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University of Toronto
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LE PHALENE
Pièce en quatre actes et deux parties, représentée
au Théâtre du Vaudeville le 21 octobre Î9i3.
A LA MEME LIBRAIRIE
Écrits sur le Théâtre (Essai sur Shakespeare,
Musset^ Becque, Tolstoï, etc.). 1 vol.
HENRY BATAILLE
Le Phalène
EDITION DEFINITIVE
PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS & G»
21, RUE IIAUTEFEUILLE, 21
MCMXXI
û
IL A ETE TIRE
Soixante exemplaires (dont dix hors commerce)
sur vélin pur fil Lafuma, numérotés.
PQ
f9 Z!
Tous «Iroits de reproduction, de traduction, d adaptation
et de représentation réservés pour tous pays.
POUR YVONNE DE BRAY
QUI INCARNA SUPERBEMENT CETTE FIGURE
PRÉFACE DE L'AUTEUR
A un jeune homme dans trente ans, — si ces
lignes parviennent jusqu'à lai.
Ce fut une belle soirée I... Tout ce qu'il y a de pur,
d'honnête, d'intègre, dans une répétition générale (et
Dieu sait ce qu'il en entre dans la composition de ces
solennités parisiennes!) par une de ces agrégations spon-
tanées que seul le péril de l'art ou de la nation peut pro-
voquer, se concentra en une poussée vengeresse... L'ex-
cès de la pourriture, le scandale éhonté, la littérature
morbide venaient de provoquer un haut-le-cœur libéra-
teur et de rendre, aux fidèles gardiens du goût national,
le sentiment de leur dignité endormie... Ce fut un con-
cert quasi unanime et superbe, un de ces réveils de la
conscience parisienne, auquel je regrette que, pour ton
édification, tu n'aies pas assisté... Il y avait dans la salle,
ce soir-là, de la joie, de la fraternité émue. On respirait.
On se serrait les mains, et le lendemain, fiers de leur
tâche ardue, les critiques et leurs directeurs, comme un
seul homme, amionçaient au public, en des lignes em-
plies d'indignation et de mépris mesuré, que justice
LE PHALENE
était faite, un homme de lettres, honte de la France,
exécuté, le parvis lavé, et rendu au culte de la saine tra-
dition française... Encore une fois, la vertu, en France,
venait d'être sauvée par le journalisme!...
En vérité ce fut une belle soirée.
Certes je te vois sourire déjà d'un mauvais sourire. Tu
te trompes, jeune homme! Ne calomnie pas imprudem-
ment une élite que tu n'as pas connue et qui ne ressemble
pas à celle de ton temps. Ne te dis pas que la haine de
l'audace, l'envie embusquée, l'irritation, l'agacement de
voir un écrivain indépendant et solitaire triompher depuis
plus de dix ans auprès du public par le seul moyen de ses
œuvres libres, ne le dis pas que l'amour de la médiocrité»
le culte du gérontismc, trouvèrent enfin le moyen de se
concerter et de se manifester mieux que dans toute
autre occasion... Non, jeune homme, tu calomnies une
époque qui ne ressemble pas à la tienne ! Mon temps était
intègre; je n'ai pas connu de ces compromissions de
plume... Si tu lisais les articles de journaux qui, pen-
dant vingt ans, ont précédé de leurs scrupules des œuvres
comme le Phalène, tu y trouverais en toute circonstance
la même fermeté de conscience devant la pornographie
déguisée, la platitude littéraire, le vaudeville obscène et
bête...
Mais il a fallu qu'une fois les bornes fussent réellement
transgressées et la mauvaise littérature excédée, pour
qu'une coalition inconsciente se produisît devant le péril
imminent... Et il est bon que cet accès (dont je n'exa-
gère pas l'importance, mon Dieu!) demeure, ainsi qu'il a
été dit et écrit par eux-mêmes, une date... Le mot dé-
passe la chose : un signet. Et si te voilà édifié, une fois
de plus, sur l'infaillibilité de la critique, son impartia-
lité, la nécessité du point de vue moral dans l'œuvre
d'art, et l'intégrité des mœurs littéraires, eh bien, c'est
PREFACE 9
déjà quelque chose et le Phalène n'aura pas été écrit en
vain!...
Mais le plus drôle de l'afTaire, c'est que le public au-
quel on faisait vigoureusement appel pour boycotter
l'ouvrage ne se soucia pas du tout de cet appel! Il vint
comme d'habitude et prodigua pendant deux mois un
accueil très chaleureux à l'œuvre décriée. Il parut
s'émouvoir, il ne fut pas offusqué, il applaudit; bref, il
agit comme s'il se trouvait en face d'une pièce saine-
ment pensée, sainement écrite, et comme si, chose
étrange, dans sa sensibilité et son intuition naturelles, il
découvrait l'idéal secret de l'auteur, ou comme si, familia-
risé depuis des années avec des œuvres précédentes dont
il n'avait suspecté ni sincérité ni bonne foi, il ne pouvait
mettre en doute que l'auteur lui eût apporté une autre
nourriture. Peut-être s'abusait-il, — mais le public est
si facilement dupe de ses larmes ! Il y avait même dans
ses applaudissements une ironie qui visiblement ne s'a-
dressait pas à l'auteur... Alors des journaux revinrent à la
charge. Pourquoi diable crurent-ils que l'honneur de
leur sceptre était engagé dans ce débat, pourquoi s'ima-
ginèrent-ils à tort que ce verdict d'une part et, de
l'autre, l'indifférence de la foule à ce verdict compro-
mettaient de façon trop apparente leur apanage de
mandataires ou d'intermédiaires patentés, nous ne le
saurons pas, et ce point de conscience est sans intérêt à
élucider!... Écoutèrent-ils, tout à coup, des voix inté-
rieures qui, fallacieusement, leur soufflaient qu'il y avait,
dans cette méprise littéraire et dans ce don-quichottisme,
quelque chose d'un tantinet ridicule ? Toujours est-il
que certaines feuilles récidivèrent abondamment, et ce
10 LE PHALENE
fut un autre son de cloche. Les mots d' « insuccès, in-
succès, insuccès, chute, chute » revinrent curieusement
comme un leitmotiv. Une publication donnait le ton par
ce libellé : « Avis. — Le Phalène est une pièce sale, mais
c'est aussi une pièce ennuyeuse. » D'autres : « Si le Phalène
fait salle comble, c'est que les critiques en ont mis en
valeur la morbidité, le faisandé. » Succès de scandale.
D'autres encore : « La morale n'est pour rien dans l'in-
succès de M. Bataille. Son impuissance seule, etc. » Hélas 1
rien n'y fit. L'œuvre ne parvint pas à périr.
Et rien ne fut changé. Encore un coup d'épée dans
l'eau ! La morale, la vertu et la littérature demeurèrent
ce qu'elles étaient auparavant ; c'est-à-dire florissantes...
des jours passèrent... on ne se souvint pas de l'accès de
vertu qui souleva la presse et le public des répétitions
générales... les vaudevilles resserrèrent leurs rangs...
les plumes rentrèrent dans l'ordre... on parla d'autre
chose et le théâtre qui représenta le Phalène connut des
jours calmes, sereins et prospères.
Une des choses les plus burlesques de la glorieuse
époque où nous avons le bonheur de vivre est incontes-
tablement la réhabilitation de la vertu entreprise par
tous les journaux de quelque couleur qu'ils soient.
La vertu est assurément quelque chose de fort respec-
table, et nous n'avons pas envie de lui manquer. Dieu
nous en préserve ! La bonne et digne femme ! C'est une
grand'mère très agréable, mais c'est une grand'mère...
Les journaux les plus monstrueusement vertueux ne sau-
raient être d'un avis différent; et, s'ils disent le contraire,
il est probable qu'ils ne le pensent pas. Penser une chose,
PREFACE 11
en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux
gens vertueux.
Mon doux Jésus ! Quel déchaînement! quelle furie!
Eh! Mon Dieu! messieurs les prédicateurs, si l'on était
vertueux, où placeriez-vous vos articles sur l'immoralité
du siècle? Vous voyez bien que le vice est bon à quelque
chose .
Mais c'est la mode maintenant d'être vertueux et chré-
tien, on parle de la sainteté de l'art, de la haute mission
de l'artiste, de la poésie du catholicisme, de l'humanité
progressive et de mille autres choses. Quelques-uns font
infuser dans leur religion un peu de républicanisme, ce
ne sont pas les moins curieux.
Pour se poser en journaliste proprement dit moral, il
faut quelques petits ustensiles préparatoires, — tels que
deux ou trois femmes légitimes, quelques mères, le plus
de sœurs possible, un assortiment de filles complet et
des cousines innombrablement. Ensuite il faut une pièce
de théâtre ou un roman quelconque, une plume, de
l'encre, du papier et un imprimeur.
Quand on a tout cela on peut s'établir journaliste mo-
ral. Les recettes suivantes, convenablement variées, suf-
fisent à la rédaction :
Modèles d'articles vertueux sur une première
représentation.
« Après la littérature de sang, la littérature de fange,
après la morgue et le bagne, l'alcôve et le lupanar, etc..
(selon le besoin et l'espace on peut continuer sur ce ton
depuis six lignes jusqu'à cinquante et au dclàj le théâtre
est devenu une école de prostitution où l'on n'ose se
hasarder qu'en tremblant avec une femme qu'on res-
pecte. Vous venez sur la foi d'un nom illustre et vous
12 LE PHALENE
êtes obligé de vous retirer au troisième acte, etc... » (il
y en a un qui a poussé la moralité jusqu'à dire : je n'irai
pas voir ce drame avec ma maîtresse. Celui-là, je l'ad-
mire et je l'aime; je le porte en mon cœur comme
Louis XVIII portait toute la France dans le sien). « Il
faut, dans toute œuvre, une idée, une idée... là, une idée
morale et religieuse qui... une vue haute et profonde
répondant aux besoins de l'humanité; il est déplorable
que de jeunes écrivains sacrifient aux succès des choses
saintes, et usent un talent estimable, d'ailleurs, à des
peintures lubriques, etc. »
Et, de fait, à côté de ces Bossuets de café, de ces Gâ-
tons à tant la ligne, je me trouve le plus épouvantable
scélérat qui ait jamais souillé la face de la terre.
Mais quand je pense que j'ai rencontré sous la table,
ou même ailleurs, un assez grand nombre de ces dragons
de vertu, je reviens à une meilleure opinion de moi-
même et j'estime qu'avec tous les défauts que je puis
avoir ils en ont un autre qui est bien à mes yeux le pire
de tous : c'est l'hypocrisie que je veux dire.
En cherchant bien on trouverait peut-être un autre
petit vice à ajouter; mais celui-là est tellement hideux,
qu'en vérité, je n'ose presque pas le nommer. Approchez^-
vous et je m'en vais vous couler son nom à l'oreille: —
c'est l'envie.
L'envie et pas autre chose.
C'est elle qui s'en va rampant et serpentant à travers
toutes ces paternes homélies : quelque soin qu'on prenne
de se cacher, on voit briller de temps en temps au-des-
sus des métaphores et des figures de rhétorique sa petite
tête plate de vipère; on la surprend à lécher de sa langue
fourchue ses lèvres toutes bleues de venin, on l'entend
siffloter tout doucement à l'ombre d'une épilhète insi-
dieuse.
PREFACE 13
Il y a d'abord l'antipathie du critique pour le poète —
de celui qui ne fait rien, contre celui qui fait — du fre-
lon contre l'abeille — du cheval hongre contre l'éta-
lon.
Vous ne vous faites critique qu'après qu'il est bien
constaté à vos propres yeux que vous ne pouvez être
poète. Avant de vous réduire au triste rôle de garder les
manteaux et de noter les coups comme un garçon de
billard, vous avez longtemps courtisé la Muse, vous avez
essayé de la dévirginer; mais vous n'avez pas assez de vi-
gueur pour cela ; l'haleine vous a manqué, et vous êtes
retombé pâle et efflanqué au pied de la sainte mon-
tagne.
Je conçois donc cette haine. Il est douloureux de voir
un autre s'asseoir au banquet où l'on n'est pas invité.
Alors on se venge.
Il y a différentes armes et différentes manières d'être
journaliste moral.
Une des principales manies de ces petits grimauds à
cervelle étroite est de substituer toujours l'auteur à l'ou-
vrage et de recourir à la personnalité, pour donner quel-
que pauvre intérêt de scandale à leurs misérables rapso-
dies, qu'ils savent bien que personne ne lirait si elles ne
contenaient que leur opinion individuelle.
Il est aussi absurde de dire qu'un homme est un ivro-
gne parce qu'il décrit une orgie, un débauché parce qu'il
raconte une débauche, que de prétendre qu'un homme
est vertueux parce qu'il a fait un livre de morale ; tous
les jours on voit le contraire. — C'est le personnage qui
parle et non l'auteur; son héros est athée, cela ne veut
pas dire qu'il soit athée ; il fait agir et parler les brigands
en brigands, cela ne veut pas dire qu'il est un brigand.
A ce compte il faudrait guillotiner Shakespeare, Cor-
neille et tous les tragiques; ils ont plus commis de
H LE PHALENE
meurtres que Mandrin et Cartouche ; on ne l'a pas fait
pourtant et je ne crois pas qu'on le fasse de longtemps,
si vertueuse et si morale que puisse devenir la cri-
tique.
A côté des journalistes moraux, il y a aussi les cri-
tiques utilitaires.
{( A quoi sert ce livre? Gomment peut-on l'appliquer à
la moralisation et au bien-être de la classe la plus nom-
breuse et la plus pauvre? Quoi, pas un mot des besoins
de la société, rien de civilisant et de progressif! Gom-
ment, au lieu de faire la grande synthèse de l'humanité,
et de suivre, à travers les événements de l'histoire, les
phases de l'idée régénératrice et providentielle, peut-on
faire des pièces et des romans qui ne mènent à rien, et
qui ne font pas avancer la génération dans le chemin de
l'avenir? C'est au poète à chercher la. cause de ce ma-
laise et à le guérir. Le moyen il le trouvera en sympa-
thisant de cœur et d'âme avec l'humanité. Ce poète, nous
l'attendons, nous l'appelons de tous nos vœux. Quand il
paraîtra, à lui les acclamations de la foule, à lui les
palmes, à lui les couronnes... »
Après les journalistes progressifs, et comme pour leur
servir d'antithèse, il y a les journalistes blasés, qui ont
habituellement vingt ou vingt-deux ans, qui ne sont ja-
mais sortis de leur quartier et n'ont encore couché qu'avec
leur femme de ménage. Ceux-là tout les ennuie, tout les
excède, tout les assomme : ils sont rassasiés, blasés, usés,
inaccessibles. Ils connaissent d'avance ce que vous aller
leur dire, ils ont vu, senti, éprouvé tout ce qu'il est pos-
sible de voir, de sentir, d'éprouver et d'entendre ; le
cœur humain n'a pas de recoin si inconnu qu'ils n'y
aient porté leur lanterne. Ils vous disent avec un aplomb
merveilleux: le cœur humain n'est pas comme cela; les
femmes ne sont pas faites ainsi ; ce caractère est faux. —
PREFACE 15
V-OU3 croyez, monsieur, que votre fable est neuve? Elle
est neuve à la façon du Pont-Neuf : rien n'est plus com-
mun; j'ai lu cela je ne sais où, quand j'étais en nourrice
on m'en rabat les oreilles depuis dix ans.
Ceux-là se plaignent continuellement d'être obligés de
voir des pièces de théâtre et de lire des livres.
il y a aussi la critique prospective. La recette est sim-
ple. Le livre qui sera beau et qu'on louera est le livre
qui n'a. pas encore paru. Celui qui paraît est détes-
table.
Toujours, le critique avance ceci ou cela avec aplomb.
11 tranche du grand et taille en plein drap. .UDSurde, dé-
testable, monstrueux, cela ne ressemble à rien, cela res-
semble à tout. On donne un drame, le critique le va voir
dans sa feuille, il substitue son drame à lui au drame de
l'auteur, il fait de grandes tartines d'érudition, et traite
de Turc à Maure de gens chez qui il devrait aller à l'école
et dont le moindre en remontrerait à de plus forts que
lui.
Les auteurs endurent cela avec une magnanimité, une
longanimité qui me paraît vraiment inconcevable. Quels
sont ces critiques au ton si tranchant, à la parole si
brève, que l'on croirait les vrais fils des dieux? Ce sont
tout bonnement des hommes avec qui nous avons été au
collège, et à qui, évidemment, leurs études ont moins
profité qu'à nous, puisqu'ils n'ont produit aucun ouvrage
et ne peuvent faire autre chose que conchier, et gâter
ceux des autres. Il y aurait de quoi remplir un journal
quotidien et du plus grand format : leurs bévues histo-
riques ou autres, leurs citations controuvées, leurs fautes
de français, leurs plagiats, leur radotage, leurs plaisan-
teries rebattues et de mauvais goût, leur pauvreté d'idées,
leur manque d'intelligence et de tact, leur ignorance des
choses les plus simples, fourniraient amplement aux au-
16 LE PHALENE
leurs de quoi prendre leur revanche, sans autre travail
que de souligner les passages au crayon et de les repro-
duire textuellement, car on ne reçoit pas, avec le brevet
de critique, le brevet de grand écrivain, et il ne suffît
point de reprocher aux autres des fautes de langage
pour n'en point faire soi-même; nos critiques le prou-
vent tous les jours; mais que MM. Z. K. Y. V. Q. X., ou
telle autre lettre de l'alphabet vous gourmandent au
nom de la morale, c'est ce qui me révolte toujours et me
fait entrer dans des colères non pareilles.
Charles X avait seul bien compris la question. En or-
donnant la suppression des journaux, il rendait un
grand service aux arts et à la civilisation. Les journaux
sont des espèces de courtiers qui s'interposent entre les
artistes et le public, entre l'état et le peuple. On sait les
belles choses qui en sont résultées. Ces aboiements perpé-
tuels assourdissent l'inspiration, et jettent une telle mé-
fiance dans les cœurs et dans les esprits que l'on n'ose se
fier ni à un poète, ni à un gouvernement. Il n'y avait
point de critiques d'art sous Jules II et je ne connais pas
de feuilleton sur Daniel de Yolterre, Sébastien del Piombo,
Michel-Ange, Raphaël, ni sur Ghiberti délie Porte,
ni sur Benvenuto Gellini; et pourtant je pense que pour
des gens qui n'avaient point de journaux, qui ne con-
naissaient ni le mot « art », ni le mot « artistique », ils
avaient assez de talent pour cela et ne s'acquittaient pas
trop de mal de leur métier. La lecture des journaux
empêche qu'il y ait de vrais savants et de vrais artistes;
c'est comme un excès quotidien qui vous fait arriver
énervé et sans force sur la couche des Muses, ces filles
dures et difficiles qui veulent des amants vigoureux et
tout neufs. Le journal tue le livre...
Eh bien, non, imbéciles, non, crétins goitreux que
vous êtes...
PREFACE 17
Mais je m'arrête... Tu pourrais croire que je me laisse
entraîner par le ressentiment ou l'infâme colère... Je
vois un nouveau sourire effleurer tes lèvres. J'aime mieux
te le révéler immédiatement, car tu manques étrange-
ment d'érudition. Jeune homme, le long paragraphe que
tu viens de lire n'est pas de moi. Depuis la phrase ini-
tiale de cette diatribe : « Une des choses les plus bur-
lesques de la glorieuse époque où nous vivons », tu lis
du Théophile Gautier, tu lis, réunies, sans y changer un
mot mais en les rapprochant seulement, pour t'éviler
une lecture fastidieuse, quelques pages de la célèbre pré-
face à « Mademoiselle de Maupin ». Avons-nous si peu
changés que tu aies pu t'y méprendre?... Bon Théophile,
tu as épanché toute ton amertume et ta verte franchise,
tu as osé donner cours à ton indignation, à la vertu de
ton âme... Pauvre grand homme courageux, sain, robuste,
qui ne prévoyais même pas alors les accès de pudibon-
derie qui ont salué tes contemporains : Baudelaire, Flau-
bert, et, plus tard, Maupassant, Concourt, Zola, Verlaine
(la liste est très longue, hélas!), peux-tu juger du trône
où tu sièges, une pipe de terre cuite à la bouche, l'éter-
nité de ta cause, puisqu'un lecteur d'aujourd'hui a pu
s"y tromper, et, sans vergogne, mais à la légère, j'en con-
viens, attribuer l'éternité de ta prose à quelque Trissolin
mécontent, falot et dyspeptique!...
Je m'arrêterais sur ce plagiat déloyal, mais j'ai besoin
d'ajouter quelques mots relatifs à l'héroïne du Phalène.
Pardonne celte digression... Lorsque la Comédie-Française
18 LE PHALENE
décida de reprendre au mois de novembre, cette année
même, la Marche nuptiale, je choisis tout exprès, dans les
sujets que j'ai résolu de porter à la scène, celui du Pha-
lène. Puisque je m'étais donné la tâche de dépeindre, dans
tous les cœurs et dans tous les milieux, le sentiment de
l'amour et, en face de lui, les fluctuations de la con-
science, je voulus cette fois, opposer la païenne à la chré-
tienne, — la jeune fille française, formée par la tradition
catholique et provinciale de notre pays, à la jeune fille
étrangère, l'intellectuelle sans tradition ou plutôt la bar-
bare éprise de toutes les traditions, en qui se mêlent
confusément l'apport des races et de leurs idées anciennes
ou contemporaines, — l'exotique telle qu'elle fleurit
dans notre société, mais dans son plus intéressant terrain
de culture : l'art et l'amour... Je l'ai fidèlement décrite,
je le crois; et, en opposition à la femme française, têtue,
mystique, fidèle à sa race, j'ai dressé l'ardente et tumul-
tueuse Slave, sans discipline morale, en proie à ses ins-
tincts brutaux et superbes cependant, qui semblent,
dans notre société nonchalante, renouveler, si curieuse-
ment, des forces et des goûts que nous connaissions
certes depuis longtemps, dont nous étions même un peu
las, mais qu'un néo-romantisme particulier et une ardeur
si expressive à les découvrir métamorphosent presque
complètement à nos yeux... On m'a reproché ce roman-
tisme et ce barbarisme mêlés, comme s'ils étaient miens.
Je décrivais, au contraire, des romantiques renouvelés
au milieu de la société contemporaine, en prenant soin
de mettre en valeur toutefois ce qu'il y a de beau et de
neuf dans cette assimilation que font les « barbares « de
nos goûts et de notre passé. Ce que j'ai écrit jusqu'à ce
jour est la négation même du romantisme! Le moindre
sens critique suffirait à en témoigner.
Des noms, cependant, auraient dû venir spontanément
PREFACE 19
en mémoire... Nous côtoyons chaque jour des Thyra de
Marliew; j'en ai connu cent exemples; mais est-ce que
l'on écoute, est-ce que l'on songe au théâtre?... Est-ce que
l'on y comprend l'ironie lorsqu'elle est douloureuse? Je
ne partage pas plus l'idéal de Grâce de Plessans que celui
de Thyra de Marliew. Je décris, mal sans doute, mais
sincèrement mon époque, pas seulement ses mœurs (ce
fut la tâche du naturalisme), mais son idéal momentané.
L'histoire du Phalène est presque rigoureusement au-
thentique, et elle n'aurait pu se passer dans un autre
temps que le nôtre. Dans trente ans, elle sera peut-être
devenue incompréhensible. Alors que je faisais des étu-
des de peinture, j'ai connu, comme bien d'autres, cette
jeune Américaine qui exécutait des tableaux genre Rose-
Croix avec le tempérament d'une femme née bien plutôt
pour peindre des rognons ou des bœufs éventrés, miss C...
Une nuit je la rencontrai, non sans quelque stupéfaction,
au bal de l'académie Julian; elle était au bras d'un de mes
camarades. Deux jours après, je reçus ses confidences. Elle
ressemblait étonnamment à mon héroïne. Certes, elle
n'était pas fiancée à un prince de Thyeste, mais elle était
rongée de tuberculose, jeune, belle et, de plus, presque
ruinée. Son désespoir s'extériorisa dans celte révolte fa-
rouche qui l'avait jetée aux bras presque d'un inconnu.
J'écoutai avec scepticisme cette confidence, et même
avec d'autant plus de scepticisme qu'elle émanait d'une
exaltée et d'une étrangère... Il y a quelque six ans seule-
ment, j'appris sa mort; je me renseignai : elle s'était
tuée et beaucoup se rappellent cette fin à peu près iden-
tique à celle de mon héroïne accompagnée seulement
d'un esthétisme m meilleur marché » : Pendant que ses
amis réunis dînaient, elle s'étendit somptueusement dans
sa chambre, au milieu d'un éclairage préparé. Un masque
de chloroforme adhérait à la figure...
LE PHALENE
L'héroïne du Phalène lui ressemble beaucoup. Cette
pauvre Ame, qui croyait entrer dans la mort par une voie
triomphale et enchantée, se marquait elle-même pour
«ne mort sans grandeur et sans force, malgré son pan-
théisme apparent. On a souvent prononcé le nom de
Marie Baskirslchef et je me suis expliqué dans une lettre
à ce sujet; je n'y reviens plus. Assimiler la vie de Marie
Baskirslchef à celle de mon héroïne est absurde ; son
journal est là comme un démenti irréfutable. Ce n'est
pas Marie Baskirslchef qui m'inspira le drame, mais, cet
été, en l'écrivant, je relus son journal que je n'avais pas
ouvert depuis mes premières années d'atelier... Je fus
frappé de l'analogie, non des faits mais delà situation. Et
sur l'ange delà mort et sur le démon de la gloire, la mal-
heureuse et orgueilleuse Marie écrivit certains traits frap-
pants d'une grande beauté; je les ai transcrits fidèlement,
ils ont pris leur place au cours de ces dialogues enfiévré»
et si j'ai laissé le nom de Lepage, ce maître de Thyra
de Marliew, c'est que je désirais que l'on ne se méprît
pas sur l'attribution de quelques phrases qui appar-
tiennent en propre à Marie Baskirslchef, dont les entre-
tiens avec son maître Baslien Lepage nous sont pour
ainsi dire parvenus par la voie de ce journal, si élo-
quemment vécu. Mais je répète que toute confusion est
impossible.
La vie de Marie Baskirlchef est trop connue pour qu'on
puisse lui attribuer les actes d'une Thyra, qui se jette
dans l'absolutisme plastique, par désespoir, au moment
même où elle découvrait le monde moral, terre promise
dans laquelle il ne lui aura pas été permis d'entrer !
J'affirme que mon héroïne est, au surplus, conforme à
la vérité scientifique. Je n'ai pas été paradoxal en mon-
trant la mentalité d'une Thyra. De mon temps, au moins,
jeune homme, elle était exacte, quoique je l'aie stylisée.
PREFACE ai
C'est nettement le type des « tuberculeux intellectuels »
comme l'a écrit une autorité médicale à ce propos même,
(( grands artistes ou grands amoureux, avec leurs alternai-
tives de force et de prostration, mais avec augmentation
de la vie nerveuse et créatrice... m Ce n'est là, d'ailleuri,
qu'un des petits côtés de la question, et cette authenticité
est à mes yeux de peu d'importance, bien qu'elle ait pré-
sidé à la conception de cette pièce, car je n'ai jamais rien
tiré que de la vie et de l'autorité du fait.
Il n'existe pas de sentiment plus usé en littérature et
peut-être plus conventionnel que : la fraternité de la
Mort et de TAmour. Toutefois, il me parut que dans au-
cune occasion la mort et l'amour ne s'étaient juxtaposés
de plus éloquente et véridique façon. Ici la convention
fait place à la réalité... La germination de la vie dans la
mort, l'aile palpitante de l'amour se consumant à la lu-
mière... n'avais-je pas le droit d'être tenté par ce sujet?
J'ai voulu que, semblable au modèle que me proposait la
nature, l'aile du phalène fût chargée d'un peu trop d'or-
nements inutiles, et de diaprures qui, issues de la nuit,
semblent destinées à la lumière. 11 appartient à l'auteur
dramatique d'exalter et de critiquer en même temps son
modèle, car dans la vie tout est admirable et critiquable.
Je n'aime point, pour ma part, les personnages sympathi-
ques. J'ai témoigné depuis V Enchantement d'une volonté
bien établie de mêler l'ironie à la pitié, le comique
au dramatique ; il n'y a pas de réalité exacte sans cet
amalgame... On m'a refusé (je dis, dans la critique
seulement) le droit de considérer la nature d'un point
de vue qui fût divers et un peu universel. Également, je
croyais avoir assez témoigné d'expérience théâtrale pour
S3 LE PHALENE
qu'il me fùl permis, sans avoir l'air pour cela de m'être
trompé, d'écrire une pièce dialoguée, s'écartant de la
formule ou du moule 'habituels... Du tout! Les férules
sont toujours là pour nous accuser d'ignorance ou d'er-
reur, comme au collège! Les lois du théâtre, monsieur)
après les lois de la morale! J'ai voulu, une fois, et parce
que le sujet s'y prêtait, délaisser la pièce bien faite, bien
construite, soumise à des lois réelles dont je ne nie pas
la suprématie, mais que je crus pouvoir momentanément
oublier pour me borner à écrire une sorte de dialogue
philosophique, me rappelant qu'il n'est pas mauvais de
temps en temps que l'art dramatique se souvienne de sa
forme première et remonte aux origines de l'Ode.
J'ai encore le sentiment de n'avoir commis aucun crime.
Il en sera peut-être du Phalène comme il en a été
de mes autres pièces. L^Enchantement, Maman Colibri^
Poliche, la Marche nuptiale, suscitèrent les objections ou
les oppositions les plus sérieuses, les plus furibondes, à
leurs premières « générales »... Or en ces trois dernières
années, les œuvres que je cite ont été reprises, et, à leurs
nouvelles « générales », les objections sont tombées. Le-
quel l'emporte en raison du premier jugement ou du
dernier? Ce n'est pas à moi de conclure...
Je ne témoigne à la presse, en écrivant ces lignes, au-
cune ingratitude.
Je me souviens avec une reconnaissance attendrie de
certains enthousiasmes, de quelques mains tendues et
je n'ai pas de peine à me rappeler les noms aimés —
assez rares, à vrai dire — qui sont attachés au souvenir
de mes premiers essais. J'ai plaisir à rappeler ici ceux
de Catulle Mendès, de Muhlfeld, de Nozière, de Jean
Lorrain, entre autres, qui, dès la première heure, me
défendirent, me suivirent et m'encouragèrent. L'idée
saugrenue ne me vient donc pas de prétendre, après une
PREFACE 33
carrière déjà longue, que je sois un méconnu et que des
éloges ne m'aient pas été prodigués au delà même de ce
que je méritais. Mais ce n'est pas la vanité seule qui
nous incite à écrire des œuvres sincères dont la portée
nous intéresse parfois plus que le résultat effectif... La
douleur, l'émotion, la joie, la dure ou mélancolique ex-
périence nous poussent à regarder au delà de nos propres
pensées comme à travers des cristaux colorés. C'est le
mirage créateur. Ce que l'on veut dire est parfois plus
important que ce que l'on dit. Le dessein d'un ouvrage
est quelquefois la préoccupation supérieure qui plane
au-dessus de toutes les autres, et nous souffrons plus de
voir méconnaître nos intentions artistiques, probes et
désintéressées, que nos productions elles-mêmes.
Or, jusque dans les éloges, la critique, depuis quinze
ans, n'a jamais cessé, à de rares exceptions près, de
s'inscrire contre le sens de mes ouvrages, d'incriminer
leur morale; je peux môme dire qu'elle n'a jamais
cessé de les flétrir devant l'opinion publique, tout en en
reconnaissant le talent ou la réussite. Elle n'a pas cessé
de les inculper et de les écraser de charges dont elles
étaient indemnes. C'est la critique qui, dès mes débuts,
s'est interposée entre le public et mes pièces, qui, dès la
première représentation de chacune d'entre elles, a volon-
tairement placé entre la scène et la foule cette espèce de
voile susceptible d'inquiéter des spectateurs que les au-
daces, s'il y en a, et les sincérités de ma production
eussent séduits ou attirés plus facilement. Encore main-
tenant, c'est le public qui s'est fait à la longue une
conviction personnelle, et n'écoute plus d'autre expé-
rience que la sienne ; il vient d'en donner une nouvelle
preuve et en, rejetant le verdict insidieux de la presse,
il a eu, cette fois, plus de mérite que de coutume ! On l'a
trompé ; il le sait. Il a compris pourquoi.
24 LE PHALENE
Jeune homme, puisque c'est à toi que ces pages
s'adressent, tu liras plus loin quelques-unes de ces vio-
lences qui furent adressées au Phalène. Elles me sont
familières. Dès ma première pièce j'ai connu ce langage:
ce fui le ton avec lequel on accueillit mes premières dé-
monstrations ; c'est à l'aide de ces armes qu'une certaine
presse forgea tout de suite cette cuirasse de mascarade,
créa cette légende d'immoralité suspecte, de complica-
tions inquiétantes dont le souvenir n'est sans doute ja-
mais parvenu jusqu'à toi... Maman Colibri, Poliche, la
Marche nuptiale, VEnfant de V Amour, la Vierge folle, pro-
voquèrent la même obstruction véhémente, un chœur de
protestations indignées.
Exactement l'opposé de ce que l'on aurait dû dire !...
Morne idiotie l
La décadence, la névrose, le morbide, c'est l'appauvris-
sement des formes et la dégénérescence des vérités fon-
damentales qui alimentent l'art et la morale.
Et justement il faut voir, dans toutes les époques, avec
quelle rage Géronte essaie de jeter l'accusation d'une
infirmité dont lisent ses moelles s'ankyloser, à la tête de
ceux qui viennent ouvrir les fenêtres et balayer les or-
dures... Oui, il existe un malsain en art : c'est celui qui
s'épanouit le plus librement sous la protection de ces
sévères censeurs et qui corrompt le théâtre. C'est la por-
nographie du vaudeville national, l'autre sournoise por-
nographie de la pièce légère qui dissimule sous des dehors
de convention le vice le plus vulgaire, c'est le mélodramme
pleurnicheur, la sucrerie élégiaque et bourgeoise, le
faux ptimisme béotien, signe suprême de décadence.
Les voilà avec leurs complices éhontés de la presse,
les officines de salles de rédaction, les voilà les corrup-
teurs de la bourgeoisie française et les exploiteurs du
mauvais goût public...
PREFACE 25
Ce sont généralement de froids méthodistes, des spécu-
lateurs sans sincérité qui habillent la routine au goût
du jour, — arec la complicité bienveillante de toute la
corporation, auteurs et journalistes.
Mais l'art veille, — et la France a toujours été la pre-
mière à se porter aux avant-postes.
Ah! la vérité... Sais-tu, jeune homme — j'y songe
parfois — ce qui m'en a donné le goût, sans pour cela
m'en avoir donné le pouvoir, hélas ! je le reconnais ?
C'est mon éducation de peintre. A contempler cinq ans
la nature au milieu de ces gens sains et frustes que sont
pour la plupart les peintres, dans leur adolescence, j'ai
acquis la vénération dos formes vraies, de la ligne d'ex-
pression. La pureté du nu m'a donné le goût de la no-
blesse naturelle de l'homme, l'horreur de la pornogra-
phie, de l'hypocrisie, de l'équivoque, du sournois en
art... Le nu a môme eu, par son enseignement hautain,
des retentissements plus profonds en moi... 11 m'a juste-
ment donné la probité intellectuelle, et cette religion de
la nature que depuis je porte en moi... Ce fut durant les
années d'atelier que je compris la composition en art,
le dessin ferme et synthétique, et conçus à jamais l'hor-
reur de l'anémie et de la mollesse... Je me souviens que
cet amour du trait essentiel et de la ligne d'expression,
je les ai toujours enviés chez les maîtres qui donnèrent
de la vie des représentations sincères et directement ins-
pirées : Rembrandt, Velasqucz, Manet, Degas, Degas sur-
tout... dont le dessin est un puissant enseignement.
Pour les infirmes, ce dessin-là c'est la déformation, le
laid, l'exceptionnel, le morbide. Point du tout. La struc-
ture humaine et son expression sont établies chez Degas,
selon des observations de plan, de valeurs, de rapports
qui sont autrement puissants que les faux muscles
d'école (oh! le faux muscle en littérature aussi, quelle
2G LE PHALENE
plaie !) ou le modèle académique, — nous vînl-il de Ra-
phaël et de la Renaissance !...
Je ne suis cependant pas de ceux qu'on appelle des
réalistes ou du moins de ceux qui demeurent dans les
données précises du réalisme... mais d'autre part s'il
m'est arrivé de trop subtiliser la matière — môme
quand je me suis trompé, et ce dut être souvent — le
sens humain m'a seul préoccupé. Et j'ai acquis aussi,
chemin faisant, à ce contact permanent avec la nature,
d'excellentes certitudes comme celle-ci : que dans toutes
les branches de l'art on ne peut atteindre au général que
par le particulier... C'est une grande leçon.
Mais je ne m'attarderai pas ici à des discussions d'art.
Je veux souligner simplement l'erreur flagrante de la
critique d'aujourd'hui lorsqu'elle adresse des reproches
qui consistent, en fin de compte, à prendre bénévole-
ment du nu pour du déshabillé, des franchises pour des
licences, des exactitudes pour de l'anormal, des dévelop-
pements ou de la synthèse pour de la préciosité ou de la
brutalité; ainsi de suite!... lié quoi! diras-tu, jeune
homme, n'est-ce pas la loi ancestrale, depuis deux ou
trois siècles au moins, mais pas plus, que la critique
s'est inféodée dans les arts... ? Votre cas ne fut pas uni-
que!... Et tuas raison, jeune homme. Les plus hardis
comme les plus minimes novateurs n'ont-ils pas été ac-
cueillis par les mêmes épithètes ?... Et puis le temps
passe... tout disparaît... et l'on s'étonne des résistances
oubliées; on arrive même à les nier... Dans mon cas,
l'intéressant c'est que la résistance ne vint pas du public
(c'est généralement le contraire qui se produit), mais
d'une élite soi-disant chargée de diriger ce public ! Le
public, lui, transgressa les ordres donnés. Il comprit peu
à peu la sincérité indubitable de mes pièces, et s'y livra
parfois totalement. Ce ne fut qu'aux reprises de ces
PREFACE 27
pièces que les détracteurs désarmèrent, ce qui prouve-
rait peut-être, en partie au moins, la bonne foi de leurs
objections ou de leur colère, si l'on ne savait de reste
qu'il est plus aisé de rendre justice à des ouvrages passés
qu'à des ouvrages récents, et que très souvent on n'en-
cense le passé que pour mieux écraser le présent. Je
constate, quoi qu'il en soit, qu'à ces reprises, la presse
fit entendre un autre son de cloche : « Est-ce nous qui
avons changé à ce point?... Le public n'était pas mûr, il
y a quelques années, pour écouter celle œuvre qui, au-
jourd'hui, apparaît claire, directe, etc.. ; elle a gagné
en vieillissant comme le bon vin, etc. » Image absurde
d'ailleurs et inopportune !
La plupart de mes pièces ont été ainsi reprises dans
ces trois dernières années et ont rencontré la même pali-
nodie ; j'ai cité : V Enchantement, Maman Colibri, Poliche.
Et je songe que si l'on avait tout de suite rendu justice
à la mentalité de ces pièces et à leur probilé artistique,
au lieu de les honnir au début, il n'y aurait plus main-
tenant à souffler sur cette fumée encombrante et as-
phyxiante qui se renouvelle à chaque expérience, et de-
vient procédé stratégique chez une certaine opposition.
(( Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque
chose )), comme disait un grand créateur de légendes !
Et, de fait, la légende a le plus souvent force acquise.
Ceux qui la créent savent bien ce qu'ils font. La posté-
rité elle-même l'accepte sans contrôle et que de fois elle
a été la dupe d'une poignée d'anecdotiers ou de mystifi-
cateurs ! La pure spiritualité d'un Baudelaire, pour ne
pas remonter plus haut, ne porte-t-elle pas, devant le
public, le poids d'une légende suspecte, créée par ses
contemporains ?... Les salisseurs professionnels sont
d'habiles psychologues ! Croyez-vous que lorsqu'un Fer-
dinand Brunetière écrivait des choses déshonorantes
M LE PHALENE
comme celles que je cite ici à propos de Baudelaire, il
faisait œuvre de critique ou de malfaiteur?
« Le pauvre diable (Baudelaire) n'avait rien du poète
que la rage de le devenir. Non seulement le style mais
l'harmonie, l'imagination lui manquent. Si Baudelaire
ne fut pas ce qu'on appelle un fou, du moins fut-ce un
malade, et il faut avoir pitié d'un malade... Ce serait un
scandale, ou plutôt une espèce d'obscénité que de voir
un Baudelaire en bronze de son piédestal continuer de
mystifier les collégiens. 11 faut bien que quelqu'un le
dise!...)) Non, ce critique était conscient de son men-
songe. Plein de fiel et d'envie, il profitait de son crédit
(sur lequel il s'illusionnait comme tant d'autres) pour
tenter d'étouffer le génie. Il le diffamait et souhaitait de
le déshonorer !...
C'est Sainte-Beuve qui pour châtier Balzac d'avoir osé
a louer à mort )) Stendhal (on sait, écrivait-il avec mo-
destie, combien je suis loin de partager l'enthousiasme
de M. de Balzac) accusa publiquement, dans une cause-
rie du lundi, — et le pauvre grand homme n'était plus
là pour se défendre — l'auteur du Père Goriot d'avoir été
payé de cet éloge par l'auteur de la Chartreuse de Parme :
3.000 francs (on précise, dans le métier), u Un service
d'argent contre un service d'amour-propre, commente-
t-il. Je n'ajouterai qu'un mot : ce mélange de gloire et de
gain m'importune! » Quelle intégrité professionnelle!...
Ah ! les braves gens !
Croyez-vous qu'un Gustave Planche faisait œuvre de
critique lorsqu'il écrivait : w M. Victor Hugo a mainte-
nant trente-six ans et voici que l'autorité de son nom
s'affaiblit de plus en j^lus !... » J'ai recueilli cette sottise
tendancieuse parce qu'elle est si monumentale et si sym-
ptoinalique qu'après cela il semble qu'il n'y ait plus qu'à
tirer l'échelle !
PREFACE 29
Quand, plus près de nous, Jules Lemaître (je cite ici
impartialement un critique qui fut toujours sympa-
thique à mes productions) écrivait de Verlaine : « Lea
ahuris du symbolisme le considèrent comme un maître
et un initiateur », n'essayait-il pas tout simplement d'in-
timider le sentiment public? Le procédé est habituel. Je
n'hésite pas à dire qu'il sera éternel comme la répulsion
qu'il nous inspire.
il faut en prendre son parti et écrire selon son cœur.
Cette équivoque, entre autres, dont parle Théophile
Gautier, qui tente d'assimiler l'auteur à ses personnages,
est une arme basse qui a trop rendu de services à l'oppo-
sition, depuis qu'il existe une critique, pour qu'elle soit
abandonnée de sitôt !... Ayons confiance dans un arsenal
aussi éprouvé! A l'Enfant de V Amour, cette feinte indi-
gnation atteignit déjà au paroxysme. Sans paraître com-
prendre quoi que ce soit à l'idéalisme d'un auteur qui
poursuit son étude dans tous les milieux, la plus grande
partie de la critique fut prise d'un haut-le-cœur com-
parable à celui que provoqua le Phalène. Une ligue contre
l'immoralité de la scène française livrée à l'ordure fut
même fondée à cette occasion par des journalistes, il
m'en souvient et lancée par le journal le Matin !... Je ne
vois dans mes œuvres que la Femme nue qui ne souleva
pas cette objection d'immoralité et, à la rigueur, les Flam-
beaux, mais encore dans ce dernier cas avec de fortes res-
trictions. On me traita alors comme une brebis égarée
qui revient au bercail de la salubrité publique ! Mais il y
avait sans doute maldonne. Les apparences seules, le
milieu où j'avais situé les Flambeaux, la pitoyable et
simple aventure de la Femme nue, avaient dû égarer l'opi-
nion de la presse, car le malheureux auteur récidiviste
eut le chagrin de coutrister à nouveau la classe la plus
susceptible et la plus délicate de la société parisieime !...
30 IK PHALENE
Je ne mets en cause que le grief d'immoralisme, car
j'en donne ici la plus formelle assurance, je ne m'insurge
pas le moins du monde contre les critiques qui furent
adressées aux défauts ou aux défaillances artistiques de
mes pièces. Je ne vais pas si loin que Théophile Gautier
cl je m'incline devant la tâche un peu vaine, mais non
sans intérêt, de la critique lorsqu'elle verse dans l'ana-
lyse, et lorsqu'elle n'est pas l'émanation de l'esprit néga-
teur qui retarde la marche du monde. La critique a droit
de vie dans les lettres. Toutes les formes de la pensée
sont belles. Si la censure en soi est chose absurde, l'ana-
lyse attentive, le disséquage réfléchi des œuvres est un
louable exercice qui a ses maîtres, s'il n'eut jamais ses
génies. Certes, la petite critique imbécile qui consiste à
relever que le troisième acte est meilleur que le deuxième
ou que la fin du premier paraît insuffisante, est tout à
fait dénuée de valeur ou d'intérêt ; mais quand la presse
n'est pas la circulation de la mort (voyez même les gros-
sières et pernicieuses erreurs d'un Sainte-Beuve), elle est,
au contraire, la circulation de la vie. Elle fait l'effet d'un
sérum généreux qui active l'organisme et enrichit les
échanges cérébraux. Non, jamais il ne me viendrait à
l'idée, encore une fois, de minsurger contre les critiques
adressées à des faiblesses d'exécution ou à des tares lit-
téraires, le reproche fût-il inexact ou sévère. Il est fort
possible que je ne sache pas écrire en français, ni cons-
truire un caractère et que mes ouvrages soient, selon
l'expression dont un critique notoire (t) salua mes dé-
buts, « un crime de lèse-littérature qui devrait être puni
par les tribunaux ». En tout cas, c'est un droit de l'écrire.
Je m'élève seulement contre l'intervention du point de
vue moral, qui constitue une éternelle déloyauté.
(1) M. Adulphu Uriiison.
PREFACE 31
Toutefois cette déloyauté n'est pas seulement le fait
de l'envie embusquée. Songez au nombre d'ennemis na-
turels que l'on compte dans une salle de théâtre ! Ceux
qui se sentent atteints confusément dans leurs habitudes
littéraires, dans leurs convictions politiques (ceci do-
mine terriblement toutes les autres questions) ou artis-
tiques, voire même dans leurs habitudes confessionnelles.
Beaucoup de ces gens ont une clientèle à satisfaire I 11
faut compter aussi les naïfs qui ne peuvent pas dépasser
leurs doses coutumières, ceux qui n'ont jamais réfléchi
sur eux-mêmes et se trouvent en face tout à coup d'un
spectacle où la vie est exposée, selon une excellente ex-
pression, « en profondeur », les demi-intellectuels qui
s'en tiennent à la lettre, les snobs qui sont des microbes
prolifères et contagieux; il y a des négateurs systémati-
ques; les admirateurs éternels du poncif en art; d'autres
qui, sur des œuvres assez diverses comme les miennes,
ne savent pas bien sur quoi étayer leurs convictions ou
leurs répulsions; ceux qui croient sincèrement que parce
qu'on traite des sujets vivants ou bourgeois, on déchoit
de la poésie ; ceux pour qui le gros succès de public, la
centième représentation, est un critérium infaillible
d'infériorité. 11 y a les partisans du réalisme intégral qui
haïssent l'approche de tout lyrisme et aussi les arrière-
gardes des anciennes écoles d'avant-garde... Que sais-jc !...
Les rédacteurs qui sont obligés d'obéir à leurs directeurs
et aux amis de la maison ! Tous s'accordent sur un point :
trouver en face d'eux le signe de l'immoralité et de la
décadence. C'est là, pour l'opposition, un terrain d'en-
tente toujours très facile parce qu'il est vague et que l'ac-
cusation portée a la force d'un argument d'intimidation.
Mais on trouve encore à cette résistance une raison su-
périeure : elle est d'ordre général, éternel, celle-là, et
dépasse toutes les autres. C'est qu'une pièce, lorsqu'elle
32 LE PHALENE
apporte une conception un peu neuve, doit choquer non
pas les êtres incultes ou à culture assez inférieure pour
qu'ils ignorent le parti pris, mais ceux au contraire qui
sont enrichis de formules, de traditions, de conventions
antérieures et de beautés classifîces. La brièveté du spec-
tacle, le tumulte des couloirs, le goût naturel de nier ou
de rabaisser l'effort, la joie d'avilir, de dénigrer, de dé-
fendre des intérêts opposés et des firmes commerciales,
l'impossibilité aussi où se trouve l'auteur de développer
en scène l'idée profonde de son œuvre, chargé qu'il est
de représenter de la vie directe, l'habitude que l'on a de
considérer la valeur de la pièce intrinsèquement, sans l»,
rattacher à des conceptions générales de l'auteur, cette
légèreté dans l'information qui est une des plaies du
journalisme et de l'opinion, tout cela fait le reste et
forme un poids mort qui retarde effroyablement la vé-
rité, — malgré l'intelligence ou la capacité de l'élite ! Je
parle de cette véritable élite dont le silence et la réproba-
tion « fout le tourment des mauvais écrivains », et qu'un
auteur du dix-huitième siècle appelait : les quarante
justes de lu capitale. (Ce ne sont pas les académiciens!)
Mais, que vous donniez une heure, un jour ou une
semaine de réflexion, ou même cinq ans (cinq ans vaut
mieux cepeudant), à qui doit nous juger, il n'en subsis-
tera pas moins ceci : toute œuvre qui apporte une nou-
veauté de conception doit nécessairement choquer ses con-
temporains en vertu de ce principe que toute beauté nou-
velle dérange en nous ce qu'il y a de précédent, d'acquis.
C'est toujours le point déterminant de la conception qui
suscite Vobjection première. Et, par un fatal mais un peu
mélancolique retour, c'est lui qui sera plus tard la sauve-
garde et l'inlérêt de Vwuvre. Reportez-vous aux novateurs
d'Hiitrefois ou de naguère et vous constaterez vous-même
celte loi d'équiUbre.
PREFACE 33
Une impression neuve froisse en nous les traditions.
