   MARLIEW,  révoltée. 
Oh! 

PHILIPPE 

Pensant  bien  qu'elle  sortirait  ce  soir,  j'attendais  le 
signal  de  mes  pisteurs  et  j'ai  pu  la  suivre  moi-même. 
Elle  est  partie  d'ici  de  bonne  heure? 

Mme  DE  MARLIEW 

Oui,  vers  neuf  heures,  je  crois. 


LE    PHALENE  135 


PHILIPPE 

Elle  s'est  rendue  chez  Emmanuel  Liguières. 

Mme  DE  MARLIEW,  rassurée  et  riant. 

Chez  M.  Lignières  ?...  Oh!  si  vous  prenez  ombrage 
de  cette  camaraderie,  je  puis  vous  certifier... 

PHILIPPE 

Attendez  la  suite...  Attendez  la  suite...  Elle  est 
en  effet  restée  très  peu  de  temps  chez  ce  M.  Lignières. 

Mme    DE   MARLIEW 
Vous  voyez  bien  ! 

PHILIPPE 

Ils  sont  descendus  tous  deux  au  bout  d'une  vingtaine 
de  minutes  ;  Thyra  telle  qu'elle  était  entrée,  c'est-à- 
dire  la  figure  emmitouflée  de  voiles,  et  lui  en  cos- 
tume renaissance  italienne...  une  sorte  de  seigneur 
vénitien.  Ils  se  sont  fait  conduire  par  le  taxi  qui  avait 
amené  Thyra,  ils  se  sont  fait  conduire  au  bal  des 
Quat'-Z'Arts... 

Mme    DE    MARLIEW 

C'était  donc  à  ce  bal?...  Oh  !  comme  je  suis  con- 
trariée !  En  effet,  l'endroit  n'est  pas  convenable,  et  je 
la  gronderai  d'importance  ! 

PHILIPPE 

Doucement!...  Je  vais  vous  servir  d'autres  choses  ! 
Je  ne  sais  si  elles  seront  pour  vous  des  révélations  ou 
si  rien  de  la  vie  do  votre  fille  no  vous  est  inconnu  .. 


136  LE    PHALENE 


Mme  DE  iMARLIEVV,  avec  hauteur  et  fermeté. 

Mais,  prince,  Thyra  ne  me  cache  jamais  rien  et  n'a, 
je  vous  le  certifie,  rien  à  me  cacher. 

PHILIPPE 
Vraiment?  Je  doute  pourtant  que  vous  consentiez  à 
partager  la  responsabilité  de  ce  qui  va  suivre.  {Il  s'as- 
sied.) J'ai  pu  distinguer  qu'elle  avait  un  loup  sur  la 

figure. 

Mme  DE  MARLIEW 

Quelquefois,  elle  porte,  par  genre,  un  loup  de 
velours  rouge. 

PHILIPPE,  ricanant. 

Oui...  une  habitude,  une  manière  de  ne  pas  se  faire 
reconnaître...  Le  célèbre  anonymat  !...  Bref,  je  les  ai 
vu  entrer.  J'étais  par  conséquent  sûr  de  les  retrouver; 
j'ai  pris  le  temps  de  me  masquer  moi-même.  J'ai 
passé  hâtivement  un  costume,  placé  un  cartonnage 
sur  la  figure.  Au  bout  d'une  demi-heure  je  suis  entré 
dans  la  salle.  Bon,  me  suis-je  dit,  je  tiens  la  clef  du 
mystère;  elle  aime  Lignières.  C'était  une  intrigue. 

Mme  DE  MARLIEW. 
Oh  !  prince,  tout  à  fait  impossible,  impossible  ! 

PHILIPPE 
En  effet,  mais  sur  le  moment  l'hypothèse  me  sem- 
blait très  plausible.  Pourquoi  pas?...  Lignières  est  un 
beau  garçon.  Je  l'avais  rencontré  dans  la  journée  ici 
môme.  Elle  pouvait  obéir  justement  à  une  séduction 


LE    PHALENE  137 


sentimentale...  enfin,  ce  n'était  pas  impossible...  Eh 
bien!  non,  non...  l'iiypolhèse  était  trop  simple,  trop 
normale  encore  I  Je  me  trouve  en  présence  de  quelque 
chose  qui  dépasse  tout  ce  que  je  pouvais  imaginer... 
tout!  vous  entendez,  tout  !...  Voire  fille  est,  madame, 
un  être  sournoisement  dégradé,  un... 

Mme  DE  ^L\RLIEVV,  se  lexaiit  indignée. 

Mais,  prince,  je  ne  vous  permets  pas  de  parler  ainsi 
de  ma  fille. 

PHILIPPE 

Oh  !  oh  !  nous  n'en  sommes  plus  à  ces  permissions- 
là,  je  vous  prie  de  le  croire!  Après  ce  que  j'ai  vu,  de 
mes  yeux  vu,  je  suis  autorisé  à  tous  les  commentaires. .. 
et  je  les  prends  ! 

Mme  DE  MARLIEW,  se  remettant  do  son  émotion. 
Je  VOUS  somme  maintenant  de  préciser  vos  accu- 
sations. 

PHILIPPE 

Facilement!...  Après  s'être  livrée  à  mille  excentri- 
cités dans  son  costume  de  Salomé,  déjà  pas  mal  indé 
cent,  bras  nus,  gorge  à  l'air,  et.  je  le  reconnais  cepen- 
dant, gardant  le  masque  ou  ne  le  soulevant  que  pour 
boire  quelques  gorgées  de  Champagne,  elle  s'est  mise 
à  danser  dans  un  coin,  devant  une  dizaine  de  personnes 
ricanantes  et  excitées;  elle  dansait  comme  un  modèle, 
toujours  nimbée  de  voiles  ..  sous  le  regard,  j'ose  dire 
paternel,  de  ce  monsieur  Lignières  qui,  lui,  était  par- 
faitement reconnaissablc,  ne  se  mettait  pas  eu  peine 


1S8  LE    PHALENE 


d'un  anonymat  quelconque  et  serrait  de  temps  en 
temps  quelques  mains  d'un  air  fat  et  flatté.  Je  voyais 
des  hommes  lui  demander  à  voix  basse,  avec  ce 
regard  qui  ne  trompe  pas,  ce  regard  curieux  : 
«  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  petite  femme-là?  » 

Mme  DE  MARLIEW 
Inconséquence  regrettable  !  voilà  tout  ! 

PHILIPPE 

Il  haussait  les  épaules  et  c'était  déjà  exquis  pour 
moi.  Mais  voici  la  chose  inouïe,  tellement  folle  que 
si  je  ne  Tavais  vue  de  mes  yeux,  jamais  je  ne  l'aurais 
crue  !  Tout  témoignage  m'aurait  paru  une  calomnie, 
une  invention  pure!... 

Mme  DE  MARLIEW 
Mais  dites,  dites!...  Vous  me  déchirez!...  Vous  me 
jetez  dans  un  état  d'anxiété  torturante... 

PHILIPPE 

L'heure  des  soupers  ayant  sonné,  ils  se  sont  placés 
à  une  table...  vous  savez,  ces  petites  tables  à  côté 
l'une  de  l'autre...  Cent  cinquante  personnes  se  trou- 
vent réunies  en  cohue,  échangent  leurs  regards,  leurs 
cris,  leur  demi-ivresse...  Cela  sent  la  sueur  et  le 
fard...  Tous  les  deux  seuls,  Lignières  et  elle,  attablés, 
presque  silencieux...  De  temps  en  temps  il  lui  ver- 
sait par  amusement  des  vins,  du  Champagne...  Elle 
paraissait  d'une  gaieté  extraordinaire.  Je  ne  distinguais 
pas   ce    ({u'clle   regardait    en    face    d'elle    fixement, 


LE    PHALE^fE  139 


mais,  tout  à  coup,  elle  rejeta  le  loup  et  son  visage 
parut  en  pleine  lumière,  un  visage  que  je  ne  lui  con- 
naissais réellement  pas,  presque  cynique...  les  narines 
froncées  par  une  respiration  haletante...  Et  je  m'aper- 
çus que,  depuis  quelque  temps,  elle  considérait  en 
face  d'elle  une  sorte  d'éphèbe,  un  bellâtre  d'une  ving- 
taine d'années,  habillé  en  joueur  de  flûte,  qui  donnait 
l'impression  d'une  sorte  de  peintre  anglais  ou  améri- 
cain, vous  savez,  ces  jeunes  hommes  au  visage  au- 
dacieux dans  une  foule,  qui  se  sentent  regardés  et  ne 
craignent  aucun  regard...  Mon  attention,  d'ailleurs, 
se  portait  uniquement  sur  elle.  Je  ne  perdais  pas  un 
jeu  de  sa  physionomie.  Alors  j'ai  vu  son  expression 
de  figure  se  fondre  en  sourire,  un  sourire  presque 
humble,  qui  m'a  tout  écœuré.  De  suite  j'ai  jeté  les 
yeux  sur  l'homme.  11  répondait  à  ce  sourire...  puis 
il  a  mâchonné  prétentieusement  des  fleurs.  Elle  a 
répondu  de  même.  Je  me  sentais  étoufl'er  ! 

Mme  DE  MARLIEVV 

J'ai  peur... 

PHILIPPE 

Attendez,  ce  n'était  rien  !  Car  comme  une  prosti- 
tuée {Mme  de  Marliew  se  lève  en  sursaut),  il  n'y  a  pas 
d'autre  mot,  comme  la  plus  vulgaire  des  courtisanes, 
à  je  ne  sais  quel  geste  de  l'homme  qui  m'échappa,  elle 
a  répondu  en  envoyant  du  bout  des  doigts,  négligem- 
ment, un  baiser!  Cela  s'est  fait  très  simplement, 
comme  un  rite...   Elle  avait  le  coude  appuvé  sur  la 


140  LE   PHALENE 


table,  le  regard  mi-clos.  L'homme  souriait  toujours... 
Peu  de  temps  après,  il  s'est  levé,  s'est  approché  de  leur 
table...  Ils  ont  causé  quelques  instants,  lui  debout.  Et 
Lignières,  vous  entendez  bien  ceci,  Lignières  a  laissé 
s'asseoir  à  leur  table  cet  homme  qui  sans  nul  doute 
devait  être  pour  lui  un  inconnu...  Lignières  riail  bête- 
ment, peut-être  amusé!...  L'heure  qui  a  suivi  fut 
plus  atroce  encore!  J'ai  vu  cet  homme  lui  caresser 
doucement  les  bras...  Il  a  saisi  une  coupe  de  Cham- 
pagne... il  l'a  fait  boire,  la  tête  renversée  en  arrière, 
et  tout  à  coup  il  lui  a  pris  la  bouche  en  riant...  Ah! 
je  vous  fais  de  la  peine... 

Mme  DE  MARLIEW,  laissant  tomber  la  tète  dans  ses  mains. 

Vous  me  martyrisez,  tout  simplement. 

Un  silence  oppressé. 

PHILIPPE 
J'abrège.  Il  y  a  deux  heures  environ,  ils  sont  sortis 
tous  deux  ensemble  du  bal,  délaissant  Lignières, 
qui  s'est  perdu  dans  la  foule.  Moi,  je  me  suis  précipité 
à  leur  poursuite.  Mon  taxi  les  a  suivis.  Je  n'avais 
plus  qu'un  espoir,  dans  ce  désarroi,  c'est  qu'elle  se  fît 
conduire  directement  ici...  Parbleu,  non  !  l'auto  filait 
toujours  du  côté  du  parc  Monceau.  Oh  !  cette  pour- 
suite dans  la  nuit  !...  J'avais  envie  d'arrêter  la  voiture, 
mais  la  curiosité  emportait  tout  autre  sentiment. 
Eux,  ont-ils  aperçu  une  auto  qui  les  suivait?  Je  ne 
le  crois  pas,  toutefois,  l'homme,  à  un  certain  mo- 
ment,  s'est   penché  à  la  portière...  la  couronne  de 


LE    PHALErSE  141 


laurier  d'or  est  tombée.. .  J'ai  aperçu  un  bout  d'épaule, 
un  bout  d'étofîe  rouge,  c'est  tout!...  Alors,  ils  ont 
tourné  à  toute  allure  dans  des  rues  diverses.  Mon  taxi 
ne  pouvait  suivre  qu'à  une  distance  normale  pour  ne 
point  éveiller  leur  attention.  Brusquement,  je  les  ai 
perdus  !...  J'ai  pris  la  rue  Puvis-de-Chavanne;  eux  ont 
dû  prendre  une  petite  rue  à  gauche...  Pendant  une 
demi-heure,  j'ai  exploré  toutes  les  rues  environnantes. 
J'espérais  qu'un  taxi  arrêté  m'indiquerait  la  maison. 
Rien  !  Je  n'avais  plus  qu'à  me  faire  conduire  ici  et,  en 
bas  de  chez  vous,  j'ai  erré...  je  me  suis  promené... 
Maintenant,  il  est  trois  heures.  Le  sot  espoir  qu'elle 
était  peut-être  ici...  montée  par  l'escalier  de  son  ate- 
lier... le  désir  surtout  de  vous  voir,  de  parler  à  quel- 
qu'un, m'a  fait  sonner  à  votre  porte...  A  présent,  je 
suis  chez  elle  et  j'attendrai,  j'attendrai  jusqu'à  l'au- 
rore... jusqu'à  demain  matin  !  {H  frappe  sur  la  table.) 
Je  veux;  lui  crier  toute  ma  haine,  tout  mon  mépris, 
toute  ma  colère  !  Ah  !  le  sentiment  de  répulsion  que 
j'éprouve!...  le...  (//  s'arrête.)  Eh  bien,  vous  voilà 
fixée!...  L'éticz-vous  avant?  Je  n'en  sais  rien!  Oui, 
oui,  je  n'en  sais  plus  rien  !  J'en  arrive  à  douter  de 
tout  !  N'ai-je  pas  été  la  dupo  de  deux  aventurières? 

Mme  DE  MARLIEW 

Monsieur,  c'est  trop  abominable  de  parler  ainsi  !  Je 
vous  comprends...  mais,  regardez-moi,  regardez-moi, 
par  pitié  !  Depuis  que  vous  parlez,  je  me  demande 
lequel  de  nous  deux  est  fou  !  lequel  a  perdu  tout  bon 


142  LE    PHALENE 


sens  !  Et  encore  maintenant  je  vous  répète  que  vous 
avez  dû  être  le  jouet  d'une  erreur  1 

PHILIPPE 

Phrase  classique!...  Je  l'attendais.  Malheureuse- 
ment... 

Mme  DE  MARLIEW 

Ma  fille  est  sage,  monsieur,  ma  fille  est  pure  !  Mais 
oui,  en  ce  moment  encore  j'en  répondrais,  j'en  ré- 
ponds !  J'ai  eu  toutes  ses  confidences  d'enfant,  de 
jeune  fille.  J'ai  lu  ses  petits  cahiers...  Elle  écrivait  ses 
pensées  au  jour  le  jour.  Je  vous  les  montrerai...  vous 
ne  douterez  plus.  Elle  a  repoussé  toutes  les  avances, 
tous  les  partis  !...  Vous  la  connaissez,  farouche,  aris- 
tocrate... pétrie  d'orgueil... 

PHILIPPE,  il  éclate  de  rire. 

Ce  qui  n'empêche  pas  que  votre  fille  menait  la 
louche  existence  des  débauchées  ! 

Mme  DE  MARLIEW 
Non,  je  vous  crie  que  non  !  Vous  allez  avoir  l'expli- 
cation de  cette  imprudence,  car  c'est  une  imprudence, 
un  défi,  peut-être...  Vous  devez  bien  voir,  monsieur, 
que  je  vous  dis  toute  la  vérité. 

PHILIPPE 
Je  vois  que  vous  ignorez  peut-être  tout,  que  vous 
avez  été  roulée,  vous,  la  mère,  comme  moi  !    C'est 
admissible...  Une  aventurière  comme  elle  peut  donner 
le  change  ù  tout  son  monde  I 


LE    PHALENE  143 


Mme   DE  MARLIEW 

Mais  elle  vous  adorait  ! 

PHILIPPE 

Peut-être  ambitionnait-elle  seulement  mon  titre?... 
Peut-être  maimait-elle,  après  tout?... 

Mme  DE  MARLIEW 

N'en  doutez  pas  ! 

PHILIPPE 

Seulement,  à  la  dernière  minute,  un  remords  ou 
simplement  un  reste  d'honnêteté,  si  ce  n'est  le  désir 
pur  et  simple  de  sa  liberté,  l'ont  empêchée  de  com- 
mettre la  suprême  infamie  !  Elle  a  eu  peur. .. 

Mme  DE  MARLIEW 
Peur?... 

PHILIPPE 

Quesais-je?. ..  De  la  révélation,  delà  lettre  anonyme, 
du  chantage  d'un  amant...  Car  quand  on  en  est  où  elle 
en  est,  dans  le  domaine  de  la  débauche,  peut-on  rester 
maître  de  sa  vie  ou  de  ses  actes  '.Ils  appartiennent  à  tous! 

Mme  DE  MARLIEW 
Que  voulez-vous  que  je  réponde?  Vous  voyez,  mon- 
sieur, une  pauvre  femme  éperdue  ! 

PHILIPPE 

Mais  ce  n'était  que  trop  naturel,  d'ailleurs,  ma- 
dame !  Une  artiste,  une  jeune  fille  habituée  comme 
je  le  lui  avais  dit  déjà,  à  la  licence  des  yeux,  à  la 
camaraderie  des   hommes  !   Voilà    trois   ans   qu'elle 


1^*  LE    PHALÈNE 


Vivait  de  la  vie  d'atelier.  Ses  sens,  à  vingt-trois  ans, 
devaient  être  nettement  éveillés.  Oh  !  je  reconstitue 
facilement!  Tenez,  elle  a  dû,  par  hypocrisie,  par 
nécessité,  tomber  dans  les  amours  faciles,  les  contacts 
brefs.  Vous  savez,  les  anonymes,  les  inférieurs  ! 

Mme  DE  MARLIEW 

Mon  Dieu!  mon  Dieu!...  Maintenant,  à  mon  tour 
aussi,  je   reconstitue.   Vos  paroles  m'éclairent.   Oh  ! 
quelle  terrible  chose,  monsieur  !...  {Elle  baisse  la  voix 
instinctivement.)  Hier  matin,  en  eflet...  oh!  mainte- 
nant je  peux  le  dire...   elle  est  rentrée  ici  habillée 
dune  façon  si  étrange,  avec  un  costume  de...   {elle 
hésite)    de    femme   de   chambre.,.    Elle   était   restée 
absente  toute  la  matinée.   [Dans  une  plainte.)   Oh! 
non,  pas  cela!  pas  cela!,.. 

PHILIPPE 
Ah  !  vous  voyez  bien  !...  Vos  yeux  s'ouvrent,  main- 
tenant !  Ce  qui  vous  avait  empêché  de  voir,  c'est  cette 
hltérature,  ce  farouche  orgueil   qu'elle   s'était   collé 
comme  un  masque.  Maintenant,  vous  frémissez  ! 

Mme  DE  MARLIEW 
Et  à  quel  point  I... 

PHILIPPE 

Pas  plus  que  moi.  Ce  que  je  puis  souffrir,  moi,  de- 
puis quelques  heures  !  Oh  !  ce  n'est  pas  une  souffrance 
aiguë...  non...  c'est  une  impression  de  froid...  Voir  J 
vivre  tout  à  coup  devant  soi,  d'une  vie  autre,  l'être 


LE    PHALENE  H: 


dont  on  s'était  fait  une  image  si  différente,  com- 
prendre tout  à  coup  la  raison  de  ses  rires,  les  expres- 
sions de  ses  yeux  !  Ah  !  la  vie  double  !  le  mystère  de 
cela  !  On  se  répète  machinalement  :  voilà  !  voilà  !  je 
sais  !  plus  rien  ne  fera  que  le  passé  puisse  ressusciter... 
Ce  sont  de  sales  moments,  croyez-le... 

Mme  DE  "MARLTEVV,  toute  à  sa  pensée,  et  niant  à  nouveau 
énergiquement. 

Prince,  permettez-moi  encore  d'espérer  qu'il  y  a  là 
un  formidable  malentendu.  Elle  va  rentrer,  et  vous 
allez  voir,  monsieur,  elle  nous  rassurera  d'un  mot... 
Mais,  quelle  attente  pénible  pour  vous  comme  pour 

moi  1 

PHILIPPE 
Montez  vous  reposer,  madame,  je  resterai  seul  ici, 
seul  avec  la  rage  qui  me  tiendra  compagnie...  Quel- 
ques cigarettes,  au  surplus,  à  mâchonner  ! 

Mme    DE   MARLIEVV 

Comment  voudrier-vous  que  j'aille  me  reposer  dans 
une  pareille  agitation?  Je  ne  le  pourrais  pas  !  Au  con- 
traire, je  vous  demande  de  demeurer  là,  de  vous  trou- 
ver en  présence  de  ma  fille  quand  elle  va  rentrer... 
Attendons,  attendons... 

PHILIPPE,  s'asseyant  nerveux  et  lointain. 

Mais  comme  tous  les  propos  que  nous  échangerions 
désormais  seraient  vains,  restons  là  sans  même  nous 
parler...  comme  dans  un  wagon...  comme  dans  une 

10 


116  LE    PHALENE 


salle  de  gare...  en  attendant  ce  lugubre  lever  du  jour 
qui  ne  veut  pas  venir!... 

Silence. 

Mme  DE  MARLIEW,  mettant  en  frissonnant  un  châle 
sur  ses  épaules. 

Oui.  11  fait  d'ailleurs  si  froid  !  Vous  ne  désirez  pas 
une  boisson  chaude?  Voulez-vous  que  j'aille  chercher 
quelque  chose  à  l'office,  prince? 

PHILIPPE,  redevenant  distant. 

Je  vous  en  prie...  je  n'ai  besoin  que  de  recueille- 
ment. 

Ils   se  taisent.   On  entend   le   chien 
qui  aboie  dans  l'appartement. 

Mme  DE  MARLIEW 
Le  chien  s'est  réveillé  !  il  a  entendu  du  bruit  I  [Ils 
se  taisent  à  nouveau.  Le  chien  continue  d'aboyer.)  Oh  ! 
ce  chien  est  insupportable  !  Je  vais  le  faire  taire. 
{Elle  monte  l'escalier  et  ouvre  la  porte.)  Sam  !  tais-toi, 
voyons,  tais-toi!...  Sam!...  (Le  chien  se  tait  mainte- 
nant. Elle  referme  la  porte,  redescend  iescalier  en 
geignant  et  s'assied.  Ils  ne  disent  plus  rien.,  chacun  à 
sa  pensée.  Mme  de  Marliew,  machinale  et  plaintive,  à 
la  façon  des  étrangères.)  Mon  Dieu!  Jésus!...  mon 
Dieu!  {L/n  temps.)  J'entends  marcher  dans  l'escalier. 
Ce  ne  peut  être  qu'elle  !  Écoutez...  (//  prête  Voreille.) 
Oui  !  on  est  sur  le  palier...  Vous  entendez?...  Une  clef 
chciche  la  serrure... 

PHILIPPE,  vivement. 

Hfstez.  Moi,  je  me  cache.  {Il  empoigne  son  pardessus 


LE    PHALENE  147 


et  son  chapeau.)  Je  veux  rentendre  vous  parler.  Je  me 
mets  là-bas...  dans  l'ombre...  (//  va  à  la  draperie  du 
fond.)  Ne  lui  révélez  pas  ma  présence,  n'est-ce  pas? 
Je  veux  entendre  les  premiers  mots  qu'elle  va  vous 
dire... 


J'y  consens. 


Mme  DE  MARLIEW 


Il  se  dissimule  au  fond,  dans  l'om- 
bre des  tentures.  On  entend  un 
bruit  de  porte  refermée  à  clef. 


SCÈXE  II 
Les  mêmes,  THYRA 

TÎIYRA,  entre.  Elle  aperçoit  sa  mère. 

Comment?...  Levée!... 

Mme  DE  MARLIEW 

J'étais  in<juiète  !  Tu  ne  m'avais  pas  prévenue  que  tu 
rentrerais  si  tard... 

TIIVRA,  elle  porte   un  j^rand  manteau  noir,  i)ailirlé.  Un  casque 
d  ;irgent  et  d'émeraude  retient  mal  la  masse  de  ses  clu\eux. 

11  m'est  arrivé  plus  d'une  fois  de  reutrer  vers  trois 
lieures  du  matin  !... 

Mme  DE  MAIILIEW 

La  journée  d'hier  était  déjà  suffisamment...  extra- 
ordinaire !  Je  comi)lais  ne  point  rrpasser  par  les  émo- 
tions et  les  angoisses  d'hier  matin...  Tu  aurai»  vrai- 


148  IK    PHALENE 


ment  pu  me  dire  à  quel  bal  tu  te  rendais  !  Je  n'ai  pas 
eu  connaissance  d'une  invitation... 

THYRA 
Je  t'avais   fait  prévenir  par  les  domestiques...   Je 
sors  d'un  bal  particulier,  un  bal  d'artistes. 

Mme  DE  MARLIEVV 

Tu  aurais  pu  en  partir  plus  tôt...  Tu  rentres  direc- 
tement ? 

THYRA 

Directement.  Pourquoi  ces  questions? 

Mme  DE  MARLIEW 

Tu  me  feras  le  plaisir  de  me  dire  d'où  tu  viens.  J'ai 
le  droit  de  savoir  dans  quel  bal  ma  fille  sVst  rendue... 
seule,  car  tu  n'étais  pas  accompagnée?... 

THYRA,  après  une  hésitation  légère. 

J'étais  seule.  Et  après?...  Qu'est  ce  que  ça  sent, 
ici  ?. . .  Tu  as  fumé  ? 

Mme  DE  MARLIEW 
Oui. 

THYRA,  soupçonneuse. 

Cependant,  tu  ne  fumes  jamais  la  nuit  !.,. 

Mme  DE  MARLIEW 

L'énervement  ! . . .  C'est  compréhensible  ! . . . 

THYRA,  méfinnlo,  prend  le   cendrier  et   rogirric   une   cigarette 
qui  achève  de  se  consumer. 

Attends...    mais..j    ce   bout  doré..*    avec   des  ini« 


LE    PHALENE  149 


tiales...  Ce  sont  les  cigarettes  de  Phili[)pe  1...  Allons, 
maman,  tu  étais  là  avec  quelqu'un?...  Quelqu'un  est 
venu  ?... 

Mme  DE  MARLILW 

Pourquoi  voudrais-tu  que  quelqu'un  soit  venu  à  une 
heure  pareille,  et  qui? 

Thyra  regarde  autour  d'elle.  Elle  va 
dans  le  fond  do  la  pièce,  dont 
l'obscurité  l'inquiète.  Elle  donne 
la  lumière  et  aperçoit  la  silhouette 
de  Philippe  qui  transparaît  der- 
rière le  rideau.  Elle  va  à  lui. 

THYRA 

Ah  !  VOUS  venez  m'espiouner  ici  ?...  Je  vous  prie  de 
sortir  immédiatement.  Je  suis  chez  moi  ! 

PHILIPPE,  sans  sourciller,  haussant  les  épaules. 

Prenez-le  comme  vous  voudrez.  Quand  je  vous 
aurai  dit  ceci  :  que  je  sais  d'où  vous  venez  {elle  sur- 
saute légèrement),  que  je  vous  ai  suivie,  vous  le  pren- 
drez peut-être  de  moins  hautl...  [Thyra  plisse  les 
sourcils,  pais,  en  manière  de  défi,  jette  son  manteau 
noir  par  terre.  On  la  voit  alors  dans  son  costume  de 
Saloméy  la  gorge  et  les  bras  nus.  Le  prince,  à  ce  geste, 
laisse  échapper  un  mouvement  furieux.)  Thyra  ! 

Mme  DE  M.\RLIEW,  précipitamment. 
Prince...  je  vous  en  prie  1 

THYRA 

Mais  ne  t'interpose  pas,  maman  !  {Un  silence.)  Vous 
disiez  donc? 


160  LE    PHALENE 


PHILIPPE 

Je  dis  que  vous  serez  moins  brave  quand  vous 
saurez  que  j'étais  à  ce  bal,  que  je  vous  ai  vue  tout  le 
temps!  tout  le  temps!...  [les  yeux  dap.s  les  yeux)  et 
après  encore  !... 

THYRA,    trahit  une  seconde  d'émotion   immense,   puis  elle  se 
ressaisit  et  froidement. 

Eh  bien  ? 

PHILIPPE 
Quand  vous  êtes  partie  avec  cet  homme,  je  vous 
ai  suivie.  Cet  homme  que  vous  ne  connaissiez  pas, 
que  vous  avez  lev... 

Mme  DE  MARLIEW,  éclatant. 
Thyra  !  dis-lui  que  ce  n'est  pas  vrai  !... 

THYRA 

C'est  vrai.  (Mouvement  du  prince  et  de  la  mère.)  Et 
après?...  Ne  vous  ai-je  pas  rendu  votre  liberté  aujour- 
d'hui même  et  n'ai-je  pas  repris  la  mienne?...  En 
voilà  assez  !  Je  vous  prie  de  bien  vouloir  vous  en 
aller. 

PHILIPPE,  croisant  les  bras,  en  menace,  devant  ce  flegme 

apparent. 

C'est  tout? 

THYRA 
Asolument  tout. 

Mme  DE  MARLIEW 

Mais,  Thyra,  te  rends-tu  compte,  mon  enfant,  de  ce 


LE    PHALENE  161 


que  j'éprouve,  de  ce  que  nous  éprouvons   tous   les 
deux?... 

THYRA,  lui  posant  la  main  sur  l'épaule. 

Toi  et  moi,  nous  réglerons  ces  incidents  au  matin. 
Mais,  si  monsieur  ne  veut  pas  se  retirer,  eh  bien, 
c'est  moi  qui  lui  cède  la  place... 

PHILIPPE 

J'admire  votre  audace  !...  Le  cynisme  soudain  des 
coupables  qu'on  vient  de  démasquer  ! 

THYRA 
11  est  tard.  Adieu.  {Elle  regarde  Philippe.)  Passez- 
moi  mon  manteau!  [Philippe  ne  bouge  pas.}  Cela  n'a 
I)as  d'ailleurs  la  moindre  importance  ! 

Elle    monte    l'escalier  et,    sur  elle, 
referme  la  porte. 

SCÈNE  IV 
Mme  DE  MARLIEW  et  LE  PRINCE,  s.  uls. 

PHILIPPE 
Vous  l'avez  entendue?  Êtes-vous  édifiée?  Elle  n'a 
pas  nié!  Comment  raurail-elle  pu,  d'ailleurs? 

Mme  DE  MARLIEW 

Je  suis  anéantie  !...  C'est  donc  vrai  !  Elle  m'a  caché, 
eu  effet,  toute  une  vie  double...  Depuis  quand?...  Oh  ! 
je  vous  jure,  prince,  que  je  l'ignorais  !  Je  suis  toute 
honteuse  ! 


152  LE    PHALENE 


PHILIPPIN 

Je  ne  mets  pas  en  doute  votre  parole. 

Mme  DE  MARLIEW 
Dans  ce  désastre...  qui  m'accable...  j'essaie  en  vain 
de  comprendre  comment  il  se  fait  qu'elle  m'ait  dupée 
à  ce  point...  Je  ne  m'explique  pas  comment  elle  a  pu 
en  arriver  là  ! 

PHILIPPE 

Eh  bien,  moi,  je  reconstitue.  A  la  façon  dont  elle 
vient  de  prononcer  ces  quelques  mots,  j'ai  compris 
tout  à  coup.  Cette  femme  distinguée  et  raffinée  est  à 
la  fois  la  femme  du  plaisir  vulgaire  et  subtil.  On 
trouve  chez  de  jeunes  êtres  trop  libres  cette  requête 
aux  baisers  des  hommes  I 

Mme  DE  MARLIEW 
Mais  vous,  monsieur,  en  admettant  qu'une  mère 
confiante  manque  de  perspicacité  ou  de  surveillance, 
vous  vous  en  seriez  aperçu  !  Vous  n'auriez  pas  éprouvé 
cette  impression  de  pureté  indubitable  ! 

PHILIPPE 
Ah  !  moi,  c'est  difTérent  î  Je  l'aimais  !... 

Mme  DE  MARLIEW 
Une  enfant  si  exceptionnellement  douée,  si  royale- 
ment délicate...  elle  si  raffinée  dans  ses  moindres  dé- 
sirs I 

PHILIPPE 
Il  y  a    dans  le   ralTinoment   des   détours  de  celle 


LE    PHALENE  153 


sorte  !  Ah  !...  un  tel  monstre  est  rayé  de  ma  vie  et  de 
mon  souvenir  à  tout  jamais  !...  Je  garderai  de  ce  gal- 
vaudage, je  vous  prie  de  le  croire,  un  souvenir  cui- 
sant î...  La  belle  anecdote  à  raconter  ! 

Mme  DE  MARLIEW 

Je  ne  vois  qu'une  explication  plausible. . .  Elle  est 
navrante...  mais  c'est  la  seule!... 

PHILIPPE 
Laquelle  ? 

Mme  DE  MARLIEVV 

Écoutez...  puisque  c'est  irrémédiablement  fini  entre 
vous  deux... 

PHILIPPE. 
Comptez-y  ! 

Mme  DE  MAKLIEW 

Il  faut  que  je  vous  fasse  un  aveu  dont  autrement  je 
ne  me  serais  jamais  senti  le  courage. 

PHILIPPE 
Ah  !  ah  I  nous  approchons  de  la  sincérité  ! 

Mm('  DE  MARUEW 

Je  ne  m'en  suis  jamais  départie,  croyez-le  !  Cet 
aveu,  je  ne  pouvais  pas  vous  le  faire...  Non...  je  ne  le 
pouvais  pas...  Nulle  mère  n'y  aurait  d'elle-même  con- 
senti !...  Mais  peut  être  Iroiiverez-vous  là  une  explica- 
tion au  désordre  moral  de  ma  pauvre  enfant.  Peut- 


154  LE    PHALENE 


être  pèse-t-il  sur  elle  une  fatalité  dont  elle  est  irres- 
ponsable. Mais  jurez-moi,  jurez-moi,  puisque  vous 
partez,  que  vous  ne  lui  répéterez  jamais  ce  que  je  vais 
vous  confier,  car  elle  ignore  tout,  vous  entendez  1... 
Et,  quand  vous  saurez,  vous  aurez  peut-être  pitié 
d'elle  ! 

PHILIPPE,  impatienté. 
C'est  promis.  Dites,  dites... 

Mme  DE  MARLÏEW,  monte  encore  l'escalier,  entr'ouvre  la  porte 
du  haut  de  l'escalier,  puis  redescend. 

Bon.  Elle  est  montée  dans  sa  chambre.  {Elle  re- 
descend.) Depuis  quelques  années,  la  santé  de  ïhyra 
a  présenté  des  symptômes  alarmants.  Vous  n'ignorez 
pas  qu'à  la  suite  d'une  pleurésie,  à  Nice,  elle  a  perdu 
sa  voix  et,  sans  être  gravement  atteinte  (elle  s'arréle, 
puis,  s'ejjorçant  de  prendre  un  ton  sans  importance), 
elle  est  touchée  du  côté  droit. 

PHILIPPE 
Et  vous  ne  m'avez  rien  dit  ! 

Mme  DE  MARLIEW 
Oh  !  je  me  réservais  de  vous  en  parler...  11  s'agit  de 
quelques  petits  soins,  surtout  de  quelque  repos.  Mais 
elle... 

PHILIPPE 
Oui,  elle?... 

Mme  DE  MARLIEW 

...ignore  tout.  Elle  met  sur  le  compte  d'une  irri- 
tation des  cordes  vocales,  du  surmenage,  une  affection 


LE    PHALENE  155 


qu'il  est  nécessaire  qu'on  lui  cache.  Je  ne  pouvais  pas 
vous  en  parler...  j'étais  liée...  Comprenez-vous,  main- 
tenant ? 

PHILIPPE,  froidement. 

Non.  Je  ne  saisis  pas  le  rapport,  je  l'avoue. 

