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Full text of "Le pontificat de Pie VI et l'athéisme révolutionnaire"

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LE 


PONTIFICAT  DE  PIE  VI 


ET 


L'ATHEISME  REVOLUTIONNAIRE 


BA8-IK-DUC  —  TYPOGRAPHIE  DF.  CÉT.ESTIXS   —  BERTRAND 


PONTÏFÏCiVT  DE  PIE  VI 

ET 

L'ATHÉISME  RÉVOLUTIONNAIRE 

Par  l'Abbé  I.  BERTRAND 

Avec  la  collaboration  de  M.  le  chanoine  SAURET,  du  diocèse  de  Ga 
et  de  M.  l'abbé  CLERC-JACQUIER,  du  diocèse  de  Grenoble 


TOME  PREMIER, 


BAR-LE-DUC 

Typ.  des  Célestins  —  Bertrand 
36,  rue  de  lu  Banque,  3C 


PARIS 
Iîloud  et  Barral,  libraires-édit. 
18,  rue  Cassette,  18 


18  7  9 


INTRODUCTION 


i. 

On  ne  cesse  de  répéter  que  deux  partis  sont  aux 
prises  en  Europe  et  se  disputent  le  pouvoir  :  le 
parti  de  l'ordre  et  celui  de  la  Révolution.  Rien  n'est 
plus  vrai.  Mais  en  dehors  de  ces  deux  fractions  de  la 
société,  plus  ardentes  peut-être  que  nombreuses,  on 
trouve  encore  les  indifférents  et  les  peureux ,  qui 
refusent  d'arborer  un  drapeau  quelconque  :  les  uns, 
parce  qu'ils  croient  pouvoir  se  désintéresser  des 
graves  questions  qui  agitent  depuis  longtemps  déjà  le 
monde  politique  et  le  monde  religieux  ;  les  autres, 
parce  qu'ils  ne  veulent  pas  compromettre  leurs  intérêts 
matériels. 

Cette  masse  flottante  ne  considère  la  religion  que 
comme  une  barrière  protectrice  à  l'abri  de  laquelle 
peuvent  dormir  en  paix  les  élus  de  la  fortune,  et  non 
comme  le  lien  spirituel  qui  nous  unit  à  Dieu.  Pour  les 
hommes  sans  conviction  dont  elle  se  compose,  le  droit 
n'est  rien,  si  le  succès  ne  le  consacre  pas;  car,  à  leurs 
yeux,  le  droit  et  la  légalité  sont  une  même  chose  et 
n'ont  d'autre  raison  d'être  que  la  volonté  capricieuse 
des  législateurs  que  nous  impose  périodiquement  le 
suffrage  universel,  le  plus  fantasque  et  le  moins 
éclairé  de  tous  les  souverains. 

Pie  VI.  .  a 


—  II  — 


Qu'importent  les  contradictions  à  ceux  qui  ne  voient 
rien  en  dehors  de  la  matière  !  Toute  conception  de 
l'ordre  surnaturel  est  inaccessible  à  leur  esprit. 
L'évidence  elle-même  ne  saurait  les  convaincre,  si 
elle  n'éclaire  pas  des  réalités  palpables. 

Par  quel  moyen  pourra-t-on  les  amener  à  la  connais- 
sance et  à  l'amour  du  vrai  ?  Sera-ce  par  l'étude  de 
la  philosophie  ?  Mais  ils  sont  étrangers  à  cet  ordre 
d'idées  qu'ils  repoussent  sans  discussion,  parce  qu'ils 
n'en  comprennent  pas  l'utilité  pratique. 

L'enseignement  de  l'histoire  est  peut-être  le  seul  qui 
puisse  dissiper  les  ténèbres  de  leur  intelligence. 

Quiconque,  en  effet,  étudiera  sans  parti  pris  cette 
magnifique  épopée  où  l'on  voit  se  succéder  d'une 
manière  continue  les  luttes  et  les  triomphes  de  l'Eglise, 
éprouvera  le  besoin  de  s'écrier  comme  le  centenier  de 
l'Evangile  :  Le  doigt  de  Dieu  est  là  ! 