On traite de lacune le fruit des vérités retrouvées ou re-
nouvelées. Xianet rejoignait les classiques ; ses contempo-
rains le prenaient pour un anarchiste ou un malade.
Jadis, j'ai moi-même souri du Balzac de Rodin, par
première impulsion. La volonté d'art du Balzac est pour-
tant belle, saine, logique. J'étais absurde comme tout le
monde ! Il faut, même à un esprit averti, le crible du
temps pour qu'il puisse concevoir la sincérité ou l'étendue
d'un point de vue nouveau, d'une formule qui rompt
avec les canons établis.
On devrait savoir surmonter la première impression
que vous procure le contact d'une œuvre un peu nouvelle,
car cette première impression, désagréable en ce qu'elle
blesse, comme je l'ai dit, les conceptions acquises, ne
peut être évitée. Des gens qui, en musique, avaient la
conception de la mélodie selon le mode de Gounod, de-
vaient être nécessairement choqués par la conception de
la mélodie wagnérienne; ainsi de suite. Chaque œuvre
apporte une atmosphère à elle particulière, qui l'envc-
loppc, l'étreint et procure toujours au premier auditeur
une vague sensation d'incohérence. 11 faut la dépasser.
Malheur à ceux qui s'arrêtent à l'objection l Us seront
éternellement Bouvard et Pécuchet et, avouons-le, c'est,
la plupart du temps, le cas de la critique. L'objection
est dans tout, même dans les chefs-d'œuvre. Wagner
faisait du bruit, c'était vrai I... Debussy aujourd'hui est
compliqué... Eugène Carrière peint dans la fumée : c'est
vrai !... Besnard éclaire ses personnages avec des lanter-
nes : c'est vrai !... Puvis est un déformateur : c'est vrai !...
Et qu'est-ce que cela peut faire, grands dieux !... Le ju.
gement initial des contemporains s'arrête à ces impres-
sions. Les auditeurs ou les spectateurs ne savent pas s'ac-
cuser eux-mêmes d'infériorité ni surmonter l'irritatioa
34 LE PHALENE
que leur procure ce premier contact indécis, franchir les
frontières au delà desquelles, avec un peu d'effort et de
bonne volonté, ils trouveraient de suite ces satisfactions
intellectuelles et ces plénitudes d'esprit qu'ils finissent
par trouver quelques années plus tard, lorsque d'autres
novateurs sont arrivés à leur tour et ont porté plus loin
encore leurs jalons dans un champ où l'expérience est
illimitée et où l'évocation s'accroît de façon incessante.
Mes pièces, sans être, je l'avoue, des phares de cette
importance, et avec toutes leurs faiblesses, mais parce
qu'elles apportaient successivement quelques nouveautés
de point de vue, parce que la douleur ou la joie, les
mouvements de l'âme, Famour-passion, s'y exprimaient
selon des modes inaccoutumés à la scène et peut-être
surtout parce que ma franchise jetait un jour plus con-
centré sur certains aspects intérieurs, mes pièces subirent
ce sort commun. J'ai toujours eu horreur de me répéter,
et j'ai par cela même déçu souvent des sympathies à
l'heure juste où elles venaient de s'habituer à mes pré-
cédentes tentatives . Il m'eût été facile de faire le contraire .
Le vrai succès, hélas ! n'est généralement obtenu par l'ar-
tiste qu'au moment même où il rabâche et ne vit plus
que sur ses procédés. Progresser, chercher autre chose,
c'est l'art certain de décevoir.
Mettons que mes pièces aient été, quand elles ont paru»
quelque peu en avance sur le mouvement théâtral (ce
qui ne veut pas dire qu'elles aient été meilleures ni plus
parfaites pour cela), et voilà peut-être ce qui explique le
mieux les dilVérences d'accueil qui leur ont été réservées
à leur création et à leur reprise. Je n'exagère pas d'ail-
leurs l'importance de cette avance et n'en tire d'autre
vanité que celle d'avoir un peu poussé à la roue, avec ar-
deur. Car, qu'est-ce que cinq ou six ans d'avance, lors-
qu'il s'agit d'un art comme l'art dramatique, lequel,
PREFACE 35
grâce aux mensonges et aux artifices florissants, retarde
toujours, comme il a été dit, de cinquante bonnes années
sur les autres formes de la littérature !... Paradoxe tout
de même un peu exagéré que ce retard, si l'on veut bien
se reporter aux chefs-d'œuvre de la comédie dramatique
qui n'ont jamais été plus abondants que dans les trente
dernières années. (Trente chefs-d'œuvre en trente ans,
c'est un record et ce chiffre ne paraît pas exagéré.) Amou-
reuse, le Passé, la Course du Flambeau, Amants, VInvitée,...
tout ce répertoire si riche et si varié où, dans les sphères
les plus diverses ou les plus opposées de la pensée, voi-
sinent journellement et de façon si vivante, des œuvres
comme la Nouvelle Idole, et le Duel, de beaux rêves de
visionnaires comme Intérieur ou Pelléas, des farces tragi-
ques comme les Affaires sont les affaires, et tant d'autres
témoignages de l'activité superbe de notre époque !
En tête de la préface de la Marche nuptiale, j'écrivis
jadis ceci :
a C'est toujours parce qu'elle contient de vérité qu'une
œuvre nouvelle choque ses contemporains. C'est toujours
et seulement pour ce qu'elle aura contenu de vérité que
cette œuvre est appelée à subsister dans l'avenir. »
Précisément, à l'heure où j'écris ces lignes, la Marche
nuptiale reçoit à la Comédie-Française, de la part du pu-
blic et des critiques mêmes qui, jadis, l'ont pourfendue,
un accueil presque sans restriction; bref, une consécra-
tion si enthousiaste qu'il m'est permis de me reporter au
jour de sa création, où la pièce fut si discutée et médio-
crement goûtée. Alors comme aujourd'hui, moins âpres
mais tout aussi flagrantes, c'étaient les éternelles ren-
gaines : « détraquement, névrose, malsain, etc.. ». Et il
36 I-E PHALENE
n'y a que sept ans de cola ! Le temps marche vite et l'évo-
lution se fait rapide. Ce qui était impur hier est pur au-
jourd'hui... Ainsi va le monde, et c'est très beau, très ré-
confortant et très sain !
Mes prophéties ne sont donc pas téméraires et pas une
preuve, en tout cas, ne m'a été donnée que je me fusse
trompé. Il faut par conséquent excuser ma présomption.
La cour d'appel fait autorité. Il reste bien une autre et
suprême juridiction, mais celle-là, il est trop hasardeux
d'y prétendre : elle ne dépend que de la postérité. Con-
tenions-nous de la leçon du présent.
Pour moi, je continuerai, dans ma bonne foi et dans
une solitude résolue, de donner les ouvrages dont j'ai le
dessein ou l'ambition... Je crois qu'il n'est pas déplus
grand honneur que celui de recevoir l'éloge de ses forces,
lorsqu'il se présente ; qu'il faut être fier de recueillir
l'assentiment de ceux que l'on admire, l'assentiment
aussi du public, — mais si, par hasard, ils vous font dé-
faut, l'un ou l'autre, ou tous deux, il convient de ne s'en
inquiéter guère, et de continuer son chemin, insensible
au concert d'imprécations, plus ou moins sincères que,
pour ma part, j'entends à mes oreilles depuis quinze ans,
et derrière les voix plus autorisées que nous aimons et
que nous vénérons.
Si jo me trompe, je le ferai en toute honnêteté, et aussi
en toute indépendance (il n'y a d'intéressant que de pro-
duire sans s'occuper du résultat), persuadé, par ma propre
sincérité, qu'en matière dramatique j'ai apporté des œu-
vres bonnes ou mauvaises — c'est un autre point de vue
— mais à coup sur les plus idéalistes, les plus droites
et aussi les plus moraf^s, de ces dernières années. Je le dis
comme je le pense...
Au bout du compte, c'est l'ensemble de ces pièces et de
ces personnages qui sera peut-être intéressant.
PREFACE a?
J'ai devant moi des sujets tout tracés, de quoi alimenter
de longues années encore de ma vie. Chaque pièce
viendra à son heure; il faut écrire ce que l'on a l'envie
impérieuse ou distraite d'écrire.
Je serai peut-être impuissant à réaliser mon espoir di-
gnement, mais je peindrai jusqu'à l'amour dans le
peuple et même chez des cœurs bourgeois. Je dirai
l'amour dans tous les cœurs. Et j'estime que je fais œuvre
saine et robuste si cette œuvre émane au fond d'un esprit
d'idéaliste passionné. Je vais même paraître plus présomp-
tueux encore : Je suis sûr que tout ce que j'ai écrit doit
témoigner de cette recherche de beauté à travers le jardin
des âmes et que tout y clame la pitié, la forme la plus
haute de la justice. J'ai pitié de tout ce qui souffre, de
toutes les forces écrasées, je hais les hypocrites, les oppor-
tunistes, les oppresseurs. J'aime la France de la liberté
et de la pensée généreuse. Je crois au peuple, à l'affran-
chissement de la femme et de tous les esclaves. J'ai foi
dans le progrès humain. Je déteste les idées convention-
nelles, les préjugés sociaux. J'aime passionnément la
nature, et je mourrai avec la conviction que l'humanité
marche vers des codes merveilleux de justice et de fra-
ternité, en dépit de toutes les horreurs. J'accepte de nos
pères cet héritage d'idéalisme.
J'ai écrit en épigraphe, quelque part : « Ariel est dans
Caliban. » Celte phrase résume à peu près toute ma con-
viction. Elle veut dire que la matière et l'esprit sont in-
dissolubles, se combinent l'une l'autre et que les forces
admirables mais terribles de la vie sont éternollcment
perfectibles : Ariel est partout prêt à jaillir, comme l'eau
du rocher. Cette phrase veut dire que toutes les lois de
nature sont belles et respectables, à commencer par
l'amour, splendeur de la vie, et'que le péché et l'ordure
ne sont pas à sa base. Elle veut dire, cette phrase, que le
38 LE PHALENE
rythme de la vie, avec ses instincts et ses lois imposées,
est la chose admirable contre laquelle il ne faut pas s'in-
surger en la salissant, mais qu'on doit admettre en la
vénérant. Les hommes, les sociétés et les reUgions ont
eu le tort antique de nier ou de déformer la beauté de
ces forces génératrices. Mais, par contre, ces forces ne
sont que des bases; Caliban n'est que de la matière. Et
celte phrase veut dire aussi, par conséquent, que l'hon-
neur de l'humanité doit être de s'attacher à spiritualiser
l'instinct et Tinluition, à agrandir les limites de la
conscience. J'ai été heureux de voir préciser magnifique-
ment, en ces dernières années, par Bergson, des idées sur
l'intuition qui, chez moi élémentaires, faisaient l'objet
de mes préoccupations. Dans leur humble et mince
sphère, mes pièces ne signifient pas autre chose que cela :
quelques luttes de l'âme humaine en face des lois se-
crètes, indestructibles, belles ou fatales de la vie et de
l'évolution. C 'est une très simple philosophie, voyez-vous,
qui m'inspire, une philosophie de « constatation », si
j'ose m'cxprimer ainsi. Plus de thèses, plus de théories,
plus de systèmes, plus de satires ! L'auteur dramatique
ne doit pas être autre chose qu'un enregistreur impartial
et un observateur résolu. Sans cela nous ne peignons plus
et ne dramatisons plus la vie, mais des entités ou des
chimères arides. Le réel doit sans cesse baigner, enve-
lopper les contours de nos conceptions et elles doivent
cependant plonger leurs racines dans le sol invisible qui
est le creuset mystérieux de la nature. Gœthe a imaginé
les Mères, les maf riccs cachées du monde, procréatrices
lointaines, toujours tangibles, du moindre de nos gestes,
génératrices de ces forces indisciplinées que l'on nomme :
l'instinct et l'intuition. Eh bien, il faut que malgré le
sens humain sans lequel il n'est pas d'art dramatique,
malgré les apparences les plus subtiles du réel, il y ait,
PREFACE 39
dans la coulisse comme dans le tuf profond que nous
foulons, ces personnages vénérables, ces déesses inamo-
vibles qu'un poêle nomma si exactement : les Mères.
Mais Tentreprise serait trop grande !... Je laisse à
d'autres l'espoir de la réaliser!... Je connais mes forces
et je n'ai ni fausse tiumilité ni sot orgueil. Je veux dire
simplement que les intentions sont bonnes, l'exécution
plus douteuse, et qu'au surplus il ne faut travailler que
lorsqu'on a quelque chose à dire. Mes écrits sont dé-
pourvus de concession ou d'inquiétudes de carrière ;
leur simple franchise passe même pour de la suffisance
ou de la morgue — à tort d'ailleurs !.., Au point où j'en
5ui3, je n'ai qu'à continuer d'écrire ce que je désire
écrire, sans m'occuper du résultat, tout bonnement, et
les pieds au feu...
Dans la solitude seulement, on peut récréer un peu la
vie et se la rappeler... Il n'est rien de tel que de rêver et,
dans le secret de soi-même, d'embrasser des images, ou
de réveiller des souvenirs... pour s'en aller un soir comme
un petit Poucet, qui, le long de la route, aura semé des
cailloux blancs, noirs ou roses, devant que le temps les
chasse dans le fossé...
Mais je m'aperçois, jeune homme, que je t'oubliais !.. .
La violence et la prolixité des attaques m'ont entraîné à
enfreindre la pudeur naturelle de l'écrivain. J'ai parlé bien
longuement de mes préoccupations et de moi-même. Tant
pis ! Au moment où tu lis ces lignes, tout ceci est un débat
si lointain, si oublié, n'est-ce pas 1 A l'heure actuelle, tu
40 LE PHALENE
sais que rien dans aucune branche de l'esprit, n'a pu
arrêter le progrès et la marche de l'évolution qui entraîne
la France vers des buts de clarté, de justice... Et c'est
l'essentiel ! Le monde s'est sans doute encore éclairci,
illuminé pour toi, avant que tu tendes le flambeau à
d'autres coureurs... Pardonne-moi de t'avoir aussi lon-
guement importuné de moi-même. Mais si, par hasard,
la morale de ton temps n'est pas meilleure que celle du
nôtre, si, par impossible, tu as souffert des mêmes souf-
frances, triomphé peut-être des mêmes erreurs, tire de
ces lignes un léger mais salutaire enseignement ! Va,
console-toi allègrement ; travaille avec douceur dans la
solitude sans t'occuper d'autre souci que celui, par sur-
croît, d'aimer, de t'enthousiasmer et de vivre... Permets
que je te quitte, en le rappelant — pour le cas où tu
douterais de toi-même et où les voix fallacieuses auraient
troublé ta volonté — deux belles paroles; l'une de Renan
qui li.'rmiiie les Souvenirs de Jeunesse : « Le public a l'es-
prit plus large que n'importe qui. « Tous » renferme
beaucoup de sots : c'est vrai; mais tous renferme les
quelques milliers d'hommes ou de fenimes d'esprit pour
qui seuls le monde existe. Écrivez en vue de ceux-là. »
L'autre, de Banville, est plus belle encore : « On périt
de ne pas oser. »
Oui, on ne meurt que de cela... Mais on meurt bien.
Henry Bataille.
Décembre 1913.
EXTRAITS
DE LA. PRESSE DU « PHALÈNE »
La publication où a paru le Phalène et les passages principaux
de la préface qu'on vient de lire a coutume de faire suivre
chaque pièce qu'elle édite des éloges décernés par la presse. Cette
fois l'auteur du Phalène tint à ce que cette revue des journaux
fut impartialement exacte. En témoignage des incidents rela-
tés dans la préface, et à titre documentaire, nous détachons
quelques-uns de ces extraits, au hasard ; à ceux qui, plus tard,
douteraient de la violence des attaques, ils donneront une idée
de co que fut la presse parisienne et provinciale au lendemain
de la représentation du Phalène, eu octobre 1913.
IS'ote de l'éditeur.
Le Figaro (éditorial) :
Gomme à Bayreulh pour les représentations du Dieu alle-
mand on ne pouvait hier avoir accès dans la salle de la Chaussée
d'Antin quand le nouveau mystère était commencé.
Les invités d'une avant-première ne peuvent, comme hier,
que s'étonner de ces orgueilleuses consignes ; les spectateurs
moins favorisés des représentations suivantes, en payant à la
porte le droit de protester, décideront, à moins qu'ils ne pré-
fèrent porter leurs pas plus satisfaits vers des scènes plus gaies.
Quel théâtre pénible, en effet, quel thé&tre morbide nous
crée l'immense talent de M. Bataille ! C'est contre sa produc-
tion nouvelle qu'il faut protester ; toute son'œuYre s'en effon-
42 LE PHALENE
drcrait s'il persistait : après les ravages de la lèpre, ce sont des
folies erotiques d'une phtisie embrasée, pressée de vivre, puis
de mourir, qu'il nous décrit au Vaudeville... Je suis certain
que le public s'étonnera, comme nous tous, de la singulière
idée de l'auteur du Phalène choisissant les ruines d'un cime-
tière et ses pieuses tombes pour les flirts, les danses et les
chants d'une société malade en folie qu'il qualifie fort inno-
cemment de gens du monde...
Tout y est immoral, en effet, tout y est faisandé, et, quand
la toile est enfin tombée, on sort avec un sentiment de pro-
fonde commisération pour l'auteur dont l'incontestable talent
vingt fois consacré par de beaux succès se fourvoie maintenant
comme par gageure en ces choses nauséabondes et dépravées.
Paris mérite d'autres œuvres que celles que la Russie, l'Alle-
magne, l'Angleterre interdiraient comme avilissantes sur leurs
scènes respectées.
Gaston Calmette,
L'Echo de Paris :
J'hésite vraiment à raconter le sujet de cette pièce, car ce
journal a des lectrices et des lecteurs qui souhaitent d'être
respectés...
On sent que je prends la chose en souriant pour ne pas
avoir à m'en fâcher. Mais il est bien entendu que, dans cet
article écrit en hâte, je fais mes plus expresses réserves sur le
sujet, le ton du dialogue et l'immorale niaiserie de tous les
sentiments exprimés.
François de Nion.
L'Action Française:
Pauvre Bataille, pauvre faisandeur de poulets maigres ! Il
aura donné consécutivement dans toutes les sottises des m'as-
tu-tu> et combien sa prétendue complexité sentimentale appa-
raît aujourd'hui ce qu'elle est en réalité : l'entortillement des
fèves malsains autour d'une vanité de potache.
LéON Daudet.
EXTRAITS DE LA PRESSE 43
L'Action Française :
Cette fois, le gibier était trop faisandé. 11 était même pourri
jusqu'à la corde, en sorte que la corde a cassé. Cela devait
arriver, et il y avait quelque temps déjà que cet événement
était prévu.
... Que ces extravaga<ices de collégien soient prises au sé-
rieux, jouées sur un théâtre du boulevard, examinées par la
critique, voilà, au fond, ce qu'il y a de plus surprenant dans
l'affaire.
La Libre Parole :
Il est bien inutile de critiquer les détails de cette pièce que
l'auteur a visiblement crue titanesque et où il se révèle surtout
comme un louftinguc grandiloquent. Les deux derniers actes
sont surtout désopilants et le théâtre d'aujourd'hui ne nous
donne pas tellement l'occasion de rire.
M. Bataille qui scribouille en prose n'a donc d'autre excuse
que celle-ci, qu'il veut en tout se montrer licencieux.
Jean Dhault.
La Liberté :
Le Phalène, c'est le second Faast d'Henry Bataille, son Chan^
tecler. C'est le testament du symbolisme et du théâtre mufle
réunis. Vingt-cinq ans d'anarchie intellectuelle, morale et sen-
timentale se terminent par cette fôte de nuit décadente et
bizarre où le Phalène a brûlé ses ailes diaprées.
JeAII DB PlKRREFEU.
Comœdia :
C'est un désordre moral prodigieux qui ne laisse dans notre
esprit qu'une pénible impression d'incohérence, parfois même
de démence.
44 LE PHALENE
Le Gaulois:
II est impossible de s'intéresser à cette femme qui est peut-
être phtisique au troisième degré, mais qui est assurément
folle au dernier degré, ce qui est la seule explication de sa dé-
bauche.
Jamais n'ont été concentrées tant de malodorantes et grouil-
lantes fermentations.
FÉLIX DUQUBSNEL.
Paris-Midi :
Avec le Phalène on tombe dans la plus misérable animalité.
On voudrait ouvrir toutes larges quelques fenêtres, faire pas-
ser un grand courant d'air frais sur ces âmes avilies.
Robert Ca.tteau.
Gil Blas:
M. Bataille nous a fait beaucoup de bien, mais il peut nous
faire plus de mal encore. Et il ne faudrait tout de même pas
que les spectateurs (ils se composent d'hommes et de femmes
enfin !) qu'il nous a conquis, le lâchent et nous lâchent pour
retourner écœurés, épuisés et ahuris à des amusettes moins
littéraires qui, du moins, ne les fatigueraient pas autant, mais
les déshonoreraient davantage !
Edmond Sée.
Le Progrès, à Lyon :
C'est le destin des auteurs médiocres de connaître l'insuccès
dès qu'ils se réalisent complètement. M. Bataille, qui se cher-'
• hait, s'est trouvé ici.
Eugène Morand.
L'Autorité :
Je crois que cette fois M. Henry Bataille a désiré se révéler
h nous comme humoriste.
EXTRAITS DE LA PRESSE 45
II m'est absolument impossible de raconter en détail cette
pièce particulièrement amorale.
C. Guet,
Journal de Bruxelles, à Bruxelles :
L'EXÉCUTION D'UN MALFAITEUR
Nous n'essaierons de dissimuler notre joie. D'un commun
accord, comme si l'on voulait d'un seul coup se venger d'un
long temps de dur esclavage, toute la presse s'est révoltée. Ah !
quel bonheur !
FONTERAT.
Bévue critique des Idées et des Livres :
La convention, le mensonge et la barbarie se nomment Henry
Bataille.
Je ne me sens pas le courage de l'indignation.
Du Freshot.
L'Œuvre :
Un monceau d'ordure...
Cette fois, la presse y a répondu de la belle manière. C'est
assurément pour les rédacteurs de l'Œuvre une vive satisfac-
tion d'entendre à peu près tous les critiques répéter aujour-
d'hui en un chœur indigné, ce que nous avonï» dit si souvent
de cette dramaturgie déliquescente... Nous n'avons qu'un regret,
c'est que 11. Bataille ne soit pas israélite.
Urbai3i Gohibr.
Le Mercure de France :
La répulsion que je n'ai cessé de professer pour le génie
lyrique et dramatique de M. Bataille, vient de faire définilivo-
ment place à un sentiment de pitié très sincère. Le voici éteint,
cç soleil dont la lumière trouble ravit tant de sensibilités faus-
sées par la mauvaise littérature et contribua à dévoyer l'art
46 LE PHALENE
dramatique et contemporain ! La niaiserie incessante des quatre
actes a dessillé les yeux de chacun, voire de M. Gaston Gal-
uiette, et je doute fort que l'auteur de Maman Colibri puisse se
relever jamais du faux pas qu'il vient de faire.
Paul Léautaud.
Express du Midi :
Cette pièce n'est pas seulement une ordure, mais une ânerie»
On y meurt à la fois de dégoût et d'ennui. Les malheureux ac-
teurs obligés d'interpréter cette malpropreté s'en sont tirés le
plus mal possible. Cette médiocrité a d'ailleurs fait plaisir. La
salle a, une fois de plus, constaté non sans une vive satisfac-
tion, que les priapées ne portaient pas bonheur aux comédiens
et aux comédiennes. Tout ce monde succombait sous la honte
et sous l'opprobre. Les honnêtes gens étaient vengés.
Voilà, certes, un bon signe. Est-ce que les directeurs de
frhcâtre qui spéculent sur la luxure ne finiront pas par com-
prendre la leçon que leur donne la faillite de la pornographie ?
Romans-Revue :
La pièce est un très grave scandale. On se demande, écrit le
Bulletin des Amis de l'Arl dramatique, si M. Bataille n'est pas
détraqué lui-même. Le public écœuré, ajoute-t-il, ne va-t-il pas
se lever pour protester contre de pareilles turpitudes ?
M. Lebon.
La Croix du Nord :
Une pièce infâme.
Henry Bataille, polisson des lettres... On se demande quelle
hypocrisie sociale fait tolérer de tels spectacles aux gardiens
responsables de la moralité publique. Us parlent de fermer les
bars suspects, ils traduisent devant les tribunaux les misérables
qui sèment les doctrines do la dépopulation. Nous n'imaginons
pas dans l'honnête bourgeoisie un seul père, une seule mère,
pour aller applaudir un monsieur qui bafoue leur autorité de
EXTRAITS DE LA PRESSE 47
chefs de famille, eu échange des paquets de hùiie. Il y a des
maisons condamnées aux personnes qui se respectent. La morale
n'y est pas plus outragée que dans les pièces infâmes de Bataille.
Etc.». Etc..
Pour être impartial, il faut mettre en regard quelques ex-
traits de journaux et revues qui ont défendu la pièce.
La France :
J'imagine que M. Bataille a dû prendre plaisir à lire certain
nombre d'articles qui furent écrits sur sa dernière pièce, le
Phalène. On lui a reproché de ne pas savoir construire une
pièce ; on a affirmé qu'il ignorait la langue française, et rien
n'est plus comique : il s'agit, en effet, d'un homme qui nous a
donné plusieurs chefs-d'œuvre. Le directeur d'un quotidien
littéraire n'a pas hésité à rédiger lui-même un Editorial, ce
qu'il ne fait qu'en cas de graves circonstances, quand M. Poin-
caré est nommé Président de la République, quand le Minis-
tère tombe, quand l'impôt sur le revenu menace, quand M. Ni-
jinski crée l'Après-midi cVun faune. Il paraît que la pièce de
M. Bataille déshonorerait l'Allemagne et ses scènes respectées,
si elle y était représentée.
... Malgré les lois, malgré les justes préjugés, il y a des mo-
ments où toute l'humanité cède à la violence de l'instinct, à
cette protestation merveilleuse de tout l'être contre les forces
de la mort. Sougcz-y bien ; l'attrait qui assure la perpétuité de
la race a été considéré par les religions les plus austères
comme le péché le plus nécessaire. Eve écoute le serpent et
quand clic a suivi ses conseils, Adam sent naître en lui l'amour.
Quelle différence y a-t-il entre celte histoire sacrée et l'aventure
qui unit à Thyra le prince de Thyestc ? Les légendes primitives
du peuple qui proclama l'unité de Dieu mêlent la créature hu-
maine à tout l'univers. Elles ont la splendeur du panthéisme,
il est impossible de scparcrresprit de la chair. Comme l'écrivit
dans une dédicace, M. Henry Bataille : «A riel est dans Caliban ».
... Rien n'est plus pur que cette fin de Thyra, qui n'accepte
48 lE PHALENE
pas l'humiliation do la maladie, qui se glorifie d'avoir conservé
intacte l'harmonie de son corps et qui s'en va après une fête
délicate sous les roses qu'elle prit soin elle-même d'amonceler.
C'est ainsi que j'ai compris la pièce nouvelle de M. Bataille.
J'ai été très ému et peut-être y a-t-il dans cette œuvre un autre
papillon que le Phalène. Au moment où s'échappe le dernier
soufQe de Thyra, j'ai cru voir s'envoler le papillon qui s'ap-
pelle Psyché et qui est son âme nuancée.
NOZIERB.
Gil Blas :
Malgré l'enseignement qu'elle eût pu retirer de tant de ses
prophéties que les événements ont infirmées, la critique dra-
matique ne cesse point de retomber dans les mêmes erreurs;
et le cas du Phalène l'oblige une fois encore à avouer son
manque de perspicacité. Ses reproches, au lendemain de la ré-
pétition générale, furent, on s'en souvient, quasi unanimes.
Durant quelques jours les journaux publièrent des protesta-
tions vertueuses contre ce qu'on est convenu d'appeler depuis
de longues années : « Théâtre de décadence », « littérature mor-
bide », f* spectacles immoraux ».
Le bel artiste qu'est M. Henry Bataille fut traité avec une
commisération presque insultante, comme si le Phalène n'était
point de la même veine si hautement poétique et si profondé-
ment humaine qui a déjà donné aux lettres françaises : Policke
et Maman Colibri, la Marche nuptiale et la Femme nue. Quel-
ques-uns de nos confrères firent mieux que de protester : ils
réclamèrent le silence en prétendant que les protestations
mêmes risquaient d'accroître le scandale et allaient assurer à
la pièce un succès qu'elle ne méritait pas.
Puis la critique dramatique alla exercer sur d'autres œuvres
son infaillible diagnostic, etc.. Le Phalène poursuivit au Vau-
deville, devant son véritable et dernier juge : le public, sa
triomphale carrière.
Les spectateurs se passionnèrent chaque soir pour Thyra de
Marliew. Us pleurèrent, admirèrent et applaudirent.
Le cas du Phalène et celui de la Marche nuptiale sont iden-
EXTRAITS DE LA PRESSE 49
tiques. Qu'on se souvienne des critiques amères qui, Yoici
«ept ans, saluèrent l'apparition de cette dernière pièce. On
disait déjà — ces clichés sont éternels — «« spectacle immoral,
littérature morbide, théâtre de décadence ». Le temps a fait
son œuvre. Il a mis à sa place, la première, l'œuvre critiquée.
Le Phalène subira le même sort. Souhaitons que M. Henry
Bataille donne aussi fréquemment à la critique dramatique
l'occasion de se tromper.
PiBRRE Mortier.
Le Matin :
M. Bataille n'a jamais manifesté plus hardiment ses dons,
qui sont ceux d'un maître, don de créer une qualité particu-
lière d'intérêt et d'angoisse ; don de créer autour du specta-
teur comme la musique ou la poésie, une atmosphère diffé-
rente ; don de pénétrer et de révéler le fond des cœurs, de
faire toucher, à travers des cas ou des êtres d'exception, la
réalité et la généralité de la vie.
LÉos Blum.
Le Touche à tout :
J'ignore le pourquoi de la résistance soudaine de la critique
à cette nouvelle et très belle pièce de M. Henry Bataille.
Dans le Phalène, comme dans toutes ses autres œuvres,
M. Henry Bataille reste un observateur d'âme clairvoyant, ri-
goureux, véridique et en même temps un poète rare, un évo-
catcur de beaux symboles, un créateur d'atmosphères, pour
tout dire un grand artiste.
Pierre Valdagnb.
Femina :
11 y a tant de beautés dans l'œuvre d'Henry Bataille, qu'elle*
ont échappé à la plupart des critiques habitués à trouver les
phrases originales et profondes habilement encadrées et pré-
sentées par des écrivains astucieux...
Mais au plus fort de sa gloire, l'écrivain, au lieu de se repo-
ser timidement sur es lauriers, affronte le combat.
Hb:<ri DuYBRnois.
50 LE PHALENE
Le Parthénon :
Cette œuvre a soulevé devant le vertueux tout-Paris des gé
nérales, un toile de réprobation unanime et de pudeur outra
géc. On est parti en guerre avec un touchant ensemble contn
cette pièce immorale, nauséabonde, outrageante... Les épi
thètes ont manqué sur bien des points. Je suis donc allé vol
le Phalène (c'était la seconde représentation) en ayant pris soii
do cuirasser mon âme d'un triple airain et j'avoue que je n'a
pas très bien compris l'indignation générale. J'ai écouté for
attentivement et, je le dis à ma honte, je n'ai pas rougi ui
seul instant. Paris aurait-il été victime, une fois de plus, d'ui
de ces mouvements irraisonnés qui le secouent de temps ei
temps, ou avait-il été indisposé qu'on eût fait clore les porte
de la salle dès le lever du rideau et fait attendre dans les cou
loirs quelques-uns des plus notoires représentants ?
Au demeurant, vous verrez qu'il en sera de cette œuvre d
Bataille comme des précédentes et que, lorsqu'on la reprendr
dans quelques années sur une autre scène, on la traitera d
chef-d'œuvre.
Louis Paye».
L'Indépendance belge:
La répétition du Phalène a présente ceci de particulier que 1
salle témoigna d'un formidable enthousiasme et que les couloii
prirent l'allure d'un cirque où l'auteur eût été livré aux bêtes
Henri de Weindel.
Le Monde Artiste:
Le public de» répétitions générales, dont les ridicules nou
paraissaient un peu nombreux, vient d'en ajouter i sa liste
Le» personnages que l'on a coutume d'assembler pour juger 1
valeur de notre production théâtrale, ont été pris d'un accê
de pudeur qui dépasse en comique tout ce que pourraient in
venter nos chansonniers les plus rosses, associés à nos revuiste
le» plus cinglants. Ce public qui se plaît d'ordinaire au liberti
nage ; qui trouve affriolants les scandales les plus gros ; c
EXTRAITS DE LA PRESSE 61
public dont les femmes « poussent à bout les traductions
exactes du collant », comme disaient les Concourt ; ce public
qui a inventé l'art compliqué de joindre « l'hypocrisie réglée
au cynisme de ses propres dérèglements >>, comme disait à son
tour Barbey d'Aurevilly ; ce public s'est regimbé tout à coup
en écoutant une comédie de M. Henry Bataille ; il a rougi, il
s'est voilé la face ; il a déclaré que l'étude de caractère qu'on
lui présentait allait, par son immoralité, mettre en péril la
bonne renommée de la France auprès des nations étrangères !
Notez qu'il s'agit d'un écrivain qui a doté notre littérature dra-
matique de plusieurs chefs-d'œuvre. Et loin d'en vouloir au
public des répétitions générales de son ineffable pudibonderie,
remercions-le. Mais oui, remercions-le, car son accès de vertu
est pour nous une source de gaité délicieuse.
Paul Milliet.
Conférences des Hautes- Etudes sociales
du 12 janvier i9îU :
Il est possible que le Phalène ne soit pas le chef-d'oeuvrc dra-
matique de M. Henry Bataille (l'auteur y fait table rase de
trop de détails de métier), mais c'est assurément son chef-
d'ocuvre poétique. Jamais on n'a décrit avec autant de magni-
ficence l'ardente flambée d'une âme et d'un corps consumés par
le même incendie passionnel. Musset seul a évoqué cette formi-
dable image dans une de ses strophes les plus ardentes :
Puisque c'est par toi que j'expire,
Ouvre ta robe, Déjanire,
Que je monte sur mon bûcher.
Et ceci emportera cela. Non seulement devant la postérité,
mais devant le public de demain, le Phalène connaîtra les triom-
phales revanches de la Marche nuptiale.
Camille Le SE?i?iS.
Etc.. etc..
PERSONNAGES
fhyra Mnï«» Yyonwe de Brat.
Mm* de Marliew AiméeTessàndier
EUonore de Hongrie Moreno.
Duchesse d'Osque Dermoz.
Comtesse Noémie Stéphanie . . . Ellen -Andrée.
\lleqra Marthe Lenclud
Green Messert.
Miss Salomé Clady.
Af"« Foreau Jane Cayzac.
Le prince Philippe de Thy este. . . MM. Paul Capellani.
Lignières Pierre Magnier.
Lepage Pierre Joffrr.
Cornean Pradier.
Otterwood A.UR. Sydnet.
U journaliste Chartrettes
Ariacheff Mendaille.
Pignntelli D'Ambrosio.
Domestique Diarder.
Yoro Hoffmann.
Le Charretier Serafini.
Le Pâtre Marini.
LE PHALENE
PREMIÈRE PARTIE
ACTE PREMIER
Un atelier de goût très moderne arrangé par un décora-
teur dernier genre, auquel on a confié la décoration entière
de cet hôtel particulier. Une partie dénudée, sobre, réservée
au travail. Dallage de marbre. Dans cette partie, les selles,
des ébauches de sculpture, un seau d'eau ; dans l'autre
partie, des divans, des meubles d'ébène, des fresques de
mosaïque, des vasques de marbre, coupole dorée, — beau-
coup d'or et de laque japonaise noire, un aquarium rempli
de coraux, des biches pompéiennes en bronze posées sur
les dalles, une réduction de la Victoire de Samothrace sur
une colonne de porphyre. La verrière de Tatelier, dans la
partie du travail, découvre une cour plantée de tilleuls. En
face, on aperçoit un autre bâtiment composé d'ateliers. Un
grand lévrier noir, à collier blanc, avec, aux pattes, dos
bracelets d'argent, dort sur un coussin. Un escalier de bois
doré, à droite, conduit intérieurement aux appartements
de Th>Ta de Marliew. Dans le fond, la porte or et blanc,
64 l'E PHALENE
qui conduit aux salons et aux galeries d'entrée. A gauche,
la petite porte de l'escalier particulier de l'atelier. Cette
porte donne sur une antichambre.
SCENE PREMIERE
Mme DE MARLIEW, GREEN, puis YORO
Mme de Marliew entre ; une femme de chambre arrose
avec la lance une sculpture entourée de linges. Elle
puise l'eau dans un grand seau et arrose méthodique-
ment. Mme de Marliew en toilette de réception d'après
midi. Bijoux exubérants.
Mme DE MARLIEW
Qu'est-ce que vous faites là ?
GREEN
Mais, madame, j'arrose la sculpture de mademoi-
selle. Elle n'a pas été mouillée depuis hier et comme
il est deux heures...
Mmo DE MARLIEW
Enfin tout cela est inexplicable 1 Mademoiselle ne
vous avait pas donné d'ordres ?
GREEN
Mais non, madame ! C'est moi qui ai eu l'idée de
mouiller les linges, comme cela m'est arrivé bien des
fois. Mademoiselle m'a recommandé (( chaque fois
qu'elle tarderait à rentrer de jeter un peu d'eau ».
LE PHALHNE
Mme Dr. MARLIEW
Je commence à être très inquiète, savez-vous !
G Ri: EN
Oh ! madame aurait tort de s'énerver,
Mme DE MARLIEW
Deux heures î II lui est sûrement arrivé quelque
chose. Elle avait séance, n'est-ce pas ?
GREEN
Mais oui, madame, le modèle est là. Il y a déjà plus
d'un quart d'heure qu'il attend à côté, dans le cagibi .
Elle désigne une petite porte.
Mme DE MARLIEW
Vous voyez... C'est effrayant! (Elle entr'ouvre à
gauche la petite porte. Elle parle au modèle.) Bonjour,
Pinatelli ! Mademoiselle ne vous avait rien dit de par-
ticulier pour aujourd'hui ? Elle vous avait commandé
de venir à l'heure
LA VOIX DU MODÈLE
Comme d'habitude, madame, à une heure et quart.
Mme DE MARLIEW
Bien, attendez.
Elle referme la porte.
GREEN
Mais il est déjà arrivé à mademoiselle de ne pas
rentrer déjeuner, sans avoir averti.
56 LE PHALENE
Mme DE MxVRLIEW
Oui, mais jamais dans des conditions pareilles. Tout
ce que vous m'avez appris est bouleversant. Jusqu'à
midi je n'étais pas trop inquiète, mais maintenant 1...
D'autant plus que c'est mon jour... elle sait que je
pourrais m'énerver... que peut-être la comtesse Sté-
phanie viendra... Voyons, je vous en prie, Green, ne
me cachez rien et redites-moi comment les choses se
sont passées ce matin.
GREEN
Je ne cache absolument rien à madame. Gela s'est
passé exactement comme je l'ai raconté : mademoi-
selle avait l'air naturel ; elle m'a demandé un vieux
costume, à moi ; j'ai cru qu'elle voulait le mettre à un
modèle. Je le lui ai donné sans explication. Elle l'a
emporté dans sa chambre, et puis j'ai été stupéfaite de
voir sortir mademoiselle affublée de mon costume.
Elle avait mis un chapeau très commun... qui ne de-
vait pas être à elle... des gants de filoselle et je crois
même me rappeler, tenez, madame, qu'elle portait
sur le bras un châle tricoté... noir.
Mme DE MARLIEW
Un châle !
GREEN
J'ai souri quand je l'ai vue attifée ainsi. Elle m'a seu-
lement dit : « N'est-ce pas, je suis bien ? » et puis elle a
disparu.
Mme DE MARLIEW
C'est un peu fort ! Où a-t-elle pu se rendre ? Rien
LE PHALENE 57
dans ses habitudes ne correspond à ce genre de fan-
taisie, si capricieuse qu'elle soit... Ah ! par exemple !
quand elle rentrera, je la gronderai vertement.
GREEN
Mais madame sait bien qu'une fois, avec M. Bogi-
dar, elle s'était habillée d'un manteau de pauvresse.
Ils étaient allés visiter tous les deux des quartiers
pauvres. C'était pour faire des croquis. Est-ce que
madame s'en souvient ?
Mme DE MARLIEW
Oui, oui, je me souviens ! Il lui est arrivé, à Nice,
d'aller observer sur nature des gestes, des attitudes;
mais dans ce cas, elle m'avait toujours avertie. Ce
qu'il y a de stupéfiant, encore une fois, c'est qu'elle
n'ait mis personne au courant, surtout de son retard.
Mon Dieu ! pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé !
GREEN
Oh ! madame, c'est impossible !
Mme DE MARLIEW
Je viens de monter dans sa cdambre et cela ne m'a
pas rassurée. Il y a les traces d'une nuit agitée. Made-
moiselle a dû boire du thé toute la nuit.
GREEN
Oui, mais le lit était défait.
Mme DE MARLIEW
A terre il y a des livres avec des coupe-papiers. Elle
a dû lire selon son habitude, près du poêle électrique.
58 LE PHALENE
Enlîn, nous allons avoir l'explication tout à l'heure !
Le prince doit venir vers quatre heures. Il est hors de
doute qu'elle sera rentrée pour la visite de son fiancé.
Un domestique nègre entre.
LE NÈGRE YORO
Madame, est-ce du Champagne rosé qu'il faut verser
sur les grappes-fruits ?
Mme DE MARLIEW
Bien entendu. Vous l'avez mis dans la glace?
YORO
Oui, madame.
Mme DE MARLiEVV
Et a-t-on téléphoné chez Rumpelmayer ?
YORO
Oui, madame.
Mme DE MARLIEVV
Tout est apporté? Le chocolat au coco ?
YORO
Ah ! On a oublié, madame !
Mme DE MARLIEW
Comment,on n'a pas encore commandé chez FuUers
et il est deux heures 1 Vous n'en faites jamais d'autresl
{Le domestique sort. A Green.)Tenez, frottez-moi un
peu les ongles... j'ai les mains dégoûtantes. (Un domes-
tique entre avec un bouquet.) Ah! voilà le bouquet
habituel. {Elle détache la carte.) Naturellement,prince
LE PHALENE ô'J
>olona de Thyeste. {Le domestique sort. A Green.)
iettez le bouquet dans le grand vase... ou plutôt non,
lie l'arrangera elle-même. Tenez, dans le seau d'eau.
Ion Dieu ! Mon Dieu ! mais j'oubliais Thyra, moi !...
e ne sais pas l'heure.
Elle cherche de l'œil machina-
lemenl une pendule.
GREEN
Madame se souvient que mademoiselle a proscrit les
)endules dans l'atelier; il n'y a qu'un sablier... Je
l'ai jamais pu voir l'heure à un sablier.
Mme DE MARLIEW, prenant le sablier noir.
Moi non plus ! J'ai envie de téléphoner à Mlle Po-
)esco. Peut-être M. Lepage a-t-il quelques nouvelles,
legardez s'il est dans son atelier.
GREEN s'approche de la fenêtre vitrée de l'atelier,
se hausse.
On ne voit pas bien d'ici, mais je pense bien que
A. Lepage doit avoir sa séance habituelle. Si madame
^eut, je vais descendre...
Mme DE M.\RLIEW
Attendez encore.
YORO, rentre.
Madame, il y a quelqu'un.
Mme DE MARLIEW, s'eiclamant.
Déjà ! Je ne reçois qu'à quatre heures 1 Faites des-
:endre tout de même au salon.
60 LK PHALENE
YORO
Non, madame, ce n'est pas une visite pour ma-
dame... c'est une visite pour mademoiselle. Un journa-
liste. Mademoiselle avait, paraît-il, donné rendez-vous .
Voici sa carte. Il attend déjà depuis un quart d'heure.
Mme DE MARLIEW, lisant.
Un journaliste ! Est-ce qu'il a un appareil photo-
graphique ?
YORO
Je ne crois pas, madame. Il a l'air seul.
Mme DE MARLIEW
Il y a un quart d'heure qu'il est là ? Faites monter.
{Yoro sort.) Je vais le recevoir. Il ne faut pas faire at-
tendre un journaliste. C'est toujours horriblement
dangereux ! Vous voyez, vous voyez, elle avait donné
rendez-vous ! Oh ! mais ça devient extrêmement in-
quiétant, je vous assure.
GREEN
Un journaliste !... Mademoiselle n'y aura seule-
ment pas fait attention.
Mme DE MARLIEW
. Descendez vite. Demandez à M. Lepage si ma fille
ne lui avait rien dit qui puisse nous expliquer son
retard. Mais, de toutes façons, ne lui parlez] pas de
l'accoutrement dans lequel mademoiselle est sortie.
GREEN
Bien, madame.
Elle sort, le nègre fait entrer
le journaliste.
LE PHALENE 61
SCENE II
Mme DE MARLIEW, LE JOURNALISTE
Mme DE MARLIEW
Entrez, entrez, monsieur. Ma fille n'est pas encore
i. Je Texcuse auprès de vous...
LE JOURNALISTE
Oh ! madame...
Mme DE MARLIEW
Si. Ma fille a Thabilude d'être ponctuelle, mais elle
occupe aujourd'hui d'une œuvre de bienfaisance
vec Mme Juliette Adam. Je craindrais de vous faire
ttendre trop longtemps.
LE JOURNALISTE
Mon Dieu, madame, je viens surtout en informa-
5ur. J'aurais été heureux pour notre journal d'une
iterview personnelle à propos de la médaille qui
ient d'être décernée, au Salon, à Mlle de Marliew.
bus aurions désiré aussi quelques renseignements
ersonnels sur les habitudes, les mœurs et les projets
e mademoiselle votre fille.
Mme DE MARLIEW, le toi»ant.
Mais, ma fille, monsieur, a des mœurs extrêmement
ormales !
LE JOURNALISTE
Excusez-moi, madame, je me suis mal exprimé.
lais nous aurions été heureux de donner dans notr«
LE PHALENE
journal quelques détails sur la vie intime et artis
tique d'une personne qui, en quelques mois de vi
parisienne, a su conquérir une célébrité considérable
aussi bien dans la société mondaine que dans la se
ciété artistique... D'ailleurs, il me suffit de pénétre
dans cet intérieur: je vois tout de suite le goût et l
luxe dont vous êtes entourée. L'atelier de travail
sans doute?...
Mme DK MARLIEW
Oui, monsieur ! le petit coin où ma fille sculpte, li
et reçoit quelquefois, quoiqu'elle vive un peu en sai
vage...
LE JOURNALISTE
Je serai tout à fait sincère. Je viens aussi de lapai
du journal vous demander si la nouvelle des fian
cailles de Mlle de Marliew à un des plus grands rc
présentants de l'aristocratie italienne est confîrmable
et, dans ce cas, madame, je vous aurais demand
l'autorisation de faire paraître, dans notre journal
une toute petite photographie des fiancés... Ces
l'usage...
Mme DE MARLIEW
Mais, monsieur, en effet, la nouvelle est exacte c
officielle. (Avec orgueil.) Vous voyez là justement le
fleurs quotidiennes que le prince de Thyeste envoie
sa fiancée... I
LE JOURNALISTE
Dans ce seau?... Ah! c'est très intéressant, m;
dame... très intéressant...
LE PHALENE fi3
-Mme DE MARLIEW
Jusqu'à un certain point... mais je me mets à votre
disposition si vous désirez quelques détails généraux.
LE JOURNALISTE, prenant son calepin.
Depuis combien de temps mademoiselle votre fille
s'est-elle consacrée à la sculpture ?
Mme DE MARLIEW
Trois ans seulement, monsieur. Elle avait une très
jolie voix, mais elle a préféré se consacrer à la scul-
pture. Ça été une vocation irrésistible, pure vocation
d'ailleurs, car notre situation personnelle et mondaine
nous permettait...
LE JOURNALISTE, déférent.
Je sais, madame, je sais... Elle est l'élève, je crois,
de M. Lepage ?
Mme DE MARLIEW
Oui, monsieur. Elle a étudié aussi avec Rodin ;
mais, enfin, c'est Lepage qui est son conseiller habi-
tuel. 11 habite en face. C'est sur ses avis que nous
avons loué cet hôtel que les décorateurs les plus
connus ont décoré de façon assez moderne, vous
voyez. Nous allons donner quelques réceptions dans
les salons du bas où je reçois, car ma fille, elle, ne re-
çoit jamais. C'est justement mon jour et je m'excuse
d'écourter cet entretien. Ah ! n'oubliez pas de dire,
monsieur, que ma fille est catholique... que l'infante
est de nos meilleures amies. Et, d'ailleurs, les pre-
miers succès de Thvra ont eu le don d'enthousiasmer
64 LE PHALENE
nos compatriotes. Notre ancienne souveraine, la prin,
cesse Eléonore de Hongrie, depuis qu'elle a abdiqué-
s'intéresse beaucoup à l'art et, dans ses voyages, elle
ne manque jamais de venir causer avec ma fille qui
est sa protégée, son amie.
LE JOURNALISTE
Très intéressant... très intéressant. (// prend des
notes.) Je voyais tout à l'heure des livres sur la table...
Puis-je jeter un coup d'oeil sur les lectures préférées
de la jeune artiste?
Mme DE MARLIEW
Faites, monsieur.
LE JOURNAUSTE
Oh ! mais c'est un livre latin, Ovide 1
Mme DE MARLIEW
Oui, monsieur, ma fille connaît le latin. Elle lit
même un peu le grec. Elle lit en ce moment... Plotin
(elle prononce Plautine), à moins que ce ne soit Plan-
tin, ou...
LE JOURNALISTE, souriant.
Mon Dieu, madame, je ne suis pas très fixé moi-
même,
Mme DE MARLIEW
Malgré sa connaissance des langues étrangères,
vous pouvez le dire, monsieur, ma fille est très fran-
çaise, très française 1
LE PHALENE 65
LE JOURNALISTE
Bravo, madame !