Mme  DE  MARLIEW 

Eh  bien,  on  dit...  c'est  une  hypothèse...  que  dans 
ces  sortes  d'affections  il  existe...  certaine  irresponsa- 
bilité... physique.  Je  l'ai  entendu  dire,  du  moins... 
vous  aussi,  n'est-ce  pas?  Comment  peut-on  expliquer 
autrement  cette  vie  mystérieuse,  trouble,  agitée,  que 
la  malheureuse  a  dû  me  cacher  !  Ah  !  je  vous  livre 
tout  cela  au  hasard,  sans  certitude,  mais  infiniment 
troublée...  Vous  voyez  là  une  pauvre  mère  qui  reçoit 
le  coup  le  plus  cruel  de  son  existence  !  Promettez- 
moi,  je  vous  en  supplie,  que  vous  ne  la  reverrez  plus, 
maintenant,  car  vous  vous  feriez  du  mal  tous  les  deux 
inutilement...  Laissez-moi  toute  la  responsabilité  de 
l'avenir.  Laissez-nous  toutes  les  deux.  Hélas!  Hélas! 
11  faut  que  je  me  charge  d'elle,  maintenant!... 

PHILIPPE 
Soyez  trancpiilh',  je  ne  la  reverrai  pas.  Je  ne  pour- 
rais, malgré  tout,  que  lui  dire  des  choses  cruelles  et 
trop  mortifiantes  !...  A  quoi  bon  !  tout  est  fini... 

Mm.-  l)K  MMlLir.W 
Mais  plus  lard,  n'est-ce  pas...   si  vous  la  revoyez, 
pas  un  mot  de  ce  que  je  viens  de  vous  révéler.  Je  vous 


156  LE    PHALENE 


demande  même,  par  pitié,  pas  un  mot  à  qui  que  ce 
soit... 

PHILIPPE 

Ce  serait  indigne  de  moi.  {A  voix  basse.)  Prenez 
garde. 


La  porte  vient   de  s'ouvrir  en  haut 
de  i'escuiicr. 


SCÈNE    V 
Les  mêmes,  THYRxi 

THYRA 
Maman,  veux-tu  bien  ?...  J'ai  une  explication  à  four- 
nir à  monsieur.  Je  désire  que  tu  remontes  dans  ta 
chambre. 

Mmo  DE  MARLIEW,  regardant  le  prince. 
Je  ne  sais  si  cette  explication  est  bien  nécessaire, 
ïhyra... 

THYRA 
Je  la  juge  indispensable.  J'ai  réfléchi  ;  je  la  lui  dois. 
Je  désire  rester  seule  avec  Philippe. 

LE  PRINCE 

Si  mademoiselle  le  désire.. . 

J^a  mèro,  après  une  hésitation  et  un 
.signe  au  prince,  se  relire  lente- 
ment. Thyra  referme  la  porte  à 
clef  sur  elle.  Elle  a  retiré  la  coif- 
fure de  Saiotné,  mais  elle  u  gardé 
le  costume. 


LE    PHALENE  157 


SCE.\E    VI 
PHILIPPE,  THYRA 

THYRA 
Oui,  je  me  rends  compte  en  effet  que  je  vous  devais 
une  explication.  Je  vais  vous  la  donner  complète, 
sans  une  omission.  Nous  ne  nous  reverrons  plus,  il 
vaut  donc  mieux  que  vous  sachiez  qui  je  suis...  Je  ne 
vous  épargnerai  rien.  Peut-être  ne  comprendrez-vous 
pas  tout  de  suite  ;  c'est  probable...  mais  je  suis  rassu- 
rée, plus  tard,  dans  quelques  années...  vous  compren- 
drez . . .  Voici  ma  confession.  Je  vous  donnerai  les  dates 
et  les  heures.  D'ailleurs,  je  tiens  à  être  précise.  [Elle 
passe  les  mains  sur  son  front.  Philippe  ne  bronche 
pas.  Il  la  regarde  anxieusement.)  Quand  j'ai  eu  perdu 
ma  voix...  voyons,  c'était  il  y  a  cinq  ans...  oui...  ce  fut 
un  effondrement  pour  moi,  épouvantable...  Je  me  suis 
consacrée  à  la  sculpture  parce  qu'on  m'avait  trouvé 
des  dispositions  et  parce  que  la  vie  sans  but,  sans 
l'art,  ne  signifiait  rien  à  mes  yeux...  J'entrevoyais 
bien  l'amour  au  bout...  mais  ça  c'était  le  couronne- 
ment de  l'édifice,  pas  autre  chose  !...  Je  me  suis  mise 
à  travailler  avec  acharnement,  dix  heures  par  jour... 
De  temps  en  temps  je  me  sentais  fatiguée,  lasse, 
malade...  seulement  comme  le  lendemain  je  repre- 
nais mes  bonnes  couleurs  je  n'y  prêtais  pas  grande 
attention...  J'avais  été  atteinte  autrefois  d'une  pleu- 
résie, je  ne  sais  pas  si  vous  ave?  été  au  courant.. 


158  LE    PHALENE 


PHILIPPE,  sans  sourciller,  évasivement. 

Oui,  oui,  je  sais. . . 

THYRA 

C'est  en  visitant  les  catacombes  de  Rome  qu( 
j'avais  senti  la  première  fois  ce  petit  point  dans  1( 
dos...  Ces  temps-ci  ça  n'allait  guère!...  Mais  j( 
m'étais  tellement  surmenée  pour  mon  Salon  !  D'ail 
leurs  je  n'en  parlais  à  personne.  Ma  mère?  Vous  l£ 
connaissez  ;  un  étourneau,  un  étourneau  raisonnable 
pourrais-je  dire...  toujours  dans  ses  rêves  mondains 
incapable  de  s'inquiéter  de  moi  par  elle-même!.. 
Enfin,  l'autre  nuit,  comme  j'avais  souffert  particu- 
lièrement entre  le  cou  et  Foreille  gauche  et  que  j'avaiî 
passé  des  heures  à  écrire,  à  penser  à  vous,  à  lire,  l 
me  coucher  par  terre  avec  mon  chien,  à  lui  confiej 
mon  amour  pour  vous,  à  prendre  vingt  tasses  de  thé, 
une  idée  brusque  m'est  venue...  une  de  ces  résolutions 
soudaines  sur  lesquelles  on  joue  toute  sa  vie...  Je 
suis  partie  de  bonne  heure,  ayant  emprunté  à  ms 
femme  de  chambre  son  costume  le  plus  minable,  et, 
avec  deux  ou  trois  tricots  de  laine  pour  me  déformer, 
un  gros  châle  noir  tricoté  par-dessus  le  tout,  je  me 
suis  rendue  à...  {elle  s'arrête)  à  la  consultation  de 
l'hôpital  Lariboisière.  [Philippe  réprime  un  niouve- 
îïie ni  d'effroi.)  Et  là,  dans  le  cortège  des  souffreteux, 
j'ai  prétendu  que  j'étais  une  pauvre  femme,  que 
j'avais  besoin  de  connaître  toute  la  vérité  sur  mon 
état.  J'avais  soi-disant  un  mari  qui  pouvait  me  faire 


I,E    PIFaLENE  159 


soigner,  mais  ne  s'y  résoudrait  que  s'il  me  savait  très 
malade,  etc.,  etc..  Alors,  en  cinq  minutes,  oh!  pas 
plus...  en  cinq  minutes  j'ai  été  édifiée.  Ça  s'est 
abattu  comme  un  coup  de  massue  sur  ma  tête  !  Je  ne 
voyais  plus  rien  !  Je  n'entendais  plus  rien  !  Les  mains 
de  glace,  les  mâchoires  contractées,  je  regardais  ce 
gros  docteur  avec  des  yeux  éperdus!...  J'avais  en- 
tendu ce  qu'il  murmurait  à  son  assistant  !...  Troisième 
degré!!  Enfin  l'horreur!  l'horreur!...  Je  me  suis 
enfuie...  Deux  heures  se  sont  passées  encore  à  obtenir 
de-ci  de-là  tous  les  renseignements.  Je  suis  montée 
chez  trois  médecins  de  quartier.  J'étais  avide  de  sa- 
voir... je  voulais  connaître  les  phases  de  l'avenir!...  J'ai 
su!...  Certes,  ce  n'est  pas  la  mort,  mais  c'est  la  vie 
désormais  limitée...  Cinq!  six!  peut-être  dix  ans  de 
vie!  La  durée  du  bail  de  notre  hôtel!...  Je  ne  gué- 
rirai jamais.  11  y  en  a  un  qui  m'a  dit  cela  tout  simple- 
ment, comme  la  chose  la  plus  naturelle  du  monde. 
Avec  des  soins,  pourtant...  l'ex-il  des  sanatoriums,  des 
altitudes...  qui  sait?...  Ah!  il  m'a  semblé  que  j'allais 
devenir  folle  !  Je  me  suis  mise  à  marcher  droit  devant 
moi...  jusqu'à  Suresnes.  J'ai  côtoyé  la  Seine  !  J'allais 
toujours  !  Quand  je  me  suis  sentie  morte  de  fatigue, 
je  suis  rentrée  chez  moi,  couverte  de  poussière... 
Mais,  après  le  coup  effroyable,  celte  méditation  mar- 
chée  de  deux  heures  avait  porté  ses  fruits.  Deux 
heures  pour  s'habituer  à  l'idée  de  la  mort,  cela  n'a 
l'air  de  rien,  n'est-ce  pas?  C'est  énorme!...  Les  cinq 
premières  minutes,  on  pense  qu'on  n(>  pourra  pas  le 


U;0  I.K    PHALENE 


supporter,  il  semble  que  la  mort  ça  ne  peut  pas  se 
regarder  fixement,  pas  plus  que  le  soleil  !...  Eh  bien, 
au  bout  de  deux  heures,  je  ne  vous  dirai  pas  que  je 
m'étais  apprivoisée  à  l'idée,  mais  ce  n'était  plus  la 
mort  elle-même  qui  me  faisait  peur.  Dix  ans  ou  cin- 
quante ans  de  vie  c'est  la  même  chose  !  Les  sensations 
enfermées  entre  le  commencement  et  la  fin  ne  lais- 
sent pas  de  traces...  Seulement,  voilà...  mourir  dans 
l'oubli,  mourir  sans  avoir  rien  réalisé... 

PHILIPPE,  désespérément. 

Thyra!  Thyral 

THYRA,  sans  l'écouter. 
Ah!  ça,  c'est  la  chose  innommable!...  Cette  orgueil- 
leuse qui  n'aura  rien  été!...  Et  que  cela  arrive  à  un 
être  jeune,  vivant,  enragé  de  vie  !...  Tomber  au  seuil 
de  tout!...  Ah!  c'est  si  cruel  de  la  part  de  Dieu,  s'il 
existe  là-haut!  (Elle  pleure.)  Car  je  représentais  des 
espérances  énormes  !...  Je  suis  certaine  que  si  j'avais 
pu  me  réaliser,  j'aurais  été  quelqu'un...  Mais  par- 
bleu, cela  devait  arriver  !  Cette  soif,  cette  exubérance, 
ces  aspirations  démesurées... ne  pouvaient  pas  durer! 
C'était  trop  beau  aussi!...  Deux  buts  :  mon  art 
d'abord  ;  vous  ensuite  !... 

PHILIPPE 

Oh!  moi!...  parlons-en! 

THYRA 

Vous  c'était  récent,  mais  irrésistible  tout  de  même^ 


LE    PHALENE  ir,l 


De  suite  tous  les  deux,  je  vous  ai  envisagés  !...  Je  l'ai 
fait  froidement,  fixement,  dans  ces  ténèbres  qui  se 
levaient.  Ah!  on  est  lucide!...  En  rentrant,  sans 
tergiverser,  j'ai  voulu  aller  jusqu'au  bout...  achever 
la  consultation...  A  Lcpage  aussi  j'ai  demandé  la 
vérité,  toute  la  vérité...  où  j'en  étais  de  ma  route.  11 
me  l'a  dite  lui  aussi  et,  coïncidence  atTrcuse,  les  deux 
chiffres  se  balançaient  :  cinq,  six  ans  de  travail  pour 
arriver  à  quelque  chose...  Ce  chiffre  ironique,  fatal  1... 
Le  même  temps  de  course  pour  toucher  les  deux 
buts!  Et  lui  aussi  il  me  disait  cela  très  simplement  : 
cinq  ans,  six  ans!  du  bout  de  sa  cigarette!...  Il  ne 
savait  pas  qu'il  me  condamnait  une  seconde  fois  !... 
Et  voilà!...  Inutile  de  faire  l'effort  puisque  je  ne  peux 
pas  arriver  au  haut  de  l'escalier,  puisque  je  n'aurais 
pas  le  souffle  pour  monter  au  bout  !...  L'art  sans  réa- 
lisation possible...  sans  l'avenir...  à  quoi  bon?...  A 
quoi  bon  y  aspirer!  Il  n'y  a  plus  rien  à  attendre... 
Pourquoi  se  fatiguer  et  se  martyriser  l'âme,  pour  du 
néant  !...  Et,  d'un  geste  net,  inflexible,  j'ai  renoncé  à 
tout  jamais,  purement  et  simplement  !  J'ai  ouvert 
cette  fenêtre.  Sous  le  rayon  de  soleil  qui  l'éclairait, 
j'ai  regardé  une  dernière  fois  la  pauvre  petite  chose 
qui  représentait  tous  mes  espoirs,  toutes  mes  transes, 
toutes  mes  vertus  (un  sanglot  Vétoujfe  encore)  et  je 
l'ai  broyée  comme  j'aurais  broyé  ma  vie,  ou  ce  qui 
m'en  reste,  et  je  me  suis  juré  que  plus  jamais  je  ne 
toucherais  un  él»archoir  !...  Je  tiendrai  parole!... 


11 


162  LE    PHALENE 


PHILIPPE 

Vous  avez  fait  cela!...   Vous  avez  eu  cet  affreux 
couraofe? 


THYRA,  se  redressant. 

Oh  !  j'ai  fait  plus  !  C'est  à  ce  moment  que  vous  êtes 
entré,  vous...  vous  ma  paix,  ma  douceur  future,  vous 
dont  la  seule  présence  me  détendait  le  cœur,  vous  qui 
faisiez  que,  lorsque  je  me  réveillais  le  matin,  mon 
premier  cri  était  :  «  Mon  Dieu  !  ce  n'est  pas  juste  d'être 
heureuse  à  ce  point-là!  C'est  trop!  »  Oui,  vous  êtes 
entré...  et  je  me  suis  représentée  mourante  dans  vos 
bras,  vous  étreignant  avec  des  cris  de  regret  !  Oh  !  vous 
laisser  un  jour  l'horreur  des  solitudes!  Et  j'imaginais 
la  déchéance  lente,  la  consomption  près  de  votre  ro- 
bustesse et  de  votre  pitié.  Et  savez-vous  de  quoi  vous 
m'avez  parlé? 

PHILIPPE 

Non!...  Qu'ai-je  dit? 

THYRA 

Rappelez-vous,  rappelez-vous  !  Tout  de  suite  vous 
m'avez  parlé  d'éternité,  de  durée,  d'avenir!  Toujours! 
Vous  étiez  là,  frais  de  bonheur,  de  santé,  qui  attendiez 
dans  un  bon  sourire  éclatant  la  joie  que  je  devaiis 
vous  apporter.  Ah  !...  je  ne  le  pouvais  pas  !  Ça  je  ne 
le  devais  pas!...  Il  y  a  des  renoncements  qui  sont 
le  plus  humain  et  le  plus  sacré  des  devoirs  !... 


LE    PHALENE  163 


PHILIPPE 

Le  devoir?   le   devoir,    malheureuse,    consistait   à 
venir  à  moi,  à  m'appeler,  à... 

THYRA,  en  proie  à  l'exaltation   la  plus  vive. 

Non,  vous  méjugerez  après  !...  Laissez-moi  achever. 
C'est  la  prescience  obscure  de  ce  devoir,  Philippe,  qui, 
ce  matin-là  où  j'avais  trop  mal  dans  le  cou  et  dans  le 
dos,  m'a  forcée  à  aller  au-devant  d'une  vérité  que 
peut-être  je  repoussais  depuis  des  années  !...  Quelques 
semaines  plus  tard,  c'était  l'irréparable...  notre  ma- 
riage était  consommé!... 

PHILIPPE 
Thyra...  Thyra,  voilà  donc  la  raison  de  votre  énigme, 
de  cette  rupture  déchirante... 

THYR.V 

Oui  !  Et  comment  peut-on  vivre  des  journées  pa- 
reilles ?  Comment  peut-on  trouver  en  soi  le  courage 
de  prendre  des  résolutions  de  cette  taille  !  En  pleine 
jeunesse,  tout  à  coup,  en  une  journée,  me  trouver 
veuve  de  tout!...  Le  vide,  plus  rien,  plus  même  Ja 
possibilité  d'une  action  déclat...  pas  même  de  quoi 
mourir  en  beauté  !...  C'était  à  secasserla  tête  contre  les 
murs  et  j'ai  failli  le  faire... 

PIIILIPPK 

Non,  non  !  Pas  vous  ! 

THYRA,  s  accrochant  à  la  selle. 

!Si,  j'ai  senti  que  je  ne  pouvais  pas  résister  à  cette 


164  LE    PHALENE 


attraction!  Il  s'en  est  fallu  d'an  rien  que  nous  allions, 
ce  morceau  de  glaise  et  moi,  nous  écraser  en  bas, 
comme  un  paquet  de  linge!...  Mais,  dans  l'affole- 
ment de  ce  vertige,  alors  que  je  me  cramponnais  à 
cette  selle  pour  ne  pas  me  précipiter  dans  le  vide,  il 
m'a  semblé  tout  à  coup  que  j'entendais  une  voix  qui 
me  criait:  «  Mais  non,  voyons,  c'est  trop  bête!... 
tu  vaux  mieux  que  ça!...  Finir  comme  une  gri- 
sette,  avec  ce  que  tu  avais  d'aspiration  dans  la  poi- 
trine!... toi  qui  t'étais  réservé  tout  de  la  vie  pour  la 
bien  vivre!  »,  car  c'est  vrai,  Philippe,  je  n'avais  môme 
pas  voyagé,  figurez-vous!...  Je  vous  attendais  pour 
commencer...  Alors  tout  quitter,  avant  d'avoir  rien 
connu!...  N'avoir  éprouvé  que  le  pressentiment  et 
l'impatience  de  la  vie!...  (Appuyée  à  la  selle  vide, 
elle  se  balance  automatiquement,  comme  au  premier 
acte,  revivant  Vheure  de  la  décision.)  «  Va  donc,  ma 
fille,  bois-la  d'un  trait,  cette  vie  !  Bois-la  comme 
l'ivrogne  boit  son  verre  de  vin  d'un  coup...  et  sache 
avant  de  t'en  aller  ce  que  c'était  que  cette  matière 
immortelle  que  tu  rêvais  d'étreindre  et  d'asservir  1...  » 
Après  tout,  il  n'y  a  pas  besoin  de  produire?  Pour- 
quoi produire?  Pourquoi  cette  vieille  folie  humaine?... 
Sentir  que  c'est  beau,  c'est  suffisant,  et  comprendre 
pourquoi  c'est  beau,  voilà  le  plus  haut  bonheur  !  Il 
n'y  a  qu'une  seule  chose  terrible  dans  la  vie,  c'est 
de  n'en  être  pas!  Et  voilà  l'abomination!....  [Elle  se 
redresse.)  Il  faut  avoir  ou  mourir'...  Je  ne  suis  pas  de 
celles  qui  désirent  sourdement  et  restent  là...  J'au- 


LE    PHALENE  165 


rai  !...  Oh  î  voir  !  voir,  tous  les  pays  que  je  n'ai  pas 
vus  et  que  je  m'étais  réservé  de  voir  avec  mon 
amour!...  les  montagnes  de  Sicile,  la  Grèce,  l'Inde, 
surtout  l'Orient  î  Oh  î  jouir  de  Tété  encore  cinq  ou 
six  fois,  écouter  encore  les  pluies  d'automne,  étirer 
ses  bras  au  printemps!...  J'adore!  j "adore!  Tout 
voir,  tout  avoir!...  Dieu  !  c'était  si  beau  !  Et  tout  ce 
qu'il  y  avait  dans  ce  cerveau  ne  peut  pourtant  pas 
être  perdu  tout  à  fait,  n'est-ce  pas?...  Ce  serait  trop 
révoltant!...  Et  mon  petit  corps  non  plus,  il  ne  faut 
pas  qu'il  ait  vécu  en  vain,  mon  corps  intact  que  je 
n'asservirai  pas  à  la  maladie,  ah  !  ça  !  je  vous  le 
garantis!  Non,  je  ne  lui  mettrai  pas  de  la  flanelle; 
non,  je  ne 'le  salirai  pas  avec  de  l'iode...  Guérir... 
traîner?...  Pouah!...  Je  ne  serai  pas  la  Mi  mi  senti- 
mentale qui  pleure  et  meurt  en  respirant  un  bouquet 
de  violettes  de  deux  sous  !  Puisque  je  renonce  à  vous 
et  à  l'art.. .  que  mon  corps  soit  jeté  en  pâture  à  mes 
instincts  et  mon  esprit  à  la  connaissance  !... 

PHiLiPPr: 

Ah  I  nous  y  voilà  donc  !... 

TH\KA 

Et  je  n'ai  que  le  temps,  Pliilippo,  que  le  temps  I... 
lion  Dieu  ça  va  être  court,  mais  beau,  je  vous  le  ga- 
rantis, et  sans  remords,  comme  cela  doit  être  !...  Que 
je  puisse  dire  à  la  vie  :  «  Si  je  ne  l'ai  pas  étreinte  dans 
la  joie  de  la  production,  si  j'ai  été  stérile,  nimporle... 


166  LE    PHALENE 


je  t'aurai  possédée  tout  de  même...  et  je  me  serai 
brûlée  à  ta  flamme...  entière  1 ...  Après  quoi  je  con- 
sens à  mourir  tout  d'une  pièce!...  »  Cinq  ans  !  S'il  y 
avait  quelqu'un  avec  qui  traiter,  je  ferais  un  marché  ! 

Elle  se  jette  sur  un  fauteuil,  en 
lançant  en  l'air  le  mouchoir  dont 
elle  étanchait  ses  sanglots. 

PHILIPPE,  après  un  silence  contenu. 

Ce  n'est  pas  le  tout  d'invoquer  les  instincts,  ma 
chère.  Vous  auriez  beau  faire  appel  à  toutes  les  puis- 
sances et  faire  tous  les  marchés  diaboliques  du  monde, 
si  ces  instincts  n'étaient  pas  en  vous,  déjà  bien  avérés 
ou  prêts  à  sortir,  vous  en  seriez  pour  vos  frais  d'invo- 
cation !  On  ne  s'improvise  pas  des  appétits...  on  les 
a...  Donc... 

THYRA 
Eh  bien,  qui  vous  dit  le  contraire  ! 

PHILIPPE 
Ah  !  vous  avouez  !  vous  avouez!... 

THYRA,  se  relevant  et  changeant  de  ton,  simple  et  froide 
tout  à  coup. 

Ah  ça!  croyez-vous  que  j'ai  peur  de  ma  franchise! 
Philippe  !  Pourquoi  donc?  Il  faut  que  vous  le  sachiez, 
si  pur  qu'ait  été  mon  amour  pour  vous,  si  gardée 
qu'ait  été  ma  vertu,  jamais  je  n'ai  cessé  d'être  solli- 
citée, troublée  même  par  la  plastique  et  la  beauté. 
Regardez  mes  œuvres  et  vous  comprendrez...  Elles 
disaient,  par  avance  et  franchement, la  sensualité  des 


LE    PHALENE  167 


cires  et  des  choses  !  C'est  dans  les  romans,  mon  ami, 
que  Ton  voit  des  niaises  avoir  du  génie  en  effeuillant 
les  lis  !...  Je  suis  saine  {elle  se  reprend),  du  moins 
j'étais  robuste.  J'avais  les  yeux  ouverts  !  Avant  vous 
j'ai  eu  des  toquades  d'enfant...  j'ai  éprouvé  des 
sensualités...  Même  dans  le  travail...  tenez,  face  au 
modèle,  quelquefois...  à  cause  d'une  forme,  d'une 
couleur...  quelque  trouble  étrange...  Si  vous  lisiez 
mes  cahiers  vous  le  verriez...  j'ai  eu  la  hantise  de 
certains  yeux...  et  quand  vous  m'appeliez  votre  perle 
chaude,  l'expression  était  juste.  Certes,  j'ai  repoussé 
toujours  hautainement  toute  tentation,  car  j'ai  l'or- 
gueil de  moi  et  de  ma  destinée  à  un  point  fou  !  Mais 
j'ai  parfaitement  senti  l'éveil  de  mon  être,  entendez- 
vous  !...  Et  ce  n'en  est  que  plus  cruel  aujourd'hui  !... 
Oui,  je  l'ai  attendue  la  vie,  la  vie  chaude  qui  m'aurait 
prise,  étreinte,  serrée  î...  Et,  dans  ce  désastre  abomi- 
nable d'hier,  je  l'ai  appelée  de  tout  mon  désespoir  la 
réaction  delà  vie  !...Pas  le  froid  delà  mort  !  Par  pitié, 
la  chaleur  encore,  la  chaleur  de  tout  ce  qui  palpite, 
de  ce  qui  est  jeune,  sain  et  beau...  comme  le  refuge, 
le  refuge  suprême!...  Je  les  ai  appelés  à  mon 
secours,  du  fond  de  moi,  les  instincts  qui  sauvent... 
puisque  rien  de  ce  qui  est  durée  ne  m'est  plus  per- 
mis !..-  Et,  comme  on  se  suicide  en  un  cri  d'adora- 
tion et  de  rage  vers  la  vie,  je  me  suis  livrée,  au  mo- 
ment qui  passe  !...  Être  la  cellule  emportée  qui 
germe  et  qui  meurt  !...  JN'ctre  plus  que  la  chose  ar- 
dente, animale,  désespérée,  mais  avoir  été!...  avoir 


168  LE    PHALENE 


été!...  J'ai  regardé  mon  corps,  mon  tendre  corps  de 
vingt  ans  qu'aucune  décrépitude  n'a  encore  touché, 
j'ai  regardé  ma  gorge  respirer  bien  à  l'aise. ..et,  pleine 
de  pitié  pour  moi,  j'ai  tendu  mes  bras,  hors  du  cer- 
cueil, vers  mon  image  vraiment  pitoyable,  vers  toutes 
les  images  !...  Puis,  revêtue  de  ces  étoffes,  de  ces  bi- 
joux, je  me  suis  enfuie  pour  me  ruer,  enfin,  vers  le 
tumulte,  pour  étouffer  le  glas  sinistre  de  mes  oreilles, 
appeler  la  santé  du  rire,  me  mêler  à  la  sueur  saine  de 
la  foule...  Et  je  suis  entrée  dans  ce  bal,  Philippe,  au 
milieu  de  la  joie  des  désirs  et  des  appétits,  comme 
une  païenne  désespérée  résolue  à  tout,  avec  le  frisson 
que  devaient  avoir  les  belluaires  antiques  lorsqu'ils 
entraient  dans  l'arène!...  J'ai  bu, je  me  suis  enivrée, 
j'ai  dansé,  j'ai  chanté...  {Elle  s  arrête.)  Le  reste,  vous 
le  savez,  ne  me  le  demandez  pas  !  Ce  trésor  chaste  de 
mon  corps  que  j'avais  réservé,  tout  l'amour  que  je 
vous  gardais,  hélas  !  tout  cela  n'est  plus  1  {Désespéré- 
ment.) Quel  regret  1...  Une  nuit  a  suffi  pour  saccager 
tous  mes  rêves!...  Il  n'y  a  plus  devant  vous...  dans 
cette  lugubre  aurore...  qu'une  pauvre  loque  humaine, 
une  vaincue  qui  se  réveille  et  qui  peut  dire,  comme 
Juliette  à  l'aurore:  «  Quoi,  l'amour?...  ce  n'était  que 
cela?...  »  (Elle  le  dit,  triste,  avec  un  immense  écœure- 
ment.) Maintenant,  vous  savez  lout...  J'ai  eu  le  cou- 
rage d'arriver  au  bout  de  ma  confession.  Ne  me  tortu- 
rez plus  et  allez-vous-en  vite,  je  vous  en  prie,  car  il 
est  quatre  heures  du  matin,  je  suis  lasse  et  j'ai  très 
froid  !    (Elle  tombe  dans  les  coussins,  épuisée.) 


LE    PHALENE  169 


PHILIPPE,  après  un  long  silence. 

Non,  je  ne  saispas  tout. J'écoulais  sans  interrompre. 
cette  confession  atroce,  en  elfet,  mais  vous  passez 
sous  silence  les  choses  capitales  pour  moi,  la  seule 
chose  qui  me  regarde...  les  heures  que  vous  venez  de 
vivre  avec  cet  inconnu...  Ce  que  vous  me  révélez 
maintenant  de  votre  santé  et  qui  hier  m'aurait  navré, 
toutes  ces  tristesses  qui  font  que  je  vous  aurais  serrée 
dans  mes  bras  en  sanglotant,  je  ne  les  écoute  même 
pas  en  ce  moment  !  {Repoussant  avec  rage  toute  idée 
de  pitié.)  J'ai  le  souvenir  d'une  scène  ignoble  dans  ce 
bal  !  J'ai  vu  votre  fuite,  je  sais  d'où  vous  venez  !  Cela 
seul  compte  et  il  n'y  a  pas  d'excuse.  Il  n'y  en  a  pas 
une  !  Si  vous  avez  été  la  folle  éperdue  et  vaniteuse  qui 
va  dans  un  coup  d'effroi  livrer  sa  chasteté  à  un  pas- 
sant et  se  donner  comme  la  dernière  des  filles,  aucune 
excuse  au  monde,  même  la  terreur  de  la  mort,  même 
le  délire,  n'en  diminuerait  à  mes  yeux  le  crime  ! 
D'ailleurs  vous  ne  me  dites  pas  toute  la  vérité. 

TKYRA 

Toute  ! 

PHILIPPE 

Non,  vous  omettez  ceci  :  que  vous  ne  m'avez  pas 
aimé  !  Car  si  vous  m'aviez  aimé,  c'est  à  moi  que  vous 
auriez  couru  dans  la  détresse  !  Il  n'y  a  pas  de  force 
au  monde  qui  vous  eût  empêchée  de  vous  réfugier 
dans  mon  affection,  de  tendre  les  bras  vers  moi,  je 
vous  en  réponds  I 


170  LE    PHALENE 


TilYUA 

Vous  auriez  été  le  dernier  parce  que  je  vous  aime  I 
Répondez,  Philippe,  si  je  vous  avais  dit  :  «  Je  suis 
atteinte,  je  suis  frappée  à  mort  »,  vous  seriez-vous  ar- 
raché à  moi,  seriez-vous  parti? 

PHILIPPE,  clans  une  protestation  de  tout  l'être. 

Jamais  ! 

THYRA 

Par}3leu  !  Voilà  bien  le  cri  du  cœur  !  Et  voilà  ce  que 
je  ne  voulais  pas,  Philippe  !  Je  vous  aime  trop  pour 
que  vous  souffriez  jamais  par  moi,  je  place  trop  haut 
cet  amour  pour  lui  apporter  ma  décrépitude,  ma  dé- 
gringolade. Maintenant,  vous  êtes  sauvé  !  Entendez- 
vous,  maintenant,  je  vous  ai  sauvé  !  {Triompha- 
lement.) J'ai  mis  l'irréparable  entre  nous  et  votre 
pitié  ne  pourra  même  rien  contre  moi,  car  je  vous 
connais  bien,  et. je  vous  défie  maintenant  de  m'épou- 
ser  !  Non  seulement  je  me  suis  dégradée,  mais  je  Tai 
fait  presque  publiquement  !  Songez,  l'anecdote  a  des 
témoins...  Elle  s'ébruitera...  Je  suis  tranquille  !  J'en 
suis  sûre,  c'est  ce  désir  d'irréparable  plus  que  tout 
autre  sentiment,  qui  m'a  poussée  à  saccager  en  une 
nuit  ce  que  j'appelais  hier  mes  deux  couronnes  de 
noces  I 

PHILIPPE 

Mensonge  !  Mensonge  encore  !  Car  si  vous  aviez 
éprouvé  cette  détresse,  vous  n'auriez  pas  pu  faire  ce 
que  vous  venez  de  faire,  et,  dans  un  moment  pareil, 


LE    PHALENE  171 


entendre  parler  de  joie  !  Qne  dis-je,  penser  même  à 
vous  la  procurer... 

THYRA,  tristement. 

De  la  joie  I...  Hélas  !... 

PHILIPPE 
Vous  auriez  couru  à  toutes  les  solutions,  à  toutes 
sauf  à  celle-là  ! 

THYRA 
Oui!  Je  sais...    Me  jeter  dans  la  philanthropie  ou 
la  religion  !:..  Je  connais  ça  !...  Le  suicide  même  au- 
rait emporté  les  suffrages!... 

PHILIPPE 

Des  blagues  !  On  ne  va  pas  à  l'amour,  ma  petite, 
comme  on  va  au  suicide  ! 

THYRA,  se  rodressanl. 

L'amour  I  L'amour  !  Comment  osez-vous  prononcer 
ce  mot  {sa  bouche  dessine  une  grimace  dégoûtée)  à  pro- 
pos de  cette  chose  et  de  ce  qu'il  adviendra  désormais 
de  la  pauvre  Thyra  !  Ah  !  vous  vous  estimez  alors  bien 
peu!...  Rassurez-vous,  l'amour  vrai  peut  ne  pas  être 
éternel,  mais  il  est  unique  !  Ne  vous  comparez  pas, 
je  vous  en  prie!...  (Elle  le  dit  avec  une  ferveur 
navrée.  Reprenant.)  Oui,  sans  doute,  vous  auriez  pré- 
féré quejeme  lamente  dans  un  coin  avec  l'admiration 
et  la  pitié  de  tous!  Jamais!...  Je  ne  suis  pas  cette 
victime-là,    Philippe!...     Du    moment   que   l'art   et 


172  Ï-E   PHALENE 


l'amour  sont  écartés,  il  me  faut  tout  !  Le  reste  ne 
suffit  pas  1 

PHILIPPE 
Tout  ! 

THYRA 

Même  la  possibilité  de  plaire  dans  la  rue  !  Que  mon 
corps  pleure  de  souffrance  et  crie,  mais  que  quelque 
chose  qui  est  au-dessus  de  moi  se  réjouisse  de  vivre  ! 
Désormais,  avec  quelle  passion  religieuse  je  vais  re- 
garder la  nature  et  les  êtres  qui  vont  m'être  ravis  ! 
Musique,  peinture,  livres,  monde,  luxe,  rire,  vo- 
lupté !  Je  veux  me  gorger  de  tout,  me  confondre 
avec  tout,  mourir  avec  extase,  dans  l'adieu  à  tout 
ce  qui  fut  humain,  et  je  vais  avancer  quand  même, 
les  yeux  fermés,  mais  les  mains  tendues,  comme 
quelqu'un  prêt   à   être  englouti  !... 

PHILIPPE 

Je  vous  hais!  Je  vous  hais!...  Le  cynisme  de 
votre  récit  î  Pas  même  la  honte  de  vous  !...  pas  même 
la  pudeur  de  voiler  devant  moi  l'insouciance  d'une 
débauche  résolue  ! 

THYRA 

J'accepte  votre  colère  comme  un  surcroît  de  dou- 
leur! 

PHILIPPE 

Si  vous  ne  m'aviez  pas  donné  l'horreur  de  tous  les 
mots  dont  se  servent  les  femmes  qui  tombent  pour 


LE    PHALENE  178 


grandir  leur  vilenie,  je  vous  dirais  que  vous  avez  fait 
une  hécatombe  de  tout  !...  Mais  je  ne  regrette  rien  ! 
Tôt  ou  tard,  vos  instincts  se  seraient  révélés  et  vous 
auriez  fait  table  rase  de  notre  amour,  en  trouvant  en- 
core mille  bonnes  excuses  !  Ah  !  ils  auraient  ronflé 
les  mots  sonores  !... 

THYRA 

Ne  soyez  pas  méchant  ! 

PHILIPPE 
Ce  petit  mot:  méchant  î...  Dites  au  moins  cruel! 
Cruel...  comme  une  femme  sait  l'être  !  Ah  !  oui,  cette 
fois,  c'est  bien  fini  entre  nous, bien  fini,  Thyra  !  (Il  la 
tient  aux  épaules.)  Et  qu'il  vous  reste  la  dernière  ex- 
pression de  mon  visage  !  Tenez,  je  ne  vous  demande 
plus  rien!  ...  Gardez  vos  ignobles  secrets,  vos  vœux 
suspects,  allez  retrouver  demain  votre  bellâtre,  des- 
cendez d'échelon  en  échelon,  de  Tanonymcau  passant, 
de... 