Quant  à  ceux  qui,  à  la  vue  de  certains  événements, 
sentent  leur  âme  se  troubler  et  leur  foi  défaillir,  nous 
leur  dirons  aussi  :  Etudiez  l'histoire  ;  cette  étude  vous 
fortifiera,  car  elle  mettra  un  terme  à  vos  perplexités, 
et,  quelque  sombre  que  vous  paraisse  l'avenir,  vous 
ne  tarderez  pas  à  l'envisager  sans  effroi. 

C'est  sous  l'influence  de  cette  pensée  que  nous  avons 
conçu  le  dessein,  peut-être  téméraire,  de  publier  ce 
livre. 

La  persécution,  aussi  habile  que  violente,  à  laquelle 
l'Eglise  n'a  cessé  d'être  en  butte  sous  le  règne  dou- 
loureux de  Pie  VI,  est  comme  le  résumé  sanglant  de 
tout  ce  que  le  Christianisme  a  eu  à  souffrir  durant  les 
trois  premiers  siècles. 

Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  il  me  semble  que 
les  ennemis  de  la  vérité  eux-mêmes  pourront  se 


I 


—  III  — 


convaincre,  en  méditant  les  faits  que  nous  aurons 
à  raconter,  de  la  puissance  divine  de  l'Eglise  et  de 
l'échec  inévitable  qui  les  attend. 

IL 

Le  Sauveur  avait  dit  à  ses  Apôtres  que  le  monde  les 
persécuterait.  Mais  il  avait  eu  soin  d'ajouter,  pour 
tranquilliser  leur  foi,  que  les  puissances  de  l'enfer  ne 
pourraient  anéantir  son  oeuvre.  Derniers  témoins  de 
la  parole  du  Maître,  nous  l'avons  vue  se  réaliser  de 
nos  jours  de  la  manière  la  plus  éclatante  ,  contrai- 
rement aux  prévisions  humaines. 

L'Eglise  a  successivement  triomphé  de  tous  ses 
ennemis.  Le  paganisme,  qu'elle  eut  à  combattre  dès  le, 
début  de  sa  mission,  lui  opposa  la  force  brutale  et 
le  faux  savoir  de  ses  sophistes.  Inutiles  efforts.  Le 
paganisme  a  disparu,  et  de  la  puissance  des  Césars 
il  ne  reste  absolument  rien,  si  ce  n'est  quelques 
misérables  débris  que  le  génie  conservateur  des  papes 
a  sauvés  de  la  destruction. 

Sont  ensuite  venues  les  hérésies.  Elles  ont  essayé  à 
leur  tour  de  miner  l'édifice  religieux,  en  opposant  leur 
enseignement  à  celui  de  l'Eglise,  et  en  faisant  appel 
aux  mauvaises  passions  ;  mais  elles  se  sont  affaissées 
sur  elles-mêmes,  pour  ne  plus  se  relever.  Depuis 
Simon  le  Magicien  jusqu'à  Luther,  depuis  Porphyre  et 
Julien  l'Apostat  jusqu'aux  philosophes  du  dernier 
siècle  ,  quel  est  le  novateur  dont  l'Eglise  n'ait  eu 
raison?  Investie  d'un  pouvoir  qu'elle  seule  possède 
et  que  le  Fils  de  Dieu  lui  conféra  dans  la  personne  des 
Apôtres,  elle  statue  en  dernier  ressort  sur  toutes  les 


—  IV  — 


questions  qui  intéressent  la  conscience  humaine  à  un 
degré  quelconque  ;  et  des  millions  d'hommes  se 
soumettent  sans  hésiter  aux  sentences  qui  émanent  de 
ce  tribunal  suprême.  Et  parmi  ces  millions  d'hommes, 
il  n'est  point  rare  de  trouver  de  brillants  écrivains  et 
des  savants  de  premier  ordre,  qui,  comme  le  grand 
évêque  d'Hippone  et  le  Cygne  de  Cambrai,  recon- 
naissent et  vénèrent  dans  le  successeur  du  prince  des 
Apôtres  le  ministre  infaillible  de  la  vérité,  et  s'écrient 
avec  l'accent  d'une  conviction  profonde  :  Rome  a 
parlé,  la  question  est  résolue. 

Et  que  l'on  ne  dise  pas  que  l'Eglise  catholique  doit 
une  partie  de  sa  force  à  la  puissance  tutélaire  des  sou- 
verains. Elle  a  traversé  les  dix-huit  siècles  de  son 
existence  au  milieu  des  tempêtes,  et,  le  plus  souvent, 
malgré  la  haine  des  princes  et  des  cours.  Le  despo- 
tisme et  la  démagogie  l'ont  tour  à  tour  battue  en 
brèche.  Chaque  fois,  elle  a  puisé  dans  la  lutte  une 
force  nouvelle  et  prouvé  à  ses  ennemis  la  divinité  de 
son  origine. 