Mme DE MARLIEW
Je tiens beaucoup à ce mot, — française ! Ma fille
a été élevée à Monte-Carlo et c'est pourquoi elle n'a
pas le moindre accent. Nous vivions beaucoup à Monte-
Carlo, à cause de la santé de mon pauvre mari qui y
est mort dernièrement. Oui, monsieur, je vis seule
avec ma fille. Nous avons beaucoup séjourné en Italie
aussi... à Rome, où l'aristocratie romaine nous a tout
de suite fêtées.
LE JOURNALISTE
Et c'est sans doute à Rome que vous avez rencontré
le prince de Thyeste ?
Mme DE MARLIEW
Il s'est épris tout de suite de ma fille, oui, monsieur.
LE JOURNALISTE
Continuera-t-elle la sculpture, après son mariage?
Mme DE MARLIEW
Mais, certainement. Elle a montré des dispositions
si éclatantes ! Tous les artistes s'intéressent à elle. A
Paris, nous recevons d'ailleurs toute l'élite...
LE JOURNALISTE
k Et sur ses habitudes, pouvez-vous me donner quel-
ques renseignements, quelques particularités qui in-
téresseraient nos lecteurs... Elle monte à cheval, je
crois?...
6
66 LE PHALENE
Mme DE MARLIEW, avec volubilité.
Oui, monsieur, généralement tous les matins elle
va faire un tour au Bois et en reviendrait si, comme
je vous l'ai dit, une œuvre de bienfaisance ne l'avait
attirée ce matin tout particulièrement... Elle a chassé
le renard et le cerf dans les hauts comtés. Que puis-
je vous dire encore?... Elle fabrique des parfums et
des essences elle-même... Elle a acheté un champ en
Toscane, où se trouvait du lapis-lazuli, pour broyer
elle-même une cire bleue dont elle a fait une statue
de la Vierge...
LE JOURNALISTE
Ah! vraiment madame...
Mme DE MARLIEW
Elle danse comme pas une, des danses de John
Dowland... Quoi encore?... Que puis-je vous dire?...
Le poète italien d'Aponzio a dit qu'elle avait une voix
qui était comme un arc-en-ciel déployé... Quoi en-
core?... Elle joue de la harpe délicieusement et du
cymbalon.
LE JOURNALISTE
Du?
Mme DE MARLIEW, de plus en plus vite.
Un de nos instruments nationaux. Très joli, mon-
sieur, très joli.. Quoi encore?... Elle adore les chiens
qui ne font pas de bruit : celui que vous voyez vient
des élevages du Devonshire. Il a le plus célèbre pedi-
gree du monde. Elle voudrait faire avec lui une « Diane
au lévrier » : la Diane en ivoirect le lévrier en ébène...
LE PHALENE 67
Quoi encore? En été, elle se nourrit de melons d'eau,
rouges et frais... Elle...
LE JOURNALISTE
Mais jamais je ne pourrai raconter tout cela, ma-
dame !...
Mme DE MARLIEW
Vous choisirez, monsieur, vous choisirez...
A ce moment la porte s'ouvre et la femme de
chambre entre précipitamment et \icnt par-
ler à voix basse à Mme de Marlicw.
GREEN
Madame, c'est mademoiselle... qui rentre!
Mme DE MARLIEW
Dieu soit loué ! (Elle se signe.)
GREEN
Elle a Fair d'une humeur exécrable. Elle va entrer
ici directement !
Mme DE MARLIEW
Jésus ! mais il ne faut pas que le journaliste la voie
dans cet accoutrement! Elle est toujours habillée de
la sorte ?
GREEN
Oui, madame.
Mme Di: MARLIEW
C'est affreux !... (//aa^) Monsieur, pardonnez-moi,
mais une visite très urgente... La comtesse Noc mie-
Stéphanie est en bas et il est indispensable...
68 LE PHALENE
LE JOURNALISTE
Mais, madame, je prends congé de vous. Avec ces
renseignements, d'ailleurs, j'aurai déjà un petit pa-
pier...
Mme DE MAIILIEVV
C'est cela, monsieur...
LE JOURNALISTE
Et nous pouvons compter sur une photographie
des fiancés ?
Mme DE MARLIEW
Oui, monsieur, ma fille vous enverra tout cela.
LE JOURNALISTE, en s'en allant.
Au mur... c'est un portrait de mademoiselle votre
fille?
Mme DE MARLIEW
Oui, un portait de Sargent.
LE JOURNALISTE
Oh ! c'est d'une élégance... d'un chic...
Mme DE MARLIEW
Oui, monsieur, trente mille francs !... Je vous en
prie, je suis pressée...
LE JOURNALISTE
Excusez-moi, madame...
Il sort. La porte de g.mche donnant sur l'es-
calier particulier de l'ateiier, s'ouvre et
Thyra entre dans le costume décrit plus
haut, châle noir. ..canotier noir sur la tète...
souliers boueux.
LE PHALENE 69
SCENE III
Mme DE MARLIEW, THYRA, puis GREEN
Mme DE MARLIEW
Eh bien, il était temps!... Tu avais donné rendez-
vous à ce journaliste? S'il t'avait vue dans ce cos-
tume !... Et tu osais te présenter à lui !... Mais, enfin,
qu'est-ce qui t'a pris?... tu perds la tête? Et sans me
prévenir... D'où viens-tu, dans cet accoutrement?...
TIIYRA
Cela me regarde !
Mme DE MARLTKW, suffoquée.
Oh I ces souliers!... On dirait que tu as marché
pendant des heures. Et celte mine ! C'est effrayant. Tu
as l'air d'une morte... Je t'en prie, donne-moi une
explication.
THYRA
Aucune... je fais ce que je veux.
Mme DE MARLIEW, bas.
De plus, tu as enfilé la robe de ta femme de chambre.
Si propre que soit cette fille, tu n'es vraiment pas
dégoûtée...
TIIYRA
Le corsage est à moi... Encore une fois, je fais ce
que je veux... (Green rentre.) Tais-toi, pas devant les
domestiques !
Mme DK MARLIEW, les hras au ciel.
Ah 1 cette recommandation de ta part est admirable !
70 LE PHALENE
THYRA, à Green.
Tenez. (Elle enlève son chapeau de paille noir.) Pre-
nez ceci. Le modèle est venu ?
GREEN
Oui, mademoiselle. Il attend dans la petite pièce.
Mademoiselle ne l'a pas vu en entrant?...
THYRA
Non. C'est bien.
Mme DE MARLIEW
J'ai donné, comme j'ai pu, quelques renseignements
au journaliste. (Devant la physionomie irritée de sa
fille elle s'arrête^ tout de suite, timide et docile.) Du
reste, cela n'a aucune importance. Tu vois le bouquet
que t'a envoyé Philippe ?
THYRA
OÙ ça ?
Mme DE MARLIEW
Dans le seau. Nous Pavons mis là en attendant que
tu l'arranges toi-même. (Un temps.) Alors tu ne veux
pas me dire... tu es si pâle, si défaite !
THYRA, l'interrompant.
Je t'en supplie, maman, je désire travailler et je
suis en retard. Je vais m'habiller.
GREEN
Mademoiselle veut-elle que je l'accompagne?
LE PHALENE 71
THYRA
Non. Préparez ma blouse de Iravail.
Elle monte l'escalier intérieur et sort. Lu
mère et la femme de chambre scuIls.
Mme DE MARLIEW
Vous y comprenez quelque chose?
GREEN
Je répète à madame que mademoiselle a dû visiter
un quartier pauvre !
Mme DE MARLIEW
Ce n'est pas possible. Dans ce cas elle aurait acheté
des robes au u Bon Marché » ou à la a Samaritaine »,
je ne sais pas où, mais elle ne vous aurait pas em-
prunté une robe. Il faut qu'elle se soit trouvée dé-
pourvue à la dernière minute. Je n'ose pas insister
pour le moment : vous avez vu son humeur... et cette
mine!... Ecoutez, Green, je compte absolument sur
votre discrétion. Vous connaissez depuis longtemps
Mlle Thyra. Vous savez qu'elle est parfois un peu
excentrique : il ne faudrait pas que des fantaisies de
ce genre arrivent aux oreilles du prince... Eu lin, je
dis cela pour les domestiques à l'office.
GREEX
Le nègre a ouvert la porte, en bas. (Sentencieux.)
Mais un nègre peut ne pas très bien faire de distinc-
tion entre un costume à la mode et un costume douteux I
72 LE PHALENE
THYRA, rentre ; les deux femmes se taisent.
Accrochez ma robe, Green... (Un temps.) Tu ne re-
çois pas aujourd'hui, maman?
Mme DE MARLIEW, ne voulant pas s'en aller.
Si, si, je descends à la minute.
THYRA
Le chien n'a pas mangé ?
GREEN
Non. mademoiselle. Mademoiselle a toujours l'ha-
bitude de faire la pâtée elle-même...
THYRA
Eh bien, qu'on la lui fasse ! Il est ridicule qu'à deux
heure de l'après-midi ce chien n'ait pas mangé. Des-
cendez-le.
GREEN
Bien, mademoiselle.
Elle aide Thyra à passer sa blouse do ♦ravail,
une longue blouse grise de sculpteur.
THYRA, une fois que Green est sortie.
Maman, il faut que je rattrape le temps perdu.
Veux-tu me laisser seule? Je vais faire entrer le mo-
dèle. (Mouvement -de la main.) Ne parlons plus de
rien, je t'en prie... Et que personne ne me dérange...
Persorme, n'est-ce pas?
Mme DE MARLIEW
Même si la comtesse Stéphanie vient?.-.
LE PHALENE 73
THYRA
Non, bien entendu. Si la comtesse Stéphanie vient,
tu me feras avertir. Mais pour elle seule... Philippe
ne doit venir qu'à quatre heure.
Mme DE MARLIEW
Mais si la baronne...
TIIYRA
Ah! non, maman, je t'en prie! Ni la baronne, ni
personne. A tout à l'heure... {La mère, hésitante mais
timide, est sortie. Thyra se laisse tomber dans un fau-
teuil, les mains au visage. Elle a l'air de sangloter
désespérément. On entend : « A mon âge I A mon
âge!.., » Puis elle a un grand geste de poing vers le ciel.
Ensuite elle se lève et reste la main au menton appuyée à
la selle. Elle considère avidement sa sculpture. Brusque-
ment, elle ouvre la porte de gauche.) Entrez, Pinatelli.
entrez !...
Qui>lques secondes. Le
modèle italien entre.
SCÈNE IV
THYRA, PINATELLI
THYRA
Déshabillez-vous. (Sans faire attention au modèle
qui enlève sa ve.^te et son tricot jusqu'à la ceinture, elle
commence les travaux ordinaires du sculpteur; elle
dépouille les statues, prépare sa glaise, etc. Elle se
lave les mains, gratte les éhauchoirs pour la séance. Le
modèle prend la pose, nu jusquà la ceinture. Elle
74 LE PHALENE
s'im^talle devant l'ouvrage commencé, et alors c'est une
longue confrontation du regard entre Vœuvre et la
nature. On sent tout l'effort de sa volonté tendue. Elle
se recule. Puis, au modèle.) Donnez bien le sentiment
de la pose. Le bras n'y est pas.
LE MODÈLE
Plus haut?
THYRA
Non, pas plus haut.
LE MODÈLE
Comme ceci ?
THYRA
Oui. (Elle ne travaille pas, elle contemple. Tout à
coup, elle se redresse, jette brusquement Véhauchoir^
va à la verrière de la fenêtre, V ouvre et appelle.)
Lepage ! Lepage!... {Au-dessus des quinconces, de
Vautre côté, apparaît à Vatelier d'en face la tête du
sculpteur Lepage.)
LA VOIX DE LEPAGE
Qu'est-ce (}u'il y a ?
THYRA
Venez. J'ai un conseil urgent à vous demander.
La voix de LEPAGE
Bon I J'avais séance, mais tant pis, je descends une
minute.
THYIIA, referme la verrière. Au modèle.
Reposez-vous une seconde en attendant M. Lepage.
Tenez, prenez l'accessoire. [Elle va elle-même à une
I
LE PHALENE 75
coupe iV albâtre où il y a des raisins artificiels. Elle
passe les raisins au modèle.) Quand M. Lepage arri-
vera, vous reprendrez la pose. {Elle sort le bouquet du
seau et le jette sur une table. Puis elle s'appuie à
un meuble, la tête dans les mains. On entend du bruit.
Au modèle.) Voilà.
Elle ouvre la porte, Lepage entre.
C'est un sculpteur à figure éner-
gique, grosses moustaches poivre
et sel, mains rouges. Il mâchonne
une cigarette en entrant.
SCÈNE V
THYRA, PINATELLI, LEPAGE
LEPAGE
Eh bien, quoi? Que se passe-t-il?... J'étais inquiet,
votre femme de chambre est montée tout à Theure
me demander si je savais où vous étiez.
THYRA
Ah ! on a été jusque chez vous ! En voilà une his-
toire!...
LEPAGE
Quelque chose qui ne va pas? Nous allons voir.
Bonjour, Pinalelli. Hier, j'ai un peu souffert du rein.
Enfin, il faudrait que j'aille à un Vittel ou à un Gon-
trexéville quelconque, cette année. Quel embêtement !
Mais, hast, tant qu'il y a la joie de travailler ! Et vous,
vous êtes en forme? Est-elle assez jolie, la mâtine 1
Elle a l'air d'un Prudhon encore plus clair de lune !
76 LE PHALENE
THYRA
J'étais jolie ces jours-ci pour la première fois depuis
six mois... Oui, pour la première fois! La sculpture
prend tout I Mes joues sont laides et tirées.
LEPAGE
Je ne trouve fichtre pas. C'est ça, la pose?... C'est
joli!
THYRA, l'interrompant et l'appelant à l'écart.
Lepage, j'ai une chose grave à vous demander, une
chose qu'on ne demande jamais, mais dont j'ai le plus
urgent besoin.
LEPAGE
Quoi donc ?
TllYRA
Une chose qu'on n'octroie qu'une fois dans la. vie,
et dans certaines occasions. Vous allez me jurer, Le-
page, que vous allez me donner cette chose que j'at-
tends de vous.
LEPAGE
Tout ce que vous voudrez, mon enfant... Quoi?...
THYRA
La sincérité !
LEPAGE, riant.
Rien que ça !...
THYRA
Vous voyez, déjà, ça ne vous amuse pas !... Allons,
essayez!... Après, vous reprendrez votre courtoisie
habituelle... Mais je vous la demande entière, totale.
LE PHALE^îE 77
entendez-vous bien?... Ce n'est pas un encouragement
que je désire, aujourd'hui; c'est, vous savez... cette
vérité... que l'on pense et que l'on dit des autres
quand ils ne sont pas là ! Je suis à un tournant de ma
vie très important, très important... Vous voyez, je
pèse les mots...
LEPAGE
Vous faites allusion à votre mariage?
THYRA
Laissons de côté la raison. Ce qu'il y a de sûr, c'est
qu'il faut que je jette un coup d'oeil sur moi. J'ai
besoin de voir clair, il le faut! Alors? Il y a des
minutes dans la vie où l'on s'en remet entièrement
au diagnostic de l'homme en qui on a confiance...
comme le malade au médecin avant l'opération. Vous
êtes celui, le seul, auquel j'ai livré mon esprit, assez
pour qu'une parole de vous, réclamée d'une certaine
façon, soit crue aveuglément. Je m'en rapporterai à
elle. Je vous dois tout; vous savez que je vous ap-
pelle mon embellisseur, mon génilor. Donc, n'est-ce
pas, Lepage, la sincérité, et à toutes mes questions.
LEPAGE
On va tâcher... J'attends de pied ferme.
THÏHA
D'abord, regardez bien ma petite machine, là-bas...
sans penser que c'est de moi. Donnez bien le mouve-
78 LE PHALENE
ment, Pinatelli... Et votre opinion absolue, comme si
ce n'était pas de moi.
Elle attend anxieusement.
LEPAGE, met son lorgnon et regarde.
C'est comme ci — comme ça.
THYRA, geste d'impatience.
Plutôt comme ça ! Oh ! je m'en rends bien compte,
allez ! Ce n'est pas une raison parce qu'on vient de
me coller ma médaille au Salon et que j'ai eu une
bonne presse... Au reste, tout ce que je fais est tou-
jours ainsi. C'est sec, c'est froid, c'est dur. (Elle pousse
un soupir.) Ah ! funèbre banalité !...
LEPAGE
Non... Vous sculptez comme un bourreau, un peu...
Évidemment, ce n'est pas au point... Vous êtes rem-
plie d'intentions...
THYRA
Gomme l'enfer !
LEPAGE
Ça n'est pas réalisé. Ce qui manque, je vous l'ai
déjà dit, c'est les études premières, l'atelier... Comme
toujours, parbleu ! Mais je suis content que vous vous
en aperceviez à temps... Tenez, ça, c'est assez de la
viande...
THYRA
Merci, charcutier.
LEPAGE
En somme, je trouve ça très étonnant après si peu
d'études. Mais c'est du talent en herbe.
LE PHALE>'E 79
THYRA
Talent en herbe, grandeur en herbe ! Toute cette
herbe me donne mal au cœur. Abrégeons ? {Elle rap-
pelle et bien dans les yeux.) Allons au fait, pour faire
quelque chose de vraiment bien... quelque chose qui
ne soit pas très bien, mais mieux...
LE PAGE
Enfin, quelque chose de bien...
THYRA
Combien de temps ? Avec tout l'acharnement de
l'étude !
. LEPAGE, regardant l'œuvre.
... Cinq... six ans... Pas moins.
THYRA, effondrée.
Pas moins 1
LEPAGE, il rit.
Vous avez l'air toute navrée ! Je vous le dis comme
je le pense. Vous me demandez la vérité. Je vous la
donne. Qu'est-ce que vous voulez? Vous vous êtes
mise un peu tard, quoique toute jeune, à la sculpture.
Et tout cela est rempli de petites naïvetés, d'enfantil-
lages qu'il faut faire disparaître. Le métier est indis-
pensable dans tout art.
THYR\
Cinq ans !... C'est effrayant !
LEPAGE
Et pourquoi donc? Vous avez quel âge déjà? Vingt-
quatre ans?...
go LE PHALENE
THYUA
Oui, vingt-quatre et déjà trois ans d'étude. Dire
qu'en pensant à ce que je serais à vingt-cinq ans je
faisais claquer ma langue de contentement ! J'y suis à
mes vingt-cinq ans et je juge !
LEPAGE
Mais c'est l'aurore, mon petit...
THYRV
C'est la vieillesse de ma jeunesse. Il faut réaliser...
Le temps presse. Le puis-je?
LEPAGE
Vous ctcs aussi trop découragée... Vous passez d'un
extrême à l'autre.
THYllA, se laissant aller sur le divan.
Ah ! évidemment, cela ne va pas en ce moment.
Autant j'étais haute il y a quatre ou cinq jours, autant
je suis basse aujourd'hui !
LEPAGE
Cela arrive aux meilleurs thermomètres. Seulement
rappelez-vous, petite rageuse, la température vitale
est toujours tempérée. Vous êtes de celles qui ne
trouvent d'aise à vivre qu'à trente degrés ou à zéro.
La température normale leur paraît le morne étouffe-
meut.
THYRA
Toutes les natures altières et altérées sont ainsi. Si
quehju'un se contente de peu, c'est qu'il n'a pas
LE PHALENE 81
d'imagination, voilà tout... et comme j'en ai beau-
coup, avec pas mal d'orgueil par-dessus le marché !
LE PAGE
L'art vrai ne s'obtient que par la patience... le
temps !... Les plus belles qualités du monde n'y font
rien.
TIIYRA
Mais on ne peut ramasser sou effort, mettre les
bouchées doubles?... Pourquoi ce délai irritant de
six... sept... dix ans?... En quelques mois ne peut
pas naître le chef-d'œuvre spontané?... Je sens, cer-
tains jours, la puissance de rendre tout ce qui me
frappe. J'éprouve le besoin impérieux de rendre ce
que je vois. Alors, alors?... C'est donc qu'il y a des
forces qui triplent les facultés...
Elle regarde anxieusement le modèle.
LEPAGE
Mais qui ne suppléent pas à la science. Jamais,
jamais... Vous manquez d'école.
THYRA
Le Christ, quand il a délivré le lunatique, a dit à ses
disciples étonnés que personne n'ait pu avant lui réa-
liser le miracle : « C'était bien simple ! Vous n'aviez
pas l'ardeur. Avec de la foi, gros comme un grain de
moutarde, vous transporteriez... »
LEPAGE
((... les montagnes?... o J'ai souvent pensé que le
6
82 LE PHALENE
Christ, qui était aussi un malin, voulait dire : « Prends
ta bêche et ta brouette, mon ami, et, avec de la pa-
tience, tu transporteras de gauche à droite toutes les
montagnes. » S'il faisait appel à la volonté humaine,
alors, il avait raison. En art, et je m\y connais mieux
que le Christ dans ma partie, j'affirme qu'on ne
transporte pas autrement les montagnes. Et Ingres
qui, en peinture, valait aussi le Christ, avait coutume
de répéter la phrase : « Le génie est une longue pa-
tience... »
THYR\
C'est enrageant ! C'est affreux comme la fatalité, ce
que vous dites là !...
LKPAGE
Pourquoi?... Quelle folie, cette ardeur de réus-
site !... Les plus doués ne sont j.imais parvenus avant
sept ou huit ans de travail !
THYRA
L" in fini !
LEPACiE
On voit bien que vous avez vingt ans, bougresse !
THYRA
Vous n'avez pas l'air de vous douter de ce que c'est,
six ans !
LE PAGE
Vittel va me renseigner là-dessus si je Tai oublié !
LE PHALENE 33
THYRA
Désespérant, tenez I...
LEPAGE, s'esclaffant.
Elle est épatante, ma parole! Eh bien,, mettons
que ce soit un peu embêtant, mais après, songez
donc !...
THYRA
Après? Vous croyez à ce mot-là, vous?...
LEPAGE
Il s'agit de vouloir fortement et de voler au temps
un peu de sa patience, de cette patience qui est dans
les racines des arbres. 11 faut vouloir fortement et
lentement.
THYRA, gravement.
Ceux qui réussissent avec : « Je veux » sont, à leur
insu, soutenus par des forces secrètes qui me man-
([uent peuL-ètre.
LEPAGE
Allons donc !
THYRA
()u'en savez-vous? Si je vous le dis, moi !
LEPAGE
Non, vous piétinez de rage... Vous piétinez sur
place parce que...
Il hésite devant lo nto(l«>l.'.
THYRA
Parce que...
84 LE PHALENE
LEPAGE
On peut congédier le modèle ?
THYRA
.Oui, oui, vous pouvez vous en aller, Pinatelli, je ne
travaillerai pas.
Pinatelli descend de la table de mo-
dèle et se rhabille.
LEPAGE, baissant la voix.
Parce que... au moment de votre mariage, vous
désiriez peut-être ne plus vous sentir une écolière...
Eh bien, tant pis, il faut vous muscler, satanée gosse !
Ce front a été touché trop jeune par la gloire, ou, du
moins, vous l'avez aimée trop jeune I
THYRA
Ah ! ça oui, je puis le dire. Il n'y a de vraies anxié-
tés et de vrais bonheurs que dans les choses de la
gloire... Ma devise : Gloriœcupido !... Être quelqu'un,
Lepage !
LEPAGE
Pauvre enfant !... Quand vous en reviendrez comme
moi, qu'est-ce que vous direz ?
THYHA
Je n'en reviendrai peut-être pas!... 11 est des ba-
teaux auxquels la mélancolie du retour est épargnée...
Ils ont disparu dans l'ivresse !
LEPAGE
Ah ! la voilà qui s'emballe avec ses petits calots
I
LE PHALENE 86
éberlués... Je vous trouve épatante, quand vous par-
lez des choses qui vous enthousiasment ou de vous-
même !... Vos doigts remuent... En pariant, vous
venez de faire le gest-e du discobole !
THYRA
Ah ! c'est qu'en effet je voudrais lancer le palet
loin, très loin, avec un bras vigoureux... Vous savez,
plus le palet est lourd, pesant, plus il va loin... Quelle
cruauté si le bras retombait inerte le long du corps!...
LEPAGE
Tenez, vous auriez dû être homme, vous!.,. Vous
avez raté votre vocation 1
THYRA
Le fait est que je crois que j'aurais conquis l'Eu-
rope!... En tout cas, j'aurais été quelque chose...
Jeune fille, je me suis consumée pour rien !... Pour-
tant, qu'est-ce qui gronde... qu'est-ce qui s'impatiente
en moi?... Pourquoi alors ces rêves de gloire qui
m'ont dévorée dès l'enfance. J'ai toujours rêvé plus
grand que nature. Nom d'un chien ! tout cela ne peut
pas être pour rien 1
l'^lIe frappe la selle avec rage.
LEPAGE
Qui vous dit le contraire? Plus tard !...
Til\KA
Mais, pour liristaiit, c'est infect! Si, si, vous l'avez
dit. Je m'en abîmerais les yeux à pleurer... (Klle
86 LE PHALENE
pleure enfantine ment.) C'est à crever, tenez ! VoUvS
venez d'être catégorique, il faut bien que je vous
croie... Mais, tout de même, votre horoscope n'est
peut-être pas infaillible? Si vous vous trompiez!...
Ah!... Vous avez un certain toupet après tout, avec
vos affirmations de vieux major !... (Avec exaltation.)
Je vous dis, moi, que je peux créer incessamment
quelque chose de bien, et avec ces deux mains-là; je
vous dis qu'avec ce désir ardent, fou, je me sens ca-
pable de tout ! de réaliser ce que je me suis promis et
de gravir, même d'un bond, cet escalier au haut du-
quel se trouve l'ambition satisfaite... Avoir fait
quelque chose de beau! Une belle chose et...
LE PAGE
Et se flanquer la tête en bas de l'escalier... avec
tout le rocher de Tamour-propre sur la poitrine !
THYRA
Exécrable docteur!... Mauvais docteur, tenez...
Mauvais!... (Elle mord son -mouchoir.)
LEPAGE
Vous me faites rouler, décidément !
THYRA
Il n'y a pas de quoi !
LEPAGE
Ah ! pourvu que le dénommé Amour ne vous joue
pas un vilain tour et ne vous détourne pas de la voie !
Je sais ce qui vous tarabuste. L'Amour s'est emparé
LE PHALENE 87
de la Vierge... Vous allez épouser votre prince romaio
et vous sentez que vous n'êtes pas mûre pour les fortes
œuvres... Vous voilà démoralisée... Sacré outil, va!
Je parle de votre fiancé .. Je ne vous fâche pas?
THYEA
De vous rien ne me fâche.
LE PAGE
Il ne faut pas que l'amour vous détourne de la vo-
cation... Fourrez-vous en jusque-là du travail ! et
du travail d'école !... Apprenez !... Qu'est-ce que c'est
que cinq ans encore? Je vous le demande unpeu... Moi.
je m'en suis enfilé des cinq ans, comme une douzaine
de pernods...
THYRA, depuis quelques instants a pris le sablier et joue avec.
Le fait est que j'ai toujours eu celte préoccupation
du temps... du temps qui coulait... « Irreparabile »,
comme dit linscription banale du sablier !
LEPAGE
A votre âge quelle préoccupation morbide ! .. Avec
tout l'avenir devant soi, et...
THYRA
Sait-on?... Il peut arriver tant de choses... l'accident
le plus bête. . . J'ai connu des talents qui n'ont pas eu le
temps de se développer; ça, c'est un drame affreux!...
(Apres iinepaiise. Tenez, je sais l'histoire dune femme
qui s'était chastement dévouée à son art et qui avait
caché à tous les siens une maladie de poitrine qui la
88 LE PHALENE
minait... 11 faut dire qu'elle ne s'en rendait peut-être
pas bien compte elle-même. Un jour elle s'est habillée
en pauvresse et est allée à la consultation d'un hôpital
faubourien. .. là on lui a appris à mi-mots la terrible
vérité : elle n'avait plus que des jours précaires à
espérer... Songez à ce drame, Lepage !... Et elle avait
peut-être du talent!... elle était belle aussi... Tenez,
j'ai sur la table un livre qu'on m'avait signalé d'un
jeune homme qui est mort à vingt-cinq ans et qui
aurait été sûrement un grand poète, un très grand
poète... C'est atroce, n'est-ce pas... ça !...
LEPAGE
Atroce ! Abominable !... C'est pourquoi nous som-
mes des veinards ! nous, ceux qui ont le temps... l'ar-
gent... la roule. L'homme qui a le temps devant lui
est un dieu.
THYRA
Oui, la vie, si elle n'est pas étemelle, ne mérite pas
d'être vécue !...
Elle se prend la tète dans les mains.
LEPAGE
Allons, ma petite enfant troublée, venez chez moi,
ce soir, avec votre mère. Je vous aime beaucoup, vous
le savez, beaucoup... Gela m'ennuierait que vous ne
réussissiez pas pleinement... {Tirant sa montre.) Je
vous demande pardon, mais je suis obligé de retour-
ner à ma séance. Seulement, dites, envoyez promener
ce soir tous vos n... de D... do princes? On bavar-
dera... Je vous délivrerai de votre souci et je vous
LE PHALENE 89
tirerai votre horoscope plus longuement... D'abord,
les horoscopes, cela fait toujours plaisir à votre ma-
man !... Et, je vous le répèle, allez, je suis bien tran-
quille, si le dénommé Amour ne vous empêche pas
d'être une femme épatante... vous verrez ce que vous
serez plus tard... {il tourne le dos et s'en va) à qua-
rante ans!... {Elle ne répond pas; il se retourne.) Eh
bien, vous ne bronchez pas?...
THVRA
Quoi ?
LE PAGE
Je voulais vous faire bisquer un peu et vous ne
bougez pas.
THYRA
Pourquoi bisquerais-je?...
LE PAG i:
Quarante ans!... Pour vous que vingt-cir.(| affli-
gent !...
TFIYRA, pans bouger.
Quel bel Age que celui de quarante ans!... Voyez-
vous cela, là-bas?... Voyez-vous ma figure h quarante
ans... et ce que je pourrais produire à cet âge-là?...
Vous ne me faites pas rager du tout!... Le visage
d'une femme de quarante ans, c'est si beau... si
grave!...
LE PAGE
Attendez !... vous verrez ça...
Il iiiPl la tnaiii sur le b.iutoii dti la
I>orle.
90 LE PHALENE
THYRA, comme sortant d'un rêve, et tout à coup.
Alors?... Dites... avant de partir... c'est bien la
vérité tout cela?... C'est jugé?... Vous savez la con-
fiance aveugle que j'ai en vous... Prenez garde à ce
que vous dites !
LEPAGE, prenant un autre ton.
J'ai été un peu brutal... mais vous m'avez demandé
la vérité... je vous donne ma parole que je viens de
vous la donner, réfléchie et sincère.
THYRA, après une dernière hésitation.
Regardez bien encore une dernière fois.
Elle montre sa sculpture.
LEPAGE
Des naïvetés... de grandes maladresses, mais des
qualités immenses...
THYRA
Cinq ans?... Ce n'est pas pour me taquiner ? c'est
une bonne estimation ?... Le poids y est? Vous savez,
ça peut se chanter : cinq ans... cinq ans... pour monter
tout un ménage.
Elle rit. Lepage la regarde, il met
son lorgnon, et en levant le
pouce.
LEPAGE
Six !
THYRA, 'avec un haut le corps violent.
AU rifjht !
LE PHALENE 91
LE PAGE
Je n'ai pas été trop méchant? Vous ne m'en voulez
pas?
THYRA, le raccompagnant.
Mais non... du tout... A ce soir, Lepage.
LEPAGE, s'en allant.
Ne manquez pas, hein?
THYRA
Non, non, comptez sur nous...
Elle referme la porte et reste seule.
SCÈNE VI
THYRA, seule, puis Mme DE MARLIEW
THYR.\, sans attendre, elle ouvre la fenêtre, place sa sculp-
ture en travail, bien sous les rayons du soleil qui vient de
la cour. Elle la regarde farouchement, se penclie au dehors,
entend le pas de Lepage qui traverse la cour, qui dit encore de
loin : « Bonsoir... bon travail ! » Quand il a disparu, elle
se précipite furieusement sur lœuvre, abat la tête, brise le
bras, puis elle approche la selle de la fenêtre, l'incline, et
jctto la statue mutilée. On entend un bruit do glaise qui s'apla-
tit dans la cour.
Ecco !... C'est fini...
Sur la selle vide, elle pose les bras
! et s'y craniponne quelques ins-
t tants, en se balançant aulutnatiquo-
ment d'un air higard. La purte
s'omre. C'est la nièrc qui entre.
Mme DK M MU.ILW , louto en joio.
Thyra 1 Thyra!... 11 y a la comtesse Stéphanie qui
veut absolument voir ce que tu fais, ce que tu prépares.
92 LE PHALENE
THYRA
Elle tombe bien!... Qu'elle monte!... Je m'en
fiche !
Quand sa more est partie, elle re-
couvre rapidement la selle vide
de chiffons, comme pour simuler
que sous la toile il y a une arma-
ture et un ouvrage en train. Au
bout de quelques secondes, la
mère entre, faisant passer devant
elle la comtesse Stéphanie, une
autre jeune femme, Mlle Foreau
(toque de velours) et deux hom-
mes; un jeune homme, M. Ber-
nard Artachoff et un autre, Em-
manuel Lignières.
SCÈNE VII
TIIYRA, LA COMTESSE STÉPHANIE, LIGNIÈRES,
ARTACHEFF, Mlle FOREAU, Mme DE MARLIEW
LA COMTESSE
Bonjour, ma chère petite. Nous vous surprenons
dans votre travail !
LIGNIÈRES
Nous avons suivi... C'est tout à fait indiscret de
notre part, mais nous n'avons pu résister...
ARTACHEFF
Nous ne faisons qu'entrer et sortir. Rassurez-
vous !...
THVRA, à lu comtesse, on enlevant sa blounc.
Je m'excuse de.vous recevoir dans ce costume.
LE PHALENE 93
LA COMTESSE
Je VOUS apporte le souvenir de notre gracieuse sou-
veraine qui a été très sensible à votre récompense;
dans sa retraite tous ceux qui ont ennobli et honoré
notre patrie la touchent toujours infiniment.
Mlle FOREAU
L'année prochaine, elle aura sa première î
LIGMÈRES
Sa première... quoi?... petite fille?...
Mlle FOREAU
Oh ! non 1 sa première médaille !
LA COMTESSE, finement.
Mais, petite fille aussi, je l'espère bien! N'est-ce
pas, nous l'espérons bien !
THYRA, souriant.
Mlle Foreau est mon ancienne émule d'atelier.
LA COMTESSE
Je sais. On me l'a présentée.
THYRA
Vous connaissez tout le monde, d'ailleurs !
LA COMTESSE
Je crois bien!... Ah! monsieur Lignières, comme
votre voix nous a charmés l'année dernière sur le
Bosphore ! Son Altesse en a gardé un souvenir palhé-
lic^ue. Nous en parlons quelquefois ensemble.
94 LE PHALENE
ARTACHEFF
Monsieur a chanté sur le yacht de la reine ?
LTGNïl^RES
Mais oui, la princesse Éléonore a daigné m'inviter
et j'ai été en croisière de Corfou au Bosphore.
Mme DE MARLIEW
Je vois que, quoique très ferré sur nos mondanités,
le fils de notre cher ambassadeur de Russie ignore
que M. Lignières est un chanteur mondain des plus
connus.
LIGNIÈRES
Oh ! oh 1 chanteur mondain ! Thorrible expres-
sion !...
ARTACHEFF
Au fait, je me rappelle maintenant...
LA COMTESSE
Il y a peu de voix professionnelles aussi remar-
quables que celle de M. Lignières. Ghanterez-vous
chez la comtesse de Fitz-Jamcs dimanche procliain?
LIGNIÈRES
Je dois accompagner la petite Mme Vallette qui
chante avec moi le duo de Tristan.
LA COMTESSE
Mais nous ne sommes pas venus pour causer de
nous et déranger la grande artiste. Je suis venue pour
voir son œuvre en train, uniquement.
LE PHALENE
ARTACHEFF et LIGNIERES
Nous aussi...
LA COMTESSE
Montrez-nous, je vous prie, cette petite statue,
dont votre mère nous a fait une description enthou-
siaste.
Mme DE MARLIEVV
Oh! ce sera superbe... Vous allez voir...
THYRA, met les mains sur l'œuvre absente.
Elle la tapote joyeusement.
Je m'excuse, vraiment, comtesse, mais je ne peux
pas vous la montrer. C'est, du reste, rien... moins
que rien.
LlGNIÈRES
Voilà qui n'est pas chic. On ne peut pas voir un
petit bout, un petit coin? Soulevez le bas de sa
robe... C'est un monsieur?... une dame?...
THYRA
Du reste, je ne pense plus déjà à cette statue. Mes
yeux sont déjà tournés vers autre chose, vers un
autre sujet dont vous entendrez parler, et ce sera
bien plus beau 1
LA COMTESSE
Qu'est-ce (jue c'est?
LIGNIERES
Dites-nous le titre, au moins?
96 LJi PHALENE
TIIYRA
Oh ! ça n'aura pas de titre,, ou alors un titre bien
vaste : a la Vie ! »
LIGNIÈRES
Simplement 1 Voyez-moi cela? Cette petite fille dit
« La Vie » comme elle dirait un verre d'eau.
LA COMTESSE
Mais qu'avez-vous aujourd'hui, méchant parisien?
ARTAGHEFF
Et le buste que vous deviez faire de moi?... Voilà
un an que j'attends un signe de vous...
LA COMTESSE
Le fait est qu'il y aurait un buste admirable à faire
de vous, mon cher Artachefï. Est-il beau cet animal-
là!...
ARTAGHEFF
Oh ! vraiment, vous allez me faire rougir, com-
tesse.
LA COMTESSE
Mais, pas du tout. Je comprends que Thyra ait été
très emballée... sculpturalement, veux-je dire! 11
a une tête de Marsyas, le fils de notre cher ambassa-
deur?...
Mme DE MARLIEW
Tout à lait !..
THYRA
Oui, je voulais faire justement un buste lauré... ou
avec un casque de gladiateur.
LE PHALE>'E 97
ARTACHEFF
Voilà véritablement un portrait diplomatique !
Mlle FORE AU
Monsieur a une tête très intéressante.
LIGMÈRES, bas.
Elle cherche une commande, la malheureuse I...
Hum ! ça a jeté un froid !
LA COMTESSE
Allons ! puisque vous ne voulez rien nous montrer,
je n'insiste pas; mais, enfin, ce n'est pas gentil. Nous
vous quittons, nous allons redescendre chez votre
mère. Dites-moi seulement si j'aurai le bonheur
d'être à Paris pour votre mariage? Je voudrais tant
y assister !
THYRA
Nous n'avons pas encore fixé la date.
Mme DE MARLIEVV
Mais nous pensons que ce sera dans deux mois.
LA COMTESSE
Oh ! je ne serai plus à Paris ... quel dommage I...
J'éprouverai une grande déception.
A cet instant la porte s'ouvre. Entre
un jeune homme aux cheveux
blonds qui se précipite en se
miillipliant.
CORMEAU
On m'a dit que tout le monde était là... Je me suis
permis... Coucou par-ci, coucou par-là.
98 LE PHALENE
Mme DE MARLIEW
Comtesse, M. Pierre Corneau, le poète Pierre Cor-
neau.
LA COMTESSE
Ah ! c'est vous, monsieur, qui écrivez ces jolis vers
qui paraissent un peu partout? Mais vous êtes tout
petit, tout petit, tout petit...
CORNEAU
J'ai dix-huit printemps... et pas un automne...
LIGNIÈRES, lui serrant ia main.
Il a tant d'esprit ! L'autre soir, au dîner, chez
cette bonne Ernesta, il a été étourdissant. Mais qu'il
se dépêche, car vous connaissez le proverbe... Cor-
neau, vous mourrez jeune 1 II faut que vous mou-
riez jeune?
CORNEAU
J'aimerais assez cela. Ne laisser derrière soi que des
regrets I
LIGNIÈRES
Ou des déceptions. Dcpêchez-voûs .
CORNEAU, àThyra.
Oh ! Je suis allé l'autre jour au Salon. Votre œuvre
est inouïe. C'est d'une brutalité et d'une audace !
J'étais avec Nijinski... j'ai cru qu'il allait bondir... Je
n'ai pas pu m'empccher, ayant à la boutonnière un
bouquet de myosotis, de le déposer comme une
palme au pied de votre statue!...
LE PHALENE 99
LIGNIKRES
Vous voilà palmée !... Gorneau vous a décerné les
palmes !...
GORNEAU
D'ailleurs, je me suis permis... demain ou après-
demain, vous allez voir dans un journal, une indis-
crétion... que j'ai envoyée moi-même... quelques vers
griffonnés sur le catalogue en sortant de l'exposition.
LA COMTESSE
Oh ! dites-nous ces vers, monsieur, sur la prédes-
tinée. Je vous prie !
ARTACHEFF
Sur l'œuvre ou sur l'artiste ?
GORNEAU
Salomon, monsieur, n'aurait pas pu les séparer !
LA COMTESSE
Comme il est tout de suite intéressant, ce jeune
homme, quoique tout petit! Quel buste aussi on fe-
rait de lui, Thyra !...
Mlle FOREAU
C'était ce que j'étais en train de me dire.
LA COMTESSE
C'est à vous... vraiment... ces cheveux, monsieur?
C'est leur couleur naturelle?...
100 LE PHALENE
GORNEAU
Mais, comtesse, vous ne voudriez pas que je les tei-
gnisse ?
LA COMTESSE
Non, en vérité, ce serait dommage! Dites vos vers,
monsieur, dites vos vers !
LIGNIÈRES
Nous sommes tout ouïe !
GORNEAU
Sa tête apollonienne et cryséléphantine
A la vétusté ardeur des dieux adolescents.
Elle mêle l'orgueil à la grâce enfantine
Et son pouvoir est tel qu'il rend déliquescent
Tout ce que fixe son regard d'ange moderne.
Tout veut se faire beau. Tout a l'horreur du terne.
Méduse vivifie au lieu d'annihiler.
Le bois se sent chargé d'églantiers spontanés
Du moment qu'elle y met le printemps de ses joues.
Quand elle passe et vient les choses font la roue !
Tout veut être choisi, plus artiste et plus rare...
Le silex du chemin se sent être carrare.
Et cette femme est telle, en dehors ou dedans
D'elle-même, qu'elle pourrait parfaitement,
Tant son regard est mâle et son fluide ardent.
Bleuir l'hortensia, rien quen le regardant.
Tout le monde s'exclame : « Char-
mant ! Charmant ! »
LE PHALENE 101
LIGNIhRES, à Thyra, qui est restée absente et rêveuse.
Ne regardez pas cet éphèbe, vous allez le passer au
bleu comme les hortensias I...
LA COMTESSE
Vos vers sont d'une préciosité et d'un naturel à la
fois!
THYRA, se levant, vague et souriante.
Je suis confuse !
CORNEAU
Mlle de Marliew est la seule femme sculpteur qui
ait été jolie. A part Vigée-Lebrun, toutes les femmes
artistes ont été des monstres.
LIGNIÈRES, bas, montrant Mlle Foreau.
Hum!... Hum !... Epargnez la dame à la toque de
velours!...
THYRA
Et ce n'est pas vrai. Je ne suis pas jolie.
lignii^:res
Si vous pouviez vous voir dans l'expression de votre
joie, dans le rayonnement d'un bal... Au bal, vous
êtes quelquefois d'un éclat unique. Vous avez l'air de
flamber...
THYRA
Comme un pudding !
LA COMTESSE
A propos irez-vous au bal costumé de la comtesse
de Chatriaud ?
102 LE PHALENE
Mmô DE MARLIEW
Nous ne sommes pas invitées, nous ne la connais-
sons pas.
LIGNIÈRES
Du reste, tous ces bals mondains sont assommants.
Il n'y a que les bals d'artistes où il y ait encore la
joie du costume. Je vais, ce soir, dans un endroit très
commun, mais qui est vraiment, après tout, le seul
bal de l'année.
CORNEAU
Les Quat'z'A-rts?
LIGNIÈRES
C'est toi qui l'a nommé !...
CORNEAU
Nous y allons en bande, ce soir. Nous nous y ver-
rons...
LIGNIÈRES
Eh bien, moi, j'y vais tout seul, mélancoliquement,
en vieux célibataire, pour le plaisir. Les premiers ont
été fort beaux. Il y avait la beauté de l'improvisation,
la folie de la jeunesse. {A ce moment, Thyr a, qui s'était
éloignée, a tiré an accord de harpe dans le fond. Li-
gnières se retournant.) Bon, je sais ce que cela veut
dire ! Nous l'ennuyons!...
CORNEAU
Et elle joue aussi de la harpe ! Que ne fait-elle pas
d'ailleurs?
LE PHALENE 103
THYRA
J'en jouais... Pauvre Perdita! C'est ainsi que j'ai
appelé cette harpe qui me servait d'accompagnatrice.
ARTACHEFF
Pourquoi ne jouez-vous plus?
THYRA
Parce que j'ai perdu ma voix.
ARTACHEFF
Vous aviez une belle voix ?...
Mme DE MARLIEVV, s'exclamant.
Si elle avait une belle voix !... Ah ! ne lui en parlez
pas... ça lui fait trop de chagrin! Une voix prodi-
gieuse !... Et vous savez, elle n'avait pas pris de leçon.
Elle chantait librement...
THYUA
Avant la sculpture... le cheval et le chant, c'était
toute mon âme... Oui, j'avais une voix, je crois, ex-
traordinaire... C'était un don de Dieu... 11 me Ta re-
tiré...
LIGMI>RES
Un de mes amis qui vous a entendue à Nice m'a dit
que vous aviez une voix de soprano d'un timbre re-
marquable.
LA COMTESSE
Et, de cette voix, il no reste rien?
THYRA
Rien du tout !
1U4 LE PHALENE
CORNEAU
Mais si peu que ce soit... si peu que ce soit...
THYRA
Je vous dis rieu (tout à cozip), ou plutôt si..', si...
une chose affreuse, comique et tragique à la fois...
un cadavre de voix qui me fait mal... mal à entendre
moi-même.
On se récrie.
LA COMTESSE
Oh I vous devez exagérer. On ne peut pas l'entendre!
THYRA se met à rire nerveusement.
Si vous me promettez de ne pas rire comme moi et
même d'être tristes, je vous donnerai cette minute.
CORNEAU
Mais nous n'avons pas envie de rire !
THYRA, appuyée à la harpe. Elle tire toujours quelques arpèges.
Voilà. Un soir à Rome... en revenant du Pincio...
je chantais et ma voix ce soir-là était si belle que
quelqu'un... un poète qui se trouvait parmi nous...
m'a dit : « Il faut qu'elle soit immortalisée, cette
voix-là. Il faut voler cette minute à la vie qui passe
et qui emporte tout ». Eh bien ! voyez, les poètes
sentent toujours juste, Corneau, voyez comme il pro-
phétisait ! Ma voix a disparu. Je l'ai perdue et il en
est resté un souvenir presque goguenard qui a la tris-
tesse des fantômes... Ah I vous ne riez pas! Vous at-
LE PHALENE 105
tendez avec aaxiété... Vous êtes tous bien sages, mes-
sieurs, mesdames ?... Eh bien! nous allons faire comme
Méphisto. Nous allons rouvrir les sources du passé...
(Elle se met à rire de nouveau. Elle va à gauche dans
le fond de la pièce^ fait manœuvrer un coffre phono-
graphique. Quelques noles^ très pures, s'en échappent;
on écoute très surpris. Au bout de quelques secondes Ja
voix enjle, et Mme de Marliew se lève subrepticement
et fait signe aux personnes qui sont là. Elle montre
Thyra qui^ assise, pleure. On s émeut. Sa mère, sur la
pointe des pieds, va jusqu'au phonographe et l'arrête.
Thyra, se levant.) Le passé !... Quelle caricature! Et
cela aussi n'a eu qu'un temps...
Klle prend le rouleau des main^ de
sa mère et le jette à terre.
CORNEAU, se précipitant.
Oh ! quelle méchanceté ! c'est affreux !
D'autres personnes s'exclament.
THYRA
Mais non, mais non... Vous voyez, ça me faisait
toujours trop de mal à entendre. Du reste, rassurez-
vous, je suis plus économe que vous ne le croyez! J'ai
deux ou trois rouleaux encore en provision. (Elle se
met à rire.)
ARTACHKFF
Mais c'est un crime ce que vous venez de faire là !
CORNE.\U, bas, à Lignières.
Je trouve cette minute d'un tragique moderne ex-
106 LE PHALENE
traordinaire. La femme écoutant sa propre voix dis-
parue 1 la confrontation de Fâme et de la machine.
Mme DE MARLIEW, s'approchant de Thyra.
Thyra 1 Thyra ! Tu as de la peine, je te sens éner-
vée.
THYRA, excédée.
Rien. Allez-vous-en, voilà tout. Emmène-les, je t'en
prie !
Mme DE MARLIEW, bas, aux uns et aux autres.
Venez...
THYRA, appelant Lignières.
Lignières ! Un mot, s'il vous plaît; vous avez dit
que vous alliez à ce bal ce soir. C'est intéressant ?
Une femmedu monde peut-elle y aller?
LIGNIÈRES, la regardant.
Peuli I avec un masque, pourquoi pas !
THYRA
Vous y allez seul ?
LIGNIÈRES
Oui.
THYRA
Eh ! bien, il est possible que vous receviez de moi un
coup de téléphone après le dîner. Je ne promets pas,
c'est possible voilà tout. Me piloteriez-vous incognito?
LIGNIÈRES
Avec joie, mais...
LE PHALENE 107
THYRA
Quoi?
LIGMKRES
Mais si le prince apprenait cette escapade ?
TIIYRA
Je suis libre, mon cher. Et puis ! Et puis...
En disant cela, elle secoue les lilas
du prince et les émiette. A cet ins-
tant juste le prince entre. C'est un
beau garçon, très distingué, à la
figure énergique et douce à la fois.
Il rit de toutes ses dents.
SCEXE VIII
Les mêmes, LE PRINCE PHILIPPE
DE ÏIIYESTE
Mme DEMARLIEW
Ah ! voilà le prince !
LK PRINCE
Bonjour, madame! Bonjour, comtesse.
Il serre les mains.
Mme DE MARLTEW
Mais vous nous aviez annoncé votre visite pour qua-
tre heures aujourd'hui !