THYÏLV 

Philippe! 

PHILIPPE,  se  ressaisissant  au  moment  même  où  il  la  rudoie. 
11  vaut   mieux  que  le   dégoût  me  chasse  !  Une  mi- 
nute de  plus,  je  ne  répondrais  pas  de  moi-même...  Je 
m'enfuis   comme  devant  une  maison  en  feu...  Addio, 
per  sempre  .^,. 

11  se  précipite  vors  la  porte  eu 
proaou«,-ant  machinalement  des 
mots  italiens. 


174  LE    PHALENE 


ÏHYFxA,  éperdue. 

Philippe  !...  Souvenez-vous  seulement  que  je  vous 
adorais  ! 

PHILIPPE,  se  retournant. 

Souvenez-vous  seulement  que  je  vous  ai  haie  ! 

Il  sort  en  claquant  la  porte. 

SCÈNE  VU 

THYRA,   seule. 

Elle  a  une  terrible  crise  de  désespoir  et  de  toux.  Elle  roule 
son  corps  brisé  dans  l'abri  des  coussins.  Puis,  comme  si 
l'excès  même  du  désespoir  tarissait  les  larmes,  elle  se  lève 
et  étire  longuement,  longuement,  ses  bras  dans  un  geste 
familier,  etqui  exprime  toute  lalassitude  physique.  Ses  yeux 
tombent  alors  sur  le  téléphone.  Une  seconde  d'hésitation. 
Puis  elle  fait  l'appel  téléphonique. 

LA    VOIX    DE    Mme    DE    MARLIEW 
Thyra  !  Thyra  !  {Thyra  monte  rapidement  i escalier 
et  redonne   un  tour  de  clef  à   la  porte.  La  voix  de 
Mme  de  Marliew^  timidement.)   Thyra  !    Je   ne   peux 
pas  entrer? 

THYRA 
Pourquoi?...  que  me  veux-tu? 

LA    VOIX   DE    Mme    DE    MARLIEW 
De  ma  chambre,  j'ai  entendu  le  prince  claquer  la 
porte  et  descendre  l'escalier.  Tu  es  seule?  Ouvre,  ma 
chérie. 


LE    PHALENE  175 


THYRA 

Non.  (La  mère  se  met  à  pailler  un  dialecte  étran- 
ger...Thyra  répond  de  même;  tout  à  coup.)  Je  t'en  prie, 
mamita,  va  dormir,  mamalico,  je  t'embrasserai  de- 
main matin,  et  nous  causerons  longuement...  Va... 
(Elle  écoute,  puis  elle  redescend.)  Bon,  elle  est  montée. 
(Elle  va  au  téléphone  à  nouveau,  sonne  quelques  ins- 
tants.) Eh  bien,  voyons!  Voulez-vous  me  donner  Wa- 
gram  47-22?  On  ne  répond  pas  ?...  Ce  n'est  pas  pos- 
sible... insistez...  (Elle  s'assied  sur  le  coin  de  table,  au 
milieu  des  assiettes  de  fruits,  des  Jlacons.  Au  bout  de 
quelques  secondes.)  Allô  !  qui  est  là?...  Ah  !  c'est  vous. 
Vous  êtes  déjà  rentré?...  J'avais  peur  que  vous  ne 
soyez  pas  là...  Vous  n'étiez  pas  un  peu  inquiet?... 
Vous  n'aviez  pas  de  remords?...  Ah  !  si...  vous  voyez 
bien  î...  Vous  auriez  téléphoné  demain  matin  ?...  Oui, 
je  suis  entrée  depuis  déjà...  (elle  hésite)  assez  long- 
temps... Maintenant,  il  faut  que  vous  me  juriez  de 
garder  pour  vous  seul  ce  que  vous  avez  vu  et  entendu,  ce 
que  le  hasard  d'une  nuit  vous  a  fait  connaître  !  Somme 
toute,  vous  êtes  le  complice,  mon  cher  !...  [Lentement, 
avec  hésitation.)  La...  suite  ?0h!  vous  la  devinez...  Vous 
ne  me  voyez  pas  sous  ce  jour-là  ?...  Oui  !  je  com- 
prends!... Le  mystère  des  femmes,  mon  cherl...  (Elle 
dit  cela  avec  une  affreuse  ironie  dans  la  voix.)  Puis-je 
compter  sur  vous?  Silence  absolu!  Merci...  Mais 
ce  n'est  pas  seulement  pour  cette  recommandation 
superflue  que  je  vous  téléphonais...  De  sang-froid 
on  retrouve  toute  sa  lucidité...  J'ai  gardé  l'anoUNmat 


176  LE    PHALENE 


complet,  mais  il  a  eu  la  curiosité  (elle  a  prononcé  si 
vite  et  si  mal  quelle  se  reprend)^  il  a  eu  la  curiosité 
de  savoir  qui  j'étais...  Naturellement  !  Je  ne  crois  pas 
qu'il  y  soit  parvenu,  j'ai  peur,  toutefois,  et  il  ne  faut 
pas  que  cela  soit...  Oui,  maintenant,  je  sais  son  nom, 
mais  je  me  garderai  bien  de  vous  le  nommer  par  télé- 
phone... {Un  temps.)  Yons  aviez  deviné  juste...  Améri- 
cA\n. (Un  temps.)Eh  bien,  appelons-le  désormais,  si  vous 
voulez  bien,  pour  les  commodités  de  la  conversation.., 
je  ne  sais  pas,  moi...  tenez...  Gloriœ  Cupido  !...  Ma 
devise...  Ah  !  vous  ne  savez  pas  traduire.  (jE//^  rit.) 
Non...  ce  n'est  pas  ca...  mais  si  vous  voulez,  après 
tout!...  J'accepte  votre  interprétation...  A  la  gloire  de 
Cupidon!...  Au  lieu  d'amour  de  la  gloire  !  Pourquoi 
pas  ?...  (Elle  rit  fort  et  faux.)  Vous  voyez,  j'ai  la  force 
de  rire  !...  Bah  !  pourquoi  se  frapper?  Tout  ça  n'a  pas 
grande  importance  I...  {Son  rire  forcé,  amer,  s'écrase 
dans  la  gorge  avec  une  quinte  de  toux.)  Seulement, 
je  veux  vous  voir  demain,  parce  qu'il  faut  que  vous 
m'aidiez,  que  nous  prenions  du  moins  quelques  pré- 
cautions, au  ca»  où  cet  homme  voudrait  suivre  ma 
piste...  (A  ce  moment,  on  sonne  à  la  porte  d'entrée  à 
nouveau.  Elle  dit,  en  baissant  la  voix.)  Attendez  une 
seconde...  (Elle  lève  ta  tête,  inquiète.)  On  sonne  à  la 
porte...  A  une  pareille  heure,  je  ne  sais  pas  ce  que  ça 
peut  être?...  C'est  peut-être...  lui...  qui  m'aura 
suivi!  Sait-on  jamais  !...  J'ai  peur...  Ne  pas  ouvrir?... 
Hum  !...  A  quoi  bon  ?  Pas  d'incertitude  de  cet  ordre  ! 
11  vaut  mieux  savoir...  Ne  quittez  pas...  je  vais  laisser 


LE    PHALENE 


le  récepteur  décroché.  S'il  se  passait  quelque  chose 
d'infjuiétant,  je  pourrais  vous  parler.  Vous  me  défen- 
driez, n'est-ce  pas,  dans  la  vie?  Merci. 

Elle  va  à  la  porte  d'entrée,  dispa- 
raît dans  l'antichambre.  On  en- 
tend le  bruit  d'une  porte  refer- 
mée. 

LA  VOIX  DE  THYRA 

Certainement,  vous  pouvez  entrer.   Pourquoi  pas? 


SCEXE  VUl 
THYRA,  PHILIPPE 

PHILIPPE,  rentrant,  après  avoir  regardé  la  table. 

Vous  téléphonez  ? 

THYRA 

En  effet... 

PHILIPPE 

A  qui  ?  A  cet  homme,  n'est-ce  pas  ?  Allons  !  Avouez- 
le  !  (Thyra  ne  dit  rien.)  Oh  !  Je  ne  reviens  pas  vous 
surveiller... 

THYRA 

Je  vous  y  autorise  maintenant.  Je  ne  vous  cache 
rien  et  n'ai  plus  rien  à  vous  cacher.  Prenez  le  récep- 
teur... Si  le  cœur  vous  en  dit  par  exemple!...  {Le 
prince  fait  un  geste  de  répulsion,  alors  elle  s'approche 
du  téléphone  et  parle.)  Non,  non,  ce  n'était  rien. 
J'avais  cru  entendre  sonner,  mais  je  m'étais  trompée. 


178  '  LE    PHALENE 


Ce  devait  être  à  côlé  !...  (Elle  rit  encore  à  une  réponse. 
Elle  parle  cette  foL^  exprès  très  haut  pour  être  bien 
comprise  de  Philippe.)  Non,  ce  n'était  pas  Gloria? 
Gupido  !  (Philippe  a  un  mouvement  de  colère.  Elle  fait 
signe  à  Philippe  de  prendre  le  récepteur.  Il  le  refuse.) 
Moi,  je  suis  prise  d'une  lassitude  de  tout,  immense, 
infinie  !  Nous  n'imaginerez  jamais,  mon  cher,  à  quel 
point  !...Et  encore  le  mot  lassitude  n'est  certainement 
pas  suffisant...  Un  autre  mot  s'impose...  dégoût!... 
Tenez,  j'ai  là  sur  ma  gorge  un  collier  de  verroterie 
qu'il  m'a  passé  au  cou  au  moment  où  je  suis  partie 
en  me  disant  :  «  Je  suis  bien  sûr  que  si  vous  le  portez, 
un  jour  je  vous  rencontrerai  et  vous  reconnaîtrai...  » 
Vous  ne  pouvez  pas  me  voir,  Lignières,  mais  tenez, 
cet  impur  cadeau,  je  le  brise  !  je  le  brise  !  (Et  ce  di- 
sant elle  casse  et  jette  le  collier  quelle  a  arraché  de 
son  cou.  On  devine  que  ses  mots  amers  et  désolés  s'adres- 
sent à  Philippe,  derrière  elle.)  Il  y  a  des  jours  où  on 
est  en  veine  d'anéantissement,  où  en  quelques  heures 
on  n'amoncelle  que  des  ruines,  où... 

PHILIPPE 

Assez  !je  n'en  peux  plus  !  raccrochez  cet  appareil!... 
Donnez  !...  (//  la  repousse,  prend  le  récepteur  et  le 
raccroche  brutalement.)  Ah!  le  misérable  que  cet 
homme,  que  ce  Parisien  pourri  qui  a  osé  se  prêter  à 
un  jeu  aussi  abject  !... Vous  l'avez  choisi,  votre  patito! 
(Ils  restent  muets  tous  deux,  les  yeux  baissés,  sans  se 
regarder.  Alors  seulement  elle  s'aperçoit  que  depuis  le 


LE    PHALENE  179 


moment  oii  elle  esl.  entrée,  elle  est  presque  dévêtue.  Lui 
la  considère.  On  dirait  que  maintenant  elle  comprend 
et  sent  la  signification  de  ce  regard  nouveau.  Elle  prend 
à  côté  d'elle  le  grand  manteau  noir  quelle  avait  rejeté 
tout  à  rheure  et  elle  s'en  revêt  complètement.  Lui  awisi 
semble  très  modifié.  Il  se  met  à  parler  d\ine  autre  fa- 
çon que  tout  à  l'heure,  calme,  courtois.)  Quel  que  soit 
mon  ressentimentje  vous  demande  pardon  des  paroles 
que  j'ai  prononcées  tout  à  l'heure. Je  n'avais  pas  le  droit 
en  tout  cas  de  vous  insulter,  parce  que  vous  êtes  une 
âme  en  détresse.  Vous  vous  êtes  désespérée,  et  perdue  ! 
J'ai  réfléchi...  quelques  courts  instants  m'ont  suffi. 
Je  me  suis  dit  :  évidemment,  elle  vient  de  tout  sacca- 
ger... dans  sa  folie...  elle  ne  peut  plus  être  ma 
femme...  Vous  êtes  souillée.  Vous  avez  ajouté  à  votre 
faute  des  complices,  une  publicité  scandaleuse! 
Comme  vous  le  disiez  tout  à  l'heure,  ça,  c'est  l'irrépa- 
rable !...  Mais  devons-nous  rester  des  ennemis? 
Tout  mon  idéal  de  vous  vient  de  s'effondrer,  mais 
il  m'appartient  de  me  contenir  et,  si  je  le  puis, 
cela  ne  vaut-il  pas  mieux?  Ma  colère  et  ma  haine 
viennent  de  m'éclairer  singulièrement  sur  moi-même. 
Puisque  j'ai  crié  à  ce  point,  c'est,  quelle  que  soitvotre 
faute,  ou  votre  aberration,  que  mon  amour  et  mon 
désir  ne  sont  pas  éteints...  Il  nous  reste  une  issue, 
une  solution.  Si  vous  voulez  que  votre  folie  ne  nous 
sépare  pas  et  nous  Inisse  quelque  espérance,  soyons 
amant  et  maîtresse... 


80  LE    PHALENE 


THYRA,  avec  révolte. 

Qu'ai-je  entendu?...  Esl-ce  vous  qui  me  proposez 
cela  !  Ah  !  non,  par  exemple  !  Philippe  !  Déchoir  de 
ce  pur  amour  et  de  cette  altitude,  jamais  ! 

PHILIPPE 
Vous  avez  déchu  singulièrement  plus,  me  semble- 
t-il  ! 

THYRA,  éperdue. 

Mais  pas  avec  vous  !...  N'entraînez  pas  cet  amour- 
là  dans  ma  chute  !...  Nous  avons  été  trop  hauts  tous 
les  deux!  Il  faut  que  j'aie  le  bénéfice  de  mon  crime 
{avec  force),  car  c'est  un  crime,  et  monstrueux  en- 
core !  Si  le  mépris  et  le  dégoût  ne  sont  pas  assez 
maîtres  de  vous  pour  vous  chasser  à  l'instant  même, 
je  suis  rassurée  {tristement),  vous  vous  retrouverez 
bientôt...  demain  !...  c'est  fatal.  Un  reste  d'amour, 
voilà  ce  qui  vous  ramène  ici.  Votre  maîtresse,  dans  ces 
conditions-là  !  Ah  !  mon  ami,  vous  rendez-vous  compte 
de  ce  que  vous  proposez...  dans  quel  boue  cet  amour 
serait  trempé  et  quel  avenir  lui  serait  réservé?  Adieu, 
adieu...  Encore  une  fois,  toute  mon  estime  de  vous 
proteste,  tout  mon  instinct  aussi,  et,  en  me  le  propo- 
sant, il  me  semble  que  vous  insultez  le  passé  !  Il  me 
semble  même,  tenez,  qu'il  vous  reste  vraiment  trop 
peu  d'amour  ! 

PHILIPPE,  éclataïU. 

Et  c'est  VOUS  qui  osez  dire  cette  chose  phénomé- 
nale !  Vous  qui  ne  vous  êtes  pas  souciée  une  seconde 


LE    PHALENE  181 


de  ce  que  seraient  ma  tristesse,  mon  découragement 
quand  j'apprendrais  ce  que  vous  étiez  devenue,  —  car 
vous  pensiez  bien  tout  de  même  que,  malgré  votre 
rupture  d'hier,  je  reviendrais  vous  demander  des 
comptes  ! 

THYRA 
^on  !  J'espérais  que  l'orgueil  vous  avait  chassé  pour 
toujours. 

PHILIPPE 

Avez-vous  pensé  aussi  à  la  rage  qui  m'étreindrait, 
s'il  m'arrivait  d'apprendre  que  vous  vous  étiez  donnée 
à  un  autre?...  Je  ne  parle  pas  seulement  de  l'écroule- 
ment de  notre  amour,  mais  je  découvre  en  moi  comme 
un  instinct  de  maître,  de  propriétaire  frustré  qui  me 
met  hors  de  moi  !...  Il  me  semble  que  l'on  vient  de  me 
voler  stupidement,  comiquement...  Je  ne  trouve  pas 
d'autre  mot  pour  exprimer  ce  que  j'éprouve  que  : 
déception  furieuse...  et  je  sens  fort  bien  que  mon 
désir  de  vous  n'est  pas  éteint!  Qui  sait  même  si  la  rage 
ne  vient  pas  de  l'accroître  ! 

TnYIL\,  effrayée. 
Que  dites-vous,  Philippe  ? 

PHILIPPE 

Ah  !  vous  êtes  épouvantée  1...  Oui,  vous  avez  mal  et 
naïvement  calculé,  ma  chère  !  Vous  avez  mal  joué 
votre  partie,  car  si  vous  aviez  été  femme  plus  tôt... 
vous  auriez  eu  le  temps  d'apprendre  que  la  jalousie  ac- 
croît le  désir,  que  la  jalousie  est  lorturanle,  cl  que  la 


182  LE    PHALENE 


pensée  qu'un  inconnu  vient  de  me  dépouiller  de 
toutes  mes  joies,  c'est  une  pensée  insoutenable,  à  la 
fois  ardente  et  terrible!...  Car,  en  faisant  cet  aveu, 
vous  venez  d'évoquer  pour  moi  des  images,  de  préci- 
ser en  moi  des  buts,  des  possessions  que  je  n'avais 
pas  osé  me  préciser,  tant  que  je  vous  convoitais  idéa- 
lement, presque  chastement...  Je  vous  en  veux  horri- 
blement, j'en  souffre...  mais  je  viens  de  découvrir 
ceci,  que  je  ne  partirai  pas  de  votre  existence  !  J'y 
suis  tout  à  coup  décidé  !...  On  ne  quitte  pas  ainsi 
l'être  qu'on  a  aimé  l...Je  vous  plains,  je  vous  hais 
à  la  fois,  —  mais  j'étancherai  la  soif  que  j'ai  de 
vous  !... 

THYRA 

Malheureux,  c'est  bien  cela  qu'il  ne  faut  pas  !  C'est 
cela  que  je  redoute  au-dessous  de  tout,  car,  cette  soif 
apaisée,  que  restera-t-il  de  nous  ?...  Ce  n'est  pas  le 
Philippe  habituel  que  je  connais,  qui  me  parle  en  ce 
moment  !  Je  le  vois  à  toute  l'expression  de  votre 
visage  !  C'est  un  mâle  blessé  qui  oublie  jusqu'à  la 
raison  première,  jusqu'à  la  cause  de  tout  ce  drame... 
qui  oublie  que  je  porte  la  mort  en  moi  !  Dans  votre 
fureur  aveugle  vous  ne  vous  rappelez  même  plus 
cela  !...  Vous  voyez  la  déception,  pas  la  détresse  !  Pour- 
tant je  suis  condamnée  !...  Voilà  la  grande  nouvelle  !... 
L'autre  n'est  rien  auprès  de  celle-là...  Évoquez  tout 
l'avenir...  Un  peu  d'imagination,  voyons  !...  Repré- 
sentez-vous que  mes  jours  connaîtront    la   décrépi- 


LE    PH.VLENE  183 


tude,  la  déchéance  plus  dégradante  que  tout  1  Je 
n'aurais  plus  besoin  que  de  pitié  !...  Moi  !  l'orgueil- 
leuse !  de  la  pitié...  Pas  à  votre  bras!  pas  à  vos 
côtés  !... 

PHILIPPE,  plus  calme  et  plus  maître  de  lui. 

Vous  me  comprenez  mal,  Thyra  I  Ce  que  je  vous 
propose,  en  effet,  ce  n'est  pas  une  humiliation.  Je  ne 
vous  propose  pas  de  vous  apporter  ma  pitié,  soyez 
tranquille.  Je  vous  connais  trop  !  Je  sais  que  vous  ne 
la  supporteriez  pas  !  Je  ne  vous  propose  même  pas 
une  affection  secourable,  je  n'ai  pas  envie  de  vous 
secourir.  Oui,  malgré  votre  douleur,  votre  efifroi,  je 
ne  me  sens  même  pas  cette  charité-là  I...  Mais 
ce  que  vous  vouliez  réaliser  seule,  je  vous  offre  de  le 
réaliser  à  deux.  Oublier  celte  nuit  tragique...  dédai- 
gner même  jusqu'au  nom  de  votre  mal.  Nous  aimer, 
sans  remords  !  Aller  de  Tavant  sans  nous  préoccuper 
de  rien,  puisque  nous  nous  aimons  tout  de  même  et 
malgré  tout  !  Nous  brûler  à  notre  double  ardeur  !  Ce 
sont  vos  paroles  mêmes,  ce  sont  vos  propres  vœux  ! 
Après  tout,  femme  ou  amante,  qu'importe  !...  Votre 
programme,  pas  autre  chose  I  Vivons!...  Aimons- 
nous  !  puisque  je  sens  que  je  suis  encore  et  malgré 
tout  possédé  de  vous  !  l*as  une  fois  je  ne  vous  parlerai 
de  guérir  !  Et  qui  sait,  si  ce  n'esl  pas,  d'ailleurs,  le 
moyen  de  vaincre  le  mal  et  de  le  défier  !... 


184  LE    PHALENE 


THYRA 

Et  si  cela  n'est  pas,  malheureux  ? 

PHILIPPE,  s'exaltant  à  son  tour  dans  un  optimisme  résolu. 

Eh  bien,  tant  pis  !  Appelez  cet  amour-là  un  sui- 
cide... mais  que  ce  soit  un  suicide  de  joie!  Oh  I  je 
vous  ai  entendue  et  comprise  !  Vous  voulez  respirer 
d'un  coup  toute  la  terre,  dites-vous,  connaître  tous 
les  désirs?  Je  vous  les  offre.  Je  ne  vous  en  épargnerai 
pas  un  1  Nous  allons  voyager  éperdument  1  Nous 
allons  dépenser  éperdument  notre  argent,  notre  temps 
et  nous-mêmes...  Et  vous  serez  ma  maîtresse  adorée 
vous  entendez,  vous  serez... 

Sa  bouche  s'approche  d'elle. 

THYRA,  avec  un  retrait  de  tout  l'être. 

Non  1  je  vous  en  supplie  encore  une  fois  !  Pas  cela. 

PHILIPPE 

Et  tu  sais  bien  que  tu  le  seras  !  Tu  sais  bien  qu'il 
faut  que  ce  soit  et  tout  de  suite,  entends-le  bien,  tout 
de  suite  !  Il  faut  que  j'efface  les  baisers  de  l'initiateur, 
que  je  les  écrase  immédiatement  sur  ta  bouche,  sans 
quoi  demain  ils  reparaîtraient  !  Il  faut  qu'à  force  de 
t'aimer,  avant  que  le  jour  vienne  me  détromper, 
j'en  arrive  à  croire  plus  tard  que  c'est  moi  qui  t'ai 
eue  le  premier.  La  pensée  du  contraire  m'est  insup- 
portable!... Oui,  tu  me  regardes  apeurée...  Je  sais, 
il  y  a  quelque  chose  de  bestial  dans  l'idée  que  je 
te  convoite,  chaude     des     baisers    qui   viennent   de 


LE    PHALENE  185 


m'être  volés  !...  Mais  rien  rien  ne  fera  que  je  ne 
t'aime  encore,  entends-tu  !  et  que  même  dégradée  je 
ne  te  veuille  à  moi  ...  Tu  ne  m  échapperas  pas  !  Je  sens 
déjà  que  tu  n'as  plus  la  force  de  résister  !  Sais-tu  ce  qui 
peut  nous  sauver,  ce  qui  me  sauve  ?  C'est  que  tu  t'es 
livrée  sans  amour,  à  l'inconnu,  par  désespoir...  tu  n'as 
pas  aimé!...  Ou  alors  ton  désir  douloureux,  ton  désir 
d'être  arrachée  à  la  mort  par  des  bras  enlacés,  ne 
s'est  jamais  adressé  qu'à  moi...  L'autre  n'était  qu'une 
image  créée  par  ton  cerveau  !  Avoue-le,  il  n'y  a  que 
nous  1  que  nous  !  Et  il  n'y  a  jamais  eu  que  nous  deux! 

THYRA,    murmurante. 
Vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  faites  !  Je  vous  en 
supplie,  allez-vous-en  !...  Plus  tard...  peut-être...  qui 
sait  !... 

PHILIPPE,    se  rapprochant. 

Non  maintenant.  Je  viens  de  comprendre,  pauvre 
petite,  que  ton  acte  n'était  pas  vil  et  qu'en  te  pres- 
sant dans  mes  bras,  je  vais  maintenant  seulement 
hii  donner  sa  réalité  ! 

ÏHYR\ 

Ayez  pitié  de  moi!  Depuis  ce  malin  je  vis  dans  un 
cauchemar  !  Je  vis  comme  une  folle  subite  qui  a  tra- 
versé des  pays  qu'elle  ne  connaissait  pas...  Songez 
donc  que  depuis  hier  j'ai  fait  connaissance  de  ces  deux 
vertiges  terribles  :  la  mort  et  l'amour!  Ils  se  sont  em- 
parés de  moi.  Us  m'ont  bouleversé  le  corps  et  l'âme  ! 
Je  vis  dans  une  sorte    d'ahurissement   éperdu  î    Ils 


186  LE    PHALENE 


m'ont  meurtrie,  je  suis  leur  proie  !  Et  voici  que  j'en- 
tends au-dessus  de  ma  tête,  tout  à  coup,  au  bout  du 
rêve,  au  bout  du  voyage,  votre  voix...  votre  adorable 
voix  qui  me  parle  de  ces  deux  choses,  d'elles  tou- 
jours... toujours  d'elles...  l'amour  et  la  mort,  la  mort 
et  l'amour  ! 

PHILIPPE 

Non,  l'amour  seul,  l'amour  triomphant  de  tout  !... 
même  de  la  mort  1 

THYRA 

Eh  bien,  mon  cher  amour,  êtes-vous  si  cruel?  Oh  ! 
restez  là-haut,  là-bas.,,  loin  I...  J'aime  mieux  vous 
savoir  loin  pour  toujours  !...  Eteignez  ce  désir  que  je 
viens  d'exaspérer  stupidement  sans  m'en  rendre 
compte.  Mon  cher  enfant,  allez-vous-en  !... 

PHILIPPE 

Non,  Thyra,  je  ne  m'en  irai  pas  1  Je  retrouverai  ma 
tendresse,  ma  protection  de  tout  ton  être!...  Tu  ne 
t'endormiras  que  dans  mes  bras  d'une  fatigue  et  d'un 
anéantissement  que  seul  je  t'aurai  procurés...  Tant 
pis!...  Puisque  tu  as  devancé  l'heure  de  l'étreinte, 
puisque  tu  as  appelé  la  vie,  qu'elle  suscite  en  nous 
tous  les  désirs,  toutes  les  forces  I 

THYllA 
Mon  cher  enfant!  allez-vous-en  de  moi!...  Je  ne 
suis  plus  que  malheur  !...  (Elle  a  la  tête  languissam- 
ment  rejetée  en  arrière  pendant  qu'il  lui  tient  les  poi- 
gnets. Le  petit  jour  s'est  levé  derrière  la  verrière  de 


LE    PHALENE  18; 


l'atelier,  le  petit  jour  blême  et  glauque  de  Paris  sur  les 
vitres  embuées.)  Écoutez  !  {On  entend  dans  la  cour  un  re- 
frain, une  sorte  de  sifflement  d'homme  comme  on  en 
entend  le  matin  dans  les  rues.  La  petite  figure  de  Thyra 
2  Vair  tout  à  coup  de  hennir. )Cesi  Lepage,le  sculpteur, 
5ui  se  met  au  travail.  11  a  bien  dormi  1  II  se  réveille,  il 
3st  content...  Il  ouvre  sa  fenêtre  et  siffle  en  jetant  la 
glaise  sur  la  selle...  Dans  le  petit  jour,  à  l'heure  des 
laitiers  et  du  premier  cri  des  oiseaux,  en  lui  s'éveille 
la  bonne  joie  matinale  du  travail,  de  la  santé  !  Il  va 
sculpter...  faire  de  belles  choses...  11  va  travailler  ! 

Son  œil  s'enflamme,  puis  se 
ternit  de  larmes  et  d'un  re- 
gret indicible. 

PHILIPPE,  dans  un  souffle. 

Je  t'aime...  encore... 

THYRA 
Hélas  1...   Voilà  le  soleil...  Dieu!  que  j'ai  froid  ! 
7/  la  saisit  dans  ses  bras.  Elle  dit  en  frissonnant.)  Je 
mis  glacée!...  glacée... 

Il  l'enveloppe  chaudement,  len- 
ilrenient  de  ses  bras.  Elle  ne 
résiste  plus,  mais  les  larmes 
coulent  toujours  de  ses  yeux. 

PHILIPPE,  répétant  comme  machinalement,  tout  b.is. 

Encore...  encore... 

TIIYUA 

Je  ne  suis  plus  quuue  chose...   Il  me  semble  que  j»- 
l'ai  plus  d'àme  I 


188  T-E    PHALENE 


PHILIPPE 

Mais  tu  vois  bien  que  tu  ne  peux  plus  résister  I 

THYR/V,    les  bras  ballants. 

Je  ne  peux  plus  lutter,  voilà  tout  I 

PHILIPPE,  la  tenant,  appuyée. 

Mon  amour...  tout  oublier...  tout  retrouver  !...  Dis, 
dis  que  c'est  possible...  dis  ?... 

THYRA.,    sans    force. 

Vous  le  voulez  ?...  {Alors  elle  se  recule.  Elle  tire  le 
grand  rideau  de  la  verrière.,  l'ombre  se  fait.  Le  soleil 
pâle  du  matin  fait  une  tache  d'or  dans  les  rideaux.  La 
chanson  de  Lepage  s'est  arrêtée.  Elle  frissonne.  Elle  se 
rapproche  de  Philippe,  la  tête  dans  un  coude  levé,  Vau- 
tre main  tendue,  peureusement,  avec  un  mouvement 
de  défense,  et  une  triste  plainte  de  reproche.)  Que 
faites-vous  !...  Que  faites-vous  là  !... 

D'un  geste  infiniment  las  et  de 
désespoir  résigné,  près  du 
divan,  debout,  elle  dégrafe  le 
grand  manteauninrqui  tombe 
à  ses  pieds,  bref,  comme 
tombent  les   oiseaux  abattus. 


RIDEAU 


DEUXIÈME  PARTIE 


ACTE    m 

Des  hauteurs  dominant  un  golfe  de  Sicile,  au  flanc  de  la 
îolline.  Quelques  vieilles  pierres  marquent  l'emplacement 
le  sépultures  latines.  Il  subsiste  de  l'ancienne  voie  un  ou 
leux  tombeaux,  moins  délabrés.  Une  vieille  colonne  aussi, 
idemi  brisée.  Une  dégringolade,  dans  les  rochers,  d'aman- 
liers  en  fleurs...  des  cactus.  Dominant  à  droite,  un  im- 
nense  rocher  abrupt  surplombe  toute  la  baie.  On  aper(;oit 
'anse  du  golfe  en  bas  ;  il  est  six  heures  du  soir.  Le  soleil 
;e  couche,  normalement  rouge  ;  dans  le  crépuscule,  un 
;roissant  de  lune  commence  à  paraître.  C'est  le  paysage  or- 
linaire  que  reproduisent  les  «  cartolina  »,  mais  la  paix  du 
loir  le  rend  magique.  Grelot  d'une  voiture.  Parmi  l'escar- 
)ement  du  rocher,  des  chèvres  maigres,  —  leur  meneur, 
[ui,  dès  qu'il  voit  des  étrangers,  souffle  dans  sa  flûte.  Le 
)ruit  de  la  voiture  s'arrête,  on  entend  une  voix  italienne  : 
(  Ec  co  si(jnoni,  ec  co  la  pUitza...  » 


SCENE  PREMIERE 

Mme  DE  MARLIEW,  LA  COMTESSE  STÉPHANIE 
LE  VOITURIER 

îutrcnt  un  voiturier,  précédant  Mmos  de  Marliew  et    la 
comtesse  Stéphanie.  Elles  ont  des  ombrelles  ouvertes. 

LITAMKN 
Tomba  lalina.,. 


190  LE    PHALENE 


Mme    DE    MARLIEW 

Je  pease  qu'il  veut  désigner  le  cimetière  antique. 

L'ITALIEN 

Si,  si.  (Il  montre  la  baie  da  geste.)  Palerme,  —  di 
porto... 

LA   COMTESSE 

Tiens  I  l'inévitable  chevrier  ! 

Mme    DE   MARLIEW 

Petit,  approche  !  Peut-on  avoir  un  bol  de  lait  ? 
(Le  voiturier  échange  un  dialogue  italien  avec  le  che- 
vrier :  Mme  de  Marlieiv^  pendant  quil  parle.)  Mais 
nous    n'avons  ni  bol  ni  tasse,  ma  chère  I 

LA   COMTESSE 

Si  fait  1  J'ai  dans  la  voiture  le  verre  qui  me  sert  à 
prendre  mon  homéopathie,  car  je  prends  toujours  un 
petit  remède  à  cinq  heures.  Voiturier,  j'ai  laissé  un 
verre  dans  la  patache. 

Il  disparaît  dans  les  amandiers. 

Mme  DE  MARLIEW 

Ils  vont  mettre  encore  dix  bonnes  minutes  à  mon- 
ter à  pied. 

LA   COMTESSE 

Au  moins.  Pour  ma  part,  je  n'aurais  certainement 
pas  pu  grimper  la  côte.  D'ailleurs,  cette  patache  était 
d'un  dur  ! 


LE    PHALENE  191 


Mme  DE  MARLIEW 

Nous  sommes  deux  vieilles  dames  !  Son  Altesse  est 
encore  tellement  alerte  ! 

LA  COMTESSE 
N'est-ce  pas  ?  C'est  elle  qui  tenait  à  monter  la  côte 
à  pied  avec  ces  jeunes  gens.  Elle  a  tellement  escaladé 
de  pics  et  fait  de  si  longues  promenades  depuis  son 
abdication  !  Elle  est  ma  foi  d'une  grande  activité.  Sur 
le  yacht,  elle  se  lève  quelquefois  à   cinq  heures. 

Mme    DE  MARLIEW,  montant  sur  un  rocher. 

D'ici  on  les  verra  peut-être. 

LA  COMTESSE 
Tenez,  les  deux  yachts,  dans  le  port,  on  les  distin- 
gue très  bien.  A  droite,  celui  de  votre  fille. 

Mme  DE  MARLIEW,  rectifiant. 

Du  prince  ! 

LA  COMTESSE,  avec  un  soupir. 
Oui,  si  vous  voulez  !  celui  du  prince...  Comment 
s'appelle-t-il,  le  yacht  ?  Je  ne  me  rappelle  déjà  plus. 

Mme  DE  MARLIEW 

LAtalante  ! 

LA  COMTESSE 

UAtalante,  c'est  vrai  !...  Et  le  yacht  royal  le  Cyd- 
niis...  Deux  beaux  noms  1  Nous  vous  savions  dans  les 
eaux  siciliennes,  on   vous  avait    signalés,   mais  nous 


192  LE    PHALENE 


VOUS  croyions  à  Syracuse  ou  à  Taormina.  C'a  été  une 
joie  pour  Son  Altesse  de  revoir  sa  jeune  protégée. 

Mme  DE  MARLIEW 
Regardez  cette  tache  rouge  à  droite. 

LA  COMTESSE 
Oui,  on  les  distingue...  ils  en  ont  encore  pour  dix 
bonnes  minutes.  {Le  voiturier  est  revenu.)  Faites-lui 
traire  cette  jolie  chèvre...  la  plus  blanche... 

Mme  DE  MARLIEW 

Vous  ne  voulez  pas  de  ce  breuvage  ? 

LA  COMTESSE 

Oh  1   non  !    Il  me  semblerait  que  c'est  du  lait  de 
nourrice... 

Mme  DE  MARLIEW 

A.  bord,  Son  Altesse  Eléonore  n'a  en  ce  moment  que 
les  personnes  que  nous  avons  vues  ? 

LA  COMTESSE 
Oui,  les  deux  dames  qui  sont  restées  à  bord,  lady 
Seymour,  Mme   Popescu,  en   tout  six  personnes,  je 
crois.  Attendez  que  je  compte  sur   mes   doigts  :    la 
duchesse  d'Osque,  une,  le  poète  Osterwood... 

Mme  DE  MARLIEW,  l'interrompant. 

Ah  !  le  poète  anglais  qui  s'est  chargé  tout  à  l'heure 
du  manteau  de  la  reine. 

