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LE
PONTIFICAT DE PIE VI
ET
L'ATHEISME REVOLUTIONNAIRE
BA8-IK-DUC — TYPOGRAPHIE DF. CÉT.ESTIXS — BERTRAND
PONTÏFÏCiVT DE PIE VI
ET
L'ATHÉISME RÉVOLUTIONNAIRE
Par l'Abbé I. BERTRAND
Avec la collaboration de M. le chanoine SAURET, du diocèse de Ga
et de M. l'abbé CLERC-JACQUIER, du diocèse de Grenoble
TOME PREMIER,
BAR-LE-DUC
Typ. des Célestins — Bertrand
36, rue de lu Banque, 3C
PARIS
Iîloud et Barral, libraires-édit.
18, rue Cassette, 18
18 7 9
INTRODUCTION
i.
On ne cesse de répéter que deux partis sont aux
prises en Europe et se disputent le pouvoir : le
parti de l'ordre et celui de la Révolution. Rien n'est
plus vrai. Mais en dehors de ces deux fractions de la
société, plus ardentes peut-être que nombreuses, on
trouve encore les indifférents et les peureux , qui
refusent d'arborer un drapeau quelconque : les uns,
parce qu'ils croient pouvoir se désintéresser des
graves questions qui agitent depuis longtemps déjà le
monde politique et le monde religieux ; les autres,
parce qu'ils ne veulent pas compromettre leurs intérêts
matériels.
Cette masse flottante ne considère la religion que
comme une barrière protectrice à l'abri de laquelle
peuvent dormir en paix les élus de la fortune, et non
comme le lien spirituel qui nous unit à Dieu. Pour les
hommes sans conviction dont elle se compose, le droit
n'est rien, si le succès ne le consacre pas; car, à leurs
yeux, le droit et la légalité sont une même chose et
n'ont d'autre raison d'être que la volonté capricieuse
des législateurs que nous impose périodiquement le
suffrage universel, le plus fantasque et le moins
éclairé de tous les souverains.
Pie VI. . a
— II —
Qu'importent les contradictions à ceux qui ne voient
rien en dehors de la matière ! Toute conception de
l'ordre surnaturel est inaccessible à leur esprit.
L'évidence elle-même ne saurait les convaincre, si
elle n'éclaire pas des réalités palpables.
Par quel moyen pourra-t-on les amener à la connais-
sance et à l'amour du vrai ? Sera-ce par l'étude de
la philosophie ? Mais ils sont étrangers à cet ordre
d'idées qu'ils repoussent sans discussion, parce qu'ils
n'en comprennent pas l'utilité pratique.
L'enseignement de l'histoire est peut-être le seul qui
puisse dissiper les ténèbres de leur intelligence.
Quiconque, en effet, étudiera sans parti pris cette
magnifique épopée où l'on voit se succéder d'une
manière continue les luttes et les triomphes de l'Eglise,
éprouvera le besoin de s'écrier comme le centenier de
l'Evangile : Le doigt de Dieu est là !
Quant à ceux qui, à la vue de certains événements,
sentent leur âme se troubler et leur foi défaillir, nous
leur dirons aussi : Etudiez l'histoire ; cette étude vous
fortifiera, car elle mettra un terme à vos perplexités,
et, quelque sombre que vous paraisse l'avenir, vous
ne tarderez pas à l'envisager sans effroi.
C'est sous l'influence de cette pensée que nous avons
conçu le dessein, peut-être téméraire, de publier ce
livre.
La persécution, aussi habile que violente, à laquelle
l'Eglise n'a cessé d'être en butte sous le règne dou-
loureux de Pie VI, est comme le résumé sanglant de
tout ce que le Christianisme a eu à souffrir durant les
trois premiers siècles.
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que
les ennemis de la vérité eux-mêmes pourront se
I
— III —
convaincre, en méditant les faits que nous aurons
à raconter, de la puissance divine de l'Eglise et de
l'échec inévitable qui les attend.
IL
Le Sauveur avait dit à ses Apôtres que le monde les
persécuterait. Mais il avait eu soin d'ajouter, pour
tranquilliser leur foi, que les puissances de l'enfer ne
pourraient anéantir son oeuvre. Derniers témoins de
la parole du Maître, nous l'avons vue se réaliser de
nos jours de la manière la plus éclatante , contrai-
rement aux prévisions humaines.
L'Eglise a successivement triomphé de tous ses
ennemis. Le paganisme, qu'elle eut à combattre dès le,
début de sa mission, lui opposa la force brutale et
le faux savoir de ses sophistes. Inutiles efforts. Le
paganisme a disparu, et de la puissance des Césars
il ne reste absolument rien, si ce n'est quelques
misérables débris que le génie conservateur des papes
a sauvés de la destruction.
Sont ensuite venues les hérésies. Elles ont essayé à
leur tour de miner l'édifice religieux, en opposant leur
enseignement à celui de l'Eglise, et en faisant appel
aux mauvaises passions ; mais elles se sont affaissées
sur elles-mêmes, pour ne plus se relever. Depuis
Simon le Magicien jusqu'à Luther, depuis Porphyre et
Julien l'Apostat jusqu'aux philosophes du dernier
siècle , quel est le novateur dont l'Eglise n'ait eu
raison? Investie d'un pouvoir qu'elle seule possède
et que le Fils de Dieu lui conféra dans la personne des
Apôtres, elle statue en dernier ressort sur toutes les
— IV —
questions qui intéressent la conscience humaine à un
degré quelconque ; et des millions d'hommes se
soumettent sans hésiter aux sentences qui émanent de
ce tribunal suprême. Et parmi ces millions d'hommes,
il n'est point rare de trouver de brillants écrivains et
des savants de premier ordre, qui, comme le grand
évêque d'Hippone et le Cygne de Cambrai, recon-
naissent et vénèrent dans le successeur du prince des
Apôtres le ministre infaillible de la vérité, et s'écrient
avec l'accent d'une conviction profonde : Rome a
parlé, la question est résolue.
Et que l'on ne dise pas que l'Eglise catholique doit
une partie de sa force à la puissance tutélaire des sou-
verains. Elle a traversé les dix-huit siècles de son
existence au milieu des tempêtes, et, le plus souvent,
malgré la haine des princes et des cours. Le despo-
tisme et la démagogie l'ont tour à tour battue en
brèche. Chaque fois, elle a puisé dans la lutte une
force nouvelle et prouvé à ses ennemis la divinité de
son origine.
C'est ainsi qu'elle est arrivée jusqu'à nous en dépit
de ses persécuteurs. Quoi qu'on ait fait, elle n'a jamais
rien perdu de son prestige. On cherchait vainement à
l'humilier ou à la réduire en servitude ; sans autres
armes que la prière et la résignation, elle imposait aux
peuples un respect inaltérable.
Onav ait beau la spolier ; sa pauvreté, loin de hâter
sa ruine, contribuait à son triomphe. On a essayé
contre elle de tous les genres d'attaques. Les uns et
les autres ont pareillement échoué. Ses ennemis n'ont
réussi qu'à relever le mérite de sa victoire par la honte
de leur défaite. Voici trois cents et quelques années
que l'enfer a mis en jeu tout ce qui lui restait de forces
— V —
pour tenter de l'anéantir. Après la Réforme, sont venus
le Gallicanisme, le Jansénisme et les Philosophes ;
après les Philosophes, la Révolution; après la Révo-
lution, les Libres-Penseurs, les Panthéistes, les Ma-
térialistes, les faiseurs d'annexions et les Solidaires.
Les Philosophes ont passé comme tant d'autres avant
eux, et la Révolution ne tardera pas à mourir étouffée
dans le sang. Quant à la Réforme, elle n'est plus qu'un
mot générique dont on a coutume de se servir pour
désigner cette foule incalculable de sectes que le
Luthéranisme a enfantées, espèce de Babel où règne
la confusion, et où l'on voit se heurter, à chaque
instant, le oui et le non en matière de foi, à l'ombre et
sous la protection du même drapeau. L'incrédulité
moderne disparaîtra à son tour, emportée par le souffle
de la colère divine, à moins que le ridicule ne la tue,
ou qu'elle ne meure d'une caducité précoce.
Les institutions humaines, quelles qu'elles soient,
s'affaiblissent en vieillissant. Semblables à ces ruines
que le temps a minées, le plus léger coup de vent
suffit pour les abattre. L'Eglise, au contraire, grandit
et se fortifie , à mesure qu'elle s'éloigne de son
berceau.
En présence d'un fait aussi éclatant, je ne conçois
pas que les États cherchent à rompre avec le Catho-
licisme. Ils devraient, ce semble, dans l'intérêt de leur
pouvoir, resserrer de plus en plus les liens qui les
unissaient à Rome , afin d'étayer leur faiblesse de
l'autorité divine de l'Eglise. Ils ont préféré à ce qui eût
fait leur force je ne sais quelles folles théories basées
sur l'athéisme, comme s'il était possible de fonder une
société en dehors de l'idée de Dieu.
— VI —
m,
Luther, en niant l'autorité doctrinale de l'Eglise,
avait proclamé le libre examen. Il faisait de l'anarchie
en matière de foi le principe fondamental de sa pré-
tendue Réforme.
Voltaire et ses disciples éludèrent la difficulté au lieu
de la combattre. Leur ambition, d'ailleurs, était de
démolir et non d'édifier. Nos Livres saints, et en parti-
culier l'Ancien Testament, furent odieusement travestis.
Dans l'espoir d'ameuter les masses contre nous, on
nous accusa, entre autres choses, de nous faire les
instruments de la tyrannie et de travailler, dans l'intérêt
des rois, à l'asservissement des peuples, comme on
nous a accusés, en d'autres temps et en d'autres lieux,
de miner le pouvoir des souverains au profit des
passions démagogiques. C'est ainsi que bien souvent
la tactique des partis prime la vérité.
Il n'est presque plus question maintenant du libre
examen, tel que le comprenaient les novateurs du
quinzième siècle, et les attaques passionnées du Vol-
tairianisme ont fait place aux théories matérialistes et
aux utopies soi-disant philanthropiques de nos écri-
vains libres-penseurs. Les ennemis actuels de l'Eglise
savent que le néant inspire à l'homme une invincible
répulsion, et que le seul moyen de le lui faire accepter,
sans trop de répugnance, est de le dissimuler adroite-
ment sous la forme d'une doctrine quelconque.
On a donc élevé le matérialisme à la hauteur d'un
système, et, comme il s'est rencontré des hommes qui,
malgré les nuages dont on avait soin de l'entourer, le
— VII —
repoussaient encore, on leur a donné en échange le
Panthéisme, avec ses non-sens et ses inconséquences.
Il y a dans le Panthéisme un faux air de grandeur
qui peut séduire tout d'abord les intelligences vulgaires.
Partie intégrante du Cxrand Tout, l'être humain ne
meurt pas, il se transforme, semblable à la chrysalide,
et continue à vivre de la vie de ce Dieu étrange qui,
esprit et matière tout à la fois, se fait un jeu de la
contradiction et se modifie sans cesse, comme le
Protée antique.
Le Panthéisme n'est pas , comme on pourrait le
croire, une abstraction plus ou moins insaisissable,
une conception monstrueuse, inaccessible aux classes
populaires. Toute idée, quelle qu'elle soit, a un côté
pratique à la portée des foules, et peut devenir, si elle
est mauvaise, un danger sérieux pour la société (1).
«Ne serait-ce point là», se demande quelque part
l'abbé Martinet, « la dernière de toutes les hérésies,
« celle qui doit précéder immédiatement la venue du
« Fils de l'Homme ? Ne pourrait-on pas regarder ceux
« qui s'en font les apôtres comme les précurseurs de
« l'Antéchrist ? Et si ce grand ennemi de la vérité
« venait à paraître, avec les prodiges faits pour séduire
« les élus, ne trouverait-il pas des adorateurs prêts à
« l'introniser sur l'autel du Dieu vivant ? »
A côté des écrivains dont je viens de parler et qui
ont la prétention de nous donner quelque chose en
échange de nos croyances, s'agitent les gazetiers, les
brochuriers, les pamphlétaires et tous ceux qui font
partie, de près ou de loin, de la presse périodique
(i) Qu'on lise avec attention les harangues funèbres que l'on débite aux
enterrements civils, et l'on se convaincra sans peine que le panthéisme est la
doctrine généralement préconisée par les nouveaux apôtres.
— VIII —
antireligieuse. Ce sont Tes tirailleurs de l'armée
assiégeante. Ils ont reçu pour mission de nous harceler
sans cesse et de faciliter ainsi l'entrée dans la place
aux troupes régulières.
Au lieu de discuter, ils raillent. Loustics par pro-
fession et par tempérament, ils cherchent à désarçonner
leurs adversaires, au moyen de jugements hasardés
et de citations équivoques. Us ont, suivant les circon-
stances, le mot pour rire et la phrase à effet. Une
banalité sous forme d'axiome devient parfois dans
leurs écrits une arme dangereuse.
En général, ils connaissent assez le cœur de l'homme
pour ne pas s'aliéner les masses dont ils flattent les
mauvais instincts. Ce sont eux qui ont inventé ces
ritournelles laudatives ou imprégnées de fiel et de
mépris qui reviennent sans cesse, comme autant de
formules stéréotypées.
Les mots de progrès, de lumières, de tolérance, de
liberté, de bien-être, d'industrie, d'idées nouvelles,
de travail intellectuel, d'émancipation morale, etc.,
émaillent d'ordinaire leurs livres et leurs journaux.
A les entendre, le dix-neuvième siècle (représenté par
eux) est supérieur à l'âge d'or, où l'on jouissait, dit-on,
d'un bonheur sans mélange. Une seule chose fait
tache, à les en croire, sur le ciel d'azur de la félicité
universelle, c'est la présence persistante de l'Eglise
catholique dans le monde, et surtout de la Papauté.
Quoique prêchant la tolérance , ils tolèrent bien
rarement qu'on ne soit pas de leur avis. Ils adressent
volontiers à leurs contradicteurs l'épithète de ré-
trogrades. Suivant eux, les catholiques sont des
aveugles qui se laissent sottement piper par ceux qui
exploitent à leur profit les vieilles superstitions. Les
— IX —
religieux sont des fauteurs d'ignorance, étrangers eux-
mêmes aux premiers éléments des sciences humaines,
et les prêtres, des ambitieux hypocrites qui acca-
parent des trésors et courent après les honneurs,
tout en prêchant l'amour de la pauvreté et le déta-
chement des choses de ce monde.
Ces inepties, quoique sassées et ressassées, conti-
nuent à se produire dans la plupart des journaux.
Les écrivains libres-penseurs ne se lassent point de
les répéter, et le public français ne se lasse pas de les
lire. C'est comme une sorte de piment qui relève les
apprêts et aiguise l'appétit.
Je redoute moins pour la vérité religieuse les rêveurs
d'Outre-Rhin que les enfants perdus de la grande et
petite presse. Les vulgarisateurs sont peut-être les
seuls hommes dont les multitudes aient coutume de
s'engouer.
Le Voltairianisme a fait 93, et c'est la presse pério-
dique, je ne saurais trop le répéter, qui prépare, depuis
cinquante et quelques années, les catastrophes qui
nous menacent.
Or, la tactique de nos adversaires, quel que soit le
genre de leurs écrits, n'a pas cessé d'être la même
depuis un demi-siècle : passionner contre nous les foules
ignorantes et miner par tous les moyens la pierre
angulaire sur laquelle est bâti l'édifice religieux. C'est
donc autour de la Papauté que nous devons réunir nos
moyens de défense et nous grouper avec soin. Il faut
montrer aux peuples tout ce qu'a de beau cette grande
institution, en réfutant les erreurs au moyen desquelles
nos ennemis essaient de la discréditer. C'est précisé-
ment ce que j'ai essayé de faire dans la mesure de mes
forces.
Pie VI. a*
— X —
Cet ouvrage répondra, en particulier, au reproche
que l'on nous fait à chaque instant d'être les ennemis
du progrès ; car Pie VI a été un protecteur éclairé
des lettres, des sciences et des arts. A l'accusation
d'intolérance que l'on s'ohstine à diriger contre
l'Église, le Pape-Martyr opposera cette bonté pater-
nelle qui ne l'abandonna jamais et cette héroïque
résignation que ses bourreaux eux-mêmes furent si
souvent contraints d'admirer.
D'ailleurs, en encourageant le progès intellectuel,
Pie VI ne fit que suivre les traditions de l'Église et
imiter l'exemple de ses plus illustres prédécesseurs
sur la chaire de saint Pierre.
IV.
S'il fallait en croire les hommes de la Révolution,
le monde aurait croupi dans l'ignorance jusqu'au jour
où la philosophie vint faire briller à nos yeux le
flambeau de la vérité. Rien n'est moins vrai.
Les barbares avaient anéanti la civilisation romaine;
la nuit se faisait dans les intelligences, nuit profonde,
impénétrable, que deux mille ans d'efforts surhumains
semblaient devoir ne pas dissiper.
De l'ancien monde il ne restait rien, si ce n'est les
œuvres littéraires de la Grèce et de Rome, que les
moines avaient sauvées de la destruction. Ces trésors
du passé nous seront transmis avec une fidélité scru-
puleuse, non parce qu'ils peuvent être de quelque uti-
lité pour la propagation de la foi nouvelle, mais parce
qu'ils sont un magnifique produit de l'intelligence
humaine, et que l'Église a toujours aimé le beau d'un
amour sans égal.
— XI —
Que n'a pas fait le catholicisme pour inspirer aux
populations à demi barbares du moyen âge l'amour
des lettres et de l'agriculture ? Mais ses efforts se
brisèrent longtemps contre les préjugés de l'époque,
préjugés déplorables qui frappaient d'un égal discrédit
les travaux de l'intelligence et les salutaires fatigues
du laboureur. Les hommes ne rêvaient alors que ba-
tailles sanglantes. Ils laissaient aux paisibles habitants
du cloître le soin de transcrire et d'admirer les immor-
tels chefs-d'œuvre de l'antiquité païenne. C'est encore
aux moines que fut réservée la mission d'élever à Dieu
ces splendides monuments qui font à si juste titre le
sujet de notre admiration.
L'Église avait compté sur la persévérance de ses
efforts et l'action toute-puissante de l'exemple. Ses
prévisions ne furent point trompées. J'aurai d'ailleurs
occasion de revenir sur ce grave sujet.
Quoi qu'en disent les écrivains libres-penseurs, le
génie civilisateur de l'Église a toujours été le même.
Ennemis naturels de l'ignorance, les Souverains Pon-
tifes n'ont cessé de la combattre.
Voltaire, comme on le sait, exhortait souvent ses
disciples à écraser l'infâme.
L'auteur de la Pucelle avait dû lire nos Livres saints,
puisqu'il les a travestis. Il connaissait donc ce texte,
que ses adeptes n'ignoraient pas non plus : « Je frap-
perai le pasteur, et le troupeau se dispersera ».
Aussi, l'impiété poussa un long cri de triomphe,
quand l'auguste Vieillard du Vatican fut pris dans son
palais par les sbires de la Révolution et dirigé vers la
France. Le prestige qui avait jusqu'alors entouré la
Papauté allait enfin s'évanouir. Le Chef de l'Église
catholique, privé de ses États, séparé des siens et traîné
— XII —
captif de ville en ville, ne tarderait pas à être dépouillé
de la puissance morale qu'il exerçait dans le monde.
A ce spectacle navrant, la foi des quelques fidèles qui
avaient échappé aux massacres en masse, aux noyades
et à la guillotine, ne pouvait manquer de défaillir.
Pie VI une fois mort dans l'obscure prison d'une ville
de province, l'Église n'aurait plus de chef; car on sau-
rait empêcher une élection nouvelle, et, dès lors, c'en
serait fait de cette colossale institution qui, durant dix-
huit siècles, avait bravé toute sorte d'épreuves. Le
jour était venu où la Philosophie devait triompher.
C'était bien là ce qu'espéraient les ennemis de
l'Église, et ces espérances sont consignées dans les
journaux de l'époque. Nous les y avons lues avec
une indicible tristesse, mais aussi avec un sentiment de
foi qui nous a consolé. Car rien ne réconforte l'âme,
en face des épreuves, comme la pensée que Dieu peut
faire passer son Église par le creuset des souffrances,
sans cesser pour cela de veiller sur elle.
En parcourant ces pages souillées de sang et de
boue, je me rappelais involontairement ce passage du
Psalmiste : « Pourquoi les nations ont-elles frémi, et
les peuples médité des choses vaines ? » Puis, ma
pensée se reportait aux promesses que le Sauveur a
faites au Prince des Apôtres : « Tu es Pierre, et sur
cette pierre je bâtirai mon Église » , et je me disais :
«Le ciel et la terre passeront; mais les paroles du Fils
de l'homme ne passeront pas ». J'envisageais alors
avec sérénité les attaques violentes dont le Saint-Siège
est actuellement l'objet; car au delà des amertumes du
temps présent, j'entrevoyais les joies de la victoire et
la dispersion des ennemis de l'Église, j'aimais tout
naturellement à me persuader qu'en publiant cette
— XIII —
étude, je ferais partager au lecteur mes impressions et
mes espérances. Peut-être même contribuerais-je à
ranimer la foi chancelante de plusieurs, en leur rap-
pelant un des plus beaux triomphes du Catholicisme et
de la Papauté.
V.
Restaient à vaincre les difficultés d'une œuvre
aussi importante. Je comprenais tout ce qu'exigeait de
recherches un travail de ce genre. J'avais non-seule-
ment à compulser les divers ouvrages où il est ques-
tion de Pie VI, à propos des événements accomplis
sous son pontificat, mais aussi les documents offi-
ciels , les archives municipales , les journaux de
l'époque et jusqu'aux écrits ignorés du public dont
quelques familles privilégiées ont le dépôt. Après cela,
il me restait à suivre pas à pas la voie douloureuse
que l'illustre Pontife avait parcourue aux jours de sa
captivité, pour recueillir pieusement les nombreux
souvenirs qu'il avait laissés sur son passage. La tâche
était longue, difficile et dispendieuse. J'avoue qu'à la
pensée des sacrifices de toute nature auxquels j'allais
me condamner, je sentis mon courage défaillir.
Sur ces entrefaites, je reçus un manuscrit assez
volumineux. Il m'était adressé par un ecclésiastique
des Hautes-Alpes, avec lequel j'avais été en rapport,
quelques années auparavant.
« Je vous envoie » , me disait-il, « l'histoire authentique
« et inédite du passage de Pie VI dans notre diocèse.
« J'ai donné à ce travail un soin tout particulier. Ma
« première pensée a été de suivre scrupuleusement les
« traces de l'illustre captif. Partout, j'ai consulté les
— XIV —
« archives communales et les bibliothèques particu-
« lières. Convaincu, grâce à l'expérience que j'ai ac-
« quiseences sortes de questions, qu'il fauttenir compte
« des traditions orales, presque autant quelquefois que
« des documents écrits, j'ai longuement interrogé les
« vieillards qui se souviennent d'avoir vu le saint Pon-
« tife. Ce n'a été qu'après avoir réuni tout ces rensei-
« gnements, élaguant sans pitié ce qui me semblait
« douteux, que j'ai rédigé ce mémoire. Jevousencède
« la propriété. Tirez-en parti de votre mieux, pour
a l'édification de tous et la gloire de la religion ».
Ce travail remarquable fut publié dans Y Echo du
Midi. Quatre ou cinq mois après, je fis la rencontre
fortuite d'un autre prêtre, plein de talent, du diocèse
de Grenoble. Il est connu par des travaux historiques
dont tout le monde a pu apprécier le mérite excep-
tionnel.
Nous causâmes longuement. Nous nous communi-
quâmes nos projets mutuels.
Je lui parlai, entre autres choses, de mon livre sur
Pie VI, et des difficultés matérielles qui m'empêchaient
de l'écrire. Il en fut touché, et, me tendant la main,
avec cette cordialité qui relève le prix du service
rendu : « Avez-vous un peu de confiance en moi », me
demanda-t-il ? «Dites : beaucoup», lui répondis-je, «et
<( vous serez dans le vrai ». — « Eh bien! » se hâta-t-il
d'ajouter, « ce qui vous est impossible, je le pourrai.
« Je ferai pour le département de l'Isère ce que
« M. l'abbé Sauret a fait pour le diocèse de Gap, et
« votre projet deviendra ainsi réalisable ».
M. l'abbé Clerc-Jacquier prit à son tour le bâton de
voyageur et se mit en devoir de continuer le pieux
pèlerinage qu'avait commencé quelque temps aupa-
— XV —
ravant M. le chanoine Sauret. Inutile d'ajouter qu'il
remplit sa mission avec un soin consciencieux. Lorsqu'il
eut terminé son travail, il me le remit, en disant :
« A vous maintenant de couronner l'édifice ».
La captivité de Pie VI n'est pas ce qu'il y a de plus
saillant dans la vie de ce grand Pape. Ange Braschi a
d'autres titres à l'admiration du monde religieux que sa
résignation dans les souffrances. L'Italie est encore
pleine de son souvenir. Il y a bien peu de monuments
à Rome qui ne rappellent au visiteur la magnificence
de ce Pontife. En desséchant les marais Pontins, il a
réalisé ce que n'avaient pu faire les empereurs eux-
mêmes. Il a percé des routes magnifiques et recons-
truit des villages entiers.
Je devais donc quitter à mon tour le lieu de ma rési-
dence et aller interroger les nombreux échos qui ont
appris, depuis longtemps, à répéter le nom de Pie VI.
VI.
Rome ! Il y a dans ce mot tout un poëme, mais un
poëme qui embrasse en même temps le sacré et le
profane, le passé et l'avenir. Après avoir été le ber-
ceau de cette puissance colossale que rien ne semblait
devoir ébranler, la viUe des Césars devint la proie des
barbares qui la réduisirent plusieurs fois en cendres.
Ce fut alors qu'un pouvoir nouveau, le pouvoir de
l'esprit, vint s'asseoir sur ses ruines fumantes et
remplacer ceux qui se disaient et avaient été les
maîtres du monde. La Rome des empereurs fit place
heureusement à la Rome des martyrs.
Il reste encore çà et là dans la Ville éternelle
— XVI —
quelques pans de murs qui rappellent au visiteur un
passé tantôt abject et tantôt glorieux. Trois ou quatre
arcs de triomphe, monuments élevés à l'orgueil des
Césars victorieux, ont résisté à l'action dissolvante
des siècles. Des colonnes gigantesques richement
sculptées, mais mutilées en partie, sont restées debout
comme autant de fantômes chargés de rappeler aux
visiteurs la vanité des choses humaines. A leurs pieds
gisent pêle-mêle des débris de statues, des pilastres
brisés, des corniches et des bas-reliefs en morceaux.
Allez au bas du Capitole : vous y trouverez la place des
anciens rostres ; mais vous prêterez en vain une oreille
attentive; nul écho ne vous redira le nom de Cicéron.
La voie célèbre où passaient jadis les triomphateurs
est devenue le Campo Vacclno. La Roche tarpéienne
n'existe plus, et l'ancienne porte du Capitole demeure
sans accès. Les théâtres sont tombés en ruines, ou
servent d'asile à quelques forgerons qui ne se doutent
guère qu'à la place occupée par leurs pauvres réduits,
se pressaient autrefois les heureux de la terre. Sic
transit gloria mundi.
J'ai passé une demi-journée aux Thermes de Cara-
calla, gigantesque monument élevé par de malheureux
esclaves à la sensualité de leurs maîtres. Je suis monté
au sommet de ces ruines. Des arbustes et des herbes
sauvages couronnent leurs crêtes inégales. Le ciel
était pur, comme il l'est d'ordinaire en Italie, et le
soleil, qui commençait à descendre vers l'horizon,
faisait place à une brise dont le souffle rafraîchissant
avait effleuré les cascades de Tivoli.
Tout portait à la rêverie, mais à une rêverie mêlée
de tristesse. Une dame parisienne, que je rencontrai
au milieu de ces ruines , voulut me suivre dans
— XVII —
mon ascension quelque peu périlleuse. Cinq ou six
oiseaux de nuit, effrayés par le bruit de nos pas,
quittèrent précipitamment l'asile qu'ils s'étaient choisi
et allèrent se réfugier ailleurs. Puis, régna autour
de nous un silence profond. A une trentaine de
mètres au-dessous de nos pieds, nous apercevions
des restes de mosaïques, deux ou trois débris de
statues en marbre de Paros , et plus loin , une
dizaine d'Italiens qui réparaient, en se livrant aux
douceurs du repos , des forces que n'avait pas
épuisées un excès de travail.
En sortant des Thermes de Caracalla, nous nous
dirigeâmes vers le Tibre.
Nous étions encore à quelques centaines de mètres
des bords du fleuve, lorsque nous vîmes en face de
nous la petite église de Saint-Georges in Veldbro. A
notre gauche, était l'arc de triomphe de Janus Quadri-
front, et tout auprès la Cloaca Maxima. Des souvenirs
de plus en plus tristes continuaient à se presser dans
mon esprit.
On a parlé et on parle beaucoup encore de la civili-
sation romaine. Je n'ai pas l'intention de froisser sur
ce point les idées universellement reçues. Il fut une
époque , je n'en disconviens pas , où les Romains
poussèrent très-loin le culte des lettres. Jules César
venait d'écrire ses Commentaires. Cicéron étonnait le
monde par le vif éclat de son éloquence. Horace
chantait, en des vers que nous admirons avec raison,
les douceurs de l'épicuréisme et flagellait avec un
talent merveilleux les travers et les vices de son
époque. Virgile écrivait son immortelle Enéide et
célébrait les délices de la vie champêtre. Quelques
années plus tard, le philosophe Sénèque allait donner
— XVIII —
à ses contemporains des conseils pleins de philan-
thropie et de mansuétude. Or, tandis que le génie
littéraire de Rome léguait à la postérité ces immortels
chefs-d'œuvre, la barbarie des mœurs continuait à
faire son chemin sous la protection des lois. Aux
chants harmonieux du Cygne de Mantoue venait se
mêler comme une amère dérision le râle des victimes.
Lorsqu'un enfant naissait, la sage-femme le déposait
aux pieds du père. Si celui-ci, l'élevant du sol, le
prenait dans ses bras et le rendait à sa nourrice, le
nouveau-né conservait l'existence. Si, au contraire, il
détournait les regards et s'éloignait , l'enfant était
condamné à mort. On le jetait sans pitié dans la
Cloaca Maxima, avec les immondices de lâ ville, ou
on l'exposait au Vèlabre.
La Cloaca Maxima est restée telle à peu près qu'elle
était jadis. Quant au Vèlabre, il a servi d'emplacement
à l'église de Saint-Georges.
Remontant de là vers le Mont Palatin, nous avons
voulu voir ce qui restait de l'ancien palais des Césars.
L'empereur Napoléon III y a fait opérer des fouilles.
Je ne sais si je me trompe , mais je crois que ces
travaux n'ont pas eu le résultat qu'on s'était plu à en
attendre. On a découvert ce qu'on trouve partout
ailleurs , dans les terrains occupés par l'ancienne
Rome : des débris épars que le génie de l'homme sera
toujours impuissant à rajuster, des pavés de marbre,
des lambeaux de mosaïques , des galeries et des
caveaux qui peuvent tout au plus faire rêver le visiteur.
Comme si ces lieux n'étaient pas assez tristes par
eux-mêmes, on a inscrit çà et là, sur des poteaux en
bois, des textes anciens, où il est question de Romulus,
d'Ancus Martius, de Tullius, et de quelques autres
— XIX —
personnages dont les noms seuls ont pu arriver
jusqu'à nous.
Non loin de là apparaissent les ruines du Colysée,
tout imprégnées encore du sang des martyrs. Dési-
reux d'en finir une bonne fois avec le souvenir
importun de l'Eglise primitive et des Césars vaincus
par les disciples de Jésus-Christ, le gouvernement
italien fait déblayer l'intérieur de ce monument. Il
s'imagine peut-être qu'en dispersant ces augustes
débris, il parviendra à arracher la foi du cœur des
Romains restés fidèles. Tous les persécuteurs ont eu
des illusions de ce genre, illusions que les événe-
ments n'ont point tardé à dissiper.
Cette Rome chrétienne, qui a sauvé le monde de la
barbarie, et où se sont réfugiés pendant longtemps les
arts, les sciences et les lettres, on veut en faire de
nouveau la capitale du paganisme.
L'Eglise y est persécutée comme au temps de Julien
l'Apostat. On n'essaie pas encore de la noyer dans le
sang ; mais on la dépouille de ce qu'elle possédait.
On espère qu'une fois appauvrie , elle perdra son
prestige, et, par conséquent, son influence clans le
monde.
Les sociétés secrètes, les hommes d'Etat, les écri-
vains, les souverains eux-mêmes font cause commune
avec le Piémontais contre le Vicaire de Jésus-Christ.
Ils attendent impatiemment le jour où le Pape dispa-
raîtra. Ils se disent qu'alors tout sera fini.
La civilisation moderne, c'est-à-dire le paganisme,
ne sera plus entravée dans sa marche, et les peuples
pourront s'abreuver librement à la coupe enchanteresse
du progrès.
Tel est le but que poursuit en ce moment l'incrédulité,
— XX
A la fin du dix-huitième siècle, la philosophie, les
sociétés secrètes, les hommes d'Etat et la presque
totalité des souverains se coalisèrent aussi contre
l'Eglise. Ajoutons que les hommes de cette époque
étaient des géants comparés à nos libres-penseurs.
La France révolutionnaire mit à la disposition des
conjurés la puissance de ses armes. Les Etats ponti-
ficaux furent envahis, et le Pape, dépouillé, vint mourir
à Valence.
Les ennemis de l'Eglise se réjouissaient de leur
victoire et affirmaient hautement que le règne de la
Raison allait remplacer pour toujours celui de l'Évan-
gile.
Or, nos lecteurs savent ce qui est arrivé. Les philo-
sophes et les francs-maçons étaient à peine en pos-
session du pouvoir, qu'ils commencèrent à se dévorer
entre eux, faisant ainsi une étrange application de
leurs théories sur la fraternité humaine.
Quant aux souverains qui avaientpatronné sottement,
en haine de l'Eglise, les sophismes des novateurs, ils
ne tardèrent pas à recevoir leur châtiment.
Pie VI venait de rendre le dernier soupir, lorsque
parut Napoléon, le marteau des rois prévaricateurs.
« Les souverains avaient méconnu la voix du Saint-
ce Siège », dit M. Chantrel dans son Histoire populaire
des Papes; « tous les trônes s'écroulèrent, et, selon
« l'énergique expression d'un écrivain de nos jours (1),
« pendant plus de vingt ans, un ouragan de fer et de
« feu traversa l'Europe ».
Les leçons de l'histoire ne servent de rien, paraît-il,
aux souverains et aux hommes d'Etat, puisque, en dépit
(1) L. Veuillot.
— XXI —
des événements, ils n'hésitent pas à se rendre coupables
des mêmes crimes.
L'état politique et religieux de l'Europe est aujour-
d'hui ce qu'il était à la veille de la grande Révolution.
Il est donc à présumer que nous verrons se produire
des faits à peu près semblables à ceux dont nos pères
ont été les témoins.
Ce que nous n'hésitons pas à affirmer, c'est que
l'Eglise catholique triomphera une fois de plus de ses
ennemis coalisés.
Comme on le voit, l'ouvrage que nous publions
aujourd'hui a un caractère saisissant d'actualité.
Il contribuera, nous l'espérons du moins, à ranimer
les courages abattus et à soutenir ceux qui n'ont point
encore faibli dans la lutte.
LE PONTIFICAT DE PIE
ET
L'ATHÉISME RÉVOLUTIONNAIRE
VI
CHAPITRE I.
Sommaire. — Le protestantisme portait en lui-même les premiers germes de
la révolution. — Doctrines subversives de ses fondateurs. — De démocrates
qu'ils étaient, les protestants deviennent absolutistes. — Le gallicanisme est
issu de la réforme. — Gallicans de l'école de Gerson, de Pierre d'Ailly, de
Major et d'Almain. — Leurs principes en politique. — Leur doctrine de la
supériorité du Concile sur le Pape. — Gallicans de la seconde époque. —
Leurs attaques contre le pouvoir pontifical. — Ils admettent les doctrines
protestantes sur le pouvoir des souverains, et se séparent sur ce point encore
des anciens théologiens. — Gallicanisme des parlements. — Le cartésianisme.
— Droiture de Descartes. — Dangers que renfermait son système.
Dès le premier jour de son apparition, le protes-
tantisme jeta la perturbation en Europe. Le libre-
examen était un appel violent fait à l'indé-
pendance en matière de foi. L'Évangile perdait
son caractère éminemment surnaturel, pour des-
cendre au niveau d'une œuvre philosophique. La
tradition laisait place à la fantaisie, et les apôtres
de la réforme allaient remplacer les Pères de
l'Église.
Le pouvoir spirituel émanera de la foule qui
approuvera, déléguera ou refusera d'approuver
et de déléguer les membres du sacerdoce. C'est la
souveraineté populaire appliquée aux choses de
l'ordre religieux.
Les souverains ne virent, dans cette émanci-
pa VI. 1
— 2 —
pation des consciences, que la ruine des monas-
tères dont ils pourraient s'approprier les richesses.
Ils oubliaient que toutes les vérités sont étroite-
ment liées entre elles, et que l'on ne peut en atta-
quer une seule sans les ébranler toutes en même
temps.
Dans ses thèses, devenues fameuses, de l'année
1 540, Luther ne craint pas d'affirmer que toute
ville et tout village est tenu de prendre les armes
pour la destruction du pouvoir pontifical ; il faut
n'avoir aucun égard aux juges, magistrats, mo-
narques ou césars, qui s'aviseraient d'entraver
cet élan des peuples irrités. En 1545, il publia de
nouveau ces doctrines incendiaires, en ayant soin
d'y ajouter que ceux-là devraient être considérés
comme les soldats d'un chef de bandits, fussent-ils
rois ou empereurs, qui prendraient la défense
de la Papauté.
Calvin enseigne à son tour que les souverains
abdiquent leur pouvoir quand ils s'élèvent contre
Dieu, et ne méritent même plus d'être regardés
comme des hommes. Jean Knox, que l'évangéliste
de Genève appelait un digne ouvrier de la foi
nouvelle, et que Théodore de Bèze comparait aux
Apôtres, déclare que, si les rois se montrent hos-
tiles à la vérité, leurs sujets sont, par le seul fait,
déliés du serment de fidélité.
A en croire Goodmann, les rois tiennent leur
pouvoir des masses, qui peuvent le reprendre quand
bon leur semble. Dans le cas où les magis-
trats refuseraient de prononcer leur déchéance,
— 3 —
le peuple se trouve investi de par Dieu d'une puis-
sance illimitée, et peut se débarrasser du tyran par
la force du glaive.
Buchanan, plus explicite encore que Goodmann,
soutient que le peuple dispose à son gré du sceptre
des monarques et peut condamner les princes au
dernier supplice. « Les députés des protestants
« d'Ecosse », fait observer M. du Lac, dans son
livre intitulé : L'Eglise et l'Etat, « envoyés à la cour
« d'Angleterre pour justifier l'inique déposition de
« Marie Stuart, prouvèrent, par l'autorité de Calvin,
« qu'il doit y avoir partout des magistrats popu-
« laires chargés de réprimer la licence des rois,
« de mettre aux fers les mauvais princes et de
« les dépouiller de la royauté ». Le même auteur
njoute : « Ce furent les protestants qui dressèrent
« l'échafaud de Charles Ier. Les presbytériens four-
« nirent la hache qui trancha la tête royale », dit un
écrivain calviniste, « ils lièrent la victime et les indé-
« pendants l 'étranglèrent ».
Après avoir traîné dans la boue la suprématie du
Saint-Siège et prêché l'anarchie aux peuples, les
protestants ont flatté le pouvoir. Ils se sont servis
tour à tour, suivant les circonstances, et avec une
incontestable habileté, de l'une et l'autre tactique,
soucieux avant tout d'assurer leur triomphe aux
dépens de l'Eglise, qu'ils auraient voulu discréditer
auprès des souverains. Les députés du synode tenu
à Vitry en 1617, adressèrent au roi une harangue
politico-religieuse où nous Jisons le passage sui-
vant :
« Sire, nous reconnaissons qu'après Dieu Votre
« Majesté est notre unique souverain ; et c'est un
« article de notre croyance qu'il n'y a point de puis-
« sance médiate entre Dieu et les rois : c'est une
« hérésie damnable parmi nous que de le révoquer
« en doute, et c'est un crime capital que d'en dis-
« puter parmi nous. Sire, nous avons appris cette
« leçon de nos prédécesseurs ; nous en sommes per-
« suadés et nous le publions partout ; nous pré-
ce chons cette doctrine en chaire, dans nos églises :
« nous voulons vivre et mourir dans ces sentiments,
<< afin que notre postérité apprenne à les pratiquer à
« notre exemple (1) ».
Le synode d'Alençon s'exprimait dans des termes
pour le moins aussi clairs. On ne saurait exiger
plus d'abaissement dans le langage d'une assemblée
qui a la prétention de délibérer au nom et sous le
regard de Dieu :
« Nous sommes les mêmes personnes qui croient
« et enseignent que l'autorité royale ri est pas d'insti-
« tution humaine, mais quelle est de Dieu, et nous
« sommes ceux qui croient et enseignent la souve-
« vaineté et l'indépendance de votre couronne : Sire,
« vous la tenez de Dieu et ne dépendez que de lui,
« et votre puissance vient immédiatement de la
« sienne (2) ».
Passons maintenant au synode de Loudun. 11
explique et confirme les doctrines absolutistes dont
on vient de lire l'exposé :
(1) Synode national lenu à Vilry. — (2) Actes du synods u.tliunal d'A-
lençon.
« Le premier et le plus fameux article de notre
« religion est de croire que les rois ont une autorité
« souveraine sur toute sorte de personnes, sans excep-
« ter aucun de leurs sujets. Nous avons appris der;
« chrétiens de la primitive Eglise que les rois dépen-
« dent immédiatement de Dieu, et qu'il n'y a pas
« d'autorité médiate entre la leur et celle de sa toute -
« puissance (1) ».
Jurieu, donnant un caractère plus explicite encore
à cette étrange théorie sur le pouvoir politique,
rappelle que tous les huguenots étaient prêts à
signer de leur sang que nos rois ne dépendent que
de Dieu pour le temporel, et que, sous quelque pré-
texte que ce soit, les sujets ne peuvent être absous;
du serment de fidélité.
Les protestants faisaient mieux que de pousser
les souverains au despotisme. Afin de leur rendre
l'enseignement catholique aussi odieux que possible,
ils condamnaient, dans leurs conciliabules, ceux
de nos théologiens qui donnent comme probable la
doctrine du pouvoir indirect. Ces apôtres du libre-
examen anathématisaient quiconque n'était pas dis-
posé à proclamer avec eux que la puissance des
souverains doit échapper à tout contrôle. Comme on
le voit, les temps étaient changés, et les protestants
du xvne siècle repoussaient sans hésiter le républi-
canisme à outrance de leurs fondateurs.
Après ce court exposé des doctrines contradic-
toires de la Réforme, disons un mot du gallicanisme,
(\) Arles du synode national <1p Londun.
r> -
et signalons en passant les liens de parenté qui
unissent entre elles ces deux erreurs.
Les gallicans ont coutume de citer Gerson,
Pierre d'Ailly, Jacques Almain et Jean Major avec
une prédilection toute particulière. Laissons un ins-
tant la parole à M. du Lac. Il nous apprendra ce
qu'il faut penser du gallicanisme de ces théologiens,
gallicanisme qui diffère essentiellement de celui de
Bossuet sur le point qui nous occupe :
« Bossuet », nous dit cet écrivain, « avait lu les
« auteurs qu'il cite ; prenant de Gerson, de Pierre
<< d'Ailly, d'Almain, de Major, ce qu'un gallican en
« peut prendre pour les trois derniers articles de la
« déclaration, il n'a garde, quand il s'agit du pre-
« mier article, d'évoquer les ombres de ces vieux
<< théologiens démocrates. Un fait très-significatif et
« fort connu devrait éclairer sur leurs tendances
« ceux qui les admirent sur parole : lorsque d'Hé-
« rouval, chanoine régulier de l'abbaye de Saint-
<< Victor, où se trouvaient beaucoup de manuscrits
« inédits de Gerson, eut mis sous presse une nou-
« velle édition des œuvres du célèbre chancelier,
« Louis XIV l'en fit retirer, et lorsque le fameux
i< Dupin voulut publier la sienne à Paris, il ne put
« obtenir de privilège et fut obligé de la faire impri-
<< mer à Amsterdam, sous la rubrique d'Anvers.
« (1706, 5 vol. in-fol.) Gerson est anti-monarchique »,
disait Louis XIV; « ce- fut le seul motif de la défense
« d'imprimer. Louis XIV savait qu'il y a gallicn-
« nisme et gallicanisme (1) ».
(1) Du Lac. l'Eglise et l'Etal,
(
Ces théologiens professent que le pouvoir tem-
porel tire son origine de causes naturelles et hu-
maines. Il vient de Dieu, sans nul doute, mais en ce
sens que l'Auteur de la nature a donné aux hommes
les lumières et les moyens nécessaires pour l'ins-
tituer d'abord et l'administrer ensuite. Jacques
Almain explique longuement cette pensée, et Jean
Major n'hésite pas à dire qu'un peuple libre peut,
pour une cause raisonnable, changer la forme de
son gouvernement. Pierre d'Ailly avait enseigné
une doctrine identique à celle de ses trois disciples.
Il est donc impossible de faire remonter jusqu'à ces
théologiens l'opinion des gallicans sur l'autorité
royale. Gerson, en particulier, eut repoussé le pre-
mier article de la déclaration, lui qui dit en termes
formels, que tous les hommes, les princes comme
les autres, sont soumis au Pape, en tant qu'ils vou-
draient abuser de leur juridiction, de leur tempo-
ralité, de leur puissance contre la loi divine et la loi
naturelle, et que cette supériorité peut être appelée
une puissance directive et ordinative plutôt que
civile (1).
Gerson et Pierre d'Ailly soutinrent, comme on le
sait, la supériorité du concile sur le Pape, doctrine
détestable qu'ils n'auraient point imaginée si, au
lieu de vivre dans un temps de schisme, où la chré-
tienté se trouvait divisée en trois obédiences de
Papes au titre douteux, ils avaient vécu dans un
temps d'unité, sous un Pape certain et unanime-
ment reconnu de toute l'Eglise (2).
't) De pntestatc ecclesiastica. Gerson. — (2) Pu Lac : L'Eglise cl l'Etal,
8 -
Les gallicans ont emprunté cette erreur aux deux
théologiens dont nous parlons, mais sans avoir pour
eux les circonstances atténuantes que peuvent in-
voquer Gerson et Pierre d'Ailly. La déclaration de
1682 renferme des contradictions évidentes. Les
théologiens qui l'ont défendue et expliquée l'ont
senti comme nous, puisque, afin d'échapper à la
condamnation qui les menaçait, ils ont eu recours à
une distinction aussi étrange que puérile : d'une
part, ils avouent que le Saint-Siège est infaillible,
et de l'autre, ils prétendent que les Papes peuvent
errer ; ce qui revient à dire : « La série est infail-
« lible, mais les individus dont elle se compose ne le
« sont pas ». De là sont issues ces luttes intermi-
nables contre la Papauté dont fut rempli le dix-sep-
tième siècle. Jamais, peut-être, sans les armes qui
leur étaient fournies par le gallicanisme, les jan-
sénistes n'auraient joué en France le triste rôle
qu'ils y ont joué. Leurs distinctions et leurs faux-
fuyants, à l'apparition des bulles qui les condam-
naient, n'étaient que l'application rigoureuse des
principes gallicans.
Mais le gallicanisme ne se borna pas à miner sour-
dement l'autorité pontificale. Les doctrines politi-
ques des synodes de Vitry, d'Alençon et de Loudun,
sourirent, paraît-il, à la célèbre assemblée de 1682,
puisqu'elle les consigna dans sa déclaration. Abais-
ser, annihiler presque le Saint-Siège et attribuer
aux rois un pouvoir sans limites : telle fut, l'œuvre
d'émancipation que se proposèrent les gallicans.
De là au protestantisme, il n'y avait qu'un pas.
— 9 —
« Les catholiques », dit encore M. du Lac, « ne
« voulurent pas paraître moins royalistes que les
« huguenots, et peu à peu il s'établit entre les
« Français des deux communions comme une es-
« pèce d'émulation, à qui élèverait le plus haut le
« pouvoir royal. La censure du livre de Santarelli,
« les articles de 1663, la déclaration de 1682, por-
« tent la trace de ces préoccupations ; on y accuse la
« doctrine romaine de favoriser la sédition , de
« rendre la religion odieuse aux princes ; on y rap-
« pelle que les hérétiques font tous leurs efforts
« pour représenter la puissance ecclésiastique
« comme une puissance intolérable aux rois et aux
« peuples, etc. Tous les écrits gallicans appuient
« sur cet argument : Si l'on garde la doctrine ultra-
« montaine, comment espérer de convertir les rois hé-
« rétiques? Après tout, l'Eglise n'a rien défini sur cet
<( article, et la faveur des princes vaut bien le sacrifice
« qu'on leur fait d'une doctrine qui n'est pas de foi».
« On ne jugeait plus la doctrine en elle-même, on la
«jugeait d'après les résultats qu'elle devait pro-
« duire, croyait-on, vu les circonstances et les dis-
« positions connues des peuples et des princes ; on
« ne faisait pas de la théologie, on faisait de la poli-
« tique (1) ».
De même que l'ancien gallicanisme naquit du
schisme d'Occident ; de même aussi le gallicanisme
de 1682 ne fut qu'un plagiat des doctrines absolu-
tistes de la réforme, mais de la réforme revue et
corrigée du xvne siècle. Le protestantisme, le gal-
l) 0 ii Lac : h'EgKse et l'Etat.
10
licanisme et le jansénisme habituèrent les peuples
à entendre disputer contre la Papauté et prépa-
rèrent les voies à la philosophie.
Le gallicanisme eut toujours les faveurs des sou-
verains hostiles au Saint-Siège. Ce qui, tout
d'abord, est de nature à surprendre, c'est que la
révolution lui ait à son tour manifesté quelque sym-
pathie. Mais on cesse bien vite de s'étonner, quand
on pense que cette doctrine a pour conséquence na-
turelle et inévitable de miner l'édifice religieux en
s' attaquant à la Papauté, et qu'elle peut devenir, à
un moment donné, pour quelque gouvernement que
ce soit, un instrument d'oppression.
Le gallicanisme de 1 682 servit de texte au gal-
licanisme des parlements. Le gallicanisme des par-
lements sera plus tard stéréotypé dans la Constitu-
tion civile du clergé, et la Constitution civile elle-
même servira de base aux fameux articles organi-
ques, monument détestable de réglementarisme op-
pressif, contre lequel le Saint-Siège n'a cessé de
protester.
Avant de clore ces quelques considérations sur la
réforme et le gallicanisme, disons un mot de la
philosophie cartésienne. Désireux de découvrir urr
critérium de la vérité au moyen duquel il pût com-
battre, avec ses propres armes, l'enseignement pro-
testant, Descartes imagina son fameux doute spé-
culatif. Le grand philosophe ne se douta même pas
des dangers de sa méthode. Il ne fit pas attention
qu'en se plaçant ainsi sur le terrain des novateurs,
il acceptait implicitement leur libre examen.
1 !
Le nouveau système eut d'abord un grand succès
parmi les catholiques. Mallebranche, Bossuet, Fé-
tielon, Pascal et bien d'autres encore, devinrent les
iisciples de Descartes et défendirent la vérité reli-
gieuse avec les armes qu'il leur avait fournies.
Seul, peut-être, Bossuet eut le vague pressenti-
ment du parti que l'incrédulité tirerait plus tard de
l'enseignement du maître. Le temps n'était pas
éloigné où allaient se réaliser les craintes, hélas !
trop légitimes du grand évêque de Meaux. Des
écrivains moins dévoués à l'Eglise que les puis-
santes intelligences dont nous parlons ne tardè-
rent pas à abuser du doute spéculatif de l'école car-
tésienne. Bayle devait sortir armé de pied en cap de
l'enseignement de Descartes.
Louis XIV était à peine descendu dans la tombe,
que le pays eut à déplorer les désordres de la ré-
gence. Louis XV, on le sait, hérita des coupables
faiblesses de son aïeul, sans hériter de ses facultés
puissantes. Son règne fut une aggravation du pré-
cédent, et, pour comble de malheur, la gloire ne
vint pas couvrir de lauriers les ignominies du trône.
A la corruption des mœurs se joignit, comme une
conséquence naturelle, le dévergondage des idées,
et alors naquit la secte philosophique , produit
monstrueux de la corruption du cœur et de la per-
version de l'esprit.
CHAPITRE II.
Sommaire. — Voltaire. — Son impiété précoce. — Son séjour en Angleterre.
— Il revient en France et se lie avec d'.VIembert, Frédéric et Diderot. —
Correspondance des philosophe?. — Ils forment entre eux le projet d'anéantir
le christianisme. — Leur bienveillance apparente pour les protestants. - -
Motifs de cette bienveillance. — Voltaire ne cesse de recommander a ses dis-
ciples le secret le plus inviolable. — Moyens adoptés par les philosophes
pour échapper à la surveillance de la police. — Ils conçoivent le projet de
publier l'Encyclopédie. — Ruses qu'ils emploient pour écarter les obstacles
que pourrait rencontrer la publication de cet ouvrage. — Les ministres de
Louis XV et de Louis XVI font partie des conjurés.
Le premier qui ait organisé l'impiété en France
et conçu le projet d'anéantir l'Eglise, est François
Arouet, né à Paris le 20 février 1694. Son père
était notaire au Châtelet. Le jeune Arouet fit ses
études au collège de Louis-le-Grand, alors dirigé
par les Jésuites. Il était encore élève de rhétorique
lorsqu'il commença à manifester ses tendances anti-
religieuses. Effrayé de la tournure de son esprit, le
Père Le Jay ne put s'empêcher de lui dire un jour :
Malheureux ! tu seras le porte- étendard de l'impiété.
A peine sorti du collège, Arouet publia divers
écrits satiriques dont le caractère agressif déplut
au pouvoir. Obligé de s'expatrier, il se retira en
Angleterre. 11 y rencontra, paraît-il, un certain
nombre d'écrivains déistes ou athées avec lesquels
il se lia intimement.
Les relations du jeune écrivain avec les sophistes
d'outre-mer ont fait croire à quelques-uns que le
philosophisme du xvme siècle nous était venu d'An-
13 —
gleterre. C'est une grave erreur. Paris commençait
à pulluler de prétendus esprits forts que la ré-
forme , le gallicanisme et le jansénisme avaient
couvés et que le soleil de la régence venait de
faire éclore. Au retour de son exil, François Arouet
n'eut qu'à exploiter ces divers éléments d'impiété
et de corruption.
Arouet s'appellera désormais Voltaire et rendra
son pseudonyme tristement célèbre.
Rentré à Paris vers 1730, il se mit à l'œuvre
immédiatement, travaillant sans relâche à la ruine
du catholicisme. Le préfet de police lui disait un
jour : « Vous avez beau faire, quoi que vous écriviez,
« vous ne viendrez pas à bout de détruire la religion
« chrétienne ». Voltaire lui répondit : « C'est ce
« que nous verrons ».
Ses productions ou impies ou immorales furent
accueillies avec sympathie par un grand nombre
de lecteurs. Les erreurs que nous avons signalées
dans le chapitre précédent, unies aux désordres de
la cour, avaient préparé les esprits à l'apparition
de ces sortes d'ouvrages. Il eut des admirateurs
d'abord et des disciples ensuite. D'Alembert fut le
premier qui se rangea sous sa bannière. Diderot
ne tarda pas à le suivre.
Fils illégitime de Mme de Tencin, religieuse défro-
quée du monastère de Montfleury, d'Alembert fut
envoyé aux Enfants-Trouvés. Elevé ensuite par la
charité de l'Eglise, il paya sa dette de reconnais-
sance, une fois devenu homme, en se faisant le
complice de Voltaire.
— 14 —
Pendant que les sophistes méditaient en secret
leur campagne contre le catholicisme, la Providence
permettait qu'un prince, plus tard devenu célèbre,
se fît tout à la fois leur ami et leur protecteur.
Frédéric n'était pas encore arrivé au pouvoir lors-
qu'il écrivait à Voltaire :
« Pour vous parler avec ma franchise habituelle,
« je vous avouerai naturellement que tout ce qui
« regarde Y Homme-Dieu ne me plaît point dans la
« bouche d'un philosophe qui doit être au-dessus
« des erreurs populaires. Laissez au grand Corneille,
« vieux radoteur et tombé dans l'enfance, le travail
« insipide de rimer l'imitation de Jésus-Christ, et ne
« tirez que de votre propre fonds ce que vous avez
« à nous dire. On peut parler de fables, mais seule-
« ment comme fables ; et je crois qu'il vaut mieux
« garder un silence profond sur les fables chré-
« tiennes canonisées par leur ancienneté et par la
« crédulité des gens absurdes et stupides (1) ».
Frédéric ayant écrit à Voltaire, en 1 766, que le
christianisme ne portait que des herbes venimeuses,
celui-ci le félicita de ce qu'il avait l'âme assez forte,
le coup-d'œil assez juste, et d'être assez instruit pour
savoir que depuis dix-sept cents ans la secte chré-
tienne n'avait jamais fait que du mal.
Voltaire, d'Alembert, Diderot et Frédéric, roi de
Prusse, furent donc les quatre premiers qui eurent
la pensée de s'unir contre l'Eglise. Le chef de la
conspiration écrivait en ces termes à l'un de ses
principaux adeptes: « Serait-il possible que cinq
(1) Lettre 53% au 1738.
— 15
« ou six hommes de mérite, qui s'entendraient, ne
« réussissent pas, après l'exemple de douze faquins
« qui ont réussi (I) ? »
D'Alembert est chargé par Voltaire de réunir les
hommes qu'il croira les plus capables de travailler
efficacement à l'oeuvre infernale qu'ils ont méditée.
Condorcet, Helvétius, Fréret, Boulanger, Dumar-
sais, viennent se joindre à eux.
Voltaire ne cesse de stimuler leur zèle : « La vic-
« toire se déclare pour nous de tous côtés », écrit-il
à Damilaville, un nouvel adepte qu'il a trouvé; « je
« vous assure que dans peu il n'y aura plus que la
« canaille sous les étendards de nos ennemis, et nous
« ne voulons de cette canaille ni pour partisans ni
« pour adversaires. Nous sommes un corps de
« braves chevaliers, défenseurs de la vérité, qui
« n'admettons parmi nous que des gens bien élevés.
« Allons, brave Diderot, intrépide d'Alembert, joi-
« gnez-vous à mon cher Damilaville : courez sus
« aux fanatiques et aux fripons ; plaignez Biaise
« Pascal, méprisez Houteville et Abadie, autant que
« s'ils étaient Pères de l'Eglise (2) ».
Le but que se proposait la secte philosophique
n'était pas seulement d'anéantir l'Eglise. Leurs
vues allaient plus loin. Les protestants devaient
tomber à leur tour sous les coups des affidés. Aussi,
Voltaire, écrivant à d'Alembert et faisant allusion
aux succès qu'il avait obtenus à Genève, lui disait
que dans la ville de Calvin, il ri y avait plus que
quelques gredins qui crussent au Consubslantiel, c'est-
(1) Lettre à d'Alembert, 24 juillet 1760. —(2) Lettres, 176!).
10 —
à-dire à Jésus-Christ. Les victoires faciles qu'il
venait de remporter sur les calvinistes lui faisaient
concevoir l'espérance de triompher aussi du catho-
licisme.
Frédéric constatait avec bonheur que dans les
pays envahis par la réforme, on allait beaucoup
plus vite qu'ailleurs. Cela explique le zèle ardent avec
lequel les philosophes sollicitaient le libre retour en
France de tous les dissidents. Ils espéraient que le
contact journalier des catholiques avec les calvi-
nistes, en affaiblissant l'esprit religieux des popu-
lations, faciliterait leur œuvre. Cela n'empêchait
point Voltaire d'affirmer que les protestants
n'étaient pas moins fous que les sorboniqueurs, qu'ils
étaient même des fous à lier (1), et qu'il ne connaissait
rien de plus atrabilaire et déplus féroce que les hugue-
nots (2).
L'explication que nous donnons ici de cette bien-
veillance apparente pour les réformés est confirmée
de la façon la plus péremptoire dans une lettre que
d'Alembert écrivait à Voltaire, le 4 mai 1762 :
« Pour moi », dit-il, « qui vois tout en ce moment
« couleur de rose, je vois d'ici la tolérance s'établir,
« les protestants rappelés, les prêtres mariés, la con-
« fession abolie, et le fanatisme écrasé sans qu'on
« s'en aperçoive ».
Voltaire, parfois, semblait n'avoir qu'une seule
ambition : celle d'arracher à l'Eglise les hautes
classes de la société : « Damilaville doit être bien
(1) Lettre de Voltaire à Marmontel. 21 août 1707. —
d'Argens. - mars 1703.
(2) Lettre an marquis
— 17 —
« content, et vous aussi », écrivait-il à d'Alembert,
« du mépris où Y infâme est tombée chez tous les
« honnêtes gens de l'Europe. C'était tout ce qu'on
« voulait et tout ce qui était nécessaire. On n'a
« jamais prétendu éclairer les cordonniers et les ser-
« vantes; c'est le partage des Apôtres (I) ». Il tenait
le même langage à Diderot : « Quelque parti que
« vous preniez, je vous recommande Yinfâme, il faut
« la détruire chez les honnêtes gens et la laisser à la
« canaille pour qui elle est faite ».
Le secret le plus inviolable abritait cette trame
infernale. Toute sorte de moyens étaient pris pour
que les lettres des adeptes ne s'égarassent point. Ils
avaient surtout avisé au moyen de détourner les
soupçons, dans le cas où leur correspondance vien-
drait à tomber en des mains étrangères. Souvent ils
s'écrivaient sous des adresses fictives et se servaient
toujours de signatures de fantaisie. Voltaire multi-
pliait les recommandations à ce sujet, de peur que
ses disciples ne vinssent à se trahir : « Les mystères
« de Mitra », leur faisait-il répéter par d'Alembert,
« ne doivent point être divulgués Il faut qu'il
« y ait cent mains invisibles qui percent le monstre
« et qu'il tombe sous mille coups redoublés ». Ail-
leurs, il s'exprime avec plus de clarté encore :
« Confondez Vinfâme le plus que vous pourrez ; dites
« hardiment tout ce que vous avez sur le cœur;
« frappez et cachez votre main. On vous reconnaîtra;
« je veux bien croire qu'on en ait l'esprit, qu'on ait
« le nez assez bon, mais on ne pourra pas vous con-
1) Lettre», 2 septembre llliS.
Pie VI. 2
— 18 —
« vaincre (1). Le Nil », disait-on, « cachait sa tête
« et répandait ses eaux bienfaisantes; failes-en
« autant, vous jouirez en secret de votre triomphe.
« Je vous recommande Y infâme (2) ». Il donnait le
même conseil à M. de Villevielle : « On embrasse
« notre digne chevalier », lui disait-il, « et on ïex-
« horte à cacher sa main aux ennemis (3) ».
Lui-même, mettant en pratique le conseil qu'il
ne cessait de donner à ses amis, refusait souvent
d'accepter la paternité des livres qu'on lui attri-
buait, et qui étaient, en effet, sortis de sa plume.
Dans ses lettres à d'Alembert, il se plaint du zèle
imprudent de quelques membres de la secte. Il ne
veut pas qu'on le loue d'avoir soutenu la bonne cause
contre les bêtes féroces. « C'est trahir ses frères »,
ajoute-t-il, « que de les louer en pareille occasion;
« ces bonnes âmes me bénissent et me perdent.
« C'est lui », dit-on, «c'est son style, c'est sa manière.
« Ah ! mes frères ! quels discours funestes ! Vous
« devriez au contraire crier dans les carrefours : Ce
« n'est pas lui. Il faut qu'il y ait cent mains invi-
« sibles qui percent le monstre, et qu'il tombe sous
« mille coups redoublés (4) ».
Comme chef, il ne néglige rien pour prévenir les
divisions qui pourraient éclater parmi les membres
de cette vaste association. Il s'efforce également de
réunir contre l'Eglise les partis les plus opposés. Il
veut que les athées et les déistes ne fassent plus
qu'un cœur et qu'une âme. D'Alembert est chargé
(1) Lettre à d'Alembert, 1761. — (2) Lettre à Helvétius, 1761. — (3) Lettre
à M. de Villevielle, 26 avril 1767. — (4) Lettres 151» et 219<\
— 1U —
d'opérer cette réconciliation entre le oui et le non.
Ne cessez de leur répéter, écrivait-il à son aller ego :
Passez-moi ïèmètique et je vous passerai la saignée.
Il encourageait et gourmandait tout à la fois :
« J'ai peur que vous ne soyez pas assez zélés ; vous
« enfouissez vos talents; vous vous contentez de
« mépriser un monstre qu'il faut abhorrer et
« détruire. Que vous en coûterait-il de l'écraser en
« quatre pages, en ayant la modestie de lui laisser
« ignorer qu'il meurt de votre main. C'estàMéléagre
« à tuer le sanglier; lancez la flèche sans montrer
« votre main. Consolez-moi dans ma vieillesse (1) ».
Dans une autre lettre au même d'Alembert, il fai-
sait observer à ses adeptes qu'ils devaient agir en
conjurés et non pas en zélés (2).
Ce fut probablement vers 1 750 que cette vaste et
terrible conspiration contre l'Eglise fut complète-
ment organisée. Voltaire se rendit, cette même
année , auprès du grand Frédéric. Pendant ce
temps-là, d'Alembert et Diderot formaient le projet
de publier l'Encyclopédie, immense compilation où
l'on devait réunir contre la vérité religieuse tous
les sophismes de l'impiété. Lorsque Voltaire revint
en France, les rôjes étaient distribués et l'œuvre
commencée.
La publication de l'Encyclopédie exigeait de la
part des philosophes une prudence extrême. Il fal«
lait ne point trop choquer les idées religieuses de
l'époque, et glisser le poison dans l'esprit du lec-
teur sans qu'il s'en aperçût. De là, pour les conju-
(1) Lettre k d'Alembert, 28 septembre 1703. — (2) Lettre 142'.
— 20 —
rés, la nécessité de confier à des écrivains ecclésias-
tiques connus par leur orthodoxie, la rédaction de
la partie théologique, sauf à jeter dans les notes et
les renvois le venin de la secte. Ainsi allait être
mis en pratique le conseil de Frédéric, qui voulait
qu'on minât sourdement et sans bruit l'édifice re-
ligieux, afin de l'obligera tomber de lui-même (1).
Frédéric n'était pas le seul à partager cet avis,
puisque d'Alembert, treize ans auparavant, écrivait
à son maître que le seul moyen que l'on eût d'éclai-
rer les hommes, c'était de les éclairer peu à peu.
Vainement les auteurs religieux essayèrent-ils de
signaler, en les stygmatisant, les erreurs de l'En-
cyclopédie. Voltaire les représenta comme les enne-
mis du pouvoir, et leurs livres ne purent être impri-
més qu'après des difficultés sans nombre. Les abords
du trône étaient depuis longtemps occupés par les
amis de la secte. Ancelot, d'Argenson, de Choiseul, de
Praslin, de Malesherbes étaient autant d'affiliés. Vol-
taire fut, en particulier, le confident et le conseiller
d'Ancelot qui le chargeait de ses messages secrets
pour Frédéric. Quant à Praslin, il étudiait, de con-
cert avec le chef de la conj uration, le moyen de miner
le clergé, en le privant de ses dîmes et autres reve-
nus. Tout le monde connaît les relations intimes
des sophistes avec madame de Pompadour qui, elle
aussi, appelait de ses vœux l'anéantissement de la
superstition.
Le marquis d'Argenson fut un des disciples les
plus dévoués du patriarche de Ferney. Il ne cessa
(1) Lettre, 1!) juillet 1175.
— 21 —
de l'entourer de sa protection, et parvint, de con-
cert avec la célèbre courtisane, à faire tomber les
préventions que Louis XV avait contre lui. Voltaire,
en retour de ses services, lui accorda sa confiance
la plus entière.
Aussi dévoué que d'Argenson, mais plus actif
que lui, le marquis de Choiseul seconda plus effica-
cement encore les projets de la secte. Il travailla
avec autant de persévérance que d'énergie à la
suppression des Ordres religieux, et surtout des
Jésuites.
Malesherbes paya également sa dette à l'œuvre
des conjurés. Les philosophes lui vouèrent une
affection très-vive et ne cessèrent de le combler
d'éloges. D'Alembert, qui le connaissait bien, lui
rend cette justice qu'il ne fut jamais favorable à la
religion que malgré lui et à contre-cœur. Quand
Malesherbes se retira du ministère, ses successeurs
semblèrent vouloir réprimer les écarts de la presse ;
mais la philosophie ne perdit rien à cette sévérité
apparente. Sous le titre ({'apologues, les conjurés
continuèrent de publier leurs attaques contre
l'Eglise, et d'Alembert, enchanté du succès qu'ils
obtenaient, écrivait à Voltaire :
« Ce qu'il y a d'heureux, c'est que ces apologues,
« bien meilleurs que ceux d'Esope, se vendent ici
t< assez librement. Je commence à croire que la
:< librairie n'aura rien perdu à la retraite de
t< M. de Malesherbes (1) ».
Malgré ses bonnes intentions et la vivacité de sa
(I) Lettros.
— 22
foi, Louis XVI s'entoura de ministres philosophes,
comme l'avait fait son prédécesseur. Voltaire, un
bon juge comme on sait, s'en félicitait dans une de
ses lettres à Frédéric : « Je ne sais si notre jeune
« roi marchera sur vos traces ; mais je sais qu'il a
« pris pour ses ministres des philosophes, à un seul
« près qui a le malheur d'être dévot. Il y a surtout
« M. Turgot, qui serait digne de parler à Votre Ma-
« jesté. Les prêtres sont au désespoir. Voilà le
« commencement d'une grande révolution (1) ».
M. de Muy, le dévot dont parle ici le patriarche
de Ferney, étant venu à mourir, il fut remplacé par
M. de Maurepas, vieillard décrépit et libertin que
les philosophes aimaient à cause de l'appui qu'il
ne cessa de leur prêter.
Necker eut également la confiance des sophistes.
Il contribua plus que tout autre à précipiter la
catastrophe que leurs écrits avaient préparée.
Je ne ferai que signaler, en passant, le nom du
fameux de Brienne, ce prélat-ministre à qui l'on
confia la mission d'anéantir en France les Ordres
religieux. J'aurai plus tard occasion de parler de lui.
Ce fut sous le ministère de ce misérable, que
M. de Lamoignon devint garde des sceaux. Les
conjurés l'avaient patronné avec une ardeur toute
particulière, en vue des services qu'ils en atten-
daient. Il faisait partie de leurs conciliabules secrets,
et son nom figure avec éloges dans les écrits de
l'époque.
(1) Lettres. 3 août 177").
CHAPITRE III.
Sommaire. — Affiliés étrangers. — Personnages russes qui favorisent la secte.
— Hommes d'Etat qui la protègent en Espagne. — Joseph d'Autriche est
initié par Frédéric. — Hypocrisie de l'empereur. — Catherine de Russie. —
Ses rapports avec les novateurs. — Christian II, roi de Danemark, est affilié
a l'âge de dix-sept ans. — Gustave III, roi de Suède, donne, à son tour,
dans les idées nouvelles. — Poniatowski, roi de Pologne et disciple de Vol-
taire.— Conversion à la philosophie de Frédéric, landgrave de Ilesse-Cassel.
— Le duc de Wittember? abandonne la superstition protestante pour la raison
pure. — Charles Théodore, électeur palatin, admire le livre de la Pucelle,
et devient philosophe. — VVilhelmine, margrave de Hesse. — Sa correspon-
dance avec Voltaire. — Les sophistes ont des intelligences en Portugal, à
Naples, dans les Etats de l'Eglise. — Moyens qu'ils emploient pour séduire
le peuple, après avoir séduit les hautes classes de la société.
Les principaux ministres des cours étrangères
étaient aussi affiliés aux conjurés français. Le
grince Galitzin publiait les œuvres d'Helvétius et
es dédiait à l'impératrice de Russie, tandis que
Schouwallow et ses amis réussissaient à faire nom-
ner d'Alembert précepteur de l'héritier présomptif
le la couronne. En Suède, le chambellan Jennings
ît le comte de Creutz étaient les dignes représen-
tas de la philosophie, que protégeaient la reine
)t le prince royal.
En Espagne, les ducs d'Aranda, de Villa Hermosa
ît d'Albe se montraient les partisans zélés des nova-
;eurs. D'Alembert voulait parler de ce dernier ,
orsqu'il écrivait à Voltaire : « Un des plus grands
:< seigneurs d'Espagne, homme de beaucoup d'es-
« prit, et le même qui a été ambassadeur en France,
« sous le nom de duc d'Huescar, vient de m'envoyer
« vingt louis pour votre statue. Condamné, me dit-
« il, à cultiver en secret ma raison, je saisirai avec
« transport cette occasion de donner un témoignage
« public de ma reconnaissance au grand homme
« qui, le premier, montra le chemin ». Et Voltaire
de répondre : « La victoire se déclare pour nous ;
« je vous assure que dans peu il n'y aura que la ca-
« naille sous les étendards de nos ennemis ».
Voltaire pouvait se tromper à ce point. Comment
ne pas croire, en effet, au triomphe de la philoso-
phie, quand les souverains eux-mêmes entraient
dans la conspiration et luttaient de concert avec les
conjurés?
Joseph II, empereur d'Autriche, déserta l'un des
premiers la cause de l'Eglise. Ce fut le roi de
Prusse qui se chargea de l'initier. A la nouvelle de
cette conquête, Voltaire se hâta d'écrire à d'Alem-
bert : « Vous m'avez fait un vrai plaisir en rédui-
«sant l'Infini à sa juste valeur. Mais voici une
« chose plus intéressante : Grimm assure que l'em-
« pereur est des nôtres. Cela est heureux, car. la
« duchesse de Parme, sa sœur, est contre nous (1) ».
Dans une autre missive que le patriarche de Fer-
ney adressait à Frédéric lui-même, nous lisons le
passage suivant : « Un bohémien qui a beaucoup
« d'esprit et de philosophie, nommé Grimm, m'a
« mandé que vous aviez initié l'empereur à nos
« saints mystères (2) ».
Enfin, l'année suivante, Voltaire, après avoir
(1) Leltro h d'Alcinhert, 2R octobre 1700. — (2) Lettre à Frédéric, îiovcm-
passé en revue les têtes couronnées sur le dévoue-
ment desquelles pouvaient compter les philosophes,
a soin d'ajouter : « Vous m'avez flatté aussi que
« l'empereur était dans la voie de la perdition.
« Voilà une bonne nouvelle (1) ».
Si mes lecteurs pouvaient douter encore de la
connivence de Joseph avec les membres de la secte,
il me suffirait, pour achever de les convaincre, de
leur citer le passage suivant d'une lettre de Frédé-
ric au chef des incrédules : « Je pars pour la Silé-
« sie, et vais trouver l'empereur qui m'a invité à
« son camp de Moravie, non pas pour nous battre
« comme autrefois, mais pour vivre en bons voisins.
« Ce prince est très-aimable et plein de mérite ; il
« aime vos ouvrages et les lit autant qu'il peut. Il
« n'est rien moins que superstitieux. Enfin, c'est un
« empereur comme de longtemps il n'y en a eu en
« Allemagne : nous n'aimons ni l'un ni l'autre les
« ignorants et les barbares, mais ce n'est pas une
« raison pour les exterminer (2) ».
Ces derniers mots nous disent suffisamment quel
genre de guerre les deux souverains se proposaient
de faire à l'Eglise. Ils savaient qu'on ne pourrait
l'abattre en la persécutant à la façon des empe-
reurs romains. Mieux valait donc l'hypocrisie. Or,
tout le monde sait que l'empereur d'Autriche fut
un hypocrite consommé. Pour cacher plus sûre-
ment la haine qu'il avait vouée au catholicisme, il
affectait beaucoup de zèle et de piété, communiait
souvent et médisait des philosophes. On raconte
[\\ Lettre 181e. — (2) Lettre il Voltaire, 18 août 1770.
26
que, traversant la France, il refusa de s'arrêter à
Ferney, où Voltaire comptait le recevoir, et se dé-
tourna en disant : Je ne puis voir un homme qui, en
calomniant la religion, a porté le plus grand coup à
ïliumanitê. Le philosophe ne fut point froissé de ce
langage et continua à considérer l'empereur comme
entièrement dévoué à la cause de l'incrédulité (1).
Le 28 janvier 1770, d'Alembert faisait en ces
termes la récapitulation des succès obtenus par les
novateurs dans les hautes régions de la société :
« Nous avons pour nous l'impératrice Catherine ,
« le roi de Prusse, le roi de Danemark, la reine de
« Suède et son fils, beaucoup de princes de l'em-
«pire, et toute l'Angleterre (2) ». Quelques jours
auparavant, le patriarche écrivait à Frédéric à peu
près dans les mêmes termes : « Je ne sais pas », di-
sait-il, « ce que pense Mustapha ; je pense qu'il ne
« pense pas ; pour l'impératrice de Russie, la reine
« de Suède, votre sœur , le roi de Pologne , le
«prince Gustave, fils de la reine de Suède, j'ima-
« gine que je sais ce qu'ils pensent (3) ».
Il le savait, en effet, par les lettres qu'il recevait
fréquemment de ces têtes couronnées. Ecrivant un
jour à Catherine : « Nous sommes trois », lui disait-
il, « Diderot, d'Alembert et moi, qui vous dressons
« des autels ». La souveraine se hâta de répondre :
« Laissez-moi, s'il vous plaît, sur la terre, j'y serai
« plus à portée d'y recevoir vos lettres et celles de
« vos amis ».
(1) Voir Barruel : Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme. —
(2) Lettre à Voltaire, 28 janvier 1770. — (3) Lettre à Frédéric.
- 27
Christian II, roi de Danemark, avait à peine dix-
sept ans, lorsqu'il fut initié. D'Alembert parle de ce
prince avec de grands éloges dans la missive qu'il
adressa à Voltaire le 6 décembre 1 768 : « Je l'avais
«vu plusieurs fois chez lui», lui dit-il, « avec plu-
« sieurs autres de vos amis ; il me parla beaucoup
« de vous, des services que vos ouvrages avaient
« rendus, des préjugés que vous avez détruits, des
« ennemis que votre liberté de penser vous avait
« faits; vous vous doutez bien de mes réponses (1) ».
D'Alembert ayant eu avec ce prince une nouvelle
entrevue, il se hâta d'en informer le Patriarche, et
voici en quels termes : « Le roi de Danemark ne
« m'a presque parlé que de vous. Je vous assure
« qu'il aurait mieux aimé vous voir à Paris que
«toutes les fêtes dont on l'a accablé ». Quelques
jours après, une séance académique a lieu. D'Alem-
bert prononce un discours sur la philosophie, en
présence du jeune souverain et de tous les adeptes
accourus à cette solennité. Christian applaudit avec
enthousiasme aux doctrines émises par le lieute-
nant de Voltaire.
Gustave III, roi de Suède, faisait également partie
de la conspiration. Cela ressort clairement de cette
lettre de d'Alembert : « Vous aimez la raison et la
« liberté, mon cher confrère, et on ne peut guère
« aimer l'une sans l'autre. Eh bien ! voilà un digne
« philosophe républicain que je vous présente, qui
« parlera avec vous philosophie et liberté. C'est
« M. Jennings, chambellan du roi de Suède. Il a
(1) Lettre à Voltaire, 6 décembre 1768.
'28
« d'ailleurs des compliments à vous faire de la
« part de la reine de Suède et du prince royal, qui
« protège dans le nord la philosophie, si mal ac-
,« cueillie par les princes du midi. M. Jennings vous
« dira combien la raison fait de progrès en Suède
« sous ses heureux auspices (1) ».
Quand ce prince royal, dont parle d'Alembert,
monta sur le trône de ses pères, son premier soin
fut d'écrire àFerneypour assurer Voltaire de son
dévouement : « Je prie tous les jours l'Etre des
« êtres », lui disait-il, « qu'il prolonge vos jours pré-
« cieux à l'humanité et si utiles aux progrès de la
« raison et de la vraie philosophie (2) ».
Les jours de Voltaire furent prolongés, et la rai-
son nouvelle progressa pour le malheur de l'infor-
tuné souverain. Quelques années plus tard, Con-
dorcet initia le fameux Ankastrom, et Ankastrom,
mettant en pratique les enseignements qu'il avait
reçus, assassinait Gustave III.
Poniatowski, roi de Pologne, suivit les mêmes
errements. Dans une de ses lettres au chef des phi-
losophes, il comblait d'éloges ce coryphée de l'im-
piété : « Tout contemporain d'un homme tel -que
« vous, qui sait lire, qui a voyagé et qui ne vous a
« point connu, doit se trouver malheureux. Il vous
« serait permis de dire : Les nations feront des vœux
« pour que les rois me lisent (3) ».
Frédéric , landgrave de Hesse-Cassel , devient
philosophe à son tour. Il a comme tant d'autres fait
(1) Lettre à Voltaire, 29 janvier 17(59. — (2) ïbid., 10 janvier 1772. —
(3) ïbid., 12 février 1707.
— 29 —
le pèlerinage de Ferney. C'est là qu'il s'est dépouillé
du vieil homme pour revêtir l'homme nouveau.
Grâce à Voltaire, ses préjugés sont tombés et la
vieille superstition a fait place à la sagesse. Obligé de
retourner dans ses Etats, il ne quitta ce lieu de di-
lection que le cœur navré. Aussi le 9 septembre 1 766,
il écrivait à l'homme de génie qui lui avait dessillé
les yeux : « J'ai quitté Ferney avec bien de la peine.
« Je suis charmé que vous soyez content de ma
« façon de penser ; je tâche, autant qu'il m'est pos-
« sible, de me défaire des préjugés, et si en cela je
« pense différemment du vulgaire, c'est aux entre-
« tiens que j'ai eus avec vous et à vos ouvrages que
« j'en ai l'unique obligation (1) ».
Le duc de Brunswick avait l'estime de d'Alem-
bert. Le prince de Wittemberg avouait ingénument
que lorsqu'il se trouvait à Ferney, Use croyait plus phi-
losophe que Socrate ; et Charles Théodore, électeur
palatin, suppliait le Patriarche de lui envoyer son
poëme de la Pucelle. La princesse d'Anhalt-Zerbst
soupirait, elle aussi, après le moment où elle aurait
en sa possession l'œuvre infâme du Maître, tandis
que Son Altesse Wilhelmine, margrave de Hesse,
écrivait à Voltaire des plaisanteries du goût de
celles-ci : « Sœur Guillemette à frère Voltaire, salut.
« J'ai reçu votre consolante épître ; je vous jure mon
« grand juron qu'elle m'a infiniment plus édifiée
« que celle de saint Paul à dame Elue. Celle-ci me
« causait un certain assoupissement qui valait
« l'opium et m'empêchait d'en apercevoir les beau-
(1) Correspondance de Voltaire.
30
« tés ; la vôtre a fait un effet contraire, elle m'a tirée
« de la léthargie et m'a remis en mouvement mes
« esprits vitaux (1) ».
Il n'y a plus une seule cour en Europe où lès phi-
losophes n'aient des intelligences. Le Portugal
subit leur influence, comme nous le verrons dans
le chapitre suivant, et le premier ministre du roi
de Naplesesten communion d'idées avec eux. Main-
tenant que leur puissance est organisée, voyons-les
dans leur lutte contre l'Eglise. Je ne sache pas que
jamais une conspiration aussi formidable ait menacé
le christianisme et la civilisation.
Voltaire professait un mépris dédaigneux pour
les classes populaires, qu'il traitait de canaille et de
vile multitude. Mais ses adeptes, mieux avisés, ne
tardèrent pas à comprendre qu'il fallait parler et
agir différemment. Sans le peuple on ne peut rien
ou presque rien. Avec le peuple, au contraire, on
parvient à opérer les révolutions les plus étonnantes.
Aussi, à toutes les époques, les novateurs se sont
efforcés de s'emparer des foules au profit de leurs
idées.
Les philosophes, pour atteindre plus facilement
le but qu'ils avaient en vue, songèrent au moyen
de fonder des écoles. De pressantes démarches furent
tentées pour cela auprès de Louis XV qui faillit céder
à leurs sollicitations. Ne pouvant réussir à s'emparer
de l'enseignement, ils firent imprimer en très-grand
nombre des libelles impies ou immoraux et en con-
fièrent la distribution à des marchands forains.
(1) Lettre à Voltaire, 25 décembre 1755.
- 31
Les instituteurs furent séduits à leur tour et chargés
de répandre ces publications. D'Alembert, à qui
Voltaire avait donné la mission d'éclairer la jeu-
nesse, établit un comité où étaient choisis les profes-
seurs et les précepteurs qui devaient occuper les
places devenues vacantes. Les hommes religieux
étaient mis de côté et remplacés par les adeptes.
Chacun d'eux, avant de se rendre au poste qui lui
était assigné, recevait les avis dont il avait besoin
pour remplir sa mission conformément aux voeux
de la secte.
Ce comité parut insuffisant à d'Alembert. Il yjoi
gnit une académie secrète qui fut chargée de la pu-
blication des livres populaires. Voici de quelle
manière manœuvrait cette nouvelle institution dont
Voltaire avait été le premier instigateur. On faisait
de chaque livre ou de chaque brochure qu'on livrait
au public un premier tirage sur beau papier. Avec
cette édition de luxe, on payait largement tous les
frais d'impression. On pouvait dès lors expédier
gratuitement des milliers de volumes dans les pro-
vinces et même à l'étranger. Pour avoir plus faci-
lement raison de certaines difficultés administra-
tives qui ne pouvaient manquer de l'entraver, l'aca-
démie eut recours aux presses clandestines, comme
on le voit par cette lettre de Voltaire à d'Alembert :
« Pourquoi les adorateurs de la raison restent-ils
« dans le silence et dans la crainte ? Ils ne connais-
« sent pas assez leurs forces. Qui les empêcherait
« d'avoir chez eux une petite imprimerie et de
« donner des ouvrages utiles et courts, dont leurs
« amis seraient les seuls dépositaires? C'est ainsi
« qu'en ont usé ceux qui ont imprimé les dernières
« volontés de ce bon et honnête curé (Le Testament
« de Jean Meslier). Il est certain que son témoi-
« gnage est d'un grand poids ; il est encore certain
« que vous et vos amis, vous pourriez faire de
« meilleurs ouvrages avec la plus grande facilité,
« et les faire débiter sans vous compromettre (1) ».
Dans une lettre à Helvétius, le patriarche nous
donne de nouveaux détails sur les travaux de cette
académie : « On oppose », dit-il, « au Pédagogue
« chrétien, et au Pensez-y bien, livres qui faisaient
« autrefois tant de conversions, de petits livres phi-
« losophiques qu'on a soin de répandre partout
« adroitement. Ces petits livres se succèdent rapi-
« dément les uns aux autres. On ne les vend point,
« on les donne à des personnes affidées, qui les dis-
« tribuent à des jeunes gens et à des femmes. Tantôt
« c'est le Sermon des cinquante qu'on attribue au roi
« de Prusse ; tantôt c'est un extrait de ce malheu-
« reux curé Jean Meslier qui demanda pardon à
« Dieu, en mourant, d'avoir enseigné le christia-
« nisme ; tantôt c'est je ne sais quel catéchisme de
« f honnête homme, fait par un certain abbé Du-
« rand (2) ».
Grâce à cette activité fiévreuse des conjurés, les
idées philosophiques se répandirent promptement
en Europe. Voltaire, satisfait de voir si bien réussir
ses plans de destruction, écrivait avec une joie
mêlée d'orgueil à son disciple d'Alembert : Qu'il ne
(1) Correspondance de Voltaire. — (2) l6id.
se trouvait pas un seul chrétien depuis Genève jusqu'à
Berne (1), et que le monde se déniaisait si bien,
qu'une grande révolution dans les esprits s annonçait
de tous côtés (2).
Frédéric, à son tour, constatait que la philosophie
s'implantait en Bohême et en Autriche, l'ancien
séjour de la superstition (3).
En Russie tout allait à merveille. L'impératrice
elle-même traduisait en langue scythe une partie de
Bélisaire (4). En Espagne, à en croire d'Alembert,
l'inquisition était impuissante à étouffer l'esprit
philosophique. L'Italie, d'après les renseignements
parvenus à Voltaire, menaçait l'Eglise d'une com-
plète défection (5). L'Angleterre qui, la première,
avait donné l'exemple de l'athéisme, était naturel-
lement acquise aux idées nouvelles (6). Depuis la
mort de Marie-Thérèse, l'Autriche ne protégeait
plus les théologiens, la Russie les malmenait, et
leur dernier jour avait sonné en Pologne. La Prusse
marchait clans la bonne voie, sous la direction de
Frédéric. Quant aux autres souverains d'Alle-
magne, landgraves, margraves, princes et ducs,
ils travaillaient sans repos ni trêve à l'extinction du
fanatisme (7).
(1) Lettre ;ï d'Alembert, 8 lévrier 1766. — (2; Ibid,, 2 février 1763. —
(:!> Lettre à Voltaire, an 1766. — (4) Lettre de Voltaire à d'Alembert, juillet
1767. — (5) Lettre à M. Le Rielie, i«r mars 1768. — (6) Lettre de Voltaire à
Frédéric, 15 novembre 1773. — (7) Lettre de Voltaire à d'Alembert. Ie"- sep-
tembre 1767. *
Pie m
CHAPITRE fV.
Sommaire. — Progrès des philosophes. — Ils commencent à battre en brèche
l'Eglise catholique. — Leur guerre contre les Ordres religieux. — Ils s'atta-
quent d'abord aux Jésuites. — D'Axgenson et Choiseul. — Le gouvernement
consulte les évèques sur l'expulsion des enfants de :-aint Ignace. — Réponse
de l'épiscopat. — Les sectaires réussissent dans leurs projets. - • Ils sont
aidés par les jansénistes et les gallicans parlementaires. — Joie des philo-
sophes. — Frédéric, roi de Prusse, conserve les Jésuites dans ses Etals. —
Raison qu'il donne de sa conduite. — Il se félicite, comme philosophe, de
voir ces religieux persécutés. — Les conjures poursuivent la suppression
canonique de la Compagnie. — Clément XIV. — Ce qu'il faut en penser. —
Documents inédits publiés par l'auteur sur ce Pape et l'affaire des Jésuites.
La philosophie avait l'ait en quelques années des
progrès étonnants. Comme on vient de le voir, tout
ce que la politique comptait en Europe de person-
nages considérables était enrôlé dans la secte. Les
souverains eux-mêmes avaient été séduits et tra-
vaillaient, de concert avec les sophistes, à la des-
truction du catholicisme. Enfin, on avait semé dans
les classes populaires des ferments d'impiété qui, le
moment venu, ne pouvaient manquer d'éclater.
Les moines, les prêtres séculiers, les évêques eux-
mêmes étaient voués au ridicule ou signalés à la
haine des masses. Les philosophes avaient donc
pour eux toutes les chances de la victoire, dans la
lutte à outrance qui se préparait.
Il importe maintenant de savoir de quelle façon
sera réglée l'attaque et quelle marche suivront les
hostilités. Les novateurs dirigeront-ils leurs batte-
ries contre les communautés religieuses ? Le clergé
séculier sera-t-il le premier en butte à leur animo-
sité ? Ou, comme tant d'autres avant eux, porte-
ront-ils leurs vues du côté de Rome, afin de tuer le
catholicisme en faisant disparaître le Siège ponti-
fical? Il suffit de lire attentivement la correspon-
dance des conjurés, pour voir que ce dernier parti
leur souriait très-peu. Les enseignements de l'his-
toire leur avaient appris que toutes les tentatives
dirigées contre le centre de l'unité religieuse étaient
usqu'alors restées sans résultat.
Voltaire eut d'abord la pensée de s'attaquer à
i'épiscopat. Annihiler son influence, en le dépouil-
lant de ses richesses, et saper ensuite peu à peu
son pouvoir spirituel : telle était la ligne de con-
duite qu'il pensait devoir être suivie, comme cela
ressort clairement de sa lettre à M. Amélot, en
late du 8 octobre 1743 :
«Dans le dernier entretien que j'eus avec Sa Ma-
:< jesté prussienne », dit-il, « je lui parlai d'un
« imprimé qui courut, il y a six semaines, en Hol-
:< lande, dans lequel on propose des moyens de paci-
:< fier l'empire, en sécularisant les principautés
i ecclésiastiques en faveur de l'empereur et de la
:< reine de Hongrie. Je lui dis que je voudrais de tout
:< mon cœur le succès d'un pareil projet ; que c'était
:< rendre à César ce qui appartient à César; que
:< l'Eglise ne devait que prier Dieu et les princes ;
:< que les Bénédictins n'avaient pas été institués
« pour être souverains, et que cette opinion dans
« laquelle j'avais toujours été m'avait fait beaucoup
« d'ennemis dans le clergé. Il m'avoua que c'était
— 30 —
« lui qui avait fait imprimer le projet. Il me fit
« comprendre qu'il ne serait pas fâché d'être com-
« pris dans ces restitutions que les prêtres doivent»,
dit-il, « en conscience aux rois, et qu'il embellirait
« volontiers Berlin du bien de l'Eglise. Il est cer-
« tain qu'il veut parvenir à ce but et ne procurer la
« paix que lorsqu'il verra de tels avantages. C'est à
<< votre prudence à profiter de ce dessein secret
« qu'il n'a confié qu'à moi (1) ».
Ce conseil plut en effet aux ministres de Louis XV.
Mais ils pensèrent qu'il fallait ne point éveiller
d'abord les soupçons de l'épiscopat français, en le
menaçant d'une spoliation qui aurait pu révolter la
conscience publique et rencontrer les répugnances
invincibles du souverain. Mieux valait appliquer
aux corps religieux le système de Voltaire et de
Frédéric. Le marquis d'Argenson, alors ministre
des affaires étrangères, traça le plan que l'on avait
à suivre pour assurer la réalisation de ce projet.
On allait, en premier lieu, séculariser un certain
nombre de couvents, entraver le plus possible les
vocations religieuses, et réunir aux évèchés les
propriétés des monastères que l'on supprimerait,
sauf à s'en emparer dans la suite, quand on ferait
main-basse sur le clergé séculier. Ces diverses me-
sures devaient être exécutées prudemment et lors-
que les esprits y auraient été préparés.
Le duc de Choiseul, étant devenu ministre, donna
suite aux idées de M. d'Argenson. Il les poursuivit
même avec une grande activité. Mais il s'agissait de
- 37 —
savoir quel Ordre religieux on frapperait d'abord.
Les ministres, aussi bien que les philosophes, étaient
divisés sur ce point. La plupart d'entre eux op-
taient pour la suppression des Moines connus alors
sous le nom de Mendiants. Quelques-uns voulaient
excepter les Jésuites de la proscription, à cause des
services que rendaient leurs collèges. Choiseul ne
fut pas de cet avis : « Pour moi », disait-il, « si ja-
« mais je le puis, je ne détruirai que les Jésuites,
« parce que, leur éducation détruite, tous les autres
« corps tomberont d'eux-mêmes ».
La Compagnie de Jésus n'avait pas seulement les
philosophes pour ennemis. Les jansénistes em-
ployaient, depuis longtemps, toute leur influence,
pour amener sa suppression. Cela n'a pas empêché
Voltaire de les haïr presque à l'égal des Jésuites,
puisque, dans une lettre qu'il écrivait à Chabanon,
il exprime le désir de voir précipiter chacun de ces
religieux dans le fond de la mer avec un janséniste au
cou.
Lorsque le moment fut venu de frapper la Com-
pagnie, le gouvernement consulta les évêques, afin
l'avoir leur avis sur cette grave question. La ré-
3onse qu'ils firent est trop catégorique pour que je
le la donne pas à mes lecteurs : « Les Jésuites »,
lisent ces prélats, « sont t rès-utiles à nos diocèses,
:< pour la prédication, pour la conduite des âmes,
:< pour établir, conserver et renouveler la foi et la
:< piété par les missions, les congrégations, les re-
:< traites qu'ils font, avec notre approbation et sous
:< notre autorité. Par ces raisons, nous pensons,
38
« Sire, que leur interdire l'instruction ce serait por-
« ter un notable préjudice à nos diocèses, et que,
« pour l'instruction de la jeunesse, il serait très-
« difficile de les remplacer avec la même utilité,
« surtout dans les villes de province où il n'y a
« point d'université (1) ».
Tous les historiens ne sont pas unanimes sur les
causes qui ont amené la ruine des Jésuites. Le doute
cependant n'est guère possible, quand on a lu ce
que d'Alembert écrivait à Voltaire, vers l'époque
dont nous parlons : « Ecrasez l'infâme, me répétez-
« vous sans cesse. Eh ! mon Dieu, laissez-la se pré-
« cipiter elle-même ! Elle y court plus vite que vous
« ne pensez. Savez-vous ce que dit Astruc? Ce ne
« sont point les jansénistes qui tuent les Jésuites ;
« c'est l'Encyclopédie , mordieu, c'est l'Encyclo-
« pédie. Il pourrait bien en être quelque chose, et le
« maroufle d' Astruc est comme Pasquin ; il parle
« quelquefois d'assez bon sens (2) ».
Le gallicanisme qui, en diminuant par ses atta-
ques, sans cesse renouvelées, le respect dû à l'auto-
rité du Saint-Siège, avait préparé les voies aux pre-
miers écrits de Voltaire, travailla, de son côté, à
l'expulsion des Jésuites avec un zèle non équivoque.
Je ne veux parler ici que du gallicanisme des par-
lements, le seul à mon avis qui ne fut pas en con-
tradiction avec lui-même. D'Alembert s'en explique
assez clairement lorsqu'il écrit à Voltaire : « Les
« Jésuites n'ont plus les rieurs pour eux, depuis
« qu'ils se sont brouillés avec la philosophie; ils sont
(I) Avis des évêques. 17G1. — (2) Correspondance. Lettre 100".
39 —
« à présent aux prises avec les gens du parlement,
« qui trouvent que la Société de Jésus est contraire
« à la société humaine, comme la Société de Jésus
« trouve de son côté que l'ordre du Parlement n'est
« pas l'ordre de ceux qui ont le sens droit ; et la phi-
« losophie jugerait que la Société de JésusetleParle-
« ment ont tous deux raison (1) ». Dans une autre
lettre sur le même sujet, d'Alembert disait encore :
« L'évacuation du collège de Louis-le-Grand nous
« occupe beaucoup plus que celle de la Martinique.
« Par ma foi, ceci est très-sérieux, et les classes du
« Parlement n'y vont pas de main-morte. Ils croient
« servir la religion, mais ils servent la raison sans
« s'en douter. Ce sont des exécuteurs de la haute
«justice pour la philosophie, dont ils prennent les
« ordres sans le savoir (2) ».
Le disciple de Voltaire avait raison, lorsqu'il
affirmait que le Parlement n'avait pas plus les sym-
pathies de la secte que les Jésuites eux-mêmes. Si
le Parlement partageait la haine des philosophes
pour la célèbre Compagnie, et méconnaissait, au
nom des articles de 1 682 et des prétendues libertés
de l'Eglise gallicane, l'autorité du Souverain Pon-
tife, ii professait aussi sur le pouvoir royal, une
doctrine incompatible avec les tendances démago-
giques des écrivains libres-penseurs.
Le, campagne entreprise contre les enfants de
saim Ignace est à la veille de finir par une victoire
comolète de leurs ennemis. D'Alembert se hâte d'en
infermer Voltaire : « La philosophie », lui écrit-il,
(V Correspondance fie Voltaire, 98e lettre. — (2) Ibidv, 100e lettre.
40 —
« touclie peut-être au moment ou elle va être ven-
« gée des Jésuites. Mais qui la vengera des autres
« fanatiques ? Prions Dieu, mon cher Confrère, que
« la raison obtienne de nos jours ce triomphe (1) ».
Le moment si longtemps attendu et si ardemment
désiré arrive enfin. La joie alors éclate parmi les
conjurés : « Le 6 du mois prochain » , écrit
d'Alembert au patriarche de Ferney, « nous serons
« délivrés de la canaille jésuitique. Mais la raison
« en sera-t-elle mieux et Y infâme plus mal (2)? »
Voltaire manifeste à son tour la vive satisfaction
que lui cause la ruine de cet Ordre religieux.