LE PRINCE
J'ai pu m'échappcr phis tôt que je ne pensais. Bon-
jour, Thyra.
108 Ï^E PHALENE
TIIYRA
Bonjour.
LA COMTESSE
Je ne vous ai jamais vu une mine aussi pro-
digieuse.
LE PRINCE
Je ne cache pas mou bonheur ! Je suis un pauvre
homme assez content.
LA COMTESSE
Ils feront un couple adorable. {A voix basse, à
Mme de Matiiew et aux hommes.) Laissons-les seuls,
ces jeunes gens.
Mme DE MARLIEVV, tout haut.
Voici qui va la consoler. Venez prendre mon cho-
colat.
LA COMTESSE, bas, à Ligiiières.
Nous l'avons énervée, cette pauvre petite... Quel
dommage qu'elle ait perdu sa voix !
LIGNIÈRES
Bah I II lui reste tant de choses !... C'est vrai, tous
les dons elle lésa!... Mais vous, comtesse, n'avez-
vous pas une voix charmante... On me l'a assuré ?
LA COMTESSE
Je sais quelques petits airs nationaux. Il y en a de
très beaux.
LIGMÈRES, très haut.
La comtesse veut bien nous chanter en bas, dans le
salon de î\lme de Marliew^, quelques airs nationaux.
LE PHALENE 109
LA COMTESSE, se défendant.
Je n'ai pas dit çal.. . Je n'ai pas dit ça !
LIGMÈRES
Si, si, venez... Je vous accompagnerai moi-même
au piano.
LE PRINCE
Bon! Nous descendons, et je serai enchanté de
prendre quelque chose.
THYRA, s'approchant du prince.
Restez, il faut que je vous parle. {Haut et riant aux
autres.) Je vais aller moi-même lui chercher sa tasse
de chocolat
On entend la voix delà comtesse qui
dit an jeune poète.
LA COMTESSE
Oh! que c'est curieux encore cela! Vos cheveux
frisent aussi naturellement ! Je ne l'aurais pas cru !
CORNEAU
Je suis né ondulé... comtesse...
Mlle FOREAU, en s'en allant.
Thyra î... Je vous envie de vivre dans un murmure
d'admiration ! Que ce doit être beau d'être ainsi fêtée...
THYRA
Mais ce que je donnerais, moi, pour avoir votre ta-
lent ! [Au prince.) Vous restez, Philippe !
110 LE PHALENE
LE PRINCE
J'attends !
Thyra s'en va. Lignicrcs reste le der-
nier. Il cause quelques instants
avec le prince sur le pas de la
porte.
SCENE IX
LE PRINCE, LIGNIÈRES
LE PRINCE
Ah ! quel joli moment de Paris que le mois de mai !
J'arrive d'une exposition à Bagatelle.
LIGNIÈRES
Vous portez la joie en vous ! et sur vous !
LE PRINCE
Ma foi, oui! Je ne le dois qu'à ma fiancée ! Espé-
rons que la femme continuera ce bienfait.
LIGNIÈRES
Soyez-en sûr ! Vous avez raison d'épouser crâne-
ment cette jeune fille destinée à tous les bonheurs.
LE PRINCE
Crânement, vous dites juste ! Car il se mêle à ce bon-
heur le sentiment de joie que Ton éprouve toujours
quand on fait une niche à ceux qui vous agacent.
LIGNIÈRES
C'est-à-dire?
LE PHALENE lH
LE PRLXCE
Si VOUS connaissiez la véhémence avec laquelle, en
Italie, ce mariage est accueilli ! J'entends d'ici les
cris de paon de ma famille. Toute l'aristocratie ro-
maine vitupère... On me prédit les pires catastrophes.
Vous n'avez pas idée, en France, de ce qu'est la cour
romaine... Je suis neveu de cardinal !
LIGMÈRES
Oui, je sais.
LE PRLNCE
Eh hien, le cardinalito est en train de se faire zitti
{il siffle) comme une mauvaise pièce de théâtre. Mais
tout cela n'est que réjouissant ; je respecte et j'adore
ma fiancée. Elle vaut tous ces petits sacrifices
d'amour-propre. Je suis un homme radieux et décidé
à être heureux avec la dernière dos impertinences !
LIGMÈRES
Vous serez comblé.
THYR.\, rentre avec une tasse à la luuin.
Voici ce*.te ridicule chose.
Elle donne la tasse au prince.
LE PRINCE
Merci...
THVUV, à Lignièrcs.
Pourquoi ètes-vous resté le dernier? Vous n a\ z
rien dit, je i)ense !
I
112 LE PHALENE
LIGNIÈRES
Pour qui me prenez-vous ? Attendrai-je le coup de
téléphone?
THYRA
Attendez !... mais rien n'est moins certain.
SCÈNE X
LE PRINCE, THYRA
THYRA
Désirez-vous des pailles ?...
LE PRINCE
Ce que désire, c'est demeurer seul auprès de vous,
m'étendre à vos pieds... tenez, sur ce coussin...
comme votre chien, dans cette attitude qui me sera
familière plus tard... Ne vous en allez pas... Restez,
ma chérie. ,. Un coude sur vos genoux, en clignant un
peu les yeux, je peux me croire encore dans les jar-
dins de la villa d'Esté, ce jour où il faisait si chaud
et où on nous a apporté des bols de tamarin glacé...
Gomme vous avez l'air réfléchie, aujourd'hui, ma ten-
dresse ! Moi, je suis stupide de bonheur... Vous
voyez, tout le monde le constate, et particulièrement
aujourd'hui.
THYRA
Pourquoi particulièrement aujourd'hui?
LE PRINCE
Parce que j'ai visité des magasins pour notre instal-
LE PHALENE 113
lation future. J'ai été voir de vieilles choses, de vieilles
choses asiatiques dont je vous ferai la surprise, vous
verrez 1 Je crois que votre chambre à coucher vous
plaira. Il y a une équipe d'ouvriers en ce moment-ci
dans la vieille demeure de famille à Rome. A ce pro-
pos, ma tendresse, j'ai reçu encore un abattage du
cardinal. J'ai oublié de vous apporter la lettre. C'est à
mourir de rire! Décidément, nous nous marierons
sans la bénédiction du pape. Il faudra vous en passer.
TIIYRA
Il Y a beaucoup d'obstacles à notre mariage, beau-
coup... Ce breuvage est trop tiède... Voulez-vous de
la glace ?
LE PRINCE, riant.
Non, merci. Soufflez dessus, voulez-vous? (// lui
tend la tasse, elle soiifjle.) Vous êtes jolie ainsi. Avez-
vous bien travaillé hier et aujourd'hui? Je croyais
vous trouver en séance.
TIIYIW
Non, j'ai renvoyé le modèle. Ça ne marchait pas
bien. Je pensais à autre chose.
LE PRINCE
Eh bien, moi de même, moi qui ne travaille pas,
moi, le fieffé paresseux, l'acte de manger, aujourd'hui,
de parler, a été tellement oiseux que je crois bien
que je n'ai pu m'y résoudre... J'étais heureux à ce
déjeuner, j'étais heureux à cette exposition, mais je
pensais à toute autre chosf... Je me sentais ici... Con-
114 LE PHALENE
naissez-vous, Thyra, ce plaisir du passe, ce plaisir de
tout exhumer ?... Ce sera si agréable dans quelques
mois, quand nous serons tout seuls, de retrouver les
roses roses que vous cueilliez au jardin Aldobradini...
de revoir votre figure éclairée par en dessous, vous
savez, par le reflet du soleil quand vous restiez ap-
puyée le bras haut à une colonne... Je me souviens de
tout. Quand vous penchiez votre figure sur la tasse
pour la souffler, il y a une seconde, je retrouvais le
dessin de votre figure dans une vasque se détachant
sur la cime des cyprès, et...
THYRA, l'interrompt.
Mon ami, il faut que je vous annonce une pénible
nouvelle, une décision qui va vous causer beaucoup
de peine !
LE PRINCE
Mais vous avez un air inquiétant, ma parole î
THYRA, elle se love.
Et voilà que pour vous dire ces choses, je me sens
d'une faiblesse... d'une faiblesse...
n la soutient.
LE PRINCE, inquiet.
Mon pauvre petit ! mais votre chagrin est mon
chagrin. Parlez... parlez...
THYRA
(Elle se rassied.) Mon ami, je vais vous dire cela
LE PHALENE 115
très doucement. . . Vous ne vous mettrez pas en colère. . .
Vous allez tâcher de vous émouvoir le moins possible,
et, bien que je vous le dise du bout des dents, vous
comprendrez que je parle du fond de lame... que
tout ce que je vous dis est réfléchi et ressemble à la
vérité comme... la vérité à elle-même.
Klle lui prend la main et joue avec lo gnul.
LE PRINCE
Mais voilà déjà un début que vous n'improvisez
pas!
THYR.\
Ce n'est, en effet, ni une fantaisie, ni un caprice.
{D'une voix faible et craintive.) Il faut que nous res-
tions des amis... Nous resterons de bons amis, mais
nous ne devons pas nous épouser... Je ne veux pas
de mari... Je désire demeurer libre...
Il se retourne vers elle et resti- un
grand moment à l.i regarder.
LE PRINCE
Permettez-moi de ne pas prendre au sérieux cette
boutade.
THYRA
Vous auriez tort. Vous feriez fausse roule.
LE PRINCE
Allons, Thyra, vous ne vous rendez pas bien compte
de ce que vous dites, de l'effet sur moi d'une pareille
plaisanterie !
116 LE PHALENE
THYRA
Je sais que vous m'aimez beaucoup, mais ma déci-
sion est irrévocable.
LE PRINCE, sans y ajouter foi.
Je cherche ce qui peut vous effaroucher. Ce ne sont
pas des objections de famille I Vous ne vous froissez
pas de ce que je vous ai dit à propos de mon oncle et
des prêtres ?
THYRA
Ah ! Dieu non !
LE PRINCE
Qu'y a-t-il dans ce mariage qui vous gêne tout à
coup? Car c'est tout à coup. L'objection de la fortune
n'existe pas. Alors, il y a quelque chose de si inexpli-
cable dans cette répugnance subite que vous allez
m'en donner Texplicalion, ïhyra ! Vous m'avez
annoncé que vous parleriez du bout des dents ? Je
vais vous répondre de môme. Je vais vous répondre
en riant, en allumant même cette cigarette... Allons,
pas de fâcherie... Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qui
ne va pas, ma petite chérie ? Le travail ? Vous ne re-
doutez pas que j'importune ni votre travail, ni votre
avenir d artiste. Je vous ai assurée que je vous lais-
serais la plus grande liberté, que je vous demanderais
rien de vos journées. Vous hochez la tête... Ce n'est
pas (;a ?
THYRA
Mon petit Philippe, il ne faut pas chercher midi à
LE PHALENE 117
quatorze heures, vous savez. Je suis fantasque, ba-
roque. Je retrouve mes idées d'indépendance irrésis-
tible. Dites-vous cela !
LE PRINCE, riant.
Je sais... Ça vous ennuie que je sois Italien ! Vous
avez dit l'autre jour des choses très désagréables sur
les Italiens, à dîner... sur la n:iusique italienne, sur la
littérature italienne, sur l'aristocratie italienne. Je
vais me faire danseur russe... Passez-moi du feu!...
THYRA
Comme c'est bête ce que vous dites, même en riant!
Toute ma jeunesse,je m'étais prophétisé le contraire...
Ce n'est qu'avec un Italien, me disais-je, que je pour-
rais vivre agréablement en France.
LE PRINCE
Et comme c'est juste ! La France est exquise, à con-
dition de n'être pas Français. Vous voyez que nous
sommes bien faits pour être heureux à Paris comme
à Rome... Cependant, pour que vous ayez pu songer,
même à la légère, à une rupture, il faut que, physi-
(|uement au moins, vous vous sentiez bien éloignée
de moi ! C'est déjà embêtant.
THVtlA. se retournant ver? lui.
Oh ! je désire que vous n'alliez pas faire, plus tard,
des réserves de ce genre... Vous voulez que je vous
rassure sur ce chapitre? Eh bien, je le dis sans faiisse
honte : je n'ai pas été insensible ilu tout à ce qu'on
118 LE PHALENE
doit nommer votre charme, à vos manières de chat
tigre... ces yeux qui vous brûlent... votre voix à la fois
vibrante et voilée... Oui, tout cela je l'éprouve...
Quand vous entriez, je me sentais envolée, partie, dé-
pouillée de mon enveloppe charnelle. Quand j'étais
lasse, vous aviez le don de ranimer mes yeux... j'ai
toujours été contente de vous voir... Vous étiez toutes
les grâces de mes ambitions...
LE PRINCE
A la bonne heure ! Je commence à me rassurer !
J'en avais besoin.
THYRA, et souriant avec contrainte.
Et, maintenant que je vous l'ai redit, pour que vous
n'en doutiez pas... cela ne change rien à la résolu-
tion que j'ai prise, et dont je n'ai même pas averti
ma mère. Je vous le redis une dernière fois très dou-
cement, très gentiment, en souriant comme je peux...
pianissimo... mais vous devez voir à quel point je suis
décidée !
LE PRINCE, se levant brusquement.
Allons, allons, c'est sérieux?... Qu'est-ce que c'est
que cette histoire?
THYRA
Croyez-vous que je puisse dire quelque chose de
cet ordre par badinage? Croyez-vous, Philippe, que
j'éprouve toujours profondément... ce que j'éprouve?
et que mes idées soient des résultats de moi-même?...
LE PHALENE Hy
LE PRINCE
Vous m'effrayez !... Ah ça! je vous avertis, ma
chère, qu'il ue faut pas avec moi jouer de ce jeu-là !
Je suis brutal, très susceptible... prenez garde !
THYR.V, vivement.
Je ne suis pas sûre de vous donner le bonheur î
Alors, il vaut mieux ne pas tenter l'aventure... Je me
connais, je suis remplie de doutes: et de doutes moti-
vés. Quand on n'est pas certain du bonheur que l'on
peut apporter, on n'a pas le droit de proparer des dé-
ceptions... des solitudes... douloureuses.
LE PRINCE
Si je vous comprends bien, ce n'est pas de moi que
vous doutez, c'est de vous ?
THVRA
Je doute, mon ami, de mon accord avec la vie, et
ça revient au même !
LE PRLNCE
Ne cherchez pas de périphrases. On m'avait bien
averti et prédit que cette indépendance d'artiste...
THYRA
On n'a peut-ôtre pas eu tort ! Je sens en fin de
compte que je ne vous apporterais que du mal. [Elle
cherche ses mots.) Je pourrais être dans vos doigts une
illusion effritée! Sup])osez que par... insuffisance...
j'en arrive un jour à vous ciuitlor, que je vous laisse
soûl avec des regrets, avec le détestable souvenir d'une
120 LK PHALENE
femme que vous auriez aimée et à laquelle vous vous
seriez habitué. Il ne faut pas risquer le paquet quand
on doute de soi à ce point-là !... Je vivrai seule. Pas
de vie commune, c'est plus sûr !... J'ai réfléchi I
LK PRINCE
Ah ! vous êtes une terrible orgueilleuse, Thyra !
Voilà la vérité. Sous tous vos mots perce votre incal-
culable orgueil !
THYRA
Orgueilleuse ? Ah ! Philippino I bien plus encore
que vous l'imaginez ! Vous dites cela d'un ton de
reproche qui laisse à supposer que vous connaissez
toute la mesure de mon orgueil. Non... non... mon
orgueil est sans limites !... Ah ! tout ce que j'attendais
de moi et de la vie, vous n'en avez pas idée I
LE PRLNCE
La passion de la gloire qui prime tout, dans ce cœur
d'orgueilleuse !
THYRA
Oui, Philippe, la gloire !... Elle est si belle!... Mais
il n'y a pas que la gloire des œuvres. Les actes aussi
ont leur gloire. Un bel amour, c'est une œuvre comme
une autre. Mais là aussi il faut la patience, le temps I
comme dit Lepage.
LE PRINCE
Si c'est ce qui vous inquiète, attendez avec confiance,
ma chérie, et vous verrez. Je réponds de vous 1
11 essaie de la prendre dans ses
bras.
LE PHALENE 21
ÏHYRA, se dégageant.
Non, je n'attendrai pas, je n'attendrai rien, mon
petit Philippe..., nosfiançailles sont rompues, je vous
rends votre liberté. Nous nous reverrons, certes, vous
reviendrez ici, je l'espère, mais en ami, en ami seule-
ment.
Mouvement dv fureur de Philippe
qui arpente l'at'jlier.
LE PRLNCE
Allons, puisque je me heurte à une décision, la
raison ? Vous voulez, selon la formule, vivre votre vie,
vous consacrer à la sculpture... c'est cela?
THYRA
L'avenir vous prouvera le contraire... Je viens de
rompre au contraire toutes mes fiançailles avec la vie,
toutes...
LE PRLNCE
Que signifient encore ces paroles énigmatiques.
THYRA, avec flamme.
Philippe, je me suis réservée entière jusqu'ici, avec
une fureur jalouse et heureuse, à toutes ces promesses,
à ces noces avec l'avenir... J'y ai voué mon esprit ar-
dent et mon corps chaste... Je vous attendais, je vous
l'ai dit, comme j'attendais pour mes œuvres le génie
qui allait me tomber du ciel! Le mot : amoui- que
vous m'avez fait prononcer pour la première fois, est
comme le mot: génie... Une fois dit... et cela a été
long par exemple... j'y ai cru dur comme fer et je
122 LE PHALENE
Tai employé tous les jours à propos de vous. Eh bien,
ces deux couronnes de noces, l'art et l'amour, je les
ai brisées aujourd'hui même. Je ne sculpterai plus
jamais !
Elle découvre la selle vide.
LE PRINCE
Allons donc!... Quelle blague! Alors quoi?... Pas
de sculpture, pas de mariage?... Que comptez-vous
faire, alors !
THYRA
Autre chose...
Un temps.
LE PRINCE
Ah ! c'est ainsi... autre chose!... Ah ! parfaitement...
Si vous projetez de tout quitter, art et mariage... c'est
que vous êtes enchaînée quelque part !... Il y a dix
minutes que le mot me brûle les lèvres. Vous ne pou-
vez pas m'épouser, dites-vous, répétez-le... encore?
Vous ne pouvez pas ?
TIIYRA
Je ne le peux pas.
LE PRINCE
Alors c'est que ce qu'on m'avait dit est justifié!...
C'est que vous avez un amant !... Si, si... G'estcela !...
On vous accuse. Je ne voulais pas le croire quand on
m'a insinué : u Prenez garde, vous êtes dupe. » Je suis
sûr maintenant qu'il y a un amant... je le sens!...
C'est logique d'ailleurs... Une jeune filîc trop libre...
habituée à la licence des yeux !
LE PHALENE 123
TU Y II A
Ne vous égarez pas !...
LE PRINCE
Thyra... C'est une comédie? Une épreuve!... Ou
alors, de la folie pure, si quelque attachement ne
vous retient pas... Voyons, dites, et redites avec
moi que nous nous marions et que nous serons
heureux. 11 faut que vous n'en doutiez pas... nous
serons très heureux. Je me rends compte de tous
les trésors que vous m'apportez... Ne craignez rien,
je serai à vos genoux comme je Tétais tout à
l'heure, toujours en adoration... Vous travaillerez à
votre aise. Vos caprices seront réalisés. Je ne serai
pas jaloux de votre gloire, j'aurai des attendrissements
pour elle. Je vous considère comme une espèce d'en-
fant de génie, promise à toutes les belles choses...
Comprenez bien que ce n'est pas chez moi illusion,
sensualité passagère. Il n'y a presque.pas de sensualité
dans mon amour pour vous, tellement vous êtes
haute!... C'est tendre, respectueux... Voilà... Et si
vous me rejetez, écoutez bien cela et sentez la me-
sure de votre responsabilité... si vous m'échappez...
je sens que je serai un homme absolument perdu.
Je ne sais pas ce que je ferai !
THYllA
Taisez-vous ! taisez-vous ! Il ne faut pas dire cela.
C'est trop. Allez-vous-en ! allez-vous-en î Kpargnez-
moi.
121 LE PHALENE
LE PRINCE
Oh ! je sens bien que, là-dessous, se cache quelque
histoire probablement peu glorieuse, plus ou moins
avouable... Il est temps de vous repentir. Demain...
THYRA
Ne menacez, pas, Philippe. J'ai de la peine, il est
inutile de m'en faire plus encore...
LE PRINCE
Je vous avertis que si vous persistez... d'abord,
nous ne nous reverrons jamais, jamais !... Ne comptez
sur aucune amitié posthume de ma part 1 Si cela doit
finir ainsi, bah !... je l'accepterai... je suis fataliste!...
Je n'aurai même pas la sale curiosité de fouiller dans
l'ombre trouble de votre vie... Après tout, il y a
quelque chose de sincère et d'impressionnant dans
votre voix qui me fait comprendre ceci : si vous ne
voulez pas vous lier à moi, c'est que vous ne le pouvez
probablement pas. Il y a là un reliquat d'honnêteté,
tncltons : un scrupule!...
THYRA
Ne m'accablez pas ! croyez ce que vous voudrez !...
LE PRINCE
Thyra, j'étais arrivé le plus heureux des hommes, je
repartirai le cœur broyé. .. serré jusqu'à me faire éva-
nouir, mais ce sera...
THYRV
Vous l'avez dit : définitif I
LK PHALENE 125
LE PRINCE
Votre inexplicable cruauté serait mon salut clans ce
cas. Cette rupture préméditée et sèche et si méchante,
me guérira ! Je n'en suis pas à mes premières bles-
sures ! AfTaire de courage... je suis fataliste. Et c'est
l'orgueil qui me sauvera.
TIIVHA
C'est toujours l'orgueil qui sauve, Philippe!
LE PRINCE
Oh î la leçon ne sera pas oubliée de sitôt !
TITYRV
Vous ne la recevrez probablement pas deux fois !
Vous avez tout pour être heureux... pour être aimé...
adoré.
LE PRLNCE
Et dévSormais, je croirai k la loi des mésalliances.
THVRA
Je vous en prie !
LE PRINCE, changeant de ton.
Adieu, Tliyra ! Oui, sans colère, en effet, sans co-
lère, je partirai. Je répondrai à la froideur de votre
décision par une attitude non moine simple et tout
aussi énergique. Je pars bouleversé, stupéfait, ému
jusqu'à en trembler. Mais un jour... et un jour, cela
veut dire dans bien des jours... j'ajouterai sans doute
126 LE PHALENE
cette mcconvenuc au roman de ma vie. Ce jour-là, si
j'ai la force de me dire sans larmes : u Ce fut une
jolie erreur », alors, c'est que je vous aurai pardonné !
THYRA, la voix étranglée.
Eh! ({uoi... je perds même votre amitié?... Pas
cela, dites... Pas tout à fait?...
LE PRTNGE, avec hauteur.
Ah I par exemple... je vous le garantis 1 (// s arrête
un instant à la porte.) Une dernière fois, Thyra, je
vous ordonne de me donner la raison... J'y ai droit...
je la veux.... Parlez... (// dit cette phrase avec une
autorité sans réplique.)
THYRA, après une hésitation vacillante à voix basse.
Vous l'avez dit : l'honnêteté !
LE PRINCE, réprimant un cri.
Ah! cette fois, j'ai compris!... Quel aveu!... (//
prend son chapeau.) Adieu, Thyra ! (Froidement, cor-
rect.) Tout est fini !... Je vous épargnerai le moindre
reproche... Maintenant je crois bien qu'il n'y a plus
un mot, plus un, qui puisse venir à notre secours !...
J'écrirai à votre mère... Présentez-lui tous mes res-
pects, et dites-lui que je m'en retourne en Italie, fâché
de ne pas lui avoir fait mes adieux ni présenté mes
hommages.
LE PHALENE
127
SCENE XI
TIIYKA, seule, puis LES DOMESTIQUES
TIIYRA, elle s'appuie contre la selle vide, la tète écroulée sur
les coudes. On entend sa respiration oppressée, et on voit la
secousse de ses bras. Puis elle pousse un affreux gémissement.
La place est nette. Ah! si je croyais en Dieu!... Au
secours, la vie, au secours ! (Fébrile, elle sonne des coups
précipités. Elle ouvre les portes du fond de l'atelier et
appelle.) Green ! Yoro ! (La femme de chambre entre
en courant.) Green, je vous avais sonnée.
GREEX
Mais mademoiselle a sonné des coups si précipités...
on ne savait pas qui.
Le nègre apparaît à la porte.
THYRA
Oui, Yoro aussi. Attendez, attendez mes ordres...
Le maître d hôtel aussi. Vite, vite... (Elle s'interrompt.)
Non, attends... Yoro. [Elle met les main.'i sur le visage
comme pour réfléchir, pour prendre un parti.) Green,
fermez les rideaux de la baie, fermez les fenêtres lier-
métiquement, fermez !
GREEN, étonné.
Mais, mademoiselle. Il fait grand jour. Il est
quatre heures !
THYRA
Eh bien, il fera nuit ! C'est ce que je veux. Aidez-
la, Yoro, vite, vite. (Les deux domestiques tirent les
rideaux de la baie. On ferme une petite fenêtre dans
128 I-E PHALENE
une niche. Pénombre. On ny voit presque rien.)
Là. Maintenant allumez... Partout! Partout... je
veux toutes les lumières, les plafonds... les vas-
ques... {Les domestiques allument.) C'est bien. Ah I...
C'est bien ! (Une lumière intense a jailli de toutes paris
dans les globes^ dans les vitrines, dans la voûte du
plafond.) Voici. Je dînerai ici, dans l'atelier... toute
seule. Je vais au bal ce soir. J'entends que personne
ne me dérange, personne, pas même madame. Vous
entendez bien, je ne veux ni ma mère, ni personne.
L'ordre est formel. (Par la porte restée ouverte un
valet de pied apparaît. Thyra l'aperçoit.) Ah ! le valet
de pied aussi est accouru ! J'ai justement besoin de
vous. Allez chez Edyard, apportez-moi des pastèques
très mûres, très mûres, n'est-ce pas?... Vous achète-
rez en passant des roses rouges chez le fleuriste, le
plus rouge possible, avec de longues tiges... Vous,
Yoro [le valet de pied sort sur un signe)., dites au
maître d'hôtel qu'on me servira ici du caviar, du
Champagne... Allez, et personne, n'est-ce pas?... Ah !
j'oubliais la manucure... Téléphonez à la manucure.
Non,Green lefera... n'est-ce pas, Green?(yl Yoro.) Sortez.
GREEN
La manucure, et le coiffeur, mademoiselle ?
TIIYRA
Non, je m'ébou ri lierai toute seule, je m'arrangerai
seule. Il faut que je sois un amour ce soir... Je veux
être belle! radieuse! radieuse!... [Elle élire les bras.)
LE PHALENE 129
Green, allez me chercher mes deux costumes de
Salomé, les deux avec les coiffes, celle de corail et...
GREEN
Mademoiselle les a mises dans le grand coff're avec
les costumes anciens.
THYRA
C'est vrai. Eh bien, sortez-les, sortez-les. {Green va
à droite à un coffre oriental et sort les robes. Elle lire
elle-même les rideaux par où filtrait un peu de lu-
mière.) Vous m'apporterez tout ce qu'il faut pour le
maquillage, ici, devant la psyché, sur cette table...
GREEN, apportant les costumes.
Mademoiselle s'habillera ici ?
THYRA
Oui, ici. Je veux prendre tout mon temps, je veux
être méticuleusement belle et je sens que je vais l'être
ce soir. Je vais m'appliquer. {Elle prend les deux cos-
tumes et les jette sur un divan.) La manucure seule-
ment, n'est-ce pas, c'est bien compris? Ah ! que ça va
être agréable... toute seule... pendant qu'il pleut sur
les vitres de l'atelier î Je vais me déshabiller près de la
vasque, et je vais mettre trois heures... quatre heures,
tant que je pourrai... à m'arranger, à attendre...
GREEN
Mademoiselle n'a pas besoin de moi. alors?
THYUV
Apportez-moi dans quclcjucs instants toutes les
130 LK PHALENE
pâtes, les flacons, les brosses, les parfums, et à
sept heures, qu'on me serve sur un seul plateau
les bonnes petites choses que j'ai commandées. Fer-
mez toutes les portes et plus de bruit dans la maison.
(Green s^en va. Thyra prend les colliers que la femme
de chambre a sortis avec les costumes. Elle les met
nerveusement autour de son cou, passe trois ou quatre
bagues à ses doigts et entr' ouvre son corsage. Elle enlève
quelques épingles de ses cheveux. Les cheveux tombent
sur ses épaules. Alors ^ elle prend le bonnet de
corail et le pose à peine sur sa tête. Elle arrache au
bouquet de lilas quelques branches, joue avec en
chantonnant. Puis, tout à coup, elle s'arrête net;
dans la psyché elle a vu son image de loin. Les sourcils
froncés, elle regarde.) Ah ! te voilà, toi ! (Elle fait un
pas avec un geste de colère. Elle lance, les fleurs contre
la glace, en la visant, de loin; puis elle se rapproche,
regarde fixement, avidement son image; à droite et à
gauche, jette un regard peureux et circulaire comme
pour mesurer sa solitude. Elle s'approche tout contre
la glace en allongeant les bras et en se souriant, la tête
un peu renversée en arrière. Quand elle arrive à la
psyché, elle s'y accoude, laisse glisser sa joue en feu
contre la fraîcheur de la glace. Elle secoue la tête,
avec une petite expression douloureuse et plaintive,
presque puérile. Elle tend les lèvres et embrasse en
pleurant son image.) Pauvre... pauvre...
RIDEAU
ACTE II
Même décor. Même atelier. La scène vide. Ce n'est plus
l'éclairage du premier acte. Obscurité presque complète.
Une coquille lumineuse, simplement, projette sa lumière.
Sur une table le plateau du dîner non desservi. Près de la
psyché la lampe à pied. Désordre d'étoffes et de robes. Des
flacons et des brosses. La scène demeure vide très long-
temps. On entend sonner à la porte de l'escalier privé de
l'atelier. Personne ne vient... Plusieurs appels. On entend
même cogner à la porte de l'antichambre. Mme de Marlicw,
en camisole de nuit, apparaît au petit escalier intérieur
qui mène aux appartements. Elle descend et maugrée,
tourne un commutateur qui donne un peu de lumière dans
une coupe.
SCESE PREMIERE
Mme DE MARLIEW, seule.
Mme DE MARLIEW, marmottant.
Qu'est-ce qui se passe? Elle n'a donc pas pris sa
oleC? 11 est trois heures déjà... {Elle va à la porte de la
petite antichambre.) C'est toi, Thyra? [Bruits de porte
ouverte. Celte fois une exclamation.) \ous\... Entrez
132 LE PHALENE
entrez ! (Mme de Marliew revient en scène faisant
passer devant elle le prince de Thyeste en habit. Il
entre avec précipitation.) Vous ! prince !... Que venez-
vous faire?. .. Il y a un malheur !... Un accident est
arrivé à ïhyral...
SCÈm II
Mme DE MARLIEW, PHILIPPE
PHILIPPE
Non... Je viens l'attendre. Elle n'est pas là, n'est-ce
pas? Elle n est pas rentrée?
Mme DE MARLIEW
Il est pourtant trois heures du matin.., mais elle
ne saurait tarder.
PHILIPPE
Savez-vous où elle est allée?
Mine de MARLIEW
A un bal costumé.
PHILIPPE
Seule? Personne n'est venu la prendre?
Mme DE MARLIEW
Seule... Je ne l'ai même pas vue; j'étais couchée
quand elle est partie. Elle avait condamné sa porte.
PHILIPPE
Je m'excuse de vous déranger à une pareille heure
LE PHALE2S'E 133
et de vous avoir fait lever... Mais si vous le voulez
bien, nous allons l'attendre ensemble?
Mme DE MARLIEW
Très volontiers... Je m'excuse seulement d'une
pareille toilette. Permettez que j'aille au moins mettre
quelque ordre...
PHILIPPE
A quoi bon? Je vous en prie, restez comme vous
êtes...
Mme DE MARLIEW
Croyez que je suis gênée... Une vieille femme ab-
dique toute coquetterie, c'est entendu, mais...
PHILIPPE, sèchement.
Je vous trouve très bien ainsi. Je vous en prie, ma-
dame. J'ai à vous mettre au courant de la situation et
tout retard, fût-il de quelques minutes, me semblerait
intolérable.
Mm,i DE MARLIEW
Asseyez-vous donc, prince. Tenez, je vais donner de
la lumière... (Elle allume l'atelier.) Vous avez là des
cigarettes. Vous n'aurez pas froid ?
PHILIPPE, sans s'asseoir.
Je crois qu'en ce moment je ne sentirais ni le froid
ni le chaud ! Je viens de faire les cent pas devant
votre porte pendant près d'une heure et je ne pourrais
me rappeler la température. (Un temps.) Votre fille
m'a donné congé ce soir, le savez-vous?...
134 LE PHALENE
Mme DE MARLIEW
Qu'est-ce que vous dites là?... Ce n'est pas pos-
sible !
PHILIPPE
Elle a rompu avec une netteté, une autorité qui
montraient une résolution parfaitement méditée.
Mme DE MARLIEW
Jamais, croyez-le, elle ne m'avait mise au courant
d'une intention semblable ! Vous me voyez suffoquée...
Avant-hier matin encore, nous avons discuté certains
détails de trousseau. Peut-être, prince, avez-vous pris
une bouderie de femme nerveuse pour...
PHILIPPE, soupçonneux.
Non, non... Thyra ne m'a fourni que les plus
vagues explications. C'est ce vague, précisément, qui
avait éveillé tous mes soupçons. Je prévoyais quelque
mystère là-dessous. J'ai voulu savoir... et ce que j'ai
appris passe toute imagination, en effet 1 J'ai fait
guetter votre fille !
Mme DE MARLIEW, révoltée.
Oh!
PHILIPPE
Pensant bien qu'elle sortirait ce soir, j'attendais le
signal de mes pisteurs et j'ai pu la suivre moi-même.
Elle est partie d'ici de bonne heure?
Mme DE MARLIEW
Oui, vers neuf heures, je crois.
LE PHALENE 135
PHILIPPE
Elle s'est rendue chez Emmanuel Liguières.
Mme DE MARLIEW, rassurée et riant.
Chez M. Lignières ?... Oh! si vous prenez ombrage
de cette camaraderie, je puis vous certifier...
PHILIPPE
Attendez la suite... Attendez la suite... Elle est
en effet restée très peu de temps chez ce M. Lignières.
Mme DE MARLIEW
Vous voyez bien !
PHILIPPE
Ils sont descendus tous deux au bout d'une vingtaine
de minutes ; Thyra telle qu'elle était entrée, c'est-à-
dire la figure emmitouflée de voiles, et lui en cos-
tume renaissance italienne... une sorte de seigneur
vénitien. Ils se sont fait conduire par le taxi qui avait
amené Thyra, ils se sont fait conduire au bal des
Quat'-Z'Arts...
Mme DE MARLIEW
C'était donc à ce bal?... Oh ! comme je suis con-
trariée ! En effet, l'endroit n'est pas convenable, et je
la gronderai d'importance !
PHILIPPE
Doucement!... Je vais vous servir d'autres choses !
Je ne sais si elles seront pour vous des révélations ou
si rien de la vie do votre fille no vous est inconnu ..
136 LE PHALENE
Mme DE iMARLIEVV, avec hauteur et fermeté.
Mais, prince, Thyra ne me cache jamais rien et n'a,
je vous le certifie, rien à me cacher.
PHILIPPE
Vraiment? Je doute pourtant que vous consentiez à
partager la responsabilité de ce qui va suivre. {Il s'as-
sied.) J'ai pu distinguer qu'elle avait un loup sur la
figure.
Mme DE MARLIEW
Quelquefois, elle porte, par genre, un loup de
velours rouge.
PHILIPPE, ricanant.
Oui... une habitude, une manière de ne pas se faire
reconnaître... Le célèbre anonymat !... Bref, je les ai
vu entrer. J'étais par conséquent sûr de les retrouver;
j'ai pris le temps de me masquer moi-même. J'ai
passé hâtivement un costume, placé un cartonnage
sur la figure. Au bout d'une demi-heure je suis entré
dans la salle. Bon, me suis-je dit, je tiens la clef du
mystère; elle aime Lignières. C'était une intrigue.
Mme DE MARLIEW.
Oh ! prince, tout à fait impossible, impossible !
PHILIPPE
En effet, mais sur le moment l'hypothèse me sem-
blait très plausible. Pourquoi pas?... Lignières est un
beau garçon. Je l'avais rencontré dans la journée ici
môme. Elle pouvait obéir justement à une séduction
LE PHALENE 137
sentimentale... enfin, ce n'était pas impossible... Eh
bien! non, non... l'iiypolhèse était trop simple, trop
normale encore I Je me trouve en présence de quelque
chose qui dépasse tout ce que je pouvais imaginer...
tout! vous entendez, tout !... Voire fille est, madame,
un être sournoisement dégradé, un...
Mme DE ^L\RLIEVV, se lexaiit indignée.
Mais, prince, je ne vous permets pas de parler ainsi
de ma fille.
PHILIPPE
Oh ! oh ! nous n'en sommes plus à ces permissions-
là, je vous prie de le croire! Après ce que j'ai vu, de
mes yeux vu, je suis autorisé à tous les commentaires. ..
et je les prends !
Mme DE MARLIEW, se remettant do son émotion.
Je VOUS somme maintenant de préciser vos accu-
sations.
PHILIPPE
Facilement!... Après s'être livrée à mille excentri-
cités dans son costume de Salomé, déjà pas mal indé
cent, bras nus, gorge à l'air, et. je le reconnais cepen-
dant, gardant le masque ou ne le soulevant que pour
boire quelques gorgées de Champagne, elle s'est mise
à danser dans un coin, devant une dizaine de personnes
ricanantes et excitées; elle dansait comme un modèle,
toujours nimbée de voiles .. sous le regard, j'ose dire
paternel, de ce monsieur Lignières qui, lui, était par-
faitement reconnaissablc, ne se mettait pas eu peine
1S8 LE PHALENE
d'un anonymat quelconque et serrait de temps en
temps quelques mains d'un air fat et flatté. Je voyais
des hommes lui demander à voix basse, avec ce
regard qui ne trompe pas, ce regard curieux :
« Qu'est-ce que c'est que cette petite femme-là? »
Mme DE MARLIEW
Inconséquence regrettable ! voilà tout !
PHILIPPE
Il haussait les épaules et c'était déjà exquis pour
moi. Mais voici la chose inouïe, tellement folle que
si je ne Tavais vue de mes yeux, jamais je ne l'aurais
crue ! Tout témoignage m'aurait paru une calomnie,
une invention pure!...
Mme DE MARLIEW
Mais dites, dites!... Vous me déchirez!... Vous me
jetez dans un état d'anxiété torturante...
PHILIPPE
L'heure des soupers ayant sonné, ils se sont placés
à une table... vous savez, ces petites tables à côté
l'une de l'autre... Cent cinquante personnes se trou-
vent réunies en cohue, échangent leurs regards, leurs
cris, leur demi-ivresse... Cela sent la sueur et le
fard... Tous les deux seuls, Lignières et elle, attablés,
presque silencieux... De temps en temps il lui ver-
sait par amusement des vins, du Champagne... Elle
paraissait d'une gaieté extraordinaire. Je ne distinguais
pas ce ({u'clle regardait en face d'elle fixement,
LE PHALE^fE 139
mais, tout à coup, elle rejeta le loup et son visage
parut en pleine lumière, un visage que je ne lui con-
naissais réellement pas, presque cynique... les narines
froncées par une respiration haletante... Et je m'aper-
çus que, depuis quelque temps, elle considérait en
face d'elle une sorte d'éphèbe, un bellâtre d'une ving-
taine d'années, habillé en joueur de flûte, qui donnait
l'impression d'une sorte de peintre anglais ou améri-
cain, vous savez, ces jeunes hommes au visage au-
dacieux dans une foule, qui se sentent regardés et ne
craignent aucun regard... Mon attention, d'ailleurs,
se portait uniquement sur elle. Je ne perdais pas un
jeu de sa physionomie. Alors j'ai vu son expression
de figure se fondre en sourire, un sourire presque
humble, qui m'a tout écœuré. De suite j'ai jeté les
yeux sur l'homme. 11 répondait à ce sourire... puis
il a mâchonné prétentieusement des fleurs. Elle a
répondu de même. Je me sentais étoufl'er !
Mme DE MARLIEVV
J'ai peur...
PHILIPPE
Attendez, ce n'était rien ! Car comme une prosti-
tuée {Mme de Marliew se lève en sursaut), il n'y a pas
d'autre mot, comme la plus vulgaire des courtisanes,
à je ne sais quel geste de l'homme qui m'échappa, elle
a répondu en envoyant du bout des doigts, négligem-
ment, un baiser! Cela s'est fait très simplement,
comme un rite... Elle avait le coude appuvé sur la
140 LE PHALENE
table, le regard mi-clos. L'homme souriait toujours...
Peu de temps après, il s'est levé, s'est approché de leur
table... Ils ont causé quelques instants, lui debout. Et
Lignières, vous entendez bien ceci, Lignières a laissé
s'asseoir à leur table cet homme qui sans nul doute
devait être pour lui un inconnu... Lignières riail bête-
ment, peut-être amusé!... L'heure qui a suivi fut
plus atroce encore! J'ai vu cet homme lui caresser
doucement les bras... Il a saisi une coupe de Cham-
pagne... il l'a fait boire, la tête renversée en arrière,
et tout à coup il lui a pris la bouche en riant... Ah!
je vous fais de la peine...
Mme DE MARLIEW, laissant tomber la tète dans ses mains.
Vous me martyrisez, tout simplement.
Un silence oppressé.
PHILIPPE
J'abrège. Il y a deux heures environ, ils sont sortis
tous deux ensemble du bal, délaissant Lignières,
qui s'est perdu dans la foule. Moi, je me suis précipité
à leur poursuite. Mon taxi les a suivis. Je n'avais
plus qu'un espoir, dans ce désarroi, c'est qu'elle se fît
conduire directement ici... Parbleu, non ! l'auto filait
toujours du côté du parc Monceau. Oh ! cette pour-
suite dans la nuit !... J'avais envie d'arrêter la voiture,
mais la curiosité emportait tout autre sentiment.
Eux, ont-ils aperçu une auto qui les suivait? Je ne
le crois pas, toutefois, l'homme, à un certain mo-
ment, s'est penché à la portière... la couronne de
LE PHALErSE 141
laurier d'or est tombée.. . J'ai aperçu un bout d'épaule,
un bout d'étofîe rouge, c'est tout!... Alors, ils ont
tourné à toute allure dans des rues diverses. Mon taxi
ne pouvait suivre qu'à une distance normale pour ne
point éveiller leur attention. Brusquement, je les ai
perdus !... J'ai pris la rue Puvis-de-Chavanne; eux ont
dû prendre une petite rue à gauche... Pendant une
demi-heure, j'ai exploré toutes les rues environnantes.
J'espérais qu'un taxi arrêté m'indiquerait la maison.
Rien ! Je n'avais plus qu'à me faire conduire ici et, en
bas de chez vous, j'ai erré... je me suis promené...
Maintenant, il est trois heures. Le sot espoir qu'elle
était peut-être ici... montée par l'escalier de son ate-
lier... le désir surtout de vous voir, de parler à quel-
qu'un, m'a fait sonner à votre porte... A présent, je
suis chez elle et j'attendrai, j'attendrai jusqu'à l'au-
rore... jusqu'à demain matin ! {H frappe sur la table.)
Je veux; lui crier toute ma haine, tout mon mépris,
toute ma colère ! Ah ! le sentiment de répulsion que
j'éprouve!... le... (// s'arrête.) Eh bien, vous voilà
fixée!... L'éticz-vous avant? Je n'en sais rien! Oui,
oui, je n'en sais plus rien ! J'en arrive à douter de
tout ! N'ai-je pas été la dupo de deux aventurières?
Mme DE MARLIEW
Monsieur, c'est trop abominable de parler ainsi ! Je
vous comprends... mais, regardez-moi, regardez-moi,
par pitié ! Depuis que vous parlez, je me demande
lequel de nous deux est fou ! lequel a perdu tout bon
142 LE PHALENE
sens ! Et encore maintenant je vous répète que vous
avez dû être le jouet d'une erreur 1
PHILIPPE
Phrase classique!... Je l'attendais. Malheureuse-
ment...
Mme DE MARLIEW
Ma fille est sage, monsieur, ma fille est pure ! Mais
oui, en ce moment encore j'en répondrais, j'en ré-
ponds ! J'ai eu toutes ses confidences d'enfant, de
jeune fille. J'ai lu ses petits cahiers... Elle écrivait ses
pensées au jour le jour. Je vous les montrerai... vous
ne douterez plus. Elle a repoussé toutes les avances,
tous les partis !... Vous la connaissez, farouche, aris-
tocrate... pétrie d'orgueil...
PHILIPPE, il éclate de rire.
Ce qui n'empêche pas que votre fille menait la
louche existence des débauchées !
Mme DE MARLIEW
Non, je vous crie que non ! Vous allez avoir l'expli-
cation de cette imprudence, car c'est une imprudence,
un défi, peut-être... Vous devez bien voir, monsieur,
que je vous dis toute la vérité.
PHILIPPE
Je vois que vous ignorez peut-être tout, que vous
avez été roulée, vous, la mère, comme moi ! C'est
admissible... Une aventurière comme elle peut donner
le change ù tout son monde I
LE PHALENE 143
Mme DE MARLIEW
Mais elle vous adorait !
PHILIPPE
Peut-être ambitionnait-elle seulement mon titre?...
Peut-être maimait-elle, après tout?...
Mme DE MARLIEW
N'en doutez pas !
PHILIPPE
Seulement, à la dernière minute, un remords ou
simplement un reste d'honnêteté, si ce n'est le désir
pur et simple de sa liberté, l'ont empêchée de com-
mettre la suprême infamie ! Elle a eu peur. ..
Mme DE MARLIEW
Peur?...
PHILIPPE
Quesais-je?. .. De la révélation, delà lettre anonyme,
du chantage d'un amant... Car quand on en est où elle
en est, dans le domaine de la débauche, peut-on rester
maître de sa vie ou de ses actes '.Ils appartiennent à tous!
Mme DE MARLIEW
Que voulez-vous que je réponde? Vous voyez, mon-
sieur, une pauvre femme éperdue !
PHILIPPE
Mais ce n'était que trop naturel, d'ailleurs, ma-
dame ! Une artiste, une jeune fille habituée comme
je le lui avais dit déjà, à la licence des yeux, à la
camaraderie des hommes ! Voilà trois ans qu'elle
1^* LE PHALÈNE
Vivait de la vie d'atelier. Ses sens, à vingt-trois ans,
devaient être nettement éveillés. Oh ! je reconstitue
facilement! Tenez, elle a dû, par hypocrisie, par
nécessité, tomber dans les amours faciles, les contacts
brefs. Vous savez, les anonymes, les inférieurs !
Mme DE MARLIEW
Mon Dieu! mon Dieu!... Maintenant, à mon tour
aussi, je reconstitue. Vos paroles m'éclairent. Oh !
quelle terrible chose, monsieur !... {Elle baisse la voix
instinctivement.) Hier matin, en eflet... oh! mainte-
nant je peux le dire... elle est rentrée ici habillée
dune façon si étrange, avec un costume de... {elle
hésite) de femme de chambre.,. Elle était restée
absente toute la matinée. [Dans une plainte.) Oh!
non, pas cela! pas cela!,..
PHILIPPE
Ah ! vous voyez bien !... Vos yeux s'ouvrent, main-
tenant ! Ce qui vous avait empêché de voir, c'est cette
hltérature, ce farouche orgueil qu'elle s'était collé
comme un masque. Maintenant, vous frémissez !
Mme DE MARLIEW
Et à quel point I...
PHILIPPE
Pas plus que moi. Ce que je puis souffrir, moi, de-
puis quelques heures ! Oh ! ce n'est pas une souffrance
aiguë... non... c'est une impression de froid... Voir J
vivre tout à coup devant soi, d'une vie autre, l'être
LE PHALENE H:
dont on s'était fait une image si différente, com-
prendre tout à coup la raison de ses rires, les expres-
sions de ses yeux ! Ah ! la vie double ! le mystère de
cela ! On se répète machinalement : voilà ! voilà ! je
sais ! plus rien ne fera que le passé puisse ressusciter...
Ce sont de sales moments, croyez-le...
Mme DE "MARLTEVV, toute à sa pensée, et niant à nouveau
énergiquement.
Prince, permettez-moi encore d'espérer qu'il y a là
un formidable malentendu. Elle va rentrer, et vous
allez voir, monsieur, elle nous rassurera d'un mot...
Mais, quelle attente pénible pour vous comme pour
moi 1
PHILIPPE
Montez vous reposer, madame, je resterai seul ici,
seul avec la rage qui me tiendra compagnie... Quel-
ques cigarettes, au surplus, à mâchonner !
Mme DE MARLIEVV
Comment voudrier-vous que j'aille me reposer dans
une pareille agitation? Je ne le pourrais pas ! Au con-
traire, je vous demande de demeurer là, de vous trou-
ver en présence de ma fille quand elle va rentrer...
Attendons, attendons...
PHILIPPE, s'asseyant nerveux et lointain.
Mais comme tous les propos que nous échangerions
désormais seraient vains, restons là sans même nous
parler... comme dans un wagon... comme dans une
10
116 LE PHALENE
salle de gare... en attendant ce lugubre lever du jour
qui ne veut pas venir!...
Silence.
Mme DE MARLIEW, mettant en frissonnant un châle
sur ses épaules.
Oui. 11 fait d'ailleurs si froid ! Vous ne désirez pas
une boisson chaude? Voulez-vous que j'aille chercher
quelque chose à l'office, prince?
PHILIPPE, redevenant distant.
Je vous en prie... je n'ai besoin que de recueille-
ment.
Ils se taisent. On entend le chien
qui aboie dans l'appartement.
Mme DE MARLIEW
Le chien s'est réveillé ! il a entendu du bruit I [Ils
se taisent à nouveau. Le chien continue d'aboyer.) Oh !
ce chien est insupportable ! Je vais le faire taire.