LA  COMTESSE 
...Ça  fait  deux;  moi,  M.  Lignières  et  les  dames.  Son 


LE    PH.VLENE  193 


Altesse  n'aime  que  les  petits  comités.  Ce  M.  Lignières 
est  si  charmant.  Et  quelle  belle  voix  !  C'est  la  deu- 
xième fois  que  la  reine  l'invite  à  faire  une  croisière... 
à  cause  de  son  timbre  idéal.  Il  nous  a  rejoints  à  Na- 
ples.  (Aachevrier.)  Merci,  petit  !(^  Mme  de  Marlicw.) 
Mais  le  yacht  royal  est  un  laideron  à  côté  de  VAta- 
lante.  Je  ne  connais  pas  de  yacht  plus  esthétique  !... 

Mme  DE  MARLIEW 
Vous  pouvez  le  dire  !... 

LA  COMTESSE 

Cet  orchestre  de  Napolitains,  ces  serviteurs  bariolés, 
ces  costumes,  ce  brouhaha  !  Est-ce  que  vous  avez  au- 
tant de  monde  d'habitude  à  bord  ? 

Mme  DE  MARLIEW. 

Cela  dépend  des  endroits  ;  on  embarque  quehjue- 
fois  des  inconnus  de  la  veille.  En  ce  moment,  vous 
vous  trompez,  nous  n'avons  personne  que  cette  étran- 
gère qu'ils  ont  appelée  Allégra...  Mais,  à  Palerme,  ils 
doivent  retrouver  tout  un  groupe  !  Ah  !  ma  chère 
amie,  quel  mainatch,  comme  dit  le  frol leur  provençal 
qui  astique  les  cuivres  ! 

LA  COMTESSE 
Et  vous  vivez  là-dedans  ?  Vous  les  suivez  partout  ? 

Mme  DE  MARLIEW 

Le  moins  possible.  Je  comprends  votre  reproche... 
Mais,  que  voulez-vous,  il  faut  bien  que  je  voie  ma  fille 

13 


194  LE    PHALENE 


de  temps  en  temps.  {Aa  chevrier  qui  s'en  va.)  Buona 
notche. 

LA  COMTESSE 

Figurez-vous  que  c'est  hier  seulement  que  l'on  a 
osé  avouer  à  la  reine  que  votre  fille  et  le  prince 
n'étaient  pas  mariés.  M.  Lignières  et  moi  avions  gazé 
sur  ce  sujet  quand  nous  vous  avions  aperçus,  hier, 
dans  le  port.  Son  Altesse  ne  s'expliquait  pas,  d'ail- 
leurs, la  répugnance  que  le  prince  de  Thyeste  appor- 
tait à  se  faire  présenter  à  elle...  puisqu'il  n'ignorait 
pas  que  sa  cousine,  la  duchesse  d'Osque,  était  à  notre 
bord.  Ils  ont  joué  ensemble,  autrefois...  Il  devait 
donc  avoir  plaisir  à  la  retrouver. 

Mme  DE  MARLIEW 

Mais  il  redoutait  sans  doute  les  reproches  de  la  du- 
chesse qui  est  apparentée  à  toute  la  cour  I 

LA  COMTESSE 
C'est  elle  d'ailleurs  qui  s'est  chargée  d'édifier  Son 
Altesse...  Son  Altesse  a  été  véritablement  navrée,  pas 
scandalisée,  grand  Dieu  !  Elle  est  au-dessus  de  cela  !... 
mais  Son  Altesse  m'a  demandé  mille  détails  sur  cette 
liaison...  j'étais  ma  foi  très  embarrassée!  M.  Li- 
gnières s'est  esquivé,  je  ne  sais  pourquoi  ;  il  avait 
couru,  comme  un  zèbre,  à  terre,  soi-disant  pour  ache- 
ter des  bijoux  palermitains  et  c'est  moi  qui  ai  eu  à 
fournir  des  détails  sur  une  rupture  dont  j'ignore  la 
cause  :  la  princesse  paraissait  très  attristée,  elle  m'a 
dit  :  «  Je  veux  les  voir  tout  |de  môme.  Il  faut  que  je 


LE    PHALENE  195 


leur  parle,  que  je  fassse  ce  mariage.  Ce  sera  une  bonne 
œuvre.  » 

Mme  DE  MARLIEW 

Elle  aura  quelque  mal  ! 

LA  COMTESSE 
Dites-moi,  que  s'est-il  passé  au  juste?  Puisque  nous 
nous  décidons  à  en  parler  !  Oh  !  le  vilain  homme  ! 
Je  l'ai  en  horreur  ! 

Mme  DE  MARLIEW 

C'est  un  deuil  moral  que  je  traîne  depuis  bientôt 
deux  années  ! 

LA  COMTESSE 

Mais  c'est  lui  qui  s'est  récusé...  ou  elle  ?  Lui  évi- 
demment ? 

Mme  DE  MARLIEW 

Tous  les  deux.  Ils  ont  préféré  cet  état  de  choses,  la 
vie  en  dehors  de  la  société.  J'ai  été  débordée  par  ma 
fille...  Ils  ne  sont  pas  commodes,  tous  les  deux...  im- 
pératifs... violents...  C'est  qu'on  mène  une  vie  très 
bizarre  et  bien  affolante  à  leurs  côtés  !  Vous  avez  vu 
ces  esclaves,  ces  femmes  à  bord,  ces  volières  d'oi- 
seaux, leurs  musiques  sempiternelles,  les  déjeunerj 
et  soupers  sous  les  vélums  de  soie,  ces  séjours  entre- 
coupés dans  toutes  les  capitales  où  l'on  s'amuse  !  Et 
comme  c'est  peu  pratique  avec  tout  cela  1  Ils  ont  em- 
porté à  bord  jusqu'à  un  coiffeur,  mais  il  n'y  a  pas  un 
médecin  ;  vous  pourriez  être   malade,  avoir  le  moin- 


196  LE    PHALENE 


dre  bobo,  vous  ne  trouveriez  pas  une  fiole  de  lauda- 
num ou  d'arnica. 

LA  COMTESSE 
Oh  !  bien,  merci  !  moi  qui  ai  en  horreur  de  voyager 
sans  ma  petite  pharmacie. 

Mme  DE  MARLIEW 

Alors,  je  vais,  je  me  laisse  entraîner  d'escale  en  es- 
cale, de  palace  en  palace...  De  temps  en  temps  on 
me  débarque.  Au  bout  de  trois  mois  je  n'en  peux 
plus  et,  malgré  ma  gêne  et  ma  honte  de  me  mêler 
à  eux,  j'accours  embrasser  ma  fille  au  miheu  du 
brouhaha  que  font  les  invités,  les  oiseaux,  le  rire  des 
femmes,  le  bruit  des  vaisselles.  Je  reste  des  journées 
tassée  dans  ma  cabine  comme  une  pauvre  vieille 
malle  criblée  d'étiquettes  de  voyage...  Dans  quelques 
jours  je  vais  m'en  retourner  dans  notre  hôtel  de  Paris. 
Au  moins  là  j'ai  un  peu  de  paix,  quoique  une  si 
grande  solitude  ! 

A  ce  moment  on  entend  tout  au 
loin  la  voix  de  Thyra  qui  in- 
terpelle le  chevrier. 

LA  VOIX  DE  TIIYRA 

Eh  !  hop  !  hop  !  petit  !  La  flûte  ! 

Elle  parle  italien.  Le  petit  che- 
vrier répond  par  son  air  de 
flûte  méthodique  sur  le  haut 
du  rocher.  Mme  de  Marliou 
et  la  comtesse  se  sont  rap- 
prochées, elles  regardent. 


LE    PHALENE  197 


Mme  DE  MARLIEW 
Oh  !  mais  elle  court  en  montant  !  Elle  va  se  tuer, 
elle  n'a  déjà  pas  de  souffle.  {Elle  crie.)  Tu  te  fatigues 
et  tu  es  sans  chapeau  ! 

LA  COMTESSE 
C'est  la  petite  esclave  indienne  qui  l'accompagne  ? 

Mme  DE  MARLIEW 
Oui,  celle-là  la  suit  partout...  On  la  voit  toujours 
avec  son  esclave  et  le  grand  lévrier  noir... 

LA  VOIX.  DE  TIIYRA 
Sam  !  Sam  I  je  ne  veux  pas  que  le  chien  coure  sur 
ces  chèvres,  mets-le  en  laisse,  Meryem. 

Quelques  secondes  après  elle 
arrive,  suffoquant  et  tenant 
dans  ses  bras  les  branches 
qu'elle  a  coupées  le  long  de 
la  route.  La  petite  esclave 
porte  le  chapeau  et  tient  en 
laisse  le  lévrier. 


SCÈNE  II 
Les  miImks,  THYRA 

Mme  DE  MARLIEW 

ïu  es  folle  de  monter  aussi  vite  1 

THYRA,  fss.)ufflée,  s'assied.  Elle  est  livide  sous  le  maquillage. 

Je  voulais  couper  quelques  fleurs  d'amandiers  pour 


198  LE    PHALENE 


les  cabines...  Ouf  !...  {Elle  parle  à  la  petite  esclave  qui 
tient  les  branches.)  Donne-moi  le  sécateur. 

Mme  DE  MARLIEW 

Tu  les  as  laissés  en  route  ? 

THYRA,  faisant  des  efforts  pour  retrouver  sa  respiration. 
Ils  arrivent,  ils  sont  derrière  moi...  j'ai  pris  le 
sentier  le  plus  court  pour  parvenir  aux  amandiers. 
Ah  !  j'en  peux  plus  !  Sam,  mon  petit  Sam,  il  est  heu- 
reux de  courir  et  de  se  dégourdir  un  peu...  C'est  donc 
ici  les  tombeaux  ?  C'est  joli  !  C'est  impressionnant  ! 

LA  COMTESSE 
Le  conducteur  nous  a  expliqué  que  le  point  de  vue 
était  plus  beau  sur  ce  rocher.  Allons-y  ! 

THYRA,  à  la  petite  Meryem. 

Oh  !  la  jolie  branche  1  Tiens,  abaisse-la  avec  l'om- 
brelle... 

A    ce   moment,   du  sentier,  on 
voit  apparaître  Lignières. 

Mme  DE  MARLIEW 

Monsieur   de   Lignières  !    Ils    sont  avec    vous,  je 

pense  ? 

LIGNIÈRES 

Ils  me  suivent. 

THYRA 

Vous  avez  pris  le  chemin  de  traverse  ? 

LIGNIÈRES,  à  voix  basse. 

Je  me  suis  échappé  comme  j'ai  pu.  Il  faut  absolu- 


LE    PH\LENE  19!) 


ment  que  nous  causions,  ne  fût-ce  qu'une  minute  ! 
Depuis  hier  soir,  j'essaie  en  vain  de  vous  joindre,  on 
dirait  que  vous  le  faites  exprès. 

THYRA 

Vous  allez  m'aider  à  ficeler  ces  fleurs,  le  paquet  est 

trop  lourd...  Meryem  est  écrasée.  (Mme  de  Marliew  se 

rapproche  de  Thyra.)  Monte  sur  le  rocher,  mère.  Je 

me  repose  une  seconde...  tu  me  diras  si  cela  vaut  la 

peine.   {Mme  de  Marliew   monte  et  disparait  dans  les 

rochers  avec    la   comtesse  Stéphanie.)   Le   temps   de 

souffler. 

Elle  s'est  assise.  La  petite  es- 
clave se  met  à  ranger,  à  ses 
pieds,  les  fleurs. 


SCEXE  III 
THYRA,  LIGMÈRES 

THYRA 
J'ai  un  piquant  de  cactus  dans  le  doigt. 

LIGNIÈRKS 
Enfin,  ne  vous  jouez  pas  de  moi  plus  longtemps 
ou  du  moins  ne  me  rendez  pas  ridicule...  Les  voici 
qui  nous  rejoignent...  Indiquez-moi  l'attitude  que  je 
dois  avoir  1  Et  surtout  donnez-moi  le  mol  de  cette 
énigme. 

THYRA,  jouant  rétonneinenl. 

Quelle  énigme? 


200  LE    PHALENE 


LIGNIÈRES 
Je  m'attendais  bien  à  me  rencontrer,  un  jour  ou 
l'autre,  avec  le  prince...  on  se  rencontre  toujours... 
et  j'avais  passé  en  revue  -tout  un  choix  d'attitudes... 
A  mon  grand  ctonnement,  au  bout  de  deux  ans,  affa- 
bilité parfaite  de  sa  part,  poignée  de  main  presque 
cordiale.  Sur  le  premier  moment,  je  me  suis  dit  : 
((  C'est  du  bluff.  »  Du  tout.  Aujourd'hui,  nous  déjeu- 
nons ensemble,  à  bord  du  Cydnus.  Ça  n'a  pas  été 
chaud,  chaud,  évidemment,  mais  je  l'ai  trouvé  d'une 
urbanité  si  naturelle  que  j'en  arrive,  ma  foi,  à  ne  plus 
savoir  que  penser  !  Oui  ou  non,  a-t-il  ignoré...  Gupi- 
don  et  la  part  de  responsabilité  que  j'ai  eue  dans  cette 
extraordinaire  histoire  d'enlèvement  ?... 

TIIYRA,    riant. 

Avouez  que  vous  avez  eu  quelque  peur...  Vous  étiez 

très  embêté... 

LIGNIÈRES 

Pas  le  moins  du  monde,  ma  chère  amie  !  Vous  me 
connaissez  peu. 

THYRA 

Eh  !  d'ailleurs  même  si  Philippe  est  au  courant... 

LIGNIÈRES,    rinterrompant. 
Vous  voyez  bien  que  vous  vous  moquez  de  moi...  Il 
sait  ;  j'en  suis  sûr  maintenant  !   Alors,   que  signifie 

cette  amabilité  ? 

THYRA 
Ah  !   mon  cher,  deux  ans  ont  passé  !  Autrefois,  il 
vous  aurait,  je  crois,  sauté  à  la  gorge... 


LE    PHALENE  201 


LIGNIÈRES 

Eh  biea  ?... 

THVRA 

Nous  ne  sommes  plus  les  amants  de  ce  temps-là  1... 
C'est  très  difficile  à  vous  expliquer...  En  amour, 
comme  sur  toute  chose,  notre  point  de  vue  s'est  modi- 
fié ;  le  contrat  d'association  que  nous  avons  échangé 
ne  relève  pas  des  lois  humaines  ordinaires...  (Elle 
hésite,  puis  rit.)  Mon  Dieu  I  ce  serait  bien  difficile  à 
comprendre...  Soyez  en  tout  cas  assuré  que  Philippe, 
s'il  ne  vous  considère  avec  une  sympathie  bien  grande, 
à  l'heure  actuelle  vous  rencontre  sans  colère  [un 
temps)  peut-être  même  sans  émotion.  Vous  n'êtes 
plus  pour  lui  qu'une  date,  une  anecdote... 

LIGMÈUES 
Et  si,   en  ce  moment-ci,  il  se  doute  que  je  vous  ai 
rejointe  ? 

THYRA,  faisant  les  bouquets. 
Il  n'en  interrompt  pas  pour  cela  sa  conversation  ou 
son  flirt  avec  sa  cousine  la  duchesse  d'Osque. 

LIGMÈRES 

Sapristi  !  Je  ne  m'y  retrouve  pas  encore  tout  à  fait, 
mais  ça  va  venir,  évidemment  !...  Deux  ans  déjà  ! 
Qu'avez-vous  fait  en  ces  deux  ans  ? 

TIIYRA,    riaul. 

Tout  ! 

LIGMÈRES 

Rien  que  ça  ! 


202  LE    PHALENE 


THYRA 

Nous  avons  tout  vu  !...  En  ce  moment, nous  venons 
du  Pausilippe  ;  nous  venons  de  voir  les  souks  de  Tunis, 
les  pêcheurs  de  corail,  l'ombre  bleue  des  caravansé- 
rails.. 

LIGNIÈRES 
On  parle  souvent  de  vous  deux  à  Paris,  où  vous  ne 
venez  plus  guère...  Vous  êtes  une  vraie  légende...  un 
peu  scandaleuse. 

THYRA 

Comment  parle- t-on  de  nous  ? 

LIGNIÈRES 

Comme  de  deux  êtres  jeunes  et  beaux  qui  s'adorent 
dans  tout  le  raffinement  du  luxe,  de  la  volupté,  et  qui 
dépensent  des  richesses  de  satrape  avec  ce  faste  que 
mettent  maintenant  les  étrangers  à  renouveler  l'art 
de  dépenser  l'argent. 

THYRA 

C'est  à  peu  près  cela.  Nous  vivons  hors  de  toute 
société  morale,  hors  des  formalités... 

LIGNIÈRES 

Vous  plongez  bien  de  temps  en  temps  dans  la  vie  ? 

THYRA 
Nous  cueillons  même  parfois  de  jolies  amitiés  er- 
rantes,  des  restaurants   de  Carlsbad  aux  palaces  de 
Saint-Moritz...     mais   nous   n'avons    pas   d'attaches. 
Nous  ne  connaissons  pas  l'obligation  des  habitudes  ; 


LE    PHALENE  203 


nous  avons  goûté  tous  les  pittoresques  dans  la  cama- 
raderie raffinée  de  nos  cigarettes...  connu  le  dévoue 
ment  mutuel  du  plaisir.  Ceux  qui  n'ont  pas  éprouvé 
ce  sentiment  se   privent  d'une  bien   grande   source 
d'amitié. 

LIGNIÈRES 
Prenez  garde  !   A  ce  jeu,  on  épuise  sa  force  ner- 
veuse. 

THYRA 

Et  l'on  s'enrichit  aussi.  Pourquoi  pas?  Ainsi,  grâce 
à  Allégra...  vous  savez,  notre  amie  exotique... 

LIGNIÈRES 

Oui,  Yankee  et  Javanaise  à  la  fois. 

THYRA 
Oui...  Grâce  à  elle  je  connais  la  musique  universelle 
mieux  que  n'importe  quel  musicien. 

LIGNIÈRES 
Qui  est  en  somme  cette  amusante  Allégra  qui  vous 
accompagne  en  ce  moment  parmi  votre  horde  de  do- 
mestiques anglais,  de  cuisiniers  nègres,  de  serviteurs 
tartares  ? 

THYRA 

Vous  oubliez  le  masseur  arabe,  mon  cher!...  Allé- 
gra, qui  sent  l'iris,  la  rose,  la  jacinthe,  le  tabac  java- 
nais, le  bar  des  ports  de  Saigon,  est  charmante  et  sait 
toutes  choses.  Elle  est  jeune  et  profonde  comme  le 
passé.  {Changeant  de  ton.)  Je  n'ignore  pas  que  certain 


204  LE    PHALENE 


soir  Philippe  Ta  aimée...  eh  bien,  si  vous  saviez 
comme,  vu  de  ma  philosophie  étoilée,  ce  grain  de  sa- 
ble compte  peu  dans  l'océan  de  ma  vie  {elle  rit),  si 
j'ose  m'exprimer  ainsi  ! 

Et  puis  elle  s'assied  sur  l'herbe, 

LIGNIÈRES 

Vous  n'êtes  même  pas  jalouse,  alors? 

THYRA,  après  une  hésitation. 

J'ai  dépassé  cette  pauvre  limite  du  sentiment  !  Non. 
Je  ne  connais  qu'un  défaut  à  AUégra,  c'est  d'être  trop 
parfumée...  et  d'avoir  les  doigts  jaunis  par  trop  de 
cigarettes  !  Quand  elle  nous  aura  lassés,  nous  la  dé- 
barquerons... et  cela  n'aura  aucune  importance! 

LIGNIÈRES 
Et  lui?  L'avez-vous  trompé? 

Silence. 

THYRA,  grave. 

J'ai  senti  des  mains  qui  tremblaient  dansl  es  mien- 
nes... Je  n'ai  pas  voulu  réaliser  !  Il  m'a  suffi  de  rêver 
des  possibilités  !  Tenez,  passez-moi  ces  fleurs...  Vous 
ne  savez  pas  les  prendre.  J'ai  horreur  que  l'on  froisse 
les  fleurs.  {Brusquement.)  Je  suis  très  changée? 

LIGNIÈRES 

Positivement  oui. 

THYRA,  avec  angoisse. 

Maigrie,  enlaidie,  n'est-ce  pas? 


LE    PHALENE  ?.'.0 


ligmkrf:s 
C'est  autre  chose î  Une  autre  femme...  Votre  rire 
est  difFérent...  acre...  Votre  bouche  a  des  expres- 
sions nouvelles!...  Les  yeux,  le  mouvement  des 
doigts  !...  vos  cheveux  noirs  devenus  vénitiens...  Oh! 
je  vous  trouve  très  différente,  évidemment. 

THYRA,   comme  avec  orgueiL 

Je  suis  une  souffrante  passionnée. 

LIGNIKRES 
Prenez  garde,  un  tel  excès  de  vie   épuise   vite   les 
âmes  pâmées. 

THYR-\ 
Au  contraire,  je  crois  à  l'instinct  merveilleux  et  fort 
des  malades  qui  suscite  la  vie!... 

LIGMKRF.S 

Ah!  Thyraî  je  commence  enfin  à  définir  mainte- 
nant le  couple  que  vous  formez!  Il  n'y  a  pas  que  vo- 
tre amie  AUégra  qui  soit  trop  parfumée  et  qui  dégage 
d'entêtantes  odeurs.  Je  devine  que  dans  cette  vie  ar- 
dente vous  n'attachez  d'importance  qu'au  plaisir,  et 
vous  ne  devez  guère  vous  inquiéter,  n'est-ce  pas,  que 
du  pincement  des  moustiques!...  Je  vous  ai  quittée 
une  petite  enfant  agitée,  troublée...  Je  vous  retrouve 
une  vagabonde  de  luxe,  compagne  d'un  Strozzi  ou 
d'un  Médicis...  car  il  est  vraiment  de  la  lignée  qui  a 
fourni  les  gentilhommes  au  Vatican.  Il  a  le  silence 
des  étrangers,  leur  insolence   légère,    la  poignée   de 


2(KÎ  l'E    PHALENE 


main  trop  bien  gaulée...  Pourtant,  je  vous  avertis  que 
je  ne  veux  pas  qu'il  se  moque  de  moi,  je  désire  qu'il 
trouve  devant  lui  un  homme  non  pas  ironique,  dé- 
férent certes,  mais  un  peu  plus...  comment  dire... 

THYRA,  souriant. 

Désinvolte...  à  la  française... 

LIGNIÈRES 

Si  vous  voulez. 

THYRA 

Beau  chanteur  mondain,  prenez  l'attitude  devant  le 
public,  l'attitude  que  vous  voudrez.  Si  vous  saviez 
comme  cela  peut  lui  être  égal,  maintenant,  vous  n'ea 
avez  pas  idée  ! . . .  Les  voici  d'ailleurs.  [Lignières 
s'écarte.)  Mais,  restez,  restez  donc... 

On  voit  arriver  Philippe,  la 
duchesse  d'Osque,  précédant 
la  princesse  Éléonore,  un 
alpenstock  à  la  main,  qui 
monte  appuyée  au  bras  du 
poète  anglais  Osterwood  et  ac- 
compagnée d'Allégra. 


SCENE  IV 

THYRA,  PHILIPPE,  LIGNIÈRES,  LA  DUCHESSE  D'OSQUE, 
OSTERWOOD,  LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE  DE  HON- 
GRIE, ALLÉGRA. 

LA  DUCHESSE  DOSQUE 
Alors!  Vous  nous  aviez  lâchés,  Lignières? 


LE    PHALENE  207 


LIGNIÈRES 

J'aidais  mademoiselle  de  Marlievv  à  ramasser  ses 
fleurs  :  la  petite  esclave  pliait  sous  le  fardeau.  Je  les 
ai  rencontrées  en  route...  mais  je  vous  laissais  en 
bonne  compagnie. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Je  ne  m'en  plaignais  pas!... 

PHILIPPE,  sapprochant  de  Lignièrcs. 
Une  cigarette,  cher  monsieur?... 

LIGNIÈRES 
Pourquoi  pas? 

PHILIPPE,  riant. 

Et  voici  même  du  feu. 

LIGNIÈRES 

Vous  êtes  vraiment  trop  aimable. 

La  princesse,  qui  arrive,  passe  sa 
canne  à  Osterwood  qui  la 
prend  avec  déférence. 

TIIYRA 

Pas  trop  fatiguée,  Altesse? 

LA  PRINCESSE  ÉLKONORE 

Pas  le  moins  du  monde.  Est-ce  ici?  Nous  voilà  arri- 
vés? 

TIIYRA 
Oui.  Voici  les  tombeaux  anciens...  Je  vous  fais  les 
honneurs!... 

Et  sur  le  rocher  on  aperçoit  lua- 
danio  diî   Marlitw  et  la  com- 
tesse Stéphanie. 


208  T^E    PHALENE 


LA  COMTESSE,  criant. 

Par  ici.  Que  Son  Altesse  vienne!  Le  point  de  vue 
est  superbe  ! 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 

Tout  à  l'heure.  Un  moment. 

OSTERWOOD,  répondant. 

Son  Altesse  se  repose  quelques  instants. 

ALLÉGRA,  s'approchant  de  Thyra. 
Vous  UG  voulez  pas  mon  écharpe  ? 

THYRA 
Merci,  chérie.  On  étoufTe  de  chaleur. 

LIGNIERES,    allant  à  la  princesse. 

N'est-ce  pas  que  c'est  beau  ici?... 

Tout  le  monde  parle  à  la  fois. 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 

Vous  faites  trop  de  bruit.  Il  faut  recevoir  certaines 
impressions  dans  le  silence.  C'est  pour  cela,  n'est-ce 
pas...  que  nous  voyageons. 

LÏGNIÈRES,  riant. 

C'est  vrai  !...  (Tout  le  monde  s'est  tu  respectueuse- 
ment.) Nous  sommes  les  chiens  d'arrêt  de  l'émotion... 

OSTERWOOD 
Pas  avant  que  vous  sachiez,  Altesse,  que  c'est  sur 


l.E    PHALENE  209 


ce  rocher  que  le  grand  poète  américain,  à  l'exemple 
de  Shelley,  a  voulu  que  l'on  brûlai  son  corps.  Il  est 
mort  dans  ces  parages,  à  l'hôtel  Capabianca,  et  le 
poète  du  nouveau  monde  avait  rêvé  que  ses  cendres  se 
dispersassent  au  vent  dans  un  beau  paysage  et  au- 
dessus  des  vieilles  tombes  latines.  Des  amis  ont  res- 
pecté ce  vœu.  On  pense  que  c'est  sur  ce  rocher  que  le 
bûcher  a  été  allumé.  Maintenant,  Altesse,  votre  rêve- 
rie sera  plus  émue  encore,  j'en  suis  sûr.  {Le  silence  se 
prolonge.  Ostenvood^  s  approchant  du  groupe  au  pre- 
mier plan  et  leur  parlant  à  voix  basse,  désigne  la  prin- 
cesse appuyée  à  une  colonne  brisée  et  regardant  la  mer. 
A  Philippe  et  à  T/iyra.)  Elle  n'aime  pas  qu'on  dérange 
ses  rêveries.  Regardez,  elle  a  le  signe  certain  des 
souverainetés...  et  ses  méditations  sont  au-dessus 
des  larmes'.  Elle  traîne  sa  vie  inutile  comme  un  voile 
traînerait  sur  le  monde. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Vous  avez  toujours,  pour  parler  d'elle,  Osterwood, 
des  mots  recherchés  d'amoureux. 

OSTERWOOD 

Et  celle-ci  mérite  d'être  aimée  d'une  façon  déchi- 
rante. Regardez  comme  elle  sait  l'art  de  s'accoiuler 
dans  le  soir  ! 

PHILIPPE 
Le  fait  est  qu'elle  est  impressionnante,  ainsi  iin- 

14 


210  LE    PHALENE 


mobile.  Mais  je  la  trouve...  un  peu  rococo...  genre 
Campo-Santo  de  Gênes... 

On  se  tait  encore  quelques  ins- 
tants, puis  la  princesse  se 
lève. 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 
Encore  un  pays  où  j'aurai  le  regret  de  ne  jamais 
revenir!  Encore  un  endroit  où  l'on  aurait  voulu  poser 
sa  tente  !  (A  Osterwood.)  Débarrassez-moi  de  mon 
Pascal.  (Elle  tend  le  livre  quelle  tenait  à  la  main  à 
Osterwood.)  Et  voulez-vous  que  nous  montions  voir 
le  rocher  glorieux  que  nous  a  décrit  Osterwood  ? 

OSTERWOOD 
Oui,  allons  voir  la  tombe  de  l'homme  de  la  libre 

Amérique  ! 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 

Ces  dames  nous  attendent  d'ailleurs  là-haut.  Oster- 
wood, prenez  ce  sentier. 

THYRA,  à   Lignièrcs   intentionnellement,    en  regardant  la  du- 
chesse d'Osque  et  Philippe  qui  causent  tout  bas. 

Vous  venez,  Lignières  ?  Donnez-moi  votre  bras  pour 
monter. 

LIGNIÈRES,  se  détachant  de  la  duchesse  d'Osque  et  de  Philippe. 
Très  volontiers. 

ALLÉGRA,  s'approchant  de  Thyra. 

Je  VOUS  rapporte  votre  lévrier  qui  s'était  mis  à  cou- 
rir dans  les  rochers  derrière  une  perdrix...  Il  est  tout 
essoufflé. 


LE    PHALENE  211 


THYRA 

Merci,  AUégra.  Veux-tu  dire  à  Meryem  qu'elle  porte 
ces  fleurs  dans  la  voiture? 

ALLÉGRA,  en  s'en   allant,  une  cigarette  à  la  bouche. 
Du  feu,  Philippino  1 

Philippe  lui  jette  une  boîte  d'al- 
lumettes. Elle  s'en  va. 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE,  en  raont mt  dans  les  roches. 
Écoutez,  on  entend  des  cloches  en  bas,  le  son  des 
flûtes  des  chevriers  et  la  sirène  du  Cydniis... 

LA  DUCHESSE  DOSQUE,  retenant  Philippe. 

Monsieur  Lignières  est  un  très  ancien  ami  de  votre 
maîtresse,  n'est-ce  pas  ? 

PHILIPPE 

Une  ancienne  relation  à  elle,  cousine.  Pourquoi? 

LA   DUCHESSE  D'OSQUE 

Voulez-vous  me  rattacher  le  cordon  démon  soulier, 
s'il  vous  plaît?  {Elle  appuie  le  pied  sur  un  pan  de 
ruines.)  J'adore  ces  noms  de  cousin  et  de  cousine 
que  nous  nous  redonnons  après  tant  d'années  d'ab- 
sence, car  je  n'ai  pas  eu  de  vos  nouvelles  durant  dix 
années  ;  d'ailleurs,  vous  nous  avez  tous  abandonnés! 
Je  parlais  de  vous,  le  mois  dernier,  à  Vicense,  avec 
votre  oncle  et... 

PHILIPPE 

Oh  !  évitons  de  rappeler  ma  famille,  je  vous  en  prie! 


212  LE    PHALENE 


LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Alors,  parlons  de  voire  petite  amie?  Nous  avons 

bien  le  temps  de  rejoindre  Son  Altesse.  Vous  n'avez 

pas  idée  comme  c'est  pittoresque,  pour  quelqu'un  qui 

passe, cette  alliance  du  vieux  sang  italien  avec  la  jeune 

esthète  tartare  ou  moldave. 

A  ce  moment  Allégra  traverse 
la  scène.  Elle  chantonne  et 
joue  exprès  avec  son  écharpe. 
En  passant  devant  Philippe 
elle  lui  lance  la  boîte  d'allu- 
mettes, en  riant  d'une  façon 
un  peu  équivoque. 

ALLÉGRA 

Merci,  carissimo,  pour  le  feu  1 

Elle  s'en  va  rejoindre  les  autres 
en  sifflotant.  La  duchesse 
d'Osque  rit. 

PHILIPPE 
Pourquoi  rions-nous? 

LA   DUCHESSE  D'OSQUE 
Débauché  ! 

PHILIPPE 

Je  ne  comprends  pas... 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE. 

Jusqu'à   quand,  Philippe,  cette  vie  va-t-elle  durer? 

PHILIPPE 
Cette  jeune  exotique  n'est  rien  dans  ma  vie,  je  vous 
prie  de  le  croire.  Une  amie  de  rencontre...  Quand  elle 


LE    PHALENE  213 


nous  aura  quittés...  elle  ira  rejoindre  quelque  bonne 
baronne  allemande,  qui  en  fera  sa  lectrice... 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE,  vivement. 

Vous  brûlez  votre  jeunesse  comme  il  vous  plaît.  Je 
vous  demande  simplement  :  quand  allez-vous  ((  en- 
rayer )',  comme  vous  dites  à  Paris.  Il  faut  penser  à 
l'avenir. 

PHILIPPE 

Quelle  recommandation  amusante  et  superflue  ve- 
nant de  la  future  vieille  fille  qui  sera  l'un  des  plus 
beaux  ornements  des  cours  et  des  soirées  moroses 
d'ambassade!... 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 
Ne  parlons  pas  de  moi...  je  vous  prie.  Où  vous  mè- 
nera cette   passion  excentrique?   Pensez   à   l'avenir, 
Philippe. 

PHILIPPE 
Je  n'ai  pas  le  droit  de  penser  à  l'avenir  !   L'avenir 
n'existe  pas  pour  moi...  Je  ne  connais  que  le  moment 
qui  passe...  pareil  à  Faust! 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Au  fond,  vous  êtes  raisonnable  comme  tous  les  Ita- 
liens; chez  nous,  il  n'y  a  que  des  passionnés  de  tout 
repos,  des  fous  méthodiques.  Combien  de  temps  en- 
core? Deux  ans,  trois  ans? 

PHILIPPE 
Il  y  aura  une   fini...    Laquelle?  J'ignore...  Est-ce 


214  LE    PHALENE 


lointain,  proche  ?.. .  Que  dois-je  faire  ?  Pourquoi  me  le 
demander?  Nous  ne  nous  verrons  pas,  cousine,  de 
deux  ou  trois  ans  peut-être... 

LA  DUCHESSE  D'OSQLE 

Tant  que  cela  ! 

PHILIPPE 

Par  conséquent,  ne  perdons  pas  cette  journée  en 
propos  vains.  J'ai  plaisir  à  vous  revoir,  très  grand 
plaisir. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Moi  aussi,  Philippe,  très  grand...  Vous  rappelez- 
vous  que  nous  avons  été  amoureux  tous  les  deux  l'un 
de  l'autre,  quand  nous  étions  tout  petits,  car  c'est  un 
fait. 

PHILIPPE 

Incontestable!  Nous  avons  joué  ensemble,  nous 
nous  sommes  baignés  ensemble  à  la  Spezzia...  Je  me 
souviens  de  l'affreux  wagon  capitonné  de  bleu  qui 
nous  conduisait  à  la  plage.  C'est  assez  mélancolique, 
cousine,  de  penser  que  vous  allez  partir  à  nouveau 
de  ma  vie.  Je  penserai  à  votre  visage...  anguleux  et 
charmant... 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Mais  il  ne  tient  qu'à  vous,  mon  cher,  de  prolonger 
cette  rencontre. 

PHILIPPE 

Comment  comprenez-vous  cela? 


1 


LE    PHALENE  2L5 


LA  DUCHESSE  DOSQLE 
Mais  vous  avez  entendu  le  vœu  de   la  reine  tout  à 
l'heure.  Pour  peu  que  nous  insistions,   nous  pouvons 
prolonger  Tescale. 

PHILIPPE 
Ce  ne  serait  pas  avantageux.  Nous  pourrions  diffi- 
cilement nous  voir. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 
Eh  bien,  montez  sur  notre  yacht. . .  Son  Altesse,  qui  a 
beaucoup  de  choses  à  vous  dire,  ne  demanderait  pas 
mieux  que  de  vous  avoir  quelquesjours  àbord:r.4/a- 
lante  suivrait. 

PHILIPPE,  sèchement. 

Je  regrette,  mais  c'est  impossible. 

LA  DUCHESSE  D OSQUE 
Ce  :i"est  pas  aimable   de   votre  part.    Faites   cela, 
Philippine. 

PHILIPPE 

J'en  serais  ravi,  mais  je  vous  assure,  ce  projet  four- 
mille de  difficultés. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 
Lesquelles.^  A  propos  de  Mlle  de  Marliew?... 

PHILIPPE 

Peut-être. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 
Mais  Son  Altesse  n'a  plus  de  préjugés...  Ah!   vous 
redoutez  le  refus  de  votre  petite  amie? 