Il pense, toutefois, qu'il ne faut pas se borner à cette
immolation , témoin la lettre qu'il adressait à
M. de Villevielle : « Je me réjouis avec mon brave
« Chevalier, de l'expulsion des Jésuites. Le Japon
« commença par chasser ces fripons de Loyola ; les
« Chinois ont imité le Japon ; la France et l'Espagne
« imitent les Chinois. Puisse-t-on exterminer tous
« les moines qui ne valent pas mieux que ces fri-
« pons de Loyola. Si on laissait faire la Sorbonne,
« elle serait pire que les Jésuites. On est environné
« de monstres. On embrasse notre digne Chevalier ;
« on l'exhorte à cacher sa marche aux ennemis (3) ».
Cependant Frédéric, pour des raisons d'état qu'il
nous a fait connaître, refuse d'expulser les Jésuites.
Comme philosophe, il est en communion d'idées
avec Voltaire et d'Alembert, mais il a, comme sou-
verain, une manière de voir toute différente. Il est
M) Comspondance. 1701. Lettre 90e. — (2) ilfd. Lettre 102*. — (3) hfd.
Le lire du 27 avril 1707.
— m —
môme juste dédire qu'il a eu besoin de beaucoup de
fermeté pour ne pas se laisser entraîner par les
sophistes, qui depuis bien des années déjà le pres-
saient d'en finir avec la Compagnie. On peut en
juger par cette lettre de d'Alembert à Voltaire :
« Mon respectable patriarche, ne m'accusez pas de
« ne pas servir la bonne cause ; personne peut-être
« ne lui rend plus de services que moi : savez-vous
« à quoi je travaille actuellement? A faire chasser
« de Silésie la canaille jésuitique, dont votre ancien
« disciple n'a que trop envie de se débarrasser,
<< attendu les trahisons et les perfidies qu'il m'a dit
« lui-même en avoir éprouvées durant la dernière
« guerre. Je n'écris point de lettre à Berlin, où je
« ne dise que les philosophes de France sont éton-
<< nés que le roi des philosophes , le protecteur
« éclairé de la philosophie, tarde si longtemps à
« imiter les rois de France et de Portugal. Ces
« lettres sont lues au roi, qui est très-sensible,
« comme vous le savez, à ce que les croyants
« pensent de lui ; et cette semence produira sans
« doute un bon effet, moyennant la grâce de Dieu,
« qui, comme le dit très-bien l'Ecriture, tourne le
« cœur des rois comme un robinet (1) ».
Voltaire se met à son tour de la partie. Le Roi-
Philosophe ne cède pas. « Pour moi », lui répond-il,
« j'aurais tort de me plaindre de Ganganelli ; il me
« laisse mes chers Jésuites que l'on persécute par-
« tout. J'en conserverai la précieuse graine, pour en
« fournir à ceux qui voudraient cultiver chez eux
(1) Correspondance. 15 décembre 1703.
— 42 —
« cette plante si rare (1 ) ». Sept ans plus tard, c'est-à-
dire le 8 novembre 1 777, il donne les motifs de sa
conduite en cette affaire. Mes lecteurs, je pense, ne
seront pas fâchés de les connaître : « On ne trouve
« dans nos contrées aucun catholique lettré, si ce
« n'est les Jésuites. Nous n'avions personne ca-
« pable de tenir les classes. Nous n'avions ni Pères
« de l'Oratoire, ni Puristes, il fallait donc conser-
« ver les Jésuites ou laisser périr toutes les
« écoles (2) ».
Après avoir constaté ce que pense le souverain,
voyons en peu de mots ce que pensait le sophiste.
Le 5 mai 1767, en apprenant que la Compagnie de
Jésus vient d'être supprimée en Espagne, il fait part
de son allégresse au chef des conjurés : « Voilà
« pourtant un nouvel avantage », lui écrit-il, « que
<< nous venons de remporter en Espagne ; les Jésuites
« sont chassés du royaume. De plus, les cours de
« Versailles, de Vienne, de Madrid ont demandé
« au Pape la suppression d'un grand nombre de
« couvents. On dit que le Saint-Père sera obligé d'y
« consentir, quoique en enrageant. Cruelle révolu-
« tion ! A quoi ne doit pas s'attendre le siècle qui
« suivra le nôtre ! La cognée est mise à la racine
« de l'arbre ; d'une part, les philosophes s'élèvent
« contre les abus d'une superstition révérée; d'une
« autre, les abus de la dissipation forcent les
« princes à s'emparer des biens de ces reclus, les
« suppôts et les trompettes du fanatisme. Cet édi-
« fîce frappé par ses fondements va s'écrouler, et
(i) Correspondance. 7 juillet 1770. — (2) Correspondance.
« les nations transcriront dans leurs annales que
« Voltaire fut le promoteur de cette révolution, qui
<.< se fit au XIXe siècle dans l'esprit humain ( I) ».
Dans une autre lettre de la même année, il disait
encore à Voltaire : « Quel malheureux siècle pour
« la cour de Rome ! On l'attaque ouvertement en
« Pologne, on chasse ses gardes du corps de France
« et de Portugal, et il paraît qu'on en fera autant
« en Espagne. Les philosophes frappent ouverte-
<< ment les fondements du trône apostolique ; on
« persifle le grimoire du magicien ; ou éclabousse
<< l'auteur de la secte ; on prêche la tolérance, tout
« est perdu ; il faut un miracle pour sauver l'Eglise.
« C'est elle qui est frappée d'un coup d'apoplexie
« terrible ; et vous , vous aurez la consolation
« de l'enterrer et de faire son épitaphe, comme
<< vous fîtes autrefois pour la Sorbonne (2) ».
Les Jésuites sont vaincus, et cependant les philo-
sophes paraissent mécontents. Ils trouvent que
leur victoire n'a pas été décisive. Aucun d'eux
n'ignore les éminents services que ces religieux
rendaient aux divers Etats qui les ont expulsés, et
les adeptes se demandent si, à la suite d'un change-
ment de ministère ou de tout autre événement im-
prévu, on ne songera pas à les rappeler de l'exil,
pour leur confier de nouveau l'éducation de la jeu-
nesse. Le seul moyen qu'ils aient de prévenir ce
danger, c'est de poursuivre à Rome même la sup-
pression canonique de la Compagnie. L'entreprise
était hardie, et ils ne l'eussent point tentée, s'ils
(1 borresptfnèatiée. — (2) ibui., an 1767.
— 44 —
n'avaient disposé de la diplomatie, comme ils dispo-
saient déjà des souverains et de leurs ministres.
Je n'entrerai pas, au sujet de cette affaire, dans
des détails que la plupart de mes lecteurs connais-
sent. Je me contenterai de montrer en quelques
pages combien fut longue et violente la pression
que les puissances catholiques exercèrent sur Clé-
ment XIV. La résistance du Pontife n'est point
douteuse, et il est du devoir de tout écrivain cons-
ciencieux de protester contre les calomnies dont
ce pape a été l'objet.
Il est peu de Souverains Pontifes que l'on ait ap-
préciés aussi diversement que Clément XIV. On l'a
tour à tour attaqué violemment et comblé d'éloges.
La suppression des Jésuites souleva contre lui bien
des colères imméritées, colères dont quelques écri-
vains de nos jours se sont faits les tristes échos. Il
en est d'autres, au contraire, qui, sacrifiant la vérité
historique à leur bienveillance pour ce malheureux
pape, l'ont comparé à Sixte-Quint. Plusieurs enfin,
le plus grand nombre peut-être, persuadés fausse-
ment qu'il n'est possible de plaider en sa faveur
que les circonstances atténuantes, parlent sans
cesse et à tout propos de sa faiblesse de caractère
et de son impuissance à triompher de la pression
des cours.
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble
que la vérité n'est dans aucun de ces extrêmes.
Clément XIV avait plus de fermeté qu'on ne le croit
généralement. Ajoutons que cette fermeté s'harmo-
nisait en lui avec une bonté incontestable, et ceux
qui ont cru voir dans la suppression des Jésuites je
ne sais quel acte de vengeance que le chef de
l'Eglise était bien aise d'exercer, ont souillé gratui-
tement la mémoire de ce grand pape.
11 y a quelques années, je visitai son tombeau, à
l'église des Saints- Apôtres. Tout y est grave et
plein d'à-propos. Le Pontife est assis sur son trône,
revêtu de la chape et la tiare en tête. Il étend la
main pour bénir. Sa figure est empreinte de tris-
tesse et de sérénité tout à la fois. On dirait que
Dieu, lui laissant entrevoir le douloureux avenir
qui se préparait, s'est plu à le faire participer aux
cruelles amertumes dont Pie VI allait être abreuvé
quelques années plus tard. A gauche est la Clé-
mence, ayant à ses pieds un agneau, symbole de la
douceur. A droite, on remarque la statue de la
Tempérance. Elle est appuyée sur le bord du céno-
taphe, la tête penchée et méditative. Tout cela est
vivant et révèle aux regards du visiteur attentif le
ciseau de Canova. L'épitaphe du Pontife est renfer-
mée tout entière dans ces quatre mots : Clemens XIV
Pontifex maximus. De l'autre côté du mur, à
quelques pieds du monument où reposèrent autre-
fois les restes de Michel- Ange, on a gravé cette
inscription latine :
Hic situm est in pace corpus Clemeniis XIV, Ponli-
fîcis maximi, Ordinis Fralrum Minorum Conventua-
Hum, veniâ Pu VII, è loco sepullurœ pontificiœ ad Vati-
canum, ubi quieverat annis xxvi, mensibus IV, die-
dusxxvu, in liane basilicam XII Apostolorum, XII ca-
Icndarum Fcbruavii MDCCCI Iranslatirm.
— 46 —
La plupart des détails qui vont suivre sont em-
pruntés à un manuscrit fort curieux de l'abbé de
Véry, auditeur de Rote sons les pontificats de Be-
noît XIV, de Clément XIII et de Clément XIV,
et abbé commendataire de Saint -Satur et de
Troarn(1).
J'avais déjà écrit les réflexions qu'on vient de lire,
quand le travail de M. de Véry m'est tombé sous
les yeux. Je l'ai lu avec un sentiment de curiosité
facile à comprendre ; car l'auteur n'était pas seule-
ment un contemporain de Clément XIV, il avait, de
plus, le précieux avantage d'habiter Rome et le
triste privilège d'aimer les philosophes. Il est donc
impossible qu'il ait péché par ignorance, comme il
est peu probable que sa plume ait trahi la vérité en
faveur du Pontife.
Après avoir successivement parlé du moine et du
cardinal, l'abbé de Véry en vient à nous parler du
pape :
« L'exaltation de Ganganelli », dit-il, « ne lui
« troubla point l'esprit. Il eut la tête très-froide à
« cette nouvelle, contre l'expérience ordinaire, une
« telle révolution causant toujours de l'embarras et
« de la confusion dans l'élu. Ganganelli prononça,
« le jour du scrutin qui le fit pape, un discours latin
« aux cardinaux, lequel n'avait point l'air préparé,
« et avec la même aisance qu'il en prononçait au
« milieu de ses élèves, lorsqu'il était professeur.
« Cette même tranquillité le suivit dans tous ses
(1) L'abbaye de Satur était dans le Béni, et celle de Troarn eu Nor-
mandie.
— 47 —
« discours , remplis d'ailleurs de modestie mona-
« cale(1) ».
L'esprit de la secte philosophique montre ici le
bout de l'oreille, et il est facile de voir que le bon
abbé de Véry ne croit pas volontiers à la sincérité
humaine. Plus loin, cependant, il avoue que Clé-
ment XIV gouverna avec fermeté, sans cesser pour
cela de se montrer humain. Il fait l'éloge, mais un
éloge sans restriction, cette fois, de son amour de
la justice.
« Les crimes ne restent point impunis comme
« autrefois, grâce aux lenteurs dans la poursuite,
« aux embarras de juridiction et aux immunités
(1) M. l'abbé de Véry ue doit pas être confondu avec les piètres philosophes
dont l'Eglise eut alors à déplorer les tristes égarements. Sa foi ne souffrit
jamais aucune atteinte, et sa conduite fut toujours celle d'un homme qui, au
respect de sa propre dignité, joint un amour inaltérable de ses devoirs.
Il vécut assez pour être témoin des bouleversements politiques et religieux
dont l'Europe fut le théâtre à la fin du siècle dernier. La vue des crimes dont
se souilla la révolution française empoisonna le reste de ses jours. Rentré en
France sous le Directoire, il passa le temps qui lui restait à vivre auprès de sa
parente, la marquise des lsnards-Suze. Il mourut donc, après avoir vu s'évanouir
successivement toutes ses illusions, qui étaient, hàtons-nous de le dire, les
illusions d'un cœur noble et généreux.
L'abbé de Véry a écrit beaucoup, mais n'a rien publié. M. le baron de Larcy
a édité, en les accompagnant de remarquables commentaires, ses lettres poli-
tiques. C'est un ouvrage fort curieux h lire et que les érudits seront heureux
de posséder.
Le manuscrit dont j'ai extrait quelques citations a pour titre : Idée générale
des pontificats de Benoit XIV, de Clément XIII et de Clément XIV. Il
appartient, comme tous les autres papiers de l'abbé de Véry, à M. le marqui.-
Albcric des lsnards-Suze, auquel je dois les détails qu'on vient de lire.
Ce manuscrit, remarquable sous plus d'un rapport, était entre les mains de
M. le marquis de Laincel, qui a bien voulu m'en donner communication. Je
dois ajouter que M. de Laincel, dont la plupart de mes lecteurs connaissent le
talent, a eu l'obligeance de mettre à ma disposition sa volumineuse et riche
bibliothèque. Je croirais manquer aux lois de la justice et de la reconnaissance,
tout à la fois, si je négligeais de le remercier publiquement de ce précieux
témoignage de confraternité littéraire.
— 48 —
« de lieux saints. Il possède l'art de iaire taire les
« privilèges, par des manières honnêtes et par des
« vues justes ; de hâter la vigilance des préposés à
« la justice criminelle, et de prévenir leur lenteur
« — souvent intéressée — à se saisir des coupables.
« S'il donne une loi de police, il en presse l'exécu-
« tion. Les jeux de hasard, défendus de tout temps,
« n'en étaient pas moins en usage. Il fit savoir que
« son intention était de les empêcher. On s'irna-
« gina que cette menace resterait sans effet, et on
« crut y échapper, en jouant dans la juridiction
« d'Espagne. Le Pape concilia promptement toutes
« choses. Il fit parler au ministre espagnol, et les
« contrevenants furent saisis. Les cris des parents,
« l'intervention des principaux de Rome : tout fut
« inutile. 11 n'accorda rien, pas même l'espérance
« de voir diminuer la durée et la rigueur de la
« peine. Mais lorsque le public eut oublié cette
« affaire, il donna cours à l'indulgence. Les peines
« cessèrent alors ».
On avouera que ce portrait n'est pas celui d'un
homme faible et facile à dominer. La fermeté de
Clément XIV devait être d'autant plus inébranlable,
qu'elle s'alliait en lui à des formes polies, comme le
fait observer l'auteur que nous citons :
« Il est étonnant que, malgré la profusion de
« paroles qui sortent de sa bouche, et toutes polies,
« la qualité du secret soit le point le plus marqué
« de son caractère. L'art d'éluder les conversa-
« tions dans lesquelles il ne veut pas entrer est
« encore une de ses qualités dominantes. Si ceux
- 4(J —
« qu'il reçoit en audience ont la hardiesse ou le
« poids nécessaire pour le contraindre à aborder
« ces questions, son esprit lui fournit des échappa-
« toires heureux, qui, n'ayant point l'air de refus,
« mais de simples délais, contentent les intéressés,
« ou du moins ôtent prise à la plainte ».
Ailleurs, l'abbé de Véry dit encore :
« Quelque abondantes que soient ses expres-
« sions, quelque longues que soient ses audiences,
« quelques tournures que l'on emploie, le mystère
« de sa pensée est toujours impénétrable. Souvent
« on a voulu faire des conjectures d'après ses paroles
« ou ses actions. On s'est toujours trompé. Per-
« sonne n'est dans son secret, et ceux dont il se sert
« ne savent qu'à demi ce qu'ils ont ordre d'exécu-
« ter, n'étant pas au fait de la totalité de ses inten-
« tions. Ni ministres, ni favoris, ni aucun instru-
« ment de ses volontés ne peut se vanter d'être
« son conseil, moins encore son confident ».
L'abbé de Véry prétend que cette énergie du
Pontife s'est démentie dans l'affaire qui nous occupe.
Il fait observer que Clément XIV, d'ordinaire si
ferme, si prompt à faire exécuter ses volontés, est
resté longtemps indécis, ne sachant à quoi se ré-
soudre relativement à la suppression des Jésuites.
L'auteur, comme on le voit, ne raisonne pas d'une
façon très-concluante ; un Pape qui lutte pendant
quatre ans et plus contre les cours de l'Europe
coalisées pour réclamer l'anéantissement d'un
Ordre religieux, ne manque pas, il me semble, d'une
certaine fermeté. Ce que l'abbé de Véry appelle
Pie VI.
— 50 —
hésitation mérite, selon moi, le nom de résistance.
Les ambassadeurs d'Espagne, de France, de Por-
tugal et de Naples multiplient leurs démarches.
N'importe, le Pape ne cède pas. Les gouvernements
ne savent que songer de cette inflexibilité, et
s'évertuent, mais inutilement, à surprendre la
pensée du Souverain Pontife. M. de Véry s'étonne
que la diplomatie soit aussi impuissante, et peu
s'en faut que dans sa mauvaise humeur il ne
maltraite le cardinal de Bernis lui-même dont il
était l'ami et pour lequel il professait une estime
sincère :
« M. de Bernis a été poëte, négociateur et mi-
« nistre d'Etat. Il me semble que le même genre
« d'esprit l'a suivi dans ces trois carrières. Il ne
« ravit ni n'échauffe comme poëte ; il n'entraîne
« pas les volontés comme négociateur, et il ne con-
« vainc point l'esprit par ses raisonnements politi-
« ques. Cependant, on lit avec plaisir ses poésies,
« on l'écoute avec satisfaction et on sort content
« d'auprès de lui. Son âme bonne et franche est
« incapable de mensonge et de noirceur. Ses mœurs
« douces rendent son accès agréable, et son ingé-
« nuité accompagnée de grâces fait trouver du goût
« à l'entendre toujours parler de lui, avec les cou-
« leurs d'un amour-propre satisfait. On a dit, à
« l'occasion de ses vers, semés de fleurs et de jolies
« peintures, que sa muse était la bouquetière du
« Parnasse. S'il n'eût pas joué de si grands rôles
<< dans la politique , j'oserais presque dire qu'il
« avait de ce caractère d'esprit, dans les conseils de
— 51 —
« l'Etat à Versailles, comme dans ses négociations
« avec Venise, Vienne, Rome. Quoi qu'il en soit de
« ses talents, on ne peut s'empêcher de l'estimer et
« de lui souhaiter du bien, à cause de ses qualités
« de cœur, douces, honnêtes et aimables ».
Comment s'étonner qu'un si bon homme ait pour-
suivi sans succès l'affaire des Jésuites auprès de
Clément XIV ?
« Ses dépêches », ajoute l'abbé de Véry, « ont été
« telles, depuis trois ans, sur cette négociation de
« Rome, que j'ai quelquefois entendu dire à ceux
« qui les recevaient , qu'ils ne pouvaient point
« asseoir de jugement fixe d'après elles, ni sur ce
« que voulait le Pape, ni sur ce qu'il fallait faire ;
« que le cardinal disait toujours avoir la confiance
« de Ganganelli, que cependant il n'en obtenait
« rien pour faire route dans la négociation, et que
« souvent un ordinaire détruisait ce que l'autre,
« avait avancé huit jours auparavant. Je ne fais
« que rapporter, et je ne décide point si on a raison
« de le croire dupe du Saint-Père ».
L'abbé de Véry continue à disserter sur cette
grave question plusieurs pages durant. Il se livre
à toute sorte de conjectures et ne peut arriver à
aucune certitude relativement aux intentions du
Pape. La France, nous assure-t-il, tenait moins
que l'Espagne, Naples et le Portugal, à la suppres-
sion de la Compagnie. Ces dernières puissances,
l'Espagne surtout, multipliaient les sollicitations.
Les renseignements posthumes que l'histoire a re-
cueillis sur les diverses causes qui ont fait expulser
— 52 -
les Jésuites de la Péninsule ibérique, confirment
pleinement cette opinion de l'auteur.
« Le prétexte dont on se servit pour entraîner
« l'imbécile monarque à cet acte insensé autant que
« tyrannique, fut une lettre que le ministre fit sai-
« sir chez le provincial des Jésuites à Madrid. Ces
« religieux allaient se mettre à table, quand on
« apporta chez eux un paquet adressé au Recteur.
« Celui-ci fit passer la missive sur son bureau et
« alla où la cloche l'appelait. A peine était-il à
« table, que la police se présente au collège, et
« demande la lettre que le supérieur vient de rece-
« voir. On la lui remit encore cachetée. Elle fut
« ensuite ouverte et montrée au roi par celui qui
« l'avait fait écrire et porter, je veux dire le mi-
« nistre. Le pauvre monarque y lut ce qu'il crai-
« gnait, l'affirmation de sa naissance illégitime, sur
« laquelle les jésuites du Paraguay auraient basé
« le projet d'une substitution. C'en fut assez pour
« que son imagination fût frappée. Aussi la raison
« de l'expulsion brutale de ces religieux, il la yar-
« dait, disait-il, dam son cœur royal (1) ».
11 paraîtrait que, voulant en finir avec une ques-
tion qui menaçait d'absorber tous ses instants, Clé-
ment XIV eut la pensée de se rendre auprès des
cours intéressées pour tâcher de s'entendre avec
elles. Des difficultés qu'il n'avait point prévues
l'empêchèrent d'exécuter son projet. Le cérémonial
et la dépense, s'il faut en croire l'abbé de Véry, ne
(1) L'abbé Comte de Robiano, Continuation de VflUtoire de l'Eglise de
BéraUÎt-Bereastel.
— 53 -
pouvaient l'arrêter, attendu qu'il savait se passer et
de l'un et de l'autre. Ganganelli a toujours vive-
ment regretté qu'on l'eût détourné de ce des-
sein.
M. de Véry, pour être un peu philosophe, ne
laisse pas que d'apprécier les hommes et les choses
avec une rare sagacité. Aimant peu les Jésuites,
il ne saurait approuver la conduite du Pape. Mais
comme il sent très-bien que les exigences des cours
ne sont point une raison suffisante pour justifier la
suppression de l'Ordre, il se met en quête d'argu-
ments canoniques et en trouve que nous laissons
à d'autres le soin d'apprécier :
« J'entends quelquefois louer l'habileté de Clé-
« ment XIV», dit l'auteur du mémoire inédit. « On a
« grandement raison, si l'on veut parler de la route
« qu'il a prise pour arriver à la tiare. Rien de plus
« adroit ». Si Voltaire avait pu lire ces lignes per-
fides, il se fût pâmé d'aise. « Mais on loue son ta-
« lent », continue-t-il, « à tenir en suspens les cours
« et la diplomatie sur l'affaire des Jésuites. Je ne
« puis penser de même ; car enfin, il perd ainsi
« l'estime et la confiance». L'auteur nous permettra
de ne pas être de scn avis. « Il laisse morceler
« sans cesse le Saint-Siège », continue-t-il, «et par
« conséquent la religion dont il est le chef ; et cela,
« pour ne pas faire une démarche à laquelle il sera
« probablement forcé. Et quand même il échappe-
<< rait à un danger que je crois inévitable, il devrait
« ne pas oublier que la planche jésuitique, dans
« l'édifice de la religion, sera toujours inférieure
« aux nombreux étais qu'il laisse enlever à chaque
» instant.
« J'ai quelquefois entendu dire que la destruction
« d'un Ordre n'était pas aussi facile qu'on peut l'ima-
« giner. Je ne le vois pas ainsi. L'expulsion prompte
« et aisée des Jésuites du Portugal, de la France
« et de l'Espagne, montre ce que l'on doit présumer
« de leur suppression. Les motifs en sont très-ca-
« noniques : à tort ou à raison, n'importe, ces reli-
« gieux sont inutiles, puisqu'on ne les veut pas em-
« ployer. Ils sont, de plus, une occasion de trouble
« dans quatre puissances catholiques. Leur exis-
« tence est un obstacle à la bonne harmonie de ces
« Etats avec le Saint-Siège, qui tôt ou tard finira par
« expier son obstination. Enfin, alors même que
« ces motifs seraient sans force, ce que je ne puis
« croire, l'humanité seule en fournirait un. Six ou
« sept mille individus sont expatriés, traînant hors
« de leur pays une vie malheureuse et persécutée.
« Un mot du Pape pourrait les relever de leurs vœux
« et les rendre comme simples citoyens à leurs fa-
« milles : ce motif-là n'est-il pas le plus canonique
« de tous ? »
L'abbé de Véry aurait pu faire observer en outre
que l'Espagne menaça ouvertement d'un schisme le
chef de l'Eglise, s'il n'acquiesçait pas à cette funeste
abolition. Clément XIV était convaincu que le gou-
vernement espagnol n'aurait pas hésité un seul ins-
tant à exécuter sa menace. Persuadé qu'il lui deve-
nait, impossible de conjurer plus longtemps l'orage
dont la Compagnie de Jésus était menacée, il publia,
— 55 —
quoique à regret, le fameux bref de suppression.
D'ailleurs, dans cet état de choses, les Jésuites ne
pouvaient rien pour les intérêts de l'Eglise, et je
crois être rigoureusement exact, en affirmant que
le Pape Ganganelli ne fut pas un coupable instru-
ment de la secte philosophique, mais bien plutôt la
première victime de la Révolution.
CHAPITRE V.
Sommaire. — Services rendus à la France pnr les communautés religieuses.
— Correspondance entre Frédéric et Voltaire relativement ii la suppression
des moines. — Digression sur l'étal de l'enseignement en France sous l'an-
cienne monarchie. — Les philosophes trouvent des auxiliaires dans le clergé.
— Loménie de Itrienne. — Ses débuts. — Manière dont il s'y prend pour
arriver à la destruction des Ordres religieux.
Pour s'expliquer l'acharnement que l'on a mis,
vers la fin du siècle dernier, à détruire les Ordres
religieux, il faut connaître, comme nous la connais-
sons, la secte philosophique ; car si la France a été,
pendant longtemps, la première des nations civi-
lisées, c'est à l'action bienfaisante de ces pieuses
institutions que nous en sommes redevables.
Ce sont les moines qui, peu à peu, sont parvenus
à modifier les habitudes barbares de nos pères, en
leur faisant connaître et puis aimer la morale évan-
gélique. Ce sont eux qui ont commencé le défriche-
ment des landes improductives dont la Gaule était
couverte, et mis en honneur l'agriculture, aupara-
vant dédaignée. Grâce à leur influence, nos aïeux
ont fini par préférer les douceurs de la famille aux
hasards de la guerre. Ne leur devons-nous pas
aussi ces splendides monuments dont nous sommes
fiers à juste titre et auxquels ne peuvent être com-
parés les édifices modernes? Enfin, n'est-ce pas à
eux que revient l'honneur inappréciable d'avoir or-
ganisé l'enseignement au moyen âge, et fondé en
partie ces nombreuses maisons d'éducation qui firent
de la France une Athènes chrétienne, suivant le
désir qu'en avait exprimé Alcuin?
Les monastères avaient un autre genre d'utilité
que l'on n'a pas remarqué suffisamment. Alors
comme aujourd'hui, les âmes affaissées sous le poids
de la vie ou agitées de passions violentes allaient
se réfugier dans le silence des cloîtres et demander
la paix du cœur au service de Dieu. Qui ne sait,
d'ailleurs, que les communautés religieuses étaient
en général la providence des pauvres ? Ces moines,
si dédaignés parles philosophes, ont plus fait pour
le bonheur de leurs, semblables que tous les phi-
lanthropes de la grande et petite presse.
On ne manquera pas de nous dire que les com-
munautés religieuses doivent leur suppression aux
richesses qu'elles possédaient. C'est là une question
qu'il peut être utile d'étudier. Je ferai observer tou-
tefois que les Ordres mendiants étaient plus spécia-
lement honorés de la haine des sophistes. Mes lec-
teurs ne seront point fâchés de connaître les confi-
dences que Voltaire et Frédéric échangeaient entre
eux sur la question qui nous occupe.
Le 3 mars 1767, le patriarche de Ferney écrivait
au roi de Prusse :
« Hercule allait combattre les brigands, et Bellé-
« rophon, les chimères ; je ne serais pas fâché de
« voir des Hercules et des Bellérophons délivrer la
« terre des brigands et des chimères catholiques ».
Quelques jours après , c'est-à-dire le 24 du
même mois, le sophiste couronné lui répond :
- 58 —
« II n'est point réservé aux armes de détruire
« Y Infâme; elle périra par le bras de la vérité et par
« la séduction de l'intérêt. Si vous voulez que je
« développe cette idée, voici ce que j'entends : J'ai
« remarqué, et d'autres comme moi, que les endroits
« où il y a le plus de couvents de moines sont ceux
« où le peuple est le plus aveuglément attaché à la
« superstition. Il n'est pas douteux que si on par-
« vient à détruire ces asiles du fanatisme, le peuple
« ne devienne un peu indifférent et tiède sur ces
« objets qui sont actuellement ceux de sa vénéra-
« tion. Il s'agirait de détruire les cloîtres, au moins
« de commencer à diminuer leur nombre. Ce mo-
« ment est venu, parce que le gouvernement fran-
« çais et celui de l'Autriche sont endettés, qu'ils ont
« épuisé les ressources de l'industrie pour acquitter
« les dettes, sans y parvenir. L'appât des riches
« abbayes et des couvents bien rentes est tentant».
Il résulte évidemment de cette lettre de Frédéric,
que les Ordres monastiques n'étaient point aussi
déchus qu'on se plaît à le dire, puisqu'ils avaient
conservé assez de zèle pour entretenir dans le
peuple l'amour de la superstition, et que Voltaire
daigne les comparer aux brigands et aux chimères
du paganisme.
Le Roi philosophe continue en ces termes :
« En leur représentant le mal que les cénobites
« font à la population de leurs Etats, ainsi que l'abus
« du grand nombre de cucullati qui remplissent les
« provinces, en même temps la facilité de payer une
« partie de leurs dettes, en y appliquant les trésors
:>9
« de ces communautés, qui n'ont point de succes-
« seurs, je crois qu'on les déterminerait à commen-
« cer cette réforme, et il est à présumer qu'après
« avoir joui de la sécularisation de quelques béné-
« fices, leur avidité engloutira le reste.
« Tout gouvernement qui se déterminera à cette
« opération, sera ami des philosophes, et partisan de
« tous les livres qui attaqueront les superstitions
« populaires et le faux zèle qui voudra s'y
« opposer.
« Voilà un petit projet que je soumets à l'examen
« du patriarche de Ferney ; c'est à lui, comme père
« des fidèles, de le rectifier et de l'exécuter.
« Le Patriarche m'objectera peut-être ce qu'on
« fera des évèques; je lui réponds qu'il n'est pas
« encore temps d'y songer, qu'il faut commencer
« par détruire ceux qui soufflent l'embrasement du
« fanatisme au cœur du peuple. Dès que le peuple
« sera refroidi, les évèques deviendront de petits
« garçons dont les souverains disposeront par la
« suite du temps comme ils voudront v>.
Voltaire ne pouvait manquer d'applaudir à un
plan de campagne qui était si bien dans ses goûts et
ceux de ses adeptes. Aussi, le 5 avril suivant, il
répondait à son royal disciple :
« Votre idée d'attaquer par les moines la supers-
« tition Chris ticole est d'un grand capitaine. Les
« moines une fois abolis, l'erreur est exposée au
« mépris universel. On écrit beaucoup en France
« sur cette matière, tout le monde en parle, mais
« on n'a pas cru cette affaire assez mûre. On n'est
« pas assez hardi on France; les dévots ont encore
« du crédit ».
Voltaire ne tarde pas à oublier ces sages conseils.
Plus impatient que Frédéric, il propose à ce der-
nier de s'attaquer aux évêques et de les dépouiller
tout à la fois de leurs richesses et de leur puis-
sance. Le roi de Prusse le rappelle aussitôt aux
lois de la prudence :
« Tout ce que vous me dites de nos évêques Teu-
« tons n'est que trop vrai. Ce sont des porcs en-
« graissés des dîmes de Sion; mais vous savez aussi
« que dans le saint empire romain, l'ancien usage,
« la bulle d'or, et telles autres antiques sottises,
« font respecter les abus établis. On les voit, on
« lève les épaules, et les choses continuent leur
« train.
« Si l'on veut diminuer le fanatisme, il ne faut
« pas d'abord toucher aux évêques; mais si l'on par-
« vient à diminuer les moines, surtout les ordres
«mendiants, le peuple se refroidira. Celui-là,
« moins superstitieux, permettra aux puissances de
« ranger les évêques, selon qu'il conviendra au bien
« de leur Etat. C'est la seule marche à suivre (1) ».
Riches ou non, les couvents devaient être sup-
primés, par la raison péremptoire que les moines
soufflaient la superstition au cœur du peuple.
Mes lecteurs voudront bien me permettre de sus-
pendre un instant le cours de ma démonstration,
pour leur montrer ce qu'étaient ces Ordres monas-
tiques dont les adeptes ne cessaient de poursuivre
(1) Correspondance. 13 ?oùt 177o.
— 01
la destruction. Il sera vraiment curieux d'étudier
dans leurs actes mêmes ces fanatiques ignorants, et
de voir si quelque chose est de nature à justifier les
reproches que leur adressent d'ordiuaire les écri-
vains libres-penseurs.
On juge presque toujours delà civilisation d'un
peuple par le nombre de ses écoles. Ce principe une
fois admis, jetons un coup d'oeil rétrospectif sur
l'histoire vraie de l'enseignement public au moyen
âge.
Le deuxième concile de Vaison, tenu en 529,
statua que, pour imiter la louable coutume d Italie,
les curés de la campagne prendraient avec eux,
dans leur maison, autant d'écoliers qu'ils pour-
raient en trouver, afin de les instruire d'une
manière convenable. Les Pères du concile ne vou-
laient pas seulement parler de l'instruction reli-
gieuse, mais encore de ces connaissances profanes
qu'il importe à tout homme de posséder.
Chaque paroisse avait donc une école primaire de
garçons tenue par le curé ou placée tout au moins
sous sa surveillance immédiate. On avait également
fondé des écoles de filles, et en très-grand nombre,
puisque les conciles de cette époque interdisent aux
filles les écoles de garçons et aux garçons les
écoles de filles.
Cela ne parut pas suffisant à l'Eglise. Dans chaque
monastère et chaque palais épiscopal, on organisa
des maîtrises pour l'enseignement secondaire. Les
langues anciennes, la philosophie, la théologie, la
médecine, les humanités et les mathématiques : tel
62 —
était le bagage intellectuel que devait posséder le
jeune homme en sortant de ces maisons d'éduca-
tion.
Voilà où en était l'enseignement lorsque parut
Charlemagne. Le célèbre conquérant amena avec
lui d'Italie des grammairiens et des littérateurs en
très-grand nombre, et leur confia le soin de faire
fleurir dans ses vastes Etats les lettres et les
sciences. Ce fut alors qu'il écrivit au clergé de
l'empire pour l'encourager et raviver son zèle au
besoin, en donnant à l'ordre de choses établi une
consécration légale. Son désir, comme celui des
évêques, était de voir les lettres profanes marcher
de pair avec les lettres sacrées.
On ne peut étudier la rénovation intellectuelle
dont nous parlons, sans se rappeler le nom d'Al-
cuin, celui de tous les lettrés de cette époque qui
seconda le mieux le génie de Charlemagne.
Alcuin ne se borna pas à conseiller, il joignit
la pratique à la théorie et enseigna lui-même dans
le palais. L'empereur voulut tout le premier rece-
voir des leçons. Les dames de la cour, oubliant les
futilités que leur sexe a coutume d'affectionner, se
prirent d'un beau zèle pour l'étude, et la plupart
d'entre elles obtinrent des succès que plus d'un
écrivain envierait de nos jours.
Parmi les grandes écoles fondées à cette époque,
on cite celles de Tours, d'Orléans, de Saint-Benoît-
sur-Loire, de Saint-Liffard de Meun, de Corbie, de
Fontenelle, de Prum, de Fulde, de Saint-Gall, de
Saint-Denis, de Paris, de Saint-Germain d'Auxerre,
— 63 —
de Ferrières, d'Aniane, etc. Je ne parle point de
celles d'Italie.
Cette impulsion donnée par l'Eglise aux travaux
de l'intelligence fut sérieuse et durable tout à la
fois. L'ardeur du clergé, soit séculier, soit régulier,
ne se refroidit point, et l'on put voir, au commen-
cement du xji" siècle, le fameux Abélard réunir
autour de lui plus de trois mille élèves, tous égale-
ment avides de science.
Il y eut, je n'en disconviens pas, quelques mo-
ments d'arrêt, grâce aux événements militaires
dont l'Europe fut souvent le théâtre. Mais un mo-
ment d'arrêt n'est pas plus la cessation de tout
mouvement, que la présence transitoire d'un nuage
entre le soleil et la terre n'est la négation de la
lumière.
On a prétendu que l'ignorance était universelle
et profonde au xive siècle, et l'on a ajouté, oubliant
ainsi les enseignements de l'histoire, que la Provi-
dence avait suscité Luther pour ramener enfin la lu-
mière dans le monde. Ceux qui écrivent de pareilles
énormités ne savent pas ou feignent d'ignorer qu'un
Souverain Pontife, appelé Léon X, a occupé la
chaire de Saint- Pierre à l'époque de la réforme et
donné son nom au siècle où il vécut.
Vous patierai-je des Bénédictins, si souvent mal-
traités par les philosophes , et des monuments
impérissables qu'ils nous ont légués ? des Frères
Prêcheurs, dont l'éloquence, en quelque sorte hé-
réditaire, leur a valu et leur vaut encore de si nom-
breuses sympathies ? Des enfants de saint Norbert
- 64 —
rétablis en France depuis quelques années et culti-
vant avec un succès égal les sciences et la prédica-
tion ? Vous rappellerai-je enfin tout ce que les
Jésuites ont fait pour l'éducation de la jeunesse?
Je n'en finirais pas si je voulais aborder ces diverses
questions, et montrer la Papauté dirigeant partout
et toujours l'action civilisatrice de ces grands
Ordres religieux, afin d'en assurer la durée et la
fécondité.
Initier aux sciences humaines les intelligences
d'élite, et cultiver le cœur et la raison de ceux qui
seront un jour appelés à gouverner les peuples, est
une grande et noble mission assurément, puisque
de la manière dont elle est remplie dépend en géné-
ral le bonheur ou le malheur des sociétés. On peut
faire un Néron ou un duc de Bourgogne, suivant
que l'on s'appelle Sénôque ou Fénelon. — Mais il
n'est ni moins utile ni moins méritoire de se vouer
à l'éducation des enfants du pauvre.
Aimer le peuple, le suppléer dans les soins qu'il
est obligé de donner aux jeunes intelligences dont
la garde lui est confiée : voilà, ce me semble, l'i-
déal du beau dans l'ordre moral, et ce que la Pa-
pauté a toujours admirablement compris.
Qui n'a entendu parler des bons Frères des écoles
pieuses, qui se consacraient d'une manière exclusive
à l'éducation des pauvres, et dont les religieux du
vénérable de La Salle ne sont qu'une suite et une
imitation ?
« Us s'obligeaient », dit Hélyot, « à montrer, par
« charité, à lire, à écrire au petit peuple, en comJ
— 65 —
« meneau t par l'a, 6, c, à compter, à calculer, et
« même à tenir les livres chez les marchands et dans
« les bureaux. Ils enseignaient encore non-seule-
« ment la rhétorique et les langues latine et grec-
« que ; mais, dans les villes, ils tenaient aussi des
« écoles de philosophie et de théologie scolastique
« et morale, de mathématiques, de fortifications et
« de géométrie ».
J'ai fait voir, par l'autorité des conciles, où en
était en France l'enseignement public, vers le
milieu du vie siècle et plus tard sous le règne de
Charlemagne. On ne manquera pas de m'objecter
qu'après la période carlovingienne, le monde re-
tomba dans l'ignorance. Il me serait facile de prou-
ver le contraire, et d'accumuler, à l'appui de ma
thèse, les témoignages les plus irrécusables. Je me
bornerai à deux ou trois citations, afin de ne pas
détourner l'attention de mes lecteurs de son objet
principal.
Un auteur contemporain, Guibert de Nogent, dit
le savant Hurter (1), assure que de son temps, c'est-
à-dire au xne et au xrne siècles, il n'y avait pas en
France une seule ville, ni même un bourg qui ne
possédât des écoles, où les enfants, quelle que fût
leur naissance, pouvaient se faire instruire ; et c'est
peut-être pour cette raison, ajoute le même auteur,
que l'on appelle ce pays : La contrée riche en
écrivains, Gallia scriptoribus clives. Dès le début
du Xe siècle, on voyait à Paris, dit encore un anglais
(l) Hurter était ministre protestant et par cela même peu suspect.
Pie VI. 5
— 66 —
qui constatait le fait en témoin oculaire, cent beaux
collèges pour V usage des étudiants ; et il a soin de
faire observer que ces édifices avaient été construits
avec des marbres d'un grand prix.
Sobieski nous apprend de son côté que du temps
de Henri IV il en restait soixante-dix. A la fin du
xviif siècle, Paris possédait dix grands collèges de
plein exercice, tous également dus à la libre cha-
rité, à la charité magnifique des vieux âges, pour me
servir de l'expression de M. Laurentie. Au-dessous
de ces écoles célèbres , vingt-six établissements
moins considérables, qui portaient le nom de Col-
lèges-Réunis, étaient le résultat de fondations ana-
logues. Toutes les villes un peu importantes comp-
taient plusieurs séminaires complets. Avignon a eu
jusqu'à sept établissements de premier ordre, et
partout l'entrée en était ouverte gratuitement à
tout le monde.
M. Villemain, dans son rapport de 1843, affirme
qu'à partir de l'année 1763, c'est-à-dire de la des-
truction des Jésuites, et par conséquent de la sup-
pression d'un grand nombre de collèges, il y avait
en France cinq cent soixante-deux maisons d'édu-
cation pouvant préparer les jeunes gens à toutes
les carrières. La population n'était alors que de
vingt-cinq millions d'âmes.
M. Villemain ne faisait pas entrer en ligne de
compte les nombreuses écoles dés maisons reli-
gieuses. Il passait également sous silence les
manicanteries attachées à la plupart des églises et
les petits séminaires que l'on avait établis dans
— 67 —
chaque diocèse, suivant les prescriptions du Concile
de Trente.
Ces cinq cent soixante-deux collèges ne réunis-
saient pas moins de quatre-vingt mille élèves, dont
plus de la moitié recevait l'enseignement gratuit.
« Tout alors, sous ce régime de liberté », avoue
l'auteur du rapport que nous citons, « tout, dans
« les traditions et les mœurs, secondait l'instruc-
« tion classique , plus recherchée par le goût et
« l'habitude des classes riches, plus accessible en
« même temps aux classes moyennes ou pauvres; tout
« était préparé pour elle et la favorisait : le nombre
« des bourses et des secours de toute nature, la fré-
« quentation gratuite d'une foule d'établissements,
« l'extrême modicité des frais de tous les autres ».
M. de Salvandy, quelques années plus tard,
constatait les mêmes faits. Il avoue, dans son rap-
port sur l'état de l'enseignement en France, que
notre pays ne possède plus que trois cent cinquante-
huit collèges, c'est-à-dire deux cents de moins qu'a-
vant la Révolution de 89. Sur ce nombre, cent
quatre-vingt-quatorze seulement, grâce au mono-
pole universitaire, aurait dû ajouter le ministre,
peuvent préparer les élèves à toutes les carrières.
Enfin, toujours d'après M. de Salvandy, le nombre
total des jeunes gens réunis dans nos collèges ne
s'élevait, en 1 832, qu'à trente-six mille cinq cent
soixante-seize. C'était à peu près la moitié moins
que sous l'ancienne monarchie, quoique la popula-
tion de la France se fût accrue de neuf millions
d'habitants.
— 68 —
Un autre universitaire, M. Michel Chevalier,
apprécie les choses avec la même sincérité :
« Un fait trop connu », dit-il, « et dont les détails
« m'ont été communiqués par des personnes dignes
« de foi, c'est que, depuis la Révolution de 1 789 et
« la suppression des Ordres religieux, nous avons
« étrangement rétrogradé en fait d'instruction
« secondaire. Avant 1789, le nombre des élèves
« fréquentant les collèges était triple ou quadruple de
« ce qu'il est aujourd'hui. Alors il y avait un plus
« grand nombre de bourses dans une seule province,
« la Franche-Comté par exemple, qu'il n'y en a
« aujourd'hui dans toute la France (1) ».
Voilà ce qu'avaient fait de leur pays ces Ordres
religieux dont les philosophes voulaient à tout prix
débarrasser la société. On avouera qu'il était pour
le moins inutile de verser tout le sang qu'on a versé
et d amonceler tant de ruines, pour faire ainsi ré-
trograder l'enseignement secondaire , de l'aveu
même des hommes les moins suspects de partia-
lité. Mais revenons à notre démonstration un mo-
ment interrompue.
L'anéantissement des communautés religieuses
une fois décidé, les sophistes se mirent à l'œuvre.
Il fallait triompher de nombreux obstacles. Les no-
vateurs ne l'ignoraient pas, et leur confiance en
l'avenir était parfois mêlée d'inquiétude. Ils étaient
en présence d'un clergé aussi intelligent que dévoué
à la cause de l'Eglise, et qui ne pouvait voir d'un
œil tranquille la suppression des Ordres monas-
(I) Lettres tur l'Amérique du Nord.
tiques. Aussi, depuis longtemps déjà, les philo-
sophes cherchaient à faire des adeptes parmi les
membres les plus influents du sacerdoce. Leurs
efforts malheureusement ne furent point stériles.
Quelques abbés de cour, d'une vertu douteuse, et
une demi-douzaine de moines libertins, échappés
de leurs couvents, furent d'abord les seules con-
quêtes de la philosophie. Mais bientôt, à ces misé-
rables transfuges, dont les Encyclopédistes ne pou-
vaient tirer qu'un mince parti, vinrent se joindre
les prêtres libéraux de l'époque.
Ces derniers rendaient à la secte de sérieux ser-
vices. Ambitieux et avides de popularité, ils espé-
raient, en se faisant les admirateurs et les patrons
des idées nouvelles, captiver l'estime des beaux es-
prits et se concilier la protection de ceux qui dis-
pensaient les faveurs du pouvoir. — Choisir parmi
ces clercs les sujets les plus aptes à seconder les
vues de la philosophie et les pousser aux dignités
ecclésiastiques : tel était le calcul des conjurés.
A Loménie de Brienne allait appartenir le triste
honneur de jouer le premier rôle de persécuteur
mitré.
La thèse qu'il publia en 1752, lorsqu'il reçut le
bonnet de docteur, laissait percer déjà ses ten-
dances philosophiques. Dès lors probablement il fai-
sait partie de la conjuration. L'archevêque de Rouen
lui donna d'abord des lettres de grand vicaire. Peu
de temps après, il devint évêque de Condom, et
enfin archevêque de Toulouse. Les sophistes lui
firent une réputation d'esprit que rien ne justifia,
70
et le poussèrent à l'académie, sans qu'il eût eu be-
soin de conquérir cette distinction par une œuvre
littéraire quelconque.
A peine était-il nommé membre de la fameuse
compagnie, que d'Alembert écrivait à Voltaire :
« Nous avons en lui un très-bon confrère, qui
« sera certainement utile aux lettres et à la philo*
« sophie, pourvu que la philosophie ne lui lie pas
« les mains par un excès de licence, ou que le cri
« général ne l'oblige pas d'agir contre son gré (1) ».
Ces quelques lignes dépeignent l'homme tout
entier. Loménie de Brienne avait d'ailleurs fait ses
preuves et donné aux Encyclopédistes des garanties
de philosophisme plus que suffisantes. Un adepte,
nommé Audra, professait ouvertement l'impiété à
Toulouse. Des réclamations très-vives s'élevèrent
contre lui. Le parlement, les évèques, l'assemblée
du clergé se réunirent pour engager de Brienne à
condamner les doctrines du professeur philosophe.
L'archevêque tint ferme pendant plus d'un an
contre ces protestations pourtant si légitimes. Aussi,
d'Alembert, voulant tranquilliser Voltaire qui avait
quelque tendance à suspecter Loménie de trahison,
lui écrivait ce qui suit :
«Ne vous laissez donc pas prévenir contre de
« Brienne, et soyez sûr encore une fois que jamais
« la raison n'aura à s'en plaindre ».
Lorsqu'on pensa que le moment propice était
venu d'anéantir les communautés religieuses, soit
d'hommes, soit de femmes, les conjurés confièrent
(1) Lettres à Voltaire, 1770.
— 71 —
à l'archevêque de Toulouse l'odieuse mission de
poursuivre ce projet. Ce choix était le fait d'hommes
intelligents.
Sans cesse en butte aux attaques les plus vio-
lentes, et persuadés que la calomnie elle-même fini-
rait par se taire en face de l'évidence, les moines et
le clergé sollicitèrent une réforme. Le gouverne-
ment accueillit ces ouvertures avec une sympathie
évidente. Une commission fut nommée à cet effet.
Elle se composait de Monseigneur Dillon, ' arche-
vêque de Narbonne, de Monseigneur de Boisgelin,
archevêque d'Aix, de Monseigneur de Cicé, arche-
vêque de Bordeaux, et enfin du trop célèbre Lo-
ménie de Brienne.
Ce dernier seul connaissait la pensée intime du
ministère, avec lequel il ne cessait de correspondre
par l'intermédiaire de d'Aîembert. 11 fit si bien, que
la division ne tarda pas à pénétrerai! sein du comité.
C'est ainsi que sa voix devint prépondérante.
Déjà on avait porté un édit qui reculait jusqu'à
vingt et un ans l'émission des vœux ordinaires de
religion. Cette mesure paraissant insuffisante à l'ar-
chevêque de Toulouse, il fut statué qu'on suppri-
merait dans les villes tous les couvents qui avaient
moins de vingt religieux, et, dans les campagnes,
tous ceux qui en avaient moins de dix. Ce fut en
vain que les évêques protestèrent contre un acte
que rien ne justifiait. Ce nouvel édit reçut son en-
tière exécution, et, dans un espace de deux ans,
plus de quinze cents communautés furent suppri-
mées en France.
— 72 —
Le zèle philosophique du réformateur ne se borna
point là. Il eut soin, en homme intelligent, de sus-
citer parmi les moines et les religieuses les désor-
dres les plus regrettables. L'insubordination fut à
l'ordre du jour dans les couvents. Il parvenait ainsi
à dégoûter les anciens de la vie religieuse et à dé-
tourner de leur vocation les jeunes gens même les
plus pieux. Tour à tour d'une faiblesse coupable et
d'une sévérité révoltante, il devint le fléau des
hommes de bien, comme il était déjà l'odieux auxi-
liaire des philosophes.
Les sectaires avaient conçu le projet de faire
nommer Loménie de Brienne à l'archevêché de
Paris, dès que ce siège deviendrait vacant. Monsei-
gneur de Beaumont étant mort, on eut hâte de faire
entendre au roi que l'archevêque de Toulouse était
le seul homme qui pût recueillir dignement sa suc-
cession. On lui vanta tour à tour sa prudence, son
zèle ardent pour le maintien de la discipline ecclé-
siastique, et son dévouement bien connu pour la
personne de Sa Majesté. La reine elle-même, trom-
pée par son entourage, le patronna vivement. De
Brienne fut archevêque nommé de Paris pendant
vingt-quatre heures.
Voici, en peu de mots, le rôle que ce misérable
était appelé à jouer dans le nouveau diocèse qui
venait de lui échoir. On reconnaissait en principe
que sa conduite à Toulouse avait été irréprochable.
Il devait cependant la modifier un peu, afin de
l'harmoniser avec le rôle plus important qu'il était
appelé à jouer. Les philosophes se proposant de ca-
lomnier le clergé, quand ils le jugeraient utile, Lo-
in-nie de Brienne prenait l'engagement d'accepter
comme vraies les diverses accusations qui seraient
portées contre ses prêtres. Il serait aussi rigoureux
pour les minuties que relâché sur le dogme, lais-
sant aux prédicateurs toute latitude à ce sujet,
quand ils ne troubleraient pas la quiétude des nova-
teurs. Il aurait soin de faire des bénéfices et autres
dignités ecclésiastiques une distribution aussi arbi-
traire qu'intelligente. On supposait que le diocèse
de Paris, après quelques années d'une administra-
tion de ce genre, ne pourrait manquer de déserter
en masse toute croyance religieuse,
Cette nomination s'étant ébruitée, Mesdames de
France et Madame la princesse de Marsan, qui ne
se faisaient point illusion sur le caractère et les ten-
dances de l'élu, supplièrent le souverain d'épargner
à l'église de Paris les conséquences désastreuses
qu'aurait fatalement cette promotion. Leur prière
fut exaucée.
Les philosophes étaient donc à peu près les ar-
bitres absolus des destinées de l'Europe. Toutes
leurs tentatives avaient réussi. Les savants étaient
venus à eux de tous les points de l'horizon. Les
hommes d'Etat et les souverains eux-mêmes
n'avaient pas dédaigné de se faire leurs disciples.
Des prêtres de Jésus- Christ et jusqu'à des évê-
ques, désertant la cause de la foi qu'ils auraient dû
défendre , leur avaient tendu la main et conspiré
contre la Chaire Apostolique et ce qu'ils appelaient
du nom dédaigneux de vieille superstition. Les
— 74 —
œuvres des affidés étaient répandues à profusion
dans le peuple et lues avec avidité par un public
ignorant.
Ajoutons à cela que les sociétés secrètes , les
Francs-Maçons Rose-Croix , Ecossais et Marti-
nistes ne tardèrent pas à faire cause commune avec
la secte Voltairienne, en attendant que les Illumi-
nés d'Outre-Rhin vinssent grossir le nombre déjà si
grand des ennemis de l'Eglise.
CHAPITRE VT.
Sommaire. — Le gallicanisme des parlements. — Les gallicans refusent d'ad-
mettre les bulles de canonisation de Grégoire VII et de saint Vincent de
Paul. — Plusieurs évèques font cause commune avec les parlements. — La
Franc-Maconnerie en France. — Ses progrès. — Organisation intérieure de
cette société. — Son but apparent. — Ses origines. — Ses divers grades. —
Ce qu'elle se propose au point de vue religieux et social. — Cérémonial de
réception. — Les philosophes sont initiés. — Le Grand-Orient à Paris. —
Diverses loges que l'on établit dans cette ville. — La noblesse y joue le
mie de dupe. — Noms des principaux affiliés.
Les doctrines contenues dans la célèbre décla-
ration de 1682 ne pouvaient manquer de porter
leurs fruits. Ce que les membres de la trop fameuse
assemblée regardaient comme une simple opinion
théologique ne tarda pas à être érigé en dogme.
L'enseignement de l'Eglise universelle sur la supré-
matie du Pape fut mis à l'index d'abord et finale-
ment proscrit par les gallicans parlementaires. Les
universités et les séminaires du royaume très-chré-
tien se virent condamnés à exclure de leurs cours
ce que l'on désigna sous le nom de doctrine ultra-
montaine. Les auteurs de théologie eux-mêmes
durent prôner le gallicanisme , contrairement à
leurs convictions, ou renoncer à faire imprimer
leurs œuvres. On dirait que le parlement, avant
de jouer le rôle ignominieux d'exécuteur des hautes
œuvres pour le compte de la philosophie, suivant l'ex-
pression de d'Alembert, voulut se constituer le
seïde du gallicanisme, en traduisant en actes les
— 76 —
théories oppressives des auteurs de la Déclaration.
Les deux faits que nous allons citer le prouvent
surabondamment.
Grégoire VII est l'un des papes qui ont le plus
fait pour le maintien de la discipline ecclésiastique.
On sait également qu'il défendit contre les empié-
tements des souverains l'indépendance et les privi-
lèges de l'Eglise. A l'indomptable énergie qu'il ne
cessa de manifester, ce grand pontife joignit une
vie austère et des vertus éminentes. Après avoir
informé sa cause avec une scrupuleuse circonspec-
tion, l'Eglise l'inscrivit au catalogue des Saints.
Le parlement de Paris en fut vivement irrité. La
canonisation de Grégoire VII fut regardée par ces
magistrats soupçonneux comme la condamnation
indirecte du premier article de la Déclaration. En
conséquence, ils supprimèrent, par un arrêt du
22 juillet 1730, l'office et la fête de ce grand Pape.
Le Parlement devait faire mieux. L'héroïque
Vincent de Paul, cette glorieuse personnification
de la charité chrétienne au xvne siècle, fut offert
à son tour à la vénération des fidèles. Qui ne con-
naît la touchante abnégation de cet homme de Dieu,
dont le nom est devenu si justement populaire?
Mais qu'importaient aux membres du Parlement
les vertus admirables de l'humble prêtre ? Jansé-
nistes et gallicans tout à la fois, ce qui alors n'était
point rare, ces magistrats poursuivront dans le
saint le respect qu'il professa toujours pour l'auto-
rité pontificale, en supprimant cette nouvelle bulle
de canonisation.
Ce qui mit le comble à ce double scandale, c'est
qu'une fraction de l'épiscopat, imbue des mêmes
principes que le Parlement, protesta de son côté
contre la canonisation de Grégoire VII. La préva-
rication de ces prélats ne saurait être contestée,
mais en méconnaissant comme ils le firent le pou-
voir du Saint-Siège, ils furent conséquents avec
eux-mêmes. La Déclaration de 1682 justifiait leur
conduite, car si le gallicanisme est l'expression
fidèle de la vérité, Grégoire VII, il faut bien le re-
connaître, abusa de sa puissance, quand il excom-
munia l'empereur d'Allemagne.
C'est ainsi que peu à peu on ruinait en France
le respect dû au chef de l'Eglise, et que les erreurs
théologiques du xvne siècle préparaient les voies
aux sarcasmes de l'impiété et aux doctrines anar-
chiques dont l'Europe entière ne tardera pas à
être la victime. Lors donc que l'Assemblée na-
tionale promulguera la Constitution civile du
clergé, elle n'agira que comme exécutrice testa-
mentaire du Parlement, faisant à son tour une ap-
plication rigoureuse des principes émis en 1682.
Les évêques, dont nous avons signalé en passant
la coupable révolte, méritent ici une mention spé-
ciale. Il y a devoir pour l'historien d'imprimer au
front de ceux qui méconnurent ainsi leurs devoirs
les plus élémentaires, une flétrissure indélébile. Ces
prélats étaient au nombre de six. C'étaient les
évêques d'Auxerre, de Montpellier, de Metz, de
Troyes, de Castres, et de Verdun.
Oi\ pendant que l'autorité du Siège apostolique
— 78
était ainsi méconnue, l'enfer suscitait contre l'Eglise
les sociétés secrèfes. Cette puissance nouvelle ne
tardera pas à se développer et à travailler, de con-
cert avec la philosophie, à la ruine du catholicisme.
La première société maçonnique établie en France
ne remonte pas au-delà de 1725. Ce fut vers cette
époque seulement que Derwent-Vaters fonda une
loge à Paris. En peu de temps, cette loge réunit
plus de six cents membres. Le nombre des Francs-
Maçons grandissant toujours, des loges nouvelles
ne tardèrent pas à se former. Derwent-Vaters, et
après lui lord d'Harnouester, en furent les grands-
maîtres. Le duc d'Antin leur succéda en 1738.
On nous objectera que la Franc-Maçonnerie ne
s'est point rendue coupable de tous les méfaits qu'on
lui attribue, et que nous tombons dans une exagé-
ration regrettable, quand nous faisons peser sur
elle, pour une large part, la responsabilité des
événements désastreux de 1793. La seule réponse
que nous ayons à faire, c'est qu'on veuille bien
nous lire jusqu'au bout , et peser avec soin les dif-
férentes preuves que nous allons donner (1).
Je ne veux ni rechercher l'origine des Francs-
Maçons, ni donner de leurs rites secrets une expli-
cation trop étendue. J'en dirai assez néanmoins
pour justifier les accusations que les écrivains reli-
gieux n'ont cessé de diriger contre eux.
11 y a dans la Franc-Maçonnerie une classe de
(1) Il n'est pas question dans cet ouvrage de la Franc-Maçonnerie contempo-
raine. Ce que nous allons dire se rapporte a l'organisation et aux agissements
de cette société à la fin du xvmc siècle.
— 79 —
gens qui ne peuvent être regardés que comme des
demi-adeptes et qui sont dupes, pour la plupart, de
leurs propres illusions. Les demi-adeptes ne reçoivent
généralement que les trois premiers grades et ne
sont initiés qu'aux petits mystères de la secte. Ils
prétendent remonter jusqu'aux maçons qui bâtirent
la tour de Babel, ou à ceux, tout au moins, qui
élevèrent les pyramides d'Egypte ou le temple de
Salomon. Il en est qui s'arrêtent au xe siècle de
l'ère chrétienne et se donnent pour fondateurs les
manouvriers du moyen âge.
Les adeptes savants ne veulent pas de sembla-
bles origines. Quelques-uns d'entre eux se disent les
héritiers des prêtres égyptiens, à qui ils auraient
emprunté leurs dogmes secrets ; les autres soutien-
nent que la Franc-Maçonnerie n'est que la repro-
duction des mystères d'Eleusis qui seraient arrivés
jusqu'à nous par une tradition non interrompue.
Le plus grand nombre s'arrête à Manès, en passant
par les Chevaliers du Temple. Cette dernière opi-
nion me semble la plus probable.
Les autres origines que l'on attribue parfois à la
Franc-Maçonnerie sont purement fictives et n'ont
été imaginées par les chefs de la secte que pour
arriver plus facilement à initier sans danger leurs
candidats aux grands secrets de l'Ordre.
La Maçonnerie, d'après les adeptes eux-mêmes,
peut se diviser en trois classes : la Maçonnerie Her-
métique, la Maçonnerie Cabalistique, et la Maçon-
nerie Eclectique.
Chacune de ces branches se distingue de l'autre
— 80 -
par un enseignement particulier, quoique leur but
soit absolument le même. Il faut cependant faire
observer, pour être exact, que les Maçons peu ins-
truits demeurent étrangers à ces rêveries métaphy-
siques dont ils ne saisiraient ni le caractère ni les
tendances.
Ils ne voient dans leur Ordre qu'une association
purement fraternelle qui a la bienfaisance pour but.
Ces Francs-Maçons ne reçoivent en général que les
trois premiers grades, versent leurs cotisations,
assistent aux banquets, et conservent, si cela leur
plaît, les pratiques religieuses de leur enfance. Le
serment que l'on exige d'eux pour l'observation du
secret n'a rien de sérieux, le secret qui leur est
confié se bornant presque toujours aux signes de
convention dont les frères se servent pour se recon-
naître entre eux.
La doctrine des Maçons Hermétiques est renfer-
mée tout entière dans ce passage d'Hermès Trismé-
giste : « Tout est partie de Dieu ; si tout en est par-
« tie, tout est Dieu. Ainsi, tout ce qui est fait s'est
« fait soi-même et ne cessera jamais d'agir; car cet
« agent ne peut se reposer. Et comme Dieu n'a
« point de fin, de même son ouvrage n'a ni com-
« mencement ni fin ». C'est le panthéisme avec
toutes ses conséquences religieuses et sociales.
Les Maçons Cabalistes ont emprunté à Manès son
bon et son mauvais principe, escortés chacun de
bons et de mauvais génies qui habitent les planètes
et exercent de là sur les humains une influence con-
forme à leur nature. Les Maçons Rose-Croix et les
— 81 —
Martinistes appartiennent en général aux Maçons
de la Cabale.
Les Francs-Maçons éclectiques sont ceux qui,
après avoir passé par tous les grades, ne s'attachent
à aucun système religieux, mais se forment une
croyance particulière composée de divers principes
choisis çà et là, suivant leur tournure d'esprit ou
le caractère de leur impiété.
Etudions maintenant la marche que les Francs-
Maçons ont coutume de suivre pour initier leurs
adeptes aux mystères de l'Ordre. Les trois pre-
miers grades sont ceux d'apprenti, de compagnon et
de maître. Tout le secret de ces trois grades était
renfermé dans ces deux mots : égalité et liberté.
Le sens de cette formule démocratique variait
beaucoup. Les uns ne voyaient là qu'une devise qui
rappelait aux Maçons la liberté toute fraternelle des
initiés entre eux. Les autres, au contraire, consi-
déraient ces mots comme l'expression abrégée de
leur programme religieux et politique. Aux arrière-
Maçons était réservé le privilège de connaître la
signification véritable de cette liberté et de cette
fraternité et d'en faire à la société une application
pratique.
Après avoir enseigné aux Maçons des trois pre-
miers grades que tous les hommes sont libres
et égaux, on leur apprenait que le but de la Franc-
Maçonnerie est de bâtir des temples à la vertu et des
cachots au vice, — autre énigme qui a besoin également
d'un commentaire, — et enfin que l'Ordre se pro-
posait d'initier ses membres à la lumière, en les
Pie VI. 6
— 82 —
arrachant aux ténèbres qui entourent les profanes.
Tout cela est bien vague, me dira-t-on, et nous
semble inoffensif. C'est là une grave erreur, et il
est facile de voir que la promesse faite au Maçon de
le retirer de l'ignorance où il croupit, équivaut à
l'annonce d'un dogme nouveau et d'une morale
nouvelle, d'un dogme et d'une morale devant les-
quels s'éclipseront les enseignements de l'Evangile.
Ce qui vient à l'appui de ma manière de voir à ce
sujet, c'est que l'ère maçonnique n'est pas la même
que celle du Christianisme. Vannée de la lumière
date, pour le Maçon, des premiers jours du monde,
et non de la prédication évangélique.
Les loges maçonniques ne forment qu'un temple
où l'on reçoit, avec la même bienveillance, le juif,
le chrétien, l'idolâtre et le musulman. Tous peuvent
y voir la lumière dans son resplendissant éclat et s'y
dépouiller des préjugés de l'ignorance. Nos lecteurs
reconnaîtront sans peine que l'indifférence en ma-
tière de foi ne saurait être professée d'une manière
plus évidente.
Nous avons exposé les principes généraux qui
servent de base à la Franc-Maçonnerie et dont la
plupart des initiés ne comprennent pas toute la
gravité. Pour compléter ce qui précède, nous
allons dire un mot de ses apologues. L'apologue
joue un rôle considérable parmi les Francs-Maçons.
Lorsque de compagnon l'initié devient maître, le
Vénérable lui raconte l'histoire que voici :
« Salomon choisit, pour surveiller et payer les
« ouvriers qui travaillaient au temple de Jérusalem,
— 83 -
« un homme de confiance nommé Adoniram. Ces
« ouvriers étaient au nombre de trois mille. Afin
« de donner à chacun le salaire qui lui convenait,
« Adoniram les divisa en trois classes : les appren-
« tis, les compagnons et les maîtres. Chacune de ces
« classes avait son mot du guet et ses signes par-
« ticuliers. C'est ainsi qu' Adoniram pouvait distin-
« guer les apprentis des compagnons, et les compa-
« gnons des maîtres. Les signes et le mot du guet
« étaient l'objet d'un secret impénétrable. Trois
« compagnons, voulant se faire payer le salaire des
« maîtres, se cachèrent dans le temple. A l'heure
« où Adoniram avait coutume de fermer l'édifice,
« un des compagnons qu'il rencontra lui demanda
« la parole du maître. Adoniram refusa et reçut un
« coup de bâton sur la tête. Il voulut sortir par une
« autre porte ; même demande et même traitement.
«A la troisième porte, Adoniram est tué pour
« n'avoir pas voulu livrer son secret. Les assassins
« l'enterrèrent sous un tas de pierres »,
Après cela, on apprend à l'adepte que sa mis-
sion désormais sera de retrouver le mot du guet
perdu par Adoniram et de venger sa mort. Tout
cela est encore à l'état d'hiéroglyphe pour le frère
maçon. En vain cherche-t-il la clef de ce mystère,
elle ne lui sera donnée que lorsqu'il recevra le
grade d'e/w.
« Dans ce grade , tous les frères paraissent
« vêtus en noir, portant au côté gauche un plas-
« tron, sur lequel on a brodé une tête de mort, un
« os et un poignard, le tout entouré de la devise :
— 84 —
« vaincre ou mourir, avec un cordon en sautoir por-
« tant même devise. Tout respire la mort et la ven-
« geance dans le costume et le maintien. L'aspirant
« est conduit dans la loge, un bandeau sur les yeux,
« les mains couvertes de gants ensanglantés. Un
« poignard à la main, un adepte le menace de lui
« percer le coeur pour le crime dont il est accusé.
« Après bien des terreurs, il n'obtient la vie qu'en
« promettant de venger le père des Maçons par la
« mort de son assassin. On lui montre une sombre
« caverne ; il faut qu'il y pénètre ; on lui crie :
« Frappez tout ce qui va vous résister ; entrez, dé-
« fendez-vous, et vengez votre maître ; c'est à ce
« prix que vous serez élu. Un poignard à la main
« droite, une lampe à la main gauche, il s'avance ;
« un fantôme se trouve sur ses pas ; il entend encore
« cette voix : Frappez, vengez Hiram ; voilà son
«assassin. Il frappe; le sang coule. — Coupez la
« tête de l'assassin. — La tête du cadavre se trouve
« à ses pieds ; il la saisit par les cheveux ; il la
« porte triomphant, en preuve de sa victoire, la
«montre à chaque frère, et il est jugé digne d'être
« élu (1) ».
Ce jour-là, — il n'est pas inutile de le faire re-
marquer,— le Franc-Maçon était aussi revêtu de la
dignité sacerdotale. De concert avec ceux qui pos-
sédaient comme lui le grade d'élu, il offrait à Dieu
le pain et le vin selon l'ordre de Melchisédech. On
(1) Garnie], Mémoires. — On sait que le mannequin dont on se servit à la
cérémonie d'initiation de Philippe-Egalité, et que celui-ci poignarda, représen-
tait l'infortuné Louis XVI.
voulait ainsi rétablir parmi les hommes coite éga-
lité que le sacerdoce avait détruite au point de vue
religieux. La loi naturelle remplacera désormais la
loi judaïque et le christianisme.
En France, on avait introduit dans la Maçonne-
rie un grade appelé chevalerie du Soleil. Le véné-
rable prenait ici le nom d'Adam et l'introducteur
celui de Vérité. Voici un fragment du discours que
le frère Vérité adressait au récipiendaire le jour de
l'initiation :
« Apprenez d'abord que les trois premiers meu-
« bles que vous avez connus, tels que la Bible, le
« Compas et l'Equerre, ont un sens caché que vous
« ne connaissez pas. Par la Bible vous devez en-
« tendre que désormais vous n'aurez d'autre loi
« que celle d'Adam, celle que l'Eternel avait gravée
« dans son cœur. Cette loi est celle qu'on appelle la
« loi naturelle. Le Compas vous avertit que Dieu
« est le point central de toutes choses, dont les uns
« et les autres sont également proches et égale-
« ment éloignés. Par l'Equerre, il vous est décou-
« vert que Dieu a fait toutes choses égales. La pierre
« cubique vous avertit que toutes vos actions doivent
« être égales par rapport au souverain bien. La mort
« d'Hiram et le changement du mot de Maître vous
« apprennent qu'il est difficile d'échapper aux
« pièges de l'ignorance, mais qu'il faut se montrer
« aussi fermes que le fut notre vénérable Hiram,
« qui aima mieux être massacré que de se rendre, à
« la persuasion de ses assassins ».
Le frère Vérité explique ensuite le grade d'élu :
— 86 —
« Si vous me demandez », ajoufe-t-il, « quelles
« sont les qualités qu'un Maçon doit avoir pour
« arriver au centre du vrai bien, je vous répondrai
« que, pour y arriver, il faut avoir écrasé la tête du
« serpent de l'ignorance mondaine ; avoir secoué le
«joug des préjugés de l'enfance, concernant les
« mystères de la religion dominante du pays où
« l'on est né. Tout culte religieux n'a été inventé
« que par l'espoir de commander et d'occuper le
« premier rang parmi les hommes, par une fausse
« piété, la cupidité d'acquérir les biens d'autrui ;
« enfin, que par la gourmandise, fille de l'hypocri-
« sie, qui met tout en usage pour contenir les sens
« charnels de ceux qui les possèdent , et qui lui
« offrent sans cesse, sur un autel dressé dans leurs
« cœurs, des holocaustes que la volupté, la luxure
« et le parjure leur ont procuré. Voilà, mon cher
« frère, tout ce qu'il faut savoir combattre. Voilà le
« monstre sous la figure du serpent à exterminer.
« Cest la peinture fidèle de ce que l'imbécile vulgaire
« adore sous le nom de Religion (1) ».
L'élu qui continue à montrer du zèle ne tarde pas
à passer, s'il le désire, aux trois grades de la Che-
valerie écossaise.
Quiconque veut faire partie des Loges Ecossaises
doit commencer par reconnaître qu'il a toujours
vécu dans la servitude. Il se présente à ses frères,
ayant la corde au cou et demandant à briser ses
liens. Cette cérémonie humiliante se renouvellera
pour lui à la réception de chaque grade. Lorsqu'on
(1) Voir Barruel.
— 87 —
le recevra parmi les chevaliers de Saint-André, il
devra se laisser garrotter et jeter au fond d'un ca-
chot ténébreux où seul avec lui-même il pourra
méditer sur le prix inestimable de la liberté. Puis il
sera introduit dans la salle par un frère qui d'une
main tiendra la corde avec laquelle on l'a attaché,
et de l'autre portera une épée nue. On lui adressera
alors une foule de questions et on lui fera jurer de
nouveau que jamais il ne trahira les secrets qui lui
seront confiés.
En recevant le premier grade de la Chevalerie
Ecossaise, l'initié apprend qu'il est devenu grand
prêtre. Désormais, il ne devra invoquer Dieu que
sous le nom de Jéhovah, qui est la fameuse parole
perdue par la mort d'Hiram ou d'Adoniram, et
que les Templiers retrouvèrent , en faisant des
fouilles dans les terrains autrefois occupés par le
Saint des Saints. La doctrine des Chevaliers Ecos-
sais n'est autre que le pur déisme. Il reste au Franc-
Maçon deux grades à recevoir pour connaître le
dernier mot de la secte. Comme je l'ai fait obser-
ver, l'histoire du meurtre d'Adoniram est une fable
imaginée pour préparer l'adepte à la révélation
finale, révélation qui n'est faite qu'aux Rose-Croix.
Adoniram représente dans leur esprit le culte de
Jéhovah, ou la loi naturelle, et le meurtrier qui tua
Adoniram et fit disparaître le culte du vrai Dieu,
pour lui substituer le christianisme, c'est Jésus-
Christ. Le Rose-Croix, à cette révélation, se sou-
vient du serment qu'il a fait de retrouver le nom
perdu et de venger la mort d'Adoniram. Ce sera
— 88 —
donc Jésus- Christ désormais qu'il devra poursuivre
de sa haine, et comme cette haine grandira à me-
sure que son amour pour les doctrines de la secte
ira se développant, le mot à retrouver ne sera plu?
celui de Jéhovah.
La salle dans laquelle est introduit le Rose-Croix
est entièrement tendue de noir. Au fond se trouve
un autel, au-dessus de l'autel s'élève une croix por-
tant l'inscription ordinaire et enveloppée d'une gaze
transparente. On remarque à droite et à gauche
deux autres croix moins grandes que la première.
Les frères maçons, revêtus de chasubles, sont assis
par terre, silencieux et le front chargé de tristesse.
Le président s'adresse au premier surveillant et
lui fait la question suivante : « Quelle heure
« est-il? »
Voici la réponse :
« Il est la première heure du jour, l'instant où
« le voile du temple se déchira, où les ténèbres et la
« consternation se répandirent sur la surface de la
« terre, où la lumière s'obscurcit, où les outils de la
« maçonnerie se brisèrent, où l'étoile flamboyante
« disparut, où la pierre cubique fut brisée, où la
« parole fut perdue ».
On sait que les lettres qui composent l'inscrip-
tion de la croix sont celles-ci : INRI, ce qui si-
gnifie : Jésus de Nazareth, Roi des Juifs. Le Rose-
Croix remplace cette interprétation par celle que
que voici : « Juif de Nazareth conduit par Raphaël
(1) Ces diverses cérémonies sacrilèges sont pour la plupart encore en usage
parmi les Caibonari italiens.
— 89 —
« eu Judée, pour y être puni de ses crimes ». Dès que
l'initié a prouvé qu'il connaît le vrai sens, le sens
maçonnique de l'inscription, le vénérable s'écrie :
« Mes frères, la parole est retrouvée ». Ce sera donc
sur le fils de Dieu que le Rose-Croix devra faire
peser désormais tout le poids de sa haine. Comme
on le voit, les transitions ne pouvaient être mieux
ménagées.
Dans les deux premiers grades on se contente
d'appeler l'attention de l'adepte sur les mots
de liberté et de fraternité. En attendant, on étudie
soigneusement ses goûts, le fort et le faible de son
caractère, et on le prépare à des révélations plus
importantes. Lorsqu'on a pu se convaincre qu'il est
fortement attaché à la secte, on lui confère le grade
de maître et on lui raconte l'histoire allégorique
d'Adoniram. Il s'agit ici d'une victime à venger et
d'une parole à retrouver. Cette idée vague de ven-
geance à exercer continue à le poursuivre dans le
grade d'élu. D'autre part, on se plaît à lui rappeler
ces temps heureux où les hommes vivaient de la vie
patriarcale et ne connaissaient que le charme d'une
douce égalité et d'une fraternité dont rien ne trou-
blait les tendres épanchements. Point de souve-
rains alors imposant à leurs semblables le joug
odieux d'une puissance détestée, point de religion
révélée, mais la loi naturelle seule, cette loi de vé-
rité où chaque homme avait droit d'exercer à son
foyer les augustes fonctions du sacerdoce. Dans les
grades écossais, cette théorie sentimentale passe à
l'état de réalité. Le Maçon est déclaré libre. Sa re-
— 00 —
ligion sera celle du déiste, et la parole cherchée,
le nom de Jéhovah. Le Maçon devient pontife et
offre, sous les yeux des frères assemblés, un sacri-
fice au Dieu de la nature. En devenant Rose-Croix,
il apprend que Jésus-Christ est le ravisseur de la
parole et par conséquent le coupable à poursuivre.
L'adepte reçoit enfin le grade de kadosch. Son rôle
prend ici un nouveau caractère. Il lui est révélé
que la Maçonnerie, après avoir été régénérée par
Manès, s'était perpétuée de siècle^en siècle jusqu'aux
Templiers. On lui rappelle que les chevaliers du
Temple, à qui avait été confié le soin de venger
Adoniram et de conserver la parole retrouvée, fu-
rent mis à mort ou emprisonnés par Philippe le
Bel et condamnés par le pape Clément V, les deux
représentants du pouvoir temporel et du pouvoir
spirituel, du pouvoir temporel qui est l'ennemi de
l'égalité politique, du pouvoir spirituel qui est l'en-
nemi de l'égalité religieuse. Après cette révélation,
le frère kadosch comprend sans peine que ses efforts
doivent tendre continuellement à rétablir parmi les
hommes la double égalité que le Christ a détruite
par l'établissement de son Eglise, et l'obligation
qu'il a imposée à ses disciples d'obéir aux souve-
rains. Comme on pourrait m'accuser d'exagération,
mes lecteurs voudront bien me permettre de citer à
l'appui de ce que j'affirme un passage fort curieux
de Barruel sur la question qui nous occupe.
« J'aurais cru », dit-il, « que le grade de kadosch
« appartenait à l'illuminisme, mais le fonds en est
« encore pris de l'allégorie maçonnique. Il faut en-
— 91 —
« core ici renouveler l'épreuve du grade où l'ini-
« tié se change en assassin ; mais le maître des
« frères à venger n'est plus Hiram ; c'est Molay,
« le grand-maître des Templiers ; et celui qu'il faut
« tuer, c'est un roi, c'est Philippe le Bel, sous qui
« l'Ordre des Chevaliers du Temple fut détruit.
« Au moment où l'adepte sort de l'antre, portant
« la tête de ce roi, il s'écrie : Kékom, je l'ai tué.
« Après l'atroce épreuve, on l'admet au serment.
« Je sais d'un des adeptes qu'à cet instant il avait
« devant lui un des chevaliers kadosch, tenant un
« pistolet et faisant signe de le tuer, s'il refusait de
« prononcer ce serment. Ce même adepte, interrogé
« s'il croyait que la menace fût sérieuse, répondit :
« Je ne l'assurerais pas, mais je le craindrais bien.
« Enfin le voile se déchire ; l'adepte apprend que
« jusqu'alors la vérité ne lui a été manifestée qu'à
« demi ; que cette liberté et cette égalité dont on lui
« avait donné le mot dès son entrée dans la Ma-
« çonnerie consistent à ne reconnaître aucun supé-
«. rieur sur la terre ; à ne voir dans les rois et les
« pontifes que des hommes égaux à tous les autres,
« et qui n'ont d'autres droits sur le trône ou auprès
« de l'autel que celui qu'il plaît au peuple de leur
« donner, que ce même peuple peut leur ôter quand
« bon lui semblera. On lui dit encore que depuis
« trop longtemps les prêtres et les princes abusent
<< de la bonté, de la simplicité de ce peuple ; que le
« dernier devoir d'un Maçon, pour bâtir des temples
« à Y égalité et à la liberté, est de chercher à délivrer
« la terre de ce double fléau, en détruisant tous les
— 92 —
«autels que la crédulité et la superstition ont
« élevés ; tous les trônes où l'on ne voit que des ty-
« rans régner sur des esclaves.
« Je n'ai point pris ces connaissances du grade de
« kadosch simplement dans les livres de M. Montjoie
« ou de M. Franc, je les tiens des initiés mêmes ( I ) ».
Je ne puis résister à la tentation de citer un autre
passage où le même auteur s'attache à prouver que
les Francs-Maçons descendent des Templiers en
ligne directe et en ont conservé les mystères.
« Après l'extinction de l'Ordre, un certain nombre
« de chevaliers coupables, échappés à la proscrip-
« tion, se réunissent pour la conservation de leurs
« affreux mystères. A tout le code de leur impiété ils
« ajoutent le voeu de se venger des rois et des pon-
« tifes qui ont détruit leur Ordre, et de toute la re-
« ligion quia anathématisé leurs dogmes. Ils se font
« des adeptes qui transmettent de génération en gé-
« nération les mêmes mystères d'iniquité, les mêmes
« serments, la même haine et du Dieu des chrétiens,
« et des rois et des prêtres. Ces mystères arrivent
« jusqu'à vous, et vous en perpétuez l'impiété, les
« vœux et les serments : voilà votre origine. L'in-
« tervalle des temps, les mœurs de chaque siècle
<( ont bien pu varier une partie de vos symboles et
« de vos affreux systèmes ; l'essence en est restée ;
« les vœux et les serments, la haine, les complots
'< sont les mêmes. Vous ne le diriez pas, tout a trahi
<< vos pères, tout trahit les enfants.
« Rapprochons en effet les dogmes, le langage,
(1) Barruel : Mémoires.
— 93 —
« les symboles ; combien d'objets vont se montrer
« communs !
« Dans les mystères des Templiers , l'initiant
« commençait par opposer au Dieu qui meurt pour
« le salut des hommes, le Dieu qui ne meurt pas.
«Jurez», disait l'initiant au récipiendaire, «jurez
« que vous croyez en Dieu Créateur, qui n'est mort et
« ne mourra point. A ce serment succédait le blas-
« phème contre le Dieu du christianisme. Le nou-
« vel adepte était instruit à dire que le Christ ne
« fut qu'un faux prophète, justement condamné à
«mort pour expier ses propres crimes, non ceux
« du genre humain : Receplores dicebant illisquosrc-
«cipiebant, Christum non esse verum Deum, etipsum
« fuisse falsumprophetam ; non fuisse passion pro re-
« demptione humani generis, sed pro sceleribus suis (1).
« Qui pourrait méconnaître, à ce symbole, le ma-
« çonnique Jéhovah et l'atroce interprétation du
« Rose-Croix sur l'inscription : Jésus de Nazareth,
« roi des Juifs?
« Le dieu des Templiers qui ne meurt pas, était
« représenté par une tête d'homme devant laquelle
« ils se prosternaient comme devant leur véritable
« idole. Cette tête se retrouve dans les loges de
« Hongrie, où la Franc-Maçonnerie s'est conservée
« avec le plus grand nombre de ses premières
« superstitions (2).
« Cette même tête se retrouve encore dans le
« miroir magique des Maçons de la Cabale. Ils l'ap-
(1) Second article des Aveux. Voyez Dupuy, p. 38.
(2) Voyez le rapport de Kleiser à. l'empereur Joseph.
— 94 —
« pellent l'être par excellence, ils la révèrent sous
« le nom de Sum, qui signifie Je suis. Elle désigne
« encore leur grand Jéhovah, la source de tout
« être
« Ces mêmes Chevaliers, en haine du Christ, cé-
« lébraient les mystères de leur Jéhovah plus spécia-
« lement le jour même du Vendredi-Saint, prœcipue
« in die Veneris Saneti. La même haine assemble
« encore les arrière-Maçons Rose-Croix au même
« jour, suivant leurs statuts , pour en faire aussi
« plus spécialement le jour de leurs blasphèmes
« contre le Dieu du christianisme.
« La liberté, l'égalité se cachaient chez les Tem-
« pliers sous le nom de fraternité. Qu'il est bon,
« qu'il est doux de vivre en frères ! était le cantique
« favori de leurs mystères; il est encore celui de nos
« Maçons, et le masque de toutes leurs erreurs poli-
« tiques.
« Le plus terrible des serments soumettait à toute
« la vengeance des Frères, et à la mort même, celui
« des Templiers qui aurait révélé les mystères de
« l'ordre : Jnjungebant eis per sacramentum, ne prœ~
« dicta revelarent sub pœna mortis. Même serment
« chez nos Frères Maçons, et mêmes menaces pour
« celui qui le violerait.
« Mêmes précautions pour empêcher les profanes
« d'être témoins de ces mystères. Les Templiers
« commençaient par faire sortir de leurs maisons
« quiconque n'était pas initié. Ils mettaient à chaque
« porte des Frères armés, pour écarter les curieux;
« ils plaçaient des sentinelles sur le toit même de
— 95 —
« leur maison, toujours appelée temple. De là encore
« chez nos Maçons cet adepte appelé Frère Terrible,
« toujours armé d'un glaive, pour veiller à l'entrée
« des loges et pour en repousser les profanes. De
« là même cette expression si commune aux Francs-
« Maçons : Le Temple est couvert, pour dire : Les sen-
« tinelles sont placées, nul profane ne peut entrer
c< par le toit même, et nous pouvons agir en toute
« liberté. De là cette autre expression : Il pleut, c'est-
« à-dire, le Temple n'est pas couvert, la loge n'est
« pas gardée, et nous pouvons être vus ou entendus.
« Ainsi tout, jusqu'à leurs symboles, jusqu'à leur
« langage, jusqu'à ces noms de Grand-Maître, de
« Chevalier, de Temple, jusqu'à ces colonnes Jakin et
t< Booz, qui décoraient le temple de Jérusalem, dont
f< la garde est supposée avoir été commise aux
[< Templiers ; tout dans nos Francs-Maçons trahit
k les enfants des Chevaliers proscrits (1) ».
Après les détails qu'on vient de lire, il est facile
le voir quel but se proposait la secte. Les Francs-
Maçons et les philosophes étaient en communion
l'idées et ne pouvaient manquer de s'entendre.
Frappée desanathèmes de l'Eglise et traquée par
e pouvoir civil, la Franc-Maçonnerie sentait le be-
soin de s'entourer de protecteurs puissants. Elle
îhercha donc à s'unir aux philosophes dont l'in-
luence était connue. Les sophistes, de leur côté,
le tardèrent pas à voir quel parti on pouvait tirer
le cette association ténébreuse dont tous les mem-
)res étaient si étroitement liés entre eux. A l'époque
(1) De Ban-uel, Mémoires.
— 96 —
où se fit le rapprochement des philosophes et des
Maçons, le nombre de ces derniers arrivait en
France à plus de onze cent mille. Celui des Encyclo-
pédistes était deux fois plus grand, comme cela
résulte de leurs propres aveux.
Le prince de Conti avait été initié. On eut hâte
de lui donner le titre de Grand-Maître, afin d'échap-
per plus sûrement à la colère du Roi qui ne voyait
pas la secte d'un très-bon oeil. Mais le prince de Conti
ne connut jamais les secrets de l'Ordre. Son rôle se
borna toujours à celui de paratonnerre, le seul que
les Maçons pussent lui confier. Les monarques,
d'ailleurs, ne tardèrent pas à s'enrôler dans la Franc-
Maçonnerie, de la même façon qu'ils l'avaient fait
pour la secte philosophique. Joseph II et le grand
Frédéric en faisaient partie. Leur exemple ne pou-
vait manquer d'avoir des imitateurs, et la plupart
des sophistes couronnés que nos lecteurs connais-
sent voulurent s'affubler à leur tour du tablier
maçonnique.
Avec les philosophes, on n'avait pas à garder tous
les ménagements dont on avait besoin à l'égard des
souverains. Les épreuves étaient même à peu près
inutiles pour des hommes aussi avancés et qui ne
craignaient pas d'afficher leurs tendances. Les mi-
nistres de France et d'ailleurs que nous avons vu
protéger la philosophie et lui donner en quelque
sorte des lettres de naturalisation, accueillirent les
Francs-Maçons avec une bienveillance toute parti-
culière. Les princesses elles-mêmes les prirent sous
leur protection, et les couvrirent de leur égide.
— 97 —
Parmi les adeptes qui furent tout à la fois sophistes
et Maçons, il faut citer en première ligne Condorcet,
Lalande, Menou, Lafayette, Chapellier, Mirabeau,
Dupui, Banneville, Volney, Fouchet, Bailly, Guil-
lotin, Syeyes, etc., etc.
L'aristocratie elle-même, par je ne sais quel
aveuglement fatal, se laissa aller à ce nouveau cou-
rant. Ces malheureux rejetons de la vieille et che-
valeresque noblesse de France ne voyaient dans la
Franc-Maçonnerie qu'un premier essai de mutualité
toute philanthropique, ou, fout au plus, une société
de libres-penseurs issus de la Régence. Le jour de
l'expiation ne tardera pas à se lever sur eux. Ils
comprendront alors quel était le caractère de cette
fraternité dont la guillotine, les massacres et les
noyades seront la dernière et fidèle expression.
Le Grand-Orient, espèce de bureau central d'où
émanaient tous les ordres que les chefs avaient à
transmettre aux loges de province, était l'âme de la
société. Le Grand-Orient formait en outre une es-
pèce de cour suprême où se jugeaient tous les diffé-
rends de la Franc-Maçonnerie. Chaque semestre on
y envoyait les diverses cotisations des Frères, coti-
sations au moyen desquelles les chefs de la secte par-
vinrent à amasser des sommes énormes, pour le
jour où devait éclater l'orage.
La loge de la rue Coq-Héron était celle qui,
après le Grand-Orient , avait le plus d'importance.
Syeyes et Condorcet en faisaient partie. Le duc de
Larochefoucauld en était président. Vint un moment
où les yeux de ce malheureux se dessillèrent. Il
Pie VI. 7
— 98 —
cessa alors de se rendre aux réunions. C'est ainsi
que Syeyes et Condorcet devinrent les chefs de cette
loge, où se réunissaient tous les arrière-Maçons de la
capitale. Nous allons emprunter quelques détails
intéressants à Girtaner sur les opérations de ces
misérables sectaires. Les renseignements qui nous
sont fournis par cet écrivain ne sauraient être sus-
pects, puisqu'il était l'ami des membres les plus
influents de cette loge et qu'à ce titre il vivait au
milieu d'eux.
« Le club de la Propagande », dit-il, « est très-
« différent du club appelé des Jacobins, quoique tous
« les deux se mêlent souvent ensemble. Celui des
« Jacobins est le grand moteur de l'Assemblée na-
« tionale. Celui de la Propagande veut être le moteur
« du genre humain. Ce dernier existait déjà en 1 786 ;
« les chefs en sont le duc de Larochefoucauld, Con-
« dorcet et Syeyes.
« Le grand objet du club propagandiste est d'éta-
« blir un ordre philosophique, dominant sur l'opi-
« nion du genre humain. Pour être admis à cette
« société, il faut être partisan de la philosophie à la
« mode, c'est-à-dire de l'athéisme dogmatique, ou
« bien ambitieux, ou mécontent du gouvernement.
« La première chose requise lors de l'initiation, est
« la promesse du plus profond secret. On dit ensuite
« que le nombre des adeptes est immense ; qu'ils
« sont répandus sur toute la terre ; que tous sont
« sans cesse occupés à découvrir les faux frères
« pour se délivrer d'eux, et se défaire de ceux qui
« trahiraient le secret. L'aspirant doit promettre de
— 99 —
« n'avoir lui-même point de secret pour les frères,
« de défendre toujours le peuple contre le gouver-
« nement, de s'opposer constamment à tout ordre
« arbitraire, de faire tout ce qui dépendra de
« lui pour introduire une tolérance générale de
« toute religion.
« Il y a dans cette société deux sortes de mem-
« bres : les contribuables et les non-payants. Les
« premiers fournissent au moins trois louis d'or par
« an, et les riches doublent la contribution. Le nom-
« bre des payants est d'environ cinq mille ; tous
« les autres s'engagent à propager partout les prin-
« cipes de la société et à tendre toujours à son
« objet. Ces derniers sont au moins cinquante mille.
« En 1790, il y avait dans la caisse de l'Ordre
<< vingt millions de livres, argent comptant ; suivant
« les comptes-rendus, il devait s'y trouver dix mil-
« lions de plus avant la fin de 1 79 1 .
« Les Propagandistes ont deux grades : l'un des
« aspirants, l'autre des initiés. Toute leur doctrine
« repose sur ces bases : le besoin et l'opinion sont
« le mobile de toutes les actions de l'homme.
« Faites naître le besoin ou dominer l'opinion, et
« vous ébranlerez tous les systèmes du monde,
« ceux-là même qui semblent le mieux consolidés.
« On ne saurait nier, disent-ils encore, que l'op-
« pression sous laquelle vivent les hommes ne soit
« affreusement barbare. C'est à la lumière philoso-
« phique à réveiller les esprits, à répandre l'alarme
« contre les oppresseurs. Cela une fois fait, il n'est
« plus question que d'attendre le moment favorable,
— 100
« celui où les esprits seront généralement disposés
« à embrasser le nouveau système, qu'il faudra
« alors faire prêcher à la fois dans toute l'Europe.
« S'il est des opposants, il faudra les gagner ou par
« la conviction ou par le besoin. S'ils persévèrent
« dans leur opposition, il faudra les traiter comme
« on traite les Juifs, et leur refuser partout le droit
« de bourgeoisie (1) ».
On organisa quelque temps avant la Révolution
une loge maçonnique dont les membres se don-
nèrent le nom d'Amis des Noirs. Sous prétexte de
travailler à l'abolition de l'esclavage, les chefs de
ce nouveau conciliabule cherchèrent à organiser le
mouvement insurrectionnel qu'ils méditaient. Pour
réussir plus sûrement, ils appelèrent à eux tous les
mécontents de l'époque. Leur choix ne fut pas tou-
jours heureux, et parmi les hommes qu'ils s'adjoi-
gnirent, il y en eut qui refusèrent d'accepter leurs
principes. Mal leur en prit, car les Francs-Maçons
ne cessèrent dès lors de les poursuivre de leur ven-
geance. Le marquis Beaupoil de Saint-Aulaire nous
a laissé à ce sujet quelques détails des plus ins-
tructifs :
« J'ai su », écrit-il, « que le lendemain de mon
« abdication, la séance roula sur les moyens de me
« punir de ce qu'ils appelaient trahison. Les con-
« seils étaient violents ; Mirabeau n'opina encore
« que pour les moyens de me discréditer par la
« calomnie, de me faire regarder comme un homme
« dangereux, et sur la foi de qui on ne pouvait se
(1) Ghlaner. TYad. de l'allemand.
— !0I —
« reposer. Carra et Gorsas se chargèrent de la com-
« mission ; leur plume assaisonna la colomnie des
« diatribes les plus violentes contre moi. Quand
« le temps des proscriptions fut arrivé, mon nom
« se trouva en tête de toutes les listes des gens à
« massacrer ».
Le Comité régulateur ou des Amis des Noirs fai-
sait passer ses délibérations au Grand-Orient qui
les adressait de son côté aux vénérables des
loges de province. Les premières instructions
que ces derniers reçurent étaient accompagnées
d'une lettre dont nos lecteurs ne seront pas fâchés
de connaître le texte :
« Aussitôt que vous aurez reçu le paquet ci-joint,
« vous en accuserez la réception. Vous y joindrez
« le serment d'exécuter fidèlement et ponctuelle-
« ment tous les ordres qui vous arriveront sous la
« même forme, sans vous mettre en peine de savoir
« de quelle main ils partent ni comment ils vous
« arrivent. Si vous refusez ce serment, ou si vous
« y manquez, vous serez regardé comme ayant
« violé celui que vous avez fait à votre entrée dans
« l'Ordre des Frères. Souvenez- vous de ÏAqua
* Tophana (le plus efficace des poisons). Souvenez-
« vous des poignards qui attendent les traîtres ».
Jusqu'alors les Francs-Maçons s'étaient recrutés
dans les classes les plus intelligentes de la société.
Ils avaient, sous ce rapport, débuté comme les phi-
losophes. Mais le moment est venu de songer aux
masses populaires. Pour assurer le triomphe de
l'athéisme et bouleverser le monde, les théories ne
— 102 —
suffisent pas. Il faut à la volonté perverse des nova-
teurs des bras qui la secondent. Cultivateurs, arti-
sans, et inanouvriers furent enrôlés par les adeptes
et préparés dans le secret des loges pour l'œuvre
sanglante que les sophistes méditaient depuis si
longtemps. Sur ces entrefaites une force nouvelle
vint se joindre aux philosophes et à la Franc-
Maçonnerie ; je veux parler des Illuminés d'Alle-
magne, l'une des sectes les plus dangereuses qu'ait
enfantées le génie du mal.
i.
CHAPITRE VIT.
îommaire. — Sociétés secrètes d'Outre-Rhin. — Swedenborg. — Son sys-
tème d'illuminisme. — Les Tliéosophes. — Us s'établissent à Avignon sous
le nom de Martinistes. — Ils ne tardent pas à fonder une loge à Paris. —
Ils fusionnent avec les autres loges. — Les baquets de Mesmer. — Weisaupt.
— Son système. — Progrès rapides de la secte. — Code de ce novateur. —
— Ses instructions secrètes aux disciples qu'il parvient à former. — But qu'il
se propose. — Moyens qu'il prend pour faire des adeptes. — Qualités qu'il
exige des initiés. — Quelles sont les classes de la société qu'il veut surtout
convertir à son système. — Engagements que l'on faisait prendre aux initiés.
— Cérémonie de l'initiation. — Succès de l'illuminisme en Allemagne. —
L'Union Germanique. — Son but et ses moyens d'action. — Les Francs-
Maçons français sont affiliés à l'illuminisme.
Pendant que la Franc-Maçonnerie s'organisait
en France et faisait dans toutes les classes de la
société des progrès désastreux, une secte nouvelle
apparaissait en Suède. Les loges maçonniques
étaient répandues dans toutes les parties de l'Europe
et s'unissaient à la philosophie contre l'Eglise ca-
tholique. Cette coalition était assez puissante pour
que, humainement parlant, elle dût triompher de
tous les obstacles.
Toutefois, l'impiété que les sophistes affichaient,
et le matérialisme dontla plupart des Francs-Maçons
faisaient parade, ne pouvaient que révolter ces
âmes d'élite qui, alors même qu'elles sont dévovées,
éprouvent le besoin de croire à l'immortalité et
à l'existence d'un Dieu rémunérateur et vengeur.