{Elle monte l'escalier et ouvre la porte.) Sam ! tais-toi,
voyons, tais-toi!... Sam!... (Le chien se tait mainte-
nant. Elle referme la porte, redescend iescalier en
geignant et s'assied. Ils ne disent plus rien., chacun à
sa pensée. Mme de Marliew, machinale et plaintive, à
la façon des étrangères.) Mon Dieu! Jésus!... mon
Dieu! {L/n temps.) J'entends marcher dans l'escalier.
Ce ne peut être qu'elle ! Écoutez... (// prête Voreille.)
Oui ! on est sur le palier... Vous entendez?... Une clef
chciche la serrure...
PHILIPPE, vivement.
Hfstez. Moi, je me cache. {Il empoigne son pardessus
LE PHALENE 147
et son chapeau.) Je veux rentendre vous parler. Je me
mets là-bas... dans l'ombre... (// va à la draperie du
fond.) Ne lui révélez pas ma présence, n'est-ce pas?
Je veux entendre les premiers mots qu'elle va vous
dire...
J'y consens.
Mme DE MARLIEW
Il se dissimule au fond, dans l'om-
bre des tentures. On entend un
bruit de porte refermée à clef.
SCÈXE II
Les mêmes, THYRA
TÎIYRA, entre. Elle aperçoit sa mère.
Comment?... Levée!...
Mme DE MARLIEW
J'étais in<juiète ! Tu ne m'avais pas prévenue que tu
rentrerais si tard...
TIIVRA, elle porte un j^rand manteau noir, i)ailirlé. Un casque
d ;irgent et d'émeraude retient mal la masse de ses clu\eux.
11 m'est arrivé plus d'une fois de reutrer vers trois
lieures du matin !...
Mme DE MAIILIEW
La journée d'hier était déjà suffisamment... extra-
ordinaire ! Je comi)lais ne point rrpasser par les émo-
tions et les angoisses d'hier matin... Tu aurai» vrai-
148 IK PHALENE
ment pu me dire à quel bal tu te rendais ! Je n'ai pas
eu connaissance d'une invitation...
THYRA
Je t'avais fait prévenir par les domestiques... Je
sors d'un bal particulier, un bal d'artistes.
Mme DE MARLIEVV
Tu aurais pu en partir plus tôt... Tu rentres direc-
tement ?
THYRA
Directement. Pourquoi ces questions?
Mme DE MARLIEW
Tu me feras le plaisir de me dire d'où tu viens. J'ai
le droit de savoir dans quel bal ma fille sVst rendue...
seule, car tu n'étais pas accompagnée?...
THYRA, après une hésitation légère.
J'étais seule. Et après?... Qu'est ce que ça sent,
ici ?. . . Tu as fumé ?
Mme DE MARLIEW
Oui.
THYRA, soupçonneuse.
Cependant, tu ne fumes jamais la nuit !.,.
Mme DE MARLIEW
L'énervement ! . . . C'est compréhensible ! . . .
THYRA, méfinnlo, prend le cendrier et rogirric une cigarette
qui achève de se consumer.
Attends... mais..j ce bout doré..* avec des ini«
LE PHALENE 149
tiales... Ce sont les cigarettes de Phili[)pe 1... Allons,
maman, tu étais là avec quelqu'un?... Quelqu'un est
venu ?...
Mme DE MARLILW
Pourquoi voudrais-tu que quelqu'un soit venu à une
heure pareille, et qui?
Thyra regarde autour d'elle. Elle va
dans le fond do la pièce, dont
l'obscurité l'inquiète. Elle donne
la lumière et aperçoit la silhouette
de Philippe qui transparaît der-
rière le rideau. Elle va à lui.
THYRA
Ah ! VOUS venez m'espiouner ici ?... Je vous prie de
sortir immédiatement. Je suis chez moi !
PHILIPPE, sans sourciller, haussant les épaules.
Prenez-le comme vous voudrez. Quand je vous
aurai dit ceci : que je sais d'où vous venez {elle sur-
saute légèrement), que je vous ai suivie, vous le pren-
drez peut-être de moins hautl... [Thyra plisse les
sourcils, pais, en manière de défi, jette son manteau
noir par terre. On la voit alors dans son costume de
Saloméy la gorge et les bras nus. Le prince, à ce geste,
laisse échapper un mouvement furieux.) Thyra !
Mme DE M.\RLIEW, précipitamment.
Prince... je vous en prie 1
THYRA
Mais ne t'interpose pas, maman ! {Un silence.) Vous
disiez donc?
160 LE PHALENE
PHILIPPE
Je dis que vous serez moins brave quand vous
saurez que j'étais à ce bal, que je vous ai vue tout le
temps! tout le temps!... [les yeux dap.s les yeux) et
après encore !...
THYRA, trahit une seconde d'émotion immense, puis elle se
ressaisit et froidement.
Eh bien ?
PHILIPPE
Quand vous êtes partie avec cet homme, je vous
ai suivie. Cet homme que vous ne connaissiez pas,
que vous avez lev...
Mme DE MARLIEW, éclatant.
Thyra ! dis-lui que ce n'est pas vrai !...
THYRA
C'est vrai. (Mouvement du prince et de la mère.) Et
après?... Ne vous ai-je pas rendu votre liberté aujour-
d'hui même et n'ai-je pas repris la mienne?... En
voilà assez ! Je vous prie de bien vouloir vous en
aller.
PHILIPPE, croisant les bras, en menace, devant ce flegme
apparent.
C'est tout?
THYRA
Asolument tout.
Mme DE MARLIEW
Mais, Thyra, te rends-tu compte, mon enfant, de ce
LE PHALENE 161
que j'éprouve, de ce que nous éprouvons tous les
deux?...
THYRA, lui posant la main sur l'épaule.
Toi et moi, nous réglerons ces incidents au matin.
Mais, si monsieur ne veut pas se retirer, eh bien,
c'est moi qui lui cède la place...
PHILIPPE
J'admire votre audace !... Le cynisme soudain des
coupables qu'on vient de démasquer !
THYRA
11 est tard. Adieu. {Elle regarde Philippe.) Passez-
moi mon manteau! [Philippe ne bouge pas.} Cela n'a
I)as d'ailleurs la moindre importance !
Elle monte l'escalier et, sur elle,
referme la porte.
SCÈNE IV
Mme DE MARLIEW et LE PRINCE, s. uls.
PHILIPPE
Vous l'avez entendue? Êtes-vous édifiée? Elle n'a
pas nié! Comment raurail-elle pu, d'ailleurs?
Mme DE MARLIEW
Je suis anéantie !... C'est donc vrai ! Elle m'a caché,
eu effet, toute une vie double... Depuis quand?... Oh !
je vous jure, prince, que je l'ignorais ! Je suis toute
honteuse !
152 LE PHALENE
PHILIPPIN
Je ne mets pas en doute votre parole.
Mme DE MARLIEW
Dans ce désastre... qui m'accable... j'essaie en vain
de comprendre comment il se fait qu'elle m'ait dupée
à ce point... Je ne m'explique pas comment elle a pu
en arriver là !
PHILIPPE
Eh bien, moi, je reconstitue. A la façon dont elle
vient de prononcer ces quelques mots, j'ai compris
tout à coup. Cette femme distinguée et raffinée est à
la fois la femme du plaisir vulgaire et subtil. On
trouve chez de jeunes êtres trop libres cette requête
aux baisers des hommes I
Mme DE MARLIEW
Mais vous, monsieur, en admettant qu'une mère
confiante manque de perspicacité ou de surveillance,
vous vous en seriez aperçu ! Vous n'auriez pas éprouvé
cette impression de pureté indubitable !
PHILIPPE
Ah ! moi, c'est difTérent î Je l'aimais !...
Mme DE MARLIEW
Une enfant si exceptionnellement douée, si royale-
ment délicate... elle si raffinée dans ses moindres dé-
sirs I
PHILIPPE
Il y a dans le ralTinoment des détours de celle
LE PHALENE 153
sorte ! Ah !... un tel monstre est rayé de ma vie et de
mon souvenir à tout jamais !... Je garderai de ce gal-
vaudage, je vous prie de le croire, un souvenir cui-
sant î... La belle anecdote à raconter !
Mme DE MARLIEW
Je ne vois qu'une explication plausible. . . Elle est
navrante... mais c'est la seule!...
PHILIPPE
Laquelle ?
Mme DE MARLIEVV
Écoutez... puisque c'est irrémédiablement fini entre
vous deux...
PHILIPPE.
Comptez-y !
Mme DE MAKLIEW
Il faut que je vous fasse un aveu dont autrement je
ne me serais jamais senti le courage.
PHILIPPE
Ah ! ah I nous approchons de la sincérité !
Mm(' DE MARUEW
Je ne m'en suis jamais départie, croyez-le ! Cet
aveu, je ne pouvais pas vous le faire... Non... je ne le
pouvais pas... Nulle mère n'y aurait d'elle-même con-
senti !... Mais peut être Iroiiverez-vous là une explica-
tion au désordre moral de ma pauvre enfant. Peut-
154 LE PHALENE
être pèse-t-il sur elle une fatalité dont elle est irres-
ponsable. Mais jurez-moi, jurez-moi, puisque vous
partez, que vous ne lui répéterez jamais ce que je vais
vous confier, car elle ignore tout, vous entendez 1...
Et, quand vous saurez, vous aurez peut-être pitié
d'elle !
PHILIPPE, impatienté.
C'est promis. Dites, dites...
Mme DE MARLÏEW, monte encore l'escalier, entr'ouvre la porte
du haut de l'escalier, puis redescend.
Bon. Elle est montée dans sa chambre. {Elle re-
descend.) Depuis quelques années, la santé de ïhyra
a présenté des symptômes alarmants. Vous n'ignorez
pas qu'à la suite d'une pleurésie, à Nice, elle a perdu
sa voix et, sans être gravement atteinte (elle s'arréle,
puis, s'ejjorçant de prendre un ton sans importance),
elle est touchée du côté droit.
PHILIPPE
Et vous ne m'avez rien dit !
Mme DE MARLIEW
Oh ! je me réservais de vous en parler... 11 s'agit de
quelques petits soins, surtout de quelque repos. Mais
elle...
PHILIPPE
Oui, elle?...
Mme DE MARLIEW
...ignore tout. Elle met sur le compte d'une irri-
tation des cordes vocales, du surmenage, une affection
LE PHALENE 155
qu'il est nécessaire qu'on lui cache. Je ne pouvais pas
vous en parler... j'étais liée... Comprenez-vous, main-
tenant ?
PHILIPPE, froidement.
Non. Je ne saisis pas le rapport, je l'avoue.
Mme DE MARLIEW
Eh bien, on dit... c'est une hypothèse... que dans
ces sortes d'affections il existe... certaine irresponsa-
bilité... physique. Je l'ai entendu dire, du moins...
vous aussi, n'est-ce pas? Comment peut-on expliquer
autrement cette vie mystérieuse, trouble, agitée, que
la malheureuse a dû me cacher ! Ah ! je vous livre
tout cela au hasard, sans certitude, mais infiniment
troublée... Vous voyez là une pauvre mère qui reçoit
le coup le plus cruel de son existence ! Promettez-
moi, je vous en supplie, que vous ne la reverrez plus,
maintenant, car vous vous feriez du mal tous les deux
inutilement... Laissez-moi toute la responsabilité de
l'avenir. Laissez-nous toutes les deux. Hélas! Hélas!
11 faut que je me charge d'elle, maintenant!...
PHILIPPE
Soyez trancpiilh', je ne la reverrai pas. Je ne pour-
rais, malgré tout, que lui dire des choses cruelles et
trop mortifiantes !... A quoi bon ! tout est fini...
Mm.- l)K MMlLir.W
Mais plus lard, n'est-ce pas... si vous la revoyez,
pas un mot de ce que je viens de vous révéler. Je vous
156 LE PHALENE
demande même, par pitié, pas un mot à qui que ce
soit...
PHILIPPE
Ce serait indigne de moi. {A voix basse.) Prenez
garde.
La porte vient de s'ouvrir en haut
de i'escuiicr.
SCÈNE V
Les mêmes, THYRxi
THYRA
Maman, veux-tu bien ?... J'ai une explication à four-
nir à monsieur. Je désire que tu remontes dans ta
chambre.
Mmo DE MARLIEW, regardant le prince.
Je ne sais si cette explication est bien nécessaire,
ïhyra...
THYRA
Je la juge indispensable. J'ai réfléchi ; je la lui dois.
Je désire rester seule avec Philippe.
LE PRINCE
Si mademoiselle le désire.. .
J^a mèro, après une hésitation et un
.signe au prince, se relire lente-
ment. Thyra referme la porte à
clef sur elle. Elle a retiré la coif-
fure de Saiotné, mais elle u gardé
le costume.
LE PHALENE 157
SCE.\E VI
PHILIPPE, THYRA
THYRA
Oui, je me rends compte en effet que je vous devais
une explication. Je vais vous la donner complète,
sans une omission. Nous ne nous reverrons plus, il
vaut donc mieux que vous sachiez qui je suis... Je ne
vous épargnerai rien. Peut-être ne comprendrez-vous
pas tout de suite ; c'est probable... mais je suis rassu-
rée, plus tard, dans quelques années... vous compren-
drez . . . Voici ma confession. Je vous donnerai les dates
et les heures. D'ailleurs, je tiens à être précise. [Elle
passe les mains sur son front. Philippe ne bronche
pas. Il la regarde anxieusement.) Quand j'ai eu perdu
ma voix... voyons, c'était il y a cinq ans... oui... ce fut
un effondrement pour moi, épouvantable... Je me suis
consacrée à la sculpture parce qu'on m'avait trouvé
des dispositions et parce que la vie sans but, sans
l'art, ne signifiait rien à mes yeux... J'entrevoyais
bien l'amour au bout... mais ça c'était le couronne-
ment de l'édifice, pas autre chose !... Je me suis mise
à travailler avec acharnement, dix heures par jour...
De temps en temps je me sentais fatiguée, lasse,
malade... seulement comme le lendemain je repre-
nais mes bonnes couleurs je n'y prêtais pas grande
attention... J'avais été atteinte autrefois d'une pleu-
résie, je ne sais pas si vous ave? été au courant..
158 LE PHALENE
PHILIPPE, sans sourciller, évasivement.
Oui, oui, je sais. . .
THYRA
C'est en visitant les catacombes de Rome qu(
j'avais senti la première fois ce petit point dans 1(
dos... Ces temps-ci ça n'allait guère!... Mais j(
m'étais tellement surmenée pour mon Salon ! D'ail
leurs je n'en parlais à personne. Ma mère? Vous l£
connaissez ; un étourneau, un étourneau raisonnable
pourrais-je dire... toujours dans ses rêves mondains
incapable de s'inquiéter de moi par elle-même!..
Enfin, l'autre nuit, comme j'avais souffert particu-
lièrement entre le cou et Foreille gauche et que j'avaiî
passé des heures à écrire, à penser à vous, à lire, l
me coucher par terre avec mon chien, à lui confiej
mon amour pour vous, à prendre vingt tasses de thé,
une idée brusque m'est venue... une de ces résolutions
soudaines sur lesquelles on joue toute sa vie... Je
suis partie de bonne heure, ayant emprunté à ms
femme de chambre son costume le plus minable, et,
avec deux ou trois tricots de laine pour me déformer,
un gros châle noir tricoté par-dessus le tout, je me
suis rendue à... {elle s'arrête) à la consultation de
l'hôpital Lariboisière. [Philippe réprime un niouve-
îïie ni d'effroi.) Et là, dans le cortège des souffreteux,
j'ai prétendu que j'étais une pauvre femme, que
j'avais besoin de connaître toute la vérité sur mon
état. J'avais soi-disant un mari qui pouvait me faire
I,E PIFaLENE 159
soigner, mais ne s'y résoudrait que s'il me savait très
malade, etc., etc.. Alors, en cinq minutes, oh! pas
plus... en cinq minutes j'ai été édifiée. Ça s'est
abattu comme un coup de massue sur ma tête ! Je ne
voyais plus rien ! Je n'entendais plus rien ! Les mains
de glace, les mâchoires contractées, je regardais ce
gros docteur avec des yeux éperdus!... J'avais en-
tendu ce qu'il murmurait à son assistant !... Troisième
degré!! Enfin l'horreur! l'horreur!... Je me suis
enfuie... Deux heures se sont passées encore à obtenir
de-ci de-là tous les renseignements. Je suis montée
chez trois médecins de quartier. J'étais avide de sa-
voir... je voulais connaître les phases de l'avenir!... J'ai
su!... Certes, ce n'est pas la mort, mais c'est la vie
désormais limitée... Cinq! six! peut-être dix ans de
vie! La durée du bail de notre hôtel!... Je ne gué-
rirai jamais. 11 y en a un qui m'a dit cela tout simple-
ment, comme la chose la plus naturelle du monde.
Avec des soins, pourtant... l'ex-il des sanatoriums, des
altitudes... qui sait?... Ah! il m'a semblé que j'allais
devenir folle ! Je me suis mise à marcher droit devant
moi... jusqu'à Suresnes. J'ai côtoyé la Seine ! J'allais
toujours ! Quand je me suis sentie morte de fatigue,
je suis rentrée chez moi, couverte de poussière...
Mais, après le coup effroyable, celte méditation mar-
chée de deux heures avait porté ses fruits. Deux
heures pour s'habituer à l'idée de la mort, cela n'a
l'air de rien, n'est-ce pas? C'est énorme!... Les cinq
premières minutes, on pense qu'on n(> pourra pas le
U;0 I.K PHALENE
supporter, il semble que la mort ça ne peut pas se
regarder fixement, pas plus que le soleil !... Eh bien,
au bout de deux heures, je ne vous dirai pas que je
m'étais apprivoisée à l'idée, mais ce n'était plus la
mort elle-même qui me faisait peur. Dix ans ou cin-
quante ans de vie c'est la même chose ! Les sensations
enfermées entre le commencement et la fin ne lais-
sent pas de traces... Seulement, voilà... mourir dans
l'oubli, mourir sans avoir rien réalisé...
PHILIPPE, désespérément.
Thyra! Thyral
THYRA, sans l'écouter.
Ah! ça, c'est la chose innommable!... Cette orgueil-
leuse qui n'aura rien été!... Et que cela arrive à un
être jeune, vivant, enragé de vie !... Tomber au seuil
de tout!... Ah! c'est si cruel de la part de Dieu, s'il
existe là-haut! (Elle pleure.) Car je représentais des
espérances énormes !... Je suis certaine que si j'avais
pu me réaliser, j'aurais été quelqu'un... Mais par-
bleu, cela devait arriver ! Cette soif, cette exubérance,
ces aspirations démesurées... ne pouvaient pas durer!
C'était trop beau aussi!... Deux buts : mon art
d'abord ; vous ensuite !...
PHILIPPE
Oh! moi!... parlons-en!
THYRA
Vous c'était récent, mais irrésistible tout de même^
LE PHALENE ir,l
De suite tous les deux, je vous ai envisagés !... Je l'ai
fait froidement, fixement, dans ces ténèbres qui se
levaient. Ah! on est lucide!... En rentrant, sans
tergiverser, j'ai voulu aller jusqu'au bout... achever
la consultation... A Lcpage aussi j'ai demandé la
vérité, toute la vérité... où j'en étais de ma route. 11
me l'a dite lui aussi et, coïncidence atTrcuse, les deux
chiffres se balançaient : cinq, six ans de travail pour
arriver à quelque chose... Ce chiffre ironique, fatal 1...
Le même temps de course pour toucher les deux
buts! Et lui aussi il me disait cela très simplement :
cinq ans, six ans! du bout de sa cigarette!... Il ne
savait pas qu'il me condamnait une seconde fois !...
Et voilà!... Inutile de faire l'effort puisque je ne peux
pas arriver au haut de l'escalier, puisque je n'aurais
pas le souffle pour monter au bout !... L'art sans réa-
lisation possible... sans l'avenir... à quoi bon?... A
quoi bon y aspirer! Il n'y a plus rien à attendre...
Pourquoi se fatiguer et se martyriser l'âme, pour du
néant !... Et, d'un geste net, inflexible, j'ai renoncé à
tout jamais, purement et simplement ! J'ai ouvert
cette fenêtre. Sous le rayon de soleil qui l'éclairait,
j'ai regardé une dernière fois la pauvre petite chose
qui représentait tous mes espoirs, toutes mes transes,
toutes mes vertus (un sanglot Vétoujfe encore) et je
l'ai broyée comme j'aurais broyé ma vie, ou ce qui
m'en reste, et je me suis juré que plus jamais je ne
toucherais un él»archoir !... Je tiendrai parole!...
11
162 LE PHALENE
PHILIPPE
Vous avez fait cela!... Vous avez eu cet affreux
couraofe?
THYRA, se redressant.
Oh ! j'ai fait plus ! C'est à ce moment que vous êtes
entré, vous... vous ma paix, ma douceur future, vous
dont la seule présence me détendait le cœur, vous qui
faisiez que, lorsque je me réveillais le matin, mon
premier cri était : « Mon Dieu ! ce n'est pas juste d'être
heureuse à ce point-là! C'est trop! » Oui, vous êtes
entré... et je me suis représentée mourante dans vos
bras, vous étreignant avec des cris de regret ! Oh ! vous
laisser un jour l'horreur des solitudes! Et j'imaginais
la déchéance lente, la consomption près de votre ro-
bustesse et de votre pitié. Et savez-vous de quoi vous
m'avez parlé?
PHILIPPE
Non!... Qu'ai-je dit?
THYRA
Rappelez-vous, rappelez-vous ! Tout de suite vous
m'avez parlé d'éternité, de durée, d'avenir! Toujours!
Vous étiez là, frais de bonheur, de santé, qui attendiez
dans un bon sourire éclatant la joie que je devaiis
vous apporter. Ah !... je ne le pouvais pas ! Ça je ne
le devais pas!... Il y a des renoncements qui sont
le plus humain et le plus sacré des devoirs !...
LE PHALENE 163
PHILIPPE
Le devoir? le devoir, malheureuse, consistait à
venir à moi, à m'appeler, à...
THYRA, en proie à l'exaltation la plus vive.
Non, vous méjugerez après !... Laissez-moi achever.
C'est la prescience obscure de ce devoir, Philippe, qui,
ce matin-là où j'avais trop mal dans le cou et dans le
dos, m'a forcée à aller au-devant d'une vérité que
peut-être je repoussais depuis des années !... Quelques
semaines plus tard, c'était l'irréparable... notre ma-
riage était consommé!...
PHILIPPE
Thyra... Thyra, voilà donc la raison de votre énigme,
de cette rupture déchirante...
THYR.V
Oui ! Et comment peut-on vivre des journées pa-
reilles ? Comment peut-on trouver en soi le courage
de prendre des résolutions de cette taille ! En pleine
jeunesse, tout à coup, en une journée, me trouver
veuve de tout!... Le vide, plus rien, plus même Ja
possibilité d'une action déclat... pas même de quoi
mourir en beauté !... C'était à secasserla tête contre les
murs et j'ai failli le faire...
PIIILIPPK
Non, non ! Pas vous !
THYRA, s accrochant à la selle.
!Si, j'ai senti que je ne pouvais pas résister à cette
164 LE PHALENE
attraction! Il s'en est fallu d'an rien que nous allions,
ce morceau de glaise et moi, nous écraser en bas,
comme un paquet de linge!... Mais, dans l'affole-
ment de ce vertige, alors que je me cramponnais à
cette selle pour ne pas me précipiter dans le vide, il
m'a semblé tout à coup que j'entendais une voix qui
me criait: « Mais non, voyons, c'est trop bête!...
tu vaux mieux que ça!... Finir comme une gri-
sette, avec ce que tu avais d'aspiration dans la poi-
trine!... toi qui t'étais réservé tout de la vie pour la
bien vivre! », car c'est vrai, Philippe, je n'avais môme
pas voyagé, figurez-vous!... Je vous attendais pour
commencer... Alors tout quitter, avant d'avoir rien
connu!... N'avoir éprouvé que le pressentiment et
l'impatience de la vie!... (Appuyée à la selle vide,
elle se balance automatiquement, comme au premier
acte, revivant Vheure de la décision.) « Va donc, ma
fille, bois-la d'un trait, cette vie ! Bois-la comme
l'ivrogne boit son verre de vin d'un coup... et sache
avant de t'en aller ce que c'était que cette matière
immortelle que tu rêvais d'étreindre et d'asservir 1... »
Après tout, il n'y a pas besoin de produire? Pour-
quoi produire? Pourquoi cette vieille folie humaine?...
Sentir que c'est beau, c'est suffisant, et comprendre
pourquoi c'est beau, voilà le plus haut bonheur ! Il
n'y a qu'une seule chose terrible dans la vie, c'est
de n'en être pas! Et voilà l'abomination!.... [Elle se
redresse.) Il faut avoir ou mourir'... Je ne suis pas de
celles qui désirent sourdement et restent là... J'au-
LE PHALENE 165
rai !... Oh î voir ! voir, tous les pays que je n'ai pas
vus et que je m'étais réservé de voir avec mon
amour!... les montagnes de Sicile, la Grèce, l'Inde,
surtout l'Orient î Oh î jouir de Tété encore cinq ou
six fois, écouter encore les pluies d'automne, étirer
ses bras au printemps!... J'adore! j "adore! Tout
voir, tout avoir!... Dieu ! c'était si beau ! Et tout ce
qu'il y avait dans ce cerveau ne peut pourtant pas
être perdu tout à fait, n'est-ce pas?... Ce serait trop
révoltant!... Et mon petit corps non plus, il ne faut
pas qu'il ait vécu en vain, mon corps intact que je
n'asservirai pas à la maladie, ah ! ça ! je vous le
garantis! Non, je ne lui mettrai pas de la flanelle;
non, je ne 'le salirai pas avec de l'iode... Guérir...
traîner?... Pouah!... Je ne serai pas la Mi mi senti-
mentale qui pleure et meurt en respirant un bouquet
de violettes de deux sous ! Puisque je renonce à vous
et à l'art.. . que mon corps soit jeté en pâture à mes
instincts et mon esprit à la connaissance !...
PHiLiPPr:
Ah I nous y voilà donc !...
TH\KA
Et je n'ai que le temps, Pliilippo, que le temps I...
lion Dieu ça va être court, mais beau, je vous le ga-
rantis, et sans remords, comme cela doit être !... Que
je puisse dire à la vie : « Si je ne l'ai pas étreinte dans
la joie de la production, si j'ai été stérile, nimporle...
166 LE PHALENE
je t'aurai possédée tout de même... et je me serai
brûlée à ta flamme... entière 1 ... Après quoi je con-
sens à mourir tout d'une pièce!... » Cinq ans ! S'il y
avait quelqu'un avec qui traiter, je ferais un marché !
Elle se jette sur un fauteuil, en
lançant en l'air le mouchoir dont
elle étanchait ses sanglots.
PHILIPPE, après un silence contenu.
Ce n'est pas le tout d'invoquer les instincts, ma
chère. Vous auriez beau faire appel à toutes les puis-
sances et faire tous les marchés diaboliques du monde,
si ces instincts n'étaient pas en vous, déjà bien avérés
ou prêts à sortir, vous en seriez pour vos frais d'invo-
cation ! On ne s'improvise pas des appétits... on les
a... Donc...
THYRA
Eh bien, qui vous dit le contraire !
PHILIPPE
Ah ! vous avouez ! vous avouez!...
THYRA, se relevant et changeant de ton, simple et froide
tout à coup.
Ah ça! croyez-vous que j'ai peur de ma franchise!
Philippe ! Pourquoi donc? Il faut que vous le sachiez,
si pur qu'ait été mon amour pour vous, si gardée
qu'ait été ma vertu, jamais je n'ai cessé d'être solli-
citée, troublée même par la plastique et la beauté.
Regardez mes œuvres et vous comprendrez... Elles
disaient, par avance et franchement, la sensualité des
LE PHALENE 167
cires et des choses ! C'est dans les romans, mon ami,
que Ton voit des niaises avoir du génie en effeuillant
les lis !... Je suis saine {elle se reprend), du moins
j'étais robuste. J'avais les yeux ouverts ! Avant vous
j'ai eu des toquades d'enfant... j'ai éprouvé des
sensualités... Même dans le travail... tenez, face au
modèle, quelquefois... à cause d'une forme, d'une
couleur... quelque trouble étrange... Si vous lisiez
mes cahiers vous le verriez... j'ai eu la hantise de
certains yeux... et quand vous m'appeliez votre perle
chaude, l'expression était juste. Certes, j'ai repoussé
toujours hautainement toute tentation, car j'ai l'or-
gueil de moi et de ma destinée à un point fou ! Mais
j'ai parfaitement senti l'éveil de mon être, entendez-
vous !... Et ce n'en est que plus cruel aujourd'hui !...
Oui, je l'ai attendue la vie, la vie chaude qui m'aurait
prise, étreinte, serrée î... Et, dans ce désastre abomi-
nable d'hier, je l'ai appelée de tout mon désespoir la
réaction delà vie !...Pas le froid delà mort ! Par pitié,
la chaleur encore, la chaleur de tout ce qui palpite,
de ce qui est jeune, sain et beau... comme le refuge,
le refuge suprême!... Je les ai appelés à mon
secours, du fond de moi, les instincts qui sauvent...
puisque rien de ce qui est durée ne m'est plus per-
mis !..- Et, comme on se suicide en un cri d'adora-
tion et de rage vers la vie, je me suis livrée, au mo-
ment qui passe !... Être la cellule emportée qui
germe et qui meurt !... JN'ctre plus que la chose ar-
dente, animale, désespérée, mais avoir été!... avoir
168 LE PHALENE
été!... J'ai regardé mon corps, mon tendre corps de
vingt ans qu'aucune décrépitude n'a encore touché,
j'ai regardé ma gorge respirer bien à l'aise. ..et, pleine
de pitié pour moi, j'ai tendu mes bras, hors du cer-
cueil, vers mon image vraiment pitoyable, vers toutes
les images !... Puis, revêtue de ces étoffes, de ces bi-
joux, je me suis enfuie pour me ruer, enfin, vers le
tumulte, pour étouffer le glas sinistre de mes oreilles,
appeler la santé du rire, me mêler à la sueur saine de
la foule... Et je suis entrée dans ce bal, Philippe, au
milieu de la joie des désirs et des appétits, comme
une païenne désespérée résolue à tout, avec le frisson
que devaient avoir les belluaires antiques lorsqu'ils
entraient dans l'arène!... J'ai bu, je me suis enivrée,
j'ai dansé, j'ai chanté... {Elle s arrête.) Le reste, vous
le savez, ne me le demandez pas ! Ce trésor chaste de
mon corps que j'avais réservé, tout l'amour que je
vous gardais, hélas ! tout cela n'est plus 1 {Désespéré-
ment.) Quel regret 1... Une nuit a suffi pour saccager
tous mes rêves!... Il n'y a plus devant vous... dans
cette lugubre aurore... qu'une pauvre loque humaine,
une vaincue qui se réveille et qui peut dire, comme
Juliette à l'aurore: « Quoi, l'amour?... ce n'était que
cela?... » (Elle le dit, triste, avec un immense écœure-
ment.) Maintenant, vous savez lout... J'ai eu le cou-
rage d'arriver au bout de ma confession. Ne me tortu-
rez plus et allez-vous-en vite, je vous en prie, car il
est quatre heures du matin, je suis lasse et j'ai très
froid ! (Elle tombe dans les coussins, épuisée.)
LE PHALENE 169
PHILIPPE, après un long silence.
Non, je ne saispas tout. J'écoulais sans interrompre.
cette confession atroce, en elfet, mais vous passez
sous silence les choses capitales pour moi, la seule
chose qui me regarde... les heures que vous venez de
vivre avec cet inconnu... Ce que vous me révélez
maintenant de votre santé et qui hier m'aurait navré,
toutes ces tristesses qui font que je vous aurais serrée
dans mes bras en sanglotant, je ne les écoute même
pas en ce moment ! {Repoussant avec rage toute idée
de pitié.) J'ai le souvenir d'une scène ignoble dans ce
bal ! J'ai vu votre fuite, je sais d'où vous venez ! Cela
seul compte et il n'y a pas d'excuse. Il n'y en a pas
une ! Si vous avez été la folle éperdue et vaniteuse qui
va dans un coup d'effroi livrer sa chasteté à un pas-
sant et se donner comme la dernière des filles, aucune
excuse au monde, même la terreur de la mort, même
le délire, n'en diminuerait à mes yeux le crime !
D'ailleurs vous ne me dites pas toute la vérité.
TKYRA
Toute !
PHILIPPE
Non, vous omettez ceci : que vous ne m'avez pas
aimé ! Car si vous m'aviez aimé, c'est à moi que vous
auriez couru dans la détresse ! Il n'y a pas de force
au monde qui vous eût empêchée de vous réfugier
dans mon affection, de tendre les bras vers moi, je
vous en réponds I
170 LE PHALENE
TilYUA
Vous auriez été le dernier parce que je vous aime I
Répondez, Philippe, si je vous avais dit : « Je suis
atteinte, je suis frappée à mort », vous seriez-vous ar-
raché à moi, seriez-vous parti?
PHILIPPE, clans une protestation de tout l'être.
Jamais !
THYRA
Par}3leu ! Voilà bien le cri du cœur ! Et voilà ce que
je ne voulais pas, Philippe ! Je vous aime trop pour
que vous souffriez jamais par moi, je place trop haut
cet amour pour lui apporter ma décrépitude, ma dé-
gringolade. Maintenant, vous êtes sauvé ! Entendez-
vous, maintenant, je vous ai sauvé ! {Triompha-
lement.) J'ai mis l'irréparable entre nous et votre
pitié ne pourra même rien contre moi, car je vous
connais bien, et. je vous défie maintenant de m'épou-
ser ! Non seulement je me suis dégradée, mais je Tai
fait presque publiquement ! Songez, l'anecdote a des
témoins... Elle s'ébruitera... Je suis tranquille ! J'en
suis sûre, c'est ce désir d'irréparable plus que tout
autre sentiment, qui m'a poussée à saccager en une
nuit ce que j'appelais hier mes deux couronnes de
noces I
PHILIPPE
Mensonge ! Mensonge encore ! Car si vous aviez
éprouvé cette détresse, vous n'auriez pas pu faire ce
que vous venez de faire, et, dans un moment pareil,
LE PHALENE 171
entendre parler de joie ! Qne dis-je, penser même à
vous la procurer...
THYRA, tristement.
De la joie I... Hélas !...
PHILIPPE
Vous auriez couru à toutes les solutions, à toutes
sauf à celle-là !
THYRA
Oui! Je sais... Me jeter dans la philanthropie ou
la religion !:.. Je connais ça !... Le suicide même au-
rait emporté les suffrages!...
PHILIPPE
Des blagues ! On ne va pas à l'amour, ma petite,
comme on va au suicide !
THYRA, se rodressanl.
L'amour I L'amour ! Comment osez-vous prononcer
ce mot {sa bouche dessine une grimace dégoûtée) à pro-
pos de cette chose et de ce qu'il adviendra désormais
de la pauvre Thyra ! Ah ! vous vous estimez alors bien
peu!... Rassurez-vous, l'amour vrai peut ne pas être
éternel, mais il est unique ! Ne vous comparez pas,
je vous en prie!... (Elle le dit avec une ferveur
navrée. Reprenant.) Oui, sans doute, vous auriez pré-
féré quejeme lamente dans un coin avec l'admiration
et la pitié de tous! Jamais!... Je ne suis pas cette
victime-là, Philippe!... Du moment que l'art et
172 Ï-E PHALENE
l'amour sont écartés, il me faut tout ! Le reste ne
suffit pas 1
PHILIPPE
Tout !
THYRA
Même la possibilité de plaire dans la rue ! Que mon
corps pleure de souffrance et crie, mais que quelque
chose qui est au-dessus de moi se réjouisse de vivre !
Désormais, avec quelle passion religieuse je vais re-
garder la nature et les êtres qui vont m'être ravis !
Musique, peinture, livres, monde, luxe, rire, vo-
lupté ! Je veux me gorger de tout, me confondre
avec tout, mourir avec extase, dans l'adieu à tout
ce qui fut humain, et je vais avancer quand même,
les yeux fermés, mais les mains tendues, comme
quelqu'un prêt à être englouti !...
PHILIPPE
Je vous hais! Je vous hais!... Le cynisme de
votre récit î Pas même la honte de vous !... pas même
la pudeur de voiler devant moi l'insouciance d'une
débauche résolue !
THYRA
J'accepte votre colère comme un surcroît de dou-
leur!
PHILIPPE
Si vous ne m'aviez pas donné l'horreur de tous les
mots dont se servent les femmes qui tombent pour
LE PHALENE 178
grandir leur vilenie, je vous dirais que vous avez fait
une hécatombe de tout !... Mais je ne regrette rien !
Tôt ou tard, vos instincts se seraient révélés et vous
auriez fait table rase de notre amour, en trouvant en-
core mille bonnes excuses ! Ah ! ils auraient ronflé
les mots sonores !...
THYRA
Ne soyez pas méchant !
PHILIPPE
Ce petit mot: méchant î... Dites au moins cruel!
Cruel... comme une femme sait l'être ! Ah ! oui, cette
fois, c'est bien fini entre nous, bien fini, Thyra ! (Il la
tient aux épaules.) Et qu'il vous reste la dernière ex-
pression de mon visage ! Tenez, je ne vous demande
plus rien! ... Gardez vos ignobles secrets, vos vœux
suspects, allez retrouver demain votre bellâtre, des-
cendez d'échelon en échelon, de Tanonymcau passant,
de...
THYÏLV
Philippe!
PHILIPPE, se ressaisissant au moment même où il la rudoie.
11 vaut mieux que le dégoût me chasse ! Une mi-
nute de plus, je ne répondrais pas de moi-même... Je
m'enfuis comme devant une maison en feu... Addio,
per sempre .^,.
11 se précipite vors la porte eu
proaou«,-ant machinalement des
mots italiens.
174 LE PHALENE
ÏHYFxA, éperdue.
Philippe !... Souvenez-vous seulement que je vous
adorais !
PHILIPPE, se retournant.
Souvenez-vous seulement que je vous ai haie !
Il sort en claquant la porte.
SCÈNE VU
THYRA, seule.
Elle a une terrible crise de désespoir et de toux. Elle roule
son corps brisé dans l'abri des coussins. Puis, comme si
l'excès même du désespoir tarissait les larmes, elle se lève
et étire longuement, longuement, ses bras dans un geste
familier, etqui exprime toute lalassitude physique. Ses yeux
tombent alors sur le téléphone. Une seconde d'hésitation.
Puis elle fait l'appel téléphonique.
LA VOIX DE Mme DE MARLIEW
Thyra ! Thyra ! {Thyra monte rapidement i escalier
et redonne un tour de clef à la porte. La voix de
Mme de Marliew^ timidement.) Thyra ! Je ne peux
pas entrer?
THYRA
Pourquoi?... que me veux-tu?
LA VOIX DE Mme DE MARLIEW
De ma chambre, j'ai entendu le prince claquer la
porte et descendre l'escalier. Tu es seule? Ouvre, ma
chérie.
LE PHALENE 175
THYRA
Non. (La mère se met à pailler un dialecte étran-
ger...Thyra répond de même; tout à coup.) Je t'en prie,
mamita, va dormir, mamalico, je t'embrasserai de-
main matin, et nous causerons longuement... Va...
(Elle écoute, puis elle redescend.) Bon, elle est montée.
(Elle va au téléphone à nouveau, sonne quelques ins-
tants.) Eh bien, voyons! Voulez-vous me donner Wa-
gram 47-22? On ne répond pas ?... Ce n'est pas pos-
sible... insistez... (Elle s'assied sur le coin de table, au
milieu des assiettes de fruits, des Jlacons. Au bout de
quelques secondes.) Allô ! qui est là?... Ah ! c'est vous.
Vous êtes déjà rentré?... J'avais peur que vous ne
soyez pas là... Vous n'étiez pas un peu inquiet?...
Vous n'aviez pas de remords?... Ah ! si... vous voyez
bien î... Vous auriez téléphoné demain matin ?... Oui,
je suis entrée depuis déjà... (elle hésite) assez long-
temps... Maintenant, il faut que vous me juriez de
garder pour vous seul ce que vous avez vu et entendu, ce
que le hasard d'une nuit vous a fait connaître ! Somme
toute, vous êtes le complice, mon cher !... [Lentement,
avec hésitation.) La... suite ?0h! vous la devinez... Vous
ne me voyez pas sous ce jour-là ?... Oui ! je com-
prends!... Le mystère des femmes, mon cherl... (Elle
dit cela avec une affreuse ironie dans la voix.) Puis-je
compter sur vous? Silence absolu! Merci... Mais
ce n'est pas seulement pour cette recommandation
superflue que je vous téléphonais... De sang-froid
on retrouve toute sa lucidité... J'ai gardé l'anoUNmat
176 LE PHALENE
complet, mais il a eu la curiosité (elle a prononcé si
vite et si mal quelle se reprend)^ il a eu la curiosité
de savoir qui j'étais... Naturellement ! Je ne crois pas
qu'il y soit parvenu, j'ai peur, toutefois, et il ne faut
pas que cela soit... Oui, maintenant, je sais son nom,
mais je me garderai bien de vous le nommer par télé-
phone... {Un temps.) Yons aviez deviné juste... Améri-
cA\n. (Un temps.)Eh bien, appelons-le désormais, si vous
voulez bien, pour les commodités de la conversation..,
je ne sais pas, moi... tenez... Gloriœ Cupido !... Ma
devise... Ah ! vous ne savez pas traduire. (jE//^ rit.)
Non... ce n'est pas ca... mais si vous voulez, après
tout!... J'accepte votre interprétation... A la gloire de
Cupidon!... Au lieu d'amour de la gloire ! Pourquoi
pas ?... (Elle rit fort et faux.) Vous voyez, j'ai la force
de rire !... Bah ! pourquoi se frapper? Tout ça n'a pas
grande importance I... {Son rire forcé, amer, s'écrase
dans la gorge avec une quinte de toux.) Seulement,
je veux vous voir demain, parce qu'il faut que vous
m'aidiez, que nous prenions du moins quelques pré-
cautions, au ca» où cet homme voudrait suivre ma
piste... (A ce moment, on sonne à la porte d'entrée à
nouveau. Elle dit, en baissant la voix.) Attendez une
seconde... (Elle lève ta tête, inquiète.) On sonne à la
porte... A une pareille heure, je ne sais pas ce que ça
peut être?... C'est peut-être... lui... qui m'aura
suivi! Sait-on jamais !... J'ai peur... Ne pas ouvrir?...
Hum !... A quoi bon ? Pas d'incertitude de cet ordre !
11 vaut mieux savoir... Ne quittez pas... je vais laisser
LE PHALENE
le récepteur décroché. S'il se passait quelque chose
d'infjuiétant, je pourrais vous parler. Vous me défen-
driez, n'est-ce pas, dans la vie? Merci.
Elle va à la porte d'entrée, dispa-
raît dans l'antichambre. On en-
tend le bruit d'une porte refer-
mée.
LA VOIX DE THYRA
Certainement, vous pouvez entrer. Pourquoi pas?
SCEXE VUl
THYRA, PHILIPPE
PHILIPPE, rentrant, après avoir regardé la table.
Vous téléphonez ?
THYRA
En effet...
PHILIPPE
A qui ? A cet homme, n'est-ce pas ? Allons ! Avouez-
le ! (Thyra ne dit rien.) Oh ! Je ne reviens pas vous
surveiller...
THYRA
Je vous y autorise maintenant. Je ne vous cache
rien et n'ai plus rien à vous cacher. Prenez le récep-
teur... Si le cœur vous en dit par exemple!... {Le
prince fait un geste de répulsion, alors elle s'approche
du téléphone et parle.) Non, non, ce n'était rien.
J'avais cru entendre sonner, mais je m'étais trompée.
178 ' LE PHALENE
Ce devait être à côlé !... (Elle rit encore à une réponse.
Elle parle cette foL^ exprès très haut pour être bien
comprise de Philippe.) Non, ce n'était pas Gloria?
Gupido ! (Philippe a un mouvement de colère. Elle fait
signe à Philippe de prendre le récepteur. Il le refuse.)
Moi, je suis prise d'une lassitude de tout, immense,
infinie ! Nous n'imaginerez jamais, mon cher, à quel
point !...Et encore le mot lassitude n'est certainement
pas suffisant... Un autre mot s'impose... dégoût!...
Tenez, j'ai là sur ma gorge un collier de verroterie
qu'il m'a passé au cou au moment où je suis partie
en me disant : « Je suis bien sûr que si vous le portez,
un jour je vous rencontrerai et vous reconnaîtrai... »
Vous ne pouvez pas me voir, Lignières, mais tenez,
cet impur cadeau, je le brise ! je le brise ! (Et ce di-
sant elle casse et jette le collier quelle a arraché de
son cou. On devine que ses mots amers et désolés s'adres-
sent à Philippe, derrière elle.) Il y a des jours où on
est en veine d'anéantissement, où en quelques heures
on n'amoncelle que des ruines, où...
PHILIPPE
Assez !je n'en peux plus ! raccrochez cet appareil!...
Donnez !... (// la repousse, prend le récepteur et le
raccroche brutalement.) Ah! le misérable que cet
homme, que ce Parisien pourri qui a osé se prêter à
un jeu aussi abject !... Vous l'avez choisi, votre patito!
(Ils restent muets tous deux, les yeux baissés, sans se
regarder. Alors seulement elle s'aperçoit que depuis le
LE PHALENE 179
moment oii elle esl. entrée, elle est presque dévêtue. Lui
la considère. On dirait que maintenant elle comprend
et sent la signification de ce regard nouveau. Elle prend
à côté d'elle le grand manteau noir quelle avait rejeté
tout à rheure et elle s'en revêt complètement. Lui awisi
semble très modifié. Il se met à parler d\ine autre fa-
çon que tout à l'heure, calme, courtois.) Quel que soit
mon ressentimentje vous demande pardon des paroles
que j'ai prononcées tout à l'heure. Je n'avais pas le droit
en tout cas de vous insulter, parce que vous êtes une
âme en détresse. Vous vous êtes désespérée, et perdue !
J'ai réfléchi... quelques courts instants m'ont suffi.
Je me suis dit : évidemment, elle vient de tout sacca-
ger... dans sa folie... elle ne peut plus être ma
femme... Vous êtes souillée. Vous avez ajouté à votre
faute des complices, une publicité scandaleuse!
Comme vous le disiez tout à l'heure, ça, c'est l'irrépa-
rable !... Mais devons-nous rester des ennemis?
Tout mon idéal de vous vient de s'effondrer, mais
il m'appartient de me contenir et, si je le puis,
cela ne vaut-il pas mieux? Ma colère et ma haine
viennent de m'éclairer singulièrement sur moi-même.
Puisque j'ai crié à ce point, c'est, quelle que soitvotre
faute, ou votre aberration, que mon amour et mon
désir ne sont pas éteints... Il nous reste une issue,
une solution. Si vous voulez que votre folie ne nous
sépare pas et nous Inisse quelque espérance, soyons
amant et maîtresse...
80 LE PHALENE
THYRA, avec révolte.
Qu'ai-je entendu?... Esl-ce vous qui me proposez
cela ! Ah ! non, par exemple ! Philippe ! Déchoir de
ce pur amour et de cette altitude, jamais !
PHILIPPE
Vous avez déchu singulièrement plus, me semble-
t-il !
THYRA, éperdue.
Mais pas avec vous !... N'entraînez pas cet amour-
là dans ma chute !... Nous avons été trop hauts tous
les deux! Il faut que j'aie le bénéfice de mon crime
{avec force), car c'est un crime, et monstrueux en-
core ! Si le mépris et le dégoût ne sont pas assez
maîtres de vous pour vous chasser à l'instant même,
je suis rassurée {tristement), vous vous retrouverez
bientôt... demain !... c'est fatal. Un reste d'amour,
voilà ce qui vous ramène ici. Votre maîtresse, dans ces
conditions-là ! Ah ! mon ami, vous rendez-vous compte
de ce que vous proposez... dans quel boue cet amour
serait trempé et quel avenir lui serait réservé? Adieu,
adieu... Encore une fois, toute mon estime de vous
proteste, tout mon instinct aussi, et, en me le propo-
sant, il me semble que vous insultez le passé ! Il me
semble même, tenez, qu'il vous reste vraiment trop
peu d'amour !
PHILIPPE, éclataïU.
Et c'est VOUS qui osez dire cette chose phénomé-
nale ! Vous qui ne vous êtes pas souciée une seconde
LE PHALENE 181
de ce que seraient ma tristesse, mon découragement
quand j'apprendrais ce que vous étiez devenue, — car
vous pensiez bien tout de même que, malgré votre
rupture d'hier, je reviendrais vous demander des
comptes !
THYRA
^on ! J'espérais que l'orgueil vous avait chassé pour
toujours.
PHILIPPE
Avez-vous pensé aussi à la rage qui m'étreindrait,
s'il m'arrivait d'apprendre que vous vous étiez donnée
à un autre?... Je ne parle pas seulement de l'écroule-
ment de notre amour, mais je découvre en moi comme
un instinct de maître, de propriétaire frustré qui me
met hors de moi !... Il me semble que l'on vient de me
voler stupidement, comiquement... Je ne trouve pas
d'autre mot pour exprimer ce que j'éprouve que :
déception furieuse... et je sens fort bien que mon
désir de vous n'est pas éteint! Qui sait même si la rage
ne vient pas de l'accroître !
TnYIL\, effrayée.
Que dites-vous, Philippe ?
PHILIPPE
Ah ! vous êtes épouvantée 1... Oui, vous avez mal et
naïvement calculé, ma chère ! Vous avez mal joué
votre partie, car si vous aviez été femme plus tôt...
vous auriez eu le temps d'apprendre que la jalousie ac-
croît le désir, que la jalousie est lorturanle, cl que la
182 LE PHALENE
pensée qu'un inconnu vient de me dépouiller de
toutes mes joies, c'est une pensée insoutenable, à la
fois ardente et terrible!... Car, en faisant cet aveu,
vous venez d'évoquer pour moi des images, de préci-
ser en moi des buts, des possessions que je n'avais
pas osé me préciser, tant que je vous convoitais idéa-
lement, presque chastement... Je vous en veux horri-
blement, j'en souffre... mais je viens de découvrir
ceci, que je ne partirai pas de votre existence ! J'y
suis tout à coup décidé !... On ne quitte pas ainsi
l'être qu'on a aimé l...Je vous plains, je vous hais
à la fois, — mais j'étancherai la soif que j'ai de
vous !...