21(5  LE    PHALENE 


PHILIPPE 

Parlons  devons.  Vous  m'écrirez  ?  Je  veux  que  vous 

m'écriviez. 

A    ce  moment,    apparaît   entre 
des    amandiers     Thyra,     qui 
écarte  les  branches. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Tenez.  Elle  nous  cherche  visiblement. 

THYRA,  tenant  son  lévrier  par  le  collier. 

Eh  bien,  vous  ne  venez  pas? 

PHILIPPE 
Je  redoute  un  peu  les  exaltations  artistiques  de  la 
reine..,  et  je  commence  à  me  blaser  sur  la  Sicile. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Mademoiselle  de  Marliew^,  ne  vous  en  allez  pas!... 
j'ai  une  grâce  à  vous  demander. 

PHILIPPE,  bas. 

Faites  attention  à  ce  que  vous  allez  dire.  Je  vous  en 
prie. 

THYRA 

Me  voici. 

Llle  va  sauter  le  rocher. 
LA  DUCHESSE  D'OSQUE 
Prenez  garde  de  vous  faire  du  mal. 

THYRA,  après  avoir  sauté. 

Oli  !  vous  ne  connaissez  pas  mou  intrépidité,  du- 
chesse ! 


LE    PHALENE  217 


PHILIPPE 

Tiens,  vous  avez  donc  perdu... 

THYRA 

Quoi  ? 

PHILIPPE 

Lignières? 

THYRA 

Je  vous  cherchais,  vous  ne  le  regrettez  pas? 

LA   DUCHESSE  D'OSQUE 

J'étais  en  train  de  former  un  projet.  Philippe  me 
garantissait  que  vous  vous  y  opposeriez,  je  ne  sais 
pourquoi.  Voulez-vous  me  faire  le  plaisir  de  monter 
à  notre  bord  jusqu'à  Palerme?  Nous  serions  tous  en- 
chantés de  vous  avoir,  et  ce  serait  très  gentil,  très 
familial... 

PHILIPPE 

Encore  une  fois... 

THYR.\,  sans  sourciller. 
Certainement,  avec  le  plus  grand  plaisir. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE,  à  Philippe. 

Eh  bien,  vous  voyez. 

PHILIPPE,   à  Thym. 

Vous  ne  réfléchissez  pus!... 

THYRA 


Pourquoi? 


218  LE    PHALENE 


PHILIPPE,  haut  et  fermement. 

Je  répète  que  la  fantaisie  est  séduisante  mais  abso- 
lument irréalisable. 

THYRA 
La  raison? 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Vous  voyez  bien,  mon  cher  ?  Pourquoi  vous  y  op- 
poser. Prenez  garde,  ce  que  femme  veut!...  D'ailleurs 
je  ne  fais  que  devancer  le  vœu  de  Son  altesse,  car  je 
sais  qu'elle  avait  l'intention  de  vous  le  proposer  elle- 
même. 

Elle  va  jusqu'au  sentier. 
PHILIPPE,  à  Thyra. 

Vous  dépassez  la  mesure  de  l'inconscience. 

THYRA 
Pourquoi? 

PHILIPPE 
C'est  un  défi,  alors? 

THYRA,  doucement. 

En  serions-nous  encore  là?  Ai-je  interrompu  votre 
flirt  avec  votre  cousine? 

PHILIPPE 

Oh  !  ce  n'est  pas  la  même  chose. 

A  ce  moment,  tout  le  monde 
descend  de  droite  à  travers 
les  roches. 


LE    PHALENE  219 


LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Altesse,  j'ai  à  peu  près  décidé  Philippe  à  nous  ac- 
compagner sur  le  Cj(//ias  jusqu'à  Palerme. 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE,  de  loin. 

La  bonne  idée,  j'en  suis  ravie! 

LA   DUCHESSE  D'OSQUE 

Vous  viendrez  à  bout  des  quelques  hésitations  der- 
nières. 

PHILIPPE,  bas  à  Thyra. 

Je  vous  répète  qu'il  est  inadmissible  que  votre  iro- 
nie ou  voire  orgueil  aille  jusqu'à  m'imposer  la  pré- 
sence de  ce  monsieur. 

THVRA 

En  serions-nous  encore  à  ces  contingences  miséra- 
bles?... Fi!...  je  ne  vous  reconnais  plus! 

PHILIPPE,  se  reprenant  et  avec  un  sourire  indéfinissable. 

Après  tout,  ma  chère,  qu'il  soit  fait  exactement  se- 
lon vos  désirs  !  exactement  ! 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 

Je  suis  ravie  de  cette  heureuse  nouvelle.  Nous  al- 
lons devenir,  prince,  en  quelques  jours,  de  grands 
amis. 

PHILIPPE,  s'inclinant. 

Je  le  souhaite  de  grand  cœur.  Je  remercie  Votre 
Altesse  et  lui  suis  reconnaissant  de... 


220  LE    PHALENE 


LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE,  liaterrompant. 

Ah!  non,  prince.  J'ai  défendu  dans  l'intimité  tout 
protocole.  J'exige  qu'on  ne  me  parle  pas  à  la  troi- 
sième personne.  A  partir  d'aujourd'hui,  souvenez- 
vous-en.  Je  vous  traite  comme  de  mes  amis. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Eh  bien,  cela  valait-il  la  peine  d'examiner  ce  rocher 
confortable?... 

OSTERWOOD 

A  part  le  point  de  vue  là-haut,  rien  d'intéressant. 
Et  rien  ne  vaut  ce  village  de  tombes. 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 

Oui,  sur  toute  la  terre,  c'est  partout  lamême  beauté, 
les  Gamposanto,  les  Aliscamps.  Partout  les  violettes 
sauvages  et  l'âme  de  la  mort!  (A  Thyra.)  Comme  vo- 
tre lévrier  ferait  bien,  Thyra,  couché  sur  cette  dalle 
rectangulaire  !  Votre  lévrier  héraldique,  comme  on 
en  voit  sur  certains  tombeaux,  couchés  aux  pieds  nus 
de  leur  maître... 

THYRA 

Voulez-vous  que  j'essaie  de  lui  faire  prendre  cette 
pose  plastique.  C'est  facile.  Sam!... 

Elle  prend  le  greehound,  la  laisse 
à  la  main,  et  essaie  de  lui  l'aire 
gravir  la  pierre  tombale.  Elle 
s'jilluiige  elle-même  dans  la 
fosse  funèbre. 


LE    PHALENE  221 


OîTEUWOOl) 

Quelle  horreur!  Ce  beau  paysage  ne  parle  que  de 
joie  et  de  volupté...  Écoutez  la  flûte  de  Pan...  La  flûte 
de  la  danse!...  Y  a-t-il  par  ici  un  vieux  laissé  pour 
compte  de  faunes  et  de  sylvains?...*  En  chercliant 
bien  ! 

TIIYRA 

Mais  Allégra  peut  danser  au  milieu  de  ces  tombeaux, 
une  danse  comme  elle  seule  sait  en  danser.  Vous  ne 
l'avez  pas  vue...  elle  est  d'une  nostalgie  extraordi- 
naire... Elle  danse  tous  les  pays. 

ALLÉGRA 
Merci!  pas  sans  musique...  Chanter  tout  au  plus!... 
pour  accompagner  la  flûte  dans  le  ton...  (Elle  mur- 
mure une  chanson  exotique  langoureuse,  et  effleure 
presque  en  dansant  les  tombes  sur  lesquelles  elle  jette 
par  amusement  quelques  fleurs,  puis,  brusquement.) 
Non!  Un  bar  américain  à  Java!  Pas  de  poésie! 

Allégra  se  met  à  chanter  une 
scie  eu  langue  anglaise.  Elle 
le  fait  en  parodie,  presque  en 
riant,  et  en  imitant  l'accent 
nasal  des  chanteuses  améri- 
caines. 

OSTERWOOD 

Le  viol  de  notre  chère  beauté!...  Cette  femme  est 
une  futuriste  dangereuse!... 

LIGNIÈRES,  se  rapproche  de  Thyra. 

De  plus  en  plus  fort!...  Vous  montez  avec  nous  sur 


222  LE    PHALENE 


notre  yacht?  {Devant  l'attitude  nouvelle  de  Thyra  il 
s'étonne.)  Pourquoi  penchez-vous  la  tête  ainsi?  Vous 
êtes  souffrante? 

Allégra  s'interrompt  de  chanter 
en  riant. 

LA  PRINCESSE  ÉLitONORE 
Osterwood,  vous  êtes  un  misérable  d'avoir  autorisé 
ce  sacrilège... 

OSTERWOOD 

Une  chanson  de  bar  sur  le  tombeau  de  Sénèque! 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 
Taisez-vous,  monstre.  Avant  de  partir,  pour  nous 
remettre  d'aplomb,  je  demande  un  vers  virgilien... 
un  vers  qui  soit  né  par  ici...  jadis...  dans  ces  myrthes 
et  ces  lavandes... 

ALLÉGRA 
Thyra  pourrait  vous  dire  les  quelques  vers  qu'elle 
a  composés  l'autre  jour  sur  le  yacht,  et  qu'elle  m'a 
lus;  c'était  si  joli!... 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

Tous  les  talents!  Vous  écrivez  aussi,  madame! 

THYRA 
Allégra  se  trompe  ou  se  moque...  Je  ne  sais  pas 
écrire  les  vers;  quelquefois,  je  jette  en  prose  une  im- 
pression, car,  maintenant  que  j'ai  abandonné  la  sculp- 
ture, j'écris  hâtivement  rr)on  journal,  des  impres- 
sions... 


LE    PHALENE  223 


OSTERWOOD 

Bah!  Sculpture  ou  littérature,  c'est  une  autre  forme 
d'expression...  voilà  tout...  Vous  sculptez  des  mots. 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 

Eh  bien,  vous  rappelez-vous  quelque  chose  qui 
efface  la  chanson  américaine  de  cet  azur? 

THVRA 

Non...  (se  reprenant)  ou  plutôt,  si...  si...  Je  le  dirai 
en  votre  honneur,  Altesse...  J'ai  composé,  en  passant 
dans  un  endroit  semblable  à  celui-ci,  aux  environs 
de  votre  Corfou,  une  sorte  de  chant  que  je  veux  bien 
dire...  mais,  alors,  de  là-haut...  sur  le  rocher  où  le 
poète  s'est  fait  brûler  parmi  le  serpolet,  et  au-dessus 
delà  prairie  des  morts... 

LA  DUCHESSE  DOSQLE 

Qu'est-ce  que  c'est? 

THYRA 

C'est  léchant  d'une  jeune  condamnée  qui,  un  soir, 
regardait  le  ciel. 

PHILIPPE 
Voulez-vous  que  je  vous  prête  mon  bras  pour  mon- 
ter, Thyra? 

THYRA 
Non,  laissez-moi,  Philippe...  je  vais  lâcher  au  con- 
traire, là-haut,  de  vous  oublier  tous. 

Elle  s'en  va  à  travers  los  mcliers. 
On   s*;»>;«;ii'(I,   on   ;illtiul;iiit. 


221  LE    PHALENE 


OSTERWOOD 

Le  chant  d'une  jeune  condamnée  qui  regardait  le 
ciel?  Il  ne  peut  y  avoir  de  plus  beau  ciel  que  ce  soir, 
n'est-ce  pas?... 

LA  PRINCESSE   ÉLÉONORE 

Le  fait  est  que  le  coucher  du  soleil  a  été  royal...  Et 
regardez  la  lune,  à  droite,  qui  attend  son  heure... 

PHILIPPE 

Vous  verrez,  monsieur  Osterw^ood...  Elle  écrit  des 
choses  que  je  lui  conseille  de  réunir  en  volume...  Si 
elle  était  la  femme  d'un  sous-préfet,  on  lui  tresserait 
des  couronnes  à  Paris...  mais  ce  n'est  qu'une  aristo- 
crate en  voyage. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

11  va  faire  nuit  très  vite;  d'ailleurs,  le  vent  se  lève, 
il  nous  faudra  redescendre  bientôt... 

PHILIPPE 

Le  dîner  esta  huit  heures...  nos  cuisiniers  sont  ha- 
bitués à  attendre  et  prennent  leurs  précautions. 

LA  PRINCESSE   ÉLÉONORE,  montrant  Thyra  qui  est  parvenue 

au  rocher. 

Comme  elle  fait  bien,  là-haut,  avec  le  vent  qui 
moule  son  corps  ! 

PHILIPPE 

Et  elle  dit  la  poésie  avec  expression. 


LE    PHALENE  225 


LA  COMTESSE,  à  Mme  de  Marliew. 

Chère  araieî...  Vous  gardez  le  silence. 

Mme  DE    MARLIEW 
Je  la  regarde,  ma  petite!... 

THYRA,  du  haut  du  rocher. 
Ready  1 

PHILIPPE 

Play! 

Oq  s'est  asbis.  Les  uns  sur  l'herbe, 
d'autres  sur  des  pierres,  Thyra 
commence,  là-haut,  à  voix  d'abord 
timide,  et  une  main  tendue. 

TIIYRA 

Orion,  Gémeaux,  Cassiopée,  Altaïr.  Nuits  lactées,  je 
viens  à  vous!...  Je  vais  me  perdre  au  carrefour  de  vos 
étoiles!...  Bientôt  je  chercherai  ma  route  à  travers 
vous!...  Mais  avant  de  déployer  mes  ailes,  je  veux 
monter,  pour  dire  l'adieu  joyeux,  sur  le  plus  haut  pic 
du  cap  Sumium,  et  là  je  briserai  ma  coupe  de  vin  de 
Samos  en  l'honneur  de  vous,  étoiles!...  Je  suis  la 
fiancée  de  la  mort.  Evohé!  lo  !  lo!  Que  tu  es  belle,  ce 
soir,  vieille  terre!...  Est-ce  pour  moi  que  tu  t'es  faite 
si  belle  et  que  tu  as  mis  ta  couronne  d'étoiles?  Ah! 
que  je  vous  adore,  ce  soir,  collines  d'opéra,  lourdes 
de  citrons,  de  mûriers  bleus  et  de  dalles  de  marbre!... 
Adieu,  splendeurs!...  Voici  le  moment  de  crier  les 
adieux  sans  échos!...  Je  suis  jeune,  je  date  d'une  heure 
et  déjà  je  vois  le  gouffre...  Oh!  je  voudrais  passer  la 
main  sur  toutes  les  roses  avant  de  mourir!...  Que  la 

15 


226  LE    PHALENE 


brise  vienne  à  moi  ce  soir  et  que  je  la  reçoive  à  pleins 
cheveux  et  dans  mes  paumes  tendues!  Réunissez-vous 
sur  moi,  désirs,  tous  les  désirs,  comme  un  rendez-vous 
de  colombes!...  Oh!  choses,  je  voudrais  encore  me 
gorger  de  vous  pour  que  je  dessèche  en  moi  jusqu'à 
la  racine  du  désir.  Et,  sur  le  roc,  je  veux  clamer 
l'hymne  à  la  mort,  puissant  comme  la  jeunesse  et  la 
musique.  {Peu  à  peu  elle  s'anime;  son  geste,  sincère, 
s'amplifie...  On  sent  quelle  veut  ce  soir-là  donner  à  sa 
voix  une  expression  particulière  et  enivrée.)  Vieille 
terre,  je  t'ai  tellement  rêvée  et  pensée  que  je  pourrai 
presque  te  repousser  du  pied  sans  regret  en  m'envo- 
lant  de  toi  !  Mais  je  te  donne  tous  les  battements  de 
mon  cœur...  je  te  les  rends,  puisqu'ils  sont  à  toi...  Je 
te  donne  mon  corps  que  tu  aimas...  lo!  Frappez  le 
sol,  le  sol  des  morts,  pour  qu'il  s'ouvre...  Que  disent 
les  dormeurs  là-dessous  ?  «  Hélas  !  le  grand  trésor  est 
perdu  I  »  N'est-ce  pas  que  la  peine  est  Inconsolable, 
dormeurs?...  Sur  vos  tombes  desséchées,  je  pense  à 
tout  le  sang  inutile  qui  coule  dans  les  veines  du  monde, 
alors  qu'il  ne  faudrait  au  petit  cœur  des  morts  qu'une 
goutte  pour  ranimer  les  plus  beaux  rêves  disparus  !... 
Une  goutte  humide  et  vivante  pour  la  sécheresse  de 
nos  cendres!...  Hélas!  cette  rosée  de  vie,  tu  nous  la 
refuses,  toi  qui  prodigues  toutes  les  rosées!...  Tu  ne 
sais  même  pas  qu'il  y  a  des  morts.  H  te  suffit  qu'il  y 
ait  le  môme  homme,  la  même  femme,  le  même  chien 
devant  la  porte,  le  même  ramier  dans  la  même  prai- 
rie!... Mais  le  ciel,  mes  amis,  le  ciel!...  Il  m'attire. 


LE    PHALENE  227 


Déjà  je  me  sens  fondre  et  dissoudre...  Je  ne  suis  plus 
qu'une  goutte  de  lait  dans  la  mer  immense...  Là-bas, 
sur  l'Océan  bougeant  d'étoiles,  le  vieux  capitaine 
hoche  la  tête  et  me  fait  signe  :  je  te  comprends,  tu 
veux  la  fin  hardie  et  tu  proscris  les  pleurs  !...  Evohé, 
pour  la  mort  joyeuse!...  Orion,  Cassiopée,  Gémeaux! 
Cheveux  de  Bérénice!...  J'ai  frappé  le  sol  comme 
l'amour  me  frappa  le  cœur. . .  Je  suis  prête  ! . . .  Et,  pour- 
tant je  t'en  demande  pardon,  nuit  tendre  et  transpa- 
rente qui  descends,  je  ne  veux  pas  mourir  en  toi!... 
Je  ne  veux  pas  mourir  la  nuit!...  Je  veux  dire  adieu 
au  soleil,  je  veux  lui  crier  encore  l'hymne  de  la  mort 
joyeuse,  et,  quand  il  éclatera  formidable  sur  la  mer 
grande,  comme  je  lance  cette  coupe  à  la  mer,  comme 
Cléopâtre  jeta  son  collier  dans  la  coupe,  je  veux  jeter 
mon  amour  immortel  dans  l'espace,  afin  qu'il  s'y  dis- 
solve avecungoût  de  perle!...  lo!  la  terre  était  belle!... 
En  avant! 

A  peine  a-Uelle  fini  les  dernières 
p^iroles  qu'elle  s'enfuit  sur  la  hau- 
teur, dans  les  rochers.  On  entend 
encore  deux  ou  trois  lo  1  lo  !  qui 
se  perdent  comme  un  écho.  Alors, 
les  tètes,  vaguement  inquiètes  et 
songeuses,  se  relèvent  vers  le 
rocher. 

LA  PRINCESSE  I^LKONORE 
Regardez,  elle  a  disparu  !... 

OSTERVVOOD 
C'est  vrai.   Elle  laisse  le  rocher  vide  comme  si  elle 


228  LE    PHALENE 


s'était  envolée...  Gela  a  quelque  chose  vraiment  d'une 
ascension... 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 
C'est  étrange  I...  très  étrange...  Elle  nous  a  émus. 

Mme  DE  MARLIEW,  allant  à  la  rencontre  de  sa  fille. 

Thyra  !  Thyra  !  mon  enfant  !... 

OSTERWOOD,  bas,  à  Lignières. 

Le  cri  de  cette  femme,  vous  voyez,  nous  a  tout  en- 
gourdis. Il  me  fait  penser  au  vers  de  Musset  : 

Et  pousse  dans  la  nuit  un  si. funèbre  adieu... 
Et  puis,  elle  a  dit  cela  d'une  voixrauque,  étouffée... 
malhabile... 

Thyra  arrive,  hors  d'haleine, 
les  yeux  et  le  teint  animés 
du  grand  effort. 

Mme  DE  MARLIEW 

Viens,  mon   enfant,  viens  te  reposer. ..  tu  es  haie 
tante. . . 

On  s'empresse  autour  d'elle.  On 
la  félicite  banalement. 

OSTERWOOD 

Vous  avez  évoqué,  madeaioiseile,  toute  la   splen 
deur  de  la  Mort  ! 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 
C'est  une  poésie  dans  le  goût  du  jour...  Toutes  les 
femmes  de  lettres  écrivent  maintenant  comme  cela... 
Ce  sont  des  enivrées. 


LE    PHALENE  229 


OSTERVVOOD 

Mais  celle-ci  est  sincère.  Elle  m'impressionne,  — 
et  j'aime  cette  mise  en  scène  de  la  sincérité  !...  Je 
pressens  un  mystère  troublant  sous  tout  ceci  1 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE,  tout  à  coup. 

Je  désire  qu'on  me  laisse  seule  avec  cette  enfant  : 
j'ai  quelques  mots  à  lui  dire  en  particulier...  Vous  la 
féliciterez  tout  à  l'heure,  au  dîner.  Vous  aurez  le 
temps...  Je  monterai  avec  elle,  Mme  de  Marliew  et  la 
comtesse  Stéphanie,  dans  la  voiture.  Vous  autres,  re- 
descendez... Qu'on  nous  laisse...  Je  la  garde... 

Thyra,  étonnée,  considère  la 
princesse  Éléonore.  On  s'est 
écarté  d'elle  avec  déférence, 
sur  l'ordre  de  la  princesse 
Eléonore  adressé  avec  une 
autorité  sans  réplique. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 

AU  right  !...  (A  Philippe.)  Que  veut  la  princesse  ? 

THVRA,  retient  Lignièros  et,  à  voi.x  basse. 

Lignières...  deux  mots.  Vous  m'avez  dit  que  vous 
n'aviez  pas  peur,  que  vous  ne  redoutiez  aucune  situa- 
tion... 

LIGNIÈRES 

Je  suis  prêt  à  vous  le  prouver  ! 

THYRA 

Eh  bien,  je  ne  descendrai  pas  avec  la  princesse  en 


230  LE    PHALENE 


voiture.     Voulez-vous    me    rejoindre   ici   dans   cinq 
minutes  ? 

LIGNIÈRES 

Comment  le  pourrai-je  ? 

THYRA 

Revenez  sur  vos  pas. 

LIGNIÈRES 
Je  suis  à  votre  entière  discrétion,  disposez  de  ma 
personne.  C'est  une  dette  contractée. 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORË,  aux  autres. 
Partez,   vous  n'aurez  que  le  temps  de  nous  rejoin- 
dre en  bas. 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE 
Lignières,    vous    nous  accompagnerez,  vous  nous 
servirez  de  cavalier.  En  route  ! 

ALLÉGRA 

Nous  serons  en  bas  dans  un  quart  d'heure. 

OSTERWOOD 

Laissons  Moïse  converser  avec  Dieu... 

LA  DUCHESSE  D'OSQUE,  à  Philippe. 

Elle  est  étonnante,  votre  amie,  elle  avait  l'air  d'une 
tragédienne  piémontaise,  et  puis  elle  a  vraiment  cet 
art  de  la  mise  en  scène  que... 

OSTERWOOD,  continuant  en  souriant  énigmatiquement. 

Que   les  danseuses  slaves,  les  millionnaires  améri- 


LE    PHALENE  231 


caines,  les  amoureuses  du  Greco  et  les  lectrices  de 
Swinburue,  etc.,  etc. 

Ils  disparaissent  en  causant. 
Thyra  s'est  assise  à  droite, 
sur  une  vieille  pierre.  La 
princesse  s'approche  de  Mme 
de  Marliew  et  de  la  comtesse 
Stéphanie  et  leur  parle  à  voix 
basse. 

L\  PRINCESSE  ÉLÉONORE 
Je  VOUS  rejoins.   Moulez  dans  la  voiture.  Je  désire 
parler  quelques  iuslanls  à  votre  fille. 

LA  COMTESSE,  à  Mme  de  Marliew. 

Qu'est-ce  que  je  vous  disais  ?...  chère  amie... 

Mme  DE  MARLIEW 

Merci,  Altesse,   de   tout  ce  que   vous   ferez    pour 

nous  I.., 

La  princesse  reste  seule  avec 
Thyra. 


SCÈNE  V 
THYRA,  LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 

LA  PRINCESSE 

Mon  enfant,  depuis  que  je  vous  revois,  métamor- 
phosée, vous  êtes  un  mystère  pour  moi  I  Ce  renonce- 
ment à  Tart  et  maintenant  cette  littérature  fiévreuse... 
vos  rires...  votre  voix  triste  au  milieu  de  tant  de 
joies  apparentes?  Dites-moi   votre   secret,  mon   en- 


232  LE    PHALENE 


fant...  Vous  souffrez  d'une  immense  désillusion,  n'est- 
ce  pas  ?  Vous  vous  dites  que  si  cet  homme  vous  aimait, 
il  vous  eût  donné  son  nom  ?  Dites-moi  votre  secret. 

THYRA 

Mon  mystère  tient  en  trois  mots,  et  je  veux  bien 
vous  le  confier,  mais  à  vous  seule  et  à  voix  basse  à 
l'oreille.  Je  n'en  ai  pas  parlé  depuis  plus  d'une  année, 
alors  j'aurais  peur  que  le  ciel  m'entende  !... 

Elle  se  penche  à  l'oreille  de  la 
princesse  et  lui  parle  à  voix 
basse.  La  princesse  a  un  mou- 
vement de  stupéfaction  at- 
tristée; elle  prend  lentement 
la  tête  de  Thyra  et  l'embrasse 
sur  le  front. 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 

C'est  affreux  !  Je  ne  me  doutais  pas  ! 

THYRA 

Du  reste  ne  me  plaignez  pas,  Altesse  !...  Je  suis  en- 
core à  un  âge  où  Ton  trouve  de  l'ivresse,  même  à 
mourir  !... 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 

Mais  il  faut  vous  soigner...  11  faut...  arrêter  le  cours 
du  mal...  il... 

THYRA 

Peuh  I...  Un  vésicatoire,  c'est  une  tache  pour  un 
an,  je  connais  ?...  On  met  ensuite  une  toufFe  de  fleurs 
pour  cacher  ça!...  Jamais  1  Le  nom  fatal  n'est  jamais 
prononcé,  ni  par  Philippe  ni  par  ma  mère. 


LE    PHALENE  23a 


LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Est-ce  un  mot  d'ordre  !  Mais  votre  mère?... 

THYRA 

Je  me  suis  toujours  arrangée  pour  lui  cacher  la 
vérité...  Elle  a  des  craintes,  peut-être...  aucune  certi- 
tude... 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Non!...  Ce  n'est  pas  possible  !...  Une  mère  ne  peut 
ignorer  que  sa  fille...  Je  me  refuse  à  le  croire!...  Je 
sais  bien  que  vous  êtes  resplendissante  de  beauté... 

THYRA,  à  voix  basse,  presque  peureuse. 

Oui,  mais  ça  marche,  la  dedans  !  {Elle  frappe  sa  poi- 
trine.) La  dame  est  là...  là,  où  les  docteurs  frappent 
leurs  petits  coups...  Tenez,  quand  j'allonge  le  bras 
il  prend  un  caractère  atteint  :  c'est  la  période  intéres- 
sante... Les  jambes  sont  encore  bien,  seulement  on 
commence  à  voir  les  muscles  du  genou...  J'étouffe 
toujours,  malgré  le  ciel  bleu,  l'air  pur  !...  La  fièvre... 
les  prostrations.  .  Mais  c'est  trop  dégoûtant  à  vous  ra- 
conter ! 

Elle  éclate  de  rire. 

LA     PRINCESSE   ÉLÉONORE 

Et  VOUS  riez...  Vous  avez  donc  en  vous  une  telle  ré- 
serve de  courage  ! 

TIIYRA 

11  faut  tendre  les  cordes  de  sa  Ivre  de  toutes  ses 


234  LE    PHALENE 


forces!  Je  me  suis  précipitée  dans  le  seul  refuge  pos- 
sible, la  volupté  de  la  beauté  !...  Mais  hélas  !  hélas!  la 
beauté  extérieure,  la  grande  beauté  du  monde,  ah! 
autant  elle  est  enthousiasmante  pour  les  cerveaux  qui 
créent...  autant  elle  est  décevante  et  mesquine  pour 
ceux  qui  la  suivent  les  mains  vides  !... 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Ah  !  comme  vous  venez  de  bien  dire  tout  le  secret 
de  notre  tristesse  errante  !...  Notre  chère  beauté,  oui, 
ainsi  que  l'appelle  Osterw^ood,  comme  elle  n'est  rien 
pour  nous  lorsque  nous  ne  sommes  plus  rien  pour 
elle  !...  Alors  vous  aussi,  vous  connaissez  cette  décep- 
tion-là !...  Vous  étiez  une  artiste  pourtant!...  Mais 
heureusement...  il  y  a  un  Dieu...  Je  vous  le  jure  !...  il 
il  y  a  un  Dieu  !  Êtes-vous  si  païenne  que  vous  le  dites  ? 

THYRA 

Je  n'entends  pas  grand'chose  à  Dieu,  en  effet... 
Quand  l'hiver  viendra...  ce  sera  le  moment  de  croire 
à  Dieu...  mais  après  les  végliones,  les  batailles  de 
fleurs,  seulement!... 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Je  comprends  maintenant  cette  ardeur  que  vous 
mettez  à  mourir!  Approchez  que  je  vous  regarde!... 
que  je  voie  sur  votre  visage  une  des  plus  hautes  ex- 
pressions du  désespoir  humain  !...  Je  perce,  je  devine 
tout,  maintenant,  ma  chérie,  et  votre  anxieux  amour 
pour  ce  Philippe  énergique  et  dur...  cette  détresse  qui 


LE    PHALENE  235 


se  change  chaque  jour  en  exaltation.  On  dirait  que  la 
mort  vous  a  piquée  d'un  subit  aiguillon. . .  et  que  vous 
allez...  toujours...  toujours... 

THYRA 

Vous  ne  saurez  jamais,  Altesse,  la  gratitude  que  je 
vous  ai  de  ne  pas  me  plaindre  banalement  !  Je  n'aurai 
donc  pas  à  me  repentir  d'avoir  une  fois  rompu  le  si- 
lence !  Je  vous  remercie  de  comprendre,  sans  vous  api- 
toyer, ce  qu'est  le  délire  de  cette  minute  que  je  vis,  en 
attendant  le  jour  où  plus  un  souffle  ne  montera  vers 
le  miroir!...  Maintenant,  Altesse,  laissez-moi  vous 
baiser  la  main,  respectueusement,  puis  regagnez,  si 
vous  le  voulez  bien,  la  voiture  où  ma  mère  vous 
attend...  Vous  me  retrouverez  en  bas,  tout  à  l'heure, 
pour  le  dîner...  je  dois  étrenner  une  très  jolie  robe 
que  Ton  vient  de  m'envoyer  de  Paris  :  je  compte  sur 
un  succès  I  {Elle  rit  encore.)  Vous  verrez...  filet,  den- 
telle, sur  un  crêpe  orange...  c'est  très  joli... 

La  princesse  fait  quelques  pas  parmi 
les  rochers  où  elle  reprend  son 
livre  :  Pascal. 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE,   avec  une  grande  respiration. 

Qu'il  est  triste,  ce  soir,  le  vent  de  la  mer!...  Et  moi 
qui,  lorsque  j'ai  vu  votre  yacht,  si  brillant,  si  paré,  si 
joyeux,  me  disais  :  «  Voilà  ceux  qui  arrivent  avec  toute 
la  fraîcheur  des  premiers  enivrements.  »  Je  regardais 
mon  bateau  à  moi,  mon  Cydniis,  et  avec  une  si  égoïste 
mélancolie!...  ce  bateau  qui  devrait  s'appeler  Never- 


236  LE    PHALENE 


more  !...  Regardez-les  en  bas,  nos  deux  cygnes  blancs, 
pour  Lohengrins  de  pacotille!...  Alors  c'est  donc 
toujours  la  même  histoire,  les  mêmes  solitudes  tra- 
giques et  banales?...  Nous  sommes  les  désœuvrés  de 
la  mort,  que  ce  soit  mon  vieux  page  ruiné,  Osterwrood, 
la  poitrinaire  de  l'hôtel...  ou  la  morne  souveraine 
avec  son  Pascal  et  son  alpenstok. ..  les  partisans  de 
l'exil  avec  devant  nous  la  mer...  la  mer  sur  laquelle 
on  rêve  éternellement  de  voir  se  lever  le  désir...  Des 
arbres,  du  ciel,  des  regrets...  toujours...  in  solitudine 
cordis...  Toujours,  mon  Dieu,  séparée  de  notre  cœur!... 
Malheureuse  enfant,  que  je  vous  plains  !... 

On    entend    de»    cloches   loin- 
taines. Elle  s'agenouille. 

THYRA 

Que  faites-vous  ? 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE,  avec  élan  et  foi. 

Moi  qui  n'ai  pas  désappris  la  prière,  moi  qui  espère 
encore  désespérément  en  Dieu...  je  prie...  L'Angélus 
sonne  et  je  prie  pour  la  pauvre  solitude  humaine.,. 

Thyra,  impressionnée,  com- 
mence le  signe  de  croix,  maig 
ne  l'achève  pas  et  secoue 
hardiment  la  tête.  On  entend 
maintenant  en  bas  des  ap- 
pels, les  voix  montent  jus- 
qu'à ell«8  :  «  Hé  1  Hop  !  Hé  ! 
Hop  !  » 


LE    PHALENE  237 


THYIL\ 

Vous  entendez,  ce  sont  nos  amis  qui  descendent  et 
nous  appellent. 

LA  VOIX   DE   LA  COMTESSE,  derrière  les   amandier»,  prè«  de 
la  voiture  dont  les  grelots  tintent. 

Son  Altesse  et  Thyra  veulent-elles  venir?...  Il  est 
tard  déjà... 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE,  se  lève  et  se  recouvre 
de  ses  voiles  gris. 

L'air  semble  un  peu  humide.  Vraiment,  vous  dési- 
rez rester  ici  seule...  Ce  n'est  pas  imprudent  ?,..  Vous 
n'aurez  pas  froid,  mon  enfant  ? 

THYRA 

J'ai  besoin  de  recueillement.  Je  descendrai  à  pied 
très  doucement.  Dites-le  à  ma  mère  :  qu'elle  ne  s'in- 
quiète pas  de  moi. 

LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 
Et  ce  soir,  voulez-vous  que  nous  causions  plus  inti- 
mement dans  ma  cabine  ?  Vous   verrez  que  je  vous 
donnerai  du  réconfort  et  que  je  peux  quelque  chose 
pour  votre  bonheur. 

TllVRA 

Vous  m'avez  donné  le  viatique  de  votre  haute  tris- 
tesse et  je  vous  eu  remercie  ! 

LX  PRINCESSE  ÉLÉO.NORK 
En    redescendant  la  côte,   dans   la    voiture,  je  ne 


238  I-E    PHALENE 


dirai  rien...  Je  penserai  à  vous,  sous  mon  châle,  je 
vous  le  promets...  à  celle  qui  est  restée  là-haut...  sur 
la  colline.  Et,  quand  vous  vous  mettrez  à  table,  ce 
soir,  sur  le  pont  de  ÏAtalante,  nous  nous  sourierons, 
n'est-ce  pas,  avec  une  complicité  bien  à  nous...  et  qui 
durera  !...  Allons...  Achevez  de  rêver...  je  connais  ça  ! 

SCÈNE  VI 

THYRA,  seule,  puis  LIGNIÈRES 

Quelques  instants    après,   dès  qu'on  entend  démarrer  la 
voiture,  Lignières  débouche  du  sentier. 

LIGNIÈRES 
Je  guettais!...  J'entends  que  la  voiture  s'est  mise  en 
marche...  Vous  voyez,  j'ai  fait  un  détour,  j'ai  pu  re- 
venir aisément,  mais  je  ne  promets  pas  que  l'atten- 
tion de  Philippe  n'ait  été  éveillée...  {Avec  intention.) 
D'ailleurs,  c'est  bien  ce  que  vous  désirez,  je  pense? 

THYRA 
Qu'avez-vous  dit  pour  expliquer  votre  retour  ? 

LIGNIÈRES 

J'ai  prétendu  que  j'avais  laissé  tomber  de  ma  poche 
un  journal  français...  Tous  ont  paru  y  croire,  sauf 
votre  ami,  je  pense... 

THYRA 

Il  a  peut-être  compris,  mais  il  ne  se  dérangera  pas 
pour  cela,  soyez-en  sûr. 