C'est  ainsi  qu'elle  est  arrivée  jusqu'à  nous  en  dépit 
de  ses  persécuteurs.  Quoi  qu'on  ait  fait,  elle  n'a  jamais 
rien  perdu  de  son  prestige.  On  cherchait  vainement  à 
l'humilier  ou  à  la  réduire  en  servitude  ;  sans  autres 
armes  que  la  prière  et  la  résignation,  elle  imposait  aux 
peuples  un  respect  inaltérable. 

Onav  ait  beau  la  spolier  ;  sa  pauvreté,  loin  de  hâter 
sa  ruine,  contribuait  à  son  triomphe.  On  a  essayé 
contre  elle  de  tous  les  genres  d'attaques.  Les  uns  et 
les  autres  ont  pareillement  échoué.  Ses  ennemis  n'ont 
réussi  qu'à  relever  le  mérite  de  sa  victoire  par  la  honte 
de  leur  défaite.  Voici  trois  cents  et  quelques  années 
que  l'enfer  a  mis  en  jeu  tout  ce  qui  lui  restait  de  forces 


—  V  — 


pour  tenter  de  l'anéantir.  Après  la  Réforme,  sont  venus 
le  Gallicanisme,  le  Jansénisme  et  les  Philosophes  ; 
après  les  Philosophes,  la  Révolution;  après  la  Révo- 
lution, les  Libres-Penseurs,  les  Panthéistes,  les  Ma- 
térialistes, les  faiseurs  d'annexions  et  les  Solidaires. 
Les  Philosophes  ont  passé  comme  tant  d'autres  avant 
eux,  et  la  Révolution  ne  tardera  pas  à  mourir  étouffée 
dans  le  sang.  Quant  à  la  Réforme,  elle  n'est  plus  qu'un 
mot  générique  dont  on  a  coutume  de  se  servir  pour 
désigner  cette  foule  incalculable  de  sectes  que  le 
Luthéranisme  a  enfantées,  espèce  de  Babel  où  règne 
la  confusion,  et  où  l'on  voit  se  heurter,  à  chaque 
instant,  le  oui  et  le  non  en  matière  de  foi,  à  l'ombre  et 
sous  la  protection  du  même  drapeau.  L'incrédulité 
moderne  disparaîtra  à  son  tour,  emportée  par  le  souffle 
de  la  colère  divine,  à  moins  que  le  ridicule  ne  la  tue, 
ou  qu'elle  ne  meure  d'une  caducité  précoce. 

Les  institutions  humaines,  quelles  qu'elles  soient, 
s'affaiblissent  en  vieillissant.  Semblables  à  ces  ruines 
que  le  temps  a  minées,  le  plus  léger  coup  de  vent 
suffit  pour  les  abattre.  L'Eglise,  au  contraire,  grandit 
et  se  fortifie ,  à  mesure  qu'elle  s'éloigne  de  son 
berceau. 

En  présence  d'un  fait  aussi  éclatant,  je  ne  conçois 
pas  que  les  États  cherchent  à  rompre  avec  le  Catho- 
licisme. Ils  devraient,  ce  semble,  dans  l'intérêt  de  leur 
pouvoir,  resserrer  de  plus  en  plus  les  liens  qui  les 
unissaient  à  Rome ,  afin  d'étayer  leur  faiblesse  de 
l'autorité  divine  de  l'Eglise.  Ils  ont  préféré  à  ce  qui  eût 
fait  leur  force  je  ne  sais  quelles  folles  théories  basées 
sur  l'athéisme,  comme  s'il  était  possible  de  fonder  une 
société  en  dehors  de  l'idée  de  Dieu. 


—  VI  — 


m, 

Luther,  en  niant  l'autorité  doctrinale  de  l'Eglise, 
avait  proclamé  le  libre  examen.  Il  faisait  de  l'anarchie 
en  matière  de  foi  le  principe  fondamental  de  sa  pré- 
tendue Réforme. 