THYRA
Malheureux, c'est bien cela qu'il ne faut pas ! C'est
cela que je redoute au-dessous de tout, car, cette soif
apaisée, que restera-t-il de nous ?... Ce n'est pas le
Philippe habituel que je connais, qui me parle en ce
moment ! Je le vois à toute l'expression de votre
visage ! C'est un mâle blessé qui oublie jusqu'à la
raison première, jusqu'à la cause de tout ce drame...
qui oublie que je porte la mort en moi ! Dans votre
fureur aveugle vous ne vous rappelez même plus
cela !... Vous voyez la déception, pas la détresse ! Pour-
tant je suis condamnée !... Voilà la grande nouvelle !...
L'autre n'est rien auprès de celle-là... Évoquez tout
l'avenir... Un peu d'imagination, voyons !... Repré-
sentez-vous que mes jours connaîtront la décrépi-
LE PH.VLENE 183
tude, la déchéance plus dégradante que tout 1 Je
n'aurais plus besoin que de pitié !... Moi ! l'orgueil-
leuse ! de la pitié... Pas à votre bras! pas à vos
côtés !...
PHILIPPE, plus calme et plus maître de lui.
Vous me comprenez mal, Thyra I Ce que je vous
propose, en effet, ce n'est pas une humiliation. Je ne
vous propose pas de vous apporter ma pitié, soyez
tranquille. Je vous connais trop ! Je sais que vous ne
la supporteriez pas ! Je ne vous propose même pas
une affection secourable, je n'ai pas envie de vous
secourir. Oui, malgré votre douleur, votre efifroi, je
ne me sens même pas cette charité-là I... Mais
ce que vous vouliez réaliser seule, je vous offre de le
réaliser à deux. Oublier celte nuit tragique... dédai-
gner même jusqu'au nom de votre mal. Nous aimer,
sans remords ! Aller de Tavant sans nous préoccuper
de rien, puisque nous nous aimons tout de même et
malgré tout ! Nous brûler à notre double ardeur ! Ce
sont vos paroles mêmes, ce sont vos propres vœux !
Après tout, femme ou amante, qu'importe !... Votre
programme, pas autre chose I Vivons!... Aimons-
nous ! puisque je sens que je suis encore et malgré
tout possédé de vous ! l*as une fois je ne vous parlerai
de guérir ! Et qui sait, si ce n'esl pas, d'ailleurs, le
moyen de vaincre le mal et de le défier !...
184 LE PHALENE
THYRA
Et si cela n'est pas, malheureux ?
PHILIPPE, s'exaltant à son tour dans un optimisme résolu.
Eh bien, tant pis ! Appelez cet amour-là un sui-
cide... mais que ce soit un suicide de joie! Oh I je
vous ai entendue et comprise ! Vous voulez respirer
d'un coup toute la terre, dites-vous, connaître tous
les désirs? Je vous les offre. Je ne vous en épargnerai
pas un 1 Nous allons voyager éperdument 1 Nous
allons dépenser éperdument notre argent, notre temps
et nous-mêmes... Et vous serez ma maîtresse adorée
vous entendez, vous serez...
Sa bouche s'approche d'elle.
THYRA, avec un retrait de tout l'être.
Non 1 je vous en supplie encore une fois ! Pas cela.
PHILIPPE
Et tu sais bien que tu le seras ! Tu sais bien qu'il
faut que ce soit et tout de suite, entends-le bien, tout
de suite ! Il faut que j'efface les baisers de l'initiateur,
que je les écrase immédiatement sur ta bouche, sans
quoi demain ils reparaîtraient ! Il faut qu'à force de
t'aimer, avant que le jour vienne me détromper,
j'en arrive à croire plus tard que c'est moi qui t'ai
eue le premier. La pensée du contraire m'est insup-
portable!... Oui, tu me regardes apeurée... Je sais,
il y a quelque chose de bestial dans l'idée que je
te convoite, chaude des baisers qui viennent de
LE PHALENE 185
m'être volés !... Mais rien rien ne fera que je ne
t'aime encore, entends-tu ! et que même dégradée je
ne te veuille à moi ... Tu ne m échapperas pas ! Je sens
déjà que tu n'as plus la force de résister ! Sais-tu ce qui
peut nous sauver, ce qui me sauve ? C'est que tu t'es
livrée sans amour, à l'inconnu, par désespoir... tu n'as
pas aimé!... Ou alors ton désir douloureux, ton désir
d'être arrachée à la mort par des bras enlacés, ne
s'est jamais adressé qu'à moi... L'autre n'était qu'une
image créée par ton cerveau ! Avoue-le, il n'y a que
nous 1 que nous ! Et il n'y a jamais eu que nous deux!
THYRA, murmurante.
Vous ne savez pas ce que vous faites ! Je vous en
supplie, allez-vous-en !... Plus tard... peut-être... qui
sait !...
PHILIPPE, se rapprochant.
Non maintenant. Je viens de comprendre, pauvre
petite, que ton acte n'était pas vil et qu'en te pres-
sant dans mes bras, je vais maintenant seulement
hii donner sa réalité !
ÏHYR\
Ayez pitié de moi! Depuis ce malin je vis dans un
cauchemar ! Je vis comme une folle subite qui a tra-
versé des pays qu'elle ne connaissait pas... Songez
donc que depuis hier j'ai fait connaissance de ces deux
vertiges terribles : la mort et l'amour! Ils se sont em-
parés de moi. Us m'ont bouleversé le corps et l'âme !
Je vis dans une sorte d'ahurissement éperdu î Ils
186 LE PHALENE
m'ont meurtrie, je suis leur proie ! Et voici que j'en-
tends au-dessus de ma tête, tout à coup, au bout du
rêve, au bout du voyage, votre voix... votre adorable
voix qui me parle de ces deux choses, d'elles tou-
jours... toujours d'elles... l'amour et la mort, la mort
et l'amour !
PHILIPPE
Non, l'amour seul, l'amour triomphant de tout !...
même de la mort 1
THYRA
Eh bien, mon cher amour, êtes-vous si cruel? Oh !
restez là-haut, là-bas.,, loin I... J'aime mieux vous
savoir loin pour toujours !... Eteignez ce désir que je
viens d'exaspérer stupidement sans m'en rendre
compte. Mon cher enfant, allez-vous-en !...
PHILIPPE
Non, Thyra, je ne m'en irai pas 1 Je retrouverai ma
tendresse, ma protection de tout ton être!... Tu ne
t'endormiras que dans mes bras d'une fatigue et d'un
anéantissement que seul je t'aurai procurés... Tant
pis!... Puisque tu as devancé l'heure de l'étreinte,
puisque tu as appelé la vie, qu'elle suscite en nous
tous les désirs, toutes les forces I
THYllA
Mon cher enfant! allez-vous-en de moi!... Je ne
suis plus que malheur !... (Elle a la tête languissam-
ment rejetée en arrière pendant qu'il lui tient les poi-
gnets. Le petit jour s'est levé derrière la verrière de
LE PHALENE 18;
l'atelier, le petit jour blême et glauque de Paris sur les
vitres embuées.) Écoutez ! {On entend dans la cour un re-
frain, une sorte de sifflement d'homme comme on en
entend le matin dans les rues. La petite figure de Thyra
2 Vair tout à coup de hennir. )Cesi Lepage,le sculpteur,
5ui se met au travail. 11 a bien dormi 1 II se réveille, il
3st content... Il ouvre sa fenêtre et siffle en jetant la
glaise sur la selle... Dans le petit jour, à l'heure des
laitiers et du premier cri des oiseaux, en lui s'éveille
la bonne joie matinale du travail, de la santé ! Il va
sculpter... faire de belles choses... 11 va travailler !
Son œil s'enflamme, puis se
ternit de larmes et d'un re-
gret indicible.
PHILIPPE, dans un souffle.
Je t'aime... encore...
THYRA
Hélas 1... Voilà le soleil... Dieu! que j'ai froid !
7/ la saisit dans ses bras. Elle dit en frissonnant.) Je
mis glacée!... glacée...
Il l'enveloppe chaudement, len-
ilrenient de ses bras. Elle ne
résiste plus, mais les larmes
coulent toujours de ses yeux.
PHILIPPE, répétant comme machinalement, tout b.is.
Encore... encore...
TIIYUA
Je ne suis plus quuue chose... Il me semble que j»-
l'ai plus d'àme I
188 T-E PHALENE
PHILIPPE
Mais tu vois bien que tu ne peux plus résister I
THYR/V, les bras ballants.
Je ne peux plus lutter, voilà tout I
PHILIPPE, la tenant, appuyée.
Mon amour... tout oublier... tout retrouver !... Dis,
dis que c'est possible... dis ?...
THYRA., sans force.
Vous le voulez ?... {Alors elle se recule. Elle tire le
grand rideau de la verrière., l'ombre se fait. Le soleil
pâle du matin fait une tache d'or dans les rideaux. La
chanson de Lepage s'est arrêtée. Elle frissonne. Elle se
rapproche de Philippe, la tête dans un coude levé, Vau-
tre main tendue, peureusement, avec un mouvement
de défense, et une triste plainte de reproche.) Que
faites-vous !... Que faites-vous là !...
D'un geste infiniment las et de
désespoir résigné, près du
divan, debout, elle dégrafe le
grand manteauninrqui tombe
à ses pieds, bref, comme
tombent les oiseaux abattus.
RIDEAU
DEUXIÈME PARTIE
ACTE m
Des hauteurs dominant un golfe de Sicile, au flanc de la
îolline. Quelques vieilles pierres marquent l'emplacement
le sépultures latines. Il subsiste de l'ancienne voie un ou
leux tombeaux, moins délabrés. Une vieille colonne aussi,
idemi brisée. Une dégringolade, dans les rochers, d'aman-
liers en fleurs... des cactus. Dominant à droite, un im-
nense rocher abrupt surplombe toute la baie. On aper(;oit
'anse du golfe en bas ; il est six heures du soir. Le soleil
;e couche, normalement rouge ; dans le crépuscule, un
;roissant de lune commence à paraître. C'est le paysage or-
linaire que reproduisent les « cartolina », mais la paix du
loir le rend magique. Grelot d'une voiture. Parmi l'escar-
)ement du rocher, des chèvres maigres, — leur meneur,
[ui, dès qu'il voit des étrangers, souffle dans sa flûte. Le
)ruit de la voiture s'arrête, on entend une voix italienne :
( Ec co si(jnoni, ec co la pUitza... »
SCENE PREMIERE
Mme DE MARLIEW, LA COMTESSE STÉPHANIE
LE VOITURIER
îutrcnt un voiturier, précédant Mmos de Marliew et la
comtesse Stéphanie. Elles ont des ombrelles ouvertes.
LITAMKN
Tomba lalina.,.
190 LE PHALENE
Mme DE MARLIEW
Je pease qu'il veut désigner le cimetière antique.
L'ITALIEN
Si, si. (Il montre la baie da geste.) Palerme, — di
porto...
LA COMTESSE
Tiens I l'inévitable chevrier !
Mme DE MARLIEW
Petit, approche ! Peut-on avoir un bol de lait ?
(Le voiturier échange un dialogue italien avec le che-
vrier : Mme de Marlieiv^ pendant quil parle.) Mais
nous n'avons ni bol ni tasse, ma chère I
LA COMTESSE
Si fait 1 J'ai dans la voiture le verre qui me sert à
prendre mon homéopathie, car je prends toujours un
petit remède à cinq heures. Voiturier, j'ai laissé un
verre dans la patache.
Il disparaît dans les amandiers.
Mme DE MARLIEW
Ils vont mettre encore dix bonnes minutes à mon-
ter à pied.
LA COMTESSE
Au moins. Pour ma part, je n'aurais certainement
pas pu grimper la côte. D'ailleurs, cette patache était
d'un dur !
LE PHALENE 191
Mme DE MARLIEW
Nous sommes deux vieilles dames ! Son Altesse est
encore tellement alerte !
LA COMTESSE
N'est-ce pas ? C'est elle qui tenait à monter la côte
à pied avec ces jeunes gens. Elle a tellement escaladé
de pics et fait de si longues promenades depuis son
abdication ! Elle est ma foi d'une grande activité. Sur
le yacht, elle se lève quelquefois à cinq heures.
Mme DE MARLIEW, montant sur un rocher.
D'ici on les verra peut-être.
LA COMTESSE
Tenez, les deux yachts, dans le port, on les distin-
gue très bien. A droite, celui de votre fille.
Mme DE MARLIEW, rectifiant.
Du prince !
LA COMTESSE, avec un soupir.
Oui, si vous voulez ! celui du prince... Comment
s'appelle-t-il, le yacht ? Je ne me rappelle déjà plus.
Mme DE MARLIEW
LAtalante !
LA COMTESSE
UAtalante, c'est vrai !... Et le yacht royal le Cyd-
niis... Deux beaux noms 1 Nous vous savions dans les
eaux siciliennes, on vous avait signalés, mais nous
192 LE PHALENE
VOUS croyions à Syracuse ou à Taormina. C'a été une
joie pour Son Altesse de revoir sa jeune protégée.
Mme DE MARLIEW
Regardez cette tache rouge à droite.
LA COMTESSE
Oui, on les distingue... ils en ont encore pour dix
bonnes minutes. {Le voiturier est revenu.) Faites-lui
traire cette jolie chèvre... la plus blanche...
Mme DE MARLIEW
Vous ne voulez pas de ce breuvage ?
LA COMTESSE
Oh 1 non ! Il me semblerait que c'est du lait de
nourrice...
Mme DE MARLIEW
A. bord, Son Altesse Eléonore n'a en ce moment que
les personnes que nous avons vues ?
LA COMTESSE
Oui, les deux dames qui sont restées à bord, lady
Seymour, Mme Popescu, en tout six personnes, je
crois. Attendez que je compte sur mes doigts : la
duchesse d'Osque, une, le poète Osterwood...
Mme DE MARLIEW, l'interrompant.
Ah ! le poète anglais qui s'est chargé tout à l'heure
du manteau de la reine.
LA COMTESSE
...Ça fait deux; moi, M. Lignières et les dames. Son
LE PH.VLENE 193
Altesse n'aime que les petits comités. Ce M. Lignières
est si charmant. Et quelle belle voix ! C'est la deu-
xième fois que la reine l'invite à faire une croisière...
à cause de son timbre idéal. Il nous a rejoints à Na-
ples. (Aachevrier.) Merci, petit !(^ Mme de Marlicw.)
Mais le yacht royal est un laideron à côté de VAta-
lante. Je ne connais pas de yacht plus esthétique !...
Mme DE MARLIEW
Vous pouvez le dire !...
LA COMTESSE
Cet orchestre de Napolitains, ces serviteurs bariolés,
ces costumes, ce brouhaha ! Est-ce que vous avez au-
tant de monde d'habitude à bord ?
Mme DE MARLIEW.
Cela dépend des endroits ; on embarque quehjue-
fois des inconnus de la veille. En ce moment, vous
vous trompez, nous n'avons personne que cette étran-
gère qu'ils ont appelée Allégra... Mais, à Palerme, ils
doivent retrouver tout un groupe ! Ah ! ma chère
amie, quel mainatch, comme dit le frol leur provençal
qui astique les cuivres !
LA COMTESSE
Et vous vivez là-dedans ? Vous les suivez partout ?
Mme DE MARLIEW
Le moins possible. Je comprends votre reproche...
Mais, que voulez-vous, il faut bien que je voie ma fille
13
194 LE PHALENE
de temps en temps. {Aa chevrier qui s'en va.) Buona
notche.
LA COMTESSE
Figurez-vous que c'est hier seulement que l'on a
osé avouer à la reine que votre fille et le prince
n'étaient pas mariés. M. Lignières et moi avions gazé
sur ce sujet quand nous vous avions aperçus, hier,
dans le port. Son Altesse ne s'expliquait pas, d'ail-
leurs, la répugnance que le prince de Thyeste appor-
tait à se faire présenter à elle... puisqu'il n'ignorait
pas que sa cousine, la duchesse d'Osque, était à notre
bord. Ils ont joué ensemble, autrefois... Il devait
donc avoir plaisir à la retrouver.
Mme DE MARLIEW
Mais il redoutait sans doute les reproches de la du-
chesse qui est apparentée à toute la cour I
LA COMTESSE
C'est elle d'ailleurs qui s'est chargée d'édifier Son
Altesse... Son Altesse a été véritablement navrée, pas
scandalisée, grand Dieu ! Elle est au-dessus de cela !...
mais Son Altesse m'a demandé mille détails sur cette
liaison... j'étais ma foi très embarrassée! M. Li-
gnières s'est esquivé, je ne sais pourquoi ; il avait
couru, comme un zèbre, à terre, soi-disant pour ache-
ter des bijoux palermitains et c'est moi qui ai eu à
fournir des détails sur une rupture dont j'ignore la
cause : la princesse paraissait très attristée, elle m'a
dit : « Je veux les voir tout |de môme. Il faut que je
LE PHALENE 195
leur parle, que je fassse ce mariage. Ce sera une bonne
œuvre. »
Mme DE MARLIEW
Elle aura quelque mal !
LA COMTESSE
Dites-moi, que s'est-il passé au juste? Puisque nous
nous décidons à en parler ! Oh ! le vilain homme !
Je l'ai en horreur !
Mme DE MARLIEW
C'est un deuil moral que je traîne depuis bientôt
deux années !
LA COMTESSE
Mais c'est lui qui s'est récusé... ou elle ? Lui évi-
demment ?
Mme DE MARLIEW
Tous les deux. Ils ont préféré cet état de choses, la
vie en dehors de la société. J'ai été débordée par ma
fille... Ils ne sont pas commodes, tous les deux... im-
pératifs... violents... C'est qu'on mène une vie très
bizarre et bien affolante à leurs côtés ! Vous avez vu
ces esclaves, ces femmes à bord, ces volières d'oi-
seaux, leurs musiques sempiternelles, les déjeunerj
et soupers sous les vélums de soie, ces séjours entre-
coupés dans toutes les capitales où l'on s'amuse ! Et
comme c'est peu pratique avec tout cela 1 Ils ont em-
porté à bord jusqu'à un coiffeur, mais il n'y a pas un
médecin ; vous pourriez être malade, avoir le moin-
196 LE PHALENE
dre bobo, vous ne trouveriez pas une fiole de lauda-
num ou d'arnica.
LA COMTESSE
Oh ! bien, merci ! moi qui ai en horreur de voyager
sans ma petite pharmacie.
Mme DE MARLIEW
Alors, je vais, je me laisse entraîner d'escale en es-
cale, de palace en palace... De temps en temps on
me débarque. Au bout de trois mois je n'en peux
plus et, malgré ma gêne et ma honte de me mêler
à eux, j'accours embrasser ma fille au miheu du
brouhaha que font les invités, les oiseaux, le rire des
femmes, le bruit des vaisselles. Je reste des journées
tassée dans ma cabine comme une pauvre vieille
malle criblée d'étiquettes de voyage... Dans quelques
jours je vais m'en retourner dans notre hôtel de Paris.
Au moins là j'ai un peu de paix, quoique une si
grande solitude !
A ce moment on entend tout au
loin la voix de Thyra qui in-
terpelle le chevrier.
LA VOIX DE TIIYRA
Eh ! hop ! hop ! petit ! La flûte !
Elle parle italien. Le petit che-
vrier répond par son air de
flûte méthodique sur le haut
du rocher. Mme de Marliou
et la comtesse se sont rap-
prochées, elles regardent.
LE PHALENE 197
Mme DE MARLIEW
Oh ! mais elle court en montant ! Elle va se tuer,
elle n'a déjà pas de souffle. {Elle crie.) Tu te fatigues
et tu es sans chapeau !
LA COMTESSE
C'est la petite esclave indienne qui l'accompagne ?
Mme DE MARLIEW
Oui, celle-là la suit partout... On la voit toujours
avec son esclave et le grand lévrier noir...
LA VOIX. DE TIIYRA
Sam ! Sam I je ne veux pas que le chien coure sur
ces chèvres, mets-le en laisse, Meryem.
Quelques secondes après elle
arrive, suffoquant et tenant
dans ses bras les branches
qu'elle a coupées le long de
la route. La petite esclave
porte le chapeau et tient en
laisse le lévrier.
SCÈNE II
Les miImks, THYRA
Mme DE MARLIEW
ïu es folle de monter aussi vite 1
THYRA, fss.)ufflée, s'assied. Elle est livide sous le maquillage.
Je voulais couper quelques fleurs d'amandiers pour
198 LE PHALENE
les cabines... Ouf !... {Elle parle à la petite esclave qui
tient les branches.) Donne-moi le sécateur.
Mme DE MARLIEW
Tu les as laissés en route ?
THYRA, faisant des efforts pour retrouver sa respiration.
Ils arrivent, ils sont derrière moi... j'ai pris le
sentier le plus court pour parvenir aux amandiers.
Ah ! j'en peux plus ! Sam, mon petit Sam, il est heu-
reux de courir et de se dégourdir un peu... C'est donc
ici les tombeaux ? C'est joli ! C'est impressionnant !
LA COMTESSE
Le conducteur nous a expliqué que le point de vue
était plus beau sur ce rocher. Allons-y !
THYRA, à la petite Meryem.
Oh ! la jolie branche 1 Tiens, abaisse-la avec l'om-
brelle...
A ce moment, du sentier, on
voit apparaître Lignières.
Mme DE MARLIEW
Monsieur de Lignières ! Ils sont avec vous, je
pense ?
LIGNIÈRES
Ils me suivent.
THYRA
Vous avez pris le chemin de traverse ?
LIGNIÈRES, à voix basse.
Je me suis échappé comme j'ai pu. Il faut absolu-
LE PH\LENE 19!)
ment que nous causions, ne fût-ce qu'une minute !
Depuis hier soir, j'essaie en vain de vous joindre, on
dirait que vous le faites exprès.
THYRA
Vous allez m'aider à ficeler ces fleurs, le paquet est
trop lourd... Meryem est écrasée. (Mme de Marliew se
rapproche de Thyra.) Monte sur le rocher, mère. Je
me repose une seconde... tu me diras si cela vaut la
peine. {Mme de Marliew monte et disparait dans les
rochers avec la comtesse Stéphanie.) Le temps de
souffler.
Elle s'est assise. La petite es-
clave se met à ranger, à ses
pieds, les fleurs.
SCEXE III
THYRA, LIGMÈRES
THYRA
J'ai un piquant de cactus dans le doigt.
LIGNIÈRKS
Enfin, ne vous jouez pas de moi plus longtemps
ou du moins ne me rendez pas ridicule... Les voici
qui nous rejoignent... Indiquez-moi l'attitude que je
dois avoir 1 Et surtout donnez-moi le mol de cette
énigme.
THYRA, jouant rétonneinenl.
Quelle énigme?
200 LE PHALENE
LIGNIÈRES
Je m'attendais bien à me rencontrer, un jour ou
l'autre, avec le prince... on se rencontre toujours...
et j'avais passé en revue -tout un choix d'attitudes...
A mon grand ctonnement, au bout de deux ans, affa-
bilité parfaite de sa part, poignée de main presque
cordiale. Sur le premier moment, je me suis dit :
(( C'est du bluff. » Du tout. Aujourd'hui, nous déjeu-
nons ensemble, à bord du Cydnus. Ça n'a pas été
chaud, chaud, évidemment, mais je l'ai trouvé d'une
urbanité si naturelle que j'en arrive, ma foi, à ne plus
savoir que penser ! Oui ou non, a-t-il ignoré... Gupi-
don et la part de responsabilité que j'ai eue dans cette
extraordinaire histoire d'enlèvement ?...
TIIYRA, riant.
Avouez que vous avez eu quelque peur... Vous étiez
très embêté...
LIGNIÈRES
Pas le moins du monde, ma chère amie ! Vous me
connaissez peu.
THYRA
Eh ! d'ailleurs même si Philippe est au courant...
LIGNIÈRES, rinterrompant.
Vous voyez bien que vous vous moquez de moi... Il
sait ; j'en suis sûr maintenant ! Alors, que signifie
cette amabilité ?
THYRA
Ah ! mon cher, deux ans ont passé ! Autrefois, il
vous aurait, je crois, sauté à la gorge...
LE PHALENE 201
LIGNIÈRES
Eh biea ?...
THVRA
Nous ne sommes plus les amants de ce temps-là 1...
C'est très difficile à vous expliquer... En amour,
comme sur toute chose, notre point de vue s'est modi-
fié ; le contrat d'association que nous avons échangé
ne relève pas des lois humaines ordinaires... (Elle
hésite, puis rit.) Mon Dieu I ce serait bien difficile à
comprendre... Soyez en tout cas assuré que Philippe,
s'il ne vous considère avec une sympathie bien grande,
à l'heure actuelle vous rencontre sans colère [un
temps) peut-être même sans émotion. Vous n'êtes
plus pour lui qu'une date, une anecdote...
LIGMÈUES
Et si, en ce moment-ci, il se doute que je vous ai
rejointe ?
THYRA, faisant les bouquets.
Il n'en interrompt pas pour cela sa conversation ou
son flirt avec sa cousine la duchesse d'Osque.
LIGMÈRES
Sapristi ! Je ne m'y retrouve pas encore tout à fait,
mais ça va venir, évidemment !... Deux ans déjà !
Qu'avez-vous fait en ces deux ans ?
TIIYRA, riaul.
Tout !
LIGMÈRES
Rien que ça !
202 LE PHALENE
THYRA
Nous avons tout vu !... En ce moment, nous venons
du Pausilippe ; nous venons de voir les souks de Tunis,
les pêcheurs de corail, l'ombre bleue des caravansé-
rails..
LIGNIÈRES
On parle souvent de vous deux à Paris, où vous ne
venez plus guère... Vous êtes une vraie légende... un
peu scandaleuse.
THYRA
Comment parle- t-on de nous ?
LIGNIÈRES
Comme de deux êtres jeunes et beaux qui s'adorent
dans tout le raffinement du luxe, de la volupté, et qui
dépensent des richesses de satrape avec ce faste que
mettent maintenant les étrangers à renouveler l'art
de dépenser l'argent.
THYRA
C'est à peu près cela. Nous vivons hors de toute
société morale, hors des formalités...
LIGNIÈRES
Vous plongez bien de temps en temps dans la vie ?
THYRA
Nous cueillons même parfois de jolies amitiés er-
rantes, des restaurants de Carlsbad aux palaces de
Saint-Moritz... mais nous n'avons pas d'attaches.
Nous ne connaissons pas l'obligation des habitudes ;
LE PHALENE 203
nous avons goûté tous les pittoresques dans la cama-
raderie raffinée de nos cigarettes... connu le dévoue
ment mutuel du plaisir. Ceux qui n'ont pas éprouvé
ce sentiment se privent d'une bien grande source
d'amitié.
LIGNIÈRES
Prenez garde ! A ce jeu, on épuise sa force ner-
veuse.
THYRA
Et l'on s'enrichit aussi. Pourquoi pas? Ainsi, grâce
à Allégra... vous savez, notre amie exotique...
LIGNIÈRES
Oui, Yankee et Javanaise à la fois.
THYRA
Oui... Grâce à elle je connais la musique universelle
mieux que n'importe quel musicien.
LIGNIÈRES
Qui est en somme cette amusante Allégra qui vous
accompagne en ce moment parmi votre horde de do-
mestiques anglais, de cuisiniers nègres, de serviteurs
tartares ?
THYRA
Vous oubliez le masseur arabe, mon cher!... Allé-
gra, qui sent l'iris, la rose, la jacinthe, le tabac java-
nais, le bar des ports de Saigon, est charmante et sait
toutes choses. Elle est jeune et profonde comme le
passé. {Changeant de ton.) Je n'ignore pas que certain
204 LE PHALENE
soir Philippe Ta aimée... eh bien, si vous saviez
comme, vu de ma philosophie étoilée, ce grain de sa-
ble compte peu dans l'océan de ma vie {elle rit), si
j'ose m'exprimer ainsi !
Et puis elle s'assied sur l'herbe,
LIGNIÈRES
Vous n'êtes même pas jalouse, alors?
THYRA, après une hésitation.
J'ai dépassé cette pauvre limite du sentiment ! Non.
Je ne connais qu'un défaut à AUégra, c'est d'être trop
parfumée... et d'avoir les doigts jaunis par trop de
cigarettes ! Quand elle nous aura lassés, nous la dé-
barquerons... et cela n'aura aucune importance!
LIGNIÈRES
Et lui? L'avez-vous trompé?
Silence.
THYRA, grave.
J'ai senti des mains qui tremblaient dansl es mien-
nes... Je n'ai pas voulu réaliser ! Il m'a suffi de rêver
des possibilités ! Tenez, passez-moi ces fleurs... Vous
ne savez pas les prendre. J'ai horreur que l'on froisse
les fleurs. {Brusquement.) Je suis très changée?
LIGNIÈRES
Positivement oui.
THYRA, avec angoisse.
Maigrie, enlaidie, n'est-ce pas?
LE PHALENE ?.'.0
ligmkrf:s
C'est autre chose î Une autre femme... Votre rire
est difFérent... acre... Votre bouche a des expres-
sions nouvelles!... Les yeux, le mouvement des
doigts !... vos cheveux noirs devenus vénitiens... Oh!
je vous trouve très différente, évidemment.
THYRA, comme avec orgueiL
Je suis une souffrante passionnée.
LIGNIKRES
Prenez garde, un tel excès de vie épuise vite les
âmes pâmées.
THYR-\
Au contraire, je crois à l'instinct merveilleux et fort
des malades qui suscite la vie!...
LIGMKRF.S
Ah! Thyraî je commence enfin à définir mainte-
nant le couple que vous formez! Il n'y a pas que vo-
tre amie AUégra qui soit trop parfumée et qui dégage
d'entêtantes odeurs. Je devine que dans cette vie ar-
dente vous n'attachez d'importance qu'au plaisir, et
vous ne devez guère vous inquiéter, n'est-ce pas, que
du pincement des moustiques!... Je vous ai quittée
une petite enfant agitée, troublée... Je vous retrouve
une vagabonde de luxe, compagne d'un Strozzi ou
d'un Médicis... car il est vraiment de la lignée qui a
fourni les gentilhommes au Vatican. Il a le silence
des étrangers, leur insolence légère, la poignée de
2(KÎ l'E PHALENE
main trop bien gaulée... Pourtant, je vous avertis que
je ne veux pas qu'il se moque de moi, je désire qu'il
trouve devant lui un homme non pas ironique, dé-
férent certes, mais un peu plus... comment dire...
THYRA, souriant.
Désinvolte... à la française...
LIGNIÈRES
Si vous voulez.
THYRA
Beau chanteur mondain, prenez l'attitude devant le
public, l'attitude que vous voudrez. Si vous saviez
comme cela peut lui être égal, maintenant, vous n'ea
avez pas idée ! . . . Les voici d'ailleurs. [Lignières
s'écarte.) Mais, restez, restez donc...
On voit arriver Philippe, la
duchesse d'Osque, précédant
la princesse Éléonore, un
alpenstock à la main, qui
monte appuyée au bras du
poète anglais Osterwood et ac-
compagnée d'Allégra.
SCENE IV
THYRA, PHILIPPE, LIGNIÈRES, LA DUCHESSE D'OSQUE,
OSTERWOOD, LA PRINCESSE ÉLÉONORE DE HON-
GRIE, ALLÉGRA.
LA DUCHESSE DOSQUE
Alors! Vous nous aviez lâchés, Lignières?
LE PHALENE 207
LIGNIÈRES
J'aidais mademoiselle de Marlievv à ramasser ses
fleurs : la petite esclave pliait sous le fardeau. Je les
ai rencontrées en route... mais je vous laissais en
bonne compagnie.
LA DUCHESSE D'OSQUE
Je ne m'en plaignais pas!...
PHILIPPE, sapprochant de Lignièrcs.
Une cigarette, cher monsieur?...
LIGNIÈRES
Pourquoi pas?
PHILIPPE, riant.
Et voici même du feu.
LIGNIÈRES
Vous êtes vraiment trop aimable.
La princesse, qui arrive, passe sa
canne à Osterwood qui la
prend avec déférence.
TIIYRA
Pas trop fatiguée, Altesse?
LA PRINCESSE ÉLKONORE
Pas le moins du monde. Est-ce ici? Nous voilà arri-
vés?
TIIYRA
Oui. Voici les tombeaux anciens... Je vous fais les
honneurs!...
Et sur le rocher on aperçoit lua-
danio diî Marlitw et la com-
tesse Stéphanie.
208 T^E PHALENE
LA COMTESSE, criant.
Par ici. Que Son Altesse vienne! Le point de vue
est superbe !
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Tout à l'heure. Un moment.
OSTERWOOD, répondant.
Son Altesse se repose quelques instants.
ALLÉGRA, s'approchant de Thyra.
Vous UG voulez pas mon écharpe ?
THYRA
Merci, chérie. On étoufTe de chaleur.
LIGNIERES, allant à la princesse.
N'est-ce pas que c'est beau ici?...
Tout le monde parle à la fois.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Vous faites trop de bruit. Il faut recevoir certaines
impressions dans le silence. C'est pour cela, n'est-ce
pas... que nous voyageons.
LÏGNIÈRES, riant.
C'est vrai !... (Tout le monde s'est tu respectueuse-
ment.) Nous sommes les chiens d'arrêt de l'émotion...
OSTERWOOD
Pas avant que vous sachiez, Altesse, que c'est sur
l.E PHALENE 209
ce rocher que le grand poète américain, à l'exemple
de Shelley, a voulu que l'on brûlai son corps. Il est
mort dans ces parages, à l'hôtel Capabianca, et le
poète du nouveau monde avait rêvé que ses cendres se
dispersassent au vent dans un beau paysage et au-
dessus des vieilles tombes latines. Des amis ont res-
pecté ce vœu. On pense que c'est sur ce rocher que le
bûcher a été allumé. Maintenant, Altesse, votre rêve-
rie sera plus émue encore, j'en suis sûr. {Le silence se
prolonge. Ostenvood^ s approchant du groupe au pre-
mier plan et leur parlant à voix basse, désigne la prin-
cesse appuyée à une colonne brisée et regardant la mer.
A Philippe et à T/iyra.) Elle n'aime pas qu'on dérange
ses rêveries. Regardez, elle a le signe certain des
souverainetés... et ses méditations sont au-dessus
des larmes'. Elle traîne sa vie inutile comme un voile
traînerait sur le monde.
LA DUCHESSE D'OSQUE
Vous avez toujours, pour parler d'elle, Osterwood,
des mots recherchés d'amoureux.
OSTERWOOD
Et celle-ci mérite d'être aimée d'une façon déchi-
rante. Regardez comme elle sait l'art de s'accoiuler
dans le soir !
PHILIPPE
Le fait est qu'elle est impressionnante, ainsi iin-
14
210 LE PHALENE
mobile. Mais je la trouve... un peu rococo... genre
Campo-Santo de Gênes...
On se tait encore quelques ins-
tants, puis la princesse se
lève.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Encore un pays où j'aurai le regret de ne jamais
revenir! Encore un endroit où l'on aurait voulu poser
sa tente ! (A Osterwood.) Débarrassez-moi de mon
Pascal. (Elle tend le livre quelle tenait à la main à
Osterwood.) Et voulez-vous que nous montions voir
le rocher glorieux que nous a décrit Osterwood ?
OSTERWOOD
Oui, allons voir la tombe de l'homme de la libre
Amérique !
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Ces dames nous attendent d'ailleurs là-haut. Oster-
wood, prenez ce sentier.
THYRA, à Lignièrcs intentionnellement, en regardant la du-
chesse d'Osque et Philippe qui causent tout bas.
Vous venez, Lignières ? Donnez-moi votre bras pour
monter.
LIGNIÈRES, se détachant de la duchesse d'Osque et de Philippe.
Très volontiers.
ALLÉGRA, s'approchant de Thyra.
Je VOUS rapporte votre lévrier qui s'était mis à cou-
rir dans les rochers derrière une perdrix... Il est tout
essoufflé.
LE PHALENE 211
THYRA
Merci, AUégra. Veux-tu dire à Meryem qu'elle porte
ces fleurs dans la voiture?
ALLÉGRA, en s'en allant, une cigarette à la bouche.
Du feu, Philippino 1
Philippe lui jette une boîte d'al-
lumettes. Elle s'en va.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, en raont mt dans les roches.
Écoutez, on entend des cloches en bas, le son des
flûtes des chevriers et la sirène du Cydniis...
LA DUCHESSE DOSQUE, retenant Philippe.
Monsieur Lignières est un très ancien ami de votre
maîtresse, n'est-ce pas ?
PHILIPPE
Une ancienne relation à elle, cousine. Pourquoi?
LA DUCHESSE D'OSQUE
Voulez-vous me rattacher le cordon démon soulier,
s'il vous plaît? {Elle appuie le pied sur un pan de
ruines.) J'adore ces noms de cousin et de cousine
que nous nous redonnons après tant d'années d'ab-
sence, car je n'ai pas eu de vos nouvelles durant dix
années ; d'ailleurs, vous nous avez tous abandonnés!
Je parlais de vous, le mois dernier, à Vicense, avec
votre oncle et...
PHILIPPE
Oh ! évitons de rappeler ma famille, je vous en prie!
212 LE PHALENE
LA DUCHESSE D'OSQUE
Alors, parlons de voire petite amie? Nous avons
bien le temps de rejoindre Son Altesse. Vous n'avez
pas idée comme c'est pittoresque, pour quelqu'un qui
passe, cette alliance du vieux sang italien avec la jeune
esthète tartare ou moldave.
A ce moment Allégra traverse
la scène. Elle chantonne et
joue exprès avec son écharpe.
En passant devant Philippe
elle lui lance la boîte d'allu-
mettes, en riant d'une façon
un peu équivoque.
ALLÉGRA
Merci, carissimo, pour le feu 1
Elle s'en va rejoindre les autres
en sifflotant. La duchesse
d'Osque rit.
PHILIPPE
Pourquoi rions-nous?
LA DUCHESSE D'OSQUE
Débauché !
PHILIPPE
Je ne comprends pas...
LA DUCHESSE D'OSQUE.
Jusqu'à quand, Philippe, cette vie va-t-elle durer?
PHILIPPE
Cette jeune exotique n'est rien dans ma vie, je vous
prie de le croire. Une amie de rencontre... Quand elle
LE PHALENE 213
nous aura quittés... elle ira rejoindre quelque bonne
baronne allemande, qui en fera sa lectrice...
LA DUCHESSE D'OSQUE, vivement.
Vous brûlez votre jeunesse comme il vous plaît. Je
vous demande simplement : quand allez-vous (( en-
rayer )', comme vous dites à Paris. Il faut penser à
l'avenir.
PHILIPPE
Quelle recommandation amusante et superflue ve-
nant de la future vieille fille qui sera l'un des plus
beaux ornements des cours et des soirées moroses
d'ambassade!...
LA DUCHESSE D'OSQUE
Ne parlons pas de moi... je vous prie. Où vous mè-
nera cette passion excentrique? Pensez à l'avenir,
Philippe.
PHILIPPE
Je n'ai pas le droit de penser à l'avenir ! L'avenir
n'existe pas pour moi... Je ne connais que le moment
qui passe... pareil à Faust!
LA DUCHESSE D'OSQUE
Au fond, vous êtes raisonnable comme tous les Ita-
liens; chez nous, il n'y a que des passionnés de tout
repos, des fous méthodiques. Combien de temps en-
core? Deux ans, trois ans?
PHILIPPE
Il y aura une fini... Laquelle? J'ignore... Est-ce
214 LE PHALENE
lointain, proche ?.. . Que dois-je faire ? Pourquoi me le
demander? Nous ne nous verrons pas, cousine, de
deux ou trois ans peut-être...
LA DUCHESSE D'OSQLE
Tant que cela !
PHILIPPE
Par conséquent, ne perdons pas cette journée en
propos vains. J'ai plaisir à vous revoir, très grand
plaisir.
LA DUCHESSE D'OSQUE
Moi aussi, Philippe, très grand... Vous rappelez-
vous que nous avons été amoureux tous les deux l'un
de l'autre, quand nous étions tout petits, car c'est un
fait.
PHILIPPE
Incontestable! Nous avons joué ensemble, nous
nous sommes baignés ensemble à la Spezzia... Je me
souviens de l'affreux wagon capitonné de bleu qui
nous conduisait à la plage. C'est assez mélancolique,
cousine, de penser que vous allez partir à nouveau
de ma vie. Je penserai à votre visage... anguleux et
charmant...
LA DUCHESSE D'OSQUE
Mais il ne tient qu'à vous, mon cher, de prolonger
cette rencontre.
PHILIPPE
Comment comprenez-vous cela?
1
LE PHALENE 2L5
LA DUCHESSE DOSQLE
Mais vous avez entendu le vœu de la reine tout à
l'heure. Pour peu que nous insistions, nous pouvons
prolonger Tescale.
PHILIPPE
Ce ne serait pas avantageux. Nous pourrions diffi-
cilement nous voir.
LA DUCHESSE D'OSQUE
Eh bien, montez sur notre yacht. . . Son Altesse, qui a
beaucoup de choses à vous dire, ne demanderait pas
mieux que de vous avoir quelquesjours àbord:r.4/a-
lante suivrait.
PHILIPPE, sèchement.
Je regrette, mais c'est impossible.
LA DUCHESSE D OSQUE
Ce :i"est pas aimable de votre part. Faites cela,
Philippine.
PHILIPPE
J'en serais ravi, mais je vous assure, ce projet four-
mille de difficultés.
LA DUCHESSE D'OSQUE
Lesquelles.^ A propos de Mlle de Marliew?...
PHILIPPE
Peut-être.
LA DUCHESSE D'OSQUE
Mais Son Altesse n'a plus de préjugés... Ah! vous
redoutez le refus de votre petite amie?
21(5 LE PHALENE
PHILIPPE
Parlons devons. Vous m'écrirez ? Je veux que vous
m'écriviez.
A ce moment, apparaît entre
des amandiers Thyra, qui
écarte les branches.
LA DUCHESSE D'OSQUE
Tenez. Elle nous cherche visiblement.
THYRA, tenant son lévrier par le collier.
Eh bien, vous ne venez pas?
PHILIPPE
Je redoute un peu les exaltations artistiques de la
reine.., et je commence à me blaser sur la Sicile.
LA DUCHESSE D'OSQUE
Mademoiselle de Marliew^, ne vous en allez pas!...
j'ai une grâce à vous demander.
PHILIPPE, bas.
Faites attention à ce que vous allez dire. Je vous en
prie.
THYRA
Me voici.
Llle va sauter le rocher.
LA DUCHESSE D'OSQUE
Prenez garde de vous faire du mal.
THYRA, après avoir sauté.
Oli ! vous ne connaissez pas mou intrépidité, du-
chesse !
LE PHALENE 217
PHILIPPE
Tiens, vous avez donc perdu...
THYRA
Quoi ?
PHILIPPE
Lignières?
THYRA
Je vous cherchais, vous ne le regrettez pas?
LA DUCHESSE D'OSQUE
J'étais en train de former un projet. Philippe me
garantissait que vous vous y opposeriez, je ne sais
pourquoi. Voulez-vous me faire le plaisir de monter
à notre bord jusqu'à Palerme? Nous serions tous en-
chantés de vous avoir, et ce serait très gentil, très
familial...
PHILIPPE
Encore une fois...
THYR.\, sans sourciller.
Certainement, avec le plus grand plaisir.
LA DUCHESSE D'OSQUE, à Philippe.
Eh bien, vous voyez.
PHILIPPE, à Thym.
Vous ne réfléchissez pus!...
THYRA
Pourquoi?
218 LE PHALENE
PHILIPPE, haut et fermement.
Je répète que la fantaisie est séduisante mais abso-
lument irréalisable.
THYRA
La raison?
LA DUCHESSE D'OSQUE
Vous voyez bien, mon cher ? Pourquoi vous y op-
poser. Prenez garde, ce que femme veut!... D'ailleurs
je ne fais que devancer le vœu de Son altesse, car je
sais qu'elle avait l'intention de vous le proposer elle-
même.
Elle va jusqu'au sentier.
PHILIPPE, à Thyra.
Vous dépassez la mesure de l'inconscience.
THYRA
Pourquoi?
PHILIPPE
C'est un défi, alors?
THYRA, doucement.
En serions-nous encore là? Ai-je interrompu votre
flirt avec votre cousine?
PHILIPPE
Oh ! ce n'est pas la même chose.
A ce moment, tout le monde
descend de droite à travers
les roches.
LE PHALENE 219
LA DUCHESSE D'OSQUE
Altesse, j'ai à peu près décidé Philippe à nous ac-
compagner sur le Cj(//ias jusqu'à Palerme.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, de loin.
La bonne idée, j'en suis ravie!
LA DUCHESSE D'OSQUE
Vous viendrez à bout des quelques hésitations der-
nières.
PHILIPPE, bas à Thyra.
Je vous répète qu'il est inadmissible que votre iro-
nie ou voire orgueil aille jusqu'à m'imposer la pré-
sence de ce monsieur.
THVRA
En serions-nous encore à ces contingences miséra-
bles?... Fi!... je ne vous reconnais plus!
PHILIPPE, se reprenant et avec un sourire indéfinissable.
Après tout, ma chère, qu'il soit fait exactement se-
lon vos désirs ! exactement !
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Je suis ravie de cette heureuse nouvelle. Nous al-
lons devenir, prince, en quelques jours, de grands
amis.
PHILIPPE, s'inclinant.
Je le souhaite de grand cœur. Je remercie Votre
Altesse et lui suis reconnaissant de...
220 LE PHALENE
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, liaterrompant.
Ah! non, prince. J'ai défendu dans l'intimité tout
protocole. J'exige qu'on ne me parle pas à la troi-
sième personne. A partir d'aujourd'hui, souvenez-
vous-en. Je vous traite comme de mes amis.
LA DUCHESSE D'OSQUE
Eh bien, cela valait-il la peine d'examiner ce rocher
confortable?...
OSTERWOOD
A part le point de vue là-haut, rien d'intéressant.
Et rien ne vaut ce village de tombes.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Oui, sur toute la terre, c'est partout lamême beauté,
les Gamposanto, les Aliscamps. Partout les violettes
sauvages et l'âme de la mort! (A Thyra.) Comme vo-
tre lévrier ferait bien, Thyra, couché sur cette dalle
rectangulaire ! Votre lévrier héraldique, comme on
en voit sur certains tombeaux, couchés aux pieds nus
de leur maître...
THYRA
Voulez-vous que j'essaie de lui faire prendre cette
pose plastique. C'est facile. Sam!...
Elle prend le greehound, la laisse
à la main, et essaie de lui l'aire
gravir la pierre tombale. Elle
s'jilluiige elle-même dans la
fosse funèbre.
LE PHALENE 221
OîTEUWOOl)
Quelle horreur! Ce beau paysage ne parle que de
joie et de volupté... Écoutez la flûte de Pan... La flûte
de la danse!... Y a-t-il par ici un vieux laissé pour
compte de faunes et de sylvains?...* En chercliant
bien !
TIIYRA
Mais Allégra peut danser au milieu de ces tombeaux,
une danse comme elle seule sait en danser. Vous ne
l'avez pas vue... elle est d'une nostalgie extraordi-
naire... Elle danse tous les pays.
ALLÉGRA
Merci! pas sans musique... Chanter tout au plus!...
pour accompagner la flûte dans le ton... (Elle mur-
mure une chanson exotique langoureuse, et effleure
presque en dansant les tombes sur lesquelles elle jette
par amusement quelques fleurs, puis, brusquement.)
Non! Un bar américain à Java! Pas de poésie!
Allégra se met à chanter une
scie eu langue anglaise. Elle
le fait en parodie, presque en
riant, et en imitant l'accent
nasal des chanteuses améri-
caines.
OSTERWOOD
Le viol de notre chère beauté!... Cette femme est
une futuriste dangereuse!...
LIGNIÈRES, se rapproche de Thyra.
De plus en plus fort!... Vous montez avec nous sur
222 LE PHALENE
notre yacht? {Devant l'attitude nouvelle de Thyra il
s'étonne.) Pourquoi penchez-vous la tête ainsi? Vous
êtes souffrante?
Allégra s'interrompt de chanter
en riant.
LA PRINCESSE ÉLitONORE
Osterwood, vous êtes un misérable d'avoir autorisé
ce sacrilège...
OSTERWOOD
Une chanson de bar sur le tombeau de Sénèque!
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Taisez-vous, monstre. Avant de partir, pour nous
remettre d'aplomb, je demande un vers virgilien...
un vers qui soit né par ici... jadis... dans ces myrthes
et ces lavandes...
ALLÉGRA
Thyra pourrait vous dire les quelques vers qu'elle
a composés l'autre jour sur le yacht, et qu'elle m'a
lus; c'était si joli!...
LA DUCHESSE D'OSQUE
Tous les talents! Vous écrivez aussi, madame!
THYRA
Allégra se trompe ou se moque... Je ne sais pas
écrire les vers; quelquefois, je jette en prose une im-
pression, car, maintenant que j'ai abandonné la sculp-
ture, j'écris hâtivement rr)on journal, des impres-
sions...
LE PHALENE 223
OSTERWOOD
Bah! Sculpture ou littérature, c'est une autre forme
d'expression... voilà tout... Vous sculptez des mots.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Eh bien, vous rappelez-vous quelque chose qui
efface la chanson américaine de cet azur?
THVRA
Non... (se reprenant) ou plutôt, si... si... Je le dirai
en votre honneur, Altesse... J'ai composé, en passant
dans un endroit semblable à celui-ci, aux environs
de votre Corfou, une sorte de chant que je veux bien
dire... mais, alors, de là-haut... sur le rocher où le
poète s'est fait brûler parmi le serpolet, et au-dessus
delà prairie des morts...
LA DUCHESSE DOSQLE
Qu'est-ce que c'est?
THYRA
C'est léchant d'une jeune condamnée qui, un soir,
regardait le ciel.
PHILIPPE
Voulez-vous que je vous prête mon bras pour mon-
ter, Thyra?
THYRA
Non, laissez-moi, Philippe... je vais lâcher au con-
traire, là-haut, de vous oublier tous.
Elle s'en va à travers los mcliers.
On s*;»>;«;ii'(I, on ;illtiul;iiit.