Swedenborg se donna la mission difficile de récon-
cilier ces natures mystiques avec les tendances de
— 104 —
l'impiété maçonnique et voltairienne, en les faisant
passer par le spiritualisme. Ce novateur naquit à
Upsal. Il était fils d'un évêque luthérien de Skara
et, par conséquent, luthérien lui-même. La première
partie de sa vie fut consacrée à l'étude des sciences
les plus disparates. Il cultiva tour à tour la philo-
sophie , la minéralogie , la théologie , l'astrono-
mie, etc., etc. La poésie ne lui fut pas étrangère,
et il eût pu se faire un nom comme littérateur, s'il
n'avait préféré un autre genre d'illustration. Voici
de quelle façon il raconte lui-même le. début de son
•lluminisme :
« Je dînais fort tard dans mon auberge à Londres,
« et je mangeais avec grand appétit, lorsqu'à la
« fin de mon repas je m'aperçus qu'une espèce de
« brouillard se répandait sur mes yeux, et que le
« plancher de ma chambre était couvert de reptiles
« hideux. Ils disparurent, les ténèbres se dissipèrent
< et je vis clairement au milieu d'une lumière vive,
« un homme assis dans le coin d'une chambre qui
« me dit d'une voix terrible : Ne mange pas tant !
« À ces mots ma vue s'obscurcit ; ensuite elle
« s'éclaircit peu à peu, et je restai seul. La nuit
« suivante, le même homme, rayonnant de lumière,
« se présenta à moi et me dit : Je suis le Seigneur,
<( créateur et rédempteur. Je t'ai choisi pour expliquer
« aux hommes le sens intérieur et spirituel des Ecri-
« turcs sacrées; je te dicterai ce que lu dois écrire.
« Pour cette fois je ne fus point effrayé, et la lumière,
« quoique encore très-vive, ne fit aucune impres-
« sion douloureuse sur mes yeux. Le Seigneur
- 105 —
« était vêtu de pourpre ; et la vision dura un quart-
« d'heure. Cette nuit même, les yeux de mon inté-
« rieur se trouvèrent ouverts et disposés pour voir
« dans le ciel, dans le monde des esprits et dans les
« enfers où je trouvais plusieurs personnes de ma
« connaissance, les unes mortes depuis longtemps,
« les autres depuis peu ».
Quelques écrivains n'ont voulu voir qu'un vision-
naire dans Swedenborg. Us se sont évidemment
trompés. Les théories extravagantes qu'on lui
reproche n'étaient pas le produit naturel d'une
imagination malade, mais bien le calcul d'un habile
imposteur.
Il est d'autant moins permis d'en douter, que
nous avons au milieu de nous, sous le nom de
Spirites, les continuateurs des Théosophes et les
héritiers de leurs doctrines religieuses et sociales.
Parmi les adeptes de Swedenborg, le nombre des
dupes était grand ; mais ces dupes travaillaient à
assurer le succès de l'œuvre commune avec un zèle
et une persévérance que la bonne foi décuplait.
Il est difficile d'analyser les spéculations philoso-
phiques du novateur. Cette obscurité n'est chez lui
ni le résultat d'un défaut de méthode, ni une preuve
d'incapacité scientifique ou littéraire. Au fond, sa
doctrine est un mélange incohérent de panthéisme
et de matérialisme adroitement dissimulé. Ses dis-
ciples ne s'écartèrent point de la méthode qu'il leur
avait tracée, et, comme lui, parlèrent beaucoup de
Dieu et des esprits, tout en professant le matéria-
lisme le plus abject.
- 106 —
En apparence, Swedenborg ne se montra pas
hostile au christianisme ; la guerre qu'il lui fit fut
une guerre souterraine, qu'il n'avoua probablement
qu'à ses affidés les plus intelligents et les plus sûrs.
Afin de pouvoir démolir une à une toutes les vérités
évangéliques, sans être suspecté d'athéisme ou
d'impiété, il prétendit que le ciel l'honorait de
révélations fréquentes.
Ses rapports journaliers avec le monde des
esprits lui fournissent le moyen de contrôler
d'une manière infaillible les croyances populaires.
Les morts eux-mêmes se montrent dociles à ses
évocations et viennent lui dévoiler une foule de
mystères. Ce commerce avec le monde surnaturel
semblait devoir absorber tous ses instants ; mais il
n'en était rien, et il consacrait à ses travaux philo-
sophiques et à l'organisation de son ordre un temps
considérable.
Dans le but de tranquilliser ses adeptes et voulant
leur faire envisager la mort sans crainte d'aucune
sorte, il leur apprend que l'homme, s'il le veut, peut
expier ses fautes au-delà du tombeau, grâce aux
diverses transformations qu'il est appelé à subir.
C'est le spiritisme moderne avec ses folles théories
et ses contradictions volontaires.
Swedenborg enseignait enfin à ses disciples qu'un
jour viendrait où sa doctrine remplacerait tous les
autres enseignements, et qu'alors s'établirait parmi
les hommes le règne si longtemps attendu de la
fraternité universelle.
Les Théosophes firent de nombreux et rapides
— 107 —
progrès soit en Suède soit en Angleterre. Ils en-
vahirent ensuite l'Allemagne, et vinrent de là s'éta-
blir en France, où ils ne tardèrent pas à s'unir aux
Maçons Rose-Croix.
Leur chef-lieu était à Avignon. Plus tard, lorsque
les mauvais jours de la Terreur se levèrent sur
notre pays, ces fanatiques se firent remarquer par
leur exaltation. Ils pensaient peut-être que le sang
des victimes cimenterait pour toujours l'union fra-
ternelle des peuples et assurerait le triomphe de
l'illuminisme. En attendant, ils vont déployer la
plus grande activité pour recruter des adeptes, soit
à Lyon, où ils ne tarderont pas à avoir une loge,
soit à Paris, où le succès dépassera leurs espé-
rances.
Ce fut en 1781 qu'ils formèrent dans cette der-
nière ville un club devenu célèbre. Savalette de
Lange, Saint-Germain et Cagliostro s'y donnaient
rendez-vous. Grâce aux révélations qui lui furent
faites par les initiés, ce dernier put prédire avec
une certaine précision les désastres sanglants de la
Révolution française. Sorti de la Bastille, où ses pro-
phéties l'avaient conduit, il se rendit en Angleterre
et y continua son rôle de prophète sans courir de
nouveaux dangers. La célébrité à laquelle il était
parvenu lui valut, de la part des chefs, une mission
de confiance en Italie. On le chargea de préparer à
Rome les voies à l'anarchie en y introduisant les
sociétés secrètes.
La loge de Paris^avait, à l'époque dont nous par-
lons, plus de cent cinquante voyageurs qui parcou-
— 108 —
raient l'Europe et l'Amérique, semant partout les
germes de leur doctrine.
Les disciples de Swendenborg ne tardèrent pas à
pénétrer dans les autres loges de la capitale, et, en
particulier, dans celle des Neuf-Sœurs, où nous trou-
vons encore des noms connus ou devenus célèbres.
Les principaux adeptes étaient : La Rochefoucauld,
Pastoret, Brissot , Garât, Dolomieu, Lacépède,
Bailly, Camille Desmoulins, Cérutti, Fourcroy, Dan-
ton, MiJlin, Lalande, Château-Randon, Chénier, La-
méthrie, de la Salle, Champfort. Il s'y trouvait
aussi des moines et des abbés tels que : Noël, Pingré,
Mulot, Dom Gerles, Syeyes, Fauchet, etc., etc.
A cette époque, Paris était plein de charlatans
qui conversaient avec les esprits et en obtenaient,
pour l'argent des simples mortels, les plus étranges
révélations. Les baquets de Mesmer avaient un
grand crédit, et le somnambulisme faisait mer-
veille.
Comme on le voit, notre siècle n'a rien innové.
Les tables tournantes et le spiritisme ne sont qu'une
plate contrefaçon de ces misérables jongleries. Je
dois ajouter que sous le voile de ces nouveaux mys-
tères se cachent de nouvelles infamies dont les liens de
parenté avec les projets des anciennes loges ne sont
plus douteux. Aujourd'hui, comme à la fin du dix-
huitième siècle, les dupes occupent le premier plan,
tandis que les habiles de la secte se tiennent ca-
chés dans l'ombre. On pourra me démentir, mais
on n'essaiera pas de prouver que je suis dans l'er-
reur.
— 109 —
Le moment allait venir, où la Franc-Maçonnerie
devait se transformer une fois de plus. V aurore d'un
beau jour s'annonçait ; le secret des frères, jusqu'alors
inconnu t ne tarderait pas à devenir la propriété de tous
les hommes libres (I).
Une autre société secrète aussi dangereuse que
celle de Swendenborg, mais plus fortement consti-
tuée, s'était organisée en Allemagne. Weisaupt, le
fondateur du nouvel illuminisme, avait toute l'as-
tuce du novateur Suédois, qu'il dominait de beau-
coup comme conspirateur. Weisaupt était profon-
dément impie, et aussi hypocrite qu'impie. Ses
disciples devaient se former avec soin à la dissimu-
lation, en affectant une sévérité de mœurs à laquelle
ils n'étaient point tenus. Rien ne le rebutait. Il
triompha successivement de fous les obstacles qui
s'opposèrent à la réalisation de ses plans. Son travail
était continuel et opiniâtre. Professeur et chef de
secte, il suffisait à tout, se multipliait, écrivait, mé-
ditait, réduisant pour cela ses heures de sommeil;
il entrait au besoin dans les détails les plus minu-
tieux. Il manœuvra avec tant d'adresse, qu'avant
même que l'on soupçonnât à Ingolstadt l'existence
de son ordre, il avait pu y réunir de nombreux dis-
ciples, établir cinq loges à Munich, et organiser
diverses colonies à Freisingen, à Landsberg, à
Burghausen, à Straubingue, en Souabe, en Franco-
nie, dans le Tyrol, en Hollande, et dans le Milanais.
Il y a dans l'illuminisme de Weisaupt deux par-
(1) Lettre secrète adressée par le Grand-Orient à tous les Vénérables de
France.
— 110 -
ties bien distinctes : L'exposé du but et les moyens
choisis pour y arriver.
En lisant le code de la secte, on est frappé, mal-
gré soi, de la profonde habileté de celui qui le ré-
digea. Ici l'imagination disparaît pour faire place à
la raison, mais à cette raison froide et implacable,
qui est toujours sûre d'elle-même , parce qu'elle
compte sur le concours d'une volonté de fer.
Weisaupt, sans être philosophe, avait deviné les
principes et les tendances de la philosophie. N'a-
vait-il pas les mêmes instincts de destruction que
les disciples de Voltaire ? Comme les Encyclopé-
distes et les Maçons Rose-Croix, il appelait de ses
vœux le règne de la liberté et de l'égalité parmi les
hommes ; mais il donnait à ces deux mots un sens
plus précis que les autres conjurés.
« L'égalité et la liberté », dit-il, « sont les droits
« essentiels que l'homme, dans sa perfection origi-
« naire et primitive, reçut de la nature ; la première
« atteinte à cette égalité fut portée par la propriété;
« la première atteinte à sa liberté fut portée par les
« sociétés politiques ou les gouvernements : les
« seuls appuis delà propriété et des gouvernements
« sont les lois religieuses et civiles ; donc pour réta-
« blir l'homme dans ses droits primitifs d'égalité, de
h liberté, il faut commencer par détruire toute re-
<< ligion, toute société civile, et finir par l'abolition
« de toute propriété.
« Oui, les princes et les nations disparaîtront de
« dessus la terre; oui, il viendra ce temps où les
« hommes n'auront plus d'autres lois que le livre de
- 111 —
« la nature ; cette révolution sera l'ouvrage des so-
<< ciétés secrètes : et c'est là un de nos grands mys-
« tères ».
Il donne, à cette dernière pensée les développe-
ments les plus instructifs. Mes lecteurs ne seront
point fâchés de les connaître. Quiconque médite une
révolution doit tout d'abord y préparer l'opinion
publique, afin de l'amener d'une manière insensible
à désirer les changements qu'il a en vue.
« Si l'objet de ce désir ne peut se manifester,
« sans exposer celui qui l'a conçu à la vindicte pu-
« blique, c'est dans l'intimité des sociétés secrètes
« qu'il faut savoir propager l'opinion.
« Quand il s'agit d'une révolution universelle,
« tous les membres de ces sociétés tendant au
« même but, s'appuyant les uns sur les autres,
« doivent chercher à dominer invisiblement et sans
« apparence de moyens violents, non pas sur la
« partie la plus éminente ni la moins distinguée
« d'un seul peuple, mais sur les hommes de tout
« état, de toute nation, de toute religion. Souf-
« fier partout un même esprit, dans le plus grand
« silence et avec toute l'activité possible, diriger
« tous les hommes épars sur la surface de la terre
« vers le même objet : voilà le problème encore à
« résoudre dans la politique des états, mais celui
« sur lequel s'établit le domaine des sociétés se-
« crêtes, et sur lequel doit surtout porter l'empire
« de l'illuminisme.
« Cet empire une fois établi par l'union et la
« multitude des adeptes, que la force succède àl'em-
— 112 —
« pire invisible; liez les mains à tous ceux qui ré-
« sistent ; subjuguez, étouffez la méchanceté dans
« son germe, c'est-à-dire écrasez tout ce qui reste
« d'hommes que vous n'aurez pas pu convaincre ».
Il rappelait souvent à ses adeptes la nécessité du
secret :
« Vous savez les circonstances au milieu des-
« quelles je suis placé », écrivait-il à ses confidents ;
« il faut que je dirige tout par cinq ou six per-
« sonnes ; il est indispensable que je reste inconnu
« pendant toute ma vie à la plus grande partie de
« nos associés eux-mêmes. Souvent je me trouve
« accablé par la pensée qu'avec toutes mes médita-
« tions, mes services et mes travaux, je ne fais que
« filer ma corde ou dresser ma potence; que l'indis-
« crétion, l'imprudence d'un seul homme peut ren-
« verser le plus bel édifice (1) ».
Dans une autre lettre qu'il écrivait au même, il
revient encore sur les précautions que les Frères
doivent prendre pour soustraire aux regards des
profanes jusqu'aux moindres vestiges de ce qui pour-
rait trahir le secret :
« Si nos affaires continuent à aller si mal, tout
« sera bientôt perdu ; la faute alors retombera sur
« moi; et comme auteur de tout, je serai aussi lepre-
« mier sacrifié. Ce n'est pas là ce qui m'effraie ; je
« saurai tout prendre sur mon compte ; mais si l'im-
« prudence des Frères doit me coûter la vie, au
« moins faut-il que je n'aie pas à rougir devant les
« gens qui pensent; et que je n'aie pas à me faire le
(1) Lettre à Philon.
« reproche honteux de n'avoir été qu'un malavisé et
« un téméraire » .
Il y avait dans l'Illuminisme deux classes d'initiés.
La première classe, qui était celle des préparations,
renfermait quatre grades, savoir : le novice, le mi-
nerval, l'illuminé mineur et Y illuminé majeur. La
deuxième classe, appelée des mystères, se subdivisait
en grands et petits mystères. Dans les petits mystères
se trouvaient les grades de prêtres et de régents, et
dans les grands mystères, ceux de mage et d'homme-
roi. Le frère insinuant, que l'on pourrait appeler
aussi frère enrôleur, missionnaire ou convertisseur,
faisait partie indifféremment de la première ou se-
conde classe. Ses qualités personnelles, plutôt que le
grade dont il était revêtu, le désignaient au choix
de ses chefs. Tout illuminé est tenu de remplir une
fois ou deux le rôle de frère insinuant, et de prouver
ainsi son attachement à l'Ordre.
Celui qui est chargé de cette fonction délicate
doit être plein de circonspection. Son premier de-
voir est d'observer attentivement le candidat qu'il
se propose d'enrôler. Il fera de ses goûts, de ses
passions, de ses tendances, de son tempérament, le
sujet d'un examen sérieux. Deux fois par mois, il
prendra copie de ses observations et les transmettra
au conseil de l'Ordre. Il faudra enfin qu'il note avec
soin tous les personnages qui, dans chaque localité,
pourraient être ou utiles ou nuisibles à la société.
Les chefs s'arrangeront de manière à se débarrasser
des uns et à gagner les autres. Les Musulmans, les
Juifs et les Païens seront exclus de l'Illuminisme. Il
Pie VI. 8
devra en être de même des -Moines et des Jésuites.
Weishaupt ne traita pas avec autant de rigueur le
clergé séculier et les chanoines. Ces derniers sur-
tout lui inspirèrent de l'intérêt, et l'histoire nous
apprend que son zèle eut auprès d'eux des résultats
inespérés. Il alla même plus loin, il convoita la
direction des grands séminaires et faillit réussir
dans son infâme projet.
Les Illuminés eurent enfin la pensée d'établir un
Ordre de femmes. Ils rédigèrent dans ce but un
projet de règlement qui est arrivé jusqu'à nous et
où l'astuce le dispute sans cesse à l'immoralité.
Cette idée ne sourit point à Weishaupt.
Les hommes qui sont habitués à manier la parole,
comme les avocats, les procureurs et les médecins,
peuvent rendre à la société de signalés services.
Le frère insinuant ne doit pas non plus négliger les
artistes, peintres, graveurs, orfèvres, etc. Les
maîtres de poste, les instituteurs, et par-dessus tout
les libraires seront de précieux instruments de ré-
génération. Cherchez, dit Weishaupt à ses disciples,
des jeunes gens adroits et déliés. Il nous faut des
adeptes insinuants, intrigants, féconds en res-
sources, hardis, entreprenants. Il nous les faut
inflexibles, souples, obéissants, dociles, sociables.
Cherchez-moi encore de ces hommes puissants,
nobles, riches, savants. N'épargnez rien pour
m'avoir ces gens-là. Si les cieux ne vont pas, faites
marcher l'enfer (I).
Weishaupt n'hésite pas à entrer dans les détails
(1) Lettre à Ajax.
les plus minutieux lorsqu'il s'agit du choix des
adeptes.
« Toutes choses égales », dit-il aux Frères insi-
nuants, « attachez-vous aux formes extérieures, à
« des hommes bien faits, beaux garçons. Ces gens-
« là ont ordinairement les mœurs douces, le cœur
« sensible. Quand on sait les former, ils sont plus
« propres aux négociations. Un premier abord pré-
« vient en leur faveur. Us n'ont pas vraiment la
« profondeur des physionomies sombres ; ils ne sont
« pas de ceux qu'on peut charger d'une émeute ou
« du soin de soulever le peuple ; mais c'est pour cela
« aussi qu'il faut savoir choisir son monde. J'aime
« surtout ces hommes aux yeux pleins de leur âme,
« au front libre et ouvert, au regard élevé. Les
« yeux, les yeux surtout, examinez-les bien, ils
« sont le miroir de l'âme et du cœur. Ne négligez
« pas même dans vos observations, le maintien, la
« démarche, la voix. Tout cela aide à connaître
« ceux qui sont faits pour nous.
« Enfin, ceux-là surtout qui ont éprouvé des
« malheurs, par le fait de l'injustice humaine, c'est-
« à-dire ceux-là qu'on peut le plus certainement
« compter parmi les mécontents ; voilà les hommes
« qu'il faut appeler dans le sein de l'Illuminisme,
« comme dans leur asile (1) ».
Nous avons déjà dit un mot des dangers de tout
genre qui attendaient celui que les Francs-Maçons
et les Illuminés poursuivaient de leur vengeance.
Hoffman, un écrivain que l'on ne peut suspecter
(1) Lettre à Marius et à Catau.
d'ignorance ou de parti pris, a écrit à ce sujet les
lignes suivantes :
« Malheureux et doublement malheureux , le
« jeune homme que les Illuminés ont en vain essayé
« d'entraîner dans leur secte ! S'il échappe à leurs
« pièges, qu'il ne se flatte pas au moins d'échapper
« à leur haine, et qu'il se cache bien ; ce n'est pas
« une vengeance commune que celle des sociétés
« secrètes. C'est le feu souterrain de la rage. Elle
« est irréconciliable ; rarement cesse-t-elle de pour-
« suivre ses victimes, jusqu'à ce qu'elle ait eu le
« plaisir de les voir immolées (1 ) »,
Il serait facile de citer des exemples à l'appui de
ces affirmations. Mais ce soin nous paraît inutile,
en vérité, quand les instructions écrites de Weis-
haupt viennent confirmer elles-mêmes nos accusa-
tions et nous dispenser de toute autre preuve :
« Lorsqu'un écrivain », dit-il à ses régents, « an-
« nonce des principes qui sont vrais, mais qui n'en-
« trent pas dans notre plan d'éducation pour le
« monde, ou bien des principes dont la publication
« est prématurée , il faut chercher à gagner cet
« auteur. Si nous ne pouvons pas le gagner et en
« faire un adepte, il faut le décrier (2) ».
Trois quarts de siècle se sont écoulés, depuis que
Weishaupt donnait à ses disciples les infâmes con-
seils qu'on vient de lire. Eh bien ! nous pouvons
affirmer que les choses se passent aujourd'hui
comme au temps des Illuminés ; rien n'est changé
dans la situation. Le novateur avait senti le besoin
([) Huffman : Mémoires. — (2) Code de l'Illuminisme.
— 117
de s'emparer de la littérature. Cela se comprend ;
or, il ne le pouvait qu'à la condition d'annihiler
quiconque n'était pas favorable à ses tendances.
Mais il fallait aussi entourer de prestige les écrivains
de la secte et faire de la réclame en leur faveur.
« Vous aurez soin », dit le code de l'Illuminisme,
« que les écrits de nos adeptes soient exaltés dans
« le public ; vous ferez emboucher la trompette en
« leur faveur (ausposannt), et vous prendrez garde
« que les journalistes ne rendent pas nos écrivains
« suspects ».
Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. On ne fait
pas mieux de nos jours, mais on fait tout aussi bien,
et je crois être dans le vrai en affirmant que le con-
seil de Weishaupt n'a rien perdu de son actualité.
Si on veut savoir avec quelle ponctualité les
adeptes se conformaient aux prescriptions de leur
chef, il suffira de lire quelques-unes des questions
que l'on adressait au novice le jour de son admission
aux épreuves.
— Avez- vous bien mûrement pesé que vous ha-
sardez une démarche importante, en prenant des
engagements inconnus ?
— Si vous veniez à découvrir dans l'ordre quel-
que chose de mauvais ou d'injuste à faire, quel parti
prendriez-vous ?
— Voulez-vous et pouvez-vous regarder le bien
de notre ordre comme le vôtre même ?
— Accordez-vous de plus à notre ordre le droit
DE VIE ET DE MORT?
■ Etes-vous disposé à donner en loufe occasion,
— If 8 -
aux membres de l'ordre, la préférence sur tous les
auires hommes?
— Vous engagez-vous à une obéissance absolue,
sans réserve ? Et savez-vous la force de cet engage-
ment ?
— Voulez-vous, dans le cas qu'on en ait besoin,
travailler à la propagation de l'ordre , l'assister
de vos conseils, de votre argent et de tous vos
moyens ?
— Quelle assurance nous donnerez-vous de ces
promesses? Et à quelle peine vous soumettez-vous
si vous y manquez ?
Une fois devenus chevaliers écossais de l'Illumi-
nisme, les adeptes devront imaginer des plans propres
à augmenter la caisse de l'ordre. Il est à souhaiter,
dit Weishaupt, qu'ils trouvent le moyen de nous
mettre en possession de revenus considérables dans
leurs provinces. Celui d'entre eux qui aura rendu ce
service peut croire sans hésiter au noble usage qui
sera fait de ces ressources. Ils doivent travailler
de toutes leurs forces à consolider peu à peu l'édi-
fice dans leur district, jusqu'à ce que les fonds de
l'ordre soient suffisants (1 ) .
Lorsque l'Illuminisme sera parvenu à ce haut
degré de puissance, toutes choses rentreront ici-
bas dans leur état normal. La pierre brute des
Francs-Maçons était pour lui le symbole du pre-
mier état de l'homme, de l'homme sauvage, mais
libre. Leur pierre fendue ou brisée représentait la
dégradation humaine dans la société civile. La
(1) Instructions aux chevaliers écossais Illuminés.
- 119 —
pierre polie sera désormais la figure de l'homme
rendu à sa première dignité, à son indépendance.
La Franc-Maçonnerie avait perdu ces notions pré-
cieuses. A Yllluminisme de les faire revivre. Les
prêtres et les chefs des peuples bannissent du monde
la raison. La terre est inondée par eux de tyrans et
d'imposteurs, de spectres et de cadavres. Le temps
est venu de la délivrer de ces monstres, de la puri-
fier de ces souillures. Les princes feront des efforts
pour entraver les progrès de l'ordre ; mais qu'im-
porte ? Ils ne réussiront pas à rendre mes efforts
stériles, écrivait le novateur. L'étincelle peut cou-
ver longtemps encore sous la cendre; quoi qu'on
fasse, l'incendie finira par éclater.
Lorsque l'adepte devenait prince illuminé, le frère
introducteur le conduisait au pied du trône où sié-
geait le provincial. Le candidat, chargé de chaînes,
assistait au dialogue suivant :
Le Provincial : Qui nous a amené cet esclave ?
L Introducteur : 11 est venu de lui-même et a
frappé à la porte.
Le Provincial : Que veut-il ?
V Introducteur : Il cherche la liberté et demande
à être délivré de ses fers.
Le Provincial : Pourquoi ne s'adresse-t-il pas à
ceux qui l'ont enchaîné?
V Introducteur : Ceux-là refusent de briser ses
liens. Us tirent un trop grand profit de son es-
clavage.
Le Provincial : Qui donc l'a réduit à cet état
d'esclave "?
- 120 —
L'Introducteur : La société, le gouvernement, les
sciences, la fausse religion.
Le Provincial : Et ce joug, il veut le secouer pour
être un séditieux et un rebelle?
V Introducteur : Non, il veut s'unir étroitement à
nous, partager nos combats contre la constitution
des gouvernements, contre le dérèglement des
mœurs et la profanation de la religion. Il veut par
nous devenir puissant, afin d'obtenir ce grand but.
Le Provincial : Et qui nous répondra qu'après
avoir acquis cette puissance, il n'en abusera pas
aussi ; qu'il ne se fera pas tyran lui-même et auteur
de nouveaux malheurs?
L'Introducteur : Nous avons pour garants son
cœur et sa raison. L'ordre l'a éclairé. Il a appris à
vaincre ses passions, à se connaître. Nos supérieurs
l'ont éprouvé.
Le Provincial : C'est là dire beaucoup ; est-il aussi
bien au-dessus de ses préjugés ? Préfère-t-il aux
intérêts des sociétés particulières, le bonheur géné-
ral de l'univers ?
L'Introducteur : C'est là ce qu'il nous a promis.
Le Provincial : Combien d'autres l'ont promis et
ne l'ont pas tenu ! Est-il maître de lui-même ? Est-il
homme à résister aux tentations ? Les considéra-
tions personnelles sont-elles nulles pour lui ? De-
mandez-lui de quel homme est ce squelette qu'il a
devant les yeux ? Est-ce d'un roi, d'un noble ou
d'un mendiant?
L'Introducteur : Il n'en sait rien. La nature a
détruit, rendu méconnaissable tout ce qui annon-
— 121 —
çait la dépravation de l'inégalité. Tout ce qu'il voit,
c'est que ce squelette fut celui d'an homme tel que
nous. Ce caractère d'homme esttout ce qu'il estime.
Le Provincial. Si c'est là ce qu'il pense, qu'il soit
libre, à ses risques et périls.
Weishaupt avait compris combien il serait diffi-
cile d'établir des colonies d'Illuminés en Europe.
Ses instructions à ce sujet sont des plus remar-
quables. .
Lorsqu'il sera question, dit-il, d'une fondation
nouvelle, choisissez d'abord un adepte hardi, en-
treprenant et dont le cœur soit tout à nous.
Envoyez-le passer quelque temps dans le lieu où
vous pensez devoir vous établir.
Il veut que l'on s'attache avant tout à gagner
les personnes qui ont une résidence fixe, comme les
marchands et les chanoines. Dans un paragraphe que
nous copions textuellement, il fait l'observation que
voici :
« S'il est intéressant pour nous d'avoir les écoles
« ordinaires, il est aussi très-important de gagner
« les séminaires ecclésiastiques et leurs supérieurs.
« Avec ce monde-là, nous avons la principale partie
« du pays ; nous mettons de notre côté les plus
« grands ennemis de toute innovation; et, ce qui
« est par- dessus tout, avec les ecclésiastiques, le
« peuple et les gens du commun se trouvent dans
« nos mains (1) ».
L'Illuminisme eut un plein succès. Les person-
nages les plus considérables de l'Allemagne en fai-
(1) Instructions. Code illuminé.
— 122 —
saient partie. Des savants, des magistrats, des hom-
mes politiques, des nobles, des évêques, des cha-
noines, des professeurs de facultés et de séminaires
figurent parmi les adeptes dont les noms sont par-
venus jusqu'à nous. Ils avaient envahi les princi-
pales cours allemandes et y dominaient d'une ma-
nière à peu près absolue. Joseph II s'aperçut un
beau jour que ces dangereux sectaires l'entouraient
de toutes parts. Au lieu de choisir lui-même ses em-
ployés aux charges de l'Etat, c étaient les Illuminés qui
dirigeaient ses choix.
Des Francs-Maçons, des Illuminés de Swenden-
borg et de Weishaupt, et de la secte philosophique
naquit une classe nouvelle de novateurs; je veux
parler de Y Union Germanique, dont les membres ne
se proposaient rien moins que d'anéantir en Alle-
magne tout culte religieux, au moyen de la presse
et de la librairie. Le premier chef de cette redou-
table association fut le célèbre Nicolaï. De concert
avec le docteur Bahrdt, il organisa un plan de cam-
pagne qui devait, ce semble, fatalement réussir.
Vingt-deux adeptes choisis avec soin, intelligents
et d'un caractère énergique, dirigeaient cette for-
midable coalition. Quant aux simples initiés, ils de-
vaient être surtout choisis parmi les écrivains, les
maîtres de poste et les libraires. On n'excluait de la
secte que les princes et leurs ministres.
Les confédérés se divisaient en frères actifs et en
membres honoraires. Ces derniers ne connaissaient
pas le but que se proposait la société.
Dans chaque ville un peu importante, on établis-
sait une ou plusieurs sociétés littéraires. Des cabi-
nets de lecture y étaient organisés, et des hommes
spéciaux avaient mission de choisir les divers ou-
vrages que l'on devait y faire entrer.
On s'attachait tout particulièrement à gagner à la
secte les imprimeurs et les libraires, en leur offrant
des avantages de toute sorte.
Quant à ceux qui avaient assez de fermeté pour
résister à ces séductions, ils étaient poursuivis à
outrance, diffamés sans pitié, et réduits à l'impos-
sibilité de continuer leur commerce.
Nicolaï, pour atteindre plus facilement son but,
publia un journal littéraire, philosophique et bi-
bliographique, au moyen duquel il faisait connaître,
en les exaltant, les ouvrages des sectaires. Tout
livre qui venait d'ailleurs était passé sous silence ou
odieusement travesti.
Les résultats de cette coalition furent désas-
treux.
Nos lecteurs peuvent maintenant se faire une idée
exacte des dangers que courait l'Eglise catholique
en Allemagne, et du nombre de conjurés que ren-
fermait ce pays.
Revenons à la Franc-Maçonnerie, et disons un
mot de la transformation qu'elle va subir sous l'in-
fluence des sectes d'Outre-Rhin.
Weishaupt n'avait pas . voulu d'abord illumi-
ner la France. Tout au plus avait-il permis à ses
disciples de s'étendre jusqu'en Alsace et en Lor-
raine. Connaissant le caractère inflammable de cette
nation, il avait craint qu'elle ne précipitât le mou-
— 124 —
*
vement, et ne compromît ainsi le succès de la révo-
lution qu'il méditait depuis si longtemps, révolution
qui devait embraser l'Europe et ensevelir sous ses
décombres les vieilles institutions, soit politiques,
soit religieuses de notre continent.
Mais l'Allemagne étant prête, il ne fallait plus
ajourner l'initiation à l'Illuminisme des Francs-
Maçons français. Weishaupt, d'ailleurs, ne suppo-
sait pas que la Maçonnerie eût des principes aussi
avancés en-deçà du Rhin. Il ignorait que les dis-
ciples de Swendenborg, après s'être unis aux Mar-
tinistes, se fussent aussi mêlés aux Rose-Croix.
La Franc-Maçonnerie était alors gouvernée par
le duc d'Orléans, devenu, quelques années plus
tard, si tristement célèbre. Son empire, ou plutôt
l'empire de ceux qui se cachaient derrière lui,
s'étendait sur le monde entier. Deux cent quatre-
vingt-deux villes en France possédaient des loges,
en plus ou moins grand nombre, suivant le chiffre
de leur population. Paris en avait quatre-vingt-une.
On en comptait seize à Lyon, dix à Montpellier, dix
à Toulouse, sept à Bordeaux, cinq à Nantes, six à
Marseille, etc., etc.
Une de ces loges, appelée des A mis- Réunis, et
placée immédiatement sous la direction du Grand-
Orient, était chargée de la correspondance et de la
transmission des ordres qui émanaient du pouvoir
suprême. Toutes les branches de la Franc-Maçon-
nerie, depuis les Rose-Croix jusqu'aux Théosophes
de Swendenborg y étaient représentés. On avait
fait de cette loge le point central de tous les corn-
plots, et le rendez- vous de plaisir de l'aristo-
cratie.
Le local où se réunissaient les frères était chaque
soir entouré de brillants équipages. Un orchestre de
choix s'y faisait entendre et donnait à ces concilia-
bules de la Maçonnerie l'aspect éblouissant d'une
fête perpétuelle.
Or, pendant que les adeptes de la noblesse rem-
plissaient gaiement ce rôle de dupe et oubliaient, au
milieu des plaisirs, les graves obligations qui leur
étaient imposées, les chefs véritables de la secte sié-
geaient à l'étage supérieur et tramaient en secret la
ruine de l'Eglise, de la noblesse et de la monar-
chie.
Sur ces entrefaites, un homme aussi vicieux que
remarquable par son talent, Mirabeau, était envoyé
à Berlin, où il devait remplir une mission de con-
fiance au nom du gouvernement français. Mirabeau
était assez connu en Allemagne pour que les chefs
de l'Illuminisme cherchassent à le circonvenir. Il
trouva à Brunswick le fameux Mauvillon, alors
professeur au collège Carolin. Initié à la secte de
Weishaupt par Knigge lui-même, Mauvillon fit un
adepte de l'orateur français.
De retour en France , Mirabeau introduisit
l'Illuminisme dans sa loge. C'est à lui que revient
le triste honneur d'avoir initié l'abbé de Périgord,
évêque d'Autun. Ce premier succès pouvait lui faire
espérer d'en obtenir bien d'autres, mais il pensa que
ses confrères d'Outre-Rhin travailleraient plus
efficacement que lui à illuminer la France. Le
— 126 —
célèbre Amélius Bode fut chargé de cette mission
aussi importante que difficile.
Tout alla pour le mieux. La Maçonnerie française
accueillit cet envoyé avec une vive sympathie. Cha-
que loge fut promptement initiée, les épreuves
n'ayant aucune raison d'être pour la plupart des
candidats.
Le Maçon prêtera désormais un nouveau ser-
ment. En voici la formule exacte :
« Je brise les liens charnels qui m'attachent à
« père, mère, frères, soeurs, épouse, parents, amis,
« maîtresses , rois , chefs , bienfaiteurs , à tout
« homme quelconque à qui j'ai promis foi, obéis-
« sance, gratitude ou service.
« Je jure de révéler au nouveau chef que je
« reconnais, tout ce que j'aurai vu, fait, lu, entendu,
« appris ou deviné, et même de rechercher et épier
« ce qui ne s'offrirait pas à mes yeux. Je jure d'ho-
« norer VA qua toffana, comme un moyen sûr, prompt
« et nécessaire de purger la terre par la mort ou
« par l'hébétation de ceux qui cherchent à avilir la
« vérité ou à l'arracher de mes mains ».
L'hiérophante annonçait alors à l'initié qu'à par-
tir de ce moment il était affranchi de toute obliga-
tion envers la patrie et les lois. Puis il ajoutait :
« Fuyez la tentation de révéler ce que vous avez
« entendu ; car le tonnerre n'est pas plus prompt
« que le couteau qui vous atteindra, quelque part
« que vous soyez ».
Bientôt le nom de loge disparaîtra pour faire
place à celui de club, et les Jacobins succéderont
— 127 —
aux Francs-Maçons. Jacobinisme et Franc-Maçon-
nerie sont une même chose sous deux dénominations
différentes.
Nous voyons paraître dans les clubs, comme nous
les avions déjà trouvés dans les loges, les dix-neuf
vingtièmes de ces hommes tristement célèbres qui
mirent l'Europe en feu, après avoir fait de la France
un vaste monceau de ruines. Parmi les membres du
Club Breton, se faisaient remarquer Mirabeau,
Syeyes, Barnave, Chapellier, la Coste, Glezen,
Bouche, Péthion, et plusieurs autres non moins
connus. Ailleurs, nous voyons Condorcet, Brissot,
Bailly, Garât, Céruty, Mercier, Rabaud, Cara,
Gorsas, Dupui, Dupont, Lalande, Chabrond, La-
fayette, mêlés aux renégats de l'aristocratie et du
clergé, tels que : le duc de Chartres, le marquis de
Montesquiou, le marquis de la Salle, les comtes de
Pardieu et de Latouche, Charles-Théodore Lameth,
Victor de Broglie, Alexandre Beauharnais, Saint-
Fargeau, Talleyrand-Périgord, Noël, Chabot, Dom
Gerles, Fauchet, etc.
CHAPITRE VIII.
Sommaire. — Naissance de Pie VI. — Ce qu'était sa famille. — Son éduca-
tion première. — Il va étudier à Rome. — Ses succès. — Le cardinal Ruffo
le prend sous sa protection. — Il devient secrétaire de Benoit XIV. — Con-
fiance que lui témoigne ce grand Pape. — Il est nommé successivement
chanoine de Saint-Pierre et auditeur du chef de la chambre apostolique. —
Il poursuit les abus avec sévérité. — Conseils qu'il donna à Clément XIII à
propos des Jésuites. — Clément XIV le nomme cardinal.
Voltaire avait atteint sa vingt-troisième année
et se disposait à jouer le rôle que nos lecteurs con-
naissent. Grâce à la corruption des mœurs, le scep-
ticisme commençait à gagner les hautes classes de
la société et préparait les voies à la philosophie.
Mais Dieu ne permettra pas que les rêves de
l'impiété se réalisent. La foi qui depuis longtemps
paraissait assoupie, se réveillera, le moment venu,
dans un grand nombre d'âmes et brillera d'un éclat
nouveau.
Un pontife dont les vertus et le courage feront
plus tard l'admiration du monde entier, gouvernera
l'Eglise et opposera une barrière au flot menaçant
de l'incrédulité.
Cet homme prédestiné naquit à Césène, petite
ville de la Romagne, le 27 décembre 1717.
Sa famille ne connaissait point l'éblouissant éclat
de la fortune ; mais elle possédait des titres de no-
blesse qui étaient la récompense légitime de services
rendus.
— 129
Ceux qui font profession de dédaigner les avan-
tages de la naissance ne sont pas toujours consé-
quents avec eux-mêmes. Le jeune Arouet sentit le
besoin de se faire appeler M. de Voltaire, et l'on a
pu dire à Jean-Jacques Rousseau : Vous vous dra-
pez comme Diogène dans votre manteau troué et
vous cherchez inutilement à cacher votre orgueil.
Vous ne prendriez pas le titre de citoyen de Genève
si vous pouviez décemment vous faire appeler Mon-
sieur le Duc.
La famille dont nous parlons s'appelait Braschi
et portait dans ses armes la couronne de comte.
L'enfant que la Providence lui donna fut nommé
Jean. Comme son patron , le sublime exilé de
Pathmos, il arrivera à la plus extrême vieil-
lesse.
Au prénom de Jean on en ajouta un autre plein
de sourire et d'espérance. Mais, hélas ! il est des
anges voyageurs à qui Dieu confie ses messages les
plus douloureux, des anges dont la tristesse serait
le seul apanage, si les anges pouvaient souffrir.
Ange Braschi, après avoir été l'ange de la piété,
de la bienfaisance, des lettres et des arts, devait être
aussi l'ange de la douleur.
Pèlerin apostolique, il quittera la Ville Eternelle,
parcourra l'Allemagne et ira jusqu'à Vienne, afin
de ramener au giron de l'Eglise un Souverain
dévoyé et persécuteur.
Prisonnier de la Révolution, il sera arraché de
son palais et ravi à cette population dont il était
l'idole, puis traîné de ville en ville, malgré sa vieil-
Pie VI. 9
— 130 —
lesse, et conduit à Valence où il rendra le dernier
soupir.
La nature avait prodigué au jeune Braschi les
dons du cœur et de l'intelligence ; je devrais ajouter,
et les avantages du corps, puisqu'il a été, de l'avis
de ses contemporains, le plus bel homme de son
époque, ce qui n'est pas à dédaigner ; car Cicéron
a dit que la beauté physique est un témoignage et
une révélation de la vertu.
Son éducation première fut éminemment chré-
tienne.
11 y avait en lui je ne sais quel mélange
de vivacité et de douceur, d'obstination et de
bonté naturelle qui le distinguait des autres
enfants et le faisait aimer de ceux qui l'appro-
chaient.
On ne tarda pas à l'envoyer à Rome pour y suivre
les cours publics.
Ange Braschi fut dans la Ville Eternelle ce qu'il
avait été auprès de ses parents. Il ne cessa d'édifier
ses camarades et de leur donner l'exemple du
travail.
Le séjour de Rome exerça sur son esprit une
influence merveilleuse.
Au contact journalier des innombrables chefs-
d'œuvre que le génie des Papes a réunis autour du
Vatican et couverts de son ombre tutélaire, il sen-
tit se réveiller en lui cet amour du beau qui est la
passion des âmes d'élite, et on put prévoir qu'il
deviendrait un jour le protecteur éclairé des lettres
et des arts.
131 —
Le cardinal Rufifo lui témoigna la plus vive affec-
tion.
Désireux de contribuer à son avancement, ce
prince de l'Eglise engagea Benoît XIV à le prendre
pour secrétaire. L'illustre Pontife ne tarda pas à
constater lui-même la valeur intellectuelle du jeune
ecclésiastique, et il lui témoigna jusqu'à la fin une
très-grande estime. Il ne dédaignait même pas de le
consulter dans les circonstances difficiles.
Benoît XIV avait un goût prononcé pour les an-
tiquités païennes et les sciences naturelles. C'est lui
qui, le premier, a fait exécuter au Colysée des tra-
vaux conservatoires et réuni dans les musées de
Rome des curiosités minéralogiques.
Le savant abbé Gagliani jouissait de sa confiance.
Un jour, le Pape le chargea de former une col-
lection de matières volcaniques aux frais du gou-
vernement pontifical. La science et la fortune ne
vont pas toujours ensemble. L'abbé Gagliani était
une preuve vivante de cette vérité. Aussi, faisant
au Pape un premier envoi des objets qu'il lui avait
demandés, il glissa dans la caisse un petit billet
qui ne contenait que ces mots : Die ut lapides isti
panes fiant (1).
Voilà, dit Benoît XIV à son secrétaire, un
étrange abus de l'Ecriture. Je vous confie le soin
de faire la réponse.
Ange Braschi, prenant aussitôt la plume, écrivit
ce qui suit :
« Vous ne doutez pas de l'infaillibilité du Sou-
(i) Matth., iv, 3.
— 1 32 —
« verain Pontife. Je vous donne une preuve nou-
« velle de cette vérité. C'est à moi qu'il appartient
« d'expliquer les textes de l'Ecriture Sainte. Je
« dois toujours en saisir l'esprit ; or, je ne l'ai ja-
« mais saisi avec plus de plaisir que dans cette cir-
« constance ».
Benoît XIV lut cette lettre, la signa et l'envoya
à son adresse avec une pension de huit cents écus
romains.
Ange Braschi ne tarda pas à être nommé cha-
noine de Saint-Pierre. C'était un nouveau témoi-
gnage d'affection que lui donnait le Souverain
Pontife.
J'ai commencé votre fortune, lui dit le vicaire
de Jésus-Christ, mais c'est vous qui l'achèverez.
Benoît XIV mourut quelque temps après. Son
jeune secrétaire le pleura sincèrement.
Le cardinal Rezzonico fut élevé au siège pontifi-
cal, sous le nom de Clément XIII.
Les idées du nouveau Pape, sous le rapport admi-
nistratif, n'étaient pas les mêmes que celles de son
prédécesseur. Rien ne fut changé néanmoins dans
la situation du jeune chanoine. Frappé de ses qua-
lités éminentes, Clément XIII en fit successive-
ment un auditeur du chef de la Chambre aposto-
lique et un trésorier de la même Chambre.
Ce fut sous le pontificat de ce Pape que les
philosophes dirigèrent leurs premières attaques
contre la Compagnie de Jésus. Nos lecteurs con-
naissent déjà le but que se proposaient les conjurés
en poursuivant la suppression de la célèbre com-
— 133 —
pagnie. Il est donc inutile que nous y revenions.
Les Jésuites avaient dans le Pape un soutien
inébranlable.
La douleur de Clément XIII fut grande lorsqu'il
vit la France, l'Espagne, Naples et le Portugal
expulser des religieux dont le dévouement au
Saint-Siège était absolu.
Ce fut en vain que ces cours sollicitèrent du
Pontife un bref de suppression. Il se montra infle-
xible. Le gouvernement français le menaça de lui
enlever le Comtat Venaissin, s'il n'acquiesçait pas au
désir qui lui était exprimé. Ces menaces n'eurent
aucun résultat.
Brascbi était sincèrement attaché aux Jésuites.
Plus que personne il désirait voir se dissiper
l'orage qui grondait sur eux et dont les suites
semblaient devoir être si graves. Il comprenait que
la situation ne ferait qu'empirer, grâce à l'état de
l'opinion publique en Europe, si on ne s'efforçait pas
d'enrayer sans retard ce mouvement. Une résistance
trop vive de la part du Saint-Siège n'était pas, à
son avis, ce qui pouvait sauver les Jésuites. Il
pensait que le moyen le plus sûr de prévenir une
catastrophe consistait à transiger avec les puis-
sances, en faisant subir aux Constitutions de la
Compagnie quelques légères modifications. Ce
conseil, que Braschi ne craignit pas de donner à
Clément XIII, fut approuvé par la cour de France.
Une concession de ce genre n'aurait pas désarmé
les philosophes, mais les aurait mis pour longtemps
dans l'impossibilité de nuire.
— 134 —
On fit connaître ce projet au général des Jésuites,
le P. Ricci, qui déclara que les Constitutions de-
vaient ou rester ce qu'elles étaient ou être suppri-
mées : Sint ut sunt, aut non sint.
A la mort de Clément XIII, le cardinal Ganga-
nelli fut élu Pape. Il prit le nom de Clément XIV.
C'est à lui que devait échoir la triste mission de
clore ces débats de la façon que nos lecteurs con-
naissent.
Sous ce nouveau règne, Braschi continua à rem-
plir les fonctions délicates de trésorier delà chambre
apostolique. Comme par le passé, il se montra d'une
intégrité irréprochable. Le sentiment qu'il avait de
sa responsabilité lui fit exercer une surveillance
des plus sévères sur ses inférieurs. Les fripons
avaient pour lui une aversion qu'ils ne prenaient
pas la peine de dissimuler, et ils répétaient souvent :
A denti per morsicare
E buon nazo per sentire.
« Il a dents pour mordre et bon nez pour sentir ».
Sa réputation de prélat désintéressé et probe
était si bien établie, que le peuple romain, dans un
moment de disette, manifesta sa mauvaise humeur
contre le gouverneur de la ville, le préfet de l'An-
none, et le Pape lui-même, tandis qu'il continua à
se montrer bienveillant pour le trésorier de la
Chambre apostolique.
Il perdit néanmoins la confiance de Clément XIV.
Les écrivains se sont souvent demandé quelle
- 135 —
pouvait être la cause de cette disgrâce. Ils ont dû
naturellement se borner à des conjectures plus ou
moins plausibles. On a prétendu que la bienveillance
de Braschi pour les religieux proscrits de la Com-
pagnie de Jésus avait déplu au Souverain Pontife.
On a pensé aussi, et avec plus de raison, que la
sévérité avec laquelle il poursuivait les abus, avait
soulevé contre lui l'animosité de ceux qui redou-
taient sa vigilance et n'était pas étrangère à ce
revirement.
Quoi qu'il en soit d'une question que je crois
inutile d'examiner ici , on peut affirmer que, sj
Clément XIV retira son affection au trésorier de la
Chambre apostolique, il n'en continua pas moins à
lui accorder son estime.
Son élévation au cardinalat ne passa point ina-
perçue dans le monde politique. Voici, à propos de
cet événement, ce que M. de Bernis écrivait au
gouvernement français en 1773 :
« Quoique l'on convienne généralement de ses
« talents, on n'a pas laissé d'attribuer sa fortune à
« la faveur des Jésuites. Il paraît que le Pape, après
« l'avoir élevé au chapeau, n'a pas continué à lui
« accorder la même confiance qu'auparavant, et
« l'on n'a pas manqué de donner à ce changement
« une interprétation peu favorable au cardinal. On
« ne peut nier, au reste, qu'il ne soit doué de beau-
« coup d'activité et d'un grand nombre de connais-
« sances de plus d'un genre.
« Quels que soient les motifs qui peuvent, pour
« un temps, réduire son crédit aux simples égards
— 13G —
« dus au rang qu'il occupe, on ne croit pas son ca-
« ractère porté à souffrir tranquillement sa nullité.
« Il a assez d'esprit pour trouver les occasions de
« se rendre nécessaire, ou du moins de se donner
« de la considération. Il est vrai que la réputation
« qu'il a d'être entreprenant lui sera toujours très-
« nuisible. C'est un homme à ménager dans un
« conclave ».
On a prétendu que le cardinal Braschi était perdu
dans le bas chœur des Zclanti du Sacré-Collége.
Cette lettre de M. de Bernis est une preuve du
contraire. Il est facile de voir que, dès le premier
jour de sa promotion, il devint pour les cours de
l'Europe un vague sujet d'inquiétude ou d'espé-
rance, suivant le point de vue auquel chacune
d'elle se plaçait relativement à la succession de
Clément XIV.
Il en est qui lui ont reproché son ambition. Ja-
mais accusation ne fut moins fondée. Le cardinal
Braschi se fit remarquer, au contraire, par sa grande
modestie, et, à la mort de Clément XIV, il ne parut
pas songer qu'il pouvait hériter de la tiare.
CHAPITRE IX.
Sommaire. — Election de Pie VI. — Jugement que porta du nouveau Pape le
cardinal de Bernis. — Enthousiasme des Romains lorsqu'ils apprennent que
le cardinal Braschi succède à Clément XIV. — Les partisans des Jésuites
s'agitent et attaquent violemment la mémoire de Ganganelli. — Pie VI donne
aux cérémonies de l'Eglise une splendeur inaccoutumée. — Témoignage
qu'en portent les hérétiques et les philosophes. — Pie VI corrige les abin
avec une grande sévérité.
Le conclave s'ouvrit le 5 octobre 1774. Deux
partis se divisèrent le sacré collège : celui des Cou-
ronnes et celui des Zelanti. Ces derniers étaient
ainsi nommés à cause de leur zèle à soutenir l'hon-
neur et l'indépendance du Saint-Siège.
Les cardinaux Rezzonico, Castelli, Bufïalini, et les
deux Colonna étaient à la tète des Zelanti. MM. de
Bernis et Monino, l'un ministre de France, et
l'autre d'Espagne, dirigeaient la fraction opposée.
Tous les historiens s'accordent à reconnaître que le
parti des Zelanti avait pour lui le nombre et le ta-
lent. Son triomphe sur les Couronnes semblait donc
assuré. Ses premiers candidats furent Marc-An-
toine Colonna et Castelli. Aucune de ces deux nomi-
nations ne put aboutir.
Le parti opposé était aussi divisé que celui dont
nous parlons. La cour d'Espagne portait le cardi-
nal Pallavicini, proche parent du duc de Grimaldi,
son premier ministre. Pallavicini était un homme
vertueux et modeste, mais il manquait absolument
de fermeté.
— 138 —
L'Autriche était favorable à Visconti. Ce cardi-
nal avait été nonce à Vienne et y avait laissé de
bons souvenirs. On l'accusait de dureté et même
d'intolérance. Ces deux mots avaient, à l'époque
dont nous parlons, une signification tellement va-
riable, qu'il nous serait difficile de savoir exacte-
ment à quoi nous en tenir sur le caractère de Vis-
conti.
Les cardinaux de Bernis et Giraud, qui repré-
sentaient au conclave les intérêts de la France,
jetèrent les yeux sur Ange Braschi et ne cessèrent
de le patronner.
Les cours d'Espagne et d'Autriche, voyant
qu'elles ne pouvaient réussir à faire élire leurs pro-
tégés, et craignant que le parti des Zelanli ne
triomphât, se rangèrent du côté de la France. Le
cardinal Zelada fut chargé d'aplanir les difficultés
qui s'élevaient toujours entre les Zelanli et le parti
des Couronnes, devenu compacte. Il fit entendre
aux premiers que Braschi pensait comme eux,
quoiqu'il eût toujours manifesté une grande modé-
ration. Pour preuve de ce qu'il affirmait, il rappela
à ses collègues l'attachement qu'il avait manifesté
pour la Compagnie de Jésus persécutée.
Lorsque toutes choses furent ainsi préparées, on
procéda au dernier scrutin qui eut lieu le 14 février
1775. Le cardinal Braschi fut élu pape à l'unani-
mité des suffrages.
Or, pendant que le conclave était réuni, une
sourde agitation régnait dans Rome. Les partisans
des Jésuites, dont l'irritation ne s'était pas calmée
- 139 —
à la mort de Clément XIV, semblaient vouloir inti-
mider le Sacré-Collége et lui dicter un choix. Des
couplets d'une violence extrême circulaient dans la
foule et pénétraient jusque dans le conclave. La
mémoire du dernier Pape était outragée de la façon
la plus odieuse.
Des désordres probablement auraient éclaté dans
la Ville Eternelle, si un cardinal dévoué aux Cou-
ronnes avait été appelé à recueillir la succession
de Clément XIV.
A peine nommé, le cardinal Braschi prit le nom
de Pie VI. Comme on lui demanda la raison de ce
choix, il répondit, avec l'accent de la foi la plus
vive :
« Pie V est le dernier pape que l'Eglise a mis au
« nombre des Saints. Je veux marcher sur ses
« traces, afin de parvenir au bonheur dont il jouit ».
Il ne songeait pas alors qu'il y arriverait par la
voie du martyre.
Le cardinal de Bernis se hâta d'écrire à la cour
de France pour lui annoncer la nouvelle de cette
nomination. Voici en quels termes sa lettre était
conçue :
« Le cardinal Braschi vient d'être élevé sur la
« chaire de saint Pierre. On croit qu'il la remplira
« dignement; du moins le public en a toujours eu la
« plus favorable idée ; et personne ne lui conteste
« les lumières, la piété et l'amour de ses devoirs.
« Jeune encore, il mérita l'estime et la confiance
« de Benoît XIV. Ce fut ce Pontife éclairé qui lui
« ouvrit le chemin des honneurs. Sous le pontificat
— 140 —
« de Clément XIII, quoiqu'il ait joui d'une grande
« faveur et qu'il partageât les sentiments et les
« opinions du Saint-Père envers les Jésuites , on
« ne lui a jamais imputé aucune démarche qui le
« fît soupçonner de fanatisme.
« Créé cardinal par Clément XIV, que quelques
« personnes malintentionnées avaient prévenu
« contre lui, il a supporté sa disgrâce en silence et
« n'a paru se souvenir que des bienfaits qu'il en
« avait reçus.
« Dans le commencement du conclave, il a vu
« avec indifférence le projet de son élection presque
<i aussitôt détruit que formé.
« En somme, toute sa conduite ne présente que
« l'idée d'un honnête homme, plein de courage, de
« fermeté, de prudence et de modération. On n'ose
« cependant répondre des événements qui peuvent
« résulter de certaines circonstances, ni des varia-
tions qu'opère sur le caractère, l'esprit et les
« habitudes de la plupart des hommes , une trop
« grande élévation. Dieu seul connaît le fond des
« cœurs, et les hommes ne peuvent juger que sur
« les apparences. Le règne du nouveau Pape fera
« connaître si, avant son élection, on avait vu son
« visage ou son masque ».
Lorsque son élection fut proclamée dans la cha-
pelle Pauline, Ange Braschi se jeta à genoux, et
prononça une prière si touchante que tous les car-
dinaux en furent vivement émus. Puis, s'adressant
au Sacré-Collége :
« Pères vénérables », s'écria-t-il, « votre assem-
1 Al —
« blée est terminée ; mais que son résultat est mal-
« heureux pour moi ! »
Après la cérémonie de l'adoration, il s'approcha
du cardinal de Bernis, l'embrassa avec une ten-
dresse affectueuse, et lui dit : « Je vous dois ce
« fardeau ; vous me devez des conseils pour m'ai-
« der à le supporter ».
« Si le changement que j'éprouve dans ma for-
« tune », dit-il au cardinal Conti, « n'en apporte
« aucun dans nos dispositions, nous ne cesserons
« point d'être amis ».
Puis, s'adressant au cardinal Marc-Antoine Co-
lonna : « Si le Sacré-Collége nous eût rendu justice
« à l'un et à l'autre, vous seriez à ma place ».
Au cardinal Pallavicini : « C'est votre excessive
« modestie qui m'a placé la tiare sur la tête ».
Au cardinal Négroni : « Vous avez le vœu des
« Couronnes et le mien » .
On ne saurait avoir ni plus d'esprit ni plus d'hu-
milité. Les sentiments qu'il exprimait d'une ma-
nière si aimable étaient bien ceux qui l'animaient,
comme il le prouva par sa conduite. Le cardinal
Pallavicini conserva son titre de secrétaire d'Etat.
La daterie fut confiée au cardinal Négroni, et la
secrétairerie des brefs au cardinal Conti. Son atta-
chement pour le cardinal de Bernis ne se démentit
point. Il lui demanda souvent des conseils qui furent
toujours suivis, et il ne laissa passer aucune occa-
sion de lui donner publiquement des témoignages
d'affection et d'estime. D'ailleurs, Pie VI avait pour
la France, que représentait le cardinal de Bernis,
un penchant naturel dont les événements les plus
déplorables n'ont pu affaiblir la vivacité. Nous ver-
rons cette prédilection du Pontife se révéler à cha-
que instant ; on eût même dit qu'elle grandissait à
mesure que nous abreuvions d'amertume le cœur
de ce grand Pape. Le cardinal de Bernis a donc
pu affirmer en toute vérité que Pie VI avait le
cœur français.
A peine le bruit de son élection se fut-il répandu,
que les Romains firent éclater leur joie. Ce nouveau
règne leur apparaissait sous les couleurs les plus bril-
lantes. Pie VI était connu dans la Ville Eternelle
par la bonté inépuisable de son cœur, par son
amour de la justice et la protection si intelligente
et si généreuse qu'il accordait aux arts, aux lettres
et aux sciences. Aussi faisait-on de toutes parts
les plus heureux pronostics. Déjà les Romains
croyaient voir leur ville transformée. Le nom de
Léon X circula dans la foule, et il n'y eut pas un
seul artiste en Italie qui ne regardât le nouveau
Pape comme l'héritier de la gloire et du mérite de ce
Pontife. D'autres le comparèrent à Benoît XIV, et
quelques-uns à saint Pie V. Des feux de joie furent
allumés sur les places publiques ; de brillantes illu-
minations eurent lieu non-seulement à Rome, mais
encore dans tout le reste des Etats pontificaux.
Pie VI se montra généreux envers ses nouveaux
sujets. Il fit distribuer d'abondantes aumônes, et
déclara qu'il ne cesserait de se préoccuper des
classes indigentes.
Nos lecteurs voudront bien nous permettre de citer
un passage des Mémoires philosophiques, à l'appui
des détails qu'on vient de lire, sur les débuts de ce
pontificat :
« Il fit », dit l'auteur, « distribuer de l'argent aux
« pauvres. Il recueillit dans Rome une femme peu
« fortunée, qui avait pris soin de son enfance.
« Dans la distribution qu'il fit des grâces ecclésias-
« tiques, il préféra les prélats les plus dignes et les
« moins opulents. Il annonça qu'il priverait de leurs
« emplois tous ceux qui les avaient acquis par des
« moyens illégitimes. Son économie diminua de
« quarante mille écus romains les dépenses de la
« Chambre apostolique. Il promit aux cardinaux de
« les consulter dans toutes les affaires, tandis que
« son prédécesseur avait été singulièrement avare
<< de sa confiance. Il se montra humain, accessible,
« laborieux, tempérant. En un mot, son début con-
« cilia presque tous les suffrages ».
Comme s'il avait craint que ce témoignage rendu
à la vérité historique ne produisît sur l'esprit de ses
lecteurs une impression regrettable, le philosophe
a soin d'ajouter cette réflexion perfide : Quel est le
souverain qui ne débute pas de la sorte ? Et c'est ainsi
que l'on' écrit l'histoire I
De nos jours, la méthode est la même et le suc-
cès égal. La conspiration des écrivains contre la
vérité est toujours à l'état permanent, et le mot
que M. de Maistre a si justement appliqué au
xvme siècle n'a rien perdu de son actualité (1).
(1) Ce grand écrivain a dit que l'histoire, an xvnr' siècle, n'avait été qu'une
vaste conspiration contre la vérité.
— 144 —
Jusqu'à Pie VI, fait observer un de ses historiens,
le peuple de Rome avait été habitué à ne voir que
des Pontifes courbés sous le poids des ans et des
infirmités, remplissant avec peine leurs augustes
fonctions. Quelle ne fut pas sa joie à l'aspect du nou-
veau Pape? Grand, bien fait, plein de vigueur, il
avait conservé jusque dans l'âge mûr les grâces de
la jeunesse. On admirait dans les cérémonies aussi
longues que fatigantes auxquelles sont condamnés
les successeurs de saint Pierre, son aisance et sa
dignité. Nul Pape, avant lui, n'avait entouré de
tant de prestige la dignité pontificale. Les héré-
tiques eux-mêmes ne pouvaient se défendre d'un
saisissement involontaire à la vue de Pie VI parais-
sant en public revêtu des ornements sacrés. Un
anglais, John More, après avoir fait la description
d'une cérémonie à laquelle il avait assisté, ajoute ce
qu'on va lire :
« Jamais aucune cérémonie ne fut mieux calculée
« pour frapper les sens et l'imagination, que celle
« du Souverain Pontife donnant la bénédiction du
« haut de la tribune de saint Pierre. Quant à moi,
« si je n'avais pas reçu, dès l'enfance, de fortes pré-
« ventions contre l'acteur principal de cette magni-
« fique représentation, j'aurais été en danger de lui
« payer une sorte de tribut de respect peu compa-
« tible avec la religion dans laquelle j'ai été élevé ».
Un autre témoin oculaire, qui était tout à la fois
protestant et philosophe, nous parle en détail des
impressions qu'il a ressenties, le jour de l'Ascen-
sion, à Saint-Pierre. Après avoir donné sa main et
— 145 —
son pied à baiser, le Pape est transporté au balcon
de la basilique sur la Sedia gestatoria.
« C'est en cette occasion », dit l'auteur dont nous
venons de parler, « que Pie VI déploie toutes les
« grâces de sa personne, et qu'il distribue des bé-
« nédictions avec une dignité dont on ne trouve pas
« ailleurs de modèle. Le corps doucement penché
« en avant, comme s'il voulait relever celui qui va
« s'agenouiller devant lui, il présente au cardinal
« qui s'approche, sa main à baiser, et tandis qu'un
« prélat placé à ses côtés retire doucement sa robe
« et découvre une jambe faite au tour, il avance son
« pied. Le cardinal, à genoux, baise la mule du
« Pontife, reçoit sa bénédiction, et pendant qu'il
« se relève, le Pontife lui donne le baiser de paix
« sur le front.
« Quand la cérémonie fut terminée, Pie VI, revêtu
« de tous ses habits pontificaux, monta sur le fau-
« teuil qui lui est destiné et fut porté en pompe à la
« Loggia, espèce de tribune qui est au-dessus de
« l'entrée de l'église de Saint-Pierre (1). Le mo-
« ment où l'on tira le rideau intérieur de cette tri-
« bune, et où l'on avança jusqu'à la balustrade le
« siège sur lequel le Pape était assis, fut celui
« auquel on entendit la salve d'artillerie du château
« Saint-Ange, et le son des cloches de Rome mises
« en branle toutes à la fois. Au même instant la
« place de Saint-Pierre, où les gardes-du-corps
(1) La cérémonie dont il est ici question a toujours lieu à Saint-Jean de
Latran. Pour des causes que l'auteur n'indique pas, elle se lit à Saint-Pierre
cette année-là.
Pie VI. 10
— 146 —
« étaient en parade, retentit d'une musique guer-
« rière, et au bruit éclatant des timbales et des
« Irompettes, se mêlèrent les acclamations d'un
« nombre prodigieux de spectateurs enivrés d'en-
« thonsiasme.
« Un calme profond succède à ce bruit de son et
« de cris, prolongé par mille échos, à cet ébranle-
« ment universel. Alors le Pape se lève de son siège ;
« devant lui, au même instant, toute cette foule
« immense tombe à genoux. Il élève ses regards,
« il étend ses bras vers le ciel, rapproche ensuite
« avec une religieuse lenteur ses mains de sa poi-
« trine , les déploie de nouveau comme pour
« répandre sur Rome et sur l'univers la bénédic-
« tion qu'il vient d'obtenir du ciel, et disparaît de
« la tribune ».
Enfin, le même observateur assistant quelques
jours après à la solennité de la Fête-Dieu, est vive-
ment frappé de ce qu'il voit. Mes lecteurs ne seront
point fâchés que je lui emprunte une nouvelle
citation :
« Après avoir vu défiler pendant deux heures et
« dans le plus grand ordre cette foule de corpora-
« tions religieuses, qui composent une grande par-
« tie de la population de Rome, on entendit tout à
« coup le son des cloches et le bruit des canons du
« château Saint-Ange. C'est ainsi que s'annonçait
« l'apparition du Souverain Pontife, que l'on portait
« en pompe, et qui sortait par la grande porte de
« l'église de Saint-Pierre.
« 11 est impossible de rendre tout ce que ce
« groupe a de pittoresque et de vraiment beau,
« ainsi que l'impression profonde qu'il produit sur
« les spectateurs, quels qu'ils soient. Assis sur une
« espèce de brancard que recouvrait une riche
« étoffe, le vénérable vieillard, dont l'âge avait
« respecté les belles formes , était porté sur les
« épaules de ses trabans, et s'avançait ainsi sous
« un dais magnifique, soutenu par les personnages
« les plus distingués de sa cour. La démarche des
« porteurs était lente et tellement mesurée, que le
<•< Pontife semblait planer dans les airs au-dessus de
« tout ce qui l'environnait. On le vit ensuite se
« pencher en avant pour atteindre l'autel sur lequel
« le Saint-Sacrement était exposé dans un osten-
« soir enrichi de diamants. Il était entièrement
« entouré d'un vaste drap de satin blanc (la chape),
« parsemé de couronnes brodées en or, qui des-
« cendait en plis ondoyants jusque sur ses porteurs,
« et enveloppait son siège tout entier et l'autel
« même. On ne voyait de toute sa personne que ses
«mains jointes posées sur l'autel, et sa tête nue
« ornée de ses cheveux blancs.
« Dans cette attitude il priait à voix basse, et ses
« yeux élevés vers le ciel étaient humectés des
« larmes de la componction. Tous ses traits por-
« taient l'empreinte de la dévotion la plus fervente.
« L'effet de ce spectacle était si général et si profond,
« qu'il me semble impossible qu'on n'en fût pas vive-
« ment ému. Déjà, dès le moment où les salves d'ar-
« tillerie et le son des cloches avaient annoncé l'ap-
« proche du Pape, et où l'on avait vu de loin ce
— 148 —
« groupe pyramidal s'avancer et passer les grandes
« portes de l'église, le peuple, comme atteint d'un
« coup de foudre, s'était précipité contre terre, s'é-
« tait frappé la poitrine, avait ensuite élevé vers le
« Pape qui s'approchait avec le Saint-Sacrement, ses
« yeux respectueusement attendris, et comme si
« une divinité lui eût apparu, le suivit de ses regards
« enchantés, jusqu'à ce qu'il eut échappé à sa vue.
« Quelques princes, les généraux du Pape couverts
« de cuirasses de l'acier le plus poli, marchaient à sa
« suite. Un grand nombre de ses trabans, les suisses
« qui sont à sa solde, ses gardes, tant à pied qu'à
« cheval, fermaient cette marche solennelle, qui
« employa près de cinq heures pour traverser les
« colonnades et trois des rues les plus voisines.
« Ensuite le Pape monta au maître-autel de l'église
« de Saint-Pierre, et donna la bénédiction aposto-
« lique au peuple, dont les flots se pressaient autour
« de lui ».
Après cela, il est facile de comprendre quel en-
thousiasme excitèrent parmi le peuple romain les
qualités éminentes et la majesté souveraine de
Pie VI. On raconte que dans une autre circonstance
à peu près semblable à celle dont nous venons de
parler, une voix partie d'un balcon s'écria tout à
coup : Quanto è belîo ! quanto è bello ! (1 ) et aussitôt
la même acclamation de se faire entendre de toutes
parts, tandis que du milieu de la foule s'élevait cet
autre cri d'admiration : Tanio è bello , quanto è
santo ! Et chaque assistant se plut à répéter avec
(1) Goratrï : Mémoires seci'ets sur les Etats d'Italie.
— 149 —
plus de bonheur cet éclatant témoignage rendu à
sa vertu.
Tanto è bcllo, quanto è santo. Si jamais la voix du
peuple a été un écho fidèle de la voix de Dieu, c'est
assurément le jour où le peuple romain proclama,
dans un élan de noble exaltation, la sainteté du nou-
veau Pontife. Cette foule enthousiaste ne soupçonnait
pas alors que de tristes événements justifieraient
plus tard la haute opinion qu'elle avait de Pie VI .
Le Pontife ne crut pas devoir se borner à répandre
les bienfaits autour de lui et à donner au culte une
splendeur inaccoutumée. D'autres devoirs, trop
souvent pénibles, lui restaient à remplir. Il savait
qu'un souverain doit avant tout réprimer les abus
et mettre de l'ordre dans l'administration.
Il prit donc une connaissance exacte des affaires
du gouvernement, s'entoura de conseillers intègres,
et ne dissimula point la résolution qu'il avait prise
de frapper ceux qui se rendraient coupables de mal-
versations. On peut dire que sa fermeté ne se dé-
mentit pas plus que sa bonté.
Le gouverneur de Rome, n'ayant pas su répri-
mer quelques désordres occasionnés par les sbires,
fut sévèrement admonesté. Il priva de sa pension
Nicolas Bischi, préfet de l'Annone, supprima plu-
sieurs traitements inutiles, et annonça qu'il dé-
pouillerait de leurs emplois tous ceux qui en
abuseraient ou les auraient acquis d'une manière
illégitime. Grâce à ces réformes salutaires il put
économiser annuellement quatre cent mille écus
romains.
— 150 —
Il partageait son temps entre la prière, son cabi-
net de travail, son muséum et la bibliothèque vati-
cane. Il était successivement pontife, souverain tem-
porel, artiste, littérateur et savant, et l'on peut
dire, sans redouter un démenti, que nul ne com-
prit mieux que lui ces différents rôles. Pie VI avait
toutes les qualités nécessaires pour faire de son
règne une époque de gloire et de bonheur. Mais
des circonstances déplorables qu'il ne pouvait évi-
ter empoisonnèrent les joies de son glorieux ponti-
ficat, et furent pour l'Italie comme pour le reste de
l'Europe une source de calamités.
CHAPITRE X.
Sommaire. — Hypocrisie des ennemis de la papauté. — De toutes les institu-
tions politiques, la plus parfaite est sans contredit le gouvernement papal.
— Ce qu'en pensait M. de Maistre. — Les Papes à Avignon. — Leur adm
nistration jugée par les philosophes. — Réformes opérées par Pie VI. —
La chambre apostolique. — Les juifs au Ghetto. — Pie VI travaille au dé-
veloppement de l'agriculture et de l'industrie dans ses Etats.
On a écrit bien des volumes à la fin du dernier
siècle, pour décrier le gouvernement papal.
Ces attaques aussi violentes que peu justifiées se
sont renouvelées à la suite de la campagne d'Italie,
en 1859. Qu'importe aux ennemis de l'Eglise la vérité
des faits? Aux yeux des libres-penseurs, la fin
justifie les moyens, toutes les fois qu'il s'agit de
l'Eglise.
On n'attaque le pouvoir temporel du Pape qu'a-
fîn d'avoir plus facilement raison de son autorité
spirituelle. On suppose qu'une fois dépouillé de ses
Etats, le souverain Pontife ne tardera pas à perdre
son prestige.
En présence de l'hypocrisie souvent constatée des
écrivains antireligieux qui affirment ne vouloir
spolier le Chef de l'Eglise que pour lui faciliter
l'exercice de son ministère, les catholiques doivent
s'unir contre les ennemis du Saint-Siège, quel que
soit le terrain sur lequel on tentera de transporter
la lutte.
— 152 —
II n'y a pas d'institution politique exempte de dé-
fauts. Les lois les plus parfaites laissent souvent à
désirer, et le meilleur de tous les gouvernements
est celui qui sait le mieux concilier les droits inalié-
nables de l'autorité avec le progrès intellectuel et
moral des sociétés et la liberté des peuples.
Considéré à ce point de vue, le seul qui soit vrai,
le gouvernement des papes a toujours été supérieur
aux gouvernements les plus vantés de l'Europe.
« La puissance pontificale », a dit M. de Maistre,
« est par essence la moins sujette aux caprices de
« la politique. Celui qui l'exerce est de plus toujours
« vieux, célibataire et prêtre; ce qui exclut les
« quatre-vingt-dix-neuf centièmes des erreurs et
« des passions qui troublent les Etats. Enfin, comme
« il est éloigné, que sa puissance est d'une autre
« nature que celle des souverains temporels, et
« qu'il ne demande jamais rien pour lui, on pourrait
« eroire légitimement que si tous les inconvénients
« ne sont pas levés, ce qui est impossible, il en res-
« terait du moins aussi peu qu'il est permis de l'es-
« pérer, la nature humaine étant donnée ; ce qui est
« pour tout homme sensé le point de perfection (1) ».
Nos pères ont pu juger par eux-mêmes des im-
perfections prétendues du gouvernement pontifical.
Les Souverains Pontifes, après avoir habité Avi-
gnon pendant plus d'un demi-siècle, ont gouverné
parleurs légats le Comtat Venaissin jusqu'à la Révo-
lution française. Eh bien ! les philosophes eux-
mêmes ont été contraints d'avouer que ce pays
(1) Le Pape.
— 153 —
était de beaucoup plus heureux que les provinces
qui l'avoisinaient.
M. Louis de Laincel, dans son Voyage humouris-
tique, a écrit, à propos de la question qui nous
occupe, quelques observations aussi parfaitement
vraies que spirituellement exprimées. Mes lecteurs
voudront bien me permettre de citer ici ce char-
mant écrivain, dans l'intérêt de la cause que je
défends. Son jugement a d'autant plus d'autorité
qu'il a soin de l'étayer de témoignages peu sus-
pects.
Après avoir parlé du rôle que joua dans le Comtat
Fabrice Serbelloni et cité l'épitaphe touchante qui
fut composée pour lui, M. Louis de Laincel ajoute :
« Heureux les pays dont les gouverneurs s'en
vont dans la tombe accompagnés par des élégies
sincères I Depuis 1650 environ, jusqu'au moment
où sonna le tocsin de 1 791 , le Comtat fut paisible, et
durant l'espace d'un siècle, cette belle contrée vit
considérablement augmenter sa richesse et son
bien-être, sous l'administration pontificale. Voyez
ce qu'en dit l'abbé Coyer, un de ces abbés philo-
sophes qui méritaient l'amitié de Voltaire :
« Les Avignonais paraissent fort contents du gou-
« vernement papal. C'est peut-être l'aisance où ils
« vivent, sur un territoire fécond, qui les rend
« moins industrieux, moins entreprenants dans le
« commerce. Mais qu'importe, si le bonheur habite
« avec eux (1) ? »
Voici encore un tableau de la situation du Com-
(1) Voyages d'Italie et de Hollande, par l'abbé Coyer, 1775, t. n.
tat avant 1 7 89, fait peu d'années avant cette époque,
et qu'on lit dans les Soirées provençales de Pierre
Béranger, — encore un philosophe celui-ci, et par-
tant peu suspect :
« Qu'importe que ce pays-ci puisse renfermer
« plus ou moins d'habitants ? il s'agit de savoir si
« ceux qui l'habitent sont heureux. Or, voyez et
« jugez: ici Y homme, réduit aux quarante écus, paye,
« il est vrai, sa capitation, mais on lui fait grâce
« du taillon, des aides, des gabelles , du sou par
« livre et des vingtièmes. Ici, les moissons ne sont
« pas dévorées par un camp volant de commis et de
« collecteurs, plus cruels, plus dévastateurs que la
« grêle et les sauterelles ; les Publicains n'y tra-
« vaillent pas le pays en finances. Le tabac vaut
« deux sous l'once ; le sel, six liards la livre ; le vin,
« deux sous le grand pot. Le pain et la viande y
« sont taxés à un prix raisonnable, qui accommode à
« la fois le propriétaire et le consommateur. Ces
« plaines, couvertes de verts mûriers, fournissent
« une énorme quantité de fort belle soie aux manu-
« factures de Lyon et du Languedoc. Ces longues
« allées d'ormes, d'amandiers, d'oliviers, ces mille
« avenues de saules et de peupliers donnent le bois
« de chauffage, produisent des huiles et des fruits
« en abondance et suppléent au manque de forêts.
« Tout ces canaux si bien ménagés, les eaux du
« Rhône, les bras de la Durance, les saignées de la
« Sorgue avivent ces trèfles et ces luzernes, et sont
« comme les veines et les artères de ces pâturages
« féconds en herbes et en troupeaux : de là, les
— 155 —
« laines, les engrais, le bétail qui laboure, et le lait
« qui nourrit le laboureur. Pensez-vous que la belle
« culture de tant d'héritages puisse exister dans cet
h état florissant, sans une population convenable,
« sans économie politique, sans bonheur ? Je suis
« loin de le croire... — Ici, propriété, sûreté, liberté,
« ne sont pas de vains mots (1) ».
« Un autre écrivain, M. J. André, a écrit, de son
côté, cette phrase qui complète les réflexions des
deux voyageurs que je viens de citer : « On ne sau-
« rait trop », dit-il, « faire l'éloge des statuts de la
« ville d'Avignon, son organisation municipale est
« très-sage (2) ».
« Je sais bien que, quelquefois, les vice-légats
ne se montraient point parfaits, que Lascaris, qui
remplissait cette fonction vers 1664, est accusé
de cupidité et de dureté ; mais les Papes savaient
écouter les réclamations de leurs sujets d'outre-
mer. Ainsi une commission fut nommée par Pie VI,
pour rechercher les vices et les abus qui pouvaient
s'être glissés dans le gouvernement des vice-légats.
On remarquait dans cette commission le marquis de
Lespine, le baron de Sainte-Croix, les sieurs de
Vigne, de Guilhermier, de la Paillonne, etc.
« Un état de prospérité était donc constaté dans
le Comtat, peu avant la révolution qui annexa ce
pays à la France : remarquons combien les dates
où cette prospérité était observée par des voya-
geurs, sont rapprochées de celles où éclata une
(1) Les Soirées provençales, par Béranger, 1786. — (2) Révolutions d'Avi-
gnon.
— 156 —
révolution qui bouleversa et qui ensanglanta une
contrée naguère si paisible.
« En regard de la peinture que vous venez de
voir, placez les horreurs de la Glacière, l'incendie
de Bédouin, les ravages et les pillages organisés
par Jourdan Coupe-Tête, la guillotine en perma-
nence à Orange, l'administration de Fréron, les
meurtres accomplis en 1815 par les Fédérés, l'as-
sassinat du maréchal Brune, — et du contraste
une conclusion naîtra ; inutile de la formuler (1) ».
Il vient de me tomber sous la main un ouvrage
fort curieux, intitulé : Lettres historiques et galantes
de deux dames, dont l'une était à Paris et l'autre en
province. Mme Dunoyer, auteur de ce livre peu dé-
vot, avait assez de philosophie pour juger avec
impartialité l'administration pontificale :
« Vous vous trompez très-fort, Madame, quand
« vous croyez que hors de Paris il n'est point de
« plaisir ». Ainsi s'exprime, dès le début de sa pre-
mière lettre, le bas-bleu libre-penseur de l'école
d'Arouet.
« Vous êtes dans une erreur pareille », continue
Mme Dunoyer, « à celle où étaient les anciens Grecs,
« quand ils traitaient de barbares tous les autres
« peuples ; il en est, je vous assure, de bien polis
« dans les pays que j'ai parcourus depuis que je
« vous ai quittée, et je ne pense pas qu'il y ait au
« monde un séjour plus agréable que celui d'Avignon,
« où les affaires de mon mari m'arrêtent pour quel-
« que temps. Cette ville est ancienne, on l'appelait
(1) Voyage humouristique dans le Midi, par Louis de Laincel.
« autrefois Avenio ; elle appartenait aux comtes de
« Thoulouses; le Pape l'ôta à Raymond, dans le temps
« des A Ibigeois ; et Jeanne, reine de Naples et com-
« tesse de Provence, fille de Robert, roi de Sicile,
« lui en donna la propriété, et de tout le Comtat
« Venaissin, dont elle est capitale. Les Papes y ont
« siégé soixante et dix ans, depuis Clément V jus-
« qu'à Grégoire XI, qui fut le septième Pape d'Àvi-
« gnon, et qui disputait la succession de Saint-Pierre
« aux Papes de Rome. La situation de cette ville
« est enchantée : le Rhosne baigne ses murailles ;
« ce ne sont que jardins et prairies au dehors et
« bâtiments magnifiques au dedans... Des couvents
« d'hommes et de filles embellissent encore cette
« charmante ville, qui est sous un très-beau ciel et
« sous la plus douce domination du monde, puisqu'elle
« ne reconnaît que l'autorité du Pape, exercée par
« un vice-légat, qui est toujours homme de condi-
« tion et fort aisé à ménager. Celui d'à présent
« s'appelle Delfini ; c'est un noble vénitien fort
« poli : il postule, dans ce poste, celui de nonce en
« France, et le chapeau de cardinal ; dignités aux-
« quelles celle de vice-légat sert ordinairement de
« degré. On ne sait ici ce que c'est qu'impôts et
« capitation ; tout le monde y est riche, et tout y
« respire la joye ».
Deux pages plus loin, le touriste en jupons adresse
à son amie, laquelle ne croit pas aux miracles, les
réflexions suivantes, qui prouvent tout au moins
que les sujets du Pape jouissaient d'une certaine
liberté sous le despotisme sacerdotal des vice-légats :
- 158 -
« Divertissez-vous donc de votre mieux sans moi,
« comme je tâche de me réjouir sans vous, en
« attendant que nous recommencions de nous ré-
« jouir ensemble : Je voudrais bien que ce fût dans
« ces climats où Von jouit d'une entière liberté, où
« l'on peut chanter la Mainlenon et Noailles sans
« craindre la Bastille, et où je puis écrire sur ma
« fenêtre, pendant qu'à l'heure qu'il est, vous souf-
« fiez, je gage, dans vos doigts ».
A philosophe, philosophe et demi. Dans sa ré-
ponse à la missive dont on vient de lire quelques
extraits, la gracieuse et spirituelle parisienne se
moque agréablement du surnaturel et des Révérends
Pères Célestins d'Avignon. Cette ville cependant ne
lui est point trop antipathique ; au contraire, grâce
à la liberté dont on y jouit et aux plaisirs quelque
peu mondains que les gens du monde peuvent s'y
procurer, en dépit de l'inquisition et de ses noirs ca-
chots. Son amie la provinciale lui dit à ce sujet les
choses les plus aimables :
« Je suis bien aise, Madame, que vous preniez
« du goût pour nos plaisirs de province, et que vous
« ne m'ôtiez pas tout à fait l'espérance de vous voir
« ici. Vous ne serez jamais étrangère nulle part, et
« encore moins ici qu'ailleurs, puisque le mérite est
« de tous les pays, et qu'Avignon est un de ceux où
« l'on sait le mieux lui rendre justice ».
« Vers 1789, en présence des dangers qui mena-
çaient les populations paisibles du comtat, « Pie VI
« autorisa la formation des gardes nationales », dit
M. Louis de Laincel dans son Voyage humouristique.
« Saint-Christol, nommé à l'unanimité officier gé-
« néral, fit son entrée en fonctions en allant, avec
« M. de Florent, secourir les bourgs du Thor et de
« Cavaillon , envahis par les Avignonais. Deux
« mille hommes, commandés par Chabran, qui fut
« depuis général au service de la République, mi-
« rent bas les armes. Je fis brûler, dit Saint-Christol,
« une potence hérissée de dix crochets où trente-deux
« personnes étaient menacées de perdre la vie ».
Comme on le voit, le gouvernement papal ne se
bornait pas à rendre justice au mérite, il savait
aussi veiller à la sécurité de ses sujets. Il le fallait
certes bien, en présence des atrocités de tout genre
que les illuminés de Swendenborg, connus à Avi-
gnon sous le nom de Martinistes, se disposaient à
commettre.
Les mêmes témoignages sont rendus à l'adminis-
tration pontificale à Rome, par les ennemis de la
papauté.
« L'autorité du pape », écrivait Dupaty, « douce
« et légère en elle-même, n'appuie presque pas sur
« le peuple ».
Le philosophe continue en ces termes :
« Une foule de causes morales courbent son
« obéissance, comme sa foi, sous le joug pontifical.
« Il a un maître absolu, mais il n'en a qu'un, il croit
« le tenir de Dieu, il en change souvent, la tiare
« est trop loin de lui ».
Ailleurs le même écrivain a dit :
« Malgré les vices nombreux de son administra-
« tion, Rome est l'Etat politique le plus en sûreté,
— 160 —
« l'Etat social le plus calme, l'Etat civil le plus heu-
« reux ».
Gorani, un sophiste bien connu par sa haine
contre l'Eglise, oublie un instant ses préventions et
rend, lui aussi, témoignage à la vérité.
«J'ai fait connaître ailleurs», dit-il, « que le ca-
« ractère distinctif des Romains modernes, c'est la
« politesse et l'aménité ; ils ont pour les étrangers
« des égards distingués, et même du respect ; mais
« ce respect n'est point servil , comme celui du
« peuple allemand. Les Allemands, d'une classe in-
« férieure, voient dans leurs supérieurs des maîtres
« devant lesquels ils se prosternent ; et si le hasard
« ou quelques circonstances particulières leur pro-
« curent l'entrée de leurs hôtels, ils ne les appro-
« chent qu'avec une contenance humiliée qui sent
« l'esclavage. Les Romains, au contraire, ne laissent
«rien échapper qui tienne à l'asservissement, et
« leur conduite, à cet égard, est bien opposée au
« génie de leur langue ».
Un jeune seigneur de Rome s'exerçait un jour à
monter à cheval dans la cour de son palais. Une
foule d'oisifs, la plupart en guenilles, assistait à cette
manœuvre et gênait le manège. Cela déplut au
maître de la maison qui eut l'imprudence de pro-
noncer le mot de canaille. Tu as raison de nous
traiter ainsi, s'écria un des spectateurs; nous méri-
tons l'injure, puisque nous la souffrons.
Ce fait vient à l'appui de ce que dit Gorani.
Des abus s'étaient glissés dans le gouvernement
pontifical. Pie VI les connaissait et brûlait du désir
— 161 —
de les faire disparaître. Parvint-il à son but? Ses
détracteurs ne manqueront pas de le nier. Mais
l'histoire, qui est tenue à plus de justice que les
partis, répond d'une manière affirmative.
L'agriculture fut aussi l'objet de sa continuelle
sollicitude. Il nomma une commission de cardi-
naux chargée d'en hâter le développement par
tous les moyens possibles. Il s'attacha surtout à ré-
gler les impôts et à mettre de l'ordre dans les finan-
ces. Par là, il pouvait diminuer les charges qui
pesaient sur la propriété et en augmenter le revenu.
La chambre apostolique fut surveillée avec un
soin tout spécial.
Le cardinal Rezzonico en était le chef. Le tré-
sorier administrait le trésor sous ses ordres et assu-
mait la responsabilité effective de ce ministère.
Rezzonico était doux et bienveillant. En retour, le
trésorier Palotta, successeur de Mgr Braschi, mon-
trait une fermeté que rien ne pouvait fléchir. Quant
à son intégrité, elle était proverbiale. Palotta était
devenu le cauchemar des fripons et des intrigants.
Pie VI devait avoir pour lui une prédilection toute
particulière.
Après le trésorier venait le préfet de l'Annone.
Ce haut fonctionnaire était chargé des approvision-
nements.
L'Annone, de l'avis d'hommes éminemment pra-
tiques, était désastreuse pour l'agriculture, en ce
sens qu'elle entretenait l'inertie des cultivateurs,
sans prévenir les disettes. Pie VI eut bien souvent
la pensée de la supprimer, mais il n'osa mettre
Pie VI. 11
— 162 —
son projet à exécution. Il se contenta de punir
sévèrement toutes les malversations qui se produi-
sirent.
Nicolas Bischi avait dépensé une somme de
neuf cent mille écus pour achats de grains. Accusé
de vol, il fut livré aux tribunaux, malgré les récla-
mations du gouvernement français et de l'ambas-
sadeur d'Espagne. Convaincu de friponnerie, il se
vit condamné à une restitution de deux cent quatre-
vingt-deux mille écus. Cette sévérité, digne à tous
égards des plus grands éloges, fut violemment atta-
quée par les philosophes qui accusèrent de tyran-
nie le meilleur, mais aussi le plus juste des sou-
verains (1).
La sécurité individuelle était parfois compromise
à Rome. Là, comme dans le reste de l'Italie, le
poignard se chargeait assez souvent des vengeances
personnelles que certains individus croyaient pou-
voir exercer. Pie VI supprima en grande partie
les asiles où les malfaiteurs avaient coutume de se
réfugier pour se mettre à l'abri de la justice. Aussi
les assassinats furent-ils extrêmement rares sous
son pontificat.
Les juifs fixèrent aussi son attention. Persécuté
chez toutes les nations de l'Europe, au moyen âge,
ce malheureux peuple alla demander un refuge
aux Souverains Pontifes. Sa confiance ne fut point
trompée.
(1) Si le coupable n'avait pas été puni, la secte philosophique aurait accusé
le gouvernement pontifical de faiblesse. Le journalisme contemporain suit exac-
ment la même méthode.
— 163 —
Mais si les Papes se montrèrent bons envers les
juifs, le peuple n'en conserva pas moins à leur
endroit de terribles préventions.
Le gouvernement pontifical dut prendre des
mesures en conséquence et les mettre à l'abri de la
haine populaire. On leur donna donc à Rome un
quartier spécial qu'ils devaient habiter à l'exclusion
des chrétiens.
Cela ne suffisait pas, il fallait, de plus, les pro-
téger contre les coups de mains que la nuit pouvait
rendre possibles, et prévenir les accusations que l'on
ne manquerait pas de porter contre eux. De là le
soin avec lequel on fermait chaque soir le Ghetto,
afin d'en rendre l'accès impossible.
En vertu d'une loi plus sage que tyrannique,
tout juif qui sortait de son quartier après le soleil
couché était condamné à mort. Ces lois qui, dès le
principe, avaient été des lois protectrices, finirent
par devenir inexplicables , les dangers qu'elles
étaient appelées à prévenir n'existant plus.
Quoique tombées en désuétude, elles n'en pe-
saient pas moins sur les juifs d'une façon très-
lourde.
Pie VI les abrogea.
Il punit en outre avec une sévérité sans égale les
agents du fisc qui s'avisaient parfois de pressurer
ces malheureux.
Il supprima le sermon qu'un dominicain, suivant
un usage antique, leur prêchait, chaque samedi. Ils
purent, dès lors, communiquer avec les chrétiens
en toute liberté, et ils ne furent plus tenus de porter
— ir>4 —
derrière leur dos le chiffon en toile jaune qui les
distinguait des romains. On leur permit également
d'enterrer leurs morts avec toute la solennité dési-
rable.
Un auteur que nous avons déjà cité, M. Louis de
Laincel, fait, à propos du signe distinctif que les
juifs étaient obligés de porter, les réflexions sui-
vantes :
« Cet usage, il est bon de le noter en passant,
« n'avait point été inventé par les chrétiens, il ve-
« nait de loin ; on lit dans la Bibliothèque Orientale
« d'Herbelot que le Parehzerd, pièce jaune en per-
« san, était un morceau d'étoffe que les juifs étaient
« obligés de coudre sur leurs habits pour être dis-
« tingués des autres nations du levant. Les arabes
« appelaient cette marque Ghiar. Par ordonnance
« des califes, les chrétiens, en Orient , devaient
« ceindre leurs vêtements avec de larges ceintures
« de cuir. Cette coutume de faire porter une marque
« jaune aux juifs, dut donc être importée à la suite
« des croisades ; ce n'est pas toujours ce qu'on
« trouve de mieux dans les habitudes des étran-
h gers qui leur est emprunté, ceci pourrait se démon-
« trer, même dans notre époque (1) ».
Tandis que Pie VI se faisait remarquer par sa
mansuétude vraiment évangélique et les réformes
utiles qu'il introduisait dans l'administration, le phi-
losophisme organisait en Europe, sur un pied co-
ossal, l'intulérance la plus révoltante qui ait jamais
pesé sur un peuple. Or, ce sont les coryphées de
1) Vogage humouristique dans le Midi, par Louis de Laincel.
— 165
cette secte nouvelle que les écrivains de nos jours
se plaisent à exalter.
On peut dire des libres-penseurs, qu'ils n'ont
rien appris ni rien oublié. Leurs déclamations sur
le gouvernement papal sont aujourd'hui ce qu'elles
étaient au xviri6 siècle, et Pie IX est l'objet des
mêmes accusations que le noble martyr de 1799.
Voltaire est mort, mais son esprit vit encore. Il vit
dans les beaux esprits du matérialisme contempo-
rain, ignorants orgueilleux qui adorent leurs fan-
taisies soi-disant philosophiques, et ne veulent pas
de l'enseignement de l'Eglise, parce que l'Eglise
n'a pas jugé à propos de soumettre à leur visa
les articles de son symbole. Hommes sans convic-
tions, courtisans éhontés de la force brutale, ils
croient faire preuve de courage en poursuivant de
leurs calomnies l'Eglise et le clergé. Prôneurs de
liberté, ils invoquent la servitude comme un auxi-
liaire indispensable contre ceux qui osent ne pas
accepter leurs détestables théories.
Ce que Pie VI avait fait pour l'agriculture, il le
fit pour le commerce et l'industrie. Il aurait voulu
inspirer à ses sujets l'amour du travail, chose,
hélas I bien difficile chez les peuples du Midi. Il ne
cessa d'encourager les entrepreneurs, soit en leur
faisant des avances considérables, soit en les ré-
compensant des efforts qu'ils tentaient. Des con-
cours furent établis et des primes accordées à ceux
qui les méritaient.
Notre siècle n'a donc pas à se glorifier des moyens
dont les gouvernements se servent aujourd'hui
- 166 —
pour encourager l'industrie et l'agriculture. On
oublie trop d'ailleurs que l'Etat retire d'une main
ce qu'il donne de l'autre, en écrasant d'impôts les
malheureux producteurs qu'il daigne encourager.
Qui ne sait qu'en retour des charges qui pèsent
sur eux, on se borne à leur distribuer des médailles
et des mentions dont l'unique résultat est de flatter
leur amour-propre.
Pie VI joignait à ces vues larges et généreuses
une bonté sans limites. Ses sujets, quels qu'ils
fussent, pouvaient recourir à lui en toute con-
fiance. Il recevait leurs plaintes avec une condes-
cendance toute paternelle et ne manquait jamais
d'y faire droit, si elles étaient fondées.
Un jour qu'il parcourait à pied les rues de Rome,
une femme du peuple se présente à lui. Très-saint
Père, lui dit-elle, l'huile est affreusement chère et
tu dois y pourvoir. Pie VI regarde cette femme
avec bienveillance et fait semblant de continuer sa
route. Non pas, non pas, s'écrie-t-elle, tu réé-
couteras ; je te répète que l'huile est affreusement
chère; tu dois aviser au moyen d'en faire baisser
le prix. Le Pape l'assura que ses vœux seraient
exaucés et eut ainsi la permission de poursuivre sa
route.
On pourrait citer une foule de faits du même
genre.
Après cela, vraiment, qui ne serait contraint
d'avouer que Pie VI fut un despote abominable, et
un souverain dépourvu d'intelligence? Au nom du
progrès indéfini et des idées nouvelles, on ne man-
— 167 —
quera pas de lui préférer les aimables citoyens qui
s'étaient formés au gouvernement des peuples dans
les livres de Voltaire et de Jean-Jacques Rous-
seau, et qui chargeaient la guillotine d'assurer le
triomphe de leur rêveries philanthropiques !
CHAPITRE XI.
Sommaire. — Les marais Pontins. — Leur histoire. — Travaux de dessèche-
ment tentés à diverses époques. — Succès obtenu par Pie VI. — Ses pro-
jets. — La voie Appienne. — SaiDt-Laurent le Nouveau. — Projets gran-
dioses du Pape. — Etat du commerce et de l'industrie sous le gouvernement
pontifical.
Parlons maintenant des marais Pontins. Entre
Terracine et Velletri, s'étend une plaine de dix
lieues de longueur sur quatre de largeur. Cette
contrée, s'il faut en croire les historiens, jouis-
sait autrefois d'une merveilleuse fécondité. Elle
renfermait, dit-on, plus de vingt bourgades, et des
villas en très-grand nombre. C'est là que se ren-
daient, pendant la saison d'été, les personnages
illustres de l'époque. Ils venaient s'y délasser de
leurs travaux et oublier, au contact de la nature,
les plaisirs frelatés d'une civilisation de mauvais
aloi. Cette partie du Latium était comme un nouvel
Eden où l'homme retrouvait en partie le bonheur
des anciens jours.
A l'extrémité sud de cette vallée, apparaissait
l'île célèbre de Circée. Elle n'est plus aujourd'hui
qu'un promontoire. Je n'ai pas l'intention d'exa-
miner ici comment a pu s'opérer cette transfor-
mation. Je laisse ce soin aux géologues, beaucoup
plus experts que moi dans ces sortes de matières.
Le mont Circello se compose de neuf collines dis-
— 169
posées en amphithéâtre. Les deux sommets les
plus élevés paraissent avoir de quinze à dix-huit
cents pieds. Sur un de ces monticules, et vers le
midi, on rencontre le village de San-Félice, au-des-
sus duquel se montrent les ruines de l'ancienne
Circéi.
La vue de ces antiques pans de murailles me fit
penser au récit d'Homère et à la célèbre magicienne
qui habita ces lieux. Hélas ! le mont Circello n'a
rien ou presque rien conservé de ce que renfermait
cette île merveilleuse. Les bruyères sauvages ont
remplacé les bosquets parfumés et les vertes pe-
louses. Au lieu d'un sol fertile et gracieusement
accidenté, on rencontre des amas de sable charriés
par la mer au pied du promontoire, et des carrières
de tuf dont les parties poreuses sont remplies de
coquillages marins.
Du côté de la mer, le mont Circello est flanqué
d'énormes rochers, déchirés en tout sens par de
profondes et larges crevasses. On y trouve aussi
des grottes nombreuses qu'il n'est pas toujours
facile d'explorer. La plus remarquable de toutes
porte encore le nom de grotta délia Maga, en sou-
venir du mystérieux personnage qui l'habita.
Ces lieux désolés ont été le théâtre de grandes
révolutions. On y découvre des matières volca-
niques à chaque pas. Des flots de lave brûlante
se sont promenés jadis au fond des vallées qui en-
tourent la montagne.