î 


LE    PHALENE  2H9 


LIGNIÈRES 

On  dirait  que  cela  vous  contrarie  ..  Ce  n'est  pour- 
tant pas  une  provocation,  un  duel,  que  vous  cherchez  1 
Alors  ?  Pour  que  vous  me  demandiez  d'être,  non  sans 
danger,  à  vos  côtés,  en  ce  moment,  il  faut  qu'il  y  ait 
une  raison.  Expliquez-moi  à  quoi  vous  sert  ma  pré- 
sence, en  ce  moment. 

THYRA,  avec  tout  à  coup  une  sombre  énergie. 

Je  veux  profiter  du  hasard  de  votre  rencontre, 
après  deux  ans  d'absence.  Elle  va  être  justement  l'oc- 
casion qui  va  m'éclairer,  me  faire  connaître  où  nous 
en  sommes  de  notre  amour.  Je  saurai  bien  ce  qu'il  y 
a  sous  son  attitude  glacée  et,  derrière  l'homme,  je 
démasquerai  l'amant.  Voilà  pourquoi  je  ne  vous 
lâche  pas,  aujourd'hui,  mon  petit  Lignières...  ne  vous 
en  déplaise  ! 

LIGNIÈRES 

Soit,  je  me  prête  et  même  je  m'offre  avec  crânerie 

à  cette  épreuve. 

\ 

THYRA 

Mais  ce  sera  pour  plus  tard,...  ce  soir,  sur  le  pont 
du  yacht,  ou  demain...  Voyez,  il  ne  vient  pas,  il  ne 
s'est  pas  soucié  de  votre  retour  !...  N'attendons  pas 
plus  longtemps...  J'en  suis  pour  mes  frais  d'énergie... 
et,  chemin  faisant,  nous... 


240  LE    PHALENE 


LIGNTÈRES 

Vous  V0U8  trompez. 


On  entend  un  bruit  de  pas  sur 
les  herbes  sèches.  Philippe, 
la  casquette  de  yachtman  sous 
le  bras,  une  cigarette  aux 
lèvres,  apparaît.  Thyra  ne 
peut  réprimer  une  expres- 
sion de  joie. 


SCENE   VU 
Les  mêmes,  PHILIPPE 

PHILIPPE 
Oh  !  ne  vous  dérangez  pas,  je  vous  en  prie  !  Je  n'ai 
nullement  l'intention  de  troubler  ce  rendez-vous. 

LIGNIÈRES 
Mais,  monsieur,  il  n'y  a  pas,  croyez-le,  de  rendez- 
vous  suspect... 

PHILIPPE,  élégant  et  dédaigneux. 
Je  vous  en  prie  !...  Si  je  suis  revenu,  c'est  par  pure 
formalité,  et,  une  fois  que  je  vous  aurai  dit,  mon- 
sieur, que  je  ne  suis  pas  dupe. ..  que  ma  clairvoyance 
remonte  au  jour  où  vous  avez  suivi  votre  gracieux 
Télémaque  dans  des  endroits  de  plaisir...  je  n'aurai 
plus  qu'à  retourner  auprès  de  ces  dames...  Je  suis 
rarement  ridicule...  du  moins,  je  le  crois  ;  il  m'eût 
été  pénible  que  vous  pensiez  que  je  pouvais  l'être. 


LE    PHALENE  241 


Simple  nuance!...  Maintenant  que  je  Tai  fixée,  en 
souriant,  croyez  que  je  me  déclare  enchanté  de  vous 
avoir  ce  soir  à  dîner.  Vous  êtes  placé  à  côté  de  cette 
charmante  comtesse  Stéphanie.  La  place  vous  con- 
vient-elle ? 

LIGNIÈRES 

Je  ne  laisserai  point  passer  l'occasion  que  vous  me 
fournissez  de  m'expliquer.  J'accompagnais,  le  soir 
dont  vous  parlez,  mademoiselle  de  Marliew  et  je 
n'avais  pas  la  garde  de  sa  personne.  Je  ne  l'aurais  ac- 
ceptée à  aucun  titre,  ni  d'ami,  ni  de  confident.  Si 
j'ai  péché  par  imprudence  ou  légèreté,  admettons,  j'ai 
pu  le  regretter  depuis  et  souvent,  mais  de  cela  j'as- 
sume toute  la  responsabilité.  Et,  maintenant  encore, 
monsieur,  je  suis  prêt,  si  vous  le  jugez  bon,  à  vous 
rendre  raison. 

PHILIPPE 

Il  ne  s'agit  pas  de  cela,  monsieur.  Vous  vous  éga- 
rez 1  Comment,  je  vous  le  demande,  devrait-on  qua- 
lifier deux  hommes  qui  se  permettraient  de  compro- 
mettre aussi  étrangement  une  personne  qui  a  droit 
à  tout  notre  respect.  Et  si  Thyra  n'avait  pas  cru  de- 
voir donner  à  votre  rencontre  je  ne  sais  quelle  appa- 
rence de  mystère  ou  de  complicité... 

THYRA,  après  avoir  fait  de  loin,  à  Lignières, 
signe  de  se  taire. 

Oh  !  je  vous  en  prie...  évitez  ces  mols-Ià... 

16 


242  LE    PHALENE 


PHILIPPE,  vivement. 

Pardon,  ma  chère  amie.  J'insiste...  Depuis  ce  matin 
on  dirait  que  vous  avez  plaisir  à  nous  mettre  tous 
deux,  monsieur  et  moi,  en  fâcheuse  posture...  Vous 
attisez  le  feu  !...  Si  c'est  un  jeu,  avouez  qu'il  n'a  pas 
réussi. 

THYRA 

Vous  savez  fort  bien  que  je  n'aî  nulle  envie  de 
jouer  avec  ce  feu-là  !,..  Ce  rendez-vous  avait  d'autres 
raisons. 

PHILIPPE,  ironique. 
Eh  bien,  vous  l'entendez,  monsieur...  Quand  bien 
même  ce  rendez-vous  serait  dû  à  une  sympathie,  une 
sympathie  naturelle,  je  ne  m'en  formaliserais  pas... 
et... 

THYRA,  l'interrompant. 

Vous  dites  ?  Répétez  cette  insinuation  !  Répétez  ces 
paroles  que  vous  savez  mensongères  !  Vous  avez  osé 
dire  une  sympathie... 

PHILIPPE 
Tout  doux  !  du  calme,  Thyra...  pas  de  scène... 

THYRA 

Allons,  ne  tâchez  pas  de  lui  faire  croire  sournoise- 
ment que  vous  êtes  ici  par  jalousie  !  Car  cela  n'est 
pas,  vous  n'êtes  pas  jaloux  du  tout,  Philippe  ! 

PHILIPPE  gÊ 

C'est  exactement  ce  que  je  viens  de  vous  dire. 


LE    PHALENE  243 


THYRA 

Et  qui  n'est  que  trop  vrai  !  Vous  ne  prononcez  que 
des  paroles  mesurées,  dédaigneuses  !  Vous  tenez  à 
me  diminuer  ici,  devant  lui,  par  orgueil,  par  respect 
humain!...  Pas  un  cri  décolère  ou  de  ressentiment 
n'est  sorti  de  vous,  Philippe  î  Et  c'est  un  indice  ter- 
rible, voyez-vous  ! 

PHILIPPE 

Faudra-t-il  vous  rappeler  que  tout  à  l'heure  je  vous 
ai  dit  vertement  et  ici  même,  que  je  trouvais  l'accep- 
tation de  nous  faire  rencontrer  à  bord  du  Cydnus, 
monsieur  et  moi,  tout  à  fait  déplacée?...  Ne  vous 
ai-je  pas  témoigné  ma  colère?... 

THYRA 

Philippe,  soyez  sincère  !...  Votre  amour-propre  seul 
s'est  cabré  un  moment  !  Le  plaisir  de  passer  quelques 
jours  avec  votre  charmante  cousine,  en  tête  à  tête, 
vous  a  subitement  calmé. 

PHILIPPE,  à  bout  de  patience. 

Entendu,  ma  chère,  n'insistez  pas.  Nous  resterons, 
comme  je  le  souhaitais,  chacun  chez  nous  et  à  nos 
bords  respectifs...  Je  joue  ici  un  jeu  de  dupe...  et  je 
vois  trop  où  vous  voulez  m'cntraîner  !  Excusez,  mon- 
sieur, le  ton  outré  que  prenait  cette  conversation,  et, 
encore  une  fois,  à   tout  ù  l'heure!...   Smoking...   le 

dîner  sur  le  pont... 

Il  va  se  retirer. 


244  LE    PHALENE 


THYRA 

Non,  ne  pars  pas,  Philippe  !  Maintenant  que  tu  es 
revenu,  ne  me  fais  pas  cette  insulte!...  Prends-moi 
le  bras...  Descendons  ensemble. 

PHILIPPE 

Vous  n'y  pensez  pasl...  Comment  notre  retour 
serait-il  commenté  !  Je  vous  conjure  de  réfléchir  à  ce 
qu'on  penserait  si  j'avais  l'air  de  vous  ramener  de 
force  et  d'être  venu  vous  chercher.  Vous  créez  volon- 
tairement une  situation  équivoque,  supportez-la  et  ne 
la  compliquez  pas,  jusqu'à  nous  rendre  ridicules.  (// 
va  s'en  aller.) 

THYRA 

Prends  garde  !  Ne  pars  pas  sans  moi.  Je  te  conseille 
de  mesurer  l'insulte  que  tu  me  ferais,  maintenant  que 
tu  es  revenu,  en  me  laissant  ici...  J'en  rougis  de 
honte! 

PHILIPPE,  glacé. 

Pourquoi  donc?  Vous  donnez  un  rendez-vous  à  l'un 
de  vos  amis.  Agissez  comme  vous  l'auriez  fait  si  je 
n'étais  pas  remonté.  Nous  nous  retrouverons  en  bas 
pour  le  dîner.  Je  n'ai  que  le  temps  d'aller  rejoindre 
nos  amis  et  de  passer  mon  smoking... 

Tout  cela  a  été  dit  précipitamment, 
presque  à  voix  basse. 

LIGNIÈRES,  rompant  les  chiens. 
Mais  qu'à  cela  ne  tienne,  ïhyral...   Il  est  tard,   la 


LE    PHALENE  245 


nuit  tombe!  Permettez-moi  de  vous  reconduire  jus- 
qu'à la  passerelle  de  VAtalante. 

Il  va  à  elle  et  lui  offre  cavalière- 
ment le  bras. 

THYRA 

Un  moment,  Lignières...  S'il  te  reste  un  atome 
d'amour...  s'il... 

PHILIPPE 

Je  ne  répondrai  pas  devant  monsieur,  je  vous  en 
avertis  ! 

THYRA,  lui  barrant  la  roule. 

Et  pourquoi  donc  ?...  Au  contraire  !...  C'est  le  seul 
témoin  devant  lequel  nous  puissions  parler,  le  seul 
au  monde  qui  puisse  comprendre  le  sens  de  nos 
paroles. 

PHILIPPE,  les  bras  croisés. 

Non,  je  ne  répondrai  pas. 

THYRA 

Il  connaît  la  raison,  lui,  qui  fait  que  notre  amour 
était  empoisonné  à  sa  source  d'une  rancune  impos- 
sible 1... 

PHILIPPE 

Quel  passé  tenez-vous  à  réveiller  ?... 

THYRA 

Je  vous  l'avais  dit.  je  vous  l'avais  prophétisé,  jamais 


246  LE    PHALENE 


VOUS  n'avez  oublié  cette  chose  !  Dès  le  soir  où  tu  m'as 
prise,  Pliilippe,  tu  t'es  vengé  de  l'amour  par  l'amour  ; 
comme  on  assouvit  une  vengeance...  Après,  tu  as  cru 
effacer,  mais  nous  avons  eu  beau  nous  jeter  dans  la 
volupté,  beau  nous  griser  de  nous-mêmes  et  de  sen- 
sations, j'avais  le  pressentiment  de  notre  folie,  je  sa- 
vais que  je  ne  ferais  qu'attiser  ta  désillusion  et  que  nous 
épuiserions  le  désir,  sans  jamais  retrouver  Tamour... 
Aujourd'hui,  nous  en  sommes-là  !  Il  y  a  en  toi  de  la 
fatigue  et  de  Tindifférence...  Tu  es  las  de  ta  maîtresse, 
Philippe  !...  Nous  ne  pouvons  plus  mordre  à  des 
fruits  qui  nous  ont  donné  toute  leur  eau  !  iV  deux, 
nous  sommes  arrivés  à  je  ne  sais  quelle  basse  satiété  ! 
Et  tout  doit  être  écrasé  en  moi,  l'orgueil  et  l'amour  ! 

LIGNIÈRES 

Thyra,  je  vous  en  supplie  !... 

PHILIPPE 

Calmez,  calmez  votre  esprit  exalté  et  ne  donnez  pas, 
je  vous  en  prie,  à  celui  qui  nous  juge  ici,  et  bien  mal- 
gré moi  I  l'impression  que  vous  êtes  restée  l'excessive 
enfant  qu'il  a  connue...  et  qui  jouait  dangereuse- 
ment avec  la  vie. 

THYRA 

Ah!  je  tremble!...  Je  tremble  de  vos  mots,  Phi- 
lippe... Excessive,  exaltée  !...  Ah  !  vous  me  reprochez 
mon  exaltation  ! . . .  Dans  ce  cas,  tant  pis,  qu'il  le  sache  ! 
Voulez-vous  que  je  dise  alors  la  raison  atroce  de  votre 


LE    PHALENE  247 


froideur  à  vous,  de  la  reprise  que  vous  faites  de  vous- 
même,  jour  à  jour  ? 

PHILIPPE 

C'est-à-dire  ?...  Osez  toute  votre  pensée... 

THYR.\ 

Oh  I  Oh  !  Philippe,  ne  me  forcez  pas  à  la  dire  I... 

PHILIPPE 

Maintenant  je  vous  l'ordonne  !... 

THYIL\ 

Oh  î...  Philippe  !...  Oh!  Philippe  !...  J'ai  senti  petit  à 
petit,  à  mesure  que  le  mal  monte  en  moi,  votre  bou- 
che se  détourner  de  moi...  Et  c'est  bien  la  pire  des 
épouvantes  que  de  voir  naître  cette  peur  de  la  conta- 
gion sur  les  lèvres  de  l'aimé  !... 

PHILIPPE 

Mais  vous  êtes  simplement  monstrueuse,  savez-vous 
bien  ! 

LIGMÈRES 

J'ai  peur  de  comprendre,  à  mon  tour...  A  quel  mal 
obscur  fait-elle  allusion  ? 

PHILIPPE 
Ne  l'écoutez  pas  î...  Elle  divague  1... 

THYR.\ 

Eh  bien.  oui.  Lignières,  oui,  je  suis  perdue  !...  Ce 
n'est  plus  qu'une  affaire  de  temps  ! 


248  LE    PHALÈNE 


LIGNIÈRES 

Thyra  î...  Que  dites-vous  là? 

THYRA 

Et,  à  mesure  que  ce  temps  approche,  sa  peur  aug- 
mente ! 

PHILIPPE 

Ah  !..  Je  m'insurge,  cette  fois  !  Vous  n'êtes  plus  maî- 
tresse d'un  cerveau  fiévreux... 

THYRA 

Non,  Philippe,  il  ne  ment  pas  ce  mouvement  de  la 
bouche  qui  glisse,  qui  cherche  à  mettre  l'espace  entre 
les  lèvres...  Tout  cela  n'échappe  pas  à  mon  désespoir  ! 
Et  tu  m'aimes  peut-être  encore  pourtant,  c'est  vrai, 
et  je  te  fais  pitié,  c'est  vrai...  Un  soir,  j'ai  trouvé  dans 
votre  buvard  une  lettre  commencée,  une  lettre  à  un 
vieux  parent,  inquiète,  agitée  ;  vous  lui  demandiez,  à 
lui  qui  avait  connu  vos  antécédents,  s'il  n'y  avait  pas 
trace  de  phtisique  dans  votre  famille... 

LIGNIÈRES 
Phtisique  !... 

PHILIPPE 

Elle  ne  sait  plus  que  délirer,  vous  voyez  bien  ! 

THYRA 

Allons,  Philippe,  ne  proteste  pas  1  Tu  fais  tous  tes 
loyaux  efforts  pour  te  surmonter...  Mais  je  suis  celle 
qui  contamine  !  Nous  y  voilà  donc,  Philippe...  Je  l'ai 


I 


LE    PHALENE  249 


enfia  votre  détestable  pitié  !  Demain,  quand  les 
heures  terribles  viendront,  j'aurai  peut-être  votre 
dégoût,  je  verrai  votre  envie  saine  de  respirer  ailleurs, 
de  fuir... 

LIGNIÈRES 

Assez,  par  grâce,  mon  amie...  ne  vous  abîmez  pas 
ainsi  à  plaisir  !  Épargnez-vous  tous  deux. 

THYRA 

Oh  !  maintenant  qu'est-ce  que  je  risque  ?  Je  te  le 
cric,  Philippe  :  une  affection  passerait  dans  ma  vie, 
je  ne  vais  pas  jusqu'à  croire  que  tu  en  serais  heureux, 
mais  tu  fermerais  les  yeux  inconsciemment  dans  l'es- 
poir que  quelque  chose  de  plus  fort  que  ta  volonté 
me  prenne  à  toi.  Je  le  sais,  tu  formes  des  projets  qui 
dépassent  le  terme  de  mon  existence. 

PHILIPPE 
Ah  !  l'abomination  de  ce  que  j'entends  !...  Quelle 
injuste  clameur  sort  de  vous  tout  à  coup  !  Vous  vous 
trompez  1  Je  suis  prêt  à  continuer,  Thyra  !  Je  vous 
aime  toujours.  N'ai-je  pas  suivi  à  la  lettre  notre  pacte 
et  notre  programme  ?  Kappelez-vous  vos  propres 
mots  :  M  Un  suicide  à  deux,  un  suicide  de  joie  et 
d'amour  !...  »  Eh  bien,  allons  plus  avant  encore!... 
je  suis  prêt  !... 

THYRA 

Peine  perdue  !  Le  suicide  pour  un  seul,  oui  !... 
Alors  que  je  me  consume,  la  vie  entre  en  vous  à  pleins 


25Ô  LE    PHALENE 


flots...  Vous  n'avez  rien  à  redouter  de  moi,  allez  ;  je 
réponds  de  vous  1  II  se  passe  ceci  que  je  suscite  la 
joie,  le  plaisir,  la  volupté,  toutes  les  richesses  de  la 
vie.  Je  les  ai  appelées. . .  nous  nous  les  sommes  payées. . . 
et  c'est  vous  seul  qui  en  profitez  ! 

LIGNIÈRES 
Ne  départagez  pas  votre  bonheur  I 

PHILIPPE 
L'heure  des  comptes  serait-elle  venue  ! 

THYRA 

Sache-le,  Philippe,  le  plaisir,  lajoie,  la  volupté  n'ont 
pas  le  même  sens  pour  ceux  qui  vont  mourir  ou  pour 
ceux  qui  restent  !...  Sache  que  c'a  été  chez  moi  sans 
cesse  une  volupté,  triste,  toujours  terrifiée.  Pour  toi 
l'heure  de  vivre  commence.  Chaque  volupté,  chaque 
plaisir,  t'ont  fait  plus  conscient,  plus  dispos,  plus 
apte  à  la  vie.  Moi,  ils  me  laissent  plus  morte,  plus 
désespérée  !... 

PHILIPPE 

Nous  y  voilà  !... 

THYRA 

De  ce  suicide-là,  vous  sortez  vainqueur.  Ah  !  l'atroce 
course  à  deux  que  la  nôtre!...  Atalante,  Atalante, 
comme  dit  l'inscription  de  votre  bateau  !  Oui,  Ata- 
lante éperdue,  et  qui  vous  a  laissé  tous  les  fruits  d'or 
qu'elle  n'a  pas  ramassés  pour  ellel... 


LE    PHALENE  251 


PHILIPPE 

Oh!  Thyraî  Quelle  tristesse!  Voilà  que,  comme  les 
malades  aigris,  vous  jalousez  la  vie  de  ceux  qui  vous 
entourent  et  vous  chérissent!...  Un  jour,  vous  nous 
reprocherez  à  tous  l'air  que  nous  respirons. 

THYRA 

Non...  vous  savez  bien  que  vous  mentez, que  ce  cfue 
vous  dites  est  faux! 

PHILIPPE 

Je  suis  effondré  devant  une  pareille  accusatrice. 
C'est  à  cette  scène  qu'elle  voulait  que  vous  assistiez, 
monsieur!...  Elle  l'a  obtenue,  et  se  venge! 

LIGxMÈRES 
Ne  craignez  rien!  Je  ne  suis  plus  un  témoin  :  je  me 
sens,  tout  à  coup,  votre  ami  à  tous  deux,  un  ami  dé- 
solé, qui  voudrait  vous  venir  en  aide... 

PHILIPPE 
A  ce  soir,  Thyra! 

THYRA,  scandalisée. 

Philippe,  ne  pars  pas  !  Je  te  le  défends!... 

PHILIPPE 

J'en  ai  trop  entendu  ! 

LIGNIl^RES,  la  retenant  par  \c  bras. 

Thyra,  je  vous  en  supplie,  calmez-vous... 

Ou  entend  desappels  à  nunvcaii, 
au  bas  d«  la  colline. 


262  LE    PHALENE 


PHILIPPE 

Écoutez,  nos  amis  m'appellent.  Écoutez,  leurs  cris 
et  leurs  voix  se  rapprochent  ;  ils  montent  à  ma  re- 
cherche... un  moment  encore  et  ils  seront  ici... 

LIGNIÈRES,  à  Thyra. 

En  effet,  Thyra.  Il  a  raison,  il  faut  qu'il  parte  !... 

THYRA 

Moi  aussi,  je  t'appelle,  Philippe!  Philippe  !  (Philippe 
disparaît  en  courant  pendant  que  Lignières  s'adresse  à 
lui  et  lui  dit  de  loin:  «  je  la  ramène...  Ne  craignez 
rien.  »  Thyra  en  profite  pour  s  élancer  à  travers  les  ro- 
chers et,  comme  on  entend  en  bas  :  u  Eh  !  Hop  !  Eh  I 
Hop!  »,  elle  crie  à  son  tour,  du  haut  d'un  rocher. )Ph\- 
lippe!  Reviens,  Philippe...  ne  me  défie  pas... 

Elle  reste  penchée  en  avant, 
presque  suspendue  au-dessus 
de  l'abîme.  A  cet  instant, 
Mme  de  Marlicw  mère  surgit 
derrière  les  amandiers. 

SCÈNE  Vin 
THYRA,  LIGNIÈRES,  Mme  DE    MARLIEW 

Mme  DE  MARLIEW,  à  Lignières, 

Monsieur,  monsieur, je  vous  en  prie...  je  ne  sais  pas 
ce  qu'elle  est  capable  de  faire!  Thyra,  regarde-moi  ! 
(Lignières  s  est filancé.)]Q,i'Qxvs\\^^\\Q...  je  suis  restée... 
j'avais  peur...  Écoute,  tu  n'es  pas  raisonnable,  vrai- 


LE    PHALENE  353 


ment  I  Ne  me  fais  pas  de  chagrin...  11  ne  faut  pas  me 
faire  de  chagrin,  ni  jouer  à  m'effrayer...  Je  suis  si 
vieille  maintenant...  Ne  te  penche  pas  ainsi!...  Mon 
Dieu,  je  ne  sais  plus  ce  que  je  dis!...  {A  ce  moment 
Lignières  a  tiré  brusquement  Thyra  en  arrière^  il  la 
maintient,  presque  en  la  portant,  et  la  ramène  au  pre- 
mier plan.  Mme  de  Marliew  saisit  les  mains  de  Thyra  et 
U  embrasse  .Thyra  est  immobile,  raidie.  Quand  Lignières 
desserre  son  étreinte^  elle  s'appuie  à  la  vieille  ruine 
tombale,  celle-là  sur  laquelle  Thyra  voulait  faire  s'al- 
longer le  chien.  Mme  de  Marliew,  bas,  à  Lignières.) 
Merci,  monsieur.  Laissez-nous  seules...  je  la  recon- 
duirai. 

LIGNIÈRES,  bas. 

Mais  comment  ferez-vous?  Sera-t-elle  en  état? 

Mme  DE  MARLIEW 

La  voiture  a  l'ordre  de  revenir  me  prendre  ;  dans  un 

quart  d'heure,  elle  sera  ici...  Prévenez  qu'on  se  mette  à 

tahle. 

Klk"5  restent  seules. 


SCÈSE  IX 
TllYUA,  Mme  Do  MARLIEW 

Mme  DE  M.\RLIEW 
Thyra,  n*entends-tu  pas,  ma  chérie? 


254  LE    PHALENE 


THYRA,  un  peu  égarée  comme  si  elle  voulait  reprendre  pied. 

Comment  se  fait-il  que  tu  sois  là?  Tu  n'es  donc  pas 
descendue  avec  elles  ? 

Mme  DE  MARLIEW 

J'ai  bien  senti  qu'il  allait  se  passer  quelque  chose 
de  grave...  Je  ne  voulais  pas  m'éloigner  de  toi...  J'ai 
guetté...  mais  la  voiture  va  venir  nous  reprendre.  Tu 
vois,  j'ai  même  un  manteau  pour  toi. 

THYRA 

Mais  alors,  tu  as  entendu...  là...  tu  viens  d'en- 
tendre ? 

Mme  DE  MARLIEW 

Tout. 

THYRA,  avec  effroi. 

Tu  as  entendu  ce  que  j'ai  dit  de  moi  ? 

Mme  DE    MARLIEW,  grave  et  simple. 
Oui,  Thyra. 

THYRA 

De  ma  santé,  de... 

Elle  s'arrôte. 

Mme  DE    MARLIEW 

Oui,  mon  enfant. 

THYRA,  la  regarde  fixement,  puis,  tout  à  coup  elle  pousse 
un  gémissement. 

Ah  !  tu  savais  ! 


LE    PHALENE 


Mme  DE    MARLIEW 

J'ai  toujours  su  !... 

THYRA 

Et  tu  n'osais  pas  me  le  dire,  et  tu  me  le  cachais  ? 

Mme  DE    MARLIEW 

Et  toi  aussi,  ma  chérie,  tu  te  cachais  de  moi...  Phi- 
lippe nous  avait  bien  gardé  le  secret  I 

THYR-A 

Et  nous  vivions  dans  ce  mensonge!...  Quelles  folles 
nous  étions  de  nous  imaginer  que  l'autre  ne  savait 
pas!...  Comme  si  c'était  possible!...  Mamita  !... 

Mme  DE  MARLIEW,  la  serrant  affreusement  dans  ses  bras. 

Mais  ce  n'est  rien!  Je  viens  de  t'entend re...  ïu 
t'exagères  aussi  !...  Ce  n'est  rien  !  Tu  dois  guérir...  Je 
le  sais...  on  me  l'a  dit  dernièrement  encore...  Oh  ! 
vois-tu,  c'est  un  bienfait  que  cet  affreux  silence  qui 
était  entre  nous  n'existe  plus  ! 

THYRA,  voluptueusement  pressée  contre  elle. 
Ah!  que  c'est  bon  de  te   retrouver   tout   à  coup... 
(Pais  ^//^^^mi7.)  Mère,  mère,  pourquoi  m'a  voir  donné 
la  vie,  si  tu  devais  me  donner  la  mort  ! 

Mme  DE    MARLIEW 

Ohl  quel  reproche!...  Je  n'en  sais  rien,  moi...  Que 
veux-tu?  c'est  la  fatalité!...  Ton  père  était  bien  por- 
tant... Ah!  si  je  t'avais  soignée  aussi,  au  lieu  de  le 
laisser  vivre  à  ta  cuise.,.  Enfin,  je  te  reprends,  main- 


256  LE    PHALENE 


tenant,  moi!  Je  serai  là,  toujours...  Que  tu  le  veuilles 
ou  non,  je  ne  te  quitte  plus... 

THYRA 

Oui,  reprendsla  petite  fille  dans  tes  bras. . .  Redonne- 
moi  ma  première  place  dans  tes  coudes,  la  place  qui 
m'a  bercée  et  qui  me  bercera  encore  au  dernier  mo- 
ment,.. Mère  chérie,  toi  d'où  tout  vient  et  où  tout 
retourne  !...  Ah  !  je  ne  me  rappelais  pas  que  c'était  si 
bon!  Maman!  Mamita!  Mamita  !  Calme-moi,  j'ai  tant 
de  chagrin  !  Ah  !  situ  savais  ce  que  j'ai  pu  avoir  de 
chagrin!...  Je  te  raconterai  tout...  comment  j'ai  dé- 
couvert... Mon  Dieu!  qu'il  est  doux  d'avoir  encore  sa 
mère  quand  l'ombre  monte!...  Non,  non,  ne  pleure 
pas  ainsi,  ne  te  désole  pas  et  serre-moi  fort. 

Mme  DE  MARLIKW 

Si  fort  que  maintenant  plus  rien  ne  pourra  t'arra- 
cher  de  moi. 

THYRA,  comme  une  enfant  modèle  maintenant. 
Je  suis  petite,  hein?...  Regarde  ce  que  c'est  que  le 
hasard?...  Nous  sommes  toutes  deux  seules  dans  une 
prairie  et  tu  me  berces  sur  une  tombe...  Tu  te  sou- 
viens, quand  j'étais  toute  petite  et  que  je  voulais  être 
bercée  près  de  la  grande  albia  qui  sentait  le  sapin 
frais...  tu  avais  peur  pour  moi  de  la  neige...  déjà!... 
et  Vladu  passait  avec  ses  brebis,  les  buffles  et  le  chien 
Hotzu,  si  maigre,  qui  me  mettait  la  buée  de  son  mu- 
seau près  de  la  joue. ..  C'est  loin  I ...  Tu  vois  ce  sera  pa- 


LE    PHALENE  257 


reil...  tu  seras  là,  plus  tard,  pour  m'enipêchci-  de 
pleurer?...  Va  !  Mère,  imprime  à  la  tombe  le  rythme 
des  berceaux...  Plus  que  nous  deux,  comme  autre- 
fois!... Je  ne  veux  plus  que  cette  douceur  que  je  re- 
trouve... Chante,  comme  autrefois,  mama  doïca...  en 
berçant...  j'aimerais  me  souvenir  de  ta  voix  d'alors... 
quand  tu  chantais... 

Mme  DE    MARLIEW 
Ma  chérie,  ma  chérie,  que  me  demandes-tu  là  !... 

THYRA 

Fais  l'effort,  calme-moi,  comme  autrefois  lorsque 
j'avais  du  mal...  dans  le  jardin...  iNani-Nani,  mama... 
Dieu  qu'il  était  maigre,  le  chien  Hotzu  !...  Tu  te  sou- 
viens? Chante!... 

Mme  DE    MARLIEW 

Mes  vieilles  lèvres  ne  savent  plus  ta  chanson,  mon 
enfant... 

THYRA 

Force-toi!  Pour  me  faire  souvenir...  doïca...  Rap- 
prends... Comment  était-ce  déjà...  dis?...  Comment 
était-ce  donc  !  Rapprends... 

Mme  DE    MARLIEW,  brisée. 

Je  ne  peux  pas  !... 

THYRA,  les  yeux  clos  cl  donnant  aux  bras  de  sa  mère 
le  mouvement  des  berceuses. 

Mais  si,  mais  si,  essaie...  Berce...  avant  qu'il  neige 
dans  le  jardin...  Berce  toujours... 

17 


258  LE    PHALENE 


Mme  DE   MARLIEW,  avec  une  vieille  grosse  voix  qui  pleure. 

INani,  nani...  puiu  mami! 

Elle  c  hantonne  ainsi  les  premiers 
mots  de  ces  chansons  qui, 
dans  tous  les  pays  du  monde, 
veulent  dire:  «  Dodo,  l'enfant 
do...  »  pendant  qu'on  entend 
les  grelots  de  la  voiture  qui 
remonte  et  que,  de  loin,  un 
voiturier  crie  à  travers  les 
branches  : 

«  Il  est  tard...  On  fait  dire  à  ces  dames...  qu'il  est 
temps  de  rentrer...  » 


RIDEAU 


ACTE  IV 


A  Paris.  La  scène  représente  la  salle  à  manger  des  de 
Marliew.  Un  grand  dallage  blanc,  colonnes  bleues, 
donnant  sur  une  galerie.  La  salle  à  manger  n'est  séparée 
de  cette  galerie  que  par  une  large  tapisserie  noir  et  or  qui 
glisse  à  l'antique,  entre  les  colonnes  bleues.  Quand  la  ta- 
pisserie est  tirée  on  voit  la  galerie  jaune  safran,  avec  sa 
fontaine  et  des  orangers  en  caisses.  A  gauche  une  grande 
grille  vénitienne,  comme  une  grille  de  chapelle,  sépare 
la  salle  à  manger  d'une  sorte  d'oratoire  assez  sombre  où 
brûlent  deux  lampes  de  mosquée  de  couleur  pourpre.  De 
l'autre  côté,  à  droite,  une  vasque,  surmontant  des  dalles 
plates.  Au  milieu  de  la  scène,  la  grande  table  de  salle  à 
manger,  disposée  comme  celle  de  la  scène  de  Léonard 
de  Vinci  :  les  convives  sont  vus  face  au  public  et  de 
profil.  L'espace  libre  compris  entre  les  deux  cotés  de  la 
table  est  rempli  par  une  sorte  de  divan  bas,  tout  d'argent, 
sur  lequel  Thyra  a  l'habitude  de  s'étendre  après  dîner.  La 
table  est  recouverte  d'une  nappe  violet  et  or  sur  laquelle 
sont  jetées  des  guipures.  Vaisselle  d'argeut,  hanaps.  Tout 
cela  au  goût  du  jour,  ultra  moderne,  avec  en  plus  lui  relent 
greco-byzantin  qui  sent  nettement  la  métèque.  Les  convi- 
ves sont  Thyra,  Allégra,  Lepage,  ArUicheff,  Ostervvood,  le 
poète  Corneau  et  un  jeune  Danois  d'une  vingtaine  d'années, 
M.  Austersen.  Ils  sont  assis  sur  des  sièges  d.»  forme  curule, 
Au  centre  est  une  cathèdre  vide  dominant  tous  les  autres 


260  LE    PHALENE 


sièges.  Cette  cathèdre,  inoccupée,  est  toute  parée  de  fleurs. 
Dos  roses  éparscs  sont  jetées  sur  le  dallage  ;  des  coussins 
de  pieds  et  des  peaux  de  panthère.  A  gauche  de  la  table, 
un  grand  trépied  brùle-parfum.  Au  fond,  dans  un  coin,  une 
biche  en  bronze  pompéin.  Au  lever  du  rideau,  les  deux  do- 
mestiques nègres,  costumés,  et  un  boy  indien,  tout  de 
blanc  vêtu,  deux  modèles  aussi  travestis  en  esclaves  grecs 
et  couronnés  de  cytises,  se  mêlent  à  des  maîtres  d'hôtel 
corrects  et  en  habit.  Sur  les  dalles,  à  droite,  au  pied  de  la 
vasque,  les  musiciens  tchèques  font  entendre  leurs  musi- 
ques. Près  de  la  grande  grille,  deux  immenses  flambeaux 
de  cire  jaune  allumés.  Allégra  porte  une  dalmatique,  Thyra 
une  tunique  turquoise  et  corail.  Les  hommes  en  habit. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

THYRA,  ALLEGRA,  LEPAGE,  OSTERWOOD,  ARTACHEFF 
GORNEAU,  AUSTERSEN. 

Au  lever  du  rideau  pendant 
qu'on  sert  les  derniers  plats 
du  dîner,  Allégra  achève  une 
danse. 

LEPAGE,  s'adressant  au  serviteur  habillé  à  la  grecque. 

Qu'est-ce  que  je  bois,  bougre  d'asticot  !...  C'est  très 
beau  d'être  servi  dans  du  venise,  mais  je  voudrais  sa- 
voir si  c'est  du  bourgogne  ou  du  bordeaux  !... 

Allégra  a  terminé  sa  danse.  On 
l'applaudit  discrètement. 

ARTAGHEFF 

Elle  est  admirable! 

OSTERWOOD 

Elle  est  au  moins  intéressante! 


LE    PHALENE  261 


LEPAGE,  maugréant. 

C'est  l'abbaye  de  Thélème,  en  un  peu  mieux  l 

ARTACHEFF 
Quelle  horreur!...  Saignez-le!... 

CORNÈAU 

Donnez-moi  une  orange  que  je  lapide  ce  sculpteur! . . . 

LE PAG p 
Eh  bien,  mettons  que  c'est  de  l'Alnria   Tadema   et 
n'en  parlons  plus... 