221 LE PHALENE
OSTERWOOD
Le chant d'une jeune condamnée qui regardait le
ciel? Il ne peut y avoir de plus beau ciel que ce soir,
n'est-ce pas?...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Le fait est que le coucher du soleil a été royal... Et
regardez la lune, à droite, qui attend son heure...
PHILIPPE
Vous verrez, monsieur Osterw^ood... Elle écrit des
choses que je lui conseille de réunir en volume... Si
elle était la femme d'un sous-préfet, on lui tresserait
des couronnes à Paris... mais ce n'est qu'une aristo-
crate en voyage.
LA DUCHESSE D'OSQUE
11 va faire nuit très vite; d'ailleurs, le vent se lève,
il nous faudra redescendre bientôt...
PHILIPPE
Le dîner esta huit heures... nos cuisiniers sont ha-
bitués à attendre et prennent leurs précautions.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, montrant Thyra qui est parvenue
au rocher.
Comme elle fait bien, là-haut, avec le vent qui
moule son corps !
PHILIPPE
Et elle dit la poésie avec expression.
LE PHALENE 225
LA COMTESSE, à Mme de Marliew.
Chère araieî... Vous gardez le silence.
Mme DE MARLIEW
Je la regarde, ma petite!...
THYRA, du haut du rocher.
Ready 1
PHILIPPE
Play!
Oq s'est asbis. Les uns sur l'herbe,
d'autres sur des pierres, Thyra
commence, là-haut, à voix d'abord
timide, et une main tendue.
TIIYRA
Orion, Gémeaux, Cassiopée, Altaïr. Nuits lactées, je
viens à vous!... Je vais me perdre au carrefour de vos
étoiles!... Bientôt je chercherai ma route à travers
vous!... Mais avant de déployer mes ailes, je veux
monter, pour dire l'adieu joyeux, sur le plus haut pic
du cap Sumium, et là je briserai ma coupe de vin de
Samos en l'honneur de vous, étoiles!... Je suis la
fiancée de la mort. Evohé! lo ! lo! Que tu es belle, ce
soir, vieille terre!... Est-ce pour moi que tu t'es faite
si belle et que tu as mis ta couronne d'étoiles? Ah!
que je vous adore, ce soir, collines d'opéra, lourdes
de citrons, de mûriers bleus et de dalles de marbre!...
Adieu, splendeurs!... Voici le moment de crier les
adieux sans échos!... Je suis jeune, je date d'une heure
et déjà je vois le gouffre... Oh! je voudrais passer la
main sur toutes les roses avant de mourir!... Que la
15
226 LE PHALENE
brise vienne à moi ce soir et que je la reçoive à pleins
cheveux et dans mes paumes tendues! Réunissez-vous
sur moi, désirs, tous les désirs, comme un rendez-vous
de colombes!... Oh! choses, je voudrais encore me
gorger de vous pour que je dessèche en moi jusqu'à
la racine du désir. Et, sur le roc, je veux clamer
l'hymne à la mort, puissant comme la jeunesse et la
musique. {Peu à peu elle s'anime; son geste, sincère,
s'amplifie... On sent quelle veut ce soir-là donner à sa
voix une expression particulière et enivrée.) Vieille
terre, je t'ai tellement rêvée et pensée que je pourrai
presque te repousser du pied sans regret en m'envo-
lant de toi ! Mais je te donne tous les battements de
mon cœur... je te les rends, puisqu'ils sont à toi... Je
te donne mon corps que tu aimas... lo! Frappez le
sol, le sol des morts, pour qu'il s'ouvre... Que disent
les dormeurs là-dessous ? « Hélas ! le grand trésor est
perdu I » N'est-ce pas que la peine est Inconsolable,
dormeurs?... Sur vos tombes desséchées, je pense à
tout le sang inutile qui coule dans les veines du monde,
alors qu'il ne faudrait au petit cœur des morts qu'une
goutte pour ranimer les plus beaux rêves disparus !...
Une goutte humide et vivante pour la sécheresse de
nos cendres!... Hélas! cette rosée de vie, tu nous la
refuses, toi qui prodigues toutes les rosées!... Tu ne
sais même pas qu'il y a des morts. H te suffit qu'il y
ait le môme homme, la même femme, le même chien
devant la porte, le même ramier dans la même prai-
rie!... Mais le ciel, mes amis, le ciel!... Il m'attire.
LE PHALENE 227
Déjà je me sens fondre et dissoudre... Je ne suis plus
qu'une goutte de lait dans la mer immense... Là-bas,
sur l'Océan bougeant d'étoiles, le vieux capitaine
hoche la tête et me fait signe : je te comprends, tu
veux la fin hardie et tu proscris les pleurs !... Evohé,
pour la mort joyeuse!... Orion, Cassiopée, Gémeaux!
Cheveux de Bérénice!... J'ai frappé le sol comme
l'amour me frappa le cœur. . . Je suis prête ! . . . Et, pour-
tant je t'en demande pardon, nuit tendre et transpa-
rente qui descends, je ne veux pas mourir en toi!...
Je ne veux pas mourir la nuit!... Je veux dire adieu
au soleil, je veux lui crier encore l'hymne de la mort
joyeuse, et, quand il éclatera formidable sur la mer
grande, comme je lance cette coupe à la mer, comme
Cléopâtre jeta son collier dans la coupe, je veux jeter
mon amour immortel dans l'espace, afin qu'il s'y dis-
solve avecungoût de perle!... lo! la terre était belle!...
En avant!
A peine a-Uelle fini les dernières
p^iroles qu'elle s'enfuit sur la hau-
teur, dans les rochers. On entend
encore deux ou trois lo 1 lo ! qui
se perdent comme un écho. Alors,
les tètes, vaguement inquiètes et
songeuses, se relèvent vers le
rocher.
LA PRINCESSE I^LKONORE
Regardez, elle a disparu !...
OSTERVVOOD
C'est vrai. Elle laisse le rocher vide comme si elle
228 LE PHALENE
s'était envolée... Gela a quelque chose vraiment d'une
ascension...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
C'est étrange I... très étrange... Elle nous a émus.
Mme DE MARLIEW, allant à la rencontre de sa fille.
Thyra ! Thyra ! mon enfant !...
OSTERWOOD, bas, à Lignières.
Le cri de cette femme, vous voyez, nous a tout en-
gourdis. Il me fait penser au vers de Musset :
Et pousse dans la nuit un si. funèbre adieu...
Et puis, elle a dit cela d'une voixrauque, étouffée...
malhabile...
Thyra arrive, hors d'haleine,
les yeux et le teint animés
du grand effort.
Mme DE MARLIEW
Viens, mon enfant, viens te reposer. .. tu es haie
tante. . .
On s'empresse autour d'elle. On
la félicite banalement.
OSTERWOOD
Vous avez évoqué, madeaioiseile, toute la splen
deur de la Mort !
LA DUCHESSE D'OSQUE
C'est une poésie dans le goût du jour... Toutes les
femmes de lettres écrivent maintenant comme cela...
Ce sont des enivrées.
LE PHALENE 229
OSTERVVOOD
Mais celle-ci est sincère. Elle m'impressionne, —
et j'aime cette mise en scène de la sincérité !... Je
pressens un mystère troublant sous tout ceci 1
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, tout à coup.
Je désire qu'on me laisse seule avec cette enfant :
j'ai quelques mots à lui dire en particulier... Vous la
féliciterez tout à l'heure, au dîner. Vous aurez le
temps... Je monterai avec elle, Mme de Marliew et la
comtesse Stéphanie, dans la voiture. Vous autres, re-
descendez... Qu'on nous laisse... Je la garde...
Thyra, étonnée, considère la
princesse Éléonore. On s'est
écarté d'elle avec déférence,
sur l'ordre de la princesse
Eléonore adressé avec une
autorité sans réplique.
LA DUCHESSE D'OSQUE
AU right !... (A Philippe.) Que veut la princesse ?
THVRA, retient Lignièros et, à voi.x basse.
Lignières... deux mots. Vous m'avez dit que vous
n'aviez pas peur, que vous ne redoutiez aucune situa-
tion...
LIGNIÈRES
Je suis prêt à vous le prouver !
THYRA
Eh bien, je ne descendrai pas avec la princesse en
230 LE PHALENE
voiture. Voulez-vous me rejoindre ici dans cinq
minutes ?
LIGNIÈRES
Comment le pourrai-je ?
THYRA
Revenez sur vos pas.
LIGNIÈRES
Je suis à votre entière discrétion, disposez de ma
personne. C'est une dette contractée.
LA PRINCESSE ÉLÉONORË, aux autres.
Partez, vous n'aurez que le temps de nous rejoin-
dre en bas.
LA DUCHESSE D'OSQUE
Lignières, vous nous accompagnerez, vous nous
servirez de cavalier. En route !
ALLÉGRA
Nous serons en bas dans un quart d'heure.
OSTERWOOD
Laissons Moïse converser avec Dieu...
LA DUCHESSE D'OSQUE, à Philippe.
Elle est étonnante, votre amie, elle avait l'air d'une
tragédienne piémontaise, et puis elle a vraiment cet
art de la mise en scène que...
OSTERWOOD, continuant en souriant énigmatiquement.
Que les danseuses slaves, les millionnaires améri-
LE PHALENE 231
caines, les amoureuses du Greco et les lectrices de
Swinburue, etc., etc.
Ils disparaissent en causant.
Thyra s'est assise à droite,
sur une vieille pierre. La
princesse s'approche de Mme
de Marliew et de la comtesse
Stéphanie et leur parle à voix
basse.
L\ PRINCESSE ÉLÉONORE
Je VOUS rejoins. Moulez dans la voiture. Je désire
parler quelques iuslanls à votre fille.
LA COMTESSE, à Mme de Marliew.
Qu'est-ce que je vous disais ?... chère amie...
Mme DE MARLIEW
Merci, Altesse, de tout ce que vous ferez pour
nous I..,
La princesse reste seule avec
Thyra.
SCÈNE V
THYRA, LA PRINCESSE ÉLÉONORE
LA PRINCESSE
Mon enfant, depuis que je vous revois, métamor-
phosée, vous êtes un mystère pour moi I Ce renonce-
ment à Tart et maintenant cette littérature fiévreuse...
vos rires... votre voix triste au milieu de tant de
joies apparentes? Dites-moi votre secret, mon en-
232 LE PHALENE
fant... Vous souffrez d'une immense désillusion, n'est-
ce pas ? Vous vous dites que si cet homme vous aimait,
il vous eût donné son nom ? Dites-moi votre secret.
THYRA
Mon mystère tient en trois mots, et je veux bien
vous le confier, mais à vous seule et à voix basse à
l'oreille. Je n'en ai pas parlé depuis plus d'une année,
alors j'aurais peur que le ciel m'entende !...
Elle se penche à l'oreille de la
princesse et lui parle à voix
basse. La princesse a un mou-
vement de stupéfaction at-
tristée; elle prend lentement
la tête de Thyra et l'embrasse
sur le front.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
C'est affreux ! Je ne me doutais pas !
THYRA
Du reste ne me plaignez pas, Altesse !... Je suis en-
core à un âge où Ton trouve de l'ivresse, même à
mourir !...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Mais il faut vous soigner... 11 faut... arrêter le cours
du mal... il...
THYRA
Peuh I... Un vésicatoire, c'est une tache pour un
an, je connais ?... On met ensuite une toufFe de fleurs
pour cacher ça!... Jamais 1 Le nom fatal n'est jamais
prononcé, ni par Philippe ni par ma mère.
LE PHALENE 23a
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Est-ce un mot d'ordre ! Mais votre mère?...
THYRA
Je me suis toujours arrangée pour lui cacher la
vérité... Elle a des craintes, peut-être... aucune certi-
tude...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Non!... Ce n'est pas possible !... Une mère ne peut
ignorer que sa fille... Je me refuse à le croire!... Je
sais bien que vous êtes resplendissante de beauté...
THYRA, à voix basse, presque peureuse.
Oui, mais ça marche, la dedans ! {Elle frappe sa poi-
trine.) La dame est là... là, où les docteurs frappent
leurs petits coups... Tenez, quand j'allonge le bras
il prend un caractère atteint : c'est la période intéres-
sante... Les jambes sont encore bien, seulement on
commence à voir les muscles du genou... J'étouffe
toujours, malgré le ciel bleu, l'air pur !... La fièvre...
les prostrations. . Mais c'est trop dégoûtant à vous ra-
conter !
Elle éclate de rire.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Et VOUS riez... Vous avez donc en vous une telle ré-
serve de courage !
TIIYRA
11 faut tendre les cordes de sa Ivre de toutes ses
234 LE PHALENE
forces! Je me suis précipitée dans le seul refuge pos-
sible, la volupté de la beauté !... Mais hélas ! hélas! la
beauté extérieure, la grande beauté du monde, ah!
autant elle est enthousiasmante pour les cerveaux qui
créent... autant elle est décevante et mesquine pour
ceux qui la suivent les mains vides !...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Ah ! comme vous venez de bien dire tout le secret
de notre tristesse errante !... Notre chère beauté, oui,
ainsi que l'appelle Osterw^ood, comme elle n'est rien
pour nous lorsque nous ne sommes plus rien pour
elle !... Alors vous aussi, vous connaissez cette décep-
tion-là !... Vous étiez une artiste pourtant!... Mais
heureusement... il y a un Dieu... Je vous le jure !... il
il y a un Dieu ! Êtes-vous si païenne que vous le dites ?
THYRA
Je n'entends pas grand'chose à Dieu, en effet...
Quand l'hiver viendra... ce sera le moment de croire
à Dieu... mais après les végliones, les batailles de
fleurs, seulement!...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Je comprends maintenant cette ardeur que vous
mettez à mourir! Approchez que je vous regarde!...
que je voie sur votre visage une des plus hautes ex-
pressions du désespoir humain !... Je perce, je devine
tout, maintenant, ma chérie, et votre anxieux amour
pour ce Philippe énergique et dur... cette détresse qui
LE PHALENE 235
se change chaque jour en exaltation. On dirait que la
mort vous a piquée d'un subit aiguillon. . . et que vous
allez... toujours... toujours...
THYRA
Vous ne saurez jamais, Altesse, la gratitude que je
vous ai de ne pas me plaindre banalement ! Je n'aurai
donc pas à me repentir d'avoir une fois rompu le si-
lence ! Je vous remercie de comprendre, sans vous api-
toyer, ce qu'est le délire de cette minute que je vis, en
attendant le jour où plus un souffle ne montera vers
le miroir!... Maintenant, Altesse, laissez-moi vous
baiser la main, respectueusement, puis regagnez, si
vous le voulez bien, la voiture où ma mère vous
attend... Vous me retrouverez en bas, tout à l'heure,
pour le dîner... je dois étrenner une très jolie robe
que Ton vient de m'envoyer de Paris : je compte sur
un succès I {Elle rit encore.) Vous verrez... filet, den-
telle, sur un crêpe orange... c'est très joli...
La princesse fait quelques pas parmi
les rochers où elle reprend son
livre : Pascal.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, avec une grande respiration.
Qu'il est triste, ce soir, le vent de la mer!... Et moi
qui, lorsque j'ai vu votre yacht, si brillant, si paré, si
joyeux, me disais : « Voilà ceux qui arrivent avec toute
la fraîcheur des premiers enivrements. » Je regardais
mon bateau à moi, mon Cydniis, et avec une si égoïste
mélancolie!... ce bateau qui devrait s'appeler Never-
236 LE PHALENE
more !... Regardez-les en bas, nos deux cygnes blancs,
pour Lohengrins de pacotille!... Alors c'est donc
toujours la même histoire, les mêmes solitudes tra-
giques et banales?... Nous sommes les désœuvrés de
la mort, que ce soit mon vieux page ruiné, Osterwrood,
la poitrinaire de l'hôtel... ou la morne souveraine
avec son Pascal et son alpenstok. .. les partisans de
l'exil avec devant nous la mer... la mer sur laquelle
on rêve éternellement de voir se lever le désir... Des
arbres, du ciel, des regrets... toujours... in solitudine
cordis... Toujours, mon Dieu, séparée de notre cœur!...
Malheureuse enfant, que je vous plains !...
On entend de» cloches loin-
taines. Elle s'agenouille.
THYRA
Que faites-vous ?
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, avec élan et foi.
Moi qui n'ai pas désappris la prière, moi qui espère
encore désespérément en Dieu... je prie... L'Angélus
sonne et je prie pour la pauvre solitude humaine.,.
Thyra, impressionnée, com-
mence le signe de croix, maig
ne l'achève pas et secoue
hardiment la tête. On entend
maintenant en bas des ap-
pels, les voix montent jus-
qu'à ell«8 : « Hé 1 Hop ! Hé !
Hop ! »
LE PHALENE 237
THYIL\
Vous entendez, ce sont nos amis qui descendent et
nous appellent.
LA VOIX DE LA COMTESSE, derrière les amandier», prè« de
la voiture dont les grelots tintent.
Son Altesse et Thyra veulent-elles venir?... Il est
tard déjà...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, se lève et se recouvre
de ses voiles gris.
L'air semble un peu humide. Vraiment, vous dési-
rez rester ici seule... Ce n'est pas imprudent ?,.. Vous
n'aurez pas froid, mon enfant ?
THYRA
J'ai besoin de recueillement. Je descendrai à pied
très doucement. Dites-le à ma mère : qu'elle ne s'in-
quiète pas de moi.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Et ce soir, voulez-vous que nous causions plus inti-
mement dans ma cabine ? Vous verrez que je vous
donnerai du réconfort et que je peux quelque chose
pour votre bonheur.
TllVRA
Vous m'avez donné le viatique de votre haute tris-
tesse et je vous eu remercie !
LX PRINCESSE ÉLÉO.NORK
En redescendant la côte, dans la voiture, je ne
238 I-E PHALENE
dirai rien... Je penserai à vous, sous mon châle, je
vous le promets... à celle qui est restée là-haut... sur
la colline. Et, quand vous vous mettrez à table, ce
soir, sur le pont de ÏAtalante, nous nous sourierons,
n'est-ce pas, avec une complicité bien à nous... et qui
durera !... Allons... Achevez de rêver... je connais ça !
SCÈNE VI
THYRA, seule, puis LIGNIÈRES
Quelques instants après, dès qu'on entend démarrer la
voiture, Lignières débouche du sentier.
LIGNIÈRES
Je guettais!... J'entends que la voiture s'est mise en
marche... Vous voyez, j'ai fait un détour, j'ai pu re-
venir aisément, mais je ne promets pas que l'atten-
tion de Philippe n'ait été éveillée... {Avec intention.)
D'ailleurs, c'est bien ce que vous désirez, je pense?
THYRA
Qu'avez-vous dit pour expliquer votre retour ?
LIGNIÈRES
J'ai prétendu que j'avais laissé tomber de ma poche
un journal français... Tous ont paru y croire, sauf
votre ami, je pense...
THYRA
Il a peut-être compris, mais il ne se dérangera pas
pour cela, soyez-en sûr.
î
LE PHALENE 2H9
LIGNIÈRES
On dirait que cela vous contrarie .. Ce n'est pour-
tant pas une provocation, un duel, que vous cherchez 1
Alors ? Pour que vous me demandiez d'être, non sans
danger, à vos côtés, en ce moment, il faut qu'il y ait
une raison. Expliquez-moi à quoi vous sert ma pré-
sence, en ce moment.
THYRA, avec tout à coup une sombre énergie.
Je veux profiter du hasard de votre rencontre,
après deux ans d'absence. Elle va être justement l'oc-
casion qui va m'éclairer, me faire connaître où nous
en sommes de notre amour. Je saurai bien ce qu'il y
a sous son attitude glacée et, derrière l'homme, je
démasquerai l'amant. Voilà pourquoi je ne vous
lâche pas, aujourd'hui, mon petit Lignières... ne vous
en déplaise !
LIGNIÈRES
Soit, je me prête et même je m'offre avec crânerie
à cette épreuve.
\
THYRA
Mais ce sera pour plus tard,... ce soir, sur le pont
du yacht, ou demain... Voyez, il ne vient pas, il ne
s'est pas soucié de votre retour !... N'attendons pas
plus longtemps... J'en suis pour mes frais d'énergie...
et, chemin faisant, nous...
240 LE PHALENE
LIGNTÈRES
Vous V0U8 trompez.
On entend un bruit de pas sur
les herbes sèches. Philippe,
la casquette de yachtman sous
le bras, une cigarette aux
lèvres, apparaît. Thyra ne
peut réprimer une expres-
sion de joie.
SCENE VU
Les mêmes, PHILIPPE
PHILIPPE
Oh ! ne vous dérangez pas, je vous en prie ! Je n'ai
nullement l'intention de troubler ce rendez-vous.
LIGNIÈRES
Mais, monsieur, il n'y a pas, croyez-le, de rendez-
vous suspect...
PHILIPPE, élégant et dédaigneux.
Je vous en prie !... Si je suis revenu, c'est par pure
formalité, et, une fois que je vous aurai dit, mon-
sieur, que je ne suis pas dupe. .. que ma clairvoyance
remonte au jour où vous avez suivi votre gracieux
Télémaque dans des endroits de plaisir... je n'aurai
plus qu'à retourner auprès de ces dames... Je suis
rarement ridicule... du moins, je le crois ; il m'eût
été pénible que vous pensiez que je pouvais l'être.
LE PHALENE 241
Simple nuance!... Maintenant que je Tai fixée, en
souriant, croyez que je me déclare enchanté de vous
avoir ce soir à dîner. Vous êtes placé à côté de cette
charmante comtesse Stéphanie. La place vous con-
vient-elle ?
LIGNIÈRES
Je ne laisserai point passer l'occasion que vous me
fournissez de m'expliquer. J'accompagnais, le soir
dont vous parlez, mademoiselle de Marliew et je
n'avais pas la garde de sa personne. Je ne l'aurais ac-
ceptée à aucun titre, ni d'ami, ni de confident. Si
j'ai péché par imprudence ou légèreté, admettons, j'ai
pu le regretter depuis et souvent, mais de cela j'as-
sume toute la responsabilité. Et, maintenant encore,
monsieur, je suis prêt, si vous le jugez bon, à vous
rendre raison.
PHILIPPE
Il ne s'agit pas de cela, monsieur. Vous vous éga-
rez 1 Comment, je vous le demande, devrait-on qua-
lifier deux hommes qui se permettraient de compro-
mettre aussi étrangement une personne qui a droit
à tout notre respect. Et si Thyra n'avait pas cru de-
voir donner à votre rencontre je ne sais quelle appa-
rence de mystère ou de complicité...
THYRA, après avoir fait de loin, à Lignières,
signe de se taire.
Oh ! je vous en prie... évitez ces mols-Ià...
16
242 LE PHALENE
PHILIPPE, vivement.
Pardon, ma chère amie. J'insiste... Depuis ce matin
on dirait que vous avez plaisir à nous mettre tous
deux, monsieur et moi, en fâcheuse posture... Vous
attisez le feu !... Si c'est un jeu, avouez qu'il n'a pas
réussi.
THYRA
Vous savez fort bien que je n'aî nulle envie de
jouer avec ce feu-là !,.. Ce rendez-vous avait d'autres
raisons.
PHILIPPE, ironique.
Eh bien, vous l'entendez, monsieur... Quand bien
même ce rendez-vous serait dû à une sympathie, une
sympathie naturelle, je ne m'en formaliserais pas...
et...
THYRA, l'interrompant.
Vous dites ? Répétez cette insinuation ! Répétez ces
paroles que vous savez mensongères ! Vous avez osé
dire une sympathie...
PHILIPPE
Tout doux ! du calme, Thyra... pas de scène...
THYRA
Allons, ne tâchez pas de lui faire croire sournoise-
ment que vous êtes ici par jalousie ! Car cela n'est
pas, vous n'êtes pas jaloux du tout, Philippe !
PHILIPPE gÊ
C'est exactement ce que je viens de vous dire.
LE PHALENE 243
THYRA
Et qui n'est que trop vrai ! Vous ne prononcez que
des paroles mesurées, dédaigneuses ! Vous tenez à
me diminuer ici, devant lui, par orgueil, par respect
humain!... Pas un cri décolère ou de ressentiment
n'est sorti de vous, Philippe î Et c'est un indice ter-
rible, voyez-vous !
PHILIPPE
Faudra-t-il vous rappeler que tout à l'heure je vous
ai dit vertement et ici même, que je trouvais l'accep-
tation de nous faire rencontrer à bord du Cydnus,
monsieur et moi, tout à fait déplacée?... Ne vous
ai-je pas témoigné ma colère?...
THYRA
Philippe, soyez sincère !... Votre amour-propre seul
s'est cabré un moment ! Le plaisir de passer quelques
jours avec votre charmante cousine, en tête à tête,
vous a subitement calmé.
PHILIPPE, à bout de patience.
Entendu, ma chère, n'insistez pas. Nous resterons,
comme je le souhaitais, chacun chez nous et à nos
bords respectifs... Je joue ici un jeu de dupe... et je
vois trop où vous voulez m'cntraîner ! Excusez, mon-
sieur, le ton outré que prenait cette conversation, et,
encore une fois, à tout ù l'heure!... Smoking... le
dîner sur le pont...
Il va se retirer.
244 LE PHALENE
THYRA
Non, ne pars pas, Philippe ! Maintenant que tu es
revenu, ne me fais pas cette insulte!... Prends-moi
le bras... Descendons ensemble.
PHILIPPE
Vous n'y pensez pasl... Comment notre retour
serait-il commenté ! Je vous conjure de réfléchir à ce
qu'on penserait si j'avais l'air de vous ramener de
force et d'être venu vous chercher. Vous créez volon-
tairement une situation équivoque, supportez-la et ne
la compliquez pas, jusqu'à nous rendre ridicules. (//
va s'en aller.)
THYRA
Prends garde ! Ne pars pas sans moi. Je te conseille
de mesurer l'insulte que tu me ferais, maintenant que
tu es revenu, en me laissant ici... J'en rougis de
honte!
PHILIPPE, glacé.
Pourquoi donc? Vous donnez un rendez-vous à l'un
de vos amis. Agissez comme vous l'auriez fait si je
n'étais pas remonté. Nous nous retrouverons en bas
pour le dîner. Je n'ai que le temps d'aller rejoindre
nos amis et de passer mon smoking...
Tout cela a été dit précipitamment,
presque à voix basse.
LIGNIÈRES, rompant les chiens.
Mais qu'à cela ne tienne, ïhyral... Il est tard, la
LE PHALENE 245
nuit tombe! Permettez-moi de vous reconduire jus-
qu'à la passerelle de VAtalante.
Il va à elle et lui offre cavalière-
ment le bras.
THYRA
Un moment, Lignières... S'il te reste un atome
d'amour... s'il...
PHILIPPE
Je ne répondrai pas devant monsieur, je vous en
avertis !
THYRA, lui barrant la roule.
Et pourquoi donc ?... Au contraire !... C'est le seul
témoin devant lequel nous puissions parler, le seul
au monde qui puisse comprendre le sens de nos
paroles.
PHILIPPE, les bras croisés.
Non, je ne répondrai pas.
THYRA
Il connaît la raison, lui, qui fait que notre amour
était empoisonné à sa source d'une rancune impos-
sible 1...
PHILIPPE
Quel passé tenez-vous à réveiller ?...
THYRA
Je vous l'avais dit. je vous l'avais prophétisé, jamais
246 LE PHALENE
VOUS n'avez oublié cette chose ! Dès le soir où tu m'as
prise, Pliilippe, tu t'es vengé de l'amour par l'amour ;
comme on assouvit une vengeance... Après, tu as cru
effacer, mais nous avons eu beau nous jeter dans la
volupté, beau nous griser de nous-mêmes et de sen-
sations, j'avais le pressentiment de notre folie, je sa-
vais que je ne ferais qu'attiser ta désillusion et que nous
épuiserions le désir, sans jamais retrouver Tamour...
Aujourd'hui, nous en sommes-là ! Il y a en toi de la
fatigue et de Tindifférence... Tu es las de ta maîtresse,
Philippe !... Nous ne pouvons plus mordre à des
fruits qui nous ont donné toute leur eau ! iV deux,
nous sommes arrivés à je ne sais quelle basse satiété !
Et tout doit être écrasé en moi, l'orgueil et l'amour !
LIGNIÈRES
Thyra, je vous en supplie !...
PHILIPPE
Calmez, calmez votre esprit exalté et ne donnez pas,
je vous en prie, à celui qui nous juge ici, et bien mal-
gré moi I l'impression que vous êtes restée l'excessive
enfant qu'il a connue... et qui jouait dangereuse-
ment avec la vie.
THYRA
Ah! je tremble!... Je tremble de vos mots, Phi-
lippe... Excessive, exaltée !... Ah ! vous me reprochez
mon exaltation ! . . . Dans ce cas, tant pis, qu'il le sache !
Voulez-vous que je dise alors la raison atroce de votre
LE PHALENE 247
froideur à vous, de la reprise que vous faites de vous-
même, jour à jour ?
PHILIPPE
C'est-à-dire ?... Osez toute votre pensée...
THYR.\
Oh I Oh ! Philippe, ne me forcez pas à la dire I...
PHILIPPE
Maintenant je vous l'ordonne !...
THYIL\
Oh î... Philippe !... Oh! Philippe !... J'ai senti petit à
petit, à mesure que le mal monte en moi, votre bou-
che se détourner de moi... Et c'est bien la pire des
épouvantes que de voir naître cette peur de la conta-
gion sur les lèvres de l'aimé !...
PHILIPPE
Mais vous êtes simplement monstrueuse, savez-vous
bien !
LIGMÈRES
J'ai peur de comprendre, à mon tour... A quel mal
obscur fait-elle allusion ?
PHILIPPE
Ne l'écoutez pas î... Elle divague 1...
THYR.\
Eh bien. oui. Lignières, oui, je suis perdue !... Ce
n'est plus qu'une affaire de temps !
248 LE PHALÈNE
LIGNIÈRES
Thyra î... Que dites-vous là?
THYRA
Et, à mesure que ce temps approche, sa peur aug-
mente !
PHILIPPE
Ah !.. Je m'insurge, cette fois ! Vous n'êtes plus maî-
tresse d'un cerveau fiévreux...
THYRA
Non, Philippe, il ne ment pas ce mouvement de la
bouche qui glisse, qui cherche à mettre l'espace entre
les lèvres... Tout cela n'échappe pas à mon désespoir !
Et tu m'aimes peut-être encore pourtant, c'est vrai,
et je te fais pitié, c'est vrai... Un soir, j'ai trouvé dans
votre buvard une lettre commencée, une lettre à un
vieux parent, inquiète, agitée ; vous lui demandiez, à
lui qui avait connu vos antécédents, s'il n'y avait pas
trace de phtisique dans votre famille...
LIGNIÈRES
Phtisique !...
PHILIPPE
Elle ne sait plus que délirer, vous voyez bien !
THYRA
Allons, Philippe, ne proteste pas 1 Tu fais tous tes
loyaux efforts pour te surmonter... Mais je suis celle
qui contamine ! Nous y voilà donc, Philippe... Je l'ai
I
LE PHALENE 249
enfia votre détestable pitié ! Demain, quand les
heures terribles viendront, j'aurai peut-être votre
dégoût, je verrai votre envie saine de respirer ailleurs,
de fuir...
LIGNIÈRES
Assez, par grâce, mon amie... ne vous abîmez pas
ainsi à plaisir ! Épargnez-vous tous deux.
THYRA
Oh ! maintenant qu'est-ce que je risque ? Je te le
cric, Philippe : une affection passerait dans ma vie,
je ne vais pas jusqu'à croire que tu en serais heureux,
mais tu fermerais les yeux inconsciemment dans l'es-
poir que quelque chose de plus fort que ta volonté
me prenne à toi. Je le sais, tu formes des projets qui
dépassent le terme de mon existence.
PHILIPPE
Ah ! l'abomination de ce que j'entends !... Quelle
injuste clameur sort de vous tout à coup ! Vous vous
trompez 1 Je suis prêt à continuer, Thyra ! Je vous
aime toujours. N'ai-je pas suivi à la lettre notre pacte
et notre programme ? Kappelez-vous vos propres
mots : M Un suicide à deux, un suicide de joie et
d'amour !... » Eh bien, allons plus avant encore!...
je suis prêt !...
THYRA
Peine perdue ! Le suicide pour un seul, oui !...
Alors que je me consume, la vie entre en vous à pleins
25Ô LE PHALENE
flots... Vous n'avez rien à redouter de moi, allez ; je
réponds de vous 1 II se passe ceci que je suscite la
joie, le plaisir, la volupté, toutes les richesses de la
vie. Je les ai appelées. . . nous nous les sommes payées. . .
et c'est vous seul qui en profitez !
LIGNIÈRES
Ne départagez pas votre bonheur I
PHILIPPE
L'heure des comptes serait-elle venue !
THYRA
Sache-le, Philippe, le plaisir, lajoie, la volupté n'ont
pas le même sens pour ceux qui vont mourir ou pour
ceux qui restent !... Sache que c'a été chez moi sans
cesse une volupté, triste, toujours terrifiée. Pour toi
l'heure de vivre commence. Chaque volupté, chaque
plaisir, t'ont fait plus conscient, plus dispos, plus
apte à la vie. Moi, ils me laissent plus morte, plus
désespérée !...
PHILIPPE
Nous y voilà !...
THYRA
De ce suicide-là, vous sortez vainqueur. Ah ! l'atroce
course à deux que la nôtre!... Atalante, Atalante,
comme dit l'inscription de votre bateau ! Oui, Ata-
lante éperdue, et qui vous a laissé tous les fruits d'or
qu'elle n'a pas ramassés pour ellel...
LE PHALENE 251
PHILIPPE
Oh! Thyraî Quelle tristesse! Voilà que, comme les
malades aigris, vous jalousez la vie de ceux qui vous
entourent et vous chérissent!... Un jour, vous nous
reprocherez à tous l'air que nous respirons.
THYRA
Non... vous savez bien que vous mentez, que ce cfue
vous dites est faux!
PHILIPPE
Je suis effondré devant une pareille accusatrice.
C'est à cette scène qu'elle voulait que vous assistiez,
monsieur!... Elle l'a obtenue, et se venge!
LIGxMÈRES
Ne craignez rien! Je ne suis plus un témoin : je me
sens, tout à coup, votre ami à tous deux, un ami dé-
solé, qui voudrait vous venir en aide...
PHILIPPE
A ce soir, Thyra!
THYRA, scandalisée.
Philippe, ne pars pas ! Je te le défends!...
PHILIPPE
J'en ai trop entendu !
LIGNIl^RES, la retenant par \c bras.
Thyra, je vous en supplie, calmez-vous...
Ou entend desappels à nunvcaii,
au bas d« la colline.
262 LE PHALENE
PHILIPPE
Écoutez, nos amis m'appellent. Écoutez, leurs cris
et leurs voix se rapprochent ; ils montent à ma re-
cherche... un moment encore et ils seront ici...
LIGNIÈRES, à Thyra.
En effet, Thyra. Il a raison, il faut qu'il parte !...
THYRA
Moi aussi, je t'appelle, Philippe! Philippe ! (Philippe
disparaît en courant pendant que Lignières s'adresse à
lui et lui dit de loin: « je la ramène... Ne craignez
rien. » Thyra en profite pour s élancer à travers les ro-
chers et, comme on entend en bas : u Eh ! Hop ! Eh I
Hop! », elle crie à son tour, du haut d'un rocher. )Ph\-
lippe! Reviens, Philippe... ne me défie pas...
Elle reste penchée en avant,
presque suspendue au-dessus
de l'abîme. A cet instant,
Mme de Marlicw mère surgit
derrière les amandiers.
SCÈNE Vin
THYRA, LIGNIÈRES, Mme DE MARLIEW
Mme DE MARLIEW, à Lignières,
Monsieur, monsieur, je vous en prie... je ne sais pas
ce qu'elle est capable de faire! Thyra, regarde-moi !
(Lignières s est filancé.)]Q,i'Qxvs\\^^\\Q... je suis restée...
j'avais peur... Écoute, tu n'es pas raisonnable, vrai-
LE PHALENE 353
ment I Ne me fais pas de chagrin... 11 ne faut pas me
faire de chagrin, ni jouer à m'effrayer... Je suis si
vieille maintenant... Ne te penche pas ainsi!... Mon
Dieu, je ne sais plus ce que je dis!... {A ce moment
Lignières a tiré brusquement Thyra en arrière^ il la
maintient, presque en la portant, et la ramène au pre-
mier plan. Mme de Marliew saisit les mains de Thyra et
U embrasse .Thyra est immobile, raidie. Quand Lignières
desserre son étreinte^ elle s'appuie à la vieille ruine
tombale, celle-là sur laquelle Thyra voulait faire s'al-
longer le chien. Mme de Marliew, bas, à Lignières.)
Merci, monsieur. Laissez-nous seules... je la recon-
duirai.
LIGNIÈRES, bas.
Mais comment ferez-vous? Sera-t-elle en état?
Mme DE MARLIEW
La voiture a l'ordre de revenir me prendre ; dans un
quart d'heure, elle sera ici... Prévenez qu'on se mette à
tahle.
Klk"5 restent seules.
SCÈSE IX
TllYUA, Mme Do MARLIEW
Mme DE M.\RLIEW
Thyra, n*entends-tu pas, ma chérie?
254 LE PHALENE
THYRA, un peu égarée comme si elle voulait reprendre pied.
Comment se fait-il que tu sois là? Tu n'es donc pas
descendue avec elles ?
Mme DE MARLIEW
J'ai bien senti qu'il allait se passer quelque chose
de grave... Je ne voulais pas m'éloigner de toi... J'ai
guetté... mais la voiture va venir nous reprendre. Tu
vois, j'ai même un manteau pour toi.
THYRA
Mais alors, tu as entendu... là... tu viens d'en-
tendre ?
Mme DE MARLIEW
Tout.
THYRA, avec effroi.
Tu as entendu ce que j'ai dit de moi ?
Mme DE MARLIEW, grave et simple.
Oui, Thyra.
THYRA
De ma santé, de...
Elle s'arrôte.
Mme DE MARLIEW
Oui, mon enfant.
THYRA, la regarde fixement, puis, tout à coup elle pousse
un gémissement.
Ah ! tu savais !
LE PHALENE
Mme DE MARLIEW
J'ai toujours su !...
THYRA
Et tu n'osais pas me le dire, et tu me le cachais ?
Mme DE MARLIEW
Et toi aussi, ma chérie, tu te cachais de moi... Phi-
lippe nous avait bien gardé le secret I
THYR-A
Et nous vivions dans ce mensonge!... Quelles folles
nous étions de nous imaginer que l'autre ne savait
pas!... Comme si c'était possible!... Mamita !...
Mme DE MARLIEW, la serrant affreusement dans ses bras.
Mais ce n'est rien! Je viens de t'entend re... ïu
t'exagères aussi !... Ce n'est rien ! Tu dois guérir... Je
le sais... on me l'a dit dernièrement encore... Oh !
vois-tu, c'est un bienfait que cet affreux silence qui
était entre nous n'existe plus !
THYRA, voluptueusement pressée contre elle.
Ah! que c'est bon de te retrouver tout à coup...
(Pais ^//^^^mi7.) Mère, mère, pourquoi m'a voir donné
la vie, si tu devais me donner la mort !
Mme DE MARLIEW
Ohl quel reproche!... Je n'en sais rien, moi... Que
veux-tu? c'est la fatalité!... Ton père était bien por-
tant... Ah! si je t'avais soignée aussi, au lieu de le
laisser vivre à ta cuise.,. Enfin, je te reprends, main-
256 LE PHALENE
tenant, moi! Je serai là, toujours... Que tu le veuilles
ou non, je ne te quitte plus...
THYRA
Oui, reprendsla petite fille dans tes bras. . . Redonne-
moi ma première place dans tes coudes, la place qui
m'a bercée et qui me bercera encore au dernier mo-
ment,.. Mère chérie, toi d'où tout vient et où tout
retourne !... Ah ! je ne me rappelais pas que c'était si
bon! Maman! Mamita! Mamita ! Calme-moi, j'ai tant
de chagrin ! Ah ! situ savais ce que j'ai pu avoir de
chagrin!... Je te raconterai tout... comment j'ai dé-
couvert... Mon Dieu! qu'il est doux d'avoir encore sa
mère quand l'ombre monte!... Non, non, ne pleure
pas ainsi, ne te désole pas et serre-moi fort.
Mme DE MARLIKW
Si fort que maintenant plus rien ne pourra t'arra-
cher de moi.
THYRA, comme une enfant modèle maintenant.
Je suis petite, hein?... Regarde ce que c'est que le
hasard?... Nous sommes toutes deux seules dans une
prairie et tu me berces sur une tombe... Tu te sou-
viens, quand j'étais toute petite et que je voulais être
bercée près de la grande albia qui sentait le sapin
frais... tu avais peur pour moi de la neige... déjà!...
et Vladu passait avec ses brebis, les buffles et le chien
Hotzu, si maigre, qui me mettait la buée de son mu-
seau près de la joue. .. C'est loin I ... Tu vois ce sera pa-
LE PHALENE 257
reil... tu seras là, plus tard, pour m'enipêchci- de
pleurer?... Va ! Mère, imprime à la tombe le rythme
des berceaux... Plus que nous deux, comme autre-
fois!... Je ne veux plus que cette douceur que je re-
trouve... Chante, comme autrefois, mama doïca... en
berçant... j'aimerais me souvenir de ta voix d'alors...
quand tu chantais...
Mme DE MARLIEW
Ma chérie, ma chérie, que me demandes-tu là !...
THYRA
Fais l'effort, calme-moi, comme autrefois lorsque
j'avais du mal... dans le jardin... iNani-Nani, mama...
Dieu qu'il était maigre, le chien Hotzu !... Tu te sou-
viens? Chante!...
Mme DE MARLIEW
Mes vieilles lèvres ne savent plus ta chanson, mon
enfant...
THYRA
Force-toi! Pour me faire souvenir... doïca... Rap-
prends... Comment était-ce déjà... dis?... Comment
était-ce donc ! Rapprends...
Mme DE MARLIEW, brisée.
Je ne peux pas !...
THYRA, les yeux clos cl donnant aux bras de sa mère
le mouvement des berceuses.
Mais si, mais si, essaie... Berce... avant qu'il neige
dans le jardin... Berce toujours...
17
258 LE PHALENE
Mme DE MARLIEW, avec une vieille grosse voix qui pleure.
INani, nani... puiu mami!
Elle c hantonne ainsi les premiers
mots de ces chansons qui,
dans tous les pays du monde,
veulent dire: « Dodo, l'enfant
do... » pendant qu'on entend
les grelots de la voiture qui
remonte et que, de loin, un
voiturier crie à travers les
branches :
« Il est tard... On fait dire à ces dames... qu'il est
temps de rentrer... »
RIDEAU
ACTE IV
A Paris. La scène représente la salle à manger des de
Marliew. Un grand dallage blanc, colonnes bleues,
donnant sur une galerie. La salle à manger n'est séparée
de cette galerie que par une large tapisserie noir et or qui
glisse à l'antique, entre les colonnes bleues. Quand la ta-
pisserie est tirée on voit la galerie jaune safran, avec sa
fontaine et des orangers en caisses. A gauche une grande
grille vénitienne, comme une grille de chapelle, sépare
la salle à manger d'une sorte d'oratoire assez sombre où
brûlent deux lampes de mosquée de couleur pourpre. De
l'autre côté, à droite, une vasque, surmontant des dalles
plates. Au milieu de la scène, la grande table de salle à
manger, disposée comme celle de la scène de Léonard
de Vinci : les convives sont vus face au public et de
profil. L'espace libre compris entre les deux cotés de la
table est rempli par une sorte de divan bas, tout d'argent,
sur lequel Thyra a l'habitude de s'étendre après dîner. La
table est recouverte d'une nappe violet et or sur laquelle
sont jetées des guipures. Vaisselle d'argeut, hanaps. Tout
cela au goût du jour, ultra moderne, avec en plus lui relent
greco-byzantin qui sent nettement la métèque. Les convi-
ves sont Thyra, Allégra, Lepage, ArUicheff, Ostervvood, le
poète Corneau et un jeune Danois d'une vingtaine d'années,
M. Austersen. Ils sont assis sur des sièges d.» forme curule,
Au centre est une cathèdre vide dominant tous les autres
260 LE PHALENE
sièges. Cette cathèdre, inoccupée, est toute parée de fleurs.
Dos roses éparscs sont jetées sur le dallage ; des coussins
de pieds et des peaux de panthère. A gauche de la table,
un grand trépied brùle-parfum. Au fond, dans un coin, une
biche en bronze pompéin. Au lever du rideau, les deux do-
mestiques nègres, costumés, et un boy indien, tout de
blanc vêtu, deux modèles aussi travestis en esclaves grecs
et couronnés de cytises, se mêlent à des maîtres d'hôtel
corrects et en habit. Sur les dalles, à droite, au pied de la
vasque, les musiciens tchèques font entendre leurs musi-
ques. Près de la grande grille, deux immenses flambeaux
de cire jaune allumés. Allégra porte une dalmatique, Thyra
une tunique turquoise et corail. Les hommes en habit.
SCÈNE PREMIÈRE
THYRA, ALLEGRA, LEPAGE, OSTERWOOD, ARTACHEFF
GORNEAU, AUSTERSEN.
Au lever du rideau pendant
qu'on sert les derniers plats
du dîner, Allégra achève une
danse.
LEPAGE, s'adressant au serviteur habillé à la grecque.
Qu'est-ce que je bois, bougre d'asticot !... C'est très
beau d'être servi dans du venise, mais je voudrais sa-
voir si c'est du bourgogne ou du bordeaux !...
Allégra a terminé sa danse. On
l'applaudit discrètement.
ARTAGHEFF
Elle est admirable!
OSTERWOOD
Elle est au moins intéressante!
LE PHALENE 261
LEPAGE, maugréant.
C'est l'abbaye de Thélème, en un peu mieux l
ARTACHEFF
Quelle horreur!... Saignez-le!...
CORNÈAU
Donnez-moi une orange que je lapide ce sculpteur! . . .
LE PAG p
Eh bien, mettons que c'est de l'Alnria Tadema et
n'en parlons plus...
OSTERWOOD, à AUégra,
Vous dansez comme les glycines savent danser,
dani le crépuscule!
Allégra dit quelques mots en
anglaisa l'orchestre qui se re-
tire dans la galerie.
TllYRA
Tout à l'heure, vous aurez quelque chose de mieux
encore que des danses...
ORTF.RWOOD
Quoi donc?... Pour achever le banquet platonicien...
du sang sur ces dalles de marbre?
THYIU
Vous verrez... une entrée amusante de masques
blancs, à minuit juste.
CORNKAU
En tout cas, les danses naissent d'elles-mêmes de
262 LE PHALENE
ces pavés roses et blancs. Le tout a le ton des mosaï-
ques d'Herculanum bleu lapis, jaune de crocus...
ARTACHEFF
Il y a bien cinquante louis de roses par terre!
OSTERWOOD
Les roses de Poestum !
TH^RA
De Lachaume, simplement!
CORNEAU
Vous n'êtes plus en Sicile, mais on dirait un peu les
Thesmophories, un soir où dehors la lune serait de
miel... et nous sommes boulevard Berthier. .. la lune
luit dehors sur les fortifs, les bastions.
LE PAGE
Les écailles d'huîtres, les vieux journaux... les pou-
belles municipales...
ARTACHEFF
Vous avez rénové l'art du décor... pour la femme...
Il ne manque ici qu'Isadora, pieds nus...
LE PAGE
C'est ça! c'est ça !... il y est... un rêve après ballet
russe, un rêve qui serait passé par Munich pour finir
chez une grande dame sud-américaine... C'est une
salle à manger pour riche professer allemand, ivre de
modernisme, et dont la femme, israéhte wurtembour-
geoise...
LE PHALENE 263
CORN EAU
Assez!... assez!... Il est saoul!... qu'on le lapide !
OSTERWOOD
Ou qu'on le mette en croix. Il ferait bien avec les
basques flottantes de son trop large habit.
ALLÉGRA
Il blague... mais il est gentil tout de même, ce
cher Lepage...
THYRA
Et puis il a raison, c'est difficile pour une étran-
gère de ne pas être trop poétique... 11 y a toujours eu
trop d'Orient dans notre afl*aire.
CORNEAU
Jamais trop d'Orient! N'est-ce pas, monsieur du
nord, monsieur... (// désigne le Danois.) Comment
s'appelle-t-il?
THYRA
Austersen. .. Il comprend, mais ne saitdirc que quel-
ques mots de français.
AUSTERSEN, articulant.
Orient... plus beau...
OSTERWOOD
Cette soirée me rappelle surtout les soirées de
VAtalante.
ARTACHEFF
Ahl c'est vrai, vous avez vu le yacht, vous!...
304 LE PHALENE
ALLÉGRA
Et M. Austersen aussi, que nous avons rencontré en
Egypte... Quant à M. Osterwood, nous l'avons connu
ea Sicile, avec la princesse Éléonore...
THYRA
Et puis, six mois après, sur une plage de l'Adria-
tique... niais alors il était tout seul.
LEPAGË
Qu'est devenue au juste cette reine neurasthénique
et fantoîDale?
THyRA
Ne lui en parlez pas... Il en souffre encore.
OSTERWOOD
La grande âme a fini comme elle devait finir... au
monastère... Elle vit au milieu de religieuses dans un
couvent italien !
THYRA
Oh! je pense souvent à elle 1
OSTERWOOD
Et moi je peux dire que mon âme est veuve depuis
qu'elle a pris cette décision. De temps en temps elle
me donne des nouvelles... L'autre jour elle m'a écrit
qu'en pensant à notre voyage elle a mis un pot de ba-
silic à la fenêtre de sa cellule.
ARTAGHEPF
Et votre yacht ïAtalante?
LK PHALENE 26fl
TilYRA, froidement.
Mais il est toujours la propriété du prince de
Thyeste... je pense du moins!
On fait signe à Arlacheff de se
t&ire. Un froid. Ur^ silence.
CORNEAU
Alors, vraiment Thyra, vous nous quittez?... c'est
affreux !
ARTACHEFF
Espérons encore, je ne veux pas croire à ce départ!
THYRA
Si, si, mes amis, c'est le dîner d'adieu!...
CORNEAU
Mais enfin vous allez bien nous rester encore huit
ou dix jours? Voyons!... 11 y a le bal de M. Smiths,
la première de Parsifal...