« Lorsque, assis au sommet de ce promontoire»,
dit un écrivain de nos jours, «j'ai parcouru du re-
— 170 —
« gard la contrée qu'Homère a décrite, j'ai revu
« réellement les enfers sur ces rochers calcinés,
« sur ces vastes champs de soufre et de bitume, au
« fond de ce lac, dont les eaux noires ont remplacé
« les feux souterrains, dans ces cavernes d'où sor-
« tent des vapeurs mortifères ; j'ai retrouvé le pays
« des Lestrygons, les impétueux torrents du Phlé-
« géthon enflammé, la fosse des spectres, et plus
« loin la riante et verte prairie où les Sirènes cap-
« tivaient les mortels, pour livrer ensuite leurs
« cadavres à la voracité des feux... Et mon œil
« épouvanté s'est arrêté sur ces masses terribles,
« vieux témoins de la création, pour y découvrir la
« trace des cataclysmes, qui vingt fois peut-être
« changèrent la face du monde ».
On retrouve encore sur le flanc de la montagne
quelques bouquets de myrtes. C'est là que cet
arbuste, apporté par les Grecs, fleurit pour la pre-
mière fois en Italie.
De ce lieu élevé on aperçoit les marais Pontins.
Mais on chercherait vainement à y découvrir un
seul vestige des bourgs et des villas dont nous avons
parlé et que les Lacédémoniens y fondèrent.
Virgile nous apprend qu'ils élevèrent un temple
à la Fécondité, tout près des murs de Pométia, leur
cité principale. Les poëtes ont chanté à l'envi la
source d'eau vive qui coulait dans le bois consacré
à cette divinité.
Viridi galiciens Feronia luco.
Virg., En. vu.
— 171 —
Féronie en ses vastes forêts
Offre l'abri sacré de leurs riants ombrages.
Delille, Trad.
Ora manusque tud lavimus, Feronia, lymphd.
Hor., Sat. v, liv. i.
Nymphe, qui de tes eaux arroses cette plaine,
Je courus me laver à ta claire fontaine.
Daru, Trad.
On se demande comment il a pu se faire qu'un
pays si favorisé de la nature se soit transformé en
marécages pestilentiels. Les guerres civiles et les
maladies contagieuses qui désolèrent Rome et le
Latium, à diverses reprises, sont la cause première
de cet état de choses. La population, décimée par ces
terribles fléaux, négligea d'abord et finit par délais-
ser les travaux agricoles. Les nombreux torrents
qui descendent des montagnes et coulent vers la
mer, cessant d'être maintenus dans leurs lits par les
soins des habitants, se répandirent dans les terrains
autrefois cultivés et formèrent en peu d'années les
immenses marécages dont nous parlons.
Appius Claudius fut un des premiers qui essaya
de rétablir les choses dans leur état primitif et de
rendre ces plaines à l'agriculture. Il fit percer la
fameuse voie qui porte son nom et traverse les
marais Pontins. Avant lui on avait essayé de cons-
truire des digues, mais les eaux les avaient rompues
ou ensevelies sous le limon. Il les fit réparer avec
soin. Il y ajouta de vastes fossés destinés à recueillir
l'eau croupissante des étangs. Quoique très-beaux
- 172 —
et très- considérables, ces divers travaux ne purent
pas toujours protéger la nouvelle voie.
Sous le consulat de Cornélius Céthégus on se
remit à l'oeuvre. Les résultats furent les mêmes. Un
siècle et demi ne s'était pas écoulé depuis Appius, et
déjà la plupart des ouvrages qu'il avait fait élever
n'existaient plus.
Jules César, qui ambitionnait tous les genres de
gloire, essaya, lui aussi, de rendre à cette partie du
Latiumson ancienne prospérité. César était puissant,
et la nature l'avait doué d'une grande énergie. De
plus il n'était pas homme à reculer devant les dé-
penses considérables qu'allaient exiger ces immenses
travaux. Quelques écrivains ont pensé qu'il aurait
réussi, si la mort n'était venue détruire inopiné-
ment le seul, peut-être, de tous ses rêves que l'on
puisse admirer sans réserve.
Héritier de ses idées et de son ambition, Octave
reprit l'œuvre du célèbre conquérant et résolut de
la mener à bonne fin.
Mais on eût dit que les éléments s'obstinaient à
paralyser ses efforts. A peine les travaux étaient-ils
terminés, que les torrents furieux les faisaient dis-
paraître.
Les marais Pontins restèrent donc ce qu'ils
étaient auparavant.
Vint ensuite le tour de Néron et de Trajan dont
les efforts furent absolument stériles.
Sous les règnes de Galba, d'Othon et de Vitellius,
les guerres intestines firent perdre de vue le des-
sèchement des marais. Le canal que l'on avait
— 173 —
creusé le long de la voie Appienne se combla peu
à peu, et lorsque Théodoric recommença les tra-
vaux interrompus, il ne restait presque rien de ce
que l'on avait fait avant lui.
Le sénat comprit que le seul moyen d'obtenir
un résultat sérieux, c'était d'encourager l'initia-
tive individuelle. Cécilius Décius se mit à la tête de
l'entreprise. On lui céda, par un décret, la propriété
de tous les terrains qu'il parviendrait à soustraire
aux inondations.
On a trouvé à Terracine une inscription qui rap-
pelle ce fait et constate les succès obtenus par ce
courageux citoyen. Après Décius, la situation rede-
vint ce qu'elle était auparavant, parce qu'il n'y eut
personne d'assez hardi pour continuer l'œuvre com-
mencée.
C'en sera fait désormais de cette question jus
qu'au pontificat de Boniface VIII.
Martin V, n'étant encore que camerlingue, fut
chargé, par le Pape régnant, d'aviser au moyen
d'assainir cette malheureuse contrée. Revêtu peu
de temps après du pouvoir pontifical, il se hâta de
donner suite à l'idée généreuse de son prédéces-
seur. Il appela auprès de lui les ingénieurs les plus
habiles. Tous furent d'avis que jusqu'alors on avait
pris un chemin trop long pour conduire à la mer
les eaux stagnantes des marais. On décida, en con-
séquence, que l'on creuserait un vaste et profond
canal au travers d'une colline, afin d'éviter de trop
grands circuits. Cet ouvrage s'exécuta conformé-
ment aux plans et devis des hommes de l'art.
— 174 —
Le canal de Martin V rappelle, par son caractère
grandiose, ce que les anciens romains ont fait de
plus beau. Il n'a pas moins de quarante-cinq pieds
de largeur, sur trente-cinq de profondeur, sans
compter les chaussées dont la base est de cent qua-
rante pieds. Un quart de lieue à peine séparait les
ouvriers de la mer, quand la mort vint frapper le
Pape.
Léon X et Sixte-Quint essayèrent, à leur tour,
de détourner les eaux qui inondaient ces plaines.
Sixte-Quint fit creuser un vaste et beau canal qui
porte encore son nom et qui allait déboucher non
loin du mont Circello. Il profita des anciens canaux
qui furent déblayés et que l'on protégea au moyen
de fortes chaussées. Malheureusement les eaux
pluviales ne tardèrent pas à emporter ces barrières.
Après tant d'essais infructueux, il fallait certes
bien du courage pour recommencer des travaux
que l'expérience semblait condamner.
Pie VI n'hésita pas néanmoins à se mettre à
l'œuvre.
On n'apercevait au milieu de ces vastes plaines
que quelques misérables cabanes habitées par des
spectres vivants. Ces malheureux inspiraient aux
voyageurs une pitié profonde, et eux-mêmes
avaient conscience de leur état déplorable.
Un français qui visitait ces lieux désolés, en 1 772,
demanda à un groupe d'Italiens qu'il rencontra sur
son chemin comment ils faisaient pour vivre : Nous
mourons, répondirent-ils avec une indicible mélan-
colie. Ce mot, dans son laconisme sublime, peut
— 175
donner une idée exacte de l'état de souffrance mo-
rale et physique de cette population déshéritée.
Il n'est donc pas étonnant que le bon et infatigable
Pie VI ait eu la pensée, lui aussi, de mettre un
terme à cet état de choses.
On ne négligea rien pour le décourager et le
détourner de son projet. Son entourage exagéra les
difficultés que l'on aurait à vaincre. Il se rencontra
même des hommes assez oublieux des convenances
pour décocher contre lui de sottes plaisanteries.
Rien ne put modifier la détermination qu'il avait
prise.
A peine sorti d'une maladie aussi longue que
dangereuse, il voulut quitter Rome et se transpor-
ter sur le théâtre des opérations, afin de tout voir
par lui-même. Déjà il avait fait lever un plan des
lieux et dresser des cartes d'une exactitude irrépro-
chable. Mais cela ne lui suffisait pas. Il pensa que sa
présence contribuerait à rendre cette œuvre popu-
laire et à donner une vive impulsion aux travaux
commencés.
De nouvelles difficultés se présentèrent alors. —
Son médecin, son neveu et le cardinal de Bernis,
pour lequel il professait une estime profonde, s'ef-
forcèrent de le détourner d'un semblable voyage.
On alla même jusqu'à lui rappeler qu'il était con-
traire aux usages reçus de voir un Pape s'éloigner
ainsi de la Ville Eternelle. Toutes ces représenta-
tions demeurèrent sans résultat.
Il partit de Rome le 5 avril 1780, accompagné
d'une suite peu nombreuse.
— 1 76 —
Quelle ne fut pas son émotion, lorsque, du haut
d'une colline d'où l'on embrassait toute l'étendue
des marais Pontins, il put contempler les ravages
causés par les inondations. Un brouillard fétide et
malsain s'élevait du fond des vallées humides. Son
entourage lui fit de nouvelles observations sur l'im-
prudence qu'il commettait, en parcourant ces lieux
pestilentiels, malgré son état de faiblesse. Mais une
seule pensée le dominait et le rendait insensible à
tout le reste, c'était de soustraire cette partie de
ses Etats au fléau qui la désolait. Il se dirigea donc
vers Terracine, visitant les travaux, encourageant
les ouvriers, leur distribuant des médailles d'or et
d'argent et recueillant toutes les observations qui
lui étaient adressées.
On organisa une banque sous le nom de Mont des
Marais. En quelques mois, elle réunit pour deux
cent quarante mille écus romains de souscriptions
volontaires. Les cartes et les plans dont nous avons
parlé étaient l'œuvre d'un habile ingénieur nommé
Sani. Bolognini, que son intelligence et son activité
avaient signalé depuis longtemps à l'attention de
Pie VI, fut chargé de la direction des travaux.
Dès le début des opérations, on découvrit un an-
cien aqueduc qui fournissait autrefois de l'eau à la
ville de Terracine. On l'utilisa de la façon la plus
intelligente, après l'avoir réparé à peu de frais.
On creusa en même temps un large canal qui
devait aboutir au lac Foligno. Ce canal avait quatre
lieues d'étendue et réunissait les eaux de YUfeus et
de YAmaseaus, les deux rivières qui avaient le plus
— 177 —
contribué à la formation des marais Pontins. Le
pont qui les traverse au-dessous de leur point de
jonction est orné d'une inscription latine que je re-
produis ici :
« Qud leni rcsonans prius susurro
••< Molli flumine sese agebat Vfeus,
« Nunc rapax Amasenus it hibens : et
« Vias didicisse ait priores,
« Ut sexto gereret Piojubenti
« Morem, neu sibi ut ante jure possit
« Viator maie dicere aut colonus ».
Un écrivain français a traduit en Alexandrins ces
vers aussi purs qu'élégants :
« Dans ce lit où l'Ufeus au faible et doux murmure
« Promenait mollement son onde toujours pure,
« Le rapide Amazène, enchaîné de nos jours,
« Roule, soumis aux vœux d'un Pontife suprême,
« A ceux des habitants, du voyageur lui-même :
« Pour eux il semble avoir repris son ancien cours ».
Si Horace revenait visiter ces lieux autrefois dé-
solés, il ne se plaindrait plus en termes énergiques
des eaux malfaisantes des Marais, des cris fatigants
des grenouilles et de la morsure venimeuse des
moucherons.
Aqua teterrima
Mali culices, ranœque palustres.
Les travaux de dessèchement exécutés par Pie VI
furent l'objet de violentes critiques. On prétendit,
que le Souverain Pontife avait employé là des
Pie VI. 12
— 178 —
sommes immenses qu'il eût dû consacrer à quelque
chose de plus utile. Les philosophes ne cessaient
de répéter que le peuple romain était écrasé d'im-
pôts, grâce aux folles prodigalités du gouverne-
ment pontifical. Aucun d'eux ne rappela que tous
les hommes illustres qui avaient eu le pouvoir à
Rome depuis Apius jusqu'à Pie VI, s'étaient es-
sayés tour à tour au dessèchement des marais Pon-
tins. Ils n'auraient pas manqué d'évoquer ce souve-
nir historique contre la papauté, si le chef de
l'Eglise avait refusé de tenter cette grande et péril-
leuse entreprise.
Frédéric, roi de Prusse, fut le seul qui eut assez
de droiture et de sincérité pour lui rendre justice.
« Ce qui me fâche », écrivait-il à d'Alembert,
« c'est que les contrariétés qu'éprouve aujourd'hui
« l'Eglise, n'aient pas eu lieu sous les Papes qui
« méritaient d'être humiliés, et qu'elles atteignent
« précisément l'honnête Braschi, qui a défriché les
« marais Pontins ».
Si le succès est venu tant de fois couronner les
efforts de Pie VI, c'est que, au rebours de la plu-
part des souverains, il savait entendre la vérité et
la mettre à profit.
On raconte qu'un prêtre de Terracine étant venu
à Rome solliciter une prébende, le Pape l'interro-
gea sur les dégâts que les torrents débordés avaient
causés aux travaux de dessèchement. L'ecclésias-
tique répondit avec beaucoup d'intelligence à toutes
les questions qui lui furent adressées. Mais Pie VI
lui ayant demandé ce qu'il pensait de l'entreprise
— 179 —
et de ses résultats, il laissa échapper cette parole
imprudente : « Très-saint Père , c'est de l'argent
«perdu ». Le Souverain Pontife parut froissé. Le
prêtre s'en aperçut et fut comme frappé d'un coup
de foudre. A peine rentré chez lui, il tomba en dé-
faillance. Lorsqu'il eut repris ses sens, il réfléchit
aux conséquences que pouvait avoir le propos in-
considéré qu'il avait tenu. Pensant que c'en était
fait de sa prébende, il se disposait à repartir pour
Terracine, quand un officier du Pape vint lui re-
mettre le bref qui était relatif à son bénéfice, et une
invitation de retourner auprès de Sa Sainteté.
Pie VI le traita avec une bonté toute paternelle.
Ayant compris que cet ecclésiastique était aussi ins-
truit que mauvais courtisan, il lui demanda son
avis sur la manière dont les travaux d'assainisse-
ment avaient été faits. Le prêtre lui signala de
graves défauts que des hommes compétents
n'avaient point remarqués, et le Pape n'eut rien
de plus pressé que de mettre à profit les conseils
pleins de sagesse qui lui étaient donnés.
On eût dit que les éléments voulaient s'unir aux
hommes pour décourager le Pontife. En 1779 et
1783, des crues extraordinaires faillirent tout em-
porter. Il fallut se remettre à l'ouvrage. Pie VI
n'hésita pas. Il avait une foi trop vive dans le suc-
cès de son œuvre pour se laisser abattre. Il dut se
féliciter plus tard de sa persévérance, et l'on put
constater une fois de plus la vérité de cet adage :
Labor improbus omnia vmcit.
Là ne se bornèrent pas ses efforts généreux. Il
— 180 —
savait que l'agriculture et l'industrie doivent mar-
cher de pair. Après avoir fait des marais Pontins
une des régions les plus fertiles des Etats ponti-
ficaux, il voulut y établir un centre commercial. On
dressa par son ordre le plan d'une ville qui ne devait
pas contenir moins de dix mille feux, et qu'il se
proposait de bâtir au milieu de ces plaines naguère
si insalubres. Un immense canal la diviserait en deux
parties égales, recueillant, d'un côté, les eaux qui
descendaient des montagnes, et allant, de l'autre,
aboutir à la mer, de manière à ce que les navires
pussent apporter jusque dans les murs de la nou-
velle cité les produits étrangers, et emporter, au
retour, les produits indigènes. C'était une idée
gigantesque dont il eût poursuivi la réalisation, si
la Révolution française n'était venue la faire avor-
ter en même temps qu'une foule d'autres.
Le dessèchement des marais Pontins appelait un
autre travail presque aussi important et d'une in-
contestable difficulté. Depuis longtemps, la voie
Appienne était ensevelie sous des monceaux de sable
ou d'épaisses couches de limon. On en connaissait
approximativement la direction, mais on ignorait
les points précis où elle passait.
Le souverain Pontife entreprit de la déblayer.
Les ouvriers se mirent à l'œuvre. Les travaux furent
poussés avec une grande activité et on ne tarda pas
à voir reparaître cette voie fameuse que les Ro-
mains avaient construite à grands frais, pour faci-
liter leur retour dans la patrie aux légions victo-
rieuses.
— 181 —
Les habitants de la campagne et des villes voi-
sines accoururent en foule, pour contempler ces
larges pavés qui avaient, depuis déjà bien des siè-
cles, disparu aux regards, et ces parapets en tra-
vertin destinés par les maîtres du monde à protéger
la voie contre les inondations. On admirait, non
sans raison, les ponts magnifiques jetés par les Ro-
mains au-dessus des torrents dont nous avons
parlé.
Bientôt, grâce à l'intelligente et ferme initiative
de Pie VI, on put aller de Rome à Terracine avec la
plus grande facilité. Les habitants des campagnes
que traversait la voie Appienne virent l'importance
et la valeur de leurs propriétés s'accroître tout à
coup, le transport de leurs denrées se faisant avec
rapidité et sans encombre.
Plusieurs villes des Etats pontificaux, naguère
inconnues, devinrent un but de promenade pour les
touristes étrangers qui ne contribuèrent pas peu à
ramener la vie dans ces modestes cités si mornes
auparavant. Tout semblait renaître à la voix de
Pie VI, et il n'y avait plus personne, dès lors, qui
ne fût contraint d'avouer qu'au lieu de tromper les
brillantes espérances que l'on avait conçues de lui,
il les avait déjà de beaucoup dépassées.
Les marais Pontins ne furent pas le seul point sur
lequel se porta la sollicitude du Pontife. Non loin
d'Aquapendente, s'élevait un modeste village, du
nom de San-Lorenzo-Rovinato. L'air y était saturé
de principes morbides qui abrégeaient la vie des
malheureux habitants. Leur existence n'était pas
— 182 —
seulement courte, elle était de plus marquée au coin
de la souffrance. Pie VI fut vivement touché de leur
détresse. Ne sachant à quel moyen recourir pour
rendre à l'atmosphère son ancienne pureté, il fit
construire un bourg qui prit le nom de Saint-Lau-
rent le Nouveau, en un lieu parfaitement salubre,
et y transporta les habitants de San-Lorenzo Ravi-
nato. Ce village est charmant et d'une propreté
remarquable. On y boit une eau excellente, et la po-
pulation qui l'habite arrive à une longévité incon-
nue de ses pères.
C'est ainsi que l'illustre Pontife répondait aux
attaques brutales dont il était l'objet de la part des
philosophes. Quel souverain fut jamais plus dévoué
à son peuple et s'occupa plus activement de ses in-
térêts ? Il conçut des projets dont la grandeur
étonne, et nous croyons qu'il les eût réalisés, si les
événements le lui avaient permis.
Les étrangers se font une idée généralement
très-fausse du commerce et de l'industrie des Etats
pontificaux. Il n'est point rare de rencontrer des
hommes sérieux qui s'imaginent que tout se borne,
à Rome, à la fabrication des objets de piété que
l'on y trouve en si grande quantité. C'est une grave
erreur.
Les productions naturelles du pays sont : le blé,
le fromage, le vin, les fruits de toute sorte.
On y trouve des buffles en grande quantité, des
chèvres, etc., grâce aux riches pâturages de Yagro
romano.
Les sujets du Pape faisaient déjà sous le pontifi-
— 183 —
cat de Pie VI une exportation considérable de
soude.
A Viferbe, à Magliano, à Palestrina et à Marino,
on trouvait des manufactures très-considérables de
chanvre. A Rome, à Ronciglione, à Viterbe, à
Grotta-Ferrata, à Bracciano, à Tivoli et à Subiaco,
on fabriquait et on fabrique encore des papiers de
très-belle qualité.
Rome est connue par ses tissus de laine. Sous
Pie VI on ne comptait pas moins de quatre cents
métiers dans la Ville Eternelle.
Il est un produit animal qui n'a point de valeur
dans les autres pays, et qui devient à Rome la base
d'une fabrication des plus importantes. Toutes les
années, au printemps, on tue, dans les boucheries,
plus de soixante-dix mille agneaux. On en recueille
soigneusement les intestins, et, après diverses opé-
rations, on les transforme en cordes d'instruments,
connues dans toute l'Europe sous le nom de cordes
de Naples.
Inutile de dire que le commerce des cierges et des
bougies occupe dans les Etats pontificaux une
place considérable.
Je ne parlerai que pour mémoire des métaux
précieux que l'on travaille dans la Ville Eternelle
avec une rare habileté. L'orfèvrerie romaine est
regardée par tous les connaisseurs comme une des
meilleures de l'Europe moderne.
L'extraction du soufre doit être considérée aussi
comme une des branches les plus importantes de
l'industrie romaine.
— 184 —
L'alun de Rome est trop connu pour que nous
en parlions avec détail. Sous le règne de Pie VI,
la mine de la Tolfa en alimentait l'Europe entière.
Tout le monde sait que l'art de restaurer les
statues antiques n'a nulle part été poussé aussi
loin que dans la ville des Papes.
La peinture des appartements au moyen de pon-
cis et de calques, et la scagliola, ou peinture sur
stucs, sont encore une spécialité romaine.
Je dois noter enfin la gravure sur cuivre, sur
pierre dure et sur coquilles, et surtout l'art des
mosaïques.
Il n'y a rien de sérieux, comme on le voit, dans
les déclamations de la philosophie sur le gouverne-
ment papal. La plupart des Etats dont on prônait
la civilisation ne pouvaient être mis en parallèle
avec le patrimoine de Saint-Pierre.
Quiconque a parcouru l'Italie et l'a étudiée avec
soin partagera mon avis.
CHAPITRE XII.
Sommaire. — La bienfaisance à Rome. — Ce qu'est devenue la Ville Eternelle
sous la domination piémontaise. — La civilisation moderne nous ramènera
au dcspolisme. — Charité léyale et enseignement légal. — Usage que l'Eglise
faisait de ses richesses. — Différence qui existe entre la charité et la phi-
lanthropie. — Œuvre des dots. — Hôpital de Sain t-Rocli. — Hôpital délia
Santissima Trùiita de' Pellegrini.
Pie VI ne s'est pas contenté de dessécher les ma-
rais Pontins, de percer des routes magnifiques,
de construire des bourgs entiers, pour y loger les
malheureux que la fièvre dévorait ailleurs, et de
prodiguer à l'agriculture les encouragements de
tout genre.
Il a su pourvoir à une foule de besoins, et nous
ne connaissons pas une seule misère que ce grand
Pape n'ait soulagée ou tenté de soulager.
Mais avant d'aller plus loin, ouvrons une paren-
thèse.
Les œuvres de bienfaisance dont il sera question
dans ce chapitre et le chapitre suivant n'existent
plus. Le gouvernement italien s'en est emparé
dans l'espoir de refaire ses finances. Malheureuse-
ment les caisses de l'Etat ressemblent au tonneau
des Danaïdes : les biens du clergé et les propriétés,
pour la plupart considérables, des établissements
de bienfaisance, se sont engouffrés dans cet abîme
sans y laisser de trace. Les pauvres ne peuvent
— 186 —
manquer de souffrir de ce brigandage officiel. Il en
est parmi eux qui ont le courage de s'en plaindre,
comme j'ai pu le constater à diverses reprises. Mais
ces lamentations de gens affamés n'émeuvent pas
beaucoup le pouvoir libérateur qui a soustrait Rome
au despotisme sacerdotal. Rome, en échange, jouit
de tous les bienfaits de notre civilisation. Les impôts
les plus lourds et les plus variés pèsent maintenant
sur les anciens sujets du Pape et font sentir à cette
heureuse population les douceurs inappréciables de
la domination piémontaise. D'autre part, le com-
merce végète et le pain coûte cher, deux nouveaux
bienfaits que nous devons aux conquêtes des idées
modernes. Enfin, si le peuple romain ne rencontre
plus de moines, le gouvernement les ayant expul-
sés, il peut jouir, à titre de compensation, du
spectacle consolant de l'immoralité et du luxe s' éta-
lant sur la voie publique et éclaboussant du même
coup les honnêtes gens et les pauvres. Comme on le
voit, nos immortels principes ont traversé les monts
et exercent sur tous les points de l'Italie leur in-
fluence réparatrice. Ce que nous allons dire s'ap-
plique uniquement à la Rome des Papes. Nos lec-
teurs peuvent supposer que nous l'avons écrit
avant 1870.
Reprenons maintenant la suite de notre récit.
Ce qui se fait, en France et ailleurs, sous l'impul-
sion d'un principe purement naturel, est vivifié à
Rome par l'esprit de foi et de charité. Partout où le
naturalisme a prévalu, l'action gouvernementale
est venue remplacer l'initiative individuelle. On a
— 187 —
voulu détruire le paupérisme et l'on n'a fait qu'im-
poser à l'homme une chaîne de plus, en livrant le
malheureux au pouvoir civil pieds et poings liés.
Une chose que l'on n'a point assez observée et
qui mérite cependant d'attirer l'attention, c'est que
la bienfaisance légale a toujours précédé l'enseigne-
ment légal, deux erreurs jumelles d'où découle
fatalement le socialisme, avec son cortège inévitable
d'absurdes conséquences.
La bienfaisance légale en Angleterre n'a pas
éteint le paupérisme. Les partisans de la Réforme
en conviennent, et il en est plus d'un parmi eux
qui, voyant l'état de dégradation morale où une
partie du peuple est tombée dans ce malheureux
pays, s'est pris à regretter les temps heureux où le
catholicisme florissait dans la Grande-Bretagne.
La misère en France est moins apparente qu'au-
delà du détroit, mais elle ne laisse pas que d'être
très-réelle.
Comme la vue du pauvre offusque naturellement
le riche, on a fait de la pauvreté un délit que les
tribunaux correctionnels sont tenus de frapper. Il
est vrai que la police a pour mission de s'enquérir
des besoins de l'indigent et de lui distribuer des
secours. Le résultat principal de ce genre d'aumône
est d'humilier celui que l'on se propose de soula-
ger. De là cette haine sourde qui couve dans les
masses contre la propriété et le pouvoir lui-même,
en attendant qu'elle éclate d'une manière formi-
dable et bouleverse de fond en comble l'ordre de
choses établi.
— 188 —
Or, tandis que l'Etat s'attribue le droit absolu
d'exercer la bienfaisance, la charité individuelle est
entourée d'entraves, comme si l'on ne pouvait faire
du bien à ses semblables sans conspirer contre le
pouvoir. Les associations catholiques sont mises en
suspicion, par cela seul qu'elles croient devoir s'ins-
pirer du sentiment religieux. On les soumet à un
contrôle intolérable, et, qui plus est, à un patro-
nage officiel qu'elles ne peuvent accepter sans abju-
rer leur indépendance.
Après avoir monopolisé à son profit le droit de
faire l'aumône, l'Etat a voulu s'attribuer le privilège
exclusif de rompre à la jeunesse le pain de l'intelli-
gence, nouveau genre de tyrannie que les principes
de 89 n'avaient point prévu.
Jusqu'à présent, le pouvoir a échoué en partie
dans sa tentative d'asservissement, grâce à l'oppo-
sition du clergé et des pères de famille. Mais les
ennemis de l'Eglise ne se découragent pas. Ils ne
cessent de nous représenter l'enseignement gratuit
et obligatoire comme une panacée universelle. Le
jour où ils auront atteint leur but, le gouvernement
seul aura le droit de façonner les jeunes généra-
tions. Il s'attribuera ainsi un pouvoir absolu sur
les enfants, devenus en quelque sorte propriété de
l'Etat, et il remplacera auprès d'eux le père et la
mère de famille, qui ne pourront plus leur trans-
mettre les principes religieux qu'ils reçurent eux-
mêmes au foyer domestique.
Le gouvernement pontifical est peut-être le seul
qui ait su encourager l'enseignement public et l'es-
— 189 —
prit de charité, en favorisant l'initiative individuelle,
sans compromettre l'indépendance de ses sujets.
Aussi, on peut dire que nulle part on n'a vu se
multiplier comme à Rome les œuvres de bienfai-
sance et les maisons d'éducation. Le reste de l'Eu-
rope a toujours imité le gouvernement papal, mais
ne l'a jamais devancé sous ce double rapport. C'est
ce dont la plupart de nos contemporains ne se dou-
tent même pas, grâce aux stupides déclamations de
la presse anti-religieuse.
Malgré toutes les tentatives que les gouverne-
ments ont faites depuis 1789, ils ne sont pas arrivés
à guérir l'état de souffrance où une grande partie
de la classe ouvrière est encore plongée.
Il n'en est pas de même du gouvernement pon-
tifical.
« Chaque jour», dit M. de Bazelaire, «des asso-
ciations naissent , s'affilient, se propagent dans
« tous les rangs de la société, afin de doubler, par
« l'union, des forces vouées au même but.
« En France, à Paris surtout, que d'oeuvres de ce
« genre dont les économistes qui désespèrent de la
« charité seraient bien étonnés, sans doute, d'ap-
« prendre l'existence! Leur dénombrement ne figure
« pas dans les statistiques, parce que la modestie les
« couvre et que leur dévouement ne cherche point
«les louanges; mais pour l'honneur de la foi qui
« les inspire, il serait bon, peut-être, qu'elles fussent
« plus connues ».
Le même auteur demande s'il y a dans ces
œuvres de charité un remède assez puissant pour
— 190 —
combattre le paupérisme d'une manière victorieuse.
Sa réponse est affirmative et parfaitement motivée.
« Il doit en être ainsi », fait-il observer, « si tous
« les hommes de cœur et de volonté s'associent pour
« instruire l'enfant du pauvre et de l'ouvrier, pour
« prévenir la misère et pour la secourir quand on
« n'a pu l'éviter ; car ces trois choses : instruction,
« prévoyance, aumône, sont intimement unies et
« doivent marcher dans cet ordre à la conquête du
<< bien-être, contre les trois ennemis qui correspon-
« dent à ces vertus : ignorance, inconduite, abandon.
« La seconde relève plus particulièrement de l'éco-
« nomie sociale à laquelle il appartient de prévenir la
« pauvreté par la diffusion des productions natio-
« nales, par une plus juste répartition du salaire,
« par l'application aux besoins des classes ouvrières,
« des progrès des sciences. Là est le vrai terrain
« de l'économie politique ; la bienfaisance se charge
« plus spécialement de rompre le pain qui nourrit
« l'âme et celui qui soutient le corps au peuple, et
« de lui donner cette double aumône de l'intelli-
« gence et de la vie ».
M. de Bazelaire dit ailleurs : « Tout part à
« Rome de l'inspiration religieuse, et ce qui chez
« d'autres peuples se fait par le sentiment naturel
« de devoir et d'humanité, prend ici la vie dans des
« motifs de foi, dans les paroles de la révélation
« divine ; mais cette séve de catholicisme qui coule
<< si abondante encore dans les veines du peuple
<( romain, ne s'est en nulle chose manifesté plus
« féconde que dans le soulagement des misères
— 191 —
« morales et physiques de l'homme. Au foyer de la
« religion, la charité s'est enflammée d'amour, et
« aux sources du christianisme elle a puisé cet
« esprit de dévouement qui a débordé comme la
« précieuse liqueur d'un vase trop plein, en mille
« créations de salut et de consolation. C'est à la
« fois une cause de la surabondance des secours et
« de leur distribution moins intelligente qu'on le
« désirerait ; car l'âme enthousiaste du bien s'as-
« treint peu aux calculs de la prudence humaine,
« elle voit la douleur et la guérit avant tout, sans
« s'inquiéter suffisamment de modérer son zèle et
« d'en prévoir les suites ; toujours est-il que des
« êtres souffrants sont soulagés et que la grande
« obligation de l'homme envers son frère estaccom-
« plie. La prudence dans la charité, qui aime mieux
« prévenir la misère que lui porter remède, est une
« idée postérieure au dévouement et ne raisonne
« pas ».
On peut affirmer que la charité romaine ne se
borne pas à soulager ; elle travaille aussi à pré-
venir, et on sera dans le vrai en disant que les
établissements de prévoyance ne sont guère moins
nombreux, dans les Etats Pontificaux, que ceux
dont le but est de guérir les plaies existantes. Les
œuvres créées par Pie VI en particulier sont
presque toutes destinées à prévenir, soit le vice, soit
la misère, comme nos lecteurs pourront s'en con-
vaincre.
« Une chose fort remarquable à côté du nombre
« des institutions romaines de bienfaisance », dit
— 192 —
l'auteur que je viens de citer, « c'est qu'elles ont
« servi de modèle aux autres peuples et précédé de
« beaucoup, chez les nations européennes, la réali-
« sation d'oeuvres semblables qui existent partout
« aujourd'hui. Bien des années, et même des siècles
« avant que les économistes eussent tracé les lois
« de la charité devenue une science, la foi les avait
« comme révélées aux Papes ; c'était une consé-
« quence de la mission civilisatrice qui leur avait
« été confiée envers le monde moderne, et qu'ils
« ont accomplie en opposant la parole au glaive du
« despotisme, en faisant prédominer la puissance
« spirituelle sur la force brutale, le droit sur le fait,
« la loi de grâce et de justice sur l'organisation bar-
« bare, en répandant la culture de la science et de
« la pensée, soumises a la foi ».
M. de Bazelaire continue quelques lignes plus
loin :
« Le premier hôpital de l'Occident fut élevé à
« Rome au ive siècle ; le premier asile ouvert aux
« enfants trouvés fut celui d'Innocent III, en 1198,
« tandis qu'en France ils ne datent que du xvne
« siècle; la première maison gratuite d'accouche-
« ment a été celle de Saint-Roch, élevée sur la
« rive du Tibre, en 1500; l'hospice des convales-
« cents a précédé de deux siècles et demi celui de
« la Samaritaine que les Anglais ont cru inventer ; le
« système pénitentiaire était appliqué dans les pri-
« sons cellulaires de Rome dès 1707, c'est-à-dire
« soixante-neuf ans avant l'érection de la fameuse
« maison de Gand, laquelle a servi de modèle à
— 193 —
« celles d'Auburn et de Philadelphie ; l'institution
« des maisons de travail pour les orphelins et les
« ouvriers valides a pris naissance à Rome; les
« conservatoires ou ou^roirs de jeunes filles, par-
« tout ailleurs de date très-récente, y sont très-
« anciens et très-nombreux ; la distribution des
« dots n'existe nulle part sur une aussi large
« échelle ; des asiles de refuge s'y sont ouverts les
« premiers pour les repenties ; le mont-de-piété
« est une création papale du xve siècle ».
Plus de deux mille places gratuites sont réservées
aux jeunes filles pauvres dans les conservatoires.
Cette institution est essentiellement romaine.
Ajoutez à cela que douze cents et quelques dots
leur sont annuellement distribuées, mesure de pré-
voyance que ne prennent point les autres gouver-
nements.
On élève pieusement la jeunesse, et puis, quand
l'âge et la sympathie rapprochent deux cœurs ainsi
cultivés, on les unit en leur procurant une modeste
aisance. Voici de quelle manière M. de Tournon,
dans ses Eludes statistiques, apprécie cette sage pré-
voyance de la charité pontificale :
« Les malades secourus, l'enfance et la vieillesse
« soignées, le sexe qui peut le moins se soustraire
« à la misère, mis à l'abri des périls qu'elle lui fait
« courir, il semble qu'il ne restait rien à faire à la
« charité des Romains. Il en est autrement, et
« d'autres moyens de soulager les classes pauvres
« ont été imaginés par elle, qu'on ne s'attendait pas
« à voir employer dans un pays où le célibat est
Pie VI. 13
«tenu à grand honneur; ce sont les distributions
« de dots. Croirait-on qu'à Rome on marie chaque
« année, aux frais de l'Etat, un nombre considérable
« de pauvres filles, et qu'une maison connue sous le
« nom de l'Annonciade consacre des revenus assez
« importants à cette œuvre pie, inconnue aux
«autres pays? Qu'enfin une portion des produits
« de la loterie est employée au même usage? Ainsi,
« afin d'établir une sorte de compensation, le gou-
« vernement qui excite le plus vivement au célibat
« par les honneurs qu'il lui réserve, est celui qui
« encourage le plus le mariage ».
Citons enfin deux établissements qui méritent à
tous égards une mention honorable. Nous voulons
parler de l'hôpital Saint-Roch et de l'hôpital Délia
Snntissima Trinila de' Pellegrini.
Le premier n'est autre chose qu'une maison
d'accouchement. Mais cette maison ne ressemble
en rien à celles que l'on a fondées dans le reste de
l'Europe. La distance qui sépare la philanthropie de
la charité est si grande, qu'il n'y a en cela rien
d'étonnant.
On reçoit gratuitement à Saint-Roch toutes les
femmes qui ont besoin d'ensevelir dans le silence le
secret de leur faute. Elles trouvent là, en outre, les
soins les plus attentifs.
M. de Giraudo a tracé le plan d'un asile de ce
genre. Tous les vœux qu'il forme à ce sujet sont
une réalité touchante à l'hôpital dont nous parlons.
« La maison d'accouchement », dit cet écrivain,
« sera située dans un lieu écarté ; les personnes qui
— 195 —
« y sont admises seront libres de ne déclarer ni leur
« nom ni leur domicile ; le registre des déclarations
« sera tenu secret dans tous les cas ; les employés
« et les serviteurs de l'établissement se feront un
« devoir de respecter ce secret, les étrangers ne se-
« ront point admis dans les salles ».
Ces précautions et une foule des plus délicates
encore sont prises à Saint-Roch. Qu'on me permette
de citer ici un livre peu connu, je veux parler des
Institutions de bienfaisance publique et d'Instruction
primaire à Rome, par MeT Morichini.
« Les femmes près d'accoucher qui s'y présentent
« sont reçues et entretenues aux frais de l'hospice,
« pendant leur grossesse, et huit jours encore après
« leur délivrance. (Etant à Rome, j'ai pris au sujet
« de cet établissement en particulier des informa-
« tions très-minutieuses. On y garde les malades
« aussi longtemps que dure leur convalescence. Le
« terme de huit jours donné par l'auteur est toujours
« subordonné à l'état de la pensionnaire.) On ne
« leur demande ni leur nom, ni leur condition ; elles
« peuvent même, pour n'être reconnues de per-
« sonne, se voiler le visage. Si l'une vient à mou-
« rir, son nom n'est pas inscrit sur les registres,
« parce qu'on les distingue l'une de l'autre par des
« numéros progressifs. Les femmes qui ne pour-
« raient laisser connaître leur état sans trahir leur
« coupable faiblesse, sont admises longtemps avant
« leurs couches ; on sauve ainsi l'honneur des fa-
« milles, et l'on évite les infanticides. Celles qui ne
« sont pas pauvres paient une légère rétribution
/
— 1 on —
« mensuelle, plus considérable, si elles veulent un
« meilleur traitement que l'ordinaire. La moindre
« est de 30 pauls par mois (16 fr. 50 par mois). Tout
<< paiement cesse aux environs des couches. On
« désigne ces dernières sous le nom de depositale ;
« et, comme les autres, elles peuvent taire leur
« nom et leur condition même aux supérieurs, et le
« plus grand secret est gardé sur elles. L'hôpital
« est exempt de toute juridiction criminelle et ecclé-
« siastique ; ainsi, les femmes qui l'habitent sont
« sûres de n'être point tourmentées pendant le
« séjour qu'elles y font. On en défend l'entrée non-
« seulement aux hommes, mais aux femmes mêmes,
« parents ou autres, quel que soit leur rang ; le
« médecin, le chirurgien, les matrones et femmes
« de service y ont seul accès.
« A peine nés, les enfants sont portés avec grand
« soin au pieux hospice des enfants trouvés du
« Saint-Esprit ; les mères qui veulent les reprendre
« par la suite, leur laissent un signe quelconque
« pour les reconnaître. Cette précaution estnéces-
« saire, parce que, en cas de naissance illégitime ou
« d'extrême pauvreté, on ne pourrait confier les
« enfants à leurs mères respectives ; et plutôt que
«de faire des questions aux femmes en couche et
« de rompre le secret, âme de cet établissement, on
« a adopté une règle générale utile aux femmes
« qui ne pourraient sans honte retenir près d'elles
« leurs enfants, et laissant aux autres toute facilité
« de les reprendre à leur sortie de Saint-Roch.
« Les depositate sortent quand elles le peuvent, à
197 —
« des heures favorables, avec l'habit et les précau-
« tions qu'elles jugent nécessaires. La position du
« bâtiment s'y prête à merveille ; car la porte de sor-
« tie ne donne pas sur la voie publique, mais dans
« un vestibule qui a deux issues, dont une sur une
« petite place inhabitée, où aboutissent plusieurs
« rues désertes ».
Un pieux et savant religieux à qui je demandais
s'il ne pensait pas qu'un établissement de ce genre
pût favoriser le vice, me répondit avec beaucoup
de raison : « Je ne le pense pas, et la preuve que je
« suis dans le vrai, c'est que les naissances illégi-
« times sont moins nombreuses à Rome que dans
« les autres Etats de l'Europe. Ajoutez à cela que
« l'infanticide, si commun chez vous, est inconnu
« dans nos pays» . Décidément la philanthropie n'est
point à la hauteur de la charité, et au lieu de vou-
loir réformer ce que l'Eglise a fait dans l'intérêt des
classes nécessiteuses, elle agirait sagement en se
laissant réformer elle-même.
Quant à l'hôpital Délia Santissima Trinitade Pelle-
grini, je laisse à M. de Tournon, un observateur
aussi désintéressé qu'intelligent, le soin de nous en
faire connaître l'utilité :
« La charité chrétienne », dit-il, « qui d'une main
« si libérale y a fondé des établissements où les ma-
« lades trouvent des secours, a complété son œuvre
« par une fondation que doivent envier toutes nos
« grandes villes. Sur les bords du Tibre s'élève un
« vaste et beau bâtiment destint' aux convalescents ,
« c'est-à-dire à ceux qui, dans les hôpitaux, ont
« atteint le moment où les remèdes sont inutiles, et
« pour qui un air pur, une nourriture saine, l'ab-
« sence des travaux et des soins domestiques sont
« les uniques besoins. Le convalescent, reçu dans la
« maison Délia Santissima Trinita de' Pellegrini, loin
« des images funèbres qui, dans les hôpitaux, as-
« siégeaient son lit, ouvre son cœur à l'espérance
« et à la joie, et peu après la société le recouvre
« dans un état de santé affermi et prêt à lui être
« utile. Il est à remarquer que cet établissement,
« fondé en 1 548, par saint Philippe de Néri, a pré-
« cédé tous les autres de même nature , puisque
« celui de la Samaritaine , dont se vantent les
« Anglais, n'a été fondé qu'en 1791 (1).
[ I ) Etudes statistiques.
CHAPITRE XIII.
Sommaire. — Etablissements de bienfaisance fondés par Pie VI. — Tatn
Giovanni. — Conservatoires. — La charité appliquée à l'industrie. — Tra-
vaux opérés à l'hôpital Saint-Michel. — L'hôpital du Saint-Esprit restauré et
agrandi. — Cabinet anatômiquê. — Les religieux de la Pénitence. — Pie VI
et les Frères des écoles chrétiennes.
Un pauvre artisan presque idiot fut, à la fin du
dernier siècle, le fondateur d'une œuvre admirable de
charité. Ce malheureux, nommé Jean Borgi, et connu
à Rome sous la dénomination de Tata Giovanni ou
papa Jean, s'aperçut qu'une foule de petits garçons
désœuvrés et à peine vêtus, passaient leur temps à
courir les rues de Rome et s'habituaient ainsi à
l'oisiveté et au vice. Il fut touché de leur état et
résolut d'y mettre un terme, lui le déshérité de la
fortune et de l'intelligence. Il réunit donc ces petits
vagabonds dans son modeste domicile, leur fit com-
prendre la nécessité du travail, recueillit des au-
mônes, au moyen desquelles il les vêtit conve-
nablement et les mit en apprentissage dans les di-
vers ateliers de Rome.
Le noble dévouement de Borgi frappa tous ceux
qui en furent les témoins. Il ne tarda pas à être
encouragé et même secondé par de riches bienfai-
teurs qui voulurent s'associer à son œuvre chari-
table.
On instruisit Pie VI de la conduite héroïque de
— 200 —
Tata Giovanni. Nul mieux que lui ne comprenait
l'esprit de sacrifice et de dévouement aux classes
laborieuses. Borgi devint donc l'objet de sa pater-
nelle tendresse. Il le traitait de la façon la plus
amicale et l'aida puissamment à mener son œuvre
à bonne fin, en lui achetant la maison qu'il habitait.
Tata Giovanni fit enseigner à ses enfants, la lec-
ture, l'écriture et l'arithmétique. Quoique ignorant,
il comprenait à merveille le prix de l'instruction.
Il avait libre accès auprès du souverain Pontife,
qui se plaisait à causer avec lui.
Comme il est aisé de le voir par ce que nous venons
de dire au sujet de Tata Giovanni, Pie VI n'avait
rien tant à cœur que le soulagement des malheu-
reux. Ce qu'il désirait avant tout, c'est que l'on
instruisît les pauvres en même temps qu'on leur
inspirait l'amour du travail. L'ignorance et l'oi-
siveté sont, en effet, les deux causes principales
du paupérisme, et doivent éveiller la sollicitude d'un
Souverain. Aussi on retrouve les traces de cette
préoccupation dans toutes les œuvres que Pie VI
a fondées ou patronnées.
Le 15 juillet 1775, Monsignor Potenziani ouvrait
un Conservatoire au pied du mont Janicule et le
plaçait sous la protection de saint Pie V, d'où lui est
venu le nom qu'il porte encore aujourd'hui. Pie VI
manifesta une vive sympathie pour ce nouvel éta-
blissement. Le vertueux prélat qui venait de le
fonder, se proposait tout à la fois d'arracher au vice
et à la pauvreté d'intéressantes jeunes filles et de
former des mères aussi laborieuses qu'édifiantes.
— '201 —
Ce Conservatoire devint bientôt célèbre à Rome
et dans le reste de l'Italie par la beauté des travaux
que l'on y exécutait. On apprenait à tisser la laine,
le chanvre et le lin. Les nappes damasquinées qui
en sortaient jouissaient d'une grande réputation ; on
se souvient encore à Rome de celle qui fut offerte
à Pie VI, lors d'une visite que ce grand Pape fit
aux élèves du Conservatoire. Elle était enrichie,
paraît-il, de magnifiques arabesques, dont le dessin
et l'exécution ne laissaient rien à désirer.
Une autre maison du même genre s'établit, vers
cette époque, non loin de Sainte-Praxède, sous les
auspices de l'illustre Pontife. Une romaine, sœur
Catherine Marche tti, en fut la fondatrice. Elle se
proposa d'abord de recueillir les jeunes filles qui dé-
siraient embrasser la vie religieuse, afin de les aider
à suivre leur vocation. Mais, grâce aux conseils de
Mgr Ruffo, elle ne tarda pas à modifier son projet,
et l'asile s'ouvrit aux jeunes orphelines des em-
ployés du gouvernement , qu'une mort précoce
avait emportés.
Infatigable dans l'exercice de son zèle, Pie VI
ne négligeait rien pour assurer l'existence des
œuvres de charité qui se fondaient à Rome.
En même temps qu'il s'occupait des Conserva-
toires dont je viens de parler, il achetait le palais
Vitelleschi et y logeait les périclitantes.
François Cervetti, le premier compagnon de
Tata Giovanni, était le fondateur de ce pieux refuge.
Constamment fidèle a sa ligne de conduite, le Pape
y établit des métiers de soie.
— '202 —
Il voulait ainsi introduire à Rome, à la faveur des
œuvres de bienfaisance, le goût du commerce et de
l'industrie. C'était la meilleure réponse qu'il pût
faire aux philosophes qui accusaient le gouverne-
ment pontifical de repousser le progrès matériel.
Je n'en finirais pas si je tentais de passer en revue
tout ce que les classes déshéritées doivent à la
générosité de Pie VI et à son intelligent amour des
pauvres.
Tous ceux qui ont visité Rome connaissent le
fameux hospice de Saint-Michel, l'un des plus beaux
qu'il y ait en Europe. Cet édifice, auquel un grand
nombre de Papes ont successivement travaillé,
doit à Pie VI une partie de sa magnificence. Le
plan tracé par ordre d'Innocent XII n'avait pu
être exécuté, à cause des dépenses énormes que
nécessitait un travail de cette importance. Pie VI
dut naturellement songer à parfaire l'œuvre de son
illustre prédécesseur. Les difficultés matérielles ne
l'effrayaient point d'ordinaire. Les ouvriers donc se
mirent au travail, sous la direction de Nicolo Forti,
et le magnifique édifice fut ainsi complété.
On logea dans cette nouvelle construction la com-
munauté des jeunes filles de Saint- Jean de Latran,
dont le chiffre s'élève à plus de deux cent quarante.
On leur enseigne les premiers éléments des con-
naissances humaines, en même temps qu'on les
habitue aux travaux de leur sexe.
« Les Filles de Saint-Michel », dit Monsignor
Morichini, « occupent neuf grands dortoirs prési-
« dés par les plus anciennes. La prieure et la sous-
— 203 —
« prieure sont choisies tous les trois ans parmi les
« plus avancées et les plus sages. Les proches pa-
« rents peuvent venir les voir, mais il ne leur est
« pas permis de les avoir à dîner chez eux, parce
« qu'il en résulterait peut-être des désordres.
« Elles sortent toutes ensemble, accompagnées du
« prieur, qui est un prêtre chargé de la discipline
« intérieure. Leur nourriture est la même que celle
« des autres communautés ; elles portent, quand
« elles vont dans la ville, un vêtement uniforme de
« serge noire avec un voile blanc sur la* tête. On
« leur donne des leçons de lecture, d'écriture, d'a-
« rithmétique ainsi que de musique et d'ouvrages
« de femmes ; ce qui facilite leur entrée dans des
« monastères et sert à embellir les cérémonies de la
« chapelle particulière du Conservatoire. La cui-
« sine et le blanchissage se font dans la commu-
« nauté même, suivant un usage très-ancien, et
« ces travaux préparent utilement les femmes aux
« soins qui leur seront confiés dans leur ménage.
« Elles fabriquent en outre tous les ornements d'u-
« niformes de la milice papale, et on leur aban-
« donne, comme encouragement, une moitié du
« gain. Quelques autres travaillent la soie, la toile,
« les rubans , soit pour l'usage de l'hospice lui-
« même, soit pour des négociants. Comme on ne
« congédie les pensionnaires que pour les marier
« ou les faire religieuses, il en est de vieilles, inca-
« pables de fatigues, et qui ont besoin de l'aide des
« autres ; les plus fortes d'entre celles-là font l'of-
« lice de maîtresses ou de surveillantes des plus
« jeunes. L'archiconfrérie de l'Annonciation donne
<< par an cent écus romains qui servent de dot aux
<< mariées ou aux religieuses ».
Un peuple chez lequel fleurissent de pareilles
œuvres n'est point étranger à la vraie civilisation.
Mais les écrivains libres-penseurs s'inquiètent
peu de savoir ce qui se fait à Rome. Que leur im-
portent ces institutions admirables de la charité
chrétienne ! Ils tiennent moins au bonheur de l'hu-
manité qu'au triomphe de leurs utopies.
Rien n'est plus commode, d'ailleurs, que de dé-
clamer dans les colonnes d'un journal contre le
despotisme des prêtres et l'abrutissement des popu-
lations gouvernées par le Pape.
A propos des œuvres patronnées ou créées par
Pie VI, je ne dois pas oublier le beau cabinet ana-
tomique de l'hôpital du Saint-Esprit, l'un des plus
curieux qu'il y ait en Europe.
Benoît XIV en eut l'idée, mais Pie VI l'exécuta.
On y remarque les systèmes artériens, nerveux
et veineux, que le savant Joseph Plajani a travail-
lés avec une habileté et une patience incroyables.
Les visiteurs y admirent encore les morceaux en
cire dus à la générosité du cardinal Zelada.
En face du Saint-Esprit s'élève un bâtiment d'une
beauté remarquable. Pie VI le fit construire pour
suppléer à l'insuffisance de l'ancien ; car, sous son
pontificat, la population romaine s'était accrue
d'une manière étonnante.
La première fois que j'ai visité cet édifice, son
caractère grandiose et monumental m'a vivement
— 205 —
frappé. Cinquante-huit colonnes en soutiennent la
voûte. Il est divisé en deux étages. Le premier
porte le nom de Sainte-Marie ; sa longueur est de
cinq cent vingt-sept palmes ; sa largeur, de soixante
et quatorze, et sa hauteur, de vingt. Le second est
placé sous le vocable de Saint-Charles. Il a une lon-
gueur de cinq cent vingt-neuf palmes, il en a qua-
rante-cinq d'élévation et soixante et quinze de lar-
geur. Quatre rangs de lits peuvent aller aisément
dans chacune de ces salles. Plusieurs autres pièces
de moindre dimension ont été ajoutées à l'ancien édi-
fice, et sont de la plus grande utilité, depuis que ce
bâtiment est affecté d'une manière exclusive aux
soldats pontificaux (1).
... Monseigneur de Mérode a doté l'hôpital mili-
taire du San-Spirito d'une très-belle pharmacie. Il
a, de plus, fait disparaître les magasins qui occu-
paient le rez-de-chaussée, pour y établir une salle
de classe et un ouvroir, dirigés par les Sœurs de
Saint- Vincent de Paul.
Plus de cent vingt petites filles, nées la plupart
d'anciens militaires, reçoivent au Saint-Esprit une
éducation toute française.
La matinée est consacrée à la lecture, à l'é-
criture, au calcul , etc. Dans l'après-midi , les
élèves se livrent exclusivement aux travaux ma-
nuels (2).
(1) Ces notes ont été prises en 1868.
(2) J'ignore si cette œuvre continue d'exister ou si les Piémontais ont jugé
à propos d'en opérer la confiscation, toujours dans l'intérêt du peuple romain.
Ce sont les orphelines du Saint-Esprit qui confectionnaient en 1808 les cos-
tûmes des zouaves pontificaux.
— 206 —
l'homme ne vit pas seulement de pain. Les Papes
ont tous admirablement compris cette parole du
Sauveur. Je crois néanmoins que Pie VI en a fait
plus particulièrement sa règle de conduite. L'ap-
probation solennelle qu'il a donnée à l'Ordre de la
Pénitence en est une preuve nouvelle.
Les Frères de la Pénitence s'appellent aussi Frères
de Nazareth. Voici, en deux mots, l'histoire authen-
tique de leur fondation : Une sœur Clarisse de Sala-
manque, Rose de Castiglio, nommée, en religion,
soeur Jésus de Nazareth, eut une vision dont le récit
écrit par elle-même est arrivé jusqu'à nous. Un
jour qu'elle était en oraison, Notre-Seigneur lui
apparut, accompagné de la très-sainte Vierge. Il
lui parla de l'état déplorable où étaient plongés les
gens du monde, et lui dit que, pour réparer un si
grand mal, il voulait qu'elle travaillât à fonder un
nouvel institut de pénitence dont saint Dominique et
saint François seraient les protecteurs. Il ajouta que
les religieux de cet Ordre devraient s'imposer cer-
taines obligations qu'il eut soin de lui indiquer. Il
lui ordonna enfin d'écrire fidèlement tout ce qu'elle
avait vu et entendu. Sœur de Castiglio obéit ponc-
tuellement et fit part de toutes ces choses à son con-
fesseur, le Père Valcarez, mineur observantin, et
professeur à l'université de Salamanque.
Après un examen sérieux des déclarations écrites
de sa pénitente, le docte directeur demeura con-
vaincu, non sans raison, que la servante de Dieu
avait été en communication avec le Sauveur des
hommes.
— 207 —
Il lui demanda alors qui lui avait été désigné
comme devant être le fondateur du nouvel Ordre.
Sœur Jésus de Nazareth lui répondit que Dieu vou-
lait confier cette mission à Jean Varéla et Losada.
Elle ajouta que Jésus-Christ avait parlé à ce saint
personnage dans la grotte de Ségovie et lui avait
ordonné d'aller à Salamanque; que Jean Varéla
avait obéi à cette injonction et était venu s'enfermer
dans le monastère de Saint-François, où il feignait
d'être fou et muet.
Le Père Valcarez observa Jean Varéla. Lorsqu'il
l'eut soigneusement étudié, il le prit à part et lui dit
que le temps était venu de renoncer à ses feintes
pour s'occuper de choses sérieuses. Le jeune servi-
teur de Dieu sourit et se sauva. Il continua si bien à
jouer le rôle d'insensé, que les enfants ne tardèrent
pas à le poursuivre de leurs railleries.
Le Père Valcarez lui parla de nouveau et lui dé-
clara que Dieu voulait absolument qu'il obéit, puis-
qu'il lui avait fait connaître sa volonté dans la
grotte de Ségovie et l'avait envoyé à Salamanque.
Jean Varéla parut étonné de voir que le Père Val-
carez connaissait un secret qu'il n'avait communi-
qué à personne, et prit de nouveau la fuite. Mais,
revenant aussitôt vers lui, il se confessa et reçut ses
avis.
Le pieux jeune homme, dont la modestie s'effa-
rouchait à la seule pensée d'être le fondateur d'un
Ordre, refusa d'abord la mission que lui confiait la
Providence ; mais il finit par obéir à la volonté d'en
haut.
— 208 —
Il écrivit sans plus de retard les règles de son
institut et commença à les observer avec huit com-
pagnons qu'il s'adjoignit.
Les religieux de la Pénitence font les trois vœux
ordinaires de religion, auxquels ils ont coutume de
joindre le serment de défendre envers et contre
tous le mystère de l'Immaculée Conception. Leur
mission est de prêcher et d'assister les malades
pauvres des localités où ils sont établis.
Etant à Rome, j'ai vu de près ces bons religieux
et j'ai pu constater moi-même avec quel zèle chari-
table ils s'acquittent de ce double devoir. Aussi le
peuple les entoure de son amour et de sa vénéra-
tion ; car il voit en eux des amis sans cesse disposés
à se dévouer pour lui.
Jean Varéla et Losada se rendit à Rome en 1 752,
pour obtenir de Benoît XIV l'approbation de son
Ordre.
Le Pape examina les constitutions qui lui étaient
soumises et les trouva excellentes. Mais, pour des
raisons de prudence que nous ne connaissons pas,
il ne put accorder au serviteur de Dieu la précieuse
faveur qu'il sollicitait. Il se contenta de l'encourager
à poursuivre son œuvre. Il lui conseilla, en outre,
de se concilier la bienveillance des gouvernements
séculiers, et lui fit concevoir pour l'avenir les meil-
leures espérances.
Comme tout ce qui est bon, le nouvel institut ren-
contra de nombreux ennemis, et plus d'une fois
l'œuvre de Jean Varéla fut battue par la tempête. Le
pieux fondateur ne se découragea point. Revêtu de
— 209 —
pauvres haillons, malgré sa haute naissance, il par-
courut successivement l'Italie, l'Allemagne, la Hon-
grie, la Pologne, l'Espagne, le Portugal, et établit
dans ces diverses contrées des maisons de son Ordre,
que ruina presque aussitôt la malveillance des gou-
vernements.
Sa confiance resta inébranlable, et persuadé que
Dieu ne faillirait point à ses promesses, il supporta
courageusement les épreuves de tout genre aux-
quelles il plut au ciel de le soumettre.
Enfin, la Providence mit un terme aux tribulations
du pieux fondateur. Le 21 mai 1784, Pie VI ap-
prouva les règles de l'Institut. Il le fit avec d'autant
plus d'empressement, que les religieux de la Péni-
tence se consacraient tout entiers au service des
pauvres, qu'ils évangélisaient avec un zèle irrépro-
chable et consolaient aux approches de la mort.
Leur noble dévouement doit être souvent récom-
pensé par de douces consolations. Que de vertus ca-
chées se rencontrent parfois sous les haillons de la
misère I que d'âmes héroïques s'envolent du grabat
où les déshérités de la fortune rendent le dernier
soupir !
Par un second bref du même jour, le Souverain
Pontife accorda à ces religieux tous les privilèges
spirituels dont jouissent les Mineurs Observantins.
La bienveillance que Pie VI témoigna aux reli-
gieux de l'abbé de La Salle mérite une mention
toute particulière. Le pieux fondateur était en butte
aux persécutions des jansénistes et des gallicans,
deux sectes dont les doctrines et les tendances
Pie VI. 14
— 210
étaient, à peu près les mêmes. Les premiers nous
donneront, de concert avec les jacobins, la Consti-
tution civile du clergé, et les seconds s'uniront aux
conseillers de Bonaparte pour nous doter des Arti-
cles organiques, deux monuments de despotisme
antireligieux dont la France gardera longtemps le
triste souvenir.
Il n'est donc pas étonnant que le jansénisme et
le gallicanisme aient essayé d'étouffer au berceau
l'œuvre si admirable et si profondément catholique
de Jean-Baptiste de La Salle, et que la démocratie
radicale poursuive de sa haine les héroïques enfants
de ce grand serviteur de Dieu.
Voulant donner au Saint-Siège une preuve nou-
velle de son attachement, l'abbé de La Salle envoya
à Rome, sous le pontificat de Clément XI, deux de
ses religieux. Celui de ces Frères qui devait plus
spécialement représenter le pieux fondateur dans la
Ville Eternelle se nommait Gabriel Drolin.
Il remplit sa mission avec tant de dévouement,
que Benoît XIII lui donna la direction d'une école
régionnaire. De plus, il approuva l'Institut par une
bulle solennelle datée du 7 des calendes de fé-
vrier 1724.
La bonne tenue de cette école ayant attiré l'at-
tention des autorités de Fer rare, les Frères furent
appelés dans cette ville en 1741.
Depuis cette époque jusqu'en 1789, c'est-à-dire
pendant plus de quarante ans, les Frères établis à
Rome passèrent inaperçus. Leur pauvreté fut même
si grande, qu'on les vit plus d'une fois se mêler à
— 211 —
la foule de ceux qui allaient demander l'aumône à
la porte des couvents et recevoir, pour vivre, les
dons de la charité. Cela fait, ces modestes héros du
dévouement religieux retournaient simplement à
leur labeur, prodiguant le pain de l'intelligence
aux nombreux enfants qui fréquentaient leur
école (1).
Les bons Frères eurent la pensée d'exposer à
Pie VI, dont ils connaissaient la bonté et la muni-
ficence, l'état de dénûment où ils étaient réduits,
et de solliciter les secours que le gouvernement
pontifical accordait d'ordinaire aux communautés
religieuses dépourvues de ressources.
Le Pape fut frappé du talent calligraphique de
celui qui avait écrit ce mémoire, et demanda à le
voir.
Pie VI le questionna beaucoup et parut enchanté
de ses réponses.
Le lendemain, un prélat se rendait à la Trinité
du Mont et faisait subir aux élèves des Frères un
examen des plus minutieux.
Quelque temps après, le U janvier 1789, Pie VI
adressa aux religieux un motu proprio où nous lisons
ce qui suit :
« Le bien que les enfants — et spécialement les
« pauvres de notre ville de Rome — ont jusqu'ici
(1) Si les partisans de l'instruction laïque et obligatoire avaient à leur actif
un acte d'abnégation semblable à celui-là, les déclamations dont ils ne cessent
de nous assourdir paraîtraient moins suspectes ; peut-être même réussiraient-ils
à nous convaincre. Mais, à vrai dire, nous les soupçonnons de priser médio-
crement ce genre d'apostolat, le seul pourlant qui puisse faire des adeptes
sérieux.
_ 212
« retiré des écoles chrétiennes, pour l'instruction
« religieuse, la lecture, l'écriture et l'arithmétique,
<< dans la maison située aux environs de l'église de la
« très-sainte Trinité du Mont, où sont établis, de-
« puis plusieurs années, les religieux laïques fran-
<< çais dits Frères des Ecoles chrétiennes, lesquels
<( vivent suivant leur Institut régulier, approuvé par
« une bulle du 25 janvier 1 724 de notre prédécesseur
«' Benoît XIII ; l'assiduité, la patience, la charité et
« le désintéressement avec lesquels les susdits reli-
« gieux instruisent les pauvres enfants, ont amené,
< ces derniers temps, un tel concours dans leurs
« classes, que, quoique chacune des salles puisse
« contenir cent élèves, le local où ils sont logés se
« trouve insuffisant; ce qui Nous a porté à leur
« venir en aide , en agrandissant la maison
« qu'ils occupent et en leur allouant une rente
« de cent écus romains pour l'entretien d'un
« maître ».
Pie VI, de plus en plus satisfait des résultats
obtenus par les Frères de la Trinité du Mont, réso-
lut d'établir ces religieux dans un autre quar-
tier de la ville. 11 leur fit donc bâtir sur la place de
San Salvatore in Lauro une vaste maison qu'il dota
convenablement.
Là aussi les élèves accoururent en foule. Aussi le
zélé Pontife n'hésita pas à fonder un nouvel éta-
blissement à Orvieto. Il y eut là des écoles et
un noviciat, car Pie VI désirait vivement que la
famille du pieux abbé de La Salle se multipliât dans
ses Etats.
— 213 -
Voici un extrait du motu proprio où il régla cette
question le 17 février 1794 :
« Nous avons expérimenté combien est utile et
« profitable aux enfants — particulièrement des
« pauvres — l'Institut des Frères des Ecoles chré-
« tiennes, soit pour l'éducation, soit pour l'ensei-
« gnement du catéchisme composé par le vénérable
« serviteur de Dieu, le cardinal Bellarmin, ainsi que
« pour la lecture, l'écriture et l'arithmétique. Outre
« une maison de ces religieux déjà établie dans notre
« ville de Ferrare, Nous agrandîmes celle qui se
« trouve depuis quelque temps organisée près de
« l'église de la Trinité du Mont, et y fondâmes une
« nouvelle classe pour les enfants pauvres. Nous
« avons bâti une autre maison et établi une autre
« école, que nous avons dotées des rentes néces-
« saires pour l'entretien de six religieux qui y élè-
« veront les enfants pauvres selon leur louable Ins-
« titut. Nous avons vu encore dans ces nouvelles
« écoles avec quel profit et quel avantage pour la
« religion et pour la société, ces religieux s'oc-
« cupent suivant nos désirs. Mais comme les indi-
« vidus composant ce corps religieux venant du
<( royaume de France où ils avaient fait leur novi-
<< ciat, ne peuvent plus continuer à se recruter à
<< cause des circonstances douloureuses du temps
« présent, et que peut-être un jour les avantages
<< spirituels et temporels que reçoivent nos sujets
« pourraient cesser; par Notre motu proprio avons
« décidé d'ouvrir aux susdits religieux un noviciat
« dans nos propres domaines, afin qu'ils y reçoivent
— 214 —
« et y élèvent des individus italiens d'origine et
« plus spécialement nos sujets, comme ils ont déjà
« commencé à le faire, ayant donné l'habit à trois
« romains, de manière qu'ils puissent ainsi main-
« tenir les écoles existantes et fournir aux besoins
« de celles qui s'ouvriront plus tard dans notre Etat,
« ou dans les Etats voisins » .
Plus tard, quand la révolution triomphante arriva
dans la Ville Eternelle et se substitua à la papauté,
les Frères des Ecoles chrétiennes furent dépouillés
de leurs traitements. C'est ainsi que procède tou-
jours, et à toutes les époques, la philanthropie répu-
blicaine. La France, l'Italie, l'Espagne et la Suisse
elle-même en savent quelque chose.
Ce ne fut qu'en 181 5, après le retour de Pie VII à
Rome, qu'ils furent réintégrés dans leurs droits, et
qu'ils purent continuer à instruire les enfants des
pauvres (1).
(1) A l'heure où nous écrivons, le gouvernement piémontais occupe Rome,
comme autrefois le Directoire, et fidèle aux traditions démagogiques, dépouille
de leurs biens les communautés religieuses. Les Frères des Ecoles chrétiennes
ont échappé jusqu'ici à la rapacité de l'envahisseur. Mais il est à craindre que
tôt ou tard ils ne subissent la loi commune ; car en Italie, tout aussi bien qu'en
Prusse, c'est la force qui prime le droit.
CHAPITRE XIV.
Sommaire. — Goûts artistiques de Pie VI. — La sacristie île Saint-Pierre. —
Le musée du Vatican. — Principales œuvres d'art réunies par le Pape dans
ce musée. — Le cabinet des Papyrus. — Obélisques de Monte-Citorio, de
Montc-Cavallo, et de la Trinité des Monts. — Palais Braschi. — Travaux
exécutés à Subiaco, par ordre de Pie VI.
Nous avons déjà parlé des goûts artistiques de
Pie VI.
Nous allons de nouveau aborder cette question,
l'une des plus intéressantes que nous ayons à
traiter.
Il est bon de noter en passant que, parmi les phi-
losophes du xviif siècle, il n'en est pas un seul qui
ait eu quelque goût pour les beaux-arts. Ces amants
de la raison dédaignaient la peinture et la statuaire,
et lorsque leurs disciples arrivèrent au pouvoir sous
le nom de Jacobins, ils n'eurent rien de plus pressé
que de détruire les chefs-d'œuvre dont le moyen
âge et la renaissance nous avaient transmis le
dépôt.
Pie VI a fait exécuter dans les Etats Pontificaux,
et à Rome surtout, des travaux extrêmement remar-
quables.
Citons, en premier lieu, la sacristie de Saint-
Pierre.
Il fallait que cette construction s'harmonisât avec
l'édifice qu'elle devait compléter. Or, quiconque a
— 216 —
vu la fameuse basilique, avouera sans hésiter
que la lâche était difficile. Pie VI eut le cou-
rage de l'entreprendre et la gloire de la mener à
bonne fin.
Il est évident que l'architecte chargé de cette
œuvre d'art n'a eu qu'une seule préoccupation :
celle de reproduire dans des proportions plus mo-
destes les fantaisies grandioses et les richesses
sculpturales de son gigantesque modèle.
On arrive dans la sacristie par un long et vaste
couloir orné de peintures, de bustes en bronze de
divers papes, de cariatides, etc., le tout d'un mérite
incontestable.
La partie principale du monument est une ma-
gnifique rotonde revêtue de marbre et ornée tout
autour de pilastres et de colonnes.
A droite, on trouve la sacristie des bénéficiers, et
à gauche celle des chanoines de Saint-Pierre. Ce
sont deux pièces d'un goût exquis. Au centre de la
première s'élève une colonne d'albâtre oriental que
surmonte le buste en bronze doré de l'apôtre saint
Paul. Dans la seconde, on a placé une colonne
semblable, et le buste de saint Pierre y fait pendant
à celui du Docteur des nations.
La sacristie des bénéficiers communique avec une
chapelle où l'on célèbre habituellement la Messe.
Parmi les peintures dont ce sanctuaire est orné,
nous avons remarqué le Domine quà vadis de Caval-
lucci. Au fond de la chapelle s'ouvre la porte qui
conduit au vestiaire des bénéficiers, d'où l'on arrive
au trésor de Saint-Pierre.
À côté de la sacristie des chanoines est une cha-
pelle exactement semblable à celle dont nous venons
de parler. Entre autres peintures qui la décorent,
se trouve une toile représentant saint Pierre
dans les fers et l'ange qui vient le consoler. Dans la
salle du Chapitre sont des fresques extrêmement
remarquables de Melozzo de Forli.
Les deux statues de saint Pierre et de saint Paul
qui ornent le vestibule sont dues au ciseau de Mino
de Fiesole.
Les peintures représentant la Vierge, l'Enfant
Jésus, sainte Anne, saint Pierre et saint Paul,
sont l'œuvre de Fattore. On doit à Jules Romain
une Vierge, un Enfant Jésus et un saint Jean.
Sur la façade extérieure de l'édifice, devenue
depuis un simple côté de cour intérieure, grâce
aux additions dont Pie IX l'a enrichi, on lit
l'inscription suivante :
PUS SEXTUS P. M.
CANONICALIBUS EXTRUCTIS .EDIBUS,
Sl'OBUiM OLIM COLLEGARUM
COMMODITATI DECORIQUE
PROSPEXIT.
ANNO PONTIFICAT. VII.
En sortant de la sacristie par le côté opposé à la
basilique, on aperçoit un peu à gauche du chevet
de l'église, un édifice carré du meilleur goût. Au-
dessus de la porte d'entrée on a gravé une inscrip-
tion que je ne crois pas inutile de donner à m 1 3.3 -
- 218 —
teurs, parce qu'elle est un éloge de Pie VI au
point de vue de l'édilité:
PIUS SEXTUS P. M.
SQUALENTIBUS SOLO jliQUATIS /EDIBUS,
ARCHIPRESBYTERO DOMICIL1UM AUXIT
AMPLIATA STRATAQUE AREA
TEMPLO VATICANO
SPLENDOREM ADDIDIT,
ANN. MDCCLXXXII, PONTIF. VIII.
Passons maintenant au musée Pio-Clementino.
Pie VI lui a donné ce nom par un sentiment de
modestie reconnaissante envers ses deux prédéces-
seurs ; mais c'est lui qui l'a créé tout entier. La pre-
mière idée qu'il en eut remonte à l'époque où il
n'était encore que secrétaire de Benoît XIV. Depuis
lors il ne cessa d'y travailler avec un zèle infatigable.
Devenu Pape, il acheva l'œuvre commencée. Il l'en-
richit, pendant cette dernière période, de plus de
deux mille statues.
La partie du Vatican que l'on avait d'abord des-
tinée à recevoir cette collection étant devenue insuf-
fisante, Pie VI y ajouta : 1° la salle des animaux ;
2° une partie de la galerie actuelle ; 3° le cabinet ;
4° la salle des muses ; 5° la grande salle ronde ; 6° la
salle à croix grecque ; 7° le grand escalier ; 8° la
salle dite de la Bigue.
On visite d'abord le vestibule carré au milieu
duquel se trouve le fameux fragment connu sous le
nom de Torse du Belvédère. — Il fit partie, paraît-il,
— 219 —
d'une statue d'Hercule au repos, sculptée par Apol-
lonius. On y voit aussi le tombeau de Scipion Bar-
batus, bisaïeul de Scipion l'Africain , et diverses
inscriptions qui appartenaient à ce monument
funèbre découvert en 1780.
Viennent ensuite le vestibule rond, au milieu
duquel on admire un bassin de marbre violet, et des
statues antiques ; la chambre de Méléagre, ainsi
nommée à cause de la célèbre statue qui l'enrichit ;
et la cour du Belvédère, qui renferme, sans contre-
dit, les chefs-d'oeuvre de la sculpture.
Cette cour, de forme octogone, est entourée d'un
portique justement admiré et que soutiennent seize
colonnes de granit. De plus, il y a aux angles quatre
cabinets où l'on s'est plu à réunir ce que le musée
du Vatican possède de plus remarquable.
Dans le premier cabinet, on voit le Persée et les
deux pugilateurs de Canova ; dans le second, le
Mercure du Belvédère que l'on découvrit sur l'Es-
quilin, sous le Pontificat de Paul III ; dans le troi-
sième, le Laocoon, trouvé en 1506 dans les ruines
du palais de Titus, et que Pline attribue, à tort ou à
raison, à trois sculpteurs rhodiens, Agésandre,
Polydore et Athénodore ; dans le quatrième, l'Apol-
lon du Belvédère.
Cette statue, découverte au commencement du
xvie siècle, àPortod'Anzio, fut achetée parle cardi-
nal de la Rovère, devenu plus tard Jules II.
Je ne parle pas des sarcophages que l'on a réunis
autour de la cour et qui mériteraient une étude par-
ticulière.
— 220 —
La salle des animaux est précédée d'un vestibule
orné de quatre colonnes de granit et de mosaïques
anciennes.
Pie VI ne voulut d'abord placer dans cette salle
que des animaux de sculpture antique ; mais
n'ayant pu en réunir en assez grand nombre,
il se décida à compléter sa collection, en y ajoutant
des œuvres nouvelles, dont il confia l'exécution à
Franzoni.
Voici, en deux mots, ce qui frappe le plus parmi
les merveilles d'art que renferme la salle des ani-
maux : Le triton enlevant une nymphe ; Hercule en-
traînant Cerbère enchaîné; un lion furieux dévorant un
cheval mourant. Ailleurs, un beau cerf en albâtre
fleuri ; un petit lion en brèche très-dure, avec les
dents et la langue de marbres différents ; Hercule
maîtrisant le lion de Némée; le même, tuant Diomède et
ses chevaux; un centaure dompté par l'amour qu'il
porte sur son dos, et tenant un lièvre de sa main droite.
Un peu plus loin, la belle statue équestre de Com-
mode lançant un javelot.
Dans la salle des statues, on remarque surtout : la
statue colossale de Paris tenant une pomme dans sa
main droite ; la statue de Pallas, transformée par la
réparation, en Vénus Paciféra ; Apollon Saurocthone,
ou chasseur de lézards; une amazone et une Ju-
non ; un Néron sous la forme d'Apollon Citharède ;
un Neptune ; un Adonis blessé ; un groupe d'Escu-
lape et d'Hégie, sa fille; la statue de Ménandre ; au
fond, Arianne couchée et endormie dans l'île de
Naxos : elle est connue sous le nom de Cléopàtre :
221
enfin deux magnifiques candélabres en marbre blanc,
trouvés à la villa Adriana.
La salle des bustes se divise en trois sections.
Pie VI en confia l'ornementation à l'architecte
Simonetti.
Cette pièce est ornée de huit colonnes en albâtre
choisi et d'autant de pilastres semblables. La voûte
est décorée de peintures à l'huile dues au pinceau
de Dominique Déangélis. Les sujets qu'il a repré-
sentés sont : les Noces de Bacchus et d'Ariane, Paris
donnant la pomme à Vénus, Diane et Endymion, Vénus
et Adonis, et Paris refusant la pomme à Minerve.
En entrant, à droite, on rencontre la statue d'une
danseuse, sculptée avec beaucoup de grâce et de
vérité; une Vénus sortant du bain. Cette dernière
statue provient de la ferme de Salone. Dans la niche
suivante se trouve un faune en rouge antique
trouvé à la villa Adriana. Près de là est la statue
vraiment belle d'un prêtre mithriaque, connue sous
le nom de Paris.
Citons encore la statue de Ganymède, l'une des
plus remarquables de la collection ; la statue d'Ado-
nis, et la mosaïque ancienne, trouvée à la villa
Adriana, dont le pavé de la salle est enrichi.
La salle des Muses est également l'œuvre de Si-
monetti. Elle est décorée de seize colonnes en mar-
bre de Carrare, que surmontent des chapitaux trou-
vés à la villa Adriana.
Ce qui frappe d'abord en entrant, ce sont les sta-
tues des Muses, que l'on trouva à Tivoli, à l'en-
droit où était la villa de Cassius.
— 222 —
A droite apparaît l'hermès d'Epicure ; vient en-
suite la statue de Melpomène, dont la tête est cou-
ronnée de pampres. Le caractère vraiment héroïque
de cette figure, le poignard que la muse tient d'une
main et le casque qu'elle tient de l'autre la font re-
connaître pour la muse de la Tragédie. Tout auprès
est l'hermès de Zenon; à côté est assise Thalie
avec ses attributs. Suit l'hermès extrêmement rare
d'Eschine. Sans la découverte de ce marbre, on eût
toujours ignoré quels étaient les traits de l'adver-
saire de Démosthènes. De plus, il est maintenant
démontré que le fameux Aristide du grand musée de
Naples n'est autre chose que l'orateur grec. Uranie
est représentée debout tenant le globe céleste dans
sa main. C'est la muse de l'Astronomie. Ce marbre
était la propriété des Lancelotti. L'hermès qui suit
représente Démosthènes ; Clio, muse de l'Histoire,
l'accompagne. Elle tient dans la main gauche un
papyrus qui se déroule sur son sein. On trouve là
le seul marbre qui nous rappelle Antisthène, le fon-
dateur des Cyniques. Il est suivi de Polymnie, la
muse de la Fable et de la Pantomime.
Rappelons en passant la statue d'Erato, muse de
la Poésie lyrique, et l'hermès d'Epiménide, devin
et poëte crétois, que son sommeil a rendu célèbre ;
la statue de Calliope, muse de la Poésie épique ; et
celle d'Apollon Citharède. Le dieu chante en s'ac-
compagnant de la lyre. Sur l'une des cornes de
l'instrument est sculpté le supplice de Marsyas.
Le pavé de cette salle est formé de beaux mar-
bres encastrés de mosaïques, découvertes à l'ancien
— 223 —
Lorium, aujourd'hui Castel di Guido. La mosaïque
représentant la tête de Méduse fut trouvée près de
Sainte-Marie -Majeure, à l'endroit où était jadis la
villa Caëtani.
La salle Ronde a cinquante-quatre pieds de dia-
mètre. Elle reçoit la lumière par une ouverture
pratiquée au milieu de la voûte. Dix pilastres en
marbre de Carrare, avec chapiteaux sculptés par
Franzoni, en décorent le pourtour. On trouve là des
statues colossales, et sur des tronçons de colonnes
de porphyre rouge, des bustes de grande propor-
tion et d'un travail exquis.
Les statues occupent huit grandes niches qui
s'ouvrent entre les pilastres.
A droite de l'entrée est le buste de Jupiter trouvé
à Otricoli; dans la niche voisine, la statue d'An-
tinous. Cette belle figure appartenait à la famille
Braschi et avait été trouvée à Palestrina.
Viennent ensuite les statues de Nerva, les flancs
nus et les épaules couvertes d'un large manteau; de
Jupiter Sérapis, dont la tête était ornée d'une cou-
ronne de sept planètes ; de Junon Sospita ou Lanu-
vina portant la peau de la chèvre Amalthée ; et de
Bacchus, ivre, s'appuyant mollement sur un jeune
faune.
Au milieu de la salle s'élève, sur quatre pieds de
bronze doré, un merveilleux bassin de porphyre
rouge taillé dans un seul bloc. Il a soixante-cinq
palmes de circonférence. Cet objet d'art, unique en
son genre, a été découvert aux thermes de Dio-
clétien. Après plusieurs déplacements, Pie VI le
— 224 —
destina à faire l'ornement de la salle Ronde.
Le pavé est enrichi de mosaïques antiques. Celle
qui occupe le centre provient d'Otricoli. Elle est
partagée en plusieurs compartiments. Au-dessous du
grand bassin on aperçoit une tête de Méduse, des
combats entre les Centaures et les Lapithes et, tout
autour, des nymphes montées sur des monstres
marins. La bande, alternée de blanc et de noir, fut
trouvée dans les environs de Scrofano et représente
l'épisode d'Ulysse avec les Syrènes.
Avant de terminer cette revue des objets d'art
que Pie VI a réunis au Vatican, disons un mot de
k salle en croix grecque. La porte est merveilleuse-
ment belle. Les jambages sont en granit égyptien
rouge, ainsi que les tronçons de colonnes sur lesquels
s'élèvent deux statues colossales de style égyptien.
Elles furent trouvées dans la villa Adriana dont elles
ornaient, paraît-il, une des entrées principales. Ces
deux statues servent de cariatides à un entablement
dans la frise duquel on lit cette inscription : Muséum
pin m.
Dans la salle, on admire un sarcophage avec bas-
relief représentant les génies de la vendange, et di-
vers animaux. Ce sarcophage, qui servit de tom-
beau à sainte Constance, fut trouvé sur la Via No-
mentana et transporté au Vatican par ordre de Pie VI .
Tout auprès est la statue de Lucius Verus jeune et
celle d'une muse que l'on suppose avoir décoré le
théâtre d'Otricoli. Les deux Sphinx en granit égyp-
tien, dont les proportions colossales frappent le
visiteur, ont été trouvées, l'une près de la porte (Ici
- 225 —
Popolo, et l'autre à la place Saint-Pierre, dans les
terrains- où l'on a construit le grand escalier de la
basilique de ce nom.
Un peu plus loin, on rencontre le sarcophage en
porphyre rouge qui renfermait les cendres de sainte
Hélène. Il fut découvert à Tor Pignatara. On voit
tout autour de ce mausolée des bas-reliefs représen-
tant les exploits de Constantin.
Le pavé de la salle est une mosaïque en arabesque.
Au centre on a placé le buste de Minerve. Ce
magnifique travail provient de fouilles exécutées
auprès de l'ancien Tusculum.
La chambre de la Bigue est ainsi nommée à cause
du char en marbre qu'elle renferme. Là encore on
trouve des statues, des bas-reliefs et des sarcophages
d'un grand mérite.
Rappelons enfin, avant de quitter le Vatican, que
Pie VI a fait décorer le cabinet des Papyrus d'une
manière vraiment royale. Les granits, les por-
phyres et les bronzes dorés y sont jetés à profu-
sion. Mengs fut chargé des fresques qu'on y admire.
Celle du milieu de la voûte représente l'Histoire
écrivant dans un volume que le Temps soutient
sur ses épaules. Dans les lunettes sont Moïse
et saint Pierre, l'un et l'autre entre deux anges.
Quoique saint Pierre soit peint à la détrempe,
l'éclat et la vigueur du coloris ne laissent rien à
désirer.
Enfin, la quatrième salle de l'appartement Borgia
possède la magnifique collection d'estampes gravées
sur cuivre par ordre de Pie VI. Les peintures
Pie VI. ir,
- 226 —
sont du Pinturicchio, l'un des artistes qu'affection-
nait ce grand pape.
Disons maintenant un mot dos divers obélisques
dont Pie VI a orné la capitale du monde chrétien.
Celui de Monte Citorio avait été érigé à Hélio-
polis par Psammétius Ier. Il fut transporté à Rome
par Auguste et élevé au Champ de Mars, où il ser-
vit de gnomon à la méridienne tracée sur un cadran
de bronze que l'on avait encastré dans le sol et fixé
à des plaques de marbre.
Benoît XIV le découvrit, en 1748, au Largo dc!l>
Impressa. Le célèbre Zabaglia le tira de la profon-
deur où il était enseveli et le plaça au niveau du
sol. En 1789, Pie VI le fit ériger à Monte Citorio.
D'autre part, on transporta au jardin du Vatican le
piédestal antique trouvé près de la Mission et que
Benoît XIV avait placé à l'endroit où est mainte-
nant l'obélisque.
La place de Monte Cavallo est ainsi nommée a
cause de deux groupes remarquables dont Sixte V
l'avait enrichie. Chacun de ces groupes se compose
d'un cheval et de son cavalier. On attribue ces
œuvres d'art à Phidias et à Praxitèle. Mais les ins-
criptions sur la foi desquelles on appuie ce juge-
ment ne remontent pas au-delà du règne de Cons-
tantin.— Pie VI fit tourner ces groupes en sens
inverse et élever entre les deux l'obélisque décou-
vert près du tombeau d'Auguste auquel il servait
de monument funèbre. 11 est de granit rouge et a
quarante-cinq pieds d'élévation, sans le piédestal.
Pie VI retira de la poussière et de l'oubli un troi-
— -m —
sième obélisque en granit égyptien, dont il dota la
Trinité du Mont. Ce monolythe ornait autrefois le
cirque des jardins de Salluste. Il est couvert de
hiéroglyphes. Sa hauteur est de quarante-quatre
pieds.
Pie VI fit, en outre, construire un palais qui
porte encore son nom et qui renfermait de grandes
richesses artistiques, parmi lesquelles se trouvait la
célèbre statue d'Antinous.
Subiaco n'a pas oublié non plus la noble généro-
sité de ce grand Pape. Voici ce que nous lisons dans
une histoire de Pie VI, écrite sous le pontificat de
son successeur :
« L'abbaye de Subiaco n'était, dans son origine,
« qu'une grotte où saint Benoît jeta les l'onde-
« ments de son Ordre illustre. C'était donc là vé-
<< ritablement le berceau des Ordres monastiques
« en Occident ; et dans un moment où tous les
« petits esprits forts qui, sachant écrire leur nom
« au bas d'une injure, s'évertuaient à prouver que
« les Ordres monastiques ont fait plus de mal à
« l'Europe que la guerre, la peste et les révolu-
« tions, il était naturel d'associer aux anathèmes
« qu'on leur prodiguait, celui qui, à la fin du
« XVIIIe siècle, fut assez pieux pour en respecter le
« principe et en décorer le berceau.
« Pie VI avait été nommé abbé de cette abbaye
« pendant qu'il était trésorier de la chambre apos-
<< tolique ; il était allé souvent en visiter les rcli-
« gieux ; il en avait toujours reçu l'accueil le plus
« distingué. 11 avait vu avec douleur que le plus
— 228 —
« net de leur revenu était dépensé, depuis long-
«< temps, à Rome, par des abbés commendataires,
« qui oubliaient d'employer aux réparations la por-
« tion de revenu qu'ils devaient y consacrer.
« Pie VI, devenu Pape, répara cet oubli avec la
« noblesse qui convenait à ses goûts, et la magnifi-
« cence qu'il mettait dans toutes ses entreprises :
« il fit reconstruire l'abbaye de fond en comble,
« décora son église d'une partie de l'argenterie
« qui avait appartenu au collège de Jésus ; et les
« frondeurs, qui en auraient mis sans scrupule le
« produit, dans leurs poches, s'écriaient avec hypo-
« crisie : Quelles dépenses ! Quelles folies ! Quel
« détestable gouvernement que celui des prè-
« très (1) I »
Nos lecteurs ont vu ce que Pie VI a fait pour le
bonheur de ses sujets. Ils connaissent en partie les
travaux merveilleux que l'on a exécutés sous son
règne et que l'on admire encore de nos jours. Nous
regrettons que notre tâche d'écrivain ne soit pas
terminée. Mais, après avoir montré les joies et les
grandeurs artistiques, littéraires et autres de ce
glorieux pontificat, il nous reste à en retracer les
douleurs. Si, du moins, nous n'avions pas à dénoncer
les actes odieux d'un gouvernement qui fut celui
(1) Le gouvernement des prêtres laissait en effet beaucoup a désirer. Au
moyen âge les souverains qui prenaient conseil de l'Eglise trouvaient moyeu
d'exécuter de magnifiques travaux et de faire des économies. Depuis lors tout
est changé. Au lieu de construire des monuments nouveaux, on brûle les an-
ciens à l'aide du pétrole. Les caisses de l'Etat sonnent creux, ce qui tue la con-
fiance et produit le papier-monnaie. Il est vrai qu'à titre de compensation, on
nous parle sans cesse de»la civilisation moderne et des bienfaits inappréciables
de la liberté.
— 229
de la France ! Quelque pénible que soit notre de-
voir d'historien, nous le remplirons jusqu'au bout.
La vérité sera notre seul guide. Nous flétrirons sans
pitié, parce que tel est notre devoir, tout ce qui
méritera d'être flétri, et cela sans égard pour des
hommes qui furent tout à la fois les persécuteurs
de l'Eglise et le fléau de leur patrie.
CHAPITRE XV.
Sommaire. — Détails rétrospectifs sur les ennemis de l'Eglise. — Le jansé-
nisme. — Fond de la doctrine janséniste. — Moyens que prennent les jansé-
nistes pour frapper l'imagination du peuple. — Le diacre Pàris et les prétendus
miracles opérés sur son tombeau. — Les convulsionuaires du cimetière Saint-
Hédard. — Rôle que jouent les femmes dans ces réunions de fanatiques et de
curieux. — Les convulsionuaires se répandent dans les provinces. — Evèques
et prêtres fauteurs du jansénisme. — Les Parlements prennent fait et cause
pour la nouvelle hérésie. — Persécution dirigée contre le clergé catholique.
— Louis XV dissout le Parlement de Paris et établit des Chambres particu-
lières pour rendre la justice.— Les membres du Parlement sont rappelés.—
Ils continuent à poursuivre les évêques dévoués au Saint-Siège. — Attentat
de Robert Damieus sur la personne du roi. — Son interrogatoire et sa mort.
— Complicité morale du Parlement.
Nous avons vu, dans la première partie de cet
ouvrage, avec quelle audace persévérante les phi-
losophes, les francs-maçons et les illuminés d'Alle-
magne travaillaient à la ruine de l'Eglise. Les
adeptes s'étaient fait autant de complices des minis-
tres qui dirigeaient alors les affaires de l'Europe et
des monarques eux-mêmes.
Voici le moment venu où la Papauté sera aux
prises avec cette masse d'ennemis coalisés.
Avant de commencer le récit des événements qui
vont se dérouler sous nos yeux, il importe que
nous démasquions les chefs de la coalition anti-
chrétienne.
Le protestantisme et le gallicanisme ne furent
pas les seuls auxiliaires de la Révolution. Le jan-
— '231 —
sénisme lui prêta, de son côté, le concours le plus
actif et le plus efficace.
Le fatalisme calviniste forme la base de cette
hérésie.
Dans l'état d'innocence, disaient les novateurs,
l'homme jouissait d'une liberté complète ; mais
après sa chute il n'en fut plus ainsi. Par le péché,
ajoutaient-ils, nous avons perdu le pouvoir de nous
déterminer à notre gré entre le bien et le mal.
Nonobstant cela, nous offensons Dieu ou nous lui
sommes agréables, suivant que nous faisons le bien
ou le mal avec ou sans répugnance.
Le jansénisme fut condamné à diverses reprises ;
mais les sectaires, par un abus vraiment étrange
des restrictions mentales et des principes réflexes
qu'ils ont si longtemps efc si amèrement reprochés
à leurs adversaires, et en particulier aux Jésuites,
trouvaient toujours moyen d'éluder les décisions de
Rome. Ils joignaient au mépris de l'autorité doctri-
nale du Saint-Siège un mysticisme hypocrite qui
en imposait aux âmes droites et amies du bien,
tandis que l'écume des monastères et les membres
tarés du clergé séculier embrassaient le nouvel
enseignement, pour se justifier à leurs propres
yeux des faiblesses coupables qu'ils avaient à se
reprocher.
Une partie de l'épiscopat français ne se tint point
assez en garde contre ces nouveautés. Quelques
prélats mêmes s'en firent les fauteurs et contri-
buèrent à ruiner dans les esprits le respect dû au
chef de l'Kglise.
— 232 —
Cependant le jansénisme avait peu de prise sur
le peuple, qui ne comprenait rien aux subtilités
théologiques de Port-Royal. Les chefs du parti
cherchèrent donc le moyen de frapper l'imagina-
tion du vulgaire, en appuyant sur de prétendus
miracles les enseignements de la secte.
En 1727 mourut un diacre nommé Paris. Parmi
les actes de vertu que lui attribuaient ses coreli-
gionnaires, figure en première ligne son obstination
à ne pas recevoir les sacrements. Au rapport de ses
historiens, il passa plusieurs années sans commu-
nier et sans faire ses pâques.
A peine eut-il passé de vie à trépas qu'il devint
un objet de vénération pour les disciples de Jansé-
nius. Le cimetière Saint-Médard, où il avait été
inhumé, fut pour eux un lieu de rendez-vous ha-
bituel.
Non contents de prier, ils se livraient aux extra-
vagances les plus inouïes, hurlant et se débattant
comme des possédés. On les entendait répéter ces
paroles de Jésus-Christ aux disciples de saint Jean-
Baptiste : « Les boiteux marchent, les aveugles
« voient, les sourds entendent, les morts ressus-
« citent ». Au nombre de ceux à qui le diacre Paris
avait rendu l'usage de ses jambes, était un malheu-
reux perclus qui, pour se rendre sur la tombe du
thaumaturge, avait dû faire deux lieues à pied. On
citait aussi le nom de la fille Lefranc que le saint
avait guérie d'une maladie incurable. L'archevêque
de Paris ayant eu la malencontreuse idée de faire
constater le fait par les hommes de l'art, ces der-
— 233 —
niers déclarèrent : 1 0 que le mal dont se plaignait
M"9 Lefranc était de ceux qui cèdent toujours ou
presque toujours à l'action des remèdes ; 2° que
l'état de la malade, contrairement aux bruits ré-
pandus par la secte, n'avait subi aucune améliora-
tion, ce qui était de notoriété publique. — Autre
miracle : Une veuve, Mme Delorme, ayant éprouvé
quelques atteintes de paralysie , se rendit sur
la tombe du saint. A peine y fut-elle arrivée,
qu'elle perdit complètement l'usage de ses mem-
bres.
Un boiteux, nommé JBescherand, vint, à son
tour, implorer le faiseur de miracles. Après deux
neuvaines successives, on le vit se livrer à
d'horribles contorsions. Les jansénistes crièrent au
prodige. A chaque nouvelle crise, les adeptes
lui mesuraient la jambe, afin de voir si, sous l'in-
fluence de l'action surnaturelle qui venait de se
manifester, elle ne s'était pas allongée de quelques
lignes. On dressait ensuite un procès-verbal où
étaient consignées les observations que l'on avait
faites. Ces procès-verbaux, imprimés à un grand
nombre d'exemplaires, étaient envoyés et distri-
bués dans les provinces aux membres dispersés de
la véritable Eglise.
Le succès inattendu qu'obtinrent les gambades
de Bescherand eut pour résultat de donner des imi-
tateurs à ce fanatique. Hommes et femmes se pres-
sèrent sur la tombe du diacre pour s'y livrer à la plus
étrange des chorégraphies. La plupartde ces énergu-
mènesse dépouillaient à peu près de tous leurs vête-
- 234 —
ments, avant de se livrer à leurs exercices, sans se
préoccuper des lois de la pudeur.
Les femmes surtout éprouvaient des secousses
violentes. On prétendait même, qu'emportées par
l'esprit de Dieu, bon nombre d'entre elles se tue-
raient, si on n'avait soin de les en empêcher. Des
hommes se chargeaient ordinairement de cette
mission délicate, les recevant dans leurs bras, et
surveillant leurs robes, pour prévenir les accidents
qui se seraient produits, au grand scandale des
spectateurs.
Chaque jour, plus de cent convulsionnaires se
donnaient en spectacle au cimetière Saint-Médard.
Pour couper court à ce scandale, le roi fit fermer
l'asile des morts, sur la porte duquel on inscrivit
ces vers devenus célèbres :
« De par le roi, défense à Dieu
« De faire miracle en ce lieu ».
Mais on n'en finit pas pour cela avec les convul-
sionnaires. Des énergumènes du même genre pa-
rurent dans les provinces, où l'on vit se renouveler
tous les actes de démence dont Paris avait été le
théâtre.
Comme sur la tombe du diacre, les femmes
se firent remarquer par le fanatisme le plus indé-
cent. Quelques-unes simulaient l'idiotisme et la
folie, tutoyaient les prêtres, bénissaient les moines et
confessaient les hommes de bonne volonté. D'autres
se faisaient attacher par les pieds et restaient sus-
pendues, la tète en bas, durant des heures entières.
Beaucoup se précipitaient dans l'eau et aboyaient
comme des chiens. On en voyait aussi qui, debout
sur les épaules des hommes, prêchaient contre la
bulle Unigenitus.
En 1760, les convulsionnaires continuaient à se
donner en spectacle dans plusieurs villes du centre
et du midi de la France. On les retrouve dans le
diocèse de Lyon, en 1789, grâce aux complaisances
coupables de Monseigneur de Montazet pour le fa-
natisme de la secte.
Parmi les prélats français qui se firent les pro-
tecteurs et les fauteurs du jansénisme, en haine de
l'autorité pontificale qu'ils n'osaient attaquer directe-
ment, mais à la ruine de laquelle ils étaient bien aise
de contribuer, nous voyons figurer, indépendam-
ment de l'archevêque de Lyon, Monseigneur Col-
bert, évèque de Montpellier ; de Fifz-James, évêque
de Soissons ; Bossuet, évêque de Troyes et neveu
de l'ancien évêque de Meaux ; de Caylus, évêque
d'Auxerre. Nous ne dirons rien des ecclésiastiques
du second ordre qui embrassèrent cette erreur,
l'une des plus dangereuses que l'Eglise ait eu à
combattre. La liste en serait benneonp trop longue.
Après avoir patronné le gallicanisme, les Parle-
ments se firent les protecteurs passionnés des jan-
sénistes convulsionnaires.
Le Pape Clément XII ayant, par sa bulle du
16 juin 1737, canonisé saint Vincent de Paul, le
bienfaiteur de la France et l'une des gloires du
Christianisme , le Parlement de Paris supprima
l'acte pontifical,- parce qu'il y était parlé du zèle que
— 236 —
déploya ce grand serviteur de Dieu contre la nou-
velle hérésie. C'est ce même Parlement qui osa
défendre que l'on donnât la qualification d'oecumé-
niques au Concile de Florence et au cinquième
Concile de Latran ; qui enjoignait aux évèques et
aux curés, sous peine d'amende, de confiscation et
de prison, de communier les jansénistes, et pre-
nait la défense des convulsionnaires contre Monsei-
gneur de Vintimille, archevêque de Paris.