OSTERWOOD,  à  AUégra, 
Vous  dansez  comme   les  glycines   savent  danser, 
dani  le  crépuscule! 

Allégra  dit  quelques  mots  en 
anglaisa  l'orchestre  qui  se  re- 
tire dans  la  galerie. 

TllYRA 

Tout  à  l'heure,  vous  aurez  quelque  chose  de  mieux 
encore  que  des  danses... 

ORTF.RWOOD 
Quoi  donc?...  Pour  achever  le  banquet  platonicien... 
du  sang  sur  ces  dalles  de  marbre? 

THYIU 
Vous  verrez...   une   entrée   amusante  de    masques 
blancs,  à  minuit  juste. 

CORNKAU 
En  tout  cas,  les  danses  naissent    d'elles-mêmes  de 


262  LE    PHALENE 


ces  pavés  roses  et  blancs.  Le  tout  a  le  ton  des  mosaï- 
ques d'Herculanum  bleu  lapis,  jaune  de  crocus... 

ARTACHEFF 

Il  y  a  bien  cinquante  louis  de  roses  par  terre! 

OSTERWOOD 

Les  roses  de  Poestum  ! 

TH^RA 

De  Lachaume,  simplement! 

CORNEAU 
Vous  n'êtes  plus  en  Sicile,  mais  on  dirait  un  peu  les 
Thesmophories,  un  soir  où  dehors  la  lune  serait  de 
miel...  et  nous  sommes  boulevard  Berthier. ..  la  lune 
luit  dehors  sur  les  fortifs,  les  bastions. 

LE PAGE 

Les  écailles  d'huîtres,  les  vieux  journaux...  les  pou- 
belles municipales... 

ARTACHEFF 

Vous  avez  rénové  l'art  du  décor...  pour  la  femme... 
Il  ne  manque  ici  qu'Isadora,  pieds  nus... 

LE PAGE 
C'est  ça!  c'est  ça  !...  il  y  est...  un  rêve  après  ballet 
russe,  un  rêve  qui  serait  passé  par  Munich  pour  finir 
chez  une  grande  dame  sud-américaine...  C'est  une 
salle  à  manger  pour  riche  professer  allemand,  ivre  de 
modernisme,  et  dont  la  femme,  israéhte  wurtembour- 
geoise... 


LE    PHALENE  263 


CORN EAU 

Assez!...  assez!...  Il  est  saoul!...  qu'on  le  lapide  ! 
OSTERWOOD 

Ou  qu'on  le  mette  en  croix.  Il  ferait  bien  avec  les 
basques  flottantes  de  son  trop  large  habit. 

ALLÉGRA 

Il  blague...  mais  il  est  gentil  tout  de  même,  ce 
cher  Lepage... 

THYRA 

Et  puis  il  a  raison,  c'est  difficile  pour  une  étran- 
gère de  ne  pas  être  trop  poétique...  11  y  a  toujours  eu 
trop  d'Orient  dans  notre  afl*aire. 

CORNEAU 

Jamais  trop  d'Orient!  N'est-ce  pas,  monsieur  du 
nord,  monsieur...  (//  désigne  le  Danois.)  Comment 
s'appelle-t-il? 

THYRA 

Austersen. ..  Il  comprend,  mais  ne  saitdirc  que  quel- 
ques mots  de  français. 

AUSTERSEN,  articulant. 
Orient...  plus  beau... 

OSTERWOOD 
Cette  soirée    me   rappelle   surtout   les   soirées   de 
VAtalante. 

ARTACHEFF 

Ahl  c'est  vrai,  vous  avez  vu  le  yacht,  vous!... 


304  LE   PHALENE 


ALLÉGRA 

Et  M.  Austersen  aussi,  que  nous  avons  rencontré  en 
Egypte...  Quant  à  M.  Osterwood,  nous  l'avons  connu 
ea  Sicile,  avec  la  princesse  Éléonore... 

THYRA 
Et  puis,  six  mois  après,  sur  une  plage  de  l'Adria- 
tique... niais  alors  il  était  tout  seul. 

LEPAGË 

Qu'est  devenue  au  juste  cette  reine  neurasthénique 
et  fantoîDale? 

THyRA 
Ne  lui  en  parlez  pas...  Il  en  souffre  encore. 

OSTERWOOD 

La  grande  âme  a  fini  comme  elle  devait  finir...  au 
monastère...  Elle  vit  au  milieu  de  religieuses  dans  un 
couvent  italien  ! 

THYRA 

Oh!  je  pense  souvent  à  elle  1 

OSTERWOOD 

Et  moi  je  peux  dire  que  mon  âme  est  veuve  depuis 
qu'elle  a  pris  cette  décision.  De  temps  en  temps  elle 
me  donne  des  nouvelles...  L'autre  jour  elle  m'a  écrit 
qu'en  pensant  à  notre  voyage  elle  a  mis  un  pot  de  ba- 
silic à  la  fenêtre  de  sa  cellule. 

ARTAGHEPF 
Et  votre  yacht  ïAtalante? 


LK    PHALENE  26fl 


TilYRA,  froidement. 

Mais   il   est    toujours   la  propriété    du   prince    de 
Thyeste...  je  pense  du  moins! 

On  fait  signe  à   Arlacheff  de  se 
t&ire.  Un  froid.  Ur^  silence. 

CORNEAU 

Alors,  vraiment  Thyra,  vous  nous  quittez?...  c'est 
affreux  ! 

ARTACHEFF 

Espérons  encore,  je  ne  veux  pas  croire  à  ce  départ! 

THYRA 

Si,  si,  mes  amis,  c'est  le  dîner  d'adieu!... 

CORNEAU 
Mais  enfin  vous  allez  bien  nous  rester  encore  huit 
ou  dix  jours?  Voyons!...  11  y  a  le  bal  de  M.   Smiths, 
la  première  de  Parsifal... 

TllVRA 
Du  tout,  mes  amis.  Tout  est  organisé,  je  vous  quitte 
demain.  Et  si  je  n'étais  pas  partie  demain,  j'aurais  re- 
culé ce  dîner  jusqu'au  jour  môme  de  mon  départ... 
La  clôture,  si  vous  voulez,  de  ma  vie  de  garçon!... 

LLPAGE 

Je  n'ai  plus  faim! 

CORNEAU 
Attendez  quelques  jours  au  moins...  Ce  départ    si 
subit,  pas  annoncé,  pas  prévu!... 


260  LE    PHALENE 


THYRA 

Ma  mère  a  fermé  les  malles  aujourd'hui,  tous  les 
paquets  sont  faits.  La  pauvre  femme  est  éreintée... 
c'est  pour  cela  que  vous  ne  la  voyez  pas  ce  soir  avec 
nous;  elle  dort  là-haut.  Je  vous  demanderai  même  la 
permission  d'aller  l'embrasser  tout  à  l'heure. 

ARTACHEFF 
Mais  alors,  que  va  devenir  ce  magnifique  hôtel  ? 

THYRA 

J'ai  idée  que,  dans  quelque  temps,  il  sera  dans  les 
agences...  Hôtel  à  louer! 

GORNEAU 
Lugubre  ! 

THYRA 

On  devrait  mettre  le  feu  derrière  soi  en  s'en 
allant. 

OSTERWOOD 
Je  suis  capable  de  le  faire,  et  en  jouant  du  théorbe  ! 

ARTACHEFF 
Et  que  va  devenir  Paris  sans  vous  !   Ça  va  être  du 
propre  ! 

GORNEAU 
Zut  ! ...  je  vais  m'enterrer  à  Versailles  î . . . 

Il  prend  son  assiette  et  va   s'as- 
seoir sur  les  marches. 

THYRA 

Ne  boudez  pas,  Corneau!   11  est  bien  resté  près  de 


LE    PHALENE  267 


trois  ans,  Paris,  sans  que  j'y  fusse  mêlée...  et  il    ne 
s'en  porte  pas  plus  mal! 

CORN EAU 

Mais  depuis  six  mois  que  vous  vous  étiez  rattrapée, 
on  suivait  le  sillon  de  votre  astre  partout!  Et  où  allez- 
vous,  en  somme? 

THYRA 
Je  vous  l'ai  dit...  à  Marosvar... 

ARTACHKFF 

Le  monastère  de  Tolstoï,  quoi? 

OSTERVVOOD 

Chut  !  Pas  ce  nom  ici!...  chez  des  païens  !... 

GORNEAU 

Vous  nous  reviendrez. 

THYRA 

Je  ne  crois  pas!... 

ARTACHEFF 
Dans  quelque  temps,  Paris  vous  manquera...  Vous 
vous  souviendrez  des  amis  et  de  ce  que  vous  avez 
laissé... 

LEPAGE,    frappciiit   sur  la  table. 

Et  moi  je  vous  dis  qu'elle  a  raison!...  Et  pour  que 
je  le  dise,  moi  qui  l'ai  faite,  cette  petite,  moi  qui 
ai  eu  le  cœur  navré  de  la  voir  mourir  i\  la  sculpture, 
il  faut  que  ce  soit  vrai  !...  Ah!  qu'elle  s'enferme  là- 
bas,  sans  tout  ce  luxe  néfaste,  avec  quatre  sous  de 


368  LE    PHALENE 


glaise  par  jour,  peiidant  quelques  années  de  travail 
acharné...  Il  va  sortir  de  ses  mains  et  de  son  cœur  ce 
que  j'en  attendais,  quelquechose  d'épatant,  d'humain, 
de  saigîiant...  Et  quand  vous  nous  rapporterez  un 
chef-d'œuvre,  je  ne  deipandequ'à  être  encore  là  pour 
vous  embrasser  sur  les  deux  joues,  rjom  de  Dieu  ! 

THYRA 

Faites-le  toujours  maintenant,  Lepage. 

LEPAGE 

Bien  volontiers. 

Avec  une  émotion  visible  il  lui 
plaque  deux  gros  baisers. 

OSTERWOOD,  ricanant. 

Brisons  nos  coupes  !... 

GORNEAU 

Je  lève  la  mienne  en  votre  honneur  I 

THYRA 

Merci,  mes  amis! 

GORNEAU 

Voilà  qu'il  se  fait  tard...  et  l'invité  mystérieux,  il 
n'arrive  pas?...  Vous  nous  aviez  promis  l'invité. 

OSTERWOOD 

11  est  onze  heures  du  soir  et  la  cathèdre  est  toujours 
vide,  f^lle  a  invité  un  fantôme  !  Péjà  ce  jeune,  beau  et 
muet  Danois  n'est  pas  sans  énigme... 


LE  PHALENE  26» 


LEPAGE 

Vous  nous  aviez  annoncé  qu'il  arriverait  avant  le 
dessert. 

THYÏL\ 

Il  viendra  !  11  viendra  ! 

CORN EAU 
Qui  ça  peut-il  être  ? 

THYRA 

Vous  allez  voir. 

ARTACHEFF 

Vous  avez  invité  des  gens  après  dîner,  n'est-ce  pas? 

THYRA 

Certainement.  Vous  avez  déjà  vu  Lignières  tout  à 
l'heure. 

CORN EAU 

Est-ce  qu'il  va  revenir? 

THYRA 

Mais,  je  crois  bien.  11  a  assuré,  en  s'en  allant,  qu'il 
avait  deux  ou  trois  rendez-vous  importants  ce  soir, 
mais  vous  allez  le  revoir. 

CORN EAU 

On  demande  le  nom  de  l'hôte  mystérieux!...  Est- 
ce  un  homme  ou  une  femme? 

ARTACHEFF 

Ce  ne  peut  être  qu'une  femme  pour  qu'on  ait  paré 
ainsi  la  cathèdrc. 


270  LE    PHALENE 


THYRA 

C'est  peut-être  parce  qu'elle  n'est  pas  encore  assez 
parée  que  l'invité  n'arrive  pas!...  AUégra,  aide-moi  à 
préparer  mieux  la  chaise  de  mon  voisin. 

CORNEAU,  voyant  la  draperie  du  fond  écartée  par  les  domes- 
tiques. 

Et  juste,  en  effet,  le  voilà  ! 

On  se  retourne. 
PLUSIEURS  PERSONNES  à  la  fois. 

Enfin!...  Voyons  !... 

GORNEAU 
Non!  ce  n'est  que  Lignières  !... 

Entre  Lignières. 

LIGNIÈRES,  entrant. 
Ce  n'est  que  moi! 

À  sa  vue,  Thyra,  qui  était  dis- 
traite, absente,  se  ranime  et 
se  précipite  vers  lui. 

SCÈNE  II 
Les  mêmes,  LIGNIÈRES 

GORNEAU 
Mais  vous  avez  peut-être  droit  à  la  cathèdre?...  Sait- 
on  jamais! 

LIGNIÈRES 
Je  me  contenterai  d'un  tabouret  ou  d'un  coussin  ! 


LE    PHALENE  271 


ALLÉGEA 

Prendrez-vous  quelque  chose? 

LIGNIÈRKS 
Tout  à  l'heure...  ne  vous  dérangez  pas  pour  moi. 

THYRA,  bas,  à  Lignières. 
Eh  bien? 

LIGNIÈRKS 

Voulez-vous  que  nous  passions  à  côté,  je  vous  don- 
nerai la  réponse? 

THYRA 
Inutile!  {Elle  s  adresse  à  tout  le  monde.)  Comme  j'ai 
l'intention  de  renvoyer  dans  quelques  instants  cet 
orchestre  tchèque,  dont  vous  devez  avoir  assez,  pour 
le  remplacer  par  des  musiciens  ordinaires,  voulez- 
vous  qu'x\llégra  vous  danse  une  dernière  fois  une 
danse  exotique? 

TOUT  LE  MONDE 
Mais  très  volontiers  !...  Avec  plaisir  !... 

THYRA,  :mx  domestiques. 

Écartez  la  draperie  du  fond.  (Allégra  va  dans  la 
galerie,  les  hommes  se  retournent  et  la  suivent.  Pen- 
dant qu'elle  danse  dans  la  galerie,  Thyra  amène  Li- 
gnières au  premier  plan,  prbs  du  divan.)  Eh  bien? 
Vite!  vite! 


LIGNIÈRES 
Je  l'ai  vu,  mais  il  a  refus»''  de  venir. 


272  LE    PHALEJNÉ: 


THTRA 
Il  a  refusé! 

LIGNIÈRES 

Il  m'a  d'ailleurs  reçu  très  correctement,  au  milieu 
de  malles  et  de  paquets  préparés... 

THYRA 

Alors,  il  part  bien  ce  soir,  c'est  vrai? 

LIGNIÈRES 

Dans  une  heure,  à  la  gare  de  Lyon...  11  a  été  très 
poli,  correct,  il  m'a  dit  :  «  J'ai  reçu  les  lettres  de 
Thyra...  » 

THYRA 

Ah  !  il  avoue  les  avoir  lues!... 

LIGNIÈRES 
Maintenant  que  le  plus  dur  est  fait,  a-t-il  ajouté,  de- 
puis six  mois  nos  cœurs  ont  pris  Thabitude  d'être  sé- 
parés, pourquoi  ce  nouvel  adieu  inutile?. ..  Plus  tard 
nous  nous  retrouverons... 

THYRA 

Etc. . .  etc. . .  Et  vous  lui  avez  tout  dit  ? 

LIGNIÈRES 

Tout  I  que  vous  partiez  demain  matin  à  votre  tour 
et  pour  toujours,  que  vous  réintégriez  votre  pays... 
Je  lui  ai  dit  que  vous  aviez  attendu  son  départ  à  lui, 
que  vous  teniez  à  faire  coïncider  cette  disparition, 

THYR\ 

Il  n'a  pas  trahi  d'émotion  ? 


LE    PHALENE  273 


LIGNIÈRES 

Il  paraissait  être  au  courant  de  vos  projets...  11  a 
ajouté  :  «  Faites  comprendre  à  ma  pauvre  ïhyra  le 
sentiment  de  réserve  qui  m'empêche  d'accepter  son 
étrange  invitation... 

THYRA 

Vous  avez  bien  spécifié  que  j'y  tenais  par-dessus 
toute  chose  ? 

LIGNIÈRES 

Il  ne  faut  plus  penser  à  cela,  Thyra  !  S'il  vous  ai- 
mait encore,  si  peu  que  ce  fût,  après  les  paroles  que 
je  viens  de  prononcer,  il  serait  là...  Vous-même, 
pourquoi  ce  caprice  ? 

THVRA 

A  la  veille  de  l'éternité,  car  il  va  se  marier  et  moi 
je  disparais,  j'aurais  voulu  le  revoir,  lui  parler... 
une  dernière  fois  !...  Caprice,  vous  avez  raison  !  Main- 
tenant que  les  deux  trains  s'en  vont  chacun  de  leur 
côté,  alors  le  cœur  se  rompt...  A.h  !  la  mémoire  du 
cœur  ! 

LIGNIÈRES 

Cependant  vous  avez  pu  vivre  six  mois  sans  lui... 

TIIYRA 

Parce  que  je  me  reposais  de  la  fatigue  de  notre 
amour,  je  me  délassais  dans  l'indifférence  des  autres 
avec  une  stupeur  étourdie,  mais  si  vous  aviez  vu  le 
fond... 

18 


274  LE    PHALENE 


LIGNIÈRES 

Je  l'ai  vu...  là-bas... 

THYRA 

C'est  depuis  lors,  tenez,  que  le  désaccord  n'a  fait 
que  s'agrandir.  Une  fureur  insensée  s'est  emparée  de 
nous;  nous  étions  acharnés  à  nous  détruire  comme 
deux  ennemis...  Nous  nous  attaquions  sans  cesse 
même  en  nous  aimant...  Je  l'ai  laissé  partir...  Mais 
maintenant,  je  veux  le  revoir,  m'emplir  une  dernière 
fois  les  yeux  de  son  visage!...  Et  il  viendra,  il  viendra 
ce  soir  !  Vous  entendez,  il  va  venir...  De  cela  je  suis 
sûre.  {Ses  yeux  s'exaltent.) 

LIGNIÈRES 
Ah  1  éternelle  chimérique  ! 

THYRA 

Non,  car  je  vais  lui  écrire  les  trois  lignes  désespé- 
rées, la  lettre  à  laquelle  on  ne  résiste  pas...  Vous 
allez  la  lui  porter,  vous  me  rendrez  encore  ce  dernier 
service,  mon  petit  Lignières,  pauvre  compagnon  de 
voyage...  et  il  viendra  ! 

LIGNIÈRES 

Thyraî...  Vous  vous  acharnez  sur  l'amour,  comme 
vous  vous  acharniez  sur  vos  sculptures...  Et  vous  êtes 
ce  soir  si  pâle,  et  vous  toussez  affreusement... 


LE    PHALENE  275 


THYRA 

Venez  vite  dans  ma  chambre. 

Ils  se  glissent,  par   une  petite 
porte  dans  le  fond. 

SCÈNE  III 

OSTERWOOD,   CORNEAU,    LEPAGE, 
ARTAGHEFF,   AUSTERSEN 

OSTERWOOD,  se  retournant  au  bruit. 

Notre  hôtesse  nous  quitte. 

CORN EAU 

Avec  Lignières. 

LEPAGK,  redescendant. 
Hum  !...  Elle  a  l'air  bien   inquiet,  vous  ne  trouvez 
pas  ?...  Ce  va-et-vient  de  Lignières  !...  J'ai  idée  que  ce 
doit  être  à  cause  de  l'invité  mystérieux... 

OSTERWOOD 

Le   spectre   qui   va    venir...    avec   un   masque   de 
bronze  ou  de  verre  ! 

Les  hommes  se  rapprochent 
peu  à  peu.  AUégra  a  fini  du 
danser  dans  la  galerie. 

CORNÉAU 

Qui  ça  peut-il  être  ?  A  la  fin,  est-ce  une  blague  ou 
non  ? 

LEPAGR 

Je  ne  sais  pas...  Je  ne  vois  pas  qui  dans  ses  rela- 
tions... 


276  LE    PHALENE 


C'est  peut-être. 

Qui? 
Le  pr... 


AUSTERSEN 

LEPAGE 
AUSTERSEN 


On  lui  fait  signe  de  se  taire. 
CORNEAU 

D'où  revient- il  ce  Danois  !...  Non,  monsieur.  Ils 
sont  complètement  brouillés...  (Aux  autres.)  D'ail- 
leurs, on  m'a  dit  qu'il  était  retourné  ces  jours-ci  en 
Italie.  11  épouse  une  archiduchesse  allemande  ou... 

ARTACHEFF 

Vous  croyez  à  une  séparation  définitive,  vous  ? 

CORNEAU,  badin,  potinior,  assis  familièrement 
sur  la  table. 

Absolue!...  Quand  on  a  vu  ce  ménage  de  près,  les 
derniers  temps... 

ARTACHEFF 

Et  vous,  monsieur  Osterw^ood,  vous  les  avez  connus 
en  voyage.  Est-ce  que  vous  avez  pu  juger  de  leur  in- 
timité ? 

OSTERWOOD 

Il  y  avait  des  jours  calmes...  (Les  hommes  sourient.) 
On  entendait  des  éclats  de  voix,  dans  le  yacht.  Le 
personnel  était  habitué...  On  se  taisait  en  écoutant, 
comme  on  écoute  rouler  un  orage. 


LE    PHALENE  277 


ARTACHEFF 
Je  le  trouvais,  d'ailleurs,  lui,  sec,  hautain,  insup- 
portable... 

CORN EAU 

Oui,  c'est  un  bienfait...  mais  n'empêche  que  la 
voilà  qui  fiche  le  camp  !  Nous  y  sommes  pour  quel- 
que chose,  d'ailleurs  !  Le  lui  avons-nous  assez  dé- 
biné, son  prince  italien  ! 

ARTACHEFF 

Mais  nous  n'avons  pas  eu  cette  importance,  Cor- 
neau  !... 

CORNEAU,  exprès  continuant. 
Ah!  les  amis  !...  C'est  à  nous  toujours  que  l'on  doit 
la  plupart  des  ruptures,  la  plupart  des  solitudes  I... 

ARTACHEFF 

Il  est  odieux  ce  Corneau  ! 

OSTERWOOD 
Il  VOUS  rend  peut-être  justice  ! 

LEP.\GE 

Nous  connaissons  le  couplet  !  Rengaine  ton  para- 
doxe, petit  Corneau  !... 

OSTERWOOD 
Il  n'y  a  de  vrai  que  ce  qui  est  paradoxal  ! 

CORNEAU. 
Ne   me   conspuez    pas  ;   vous   savez  que  je  dis  la 


278  LE    PHALENE 


vérité  !   La  vue  de  l'amour  triomphant  nous  agace, 
nous  le  préférons  instinctivement  dans  sa  chute  ! 

OSTERWOOD 

Pas  si  bête  !...  Regardez-vous  en  habit  noir...  vous 
êtes  les  nécrophores  de  l'amour  !  (Se  retournant  vers 
Austersen,  qui,  indifférent,  fume  sa  cigarette  appuyé 
à  la  table.)  Sauf  cet  Eliacin  de  passage,  bien  entendu, 
qui  n'a  pas  l'air  de  bien  savoir  pourquoi  il  a  été  in- 
vité... [mettant  son  monocle);  mais  qu'on  redoute 
comme  un  rival  mystérieux... 

SCÈNE  IV 
Les  mêmes,  THYRA 

THYRA,  vivement,  écarte  la  draperie.  On  se  lait. 

Je  vous  demande  pardon,  je  suis  allée  déposer  un 
baiser  sur  le  front  de  ma  mère...  Me  voilà  toute  à 
vous... 

CORNEAU 

Et  Lignières  ? 

THYRA 

Il  va  revenir  !  {A  Allégra  qui  la  suivait.)  Veux-tu 
arrêter  toute  musique,  chérie,  et  qu'on  ferme  bien  la 
draperie...  Que  personne  n'entre  plus  ici...  (^//<^{7m, 
sur  un  signe,  disparaît.  La  draperie  se  referme  sur 
elle.)  Approchez  !... 


LE    PHALENE  279 


ARTACHEFF  et  LEPAGE 
Qu'est-ce  qu'il  y  a  ? 

THYRA,  s'asseyant  sur  l'angle  de  la  table. 

Vous  pensez  que  je  vous  ai  réunis  familièrement, 
mais  un  peu  au  hasard  ?...  Mes  amis,  il  y  a  des  rai- 
sons profondes,  à  cette  réunion...  J'ai  voulu,  le  soir 
de  mon  adieu,  avoir  devant  mes  yeux  les  êtres  qui,  à 
un  titre  quelconque,  ont  eu  une  importance...  spé- 
ciale... dans  ma  vie... 

CORXE.\U 

Mais  il  me  semble  que  ce  petit  comité... 

THYRA,  vivement. 

Oui...  Je  possède,  pensez-vous,  des  amis  plus  pro- 
ches... c'est  vrai,  vous  n'êtes  pas  les  seuls  qui  devriez 
vous  trouver  ici  ce  soir;  il  manque  à  l'appel  cinq  ou 
six  personnes  ;  il  m'a  été  impossible  de  les  réunir... 
mais  c'est  assez  que  vous  soyez-là...  Jai  fait  venir 
Osterwood  de  Londres  ;  M.  Austersen  était  de  pas- 
sage à  Paris...  Je  désire  que  vous  sachiez  chacun 
pourquoi  vous  avez  eu,  ne  fût-ce  qu'un  moment,  cctle 
part  de  moi-même  ;  il  était  plaisant  que  je  vous  eu 
fasse  l'aveu...  Vous  vous  taisez  ? 

Elle  sourit. 

CORN  i.  AU 
Nous  sommes  flattés... 


280  LE   PHALENE 


LEPAGE 

Nous  sommes  touchés... 

OSTERVOOD 

Dirai-je  même  que  nous  sommes  intimidés... 

ARTAGHKFF 

Un  peu  confus... 

LEPAGE 

Après  un  pareil  préliminaire,  il  n'y  a  plus  qu'à 
attendre. 

THYRA 

Mais  vous  ne  voudriez  tout  de  même  pas  que  je 
vante  vos  mérites  aux  uns  et  aux  autres,  à  voix 
haute. 

CORNEAU 

Nous  serions  jaloux  ! 

LEPAGE 

Eh  bien,  à  tour  de  rôle  ! 

THYRA 

Je  ne  veux  pas  vous  confier  cela  solennellement... 
Fumez...  parlez,  faites  comme  si  je  n'étais  pas  là... 
Causez  surtout... 

LEPAGE 

Nous  retournerons  dans  la  galerie...  avec  Allé- 
gra... 

OSTERWOOD 

Est-ce  qu'il  y  a  une  préséance...  des  numéros  ? 


LE    PHALENE  281 


TI1\R\ 

Vous  êtes  bête!...  Non!  au  hasard  !...  Tenez,  Cor- 
neau,  venez  par  ici...  Apportez-moi  ma  coupe  de 
fruits  que  je  n'ai  pas  touchée. 

CORXEAU,  aux  autres. 

Je  vais  les  rendre  furieusement  jaloux  !... 

OSTERWOOD,  s'an  allant  en  haussant  les  épaules. 

Elle  commence  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  petit  ! 

Ils  remontent  dans  le  fond.  La 
tapisserie  est  poussée.  Ils 
récartent  légèrement,  et, 
pendant  l'aparté  de  Corneau, 
on  les  voit  converser  avec 
Allégra  qui  esquisse  encore 
quelques  pas  exotiques. 

CORNEAU 

Je  brûle  d'impatience. 

THYRA 

Je  vous  connais  depuis  trois  ans,  je  crois...  Je  vous 
ai  trouvé  odieux,  insupportable,  poseur  et  bébête 
comme  tous  les  jeunes  gens  qui  se  découvrent... 

CORNEAU 

On  n'est  pas  plus  aimable  !...  Si  c'est  pour  cela  que 
vous  m'avez  pris  dans  un  coin  !  Je  me  console  en 
disant  :  qu'est-ce  que  vont  prendre  les  autres  I 

TH\UA 

Vous  savez  que  vous  êlcs  insupportable,  jo  ne  vous 


282  LE    PHALENE 


révèle  rien  1...  Or,  vous  rappelez-vous  que  nous 
avons  passé  cinq  à  six  jours  ensemble  au  château  du 
Plessis,  chez  Mme  de  Gaussay,  dans  TOise?... 

GORNEAU 

Oui,  certainement! 

THYRA 

Vous  étiez  bruyant  et  tout  le  monde  admirait  d'ail- 
leurs votre  jeune  génie... 

GORNEAU 

Et  même  il  me  semble  bien  me  rappeler,  en  effet, 
que  je  ne  vous  étais  pas  très  sympathique. 

THYRA 

Un  soir,  vers  les  six  heures,  vous  étiez  probable- 
ment fatigué  d'avoir  trop  parlé,  de  vous  êtes  trop 
produit,  d'avoir  lancé  trop  de  balles  de  tennis,  trop 
de  mots  cruels  et,  comme  un  enfant  qui  s'est  enivré, 
dans  un  réduit,  à  droite,  près  de  l'escalier  du  château, 
vous  vous  étiez  endormi  tout  bonnement,  tout  sim- 
plement... Votre  visage  ne  portait  plus  la  trace  d'au- 
cun effort,  vous  aviez  retrouvé  dans  le  sommeil  la 
grâce  de  l'enfance,  toute  la  simplicité,  la  pureté  de  la 
jeunesse.  Vous  aviez  l'air  d'un  page  endormi...  vous 
respiriez  avec  de  bons  gros  soupirs,  un  livre  à  la 
main,  la  tête  sur  un  coussin  rouge.  Pour  un  peu  je 
vous  aurais  baisé  au  front...  Vous  avez  été  peut-être 
mon  premier  trouble  véritable  !  Et  vous  ne  vous  en 
étiez  jamais  aperçu...  C'est  tout.  Ce  n'est  pas  énorme... 


LE    PHALENE  283 


mais  vous  verrez  plus  lard,  quaud  vous  serez  vieux, 
vous  raconterez  cette  anecdote  avec  un  certain  plai- 
sir, après  boire...  {Portant  la  coupe  à  la  bouche.)  Oh! 
comme  ces  fruits  sont  glacés  !  vous  ne  vous  en  faites 
pas  idée  ! 

CORNEAU,  après  un  silence. 

Thyra,  je  comprends  comme  vous  vouliez  que  je 
comprenne.  Je  ne  suis  pas  plus  ému  qu'il  ne  faut... 
mais  je  n'ai  pas  envie  non  plus  de  gouailler,  de  plas- 
tronner... J'ai  écouté  gravement  une  belle  histoire... 
en  effet...  Je  l'enferme  dans  mon  souvenir...  sans  con- 
trôler ce  que  cet  aveu  renferme  au  juste  d'authenti- 
que, de  blagueur  ou  d'illusoire... 

THYRA,  vivement. 

Adieu...  petit  poète  !  {Elle  appelle.)  Lepage  !... 

Lcpage  se  retourne,  au  fond, 
puis  s'approche.  Elle  congé- 
die Gorneau  du  gctito  qui, 
en  croisant  Lepage,  fait  tin- 
ter quelques  pièces  qu'il  a 
prises  dans  la  poche  de  son 
gilet. 

CORNEAU,  à  Lepage. 
On  liquide!...  On  liquide!...  Passez  à   la  caisse, 
mon  bon  !... 

TilYRA,  avec  une  ^oix  tout  autre,  gra\e  et  «onnanle. 

Alors,  c'est  fini  ?...  Nous  nous  quittons,  mon  doux 
maître... 


284  LE   PHALENE 


LEPAGE,  jetant  son  cigare  sur  les  dalles  et  l'écrasant 
du  pied. 

Et  ce  n'est  pas  gai  ! 

THYRA 

Je  vous  dois  toute  la  beauté  qui  m'a  enivrée  près  de 
cinq  années... 

LEPAGE 

Bah  !  Vous  exagérez  mon  influence. 

THYRA 

Comme  un  sourcier,  vous  m'avez  appris  à  trouver 
de  la  beauté  plastique  partout...  même  dans  la  mort. 

LEPAGE 

Je  suis  un  vieux  sculpteur  qui  ne  sait  pas  tant  de 
choses  !  Je  m'estimerai  content  si,  au  soir  de  ma  vie, 
je  puis  dire  que  j'ai  bien  travaillé  avec  ces  deux 
grosses  pattes  que  voilà...  et  que  je  vous  demande  la 
permission  de  fourrer  derrière  mon  dos...  de  peur 
peut-être  que  vous  ne  les  voyiez  trembler  ! 

THYRA,  derrière  lui,  appuyée  à  la  table,  à  voix  basse. 

Lepage,  soyez  sincère,  m'avez-vous  aimée  ? 
LEPAGE,  se  retourne. 

Mais... 

THYRA 

Osez  toute  votre  pensée,  je  veux  savoir  si  vous 
m'avez  aimée...  d'amour. 

Un  silence. 


LE    PHALENE  285 


LE PAGE 

Je  ne  vous  en  ai,  en  tout  cas,  jamais  rien  dit  î 

THYïL\,  avec  une  expression  fière. 

C'est  encore  plus  beau  î  Mon  bon  maître,  vous  avez 
été  ma  pensée  la  plus  haute,  la  plus  altière  et  peut- 
être  la  plus  fervente...  (A  mi-voix  encore.)  Qui  sait  ? 
Si  vous  l'aviez  voulu  fortement,  à  une  époque  de  ma 
vie... 

LE  PAGE 

Bah!  on  croit  cela  !...  On  le  croit...  après...  quand 
ce  n'est  plus  possible  !... 

Il  essaie  de  sourire. 
ÏIIYIL\,  sanimant. 

Ah  !  si  j'avais  pu  être  une  artiste!  Au  lieu  de  ce..* 
néant!...  Lepage,  continuez  à  travailler,  à  faire  de 
belles  œuvres.  C'est  vous  qui  avez  la  grande  part... 
veinard  ! 

Elle   le    dit   avec  un  regrt-t  indi- 
cible, en  tendant  ic  poing. 

LEPAGE,  ,  sanimant  à  son  tour  d'enthousiasme  ému. 

Le  fait  est,  je  crois,  que  jusqu'au  dernier  souffle..- 

THYR.\,  se  soulève  sur  la  pointe  de  ses  mules. 
Jusqu'au  dernier  souffle  !...  Lepago,   regardez-moi 
bien...  avec  force... 

Ils    si>     regardent     a>cc     ém«»- 
titui  tous  les  deux. 


286  LE    PHALENE 


LEPAGE,  se  détache  brusquement,  dans  un  geste  de  fureur 
bougonne  et  rustaude  pour  cacher  ses  larmes. 

Ah  !  les  départs  !  Bon  Dieu  !  (//  remonte  avec  les 
autres.) 

THYRA,  se  maîtrise  et  appelant  bruyamment. 
Messieurs  !  Il  y  a  de  la  bonne  aventure  pour  tout  le 
monde  ! 

ARTAGHEFF,  de  loin,  dans  la  galerie,  en  montrant 
Osterwood  et  Austersen. 

A  qui  de  nous  deux  le  ticket  trois  ?... 

THYRA,  riant. 

Mais  à  vous,  si  vous  voulez...  comme  à  la  foire, 
hein  ?  Et  puis,  vous  êtes  très  gentils...  nous  avons 
lair  de  jouer  une  charade  et  vous  êtes  là,  tout  sages, 
avec  la  complicité  du  silence...  Vous  êtes  des  amours  ! 

ARTAGHEFF 
Alors,  ma  bonne  aventure  ? 

THYRA 

Ohl  vous,  Artacheff,  ce  sera  très  court  !  Mais,  des- 
cendez, vous  aussi,  Osterw^ood...  Austersen...  C'est  la 
distribution...  On  liquide!...  Tenez,  Artacheff...  pour 
vous. 

ARTACHEFF 

Qu'est-ce  que  ces  papiers  ? 

Elle  lui  tend  une  page  écrite. 


LE    PHALENE  287 


THYR.\ 

Vous  lirez...  Deux  pages  de  mon  journal,  du  jour- 
nal qui  paraîtra  après  ma  mort...  Allez  lire  ça  dans 
un  coin...  et  gardez-le  après...  Il  y  a  des  dates...  Du 
quinze  avril  au  vingt  septembre  d'il  y  a  trois  ans, 
cette  jeune  écrivassière  eut  le  mauvais  goût  de  pen- 
ser tout  à  coup  qu'un  certain  fils  d'ambassadeur  de 
Russie...  Les  jeunes  filles  sont  des  sottes  !...  Vous, 
messieurs,  une  seconde,  je  vous  prie...  Un  mot  à  dire 
à  AUégra. 