TllVRA
Du tout, mes amis. Tout est organisé, je vous quitte
demain. Et si je n'étais pas partie demain, j'aurais re-
culé ce dîner jusqu'au jour môme de mon départ...
La clôture, si vous voulez, de ma vie de garçon!...
LLPAGE
Je n'ai plus faim!
CORNEAU
Attendez quelques jours au moins... Ce départ si
subit, pas annoncé, pas prévu!...
260 LE PHALENE
THYRA
Ma mère a fermé les malles aujourd'hui, tous les
paquets sont faits. La pauvre femme est éreintée...
c'est pour cela que vous ne la voyez pas ce soir avec
nous; elle dort là-haut. Je vous demanderai même la
permission d'aller l'embrasser tout à l'heure.
ARTACHEFF
Mais alors, que va devenir ce magnifique hôtel ?
THYRA
J'ai idée que, dans quelque temps, il sera dans les
agences... Hôtel à louer!
GORNEAU
Lugubre !
THYRA
On devrait mettre le feu derrière soi en s'en
allant.
OSTERWOOD
Je suis capable de le faire, et en jouant du théorbe !
ARTACHEFF
Et que va devenir Paris sans vous ! Ça va être du
propre !
GORNEAU
Zut ! ... je vais m'enterrer à Versailles î . . .
Il prend son assiette et va s'as-
seoir sur les marches.
THYRA
Ne boudez pas, Corneau! 11 est bien resté près de
LE PHALENE 267
trois ans, Paris, sans que j'y fusse mêlée... et il ne
s'en porte pas plus mal!
CORN EAU
Mais depuis six mois que vous vous étiez rattrapée,
on suivait le sillon de votre astre partout! Et où allez-
vous, en somme?
THYRA
Je vous l'ai dit... à Marosvar...
ARTACHKFF
Le monastère de Tolstoï, quoi?
OSTERVVOOD
Chut ! Pas ce nom ici!... chez des païens !...
GORNEAU
Vous nous reviendrez.
THYRA
Je ne crois pas!...
ARTACHEFF
Dans quelque temps, Paris vous manquera... Vous
vous souviendrez des amis et de ce que vous avez
laissé...
LEPAGE, frappciiit sur la table.
Et moi je vous dis qu'elle a raison!... Et pour que
je le dise, moi qui l'ai faite, cette petite, moi qui
ai eu le cœur navré de la voir mourir i\ la sculpture,
il faut que ce soit vrai !... Ah! qu'elle s'enferme là-
bas, sans tout ce luxe néfaste, avec quatre sous de
368 LE PHALENE
glaise par jour, peiidant quelques années de travail
acharné... Il va sortir de ses mains et de son cœur ce
que j'en attendais, quelquechose d'épatant, d'humain,
de saigîiant... Et quand vous nous rapporterez un
chef-d'œuvre, je ne deipandequ'à être encore là pour
vous embrasser sur les deux joues, rjom de Dieu !
THYRA
Faites-le toujours maintenant, Lepage.
LEPAGE
Bien volontiers.
Avec une émotion visible il lui
plaque deux gros baisers.
OSTERWOOD, ricanant.
Brisons nos coupes !...
GORNEAU
Je lève la mienne en votre honneur I
THYRA
Merci, mes amis!
GORNEAU
Voilà qu'il se fait tard... et l'invité mystérieux, il
n'arrive pas?... Vous nous aviez promis l'invité.
OSTERWOOD
11 est onze heures du soir et la cathèdre est toujours
vide, f^lle a invité un fantôme ! Péjà ce jeune, beau et
muet Danois n'est pas sans énigme...
LE PHALENE 26»
LEPAGE
Vous nous aviez annoncé qu'il arriverait avant le
dessert.
THYÏL\
Il viendra ! 11 viendra !
CORN EAU
Qui ça peut-il être ?
THYRA
Vous allez voir.
ARTACHEFF
Vous avez invité des gens après dîner, n'est-ce pas?
THYRA
Certainement. Vous avez déjà vu Lignières tout à
l'heure.
CORN EAU
Est-ce qu'il va revenir?
THYRA
Mais, je crois bien. 11 a assuré, en s'en allant, qu'il
avait deux ou trois rendez-vous importants ce soir,
mais vous allez le revoir.
CORN EAU
On demande le nom de l'hôte mystérieux!... Est-
ce un homme ou une femme?
ARTACHEFF
Ce ne peut être qu'une femme pour qu'on ait paré
ainsi la cathèdrc.
270 LE PHALENE
THYRA
C'est peut-être parce qu'elle n'est pas encore assez
parée que l'invité n'arrive pas!... AUégra, aide-moi à
préparer mieux la chaise de mon voisin.
CORNEAU, voyant la draperie du fond écartée par les domes-
tiques.
Et juste, en effet, le voilà !
On se retourne.
PLUSIEURS PERSONNES à la fois.
Enfin!... Voyons !...
GORNEAU
Non! ce n'est que Lignières !...
Entre Lignières.
LIGNIÈRES, entrant.
Ce n'est que moi!
À sa vue, Thyra, qui était dis-
traite, absente, se ranime et
se précipite vers lui.
SCÈNE II
Les mêmes, LIGNIÈRES
GORNEAU
Mais vous avez peut-être droit à la cathèdre?... Sait-
on jamais!
LIGNIÈRES
Je me contenterai d'un tabouret ou d'un coussin !
LE PHALENE 271
ALLÉGEA
Prendrez-vous quelque chose?
LIGNIÈRKS
Tout à l'heure... ne vous dérangez pas pour moi.
THYRA, bas, à Lignières.
Eh bien?
LIGNIÈRKS
Voulez-vous que nous passions à côté, je vous don-
nerai la réponse?
THYRA
Inutile! {Elle s adresse à tout le monde.) Comme j'ai
l'intention de renvoyer dans quelques instants cet
orchestre tchèque, dont vous devez avoir assez, pour
le remplacer par des musiciens ordinaires, voulez-
vous qu'x\llégra vous danse une dernière fois une
danse exotique?
TOUT LE MONDE
Mais très volontiers !... Avec plaisir !...
THYRA, :mx domestiques.
Écartez la draperie du fond. (Allégra va dans la
galerie, les hommes se retournent et la suivent. Pen-
dant qu'elle danse dans la galerie, Thyra amène Li-
gnières au premier plan, prbs du divan.) Eh bien?
Vite! vite!
LIGNIÈRES
Je l'ai vu, mais il a refus»'' de venir.
272 LE PHALEJNÉ:
THTRA
Il a refusé!
LIGNIÈRES
Il m'a d'ailleurs reçu très correctement, au milieu
de malles et de paquets préparés...
THYRA
Alors, il part bien ce soir, c'est vrai?
LIGNIÈRES
Dans une heure, à la gare de Lyon... 11 a été très
poli, correct, il m'a dit : « J'ai reçu les lettres de
Thyra... »
THYRA
Ah ! il avoue les avoir lues!...
LIGNIÈRES
Maintenant que le plus dur est fait, a-t-il ajouté, de-
puis six mois nos cœurs ont pris Thabitude d'être sé-
parés, pourquoi ce nouvel adieu inutile?. .. Plus tard
nous nous retrouverons...
THYRA
Etc. . . etc. . . Et vous lui avez tout dit ?
LIGNIÈRES
Tout I que vous partiez demain matin à votre tour
et pour toujours, que vous réintégriez votre pays...
Je lui ai dit que vous aviez attendu son départ à lui,
que vous teniez à faire coïncider cette disparition,
THYR\
Il n'a pas trahi d'émotion ?
LE PHALENE 273
LIGNIÈRES
Il paraissait être au courant de vos projets... 11 a
ajouté : « Faites comprendre à ma pauvre ïhyra le
sentiment de réserve qui m'empêche d'accepter son
étrange invitation...
THYRA
Vous avez bien spécifié que j'y tenais par-dessus
toute chose ?
LIGNIÈRES
Il ne faut plus penser à cela, Thyra ! S'il vous ai-
mait encore, si peu que ce fût, après les paroles que
je viens de prononcer, il serait là... Vous-même,
pourquoi ce caprice ?
THVRA
A la veille de l'éternité, car il va se marier et moi
je disparais, j'aurais voulu le revoir, lui parler...
une dernière fois !... Caprice, vous avez raison ! Main-
tenant que les deux trains s'en vont chacun de leur
côté, alors le cœur se rompt... A.h ! la mémoire du
cœur !
LIGNIÈRES
Cependant vous avez pu vivre six mois sans lui...
TIIYRA
Parce que je me reposais de la fatigue de notre
amour, je me délassais dans l'indifférence des autres
avec une stupeur étourdie, mais si vous aviez vu le
fond...
18
274 LE PHALENE
LIGNIÈRES
Je l'ai vu... là-bas...
THYRA
C'est depuis lors, tenez, que le désaccord n'a fait
que s'agrandir. Une fureur insensée s'est emparée de
nous; nous étions acharnés à nous détruire comme
deux ennemis... Nous nous attaquions sans cesse
même en nous aimant... Je l'ai laissé partir... Mais
maintenant, je veux le revoir, m'emplir une dernière
fois les yeux de son visage!... Et il viendra, il viendra
ce soir ! Vous entendez, il va venir... De cela je suis
sûre. {Ses yeux s'exaltent.)
LIGNIÈRES
Ah 1 éternelle chimérique !
THYRA
Non, car je vais lui écrire les trois lignes désespé-
rées, la lettre à laquelle on ne résiste pas... Vous
allez la lui porter, vous me rendrez encore ce dernier
service, mon petit Lignières, pauvre compagnon de
voyage... et il viendra !
LIGNIÈRES
Thyraî... Vous vous acharnez sur l'amour, comme
vous vous acharniez sur vos sculptures... Et vous êtes
ce soir si pâle, et vous toussez affreusement...
LE PHALENE 275
THYRA
Venez vite dans ma chambre.
Ils se glissent, par une petite
porte dans le fond.
SCÈNE III
OSTERWOOD, CORNEAU, LEPAGE,
ARTAGHEFF, AUSTERSEN
OSTERWOOD, se retournant au bruit.
Notre hôtesse nous quitte.
CORN EAU
Avec Lignières.
LEPAGK, redescendant.
Hum !... Elle a l'air bien inquiet, vous ne trouvez
pas ?... Ce va-et-vient de Lignières !... J'ai idée que ce
doit être à cause de l'invité mystérieux...
OSTERWOOD
Le spectre qui va venir... avec un masque de
bronze ou de verre !
Les hommes se rapprochent
peu à peu. AUégra a fini du
danser dans la galerie.
CORNÉAU
Qui ça peut-il être ? A la fin, est-ce une blague ou
non ?
LEPAGR
Je ne sais pas... Je ne vois pas qui dans ses rela-
tions...
276 LE PHALENE
C'est peut-être.
Qui?
Le pr...
AUSTERSEN
LEPAGE
AUSTERSEN
On lui fait signe de se taire.
CORNEAU
D'où revient- il ce Danois !... Non, monsieur. Ils
sont complètement brouillés... (Aux autres.) D'ail-
leurs, on m'a dit qu'il était retourné ces jours-ci en
Italie. 11 épouse une archiduchesse allemande ou...
ARTACHEFF
Vous croyez à une séparation définitive, vous ?
CORNEAU, badin, potinior, assis familièrement
sur la table.
Absolue!... Quand on a vu ce ménage de près, les
derniers temps...
ARTACHEFF
Et vous, monsieur Osterw^ood, vous les avez connus
en voyage. Est-ce que vous avez pu juger de leur in-
timité ?
OSTERWOOD
Il y avait des jours calmes... (Les hommes sourient.)
On entendait des éclats de voix, dans le yacht. Le
personnel était habitué... On se taisait en écoutant,
comme on écoute rouler un orage.
LE PHALENE 277
ARTACHEFF
Je le trouvais, d'ailleurs, lui, sec, hautain, insup-
portable...
CORN EAU
Oui, c'est un bienfait... mais n'empêche que la
voilà qui fiche le camp ! Nous y sommes pour quel-
que chose, d'ailleurs ! Le lui avons-nous assez dé-
biné, son prince italien !
ARTACHEFF
Mais nous n'avons pas eu cette importance, Cor-
neau !...
CORNEAU, exprès continuant.
Ah! les amis !... C'est à nous toujours que l'on doit
la plupart des ruptures, la plupart des solitudes I...
ARTACHEFF
Il est odieux ce Corneau !
OSTERWOOD
Il VOUS rend peut-être justice !
LEP.\GE
Nous connaissons le couplet ! Rengaine ton para-
doxe, petit Corneau !...
OSTERWOOD
Il n'y a de vrai que ce qui est paradoxal !
CORNEAU.
Ne me conspuez pas ; vous savez que je dis la
278 LE PHALENE
vérité ! La vue de l'amour triomphant nous agace,
nous le préférons instinctivement dans sa chute !
OSTERWOOD
Pas si bête !... Regardez-vous en habit noir... vous
êtes les nécrophores de l'amour ! (Se retournant vers
Austersen, qui, indifférent, fume sa cigarette appuyé
à la table.) Sauf cet Eliacin de passage, bien entendu,
qui n'a pas l'air de bien savoir pourquoi il a été in-
vité... [mettant son monocle); mais qu'on redoute
comme un rival mystérieux...
SCÈNE IV
Les mêmes, THYRA
THYRA, vivement, écarte la draperie. On se lait.
Je vous demande pardon, je suis allée déposer un
baiser sur le front de ma mère... Me voilà toute à
vous...
CORNEAU
Et Lignières ?
THYRA
Il va revenir ! {A Allégra qui la suivait.) Veux-tu
arrêter toute musique, chérie, et qu'on ferme bien la
draperie... Que personne n'entre plus ici... (^//<^{7m,
sur un signe, disparaît. La draperie se referme sur
elle.) Approchez !...
LE PHALENE 279
ARTACHEFF et LEPAGE
Qu'est-ce qu'il y a ?
THYRA, s'asseyant sur l'angle de la table.
Vous pensez que je vous ai réunis familièrement,
mais un peu au hasard ?... Mes amis, il y a des rai-
sons profondes, à cette réunion... J'ai voulu, le soir
de mon adieu, avoir devant mes yeux les êtres qui, à
un titre quelconque, ont eu une importance... spé-
ciale... dans ma vie...
CORXE.\U
Mais il me semble que ce petit comité...
THYRA, vivement.
Oui... Je possède, pensez-vous, des amis plus pro-
ches... c'est vrai, vous n'êtes pas les seuls qui devriez
vous trouver ici ce soir; il manque à l'appel cinq ou
six personnes ; il m'a été impossible de les réunir...
mais c'est assez que vous soyez-là... Jai fait venir
Osterwood de Londres ; M. Austersen était de pas-
sage à Paris... Je désire que vous sachiez chacun
pourquoi vous avez eu, ne fût-ce qu'un moment, cctle
part de moi-même ; il était plaisant que je vous eu
fasse l'aveu... Vous vous taisez ?
Elle sourit.
CORN i. AU
Nous sommes flattés...
280 LE PHALENE
LEPAGE
Nous sommes touchés...
OSTERVOOD
Dirai-je même que nous sommes intimidés...
ARTAGHKFF
Un peu confus...
LEPAGE
Après un pareil préliminaire, il n'y a plus qu'à
attendre.
THYRA
Mais vous ne voudriez tout de même pas que je
vante vos mérites aux uns et aux autres, à voix
haute.
CORNEAU
Nous serions jaloux !
LEPAGE
Eh bien, à tour de rôle !
THYRA
Je ne veux pas vous confier cela solennellement...
Fumez... parlez, faites comme si je n'étais pas là...
Causez surtout...
LEPAGE
Nous retournerons dans la galerie... avec Allé-
gra...
OSTERWOOD
Est-ce qu'il y a une préséance... des numéros ?
LE PHALENE 281
TI1\R\
Vous êtes bête!... Non! au hasard !... Tenez, Cor-
neau, venez par ici... Apportez-moi ma coupe de
fruits que je n'ai pas touchée.
CORXEAU, aux autres.
Je vais les rendre furieusement jaloux !...
OSTERWOOD, s'an allant en haussant les épaules.
Elle commence par ce qu'il y a de plus petit !
Ils remontent dans le fond. La
tapisserie est poussée. Ils
récartent légèrement, et,
pendant l'aparté de Corneau,
on les voit converser avec
Allégra qui esquisse encore
quelques pas exotiques.
CORNEAU
Je brûle d'impatience.
THYRA
Je vous connais depuis trois ans, je crois... Je vous
ai trouvé odieux, insupportable, poseur et bébête
comme tous les jeunes gens qui se découvrent...
CORNEAU
On n'est pas plus aimable !... Si c'est pour cela que
vous m'avez pris dans un coin ! Je me console en
disant : qu'est-ce que vont prendre les autres I
TH\UA
Vous savez que vous êlcs insupportable, jo ne vous
282 LE PHALENE
révèle rien 1... Or, vous rappelez-vous que nous
avons passé cinq à six jours ensemble au château du
Plessis, chez Mme de Gaussay, dans TOise?...
GORNEAU
Oui, certainement!
THYRA
Vous étiez bruyant et tout le monde admirait d'ail-
leurs votre jeune génie...
GORNEAU
Et même il me semble bien me rappeler, en effet,
que je ne vous étais pas très sympathique.
THYRA
Un soir, vers les six heures, vous étiez probable-
ment fatigué d'avoir trop parlé, de vous êtes trop
produit, d'avoir lancé trop de balles de tennis, trop
de mots cruels et, comme un enfant qui s'est enivré,
dans un réduit, à droite, près de l'escalier du château,
vous vous étiez endormi tout bonnement, tout sim-
plement... Votre visage ne portait plus la trace d'au-
cun effort, vous aviez retrouvé dans le sommeil la
grâce de l'enfance, toute la simplicité, la pureté de la
jeunesse. Vous aviez l'air d'un page endormi... vous
respiriez avec de bons gros soupirs, un livre à la
main, la tête sur un coussin rouge. Pour un peu je
vous aurais baisé au front... Vous avez été peut-être
mon premier trouble véritable ! Et vous ne vous en
étiez jamais aperçu... C'est tout. Ce n'est pas énorme...
LE PHALENE 283
mais vous verrez plus lard, quaud vous serez vieux,
vous raconterez cette anecdote avec un certain plai-
sir, après boire... {Portant la coupe à la bouche.) Oh!
comme ces fruits sont glacés ! vous ne vous en faites
pas idée !
CORNEAU, après un silence.
Thyra, je comprends comme vous vouliez que je
comprenne. Je ne suis pas plus ému qu'il ne faut...
mais je n'ai pas envie non plus de gouailler, de plas-
tronner... J'ai écouté gravement une belle histoire...
en effet... Je l'enferme dans mon souvenir... sans con-
trôler ce que cet aveu renferme au juste d'authenti-
que, de blagueur ou d'illusoire...
THYRA, vivement.
Adieu... petit poète ! {Elle appelle.) Lepage !...
Lcpage se retourne, au fond,
puis s'approche. Elle congé-
die Gorneau du gctito qui,
en croisant Lepage, fait tin-
ter quelques pièces qu'il a
prises dans la poche de son
gilet.
CORNEAU, à Lepage.
On liquide!... On liquide!... Passez à la caisse,
mon bon !...
TilYRA, avec une ^oix tout autre, gra\e et «onnanle.
Alors, c'est fini ?... Nous nous quittons, mon doux
maître...
284 LE PHALENE
LEPAGE, jetant son cigare sur les dalles et l'écrasant
du pied.
Et ce n'est pas gai !
THYRA
Je vous dois toute la beauté qui m'a enivrée près de
cinq années...
LEPAGE
Bah ! Vous exagérez mon influence.
THYRA
Comme un sourcier, vous m'avez appris à trouver
de la beauté plastique partout... même dans la mort.
LEPAGE
Je suis un vieux sculpteur qui ne sait pas tant de
choses ! Je m'estimerai content si, au soir de ma vie,
je puis dire que j'ai bien travaillé avec ces deux
grosses pattes que voilà... et que je vous demande la
permission de fourrer derrière mon dos... de peur
peut-être que vous ne les voyiez trembler !
THYRA, derrière lui, appuyée à la table, à voix basse.
Lepage, soyez sincère, m'avez-vous aimée ?
LEPAGE, se retourne.
Mais...
THYRA
Osez toute votre pensée, je veux savoir si vous
m'avez aimée... d'amour.
Un silence.
LE PHALENE 285
LE PAGE
Je ne vous en ai, en tout cas, jamais rien dit î
THYïL\, avec une expression fière.
C'est encore plus beau î Mon bon maître, vous avez
été ma pensée la plus haute, la plus altière et peut-
être la plus fervente... (A mi-voix encore.) Qui sait ?
Si vous l'aviez voulu fortement, à une époque de ma
vie...
LE PAGE
Bah! on croit cela !... On le croit... après... quand
ce n'est plus possible !...
Il essaie de sourire.
ÏIIYIL\, sanimant.
Ah ! si j'avais pu être une artiste! Au lieu de ce..*
néant!... Lepage, continuez à travailler, à faire de
belles œuvres. C'est vous qui avez la grande part...
veinard !
Elle le dit avec un regrt-t indi-
cible, en tendant ic poing.
LEPAGE, , sanimant à son tour d'enthousiasme ému.
Le fait est, je crois, que jusqu'au dernier souffle..-
THYR.\, se soulève sur la pointe de ses mules.
Jusqu'au dernier souffle !... Lepago, regardez-moi
bien... avec force...
Ils si> regardent a>cc ém«»-
titui tous les deux.
286 LE PHALENE
LEPAGE, se détache brusquement, dans un geste de fureur
bougonne et rustaude pour cacher ses larmes.
Ah ! les départs ! Bon Dieu ! (// remonte avec les
autres.)
THYRA, se maîtrise et appelant bruyamment.
Messieurs ! Il y a de la bonne aventure pour tout le
monde !
ARTAGHEFF, de loin, dans la galerie, en montrant
Osterwood et Austersen.
A qui de nous deux le ticket trois ?...
THYRA, riant.
Mais à vous, si vous voulez... comme à la foire,
hein ? Et puis, vous êtes très gentils... nous avons
lair de jouer une charade et vous êtes là, tout sages,
avec la complicité du silence... Vous êtes des amours !
ARTAGHEFF
Alors, ma bonne aventure ?
THYRA
Ohl vous, Artacheff, ce sera très court ! Mais, des-
cendez, vous aussi, Osterw^ood... Austersen... C'est la
distribution... On liquide!... Tenez, Artacheff... pour
vous.
ARTACHEFF
Qu'est-ce que ces papiers ?
Elle lui tend une page écrite.
LE PHALENE 287
THYR.\
Vous lirez... Deux pages de mon journal, du jour-
nal qui paraîtra après ma mort... Allez lire ça dans
un coin... et gardez-le après... Il y a des dates... Du
quinze avril au vingt septembre d'il y a trois ans,
cette jeune écrivassière eut le mauvais goût de pen-
ser tout à coup qu'un certain fils d'ambassadeur de
Russie... Les jeunes filles sont des sottes !... Vous,
messieurs, une seconde, je vous prie... Un mot à dire
à AUégra.
THYRA, à Allégra, pendant qu'on fume et bavarde
dans la galerie.
Tu as deviné, n'est-ce pas, que j'avais envoyé
Lignières chercher Philippe... J'ai écrit deux pages
désespérées. Il a porté la lettre et Philippe va venir.
ALLÉGRA
Qu'en sais-tu ?
THYRA
Si, si, il va venir!... J'ai le pressentiment... mes
pressentiments ne me trompent pas... J'ai peur de ne
pouvoir supporter l'émotion de le voir entrer tout à
coup... ici... sans être prévenue.
ALLÉGRA
Eh bien, veux-tu que je t'avertisse dos qu'il arri-
vera ?
THYRA
C'est justement ce que j'allais te demander. J'ai
288 LE PHALENE
tout préparé, son entrée, les paroles que je dirai, les
gestes que je ferai...
ALLÉGRA
Ma pauvre Thyra ! Tu as l'air, ce soir, à bout de
souffle et de force.
THYRA
Tu vas guetter à la porte, en bas.
ALLÉGRA
Mais oui.
THYRA
Tiens ! un signal... Dès que tu entendras la voiture
s'arrêter sous la porte cochère, tourne le bouton qui
éteint la galerie... Quand je verrai l'obscurité se faire
dans la galerie je comprendrai qu'il est là, qu'il
monte... qu'il...
ALLÉGRA
Convenu.
THYRA
Va vite!... Mon espoir n'est plus que là!... Tu
ne peux pas savoir ce qui est attaché à cette venue
ou à ce refus !... En sortant, veux-tu faire signe à
Osterwood d'approcher ? {Allégra rit.) Ne ris pas.
C'est si triste tout cela ! {En s'en allant elle touche
Osterwood à V épaule, qui comprend, se détache du
groupe et s'approche de Thyra.) Vous n'êtes pas étonne
que je vous aie fait venir de Londres tout exprès
pour mes adieux?
LE PHALEÎ^E 289
OSTERWOOD
Je ne vous aurais pas pardonné de l'avoir oublié...
Je ne suis nullement étonné... mais troublé... comme
les autres...
THYRA
Non, pas comme les autres, Osterwood... Nous
avons voyagé quinze jours, passé quinze nuits pres-
que entières à deviser sur le pont du yacht... vous
poète sanguin, grisé de whisky, de cocktails et de
métaphysique... Et moi, qu'étais-je, alors ? Une fem-
me... mais quelle femme à ce moment-là... en quête
de sensations, cherchant à ressusciter chaque matin
le désir !
OSTERWOOD
Oui, nous avons été loin dans les aveux, et à cause
de cela proches l'un de l'autre... J'étais heureux de
découvrir cette artiste, à Theure où je perdais ma
grande confidente qui se retirait déjà du monde et
avait organisé en elle son monastère !... J'ai appelé
vos confidences !... Vous les avez faites à ce mauvais
confesseur que je suis, à ce vieux paradoxe errant et
sans emploi...
TIIYRA
Pas toutes !... Je vous ai avoué, en tout cas, mes
langueurs sensuelles, njon ardeur de vivre juscju'à
mourir...
OSTERWOOD
Oui... Vous m'avez intéressé, passionné... J'ai
19
290 LE PHALENE
jalousé beaucoup même ce beau Danois à la nuque de
rustre... qui avait eu le bonheur de vous troubler et
que je retrouve aujourd'hui... parmi nous... Sait-il
maintenant, ce beau rustre, qu'il eut l'honneur d'ins-
pirer votre désir?
ÏHYRA
Il est loin de s'en douter... Mais j'ai voulu qu'il
soit là, à l'heure de la sincérité... Et puis, ai-je désiré
quelque chose sur la terre!... Un amour qui n'est
plus... un idéal qui est mort... Le reste, peuh !...
Des rêves !... J'ai enfoncé les ongles dans des rêves !...
OSTERWOOD
Les rêves sont la beauté suprême, lorsqu'ils sont liés
entre eux par l'idée et embellis par l'expression...
Ceux-là nous les avons atteints, certains soirs, n'est-
ce pas ?
THYRA
Vous avez fait danser les idées et les mots devant
moi jusqu'au vertige...
OSTERWOOD
Certains soirs, je me suis penché sur vous comme
le vieux Pan au son de sa flûte...
THYRA, le regardant du coin de l'œil.
Un vieux Pan un peu rougeaud et sarcastique...
Dites... Osterw^ood... vous qui avez tant vécu... et qui
avez atteint, dit-on, le fond de la volupté, vous en
reste-t-il autre chose que de l'amertume ? ..
LK PHALEîîE 291
OSTERWOOD
Oui, ma camarade, autre chose ! Rien ne vaut la
volupté lorsque la pensée lui confère son maximum
d'expression... Donnez-vous à moi malgré mes tempes
blanchies... Je vous jure que j'en ferai un moment
divin !...
TilYRA
Le désir n'est rien... Osterwood... vieux diable !...
Ce qui seul est vrai, c'est l'amour ! ... Oh ! oui, l'amour
triomphant, comme le disait autrefois Philippe,
l'amour terrible... vainqueur de la mort !... lui seul...
{La galerie s éteint. Elle pousse un cri de joie.) Et le
voici!... Enfin !... Je l'aurai vu encore une fois !...
Messieurs, messieurs !... tous mes amis... Voilà l'hôte
de la cathèdre, l'invité mystérieux!... Votre maître à
tous... le voilà... il arrive !...
CORNEAU, ARTACHEFF et les AUTRES
Ah ! enfin ! nous allons savoir !
THYRA
Rangez-vous pour le saluer !... Tenez, poussez la
cathèdre... Soyez tout à fait naturels... Recevez-le
comme vous recevriez mou meilleur ami... mon
meilleur, n'est-ce pas ?... J'y tiens... Soyez déférents...
soyez...
LE PAGE
Mais qui est-ce donc ?Qui ça peut-il bien être ?
292 LE PHALENE
THYRA, transfigurée.
Vous allez le voir !... Il monte ! Il monte... [Elle
prend des fleurs élégamment dans ses bras et lesjettepar
terre. A cet instant la galerie se rallume.) Que signi-
fie ?... Pourquoi la galerie se rallume-t-elle ?
A cet instant entre un domes-
tique portant sur un plateau
une lettre qu'il remet à Thyra
bouleversée. Nerveusement
elle brise les cachets.
ALLEGRA, arrive en courant et, bas, à Thyra.
J'ai fait éteindre dès que je l'ai \u descendre de
voiture, mais il s'est contenté de remettre cette lettre à
un domestique et il est reparti...
THYRA, avec un geste piteux.
Bah!... La partie est jouée, voilà tout !... (Elle s'ap-
puie.)
ALLÉGRA
Prends garde, on dirait que tu vas t'évanouir.
THYRA, avec effort.
Oh! ne crains rien... Je me surveille ! [Elle se res-
saisit.) Tiens, mon enfant... {Elle lui donne la dernière
fleur quelle tient à la main.) Mets un manteau, fais-
toi conduire par Taulo à la gare et tu lui lanceras
cette fleur par la portière de son compartiment en lui
disant ceci : « De sa part, cardinalino ! ')
ALLÉGRA
Ce sera fait !...
LE PHALENE 293
THYKA
Qui m'eût dit, ià-bas, en Sicile, que ce serait toi,
toi, la dernière messagère !... (Allégra se sauve.
Thyra^ se retournant, souriante, vers les hommes qui,
inquiets ou étonnés de ce qui se passe, causent entre
eux.) L'ignoble invité qui nous fait faux bond à la
dernière heure !... Mais, qu'avoiis-nous besoin de lui,
après tout ?... Vous êtes là, et c'est vous la vérité !...
Osterwood, j'en suis sûre, maintenant... c'est vous la
vérité!... [Un domestique introduit Lignières qui en-
tre précipitamment. Tliyra l'interpellant en le voyant
entrer.) Eh bien, Lignières, bon chasseur, nous som-
mes bredouilles, il paraît î... C'est assez farce !
avouez 1... [Aux autres.) Oui, figurez- vous, Lignières
avait la bonté de relancer notre invité récalcitrant.
Nous en sommes pour nos frais I...
SCÈNE V
Les mêmes, LIGNIÈRES
LIGNIÈRES, bas à Thyra, inquiet.
Je suivais à distance sa voiture... j'ai vu...
THYRA, haut.
Mais c'est bien mieux comme cela ! bien mieux !...
Evohé ! (Elle s'approche de la table.) Approchez-vous,
mes amis ! Versons-nous à boire ! J'ai une soif ter-
rible!... Tenez, donnez-moi du Champagne rosé que
j'aime!... Vous êtes tous là... Uegardez-moi, que je
294 LE PHALENE
sente tous vos regards braqués sur moi... Que nous
fait cette vague humanité qui manque à notre appel,
ce soir !... Au fait, Lignières, j'y songe, ce n'était pas
à lui que devait revenir l'honneur de cette place de
choix... Il manque quelqu'un à cette soirée... Lui seul
devait avoir l'honneur de cette place fleurie ! Gomme
le maître de la maison... le seigneur du banquet...
CORNEAU et les AUTRES
Qui cela ! Nommez-le...
THYRA, s'appuyant à la cathèdre.
Vous ne le connaissez pas... C'est un beau voyageur.
Je Tai connu dans une fête... Il étaitcouronné de
roses, il avait un lambeau de pourpre sur l'épaule,
il était beau, comme un rêve... Il me semble qu'il
est là ce soir... Il me faisait boire... la tête renversée
en arrière, ainsi... une coupe de vin. [Elle prend la
coupe et s adressant à la chaise vide quelle caresse
du bras.) Je bois à vous, mon maître... A la gloire de
Cupidon !...
OSTERWOOD
Si vous voulez : A la gloire d'un Cupidon, asiati-
tique, loin du brouillard, et dans la dernière maison
où Ton puisse encore invoquer de tels dieux... sans
éclater de rire !...
On porte le toast. Elle rit ner-
veusement et laisse tomber
ses cheveux sur les épaules.
LE PHALENE 295
THYRA
Ne faites pas attention à ma gaieté, je suis peut-
être un peu grise... [Elle est prise d'un accès de
toux.) Quelle heure est-il, Lignières ?
LIGMKRES
Onze heures passées, je crois.
THYRA, la voix un peu éraillée, brisée,
el la respiration oppressée.
Dans quelques instants viendront les masques
blancs que je vous ai promis!.. En attendant, cama-
rades... vous qui m'avez tous aimée, ou désirée, vos
yeux braqués sur moi me sont une chaude et agréable
caresse... J'étais jolie, n'est-ce pas ? Mais, à vingt ans,
aucun de vous ne m'a connue... J'étais tellement
mieux ! Non, ne répondez rien... restez ainsi,
silencieux, en groupe... (Tout à coup, grave.) Vous
qui vous êtes contentés de me rêver, je veux vous lais-
ser de moi une impression phis durable, je veux que
votre souvenir me contienne toute... que vous gar-
diez l'image de ce qui aura été moi, lorsque je passai
parmi vous... Êtes-vous dignes de ma pensée?... Ètes-
vous recueillis, graves, et capables de comprendre
cette communion spirituelle ? Il le faut !...
LKPAGi:
Mais, Tliyra, à vous voir ainsi agitée, et si tendre
pour nous, à l'heure prcscjne du départ, je vous as-
sure que rémoti(in nous étreint tous...
296 LE PHALENE
OSTERWOOD
C'est elle qui nous rend presque muets...
ARTAGHEFF
Nous écoutons vos paroles la gorge et le cœur ser-
rés...
THYRA
C'est bien ! Alors, attendez-moi !...
Elle disparaît, légère, dans la
galerie dont elle referme la
draperie. Les hommes par-
lent entre eux et baissent
instinctivement le ton.
CORN EAU
Que veut-elle dire ?... Que va-t-elle faire ?
LEPAGE
Je ne sais pas...
LIGNIÈRES
Comme elle est étrange, ce soir !
OSTERWOOD
Jamais je ne l'ai vue aussi transparente, aussi
fluide !
ARTAGHEFF
Pourquoi nous recommande-t-elle d'être graves ?
L'obscurité se fait dans la salle
à manger. Ils s'étonnent tous
de cette obscurité. Dans la
pénombre, le boy indieu
s'avance et va à la grille à
gauche, comme s'il avait reçu
un ordre.
LE PHALENE 297
lig>'ii:res
Regardez ce domestique... que va-t-il faire?
Le boy ouvre la grille vénitienne
qui grince sur ses gonds et
laisse voir le petit oratoire.
Puis il se retire. Les hommes
regardent du coté de cet ora-
toire. Tout à coup lun d'eux
s'écrie : « Oh ! regardez ! »
Une lueur intense, pourpre,
probablement préparée à
ra>ancc, vient d'illuminer
ce réduit sonilire qui se met
h étinceler. Tous les yeux
se fixent là... Ils regardent at-
tentivement, avec un peu de
stupeur... Un grautl temps se
passe. Us ne disent rien. A la
fin, Corneau, à voix basse :
CORNEAU
i^u'elle est belle !
OSTERWOOD
Phryné!
Galathée!
LE PAGE
LIGNIÈRES
Quelle audace splendide! (Ils de meurent ainsi
quelffues instants, dans ronibre, les yeux fixés sur la
vision, puis, brusquement, les torchères de retrait
s'éteignent. Les hommes se considèrent alors entre eux,
gênés, et, dans cette pénombre, se mettent à parler à
voix basse, presque en chuchotant.) C'est bien l'adieu
d'une artiste qui a toujours été hantée de plastique !
LE PAGE
Le sculpteur et la forme !...
LE PHALENE
OSTERWOOD
Si elle a déchiré le voile d'Isis en notre faveur. Mes-
sieurs, et avec le souci de cette mise en scène étudiée,
respectons la nudité incomparable et très chaste qui
a bien voulu se montrer à nous avant de disparaître ! . . .
Elle a osé ce geste..,
LEPAGE
Comme pour étancher nos regrets.
CORN EAU
C'est vrai,.. Assouvir des pensées déjà anciennes.
LEPAGE
Montrons-lui que nous l'avons compris, n'est-ce
pas?...
OSTERWOOD
Et elle vient d'oser cela avec cette espèce d'enfantil-
lage touchant qui fait d'elle une divine barbare...
Quand nous la reverrons, pas un mot du rêve que nous
venons d'avoir ! Évitons de la blesser d'une phrase
qui ne traduirait pas le respect que nous éprouvons. ..
Murmures : « La voilà! » Thyra
franchit la grille. Elle ne
porte plus la robe de tout à
• l'heure. Elle est vêtue hâtive-
ment d'une sorte de péplum
à peine accroché, les cheveux
défaits. Elle avance, sans regar-
der personne, vers la table, les
bras obstinément sur les yeux,
pleine de honte maintenant
et de gêne, puis elle s'abat
sur la table, secouée de sanglots.
On s'empresse autour d'elle :
«Qu'y a-t-il?...Qu'avez-vous?...
Thyra, ma petite Thyra ?... »
LE PHALENE 299
THYHV
Rien ! rien! laissez-moi... Laissez-moi... Ne me par-
lez pas, surtout. Vou? me feriez mal !... Oh! ce soir...
je souffre... c'est douloureux!... (Elle se redresse.)
Maintenant, de la musique ! de la musique!... et de
la lumière! {Elle appelle.) Yoro!... Pignallelli !... De
la musique!... {Lignières soulève la tapisserie, et
transmet Vordre. On redonne toute l'électricité et le
nouvel orchestre attaque un air vibrant et fort.) La mu-
sique î Mes amis! comme je l'ai aimée !... Comme
nous l'avons aimée, Philippe et moi!... Oh! même la
musique des paroles... m'en serai-je grisée!... La
joie des mots!... J'ai joué avec eux comme avec des
pierreries!... Quand je mourrai, je voudrais que
mon mausolée soit rempli de hellcs sculptures...
belles comme celles que je n'ai pas pu réaliser... Je
voudrais avoir une chapelle à Paris, entourée de
fleurs, dans un endroit très apparent et, à chaque
anniversaire, je voudrais qu'on y fasse chanter
des messes de Pergolèse ou de Bach... Oh! mes
amis!... mes amis... je voudrais m'en aller dans
une vapeur dorée... avec des fleurs... des fleurs en-
tassées qui feraient songer au convoi impossible de
quelque jeune dieu ! ... Je suis folle, n'est-ce pas, mais
c'est si beau l'enthousiasme! C'est si beau la vie!...
J'ai soif!... ma gorge a soif!... Donnez-moi encore à
boire!... Donnez, Austersen... de votre main...
Elle est prise d'une quintu dt:
loiix.
300 LE PHALENE
LEPAGE
Ne buvez pas de boisson glacée, mon enfant ; pre-
nez garde, c'est mauvais pour vous!
THYRA, fiévreusement, les yeux dilatés et jetant son mouchoir
taché de sang.
Mauvais pour moi !... Qu'est-ce qui peut être mau-
vais pour moi !... Et puis, je ne sais de quoi vous
voulez parler, Lepage... Êtes-vous bête !... Je ne suis
pas malade !... (^4 un domestique.) Faites entrer...
miss Salomé !
AUSTERSEN et LEPAGE
Salomé!...
LIGNIÈRES, étonné.
Qui appelez-vous ainsi ?
THYRA
Oh!... une femme très quelconque qui va simple-
ment vous apporter des liqueurs... un modèle auquel
j'ai fait revêtir, pour ce soir, certain costume de Sa-
lomé, que j'ai porté et dont Lignières se souvient fort
bien...
LIGNIÈRES, avec reproche.
Pourquoi cette fantaisie sacrilège?...
TIIYRA /
Mais, mon cher.., pour voir mon double évoluer...
pour me voir, de ces coussins où je vais m'étendre...
car j'ai un mal de tête afTreux... pour me voir comme
LE PHALENE 301
j'étais autrefois, probablement... Je regarderai mon
image voleter dans la salle au milieu de vous... comme
un papillon noir... Vous savez bien que j'ai tous les
caprices... Un mauvais souvenir, hein, mon vieux
Lignières, ce costume-là !... Bigre!...-
Entre la femme revêtue exacte-
ment du costume du deuxième
acte.
LIGNIÈRES, bas, à Thyra en souriant.
Vous étiez mieux tout de même !
THYRA
Ce n'est pas sûr !... Ah 1 la pauvre fille que voici...
Si elle se doutait de ce qu'elle nousévoque... de sifou...
et de si triste...
La femme, au fond, sur un
grand plateau passe les li-
queurs.
CORN EAU
Elle n'est pas mal! C'est un modèle !
ÏIIYRA
Fi! c'est mon corps astral!.^. Mes amis, causez
avec elle... causez de tout : d'art, d'amour, de litté-
rature... de tout ce que vous voudrez... Moi, je suis
anéantie, j'ai un mal de tête affreux...
LEPAGE
C'est vrai? Il faut aller vous reposer, pelile.
'.^02 LE PHALENE
THYRA
Oh ! mais je vais y remédier de suite, pendant que
vous causerez avec mon double... Je vais m'allonger
sur ce divan cinq minutes.
LIGNIÈRES
Voulez-vous un cachet ?
THYRA
Non! non, j'ai mieux... une once de morphine...
LEPAGE
Ah! ah! vous vous livrez à ce petit jeu?...
THYRA
Quelquefois... des migraines... Ne me regardez
pas... c'est l'afTaire de quelques secondes... Causez,
surtout !... Faites du bruit plus loin... Laissez-moi.
(Elle s'étend, sur le divan, entre les deux côtés de la
table.)
Les hommes remontent en en-
traînant Salomé.
LIGNIÈRES
Mademoiselle, voulez-vous me donner un verre de
cherry brandy? ,
ARTACHEFF
Est-ce que vous dansez aussi, mademoiselle?
CORNEAU
Salomé doit toujours danser, môme sans aucun des
sept voiles!
1
LE PHALENE 303
SALOMÉ
Non, monsieur, je ne sais pas danser!
CORN EAU
Elle est drôle !
OSTERWOOD
Passez-moi du feu, alors, dearprincesse !... Du feu,
Salomé!
LIGNIÈRES, parlant de loin à Thyra, sans se retourner.
Vous n'êtes pas plus souffrante?... Cela va-t-il ?
THYRA
Pas mal... Bonsoir, bonnes gens!
Elle prend la seringue quelle
avait préparée, et on la \oit
faire lentement la piqûre au
bras.
LIGNIÈRES
Gorneau, mon petit Gorneau, vous allez nous dire
les vers que vous écrivîtes sur Mme Hamcrstein dans
Salomé.
GORNEAU
Ah ! non! jamais de la vie, par exemple î
OSTERWOOD
Oui, un vers chacun sur Salomé.
LIGNIÈRES
G'est ça. Dans un idiome dilTérent.
304 LE PHALENE
LEPAGE
On a toujours écrit un vers sur Salomé.
GORiNEAU
Hérodiade est toute en pourpre sombre et brune,
Salomé transparente est en nacre de lune !...
LEPAGE
Vous êtes odieux avec vos Salomés de pacotille !...
Eh ! corps astral, passe-moi du feu !...
ARTACHEFF
Avez-vous vu les pauvretés persanes chez la com-
tesse de Ghatriaud?
CORNEAU
Ne dites pas cela, le costume de Mme Sw idson était
charmant...
ARTACHEFF
Et les perles, oh ! les perles roses de la Zirtolaki?
Thyra a deux ou trois mouve-
ments convulsifs. Elle roule
du divan à terre et sa tête
heurte le dallage. Au bruit, les
hommes se précipitent.
LIGNIÉRES
Thyra!...
ARTACHEFF
\j\\ spasme. .. un évanouissement...
LE PHALENE
305
LEPAGE
Ce visage... ces yeux révulsés! Elle a perdu con-
naissance...
Les mains,... vite.
Oh !... mais...
CORNEAL
LIGNIÈRES
On lentoiiTe, on lui soulève la
tète. Lignières ramasse la se-
ringue par terre et pousse
une exclamation.
ARTACHEFF
Quoi ?
LIGNIÈRES, passe la seringue aux autres.
Regardez, je n'ai pas confiance... (// trouve dans la
main crispée de Thyra un papier. Il l'arrache.) Qu'est-
ce? une lettre? (// l'ouvre et pousse un cri.) Jedevance
le terme...
On entend des exclamations de
terreur,
TOUS, parlent à la fois, en tumulte.
Quelle horreur... Thyra!... Thyra I...
LEPAGE
Mais on ne se tue pas avec de la morphine?
OSTERWOOD
Allez chercher un médecin!...
20
â06 LE PHALENE
LIGNIÈRES
Une piqûre de cyanure... Tenez, elle nous l'a écrit...
C'est foudroyant!... Et sans remède...
On se précipite dans l'affolle-
ment, un peu au hasard.
OSTERWOOD
Le pouls...
LIGNIÈRES
Elle ne respire plus... le cœur ne bat plus!...
CORNEAU
Que faire?... Ne perdons pas la tête, surtout!...
ARTAGHEFF
C'est terrifiant !... C'est à devenir fou de terreur !
OSTERWOOD
Elle a tout calculé pour ne pas se manquer... Oh!
cette bouche tordue!... cette pâleur!
LEPAGE, sanglotant de toutes ses forces.
Mon enfant ! . . . Est-ce possible ! Toi , tu as fai t cela ! . . .
El tu es partie sans rien dire à ton vieux maître!...
Thyra !
Ils sont là, prostrés, éperdus, à
genoux... Corneau, plus ef-
frayé que les autres parce
qu'il est plus jeune, reste
agrippé à la table dans une
expression d'horreur.
LIGNIÈRES, il lit.
Mes amis, il est cinq heures quand f écris, fai pré^
LE PHALENE 307
paré cette lettre... Vous la lirez ce soir, car je sais que
Philippe ne reviendra pas, j'en ai la certitude... D'ail-
leurs, la vie et Vespoir ne m'étaient plus permis... Mes
amis, maintenant, il est minuit quand vous lirez ceci...
Mon vœu est celui-ci... exécutez-le à la lettre... Mon
âme sera partie doucement dans le bruit de vos voix
aimées, dans la fumée de vos cigarettes... Ayez soin
de ce corps, mes amis, que je vous aurai montré sans
voiles et vivant, quelques instants avant que, mort,
je vous le confie... Conservez-en limage dans vos
yeux. Mon vœu est que vous le veilliez, jusqu'à de-
main matin... Mais ne me veillez pas à la façon or-
dinaire... Puisque je suis partie de la belle vie dans la
musique, le bruit des voix et la chaleur des mots... ré-
chauffez-moi encore de votre présence... Je me suis en
allée sans bruit, je voudrais que vous continuiez vos
causeries près de moi jusqu'à V aurore... comme si je
dormais... comme vous le devez à votre petite cama-
rade... je voudrais qu'il y ait vos fumées et le murmure
de vos voix... Adieu... J'ai écrit mes dernières dispo-
sitions là-haut... Je désirerais qu'on brûlât mon corps
qui s'est consumé déjà à toutes les lumières de la vie.
Je ne connais pas les lois Jrançaises... mais si l'on pou-
vait disperser ensuite mes cendres sur ce beau rocher
de Sicile!... Ce sont malheureusement des gestes qu'on
ne fait plus aujourd'hui... Maintenant, mes amis,
causez, parlez... Il me semble que je vous entendrai
encore... N'avertisse: pas les domestiques, personne...
Si vous en donnez V ordre, on ne vous dérangera pas...
808 LE PHALENE
Ne réveillez pas ma mère jusqu'à demain matin.,»
Alors, frappez à sa porte... La pauvre vieille maman
comprendray et pardonnera à celle qui lui avait promis
de mourir dans ses bras... Je vous la confie, n'est-ce pas ?
Je l'aimais beaucoup... Elle sera si seule... Et puis y
c'est tout... Prenez maintenant ces roses que f avais
placées moi-même sur la table et mettez-les-moi sous la
nuque... Coupez ma chevelure que vous vous partage-
rez.,.
Ils pleurent.
LEPAGE
Ah I elle est là tout entière !... Elle avait tout pré-
paré..- jusqu'à sa dernière heure... Je la savais perdue,
moi... Nous ferons ce qu'elle a dit, n'est-ce pas?...
Nous allons la veiller... intimement... tous...
Au moment où ils vont soule-
ver le corps, on entend dans
la maison une musique endia-
blée de tambourins, des rires.
CORNEAU
Qu'est-ce que c'est ?
ARTACHEFF, va à la galerie, entr'ouvre le rideau.
L'entrée des masques dont elle nous avait parlé !
Un moment d'effroi. Tous par-
lent à la fois.
TOUS, éperdus.
Empêchez, empêchez d'entrer!... C'est abomina-
ble ! . . . Donnez Tordre, vite. . . Éteignez. . , Éteignez l'élec-
LE PHALENE
309
tricité, pour l'amour de Dieu!... Ici, tenez... Là, je
crois...
On éteint.
Restez tous ici..
n'entrera.
ARTACHEFF
je VOUS certifie que personne
Il disparaît derrière la draperie.
Obscurité complète. La musi-
que cesse brusquement. Silen-
ce. Il ne reste que les deux
candélabres à cire jaune qui
éclairent de loin le corps de
Thyra, à travers les nuages
alourdis des fumées de ciga-
rettes. En sanglotant, Ligniè-
res, Corneau et Lepage s'ap-
prochent de la table, prennent
les fleurs et les dispersent au-
tour de l'enfant endormie et
calmée.
FIN
^nivor itas
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La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéonce
The Library
University of Ottawa
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HE PHALENE