La lutte que le clergé eut à soutenir contre la
magistrature se poursuivit sans discontinuité pen-
dant tout le règne de Louis XV. Poussés par un
orgueil sans limites, les Parlements, qui auraient
dû prêcher aux peuples le respect de l'autorité
royale et des grands principes religieux et sociaux,
ne cessaient de battre en brèche le pouvoir civil et
de conspuer l'infaillibilité doctrinale de l'Eglise.
Or, pendant que les magistrats s'épuisaient
en vaines discussions, la justice n'était pas ren-
due, au grand dommage des intéressés. Le roi,
qui voyait de mauvais œil la conduite aussi coupable
que ridicule de ces légistes dévoyés, voulut enfin
mettre bon ordre à un pareil état de choses. Le Par-
lement refusa d'obéir, donnant ainsi l'exemple de
l'insubordination et du mépris des lois qu'il avait
pour mission de faire respecter.
« On date vulgairement l'éruption de la Révolu-
« tion française de 1 78'J ; on peut la dater tout aussi
« bien de trente à quarante ans plus tôt ; les pre-
« miers révolutionnaires furent, non pas Robes-
« pierre et Marat, mais les magistrats des Parle-
— 237 —
« ments. Officiers du roi pour rendre la justice au
« peuple au nom du roi, ils apprennent au peuple
« à mépriser le roi, ils s'appliquent uniquement à
« persécuter l'Eglise catholique au nom et au profit
« d'une hérésie, et d'une hérésie atroce, qui fait de
« l'homme une machine et de Dieu un tyran cruel.
« Cette ignorance, ce délire dans les magistrats
« français indiquent dans la nation française une
« ignorance, un délire dont la guérison exige les
« plus violents remèdes.
« Comme la justice n'était plus rendue aux par-
« ticuliers et que le Parlement paraissait avoir ou-
« blié entièrement ses devoirs et ses fonctions, le
« roi établit des Chambres particulières pour rendre
« la justice ; mais les amis de la magistrature révo-
« lutionnaire n'omirent rien pour discréditer ces
« tribunaux ; le parti janséniste tout entier se ligua
« contre eux. On répandit des libelles, on composa
« des chansons , on cria contre le despotisme, et
« tous les ennemis de l'autorité réunirent leurs ef-
« forts pour jeter le ridicule et le mépris sur les
« nouveaux établissements. Les magistrats exilés
« pour avoir refusé de rendre la justice au peuple
« et sapé les bases de l'Etat, étaient au contraire
« les vrais défenseurs du peuple , les appuis de
« l'Etat, et l'on exagérait leurs droits dans la même
« proportion qu'on affaiblissait ceux du souve-
« rain (1) ».
Cependant Louis XV , dont le caractère bien-
veillant répugnait aux mesures sévères, se dé-
(1) L'abbé Rolirbacbei : Histoire de l'Eglise.
— 23 H —
termina à rappeler les membres du Parlement.
On était alors au mois d'août 1754. Le monarque
disait dans le préambule de son ordonnance : « Après
« avoir puni notre Parlement de sa résistance et de
« son refus de rendre la justice, Nous avons, à la fin,
« cru devoir écouter la clémence, espérant que le
« Parlement remplirait nos vues par une soumis-
« sion et une fidélité entières ». Le roi annulait en
outre les poursuites et procédures antérieures.
Le souverain avait trop présumé de ces magis-
trats brouillons et prévaricateurs. A peine réinstallés,
ils recommencèrent à persécuter les évêques et le
clergé catholique. Il ne fut bientôt plus question que
d'arrêts, de sommations, d'amendes, de saisies,
d'emprisonnement et d'exil. — Les jansénistes
triomphaient sur toute la ligne.
Monseigneur de Beaumont, archevêque de Paris,
ayant refusé de faire porter le saint Viatique aux
sectaires qui le demandaient, sans vouloir pour
cela abjurer leurs erreurs, fut exilé à Conflans. Plu-
sieurs prêtres quittèrent la capitale pour échapper
à la persécution. Le Parlement voulut faire retom-
ber sur le prélat la responsabilité de leur fuite. En
réponse à cette accusation, l'archevêque disait aux
magistrats qu'ils ne devaient s'en prendre qu'à
eux-mêmes de cet état de choses, et il ajoutait que
le Parlement sortait du cercle de ses attributions en
s'occupant de questions théologiques.
Monseigneur de Beaumont fut de nouveau dé-
noncé au roi, pour la hardiesse de son langage, qui
cependant n'avait rien de trop hardi, et exilé à La-
— 239 —
gny, le 2 février 1755. Ayant alors réuni chez lui
les curés de son diocèse, l'archevêque leur traça la
ligne de conduite qu'ils avaient à suivre pour l'ad-
ministration des Sacrements. Nouvelle irritation
parmi les théologastres du Parlement, qui man-
dèrent les curés et voulurent exiger d'eux qu'il leur
fût rendu compte du résultat de cette conférence.
Le roi est une fois de plus mis en demeure de
sévir contre Monseigneur de Beaumont. Louis XV,
irrité d'une pareille obstination, rappela ces étran-
ges représentants de la justice à la modération et
aux convenances. Mais ce fut en vain.
Peu de temps après,, ils dénoncèrent l'évêque
d'Orléans, qui fut exilé, frappèrent d'une amende
celui de Troyes, et persécutèrent Monseigneur de
Belzunce, ce noble héros de la charité chrétienne.
Monseigneur de Brancas, archevêque d'Aix ,
dut quitter son diocèse. L'archevêque d'Auch
et ses sufïragants, ayant écrit au roi pour se plain-
dre de la conduite inqualifiable tenue à leur égard,
leur lettre fut lacérée et brûlée par le bourreau.
A Toulouse, les Uéflexioirs de Monseigneur Guenet,
évêque de Pons, eurent le même sort. On dirigea
des poursuites contre Monseigneur de Villeneuve,
évêque de Montpellier. Les évêques de Vannes et de
Nantes virent leur temporel saisi et leurs prêtres
bannis ou traînés devant les tribunaux. Le Chapitre
d'Orléans fut condamné comme d'abus, pour avoir
refusé les Sacrements à l'un de ses membres qui
prétendait que la bulle Uniyenilus était V œuvre du
diable. En 1750, Monseigneur de Beaumont ayant
— 240 —
publié un mandement sur l'autorité de l'Eglise, le
Parlement fit brûler cette pièce par le bourreau,
dans le lieu on l'on exécutait les malfaiteurs.
Sur ces entrefaites, Robert Damiens, domestique
d'un magistrat, surexcité par les déclamations de
son maître, prit la résolution de tuer le roi.
Le 5 janvier 1757, il mettait son projet à exécu-
tion, et portait à Louis XV un coup de couteau,
dont la blessure heureusement ne fut pas mortelle.
Robert prétendit que son attentat n'aurait pas eu
lieu, si on avait eu soin de faire couper la tête à
trois ou quatre évêques.
Les détails qu'on va lire sont extraits des pièces
originales dont se compose la procédure qui suivit
cet événement.
Interrogé par le prévôt de la maison du roi, le
jour même de son arrestation , Damiens déclara
avoir entendu dire que le peuple était dans la souf-
france et que le roi ne voulait entendre à aucune
représentation du Parlement. N'est-il pas vrai,
demanda-t-il au prévôt, que tout le royaume périt?
Le 7 janvier, il dit s'être trouvé, lant à Paris
qu'à Arras, avec des prêtres qui étaient du parti du
Parlement, et que les mauvais traitements qu'on
leur faisait subir l'avaient déterminé à sauver le
peuple en frappant le souverain.
Dans une lettre écrite à Louis XV, Damiens en-
gageait le monarque à prendre le parti de son peuple
et à faire administrer les Sacrements, à l'article de
la mort, sans quoi sa vie ne serait pas en sûreté.
Plus tard, lors de son sixième interrogatoire, il
— 241
compléta les détails qui précèdent, en disant que la
stérilité des efforts que le Parlement avait faits pour
améliorer l'état du royaume l'avait frappé et qu'il
avait cru rendre service à l'Etat en assassinant le
roi. Il ajouta : Sa Majesté ne soutient pas assez sa
Justice et son Parlement contre l'autorité des évê-
ques ; aussi de grands malheurs frapperont la fa-
mille royale.
Le 18 janvier les interrogatoires de Damiens re-
commencèrent devant la grande chambre du Par-
lement. Il répéta qu'il avait conçu son dessein à
l'époque où eurent lieu les débats avec l'archevêque
et l'exil des magistrats. Plus tard, le 27 mars, il
n'hésita pas à affirmer que sa détermination était
devenue irrévocable à la suite des longues délibé-
rations du Parlement sur les affaires de l'Eglise,
délibérations auxquelles il assista avec assiduité, et
où il put se convaincre du peu d'égards que le
souverain manifestait pouries représentations de
la magistrature.
Le 26 du même mois, dans un interrogatoire qui
eut lieu devant tous les juges, il dit encore que si
jamais il n'était entré dans les salles du palais, cela ne
lui serait pas arrivé ; que les affaires du Parlement
Vy avaient déterminé; que ce projet fatal ne lui fût
point venu en tête sans le malheur qu'il avait eu de
servir des conseillers au Parlement, etc., etc.
Robert Damiens, dont le crime, aux yeux de
l'histoire, doit être mis à la charge de ceux qui
l'ont jugé et condamné, mourut du dernier supplice
le 28 mars 1757.
Pin VI. 16
CHAPITRE XVI.
Sommaire. — Ce qu'il faut penser des philosophes et surtout de leurs chefs.
— Voltaire. — Son parrain, l'abbé de Chàteanneuf. — Conciliabules de li-
bertins libres-penseurs. — Premiers écrits du jeune Arouet. — Son manque
absolu de patriotisme prouvé par ses poésies en l'honneur du roi de Prusse
et surtout par sa correspondance avec Frédéric et la grande Catberine. — Sa
liaison adultère avec Mm« du Chàtelet. — Sa monomanie pour la profanation
des Sacrements. — Voltaire jugé par Jean-Jacques Rousseau. — Rousseau ap-
précié par Voltaire. — Ce que pense le Citoyen de Genève des philosophé?
en général. — Estime que faisait Voltaire de ses confrères en incrédulité. —
Jean-Jacques Rousseau. — Son origine. — Ses aventures. — Ses écrits. —
Incohérence de ses idées. - Diderot. - Ce qu'il faut penser de lui comme
homme et comme écrivain. — La Mettrie. — Immoralité de ses doctrines. —
Le marquis d'Àrgens. — Comment l'appréciaient Voltaire et Frédéric. —
D'Alembert. — L'Encyclopédie. — Jugement que Diderot a porté sur le ca-
ractère et la valeur de cet ouvrage.
On vient de voir ce que furent les jansénistes
et les Parlements.
Passons maintenant à un autre sujet et voyons
ce qu'il faut penser des chefs de la secte philoso-
phique, dont les doctrines peuvent être considérées
comme la conséquence logique des erreurs de la
Réforme, du gallicanisme et du jansénisme réunis.
Voltaire eut pour parrain l'abbé de Châteauneuf,
prêtre noble et peu régulier. Cet ecclésiastique lui
apprit à lire dans un des livres les plus impies et les
plus obscènes qu'il y eût alors en France. Plus tard,
l'abbé de Châteauneuf présenta son filleul à Ninon
de l'Enclos, avec laquelle il entretenait, depuis
quelque temps, des relations suivies et peu édi-
— 243 —
fiantes. En mourant, la célèbre courtisane laissa
deux mille francs à Voltaire pour l'aider à acheter
des livres.
On touchait à la fin du règne de Louis XIV. Le
grand roi cherchait à racheter les écarts de sa
jeunesse par la sévérité d'une conduite irrépro-
chable. Non-seulement il ne se permettait rien qui
pût devenir un sujet de scandale, mais il veillait
à ce que son exemple fût suivi par les grands du
royaume.
Il résultait de cette rigidité du monarque, en
matière de religion et de morale, que des hommes
distingués par les qualités de l'esprit, la noblesse
du nom et les avantages de la fortune, n'ayant pas
le courage d'afficher leur conduite, se réunissaient
en conciliabules secrets, pour insulter tout à leur
aise , et surtout sans péril d'aucune sorte , aux
bonnes mœurs, dont ils n'avaient que faire, et à la
religion, dont ils méprisaient les enseignements.
Dans ces réunions d'aimables débauchés, l'athéisme
devenait séduisant et le vice prenait une teinte
aristocratique du meilleur goût.
Parmi les libertins de haut parage qui étaient
l'âme de ces réunions clandestines, on remarquait
le prince de Conti, le duc de Vendôme, le grand
prieur son frère, le duc de Sully, le marquis de la
Fare, l'abbé de Chaulieu, l'abbé Courtin, l'abbé
Servien, l'abbé de Châteauneuf, etc.
Voltaire fut élevé à cette école, grâce à l'étrange
sollicitude de son parrain, qui voulait, disait-il, en
faire un honnête homme. Il signait, à cette époque,
— 244 —
Armel le jeune. Mais ayant trouvé que ce nom de
famille manquait de distinction et de sonorité, il
l'échangea pour celui de Voltaire, qu'il ne tarda
pas à faire précéder d'une particule.
Après avoir rougi de sa famille, le jeune philo-
sophe trahit sa patrie et chanta la victoire que le
roi de Prusse remporta sur les Français à la ba-
taille de Rosbach. Il appelait ses compatriotes des
Welches et avait l'impudeur d'écrire à Frédéric :
« Regardez-moi comme le sujet le plus attaché que
« vous ayez, car je n'ai point et ne veux point avoir
< d'autre maître ». Ailleurs, il fait des vœux pour
que la France et Paris tombent au pouvoir du
monarque prussien.
Dans une autre circonstance, écrivant à Cathe-
rine de Russie, il traitait de fous et de grossiers, les
Français qui avaient pris les armes en faveur de la
Pologne opprimée et démembrée. « Ce sont les Tar-
« tares qui sont polis », disait-il, « et les Français sont
r< devenus des Scythes. Daignez observer, Madame,
« que je ne suis pas "Welche; je suis Suisse, et si
« j'étais plus jeune, je meferais Russe ». Le? juillet
1775, il adressait à la même une lettre où nous
lisons le passage suivant : « J'ignore absolument
« où en est actuellement votre empire avec le petit
« pays des Welches, qui prétendent toujours être
« Français : pour moi, j'ai l'honneur d'être un vieux
« Suisse que vous avez naturalisé votre sujet ». Il
signe ses nombreuses missives à Catherine : Votre
vieux Russe de Ferney. Et cette dernière lui ré-
pond : « Je sais que vous êtes bon Russe ».
— 245 -
Après le partage de la Pologne, une partie de
cette malheureuse nation résista avec énergie à
l'invasion étrangère. Ces nobles soldats avaient un
étendard sur lequel on voyait l'image de la sainte
Vierge. La plupart d'entre eux , vaincus par le
nombre, furent pris et tués à coups de knout par les
envahisseurs, à la suite d'un festin. Les femmes
de ces hommes héroïques ayant été saisies à leur
tour, on leur fendit le ventre et on substitua aux
enfants, que quelques-unes d'entre elles portaient
dans leur sein, des chats furieux qui déchiraient
les entrailles des victimes.
Veut-on savoir de quelle manière le Patriarche
de Ferney apprécie cet acte de sauvagerie dont
rougirait un cannibale? « C'est dans le nord », écri-
vait-il à Frédéric, « que tous les arts fleurissent
« aujourd'hui ; c'est là qu'on fait les plus belles
« écuelles en porcelaine, qu'on partage des pro-
« vinces d'un trait de plume, qu'on dissipe des
« confédérations et des sénats en deux jours, et
« qu'on se moque très-plaisamment des confédérés et
« de leur Notre-Dame (1) ».
A son retour d'Angleterre , où , comme nous
l'avons vu dans la première partie de cet ouvrage,
il avait dû se réfugier, pour échapper à la vindicte
des lois, il contracta une liaison adultère avec
Mme du Châtelet. Pendant longtemps cette femme
exerça sur lui une influence à peu près absolue.
Pour se soustraire aux ennuis d'un tête-à-tête trop
prolongé, les deux amants allaient parfois à Luné-
(1) Pour ces diverses citations, voir la Correspondance de Voltaire.
— 246 —
ville faire leur cour au roi Stanislas. Ce fut durant
une de ces visites que Mme du Châtelet fit connais-
sance de Saint-Lambert, dont elle eut un enfant.
Voltaire, soit qu'il craignît le ridicule ou qu'il eût
peur de perdre les bonnes grâces de sa trop facile
maîtresse, fit semblant d'ignorer cette mésaventure.
A sa haine contre l'Eglise, le Patriarche de Fer-
ney joignait une odieuse hypocrisie.
Le 16 février 1761 , il écrivait à d'Argental : « Si
« j'avais cent mille hommes, je sais bien ce que je
« ferais ; mais comme je ne les ai pas, je communie-
« rai à Pâques, et vous m'appellerez hypocrite tant
« que vous voudrez »,
Le 1 er mai de la même année, il faisait à d'Alem-
bert la confidence qu'on va lire : « Que doivent faire
« les sages quand ils sont environnés d'insensés
« barbares ? Il y a des temps où il faut imiter leurs
« contorsions et parler leur langage. Au reste, ce
« que je fais cette année, je l'ai déjà fait plusieurs
« fois, et, s'il plaît à Dieu, je le ferai encore. Il y a
« des gens qui craignent de manier des araignées,
« il y en a d'autres qui les avalent (1) ».
L'évêque de Genève lui ayant fait des remon-
trances à propos de ces actes inqualifiables, il fit
semblant d'être malade et pria qu'on lui apportât le
Saint- Viatique. La cérémonie eut lieu en présence
d'un notaire qui constata le fait dans un procès-
verbal dressé à cet effet. Il voulut, par ce moyen,
braver le pontife que, dans sa correspondance, il
traite de polisson.
(1) Correspondance, passim.
- 247 —
Le 8 mai suivant, il faisait allusion à cet acte
sacrilège dans la lettre qu'il écrivait à Mme d' Argen-
tal : « Mes chers anges », disait-il , « sont tout
« ébouriffés d'un déjeûner par-devant notaire ;
« mais ... on ne peut donner une plus grande
« marque de mépris pour ces facéties que de les
« jouer soi-même (I) ».
Il n'est donc pas étonnant, après cela, que
Mme Denis, qui le connaissait bien, puisqu'elle était
sa nièce, lui écrivît dans une autre circonstance :
« Le chagrin vous a peut-être tourné la tète ; mais
« peut-il gagner le cœur ? L'avarice vous poi-
« gnarde. Ne me forcez pas à vous haïr ; vous êtes
« le dernier des hommes par le cœur (2) » .
Voici comment l'appréciait Jean-Jacques Rous-
seau, dans une lettre qu'il écrivait en novembre
! 7(30 : « Ainsi donc la satire, le noir mensonge et les
« libelles sont devenus les armes des philosophes et
h de leurs partisans ! Ainsi paie M. de Voltaire l'hos-
« pitalité dont, par une funeste indulgence, Genève
« use envers lui! Ce fanfaron d'impiété, ce beau
<< génie et cette âme basse, cet homme si grand par
<< ses talents et si vil par leur usage, nous laissera
« de longs et cruels souvenirs de son séjour parmi
« nous ; la ruine des mœurs, la perte de la liberté,
qui en est la suite inévitable, seront chez nos ne-
« veux les monuments de sa gloire et de sa recon-
" naissance. S'il reste dans leurs cœurs quelque
« amour pour la patrie, ils détesteront sa mémoire
« et il en sera plus maudit qu'admiré (3) ».
(1) Correspondance. — (2) Ibicl. — (3) Rousseau : Œuvres complète*
— 248 —
Voici de quelle manière et en quel langage Vol-
taire répond aux critiques de Rousseau :
« Qu'un Jean-Jacques, qu'un valet de Diogène,
« que ce polisson ait l'insolence de m'écrire que je
« corromps les mœurs de sa patrie ! Le polisson,
■< le polisson! S'il vient au pays, je le ferai mettre
« dans un tonneau avec la moitié d'un manteau sur
« son vilain petit corps à bonnes fortunes. Quand
« on a donné des éloges à ce polisson, c'est alors
« réellement qu'on offrait une chandelle au diable.
« J'ignore comment vous avez appelé du nom de
« grand homme un charlatan qui n'est connu que
« par des paradoxes ridicules et une conduite cou-
« pable (1). L'auteur de la Nouvelle Héloïse n'est
« qu'un polisson malfaisant. Cet archifou écrit contre
« les spectacles après avoir fait une mauvaise
« comédie ; il écrit contre la France qui le nourrit.
« Il trouve quatre ou cinq douves du tonneau de
« Diogène ; il se met dedans pour aboyer (2) ! Pour
« le coup Jean-Jacques fait bien voir ce qu'il est,
« un fou, un vilain fou, dangereux et méchant ; ne
( croyant à la vertu de personne, parce qu'il n'en
< trouve pas le sentiment au fond de son cœur,
« malgré le beau pathos avec lequel il en fait son-
« ner le nom ; ingrat, et, qui pis est, haïssant ses
« bienfaiteurs, et ne cherchant qu'un prétexte pour
« se brouiller avec eux afin d'être dispensé de la
« reconnaissance. Jean- Jacques est une bête féroce
« qu'il ne faut voir qu'à travers des barreaux et ne
« toucher qu'avec un bâton (3) ».
(1) Vie de Voltaire. — [-2) CotTespouihnce. — (3) Ibid.
— 249 —
Ce jugement n'a pas été tracé d'une main com-
plaisante. Or, ce qu'il y a de plus étrange, c'est que
Rousseau, parlant de lui-même, est presque sur
tous les points de l'avis de Voltaire. « C'en est fait »,
écrit-il à un ami, le 23 décembre 1761, « nous ne
< nous reverrons plus que dans le séjour des justes.
< Mon sort est décidé, par les suites de l'accident
« dont je vous ai parlé ci-devant. Ce qui m'humilie
« et m'afflige est une fin si peu digne, j'ose dire,
« de ma vie, et du moins de mes sentiments. 11 y a
« six semaines que je ne fais que des iniquités et
« n'imagine que des calomnies contre deux hon-
« nêtes libraires, dont l'un n'a de tort que quelques
« retards involontaires et l'autre un zèle plein de
« générosité et de désintéressement, que j'ai payé,
« pour toute reconnaissance, d'une accusation de
« fourberie. Je ne sais quel aveuglement, quelle
« sombre humeur, inspirée dans la solitude par un
« mal affreux, m'a fait inventer, pour en noircir ma
« vie et l'honneur d'autrui, ce tissu d'horreurs, dont
« le soupçon, changé dans mon esprit prévenu
« presque en certitude, n'a pas mieux été déguisé
« à d'autres qu'à vous. Je sens pourtant que la
« source de cette folie ne fut jamais dans mon cœur.
<< Le délire de la douleur m'a fait perdre la raison
« avant la vie ; en faisant des actions de méchant,
« je n'étais qu'un insensé (1) ».
Jean-Jacques Rousseau a fait un portrait des phi-
losophes, ses contemporains. La ressemblance de
ceux qu'il peint est assez bien saisie pour que nous
,lj Œuvres do Rousseau.
— 250 —
mettions sous les yeux de nos lecteurs ce morceau
curieux. Voici comment s'exprime le Citoyen de
Genève :
« Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs
« livres, j'examinai leurs diverses opinions ; je les
<< trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques, même
« dans leur scepticisme prétendu, n'ignorant rien,
« ne prouvant rien, se moquant les uns des 'autres,
« et ce point, commun à tous, me parut le seul sur
« lequel ils ont tous raison. Triomphants quand ils
« attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant.
« Si vous pesez les raisons, ils n'en ont que pourdé-
« truire ; etsi vous comptez lesvoix, chacun est réduit
« à la sienne ; ils ne s'accordent que pour disputer.
« Quand les philosophes seraient en état de dé-
« couvrir la vérité, qui d'entre eux prendrait intérêt
« à elle? Chacun sait bien que son système n'est pas
« mieux fondé que les autres, mais il le soutient
« parce qu'il est à lui. Il n'y en a pas un seul qui,
« venant à connaître le vrai et le faux, ne préférât
<< le mensonge qu'il a trouvé à la vérité découverte
<< par un autre. Où est le philosophe qui, pour la
« gloire, ne tromperait pas volontiers le genre nu-
« main? Où est celui qui, dans le secret de son
« cœur, se propose un autre objet que de se distin-
« guer ? Pourvu qu'il s'élève au-dessus du vulgaire,
« pourvu qu'il efface l'éclat de ses concurrents, que
« demande-t-il de plus? L'essentiel est de penser
« autrement que les autres. Chez les croyants il est
« athée, chez les athées il est croyant (I) ».
il) Emile, liv. îv.
— 251 -
Dans son discours sur la question de savoir si le
rétablissement des sciences et des arts a contribué à
épurer les mœurs, Jean-Jacques Rousseau se montre
encore plus énergique :
« Qu'est-ce que la philosophie? Que contiennent
« les écrits des philosophes les plus connus ? Quelles
« sont les leçons de ces amis de la sagesse ? A les
« entendre, ne les prendrait-on pas pour une troupe
« de charlatans criant chacun de son côté sur une
« place publique : Venez à moi, c'est moi seul qui ne
« trompe point? L'un prétend qu'il n'y a point de
« corps et que tout est en représentation; l'autre,
« qu'il n'y a d'autre substance que la matière ni
« d'autre Dieu que le monde. Celui-ci avance qu'il
« n'y a ni vices ni vertus, et que le bien et le mal
« moral sont des chimères; celui-là, que les hommes
« sont des loups et peuvent se dévorer en sûreté de
« conscience ».
Voltaire n'avait pas une meilleure opinion de ses
confrères en incrédulité. Voici ce qu'il écrivait à
d'Alembert à ce sujet.
« Paris abonde en barbouilleurs de papier, mais
« de philosophes éloquents, je ne connais que vous
« et Diderot. Il n'y a que vous qui écriviez toujours
« bien, et Diderot parfois ; pour moi, je ne fais plus
« que des coïonneries. En vérité, mon cher philo-
« sophe, je ne connais guère que vous qui soit clair,
« intelligible, qui emploie le style convenable au
« sujet, qui n'ait pas un enthousiasme obscur et
« confus, qui ne cherche point à traiter la physique
« en phrases poétiques, qui ne se perde point en
« systèmes extravagants. Nous sommes dans la
« fange des siècles pour tout ce qui regarde le bon
« goût. Par quelle fatalité est-il arrivé que le siècle
« où l'on pense soit celui où l'on ne sait plus écrire?
« Notre nation est trop ridicule. Buffon s'est décré-
« dité à jamais avec ses molécules organiques fon-
« dées sur la prétendue expérience d'un malheureux
« jésuite. Je ne vois partout que des systèmes de
« Cyrano de Bergerac dans un style obscur et am-
« poulé. En vérité il n'y a que vous qui ayez le
« sens commun. Je vous embrasse bien tendrement,
« mon cher ami, vous qui empêchez que ce siècle
« ne soit la chiasse du genre humain (i) ».
Revenons à Jean- Jacques Rousseau.
Cet écrivain naquit à Genève d'un horloger pro-
testant. Ses premières années se passèrent à lire
tour à tour des romans de mauvais goût, qui lui
faussèrent l'esprit, et les œuvres de Plutarque qui
n'eurent pas la vertu de le lui redresser.
Placé chez un ministre, il apprit un peu de latin
et contracta, comme il le dit lui-même, des habitu-
des vicieuses. Devenu clerc du greffier de Genève,
il ne tarda pas à se faire renvoyer, à cause de son
manque d'aptitudes pour le travail qui lui était
confié.
Il entra alors en apprentissage chez un graveur
qui le brutalisait à tout propos. Le résultat de ces
mauvais traitements fut d'ajouter encore aux dé-
fauts qu'il avait déjà. De son aveu, il devint fainéant,
menteur, et peu délicat en matière de justice.
(1) Correspondance.
— '253 —
Fatigué d'une existence qui n'avait rien de sédui-
sant, il quitte Genève à la dérobée et se rend à An-
necy, où Mme de Warens l'accueille avec bienveil-
lance. Cette généreuse protectrice , qui s'était ,
depuis peu, convertie au catholicisme, essaya de
ramener le jeune vagabond au giron de l'Eglise. En
conséquence elle l'envoya à Turin, à l'hospice des
catéchumènes, pour y être instruit des vérités de la
religion. La vie régulière qu'il était forcé de mener
dans cet établissement lui fut bientôt à charge.
Aussi se hâta-t-il de faire son abjuration, afin de re-
couvrer son ancienne liberté.
En sortant de l'hospice des catéchumènes, il entre,
comme laquais, chez Mme de Vercellis, où il commet
un vol, dont il accuse une pauvre servante. Chassé
pour ce méfait, il parvient à se faire accepter chez
M. le comte de Gouvon, qui se voit contraint de le
renvoyer à son tour.
Ne sachant à quel saint se vouer, il retourne chez
Mme de Warens. Cette femme charitable le fait
entrer au séminaire, espérant que sous l'heureuse
influence d'une bonne éducation et des sages conseils
qui lui seront donnés, il prendra goût pour la
carrière ecclésiastique. Ses maîtres durent bientôt
le rendre cl S£l protectrice, qui l'accueillit de nou-
veau et le confia au maître de musique de la
cathédrale. Son professeur étant parti pour la
France, Rousseau l'accompagna jusqu'à Lyon et
l'abandonna à l'improviste, au moment où ce mal-
heureux venait d'être frappé d'une attaque d'épi-
lcpsie au milieu d'une rue. « En me perdant », dit
— 254 —
Jean-Jacques Rousseau, « il perdait le seul ami qui
« lui restât ».
De retour à Annecy, il apprend le départ de
Mm( de Warens. Il se rend alors à Lausanne où il se
met à enseigner la musique, avant de la savoir
lui-même.
Contraint de quitter cette ville, il va à Paris,
mais n'y séjourne que fort peu de temps. 11 gagne
de nouveau la Suisse, et se dirige de là sur Cham-
béry, où il retrouve Mme de Warens, qui lui fait
donner un emploi dans le cadastre. Ce moyen
d'existence, lui paraissant trop régulier, il y re-
nonce et redevient professeur de musique.
La baronne craignant pour son protégé les séduc-
tions auxquelles l'exposait cette profession, ne
trouva rien de mieux, pour le soustraire aux ten-
tations, que de se livrer à lui, s'il faut en croire
Jean-Jacques. Le philosophe a payé sa dette de
reconnaissance envers Mme de Warens, en la diffa-
mant d'une manière inqualifiable aux yeux de la
postérité.
Dégoûté de la musique, il se passionne tout à coup
pour les échecs et étudie ce jeu durant plusieurs
mois, sans parvenir à le connaître.
Quelque temps après, s'imaginant qu'il a un
polype au cœur, il va, sous le nom de Dudding,
consulter les professeurs de l'école de Montpellier.
Les docteurs de la Faculté s'étant moqués de lui
et de son polype, il retourne auprès de Mme de
Warens, qui le fait placer comme précepteur chez
M. de Mably, grand prévôt de Lyon. Là il devient
- 255 —
amoureux de la mère de ses élèves. Ne pouvant
donner un libre cours à la passion qui le dévore,
il trouve le moyen de calmer sa douleur, en volant
les vins fins de M. de Mably.
Fatigué du préceptorat, il quitte Lyon et se di-
rige vers Paris, où nous le voyons se lier avec les
philosophes. Fontenelle, Diderot, Buffon, Voltaire,
l'abbé Mably et Mariveaux étaient ceux qu'il voyait
le plus habituellement.
Ses nouveaux protecteurs , désireux de lui
procurer quelques ressources , le font entrer
comme valet de chambre et secrétaire particulier
chez l'ambassadeur de France à Venise, qui le
chasse quelque temps après, sans lui payer ses
gages.
De retour à Paris, il s'amourache d'une fille
d'auberge, nommée Thérèse Levasseur, dont il a
cinq enfants, qu'il envoie à l'hôpital, afin de s'épar-
gner le souci de les nourrir.
Il essaya, mais en vain, d'apprendre à lire à cette
femme. Il avoue que, malgré ses efforts, Thérèse
Levasseur ne put jamais parvenir à connaître les
chiffres et à distinguer les heures sur le cadran
d'une pendule.
Lorsque parut Y Encyclopédie, ses amis lui con-
fièrent la rédaction des articles de musique. S'il
faut l'en croire, il les fit vite et fort mal.
Son discours sur le progrès des sciences et des arts,
eut un succès auquel, probablement, il ne s'atten-
dait guère. A partir de ce moment, il devint l'ad-
versaire acharné des idées reçues et ne cessa de
— 256 —
battre en brèche les grands principes qui sont la
base de tout ordre social.
Vers 1753, il fait de nouveau le voyage de
Genève , abjure le catholicisme , se prend d'un
bel amour pour une femme mariée, qui dépas-
sait la quarantaine, et écrit, sous l'influence de
cette passion, sa Nouvelle Fféloïse et son roman
d'Emile.
On imprima ces deux ouvrages en Hollande ; mais
il est bon de faire observer que M. de Malesherbes,
directeur de la librairie en France, recevait secrè-
tement les épreuves et les corrigeait de sa propre
main.
Emile fut brûlé à Genève et à Paris et Jean-
Jacques Rousseau décrété de prise de corps. Grâce
au maréchal de Luxembourg, qui lui facilita le
moyen de s'évader, il put se réfugier en Suisse,
où il s'affubla d'un costume oriental. C'est là qu'il
écrivit ses lettres de la Montagne, dans lesquelles il
attaque violemment les magistrats de Genève.
Rousseau est le type de l'incohérence et de la
contradiction dans les idées. Il a successivement
plaidé le pour et le contre en philosophie comme en
religion. Tel est pourtant l'homme que la Corse et
la Pologne choisirent comme législateur, et à l'école
duquel se sont formés nos faiseurs de constitutions.
L'existence de Diderot, un autre chef de la secte
philosophique, est tout aussi irrégulière que celle
de Rousseau. Sorti du séminaire, après avoir porté
la soutane et fait une partie de ses études théolo-
giques, il débute dans le monde à la façon des
— m —
bohèmes, vivant d'expédients et cherchant dans le
scandale de ses écrits un succès qu'il n'osait de-
mander à son talent. Les premiers ouvrages qu'il
publia sont d'une immoralité dégoûtante.
Un écrivain peu suspect, l'abbé Sabatier, porte
sur Diderot le jugement qu'on va lire :
« Auteur plus prôné que savant , plus savant
« qu'homme d'esprit, plus homme d'esprit qu'homme
« de génie ; écrivain incorrect, traducteur infidèle,
« métaphysicien hardi, moraliste dangereux, mau-
« vais géomètre, physicien médiocre, philosophe
« enthousiaste, littérateur enfin qui a fait beaucoup
« d'ouvrages , sans qu'on puisse dire que nous
« ayons de lui un bon livre : telle est l'idée qu'on
<< peut se former de Diderot, quand on l'apprécie en
« lui-même, sans se laisser éblouir par les décla-
« mations des avortons de la philosophie, dont il a
<< fait entendre le premier les grands hurlements
« parmi nous. Il faut que la vérité ait changé de
« nature depuis qu'il a entrepris de nous l'en-
« seigner. Ses principaux effets sont d'éclairer, de
« saisir, de pénétrer : les vérités de Diderot n'ont
« aucun de ces caractères. Lycophron protestait
« publiquement qu'il se pendrait, s'il se trouvait
« quelqu'un qui pût entendre son poëme de la
« prophétie de Cassandre : on dirait que notre pro-
« phète moderne a fait le même serment (1) ».
Le grand Frédéric, bien qu'affilié aux démo-
lisseurs du xviri6 siècle, ne laisse pas que d'apprécier
Diderot avec une brutalité de langage à nulle autre
(i) Sabatier : Les trou siècles de la littérature française.
Pie VI.
n
— 258 --
pareille : « On dit qu'à Pétersbourg », écrit le
sophiste couronné, « on trouve Diderot raisonneur,
« ennuyeux. Il rabâche sans cesse les mêmes
« choses. Ce que je sais, c'est que je ne pourrais
« soutenir la lecture de ses ouvrages, tout intré-
« pide lecteur que je suis. Il y règne un ton suffi*
« sant, une arrogance qui révolte l'instinct de ma
« liberté (1) ».
La Mettrie, dont le nom est assez connu pour
que nous soyons dispensé de faire sa biographie,
mourut d'un excès de table en 1751. Dans son
Discours sur le bonheur, il pose en principe que
l'homme doit s'efforcer d'étouffer le remords et se
livrer à tous ses penchants. Il conseille au brigand
de vivre de son industrie, au tyran d'égorger ses
sujets, s'il y trouve quelque jouissance, au débauché
de s'abreuver à longs traits à la coupe des plaisirs.
Telle est en peu de mots la morale de ce réforma-
teur qui « taisait des livres sans dessein », dit Mau-
pertuis, « sans s'embarrasser de leur sort, et quel-
« quefois sans savoir ce qu'ils contenaient ». « Tous
« ses ouvrages », écrit de son côté le marquis d'Ar-
gens, « sont d'un homme dont la folie paraît à
« chaque pensée, et dont le style démontre l'ivresse
« de l'âme ; c'est le vice qui s'explique par la
« démence : La Mettrie était fou au pied de la
« lettre (2) ».
Celui qui juge avec cette sévérité le lecteur de
Frédéric n'avait ni une foi bien vive ni une vertu
farouche.
(1) Correspondance. — {2) UjkI.
- 259
Déshérité par son père, à cause de son incon-
duite, le marquis d'Argens embrassa d'abord la
carrière des armes, qu'il fut obligé d'abandonner à
la suite d'une chute de cheval. Il passa alors en
Hollande, où il vécut pendant quelque temps du
travail de sa plume. Frédéric II, lorsqu'il fut monté
sur le trône, se l'attacha comme chambellan. Vol-
taire n'avait pour son talent d'écrivain qu'une
estime fort médiocre. Il ne l'appelait jamais que
Y insensé d'Argens. Ecrivant au roi de Prusse, le
1er mars 1771, il faisait de son confrère en incré-
dulité cette oraison funèbre : « On m'a dit que
« d'Argens est mort ; j'en suis très-fâché ; c'était
« un impie très-utile à la bonne cause, malgré tout
« son bavardage (1) ». Le 16, Frédéric lui répond :
« Le pauvre Isaac est allé retrouver son père
« Abraham en paradis ; son frère d'Ëguille, qui est
« dévot, l'avait lesté pour ce voyage, et Yinfâme
« s'érige des trophées (2) ».
Nous nous bornerons, en ce qui concerne d'Alem-
bert, que nos lecteurs connaissent déjà, à citer le
jugement qu'en a porté un auteur contemporain. Cet
écrivain lui reproche de « cacher sous le masque de
« la modération, toutes les convulsions d'un amour-
« propre outré et vindicatif ; une grande apparence
« de zèle pour la vérité et la gloire des lettres, et
« dans le fond la fausseté la plus raffinée, et la
« vanité d'un mérite de coterie ».
D'Alembert fut l'âme de l'Encyclopédie, cette
vaste compilation destinée à battre en brèche
(1) Correspondance. — (2) llid.
— '200 —
toutes les vérités religieuses et sociales dont les
philosophes poursuivaient la destruction. Diderot
a qualifié cette taabel scientifique et littéraire « un
« gouffre où des espèces de chiffonniers jetèrent
« pêle-mêle une infinité de choses mal vues, mal
« digérées, bonnes, mauvaises, incertaines et tou-
« jours incohérentes et disparates, etc. » « On a
« employé », poursuit-il, « une race détestable de
« travailleurs, qui ne sachant rien, et se piquant
« de savoir tout, cherchèrent à se distinguer par
« une universalité désespérante, se jetèrent sur
<< tout, brouillèrent tout, gâtèrent tout, etc., etc. »
Par arrêt du conseil du roi, en date du 7 février
1752, les deux premiers volumes de cette publica-
tion furent supprimés comme renfermant des
maximes tendantes à détruire i autorité royale, à éta-
blir l'esprit d'indépendance et de révolte, et, sous des
termes obscurs et équivoques, à relever les fondements
de l'erreur, de la corruption des mœurs, de V irréligion
et de l'incrédulité.
CHAPITRE XVII.
Sommaire. — Ce qu'il faut penser des souverains et des cours de l'Europe k
cette époque. — Famille 'régnante de Russie. — Pierre le Grand. — Son
immoralité et ses crimes. — Ce qu'en disent ses propres historiens. — Ca-
Lheriue Alfendey lui succède. — Elle meurt de ses excès. — Pierre II. —
L'impératrice Anne. — Ses amours avec le petit-fils d'un palefrenier. — La
duchesse de Brunswick exerce le pouvoir comme régente à la mort d'Anne
Iwanowna. — Elle est chassée du pouvoir à cause de ses débauches. — Eli-
sabeth lui succède. — Elle se marie secrètement avec un grenadier. — Son
ivrognerie. — Pierre III. — Catheriue IJ, sa femme, le fait étrangler par ses
amants et s'empare du trône. — Vie scandaleuse de cette impératrice. — Ori-
gine de la dynastie prussienne. — Albert de Brandebourg, le moine apostal.
— Frédéric-Guillaume Ier. — Son avarice et sa brutalité. — Le grand Fré-
déric. — Ses mœurs. — Partage de la Pologne. — Ce qu'en pensait Marie-
Thérèse. — Extravagances de Joseph II, empereur d'Allemagne. — Etat de
décadence morale des autres familles souveraines. — Louis XV. — Ses heu-
reux débuts. — Ses courtisans l'entraînent dans une vie de débauche. — Ce
qu'il faut penser du Régent. — Rôle infâme que joue le duc de Richelieu. —
Le règne des courtisanes. — Maladie du roi à Metz et son repentir. — La
Pornpadour. — Le Parc-aux-Cerfs. — Détails empruntés à Sismondi. — Dé-
sordres de la noblesse. — La du Barry. — Dernière maladie et mort de
Louis XV. — Vertus de son successeur.
Les souverains étaient dignes de leur époque
et des écrivains dont nous venons de parler.
Sur le trône de Russie, on a vu se succéder sans
interruption, depuis le règne de Pierre le Grand
jusqu'à celui de Catherine II, les crimes les plus
abominables. Ce monarque si vanté par la plupart
des historiens joignit à des qualités incontestables,
mais étrangement surfaites, une immoralité révol-
tante et la cruauté la plus inouïe. Il épousa d'abord
Eudoxie Lapôuchin, dont il eut un fils. Bientôt
— 262 —
il la renvoie pour la fille d'un brasseur de Moscou,
qu'il répudie à son tour, et finit par faire une
impératrice de Catherine Alfendey, jeune paysanne
de Livonie. Cette femme lui donna trois enfants,
dont deux filles et un garçon. Désireux de laisser
le trône à ce dernier, au détriment du fils d'Eudoxie
Lapouchin, il fit juger et condamner à mort l'héri-
tier légitime de la couronne.
Le lendemain de la sentence, le malheureux
prince était exécuté de la main même de son père.
Les amis de la victime furent roués, et son confes-
seur eut la tête tranchée.
Pierre mourut. sans laisser de testament, quoique
l'on ait écrit le contraire.
Voici le jugement qu'en a porté un écrivain dont
la bienveillance pour ce monarque ne saurait être
contestée.
« Placé sur le trône pour faire observer les lois,
« et pour punir le crime, mais né dans un pays qui
« avait adopté pour la punition des coupables la
« cruelle sévérité des orientaux, il confondit plu-
« sieurs fois la justice avec une rigueur féroce qui
« révolte l'humanité. Persuadé que le crime ne doit
« pas rester impuni , il comprit quelquefois tant
« d'accusés dans sa vengeance, qu'il dut y enve-
« lopper des innocents. Monarque, il faisait trem-
« bler ses peuples ; homme, il descendait jusqu'à la
« familiarité avec les derniers de ses sujets. Protec-
« teur de la religion, il donna des lois pour obliger
« les Russes à remplir les devoirs extérieurs du
« christianisme ; ennemi du clergé, il profana les
- 263 —
« cérémonies de Ja religion, pour rendre les prêtres
« ridicules. Sensible à l'amitié, il laissait oublier
« à ses amis qu'il était leur maître ; colère, emporté,
« capricieux , il les terrassait, les frappait de la
« main et de la canne ; furieux dans l'ivresse, il
« tira quelquefois l'épée contre eux... Réforma-
« teur, il voulait inspirer à la nation des mœurs
« plus douces et plus décentes ; entraîné par ses
« penchants et par l'exemple des étrangers, il leur
« laissait voir le souverain plongé dans la débauche,
« ami des plaisirs grossiers, livré à des vices crapu-
« leux (1) ».
Ailleurs , le même écrivain nous raconte de ce
prince un fait qu'il est difficile de qualifier : « Il
« fit du Pape », dit -il, « le principal personnage
« d'une fête burlesque. Nous avons vu que déjà,
« depuis un grand nombre d'années, il s'était joué
<< souvent, dans des parties de débauche, du chef
« si longtemps respecté de l'Eglise russe. Pierre
« s'avisa, en 1718, de transporter sur la personne
« du Pape le ridicule qu'il avait jeté sur le pa-
« triarche. Il avait à sa cour un fou, nommé Zotof,
« qui avait été son maître à écrire. Il le créa
« prince-pape. Le pape Zotof fut intronisé en
« grande cérémonie par des bouffons ivres ; quatre
« bègues le haranguèrent ; il créa des cardinaux,
« il marcha en procession à leur tète. Les Russes
« virent avec joie le Pape avili dans les jeux de
« leur souverain ; mais ces jeux indisposèrent les
« cours catholiques et surtout celle de Vienne.
'1) Lévesque : Histoire de Russie, tirée des chroniques originales.
— 264 —
« Ces fêtes n'étaient ni galantes ni ingénieuses.
« L'ivresse , la grossièreté , la crapule y prési-
« daient (1) ».
« Le premier pape moscovite », dit l'abbé Rohr-
bacher, « Pierre Ier, traita les Russes plus en bêtes
qu'en hommes, plus en boucher qu'en pasteur. Il
avait aboli le patriarcat de Russie, importé de Cons-
tantinople. En 1725, voulant faire couronner impé-
ratrice la femme Marthe ou Catherine du soldat
suédois, il s'adressa à l'archevêque de Novogorod,
primat de Russie ; celui-ci crut l'occasion favorable
pour faire rétablir le patriarcat en sa faveur ; il
remontra au czar qu'une aussi auguste cérémonie
acquerrait bien plus de solennité par la présence
d'un Patriarche. Pour toute réponse le czar le
bâtonna : c'était sa manière d'avertir les gens dont
il n'était pas content. L'archevêque le comprit et il
ne fut plus question de patriarcat. Une lubie de
Pierre I" coûta bien du sang à la Russie : ce fut
la réforme de l'habit et de la barbe. Il obligea les
Russes à s'habiller et à se raser comme les Alle-
mands, et pour les y amener il fit couper la tête à
plus de huit mille individus ; lui-même fut le maître
bourreau. Un jour, dans un grand repas, après
avoir beaucoup bu, suivant sa coutume, il fit ame-
ner des prisons une vingtaine de strélitz, et à
chaque rasade il coupait la tète à un de ces infor-
tunés, aux grands applaudissements de sa cour. Du
reste, cela peut-il étonner de la part d'un père qui
a égorgé son propre fils ? Ce qui étonne, c'est que
(1) Lévesque : Histoire rie Russie, tirée tics chroniques originales.
— 265 —
Voltaire ait dissimulé ces faits dans son histoire ou
plutôt son roman de Pierre le Grand. Frédéric II,
encore prince royal de Prusse, les lui avait cepen-
dant fait connaître par des Mémoires authentiques ;
il lui avait dit : « Le czar vous apparaîtra dans cette
« histoire bien différent de ce qu'il est dans votre
«imagination... Un concours de circonstances
« heureuses, des événements favorables et l'igno-
« rance des étrangers ont fait du czar un fantôme
« héroïque, de la grandeur duquel personne ne s'est
« avisé de douter. Le czar n'avait aucune teinture
« d'humanité, de magnanimité et de vertu ; il avait
« été élevé dans la plus crasse ignorance ; il n'agis-
« sait que selon l'impulsion de ses passions déré-
« glées ». Voilà ce que dit Frédéric, mais ce que Vol-
taire, adulateur de sa déesse Catau, n'a osé répéter.
En un mot, Pierre Ier civilisa les Russes à l'instar
d'un bourreau, à coups de hache et de bâton, pour
les choses matérielles (1 ) ».
Catherine Alfendey succéda à son mari. Elle
régna deux ans et demi. De fréquents excès de
vin de Tokai, joints à un cancer et à une hydropisie,
hâtèrent la mort de la czarine.
Après elle, Pierre II monta sur le trône. Il était
fils du malheureux prince Alexis , que son père
priva tout à la fois de la couronne et de la vie.
A peine arrivé au pouvoir , le jeune souverain
retira ses bonnes grâces à Menzikofï, premier mi-
nistre et amant de l'impératrice défunte. Envoyé en
Sibérie avec sa famille, le général y mourut en 1 720.
(I) Rohibachcr : Histoire de l'Eglise.
— 266 —
Un an après, la petite vérole emportait, le czar,
auquel succéda la princesse Anne, fille d'Iwan, et
nièce de Pierre Ier.
La nouvelle souveraine était veuve et duchesse
de Courlande. Son premier soin fut d'exiler ceux
qui avaient eu les faveurs de Pierre II. Le petit-fils
d'un palefrenier, Ernest-Jean de Biven, auquel se
prostituait la czarine, fut revêtu d'un pouvoir à peu
près illimité. Il en usa pour faire mourir plus de
onze mille Russes du dernier supplice, et en pros-
crire deux fois autant.
Anne Iwanowna appela auprès d'elle une de ses
nièces et la maria au duc de Brunswick. De ce
mariage naquit un prince nommé Iwan. A la mort
de l'impératrice, cet enfant fut élu empereur, sous
la régence de sa mère. Celle-ci s'étant brouillée
avec son mari, à cause de ses débauches, une cons-
piration lui arracha le pouvoir et fit passer le sceptre
à Elisabeth, seconde fille de Pierre le Grand.
Cette princesse, qui ne voulait pas d'un mariage
officiel , épousa secrètement un grenadier des
gardes, naturellement peu sévère pour les caprices
amoureux de son épouse. Elle avait coutume de
boire outre mesure, et ses femmes étaient souvent
obligées de la porter au lit.
A sa mort, qui eut lieu en 1762, le fils de sa sœur
Anne Petrowna, fut couronné empereur, sous le
nom de Pierre III.
- Ce prince avait épousé une fille du gouverneur
de Stettin, connue sous le nom de Catherine II. La
jeune souveraine ne brillait pas par la sévérité des
- 267 —
mœurs. Elle accorda tour à tour ses faveurs à Sta-
nislas Poniatowski, à Grégoire Orlow, et à Solti-
kow. Elle eut de ce dernier un fils qui lui succéda,
sous le nom de Paul, et fut le père d'Alexandre, de
Constantin et de Nicolas, Tavant-dernier empereur
de Russie.
Irrité des désordres de sa femme, Pierre III
résolut de la répudier et de reconnaître pour héri-
tier le prince Iwan, qu'Elisabeth avait dépouillé.
Catherine le prévint et le fit étrangler par ses cour-
tisans, dans la nuit du 8 au 9 juillet 1762. Deux ans
plus tard, Iwan mourait de mort violente. Quant
à l'impératrice, elle poursuivit le cours de sa vie
de désordres jusqu'à la fin de son règne, se prosti-
tuant sans pudeur à ceux de ses courtisans qui
avaient le privilège de lui plaire.
Pour nous résumer , nous dirons , avec l'abbé
Rohrbacher, que les despotes moscovites ont fait
reculer de plusieurs siècles la civilisation des
peuples soumis à leur sceptre. « Les sauvages de l'O-
« céanie », continue le même écrivain, « sont moins
« éloignés du royaume de Dieu : témoin la papesse
a Catherine, séparée de son mari et vivant avec un
« autre, dont elle hâte la mort ; témoin la papesse
<< Elisabeth, plongée dans l'ivrognerie et la dé-
« bauche ; témoin la papesse Catherine d'Anhalt,
« infectant tous les peuples par le scandale de ses
« adultères. Pour se justifier, elle achète les biblio-
« thèques de Diderot, de d'Alembert et de Voltaire,
<< dont effectivement les principes de morale cano-
« nisenttous les crimes. Comment la nation russe,
— 268 —
« ainsi enveloppée, circonvenue, faussée par une
« barbarie savante et philosophique, pourra-t-elle
« jamais s'en déprendre (1) ? »
Que dirons-nous de la dynastie prussienne? Tout
le monde sait que son fondateur fut un moine
apostat. Albert de Brandebourg, grand-maître des
chevaliers de l'Ordre Teutonique, imitant l'exemple
de Luther , abandonna le catholicisme , épousa
Dorothée, fille du roi de Danemark, et s'empara
du duché de Prusse, qu'il légua à ses descendants.
En I701, l'électeur de Brandebourg fut couronné
roi sous le nom de Frédéric Ier.
Frédéric Guillaume Ier, son fils, est un type
achevé d'avare et de despote. Voltaire l'appelle un
vandale qui, pendant tout son règne, n'a songé
qu'à amasser de l'argent. « Jamais sujets », con-
tinue-t-il, « ne furent plus pauvres que les siens et
« jamais roi ne fut plus riche. Il avait acheté à vil
« prix une grande partie des terres de sa noblesse,
« laquelle avait mangé bien vite le peu d'argent
« qu'elle en avait tiré ».
A peine arrivé au trône, il vendit tout ce qu'il y
avait de précieux au château, dans un but de spé-
culation. Un bouffon devint président de l'aca-
démie des sciences, et une tabagie fut le lieu où,
chaque soir, il donnait rendez-vous à ses officiers
pour fumer et boire de la bière.
Son fils, devenu plus tard Frédéric II, était con-
tinuellement en butte à ses brutalités. Ayant eu la
mauvaise inspiration de s'y soustraire par la fuite,
1 ) Roln bâcher : Histoire de l'Eglise.
son père le condamna à mort . Ce ne fut pas sans
peine qu'il échappa au dernier supplice. Celui de
ses amis qui avait été le confident de son projet
d'évasion fut exécuté sans pitié.
Quant à Frédéric II, auquel on a donné l'épithète
de grand, nos lecteurs le connaissent en partie. Ses
admirateurs eux-mêmes avouent qu'il n'aima jamais
personne. Il reportait sur les chiens dont son palais
était rempli toutes ses affections. 11 avait pour com-
pagnon de lit l'un de ces quadrupèdes.
Dans chaque demeure royale, on trouvait des
statues d'Antinous, le favori sodomite d'Adrien.
S'il faut en croire Voltaire, le Roi-Philosophe ne
voyait pas avec déplaisir qu'on le comparât à cet-
empereur, l'un des monarques les plus dépravés de
l'antiquité païenne.
Il eut pour successeur Frédéric Guillaume II. Ce
prince épousa successivement trois femmes, sans
que la mort ne lui en eût enlevé aucune. Il avait,
en outre, un nombre considérable de concubines.
Le partage de la Pologne est un crime politique
dont la responsabilité pèse de tout son poids sur
Frédéric II et la grande Catherine. A notre époque,
ce genre de forfaits n'est pas flétri comme il devrait
l'être, car le droit de la force a remplacé en Europe
l'ancien droit des gens, que le christianisme avait
apporté dans le monde.
Marie-Thérèse protesta contre l'iniquité dont
la Prusse et la Russie contraignirent l'Autriche
à être solidaire.
Voici ce qu'elle mandait à Kaunitz, premier mi-
— 270 —
nistre de son fils, Joseph II : « Lorsque tous mes
« pays étaient attaqués et que je ne savais plus du
« tout où je pourrais tranquillement faire mes
« couches, je m'appuyais sur mon bon droit et sur
« l'assistance de Dieu ; mais dans cette affaire, où.
« non-seulement le droit manifeste crie vengeance
« contre nous au ciel, mais où toute équité et la
« saine raison sont contre nous, je dois confesser
« que de ma vie je ne me suis trouvée dans une telle
« angoisse et que je rougis de me laisser voir. Le
« prince doit considérer quel exemple nous donnons
« à tout l'univers lorsque, pour un misérable lam-
« beau de la Pologne ou de la Moldavie et de la
« Valachie, nous risquons notre honneur et notre
« réputation. Je vois bien que je suis seule et non
« plus en vigueur ; c'est pourquoi je laisse aller
« l'affaire son chemin, mais non sans le plus vif
« chagrin de ma part ».
Lorsqu'on lui présenta le projet de démembre-
ment, projet qu'elle devait signer, si elle voulait
ne pas être assaillie par les armées de la Russie et
de la Prusse (1), elle écrivit: « Placet, puisque
« tant de grands et savants personnages le veu-
« lent ; mais, lorsque je serai déjà morte depuis
« longtemps, on saura par expérience ce qui résul-
« tera de cette violation de tout ce qui a été jus-
« qu'alors saint et juste ».
Joseph II, héritier de Marie-Thérèse, était loin
de posséder les qualités éminentes de sa mère. Sa
manie d'innover fut pour l'Autriche une cause de
(1) Biographie universelle, art. Marié-Thérèse.
perturbation, et, pour lui-même, une source conti-
nuelle de graves ennuis.
Du vivant de leur mère, Joseph et Léopold
avaient donné le signal des réformes religieuses.
L'abbé Rohrbacher résume ainsi, dans son Histoire
de i Eglise, les faits et gestes de ces deux princes au
début de leur carrière :
« On avait changé, en beaucoup d'endroits, les
« professeurs de théologie pour en substituer
« d'autres qui eussent les idées de Fébronius et de
« Jansénius. On était allé jusqu'à ôter aux évêques
« la direction de leurs séminaires et le choix des
« théologiens qui devaient y enseigner. A la mort
« de Marie-Thérèse ce fut bien pis ; on vit se suc-
« céder avec rapidité les, lois les plus étranges sur
« les matières qui dépendent le moins de l'autorité
« civile. On frappa d'abord les religieux ; on leur
« défendit d'obéir à leurs supérieurs étrangers ;
« on supprima beaucoup de couvents ; on s'empara
« de leurs revenus ; on défendit de recevoir des
« novices. On favorisa les protestants à tel point
« que dans bien des contrées on se persuada que
« l'empereur allait embrasser leur secte. Le clergé
« eut ordre de donner le cadastre de ses revenus.
« Il ne fut plus permis de recourir à Rome pour
« les dispenses de mariage. Leplacet impérial fut
« prescrit pour toutes les bulles, brefs ou rescrits
« venant de Rome. Les évêques eurent défense de
« conférer de quelque temps les ordres. Enfin
« c'était une suite non interrompue de règlements
« qui changeaient tous les usages et renversaient
— 272 -
« la discipline. L'attention du réformateur s'éten-
« dait sur les plus petits objets ; il supprimait
« des confréries, abolissait les processions, retran-
« chait des fêtes, prescrivait l'ordre des offices,
« réglait les cérémonies, le nombre des messes, la
« manière dont devaient se dire les saluts et jus-
<f qu'à la quantité de cierges qu'on devait allumer
« aux offices. Aussi Frédéric II l' appelait-il mon
« frère le sacristain (1) ».
Les autres cours de l'Europe étaient le théâtre
de scandales inouïs, et si l'impiété ne s'y étalait pas
ouvertement comme en Russie, en Prusse et en
Autriche, on aurait tort d'en conclure qu'on l'y
voyait de mauvais œil.
La maison qui avait précédé Philippe V sur le
trône d'Espagne venait de s'éteindre étouffée par
le sensualisme. Le petit-fils de Louis XIV suivit la
même voie. Sa vie est un mélange perpétuel de
libertinage et de mysticisme, d'hypocondrie et de
plaisirs bruyants.
« Les monstrueuses débauches de Jean V, roi de
« Portugal », dit Sismondi, « malgré le soin qu'il
« prenait de s'y faire toujours accompagner par son
« confesseur et son médecin, ont empreint sur
« la figure de ses descendants les marques d'un
« mauvais sang, et dans leur cerveau des germes
« toujours renaissants de folie. La maison Farnèse,
« à Parme, avait disparu, étouffée dans l*obésité ;
« la maison des Médicis était près de finir à Florence,
« et son dernier représentant, Jean-Gaston de Mé-
(1) Rohrbacher : Histoire- de l' Eglise.
— m —
<< dicis, ne quittait plus le lit, où il était retenu par
« les conséquences des débauches les plus infâmes. . .
« Auguste II, roi de Pologne et électeur de Saxe,
« avait étonné l'Europe par un faste de débauche
« inouï ; ce prince, mettant à l'enchère toutes les
« dignités de la république, rapace avec ses sujets
« qu'il accablait d'impôts, cruel et perfide au besoin,
« prodigue avec plus de profusion que de goût
« dans les monuments dont il ornait Dresde, ne
« s'était cependant fait un nom que par le nombre
« de ses maîtresses et de ses enfants naturels. Il
« n'avait laissé à son fils Auguste III, qu'un sang
« dégénéré, avec tous les vices de la faiblesse et de
« la fausseté (1) ».
La cour de Naples était « successivement dominée
par deux ministres ambitieux et dépourvus de prin-
cipes, grâce à la faiblesse de caractère et à l'inin-
telligence de Ferdinand IV. En Portugal, le pouvoir
était exercé d'une manière absolue par le marquis
de Pombal, dont la vie' tout entière ne fut qu'un
long tissu de crimes.
Nous serions heureux de pouvoir constater que
la noblesse et le gouvernement Français étaient
restés «fidèles aux traditions du passé. Mais en
France comme ailleurs, les chefs de la nation su-
bissaient l'influence de la secte philosophique et
scandalisaient les populations par la plus honteuse
immoralité.
Cet état de choses date surtout de la régence.
Philippe d'Orléans a contribué plus que tout autre
(1) Sismondi : Histoire îles Français.
Pie VI.
18
— 274 -
â la décadence morale de notre pays et à l'invasion
du scepticisme religieux. Nous ne pouvons mieux
faire connaître ce prince qu'en citant le jugement
qu'en a porté Saint-Simon, l'un de ses admirateurs
et de ses panégyristes :
« Il s'accoutuma », dit-il, « à la débauche, jusqu'à
« ne pouvoir s'en passer ; et il ne s'y divertissait
<< qu'à force de bruit, de tumulte et d'excès. C'est
« ce qui le jeta à en taire souvent de si étranges et
« de si scandaleuses, et, comme il voulait l'emporter
« sur tous les débauchés, à mêler dans ses parties
« les discours les plus impies, et à trouver un raf-
\< finement précieux à faire les débauches les plus
« inouïes aux jours les plus saints. Plus on était
«•constant, ancien, outré en débauche, plus il con-
« sidérait cette sorte de frénésie. . . Il s'était piqué
« d'avoir cherché à voir le diable, quoiqu'il avouât
<( qu'il n'avait jamais pu y réussir, mais, épris de
<( Mme d'Argenton, et vivant avec elle, il trouva
« d'autres curiosités trop approchantes, et sujettes
« à être plus sinistrement interprétées. On consulta
« des verres d'eau devant lui, sur le présent et sur
« l'avenir (1) ».
« Pour fixer », dit un autre écrivain, « le temps
« où l'irréligion a pris son essor en France, il faut
« remonter à cette régence fameuse, où la race du
« nouveau Jéroboam travaillait déjà à réaliser la di-
« vision du manteau du prophète (2) » .
La dépravation de la noblesse entraîna la dépra-
vation du roi. Louis XV était doué de grandes qua-
(1) Saint-Simon : Mémoires. — (2) L'abbé Dcnina ; /// liey., il.
— '275 —
lités. Il aimait les sciences, les lettres et les arts.
Mieux entouré et mieux conseillé, il eût fait de son
règne une des époques les plus glorieuses de notre
histoire.
Jusqu'en 17.30, Louis XV vécut avec la reine
dans l'union la plus parfaite. Cette vie régulière du
souverain contrariait les flatteurs et imposait aux
courtisans une gêne qui leur paraissait lourde.
Ils résolurent donc de mettre un terme à cet état
de choses. Le premier soin des conjurés fut d'ins-
pirer au roi l'amour du jeu et de la table, persuadés
que le reste viendrait par surcroît.
Le duc de Richelieu, Mme de Tencin, nonne dé-
froquée du couvent de Montfleury, et MUe de Cha-
rolais se donnèrent la mission de dépraver le roi.
Louis XV se tint d'abord en garde contre les
pièges qui lui étaient tendus. Mais à la suite d'une
orgie nocturne, il rompit avec sa timidité naturelle
et lâcha la bride à ses passions.
La famille de Nesle prostitua ses filles, au nombre
de cinq, et les livra successivement aux caprices
criminels du souverain.
En 1744, Louis XV tomba malade à Metz. Le
duc de Richelieu, craignant que le monarque ne
se convertît, eut soin d'écarter les prêtres et
d'appeler auprès de lui les duchesses de Lauragais
et de Châteauroux, les deux favorites du mo-
ment.
Un prince du sang intervint alors et fit com-
prendre à Louis XV la gravité de son état. Ef-
frayé du péril qui le menaçait, le roi consentit à
— 2T6 —
l'expulsion des deux courtisanes, reçut les derniers
Sacrements et manifesta un repentir sincère de ses
fautes.
Voici quelles sont les réflexions que fait Sismondi
à propos de cet événement :
« Le peuple », dit-il, « voit toujours avec blâme,
« avec tristesse, avec dégoût, les mauvaises mœurs
« des grands. Comme aucun vice ne trouble plus
« la paix des ménages et le bonheur domestique que
« le libertinage, chacun fait au roi l'application des
« règles de conduite qu'il s'impose à lui-même ; un
« sujet comprend mieux l'effet de ces désordres
« privés que celui des crimes publics, et il est moins
<< disposé à lui pardonner ses torts envers sa femme
« qu'une guerre injuste, une loi tyrannique ou la
« violation des privilèges d'une province. . . Aussi
<< la conduite privée de Louis XV, depuis qu'elle ne
« pouvait plus être soustraite aux regards du pu-
« blic, avait-elle causé, en dehors de la cour et
« dans la masse de la nation, une tristesse générale
« et un grand dégoût ; mais on s'était rattaché à
« lui quand on l'avait vu partir pour l'armée, quand
« on avait annoncé qu'il allait combattre pour son
« peuple et que les deux favorites n'avaient point eu
« la permission de le suivre. Au bout d'un mois, il
« est vrai, elles avaient couru après lui, mais c'était
« sans sa permission ; d'ailleurs, elles avaient été
« sévèrement punies, et leur humiliation, leur exil
« à cinquante lieues de la cour, et la confession pu-
« blique qu'avait faite Louis XV de son repentir,
« étaient peut-être les actes de son règne qui lui
- 277 —
« avaient le plus concilié l'affection de ses sujets (1 )».
La conversion de Louis XV contrariait vivement
le duc de Richelieu, qui chercha naturellement à
lui faire contracter de nouvelles liaisons.
De cette époque date la fortune de Mme de Pom-
padour. Elle était fille d'un boucher nommé Poisson.
Son mari, Lenormand d'Etiolés, avait un emploi
dans les finances et fermait volontairement les yeux
sur les désordres de sa femme.
Vers cette époque, des émeutes eurent lieu dans
les rues de Paris. Le roi mécontent voulut éviter
de traverser la capitale pour aller de Versailles à
Compiègne et fit construire la route qui porte encore
le nom de Chemin de la Révolte.
Voici quelle était, d'après Sismondi, la cause de
ces troubles :
« Des petites filles de neuf à douze ans, lors-
« qu'elles avaient attiré les regards de la police par
« leur beauté, étaient enlevées à leurs mères par
« plusieurs artifices, conduites à Versailles et rete-
« nues dans les parties les plus élevées et les plus
« inaccessibles des petits appartements du roi. Là
« il passait des heures avec elles ; chacune d'elles
« avait deux bonnes pour la servir ; le roi, toute-
« fois, s'amusait à les habiller, à les lacer, à leur
« faire des exemples pour écrire ; aussi plusieurs
« arrivèrent-elles à avoir une écriture absolument
« semblable à la sienne. Il avait le plus grand soin
« de les instruire lui-même des devoirs de la reli-
« gion ; il leur apprenait à lire, à écrire, à prier
1 ) Sismondi : Histoire des Français.
- 278 —
« Dieu, comme un maître de pension. Il ne se las-
« sait pas de leur. tenir le langage de la dévotion ; il
« faisait plus, il priait lui-même à deux genoux
« avec elles, toujours avec sa piété accoutumée ; et
« cependant, dès le commencement de cette édu-
« cation si soignée , il les destinait au déshon-
« neur (1) ».
Sismondi eût été plus exact en disant que tel était
le but que se proposait l'entourage de Louis XV.
Quant à l'infortuné monarque, il avait conservé,
jusque dans ses écarts, une conscience assez droite
pour qu'on ne puisse pas le soupçonner d'une prémé-
ditation de ce genre. Quoi qu'il en soit, leur éducation
une fois terminée, ces jeunes filles étaient conduites
à l'enclos du Parc-aux-Cerfs où elles devenaient la
proie des plaisirs royaux. En sortant de ce sanc-
tuaire du déshonneur et de la volupté, elles étaient
mariées à des hommes faciles ou avides que sédui-
sait l'appât d'une riche dot.
Ce sont ces enlèvements multipliés qui soule-
vèrent l'indignation publique et provoquèrent les
troubles dont nous venons de parler.
Ces honteuses folies coûtèrent à la France des
sommes considérables. Le déficit du trésor, ce dé-
ficit qui contribua si puissamment à détruire la
royauté, remonte à cette époque.
Les mœurs de la noblesse ne ressemblaient que
trop à celles du souverain. Sismondi en parle dans
les termes qu'on va lire :
« Le dérèglement des mœurs, qui était affiché à
(1) Sismondi ; Histoire des Français.
— 279 —
« la cour avec une impudence qu'on n'avait point
« égalée dans les siècles précédents, se reproduisait
« chez les courtisans à l'exemple du maître, et eux,
« à leur tour, contribuaient aussi à aliéner la nation
« de son gouvernement ; non-seulement ils cou-
<< raient après toutes les voluptés illicites ; mais ils
« y mettaient leur gloire, et le renom de séducteur
« était celui qu'ils ambitionnaient le plus. Ils
« songeaient bien moins à l'amour, même aux dé-
« sirs, qu'aux succès de l'amour-propre ; ils se plai-
« saient à publier leurs bonnes fortunes et leurs
<< perfidies ; souvent ils s'efforçaient de ternir la
<( réputation des femmes les plus vertueuses , et
« c'était un des artifices les plus habituels du duc de
« Richelieu, de faire veiller ses équipages dans plu-
« sieurs quartiers à la fois, pour faire accroire qu'il
« avait des rendez-vous nocturnes dans des lieux
« où on ne le connaissait même pas. Le nombre des
« familles qui, à Paris, étaient troublées, étaient
.« déshonorées par les désordres du roi et de ses
« courtisans, était donc très-considérable ; mais le
<< scandale faisait encore plus d'ennemis à la cour
« que les offenses directes. Ceux que le peuple de-
« vait respecter s'étaient étudiés à se rendre
« méprisables, et, depuis que l'autorité semblait
« faire sa principale affaire de protéger le vice ,
« la société marchait rapidement vers sa dissolu-
« tion (1) ».
La Providence ne ménageait pas au roi les aver-
tissements. La mort frappait à coups redoublés au-
1; Sismondi : Histoire des Français.
— 280 —
tour de lui. En 1764, il perdait la Pompadour,
cette misérable idole aux pieds de laquelle on avait
vu se prosterner tous les coryphées de la philoso-
phie, Voltaire et d'Alembert en tète. Ce n'est donc
pas aux écrivains de la démagogie qu'il appartient
de protester contre l'immoralité des classes diri-
geantes, à cette époque, puisque les pères de la
secte se sont vautrés dans la boue qui souillait la
noblesse et ont bénéficié à qui mieux mieux d'un
état de choses qu'ils auraient dû flétrir.
En 1765, le Dauphin mourut à son tour. Cet
événement plongea le roi dans une grande tris-
tesse.
« Ces deux morts », fait observer Sismondi,
« avaient troublé l'imagination de Louis XV, d'autant
« plus que les excès de table et de libertinage aux-
« quels il se livrait le portaient à la mélancolie dans
<< l'intervalle entre ses débauches. Il n'avait plus de
« maîtresse déclarée, et, quoiqu'il n'eût pas re-
« noncé à ses habitudes vicieuses, le Parc-aux-Cerfs
« était fermé. Il avait de longs entretiens avec la
<< Dauphine, qui évidemment gagnait sur lui de l'in-
<< fluence ; il laissait voir plus de complaisance aux
<< princesses ses filles ; surtout il semblait prêt à se
« livrer à des pratiques de dévotion ; un sermon le
« faisait tomber dans une profonde rêverie, et même
« les gens sages, même les jansénistes, tout scan-
« dalisés qu'ils étaient par sa vie précédente, s'alar-
« mèrent de ces symptômes de conversion (1) ».
Malheureusement, le 13 mars 1767, la Dauphine
(1) Sismondi : Histoire des Françni*.
— 281 —
mourait, elle aussi, et laissait de nouveau le roi en
butte aux mauvais conseils de ses courtisans. Enfin,
l'année suivante la reine descendait dans la tombe,
après une vie abreuvée de dégoût.
Cette dernière perte fit éprouver au roi une vive
douleur.
« 11 entra dans la chambre où la reine venait
« d'expirer, il embrassa ses restes inanimés, et
« pendant plusieurs jours il pleura la reine, envi-
« ronné de ses filles, et parut absorbé par des pen-
« sées funèbres. Mais le réveil, après cet abatte-
« ment, fut honteux ; il laissa entendre à ceux qui
« l'approchaient qu'il voulait se distraire , qu'il
« voulait se consoler, et le Parc-aux-Cerfs fut rou-
« vert. Ce débauché presque sexagénaire , pour
« réveiller ses sens, se livra plus que jamais à l'in-
« tempérance (I) »-.
Quelques personnes eurent la pensée de pousser
Louis XV à se remarier. Mais le duc de Richelieu
s'opposa à un projet qui, en ramenant le roi à des
sentiments honnêtes, n'eût pas manqué de ruiner
son crédit. Il engagea donc le souverain à recon-
naître pour concubine une sorte do prostituée, que
le comte du Barry épousa complaisamment, afin de
sauver les apparences.
Les dames de la cour ne virent pas de bon oeil
une combinaison qui consistait à les exclure de
l'étrange faveur dont Louis XV honorait cette
femme. Mais bientôt leurs susceptibilités disparu-
rent et elles acceptèrent bravement M1Ie Lange, fa
Cl) Sismondi : Histoire des Françdis.
— 282 —
Vierge folle des mauvais lieux, comme elles avaient
accepté quelques années auparavant, Mme de Pom-
padour, la fille du boucher des Invalides.
Le remords ne laissait pas que d'aiguillonner la
conscience du roi, qui fût revenu de ses égare-
ments, sr son entourage n'avait multiplié les séduc-
tions pour le retenir dans le vice.
Au printemps de 1774, il contracta la double
maladie qui devait l'emporter. Comme à Metz, les
courtisans faisaient garder le lit du souverain, pour
en interdire l'accès aux ministres de Dieu. Le duc
d'Aiguillon surtout s'était donné la triste mission
d'étouffer dans le cœur du roi tout sentiment de
repentir. Mais il vint un moment où les conjurés
durent, céder. La du Barry quitta la cour. Des
prières publiques furent ordonnées, et Louis XV
reçut les derniers sacrements.
Le cardinal de la Roche-Aymon, ayant terminé la
cérémonie, prononça tout haut ces paroles que l'his-
toire a conservées comme un témoignage irrécu-
sable du repentir de l'auguste mourant :
« Quoique le roi ne doive compte de sa conduite
« qu'à Dieu seul, il déclare qu'il se repent d'avoir
« causé du scandale à ses sujets et qu'il ne désire
« vivre que pour le soutien de la religion et le
« bonheur de ses peuples ».
A cette déclaration solennelle, que le souverain
faisait par l'organe du grand aumônier, le duc de
Richelieu, ministre et pourvoyeur de Sa Majesté,
eut l'impudeur de jeter à la face du prélat un de ces
mots insultants que l'on n'entend d'ordinaire que
— '283 -
dans les mauvais lieux. Comme on le voit, ce triste
personnage s'était identifié avec son rôle et y était
fidèle jusqu'au bout.
Le 9 mai, le roi reçut l'Extrème-Onction, et le
10, à deux heures de l'après-midi, il rendit le der-
nier soupir.
« Dès qu'il fut mort », dit Sismondi, « chacun
« s'enfuit de Versailles ; on se hâta d'enfermer le
« corps dans un double cercueil de plomb qui n'em-
« péchait qu'imparfaitement la puanteur de s'en
;< exhaler. Plus de cinquante personnes gagnèrent
« la petite vérole pour avoir seulement traversé la
« galerie de Versailles, et dix en moururent. Les
« trois filles du roi, Mesdames Adélaïde, Victoire et
« Sophie de France, qui s'étaient enfermées dans
« son appartement pour le servir dans sa maladie,
« en furent toutes trois atteintes et dangereuse-
« ment malades. Tout le monde s'empressait de fuir
« une contagion qu'aucun intérêt ne donnait plus le
« courage de braver. Le corps fut transporté avec
« précaution et presque sans pompe à Saint-
« Denis.
« Tous les Français semblaient étalonnent désirer
« de faire disparaître les restes d'un monarque qui
« avait si honteusement terni le lustre de la France,
« et sur lequel il est juste de laisser peser la res-
« ponsabilité de tous les malheurs qui attendaient
« son successeur (1) ».
Louis XVI devait expier les fautes de son aïeul.
Ce monarque était digne d'un meilleur sort, car,
(1) Sismondi : Histoire fies Français.
— 284 —
depuis saint Louis, la France n'avait pas eu un
souverain aussi vertueux.
« On dit des merveilles de Louis XVI », écrivait
Frédéric à Voltaire et à d'Alembert ; « tout l'empire
« des Velches chante ses louanges. Le successeur
« de Louis XV débute avec beaucoup de sagesse et
« fait espérer aux Velches un gouvernement heu-
« reux. Ce prince paraît mesuré et sage dans ses
« démarches ; c'est un phénomène rare à son âge
« de posséder des qualités qui ne sont que le fruit
« d'une longue expérience. Votre jeune roi se con-
« duit sagement. Ce que j'approuve surtout en lui,
« c'est la volonté qu'il a de bien faire. Je félicite les
« Français de pouvoir être contents de leur roi ; je
« leur en souhaite toujours de semblables. Louis XVI
<■ attire bien autrement ma curiosité que l'empereur
« Kienlong ; le Parlement aurait dû applaudir aux
« édits de son souverain au lieu de lui faire des
« remontrances ridicules. Vous avez un très-bon
« roi, mon cher d'Alembert, je vous en félicite de
«< tout mon cœur. Un roi sage et vertueux est plus
« redoutable à ses rivaux qu'un prince qui n'a que
« du courage. J'aime Louis XVI. Ce prince, en
* montant sur le trône, s'annonce d'une manière
« avantageuse ; il veut faire le bien et réparer les
« maux de sa nation. 11 n'est point porté à la
v< dépense; il n'a point de favoris, point de mai-
« tresses à entretenir, point de palais qu'il fasse
« bâtir, aucun luxe dans son extérieur (!) ».
D'Alembert, de son coté, fait du jeune monarque
'{) Correspondance.
un éloge sans restriction. « Il a le ereur droit, et
« vertueux», dit-il. « Pour le bonheur de l'huma-
« nité, il est le seul prince de la maison de Bourbon
« le plus digne du trône. Il aime le bien, la justice,
« l'économie et la paix. Il est celui que nous de-
« vrions désirer pour roi, si la destinée propice ne
« nous l'avait pas donné ( I ) ».
Tout ce bon vouloir du souverain se trouva para-
lysé par son entourage.
« J'avais toujours cru », dit Proyart, « que le
« règne de Louis XVI serait celui de la régéné-
« ration de cet empire ; mais ceux qui ont dirigé ce
<< prince et qui avaient été les témoins des abus du
« dernier règne n'ont point cherché à les corriger.
« Maurepas autorisa la licence plus encore qu'elle
« ne l'était sous le dernier règne. Un roi rigide dans
« ses moeurs, économe, et qui ne veut que le bien
<< de ses sujets, n'a pu encore l'opérer, tant sa vo-
« lonté éprouve d'obstacles. A Versailles les bureaux
« des ministres sont des sources de corruption ;
« toute pudeur en est bannie (2) » .
Comme on le voit par les détails que nous venons
de donner sur l'état moral et religieux des grandes
cours de l'Europe, une révolution était imminente.
Les peuples et les rois ne pouvaient être régénérés
que dans un bain de sang.
L'heure est proche où les victimes seront immo-
lées sur l'autel de la philosophie, et ces victime?
s'élèveront, en quelques années, au chiffre colossal
de plus de six millions.
(1) Proyart : Louis XV I et ses vertus. — (2) Ibid.
CHAPITRE XVIII.
Sommaire. — Démêlés du Saint-Siège avec la cour de Naples. — Tauucci. —
Comment il s'y prend pour écarter Ferdinand IV des affaires. — Ses réformes.
— Prudence de Pie VI. — Suppression des couvents. — Empiétements de la
eour de Naples sur le spirituel. — Cliute de Tanucci. — Le marquis de 1»
Sambuca. — Acton. — Sa bonne fortune. — Il devieut premier ministre. —
Comment il parvient à dominer la reine et à se concilier l'affection du roi. —
Affaire de la haquenée. — La cérémonie de la baquenée est suspendue et
puis reprise. — Nouvelle rupture entre la cour de Naples et le Saint-Siège.
— Pie VI arrive enfin à rétablir la paix. — Le Portugal. — Le comte d'Oeyras,
plus connu sous le nom de marquis de Ponibal. — Son origine. — Comment
il arrive au pouvoir. — Son despotisme. — Sa chute. — Sa condamnation.
— Hypocrisie de ce personnage. — Il est diversement jugé. — Sa disgrâce
est un bienfait pour l'Eglise de Portugal.
La cour de Naples subissait, comme les autres
cours de l'Europe, l'influence de la secte philoso-
phique et de la franc-maçonnerie, et si la rupture
ne fut pas complète entre le Saint-Siège et le gou-
vernement des Deux-Siciles, c'est que les Souve-
rains Pontifes, désireux d'écarter les périls qui me-
naçaient l'Eglise, firent preuve, en toute occasion,
d'une prudence admirable.
Don Carlos, père de Ferdinand IV, et plus tard
roi d'Espagne, était un souverain jaloux de son au-
torité. Il ne supportait rien de ce qui semblait devoir
y porter atteinte.
Ce sentiment, légitime en soi, mais fort dangereux
lorsqu'il est exagéré, parce qu'il tourne aisément à
la tyrannie, lui inspira la pensée d'appeler auprès
— 287 —
de lui un professeur de Pise, nommé Tanucci, que
sa haine de l'Eglise a rendu cher aux coryphées de
la révolution.
Tanucci ne montra pas tout d'abord la haine qu'il
portait aux institutions religieuses et, en particulier,
à la papauté. D'ailleurs, la mission que lui confia
son souverain était restreinte et se bornait à la
réforme des abus monastiques ou de ce qu'il appelait
de ce nom.
Mais Don Carlos ayant été appelé au trône d'Es-
pagne, son fils, âgé de huit ans, lui succéda. Un
conseil de régence, sous la présidence de Tanucci,
prit en mains les rênes de l'Etat. L'ambitieux
ministre, voulant conserver le pouvoir et régner
sous le nom du jeune souverain, même après la
majorité de celui-ci, ne négligea rien pour écarter
Ferdinand IV des affaires du royaume, en l'expo-
sant à toutes les séductions qu'un prince sans expé-
rience peut avoir à redouter.
Pendant que le fils de Don Carlos, oublieux de ses
devoirs et négligeant ses propres intérêts, s'aban-
donnait à l'oisiveté et se plongeait dans les plaisirs
faciles, Tanucci gouvernait d'une manière despo-
tique. Les grands et le peuple murmuraient égale-
ment contre les abus de pouvoir dont, chaque jour,
il se rendait coupable. Mais il ne lui suffisait pas de
faire peser sur les sujets de Ferdinand un joug-
odieux, il voulait encore employer le pouvoir dont
il était revêtu à persécuter l'Eglise.
Clément XIII ayant refusé de supprimer les Jé-
suites, Tanucci séquestra le duché de Bénévent, es-
— 288 —
pérant obtenir par la force ce qu'il n'avait pu ob-
tenir par les voies diplomatiques. Voyant que cet
acte arbitraire restait sans résultat, il supprima de
son autorité privée la contribution annuelle que le
royaume de Naples envoyait au Souverain Pontife
pour les travaux de Saint-Pierre et la bibliothèque
du Vatican, et réduisit arbitrairement les droits de
la chancellerie romaine.
11 fit entendre au jeune roi qu'étant héritier des
Farnèse, il pouvait revendiquer les droits que lui
donnait cette qualité à la possession des duchés de
Castro et de Ronciglione. Sur ces entrefaites, la
maison de Bourbon s'étant réconciliée avec le Saint-
Siège, il ne put réaliser ses projets de spoliation.
Lorsque Pie VI fut revêtu de la souveraineté
pontificale, on en était arrivé à cette période d'a-
paisement. Un esprit superficiel eût pu croire à la
durée de cet état de choses, car rien, dans les évé-
nements, ne faisait présager de nouveaux orages.
Mais le Pape connaissait trop bien le caractère re-
muant et les tendances antireligieuses du ministre
napolitain, pour s'endormir dans une trompeuse
sécurité. Aussi fit-il preuve, dans ses relations avec
le gouvernement des Deux-Siciles, d'une prudence
admirable, ne se permettant rien qui pût servir de
prétexte à une nouvelle déclaration de guerre. La
modération du Pontife contraria Tanucci, qui aurait
voulu justifier sa conduite à l'égard du Saint-Siège,
en alléguant une raison quelconque.
Voyant que Pie VI ne lui offrait pas l'occasion
qu'il cherchait, le ministre-philosophe fit publier
— 289 —
un édit royal dont le ridicule le dispute à l'odieux.
Les Souverains Pontifes avaient coutume d'ac-
corder quatre ans d'indulgence aux fidèles qui vi-
sitaient, pendant le Jubilé, les quatre principales
églises de Rome. Tanucci déclara que cet usage
était abusif et que désormais les Napolitains
pourraient jouir des mêmes faveurs en allant prier
dans quatre églises de leur capitale.
Les faits de ce genre ne sont point rares au
xvnf siècle, parmi les disciples de la raison hu-
maine, ces prédicants de liberté qui déclamaient
sans cesse contre le despotisme de l'Eglise catho-
lique.
Une fois entré dans cette voie, Tanucci ne devait
pas s'arrêter de sitôt. Piqué de la tarentule réfor-
matrice, il se donna la mission, en 1 776, de ramener
les couvents à leur sévérité primitive. La méthode
qu'il employa ne différait pas de celle que l'on
pratiquait en France. Pour lui , supprimer et
réformer étaient une seule et même chose. Il
supprima donc, dans le courant d'une seule an-
née, et sans le concours de l'autorité ecclésias-
tique, soixante-dix-huit maisons religieuses. Con-
séquent avec lui-même, et précurseur en cela
de la révolution française, il réunit plusieurs évê-
chés en un seul et attribua au souverain le' droit
de nommer aux abbayes. De plus, il prescrivit aux
évêques de pourvoir aux cures vacantes dont les
titulaires devaient être choisis par le Saint-Siège.
Comme on le voit, l'Assemblée Nationale se rendit
simplement coupable d'un plagiat lorsqu'elle mit
Pie VI. 19
— 290 —
au monde sa fameuse Constitution civile du clergé.
Pie VI, toujours fidèle à sa ligne de conduite, qui
était un mélange d'inaltérable douceur et de fer-
meté énergique, ne cessa d'opposer aux innovations
sacrilèges de Tanucci une patience à toute épreuve.
Voyant que ses efforts demeuraient stériles, il s'a-
dressa au roi d'Espagne, le priant d'intervenir et
d'amener son fils à arrêter les entreprises de
l'audacieux ministre.
Grâce à la cour d'Espagne et à l'influence que
ia reine Marie-Caroline de Lorraine exerçait sur
l'esprit de son mari, Ferdinand IV se décida enfin
à congédier Tanucci et à le remplacer par le
marquis de la Sambuca. — Ce dernier resta peu de
temps au pouvoir. La reine, n'ayant pu le dominer,
parvint à ruiner son crédit dans l'esprit du roi et à
le faire remplacer par le fameux Acton.
Le père de ce personnage était Irlandais d'o-
rigine. Il s'établit en France en 1735 et exerça la
médecine à Besançon. Il soigna l'éducation de son
fils et parvint à le faire entrer dans la marine
royale. Le jeune ambitieux s'étant vu refuser un
grade qu'il sollicitait, quitta son pays d'adoption et
se fixa en Toscane, où il fut promu au comman-
dement d'une frégate. Grâce à l'appui de Tanucci,
il parvint en peu de temps aux grades les plus
élevés. L'Espagne ayant assiégé Alger, de concert
avec le grand-duc de Toscane, Acton se fit re-
marquer par son courage. Il parvint même à sauver
de la mort plusieurs milliers d'Espagnols que les
Maures étaient sur le point d'envelopper. Le roi de
— 291 —
Naples, poussé par Tanucci, lui offrit du service et
finit par le nommer ministre de la marine.
Acton parvint à faire des économies considérables
qui furent consacrées aux dépenses de la cour. 11
capta ainsi la confiance de son souverain, qui lui
donna la présidence du ministère, à l'époque où
fut disgracié le marquis de la Sambuca.
A partir de ce moment, Acton gouverna d'une
manière absolue. 11 établit tout d'abord un conseil
de finances, dans lequel il fit entrer la reine, afin
de s'assurer son appui, et se lia étroitement avec
Hamilton, ministre d'Angleterre. Lady Hamilton
ne tarda pas à exercer sur la reine une influence
absolue , à la grande satisfaction du premier mi-
nistre. Acton put ainsi paralyser les sages conseils
que le roi d'Espagne ne pouvait manquer de
donner à son fils.
D'autre part, Tanucci, bien que déchu du pouvoir,
avait conservé toute son influence, et continuait à
diriger le cabinet pour tout ce qui concernait les
affaires ecclésiastiques.
L'archevêque de Naples étant venu à mourir, Ta-
nucci conseilla à Ferdinand de lui nommer un succes-
seur, bien que cette nomination eût toujours été ré-
servée au Souverain Pontife. Les protestations de
Pie VI n'aboutirent à rien. Le roi, à l'instigation de
son favori, voulut créer à Naples un collège de
cardinaux. Mais ce projet ne put réussir.
Irrité de cet échec, Tanucci souleva ce que l'on
appellerait maintenant la question de la hayucnée.
Voici de quoi il s'agissait :
— 292 —
Charles d'Anjou devait à la protection de la cour
de Rome la conquête du royaume de Naples. Poussé
par un sentiment de reconnaissance et de respec-
tueuse vénération, ce prince s'assujétit et assujétit
ses descendants à une redevance annuelle de
40,000 florins envers le successeur de saint Pierre
et à la présentation d'une haquenée blanche, la
veille de la fête des Saints-Apôtres.
Le jour où avait lieu ce cérémonial, le connétable
du royaume de Naples amenait au pied du trône
pontifical un magnifique cheval blanc. Sur un des
côtés de la selle était suspendue une bourse con-
tenant 40,000 florins. A un moment donné, l'envoyé
du roi touchait avec une baguette les jambes de
devant de l'intelligent et docile animal , qui se
mettait à genoux et se relevait ensuite. Le conné-
table prenait alors la bourre et la remettait au
Souverain Pontife, au milieu des acclamations de
la foule. Cette cérémonie datait de 1250.
Dans le principe , elle devait être considérée
comme un hommage-lige rendu par les rois de
Naples aux papes, leurs bienfaiteurs. Mais à l'époque
dont nous parlons, elle avait perdu de son impor-
tance.
Elle fut suspendue en 1 777, à l'instigation de
Tanucci.'
En 1778, le comte de Florida Blanca, ambassa-
deur d'Espagne auprès du Saint-Siège, fut nommé
ministre des affaires étrangères. Il voulut, avant
de quitter son poste, donner à Pie VI un témoi-
gnage de dévouement et de piété filiale, en ame-
— 293 —
nant la cour de Naples à rétablir l'antique usage
que Tanucci avait fait supprimer. Mais le jour de
la présentation traditionnelle de la haquenée , le
connétable Colonna eut soin d'ajouter aux paroles
consacrées par l'usage la restriction suivante : en
témoignage de respect et de dévotion envers saint Pierre
et saint Paul.
Inutile d'indiquer le but que se proposait l'en-
voyé de Ferdinand IV. Il voulait évidemment faire
oublier l'origine de l'hommage rendu par les rois
aux Souverains Pontifes et se dispenser des égards
qu'exige la reconnaissance envers un bienfaiteur.
Pie VI était loin de s'attendre à cette réserve
hypocrite. Il ne fut pas pour cela déconcerté. Il
répondit donc avec ce calme et cette spontanéité
qui formaient un de ses caractères distinctifs :
Nous acceptons la haquenée comme une redevance
féodale de la couronne de Naples. L'affaire n'eut pas
d'autres suites.
La bonne intelligence parut devoir se rétablir
entre le Pape et Ferdinand. Un pareil état de
choses ne pouvait qu'irriter la secte philosophique.
Aussi en 1781, les affîdés de Tanucci insinuèrent
au roi de demander à nouveau le chapeau de cardi-
nal pour l'Archevêque de Naples. Pie VI dut refu-
ser, ne voulant pas admettre parmi les membres
du Sacré-Collége un prélat dont les doctrines
étaient plus ou moins entachées de jansénisme.
Une rupture s'ensuivit. Le gouvernement séques-
tra plusieurs riches abbayes, s'attribua la nomina-
tion à la plupart des évêchés, déclara les commu-
— 294 —
nautés religieuses établies dans le royaume de
Naples indépendantes de leurs généraux qui rési-
daient à Rome, menaça de marcher sur Bénévent
et parla d'assembler un concile national pour échap-
per d'une manière absolue à l'autorité du Saint-
Siège.
Pie VI craignit un schisme. Ajoutons que si
quelque chose devait mettre obstacle à un semblable
événement, ce n'était pas la foi de ceux qui gou-
vernaient sous le nom et à la place de Ferdinand IV.
Pour prévenir ce malheur, le Pape nomma une
congrégation qui se composait des cardinaux Al-
bani, Boschi, Casali, Zelada et Antonelli.
« Il leur recommanda de mettre dans leur tra-
« vail le plus grand zèle, et le plus grand désinté-
« ressèment dans leur décision. Enfin, il chargea
« le cardinal de Bernis de la porter à Naples. Il
<< savait que la reine avait, ou du moins annonçait
« une égale confiance dans ses lumières et dans ses
« intentions. Le Pape, à qui rien n'échappait de ce
« qui pouvait ramener à la raison cette cour égarée,
« avait jugé que toutes ces opérations étaient utiles.
« Bernis, l'un des hommes de son siècle le plus
« instruit et le plus aimable, parvint sinon à dis-
<■ siper toutes les préventions, au moins à sus-
« pendre toutes les hostilités ; il parla le langage
-< d'un homme de cœur ; il fit plus, pénétré des
<< instructions que lui avait données le Saint-Père,
« il tint le langage d'un prince de l'Eglise ; il con-
-< vainquit le chevalier Acton, qui commençait dès
« lors à jouir de ce crédit qui n'a fait qu'augmenter
— 295 —
« depuis, ainsi que le marquis de Caraccioli, vice-
« roi de Sicile, de ne plus séparer les intérêts de
« leur maître de ceux du Souverain Pontife, s'ils
« ne voulaient bientôt voir leurs trônes s'écrouler
« avec fracas et les peuples baignés dans des tor-
« rents de sang.
« Au grand étonnement des philosophes », con-
tinue le même écrivain, « Caraccioli qui, pendant
« son séjour à Paris, cajolé par eux, avait dit : Si
« je deviens jamais ministre du roi de JVaples,je sau-
« rai bien le rendre indépendant du grand muphti de
« Rome, devenu ministre, devient en même temps
« l'avocat du Saint-Siège. C'est qu'il avait mieux
« appris à connaître le but de leurs insinuations
« perfides. Chacune des parties exposa ses griefs
« par écrit. Le Pape récapitula tous les sacrifices
« qu'il avait faits et qu'il offrait encore à la paix.
« C'était le langage d'un père. Le roi répondit qu'il
« en ferait de son côté tout autant qu'il en faudrait
« pour la maintenir ; son style était respectueux et
« affectueux ; mais il demanda que la présentation
« de la haquenée fût supprimée pour toujours. Le
« Pape vit que c'était un arrêt irrévocable ; il y
« consentit. Tout étant ainsi préparé, la paix fut
« faite et signée vers le commencement de 1789,
« aux conditions suivantes : que chaque roi de
« Naples, à son avènement au trône, payerait
« 500,000 ducats en forme de pieuse offrande à
« saint Pierre ; que le Pape nommerait immédiate-
« ment à tous les bénéfices du second ordre, mai?
« ne pourrait choisir que des sujets du roi ; que pour
— 296 —
« les évêchés, il choisirait sur trois personnes que
« le roi lui présenterait ; que la présentation de la
« haquenée serait abolie pour jamais, et que le roi
« de Naples cesserait d'être nommé vassal du Saint-
« Siège ».
Après cette réconciliation, le roi et la reine de
Naples se rendirent à Rome, où Pie VI les accueillit
avec cette bonté et cette magnificence qui lui étaient
particulières. Des fêtes splendides furent données
en l'honneur des hôtes royaux. Ferdinand et Marie-
Caroline étaient au comble du bonheur. Le jeune
monarque avoua au Souverain Pontife qu'il avait
été entraîné malgré lui dans les querelles que son
gouvernement avait suscitées à la Papauté, et lui fit
des protestations de dévouement qui étaient sin-
cères, sans doute, mais que sa faiblesse de carac-
tère pouvait rendre absolument stériles à un mo-
ment donné.
Pendant que la cour de Naples luttait contre la
Papauté, le Portugal était en proie au despotisme
de Carvalho, comte d'Oeyras, plus connu sous le
nom de marquis de Pombal.
Carvalho était fils d'un pauvre gentilhomme du
voisinage de Coïmbre. Devenu militaire, après
avoir fait quelques études de droit, il ne tarda pas
à quitter la carrière des armes, par dépit, disent les
uns, à cause de son inconduite , affirment les
autres.
De retour dans son pays natal, il parvint à cap-
tiver le cœur d'une jeune femme qui appartenait à
la première noblesse du pays, et l'épousa, malgré
- 297 —
l'opposition qu'il rencontra dans la famille de cette
dame.
En 1745, il fut envoyé à Vienne, chargé d'une
mission secrète par le gouvernement portugais. Il
échoua dans ses négociations, mais il réussit à se
marier en secondes noces, avec la nièce du maréchal
de Daun.
Malgré ses intrigues et l'affection de la reine pour
la jeune comtesse de Carvalho, il ne put obtenir
aucune faveur pendant le règne de don Juan V.
Mais ce souverain étant mort en 1750, son fils
nomma le futur marquis de Pombal secrétaire des
affaires étrangères. L'influence de Carvalho sur
l'esprit du roi ne tarda pas à être toute-puissante.
Cependant le rusé ministre, craignant de froisser la
reine-mère, ne se départit jamais d'une apparente
modération. Il n'en fut plus de même à la mort de
cette princesse qui eut lieu en 1754.
Ayant vainement sollicité pour son fils l'alliance
des Tavora, il résolut de perdre cette famille, l'une
des plus illustres qu'ait possédées le Portugal. Il fit
construire un grand nombre de prisons où l'on
enferma l'élite de la noblesse. Ceux que Pombal
redoutait ou haïssait le plus périrent sur l'écha-
faud.