THYRA,  à  Allégra,  pendant  qu'on  fume  et  bavarde 
dans  la  galerie. 

Tu  as  deviné,  n'est-ce  pas,  que  j'avais  envoyé 
Lignières  chercher  Philippe...  J'ai  écrit  deux  pages 
désespérées.  Il  a  porté  la  lettre  et  Philippe  va  venir. 

ALLÉGRA 

Qu'en  sais-tu  ? 

THYRA 

Si,  si,  il  va  venir!...  J'ai  le  pressentiment...  mes 
pressentiments  ne  me  trompent  pas...  J'ai  peur  de  ne 
pouvoir  supporter  l'émotion  de  le  voir  entrer  tout  à 
coup...  ici...  sans  être  prévenue. 

ALLÉGRA 
Eh  bien,  veux-tu  que  je  t'avertisse  dos  qu'il  arri- 
vera ? 

THYRA 

C'est  justement   ce  que  j'allais    te  demander.  J'ai 


288  LE    PHALENE 


tout  préparé,  son  entrée,  les  paroles  que  je  dirai,  les 
gestes  que  je  ferai... 

ALLÉGRA 

Ma  pauvre  Thyra  !  Tu  as  l'air,  ce  soir,  à  bout  de 
souffle  et  de  force. 

THYRA 

Tu  vas  guetter  à  la  porte,  en  bas. 

ALLÉGRA 

Mais  oui. 

THYRA 

Tiens  !  un  signal...  Dès  que  tu  entendras  la  voiture 
s'arrêter  sous  la  porte  cochère,  tourne  le  bouton  qui 
éteint  la  galerie...  Quand  je  verrai  l'obscurité  se  faire 
dans  la  galerie  je  comprendrai  qu'il  est  là,  qu'il 
monte...  qu'il... 

ALLÉGRA 

Convenu. 

THYRA 

Va  vite!...  Mon  espoir  n'est  plus  que  là!...  Tu 
ne  peux  pas  savoir  ce  qui  est  attaché  à  cette  venue 
ou  à  ce  refus  !...  En  sortant,  veux-tu  faire  signe  à 
Osterwood  d'approcher  ?  {Allégra  rit.)  Ne  ris  pas. 
C'est  si  triste  tout  cela  !  {En  s'en  allant  elle  touche 
Osterwood  à  V épaule,  qui  comprend,  se  détache  du 
groupe  et  s'approche  de  Thyra.)  Vous  n'êtes  pas  étonne 
que  je  vous  aie  fait  venir  de  Londres  tout  exprès 
pour  mes  adieux? 


LE    PHALEÎ^E  289 


OSTERWOOD 

Je  ne  vous  aurais  pas  pardonné  de  l'avoir  oublié... 
Je  ne  suis  nullement  étonné...  mais  troublé...  comme 
les  autres... 

THYRA 

Non,  pas  comme  les  autres,  Osterwood...  Nous 
avons  voyagé  quinze  jours,  passé  quinze  nuits  pres- 
que entières  à  deviser  sur  le  pont  du  yacht...  vous 
poète  sanguin,  grisé  de  whisky,  de  cocktails  et  de 
métaphysique...  Et  moi,  qu'étais-je,  alors  ?  Une  fem- 
me... mais  quelle  femme  à  ce  moment-là...  en  quête 
de  sensations,  cherchant  à  ressusciter  chaque  matin 
le  désir  ! 

OSTERWOOD 

Oui,  nous  avons  été  loin  dans  les  aveux,  et  à  cause 
de  cela  proches  l'un  de  l'autre...  J'étais  heureux  de 
découvrir  cette  artiste,  à  Theure  où  je  perdais  ma 
grande  confidente  qui  se  retirait  déjà  du  monde  et 
avait  organisé  en  elle  son  monastère  !...  J'ai  appelé 
vos  confidences  !...  Vous  les  avez  faites  à  ce  mauvais 
confesseur  que  je  suis,  à  ce  vieux  paradoxe  errant  et 
sans  emploi... 

TIIYRA 

Pas  toutes  !...  Je  vous  ai  avoué,  en  tout  cas,  mes 
langueurs  sensuelles,  njon  ardeur  de  vivre  juscju'à 
mourir... 

OSTERWOOD 
Oui...     Vous    m'avez    intéressé,    passionné...   J'ai 

19 


290  LE    PHALENE 


jalousé  beaucoup  même  ce  beau  Danois  à  la  nuque  de 
rustre...  qui  avait  eu  le  bonheur  de  vous  troubler  et 
que  je  retrouve  aujourd'hui...  parmi  nous...  Sait-il 
maintenant,  ce  beau  rustre,  qu'il  eut  l'honneur  d'ins- 
pirer votre  désir? 

ÏHYRA 

Il  est  loin  de  s'en  douter...  Mais  j'ai  voulu  qu'il 
soit  là,  à  l'heure  de  la  sincérité...  Et  puis,  ai-je  désiré 
quelque  chose  sur  la  terre!...  Un  amour  qui  n'est 
plus...  un  idéal  qui  est  mort...  Le  reste,  peuh  !... 
Des  rêves  !...  J'ai  enfoncé  les  ongles  dans  des  rêves  !... 

OSTERWOOD 

Les  rêves  sont  la  beauté  suprême,  lorsqu'ils  sont  liés 
entre  eux  par  l'idée  et  embellis  par  l'expression... 
Ceux-là  nous  les  avons  atteints,  certains  soirs,  n'est- 
ce  pas  ? 

THYRA 

Vous  avez  fait  danser  les  idées  et  les  mots  devant 
moi  jusqu'au  vertige... 

OSTERWOOD 

Certains  soirs,  je  me  suis  penché  sur  vous  comme 
le  vieux  Pan  au  son  de  sa  flûte... 

THYRA,  le  regardant  du  coin  de  l'œil. 

Un  vieux  Pan  un  peu  rougeaud  et  sarcastique... 
Dites...  Osterw^ood...  vous  qui  avez  tant  vécu...  et  qui 
avez  atteint,  dit-on,  le  fond  de  la  volupté,  vous  en 
reste-t-il  autre  chose  que  de  l'amertume  ?  .. 


LK    PHALEîîE  291 


OSTERWOOD 

Oui,  ma  camarade,  autre  chose  !  Rien  ne  vaut  la 
volupté  lorsque  la  pensée  lui  confère  son  maximum 
d'expression...  Donnez-vous  à  moi  malgré  mes  tempes 
blanchies...  Je  vous  jure  que  j'en  ferai  un  moment 
divin  !... 

TilYRA 

Le  désir  n'est  rien...  Osterwood...  vieux  diable  !... 
Ce  qui  seul  est  vrai,  c'est  l'amour  ! ...  Oh  !  oui,  l'amour 
triomphant,  comme  le  disait  autrefois  Philippe, 
l'amour  terrible...  vainqueur  de  la  mort  !...  lui  seul... 
{La  galerie  s  éteint.  Elle  pousse  un  cri  de  joie.)  Et  le 
voici!...  Enfin  !...  Je  l'aurai  vu  encore  une  fois  !... 
Messieurs,  messieurs  !...  tous  mes  amis...  Voilà  l'hôte 
de  la  cathèdre,  l'invité  mystérieux!...  Votre  maître  à 
tous...  le  voilà...  il  arrive  !... 

CORNEAU,  ARTACHEFF  et  les  AUTRES 
Ah  !  enfin  !  nous  allons  savoir  ! 

THYRA 

Rangez-vous  pour  le  saluer  !...  Tenez,  poussez  la 
cathèdre...  Soyez  tout  à  fait  naturels...  Recevez-le 
comme  vous  recevriez  mou  meilleur  ami...  mon 
meilleur,  n'est-ce  pas  ?...  J'y  tiens...  Soyez  déférents... 
soyez... 

LE PAGE 

Mais  qui  est-ce  donc  ?Qui  ça  peut-il  bien  être  ? 


292  LE    PHALENE 


THYRA,  transfigurée. 

Vous  allez  le  voir  !...  Il  monte  !  Il  monte...  [Elle 
prend  des  fleurs  élégamment  dans  ses  bras  et  lesjettepar 
terre.  A  cet  instant  la  galerie  se  rallume.)  Que  signi- 
fie ?...  Pourquoi  la  galerie  se  rallume-t-elle  ? 

A  cet  instant  entre  un  domes- 
tique portant  sur  un  plateau 
une  lettre  qu'il  remet  à  Thyra 
bouleversée.  Nerveusement 
elle  brise  les  cachets. 

ALLEGRA,  arrive  en  courant  et,  bas,  à  Thyra. 
J'ai  fait  éteindre  dès  que  je  l'ai  \u  descendre  de 
voiture,  mais  il  s'est  contenté  de  remettre  cette  lettre  à 
un  domestique  et  il  est  reparti... 

THYRA,  avec  un  geste  piteux. 
Bah!...  La  partie  est  jouée,  voilà  tout  !...  (Elle  s'ap- 
puie.) 

ALLÉGRA 
Prends  garde,  on  dirait  que  tu  vas  t'évanouir. 

THYRA,  avec  effort. 

Oh!  ne  crains  rien...  Je  me  surveille  !  [Elle  se  res- 
saisit.) Tiens,  mon  enfant...  {Elle  lui  donne  la  dernière 
fleur  quelle  tient  à  la  main.)  Mets  un  manteau,  fais- 
toi  conduire  par  Taulo  à  la  gare  et  tu  lui  lanceras 
cette  fleur  par  la  portière  de  son  compartiment  en  lui 
disant  ceci  :  «  De  sa  part,  cardinalino  !  ') 

ALLÉGRA 
Ce  sera  fait  !... 


LE    PHALENE  293 


THYKA 

Qui  m'eût  dit,  ià-bas,  en  Sicile,  que  ce  serait  toi, 
toi,  la  dernière  messagère  !...  (Allégra  se  sauve. 
Thyra^  se  retournant,  souriante,  vers  les  hommes  qui, 
inquiets  ou  étonnés  de  ce  qui  se  passe,  causent  entre 
eux.)  L'ignoble  invité  qui  nous  fait  faux  bond  à  la 
dernière  heure  !...  Mais,  qu'avoiis-nous  besoin  de  lui, 
après  tout  ?...  Vous  êtes  là,  et  c'est  vous  la  vérité  !... 
Osterwood,  j'en  suis  sûre,  maintenant...  c'est  vous  la 
vérité!...  [Un  domestique  introduit  Lignières  qui  en- 
tre précipitamment.  Tliyra  l'interpellant  en  le  voyant 
entrer.)  Eh  bien,  Lignières,  bon  chasseur,  nous  som- 
mes bredouilles,  il  paraît  î...  C'est  assez  farce  ! 
avouez  1...  [Aux  autres.)  Oui,  figurez- vous,  Lignières 
avait  la  bonté  de  relancer  notre  invité  récalcitrant. 
Nous  en  sommes  pour  nos  frais  I... 

SCÈNE  V 
Les  mêmes,  LIGNIÈRES 

LIGNIÈRES,  bas  à  Thyra,  inquiet. 

Je  suivais  à  distance  sa  voiture...  j'ai  vu... 

THYRA,  haut. 

Mais  c'est  bien  mieux  comme  cela  !  bien  mieux  !... 
Evohé  !  (Elle  s'approche  de  la  table.)  Approchez-vous, 
mes  amis  !  Versons-nous  à  boire  !  J'ai  une  soif  ter- 
rible!... Tenez,  donnez-moi  du  Champagne  rosé  que 
j'aime!...  Vous  êtes  tous  là...   Uegardez-moi,  que  je 


294  LE    PHALENE 


sente  tous  vos  regards  braqués  sur  moi...  Que  nous 
fait  cette  vague  humanité  qui  manque  à  notre  appel, 
ce  soir  !...  Au  fait,  Lignières,  j'y  songe,  ce  n'était  pas 
à  lui  que  devait  revenir  l'honneur  de  cette  place  de 
choix...  Il  manque  quelqu'un  à  cette  soirée...  Lui  seul 
devait  avoir  l'honneur  de  cette  place  fleurie  !  Gomme 
le  maître  de  la  maison...  le  seigneur  du  banquet... 

CORNEAU  et  les  AUTRES 
Qui  cela  !  Nommez-le... 

THYRA,  s'appuyant  à  la  cathèdre. 

Vous  ne  le  connaissez  pas...  C'est  un  beau  voyageur. 
Je  Tai  connu  dans  une  fête...  Il  étaitcouronné  de 
roses,  il  avait  un  lambeau  de  pourpre  sur  l'épaule, 
il  était  beau,  comme  un  rêve...  Il  me  semble  qu'il 
est  là  ce  soir...  Il  me  faisait  boire...  la  tête  renversée 
en  arrière,  ainsi...  une  coupe  de  vin.  [Elle  prend  la 
coupe  et  s  adressant  à  la  chaise  vide  quelle  caresse 
du  bras.)  Je  bois  à  vous,  mon  maître...  A  la  gloire  de 
Cupidon  !... 

OSTERWOOD 

Si  vous  voulez  :  A  la  gloire  d'un  Cupidon,  asiati- 
tique,  loin  du  brouillard,  et  dans  la  dernière  maison 
où  Ton  puisse  encore  invoquer  de  tels  dieux...  sans 
éclater  de  rire  !... 

On  porte  le  toast.  Elle  rit  ner- 
veusement et  laisse  tomber 
ses  cheveux  sur  les  épaules. 


LE    PHALENE  295 


THYRA 

Ne  faites  pas  attention  à  ma  gaieté,  je  suis  peut- 
être  un  peu  grise...  [Elle  est  prise  d'un  accès  de 
toux.)  Quelle  heure  est-il,  Lignières  ? 

LIGMKRES 

Onze  heures  passées,  je  crois. 

THYRA,  la  voix  un  peu  éraillée,  brisée, 
el  la  respiration  oppressée. 

Dans  quelques  instants  viendront  les  masques 
blancs  que  je  vous  ai  promis!..  En  attendant,  cama- 
rades... vous  qui  m'avez  tous  aimée,  ou  désirée,  vos 
yeux  braqués  sur  moi  me  sont  une  chaude  et  agréable 
caresse...  J'étais  jolie,  n'est-ce  pas  ?  Mais,  à  vingt  ans, 
aucun  de  vous  ne  m'a  connue...  J'étais  tellement 
mieux  !  Non,  ne  répondez  rien...  restez  ainsi, 
silencieux,  en  groupe...  (Tout  à  coup,  grave.)  Vous 
qui  vous  êtes  contentés  de  me  rêver,  je  veux  vous  lais- 
ser de  moi  une  impression  phis  durable,  je  veux  que 
votre  souvenir  me  contienne  toute...  que  vous  gar- 
diez l'image  de  ce  qui  aura  été  moi,  lorsque  je  passai 
parmi  vous...  Êtes-vous  dignes  de  ma  pensée?...  Ètes- 
vous  recueillis,  graves,  et  capables  de  comprendre 
cette  communion  spirituelle  ?  Il  le  faut  !... 

LKPAGi: 

Mais,  Tliyra,  à  vous  voir  ainsi  agitée,  et  si  tendre 
pour  nous,  à  l'heure  prcscjne  du  départ,  je  vous  as- 
sure que  rémoti(in  nous  étreint  tous... 


296  LE    PHALENE 


OSTERWOOD 

C'est  elle  qui  nous  rend  presque  muets... 

ARTAGHEFF 
Nous  écoutons  vos  paroles  la  gorge  et  le  cœur  ser- 
rés... 

THYRA 

C'est  bien  !  Alors,  attendez-moi  !... 

Elle  disparaît,  légère,  dans  la 
galerie  dont  elle  referme  la 
draperie.  Les  hommes  par- 
lent entre  eux  et  baissent 
instinctivement  le  ton. 

CORN EAU 

Que  veut-elle  dire  ?...  Que  va-t-elle  faire  ? 

LEPAGE 

Je  ne  sais  pas... 

LIGNIÈRES 

Comme  elle  est  étrange,  ce  soir  ! 

OSTERWOOD 

Jamais  je  ne  l'ai   vue    aussi  transparente,    aussi 
fluide  ! 

ARTAGHEFF 

Pourquoi  nous  recommande-t-elle  d'être  graves  ? 

L'obscurité  se  fait  dans  la  salle 
à  manger.  Ils  s'étonnent  tous 
de  cette  obscurité.  Dans  la 
pénombre,  le  boy  indieu 
s'avance  et  va  à  la  grille  à 
gauche,  comme  s'il  avait  reçu 
un  ordre. 


LE    PHALENE  297 


lig>'ii:res 
Regardez  ce  domestique...  que  va-t-il  faire? 

Le  boy  ouvre  la  grille  vénitienne 
qui  grince  sur  ses  gonds  et 
laisse  voir  le  petit  oratoire. 
Puis  il  se  retire.  Les  hommes 
regardent  du  coté  de  cet  ora- 
toire. Tout  à  coup  lun  d'eux 
s'écrie  :  «  Oh  !  regardez  !  » 
Une  lueur  intense,  pourpre, 
probablement  préparée  à 
ra>ancc,  vient  d'illuminer 
ce  réduit  sonilire  qui  se  met 
h  étinceler.  Tous  les  yeux 
se  fixent  là...  Ils  regardent  at- 
tentivement, avec  un  peu  de 
stupeur...  Un  grautl  temps  se 
passe.  Us  ne  disent  rien.  A  la 
fin,  Corneau,  à  voix  basse  : 

CORNEAU 

i^u'elle  est  belle  ! 

OSTERWOOD 
Phryné! 


Galathée! 


LE PAGE 


LIGNIÈRES 
Quelle  audace  splendide!  (Ils  de  meurent  ainsi 
quelffues  instants,  dans  ronibre,  les  yeux  fixés  sur  la 
vision,  puis,  brusquement,  les  torchères  de  retrait 
s'éteignent.  Les  hommes  se  considèrent  alors  entre  eux, 
gênés,  et,  dans  cette  pénombre,  se  mettent  à  parler  à 
voix  basse,  presque  en  chuchotant.)  C'est  bien  l'adieu 
d'une  artiste  qui  a  toujours  été  hantée  de  plastique  ! 

LE PAGE 

Le  sculpteur  et  la  forme  !... 


LE   PHALENE 


OSTERWOOD 
Si  elle  a  déchiré  le  voile  d'Isis  en  notre  faveur.  Mes- 
sieurs, et  avec  le  souci  de  cette  mise  en  scène  étudiée, 
respectons  la  nudité  incomparable  et  très  chaste  qui 
a  bien  voulu  se  montrer  à  nous  avant  de  disparaître  ! . . . 
Elle  a  osé  ce  geste.., 

LEPAGE 

Comme  pour  étancher  nos  regrets. 

CORN EAU 

C'est  vrai,..  Assouvir  des  pensées  déjà  anciennes. 

LEPAGE 

Montrons-lui  que  nous  l'avons  compris,  n'est-ce 
pas?... 

OSTERWOOD 

Et  elle  vient  d'oser  cela  avec  cette  espèce  d'enfantil- 
lage touchant  qui  fait  d'elle  une  divine  barbare... 
Quand  nous  la  reverrons,  pas  un  mot  du  rêve  que  nous 
venons  d'avoir  !  Évitons  de  la  blesser  d'une  phrase 
qui  ne  traduirait  pas  le  respect  que  nous  éprouvons. .. 

Murmures  :  «  La  voilà!  »  Thyra 
franchit    la    grille.     Elle    ne 
porte  plus   la  robe  de  tout  à 
•  l'heure.  Elle  est  vêtue  hâtive- 

ment d'une  sorte  de  péplum 
à  peine  accroché,  les  cheveux 
défaits.  Elle  avance,  sans  regar- 
der personne,  vers  la  table,  les 
bras  obstinément  sur  les  yeux, 
pleine  de  honte  maintenant 
et  de  gêne,  puis  elle  s'abat 
sur  la  table, secouée  de  sanglots. 
On  s'empresse  autour  d'elle  : 
«Qu'y  a-t-il?...Qu'avez-vous?... 
Thyra,  ma  petite  Thyra  ?...   » 


LE    PHALENE  299 


THYHV 

Rien  !  rien!  laissez-moi...  Laissez-moi...  Ne  me  par- 
lez pas,  surtout.  Vou?  me  feriez  mal  !...  Oh!  ce  soir... 
je  souffre...  c'est  douloureux!...  (Elle  se  redresse.) 
Maintenant,  de  la  musique  !  de  la  musique!...  et  de 
la  lumière!  {Elle  appelle.)  Yoro!...  Pignallelli  !...  De 
la  musique!...  {Lignières  soulève  la  tapisserie,  et 
transmet  Vordre.  On  redonne  toute  l'électricité  et  le 
nouvel  orchestre  attaque  un  air  vibrant  et  fort.)  La  mu- 
sique î  Mes  amis!  comme  je  l'ai  aimée  !...  Comme 
nous  l'avons  aimée,  Philippe  et  moi!...  Oh!  même  la 
musique  des  paroles...  m'en  serai-je  grisée!...  La 
joie  des  mots!...  J'ai  joué  avec  eux  comme  avec  des 
pierreries!...  Quand  je  mourrai,  je  voudrais  que 
mon  mausolée  soit  rempli  de  hellcs  sculptures... 
belles  comme  celles  que  je  n'ai  pas  pu  réaliser...  Je 
voudrais  avoir  une  chapelle  à  Paris,  entourée  de 
fleurs,  dans  un  endroit  très  apparent  et,  à  chaque 
anniversaire,  je  voudrais  qu'on  y  fasse  chanter 
des  messes  de  Pergolèse  ou  de  Bach...  Oh!  mes 
amis!...  mes  amis...  je  voudrais  m'en  aller  dans 
une  vapeur  dorée...  avec  des  fleurs...  des  fleurs  en- 
tassées qui  feraient  songer  au  convoi  impossible  de 
quelque  jeune  dieu  ! ...  Je  suis  folle,  n'est-ce  pas,  mais 
c'est  si  beau  l'enthousiasme!  C'est  si  beau  la  vie!... 
J'ai  soif!...  ma  gorge  a  soif!...  Donnez-moi  encore  à 
boire!...  Donnez,  Austersen...  de  votre  main... 

Elle  est  prise  d'une  quintu  dt: 
loiix. 


300  LE    PHALENE 


LEPAGE 

Ne  buvez  pas  de  boisson  glacée,  mon  enfant  ;  pre- 
nez garde,  c'est  mauvais  pour  vous! 

THYRA,  fiévreusement,  les  yeux  dilatés  et  jetant  son  mouchoir 

taché  de  sang. 

Mauvais  pour  moi  !...  Qu'est-ce  qui  peut  être  mau- 
vais pour  moi  !...  Et  puis,  je  ne  sais  de  quoi  vous 
voulez  parler,  Lepage...  Êtes-vous  bête  !...  Je  ne  suis 
pas  malade  !...  (^4  un  domestique.)  Faites  entrer... 
miss  Salomé  ! 

AUSTERSEN  et  LEPAGE 

Salomé!... 

LIGNIÈRES,  étonné. 

Qui  appelez-vous  ainsi  ? 

THYRA 

Oh!...  une  femme  très  quelconque  qui  va  simple- 
ment vous  apporter  des  liqueurs...  un  modèle  auquel 
j'ai  fait  revêtir,  pour  ce  soir,  certain  costume  de  Sa- 
lomé, que  j'ai  porté  et  dont  Lignières  se  souvient  fort 
bien... 

LIGNIÈRES,  avec  reproche. 
Pourquoi  cette  fantaisie  sacrilège?... 

TIIYRA  / 

Mais,  mon  cher..,  pour  voir  mon  double  évoluer... 
pour  me  voir,  de  ces  coussins  où  je  vais  m'étendre... 
car  j'ai  un  mal  de  tête  afTreux...  pour  me  voir  comme 


LE    PHALENE  301 


j'étais  autrefois,  probablement...  Je  regarderai  mon 
image  voleter  dans  la  salle  au  milieu  de  vous...  comme 
un  papillon  noir...  Vous  savez  bien  que  j'ai  tous  les 
caprices...  Un  mauvais  souvenir,  hein,  mon  vieux 
Lignières,  ce  costume-là  !...  Bigre!...- 

Entre  la  femme  revêtue  exacte- 
ment du  costume  du  deuxième 
acte. 

LIGNIÈRES,  bas,  à  Thyra  en  souriant. 

Vous  étiez  mieux  tout  de  même  ! 

THYRA 

Ce  n'est  pas  sûr  !...  Ah  1  la  pauvre  fille  que  voici... 
Si  elle  se  doutait  de  ce  qu'elle  nousévoque...  de  sifou... 
et  de  si  triste... 

La  femme,  au  fond,  sur  un 
grand  plateau  passe  les  li- 
queurs. 

CORN EAU 

Elle  n'est  pas  mal!  C'est  un  modèle  ! 

ÏIIYRA 

Fi!  c'est  mon  corps  astral!.^.  Mes  amis,  causez 
avec  elle...  causez  de  tout  :  d'art,  d'amour,  de  litté- 
rature... de  tout  ce  que  vous  voudrez...  Moi,  je  suis 
anéantie,  j'ai  un  mal  de  tête  affreux... 

LEPAGE 

C'est  vrai?  Il  faut  aller  vous  reposer,  pelile. 


'.^02  LE    PHALENE 


THYRA 

Oh  !  mais  je  vais  y  remédier  de  suite,  pendant  que 
vous  causerez  avec  mon  double...  Je  vais  m'allonger 
sur  ce  divan  cinq  minutes. 

LIGNIÈRES 

Voulez-vous  un  cachet  ? 

THYRA 

Non!  non,  j'ai  mieux...  une  once   de  morphine... 

LEPAGE 
Ah!  ah!  vous  vous  livrez  à  ce  petit  jeu?... 

THYRA 

Quelquefois...  des  migraines...  Ne  me  regardez 
pas...  c'est  l'afTaire  de  quelques  secondes...  Causez, 
surtout  !...  Faites  du  bruit  plus  loin...  Laissez-moi. 
(Elle  s'étend,  sur  le  divan,  entre  les  deux  côtés  de  la 
table.) 

Les  hommes  remontent  en  en- 
traînant Salomé. 

LIGNIÈRES 
Mademoiselle,  voulez-vous  me  donner  un  verre  de 
cherry  brandy?         , 

ARTACHEFF 

Est-ce  que  vous  dansez  aussi,  mademoiselle? 

CORNEAU 

Salomé  doit  toujours  danser,  môme  sans  aucun  des 
sept  voiles! 


1 


LE    PHALENE  303 


SALOMÉ 

Non,  monsieur,  je  ne  sais  pas  danser! 

CORN EAU 

Elle  est  drôle  ! 

OSTERWOOD 

Passez-moi  du  feu,  alors,  dearprincesse  !...  Du  feu, 
Salomé! 

LIGNIÈRES,  parlant  de  loin  à  Thyra,  sans  se  retourner. 

Vous  n'êtes  pas  plus  souffrante?...  Cela  va-t-il  ? 

THYRA 

Pas  mal...  Bonsoir,  bonnes  gens! 

Elle  prend  la  seringue  quelle 
avait  préparée,  et  on  la  \oit 
faire  lentement  la  piqûre  au 
bras. 

LIGNIÈRES 

Gorneau,  mon  petit  Gorneau,  vous  allez  nous  dire 
les  vers  que  vous  écrivîtes  sur  Mme  Hamcrstein  dans 
Salomé. 

GORNEAU 
Ah  !  non!  jamais  de  la  vie,  par  exemple  î 

OSTERWOOD 
Oui,  un  vers  chacun  sur  Salomé. 

LIGNIÈRES 
G'est  ça.  Dans  un  idiome  dilTérent. 


304  LE    PHALENE 


LEPAGE 

On  a  toujours  écrit  un  vers  sur  Salomé. 

GORiNEAU 

Hérodiade  est  toute  en  pourpre  sombre  et  brune, 
Salomé  transparente  est  en  nacre  de  lune  !... 

LEPAGE 

Vous  êtes  odieux  avec  vos  Salomés  de  pacotille  !... 
Eh  !  corps  astral,  passe-moi  du  feu  !... 

ARTACHEFF 

Avez-vous  vu  les  pauvretés  persanes  chez  la  com- 
tesse de  Ghatriaud? 

CORNEAU 

Ne  dites  pas  cela,  le  costume  de  Mme  Sw  idson  était 
charmant... 

ARTACHEFF 

Et  les  perles,  oh  !  les  perles  roses  de  la  Zirtolaki? 

Thyra  a  deux  ou  trois  mouve- 
ments convulsifs.  Elle  roule 
du  divan  à  terre  et  sa  tête 
heurte  le  dallage.  Au  bruit,  les 
hommes  se  précipitent. 

LIGNIÉRES 

Thyra!... 

ARTACHEFF 
\j\\  spasme. ..  un  évanouissement... 


LE    PHALENE 


305 


LEPAGE 

Ce  visage...  ces  yeux  révulsés!  Elle   a  perdu  con- 


naissance... 

Les  mains,...  vite. 
Oh  !...  mais... 


CORNEAL 


LIGNIÈRES 


On  lentoiiTe,  on  lui  soulève  la 
tète.  Lignières  ramasse  la  se- 
ringue par  terre  et  pousse 
une  exclamation. 

ARTACHEFF 


Quoi  ? 


LIGNIÈRES,  passe  la  seringue  aux  autres. 

Regardez,  je  n'ai  pas  confiance...  (//  trouve  dans  la 
main  crispée  de  Thyra  un  papier.  Il  l'arrache.)  Qu'est- 
ce?  une  lettre?  (//  l'ouvre  et  pousse  un  cri.)  Jedevance 
le  terme... 

On  entend  des    exclamations  de 
terreur, 

TOUS,  parlent  à  la  fois,  en  tumulte. 

Quelle  horreur...  Thyra!...  Thyra  I... 

LEPAGE 

Mais  on  ne  se  tue  pas  avec  de  la  morphine? 

OSTERWOOD 

Allez  chercher  un  médecin!... 

20 


â06  LE    PHALENE 


LIGNIÈRES 

Une  piqûre  de  cyanure...  Tenez,  elle  nous  l'a  écrit... 

C'est  foudroyant!...  Et  sans  remède... 

On  se   précipite    dans  l'affolle- 
ment,  un  peu  au  hasard. 

OSTERWOOD 

Le  pouls... 

LIGNIÈRES 

Elle  ne  respire  plus...  le  cœur  ne  bat  plus!... 

CORNEAU 

Que  faire?...  Ne  perdons  pas  la  tête,  surtout!... 

ARTAGHEFF 

C'est  terrifiant  !...  C'est  à  devenir  fou  de  terreur  ! 

OSTERWOOD 

Elle  a  tout  calculé  pour  ne  pas  se  manquer...  Oh! 
cette  bouche  tordue!...  cette  pâleur! 

LEPAGE,  sanglotant  de  toutes  ses  forces. 

Mon  enfant  ! . . .  Est-ce  possible  !  Toi ,  tu  as  fai  t  cela  ! . . . 
El  tu  es  partie  sans  rien  dire  à  ton  vieux  maître!... 
Thyra  ! 

Ils  sont  là,  prostrés,  éperdus,  à 
genoux...  Corneau,  plus  ef- 
frayé que  les  autres  parce 
qu'il  est  plus  jeune,  reste 
agrippé  à  la  table  dans  une 
expression  d'horreur. 

LIGNIÈRES,  il  lit. 

Mes  amis,  il  est  cinq  heures  quand f  écris,  fai  pré^ 


LE    PHALENE  307 


paré  cette  lettre...  Vous  la  lirez  ce  soir,  car  je  sais  que 
Philippe  ne  reviendra  pas,  j'en  ai  la  certitude...  D'ail- 
leurs, la  vie  et  Vespoir  ne  m'étaient  plus  permis...  Mes 
amis,  maintenant,  il  est  minuit  quand  vous  lirez  ceci... 
Mon  vœu  est  celui-ci...  exécutez-le  à  la  lettre...  Mon 
âme  sera  partie  doucement  dans  le  bruit  de  vos  voix 
aimées,  dans  la  fumée  de  vos  cigarettes...  Ayez  soin 
de  ce  corps,  mes  amis,  que  je  vous  aurai  montré  sans 
voiles  et  vivant,  quelques  instants  avant  que,  mort, 
je  vous  le  confie...  Conservez-en  limage  dans  vos 
yeux.  Mon  vœu  est  que  vous  le  veilliez,  jusqu'à  de- 
main matin...  Mais  ne  me  veillez  pas  à  la  façon  or- 
dinaire... Puisque  je  suis  partie  de  la  belle  vie  dans  la 
musique,  le  bruit  des  voix  et  la  chaleur  des  mots...  ré- 
chauffez-moi encore  de  votre  présence...  Je  me  suis  en 
allée  sans  bruit,  je  voudrais  que  vous  continuiez  vos 
causeries  près  de  moi  jusqu'à  V  aurore...  comme  si  je 
dormais...  comme  vous  le  devez  à  votre  petite  cama- 
rade... je  voudrais  qu'il  y  ait  vos  fumées  et  le  murmure 
de  vos  voix...  Adieu...  J'ai  écrit  mes  dernières  dispo- 
sitions là-haut...  Je  désirerais  qu'on  brûlât  mon  corps 
qui  s'est  consumé  déjà  à  toutes  les  lumières  de  la  vie. 
Je  ne  connais  pas  les  lois  Jrançaises...  mais  si  l'on  pou- 
vait disperser  ensuite  mes  cendres  sur  ce  beau  rocher 
de  Sicile!...  Ce  sont  malheureusement  des  gestes  qu'on 
ne  fait  plus  aujourd'hui...  Maintenant,  mes  amis, 
causez,  parlez...  Il  me  semble  que  je  vous  entendrai 
encore...  N'avertisse:  pas  les  domestiques,  personne... 
Si  vous  en  donnez  V ordre,  on  ne  vous  dérangera  pas... 


808  LE    PHALENE 


Ne  réveillez  pas  ma  mère  jusqu'à  demain  matin.,» 
Alors,  frappez  à  sa  porte...  La  pauvre  vieille  maman 
comprendray  et  pardonnera  à  celle  qui  lui  avait  promis 
de  mourir  dans  ses  bras...  Je  vous  la  confie,  n'est-ce  pas  ? 
Je  l'aimais  beaucoup...  Elle  sera  si  seule...  Et  puis  y 
c'est  tout...  Prenez  maintenant  ces  roses  que  f  avais 
placées  moi-même  sur  la  table  et  mettez-les-moi  sous  la 
nuque...  Coupez  ma  chevelure  que  vous  vous  partage- 
rez.,. 

Ils  pleurent. 

LEPAGE 
Ah  I  elle  est  là  tout  entière  !...  Elle  avait  tout  pré- 
paré..- jusqu'à  sa  dernière  heure...  Je  la  savais  perdue, 
moi...  Nous  ferons  ce  qu'elle  a  dit,   n'est-ce  pas?... 
Nous  allons  la  veiller...  intimement...  tous... 

Au  moment  où  ils  vont  soule- 
ver le  corps,  on  entend  dans 
la  maison  une  musique  endia- 
blée de  tambourins,  des  rires. 

CORNEAU 
Qu'est-ce  que  c'est  ? 

ARTACHEFF,  va  à  la  galerie,  entr'ouvre  le  rideau. 
L'entrée  des  masques  dont  elle  nous  avait  parlé  ! 

Un  moment  d'effroi.  Tous  par- 
lent à  la  fois. 

TOUS,  éperdus. 
Empêchez,  empêchez  d'entrer!...  C'est   abomina- 
ble ! . . .  Donnez  Tordre,  vite. . .  Éteignez. . , Éteignez  l'élec- 


LE   PHALENE 


309 


tricité,  pour  l'amour  de  Dieu!...   Ici,  tenez...  Là,  je 
crois... 

On  éteint. 


Restez  tous  ici.. 
n'entrera. 


ARTACHEFF 

je    VOUS   certifie    que   personne 


Il  disparaît  derrière  la  draperie. 
Obscurité  complète.  La  musi- 
que cesse  brusquement.  Silen- 
ce. Il  ne  reste  que  les  deux 
candélabres  à  cire  jaune  qui 
éclairent  de  loin  le  corps  de 
Thyra,  à  travers  les  nuages 
alourdis  des  fumées  de  ciga- 
rettes. En  sanglotant,  Ligniè- 
res,  Corneau  et  Lepage  s'ap- 
prochent de  la  table,  prennent 
les  fleurs  et  les  dispersent  au- 
tour de  l'enfant  endormie  et 
calmée. 


FIN 


^nivor  itas 
BJDi  inrutrA 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Echéonce 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date  due 


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CE  PQ   2603 
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CDO   BATAILLEf 
f^CCH    1229321 


HE  PHALENE