La terreur était à son comble dans toutes les
classes de la société. Le roi lui-même n'avait point
de repos, poursuivi qu'il était par l'image des
conspirations imaginaires dont le rusé ministre se
plaisait à l'entretenir. « Plaisante conspiration », a
dit un écrivain, « unique à coup sûr dans l'histoire
— '298 —
« de tous les siècles ! ourdie tout à la fois par des
« capucins, des marchands, des nobles, des mili-
« taires, des évêques, des jésuites existant à Goa,
« au Brésil, à Lisbonne ; des Allemands, des Hon-
« grois, des Polonais , des Italiens , des Portu-
« gais, etc. S'il ne fut jamais de mensonge plus
« atroce et plus ensanglanté, il n'en fut pas non
« plus de plus grossier et de plus ridicule ».
« Qui croirait », dit l'abbé Garnier, dans son
oraison funèbre du roi, prononcée à Lisbonne en
1777, « qui croirait qu'un seul homme, en abusant
« de la confiance et de l'autorité d'un bon roi, put,
« durant l'espace de vingt ans, enchaîner toutes
« les langues, fermer toutes les bouches, resserrer
« tous les cœurs, tenir la vérité captive, mener le
« mensonge au triomphe, effacer tous les traits de
« la justice, faire respecter l'iniquité et la barbarie,
« dominer l'opinion publique d'un bout de l'Europe
« à l'autre ? Hélas ! que les ressources du crime
« sont redoutables, et son pouvoir étendu ».
Pendant que la moitié de la nation portugaise
était en deuil ou gémissait dans les cachots,
Pombal affichait un luxe scandaleux et s'enrichis-
sait aux dépens de ses victimes. Grâce aux exac-
tions du coupable ministre, les caisses de l'Etat
étaient à sec ; les troupes, mal payées et mal entre-
tenues, ne pouvaient rien contre les ennemis du
dehors, et le peuple se débattait sous les étreintes
de la misère.
Un écrivain philosophe, le comte d'Albon, fait
une peinture peu flatteuse des faits et gestes de
— 299 —
Porabal : « Le règne de ce ministre », dit-il,
« dura trop pour une nation opprimée, qui traînait
« avec douleur un joug de fer. Les années qui sui-
« virent ressemblèrent toutes à celles qui avaient
« précédé : il ne se départit jamais de ce despo-
<< tisme odieux dont il s'était fait un système. Ce
« fut toujours le même mépris pour la noblesse ; et
« ce qui ne paraît pas croyable, c'est qu'il ne lui
« était pas permis d'entrer au service. Cette per-
« mission, constamment refusée aux personnes de
« condition, n'est accordée qu'aux flatteurs ou aux
« amis du ministre : ses créatures et les étrangers
« obtiennent seuls les distinctions militaires. Si le
« peuple jouit de quelque apparence de liberté, c'est
« qu'il sait concentrer sa douleur et qu'il se tait.
« Sur les plus légers indices, sur les moindres
« soupçons, sans indices, par erreur, par anti-
<< pathie, les proscriptions continuent et frappent
« les têtes les plus respectables. Le Portugal est
« couvert de deuil et en proie à la désolation. Ses
« prisons ne suffisent plus ; les personnes que la
« force condamne à être privées de leur liberté iront
« en Afrique ou dans les Indes en pleurer la
« perte (1) ».
A la mort du roi, le ministre fut disgracié. Les
prisons s'ouvrirent, et, sur dix mille victimes
qu'elles avaient enfermées, il en restait à peine huit
cents. Les familles de ces malheureux n'espéraient
plus les revoir. Aussi furent-ils accueillis avec d'in-
dicibles démonstrations de joie.
(I) Le comte d'Albon : Disrours sur l'histoire.
- 300 —
Les ordres de l'Etat adressèrent un discours à la
reine, pour la remercier d'avoir enfin brisé les
chaînes de la nation. Cette princesse envoya elle-
même ce document au Souverain Pontife, comme
un témoignage des bonnes dispositions dont elle
était animée envers lui.
« La Providence » , disaient les auteurs de la
pièce en question, « avait destiné Votre Majesté à
« être la rédemptrice de ce royaume, en l'ornant
« de toutes les qualités nécessaires pour remplir les
« devoirs d'une dignité si élevée ; le sang dégoutte
« encore de ces plaies profondes qu'un despotisme
« aveugle et sans bornes a faites au cœur du Por-
« fugal. Ce qui nous console, c'est que nous en
« sommes actuellement délivrés. C'était ce despo-
« tisme affreux, qui était par système l'ennemi de
« l'humanité, de la religion, de la liberté, du mé-
« rite et de la vertu. Il peupla les prisons, il les
« remplit de la fleur du royaume ; il désespéra le
« peuple par ses vexations, en le réduisant à la
<( misère. C'est lui qui fit perdre de vue le respect
« dû à l'autorité du Souverain Pontife et à celle
« des évêques. Il opprima la noblesse, il infecta les
« mœurs, il renversa la législation et gouverna
« l'Etat avec un sceptre de fer. Jamais le monde ne
« vit une façon de gouverner si lourde et si cruelle.
« Eh ! que fait la Providence ? Elle fait disparaître
« l'illusion qui tend des pièges à la piété du roi
« défunt, et oppose au grand nombre de ces dé-
« sordres exécrables les vertus de Votre Majesté. . .
« C'est de cette source que dérivent les dispositions
— 301 —
« sérieuses du gouvernement actuel. . . ; l'élargis-
« sèment des prisonniers, la justification des inno-
« cents, la réintégration des déposés et des exilés.
« C'est cette même Providence qui préserva mira-
« culeusement Votre Majesté contre les chocs
« réitérés qui réduisirent le Portugal à la conster-
« nation la plus déplorable. Son bras tout-puissant
« anéantit de dangereux stratagèmes, afin que Votre
« Majesté eût pour époux l'auguste monarque qui
« nous gouverne actuellement. . . Enfin la Provi-
« dence préserva Votre Majesté de plusieurs atten-
« tats et d'infâmes machinations formées contre la
« légitimité de son droit. Pour faire le coup d'Etat
« qui produisit notre bonheur, nous n'avions
« d'autres armes que les prières de gens de bien et
« celles du royaume, qui fléchirent enfin le ciel en
« notre faveur » .
La reine fit réviser les procès des suppliciés et
des prisonniers par un tribunal composé de juges,
députés à cet effet, et des membres du conseil d'Etat.
Dans la sentence qui fut prononcée, on déclara les
victimes de Pombal innocentes des crimes dont elles
avaient été accusées.
La reine fit grâce de la vie au coupable ministre,
qui dut se retirer dans ses terres, où il mourut en
1782, exécré de tous les honnêtes gens. Son décès
eut lieu quelque temps après la publication du décret
que la souveraine rendit contre lui, et où cette
princesse disait, entre autres choses, « qu'après
« avoir usé de clémence à son égard, elle ne se
« serait pas attendue qu'il eût osé, dans un procès
« civil entamé contre lui, produire au grand jour
« une défense de sa conduite durant le cours de
« son ministère ; que l'ayant fait interroger et en-
« tendre sur différents chefs d'accusation, loin de
« s'en purger, il les avait tellement aggravés, qu'a-
« près un mûr examen, les juges décidèrent qu'il
« était criminel, et méritait une punition exem-
« plaire. Que cependant, ayant égard à son âge
« fort avancé, son bon plaisir royal était de l'exempter
« de la punition corporelle qui devait lui être infli-
« gée, et de lui ordonner de se tenir éloigné de
« vingt milles de la cour, laissant néanmoins dans
« leur entier toutes les prétentions légales et justes
« contre la maison dudit marquis, soit durant sa
<< vie, soit après son décès ».
La justice ordonna la restitution de toutes les
sommes que Pombal avait volées ou extorquées ;
mais il y en eut beaucoup qui ne se retrouvèrent
pas. On peut se faire une idée de ses dilapidations,
lorsqu'on sait qu'il dépensa plus de 800,000 ducats
pour la destruction des Jésuites.
Quelques historiens prétendent qu'il mourut
chrétiennement. Ils ajoutent que l'évêque de
Coïmbre étant allé le voir, Pombal se jeta à ses
genoux, entouré de sa famille , lui demandant
pardon et le priant de le bénir.
Ce fait nous en rappelle un autre qui peut faire
douter de la sincérité du Mardoché portugais et du
caractère surnaturel de sa contrition.
Voici ce que nous lisons dans l'Histoire du pon-
tifical de Clément XIV, par le P. Theiner. Tout le
monde connaît la fin assez peu glorieuse de ce
religieux, dont la sympathie pour les vieux catho-
liques explique le ton plus que singulier du passage
que nous lui empruntons :
« Clément XIV », dit-il, « crut devoir donnera
« ce ministre (Pombal) si zélé et si actif de nou-
« velles marques de sa gratitude et de sa bienveil-
.< lance. Almada de Mendoza , ambassadeur de
« Portugal à Rome , avait donné à Pombal le
<< tableau de saint Joseph de Cupertino, — dont le
« pape lui avait fait cadeau à lui-même, — afin de
« satisfaire la dévotion du ministre envers ce glo-
« rieux thaumaturge ; le marquis pria le Saint-
« Père de vouloir bien accorder à cette image les
« mêmes indulgences qu'il lui avait précédemment
« appliquées, et qui s'étaient perdues , comme il
« arrive pour ces sortes de grâces spirituelles,
« lorsque les objets bénits changent de maître. Le
« Saint-Père, non content de condescendre à cette
« demande, voulut encore étendre ces mêmes in-
« dulgences à toute la famille et à tous les des-
« cendants directs du ministre : cette faveur se
« trouve spécifiée dans une gracieuse lettre ponti-
« ficale, adressée à Pombal, le 31 août 1771 ».
Cet ambassadeur qui se dépouille d'une image
révérée pour satisfaire la dévotion de Pombal
envers un glorieux thaumaturge , et ce même
Pombal qui supplie le Saint-Père de renouveler en
sa faveur les précieuses indulgences attachées
précédemment à la peinture qu'il a reçue en hom-
mage de Almada de Mendoza, nous rappellent un
— 304 —
peu Louis XI demandant pardon à Notre-Dame
d'Embrun de l'assassinat qu'il devait commettre le
lendemain.
Nous pourrions citer plusieurs autres passages
où le P. Theiner ne dissimule qu'à demi sa scan-
daleuse bienveillance pour le comte d'Oeyras. Sa
haine à l'endroit des Jésuites l'aveugle évidemment,
quand il s'agit de l'homme qui contribua le plus à
la suppression de la célèbre compagnie (1).
Quelle que fût la dévotion de Pombal envers le
glorieux thaumaturge, Joseph de Cupertino, tous
les historiens ne professent pas à son sujet les
mêmes sentiments d'estime que l'historien de Clé-
ment XIV.
« Le cruel ministre perdit son pouvoir », dit le
chevalier Artaud de Montor. « On ouvrit les pri-
« sons, et l'on rendit à la liberté les nombreuses
« victimes qui y languissaient depuis si longtemps :
« le nonce du Pape rentra dans tous les privilèges dont
« il avait été dépouillé ; beaucoup de maisons reli-
« gieuses qui avaient été proscrites furent rétablies ;
« le siège pontifical de Lisbonne recouvra ses hon-
« neurs, ses rentes et son chapitre ; les évêques
« sortirent de la servitude. Cette révolution changea
« le sort des Jésuites renfermés à Lisbonne dans la
« tour de Saint-Julien, et victimes de la tyrannie
« du ministre (2) ».
(1) Le P. Theiner s'applique à justiûer la suppression des Jésuites en essayant
de prouver que la plupart des accusations dirigées contre ces religieux par la
secte philosophique étaient fondées. Sa thèse, si elle était vraie, serait l'accu-
sation la pins sanglante que l'on ait encore portée contre le Saint-Siège.
(2) Artaud de Montor : Histoire des Souverains Pontifes.
— 305 —
Comme on le voit, malgré sa dévotion au glorieux
thaumaturge, le marquis de Pombal avait le grave
défaut de dédaigner certaines lois que les honnêtes
gens ont coutume de respecter, alors même qu'ils
font preuve de quelque négligence à l'endroit
des objets bénits et des indulgences qui y sont
attachées.
« Pie VI », continue le chevalier de Montor,
« crut l'occasion favorable pour demander le rem-
« boursement des paiements faits par la Chambre
« apostolique pour la subsistance des Jésuites por-
« tugais qu'on avait accueillis à Rome. Ils avaient
« été jetés presque nus, comme des esclaves, sur le
« littoral romain.
« La reine trouva juste la réclamation du Pape,
« et fit payer la somme d'un million et quatre-vingt
« mille écus , en sollicitant d'ailleurs pour son
« royaume de nouvelles grâces religieuses (1) ».
1,1) Artaud de Moulor : Histoire des Souverains Pontifes.
*
Fie M.
20
CHAPITRE XIX.
Sommai he. — Démêlés du Saint-Siège avec Joseph 11, empereur d'Allemagne.
— Caractère de ce souverain. — Leçon qu'il reçoit du roi de Naples. —
Prétexte dont il se servit pour justifier sa rupture avec le Pape. — Son hy-
pocrisie. — Ses décrets contre l'Eglise. — Ses plans de spoliation. — Les
deux politiques de Frédéric. — Joseph II prend au sérieux les conseils du
monarque philosophe. — Pie VI essaie de ramener l'empereur à des senti-
ments plus équitables — Il prend la résolution de se rendre à la cour de
• Vienne. — Efforts que l'on fait pour l'eu détourner. — Ses préparatifs de
voyage.
Joseph II, empereur d'Allemagne, fut celui de
tous les princes d'Europe qui causa le plus de cha-
grins au Souverain Pontife. La bienveillance de
Pie VI pour la cour de Vienne, et pour Marie-
Thérèse en particulier, ne s'était pourtant jamais
démentie.
Joseph II ne manquait pas d'intelligence, mais il
était fantasque, entêté et ambitieux.
La renommée de Frédéric, roi de Prusse, lui fit
perdre le peu de bon sens qu'il possédait.
Désireux de se faire un nom, il s'enrôla parmi
les philosophes, dont il ne cessa de suivre les
conseils.
Comme beaucoup de princes à cette époque, il se
laissa séduire par l'appât des biens ecclésiastiques
et se montra sottement jaloux de l'autorité spiri-
tuelle du Saint-Siège et de l'épiscopat. Il chercha
donc à s'enrichir aux dépens de l'Eglise et voulut
— 30?
s'attribuer je ne sais quelle suprématie spirituelle
que rien ne justifiait.
Il fit tant et si bien, qu'il mérita le titre de per-
sécuteur et qu'il devint odieux à ses sujets.
Voici la leçon qu'il reçut un jour du roi de
Naples :
« Ecoutez à votre tour », lui dit le souverain des
Deux-Siciles, « écoutez-moi sans m'interrompre.
« Vous couchez sur la dure, vous dormez peu, vous
« mangez à la hâte, et vous digérez mal; occupé
« sans cesse à lire, à méditer, fuyant les amuse-
« ments, vous prenez des peines incroyables, vous
x< vous rendez le plus malheureux des hommes, et
« cependant tout va de mal en pis dans vos Etats.
« Vos sujets vous redoutent, vous haïssent, et bien-
« tôt se révolteront ; et moi, mon frère, je mange
« avec appétit, je digère facilement, je dors en
« paix, je fais tout le bien que me suggère le bon
« sens dont je suis pourvu. Mes sujets m'aiment,
« sont contents de moi, et me défendraient en cas
« de besoin. Ils m'aiment, vousdis-je, et je ne forme
« point de vains projets pour leur bonheur futur
« aux dépens de leur repos actuel; croyez-moi,
« prenez un peu de repos, et surtout tâchez d'en
« laisser aux autres ».
« Je sais bien », lui disait le même prince dans
une autre circonstance, « que mon administration
« n'est pas sans défaut; mais je crains d'augmenter
« le désordre en voulant le réprimer. Changer tout,
« cela est fort aisé; mais changer en mieux, voilà
« la difficulté. Si l'on me proposait des améliora-
— 308 —
« fions utiles, dont la possibilité me fût démontrée,
« avec quel empressement je les adopterais ! Mais
« remplacer un abus par un autre est souvent plus
« dangereux, c'est marcher de sottise en sottise, et
« rendre les peuples à la fois victimes de notre im-
« puissance et de notre instabilité. Je ne veux point
' « tourmenter mes sujets inutilement. Vous qui
« changez tout, qui avez la fureur d'innover sans
<< cesse, apprenez que les demi-talents, les demi-
« connaissances et les innovations sont le plus dan-
<< gereux écueil pour les princes, et pour les peuples
« le plus terrible des fléaux ».
Joseph II n'était pas homme à profiter de ces
sortes de leçons. Il y avait trop de sens pratique
dans le langage du monarque napolitain, pour que
le fils dégénéré de Marie-Thérèse pût en saisir la
haute portée. Engoué des idées philosophiques de
l'époque, désireux surtout de rivaliser d'impiété
avec son puissant voisin, il se donna pour mission
de persécuter les catholiques et d'humilier la cour
de Rome. Il n'attendait, pour ouvrir les hostilités,
qu'une occasion favorable, qui se présenta bientôt.
Toutes les fois qu'un souverain catholique venait
à mourir, les papes avaient coutume de faire célé-
brer ou de célébrer eux-mêmes un service funèbre
pour le défunt. Les princesses ne jouissaient pas du
même privilège.
Pie VI, se conformant d'une manière stricte à
l'usage établi par ses prédécesseurs, ne crut pas
devoir rendre les honneurs funèbres à l'impératrice
Marie-Thérèse. On sait que les papes n'aiment pas
— 309 —
à innover. L'ambassadeur d'Autriche fit à ce sujet
des représentations un peu vives au Vicaire de
Jésus-Christ. « Que l'empereur se fâche de ce fait
« ou le méprise », lui répondit Pie VI, « aucune
« considération ne me fera manquer aux règles
« établies ».
Cette parole du Saint-Père fut une bonne fortune
pour Joseph, qui se hâta de répondre, en style phi- *
losophique, à son représentant : « Que l'évêque de
« Rome soit poli ou malhonnête, peu m'importe».
Quoique ami de la secte et complice inconscient
de ses projets, l'empereur n'avait pas toujours le
courage de ses opinions. Aussi la guerre qu'il fit à
l'Eglise a-t-elle été constamment une guerre hypo-
crite.
Sa haine prenait invariablement le masque de la
piété. Il affectait même, dans sa conduite, un rigo-
risme peu en harmonie avec cette absence de con-
victions qui formait le fond de son caractère.
N'osant pas attaquer de front l'édifice religieux,
il essaya de le miner, en introduisant dans ses Etats
le gallicanisme parlementaire. Bientôt, sous pré-
texte de réformes, il fit dresser une statistique
exacte des revenus ecclésiastiques dans toutes les
parties de l'empire, et déclara que son intention
était d'abolir la pluralité des bénéfices.
Les protestants ne tardèrent pas à être l'objet de
sa bienveillance, tandis que les ordres religieux
avaient à subir toute sorte de vexations. — Défense
fut faite aux communautés d'Allemagne et do
Lombardie de recevoir des novices. Le calcul de
— MIO —
Joseph II était aussi simple qu'odieux : les congré-
gations religieuses s'éteignant faute de sujets, l'Etat
devenait forcément propriétaire des immeubles
qu'elles possédaient.
Décidément le monarque autrichien prenait au
sérieux le plan de campagne que Frédéric traçait à
Voltaire, dans une lettre que nous avons déjà citée,
et où il disait entre autres choses : « La France et
«l'Autriche sont endettées ; elles ont épuisé vaine-
« ment les ressources de l'industrie pour acquitter
« leurs dettes. L'appât des riches abbayes et des
« couvents bien rentés est tentant. En leur repré-
« sentant le mal que les cénobites font à la popula-
« tion de leurs Etats, en même temps la faculté de
« se libérer en s'appropriant les trésors de ces com-
« munautés qui n'ont point de successeurs, je crois
« qu'on les déterminerait aisément à tenter cette
« réforme, et il est à présumer qu'après avoir joui
« de la sécularisation de quelques bénéfices, leur
« avidité engloutira le reste ».
Il est bon d'observer que le roi de Prusse n'était
pas conséquent avec lui-même; car il évitait avec
un soin scrupuleux de faire dans ses Etats l'appli-
cation des théories qu'il recommandait à ses voi-
sins.
Il ne porta jamais atteinte aux droits de l'Eglise,
dans celles de ses provinces où le clergé catholique
avait des propriétés.
En excitant les autres souverains à dépouiller
les communautés religieuses, Frédéric ne se pro-
posait-il pas uniquement de leur susciter des em-
311 —
barras dont le résultat fatal serait de les affaiblir et
d'augmenter sa propre puissance ?
Cette supposition est d'autant moins invraisem-
blable que Frédéric peut être considéré comme un
des disciples les plus convaincus de Machiavel, bien
que clans sa jeunesse, et lorsqu'il n'était encore
que prince royal, il eût combattu les doctrines du
philosophe italien.
La lettre que nous venons de citer n'était pas
une simple boutade du roi libre-penseur. En 1771,
il revenait sur les mêmes idées :
« On dit votre nouveau ministre homme d'es-
« prit », écrivait-il à Voltaire; « s'il est tel, il n'aura
« ni l'imbécilité ni la faiblesse de rendre Avignon
« au Pape. On peut être bon catholique, et néan-
« moins dépouiller le Vicaire de Dieu de ses pos-
« sessions temporelles qui le distraient trop de ses
« devoirs spirituels, et qui lui font souvent risquer
« son salut (I) ».
Nous avons vu se renouveler, en 1859 et les
années suivantes, le même genre de plaisanteries,
à propos des attentats commis par la maison de
Savoie. La Prusse, sans prendre parti d'une manière
ostensible contre le Souverain Pontife, ne laissait
pas que de témoigner beaucoup de sympathie aux
partisans de l'unité italienne.
Les conseillers du roi Guillaume comprenaient
que le jour où les puissances catholiques devien-
draient hostiles à l'Eglise, la Prusse acquerrait une
force nouvelle. Leurs prévisions se sont réalisées
(1) Correspondance : Lettre h Voltaire (1771).
L'unification de la péninsule italique a naturelle-
ment amené l'unification de l'Allemagne, et, cette
dernière unification une fois consommée, la France
s'est trouvée aux prises avec une ennemie aussi
implacable que puissante.
On peut donc affirmer sans hésiter que Napo-
léon III et la presse anti-religieuse ont travaillé de
tout leur pouvoir, et avec une singulière inintel-
ligence, à fonder le nouvel empire d'Allemagne et à
préparer les malheurs dont la France a été frappée
en 1870 et en 1871.
Les catholiques avaient prévu et annoncé le ré-
sultat final de cette politique anti-nationale ; mais
que pouvaient leurs avertissements en présence
des passions soulevées contre l'Eglise ? D'autre
part, le roi Guillaume, imitant le machiavélisme de
Frédéric, laissait à ses sujets une liberté de cons-
cience pleine et entière, si bien que le clergé alle-
mand se félicitait de vivre sous la domination d'une
puissance qui, quoique luthérienne, savait respecter
les droits des catholiques.
Frédéric exprimait si peu le fond de sa pensée
dans les deux lettres qu'on vient de lire, qu'en une
autre circonstance, nous le voyons professer une
opinion diamétralement opposée. Comme Voltaire
regrettait que le roi philosophe ne fût pas à portée
de mettre la main sur les trésors de Notre-Dame de
Lorette, celui-ci se hâta de répondre : « Elle (Notre-
« Dame de Lorette) serait à côté de ma vigne, que
« certainement je n'y toucherais pas. Ses trésors
« pourraient séduire des Mandrins, des Cartouches,
— 313 —
« des Ravaillacs et leurs pareils. Ce n'est pas que je
« respecte les dons que l'abrutissement a consacrés;
« mais il faut épargner ce que le public vénère ; il
« ne faut point donner de scandale; et, supposé
« qu'on se croie plus sage que les autres, il faut par
« complaisance, par commisération pour leur fai-
« blesse, ne point choquer leurs préjugés. Il serait
« à souhaiter que les prétendus philosophes de nos
« jours pensassent de même (1) ».
Le doute n'est plus permis, Frédéric avait deux
politiques, dont l'une pour son usage et l'autre pour
l'usage de ses voisins. Or, comme il n'a jamais été,
que nous sachions, un prince borné, on peut sup-
poser, sans être téméraire, que ses contradictions
étaient préméditées.
Joseph II avait pour son royal émule une
admiration tellement aveugle , qu'il ne songea
même pas à le soupçonner de duplicité. Il ne voyait
en lui qu'un homme de guerre auquel tout sou-
riait, et un philosophe dont le nom brillait d'un vif
éclat dans le monde des lettres. Ce culte le perdit-
Non content d'interdire aux communautés de
femmes de recevoir des novices, il supprima toutes
les maisons où l'on ne s'occupait pas de l'éducation
des enfants.
Bientôt parurent deux autres édits non moins
attentatoires à l'autorité de l'Eglise. Le premier
soumettait à des formes extrêmement gênantes
l'admission en Autriche des brefs, bulles et rescrits
émanés de Rome. Le second enlevait au Pape la
(4) Correspondance.
nomination aux évêchés, abbayes et prévôtés de
l'empire. Le souverain se réservait exclusivement
ce droit. Nous ne parlons pas de la prétention ridi-
cule qu'il afficha de régler tous les détails du culte.
Il alla jusqu'à déterminer le nombre de cierges qui
devaient brûler à l'autel les jours de fête et les jours
ordinaires. Le grotesque le disputait à l'odieux dans
la conduite de Joseph vis-à-vis de l'Eglise, si bien
que Frédéric ne se gênait nullement pour décocher
toute sorte de plaisanteries à l'adresse de son fan-
tasque voisin.
Pie VI essaya d'abord de la persuasion et de la
douceur pour ramener à d'autres sentiments Sa
Majesté peu ou point catholique. Le nonce fut
chargé de transmettre à l'empereur les paternelles
remontrances du chef de la chrétienté. Joseph II,
dont l'urbanité ne formait pas le caractère distinctif,
répondit brutalement au prélat : « Je ne demande
<* point conseil sur les affaires de mes Etats, qui ne
« regardent que mes propres sujets, et des objets
« purement temporels ».
Quelques années plus tard nous verrons les au-
teurs de la Constitution civile du clergé raisonner de
la même façon, et dépouiller l'Eglise non-seulement
de ses propriétés, mais encore de tous ses droits
comme société spirituelle, au moyen d'un sophisme
aussi grossier que despotique.
Voyant que ses efforts demeuraient sans résultat,
et voulant néanmoins mettre un terme à cet état de
choses, le Souverain Pontife prit la résolution de se
rendre à Vienne, afin de traiter sans intermédiaire
— 315 —
avec l'empereur. Pie VI ne comptait sans doute
que médiocrement dans le succès de cette dé-
marche; mais il crut devoir épuiser tous les moyens
de conciliation.
Le 17 décembre 1781, il annonça à l'empereur
Joseph la résolution qu'il avait prise. Nous trans-
crivons intégralement le bref que Sa Sainteté
adressa au monarque :
« a notre très-cher flls en j.-c, joseph,
illustre roi apostolique de hongrie, ainsi
que de Bohème, élu roi des Romains, le Pape
Pie VI.
« Notre très-cher fils François Herzan, cardinal
« de la sainte Eglise romaine, ministre plénipoten-
« tiaire de Votre Majesté auprès du Saint-Siège,
« Nous a remis, le 9 novembre dernier, votre
« gracieuse lettre en date du 6 octobre précédent,
« par laquelle vous répondez à la Nôtre du 26
« août dernier.
« En la lisant, Nous avons été vivement affligé
« d'apprendre que vous n'avez eu aucun égard à
« Nos instances de ne point dépouiller le Saint-Siège
« du droit dont il a joui, dans les temps les plus
« reculés, de conférer, dans vos Etats de la Lombar-
« die autrichienne, les évèchés, les abbayes, et
« prévôtés, pour ne l'attribuer qu'à vous seul.
« Nous ne voulons point, très-cher fils , entrer
« avec vous dans les discussions qui s'élevèrent,
<< vers le milieu de l'ère chrétienne, et après les-
« quelles, la paix ayant été rendue à l'Église, elle
« rentra dans l'antique possession de ses droits et de
« sa discipline, qui lui avait été confirmée par le
« témoignage constant des conciles écuméniques :
« mais Nous devons et à la tendresse que Nous
« avons pour vous et au dépôt qui Nous est confié,
« de vous assurer, comme une chose indubitable,
« que, lorsque les apôtres fondaient des églises et
« y établissaient des prêtres et des évêques, ils
<< n'ont jamais été soupçonnés en ce point de vou- ■
« loir empiéter sur les droits de la puissance civile
« et séculière. L'Eglise a conservé cet usage, sans
« qu'il en soit rien résulté au détriment des droits
« des souverains. Quant aux biens qu'elle tient delà
« munificence des princes et de la piété des fidèles,
« Votre Majesté n'ignore pas qu'ils ont toujours
« été regardés comme le patrimoine des pauvres,
« et par cette raison-là respectés de vos ancêtres ;
« de sorte qu'au jugement de tous, il n'est pas
« permis de consacrer ces biens à d'autres usages
« qu'à ceux de leur destination première. Vos glo-
« rieux ancêtres, et notamment votre auguste mère,
« reconnurent ces vérités, lesquelles furent mises
« dans tout leur jour lors de la négociation qui eut
« lieu entre cette grande impératrice et Benoît XIV,
« d'illustre mémoire, au sujet des abbayes situées
« dans la Lombardie : c'est un fait qui vous est
« connu.
« Nous brûlons de traiter avec vous comme un
« père avec son fils; mais, comme ce projet rencon-
« trerait des obstacles dans l'éloignement, Nous
« avons résolu de Nous rapprocher et d'aller vous
— 317 —
« voir dans votre capitale. Nous ne reculerons
« ni devant la longueur ni devant l'incommodité
« du voyage à faire, quoique affaibli par Notre
« grand âge. Nous puiserons des forces dans l'inap-
« préciable consolation que Nous aurons de vous
« parler et de pouvoir vous dire combien Nous
« serons toujours heureux de concilier les droits de
« Sa Majesté Impériale avec ceux de l'Eglise. Nous
« supplions donc instamment Votre Majesté de
« regarder cette démarche comme un gage parti-
« culier de Notre attachement pour sa personne,
« ainsi que du désir que Nous avons de conserver
« la même union. Nous vous demandons cette
« grâce , non pour Nous personnellement, mais
« pour la cause commune de la religion, au dépôt
« de laquelle Nous devons veiller, et qu'il est de
« votre devoir de protéger.
«Donné à Rome le 15 décembre 1781, et de
« Notre pontificat la 7e année ».
Cette lettre, où le cœur du pontife s'épanchait
tout entier, en eût touché un autre que l'empereur
Joseph ; mais le monarque autrichien avait trop de
philosophie pour ne pas opposer à la mansuétude
de Pie VI un scepticisme orgueilleux et une incon-
venance de langage dont lui seul possédait le secret.
Voici en quels termes il répondit au Vicaire de
Jésus-Christ :
« Très-Saint Père,
« Puisque Votre Sainteté persiste dans la résolu-
— 318 —
« tion de se rendre auprès de nous, je puis l'assu-
« rer qu'elle sera reçue avec tous les égards et la
« vénération qui sont dus à sa haute dignité.
« L'objet de votre voyage se rapportant à des
« choses que Votre Sainteté regarde encore comme
« douteuses, et que moi fui décidées, permettez-moi de
« croire qu'elle -prend une peine inutile. Jedoisla préve-
« nir que, dans mes résolutions, je ne me règle jamais
« que d'après ma raison^ l'équité et la religion.
« Avant de me décider, je balance longtemps, et
« j'écoute les avis de mon conseil. Une fois décidé,
« je persiste.
« J'assure Votre Sainteté que j'ai pour elle tout
« le respect et la vénération d'un vrai catholique
« et apostolique , en demandant votre bénédic-
« tion etc ».
Nous nous bornons à citer cette lettre sans la
qualifier. Pie VI, dont la patience ne connaissait
point de bornes, lorsqu'il s'agissait des grands inté-
rêts de l'Eglise, persista dans sa résolution.
Le départ du pontife n'eut lieu que quelques
mois après ces premières négociations.
L'entourage de Sa Sainteté ne voyait pas de bon
oeil ce projet de voyage. Plusieurs cardinaux,
parmi lesquels on remarquait M. de Bernis, ne
négligèrent rien pour le faire échouer.
Ce dernier écrivit même au pape une lettre que
son auteur dut regretter, et où l'on voit percer un
peu trop les préoccupations politiques de l'ambassa-
deur. La voici en entier :
- 3I«J —
« Très-Saint Père,
« Toute l'Europe regarde comme une Table la
« nouvelle de votre voyage à Vienne , et cette
« manière de l'envisager en prouve les inconvé-
« nients. Vos ennemis n'auraient pu vous donner
« un autre conseil, et vos amis sont au désespoir
« de n'avoir pu le prévenir. De grâce, Très-Saint
« Père, suspendez au moins son exécution, jusqu'à
« ce que vous sachiez l'opinion qu'en prendront les
« cours de France et d'Espagne, dont le suif rage
« est de quelque poids dans votre esprit ».
Le cardinal Borromée lui fit également des repré-
sentations.
« Vous voyez », lui dit-il, « que l'empereur vous
« annonce lui-même que rien ne pourra l'ébranler.
« Pourquoi donc courir sans espoir les dangers
« d'un aussi long voyage ? »
Cet argument faillit l'ébranler; mais avant de
prendre une résolution définitive, il voulut consul-
ter séparément, et à l'insu les uns des autres, les
sept membres du sacré collège, dans la piété et les
lumières desquels il avait le plus de confiance.
Tous furent d'avis que le voyage du Saint-Père à
Vienne pouvait avoir d'excellents résultats. Pie VI
n'hésita plus.
Le cardinal de Bernis revint cependant à la charge. .
« Vous ne pouvez », disait-il au Pape, « entrepren-
« dre ce voyage, au milieu de l'hiver, sans exposer
« votre vie ». — « Je vais à Vienne », répondit le
Pontife, « comme j'irais au martyre. Pour l'intérêt
— 320 —
« de la religion, il est de notre devoir de risquer
« et, s'il est nécessaire, de sacrifier nos jours. Serait-
« ce donc dans la tempête qu'il pourrait nous être
« permis d'abandonner un instant le vaisseau de
« l'Église ? »
Le chevalier Azara insista de son côté. Il lui re-
présenta le prince de Kaunitz, premier ministre de
l'empereur Joseph, comme un incrédule obstiné et
capable de se livrer à des railleries indécentes à pro-
pos de ce voyage. Cette hypothèse ne manquait pas
de vraisemblance, étant donné le caractère du per-
sonnage auquel le fils de Marie-Thérèse accordait
une confiance illimitée. Pie VI ne l'ignorait pas.
« Que m'importe », répondit-il au chevalier, «que
« le ministre me trouve ridicule, si je puis toucher
« le cœur du maître ? Ne savons-nous pas que nous
« devons paraître insensé pour Jésus-Christ ».
Voyant que le Pontife était inébranlable, on eut
recours à un dernier moyen. Ses neveux intervin-
rent donc à leur tour ; mais ce fut sans succès.
Pie VI avait eu la pensée tout d'abord de faire ce
voyage incognito, souslenomd'évêquedeSaint-Jean-
de-Latran. L'empereur d'Autriche s'y opposa. Il
voulait, disait-il, que le chef de l'Eglise fût honoré
comme il méritait de l'être. On prépara donc au
palais un appartement somptueux. On y voyait,
entre autres choses, un très-bel oratoire, et, sur
l'autel que l'on y avait dressé, un crucifix que l'on
disait avoir appartenu à Charlemagne.
CHAPITRE XX.
Sommaire. — Départ du Pape pour Vienne. — Le comte et la comtesse du
Nord lui font leurs adieux. — Ovations qu'il reçoit de la part de ses sujets.
— Le roi d'Espagne et les princes italiens lui envoient leurs hommages-
— La république de Venise. — Il entre dans les Etats de l'empereur. —
Concours de fidèles sur son passage. — L'empereur et l'arcliiduc Maximilien
viennent au-devant de lui. — Précautions que prend Joseph II pour que le
Pape ait le moins de rapports possible avec les évèques de ses Etats. —
On accourt de toutes parts pour recevoir la bénédiction du Pape. — Effet
produit par les cérémonies de la Semaine Sainte que préside Pie VI. —
Joseph II modifie sa ligne de conduite et fait preuve de beaucoup d'urbanité.
— Grossièreté de Kaunitz. — Conférences du Pape avec l'empereur et son
premier ministre. — Résultats obtenus par l'intervention du Souverain Pontife
auprès du gouvernement autrichien.
Le 25 février 1782, il y eut un consistoire. Le
Pape y régla toutes choses en vue de son départ.
Il confia au cardinal Colonna, qui était alors car-
dinal-vicaire, le gouvernement des Etats pontifi-
caux; il suspendit provisoirement l'effet de la bulle
ubi papa, ibi Roma, afin que, si la Providence vou-
lait qu'il mourût en voyage, le conclave pût se
réunir dans la Ville Éternelle ; il désigna, dans un
billet écrit et cacheté de sa main, un successeur au
cardinal Pallavicini, secrétaire d'Etat, pour le cas
où ses forces trahiraient sa bonne volonté; il or-
donna que le Saint-Sacrement demeurât exposé
jusqu'à son retour dans les principales églises de
Rome et que l'on dit tous les jours à la messe la
collecte pro peregrinantibus.
Pie vi.
21
— 322 —
Il fit, en même temps, frapper huit cents mé-
dailles en or, représentant d'un côté les apôtres saint
Pierre et saint Paul et de l'autre son propre buste.
Après s'être occupé des intérêts de l'Église, il dut
songer à sa famille. Ayant donc fait venir son neveu,
le comte Louis Braschi, il lui remit son testament.
« Si je meurs avant mon retour », lui dit-il, « vous
« trouverez ici mes dernières volontés. Souvenez-
« vous de moi dans vos prières. Adieu ».
La veille de son départ, il se rendit au tombeau
des saints Apôtres, où il passa la nuit en prières.
Canova a immortalisé le souvenir de cette circons-
tance, en léguant à la postérité la magnifique statue
qui représente le Pontife à genoux, et que l'on voit
à la confession de Saint-Pierre de Rome.
Le 27, Pie VI alla de grand matin à la chapelle
du Vatican. Ensuite, il se rendit à Saint-Pierre, où
il entendit la messe, et de là à la sacristie, qu'il
avait fait construire et décorer avec tant de splen-
deur. Le comte et la comtesse du Nord, qui n'étaient
autres que le grand-duc et la grande-duchesse de
Russie, l'y attendaient, afin de lui faire leurs adieux.
Ils lui offrirent deux magnifiques pelisses, desti-
nées, dirent-ils, à le protéger contre les rigueurs
d'un climat auquel Sa Sainteté n'était pas habituée.
Pie VI se montra on ne peut plus sensible à l'at-
tention délicate et presque filiale dont il était l'objet
de la part d'un prince et d'une princesse schisma-
tiques. Leur conduite en effet contrastait d'une
étrange façon avec celle des souverains qui avaient
la prétention d'appartenir à l'Église et dont le
— 323 —
mauvais vouloir abreuvait d'amertumes le noble et
saint Pontife.
Ce même comte du Nord, devenu empereur de
toutes les Russies, enverra plus tard une armée
pour remettre le Pape en possession de ses États.
Le souvenir de ses relations avec Pie VI ne fut pas
étranger probablement à la conduite qu'il tint vis-à-
vis des spoliateurs du Saint-Siège. Cela prouve une
fois de plus la vérité de cette parole : « L'homme
« s'agite et Dieu le mène ».
Le Souverain Pontife monta en voiture au milieu
d'une foule immense, accourue pour le voir au mo-
ment de son départ et lui demander sa bénédiction.
Les acclamations les plus touchantes se firent en-
tendre sur son passage et lui prouvèrent une fois
de plus qu'il possédait l'affection de ses sujets. Tous
le considéraient comme un père, et avec raison,
car il en avait la tendresse et le dévouement.
Lorsque sa voiture arriva devant la maison des
Pères de l'Oratoire, à Santa-Maria de Vallicella,
il mit pied à terre, entra dans l'église et pria de
nouveau. Puis il sortit de Rome par la porte del
Popolo.
L'élite de la noblesse se fît un devoir d'accom-
pagner Pie VI jusqu'à Otricoli. Le Pape profita
des quelques heures de repos qu'il prit dans cette
ville pour donner au grand-duc et à la grande-
duchesse un nouveau témoignage de bienveillance.
Il ordonna d'illuminer Saint-Pierre et de tirer un
feu d'artifice au château Saint-Ange en l'honneur
de ses hôtes illustres.
— 324 -
Le passage de Pie VI à travers ses Etats fut une
marche triomphale dans toute l'acception du mot.
Les populations accouraient en foule au-devant de
lui, poussées par un sentiment d'amour et de
profonde vénération. Le zélé Pontife profitait de
leur empressement à le voir pour répandre au
milieu d'elles la bonne odeur de Jésus-Christ. Arrivé
à Tolentino, il voulut prier devant les reliques de
saint Nicolas, que possédaient alors les ermites de
Saint-Augustin.
De Tolentino , il se rendit à Notre-Dame de
Lorette , au milieu d'un immense concours de
fidèles, de prêtres et de religieux, venus pour re-
cevoir sa bénédiction. L'auguste sanctuaire eut
une large part à ses libéralités.
Pie VI, après avoir satisfait sa dévotion envers
la Mère de Dieu, partit pour Césène, son pays natal.
Il éprouvait une douce consolation à la pensée qu'il
allait se retrouver au milieu des siens. Là encore,
il fit céder à la bonté les rigueurs de l'étiquette. Il
était d'usage que les papes vécussent dans un iso-
lement complet. Pie VI, par une condescendance as-
surément très-légitime, permit à tous les membres
de sa famille de s'asseoir à la même table que lui.
Pendant qu'il était à Césène, le comte Zambecari,
ministre plénipotentiaire d'Espagne, vint le com-
plimenter au nom de son souverain. Charles III lui
adressait une lettre autographe où on lisait entre
autres choses : « Je porte envie à l'empereur de ce
« qu'il va vous posséder à Vienne. Je ne désirerais
« rien tant qu'un pareil bonheur ».
— 325 -
Le 1 8 mars, il était à Iraola. Sa suite se compo-
sait de vingt-quatre personnes. On avait pris, pour
transporter hommes et bagages, trois carrosses, dont
un à six chevaux, et quatre voitures ordinaires. Le
capitaine Nelli dirigeait le cortège. Il reçut dans
cette ville les seigneurs que le roi de Sardaigne
avait envoyés au-devant lui. Le duc de Parme
voulut avoir la consolation de s'y rendre en per-
sonne.
L'empereur, informé officiellement du départ de
Pie VI, chargea un officier de sa garde noble de se
rendre à Ferrare, avec ordre de se mettre à la dispo-
sition du Pape. Le chef de l'Eglise apprit dans cette
ville seulement que la réponse du monarque au-
trichien à son dernier bref venait d'arriver à Rome,
et que rien n'était changé dans ses dispositions.
L'empereur le priait à nouveau d'accepter l'apparte-
ment qu'il lui faisait préparer dans son palais. « Notre
« dignité réciproque », ajoutait-il, « l'exige abso-
« lument. Nous aurons d'ailleurs bien des choses à
« traiter, et nous pourrons conférer avec plus de
« commodité ».
Le Bucentaure attendait le Pape au bord du Pô.
Le sénat de Venise avait fait préparer ce navire
pour l'illustre voyageur. Une foule immense se pres-
sait sur les rives du fleuve ; elle l'accueillit avec un
enthousiasme indescriptible. A l'île de Chiozza, qui
appartenait à la république, les prélats vénitiens,
le doge et le sénat, se joignirent à son escorte, après
l'avoir complimenté.
« Rendu aux canaux de la Lagune, d'où l'on
— 326 —
« aperçoit cette ville fameuse, autrefois justement
« nommée la Reine des Eaux, il trouva une multi-
« tude de barques et de gondoles, qui laissaient à
« peine de la place pour le navire richement décoré
« sur lequel il fut reçu. Tout le peuple prosterné
« demanda et obtint sa bénédiction. Les arbres
« voisins pliaient sous le poids des spectateurs em-
« pressés. Des larmes de joie et d'admiration cou-
« laient de tous les yeux. Il débarque enfin à Mala-
« gherra, et trouve sur le rivage un escalier cou-
« vert de riches tapis. L'évêque de Trévise, qui
« l'attendait en cet endroit, le conduisit à Mestre,
« où. il fut reçut par tout ce qu'il y avait de person-
« nages considérables dans le pays ; par les ambas-
« sadeurs de Vienne et d'Espagne , et par son
« propre nonce, qui tous étaient accourus pour se
« trouver à son passage (1) ».
Après quelques jours de repos, à Trévise, Pie VI
traversa la Piave et le Tagliamento et arriva à
Udine, la dernière ville de l'Etat vénitien.
Nous allons maintenant céder la parole à un
écrivain contemporain, dont le récit n'est d'ailleurs
qu'un résumé des relations authentiques publiées
par les journaux de l'époque :
« En sortant d'Udine, le Souverain Pontife, entre
« dans les Etats de l'Empereur. Il arrive à Goertz,
« première ville de sa domination, dans la Carniole.
« Il y trouve le nonce Garampi, le comte de Co-
« benfzel, vice-chancslier de l'empereur, un esca-
« dron de la garde noble , et plusieurs seigneurs
(d) Histoire "nonyme de Tic TV.
— 327 —
« autrichiens. Là, dit-on, il apprit que l'archevêque
« de cette ville venait d'être mandé à Vienne pour
« y être réprimandé de son dévouement au Saint-
« Siège, dévouement qui l'avait porté à refuser de
« publier dans son diocèse les édits subversifs de la
« religion, émanés de l'empereur.
« A Leybach, il eut la satisfaction de trouver la
« sœur aînée de Joseph II, l'archiduchesse Marie-
« Anne , que la piété amenait de son couvent de
« Clagenfort aux pieds du Souverain Pontife. Elle
« voulut s'y jeter en effet. Le Pape ne le souffrit
« pas ; mais il ne put l'empêcher de lui baiser la
« main. Il épancha ses alarmes dans le sein de
« l'illustre confidente, qui ne put lui répondre que
« par des vœux et des encouragements.
« A Leybach, à Marpurg, à Gratz en Styrie, il
« trouva sur ses pas la même affluence. Dans la pre-
« mière de ces villes, il marcha pendant plus d'une
« heure entre deux rangs très-serrés de specta-
« leurs. A Gratz, l'empressement fut plus vif encore;
« la foule l'entourait de fort près ; chacun voulait
« baiser ou toucher du moins ses vêtements qui lui
a semblaient sacrés, tant était profonde la vénéra-
« tion qu'il inspirait. Voyant qu'on s'efforçait d'écar-
« ter .de lui le peuple des fidèles, il proféra ces pa-
« rôles de l'Evangile : Laissez venir ces enfants à
« moiy et ne les repoussez pas ».
« Pie VI approchait des portes de Vienne. L'em-
« pereur envoie à sa rencontre trois nobles de la
« garde hongroise, qui doivent lui servir de cour-
« riers ; et soit par l'effet du hasard ou d'une saillie
— 328 —
« philosophique, ils se trouvent être des trois diffé-
« rentes religions admises en Allemagne : catholi-
« que, luthérienne et calviniste. Le cardinal Mi-
« gazzi, archevêque de Vienne, partant pour aller
« au-devant de Sa Sainteté, demande à l'empereur
« si les cloches doivent être sonnées pour célébrer
« l'entrée du Pape dans la capitale. Snns doute, ré-
« pondit-il, ne sont-elles pas votre artillerie?
« L'empereur et son frère Maximilien allèrent
« jusqu'à Newllirchen, bourg à quelques lieues de
« Vienne, à la rencontre du Souverain Pontife ;
« dès qu'ils aperçurent sa voiture ils mirent pied à
<i terre. Le Pape se hâta de descendre aussi. Il em-
« brassa trois fois l'empereur avec l'abandon d'un
« vif attachement ; et de l'autre part l'accueil ne
« parut pas moins affectueux. On crut remarquer
« dans les yeux des deux éminents personnages
« quelques îarmes d'attendrissement ; ce qui prou-
« verait que la philosophie n'avait pu parvenir à
« étouffer le bon naturel que l'empereur tenait de la
« Providence. Il prit le Saint-Père dans sa voiture
« et lui donna la droite. Leur entrée dans Vienne,
« qui se fit le 22 mars, avait l'air d'un triomphe. Le
« peuple donna les marques les plus éclatantes de
« sa dévotion et de sa joie. On fut obligé d'aller au
« petit pas pour ne pas écraser la multitude qui
« s'empressait de recevoir la bénédiction que Sa
« Sainteté envoyait du fond de son carrosse. L'em-
« pereur lui donna la main pour descendre. Les
« ministres et les nobles étaient au palais et reçu-
« rent le Pape, qui se rendit aussitôt à la chapelle
— 329 —
« impériale, où il fut chanté un Te Deum en action
« de grâces de l'heureuse fin de son voyage.
« Les gazettes du temps, rendant compte de son
« physique, nous apprennent qu'à l'éminence d'une
« taille très-bien faite, il joignait un visage coloré,
<< frais, et un nez aquilin. Son extérieur parut pré-
« venant. On y trouva un mélange de noblesse, de
« modestie et d'affabilité. On sut cependant que Jo-
« seph, qui joignait des faiblesses à de grandes qua-
« lités, avait conçu de l'humeur des acclamations
« qu'il avait recueillies sur sa route ; on apprit
« qu'il était piqué surtout des reproches paternels
« qu'on prétend avoir été faits par Pie VI aux évê-
« ques qui avaient publié, avec une complaisance et
« une précipitation affectées, ses décrets impériaux
« contre la discipline de l'Eglise ».
Le voyage du Souverain Pontife inspirait à l'em-
pereur de sérieuses inquiétudes. Pie VI était connu
en Allemagne par la sainteté de sa vie, la bonté iné-
puisable de son cœur et les grandes choses qu'il
avait accomplies comme souverain temporel. Sa pré-
sence ne pouvait manquer de ranimer le zèle du
clergé et la foi assoupie des fidèles.
Etant donné ce revirement probable des esprits
au-delà du Rhin, les prétendues réformes de Joseph
seraient vues de mauvais œil, peut-être même re-
poussées avec indignation. Il ne restait plus alors au
prince-philosophe que deux partis à prendre : re-
noncer à ses projets d'innovations ou persécuter
ouvertement les catholiques. Or il ne voulait ni l'un
ni l'autre.
— 330 —
L'empereur eut donc recours à un expédient qui,
sans obvier à tous les dangers, pouvait du moins
paralyser en partie l'influence redoutable du Sou-
verain Pontife. Pour calmer les esprits et endormir
les consciences inquiètes, il adressa une ordonnance
au clergé, voulant, disait-il, prévenir les interpré-
tations inexactes que quelques personnes avaient
données de ses décrets antérieurs relativement aux
questions religieuses. Puis, comme si cela n'avait
pas suffi, il défendit aux évèques de quitter leurs
résidences, pendant que le Pape serait à Vienne,
sans une permission formelle de sa part.
Le 22 mars, Pie VI fît sa première visite à
l'empereur et à l'archiduc Maximilien. Le jour de
l'Annonciation de la sainte Vierge il se rendit au
couvent des Capucins, où il célébra la sainte Messe,
et de là aux tombeaux de la famille impériale.
Joseph II n'avait d'autre rêve en cé moment que
celui de tenir le Pape en charte privée. L'apparte-
ment qu'occupait Pie VI avait plusieurs entrées.
Toutes furent condamnées, à l'exception d*une seule.
Mais, comme celle-là suffisait pour donneraccès aux
visiteurs, le despote y fit placer une garde d'hon-
neur, avec ordre de ne laisser entrer que des per-
sonnages connus. 11 fut interdit de la manière la
plus formelle de présenter n'importe quelle requête
au Chef de l'Eglise. Mais la providence sut déjouer
tous ces calculs.
On touchait alors à la solennité de Pâques.
Pie VI présida à toutes les cérémonies de la Se-
maine sainte, comme il l'eût fait à Saint-Pierre de
- 331 —
Rome. Le peuple de Vienne s'y porta enfouie. Ceux
que ne poussaient pas les convictions religieuses y
étaient entraînés par la curiosité. Les uns et les
autres revenaient édifiés ou saisis d'admiration.
« L'effet de la présence du Pape à Vienne», écri-
vait un luthérien, « est prodigieux ; et je ne m'é-
« tonne pas qu'elle ait produit autrefois de si étran-
« ges révolutions. J'ai vu plusieurs fois le Pontife
» au moment où il donnait sa bénédiction au peuple
ô de cette capitale ; je ne suis pas catholique, je ne
« suis pas facile à émouvoir, mais je dois convenir
« que le spectacle m'a attendri jusqu'aux larmes.
« Vous ne pouvez pas vous figurer combien il est
« intéressa nt de voir plus de cinquant e mille hommes
« réunis dans un même lieu par le même sentiment,
« portant dans leurs regards, dans leur attitude,
« l'empreinte de la dévotion, de l'enthousiasme avec
« lequel ils attendent une bénédiction, dont ils font
« dépendre leur prospérité sur la terre et leurbon-
« heur dans une autre vie. Tout occupés de cet
« objet, ils ne s'aperçoivent nullement de l'incommo-
« dité de leur situation ; pressés les uns contre les
« autres et respirant à peine, ils voient paraître le
« Chef de l'Eglise catholique dans toute sa pompe,
« la tiare sur la tète, revêtu de ses vêtements pon-
« tificaux, sacrés pour eux, magnifiques pour tous,
« entouré des cardinaux qui se trouvent à Vienne,
« et de tout le haut clergé. Le Pontife se courbe
« vers la terre, élève ses bras vers le ciel, dansl'at-
« titude d'un homme profondément persuadé qu'il
« porte les vœux de tout un peuple, et qui exprime
— 332 —
« dans ses regards l'ardent désir qu'ils soient exau-
« ces. Qu'on se représente ces fonctions remplies
« par un vieillard, d'une taille majestueuse, de la
« physionomie la plus noble et la plus agréable, et
« qu'on se défende d'une vive émotion en voyant
« cette foule immense se précipitant à genoux, au
« moment où la bénédiction lui est donnée, et lare-
« cevant avec le môme enthousiasme qui paraît ani-
« mer celui dont elle la reçoit. Pour moi, je l'avoue,
« je conserverai toute ma vie l'impression de cette
« scène. Combien ne doit- elle donc pas être vive et
« profonde chez ceux qui sont disposés à se laisser
« séduire par les actes extérieurs ».
Ne pouvant faire mieux, l'empereur abandonna
la ligne de conduite qu'il avait d'abord adoptée et
chercha à donner le change à ses sujets et au
Souverain Poniife, en affectant une dévotion qu'il
n'avait pas. Il assista donc à toutes les cérémonies
présidées par le Pape ; il voulut même communier
de sa main.
« Il avait cédé au Pape l'honneur de le suppléer
« dans ce jour où, célébrant l'institution de la Cène,
« l'orgueil de la toute-puissance s'humilie et
« descend aux fonctions de la servilité en l'honneur
« de la vieillesse et de l'indigence réunies. Joseph
« avait choisi lui-même les douze représentants
« des apôtres, parmi lesquels il s'en trouvait un de
« cent six ans. Il assista, ainsi que son frère l'ar-
« chiduc, à toute la cérémonie ; l'un et l'autre gar-
« dèrent Y incognito. Le Pape, après avoir béni les
« plats, les plaça lui-même sur la table des con-
- 333 —
« vives. 11 en présenta un à Joseph, qui s'excusa,
« en disant qu'il n'était là que comme simple spec-
« tateur. Chaque pauvre reçut vingt ducats de ses
« mains, et deux médailles d'or et d'argent de celles
« de Pie VI. C'était à peu près le reste des huit
« cents belles médailles qu'il avait fait frapper avant
« son départ, et qu'il avait distribuées à Rome, sur
« sa route, et en arrivant à Vienne (1) ».
Donnons encore quelques détails empruntés à
l'historien anonyme de Pie VI. On pourra mieux
juger, en les lisant, de l'enthousiasme qu'excita en
Allemagne la présence du Souverain Pontife.
« Il fallait », dit l'auteur que nous citons, « toute
« l'attention de la police pour prévenir les accidents
« qui ne sont que trop communs dans les rassem-
« blements nombreux. L'empressement de se
« trouver sur le passage du Saint-Père dans
« Vienne ne peut s'exprimer. Le cours du Danube
« était obstrué par la quantité de barques qui
« remontaient ou descendaient, chargées de fidèles,
« avides de l'aspect du saint Pontife. Ils se pres-
« saient par vingt ou trente mille dans les rues qui
« aboutissaient à la résidence de l'empereur, de-
« mandant à grands cris la bénédiction du Pape.
<i Tous les passages se trouvaient interceptés, et
« jusqu'à sept fois par jour Pie VI était obligé de
« paraître à son balcon pour accorder à la foule
« impatiente le bienfait qu'elle implorait avec tant
<y d'ardeur. À peine l'avait-elle reçu , qu'on la
<i voyait remplacée par une multitude également
(I) Histoire aitonyme <!<• Pie VI.
- 334 —
« serrée, qui aspirait à la même satisfaction. L'af-
« Aliénée était si prodigieuse , qu'on craignit
« quelque temps à Vienne de manquer de subsis-
« tances. On accourait des parties les plus reculées
« des Etats héréditaires.
« On remarqua la constance singulière et ori-
« ginale d'un cultivateur qui était venu de soixante
« lieues pour voir Pie VI. En arrivant, il se plaça,
« dans une des salles de l'appartement qu'occupait
« Sa Sainteté. Que venez-vous faire ici, lui demanda
« le garde ? — Je veux voir le Pape. — Ce n'est
« pas ici que vous le verrez ; sortez. — Non pas ;
« j'attendrai jusqu'à ce qu'il paraisse. J'ai du
« temps ; faites, faites ce que vous avez à faire. Et
« il s'assied et mange son pain tranquillement. Il
« attendait ainsi depuis quelques heures, lorsque
« l'empereur, instruit de sa persévérance, l'intro-
« duisit chez le Pape, qui reçut avec affection ce
« bon paysan, lui donna sa main à baiser, sa béné-
« diction, et une des médailles qu'il avait apportées
« de Rome. Qu'ils sont donc discrets ces gens de la
« ville, disait le naïf villageois, en se retirant comblé
« de satisfaction, ils m'avaient caché que le Pape
« donnait de l'argent à ceux qui F allaient voir ».
Autant Joseph II avait été inconvenant dans sa
correspondance avec Pie VI, autant, nous disent
les- relations de l'époque, il se montra poli vis-à-vis
de lui pendant le séjour que ce dernier fit à
Vienne. A quoi faut-il attribuer ce changement
d'attitude ? Il serait difficile de le préciser. Voulait-il
foire oublier les torts qu'il avait eus, ou se propo-
sait-il uniquement de tromper le Souverain Pon-
tife au moyen de ces procédés gracieux ?
On peut supposer avec quelque apparence de
raison que ses lettres avaient été écrites sous la
dictée de Kaunitz qui se piquait de philosophie plus
que d'urbanité, tandis que, dans ses entretiens avec
le Chef de l'Église, le voltairien s'efïaçait pour faire
placé au gentilhomme. On assure même que
Joseph se montra expansif jusqu'à révéler à Pie VI
quelques-uns des projets que nourrissaient contre
la papauté les hommes politiques d'alors.
Le Souverain Pontife, touché de cet abandon, ne
négligea rien pour être agréable à son interlo-
cuteur et captiver son estime. Il espérait que,
secouant le joug de l'homme néfaste qui le domi-
nait, Joseph II renoncerait à poursuivre le cours de
ses empiétements. Habile à profiter de toutes les
circonstances qui pouvaient l'aider à faire le bien,
Pie VI tint un consistoire où il donna deux cha-
peaux de cardinal. L'empereur et l'archiduc
Maximilien y assistèrent. Le Pape prononça une
allocution' extrêmement remarquable, dans laquelle
il fit entrer l'éloge de Joseph II, éloge que l'empe-
reur justifiait par sa conduite, il faut le reconnaître,
depuis l'arrivée de Pie VI à Vienne. « Nous avons
« été, disait le Pontife, souvent à portée de le voir,
« et Nous sommes obligés d'admirer, non-seulement
« l'affection sans borne avec laquelle il Nous a reçu
« et Nous accueille chaque jour dans sa résidence
« impériale, la munificence dont il use à Notre
« égard, mais encore sa dévotion privée, ses talents
— 330 —
« remarquables, son application aux affaires. Quelle
« consolation pour Notre cœur paternel d'avoir vu
« que la religion et la piété se maintiennent sans la
« plus légère altération, non-seulement dans cette
« brillante capitale , mais encore chez tous les
« peuples des États impériaux que Nous avons ren-
« contrés sur Notre route ! Nous ne cesserons donc
<< jamais de célébrer ces vertus et de les appuyer de
« Nos ferventes prières ; Nous supplions même ins-
« tamment le Dieu tout-puissant, qui n'abandonne
« jamais celui qui le cherche, de fortifier Sa Majesté
« impériale dans ses saintes dispositions, et de le
« combler de ses bénédictions célestes ».
Il y avait dans ce langage du Pape l'expression
d'une bienveillance telle, que l'empereur eût dû en
être touché, si quelque chose pouvait toucher une
âme que le philosophisme a desséchée. Mais, en sup-
posant que Pie VI fût parvenu à changer les dispo-
sitions du monarque, Kaunitz aurait trouvé le moyen
de tout remettre en question.
Le Pape ne se faisait aucune illusion sur ce point;
aussi résolut-il d'imposer silence à tout sentiment
d'amour-propre , dans l'intérêt de la cause qu'il
était venu défendre, en usant vis-à-vis du pre-
mier ministre de procédés aimables auxquels ce per-
sonnage n'avait aucun droit. Kaunitz, foulant aux
pieds les lois de l'étiquette, et oubliant jusqu'aux
prescriptions les plus élémentaires de la politesse,
s'abstint de faire au Pape une première visite.
Pie VI ferma les yeux sur ce manque absolu de
savoir-vivre, et fit demander au chancelier quand il
— 337 —
pourrait le voir et admirer sa magnifique collection
de tableaux. Le jour fut donné. Comme on pourrait
supposer que nous chargeons les couleurs et que
nous cherchons à faire de Kaunitz un portrait aussi
peu ressemblant que possible, nous allons emprunter
à un auteur du temps les détails de cette entrevue.
« Le Pape » , dit l'écrivain que nous citons ,
« trouve la famille du ministre dans ses plus beaux
« atours, ses gens revêtus de leur plus brillante
« livrée, tout son hôtel inondé d'une foule empres-
« sée qui vient à sa rencontre et lui rend les hon-
« neurs dus à son caractère personnel, autant
« qu'au Chef de l'Eglise et au souverain d'un grand
« Etat. Le ministre seul paraît négligemment en
« habit du matin et avec un air extrêmement fami-
« lier. Le Pape lui tend la main ; au lieu de la
« baiser, suivant un usage auquel personne encore
« ne s'était permis de déroger, le ministre y met
« familièrement la sienne, au grand scandale de
« tous les assistants, et au mépris de toutes les bien-
« séances reçues. Ensuite, par une affectation de
« courtoisie qui contrastait si fort avec sa grossière
« familiarité, il veut bien lui servir de cicérone pour
« l'explication de ses tableaux. Mais, dans cet acte
« même de politesse, il mêle de l'incivilité. Il fait
« avec précipitation avancer le Saint-Père, il le fait
« reculer, tourner à droite ou à gauche, pour saisir
« le point de vue des tableaux. Le Pape se montra
« dans cette occasion fort supérieur au cynique phi-
« losophe. Il n'eut pas l'air de s'apercevoir de cette
<< scène, qui révolta tous les spectateurs ».
l'iL M.
— 338 —
Le Souverain Pontife eut plusieurs entretiens
avec Joseph II et son premier ministre sur les
graves questions qui l'avaient appelé à Vienne. La
première conférence eut lieu dans le cabinet de
l'empereur, en présence de Kaunitz, du cardinal
Migazzi et du cardinal Herzan. Le Pape ne négli-
gea rien pour éclairer la conscience de Joseph II
sur les droits imprescriptibles de l'Eglise et la na-
ture des rapports qui doivent exister entre le pou-
voir temporel et la puissance spirituelle. L'empe-
reur, ne voulant pas, sans doute, se compromettre
vis-à-vis de son premier ministre, éluda toute discus-
sion, sous le spécieux prétexte qu'il n'était pas théo-
logien. Il pria Pie VI de lui donner par écrit toutes
ses représentations, afin qu'il pût les soumettre à
l'examen de ses conseillers. Puis il ajouta : « Vous
« connaissez déjà mes résolutions relativement aux
<< églises et aux couvents de mes Etats. Tout ce qui
« a été fait, et tout ce qui le sera encore, a eu pour
« but le bien de mes sujets. Ces arrangements
« étaient d'une indispensable nécessité. Je les main-
« tiendrai avec d'autant plus de persévérance,
« qu'aucun ne porte la plus légère atteinte à la
« doctrine. Si Votre Sainteté veut une explication
« plus étendue, qu'elle écrive ses objections ; mon
« chancelier y répondra, et je les ferai imprimer
« pour l'instruction de mes sujets ».
Kaunitz, de son côté, évita avec soin d'aborder
les questions que le Pape voulait soumettre à son
examen. Il connaissait trop le côté faible de la
politique impériale pour affronter une discussion
— $39 —
sérieuseavec le Souverain Pontife. Rien donc ne fut
changé dans la ligne de conduite suivie par le gou-
vernement de l'empereur, sous le rapport religieux.
Le monarque et son premier ministre continuèrent
à distinguer entre la discipline et la doctrine de
l'Eglise, et à tout bouleverser à la faveur de cet
étrange sophisme qui consiste à regarder comme
permis ce que la foi ne défend pas. Lorsque nous
disons que rien ne fut changé dans les dispositions
du monarque et de son ministre , nous exagérons
peut-être ; car", de fait, le Pape obtint quelques con-
cessions. Elles n'étaient pas aussi complètes qu'il les
eût désirées ; mais elles lui parurent assez impor-
tantes, pour qu'il ne regrettât pas d'avoir entrepris
ce long et pénible voyage. Voici ce qu'il écrivait à
son neveu : « J'ai obtenu de l'empereur une partie
« de ce que je désirais. Il a supprimé le nouveau ser-
« mentqu'il avait prescrit aux évèques dans ses Etats;
« et moi je leur ai accordé la faculté de donner des
« dispenses pour mariages jusqu'au troisième degré,
« même jusqu'à un degré plus rapproché, avec la con-
« dition néanmoins de m'en demander la faculté en de
« certains cas. J'ai obtenu aussi plusieurs modifica-
« tions quant aux monastères des deux sexes et à la
« tolérance religieuse. En somme, ma présence a pro-
« duit un bon effet pour la religion, et je dois me
« louer de mon voyage ».
Le Pape désirait que l'on ne touchât pas aux mo-
nastères ; mais espérait-il pouvoir amener Joseph à
penser comme lui ? Nous ne supposons pas qu'il se
fit illusion sur ce point. 11 obtint, et c'était beaucoup,
que les Ordres religieux ne seraient pas anéantis,
et que l'on ne supprimerait qu'un certain nombre de
communautés existantes. 11 fut également réglé que
l'on ne permettrait en Autriche aucune déclamation
contre l'Eglise catholique, et, enfin, que les choses
seraient remises sur l'ancien pied, en Lombardie,
pendant le pontificat de Pie VI.
Ajoutons que le voyage du Souverain Pontife eut
pour résultat certain de prévenir un schisme. Si la
situation ne fut pas sensiblement améliorée, on peut
dire du moins qu'elle cessa de s'aggraver, et que
Joseph II comprit enfin qu'il est dangereux pour un
gouvernement de méconnaître les droits de l'Eglise,
lorsqu'il ne veut pas que ses propres droits soient
méconnus par le peuple.
Des écrivains malveillants ont prétendu que
Pie VI avait fait preuve de faiblesse dans ses rela-
tions avec l'empereur. Une assertion de ce genre
ne mérite pas l'honneur d'être discutée. Nous nous
contenterons pour donner une preuve du con-
traire, de citer le bref que le Souverain Pontife
adressa à l'évêque de Briinn, en Moravie, pen-
dant son séjour à Vienne. On verra, en lisant
cette pièce, que le langage du Pape n'est pas celui
d'un courtisan peu soucieux des intérêts de
l'Église. Ce prélat, cédant à la pression du pouvoir
séculier, n'avait pas craint d'ouvrir les monastères
et de dispenser de leurs vœux les religieux profës
de l'Ordre des Chartreux.
Voici le document pontifical dont nous parlons, il
est remarquable à plus d'un titre :
— 341 —
« Au VÉNÉRABLE FRÈRE MA.TTHTAS, ÉVÉQUE DE
Brunx, Pie VI, Pape.
« Vénérable Frère, salut et bénédiction aposto-
« lique.
« En recevant les lettres que vous Nous avez
« écrites le 6 des nones de mars (6 mars), et ensuite
« le 2 des nones d'avril (3 avril), Nous avons ressenti
« une vive douleur à cause de vous. Rien, en effet,
« n'est déplorable comme l'action d'un pouvoir qui
« déplace ici et là les Ordres religieux, et qui chasse
« des monastères les prêtres réguliers et les vierges
« consacrées à Dieu.
« Nous devons ajouter que, selon Nous, vous avez
« mis trop de hâte à déclarer que dans votre diocèse
« les moines Chartreux sont affranchis de leurs
« vœux et de leurs statuts, de manière à être, sur le
« champ et par le seul fait, dans la condition des
« prêtres séculiers. Cette déclaration, faite à l'insu
« du Saint-Siège, et qui vous semble opportune en c
« présence des maux actuels, Nous a paru, à Nous,
« intempestive et remplie de dangers.
« Il faut d'abord avoir soin que tous persé-
« vèrent dans leur vocation, et qu'ils se rendent
« dans un monastère de leur Ordre ou dans un
« autre, afin qu'ils y vivent dans le respect des en-
« gagements sacrés et solennels qu'ils ont pris vis-
« à-vis de Dieu. Aucune des raisons humaines sur
« lesquelles vous vous appuyez pour expliquer
« votre conduite, à propos des religieux, n'est rece-
« vable ; vous ne deviez avoir en vue que le salut
« des âmes.
— 342 —
« Dites cela, dans les mêmes termes que Nous
« employons, à ceux que cette affaire intéresse,
« et fortifiez-les dans l'obéissance, si vous croyez
« qu'ils sont exposés à oublier leurs devoirs. S'il
« arrive cependant à l'un d'eux de ne pas obtenir
« l'hospitalité, considérant cette situation malheu-
« reuse, Nous permettons qu'il vive comme prêtre
« séculier, pourvu qu'il n'agisse ainsi que par l'effet
« de la nécessité seule.
« Mais en ce cas il doit vivre dans le siècle sans
« oublier sa vocation, se conformant toujours à la
« discipline et à la vie régulière à laquelle il s'est
« voué. Il est tenu de garder ses voeux, sans mo-
« dification d'aucune sorte. Celui-là serait sacrilège,
« qui s'affranchirait de l'obligation de la chasteté la
« plus pure. Que tous pratiquent la pauvreté autant
« que le permettra leur nouvelle position, afin qu'ils
« continuent à vivre dans la paix du Seigneur et
<i affranchis de l'amour des choses terrestres. Qu'ils
« obéissent à l'évêque, et que sous leur habit ils
« portent quelque signe de la profession régulière,
« pour qu'ils ne paraissent pas en être sortis.
« Vous connaissez Notre manière de voir, et
« vous devez y conformer votre conduite. Il
« vous est facile de comprendre que Nous ne don-
« nons aucun assentiment à ceux qui sollicitent la
« dispense de leurs vœux solennels, afin de contrac-
« ter des alliances charnelles et de pouvoir tester
« en toute liberté.
« Prenez garde qu'on n'introduise dans l'Église
« une licence de ce genre, qui souillerait l'honneur
- 343 —
« et la beauté de la maison de Dieu. Vous ne pouvez
« pas, dites-vous, et en cela vous pensez raisonna-
« blement, dispenser du droit commun, et vous
« demandez que Nous vous déléguions ce droit et
« ce pouvoir.
« Souvenez-vous donc de votre sacerdoce ; ar-
<< mez-vous de courage, et demandez à Dieu pour
« Nous le secours de sa toute-puissance. Dans cet
« espoir, Nous vous envoyons à vous et aux brebis
« qui sont confiées à votre sollicitude, la sainte
« bénédiction apostolique.
« Donné à Vienne , la veille des ides d'avril
« (12 avril), l'an 1782, de notre pontificat le hui-
« tième.
« Plus P. P. VI ».
Fidèle jusqu'au bouta la ligne de conduite qu'il
avait adoptée depuis l'arrivée du Pape, Joseph II
fit de somptueux présents à son auguste visiteur.
Il lui donna, entre autres choses, un carrosse de
voyage, une croix en brillants et divers joyaux
extrêmement riches. Pie VI accepta ces dons de la
munificence impériale, mais il déclara que son in-
tention était de les transmettre à ses successeurs.
L'empereur, désireux de faire quelque chose qui
fût personnellement agréable au Pape, lui présenta
un diplôme qui instituait le comte Braschi prince
de l'empire. Le Souverain Pontife le lui rendit en
disant : « Nous ne voulons pas qu'on suppose que
« Nous sommes plus occupé de la grandeur de
« Notre famille que des intérêts de l'Église ».
— 844 —
Joseph II ne put s'empêcher d'admirer le noble
désintéressement du Pontife. Pie VI voulut, de son
côté, offrir à l'empereur et à sa cour des présents
dignes de ceux à qui ils étaient destinés. Le mo-
narque lui ayant témoigné le désir d'avoir son por-
trait, l'auguste voyageur se mit à la disposition du
peintre J. Hickes, dont la réputation était euro-
péenne. Enfin on frappa à Vienne un grand nombre
de médailles commémoratives portant le buste de
Pie VI.
Après un mois de séjour dans la . capitale de
l'Autriche, le Vicaire de Jésus-Christ prit la déter-
mination de retourner à Rome, où l'appelaient des
affaires importantes.
CHAPITRE XXI.
Sommaire. — Départ de Pie VI. — L'empereur et l'archiduc l'accompagnent
jusqu'à Maiia-Bninn. — Ils prient ensemble et se séparent. — Arrivée du
Pape chez les Bénédictins de Moelck. — Réception que lui fait le grand
électeur de Bavière. — Touchantes manifestations du peuple de Munich. —
Séjour de Pie VI à Augsbourg. — Attitude des protestants. — Il visite les
bibliothèques et les inusées de cette ville. — Départ pour Inspruck. — Re-
pentir do l'évéque de Brixen. — La ville de Vérone reçoit le Pape avec de
grandes démonstrations de joie. — Le Pontife s'arrête à Venise. — Il quille
subitement cette ville et se rend à Rome.
Le jour où le Pape devait se mettre en route, une
foule immense, que l'on n'évalua pas à moins de cent
vingt mille personnes, stationna, durant de longues
heures, autour du palais impérial, afin de voir une
dernière fois le Pèlerin apostolique.
L'empereur et l'archiduc exprimèrent le désir
d'accompagner Pie VI jusqu'à une lieue de Vienne.
Arrivé à Maria-Brilnn, le cortège s'arrêta. Le
Souverain Pontife, Joseph II et Maximilien, mi-
rent pied à terre devant l'église d'un couvent
et y prièrent ensemble. Pour immortaliser le
souvenir de cet événement, les religieux placè-
rent à l'entrée de leur chapelle un marbre sur
lequel on lisait cette inscription en latin et en
allemand : « Pie VI, Souverain Pontife, et Jo-
« seph II, empereur des Romains, avec l'archiduc
« Maximilien, après avoir fait leurs prières dans
« cette église , se sont séparés , au milieu des
— 346 —
« embrassements les plus tendres et des larmes
« de tous les assistants ».
Mais une triste circonstance, fait remarquer
l'auteur de l'Histoire civile, politique et religieuse de
Pie VI, vint obscurcir ce jour. « A peine la tou-
« chante séparation s'était opérée, que des com-
« missaires de l'empereur vinrent séquestrer les
« revenus du monastère».
On peut reconnaître à ce fait, digne à tous
égards de figurer dans l'histoire d'une tribu de
Peaux-Rouges, l'impérial nourrisson de la philo-
sophie.
En quittant Maria-Brilnn, le Pape se rendit à
Moelck. Il descendit à l'abbaye des Bénédictins, où
il passa la nuit. Plus tard, lorsque les Français de
la République le dépouilleront de ses Etats, ce
même couvent lui sera tout d'abord assigné comme
résidence. Le neveu de Joseph II, moins philo-
sophe que son oncle, lui offrira l'hospitalité, dans
des conditions bien différentes. A cette époque, la
Révolution française, chargée de mettre en prati-
que les grands principes de la philosophie, aura,
mais trop tard, dessillé les yeux des souverains
sur la valeur des théories humanitaires qu'ils
avaient patronnées en haine de la foi. Ils subiront
jusqu'au bout les conséquences terribles de leurs
lâchetés, et, pendant vingt ans, l'Europe sera sil-
lonnée de l'Est à l'Ouest et du Nord au Midi, par les
soldats de la révolution. Six millions d'hommes
seront offerts en holocauste à la sanguinaire déesse
au nom et pour le triomphe de laquelle littéra-
— m —
teurs, monarques et savants ne cessèrent, durant
un demi-siècle, de lutter contre l'Eglise.
Pie VI arriva à Lintz le 24 avril. 11 y fut reçu
par le cardinal Firmian, prince-évêque de Passau.
De cette ville il se dirigea vers Braunau, où l'accom-
pagna le comte de Cobentzel.
Le grand électeur de Bavière voulut que la
réception faite au Pape dans ses Etats fût aussi
brillante que possible. Il se rendit lui-même au-
devant du Pontife, avec un superbe carrosse qu'il
mit à sa disposition. Le trajet de Haag à Munich
se fît au milieu d'un concours innombrable de
fidèles. Le Pontife et le grand électeur occupaient
la même voiture. Munich était alors considérée
comme la ville d'Allemagne la plus religieuse.
L'enthousiaste accueil qu'elle fit au Chef de l'Eglise
contribua singulièrement à affermir sa réputation.
La Bavière, en dépit des philosophes et des
efforts persévérants de la secte maçonnique, avait
conservé intact le dépôt de la foi. L'autorité du
Pape n'y était pas encore méconnue. Chacun se
plaisait avoir en lui le Vicaire de Jésus-Christ. Les
hommages dont il fut entouré le comblèrent de joie;
car ils étaient la vivante expression de la piété
filiale que les Bavarois professèrent toujours pour
le Chef de l'Eglise.
Le 2 mai, Pie VI quitta Munich, non sans repor-
ter sur cette ville un regard de paternelle affec-
tion, et prit la route d'Augsbourg, accompagné de
l'électeur palatin. L'archevêque de Trêves l'y
attendait. Pour la première fois, depuis son départ,
— 348 —
de Rome, le Pape foulait un sol où le protestantisme
exerçait une influence au moins égale à celle
de l'Église. Disons à la louange des luthériens
qu'ils se montrèrent couvenables envers l'au-
guste voyageur. Les magistrats catholiques, afin
d'éviter tout malentendu, demandèrent à leurs
collègues de la religion réformée comment ils vou-
laient recevoir le Pape. Comme une tôle couronnée,
répondirent-ils. Les deux cultes se firent un point
d'honneur de concourir également aux hommages
qui furent rendus à Pie VI.
Le sénat, composé de protestants et de catholi-
ques, alla donc au-devant de Sa Sainteté et la com-
plimenta. Là, comme partout ailleurs, le peuple
accourut avec un pieux empressement. Le lende-
main de son arrivée à Augsbourg, Pie VI put voir
ce que la ville renfermait de plus curieux. Nous
devons ajouter qu'il fit l'admiration de ceux- qui
l'accompagnaient par l'étendue et la variété de
ses connaissances. A la grande bibliothèque, il se
passa un fait qu'il est bon de rappeler ici, afin de
montrer le prestige étonnant que le grand Pontife
exerçait autour de lui. Le bibliothécaire, qui était
luthérien, fut chargé de le haranguer. Dominé par le
sentiment de piété filiale que les âmes bien nées
éprouvaient d'ordinaire à la vue de Pie VI,
M. Mestrens s'exprima avec tant de respect, que
ses coreligionnaires en furent scandalisés. Mais
leur étonnement ne connut plus de bornes, lors-
qu'ils apprirent qu'il avait fléchi le genou devant
l'auguste vieillard.
— 349 —
Les mémoires du temps, publiés à Augsbourg et
dans le reste de l'Allemagne, confirment de tous
points les détails que nous venons de donner. Il y est
sans cesse question de l'affabilité du Pontife, de ses
lumières et de l'enthousiasme qu'il excita sur son pas-
sage. Certes, rien ne pouvait flatter Pie VI comme
l'accueil bienveillant et les marques de respect dont
il fut l'objet dans une ville où l'Église catholique
avait reçu autrefois de si profondes blessures. C'est
à Augsbourg, en effet, que se réunit, en 1530, la
fameuse diète où on signa la profession de foi luthé-
rienne rédigée par Mélanchthon.
Outre l'archevêque de Trêves, Pie VI trouva à
Augsbourg quatre prélats de l'empire, tous souve-
rains dans leurs évêchés. Nous ne parlons pas
des autres grands personnages qui y étaient
accourus. Comme il savait que le diocèse d'Och-
senhausen, en Souabe, était situé en partie sur
les Etats de Joseph II, il demanda à l'évêque qui
en était chargé combien de couvents il avait
sous sa juridiction. « Onze », répondit le prélat,
« mais six sont situés sur le territoire autrichien ».
— « 0 mes très-chers fils », dit le Pape en soupi-
rant, « j'ai tout tenté pour que les choses res-
« tassent comme elles étaient autrefois, ou pour
« qu'elles rentrassent dans l'ancien ordre. Mais. . .
« cependant l'affaire n'est pas encore terminée.
« Espérons et prions ».
L'archevêque de Trêves, qui s'était toujours fait
remarquer par son dévouement au Saint-Siège, ac-
compagna le Souverain Pontife jusqu'aux limites
— 350 —
de son diocèse d'Augsbourg. La séparation fat
d'autant plus touchante, que Pie VI avait pour ce
prélat une affection très-vive.
En quittant Augsbourg, le Pape se rendit à
Inspruck, où l'attendait une sœur de Joseph, l'ar-
chiduchesse Elizabeth. Cette princesse, ayant re-
noncé au monde pour entrer en religion, avait été
nommée abbesse d'une communauté de cette ville.
L'empereur lui écrivit pour la prévenir de l'arri-
vée de Pie VI et lui recommander de le recevoir
avec toute la solennité désirable. L'archiduchesse
n'avait, certes, pas besoin des instructions du mo-
narque pour faire au Chef de l'Église l'accueil qu'il
méritait. Il lui suffisait de suivre les inspirations de
sa conscience, un meilleur juge assurément que
l'étiquette des cours.
A Brixen, un autre genre de consolation atten-
dait le Pontife. L'évêque de cette ville, oubliant
ses devoirs, avait fait preuve d'un zèle outré pour
les scandaleuses innovations de l'empereur. Il
était même allé jusqu'à attaquer violemment la
bulle Unigcniius. Touché de la grâce, le prélat pré-
varicateur revint tout à coup à de meilleurs sen-
timents et témoigna au Chef de l'Église un repentir
sincère de ses coupables aberrations.
Le Pape ne séjourna ni à Trente, ni à Roveredo,
au grand regret des populations accourues pour
le voir.
Les habitants de Vérone furent plus heureux.
Cette ville est bâtie sur l'Adige. Elle possède
de nombreux monuments , dont quelques-uns
remontent à l'époque de la domination romaine.
Parmi ces derniers, il faut citer l'amphithéâtre, l'un
des mieux conservés que l'on trouve . au delà des
monts. Pie VI y fut conduit en grande pompe. Plus
de soixante mille personnes l'y attendaient, pour
recevoir sa bénédiction. Les rues furent illuminées
une partie de la nuit. L'enthousiasme de la foule
était indescriptible.
L'évèque fut le seul peut-être à ne pas se
réjouir de la présence du Souverain Pontife. Plus
soucieux de plaire à l'empereur que de remplir
ses devoirs de chef spirituel, il avait publié récem-
ment une lettre pastorale où le venin de la philo-
sophie n'était même pas dissimulé. 11 y supprimait,
sans autre motif que le bon vouloir du souverain,
les pieuses confréries établies dans son diocèse. Il
faisait mieux; car, foulant aux pieds les principes
les plus élémentaires de l'enseignement catholique,
il déclarait que les indulgences accordées par le
Saint-Siège n'auraient de valeur désormais qu'après
avoir reçu le visa de la chancellerie impériale.
L'évêque de Vérone suivit-il l'exemple de celui
de Brixen? Nous ne saurions le dire.
Venise, dont le sénat, à diverses époques, avait
fait cause commune avec les ennemis du Saint-
Siège, voulut, elle aussi, témoigner de sa piété
filiale envers le Chef de l'Eglise. Deux envoyés de
la république, Manin et Contarini, allèrent au-
devant du Pape et lui rendirent les honneurs que
réclamaient sa dignité de Pontife et sa qualité de
souverain.
— 352 —
« Son entrée à Venise », dit l'auteur de Y Histoire
civile, politique et religieuse de Pie VI, « offrit un spec-
« tacle qu'aucun autre lieu du monde peut-être ne
« peut reproduire, et que les Vénitiens eux-mêmes
« n'avaient jamais vu. Le patriarche et dix-huit
« évêques de la république allèrent à sa rencontre
« jusqu'à Fusina, chacun dans sa gondole particu-
« Hère, chacun environné des supérieurs d'Ordres
<< de son diocèse. Au bord de la Brenta, il avait
« trouvé une galère pompeusement décorée, que le
<< gouvernement lui envoyait. Il fut ainsi conduit
« au milieu d'une immense quantité de barques et
« de gondoles jusqu'à l'île de San-Georgio-in-Alga,
« située à une demi-lieue de la ville. Là, il était
« attendu par le doge, le sénat, et les principaux
« magistrats de la ville, tous dans le plus grand
« costume. Le Pape, descendu de sa galère, est
« reçu dans les bras du doge, qui veut se précipiter
« à ses pieds. Pie VI le relève avec bonté. Dès ce
« moment, la plus douce intimité s'établit entre eux
« et commença à éveiller les soupçons des ombra-
« geux surveillants du doge. On ne peut pas ima-
« giner sur quoi pouvaient porter ces soupçons;
« mais c'est un genre de maladie », ajoute l'écrivain
que nous citons, « inhérent aux républiques, comme
« très-souvent elles se confient et s'abandonnent
« sans précaution et sans raison ».
Nous ferons observer qu'à l'époque dont nous
parlons, le gouvernement de Venise n'avait rien de
commun avec ce que l'on nomme de nos jours une
république. Le peuple était considéré comme non
— 3 53 —
avenu. Le pouvoir appartenait tout entier à l'aris-
tocratie. A la tête de l'État figurait le doge ou duc,
dont le pouvoir fut toujours limité par celui de l'aris-
tocratie. Le Grand-Conseil était chargé de distribuer
les charges de la république à la pluralité des suf-
frages. Venaient ensuite le Sénat et le Collège. Cette
dernière assemblée se composait de vingt-six sei-
gneurs. Au-dessus de tous ces pouvoirs, et du doge
en particulier, planait la puissance mystérieuse et
redoutable du Conseil des Dix. Ces terribles inqui-
siteurs avaient pour mission de rechercher et de
poursuivre les crimes d'Etat, ou ce qu'il leur plai-
sait de qualifier de ce nom. Les grands seigneurs,
le peuple et le doge lui-même, étaient l'objet de leur
surveillance ombrageuse. Ajoutons que souvent ils
prenaient pour autant de réalités les rêves extra-
vagants de leur imagination, et que plus d'une fois
des innocents payèrent de la vie les soupçons qu'ils
avaient eu le malheur d'inspirer à cette sinistre
magistrature.
Toutes les années, le jour de l'Ascension, on
célébrait à Venise le mariage du doge avec la mer.
L'origine de cette cérémonie remontait à la fin du
treizième siècle. Elle fut établie par le pape
Alexandre III, qui voulut ainsi récompenser le doge
Sébastien Ziani des secours qu'il en avait reçus,
lorsqu'il fut chassé de Rome par Frédéric Barbe-
rousse.
Le doge, accompagné du sénat, montait sur le
vaisseau nommé le Bucenlawe. Derrière lui venait
le patriarche suivi de son clergé. Bientôt, de tou^
PlE VI. 2li
les canaux de la ville on voyait accourir une mul-
titude infinie de gondoles remplies de curieux et
d'étrangers. Lorsqu'on était arrivé au port de Lido,
le patriarche bénissait un grand vase plein d'eau,
que l'on avait placé à côté du lit nuptial du doge,
et versait l'eau à la mer, tandis que le chef de
l'État y jetait un anneau d'or, en disant : Sponsa-
mus te mare noslrum, in signum vert et perpetui do-
minii. Le cortège se rendait ensuite à l'église
Saint-Nicolas, située dans l'île du même nom, et
y entendait la messe.
En considération de la prochaine arrivée du Pape,
la cérémonie fut renvoyée, en 1 782, au jour de la
Pentecôte. Poursuivons maintenant notre récit.
Au moment de quitter l'île de San-Georgio-in-
Alga, l'élite de la noblesse vénitienne entra dans la
gondole préparée pour le nonce de Vienne, Mgr
Zambacari, et celui de Venise, Mgr Zanucci. Plus
de six mille canots, diversement et richement ornés,
suivaient le cortège et offraient aux regards un
spectacle ravissant.
A l'arrivée de Pie VI et du doge dans le canal de
la Monnaie, le noble visiteur fut salué de deux cents
coups de canon, partis des galères qui stationnaient
en cet endroit. Les cloches de la ville faisaient en-
tendre, en même temps, leur joyeux carillon. Les
bords des canaux, les fenêtres et les terrasses,
étaient occupés par une foule désireuse de voir le
Chef de l'Eglise. L'enthousiasme était à son comble.
Jamais peut-être la Reine des mers n'avait va une
pareille affluence dans ses murs.
— 355 —
Comme à Augsbourg, on fut heureux de montrer
à Pie VI les richesses artistiques de la ville. Le
doge et le sénat comprenaient qu'ils étaient en pré-
sence non point seulement du Vicaire de Jésus-Christ,
mais d'un homme qui, depuis plus de trente ans, était
le protecteur éclairé des arts dans la péninsule ita-
lique. Tout faisait espérer que le séjour du Pape
se prolongerait jusqu'à la Pentecôte, et qu'il assis-
terait à la célébration du mariage du doge avec la
mer. On peut supposer, non sans raison, que tel avait
été d'abord le projet de Pie VI. Mais, la veille de
cette fête nationale, après avoir officié dans une
des principales églises de la ville, il monta en voi-
ture et partit, malgré les instances les plus vives.
Quelle fut la cause de ce départ précipité ? Nous
ne saurions le dire. On fit à ce sujet toute sorte de
conjectures. Voici la version qui a paru la plus
vraisemblable aux écrivains de cette époque :
« On avait remarqué », lisons-nous dans l'Histoire
civile , politique et religieuse de Pie VI , « une
« extrême recherche dans les attentions du doge
« pour le saint Pontife. Il avait eu avec lui plu-
« sieurs entretiens que l'inquiétude républicaine
« avait trouvés trop intimes. Quelquefois, même
« en public, il lui avait parlé en secret. Le doge
« avait peut-être exprimé au Pape des sentiments
« improbateurs de la conduite tenue à l'égard de
« Sa Sainteté par la république. Les sombres inqui-
« siteurs d'Etat conçurent de l'ombrage de ces en-
<< tretiens confidentiels, quel qu'en fut l'objet. Us ne
<< le dissimulèrent point au doge. Ils lui rappelèrent
— 35G —
« avec dureté ses devoirs, sa dépendance, ses dan-
« gers. Le Pape s'en aperçut. Il craignit de coin-
« promettre l'hôte affectueux dont l'urbanité pou-
« vait être travestie en crime d'Etat; et, sans atten-
« dre le mariage aussi éclatant qu'extraordinaire,
« dont on lui destinait le spectacle pour le lende-
« main, il partit de Venise le jour même de la Pen-
« tecôte ».
Deux procurateurs de Saint-Marc l'accompa-
gnèrent jusqu'aux frontières des Etats pontificaux.
Les cardinaux Caraffa et des Lances l'y attendaient
pour le complimenter sur son retour en Italie. 11 fit
son entrée solennelle à Ferrare le 21 mai. Le 22,
il tint un consistoire, où il donna le chapeau de
cardinal à Mgr Mattei, archevêque de cette ville.
A son arrivée à Bologne , il trouva le duc de
Parme, le marquis Santini, ambassadeur de la répu-
blique de Lucques, et un envoyé du roi de Sar-
daigne. Son oncle, le cardinal Bandi, l'attendait
à Imola. A Faenza, la population le reçut avec un
empressement voisin de l'enthousiasme. De nom-
breux arcs de triomphe, ornés d'inscriptions, s'éle-
vaient sur son passage à l'entrée de la ville et
dans les rues qu'il devait parcourir.
Il séjourna à Césène, où s'étaient de nouveau
réunis les membres de sa famille; puis il se
dirigea sur Ancône, en passant par Pesaro, Fano et
Sinigaglia. La réception qu'on lui fit dans cette ville
ne laissa rien à désirer. Il visita le port, où il fut
accueilli au bruit du canon et de la musique. Un
vaisseau richement pavoisé avait été préparé pour le
recevoir. Quelques jours auparavant, les édiles de la
cité avaient eu l'attention délicate d'ériger une
statue qui représentait le Pontife bénissant le
peuple.
A son départ d'Ancône, il se rendit à Foligno, et
de là à Spolette, à Narni et à Otricoli. « Les tributs
« d'admiration et de respect s'accumulaient sur sa
« route, et, à mesure qu'il approchait de Rome, ils
<< étaient portés jusqu'au dernier degré (1) ».
Le secrétaire de la Congrégation du concile,
Mgr Carrara, l'attendait à Otricoli. Pie VI avait pour
ce prélat une affection toute particulière, à cause
de son amour pour les arts. Aussi l'avait-il chargé
de la direction des fouilles qui se faisaient dans les
environs de ce bourg. Déjà on avait retiré des en-
trailles de la terre, où ils "gisaient depuis la chute
de l'empire romain, des trépieds, des bustes, des
colonnes et des mosaïques d'une grande valeur, que
les étrangers peuvent encore admirer au musée du
Vatican. Le Pape voulut voir les choses par lui-
même et encourager les artistes et les ouvriers
chargés de ces travaux. Son séjour à Otricoli
prouve une fois de plus que rien n'échappait à sa
sollicitude et que les amertumes dont le Pontife
était abreuvé n'empêchaient pas le souverain tem-
porel de veiller à tout ce qui intéressait de près ou
de loin le développement intellectuel de ses sujets.
Or, pendant que Pie VI donnait au monde
l'exemple admirable d'une activité sans pareille
et d'un zèle à toute épreuve, « l'Europe n'offrait
(I) Histoire civile, politique et religieuse île Pie VI.
- 358 —
« qu'un spectacle de scandale. Jamais, depuis que
« la société chrétienne avait une existence poli-
« tique, la souveraineté ne s'était signalée par un
« pareil et plus unanime oubli de ses devoirs. Les
« noms des rois de cette époque sont autant de sou-
« venirs de débauche, de frivolité, d'irréligion, de
« despotisme. Sous un vernis général de philoso-
« phie et de littérature, c'était partout le mépris de
« Dieu et le mépris de l'âme humaine poussé aussi
« loin qu'il peut aller. En France Louis XV, en
« Allemagne l'athée Frédéric, le sectaire Joseph,
« la foule corrompue des petits princes, dont les
« uns habitaient un sérail, dont les autres vendaient
« leurs sujets. Catherine la Grande régnait en
« Russie, du fard sur la joue et du sang aux mains.
« Le monstrueux Joseph souillait le trône de Por-
« tugal ; un historien philosophe nous le montre
« repu de voluptés sacrilèges, engourdi du sommeil
« de la brute, tandis que son ministre Pombal fai-
« sait monter la noblesse sur l'échafaud et le sacer-
« doce sur le bûcher. Les rois d'Angleterre bril-
« laient à la fois par la galanterie des Français et
« par l'ivrognerie des Allemands , et l'homme
« d'Etat du parlement britannique était Walpole.
« Charles III d'Espagne, peut-être incrédule sous
« des dehors chrétiens, livré en tous cas aux conseils
« des philosophes, étonnait le monde par l'une des
« plus violentes iniquités qui pèsent sur les mé-
<i moires royales. En Italie, on se souvient à peine
« des princes de la maison de Bourbon, qui, par
« leur nullité', autorisaient les déclamations révolu-
— 359 —
« tionnaires des gens de lettres ; mais on sait les
« noms de leurs ministres, complices des encyclo-
« pédistes, véritables pionniers de la destruction.
« Le patriarcat vénitien, aux trois quarts hérétique,
« entièrement corrompu, allait disparaître sans
« même laisser de débris. Gênes, digne d'un meil-
« leur sort, attaquée cependant par le ver du phi-
« losophisme, n'avait plus que l'ombre de son
« ancienne puissance et de son ancienne vertu.
« Souverains et aristocrates se détachaient de
« l'Église, la haïssaient, l'opprimaient, travaillaient
« à sa ruine. Les uns voulaient s'enrichir de ses
« dépouilles; les autres subissaient cette affreuse
« maladie de l'âme qui s'appelle la haine de Dieu.
« Durant ce malheureux siècle, la haine de Dieu
« s'était répandue comme une épidémie dans
« l'Europe parvenue au comble de la prospérité et
« de l'ingratitude. La conjuration était générale ;
« Voltaire donnait le mot d'ordre au monde civilisé.
« Depuis le triomphe de l'Arianisme — mais alors
« il restait les barbares — l'Eglise n'avait jamais
« été attaquée avec autant de ruse et d'ensemble ;
« et jamais, il faut le dire, ses défenseurs n'avaient
« paru si faibles et si déconcertés. Sous la bannière
« catholique, pas un peuple, pas un prince, pas un
« grand homme ! des commentateurs, des beaux-
« esprits tièdes ou effrayés, qui prenaient leurs pré-
« cautions et faisaient leurs réserves, rien de plus.
« On est saisi de honte, lorsqu'on lit la plupart des
« auteurs chrétiens de cette époque. Comme ils se
« ménageaient la bienveillance des souverains !
« Comme ils avaient peur de Voltaire! Comme ils
« ignoraient ou redoutaient la vérité ! L'hérésie na-
« tionale et l'hérésie royale avaient obstrué, sinon
<< coupé les canaux de la science et de l'obéissance,
« par où la séve divine se communique au corps
« catholique. Des branches immenses semblaient
<< déjà mortes, quoique non détachées du tronc. Là
<< même où l'obéissance était de strict devoir, on
<< laissait faire le mal, lorsqu'une indigne et aveugle
<< jalousie n'y applaudissait pas. Nulle part, pns
« même parmi ceux qui étaient désignés pour périr,
« ne s'élevait une protestation courageuse en faveur
« des droits de saint Pierre et de son inaliénable pri-
« mauté. Le Pontife romain, contemplant l'univers,
« n'y voyait debout que ses ennemis ».
C'est ainsi que M. Louis Veuillot nous dépeint la
dernière moitié du XVIIIe siècle. Ajoutons que le
tableau n'est pas exagéré et que la situation était
bien telle qu'il nous la montre. Comme on le voit,
Pie VI avait à soutenir une lutte d'autant plus
redoutable, que le Chef de l'Église devait joindre à
une intelligence supérieure, une fermeté à toute
épreuve et une douceur inaltérable. Le clergé lui-
même, sans excepter plusieurs princes de l'Église,
n'osait pas se grouper autour du Vicaire de Jésus-
Christ, ou n'en comprenait pas la nécessité. Il fallait,
pour rendre le clergé ce qu'il devait être, que la
persécution le purifiât et que la révolution, poussée
par une haine aveugle, brisât les liens dont les gou-
vernements l'avaient entouré.
CHAPITRE XXII.
SOMMAIRE. — Arrivée du Pape à Homo. — Enthousiasme de la population.—
Pie VI prend des mesures pour faire cesser la disette. — Méchancetés aux-
quelles il est en butte. — Il fait part aux ambassadeurs de France et d'Espagne
de ses conversations avec Joseph II au sujet des Jésuites. — Craintes qu'ils
éprouvent. — Consistoire du 23 septembre 1182. — Le Pape rend compte de
son voyage au sacré collège. — Voyage de Pie VI aux marais Pontins. —
Il encourage les fouilles dans l'ancien territoire de Rome. — Il fait réparer
les routes et exécuter des travaux hydrauliques très-considérables. — Le livre
d'Eybcl : Qu'est-ce que le Pape ? est condamné. — Condamnations d'autres
ouvrages vers la même époque. — Empiétements de Joseph IL — Ses projets
de spoliation. — Le Pape lui écrit. — Réponse de l'empereur. — Le monarque
allemand s'occupe de tous les détails du culte catholique qu'il a la prétention
de réformer. — Le Pape lui fait de nouvelles représentations dans un bref
solennel.
A son départ d'Otrieoli, Pie VI se rendit à Ci-
vita-Castellana. A mesure qu'il approchait de Rome,
l'enthousiasme de la population redoublait. Les ha-
bitants de la Ville Éternelle avaient pour lui une
vive affection. Sa bonté, son abord facile, l'élan
qu'il avait su donner aux travaux de l'intelligence,
et en particulier à la peinture et à la statuaire,
avaient puissamment contribué à augmenter sa
popularité.
Les Romains avaient manifesté l'intention de
fêter son retour avec toute la pompe que peut
rêver une imagination italienne. Déjà on parlait
d'ériger des arcs de triomphe, d'organiser des con-
certs, d'illuminer la ville et de tirer des feux d'arti-
fice. Le sacré , collège devait se rendre en corps
au-devant de lui, jusqu'à la place del Popolo. Mais
le Pape, informé de ces projets, exigea la suppression
des hommages qu'on lui réservait. Les cardinaux
Albani et Antonelli, accompagnés du comte Louis
Braschi, allèrent seuls recevoir Pie VI à Ponte-
Molle. S'il put empêcher le déploiement des pompes
officielles sur son passage, il fut impuissant, di-
sons-le, à comprimer la joie expansive de la popu-
lation. Les édifices publics durent conserver leur
aspect ordinaire ; mais il n'en fut pas de même des
hôtels et des maisons appartenant aux particuliers.
Le peuple de Rome tout entier se groupa sur son
passage et manifesta la joie qu'il éprouvait par de
bruyantes acclamations.
Dès son arrivée, Pie VI s'informa de l'état dans
lequel se trouvait la capitale du monde chrétien.
Il apprit non sans douleur que les pauvres souf-
fraient de la disette. A cette nouvelle, il se hâta de
prendre plusieurs mesures économiques dont l'ap-
plication ne tarda pas à ramener l'aisance parmi ses
sujets. Les familles peu aisées furent exemptées de
la taxe qu'elles payaient pour la salubrité de la
ville. Les riches durent seuls pourvoir à cette dé-
pense. Pendant que le Pape s'occupait des malheu-
reux avec cette touchante sollicitude, les philan-
thropes qui déclamaient en France et ailleurs contre
le despotisme de l'Église", au nom et pour le compte
de la philosophie, continuaient à pressurer leurs
tenanciers ou à confier aux hôpitaux les bâtards
auxquels ils donnaient le jour.
Peu de temps après son arrivée, le Pape entre-
— 363 —
tint les cardinaux des résultats de son voyage ; mais
ce ne fut que le 23 septembre qu'il les réunit en
consistoire. On raconte qu'à cette occasion des gens
dont l'odieuse malignité se cachait sous le manteau
de la dévotion et du dévouement à l'Église catho-
lique attachèrent au prie-Dieu de l'auguste Pon-
tife une satire ainsi conçue : « Ce que Grégoire VII,
« le plus grand des Papes, avait établi, Pie VI, le
« dernier des prêtres, l'a détruit ». Le Chef de
l'Eglise lut cet outrage sans laisser paraître la
moindre émotion. Sa lecture finie, il demanda une
plume et écrivit au bas, en forme de rescrit, ces
quelques lignes que nous reproduisons sans com-
mentaire : « Le royaume de Jésus-Christ ri est pas
<< de ce monde. Celui qui distribue les couronnes cé-
« lestes s' embarrasse peu des couronnes périssables de
« la terre. Rendons à César ce qui est à César, et à
« Dieu ce qui appartient à Dieu ».
Ces quelques paroles peignent exactement la con-
duite d'un Pape qui, tout en défendant les droits
et les privilèges du Saint-Siège avec un zèle persé-
vérant, n'a jamais méconnu les égards qui sont
dus au pouvoir des souverains. Il se devait de prê-
cher d'exemple à une génération qui travaillait
sans relâche à la destruction du principe d'auto-
rité, aux applaudissements des monarques eux-
mêmes.
Dans ses conversations intimes avec les cardi-
naux et les personnes qui possédaient sa confiance,
il n'hésita pas à dire que Joseph II lui avait paru
animé de bons sentiments, et que, à son avis, ce qu'il
y avait de coupable dans la conduite de l'empe-
reur était le résultat des mauvais conseils qu'il re-
cevait de son entourage. Ce jugement ne manquait
peut-être pas de vérité, bien que les actes religieux
dont Joseph II avait fait parade ne fussent, en appa-
rence, que d'infâmes momeries. Les philosophes ne
se gênaient pas, il est vrai, pour profaner les choses
saintes, quand ces profanations pouvaient leur être
de quelque utilité ; mais il est possible que l'empe-
reur ne fût qu'un instrument dans les mains des
sectaires. Que conclure de là? Une seule chose :
c'est que Pie VI méritait, par sa droiture, d'oc-
cuper la chaire de saint Pierre, tandis que l'em-
pereur d'Allemagne n'était, comme la plupart de
ses contemporains, qu'un vulgaire Tartuffe, moins
digne de porter le sceptre que de recevoir les étri-
vières.
Pie VI avait toujours aimé la Compagnie de
Jésus et n'avait rien négligé, étant simple cardi-
nal, pour détourner l'orage qui la menaçait. Il ne
dissimula pas, en présence de Joseph II, ses sym-
pathies pour les religieux persécutés. L'empereur,
fidèle à sa ligne de conduite, affirma que, s'il avait
eu le pouvoir en main à l'époque où fut prononcée
la suppression des Jésuites, il aurait pris la défense
des victimes contre les persécuteurs. Le monarque
philosophe mentait impudemment lorsqu'il tenait
ce langage ; mais le Pape crut ou fit semblant de
croire à sa sincérité, et il n'hésita pas à faire part
au ministre d'Espagne des sentiments que lui avait
exprimés Joseph. Cette apparente naïveté du Pontife
— 305 —
n'était pas exempte de finesse, étant données les cir-
constances où l'on se trouvait en ce moment. Cela est
si vrai que le gouvernement espagnol manifesta
d'assez vives inquiétudes, que semblaient d'ailleurs
justifier la conduite de Catherine et de Frédéric à
l'endroit de la célèbre Compagnie. Pie VI, à qui
les représentants de France et d'Espagne témoi-
gnaient leurs ennuis à ce sujet, répondit, en sou-
riant : « Que vous importe que cet Ordre existe à
« cinq ou six cents lieues de vos Etats, puisqu'il est
« proscrit chez vous ? »
Dans le consistoire du 23 septembre 1 782 , il
rendit solennellement compte de son voyage en Au-
triche, et des efforts qu'il avait faits pour sauve-
garder les intérêts de l'Eglise. Il parla au sacré
collège de l'affabilité de Joseph II, des concessions
qu'il en avait obtenues et de l'espérance qu'il con-
servait d'en obtenir de nouvelles.
Son intention était d'adresser un bref à la catho-
licité pour lui faire part des bonnes intentions de
l'empereur ; mais les procédés que se permit bien-
tôt le monarque l'empêchèrent de donner suite à ce
projet.
Malgré les ennuis qui l'accablaient, Pie VI trouva
le moyen de s'occuper encore des marais Pontins.
Les travaux que l'on y avait exécutés, et dont il a
été question dans un chapitre précédent, furent en-
dommagés par les inondations. Ce fâcheux accident
était dû en partie, à la négligence des ingénieurs.
Au dire de certaines gens, le dessèchement des
marais Pontins devait être considéré comme une
— 366 -
l'olle entreprise qu'il fallait éviter de recommen-
cer. A Rome, comme partout ailleurs, les adeptes
de la philosophie cherchaient à faire des prosélytes
et réussissaient parfois à accréditer dans le public
des bruits calomnieux, dont le but évident était de
ruiner l'autorité pontificale.
Pie VI, résolu de voir les choses par lui-même,
alla visiter pour la quatrième fois cette malheu-
reuse province. Il constata que la situation n'était
pas aussi compromise qu'on le disait et qu'il y avait
possibilité d'y remédier sans de trop lourdes dé-
penses.
Le Pontife, se souvenant d'Otricoli et des
encouragements qu'il avait donnés à Mgr Carrara,
déclara que désormais il accorderait une prime à
quiconque fouillerait l'ancien territoire de Rome et
en retirerait des objets d'art. L'élan fut général.
Aussi découvrit-on une quantité prodigieuse de sta-
tues, de vases, de bas-reliefs, d'urnes, de mosaïques
et d'inscriptions.
Les routes furent réparées sur tous les points des
États pontificaux. On exécuta, en outre, sur la
frontière de Toscane, des travaux hydrauliques
très-considérables.
Ceci se passait en 1784. Revenons sur nos pas
et voyons quelle fut la suite des démêlés du Saint-
Siège avec la cour de Vienne, après le retour du
Pape en Italie.
Joseph II tolérait la liberté de la presse, pourvu
que les écrivains ne s'attaquassent ni à lui, ni à son
gouvernement, ni à ses plans de réforme. Grâce
- 367 —
à la facilité qu'avaient les écrivains de divaguer
tout à leur aise, en matière de religion, et de dr'bla-
térer contre le clergé, ce qui se fait encore de nos
jours, un certain Eybel, ancien professeur de droit
canonique à Vienne et partisan passionné du josé-
phisnie, publia, lors du voyage de Pie VI, un livre
intitulé: Quid est papa? « Qu est-ce que le Pape >>.
Il espérait, au moyen de ce libelle , étouffer l'en-
thousiasme des populations et les empêcher de
recevoir comme elles devaient le faire l'illustre
voyageur.
Ce libelle était muni du sceau impérial et avait
été répandu à profusion. Afin que toutes les classes
de la société pussent le lire, on avait eu soin de le
traduire en plusieurs langues.
L'auteur considérait l'Eglise comme une espèce
de république, dont le Pape serait le président
constitutionnel. D'après lui, le Souverain Pontife
n'aurait d'autre pouvoir que celui dont la masse des
fidèles juge à propos de l'investir. Il cherchait, de
plus, à démontrer que la puissance des évêques est
aussi étendue que celle du Chef de l'Eglise. Comme
on le voit, les parlementaires n'ont rien inventé ;
ils se sont bornés à copier Eybel.
Pie VI ne se préoccupa point tout d'abord d'un
ouvrage qui ne brillait ni par la forme littéraire, ni
par la science, ni par le bon sens ; mais il avait
compté sans le fanatisme philosophique. Le gouver-
nement de Joseph II fit répandre à profusion ce
misérable pamphlet, dans le but évident de dé-
truire le prestige qui entourait la papauté et en
— 368
faisait pour les souverains libres-penseurs une
puissance redoutable.
En présence de l'acharnement que l'on mettait
à jeter le discrédit sur le Chef de l'Eglise, Pie VI
n'écouta plus que son zèle et condamna solennelle-
ment l'ouvrage d'Eybel. Le décret fut publié le
28 novembre 1786. Joseph Ii, redoutant les effets
de cette sentence, eut soin d'empêcher qu'elle ne
fut publiée dans ses Etats. Ayant appris que
Mgr Zondadari, nonce à Bruxelles, et le cardinal
archevêque de Malines, avaient contribué à faire
connaître en France le document pontifical, il
intima l'ordre au premier de quitter son poste et au
second de se rendre à Vienne pour y être admonesté.
Ce qui préoccupait l'empereur, c'était moins
la condamnation prononcée par le Souverain
Pontife que les considérants sur lesquels elle
était basée. « Le Saint -Père en était venu aux
« preuves ; il montrait dans son décret que tou-
« jours l'autorité du Saint-Siège avait été reconnue
« et invoquée ; il opposait à cette production,
« créée par l'esprit de discorde, saint Cyprien,
« saint Chrysostome, saint Epiphane, saint Jérôme,
« saint Ambroise, saint Augustin, saint Optât de
« Milève et saint Bernard. Ils regardaient tous
« comme profane quiconque n'était pas uni à la
« chaire de saint Pierre et n'en écoutait pas les
« décisions. Le Pape rappelait l'enseignement
« universel des conciles généraux ; il enlevait à
« Eybel les suffrages des conciles de Constance et
« de Bàle, sur lesquels il avait voulu s'appuyer
— 369 —
« sans fondement ; il exposait, de la manière la plus
« convenable, la doctrine plus constante, la tradi-
tion plus sûre et plus suivie, les sentiments plus
« clairement exprimés dans les conciles et dans les
« écrits des Pères de l'Eglise. La parole de Pie VI
« devenait un jugement dogmatique, dont l'autorité
« était irréfragable par l'acceptation des églises
« de l'Allemagne, des Pays-Bas autrichiens, à qui
« ce décret fut envoyé, et par le silence des autres
« églises, dont aucune ne réclama (1) ».
Ces réflexions du baron Artaud de Montor sur
l'autorité doctrinale du Saint-Siège sont d'une
exactitude indiscutable, alors même que l'on ad-
mettrait d'une manière hypothétique la doctrine
gallicane.
Le 17 novembre 1784, Pie VI condamnait et pro-
hibait une publication non moins dangereuse que
les précédentes.
« Dernièrement», disait le Pontife, « il est sorti des
« ténèbres un ouvrage exigu dans sa forme, mais
« complet par le fiel qu'il contient, et rempli de
« poison. L'auteur est inconnu ; il a pour but non
« d'attaquer un point quelconque de l'enseignement
« chrétien, mais bien d'anéantir toute religion
« révélée. En tête on a imprimé, par vaine ostenta-
« tion, cette sentence : Connais Dieu, et sois honnête
« homme.
« Voici une des assertions de l'écrivain : Nulle
« part il ri a été prescrit et on ri a pu prescrire de
« penser droitement ; on ne peut que prescrire d'agir
(1) Artaud de Montor : Histoire des Souverains Pontifes.
Pie VI. 24
— 370 —
« droitement. Celui-là est heureux qui se conduit avec
« droiture, fût-il hébreu, turc, 'païen, chrétien ou
« partisan du naturalisme.
« Nous pouvons repondre : Est-ce que celui qui
« pense d'une manière dépravée sera innocent
« devant Dieu, qui scrute les cœurs et les reins?
« Est-ce qu'un homme qui pense mal sera réputé
« heureux parce qu'il écarte sa main d'un crime
« extérieur ? Celui-là, quand il simule par les faits
« une probité qu'il n'a pas, se ment à lui-même,
« ment au prochain et se place au rang des hypo-
« crites. Peut-on insulter plus gravement, plus
« atrocement, l'auteur de la foi, qu'en plaçant sur
« la même ligne le sacrifice adorable de Jésus, la
« perfidie judaïque, la bestialité du mahométan, la
« superstition du païen, et l'inconstante et crimi-
« nelle vanité du courtisan de la nature ?
« Quant à nous, restons attachés à notre Média-
« teur, dans lequel sont cachés tous les trésors de
« la sagesse et de la science ; ne nous laissons pas
« séduire par la loquacité d'une vaine philosophie,
« et repoussons les erreurs d'une fausse religion ».
Revenons maintenant à l'empereur Joseph. Par
une ordonnance du 20 octobre 1782, ce monarque
supprimait toutes les exemptions et soumettait à
la juridiction immédiate de l'ordinaire les commu-
nautés religieuses de ses Etats. Il abolissait les
appels à la nonciature et portait ainsi une nou-
velle atteinte à l'autorité pontificale.
Mais cela ne suffisait pas au persécuteur. Depuis
longtemps il portait des regards pleins de convoi-
— 371 —
tise sur les biens-fonds que les églises possédaient,
soit en Autriche, soit dans le Milanais. Il crut que
le moment était arrivé où il pourrait impunément
faire main basse sur toutes ces richesses. La nou-
velle de ces mesures iniques étant parvenue à
Rome, le Pape en fut navré de douleur. Il se hâta
d'écrire à Joseph pour tenter de le ramener à d'au-
tres sentiments, « Quoi ! » lui disait-il, « votre Ma-
« jesté n'aurait donc aucun égard à mes instantes
« prières, ou les aurait sitôt oubliées ! Que sont
« donc devenues ces protestations d'attachement à
« la pureté de la religion, ces principes orthodoxes
« que professait votre Majesté impériale ? »
La réponse de l'empereur ne se fit pas attendre.
Elle était brève et sèche ; elle révélait, en outre, un
dérangement complet des facultés mentales de son
auteur. Qu'on en juge par l'extrait que voici. Le
souverain-philosophe disait au Pape : « Les bruits
« qui vous alarment sont faux (il mentait de la
« manière la plus impudente) ; et sans faire aucune
« recherche des textes de l'Écriture sainte, qui
« sont sujets aux interprétations, explications,
« je sens en moi une voix qui me dit ce que, comme
« législateur et protecteur de la religion, il convient
« que je fasse ou que j'omette ; et, avec le caractère
« que je me connais, cette voix ne peut jamais mHn-
« duireen erreur ».
Cette missive charantonesque porte la date du
13 août 1783.
Joseph II n'exécuta pas ses projets de confisca-
tion. On put croire tout d'abord que les représenta-
— 372 —
tions de Pie VI avaient produit leur effet ; mais on
a vu plus tard, en consultant certains mémoires,
que les conseillers de l'empereur avaient reculé
devant les frais qu'aurait occasionnés à l'Etat la
régie de ces biens.
Pour se dédommager d'un échec qu'il n'avait pas
prévu, Joseph II se jeta tête baissée dans une foule
d'autres réformes que nous ne pouvons qu'énumé-
rer. Il commença par enlever à la daterie la nom-
mination aux évêchés du Milanais et de la province de
Mantoue, en dépit des engagements qu'il avait pris
à l'égard du Pape. Dans l'édit qu'il publia à l'occa-
sion de ce nouvel empiétement, l'empereur se don-
nait les titres de tuteur suprême de l'Église et
d'administrateur de ses biens temporels. Vers la
même époque, il supprimait de son chef et sans
autre argument que le bon plaisir de Sa Majesté,
les monastères qu'il regardait comme inutiles et
s'appropriait leurs revenus. Enfin, il s'attribua,
sans même consulter le Saint-Siège, la nomination
aux bénéfices, pendant les mois réservés à Rome.
Or, comme l'exemple des grands est toujours
contagieux, les principicules de l'empire et quelques
électeurs imitèrent la conduite de Joseph. Du
nombre de ces derniers fut malheureusement l'ar-
chevêque de Trêves, dont les actes antérieurs
étaient loin de faire prévoir un pareil oubli de
l'obéissance qu'un prélat doit au Vicaire de Jésus-
Christ.
« On aurait bien de la peine à croire, s'il n'en
« subsistait pas des monuments authentiques, jus-
- 373 —
qu'à quel point l'empereur s'ingéra dans le
gouvernement de l'Eglise, jusqu'à quelles minu-
ties il poussa les détails à cet égard. Un ordre
impérial du 8 mars 1783, défendit d'abord de
célébrer plus d'une messe à la fois dans chaque
église. Le motif de cette fantaisie n'est pas trop
facile à concevoir. Mais ce ne fut là que le
prélude de son grand travail apostolique. Le
26 avril suivant, il fait paraître un règlement
étendu, par lequel il réforme les pratiques de
toutes les églises de ses Etats, prévoit tous les
cas, et s'attache spécialement à diminuer la
solennité, l'éclat et la facilité du culte. Pour ne
pas fatiguer le public de la lecture de ce mande-
ment prolixe», dit l'auteur que nous citons, « nous
nous bornerons à en faire connaître quelques
dispositions.
« D'abord», continue le même écrivain, « l'empe-
reur ordonne deux sermons distincts, l'un pour
les domestiques, l'autre pour les maîtres, comme
si l'inégalité politique et civile ne devait pas
disparaître dans le temple de l'Éternel, comme
s'il y avait deux morales ou deux religions
pour ceux qui commandent et pour ceux qui
obéissent. Il est défendu de donner plus d'une
bénédiction par jour ; d'employer d'autre musi-
que que celle de l'orgue, excepté les fêtes et
dimanches. Ces jours-là seuls le Saint-Sacrement
peut être exposé. Le ciboire est permis pour les
autres. On prêchera en Carême trois fois par
semaine dans les églises de la ville ; mais deux
— 374 —
« fois seulement dans celles des faubourgs. Dans
« les églises des religieuses, on permet un sermon
« chaque dimanche, mais à huis clos. On n'y don-
« nera la bénédiction que les jours de fêtes, et le
« soir elle ne pourra être donnée qu'avec le
« ciboire ».
Ces quelques détails suffisent pour donner une
idée exacte de la dangereuse monomanie de l'em-
pereur Joseph.
Cependant Pie VI ne se décourageait pas. Il
continuait, dans l'intérêt de l'Eglise et malgré sa
répugnance, à correspondre avec ce fou couronné.
Il espérait, sans doute, pouvoir le ramener à des
idées plus saines. Les ambassadeurs de France et
d'Espagne, témoins de la persévérance du Pontife,
prétendirent que Pie VI compromettait sa dignité,
en poursuivant ses négociations avec l'empereur
d'Autriche. « On ne saurait se compromettre », ré-
pondit le Pape, « en faisant tous ses efforts pour le
« maintien delà religion. Il faut bien que j'emploie
« le seul moyen qui soit en mon pouvoir pour faire
« parvenir mes réclamations à l'empereur, et n'avoir
« rien à me reprocher ni devant Dieu ni devant les
« hommes. Si l'empereur m'abuse par de vaines
« promesses, il a tort, et la honte retombera sur
« lui. Mais la crainte d'échouer dans mes justes
« sollicitations ne saurait me détourner de mon
« devoir ».
Au moment même où le Pape tenait ce langage,
Joseph II violait sans pudeur les engagements qu'il
avait pris, en nommant Mgr Visconti à l'archevê-
— 375 —
ché de Milan. La situation de Pie VI était on ne
peut plus délicate. D'un côté, il redoutait un
schisme, et de l'autre, il craignait de compromettre
les intérêts de l'Eglise, s'il faisait à l'empereur cette
nouvelle concession. On lui conseillait de mander à
Joseph que le sujet qu'il patronait serait préconisé
dans le prochain consistoire. Cet expédient déplut
au Souverain Pontife. Ce serait , disait-il , se
jouer de la vérité. Si je me permettais des
procédés, de ce genre, je perdrais l'estime tout à la
fois du monde catholique et des ennemis du Saint-
Siège. D'ailleurs éluder momentanément une diffi-
culté, ce n'est pas la résoudre. Le péril ne serait
qu'ajourné , et tôt ou tard une rupture avec
l'empereur deviendrait inévitable.
Pie VI, après de mûres réflexions, crut devoir
adresser à Joseph II non plus une lettre particu-
lière, mais un bref proprement dit. Son langage
était ferme et digne à tous égards du Chef de la
chrétienté. Les choses en restèrent là jusqu'au
moment où l'empereur se rendit à Rome, auprès
du Souverain Pontife.
CHAPITRE XXIII.
Sommaire. — Joseph II et Kaunitz se livrent à leur manie de vouloir tout
réformer en matière de religion. — Voyage de l'empereur à Rome. — Ses
entrevues avec le chevalier Azzara et le cardinal de Demis. — Ses négocia-
tions avec Pie VI au sujet des évèchés de la Lombardie. — Les deux souve-
rains signent un traité. — Retour de l'empereur à Vienne. — Démêlés des
évêques allemands avec le Saint-Siège. — Conciliabule d'Ems. — Fermeté
de Mgr Pacca et de Mgr Zoglio. — Attitude tout particulièrement déplorable
de l'archevêque de Mayence. — Les prélats révoltés essaient de provoquer
un schisme. — Résistance passive de l'empereur. — Affaire concernant l'é-
vêché de Leybach. — Pie VI s'oppose avec énergie aux nouveaux empiéte-
tements de Joseph. — Opinion de quelques écrivains protestants sur l'autorité
des papes. — Troubles dans les Pays-Ras. — Les troupes impériales évacuent
le territoire de cette province. — Mort de Joseph. — Son frère lui succède.
L'idée fixe de l'empereur Joseph était de vouloir
remplacer le Pape dans le gouvernement de l'Eglise
etde régler en dernier ressort lesmoindres questions
de liturgie. Il croyait avoir le droit de créer des
évêchés, de supprimer les monastères, de s'emparer
des biens ecclésiastiques, d'établir de nouveaux
empêchements de mariage, de dispenser des anciens
ou de les faire disparaître, suivant les caprices de son
cerveau malade. Kaunitz mettait à profit, nos lec-
teurs l'ont vu, la folie religieuse de son maître, pour
satisfaire impunément sa haine contre l'Eglise. Peu
lui importaient le bonheur du peuple et l'avenir de
la monarchie autrichienne. Il sacrifiait volontiers
l'un et l'autre au plaisir d'abreuver d'amertume le
Souverain Pontife et de jeter la perturbation dans
l'Eglise.
— 377 —
Ces deux hommes avaient adopté avec un égal
empressement les principes de la philosophie et ne
négligeaient aucune occasion de les faire passer
dans la pratique. Cette expérience pouvait suffire à
prouver que l'erreur ne fera jamais le bonheur des
peuples ni la gloire des gouvernements. Depuis lors,
cette vérité a reçu plus d'une démonstration, sans
que les peuples et les gouvernements aient eu la
sagesse d'en profiter. On dirait même que la nuit
se fait de plus en plus dans les intelligences et que
les sociétés modernes, saisies de vertige, éprouvent
le besoin de recourir au suicide pour se soustraire
à la vérité qui les sollicite et dont elles refusent
d'écouter les conseils.
Joseph II et Kaunitz ne se bornèrent pas à
opprimer les consciences. Grâce à leurs sottes
innovations, ils parvinrent à bouleverser des popula-
tions naturellement tranquilles, à ruiner le com-
merce et à jeter l'agriculture dans un état de
malaise indescriptible.
L'empereur, qui avait la prétention de tout voir
de ses propres yeux et de tout faire par lui-même,
bien qu'il ne fût en réalité qu'un valet couronné au
services des sociétés secrètes et de Kaunitz, leur
fondé de pouvoirs, prit subitement fantaisie de se
rendre à Rome. Pie VI ne reçut aucun avis de ce
voyage. En Autriche, on apprit avec étonnement
que l'empereur avait quitté ses Etats, après avoir
nommé son premier ministre directeur général des
affaires courantes ; mais personne, à l'exception de
ce dernier, ne savait quel était le motif de son
— 378
voyage. Lui-même ignorait en partie le but qu'il
poursuivait. Le seul point sur lequel il eût des idées
parfaitement arrêtées, c'était son désir de déplaire
au Saint-Siège, en s' attribuant des droits auxquels
ne saurait prétendre un gouvernement sérieux.
L'empereur quitta Vienne le 6 décembre 1783,
emportant divers papiers relatifs à ses démêlés
avec la papauté. Il s'arrêta quelques heures à Cla-
genfurt, auprès de sa sœur l'archiduchesse Marie-
Anne. Le 1 8, il arriva à Florence. Le roi de Suède
l'avait précédé dans cette ville. Ce prince voyageait
sous le nom de comte de Haga. Joseph II, ayant
appris qu'il allait partir pour Rome, et que Pie VI,
informé de son arrivée, avait envoyé un courrier à
sa rencontre, se hâta de prendre les devants, se fît
passer pour le comte de Haga et entra dans la Ville
Eternelle avec l'escorte destinée au roi de Suède.
Cette polissonnerie impériale, quoique digne à tous
égards de l'école philosophique dont Voltaire était
le chef, contrastait d'une étrange façon avec le
caractère peu jovial de celui qui se la permettait.
Le cardinal Herzan, ambassadeur de la cour de
Vienne près le Saint-Siège, ne s'attendait pas à la
visite de Joseph. Aussi sa surprise fut-elle grande,
lorsqu'il vit l'empereur arriver à son hôteL Ajoutons
qu'il regarda cet événement comme une bonne for-
tune ; car la présence à Rome de son souverain le
dispensait de traiter lui-même avec le Saint-Siège
l'affaire épineuse de l'archevêché de Milan.
Parmi les personnes que l'empereur avait connues
à Rome en 1769 et qui avaient eu le privilège de
— 379 —
fixer son attention, nous devons citer le chevalier
Azzara, qui était alors agent de la cour d'Espagne,
et dont les idées philosophiques s'harmonisaient avec
les siennes.
A peine installé dans ses appartements, il écrivit
au diplomate espagnol pour le prier de lui donner
rendez-vous à l'un des théâtres de Rome, ajoutant
qu'il avait à l'entretenir de choses importantes. Le
chevalier se hâta de le satisfaire.
En attendant, l'empereur se fit conduire au Va-
tican par son ambassadeur. Le cardinal Pallavicini
ne pouvait en croire ses oreilles, quand on lui
annonça l'arrivée de Joseph. Il donna aussitôt des
ordres pour que l'on préparât au fantasque souverain
une réception convenable ; mais à peine commen-
çait-on à les exécuter, que l'empereur se présentait
en grand uniforme à la porte du Pape.
Pie VI n'avait pas à redouter ces sortes de sur-
prises. Il faisait preuve dans tous les actes de sa vie
de trop de noblesse et de dignité pour que la majesté
pontificale pût être compromise en cette circonstance.
Il y eut de la cordialité de part et d'autre. Le Souve-
rain Pontife comprenait qu'avec un adversaire dans
la tête duquel la folle du logis dominait toujours la
raison il fallait avant tout user de ménagement.
Les raisonnements avaient peu de prise sur lui,
tandis que les procédés affectueux n'étaient pas tou-
jours sans résultat. Après un long entretien, dont
les détails ne nous sont pas connus, Pie VI et l'em-
pereur descendirent à la basilique vaticane, où ils
prièrent ensemble. Joseph II refusa modestement
— 380 —
d'accepter le prie-Dieu que le Souverain Pontife lui
offrit à côté de lui. Une fois encore le philosophe
faisait place au croyant, le réformateur au fils soumis
de l'Eglise. En sortant de Saint-Pierre, les deux
souverains visitèrent le musée que le monde artis-
tique doit au génie de Pie VI.
Le soir arrivé, l'empereur se rendit à la loge que
le chevalier Azzara lui avait désignée. Il y reçut la
visite du roi de Suède et de quelques personnages
désireux de capter ses bonnes grâces. Après avoir
accordé aux bienséances ce qu'elles réclamaient de
lui, Joseph aborda le sujet dont il voulait entretenir
le représentant de l'Espagne.
« J'ai conçu un plan », lui dit-il, « dont l'exécution
étonnera l'Europe ». Il s'agissait tout simplement de
soustraire l'empire à la suprématie pontificale. Il
ajoutait que son intention était de conserver intacts
le dogme et la hiérarchie ; mais qu'il entendait
s'arroger la direction de tout ce qui se rattache à
la discipline. A l'en croire, trente-six évêques lui
avaient promis de l'appuyer dans ses prétentions.
D'après lui, l'autorité du pape n'avait rien de
commun avec la religion catholique. Quant à l'ex-
communication, il ne s'en préoccupait nullement.
Les temps sont passés, disait-il, où la qualification
de schismatique était un épouvantail pour les
populations et un danger pour les souverains.
Azzara s'aperçut que l'empereur se grisait en
parlant et prenait pour la réalité les rêves extra-
vagants d'une imagination malade. Il l'écouta en
silence et attendit, pour répondre, que son interlo-
— 381 —
cuteur l'interrogeât. Lorsque Joseph eut fini de
parler, le chevalier s'efforça de lui faire comprendre
ce qu'il y avait de périlleux dans sa rupture avec
Rome. Croyez-moi, ajouta-t-il, la papauté n'est pas
encore mûre, et vos sujets verraient d'un mauvais
œil une réforme aussi radicale. Quant aux évêques
disposés à vous suivre, leur autorité ne tarderait
pas à sombrer ; car on les regarderait comme autant
de transfuges passés au protestantisme.
Azzara, quoique philosophe, raisonnait sagement
en cette circonstance, et il est à présumer que ses
réflexions ne furent pas sans effet sur l'esprit de
l'empereur. Aussi le monarque parut-il renoncer
dès lors à son projet de séparation. C'est ce qui
semble résulter de ses entrevues avec le cardinal
de Bernis. Il fit preuve de beaucoup de confiance
dans ses relations avec l'ambassadeur du roi très-
chrétien. Etait-ce une comédie jouée adroitement ?
Y avait-il de la sincérité dans les paroles conciliantes
qu'il lui adressa à diverses reprises? Il serait difficile
de se prononcer, étant donné le caractère du person-
nage ; car chez lui l'esprit de dissimulation et la
versatilité étaient également passés à l'état d'habi-
tude : « J'aime la personne de Pie VI, « répétait-il
au cardinal, « c'est un excellent homme. Je crois
« bien qu'il me donnerait actuellement l'induit qu'il
« a refusé, pour nommer à l'archevêché de Milan et
« à tous les bénéfices consistoriaux de la Lombardie ;
'« mais je ne veux plus accepter comme un présent
« une chose qui m'appartient par les droits de
« la souveraineté. Ce n'est pas ma faute si mes
— 382 —
« prédécesseurs ont été trop timides. J'avais
« demandé au Pape cet induit par égard pour lui,
« et non pas comme une grâce pour moi. Il me l'a
« refusé, et cependant un pareil induit a été accordé
« sans difficulté à Louis XV pour la Corse ».
Le cardinal de Bernis tâcha de calmer l'empereur.
Déjà, il est vrai, son langage était moins âpre, et
rien ne faisait supposer qu'il nourrît encore la pensée
d'en venir à un schisme. Persuadé que l'intérêt
personnel dominait en lui tous les autres sentiments,
l'ambassadeur de France essaya de lui faire com-
prendre que, si les souverains méconnaissaient les
droits de la papauté, les peuples ne tarderaient pas
à méconnaître les droits des souverains. Il lui répéta
à diverses reprises que l'oubli d'un principe par ceux
que Dieu a investis de l'autorité ne peut manquer
d'avoir les plus funestes conséquences pour toutes
les classes de la société. Ces considérations ne rame-
nèrent pas l'empereur à des idées plus saines, mais
elles calmèrent un peu sa fougue. « Dans le fond »,
répétait-il au cardinal, « le pape est un très-bon
« homme, qui ne manque pas même d'esprit ; mais
« il ignore que les temps sont changés. Je ne me
« presserai pas ; mais je reculerai encore moins ».
Le chevalier Azzara, qu'il vit encore à diverses
reprises, continua son rôle de modérateur. Sa parole
avait naturellement plus d'autorité que celle du
cardinal de Bernis , parce qu'elle était moins
suspecte à Joseph.
Il eut enfin avec Pie VI une longue conférence.
La question relative à l'archevêché de Milan y fut
— 383 —
débattue avec vivacité. L'empereur réclamait
comme un droit la faculté de nommer aux bé-
néfices consistoriaux de la Lombardie. Le Pape
refusa avec fermeté. Joseph II, qui était venu avec
le parti pris de«e passer de l'induit, si le Souverain
Pontife le lui refusait, recula au dernier moment.
En présence de l'attitude énergique du Pape ,
il se résigna à solliciter ce qu'il avait eu d'abord
l'intention d'usurper. Devant partir pour Naples,
il laissa au cardinal Herzan les pouvoirs les plus
étendus. Seulement, il voulait que, dans sa conven-
tion avec le Saint-Siège, le chef de l'Eglise déclarât
qu'il lui cédait la nomination aux évèchés de Lom-
bardie conformément au droit inhérent à la souverai-
neté. Le Souverain Pontife ne pouvait reconnaître
un principe de ce genre. Le cardinal Herzan le
comprit si bien qu'il n'osa même pas en parler à
Pie VI.
Lorsque l'empereur revint de Naples, les négo-
ciations, au sujet de l'induit, étaient dans le même
état qu'à son départ. Les conférences recommencè-
rent. Le Pape fit preuve tour à tour de fer-
meté et de condescendance, Plusieurs fois il crut
avoir triomphé de l'obstination de Joseph; mais
l'irascible monarque ne tardait pas à renouveler
toutes ses prétentions. L'empereur finit par rédiger
lui-même un projet de traité. Pie VI lui en mon-
tra le côté défectueux' et refusa de l'admettre,
comme étant une violation de la discipline ecclésias-
tique et des droits du Saint-Siège qu'il ne lui était
pas permis de sacrifier. Joseph ne put contenir un
— 384 —
mouvement de colère, et, retirant son projet de
convention, il dit avec un dépit fort peu dissi-
mulé : « Soit, pourquoi des conventions ? Nous
« sommes amis, nous le serons toujours, et chacun
« fera dans ses Etats ce qui lui convient ».
Pie VI lui répondit avec une calme sévérité :
«Eh bien, si Votre Majesté fait sacrer l'arche-
vêque de Milan, sans l'institution canonique, toute
«union avec ce prélat sera rompue, et son Eglise
«traitée comme celle d'Utrecht ».
Cette apostrophe déconcerta l'empereur. Sa me-
nace n'avait pas produit l'effet qu'il en attendait.
Que faire en ' présence de l'énergique fermeté du
Pontife? Joseph II, après un moment de silence,
renoua l'entretien. Chaque article du traité fut dis-
cuté à nouveau, corrigé et amendé. La chancellerie
se chargea de donner à la convention les formes
usitées, après quoi on la signa de part et d'autre.
Le Pape avait enfin ramené son adversaire aux
termes du traité conclu précédemment au sujet de
la nomination des évêques du Milanais.
Tous les nuages paraissaient dissipés, lorsque
Joseph communiqua à Pie VI un projet de réforme
qu'il avait imaginé et qu'il voulait mettre sans re-
tard à exécution. « Je désire avoir dans mes Etats
« plusieurs vicaires généraux, que je doterai »,
disait-il, « en m' appropriant les dîmes et autres re-
« venus que des évêques voisins possèdent en Au-
« triche ». Le Pape se contenta de lui répondre :
« Ils se refuseront à cet arrangement. — Eh
« bien », s'écria l'empereur, « je saurai les y con-
— 385
« traindre ». Comme on le voit, Joseph II avait des
principes très-larges, quand il s'agissait du droit de
propriété.
A partir de ce moment, les relations des deux
souverains ne cessèrent plus d'être bienveillantes.
Le Pape se félicitait, non sans raison, de la victoire
qu'il avait remportée sur l'irascible novateur. Jo-
seph, de son côté, ne dissimulait pas la satisfaction
que lui faisait éprouver l'accueil affectueux dont il
avait été l'objet de la part de Pie VI et de la popu-
lation romaine.
On eût pu croire, à en juger par les apparences,
que le Saint-Siège n'avait plus rien à redouter du
côté de l'Allemagne. Et cependant, il ne devait pas
en être ainsi. A toutes les époques, la plupart des
nouveautés religieuses ont pris naissance au delà
du Rhin. Il y a dans les intelligences tudesques je ne
sais quoi de faux et de vaporeux qui les empêche de
voir la vérité autrement qu'entourée de brouillards.
Nous avons parlé déjà des bonnes dispositions
de la cour de Munich. Le grand électeur avait tou-
jours fait preuve à l'égard du Saint-Siège d'un dé-
vouement inaltérable. Aussi désirait-il que Rome
accréditât près de lui un ministre plénipotentiaire,
chargé tout à la fois de représenter le gouvernement
pontifical et d'exercer, dans certains cas, une juri-
diction spirituelle.
Les évèques de l'Empire ne voyaient pas de bon
œil l'intervention du Saint-Siège dans les affaires
de leurs diocèses, bien que cette intervention n'eût
lieu que lorsque les prélats étaient contraints par
Pie VI. 25
- 386 —
les lois canoniques de recourir au Chef de l'Eglise.
L'archevêque de Saltzbourget l'électeur de Mayence
adressèrent à ce sujet des plaintes à l'empereur.
Ils prétendirent que leurs droits épiscopaux étaient
méconnus. Joseph II, dont ces prélats mal avisés
caressaient l'idée fixe de la façon la plus malencon-
treuse, se hâta de répondre aux -plaignants qu'il
était de leur avis et que jamais il ne permettrait
aux nonces d'exercer une juridiction spirituelle.
Il fit à la cour de Rome les mêmes déclarations,
dans le but d'intimider le Pape. Pie VI répondit
qu'il ne pouvait renoncer aux relations amicales
que le grand électeur de Bavière désirait établir
avec le Saint-Siège, et que personne ne pouvait
lui disputer le droit de déléguer les pouvoirs qu'il
possédait comme Chef de l'Eglise.
La réponse était péremptoire, et nous ne pen-
sons pas que les théologiens ordinaires de Sa Ma-
jesté apostolique fussent de force à la réfuter
victorieusement. A défaut de bonnes raisons, l'em-
pereur employa la violence.
Au mois d'octobre 1785, une ordonnance enleva
aux nonces en Allemagne toute juridiction spiri-
tuelle. Les archevêques de Mayence et de Cologne,
plus jaloux de leur autorité que pénétrés de leurs
devoirs, publièrent ce document dans leurs dio-
cèses respectifs avec un empressement scandaleux.
C'est ainsi que des membres éminents du clergé se
faisaient les fauteurs du despotisme impérial et prê-
taient leur concours à la secte philosophique et aux
sociétés secrètes alors toutes -puissantes.
— 887 —
L'électeur de Bavière, sans se préoccuper des
violences de l'empereur et de la sottise des prélats
allemands, accueillit le nouveau nonce, Mgr Zoglio,
avec les égards qu'il méritait. Il fit mieux, il avertit
ses sujets que désormais, ils pourraient s'adresser
à l'envoyé du Saint-Siège près la cour de Munich,
au lieu de recourir à ceux de Vienne, de Cologne et
de Lucerne.
Cette conduite de l'électeur, au lieu d'ouvrir les
yeux aux récalcitrants, ne fit que les irriter. Les
archevêques de Mayence, de Trêves, de Saltzbourg
et de Cologne, dans un accès de mauvaise humeur,
défendirent à leurs diocésains de recourir pour le
spirituel aux nonces apostoliques.
Mgr Zoglio et Mgr Pacca crurent devoir s'adres-
ser au Saint-Siège. Rien n'était plus facile au Pape
que d'établir son droit d'une manière péremptoire.
Il chargea donc un jésuite, le P. Zaccaria, écrivain
aussi élégant que théologien distingué, de rédiger
un mémoire où les sophismes de l'empereur et des
évêques récalcitrants seraient mis en relief et
réduits à néant. Mais, pendant qu'à Rome on pré-
parait ce document, les quatre archevêques se réu-
nissaient à Ems et formaient une espèce de congrès
dans le but avoué de faire échec au pouvoir ponti-
fical. Les prélats réfractaires, foulant aux pieds
tout sentiment de pudeur, n'hésitèrent pas à déli-
bérer sur une foule de questions qui relevaient
exclusivement du Siège apostolique. Le jeûne, les
empêchements de mariage, l'organisation des cha-
p itres, le culte des saints, l'enseignement théologique
— 388 —
et la Bible ellé-mème furent l'objet de critiques
amères et de règlements nouveaux dans ce conci-
liabule de prélats dévoyés.
Cette tentative de révolte eut les sympathies
d'un certain nombre d'évêques et de princes
séculiers. C'est ainsi que des hommes dont la mission
était de se grouper autour du Saint-Siège et de
recevoir ses enseignements avec une pieuse doci-
lité donnaient au monde le désolant spectacle de
prélats oublieux de leur vocation, et contribuaient
à précipiter la catastrophe dont la plupart d'entre
eux allaient être victimes quelques années plus tard.
Le Pape, sans se départir de sa douceur ordinaire,
se montra plein de fermeté et fit tête à l'orage. Le
nonce Zoglio prouva qu'il n'était pas homme à se
laisser intimider par la cour de Vienne. Quant à
Mgr Pacca, il fit défense au clergé des électorats de
Cologne et de Mayence de regarder comme valides
les dispenses accordées par les quatre archevêques.
De plus, il déclara qu'il continuerait à exercer les
fonctions spirituelles que le Souverain Pontife lui
avait confiées. Cette énergie déconcerta les récal-
citrants. Pie VI avait eu d'abord la pensée de frapper
les quatre prélats de peines canoniques ; mais il
revint sur sa détermination, car il craignait qu'une
condamnation solennelle n'aggravât le mal au lieu
de le guérir.
L'électeur de Mayence fut celui des quatre arche-
vêques qui garda le moins de mesùre. Il déclama
publiquement contre l'autorité du Pape, prétendant
que les droits de la cour de Rome ne reposaient
- 389 —
que sur les fausses décrétâtes d'Isidore. Il deman-
dait la convocation d'un concile cecuménique,-
afin de régler et de limiter les pouvoirs que s'attri-
buaient les Papes. A l'entendre, la nation allemande
ne relevait en aucune façon du Siège apostolique.
« Il est temps », ajoutait-il, « que nous consacrions
au soulagement des malheureux l'argent que nous
envoyons à Rome pour le pallium de nos évêques ».
Le fougueux prélat ne se borna pas à parler et à
écrire dans ce sens; il alla jusqu'à donner à la cour
de Vienne des conseils d'une extrême violence. Il
supposait que Joseph II l'écouterait favorablement.
Mais le prélat rebelle connaissait mal l'empereur.
Loin de suivre ses avis, le monarque opposa aux
tentatives des novateurs une résistance passive
à laquelle aucun d'eux ne s'attendait. Joseph II
avait parfois des lueurs de bon sens qui lui per-
mettaient d'entrevoir les conséquences dernières
de sa conduite à l'égard de Rome. Il s'arrêtait alors
et semblait disposé à revenir sur ses pas. Quelques
historiens ont prétendu, peut-être avec raison, que
l'empereur avait fait preuve en cette circonstance
d'un machiavélisme dont la perfidie ne pouvait que
flatter l'amour-propre des philosophes, ses coréligio-
naires.
Joseph II, dans sa lutte contre la papauté, n'eut
jamais le courage de rompre avec Rome d'une
manière absolue. Il craignait l'influence de l'épis-
copat et la résistance de ses sujets, dont les senti-
ments religieux lui étaient connus. Il profita donc
de l'état de trouble où le conciliabule d'Ems avait
— 390 —
jeté les esprits en Allemagne, pour enlever aux
évêques le droit de siéger dans les grandes assem-
blées de l'empire, et les remplaça par des abbés
commendataires qu'il choisit lui-même. Après
avoir affaibli ou tenté d'affaiblir l'influence reli-
gieuse du Saint-Siège, l'astucieux souverain
essayait de ruiner le prestige de l'épiscopat.
Ce fut vers la même époque qu'il sécularisa ou sup-
prima, sans le concours de Rome, certains Ordres
religieux. Celui des Camaldules était de ce nombre.
Leurs biens devinrent propriété de la couronne.
On vendit leur mobilier à l'encan, à l'exception
toutefois des objets d'art et des livres rares dont le
souverain s'appropria la possession.
L'électeur de Cologne, ayant représenté la cir-
culaire de Mgr Pacca comme une atteinte
portée à la juridiction épiscopale, le Saint-Père
répondit par un bref daté du 20 janvier 1787.
Pie VI déclarait que le nonce, en parlant comme il
l'avait fait, s'était borné à suivre les ordres du
Saint-Siège. Le Souverain Pontife rappelait en-
suite que les conciles avaient toujours réservé au
Chef de l'Eglise le droit de dispenser de certains
empêchements ; et que les usages reçus depujs un
temps immémorial dans les diocèses de Mayence,
de Trêves et de Cologne, consacraient cette légis-
lation et enlevaient tout prétexte à la conduite
des prélats réunis à Ems. Pie VI reprochait encore
à l'électeur de Cologne ses procédés inconvenants
à l'égard du nonce et l'exhortait à revenir à de
meilleurs sentiments.
— 391 —
L'électeur de Trêves fut le premier qui fit sa
soumission. Ceux de Cologne et de Saltzbourg ré-
sistèrent quelque temps encore. Ils présentèrent à
la diète de Ratisbonne un mémoire justificatif de
leur conduite.
Ils essayaient de légitimer les actes du congrès
d'Ems, en même temps qu'ils attaquaient les non-
ciatures avec une violence qui excluait tout à la fois
la logique et le bon sens. La cour de Rome répon-
dit à ce document de la façon la plus victorieuse,
sans réussir toutefois à vaincre l'entêtement des
deux princes évêques. Mais des événements d'une
importance terrible devaient se charger d'éclairer
leur esprit.
De même que les archevêques refusaient de se
soumettre à l'autorité du Saint-Siège , de même
aussi les évêques se crurent autorisés à mécon-
naître la suprématie de leurs métropolitains. L'anar-
chie protestante gagnait le haut clergé, comme elle
avait gagné les moines au commencement du xvie
siècle. Ce défaut d'entente parmi les membres
du clergé allemand mit obstacle à la réunion d'un
concile national et empêcha peut-être un nouveau
schisme.
Joseph, fidèle à sa manie d'innover, transforma
en archevêché l'évêché de Leybach. Il y nomma,
comme titulaire, le comte Charles de Herberstein.
Cette nouvelle usurpation était des plus criantes.
Ajoutons que l'archevêque choisi par l'empereur
professait publiquement une indifférence absolue
en matière de religion.
— 392 —
La conduite du Pape était tracée d'avance. Il se
devait de repousser un empiétement que rien ne
justifiait, puisque Joseph ne l'avait pas même con-
sulté, avant de se permettre une pareille usurpation.
Il rejeta donc avec fermeté l'élection du prélat libre-
penseur et protesta une fois de plus contre les ten-
dances schismatiques du gouvernement impérial.
Joseph II et Kaunitz se montrèrent on ne peut
plus irrités. Le ministre philosophe se rendit auprès
de Mgr Caprara, qui occupait alors la nonciature de
Vienne, et lui fit entendre des paroles menaçantes.
« La résistance du Pape dans cette affaire », lui
dit-il , « élèverait une barrière insurmontable
« entre Rome et Vienne, et mettrait un terme
« aux ménagements que l'empereur s'est imposés
« par considération pour le Pape. Rien ne pourrait
« l'empêcher de faire désormais, de sa propre auto-
« rité, tous les arrangements ecclésiastiques, ainsi
« qu'il était d'usage dans les premiers siècles du
« christianisme ».
Comme on le voit, l'idée fixe de ramener l'Eglise
à la pureté de son origine n'est pas une chose nou-
velle. Les révolutionnaires de nos jours ne sont,
sous ce rapport, que les tristes continuateurs des
despotes qui se sont succédé dans le monde depuis
dix-huit siècles. Que le tyran s'appelle démocratie
ou Caracalla , peu importe. Entre Héliogabale et
Danton, il n'y a que l'épaisseur d'une feuille de
papier.
L'auteur de Y Histoire civile, politique et religieuse
de Pie VI fait, à propos de la prétention qu'avait
— 393 —
l'empereur de réformer l'Eglise , des réflexions
pleines de sens, que nous sommes heureux de re-
produire :
« Qu'aurait dit le prince de Kaunitz, qu'aurait
dit l'empereur Joseph, si le Pape eût répondu : « Les
« usages de la primitive Eglise ne furent pas tels
« que vous le prétendez. En tout temps elle s'est
« régie par elle-même, excepté ceux où elle a souf-
« fert des violences, que sans doute vous n'en-
« tendez pas ériger en droit. Cependant je veux
« bien supposer avec vous que les empereurs
« aient d'abord tout ordonné en matière ecclé-
« siastique. Serait-ce une raison pour qu'ils en
« usassent de même à présent? Faut-il qu'un abus,
« parce qu'il existe, soit éternel, ou qu'on le fasse
« revivre parce qu'il a existé? Quelle est donc cette
« prétention de faire rétrograder l'Eglise à son état
« primitif? Seriez -vous bien aise qu'il en fût de
« même pour votre autorité, pour la puissante mai-
« son d'Autriche? Voudrait-elle consentir à être
« aujourd'hui confinée dans son comté de Haps-
« bourg ou d'Habsbourg, dont le nom n'est pas plus
« certain que sa topographie n'est connue ? Si vous
« vous obstinez absolument à nous ramener d'où
« nous sommes partis, faisons le voyage de compa-
« gnie, et dites surtout où il faudra nous arrêter ;
« quant à nous, il y a bien un point fixe au delà
« duquel vous ne pouvez nous faire reculer. Mais
« vous, êtes-vous bien sûr de reposer au moins votre
« tête dans le comté d'Hapsbourg, quand vous sau-
« rez précisément où il était situé ? Votre maison
— 394 —
« n'a-t-elle pas eu encore de plus faibles commen-
« céments ? Un ancien a dit une grande vérité : Si
« l'on pouvait remonter à l'origine du monde, on
« trouverait qu'il n'est point de roi qui ne compte
« un esclave , ni d'esclave qui ne trouve un roi
« parmi ses aïeux. Quel dommage, si la fin de votre
<< course rétrograde vous menait dans une chau-
« mière, dans un chenil ou dans un bagne I Croyez-
« moi, restons où nous sommes. Les temps passés
« ne sont plus, et c'est tant mieux pour vous. N'y
« ramenez donc pas les autres, de peur d'y être
« ramenés vous-mêmes. Craignez qu'un jour le
« peuple, à votre exemple, ne veuille aussi exami-
« ner l'origine des empereurs et des empires. N'in-
« troduisez pas dans le sanctuaire une multitude
« effrénée , qui briserait l'arche sainte dans son
« aveuglement et dans sa fureur. Ne détachez pas
« une pierre de votre édifice de peur de le renver-
« ser. Songez surtout que votre palais est adossé à
« l'Eglise, et n'allez pas -de vos mains imprudentes
« affaiblir le mur mitoyen qui nous unit et nous sé-
« pare, qui nous protège tous deux également, si
« vous ne voulez pas qu'en s'affaissant il nous con-
« fonde dans une ruine mutuelle ».
Certes, ces réflexions, le peuple ne tarda pas à les
faire ; en France et ailleurs, les souverains expiè-
rent dans le sang et les larmes les scandales de leur
vie et l'appui moral qu'ils avaient prêté à la philo-
sophie et aux sociétés secrètes.
Pie VI, voyant l'obstination dont faisait preuve
le gouvernement impérial à propos de l'archevêché
— 395
de Leybach, écrivit une lettre à Joseph II, pour lui
prouver que le nouvel archevêque était formelle-
ment hérétique. La tâche était facile. L'empereur,
ne pouvant nier l'évidence, engagea le comte Charles
à se disculper ou à se rétracter. En supposant que le
pseudo-prélat eût pu démontrer son innocence, il
fallait que Joseph, de son côté, prouvât au Pape
qu'il avait le droit d'ériger, sans le concours de
Rome, des évêchés et des archevêchés. Ces deux
thèses étaient également difficiles à soutenir. Le
talent de l'empereur et celui de cet étrange arche-
vêque n'étaient pas à la hauteur d'une pareille
tâche. Le Pape refusa énergiquement de sanction-
ner la création d'un nouveau siège archiépiscopal
et de préconiser l'élu. Ce dernier étant mort dans
le courant de l'année, l'affaire se calma, à la satis-
faction de la cour de Rome et de l'empereur lui-
même, qui regrettait probablement de s'y être
engagé.
Le moment, d'ailleurs, était venu où Joseph allait
expier ses fautes. Ni lui ni Kaunitz n'avaient vu le
danger des innovations que leur inspiraient la secte
philosophique et les quelques prélats ambitieux et
brouillons dont nous avons parlé. Voici ce que Jean
de Muller, un protestant, écrivait au sujet du trop
fameux congrès d'Ems : « Les archevêques veulent
« être libres dans les choses de la discipline ; mais ils
« ne devraient pas abaisser leur chef encore davan-
« tage, et les évèques ont raison de s'opposer à ce
« système. J'ai toujours eu beaucoup d'estime pour
« la hiérarchie ; certainement c'est un magnifique
— 396 —
« instrument pour exercer sur les hommes une salu-
« taire influence et les diriger ; elle opérera toujours
« d'autant plus de bien, qu'elle sera plus fidèle à son
« premier esprit. Cet esprit s'est mieux conservé en
« Italie que partout ailleurs ; le Pape lui-même, et
« cela dans les temps de splendeur, remplit habi-
« tuellement toutes les obligations pastorales, visite
« les hôpitaux, les prisons, les malades, confère les
« ordres, répand des bénédictions, donne des con-
« seils et des consolations à ceux qui en ont besoin.
,« Si la hiérarchie était un mal, elle vaudrait encore
« mieux que le despotisme ! Qu'elle soit un mur
« d'argile, au moins est-ce contre la tyrannie 1 Le
« prêtre a sa loi, le despote n'en a point ; celui-là
« persuade, celui-ci entraîne ; celui-là prêche Dieu,
« celui-ci se prêche lui-même. On parle contre l'in-
« faillibilité ! Mais à qui donc sera-t-il permis d'ap-
« peler injuste une ordonnance du prêtre ou de lui
« refuser obéissance? On parle contre le Pape, comme
« si c'était un grand malheur que quelqu'un pût,
« sans péril de la vie, parler en faveur des droits de
« l'humanité ! On. crie contre le grand nombre des
« couvents, mais non contre la multiplication des
« casernes ! contre soixante ecclésiastiques céliba-
« taires (qui le sont de leur choix), mais non contre
« cent soldats célibataires (qui le sont forcé-
« ment) ».
Le même auteur n'était pas moins explicite dans
une lettre qu'il écrivait à son ami Charles Bonnet :
« L'empire romain périt, comme le monde antédilu-
« vien, lorsque cette masse impure se fut rendue
— 397 —
<< indigne de la protection divine. Mais le Père éter-
« nel ne voulut point abandonner le monde au triste
« sort qui paraissait l'attendre ; il avait déposé dans
« son sein une semence féconde. Dans cette grande
« catastrophe, les barbares purent la fouler aux
« pieds ; mille ans de ténèbres purent éteindre
« les lumières de la vie ; mais ces mille ans de té-
« nèbres étaient nécessaires, car rien ne se fait par
« soubresauts. Les barbares, nos pères, durent être
« conduits à travers mille erreurs, avant que lavé-
« rite pût leur apparaître dans sa simplicité sans
« les éblouir. Qu'arriva-t-il ? Dieu leur donna un
«tuteur! Ce fut le Pape! Que serions -nous
« devenus sans le Pape ? Ce que sont devenus les
« Turcs ».
Ce tuteur que Jean de Muller considérait comme
indispensable, l'empereur et ses conseillers n'en
voulurent pas.
Après avoir innové dans ses Etats proprement
dits, Joseph II voulut innover dans les Pays-Bas.
Cette province était régie par son ancienne consti-
tution. L'empereur la remplaça par une autre, bien
qu'il eût juré de l'observer. Les Belges étaient par
là même dégagés de leur obéissance envers le sou-
verain. Mais l'ordre ne fut pas troublé tout d'abord.
Enhardi par le calme apparent de la population,
l'empereur alla plus loin et voulut bouleverser, là
comme en Autriche, la hiérarchie ecclésiastique et
l'enseignement religieux.
Le 16 octobre 1780, il supprima les séminaires
diocésains et les remplaça par deux séminaires géné-
— 398 —
r, ix, dont l'un devait être à Louvain et l'autre à
Luxembourg. Il choisit lui-môme les professeurs
chargés d'y enseigner la théologie ; tous étaient con-
nus pour leur attachement à la doctrine de Jansénius.
Les évêques se refusèrent d'abord à accepter ce
nouvel état de choses ; mais, le président du séminaire
général ayant déclaré que le cardinal archevêque
de Malines pourrait, le cas échéant, procéder contre
les professeurs, suivant les formes canoniques, ce
prélat et un autre évêque de la province envoyèrent
leurs élèves. Cet exemple ne tarda pas à être suivi.
Tout semblait donc à la veille de se calmer, lorsque
les élèves, scandalisés du jansénisme de leurs pro-
fesseurs, se livrèrent contre eux à des manifesta-
tions hostiles. Ils eurent même recours aux voies
de fait. Le président se sauva à Bruxelles et les pro-
fesseurs se cachèrent de leur mieux.
Les troupes intervinrent. Le cardinal de Franken-
berg réprimanda les étudiants, bien qu'il ne jugeât
pas leur conduite extrêmement répréhensible, et
tout rentra dans l'ordre.
Les professeurs, pensant que désormais ils n'a-
vaient plus rien à craindre, recommencèrent à en-
seigner leurs doctrines schismatiques. Le calme ne
fut point troublé; mais les étudiants partirent les
uns à la suite des autres.
Ne pouvant rien contre les déserteurs , Joseph II
s'en prit au cardinal de Frankenberg et au nonce
apostolique Zondondari. Ce dernier fut obligé de
quitter les Pays-Bas et de se réfugier en France.
Quant au cardinal, il reçut une verte admonesta-
— 399 —
tion. L'évèque de Namur fut moins heureux : l'em-
pereur l'envoya en exil et confisqua ses biens.
Joseph II avait compté sans les Etats du Bra-
bant. Les membres de cette assemblée, moins faciles
à se soumettre au joug impérial que les évêques
prévaricateurs du conciliabule d'Ems, refusèrent de
voter les subsides auxquels l'empereur avait droit,
tant qu'on n'aurait pas rendu sa constitution à la
Belgique. Le gouvernement crut devoir céder. Le
Brabant rentra en possession de ses privilèges et
les réformes ecclésiastiques de Joseph furent consi-
dérées comme non avenues. Cet arrangement, le
seul qui fût raisonnable, était l'œuvre du général
Murray.
Joseph, après y avoir réfléchi, trouva que son
mandataire avait fait preuve de faiblesse et refusa
de ratifier le traité. Il ordonna en conséquence
qu'on remît en vigueur les innovations contre
lesquelles se soulevaient les catholiques belges.
Des réclamations se font entendre de toutes
parts ; mais elles ne sont pas écoutées. Les membres
de l'Université de Louvain sont exilés en partie.
Enfin, les choses sont poussées à un tel point, que
les Etats du Hainaut et du Brabant refusent une
seconde fois les subsides accoutumés. Le cardinal
de Malines est arrêté, l'évèque d'Anvers subit le
même sort.
Les Brabançons, exaspérés lèvent des troupes
et déclarent qu'ils opposeront la force à la violence.
L'empereur, qui n'est pas en mesure de soumettre
les insurgés , leur offre un armistice ; mais il
— 400 —
lui est refusé, et ses troupes sont forcées d'évacuer
les Pays-Bas.
Ne sachant à quel moyen recourir pour amener
les Belges à mettre bas les armes, l'empereur prie
le Pape d'intervenir. Pie VI, oubliant les ennuis
que la cour de Vienne lui avait suscités, écrivit aux
évèques des provinces révoltées pour les engager
à user de leur influence au profit de la paix. Mais
c'était trop tard, et tout moyen de conciliation
était devenu impossible.
Le 20 janvier 1790, Joseph II descendait dans la
tombe, après un règne désastreux. Ce monarque
imbécile fut un de ceux qui contribuèrent le plus à
préparer et à précipiter les événements dont la
France et l'Europe allaient être le théâtre. Pendant
que l'empereur d'Allemagne abreuvait d'amertume
le Souverain Pontife et cherchait à ruiner l'édifice
religieux au profit de son ambition, la révolution
française menaçait ouvertement la dynastie des
Bourbons et travaillait à s'implanter en Autriche et
ailleurs.
Comme on demandait à Kaunitz si ce nouvel
état de choses durerait longtemps, il répondit : « Oui,
longtemps, et peut-être toujours ». Hertzberg, un
autre ministre de Joseph, n'hésita pas à affirmer,
de son côté, que la révolution ferait le tour de l'Eu-
rope. Mieux que personne, les hommes d'Etat pou-
vaient prévoir ce qui arriverait; car tous faisaient
partie de la secte philosophique ou des sociétés
secrètes. Et ils savaient que leurs complices ne
s'arrêteraient pas à mi-chemin. La plupart d'entre
eux comprirent, mais trop tard, qu'en prêtant leur
apDui p.x conjurés ils avaient préparé leur propre
ruiiK,. Les efforts qu'ils tentèrent pour maîtriser le
torrent populaire ne servit absolument de rien.
Princes et ministres furent emportés par le flot
vengeur de la justice divine. Les peuples eux-mêmes
durent avoir une large part à la terrible expiation
que le ciel tenait en réserve depuis longtemps, et
dont ils se faisaient les instruments aveugles.
Léopold, grand-duc de Toscane, succéda à
Joseph IL Moins léger que son frère, il sut mettre
à profit les leçons de l'expérience. Renonçant à ses
rêveries philosophiques, il n'hésita pas à se récon-
cilier avec la cour de Rome. Son premier soin, en
prenant possession de l'empire, fut de restituer les
biens ecclésiastiques dont s' était emparé Joseph. Il
rétablit également la plupart des institutions reli-
gieuses que l'on avait supprimées contre le gré du
Souverain Pontife. Il déclara à l'archevêque de
Malines qu'il ne se mêlerait en aucune façon des
choses spirituelles, et que l'Eglise jouirait sous son
règne d'une liberté complète.
Le clergé des Pays-Bas reprit confiance. Mais
les confédérés refusèrent obstinément de mettre
bas les armes. Le général Bender ne tarda pas à
les soumettre, et, le 2 décembre 1790, il entrait
dans Bruxelles , à la tête de son armée victo-
rieuse.
Pie VI.
2G
CHAPITRE XXIV.
Sommaire. — Démêlés de Pie VI avec le grand-duc de Toscane. — Scipion
Ricci, évèque de Pistoie et de Prato. — Turbulence de son caractère. —
Réformes qu'il impose à son clergé. — Sa propagande janséniste. — Synode
de Pistoie. — Doctrines proclamées dans ce conciliabule. — Léopold et Ricci
convoquent un concile à Florence. — Les évèques de la Toscane se montrent
hostiles aux novateurs. — Soulèvement des diocésains de Ricci. — Son palais
épiscopal est dévasté. — Affaire concernant l'évèclié de Pontrémoli. — Le
Pape nomme une commission de cardinaux pour mettre fin à ses démêlés avec
Léopold. — Mort de Joseph II. — Son frère lui succède. — Sentiments reli-
gieux du nouveau grand-duc. — Ricci est disgrAcié. — Pie VI publie la bulle
Âuctorem fidei. — Consolations qui arrivent au Saint-Siège des pays protes-
tants et de la Russie. — Manifestations religieuses de la Diète de Pologne. —
Bonnes dispositions de Gustave III pour le Saint-Siège.
Le Pontificat de Pie VI n'a été qu'un long et
douloureux martyre. Les petits souverains d'Italie,
imbus, eux aussi, de doctrines philosophiques, se
crurent obligés de secouer, à leur tour, le joug de
l'autorité religieuse et voulurent s'attribuer des
droits qui ne sauraient appartenir au pouvoir tem-
porel.
La conscience humaine n'est pas justiciable des
gouvernements qui ne peuvent, sans se rendre
coupables de tyrannie, s'ingérer dans "les choses de
la religion.
Léopold, grand-duc de Toscane, fut un de ceux
qui affligèrent le plus le cœur du Souverain Pon-
tife ; mais, plus calme et plus réfléchi que l'em-
pereur, il oublia moins que son frère les égards
qui sont dus au Chef de l'Eglise catholique. Peut-
— 403 -
être ne se fût-il jamais écarté de la bonne voie,
sans les mauvais conseils de Scipion Ricci, évêque
de Pistoie.
Ce Ricci était une espèce de fou que les lauriers
de Luther et de Calvin empêchaient de dormir. Peu
soucieux de ses devoirs d'évêque, il ne cessa de
pousser Léopold à méconnaître l'autorité du Saint-
Siège.
Jusqu'en 1780, époque à laquelle ce novateur
mitré fut nommé aux évêchés de Pistoie et de
Prato, la Toscane n'avait pris aucune part aux
troubles religieux qui agitaient le reste de l'Europe.
Le nouveau prélat résolut d'en finir avec un état
de choses qui n'était pas à la hauteur du progrès
philosophique. Ne pouvant s'allier ouvertement
avec la secte voltairienne et la franc- maçonnerie,
il pensa que le joséphisme serait accueilli sans trop
de répugnance par le grand- duc et le clergé
toscan.
Léopold, imitant son frère, afficha la prétention
de tout réglementer. Tantôt il signifiait aux évê-
ques d'adopter un catéchisme de sa façon, tantôt il
leur indiquait les ouvrages dont les fidèles et le
clergé seraient tenus de se servir. Quelquefois,
empiétant sur le rituel, il modifiait de sa propre
autorité les cérémonies du culte.
L'évêque de Pistoie imposait à son clergé ces
étranges réformes, dont il était l'inspirateur. Mais,
comme il prévit qu'il aurait à triompher de cer-
taines résistances, sa première pensée fut de per-
vertir l'enseignement théologique.
— 404 —
Il s'entoura donc de prêtres et de religieux avec
lesquels il était en communion d'idées, et leur
confia les postes les plus considérables. Il fonda en
outre plusieurs académies ecclésiastiques où l'on
enseigna ouvertement les erreurs de Jansénius.
De concert avec le gouvernement, Ricci créa une
imprimerie, afin de rééditer tout à son aise et de
vulgariser les ouvrages entachés de gallicanisme et
de jansénisme.
Les éditeurs de ces pamphlets odieux se propo-
saient, disaient-ils, « de dévoiler les injustes pré-
« tentions de cette Babylone spirituelle qui a
« bouleversé et dénaturé toute l'économie de la
« hiérarchie ecclésiastique, de la communion des
« saints et de l'indépendance des princes ».
Dans les écrits qu'il publia lui-même, l'évêque
de Pistoie se faisait le panégyriste des appelants de
France. A ses yeux Quesnel était un martyr de la
foi et Soanen un évêque selon le cœur de Dieu ;
quant aux autres jansénistes, ils avaient droit à
l'estime et à l'admiration de l'univers chrétien. Ses
déclamations contre la bulle Unigenitus, dans les
conférences qu'il donna, furent surtout un sujet de
scandale. Il poussa l'impudence jusqu'à se faire
l'avocat d'office des schismatiques d'Utrecht.
Le Souverain Pontife ne pouvait pas garder le
silence sur de pareils écarts. Toutefois il voulut
d'abord user de mansuétude à l'égard du no-
vateur, afin de le ramener à de meilleurs senti-
ments, au moyen de la persuasion. Pie VI procédait
toujours ainsi, à l'exemple de ceux qui l'avaient
— 405 —
précédé sur la chaire de saint Pierre. Mais Ricci,
au lieu de répondre par une soumission pleine et
entière aux exhortations du Chef de l'Eglise, pour-
suivit le cours de ses innovations sacrilèges ; et, s'il
n'y eut pas rupture ouverte entre Léopold et
le Saint-Siège, c'est que Pie VI fit preuve jusqu'au
bout de la plus grande modération.
L'évêque prévaricateur, voulant donner à ses
doctrines une consécration nouvelle et en assurer
le triomphe, réunit un concile diocésain, le 19 sep-
tembre 1786. Mais, comme il était persuadé, avec
raison, que son clergé ne lui fournirait pas assez
de complices, il appela des prêtres étrangers, dont
il connaissait les tendances peu orthodoxes, et leur
confia le soin de faire triompher ses projets de
réforme. Parmi ces théologiens à tout faire, on
remarquait Zola, Natali et Tamburini. Ce dernier
fut même choisi comme promoteur du synode, bien
qu'il n'eût pas le droit d'y assister.
Ce conciliabule dura dix jours. Il était composé
de deux cent trente-quatre prêtres, imbus la plu-
part des mêmes idées que leur évêque. Dans son
discours d'ouverture, Ricci osa dire aux membres
de l'assemblée : « L'Esprit-Saint descendra au
« milieu de vous, et vos oracles deviendront les
« oracles de Dieu lui-même ». On peut dire cepen-
dant qu'il n'avait pas une foi aveugle en l'assis-
tance divine ; car, pour amener ses curés à se mon-
trer dociles, il leur permit de prendre le rochet et
la couleur violette dans l'exercice de leurs fonc-
tions. Il les autorisa également à porter un chapeau
— 406 —
en tout semblable à celui des prélats romains. Il
espérait qu'en flattant ainsi la vanité de certains
prêtres, il contribuerait puissamment à assurer la
venue du Saint-Esprit.
Il était facile de prévoir quels seraient les ten-
dances du synode et le caractère de ces décisions. Les
doctrines de Baïus et de Quesnel y furent préconisées.
Ricci avait traduit les Réflexions morales de ce der-
nier et recommandé à son clergé de lire et de relire
ce livre d'or. On adopta ensuite comme règle de
foi plusieurs propositions condamnées dans la bulle
Unigenilus. On sait qu'en 1677 la faculté de Louvain
présenta un certain nombre d'articles à Innocent XI
comme entachés d'erreur, articles que les schis-
matiques d'Utrecht adoptèrent plus tard. Le synode
les admit, ainsi que les douze articles envoyés à Rome
en 1 725 par le cardinal de Noailles. — La dévotion
au Sacré-Cœur fut de nouveau condamnée et le
culte des images voué au mépris. On attaqua avec
violence les Ordres religieux. On sait que Ricci
avait formé le projet de les réduire tous à un seul.
Les vœux perpétuels n'eurent pas un meilleur sort.
Le synode les supprima, en même temps qu'il pro-
posait à l'admiration des fidèles et du clergé la
règle de Port-Royal.
Les décrets de l'assemblée schismatique de Pistoie
ne furent pas reçus avec docilité dans le grand-
duché de Toscane. Des contradicteurs s'élevèrent
de toutes parts, et Léopold, pour donner satisfac-
tion aux opposants, dut convoquer une assemblée
de trois archevêques et de quatorze évêques ,
— 407 —
chargés de préparer les matières que le concile
national aurait à traiter. Le souverain les invitait
à favoriser l'introduction dans leurs diocèses des
réformes que Ricci avait opérées dans le sien.
Léopold fut déçu dans son attente. Les prélats
ne se montrèrent pas d'une docilité aveugle. Les
archevêques de Florence, de Sienne et de Pise
et dix de leurs suffragants condamnèrent les inno-
vations de Ricci. C'est au palais Pitti, le 23 avril
1787, que cette assemblée entra en séance. Elle ne
se sépara que le 5 du mois de juin.
Voici les articles que l'on proposa aux délibéra-
tions des prélats réunis :
1 0 Réforme du bréviaire et du missel ;
2° Traduction du rituel en langue vulgaire , à
l'exception des paroles sacramentelles que l'on
continuerait à prononcer en latin ;
3° Préséance des curés sur les chanoines, même
dans la cathédrale ;
Ricci voulait encore que l'on rendît aux évêques
les droits dont ils jouissaient, disait-il, pendant les
premiers siècles de l'Eglise.
On devait aborder, en outre, une foule d'autres
questions, telles que : la multiplicité des autels dans
la même église, la suppression des autels privilé-
giés, les études ecclésiastiques et profanes, etc., etc.
Ricci demandait que l'on changeât la formule du
serment prêté par l'évèque au Souverain Pontife,
le jour de sa consécration.
L'évêque de Chiusi, dont l'orthodoxie valait celle
de son collègue de Pistoie et de Prato, avait publié
— 408 —
une pastorale que Rome crut devoir censurer. —
Supposant que les membres de l'assemblée se mon-
treraient moins sévères que le Saint-Siège, il de-
manda la permission de leur lire ce factura entaché
de schisme et d'hérésie. Mais le prélat rebelle se vit
trompé dans son attente ; car on renouvela contre
lui les censures dont le Chef de l'Eglise l'avait déjà
frappé. Ricci ne fut pas traité avec plus d'indul-
gence. Les évêques repoussèrent, sans hésiter, ses
projets de réforme.
Irrité de ne pouvoir triompher de ses adversaires,
le novateur demanda au grand-duc que l'assem-
blée fût dissoute ; ce qu'il obtint facilement.
L'attitude des évêques éclaira le peuple sur les
vrais sentiments de Ricci. Dès lors, ses diocésains
le regardèrent comme un brouillon de la pire espèce.
La foule se porta au palais épiscopal, s'empara des
archives, des livres et des manuscrits qui s'y
trouvaient, et en fît un feu de joie. Le prélat réussit
à se soustraire aux recherches des émeutiers. Il se
réfugia auprès de Léopold qui, non content de lui
donner asile, fit arrêter les coupables et menaça de
les châtier. Mais l'évêque intercéda pour eux et on
les remit en liberté.
Voulant le dédommager de ses pertes, le grand-
duc le nomma surintendant des biens enlevés aux
monastères supprimés. Cet emploi lui valait trois
mille écus de rente. Ricci les refusa.
Rien ne put le faire renoncer à ses plans de
réforme. Ne pouvant les poursuivre dans son dio-
cèse, il poussa le souverain à faire de nouvelles
— 409 —
tentatives auprès des autres évêques pour les ame-
ner à partager ses vues. Mais tout fut inutile. Non
contents de demeurer fermes dans la foi , les
prélats firent comprendre au souverain qu'il était
dangereux pour lui de persécuter l'Eglise , au
moment même où le philosophisme travaillait
sans relâche à ruiner sourdement les trônes de
l'Europe.
Cet avertissement ne fit pas une vive impression
sur Léopold.
Pie VI, voulant lui être agréable, avait érigé Pon-
trémoli en évêché. Le grand-duc présenta pour ce
nouveau siège une liste de quatre candidats. Le
dernier fut préféré par le Pape. Léopold s'en plaignit
amèrement. Il prétendit que le premier devait être
choisi, parce qu'il s'intéressait à lui plus qu'aux
autres. Etrange logique, en vérité, et digne à tous
égards d'un prince philosophe.
« Pie VI », dit l'auteur de Y Histoire civile, poli-
tique et religieuse de ce Pontife, « refusa de se prê-
« ter au désir du grand-duc, avec d'autant plus de
« justice, que son protégé était un janséniste for-
« cené, entièrement dévoué à l'évêque de Pistoie.
« Cette fermeté, toute nécessaire qu'elle était, pou-
« vait devenir le prétexte d'un nouvel orage. Le
« ministre Toscan écrivit au nonce que Pie VI
« devait, ou préférer la créature du grand-duc, ou
« exprimer le motif du rejet, afin qu'elle pût se jus-
« tifler. Cette déclaration fut accompagnée de toutes
« les menaces capables d'intimider un esprit moins
« affermi que celui du saint Pontife. Il n'en fut pas
- 410 —
« même ébranlé. Le nonce de Florence reçut des
« instructions très-énergiques de la cour de Rome,
\< et même l'ordre de se retirer, si Léopold continuait
« ses provocations. Mais ce prince n'avait prétendu
« qu'en essayer l'effet. Naturellement pacifique et
« timide, il craignit les dangers d'un schisme et
« les soulèvements du peuple, qui en sont commu-
« nément la suite. Il consulta son frère Joseph II,
« dont les prétentions contre le Saint-Siège n'étaient
« pas moins audacieuses que les siennes, et qui
« cependant lui conseilla de céder, et de sacrifier
« l'évêque de Pistoie. C'était l'époque où Joseph,
« en Allemagne, tracassait et vexait les nonces
« du Saint-Père. Il fut même tenté d'abolir la non-
« ciature. Avant d'exécuter ce projet, il consulta
« le conseil aulique, qui répondit que les nonces
« étaient autorisés dans l'empire par les lois consti-
« tutionnelles, à exercer leur juridiction dans tout
« ce qui tenait aux matières religieuses et cano-
« niques. Cette réponse arrêta le réformateur ».
La prudence de Joseph II fit faire à Léopold de
salutaires réflexions. Il déclara donc que jamais il
n'avait eu la pensée de méconnaître les droits et
l'autorité du Souverain Pontife. Il ajouta que ce
malentendu était le fait de quelques personnages
malveillants qui cherchaient à brouiller les deux
cours, et qu'il serait toujours disposé à arranger
les choses à l'amiable. Mais ces bonnes dispositions
ne devaient pas être de longue durée.
« Pie VI », ajoute l'historien que nous venons de
citer, « voulant effacer la trace de ses démêlés avec
- 411 —
« le grand-duc, fit enlever de chez les libraires de
« Rome tous les ouvrages qui en pouvaient rappeler
« le souvenir. Ricci , qui gouvernait toujours le
« prince, lui présenta cet acte de prudence sous les
« couleurs d'un renouvellement d'hostilités. Léo-
« pold crut user de représailles en poursuivant fous
« les livres imprimés à Rome contre les innova-
« tions qui se succédaient, ou qui étaient continuel-
« lement tentées au détriment de l'Eglise. De son
« côté, le Pape se vit obligé de supprimer la Gazette
« de Florence , toujours souillée d'invectives et de
« déclamations contre le Saint-Siège. Léopold ne
« garda plus de mesure, et revint au projet violent,
« qu'il exécuta sur l'heure, d'abolir la juridiction
« de la nonciature dans ses Etats. Cet acte d'autorité
« fut fait le 20 septembre 1788. L'édit de ce jour
« réduit les nonces aux seuls privilèges accordés
« aux ambassadeurs des souverains temporels. Il
« défend, sous peine de bannissement, à tous les
« religieux du grand-duché d'avoir aucune rela-
« tion avec les souverains étrangers, les déclarant
« soumis, pour le spirituel, aux évêques de leurs
« diocèses , et pour le temporel aux tribunaux
« séculiers. Il défend de plus tout appel au Saint-
« Siège, et statue que toute cause ecclésiastique
« sera portée en première instance à l'évêque, et
« décidée en dernier ressort par le métropolitain.
« C'était une véritable rupture avec le Saint-Siège » .
Le Pape fit appel une fois de plus à sa prudence
ordinaire. Un événement de ce genre pouvait avoir
de graves conséquences. Il le comprit et se hâta
— 412 —
d'écarter le péril, en nommant une commission de
cinq cardinaux, dont le choix révélait à lui seul la
sagesse du Pontife.
L'auteur de l'Histoire civile, politique et religieuse
de Pie VI, en nous faisant connaître les noms des
membres du Sacré-Collége qui furent chargés de la
mission délicate de réconcilier Léopold avec le Pape,
a soin de tracer en deux mots le portrait de
chacun d'eux. « C'étaient », dit-il, « Borroméo,
« homme d'esprit, d'un caractère singulier, mais
«incapable de mesures violentes; Palotta, qui,
« sous des formes brusques, cachait un sens très-
« droit, et dont les puissances n'avaient qu'à se
« louer ; Négroni, celui de tous les cardinaux qui
« leur était le plus agréable ; Zélada, dont les mœurs
« étaient douces, les lumières étendues, les ma-
« nières conciliantes ; enfin Buoncompagni, alors
« secrétaire d'Etat, et l'un des membres les plus
« éclairés du Sacré-Collége ».
Une congrégation composée de semblables élé-
ments aurait dû, semble-t-il, désarmer le grand-duc.
Malheureusement Léopold subissait l'influence de
Ricci et de ceux qui partageaient la haine du prélat
pour l'autorité du Saint-Siège. Le prince se montra
d'autant plus exigeant que le Pape était moins dis-
posé à user de rigueur.
Il alla jusqu'à demander que tous les papiers de
la nonciature lui fussent remis. Pie VI lui fit ré-
pondre « qu'il était prêt à tout souffrir plutôt que
« de commettre une bassesse, et que les papiers
« d'un ministre étranger lui paraissaient encore
— 413 —
« plus sacrés que sa personne ». Il réclama en même
temps avec fermeté contre le dernier édit du grand-
duc et la violation flagrante par ce souverain des
immunités de l'Eglise,
Comptant sur la victoire, Ricci ne garda plus
aucun ménagement. Il publia les actes de son sy-
node et les fit suivre d'un mémoire où la cour de
Rome était scandaleusement outragée. Chargé d'an-
noncer au cardinal Salviati que Léopold jugeait à
propos de retenir les revenus d'une riche abbaye
que ce dernier possédait en Toscane, il rédigea
ainsi la suscription de sa lettre : Au prêtre Sal-
viati, pour indiquer le mépris qu'il faisait de la
dignité cardinalice.
Le grand-duc ne s'en tint pas à son attitude in-
convenante à l'égard du Saint-Siège. Après avoir
adressé aux évêques de Toscane une circulaire
absolument schismatique, pour leur imposer les
principes et règlements du synode de Pistoie, il se
disposait à s'emparer du duché d'Urbin par la force
des armes. Mais Joseph II étant mort, Léopold lui
succéda.
C'est ainsi que la paix fut rendue à la Toscane.
« On vit renaître de leurs cendres les autels
« abattus , les monastères détruits , les monu-
« ments de la religion renversés par la philo-
« sophie Le nouveau grand-duc, moins enclin
« que son père à l'adoption des modernes
« systèmes , et commençant , comme tous les
« souverains de l'Europe, à redouter leurs désas-
« treuses conséquences, suivit d'autres maximes.
— 414 —
« Loin de protéger le turbulent évêque de Pistoie,
« il le relégua dans un couvent, après l'avoir forcé
« à donner sa démission de son évêché. Il se hâta
« d'annoncer cette nouvelle au Pape dans une lettre
« affectueuse ». « Ce fut ainsi », continue l'auteur
de Y Histoire civile, politique el religieuse de Pie VI,
« que les sages temporisations de ce Pontife, que
« sa constance, sa douceur et sa modération, qui
« jamais ne dégénérait en faiblesse, lui procurèrent
« la satisfaction de voir terminer le scandale des
« querelles que lui avait suscitées la cour de Tos-
« cane, querelles, qui, avec celles de Naples et de
« l'Allemagne, préparaient et annonçaient aux es-
« prits observateurs la révolution que le philoso-
« phisme devait opérer en Europe ».
Peu de temps avant la mort de Joseph II, Pie VI,
voyant qu'il ne pouvait rien par la douceur et la
persuasion, se disposait à fulminer le jugement de
la Congrégation dont nous avons parlé, jugement
qui condamnait à être brûlés par la main du bour-
reau les ouvrages de Ricci et les actes de son synode.
L'exécution de cette sentence fut suspendue, grâce
aux derniers événements. Toutefois, il importait que
Rome se prononçât sur les doctrines dont l'évêque
de Pistoie et ses adhérents s'étaient servis pour
agiter la Toscane et compromettre la paix des
âmes.
Le 28 août 1784, Pie VI publia donc la bulle
Anctorem fidei. Après avoir invoqué l'Esprit-Saint,
le Pontife condamne solennellement quatre-vingt-
cinq propositions du synode de Pistoie. Sept sont
— 415 —
qualifiées de la note d'hérésie. Les autres sont dé-
clarées schismatiques, erronées, subversives de la
hiérarchie ecclésiastique, fausses, téméraires, capri-
cieuses, injurieuses à l'Eglise et à son autorité, con-
duisant au mépris des sacrements, des pratiques du
culte, etc. Il y en avait enfin qui étaient considérées
comme troublant l'ordre des diverses églises, le
ministère ecclésiastique , le repos des chrétiens ;
comme s'opposant aux décrets du concile de Trente
et blessant la vénération due à la Mère de Dieu. Le
Pape constatait en outre que toutes ces erreurs
avaient été déjà frappées des anathèmes de l'Eglise
dans Wiclef, Luther, Baïus, Jansénius et Quesnel.
L'épiscopat du monde entier adhéra à cette déci-
sion du Souverain Pontife, soit explicitement, soit
implicitement. Le cardinal Litta fait observer, dans
une de ses lettres, que Pie VI « renouvela en cette
« circonstance tous les actes de ses prédécesseurs,
« et que, de plus, il condamna formellement l'adop-
« tion de la déclaration de 1682 ».
Le même auteur a consigné dans une. note les
réflexions suivantes : « La bulle A uctorem fidei a
« été reçue formellement par une grande partie
« des évêques de la catholicité, et tacitement par
« les autres. Elle est donc, selon les gallicans
« eux-mêmes, une règle de foi et de doctrine, dont
« il n'est pas permis de s'écarter. Or, cette bulle
« déclare téméraire et scandaleuse l'adoption faite
« par le concile de Pistoie. Et qu'on ne s'imagine
« pas que cette censure n'atteint la déclaration de
« 1 682 qu'en tant que le synode la présente comme
— 41G —
« contenant des doctrines de foi ; car le Souverain
« Pontife rappelle en outre les décrets de ses prédé-
« cesseurs qui l'ont im prouvée, cassée et déclarée
« nulle, et par cela même les confirme. Or, de
« l'aveu de tous les catholiques, une bulle dogma-
« tique acceptée, nous ne disons pas seulement par
« la majorité des évêques, mais par tous les évê-
« ques, est un décret irréformable de l'Eglise
« universelle. Que chacun rentre donc en sa con-
« science, et réponde à cette question, la seule qui
« soit à résoudre : Est-il permis de soutenir une
« doctrine que l'Eglise universelle déclare être
« souverainement injurieuse au Saint-Siège, une
« doctrine qu'elle réprouve et condamne, et qu'elle
« ordonne expressément de réprouver et de condam-
« ner ? »
Aux nombreuses douleurs morales que ressentit le
Souverain Pontife se mêlèrent cependant quelques
consolations. Les Etats-Unis d'Amérique venaient
de se soustraire, avec l'appui de la France, au
joug de l'Angleterre, leur métropole. Des catholi-
ques européens étaient allés, en grand nombre, se
fixer dans ce pays pendant la dernière moitié du
xvme siècle.
Après la guerre de l'indépendance, ils manifes-
tèrent le désir d'avoir un évêque, et le congrès,
quoique composé en partie de protestants, fit droit
à leur demande. Ils prièrent alors le Souverain
Pontife de mettre le comble à leurs vœux, en éri-
geant un siège à Baltimore et en y nommant un
titulaire. Pie VI accéda au vœu qui lui était
— 417 —
exprimé ; mais il laissa au clergé catholique le soin
de désigner le candidat qui avait sa préférence, se
réservant la faculté de confirmer son choix. Jean
Carrol réunit la majorité des suffrages et reçut,
avec la dignité épiscopale, le titre de légat du
Pape.
Le grand Frédéric, sans nul souci de ce que
penseraient de lui ses coréligionnaires et les mem-
bres de la secte philosophique, promit à Pie VI de
respecter les propriétés ecclésiastiques, et donna
aux Jésuites une bienveillante hospitalité. Catherine,
oubliant, elle aussi, les rapports compromettants
qu'elle entretenait avec les encyclopédistes, permit
à ces religieux de résider dans ses Etats. Elle
écrivit ou fit écrire au Souverain Pontife qu'elle les
croyait nécessaires à l'éducation de ceux de ses
sujets qui professaient la religion catholique, et
les autorisa à correspondre librement avec le Chef
de l'Eglise. En 1783, l'impératrice laissa au nonce
apostolique le soin de désigner un évêque pour le
siège de Polorsko devenu vacant.
La Pologne manifesta aussi une déférence res-
pectueuse pour le Saint-Siège. Le venin de la philo-
sophie ne s'y montra qu'en 1 778, époque à laquelle
Zamoïski fit paraître un projet de code où se révé-
lait une sourde hostilité envers le pouvoir ponti-
fical. Mais le clergé polonais protesta contre ces
tendances, et la diète de 1780 les repoussa avec
indignation. Celui qui les avait conçues se vit con-
traint de quitter le pays.
La diète s' étant de nouveau assemblée en 1789,
Pie vi. 27
— 418 —
le Pape lui adressa une lettre touchante. « Nous
« croyons », disait le Pontife, « nous acquitter des
« devoirs que nous impose notre amour paternel,
« non pas en vous exhortant à la vertu, mais en
« vous faisant connaître ce que nous attendons de
« la vôtre. Vous savez combien le temps présent est
« plein d'envie et d'offense envers la sainte Eglise,
« les choses sacrées et les hommes voués à Dieu.,..
« Quoique vous y soyez portés de vous-mêmes,
« nous vous exhortons encore à conserver dans
« vos comices l'esprit qui vous rendra favorable le
« Dieu des conseils et des œuvres ».
Ces avis de Pie VI furent reçus avec une docilité
vraiment chrétienne. La diète opéra des réformes
qui étaient marquées au coin de la sagesse et de
l'équité. Tout se fit d'ailleurs avec le concours du
nonce apostolique. « Les revenus des évêchés du
« Royaume furent fixés à 100,000 florins polonais,
« environ 55 mille livres de France. Ce décret
« améliora le sort de la plupart des évêques. Mais
« les Etats, sachant allier la justice avec l'utilité
« et respecter les droits sacrés de la propriété,
« fixèrent l'exécution de la loi au décès des posses-
« seurs actuels. La prévoyance du Pape exigea que
« les évêchés fussent dotés en terres. Il pensait
« avec raison que le traitement des ministres de
« l'autel ne doit pas dépendre de la bonne ou mau-
« vaise gestion d'un contrôleur général, de l'état
« prospère ou délabré des finances publiques ; qu'il
« importait à la considération du clergé d'avoir une
« existence indépendante du hasard et du caprice
— 419 —
« des gouvernements. La diète, voyant île culte
« aboli en France, voulut prévenir un semblable
« désastre dans la Pologne. Elle crut devoir élever
« un rempart pour défendre le royaume des ag-
« gressions de l'impiété, et fit solennellement, le
<\ 28 septembre 1790, la déclaration que tous les
« hommes sages de l'assemblée nationale de France
« sollicitèrent vainement ; elle déclara que la re-
« ligion catholique serait la religion dominante
« en Pologne (1) ».
Un autre souverain qui n'était pas en commu-
nion avec Rome, Gustave III, roi de Suède, ne
cessa, lui aussi, de manifester à Pie VI une affec-
tion toute filiale. Il accorda à ses sujets catholiques
la plus grande liberté. A la suite de l'édit qu'il
publia en 1781, le jeune monarque fit dire au
Souverain Pontife « que le style de ce document
« était adapté à l'esprit du peuple suédois, mais
« que ses statuts étaient conformes à l'esprit de
« la tolérance la plus douce ».
Nous avons parlé, nos lecteurs s'en souviennent,
du voyage que ce souverain fit en Italie. Arrivé à
Pise en même temps que Joseph II, il écrivit au
Saint-Père une lettre affectueuse pour lui annoncer
son arrivée à Rome. Il disait, entre autres choses,
que les catholiques de son royaume jouiraient
toujours de sa protection. Le lendemain, il assistait
à l'office dans la basilique de Saint-Pierre. La dou-
ceur de son caractère et sa gracieuse affabilité lui
concilièrent tous les cœurs. Le cardinal Antonelli
(1) Histoire civile, politique et religieuse de Pie VI.
- 420 —
l'ayant remercié de sa bienveillance pour les catho-
liques, il lui répondit que, « si Dieu daignait pro-
« longer son existence, il ferait plus encore en leur
« faveur » . Le malheureux souverain ne soupçonnait
pas alors que ses jours étaient comptés et qu'un affi-
lié des loges maçonniques devait lui arracher la vie.
Pie VI, pour témoigner sa reconnaissance au roi
de Suède, ne s'opposa point à ce que l'on célébrât,
dans le palais habité par le prince, l'office suivant
le rite luthérien.
Gustave voulut visiter le collège de la Propa-
gande. Il y fut reçu en souverain. Son étonnement
égala sa reconnaissance, lorsqu'on lui présenta son
éloge en quarante-six langues différentes.
S'étant ensuite rendu à Naples, il traversa les
Marais-Pontins, où il put admirer les travaux mer-
veilleux que Pie VI avait fait exécuter quelques
années auparavant.
Après une absence de six semaines, il revint à
Rome, afin d'assister aux solennités de la semaine
sainte. Gustave III fut tellement émerveillé de ces
imposantes cérémonies, qu'il déclara hautement
que les protestants avaient tort de blâmer la pompe
du culte catholique ; car, ajoutait-il, rien n'est plus
convenable que d'entourer la religion de tout ce
qui peut la rendre imposante. Il s'intéressait aux
moindres détails de notre liturgie et le Pape montra
le plus vif empressement à satisfaire sa curiosité.
CHAPITRE XXV.
Sommaire. — Progrès de l'impiété en France. — Commission des Réguliers
présidée par Loménie de Brienne. — Réunion des Antonins aux Chevaliers
de Malte. — Suppression des Célestins. — Protestations du clergé de France
contre la Commission. — Retour de Voltaire à Paris. — Ovations qu'il y
reçoit. — 11 tombe malade. — Son entrevue avec l'abbé Gaultier. — Ce qu'il
faut penser de sa rétractation. — Il recouvre la santé. — Sa rechute et sa
mort. — Ce qu'a écrit le docteur Tronchin des derniers moments de Voltaire.
— Les disciples du philosophe publient une édition complète de ses œuvres.
— Protestation du clergé de France par l'organe de Mgr Dulau. — Ruine de
nos finances. — On songe à convoquer les Etats-généraux. — Réunion des
notables, le 9 novembre 1788. — Election des députés. — Cahiers de la no-
blesse, du Tiers-Etat et du clergé. — Quel en était l'esprit.
Nous allons reporter nos regards sur la France.
Ce malheureux pays, nos lecteurs l'ont vu, était
devenu la proie des philosophes. Le pouvoir, au
lieu de protéger la société contre l'action dissol-
vante de leurs doctrines, faisait preuve, au con-
traire, d'une faiblesse inexplicable.
Les encyclopédistes avaient des intelligences non-
seulement parmi les ministres, les magistrats et les
membres de la noblesse, mais encore dans le clergé.'
Nous avons, dans un autre chapitre, parlé de la
commission des réguliers et de Loménie de Brienne,
archevêque de Toulouse. Aux yeux de ce prélat
qui, dit-on, ne croyait pas en Dieu, il s'agissait non
de réformer les Ordres religieux, mais bien de les
détruire. Ajoutons que les intéressés lui facilitaient
— 422 —
parfois le moyen d'atteindre son but, en ne résis-
tant pas avec énergie aux empiétements de la
commission.
Les Antonins, dont la maison principale était en
Dauphiné, apprirent que leur Ordre était voué à la
suppression. Le chapitre général fît entendre quel-
ques réclamations, mais, désespérant de la victoire,
il consentit à s'unir aux Chevaliers de Malte. A
cette nouvelle, Loménie de Brienne, qui voyait sa
proie lui échapper, laissa éclater sa colère à l'as-
semblée de 1775. Le gouvernement ne tint aucun
•compte de ses protestations, et, en 1777, le Pape
consacra l'union des deux Ordres.
Les Célestins furent moins heureux. Cet Ordre
avait en France de nombreuses communautés,
et sa fortune était considérable. Fondé par le pape
Célestin V, il se faisait remarquer dans le prin--
cipe par la sévérité de sa discipline. Mais les liens
s'en étaient relâchés, et, si la vie de ses membres
continuait à être régulière dans le sens large du
mot, il est certain qu'elle manquait d'austérité
monacale.
Il eût été facile de remédier au mal et de corriger
les abus que l'on reprochait à ces religieux. Mal-
heureusement le prieur de la maison de Lyon, qui
aurait dû, l'un des premiers, se consacrer à cette
noble et sainte mission, ne rougit pas de solliciter
la sécularisation. « A la suite de plusieurs in-
« trigues », dit Mgr Jager, « et appuyé du commis-
« saire du roi qui présidait le chapitre général de
« l'Ordre au couvent de Limay, près de Mantes, il
— 423 —
« parvint à se faire élire vicaire général pour la
« France ; et dans ce chapitre même, comme quel-
« ques-uns demandaient de rentrer dans l'obser-
« vance des règles, il osa dire qu'elles étaient bien
« sévères, et oubliées depuis longtemps ; que pour
« lui il se sentait hors d'état de les observer, et
« qu'il regardait comme impossible de les mettre
« en vigueur. Il déclara en conséquence consentir
« à la destruction de l'Ordre, non, dit-il, par aver-
« sion pour la Règle, mais comme la suite malheu-
« reuse des circonstances où l'on se trouvait.
« Ce langage audacieux et la connivence mani-
« feste de la commission des réguliers, représentée
« par M. de Cicé, ne pouvait que déterminer tous
« les religieux las de leur vocation à lever la tête.
« Les réclamations de ceux qui lui demeuraient
« fidèles furent étouffées par la voix de la multitude,
« et le P. Saint-Pierre put expédier à Rome une
« délibération du chapitre, rédigée conformément
« à son discours. A Rome, on trouva le moyen de
« tout représenter sous un point de vue faux ou
« exagéré, et le nombre des défaillants, et la gran-
« deur des dérèglements, et la nature des délibé-
« rations du chapitre général. Cependant le Pape
« Pie VI ne prononça que la suppression de six
« couvents sur vingt-deux, bien loin de consentir à
« l'extinction totale de l'Ordre, comme on l'y pous-
« sait. Mais il paraît que, pour la mettre à exécution,
« on n'attendit pas même la décision du Souverain
« Pontife. Quand elle arriva, tel avait été l'empres-
« sèment de la commission, que toutes les maisons
— 42/, —
« étaient déjà fermées, tous les religieux séculari-
« sés, tous les biens aliénés et le mobilier vendu ou
« gaspillé. Le vicaire général, véritable mercenaire
« et non point pasteur du corps dont il devait être
« jusqu'à la fin le défenseur et l'appui, en avait
« complètement abandonné la direction. Des deniers
« mêmes de la Congrégation, il avait acheté en
« Franche-Comté une maison de campagne où il
« s'était retiré et vivait en séculier ».
Enhardie par ce succès inattendu, la commission
des réguliers s'attacha, dès lors, à jeter la division
dans toutes les communautés du royaume. Aussi, à
l'assemblée de 1780, les évêques , par l'organe de
Mgr Dulau, archevêque d'Arles, firent entendre
leurs plaintes à cet égard. « En moins de neuf ans »,
disait le rapporteur , « nous avons vu tomber et
« disparaître neuf congrégations. L'Ordre de la
« Merci paraît ébranlé jusque dans ses fondements,
« et le même orage gronde au loin sur les autres
« conventualités. On répand l'opprobre sur une
« profession sainte. L'insubordination exerce au
« dedans ses ravages. La cognée est à la racine de
« l'institut monastique et va renverser cet arbre
« antique déjà frappé de stérilité dans plusieurs de
« ses branches ».
Les parlements eux-mêmes , scandalisés de la
conduite odieuse des réformateurs, se joignirent à
l'assemblée pour empêcher la disparition de l'Ordre
de la Merci et de la congrégation de Saint- Maur.
« La commission des réguliers », lisons-nous dans
les remontrances que le parlement de Paris adres-
— 425 —
sait au roi en 1784, « n'a fait jusqu'ici que détruire
« et non réformer ».
Sur ces entrefaites Voltaire, faisait des démarches
pour obtenir l'autorisation de rentrer à Paris. Rien
ne put vaincre l'obstination de Louis XV sur ce
point ; mais Louis XVI, dont la faiblesse de carac-
tère égalait la droiture, finit par céder aux sollicita-
tions des courtisans qui étaient presque tous affiliés
à la secte. Ce fut au mois de février 1778 que le
patriarche de Ferney reparut au milieu de ses
adeptes. Les ovations qu'on lui décerna contribuè-
rent à abréger ses jours. Le 2 mars, il tomba ma-
lade assez gravement pour consentir à recevoir un
prêtre ; car, disait-il , « je ne veux pas qu'on jette
« mon corps à la voirie ». Il souscrivit même une
rétractation que signèrent l'abbé Mignot , son
neveu, et le marquis de Villevieille.
On a prétendu qu'il s'était confessé ; mais la
preuve qu'il n'en est rien, c'est que l'abbé Gaultier,
en se retirant, lui déclara que la pièce qu'il venait
de lui remettre lui paraissait insuffisante , à cause
surtout des réserves qu'il y faisait. « Dès lors »,
fait observer Mgr Jager , « comment eût-il pu le
« confesser et l'absoudre ? A plus forte raison ne lui
« ofïrit-il pas de le communier séance tenante,
« comme l'affirme avec mauvaise foi d'Alembert.
« L'aumônier des Incurables savait bien que l'admi-
« nistration des sacrements in extremis est une
« fonction réservée au curé ou à ses délégués, et il
« n'avait pas de délégation ».
Voltaire se releva de cette crise, si bien qu'il put
— 426 —
assister à la représentation $ Irène, se rendre à
l'Académie française et se faire recevoir franc-ma-
çon à la loge des Neuf-Sœurs.
Mais les vomissements de sang ne tardèrent pas
à reparaître. Le docteur Tronchin, appelé en toute
hâte, crut devoir déclarer au malade lui-môme
que le danger lui paraissait des plus sérieux. « S'il
« meurt gaiement, comme il l'a promis », écrivait le
médecin, « je serai bien trompé il se laissera
« aller à la peur de quitter le certain pour l'incer-
« tain S'il conserve la tête jusqu'au bout, ce
« sera un plat mourant ».
Les prévisions de Tronchin furent dépassées ; il
l'affirme lui-même. « Si mes principes avaient be-
« soin que j'en resserrasse les nœuds », écrivait-il
encore, « l'homme que j'ai vu dépérir, agoniser et
« mourir sous mes yeux, en aurait fait un nœud
« gordien Je ne me le rappelle pas sans hor-
« reur. Dès qu'il vit que tout ce qu'il avait tenté
« pour augmenter ses forces avait produit un effet
« contraire, la rage s'est emparée de son âme.
« Rappelez-vous les fureurs d'Oreste, ainsi est mort
« Voltaire ».
Ce témoignage peu suspect du docteur Tronchin,
qui était protestant, concorde avec celui des domes-
tiques de Voltaire, qui disaient, dans leur langage
pittoresque : « Si le diable pouvait mourir, il ne
« mourrait pas autrement ».
Le coryphée de l'impiété était à peine descendu
dans la tombe que ses disciples annoncèrent une
édition de ses œuvres complètes. C'était un défi
— 427 —
jeté à l'église de France. Les évêques relevèrent
le gant et firent entendre en 1780 d'énergiques
protestations. Mgr Dulau, dans son rapport sur les
mauvais livres, s'exprimait en ces termes : « Toutes
« les provinces consternées défèrent unanimement
« à la sollicitude de l'assemblée générale du clergé
« cette redoutable nuée de productions antichré-
« tiennes, répandues avec impunité de l'enceinte
« de la capitale aux extrémités du royaume. Loin
« que les démarches éclatantes des précédentes as-
« semblées aient mis quelques bornes à l'activité
« d'une contagion si dangereuse, de nouveaux scan-
« dales ont signalé, pour ainsi dire, les tristes révo-
« lutions de chaque année. Cet écrivain fameux
« (Voltaire), moins connu parla beauté de son génie
« et la supériorité de ses talents que par une guerre
« persévérante et implacable qu'il a eu le malheur
« de soutenir, durant plus de soixante ans, contre
« le Seigneur et son Christ, on ne se lasse pas de
« l'exposer aux hommages et à la vénération pu-
« blique, non-seulement comme la gloire des lettres
« et le modèle de ceux qui les cultivent, mais encore
« comme le bienfaiteur de l'humanité et le restau-
« rateur des vertus sociales et patriotiques. La voie
« des souscriptions a été plus d'une fois ouverte et
« tolérée en faveur d'ouvrages qui respirent une in-
« dépendance sans bornes et la haine de toute auto-
« rité. Enfin, par un attentat qui a retenti jusqu'au
« fond du sanctuaire, un ancien religieux, encore
« revêtu des livrées ecclésiastiques et même décoré
« de l'auguste caractère du sacerdoce, est haute-
- 428 —
« ment proclamé comme l'auteur d'un écrit semé des
« blasphèmes les plus révoltants (1). Son portrait et
« son nom figurent à la tête d'une édition récente,
« sans de sa part aucun désaveu qui rassure et con-
« sole la piété des fidèles ; tant l'oubli des principes
« a fait d'effrayants progrès , tant dorment d'un
« sommeil profond les notions les plus élémentaires
« de la bienséance et de la pudeur ! Il est temps de
« mettre un terme à cette affreuse léthargie. C'est
« une réclamation efficace et non des plaintes tou-
« chantes que l'Eglise éplorée attend du crédit et du
« zèle de ses pontifes réunis. Que demanderons-
« nous à l'autorité souveraine? Que ferons-nous,
« nous-mêmes, en ces déplorables circonstances ?
« Tel est le double point de vue bien digne d'être
« pris en considération, dans la plus intéressante
« matière qui puisse occuper des pasteurs et des
« citoyens ».
Nous avons dit ailleurs que les ministres de
Louis XV et de Louis XVI étaient affiliés à la secte
philosophique et favorisaient de leur mieux son
œuvre antireligieuse. Toutefois, ils étaient obligés,
à cause de l'opinion publique et de l'attachement
du monarque aux enseignements de l'Eglise, de
dissimuler leur complicité sous les apparences d'un
rigorisme inapplicable. Mgr Dulau n'hésita pas à
dévoiler cette manœuvre hypocrite. « Aux termes
« des ordonnances même les plus récentes », di-
sait-il, « la peine de mort a été prononcée contre
« tous ceux qui seraient convaincus d'avoir com-
(1] Raynal.
— 429 —
« posé, imprimé, ou répandu des écrits tendant à
« attaquer la religion. . . Or, sans vouloir porter
« des regards indiscrets sur les actes de la puis-
« sance souveraine, nos entrailles paternelles fré-
« missent à la vue de ces dispositions rigoureuses.
« Appelés à un ministère de douceur et de charité,
« le glaive suspendu sur la tête des délinquants
« nous force à dissimuler les infractions les plus
« caractérisées. La même considération a pu quel-
« quefois enchaîner l'activité des plus vertueux
« magistrats ».
Toutes ces remontrances demeurèrent sans ré-
sultat.
Cependant l'état des finances devenait de plus en
plus inquiétant, grâce à la guerre d'Amérique et à
la mauvaise administration de Loménie de Brienne,
devenu ministre. Le clergé n'hésita pas à faire de
grands sacrifices pour aider le pouvoir à com-
bler le déficit, et réparer les fautes de M. de
Calonne et de son successeur, l'archevêque de
Sens. Tout fat inutile. De Brienne dut se reti-
rer, après avoir fait preuve d'une incapacité déplo-
rable. Necker rétablit l'ordre dans les finances, et
peut-être fùt-il parvenu à éloigner la catastrophe
dont la France était menacée, si à ses capacités
financières il avait joint les autres qualités qui font
l'homme d'Etat. Mais il appartenait à l'école de
Rousseau, un écrivain dont les contradictions in-
conscientes ou volontaires seront toujours funestes
au politique malavisé qui s'en fera l'admirateur.
De Brienne, voulant se soustraire aux redou-
— 430 —
tables conséquences de son incapacité administra-
tive, eut la pensée de convoquer les Etats-généraux.
Et, comme s'il avait craint de voir les électeurs
faire preuve de sagesse dans le choix de leurs
mandataires, il invita les gens de lettres à publier
leurs idées à l'endroit de cette question. La liberté
de la presse une fois déchaînée, les écrivains ne
gardèrent plus aucune mesure.
Il était difficile à Necker d'opposer une digue au
torrent débordé. La seule chose qu'il eut eu à faire,
c'était de diriger le mouvement, de manière à con-
tenir dans de justes limites les prétentions du Tiers-
État. Mais il avait un esprit trop hésitant pour une
tâche aussi difficile. D'un autre côté, il craignait de
compromettre la popularité de son nom, s'il ne
cherchait pas, comme on l'a soutenu, à humilier les
deux premiers ordres du royaume.
Le 9 novembre 1 788, le roi ouvrit en personne
l'assemblée des notables, qui décida : V qu'aucune
propriété territoriale ne serait exigée pour être éli-
gible aux Etats-généraux ; 2° que les députés du
Tiers seraient égaux en nombre aux députés réunis
de la noblesse et du clergé. Il fut, dès lors, facile de
prévoir les événements douloureux dont la France
allait être le théâtre.
Les grandes assemblées politiques sont inca-
pables de réformer un pays. Depuis quatre-vingts
ans, nous travaillons à prouver cette vérité, à nos
propres dépens et sans paraître en avoir conscience.
Le 24 janvier 1789, on publia le règlement
pour les élections des députés.
— 431 —
Dans la plupart des provinces les populations ne
cessèrent point d'être calmes. Seul le Midi fut vio-
lemment agité.
Quand on connut le résultat des élections, une
vague inquiétude s'empara des esprits. Les cahiers
que les électeurs avaient remis à leurs manda-
taires se faisaient pourtant remarquer par une
modération pleine de sagesse. On demandait una-
nimement le maintien de la royauté, l'inviolabilité
du pouvoir et la responsabilité des ministres.
On insistait seulement pour que les lois fussent
faites et les impôts votés par les Etats-généraux
convoqués périodiquement. On pensait que, grâce
à cette réforme, on échapperait aux dangers de l'ar-
bitraire, sans que le pouvoir s'en trouvât affaibli.
Toutes les classes de citoyens devaient contribuer
à l'impôt dans la mesure de leurs ressources. On
proclamait l'égalité devant la loi, tout en respec-
tant la diversité des conditions. Les électeurs de-
mandaient l'extinction de la dette et repoussaient
avec instance la création éventuelle d'un papier-
monnaie.
Les cahiers du clergé se distinguaient par leurs
tendances libérales. Louis Blanc lui-même en fait
l'aveu.
Voici comment s'exprime M. de Poncins au sujet
de cette question : « La majorité », dit-il, « solli-
« citait dans les villes, bourgs et villages, l'établis -
« sèment d'une même forme d'administration pour
« toutes les municipalités. Que les municipalités,
« disent ces cahiers, soient réintégrées dans le droit
— /,32 —
« de choisir librement leurs magistrats; qu'elles
« soient chargées de leur police intérieure. Et à
« cette occasion on proposait des réformes dans les
« établissements de charité, etc., etc. Enfin, pour
« donner à l'ensemble des réformes réclamées un
« point d'appui qui ne pût leur manquer, le clergé,
« avec une sagacité remarquable, réclamait Yinstitu-
« tion d'un même code civil et d'un même code de procé-
« dure pour toute la France, la publicité des procédures,
« l'adoucissement et l 'égalité des peines, l'abolition
« des supplices qui équivalent à des tortures, la sup-
« pression des confiscations, du bannissement, l'établis-
« sèment dss maisons de correction ».
« Sur la question de l'impôt, le clergé était una-
« nime. Il renonçait à ses privilèges, consentait à
« l'égale répartition ; seulement il demandait que la
« dette du clergé, ayant été contractée au service
« de l'Etat, fût réunie à la dette publique ; et quel-
« ques cahiers voulaient que les ecclésiastiques fus-
« sent chargés de l'assiette et de la perception de
« l'impôt territorial qui tomberait sur leurs biens.
« D'ailleurs, il réclamait vivement contre l'immu-
« nité des fiefs nobiliaires ; les journaliers seuls de-
« vaient être affranchis de l'impôt; il ajoutait que, si
« des impôts de consommation étaient jugés néces-
n saires^'/ fallait qu'ils fussent appliqués principalement
« aux objets de luxe ; il voulait que, sous aucun pré-
« texte, on ne saisît les meubles et les outils du pauvre.
« Que les Etats-généraux avisent, disaient quelques
« cahiers, aux moyens de faire contribuer les capita-
« listes et les commerçants de la manière la moins
- 433 —
« arbitraire et la plus juste. Ceux qui ont des
« rentes doivent également être assujettis à une
« retenue (1) ».
Sait-on de quelle manière la question de l'ensei-
gnement était envisagée par le clergé ? « Ce qui
« doit attirer les soins paternels de Sa Majesté »,
lisons-nous dans la plupart de ses cahiers, « c'est
« l'éducation publique. Ce sont les collèges qui
« préparent des citoyens de toutes les classes à
« l'État, des militaires aux armées, des juges aux
« tribunaux, des ministres au sanctuaire ; c'est
« dans les collèges que la jeunesse doit puiser les
«bons principes avec les connaissances, et que
« l'esprit et le cœur doivent être cultivés à la fois.
« Tous les bons citoyens, et surtout les ministres de
« la religion, gémissent sur l'état de décadence où
« l'éducation est tombée en France La déca-
« dence des mœurs tient visiblement aux vices de
« notre éducation ; il n'est pas de bon citoyen qui
« ne désire une réforme dans cette partie. Sa
« Majesté doit être de la plus scrupuleuse attention
« à un article aussi important d'où dépendent le
« développement des talents, la tranquillité des
« familles, les mœurs publiques et la gloire natio-
« nale. Il est urgent de prendre toute sorte de
« précautions qui assurent un choix sage et éclairé
« des instituteurs, de leur procurer la considéra-
« tion et l'encouragement dus à de si belles fonc-
« tions, de leur fixer un traitement honnête et des
« retraites convenables ».
(1) De Poncins, Les Ca/tiers de 89.
Pie VI.
28
— 434 —
Les cahiers de la noblesse et du Tiers-État sont
d'une infériorité immense, ajoute le même auteur,
comparés à ceux du clergé, sur la question de
l'éducation.
NOTES HISTORIQUES
Note A.
LES ORIGINES DE LA FRANC - MAÇONNERIE,
D'APRÈS UN ANCIEN AUTEUR.
La Franc-Maçonnerie est la quintessence de toutes les héré-
sies qui ont divisé l'Allemagne, dans le seizième siècle. Les
Luthériens, les Calvinistes, les Zwingliens, les Anabaptistes,
les nouveaux Ariens, tous ceux, en un mot, qui attaquent les
mystères de la religion révélée, tous ceux qui disputent à Jésus-
Christ sa divinité, à la sainte Vierge sa maternité divine ; tous
ceux qui ne reconnaissent point l'autorité de l'Eglise catho-
lique, ou qui rejettent les sacrements ; ceux qui n'espèrent point
une autre vie ; qui ne croient pas en Dieu, soit parce qu'ils se
persuadent qu'il ne se mêle pas des choses de ce monde, soit
parce qu'ils désirent qu'il n'y en ait point ; voilà tous ceux qui
ont donné naissance à la Franc-Maçonnerie, ou avec lesquels
les Francs-Maçons se sont associés, et dont leur ordre royal est
aujourd'hui formé. La preuve sera facilement saisie par tous
ceux qui possèdent l'histoire des derniers temps. Nous allons
faire quelques rapprochements qui aideront, à ceux qui n'ont
pas sous leur main les livres historiques, à trouver le fil qui
leur suffira pour sortir du labyrinthe dans lequel on les a adroi-
tement engagés.
C'est de l'Angleterre que les Francs-Maçons de France préten- -
dent tirer leur origine ; c'est donc chez nos voisins qu'il faut
examiner les progrès de la Maçonnerie. Il n'y était pas question
d'eux au commencement du dix-septième siècle. Ce ne fut que
vers le milieu, qu'il y furent soufferts sous le règne de Cromwel,
parce qu'ils s'incorporèrent avec les indépendants qui formaient
alors un grand parti. Après la mort du grand protecteur, leur
crédit diminua, et ce ne fut que vers la fin du même siècle qu'ils
parvinrent à former des assemblées à part, sous le nom de
freys-maçons, d'hommes libres ou de maçons libres ; et ils ne
furent connus en France et ne réussirent à s'y faire des prosé-
lytes que par le moyen des Anglais et des Irlandais, qui passè-
rent dans ce royaume avec le roi Jacques et le prétendant. C'est
parmi les troupes qu'ils ont été d'abord connus, et par leur
moyen qu'ils ont commencé à se faire des prosélytes, qui se
sont rendus redoutables depuis 1760, qu'ils ont eu à leur tète
M. de Clermont, abbé de Sainl-Germain-des-Prés.
Mais il faut remonter plus haut pour avoir la première et la
vraie origine de la Franc-Maçonnerie. Vicence fut le berceau de
la Maçonnerie en 1546. Ce fut dans la société des athées et des
déistes, qui s'y étaient assemblés pour conférer ensemble sur
les matières de la religion, qui divisaient l'Allemagne dans un
grand nombre de sectes et de partis, que furent jetés les fonde-
ments de la Maçonnerie : ce fut dans cette académie célèbre que
l'on regarda les difficultés, qui concernaient les mystères de la
religion chrétienne, comme des points de doctrine qui appar-
tenaient à la philosophie des Grecs et non à la foi.
Ces décisions ne furent pas plutôt parvenues à la connais-
sance de la république de Venise, qu'elle en fit poursuivre les
auteurs avec la plus grande sévérité. On arrêta Jules Trévisan
et François de Rugo qui furent étouffés. Bernardin, Okin, Lœlius
Socin, Péruta, Gentilis, Jacques Chiari, François le Noir, Darius
Socin, Alcias, l'abbé Léonard, se dispersèrent où ils purent; et
cette dispersion fut une des causes qui contribuèrent à répandre
leur doctrine en différents endroits de l'Europe. Lailius Socin,
après s'être fait un nom fameux parmi les principaux chefs
des hérétiques, qui mettaient l'Allemagne en feu, mourut à
Zurich, avec la réputation d'avoir attaqué le plus fortement la
vérité du mystère de la sainte Trinité, de celui de l'Incarnation,
l'existence du péché originel et la nécessité de la grâce de
Jésus-Christ.
Laelius Socin laissa, dans Fauste Socin, son neveu, un défen-
seur habile de ses opinions ; et c'est à ses talents, à sa science,
à son activité infatigable et à la protection des princes qu'il sut
mettre dans son parti, que la Franc-Maçonnerie doit son origine,
ses premiers établissements ét la collection des principes qui
sont la base de sa doctrine.
Fauste Socin trouva beaucoup d'oppositions à vaincre pour
faire adopter sa doctrine parmi les sectaires de l'Allemagne ;
mais son caractère, son éloquence, ses ressources, et surtout
le but qu'il manifestait de déclarer la guerre à l'Eglise romaine
et de la détruire, lui attirèrent beaucoup de partisans. Ses
succès furent si rapides, que, quoique Luther et Calvin eussent
attaqué l'Eglise romaine avec la violence la plus outrée, Socin
— 437 —
les surpassa de beaucoup. On a mis, pour épitaphe, sur son
tombeau, à Luclavie, ces deux vers :
Tota licet Babylon destruxit tecta Lutherus,
Muros Calvinus, sed fundamenta Socinus.
qui signifient que, si Luther avait détruit le toit de l'Eglise catho-
lique, désigné sous le nom de Babylone, si Calvin en avait ren-
versé les murs, Socin pouvait se glorifier d'en avoir arraché
jusqu'aux fondements. Les prouesses de ces sectaires, contre
l'Eglise romaine, étaient représentées dans des caricatures
aussi indécentes que glorieuses à chaque parti ; car il est à
remarquer que l'Allemagne était remplie de gravures de toutes
espèces, dans lesquelles chaque parti se disputait la gloire
d'avoir fait le plus de mal à l'Eglise.
Mais il est certain qu'aucun des chefs des sectaires ne conçut
un plan aussi vaste, aussi impie, que celui que forma Socin
contre l'Eglise ; non-seulement il chercha à renverser et à dé-
truire, il entreprit, de plus, d'élever un nouveau temple, dans
lequel il se proposa de faire entrer tous les sectaires en réunis-
sant tous les partis, en admettant toutes les erreurs, en faisant
un tout monstrueux de principes contradictoires ; car il sacrifia
tout à la gloire de réunir toutes les sectes, pour fonder une
nouvelle Eglise à la place de celle de Jésus-Christ, qu'il se fai-
sait un point capital de renverser, afin de retrancher la foi des
mystères, l'usage des sacrements, les terreurs d'une autre vie,
si accablantes pour les méchants.
Ce grand projet de bâtir un nouveau temple, de fonder une
nouvelle religion, a donné lieu aux disciples de Socin de
s'armer de tabliers, de marteaux, d'équerres, d'à-plombs, de
truelles, de planches à tracer, comme s'ils avaient envie d'en
faire usage dans la bâtisse du nouveau temple que leur chef
avait projeté; mais, dans la vérité, ce ne sont que des bijoux,
des ornements qui servent de parure, plutôt que des instruments
utiles pour bâtir.
Sous l'idée d'un nouveau temple, il faut entendre un nouveau
système de religion, conçu par Socin, et à l'exécution duquel
tous ses sectateurs promettent de s'employer. Ce système ne
ressemble en rien au plan de la religion catholique, établie par
Jésus-Christ ; il y est même diamétralement opposé ; et toutes
les parties ne tendent qu'à jeter du ridicule sur les dogmes et
les vérités professés dans l'Eglise, qui ne s'accordent pas avec
l'orgueil de la raison et la corruption du cœur. Ce fut l'unique
moyen que trouva Socin, pour réunir toutes les sectes qui
— 438 —
s'étaient formées dans l'Allemagne : et c'est le secret qu'em-
ploient aujourd'hui les Francs-Maçons, pour peupler leurs loges
des hommes de toutes les religions, de tous les partis et de tous
les systèmes.
Ils suivent exactement le plan que s'était prescrit Socin, qui
était de s'associer les savants, les philosophes, les déistes, les
riches, les hommes, en un mot, capables de soutenir leur
société par toutes les ressources qui sont en leur pouvoir : ils
gardent, au dehors, le plus grand secret sur leurs mystères :
semblables à Socin, qui apprit, par expérience, combien il devait
user de ménagements pour réussir dans son entreprise. Le
bruit de ses opinions le força de quitter la Suisse en 1579, pour
passer en Transylvanie, et de là en Pologne. Ce fut dans ce
royaume qu'il trouva les sectes des unitaires et des antitrini-
taires, divisées entre elles. En chef habile, il commença par
s'insinuer adroitement dans l'esprit de tous ceux qu'il voulait
gagner ; il affecta une estime égale pour toutes les sectes ; il
approuva hautement les entreprises de Luther et de Calvin contre
la Cour romaine ; il ajouta même qu'ils n'avaient pas mis la der-
nière main à la destruction de Babylone ; qu'il fallait en arracher
les fondements pour bâtir, sur ses ruines, le temple véritable.
Sa conduite répondit à ses projets. Afin que son ouvrage
avançât sans obstacles, il prescrivit un silence profond sur son
entreprise, comme les Francs-Maçons le prescrivent dans leurs
loges, en matière de religion, afin de n'éprouver aucune con-
tradiction sur l'explication des symboles religieux dont leurs
loges sont pleines, et ils font faire serment de ne jamais parler,
devant les profanes, de ce qui se passe en loge, afin de ne pas
divulguer une doctrine qui ne peut se perpétuer que sous un
voile mystérieux. Pour lier plus étroitement ensemble ses
sectateurs, Socin voulut qu'ils se traitassent de frères, et qu'ils
en eussent les sentiments. De là sont venus les noms que les
Sociniens ont portés successivement de frères -unis, de frères-
polonais, de fréres-moraves, de frey-maurur, de frères de la congré-
gation, de frée-murer, de freys-mmons, de frée-maçons. Entre eux,
ils se traitent toujours de frères, et ont, les uns pour les autres,
l'amitié la plus démonstrative.
Socin tira un grand avantage de la réunion de toutes les sectes
des anabaptistes, des unitaires et des trinitaires, qu'il sut mé-
nager. Il se vit maître de tous les établissements qui apparte-
naient à ces sectaires ; il eut une permission de prêcher et
d'écrire sa doctrine ; il fit des catéchismes, des livres, et serait
venu à bout de pervertir, en peu de temps, tous les catholiques
de Pologne, si la diète de Varsovie n'y avait pas mis obstacle.
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En effet, jamais doctrine ne fut plus opposée au dogme catho-
lique que celle de Socin. Comme les unitaires, il rejetait de la
religion tout ce qui avait l'air de mystères ; selon lui, Jésus-
Christ n'était Fils de Dieu que par adoption et par les préroga-
tives que Dieu lui avait accordées d'être notre médiateur, notre
prêtre, notre pontife, quoiqu'il ne fût qu'un pur homme. Selon
Socin et les unitaires, le Saint-Esprit n'est pas Dieu : et bien
loin d'admettre trois personnes en Dieu, Socin n'en voulait
qu'une seule, qui était Dieu. Il regardait comme des rêveries le
mystère de l'Incarnation, la présence réelle de Jésus-Christ
dans l'Eucharistie, l'existence du péché originel, la nécessité
d'une grâce sanctifiante. Les sacrements n'étaient, à ses yeux,
que de pures cérémonies établies pour soutenir la religion du
peuple. La tradition apostolique n'était point, à ses yeux, une
règle de foi ; il ne reconnaissait point l'autorité de l'Eglise pour
interpréter les saintes Ecritures. En un mot, la doctrine de
Socin est renfermée dans deux cent vingt-neuf articles, qui ont
tous pour objet de renverser la doctrine de Jésus-Christ.
Quand Socin mourut, en 1604, sa secte était si bien établie,
qu'elle obtint, dans les diètes de Pologne, la liberté de con-
science. Mais elle essuya des revers en Hongrie, en Hollande, en
Angleterre, où sa doctrine fut jugée abominable, et où on refusa
de l'admettre. Cependant les troubles qui survinrent en Angle-
terre, sous Charles Ier, et Cromwel, donnèrent occasion aux
Déistes, aux Sociniens et à toutes sortes d'hérétiques, de prê-
cher publiquement leur doctrine. Ce fut une ressource pour les
Sociniens qui avaient perdu leur faveur en Pologne, et qui
furent fort heureux de pouvoir s'associer aux indépendants, qui
formaient alors un grand parti en Angleterre. La ressemblance
des principes des Quakers et des Sociniens les unit d'une
manière particulière, sans que les épiscopaux ou les presbyté-
riens pussent l'empêcher. En 1690, lors de la descente de Guil-
laume de Nassau, en Angleterre, les Sociniens se réunirent
encore aux non-conformistes pour conserver leur existence,
sous le nouveau gouvernement ; car il est à remarquer que
cette société n'a jamais été soufferte en Angleterre, que par le
moyen de ses associations ; jamais elle n'a pu obtenir d'avoir
un enseignement public, ni un culte particulier, tant ses prin-
cipes ont toujours révolté.
U est aisé de comprendre pourquoi les Francs-Maçons n'ont
jamais osé reconnaître, en public, leur véritable origine, ou
professer leurs maximes aux yeux de la société. S'ils s'étaient
montrés à découvert pour ce qu'ils sont, nul Etat catholique
n'aurait pu les souffrir dans son sein. Voilà pourquoi ils s'en-
— 440 —
veloppcnt sous le voile des mystères et des symboles, et ne
se font connaître qu'à des hommes qu'ils ont liés à leurs
systèmes par des serments horribles, et qu'ils ont éprouvés
longtemps, avant de leur rien révéler d'essentiel.
Pour se donner un air religieux, ils ont emprunté les sym-
boles d'une religion figurative, et ont cherché ainsi à en impo-
ser aux gens peu réfléchis. Il est question de révéler aujour-
d'hui leur grand secret, et de les faire connaître pour ce qu'ils
sont. On verra alors s'il n'y a point de secret dans la Franc-
Maçonnerie, comme plusieurs affectent .de le répandre ; si ce
n'est qu'une société de gens qui se réunissent pour s'amuser,
ou si cette société doit devenir universelle, et le modèle de
toutes celles qui sont autorisées par les gouvernements de
l'Europe. Je sais que depuis longtemps nos philosophes s'occu-
pent à donner aux sociétés maçonnes toute la perfection dont
la philosophie est capable. M. de Condorcet a fait un projet de
code, composé en partie sur les codes rédigés, en 1779, par
l'assemblée des Maçons, qui suivent le système de la Franc-
Maçonnerie rectifiée. M. Béguillet, avocat, a composé six
discours sur la haute Maçonnerie, pour initier les Maçons dans
les principes de la haute philosophie, dont on donnait des
leçons aux mystères d'Eleusis et d'Isis. Le premier discours
roule sur les œuvres du grand architecte, dans la création de
l'univers, et le second sur l'harmonie des sphères et la grande
chaîne des êtres. C'est un abrégé des idées de Platon sur l'har-
monie, et de celles des Gnostiques, des Valentiniens et des
premiers hérétiques qui mêlaient des idées religieuses avec les
principes de la philosophie orientale. Le troisième discours
traite de l'histoire maçonnique : dans les trois derniers, il s'oc-
cupe des grades, des symboles, des règlements, des devoirs,
et des plaisirs des Francs-Maçons. Enfin, l'auteur de l'Essai sur
la Franc-Maçonnerie a donné le plan sur lequel toutes les loges
pourraient être organisées, qu'il croit capable de réunir toutes
les sectes de Francs-Maçons, et de faire cesser la division des
loges ; mais, comme il suppose l'étude des hautes sciences et
la pratique des devoirs les plus exacts de la vie civile, il ne
peut convenir qu'à un petit nombre de Francs-Maçons, c'est-à-
dire, aux philosophes et aux gens du monde bien élevés ; mais
tous ces plans, bien loin de contredire l'origine que nous don-
nons à la Franc-Maçonnerie, ne font, au contraire, que la con-
firmer, comme nous le prouverons dans la suite.
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Note B.
DES MARTINISTES .
Cette secte, qui a pris son nom de M. de Saint-Marlin, qu'elle
reconnaît pour chef, n'a été pendant longtemps connue qu'à
Avignon. C'était dans cette ville qu'elle tenait ses assemblées,
et qu'on allait s'y faire recevoir. Les Parisiens y allaient en foule,
et, après s'être fait initier dans les secrets de cette secte, ils ont
formé à leur tour des assemblées, premièrement hors de Paris,
et ensuite dans le sein de cette capitale, où M. de Saint-Martin
est venu enseigner sa doctrine. Plusieurs de ses prosélytes
avaient déjà acquis une grande réputation par leurs talents, et
ont contribué à lui attirer des disciples. On distingue parmi eux,
les Bert..., les d'Esp..., les év... de B..., la d... de B..., des
prêtres, des religieux, des philosophes, des célibataires, des
femmes de tout rang. Son ton modeste, ses explications mys-
tiques, ses visions, ses mœurs pures à l'extérieur, lui ont donné
un grand crédit aux yeux de ceux qui se laissent prendre par
les apparences.
On peut juger, par les ouvrages de M. de Saint-Martin, qu'il
tient aux mystiques et aux illuminés. Le premier est intitulé :
Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et
l'univers; à Edimbourg, 1782. Le second a pour titre -.Des erreurs
et de la vérité, ou les hommes rappelés aux principes universels de la.
science; Edimbourg, 1782.
Si on en croit cet auteur, son système est la clef de toute la
mythologie, l'explication des allégories et des fables de tous les
peuples, le modèle des lois qui régissent l'univers et qui con-
stituent tous les êtres; enfin, il prétend qu'il est la base de tout
ce qui existe et de tout ce qui s'opère, soit dans l'homme, soit
hors de l'homme, et indépendamment de la volonté.
M. de Saint-Martin prétend indiquer, par son système, la cause
par laquelle on voit parmi les hommes une variété universelle
de dogmes et de systèmes; une multitude innombrable de sectes
philosophiques, politiques et religieuses, dont chacune est aussi
peu d'accord avec elle-même qu'avec toutes les autres. 11 sou-
tient enfin que ses principes sont les seuls fondements de toute
vérité.
On est étonné de voir tant de suffisance- sous un air sédui-
sant de modestie ; mais on l'est bien davantage, quand on voit
— 442 —
que ce nouvel auteur ne fait que donner un habit au système
des manichéens , en y ajoutant quelques singularités de sa
façon. Par exemple, il dit que le bien est pour chaque être l'ac-
complissement de sa propre loi, et le mal, ce qui s'y oppose. On
voit clairement qu'il assimile les actions des hommes à celles
des animaux, et aux productions de la nature, puisqu'elles sont
toutes l'accomplissement de la loi de chaque animal, de chaque
plante, de chaque être. Dans cette hypothèse, la vertu n'est pas
plus méritoire pour l'homme, que le fruit ne l'est pour l'arbre
qui l'a produit. M. de Saint-Martin développe et confirme le sens
que nous donnons à ses paroles, lorsqu'il ajoute : « Que la loi
« de tous les hommes tient à une loi première, celle de la na-
« ture ». Par cette loi fondamentale de son système, il fait
dépendre tous les hommes de l'organisation de l'univers, et
rentre dans les correspondances et les émanations dont parle
Swedenborg.
La manière dont M. de Saint-Martin explique la moralité des
actions humaines n'est pas moins condamnable. Elle consiste,
selon son système, dans la volonté que l'homme a de s'appro-
cher ou de s'éloigner du bon principe ; et cette volonté peut,
sans le secours de Dieu, faire invariablement le bien : il dépend
même d'elle de n'avoir aucune idée du mal. « Quand l'homme »,
dit-il, «s'élant élevé vers le bien, contracte l'habitude de s'y tenir
« invariablement attaché, il n'a pas même l'idée du mal ». Ainsi,
si l'homme avait constamment le courage et la volonté de ne
pas descendre de cette volonté, pour laquelle il est né, le mal
ne serait jamais rien pour lui.
On sent combien ce système est opposé à la doctrine de
l'Eglise catholique sur le péché originel, sur la concupiscence
et la pente naturelle que l'homme sent en lui-même vers le mal.
Les idées de cet auteur ne sont pas moins répréhensiblessurla
création de cet univers. « Il n'existe», dit-il, «que par les facultés
« invisibles de la nature. Ces facultés créatrices invisibles ont
« une existence nécessaire, indépendante de l'univers; mais il
« résulte de leur nature un principe actif et invisible ».
C'est en d'autres termes le système de Swedenborg; et, par
conséquent, ils tendent tous les deux au même but, c'est-à-dire,
à ne faire aucunement intervenir la Divinité dans la création du
monde. On retrouve même, à peu de choses près, les mêmes
notions sur le vice et la vertu. M. de Saint-Martin fait dépendre
de l'esprit de l'homme et de sa volonté le bonheur dont il peut
jouir. C'est encore un nouveau trait de ressemblance avec Swe-
denborg.
— 443 —
Note C.
FORMULE DU SERMENT LE CLAUDE FAUCHET, ÉVÈQUE DU CALVADOS,
AU CLUB DES JACOBINS DE CAEN.
« Je jure une haine implacable au trône et au sacerdoce, et je
« consens, si je viole ce serment, que mille poignards soient
« plongés dans mon sein parjure, que mes entrailles soient
« déchirées et brûlées, et que mes cendres, portées aux quatre
« coins de l'univers, soient un monument de mon infidélité ».
Ce serment, comparé avec ceux des Francs-Maçons en loge,
ne présente qu'une partie des horreurs qu'ils renferment.
Jacques-Clément Grégoire, Isnard, Bazirc, Robespierre, Bris-
sot et beaucoup d'autres clubistes et Francs-Maçons, ont exhalé
leur haine, au milieu de l'assemblée nationale, contre le trône
et l'autel, et ont été couverts d'applaudissements. Presque tous
les corps administratifs ont mis en pratique les mêmes prin-
cipes, sans égard aux sentiments de la religion, de l'humanité
ni de la justice.
Note D.
CONSÉQUENCES DU SYSTÈME FRANC-MAÇON, QUI EXPLIQUENT
LES ÉVÉNEMENTS MODERNES.
1° Les Francs-Maçons persécutent les ministres de Jésus-
Christ, parce qu'ils l'ont renoncé, et qu'ils veulent, autant qu'il
est en eux, lui enlever sa divinité, sa qualité de Sauveur et de
Rédempteur du genre humain, de Médiateur entre Dieu et les
hommes, de chef de l'Eglise chrétienne, et forcer tous ceux qui
professent cette doctrine à l'abandonner.
2° Les Francs-Maçons, dans les clubs, ont conclu qu'il fallait
faire fermer les églises des catholiques, pour empêcher le culte
qu'on rend à Jésus-Christ, et substituer, à la place, la religion
des loges, ou une irréligion méthodique.
3° Les Francs-Maçons condamnent les vœux, et tout ce qui a
rapport à la perfection évangélique, parce que cette doctrine
sublime est trop supérieure à la leur, qui flatte les passions,
/
— 444 —
qu'ils jugent plus rapprochée de la faiblesse de la nature hu-
maine, et qu'ils voudraient, pour cette raison, tellement mettre
en vogue, qu'elle fût la seule enseignée sur le globe, et devint
la religion universelle.
4° Les Francs-Maçons exigent, avec fureur, le serment natio-
nal, parce qu'il engage dans le schisme et l'apostasie ceux qui
le prêtent, et les rapproche de leur société, dans laquelle ils
voudraient faire entrer tous les hommes.
5° Ils désirent que les prêtres et les autres ministres de la
religion catholique, ne portent plus l'habit de leur état que dans
les temples, lorsqu'ils y sont en fonctions ; parce que cet usage
est établi dans leurs loges, à l'égard de leurs ministres.
C° Ils font l'impossible pour ne les plus payer, quoiqu'ils aient
enlevé les biens qui leur appartenaient, ou qui leur étaient des-
tinés ; parce que leurs écossais ne reçoivent aucun paiement
en loge, pour l'exercice des fonctions qui leur sont dévolues.
7° Ils sont transportés d'une espèce de fureur contre les
prêtres, les religieux et même les religieuses, dont ils vou-
draient diminuer le nombre ; parce que cette diminution suc-
cessive tendra à l'anéantissement du corps entier qui les em-
pêche de se rendre nécessaires, de dominer et d'établir leurs
opinions sans contradictions et sans obstacles.
8° Ils ont enlevé, autant qu'il a été en leur pouvoir, aux con-
grégations séculières et aux religieux, les livres où ils pouvaient
s'instruire, afin de les faire retomber dans l'ignorance qui peut
seule les empêcher de parler.
9° Ils ont, en plusieurs lieux, profané les vases sacrés, conte-
nant les saintes hosties, parce que, selon le système protestant
qu'ils ont adopté, ils ne croient pas à la présence réelle de
Jésus-Christ dans l'Eucharistie, et qu'ils sont bien aises d'ac-
coutumer les catholiques à n'y pas croire, ou de leur insulter
dans leur croyance.
10° La profanation des temples catholiques par les Francs-
Maçons ne doit pas étonner ceux qui savent qu'il n'y a point, à
leurs yeux, de sainteté réelle, qu'elle ne gît que dans l'opinion
ou dans l'imagination ; c'est pourquoi, dans l'ordination de
l'écossais, on ne bénit pas ses mains, on les lui fait seulement
laver en signe de pureté. Toute la sainteté des loges et des mys-
tères maçonniques dépend du mot Jéhova qui, étant un nom
abstrait, ne renferme qu'une idée abstraite qui n'a de réalité
nulle part. Il en est de ce mot comme de celui d'animal en gé-
néral, d'homme en général, qui n'existe point. Ainsi Jéhova
signifiant, dans le sens maçonnique, l'être en général, celui qui
les renferme tous, celui dont ils tirent leur origine, ne présente
— 445 —
à l'imagination qu'une idée vague, semblable à celle que Spi-
nosa avait inventée. C'est, au sens des Francs-Maçons, l'âme du
monde, Fàme universelle répandue partout, qui anime et qui
vivifie tout, mais dont la réalité substantielle n'est en aucun
lieu. C'est de ce principe que nos savans concluent qu'il n'y a
point de Dieu que l'on doive craindre après la mort, et qu'ils se
tranquillisent sur leur sort futur. Le corps, disent-ils, tombe
en dissolution à la mort, et l'àme se réunit à celte âme univer-
selle, l'assemblage de toutes les perfections, dont ils regardent
la leur comme faisant partie. Ce système, si commun aujour-
d'hui, est le renversement de toute religion et de tout sentiment
moral ; c'est une des raisons pour lesquelles on voit aujour-
d'hui si peu de mœurs, un égoïsme si général, une si grande
insouciance sur son état futur, une si grande indifférence pour
la religion, un relâchement si général dans les mœurs, une
recherche si étudiée des douceurs de la vie présente, un aban-
don si universel aux passions charnelles.
1 i 0 II est donc évident que c'est à la Franc-Maçonnerie que
l'Eglise de France doit imputer la désolation où elle est réduite,
qui est telle qu'elle n'en a jamais éprouvé de pareille. Non con-
tente d'attaquer ses mystères, sa doctrine, sa foi, ses maximes,
elle a relâché tous les liens de la société, détendu tous les res-
sorts du gouvernement, essayé tous les moyens de perversion,
et corrompu jusqu'au germe du bien et de la vertu.
12° Le mal que la Franc-Maçonnerie a produit, est d'autant
plus grand, qu'il n'a laissé rien d'intact : que le crime est de-
venu plus hardi et la vertu plus timide; que' les enfants le
sucent presque avec le lait ; que la jeunesse est plus indisci-
plinée ; que les principes des mœurs sont reçus avec plus d'in-
différence, et que les instituteurs mettent moins d'intérêt à les
enseigner, depuis que leurs élèves se sont fait une habitude de
les enfreindre.
13° Dans un désordre si général, c'est à l'Eglise de France à
voir, dans sa sagesse, quels moyens elle doit employer pour
arracher ses enfants au schisme, à l'oubli de la religion, à
l'hérésie, à l'impiété et à tous les crimes qui souillent la géné-
ration présente, et qui étendront leurs ravages sur les généra-
tions futures.
14° J'aurais pu dévoiler tout ce que la Franc-Maçonnerie a de
dangereux dans ses principes et ses maximes, et faire connaî-
tre à tous ceux et celles qui se sont engagés dans cet ordre
fameux, combien ils se sont rendus criminels envers Dieu, en-
vers leur patrie, envers eux-mêmes ; mais dans ce moment où
l'on est inondé de brochures et de papiers, on ne peut pas sou-
- 4*6 —
tenir la lecture d'un ouvrage volumineux. Il suffit d'avoir indi-
qué la source du mal ; ceux qui y ont participé, peuvent se
juger au tribunal de leur conscience, et prévenir un jugement
plus redoutable.
Note E.
LES CONVULSIONNAIRES JANSÉNISTES.
Les convulsions, les faux miracles attribués au diacre Pâris
avaient disposé les esprits à tout entreprendre pour accréditer
l'erreur. Les jansénistes favorisaient toutes les calomnies contre
l'Eglise romaine, et accréditaient de toutes leurs forces tout ce
qui se débitait contre les vrais catholiques. Leurs mystères ri-
dicules, avec leur austérité apparente, s'accordaient on ne peut
mieux avec le système de Swedenborg, ou des illuminés. Voici
comme M. l'évèque de Lodève s'en expliquait en 1765, dans une
lettre pastorale :
« Quels mystères ridicules et impies », disait-il, «n'a-t-on pas
« osé publier, comme autant d'oeuvres de la bonté et de la puis-
« sance du souverain Etre ! Quelle humiliation pour notre siècle,
« que l'histoire de ces prétendus miracles 1 des opérations de la
« nature ou de l'art, des guérisons lentes et imparfaites, sou-
« vent imaginaires ou supposées ; des maladies soudaines con-
« tractées en pleine santé dans les horreurs d'une fanatique
« superstition; des esprits aliénés, ou dans le délire, agités par
« de fréquentes convulsions; des filles ou femmes perdues d'hon-
« neur et de réputation : on veut que le Seigneur les ait choi-
« sies pour être les ministres des œuvres éclatantes de sa sa-
« gesse, de sa science et de sa puissance : aux yeux d'une mul-
titude de spectateurs, on les voit s'agiter avec violence,
« pirouetter avec indécence ; on les entend hurler comme des
« bètes sauvages, aboyer comme des chiens. Aujourd'hui elles
« jouent aux dés avec Dieu, demain elles mangent dans des plats
« vides ; à leurs demandes, on leur accorde des secours meur-
« triers, on les frappe cruellement avec des bûches, on les sus-
« pend, on les berne, on les écartelle, elles sont foulées aux
« pieds et presque étranglées, percées d'un glaive, crucifiées ;
« elles poussent l'effronterie, jusqu'à exiger des secours impu-
« diques, et ne craignent point de faire rougir le libertinage le
« plus licencieux, sur le scandale de leurs attitudes et de leurs
« discours ».
— 447 —
« Ces traits honteux et infâmes, dont le récit détaillé blesse
« essentiellement la modestie et la pudeur; ces phénomènes
« bizarres et insensés, indignes de la sagesse incréée, ces pra-
« tiques criminelles et superstitieuses, inalliables avec le bon
« sens et la raison ; ces puérilités, ces inepties, ces impostures
« débitées avec un ton affecté d'enthousiasme et d'inspiration, si
« ouvertement contraire au langage simple et naïf de la vérité ;
« ces impiétés contre l'Eglise et ses ministres, ces outrages faits
« à la vertu, ces blasphèmes contre la religion et ses ministres;
« ces dérisions sacrilèges de tout ce qu'il y a de plus saint; ce
« tissu monstrueux de profanations et d'abominations : on les
« préconise sous le nom respectable de prophéties, de miracles,
« d'oeuvre du Tout-Puissant ».
Note F.
LA RELIGION CATHOLIQUE EN BUTTE A TOUS LES PARTIS.
La postérité aura de la peine à croire les excès auxquels la
Franc-Maçonnerie s'est portée contre les prêtres et les catholi-
ques, dans l'empire français ; le zèle qu'elle a mis à propager
partout ses maximes, à l'aide de ses clubs, et à soulever un
peuple soudoyé contre tous ceux qui résistaient à ses sugges-
tions, ou qui voulaient en découvrir le poison.
Jamais l'erreur n'avait fait jouer tant de ressorts, employé
autant de moyens, réuni autant de forces, pour assurer le suc-
cès de l'entreprise audacieuse qu'elle avait conçue. Tout ce que
la philosophie offre de lumières et de ressources, tout ce qu'une
multitude aveugle a de force, tout ce qu'un grand peuple égaré
peut opposer de résistance, tout ce que peut opérer une poli-
tique profonde assurée d'un secret inviolable ; en un mot, tout
ce que peut l'ambition, l'erreur, le fanatisme avec les trésors
d'une grande nation ; les Francs-Maçons l'ont réuni, et l'ont fait
servir à l'exécution de leur entreprise. Eh ! à quelle entreprise,
grand Dieu ! au renversement de la religion chrétienne, à
l'anéantissement de tout culte divin, à l'abolition de tout sym-
bole, de toute figure qui rappellerait l'idée des mystères ineffa-
bles adorés, professés dans le christianisme. Que ceux qui dou-
teraient encore de cette ligue maçonnique, et qui refuseraient
de reconnaître dans les loges et les clubs le foyer de la persé-
cution inouïe que l'Eglise de France éprouve, consultent les
— 448 —
monuments historiques; ils leur montreront cet ouvrage d'ini-
quité auquel les journalistes, les philosophes, les magistrats,
les Francs-Maçons, travaillent depuis plus d'un siècle.
Dès 4G87, M. Talon, avocat-général du parlement de Paris,
dans un réquisitoire du 23 janvier, disait aux chambres assem-
blées, « que le jansénisme était une faction dangereuse , qui
« n'avait rien oublié, pendant trente ans, pour diminuer l'autorité
« de toutes les puissances ecclésiastiques et séculières, qui ne
« lui étaient pas favorables ».
Depuis ce temps-là, cette secte n'a point ralenti le zèle fana-
tique dont elle était animée : elle a infecté de ses principes,
tous les corps politiques et religieux de l'Etat : elle a troublé la
paix des monastères, dont elle a corrompu la discipline, affai-
bli la subordination ; où elle a porté le relâchement des mœurs
et introduit des divisions scandaleuses.
Elle a controuvé des miracles pour appuyer ses erreurs, elle
en a imposé aux âmes faibles par un air de rigorisme affecté,
elle a éludé la rigueur des lois qui mettaient des entraves à son
fanatisme, ou elle a su se les rendre favorables, en gagnant à
son parti -les magistrats qui étaient chargés d'en surveiller l'exé-
cution.
Il n'est point de genre de séduction dont elle n'ait fait usage.
Les dépenses les plus étonnantes ne lui coûtaient rien, dès qu'il
était question d'accréditer ou de répandre ses principes. Pen-
dant que des scènes fixaient les regards des impudiques spec-
tateurs, et allumaient dans leurs cœurs le feu des passions les
plus honteuses, des livres de piété, où le poison de l'erreur
était caché avec art, étaient répandus avec profusion dans toutes
les provinces du royaume.
Mais, lorsque le jansénisme paraissait se répandre avec le plus
de rapidité, une autre secte non moins ennemie de la religion
chrétienne, la Franc-Maçonnerie, vint s'établir à Paris en 1730.
La police en poursuivit d'abord les membres sans trop en con-
naître les principes; puis elle les laissa former leurs assemblées
maçonniques, qui ne tardèrent pas à être fréquentées par la
jeunesse avide de nouveautés. L'homme, qui cherche à s'amu-
ser, y rencontra des plaisirs qui fixèrent ses goûts ; on cessa
de craindre la police, dès qu'on eut pour associés et pour frères
des hommes de toutes les conditions, des militaires et des ma-
gistrats, des hommes de naissance et de riches commerçants,
capables de procurer au besoin une puissante protection.
Oui, l'établissement de la Franc-Maçonnerie dans Paris, est
l'époque de la guerre que les jansénistes, les philosophes, les
impies, les magistrats ont déclarée à la religion catholique.
— 449 —
Tous les partis se réunirent alors, et n'ont cessé depuis, de tra-
vailler à l'anéantir en France. Les Anglais en donnèrent une
preuve publique en 1764 dans les considérations qu'ils firent
imprimer à Londres sur les lois pénales qui furent publiées
contre les catholiques romains.
« La génération qui nous remplace (disent-ils), ne connaît
« d'autres principes que ceux qu'elle puise dans les écrits de
« Voltaire, de Rousseau, de d'Argens ou du philosophe de Sans-
« Souci, auxquels on peut ajouter, sans doute, un long cata-
« logue d'écrivains sortis de notre île. En France de graves nia-
it gistrats, les parlements eux-mêmes, font retentir à l'envi les
« éloges de Julien l'Apostat et de Dioclétien ; les géomètres cal-
« culent, et ils prétendent avoir lixé l'époque où la religion doit
« être totalement anéantie. Le glaive trop efficace du ridicule
« est employé, non-seulement contre l'Eglise catholique, mais
« pour rendre méprisable, et la révélation de Moïse et l'Evan-
« gile de Jésus-Christ. Mais, si la religion catholique romaine
« dépérit visiblement en France, malgré la protection du souve-
« rain qui l'aime, malgré le zèle de la famille royale qui la pra-
« tique ; si cette religion se trouve presque sans défense, dans
« un royaume où un clergé nombreux et opulent tient le pre-
« mier rang ; dans un royaume où elle est en quelque sorte
« identifiée ayee les lois de la monarchie, avec la forme du
« gouvernement, doit-on craindre qu'elle fasse des progrès trop
« rapides en Angleterre, où elle ne trouvera jamais de sem-
« blables appuis ? »
En effet, dès 1750 on s'aperçut des mauvais elfets que produi-
sait la coalition des philosophes, pour insérer dans le diction-
naire des Arts et des Sciences tous leurs sentiments erronés.
Le jansénisme fit à sa manière la guerre à l'Eglise, et les
magistrats favorisèrent toutes ses entreprises. La liberté des
fonctions du saint ministère fut violée, la profanation des sa-
crements fut autorisée, le Saint des saints fut arraché par vio-
lence du fond des tabernacles, les ministres fidèles furent ense-
velis dans l'obscurité des cachots, les pasteurs furent dispersés,
proscrits, expatriés; les tribunaux séculiers étendirent leur
autorité sur toutes les parties de la juridiction ecclésiastique,
et il en naquit une foule d'abus. Rien n'arrêta plus la licence
des mauvais livres, ni le progrès de l'erreur. On accordait toute
espèce de protection aux ennemis de l'Eglise, et on ne daignait
pas même répondre aux remontrances des évêques.
Une société de savants parut devoir gêner le succès de l'im-
piété, sa ruine lut résolue. Les ministres de l'Etat, les parle-
ments, les philosophes, les jansénistes, se réunirent pour des-
PlE VI. 2*9
— 450 —
sécher, jusqu'à la racine, cette société redoutable à l'erreur.
D'Alembert fit le fameux compte-rendu, Voltaire ne s'oublia pas,
l'avocat-général Joly de Fleury, le sieur Ripert, M. Caradeuc
multiplièrent les réquisitoires. Enfin, malgré la défense des
évêques, les jésuites furent proscrits et chassés de tous les lieux
Depuis cette mémorable destruction, on n'a cessé de corn'
battre contre la puissance épiscopale, contre l'autorité du Pape.
Les calomnies, les imputations scandaleuses, ont été inventées
pour faire tomber l'épiscopat dans le mépris.
La Franc-Maçonnerie prenait, pendant ce temps-là, des accrois-
sements sensibles dans la capitale et dans les provinces, sous
la protection que lui accordait un prince de la famille des Bour-
bons, qu'elle avait choisi pour chef, pour n'être ni surveillée ni
contredite. On prêcha partout la tolérance; on l'obtint, et on en
profita pour attaquer et renverser tout système de révélation ;
car il aurait été impossible d'établir le règne de l'erreur, tant
qu'o naurait laissé subsister la vérité.
Note G.
DOCUMENT INÉDIT RELATIF A ALEXANDRE Ier.
Le R. P. Gagarin a publié dans le Monde la lettre et le
document qu'on va lire :
Paris, 4 novembre 1876.
Monsieur le Rédacteur en chef,
J'ai l'honneur de vous envoyer sous ce pli une note sur
les sentiments catholiques de l'empereur Alexandre Ier,
rédigée par le R. P. Pierling à l'occasion d'un document
publié par la Civiltà caltolica. Le R. P. Pierling désire
vivement que cette note soit publiée dans les colonnes
du Monde.
Je ne veux pas aujourd'hui entrer dans l'examen d'une
question délicate et compliquée, qui exigerait beaucoup
de développements ; mais je ne puis m'empêcher de
remarquer qu'un autre document, relatif au même fait,
a été publié il y a bien des années par Moroni, dans son
Grand Dictionnaire, t. LIX, p. 310 et suiv. Le R. P. Les-
cœur, de l'Oratoire, dans son important ouvrage : L'Eglise
— 451 —
catholique en Pologne sous le gouvernement russe, a re-
produit en français la note de Moroni, t. I, Pièces justi-
ficatives. Le Religieux désigné pour aller recevoir l'empe-
reur Alexandre dans l'Eglise catholique avait été d'abord
Maur Capellari, qui fut pape sous le nom de Grégoire XVI ;
Léon XII lui substitua le P. Prioli, franciscain, qui mou-
rut cardinal.
J'ai l'honneur d'être, etc.
J. Gagarin, S. J.
La Civiltà cattoiica du 4 novembre 1876 publie un document
remarquable, qui jette une nouvelle lumière sur les sentiments
religieux de l'empereur Alexandre Ier. Il est dû à la plume du
comte d'Escarène, ministre de l'intérieur sous Charles-Albert,
qui sut mériter les éloges sincères de tous les amis de la mo-
narchie et les haines implacales du parti libéral, représenté alors
par le chevalier Villamarina et le ministre prussien Fruchses,
dont les efforts combinés éloignèrent enfin des affaires l'homme
d'Etat si franchement dévoué h la religion catholique et à la
Maison de Savoie. (Voyez le Mémorandum storico-politico du comte
Solar de la Marguerite, pages 14, 29, 32.)
L'original est écrit en français; mais, ne l'ayant pas sous les
yeux, nous le traduisons de l'italien d'après la Civiltà cattoiica :
Anecdote de la fin du règne de l'empereur de Russie, Alexandre.
Il peut être agréable au roi {Charles-Albert de Savoie) de prendre
connaissance d'une anecdote qui se rapporte à la fin du règne
de l'empereur Alexandre, que je crois secrète et qui est cer-
taine. Elle attire sur ce prince l'attention de tous les fidèles
dévoués à l'Eglise Romaine.
L'empereur Alexandre savait que le comte Michaud, un de ses
aides de camp généraux, professait la religion catholique ro-
maine. Loin d'en prendre ombrage, il se plaisait, sans que le
général en fit la demande, à le dispenser du service pendant le
temps pascal, afin qu'il pût assister aux offices de la Semaine-
Sainte d'après le rite romain. Je crois même que ce prince
traitait son aide de camp avec beaucoup de bonté et une grande
confiance, parce qu'il le destinait à remplir une mission secrète
dont il le chargea en effet vers la fin de son règne.
Bien des fois l'empereur avait parlé au général, mais sans
témoins, avec une certaine moquerie (1), de la prérogative de
H) Ce mot se trouve dans l'original. (Nott> du traducteur.)
/
— 432 —
Chef de l'Eglise grecque, que s'attribuaient les autocrates de Russie.
Lorsque Alexandre se préparait à se rendre en Italie pour
assister au congrès de Vérone, il manifesta le désir de voir
Rome. Sa tendance vers le catholicisme était soupçonnée dans
sa famille ; l'impératrice mère craignait qu'un entretien avec le
Saint-Père ne déterminât son fils à rentrer dans le sein de
l'Eglise, et elle le pria avec instance de ne pas aller à Rome.
L'empereur Alexandre , toujours plein de déférence envers sa
mère, le promit et tint parole.
Le voyage d'Odessa (1) ayant été décidé en 1825, l'empereur
dit au comte Michaud, son aide de camp, qu'il ne l'emmènerait
pas avec lui ; qu'il l'envoyait en Italie pour voir sa famille ;
qu'il devait ensuite aller à Rome, où il ne manquerait pas, comme
bon catholique, de se présenter au Pape ; qu'après cette pre-
mière visite, il devait demander une seconde audience secrète
en sa qualité d'aide de camp de l'empereur, dans laquelle il
remplirait auprès du Saint-Père la commission confidentielle,
mais officielle, dont il le chargeait.
Il lui donna ses instructions verbalement; en le congédiant
Sa Majesté impériale ajouta ces paroles : « Eh bien ! si c'est
nécessaire, je serai martyr ».
La seconde audience fut demandée et accordée avec toutes
les précautions qui semblaient désirables.
Lorsque le comte Michaud fut en présence de Léon XII, il ôta
son épée, ce qui étonna le Saint-Père ; se mil à genoux et le
pria de vouloir l'écouter sous le secret de la confession. Il exé-
cuta alors les ordres de l'empereur. Sa Majesté exprimait sa
ferme volonté de faire cesser le schisme, de reconduire au sein
de l'Eglise les peuples soumis à son sceptre impérial, et d'abjurer
personnellement sans retard les erreurs de la secte photienne.
Sa Majesté priait le Pape d'envoyer secrètement à Pétersbourg
un docteur [un théologien) avec les pouvoirs du Saint-Père, en
possession de toute sa confiance, et demandait qu'il ne fût ni
nonce, ni prélat de rang élevé, mais un simple piètre avec lequel
tout serait arrangé et conclu. Cet envoyé devait aller à Péters-
bourg comme simple voyageur, sans aucun caractère officiel,
dès que le comte Michaud serait de retour dans la capitale, où
l'envoyé devait être logé au couvent des Dominicains.
Il est probable que le général eût été l'intermédiaire des com-
munications avec l'empereur et avec le personnage que Sa
Majesté impériale aurait chargé de la chose.
(l î II s'agit ici du voyage dans la Nouvelle-Russie, pendant lequel l'cmpereui
Alexandre mourut à Taganrog. (Note du traducteur.)
— 453 —
Ce théologien fut désigné. J'ignore si le comte Michaud lui a
parlé; mais je sais qu'il a été en relations avec le cardinal auquel
le Pape confia le secret et la conduite de cette affaire impor-
tante. Celle-ci n'eut pas d'autres conséquences, parce qu'on
apprit à l'improviste la mort d'Alexandre.
A peine cette triste nouvelle fut-elle connue que le comte
Michaud s'empressa de partir pour la Russie, où il rencontra le
cortège funèbre de l'empereur et eut la douleur d'aider à porter
le cercueil qui contenait la dépouille mortelle de son bienfaiteur.
Plus tard, le comte Michaud apprit qu'Alexandre, déjà catho-
lique romain dans son cœur, passant dans son premier voyage
par une ville où il y avait un couvent de Dominicains, admit le
prieur à son audience et lui ordonna de l'attendre à minuit à la
petite porte du couvent. L'empereur se présenta seul dans l'obs-
curité de la nuit, se fit conduire à l'église et demanda que le
Saint-Sacrement fût exposé. Le prieur obéit. A genoux au pied
de l'autel, Alexandre pria pendant quelque temps et voulut rece-
voir la bénédiction; le prieur la donna, et, se retournant après
avoir remis le Saint-Sacrement dans le tabernacle, il vil l'em-
pereur prosterné la face contre terre et les degrés de l'autel
baignés de ses larmes. Le prince se releva, remercia le prieur
et se relira, avec le même secret, par où il était venu.
Le comte Michaud, pénétré de douleur et plein de regret que
la bonne volonté d'Alexandre fut restée sans ell'et, espérant,
sans doute, sans motifs suffisants, que la nouvelle d'une si grave
résolution, qui avait eu déjà un commencement, d'exécution,
ferait une profonde impression sur l'esprit de l'empereur Nicolas
et qu'elle pourrait l'engager à suivre cet exemple, le comte
Michaud, dis-je, résolut, après son retour en Piémont, d'écrire
une relation qu'il croyait trouver l'occasion de présenter à l'em-
pereur régnant, s'il venait en Italie, ou de faire remettre entre
ses mains après sa mort.
Cette relation a été écrite, et je ne doute pas, la crise qui mit
un terme aux longues douleurs du général Michaud lui ayant
laissé quelque répit avant d'amener la mort, qu'il n'ait pensé à
faire parvenir par une voie sûre, à S. M. l'empereur Nicolas, le
pli contenant la relation mentionnée : le-comte Michaud me dit
à Turin qu'il la tenait bien préparée.
En conséquence, je ne me crois plus obligé de garder un secret
qui cesse d'être tel, au moins pour Sa Majesté impériale, et que
j'ose confier à la discrétion de mon souverain, pour lequel je
n'ai rien de caché.
Nice, 22 août 1841.
Signe DE L'EscARÈNE.
— 454
[/original porte la note suivante, écrite en langue italienne
par une autre main :
« Communiqué avec lettre particulière du comte de PEscarène,
afin que j'en informe S. M. le roi Charles-Albert ».
L'auteur de cette note remplit fidèlement la commission, et sa
famille, qui est une des plus illustres du Piémont, conserve
dans ses archives le document que nous avons reproduit. Son
témoignage est irrécusable, celui du comte de l'Escarène l'est
également. Quant au général Michaud, son nom est trop connu
dans l'histoire militaire de Russie pour laisser l'ombre d'un
doute sur la véracité de son récit. C'est lui qui, chargé par Kou-
touzov d'informer l'Empereur du désastre de Moscou en 1821,
lui dit hardiment que l'armée ne craignait qu'une seule chose :
la conclusion de la paix. Alexandre s'entretint longuement avec
le vaillant officier et conclut par ces paroles :
« Napoléon ou moi, moi ou lui ; mais ensemble nous ne
pouvons pas régner ; j'ai appris à le connaître, il ne me trom-
pera plus ».
A quoi Michaud répond :
« Sire, Votre Majesté vient de signer la gloire de sa nation
et le salut de l'Europe ».
La publication de ce document ayant remis à l'ordre du jour
la conversion de l'empereur Alexandre à la foi catholique, celui
qui écrit ces lignes se permet d'ajouter qu'il a eu connaissance
de quelques documents qui confirment en tous points le récit
du général Michaud, et ajoutent des détails importants sur les
derniers moments de l'Empereur.
P. PlERLING.
Note H.
CE QUE L'ASSEMBLÉE NATIONALE DOIT A LA FRANC-MAÇONNERIE.
11 est difficile d'expliquer combien l'assemblée nationale de
France doit à la Franc-Maçonnerie. Plusieurs Français sont en-
core persuadés aujourd'hui que c'est le despotisme national,
l'entêtement de la noblesse et du clergé qui ont forcé l'assem-
blée à se former en assemblée nationale, et à attaquer impi-
toyablement tous les abus qui régnaient sous l'ancien régime.
Ces Français, qui ignorent l'influence du gouvernement maçon-
nique, non-seulement dans les loges de la Maçonnerie rectifiée,
mais dans les clubs répandus sur tout le territoire de la France.
mais dans les départements et les districts, mais dans les co-
mités et l'assemblée nationale même, sont tous les jours dupes
de leur bonhomie, des apparences et des discours que l'on im-
prime, que l'on affiche, et que mille bouches soudoyées procla-
ment en tous lieux. Cependant la vérité est qu'avant que les
Eats généraux fussent convoqués, tous les Francs-Maçons ne
parlaient que d'élever leur grand'maître à quelque poste impor>
tant qui le mit à même de figurer au premier rang, et de leur
procurer une grande considération. Ils n'ont rien épargné pour
venir à bout de leur dessein. Les fastes de l'empire français
transmettront à la postérité les efforts inouïs que les Francs-
Maçons ont faits, dans toutes les provinces, pour engager tous
les Français à se réunir à eux pour abolir tout ce qui pouvait
rappeler l'ancien régime, et y substituer celui de leur société,
fait, selon eux, pour rappeler tous les hommes à la liberté et à
l'égalité primitives pour lesquelles l'homme est né.
L'assemblée nationale a favorisé de tout son pouvoir les pro-
jets de l'ordre maçonnique ; on peut en juger par l'adoption
qu'elle a faite de son gouvernement, de ses maximes, et par la
chaleur qu'elle a mise à soutenir tout ce que la société maçon-
nique lui a suggéré par ses clubs, ses associations et ses
écrits.
Il est à remarquer d'abord que l'assemblée nationale, tout en
disant qu'elle voulait un gouvernement monarchique, que jamais
le roi n'avait été plus roi qu'il le serait par ses décrets, a cepen-
dant fini par adopter un gouvernement républicain et une pure
démocratie ; et elle en a emprunté l'organisation de la Franc-
Maçonnerie. Pour s'en convaincre, qu'on examine la division
qu'elle a faite du royaume; elle est absolument la même que
celle de la Maçonnerie, non-seulement quant au mode, mais
quant au nom même.
Le gouvernement de la Franc-Maçonnerie est divisé en dépar-
tements, en districts, en cantons, en arrondissements; celui que
l'assemblée nationale a décrété, est distribué selon les mêmes
divisions. Les municipalités répondent aux loges qui, corres-
pondant à un centre commun, forment un canton. Un nombre
déterminé de cantons, correspondant à un centre nouveau, ont
formé un arrondissement ; plusieurs arrondissements ont formé
un district, et plusieurs districts ont composé un département ;
les départements ont un centre commun dans l'assemblée na-
tionale où tous les citoyens du royaume concourent, par leurs
représentants, à faire des lois et à constituer une grande répu-
blique.
Dans la Franc-Maçonnerie, le directoire général communique
— -456 —
avec les directoires particuliers, et par eux toute la machine est
mise en mouvement. Le directoire de l'assemblée nationale*
qui correspond avec les directoires des départements, produit
le même effet.
Toutes les loges d'un district, dans le gouvernement maçon-
nique, sont égales entre elles ; toutes les municipalités le sont
aussi d'après l'organisation qu'elles ont reçue de l'assemblée
nationale. Le premier tribunal d'une loge maçonnique se nomme
comité, et sa destination est de préparer les matières qui doivent
se traiter en loge, et de juger les matières de légère importance ;
c'est dans le môme esprit et pour la môme fin que l'assemblée
nationale s'est formé des comités, qu'elle a permis aux districts
de se former de même en comité pour préparer les matières
dont on devait faire un rapport.
Les juges de paix tiennent lieu du comité de conciliation, et
ont la même attribution. Tous les Francs-Maçons sont juges en
loge, tous les Français le sont aussi sur leur territoire, qui est
une grande loge. C'est en leur présence qu'on plaide la cause
des accusés, et leur jugement est celui qui fait loi. Tel a été le
jugement de M. de Favras, tel est celui que le peuple a porté
dans tous les lieux où il s'est rassemblé, et sur toutes les ma-
tières qu'il a jugées de sa compétence.
Les fonctions du frère terrible, le grand inquisiteur des loges
maçonnes, sont remplies parmi nous par le comité des recher-
ches, qui est présidé par le terrible frère Voidel.
Les procureurs-syndics, les procureurs des districts, les pro-
cureurs de la commune de chaque municipalité, font les fonc-
tions de l'orateur de chaque loge ; ce sont eux qui veillent à
l'observation des lois et des statuts, qui en pressent l'exécution,
qui portent plainte contre les réfractaires, qui se chargent de
parler dans toutes les affaires de conséquence, qui sont, en un
mot, l'organe de la voix publique.
L'ordre que la Maçonnerie a établi entre ses grades, dans ses
loges et dans ses tribunaux, est le même que l'assemblée a
adopté entre les officiers auxquels elle a confié une portion de
son autorité. Les gardes nationaux sont subordonnés à l'autorité
municipale, comme les apprentis, compagnons et maîtres ma-
çons le sont à l'autorité des dignitaires et des officiers d'une
loge. Les opérations du district sont soumises à son tribunal,
ou au département dont il relève lorsqu'il est formé en direc-
toire. Partout il règne une subordination et une réaction, qui
devrait entretenir la paix et le bon ordre partout, si tous les
Français et tous les Maçons savaient étouffer la voix des pas-
sions, pour n'écouter que celle de la justice et de la vérité.
— 487 —
Les écharpes, dont l'Assemblée nationale a décoré les offi-
ciers municipaux, sont encore empruntées de la Franc-Maçon-
nerie. C'est le premier ornement dont on honore un apprenti
maçon : on le ceint, après sa réception, d'une écharpe à houppe
dentelée, qui ressemble parfaitement à l'écharpe civique. Le
chapeau accordé pour distinction à nos juges, est encore em-
prunté de la Maçonnerie. Le plumet, dont il est orné, le rend
assez ressemblant au chapeau du vénérable, et à la toque em-
plumée des surveillants; je ne sais si l'usage qui s'est introduit
depuis quelque temps d'attacher les souliers avec des rubans
de soie, n'a pas même pris son origine de la Franc-Maçonnerie.
Combien en effet de ressemblance ne remarque-t-on pas entre
les assemblées maçonniques, et l'auguste assemblée nationale
des Français ? La société maçonnique a une doctrine extérieure
et une autre intérieure; une doctrine connue des premiers chefs
de l'administration intérieure des loges, et une doctrine qui se
borne au mécanisme des grades; une doctrine qui n'est connue
que des premiers officiers des hauts grades, qui sont comme
l'àme de toute la société; une doctrine dont on amuse de jeunes
apprentis, qui est susceptible de toutes sortes d'interprétations
favorables.
L'Assemblée nationale n'a-t-elle pas aussi une double doc-
trine, l'une qui n'est connue que de ce qu'on appelle les fai-
seurs, et une autre qui est publique, dont chacun s'imagine
pénétrer le sens ? une doctrine dont les comités ont la clef et
quelques membres du côté gauche; et une autre doctrine qui
est faite pour ceux dont le suffrage est nécessaire, mais qu'on
ne cherche pas à instruire à fond des desseins de l'Assemblée ?
Combien n'y en a-t-il pas dont on fixe l'opinion par le seul cri
d'aristocrate et de démocrate ? C'est un cri de guerre qui ap-
pelle aux armes, comme autrefois le cri de Montjoie, Saint-
Denis, et auquel on fait signifier tout ce qu'on veut.
Le régime même de l'Assemblée est tout à fait maçonnique,
c'est la même manière de demander la parole, le congé; de dé-
libérer, de porter plainte, d'entretenir l'ordre. La sonnette fait
le même effet que le maillet ; on rappelle à l'ordre, comme le
frère tambour bat à l'ordre. Je ne suis point étonné que les
Français se soient aisément accoutumés à ce régime; la plu-
part sont Francs-Maçons, ainsi ils se sont trouvés tout formés à
ce petit exercice; et ceux qui n'en avaient pas connaissance,
ont admiré avec quelle facilité l'Assemblée nationale s'est fami-
liarisée au régime qu'elle s'est fait à elle-même.
Le serment que l'Assemblée nationale a exigé des Français,
a la même origine et a produit l'enthousiasme parmi les Maçons,
— 458 —
qui ont clé ravis de voir leurs citoyens se lier les uns aux
autres, et resserrer les nœuds qui les attachaient à leur patrie,
comme eux-mêmes se sont engagés envers la société maçon-
nique, par un serment affreux, sans connaître la nature des
engagements qu'ils allaient contracter. Plus il s'est trouvé de
réfractaircs qui ont dédaigné ou rejeté le serment qu'on exigeait
d'eux, plus ils ont paru odieux aux Francs-Maçons, dont ils
semblaient censurer la conduite, et plus ils se sont attachés à
les poursuivre avec l'acharnement aveugle des sectaires, qui
veulent, à quelque prix que ce soit, faire des prosélytes.
Et pour sentir combien le régime maçonnique est cher à
l'assemblée nationale, il suffit de se rappeler qu'elle a aboli
toutes les corporations, excepté celle des Francs-Maçons ; elle
seconde même, autant qu'il est en elle, les maximes de cette
société, en les appuyant de toute son autorité. Quand on entre
en loge, tout Franc-Maçon ou étranger doit déposer, dans l'anti-
chambre ou le vestibule de la loge, tout ce qui caractérise sa
noblesse, sa naissance, ses titres, ses grades ; tout doit céder
aux cordons et aux bijoux de l'ordre ; il n'y a que ceux-là qui
soient sacrés, qui n'offusquent point l'amour-propre, qui n'exci-
tent ni murmures, ni envie. Par un principe égal, ou plutôt par
le même, l'assemblée nationale a proscrit les cordons bleus,
les ornements de tous les ordres, les ordres mêmes, pour ne
laisser subsister que les rubans maçonniques, que les bijoux
de l'ordre, que les grades et les distinctions qui y sont reçus.
Elle n'a pas encore prononcé qu'il n'y aurait que ceux-là dont on
pourrait se décorer aux yeux de la société ; mais elle s'est réservé
de donner sa décision sur ce point, lorsque ses projets auront
acquis la maturité que le temps et la patience leur préparent.
11 n'est pas jusqu'aux commissaires, que l'assemblée détache
de son sein, qui ne nous rappellent l'image de la Franc-Maçon-
nerie ; ils tiennent le rang des visiteurs et des inspecteurs
maçonniques ; et l'assemblée leur a décerné les mêmes hon-
neurs, parce qu'ils ont été choisis dans le nombre de ceux qui
sont, à ses yeux, les plus respectables.
J'oubliais de dire que la forme des élections, le choix des
électeurs, les qualités qu'on exige en eux, les avis qu'on leur
donne, l'assemblée paraît avoir tout imité de la Franc-Maçon-
nerie. La conduite que l'on prescrit aux officiers municipaux,
aux membres des départements, est absolument calquée sur ce
qu'on recommande au vénérable qui préside une loge ; c'est-à-
dire, de la douceur, de la prudence, de la discrétion, beaucoup
d'adresse à manier les esprits, une patience qui ne se rebute
de rien, du courage et de la magnanimité.
— 459 —
Le droit de patentes établi dans la Franc-Maçonnerie, a aussi
été adopté par l'assemblée nationale, qui devra toutes ses inven-
tions à cette société. Ne convenait-il pas que tous ceux qui sont
invités à défendre la constitution maçonnique, fussent, comme
les Francs-Maçons, ornés de cocardes, et armés d'épées, sabres,
etc.?Ç'a été l'objet du grand armement de la garde nationale.
On était bien assuré de plaire à l'assemblée nationale, lors-
qu'on la fit passer sous la voûte d'acier, qui est le plus grand
honneur que les Francs-Maçons rendent à ceux qu'ils respec-
tent, lorsqu'elle fut en corps au Te Deum, qui fut chanté à la
cathédrale de Paris, au commencement de la Révolution. Cette
cérémonie prouve et le nombre des Francs-Maçons qui sont
dans la garde nationale, et le nombre de ceux qui sont
dans l'assemblée, qui sentaient tout le prix de l'honneur qu'on
leur rendait. J'en juge par ce que me disait un jour un Franc-
Maçon, que les signes auxquels ils se reconnaissent, faisaient
sur eux une impression dont il ne pouvait pas trop rendre
raison, mais qui avait un effet merveilleux.
Les officiers militaires, presque tous nobles, les magistrats,
de tous grades, qui s'étaient fait recevoir Francs-Maçons avant
la Révolution, n'ont pas dù être surpris quand ils ont vu l'exé-
cution en grand de ce qu'ils avaient professé en petit ; mais
les ecclésiastiques, qui sont plus ignorants de ce qui se passe
en loge, et qui servent Dieu selon les principes de la religion
révélée, que l'Eglise catholique leur enseigne, sont bien plus
étrangers à cette nouvelle inauguration, et moins propres à en
adopter le régime.
FIN DU TOME PREMIER
TABLE DES MATIÈRES
Introduction
Chapitre premier. — Le protestantisme portait en lui-même les
premiers germes de la révolution. — Doctrines subversives de ses
fondateurs. — De démocrates qu'ils étaient, les protestants de-
viennent absolutistes. — Le gallicanisme est issu de la réforme.
— Gallicans de l'école de Gerson, de Pierre d'Ailly, de Major et
d'Almani. — Leurs principes en politique. — Leur doctrine de la
supériorité du Concile sur le Pape. — Gallicans de la seconde
époque. — Leurs attaques contre le pouvoir pontifical. — Ils ad-
mettent les doctrines protestantes sur le pouvoir des souverains, et
se séparent sur ce point encoredes anciens théologiens. — Galli-
canisme des parlements. — Le cartésianisme. — Droiture de Des-
cartes. — Dangers que renfermait son système
Chapitre II. — Voltaire. — Son impiété précoce. — Son séjour en
Angleterre. — Il revient en France et se lie avec d'Alembert,
Frédéric et Diderot. — Correspondance des philosophes. — Ils
forment entre eux le projet d'anéantir le christianisme. — Leur
bienveillance apparente pour les protestants. — Motifs de cette
bienveillance. — Voltaire ne cesse de recommander à ses disci-
ples le secret le plus inviolable. — Moyens adoptés par les phi-
losophes pour échapper a la surveillance de la police. — Ils con-
çoivent le projet de publier Y Encyclopédie. — Ruses qu'ils emploient
pour écarter les obstacles que pourrait rencontrer la publication de
cet ouvrage. — Les ministres de Louis XV et de Louis XVI font
partie des conjurés
Chapitre III. — Affiliés étrangers. — Personnages russes qui favo-
risent la secte. — Hommes d'Etat qui la protègent en Espagne.
— Joseph d'Autriche est initié par Frédéric. — Hypocrisie de
l'empereur. — Catherine de Russie. — Ses rapports avec les no-
vateurs. — Christian II, roi de Danemark, est affilié à l'âge de
— 462 —
Page»
dix-sept ans. — Gustave III, roi de Suède, donne, à son tour,
dans les idées nouvelles. — Poniatoswki, roi de Pologne, et dis-
ciple de Voltaire. — Conversion à la philosophie de Frédéric,
landgrave de Hesse-Cassel. — Le duc de Wittemberg abandonne
la superstition protestante pour la raison pure. — Charles Théo-
dore, électeur palatin, admire le livre de la Pucelle, et devient
philosophe. — Wilhelmine, margrave deHesse. — Sa correspon-
dance avec Voltaire. — Les sophistes ont des intelligences en
Portugal, à Naples, dans les Etats de l'Eglise. — Moyens qu'ils
emploient pour séduire le peuple, après avoir séduit les hautes
classes de la société 23
Chapitre IV. — Progrès des philosophes. — Ils commencent à
battre en brèche l'Eglise catholique. — Leur guerre contre les
(Ordres religieux. — Ils s'attaquent d'abord aux Jésuites. —
D'Argenson et Choiseul. — Le gouvernement consulte les évê-
ques sur l'expulsion des enfants de saint Ignace. — Réponse de
l'épiscopat. — Les sectaires réussissent dans leurs projets. — Ils
sont aidés par les jansénistes et les gallicans parlementaires. —
Joie des philosophes. — Frédéric, roi de Prusse, conserve les
Jésuites dans ses Etats. — Raison qu'il donne de sa conduite. —
Il se félicite, comme philosophe, de voir ces religieux persécutés.
— Les conjurés poursuivent la suppression canonique de la Com-
pagnie. — Clément XIV. — Ce qu'il faut en penser. — Docu-
ments inédits publiés par l'auteur sur ce Pape et l'affaire des
Jésuites 34
Chapitre V. — Services rendus à la France par les communautés
religieuses. — Correspondance entre Frédéric et Voltaire relati-
vement a la suppression des moines. — Digression sur l'état de
l'enseignement en France sous l'ancienne monarchie. — Les phi-
losophes trouvent des auxiliaires dans le clergé. — Loménie de
Brienne. — Ses débuts. — Manière dont il s'y prend pour arriver
à la destruction des Ordres religieux 56
Chapitre VI. — Le gallicanisme des parlements. — Les gallican»
refusent d'admettre les bulles de canonisation de Grégoire VII et
de saint Vincent de Paul. — Plusieurs évèques font cause com-
mune avec les parlements. — La Franc-Maçonnerie en France.
— Ses progrès. — Organisation intérieure de cette société. —
Son but apparent. — Son origine. — Ses divers grades. — Ce
qu'elle se propose au point de vue religieux et social. — Cérémo-
nial de réception. — Les philosophes sont initiés. — Le Grand-
Orient à Paris. — Diverses loges que l'on établit dans cette ville.
— La noblesse y joue le rôle de dupe. — Noms des principaux
affiliés
Chapitre VII. — Sociétés secrètes d'Outre-Rhin. — Swedenborg.
— Son système d'illuminisme. — Les Théosophes. — Ils s'éta-
— 463 —
rages
blissent îi Avignon sous le nom de Martinistes. — Ils ne tardent
pas à fonder une loge à Paris. — Ils fusionnent avec les autres
loges. — Les baquets de Mesmer. — Weisaupt. — Son système.
— Progrès rapides de sa secte. — Code de ce novateur. — Ses
instructions secrètes aux disciples qu'il parvient à former. — But
qu'il se propose. — Moyens qu'il prend pour faire des adeptes. —
Qualités qu'il exige des initiés. — Quelles sont les classes de la
société qu'il veut surtout convertir à son système. — Engagements
que l'on faisait prendre aux initiés. — Cérémonie de l'initiation.
— Succès de l'illuminisme en Allemagne. — L'Union Germa-
nique. — Son but et ses moyens d'action. — Les Francs-Maçons
français sont affiliés à l'illuminisme 103
Chapitre VIII. — Naissance de Pie VI. — Ce qu'était sa famille.
— Son éducation première. — Il va étudier à Rome. — Ses suc-
cès. — Le cardinal Ruffo le prend sous sa protection. — Il devient
secrétaire de Benoît XIV. — Confiance que lui témoigne ce grand
Pape. — Il est nommé successivement chanoine de Saint-Pierre
et auditeur du chef de la chambre apostolique. — Il poursuit les
abus avec sévérité. — Conseils qu'il donna à Clément XIII à pro-
pos des Jésuites. — Clément XIV le nomme cardinal 128
Chapitre IX. — Election de Pie VI. — Jugement que porta du
nouveau Pape le cardinal de Bernis. — Enthousiasme des Ro-
mains lorsqu'ils apprennent que le cardinal Braschi succède à
Clément XIV. — Les partisans des Jésuites s'agitent et attaquent
violemment la mémoire de Ganganelli. — Pie VI donne aux cé-
rémonies de l'Eglise une splendeur inaccoutumée. — Témoignage
qu'en portent les hérétiques et les philosophes. — Pie VI corrige
les abus avec une grande sévérité 137
Chapitre X. — Hypocrisie des ennemis de la papauté. — De toutes
les institutions politiques, la plus parfaite est sans contredit le
gouvernement papal. — Ce qu'en pensait M. de Maistre. — Les
Papes a Avignon. — Leur administration jugée par la philoso-
phie. — Réformes opérées par Pie VI. — La chambre aposto-
lique. — Les juifs au Ghetto. — Pie VI travaille au développe-
ment de l'agriculture et de l'industrie dans ses Etats 151
Chapitre XI. — Les marais Pontins. — Leur histoire. — Travaux
de dessèchement tentés il diverses époques. — Succès obtenu par
Pie VI. — Ses projets. — La voie Appienne. — Saint-Laurent
le Nouveau. — Projets grandioses du Pape. — Etat du commerce
et de l'industrie sous le gouvernement pontifical 168
Chapitre XII. — La bienfaisance a Rome. — Ce qu'est devenue la
Ville Eternelle sous la domination piémontaise. — La civilisa-
tion moderne nous ramènera au despotisme. — Charité légale et
enseignement légal. — Usage que l'Eglise faisait de ses richesses.
— 464 —
rages
— Différence qui existe entre la charité et la philosophie. — Œu-
vre des dots. — Hôpital de Saint-Roch. — Hôpital délia Santis-
sima Trinita de' Pellegrini 185
Chapitre XIII. — Etablissements de bienfaisance fondés par Pie VI.
— Tata Giovanni. — Conservatoires. — La charité appliquée à
Tindustrie. — Travaux opérés a l'hôpital Saint-Michel. — L'hô-
pital du Saint-Esprit restauré et agrandi. — Cabinet anato-
mique. — Les religieux de la Pénitence. — Pie VI et les Frères
des écoles chrétiennes 199
Chapitre XIV. — Goûts artistiques de Pie VI. — La sacristie de
Saint-Pierre. — Le musée du Vatican. — Principales œuvres
d'art réunies par le Pape dans ce musée. — Le cabinet des pa-
pyrus. — Obélisques de Monte-Citorio, de Monte-Cavallo, et de
la Trinité des Monts. — Palais Braschi. — Travaux exécutés à
Subiaco, par ordre de Pie VI 215
Chapitre XV. — Détails rétrospectifs sur les ennemis de l'Eglise.
— Le jansénisme. — Fond de la doctrine janséniste. — Moyens
que prennent les jansénistes pour frapper l'imagination du peuple.
— Le diacre Paris et les prétendus miracles opérés sur son
tombeau. — Les convulsionnaires du cimetière Saint-Médard. —
Rôle que jouent les femmes dans ces réunions de fanatiques et de
curieux. — Les convulsionnaires se répandent dans les provinces.
— Evêques et prêtres fauteurs du jansénisme. — Les Parlements
prennent fait et cause pour la nouvelle hérésie. — Persécution
dirigée contre le clergé catholique. — Louis XV dissout le Par-
lement de Paris et établit des Chambres particulières pour rendre
la justice. — Les membres du Parlement sont rappelés. — Ils
continuent à poursuivre les évêques dévoués au Saint-Siège. —
Attentat de Robert Damiens sur la personne du roi. — Son inter-
rogatoire et sa mort. — Complicité morale du Parlement 230
Chapitre XVI. — Ce qu'il faut penser des philosophes et surtout
de leurs chefs. — Voltaire. — Son parrain, l'abbé de Châteauneuf.
— Conciliabules de libertins libres-penseurs. — Premiers écrits
du jeune Arouet. — Son manque absolu de patriotisme prouvé
par ses poésies en l'honneur du roi de Prusse et surtout par sa
correspondance avec Frédéric et la grande Catherine. — Sa liai-
son adultère avec Mme du Châtelet. — Sa monomanie pour la pro-
fanation des Sacrements. — Voltaire jugé par Jean-Jacques
Rousseau. — Rousseau apprécié par Voltaire. — Ce que pense le
Citoyen de Genève des philosophes en général. — Estime que
faisait Voltaire de ses confrères en incrédulité. — Jean-Jacques
R,ousseau.'— Son origine. — Ses aventures. — Ses écrits. — In-
cohérence de ses idées. — Diderot. — Ce qu'il faut penser de lui
comme homme et comme écrivain. — La Mettrie. — Immoralité
de ses doctrines. — Le marquis d'Argens. — Comment l'appré-
ciaient Voltaire et Frédéric. — D'Alembert. — L'Encyclopédie.
— Jugement que Diderot a porté sur le caractère et la valeur de
cet ouvrage
Chapitre XVII. — Ce qu'il faut penser des souverains et des cours
de l'Europe à cette époque. — Famille régnante de Russie. —
Pierre le Grand. — Son immoralité et ses crimes. — Ce qu'en
disent ses propres historiens. — Catherine Alfendey lui succède.
— Elle meurt de ses excès. — Pierre II. — L'impératrice Anne.
— Ses amours avec le petit-fils d'un palefrenier. — La duchesse
de Brunswick exerce le pouvoir comme régente il la mort d'Anne
Iwanowna. — Elle est chassée du pouvoir à cause de ses dé-
bauches. — Elisabeth lui succède. — Elle se marie secrètement
avec un grenadier. — Son ivrognerie. — Pierre III. — Cathe-
rine II, sa femme, le fait étrangler par ses amants et s'empare
du trône. — Vie scandaleuse de cette impératrice. — Origine de
la dynastie prussienne. — Albert de Brandebourg, le moine
apostat. — Frédéric-Guillaume Ier. — Son avarice et sa bruta-
lité. — Le grand Frédéric. — Ses mœurs. — Partage de la Po-
logne. — Ce qu'en pensait Marie-Thérèse. — Extravagances de
Joseph II, empereur d'Allemagne. — Etat de décadence morale
des autres familles souveraines. — Louis XV. — Ses heureux
débuts. — Ses courtisans l'entraînent dans une vie de débauche.
— Ce qu'il faut penser du Régent . — Rôle infâme que joue le duc
de Richelieu. — Le règne des courtisans. — Maladie du roi à
Metz et son repentir. — La Pompadour. — Le Parc-aux-Cerfs.
— Détails empruntés a Sismondi. — Désordres de la noblesse.
— La du Barry. — Dernière maladie et mort de Louis XV. —
Vertus de son successeur
Chapitre XVIII. — Démêlés du Saint-Siège avec la cour de Naples.
— Tanucci. — Comment il s'y prend pour écarter Ferdinand IV
des affaires. — Ses réformes. — Prudence de Pie VI. — Sup-
pression des couvents. — Empiétements de la cour de Naples
sur le spirituel. — Chute de Tanucci. — Le marquis de la Sam-
' buca. — Acton. — Sa bonne fortune. — Il devient premier mi-
nistre. — Comment il parvient à dominer la reine et à se concilier
l'affection du roi. — Affaire de la haquenée. — La cérémonie de
la haquenée est suspendue et puis reprise. — Nouvelle rupture
entre la cour de Naples et le Saint-Siège. — Pie VI arrive enfin
à rétablir la paix. — Le Portugal. — Le comte d'Oeyras, plus
connu sous le nom de marquis de Pombal. — Son origine. —
Comment il arrive au pouvoir. — Son despotisme. — Sa chute.
— Sa condamnation. — Hypocrisie de ce personnage. — Il est
diversement jugé. — Sa disgrâce est un bienfait pour l'Eglise de
Portugal
Chapitre XIX. — Démêlés du Saint-Siège avec Joseph II, empe-
reur d'Allemagne. — Caractère de ce souverain. — Leçon qu'il
I'ie VI.
30
— 406 —
Page;
reçoit du roi de Naples. — Prétexte dont il se servit pour justifier
sa rupture avec le Pape. — Son hypocrisie. — Ses décrets contre
l'Eglise. — Ses plans de spoliation. — Les deux politiques de
Frédéric. — Joseph II prend au sérieux les conseils du monarque
philosophe. — Pie VI essaie de ramener l'empereur à des senti-
ments plus équitables. — Il prend la résolution de se rendre à la
cour de Vienne. — Efforts que l'on fait pour l'en détourner. —
Ses préparatifs de voyage 306
Chapitre XX. — Départ du Pape pour Vienne. — Le comte et la
comtesse du Nord lui font leurs adieux. — Ovations qu'il reçoit
de la part de ses sujets. — Le roi d'Espagne et les princes ita-
liens lui envoient leurs hommages. — La république de Venise.
— Il entre dans les Etats de l'empereur. — Concours de fidèles
sur son passage. — L'empereur et l'archiduc Maximilien viennent
au-devant de lui. — Précautions que prend Joseph II pour que le
Pape ait le moins de rapports possible avec les évèques de ses
Etats. — On accourt de toutes parts pour recevoir la bénédiction
du Pape. — Effet produit par les cérémonies de la Semaine Sainte
que préside Pie VI. — Joseph II modifie sa ligne de conduite et
fait preuve de beaucoup d'urbanité. — Grossièreté de Kaunitz.
— Conférences du Pape avec l'empereur et son premier ministre.
— Résultats obtenus par l'intervention du Souverain Pontife
auprès du gouvernement autrichien 321
Chapitre XXI. — Départ de Pie VI. — L'empereur et l'archiduc
l'accompagnent jusqu'à Maria-BrUnn. — Ils prient ensemble et
se séparent. — Arrivée du Pape chez les Bénédictins de Moelck.
— Réception que lui fait le grand électeur de Bavière. — Tou-
chantes manifestations du peuple de Munich. — Séjour de Pie VI
à Augsbourg. — Attitude des protestants. — Il visite les biblio-
thèques et les musées de cette ville. — Départ pour Inspruck. —
Repentir de l'évêque de Brixen. — La ville de Vérone reçoit le
Pape avec de grandes démonstrations de joie. — Le Pontife s'ar-
rête à Venise. — Il quitte subitement cette ville et se rend
à Rome 345
Chapitre XXII. — Arrivée du Pape à Rome. — Enthousiasme de
la population. — Pie VI prend des mesures pour faire cesser la
disette. — Méchancetés auxquelles il est en butte. — Il fait part
aux ambassadeurs deFrance et d'Espagne de ses conversations avec
Joseph II au sujet des Jésuites. — Craintes qu'ils éprouvent. —
Consistoire du 23 septembre 1782. — Le Pape rend compte de
son voyage au Sacré-Collége. — Voyage de Pie VI aux marais
Pontins. — Il encourage les fouilles dans l'ancien territoire de
Rome. — Il fait réparer les routes et exécuter des travaux
hydrauliques très-considérables. — Le livre d'Eybel : Qu'est-ce
que le Pape ? est condamné. — Condamnations d'autres ouvrages
vers la même époque. — Empiétements de Joseph II. — Ses pro-
— 407 —
Pages
jets de spoliation. — Le Pape lui écrit. — Réponse de l'empe-
reur. — Le monarque allemand s'occupe de tous les détails du
culte catholique qu'il a la prétention de réformer. — Le Pape
lui fait de nouvelles représentations dans un bref solennel 3G1
Chapitre XXIII. — Joseph II et Kaunitz se livrent à leur manie de
vouloir tout réformer en matière de religion. — Voyage de l'em-
pereur à Rome. — Ses entrevues avec le chevalier Azzara et le
cardinal de Bernis. — Ses négociations avec Pie VI au sujet des
évêchés de la Lombardie. — Les deux souverains signent un
traité. — Retour de l'empereur à Vienne. — Démêlés des évêques
allemands avec le Saint-Siège. — Conciliabule d'Ems. — Fermeté
de Mgr Pacca et de Mgr Zoglio. — Attitude tout particulière-
ment déplorable de l'archevêque de Mayence. — Les prélats ré-
voltés essaient de provoquer un schisme. — Résistance passive
de l'empereur. — Affaire concernant l'évêché de Leybach. —
Pie VI s'oppose avec énergie aux nouveaux empiétements de
Joseph. — Opinion de quelques écrivains protestants sur l'autorité
des papes. — Troubles dans les Pays-Bas. — Les troupes impé-
riales évacuent le territoire de cette province. — Mort de Joseph.
— Son frère lui succède . 370
Chapitre XXIV. — Démêlés de Pie VI avec le grand-duc de Tos-
cane. — Scipion Ricci, évêque de Pistoie et de Prato. — Turbu-
lence de son caractère. — Réformes qu'il impose à son clergé. —
Sa propagande janséniste. — Synode de Pistoie. — Doctrines
proclamées dans ce conciliabule. — Léopold et Ricci convoquent
un concile à Florence. — Les évêques de la Toscane se montrent
hostiles aux novateurs. — Soulèvement des diocésains de Ricci.
— Son palais épiscopal est dévasté. — Affaire concernant l'évê-
ché de Pontrémoli. — Le Pape nomme une commission de car-
dinaux pour mettre fin à ses démêlés avec Léopold. — Mort de
Joseph II. — Son frère lui succède. — Sentiments religieux du
nouveau grand-duc. — Ricci est disgracié. — Pie VI publie la
bulle Auctorem fidei. — Consolations qui arrivent au Saint-
Siège des pays protestants et de la Russie. — Manifestation re-
ligieuse de la Diète de Pologne. — Bonnes dispositions de Gus-
tave III pour le Saint-Siège 402
Chapitre XXV. — Progrès de l'impiété en France. — Commission
des Réguliers présidée par Loménie de Brienne. — Réunion des
Antonins aux Chevaliers de Malte. — Suppression des Célestins.
— Protestations du clergé de France contre la Commission. —
Retour de Voltaire a Paris. — Ovations qu'il y reçoit. — Il
tombe malade. — Son entrevueavec l'abbé Gaultier. — Ce qu'il
faut penser de sa rétractation. — Il recouvre la santé. — Sa re-
chute et sa mort. — Ce qu'a écrit le docteur Tronchin des der-
niers moments de Voltaire. — Les disciples du philosophe pu-
blient une édition complète de ses œuvres. — Protestation du
— 408 —
Pages
clergé de France par l'organe de Mgr Dulau. — Ruine de nos
finances. — On songe à convoquer les Etats généraux. — Réu-
nion des notables, le 9 novembre 1788. — Election des députés.
— Cabiers de la noblesse, du Tiers-Etat et du clergé. — Quel en
était l'esprit 421
Notes historiques 435
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
Bar-lc-Duc — Typ. îles Cùlestins — Beutkanp