Voltaire  et  ses  disciples  éludèrent  la  difficulté  au  lieu 
de  la  combattre.  Leur  ambition,  d'ailleurs,  était  de 
démolir  et  non  d'édifier.  Nos  Livres  saints,  et  en  parti- 
culier l'Ancien  Testament,  furent  odieusement  travestis. 
Dans  l'espoir  d'ameuter  les  masses  contre  nous,  on 
nous  accusa,  entre  autres  choses,  de  nous  faire  les 
instruments  de  la  tyrannie  et  de  travailler,  dans  l'intérêt 
des  rois,  à  l'asservissement  des  peuples,  comme  on 
nous  a  accusés,  en  d'autres  temps  et  en  d'autres  lieux, 
de  miner  le  pouvoir  des  souverains  au  profit  des 
passions  démagogiques.  C'est  ainsi  que  bien  souvent 
la  tactique  des  partis  prime  la  vérité. 

Il  n'est  presque  plus  question  maintenant  du  libre 
examen,  tel  que  le  comprenaient  les  novateurs  du 
quinzième  siècle,  et  les  attaques  passionnées  du  Vol- 
tairianisme  ont  fait  place  aux  théories  matérialistes  et 
aux  utopies  soi-disant  philanthropiques  de  nos  écri- 
vains libres-penseurs.  Les  ennemis  actuels  de  l'Eglise 
savent  que  le  néant  inspire  à  l'homme  une  invincible 
répulsion,  et  que  le  seul  moyen  de  le  lui  faire  accepter, 
sans  trop  de  répugnance,  est  de  le  dissimuler  adroite- 
ment sous  la  forme  d'une  doctrine  quelconque. 

On  a  donc  élevé  le  matérialisme  à  la  hauteur  d'un 
système,  et,  comme  il  s'est  rencontré  des  hommes  qui, 
malgré  les  nuages  dont  on  avait  soin  de  l'entourer,  le 


—  VII  — 


repoussaient  encore,  on  leur  a  donné  en  échange  le 
Panthéisme,  avec  ses  non-sens  et  ses  inconséquences. 

Il  y  a  dans  le  Panthéisme  un  faux  air  de  grandeur 
qui  peut  séduire  tout  d'abord  les  intelligences  vulgaires. 
Partie  intégrante  du  Cxrand  Tout,  l'être  humain  ne 
meurt  pas,  il  se  transforme,  semblable  à  la  chrysalide, 
et  continue  à  vivre  de  la  vie  de  ce  Dieu  étrange  qui, 
esprit  et  matière  tout  à  la  fois,  se  fait  un  jeu  de  la 
contradiction  et  se  modifie  sans  cesse,  comme  le 
Protée  antique. 

Le  Panthéisme  n'est  pas ,  comme  on  pourrait  le 
croire,  une  abstraction  plus  ou  moins  insaisissable, 
une  conception  monstrueuse,  inaccessible  aux  classes 
populaires.  Toute  idée,  quelle  qu'elle  soit,  a  un  côté 
pratique  à  la  portée  des  foules,  et  peut  devenir,  si  elle 
est  mauvaise,  un  danger  sérieux  pour  la  société  (1). 

«Ne  serait-ce  point  là»,  se  demande  quelque  part 
l'abbé  Martinet,  «  la  dernière  de  toutes  les  hérésies, 
«  celle  qui  doit  précéder  immédiatement  la  venue  du 
«  Fils  de  l'Homme  ?  Ne  pourrait-on  pas  regarder  ceux 
«  qui  s'en  font  les  apôtres  comme  les  précurseurs  de 
«  l'Antéchrist  ?  Et  si  ce  grand  ennemi  de  la  vérité 
«  venait  à  paraître,  avec  les  prodiges  faits  pour  séduire 
«  les  élus,  ne  trouverait-il  pas  des  adorateurs  prêts  à 
«  l'introniser  sur  l'autel  du  Dieu  vivant  ?  » 

A  côté  des  écrivains  dont  je  viens  de  parler  et  qui 
ont  la  prétention  de  nous  donner  quelque  chose  en 
échange  de  nos  croyances,  s'agitent  les  gazetiers,  les 
brochuriers,  les  pamphlétaires  et  tous  ceux  qui  font 
partie,  de  près  ou  de  loin,  de  la  presse  périodique 

(i)  Qu'on  lise  avec  attention  les  harangues  funèbres  que  l'on  débite  aux 
enterrements  civils,  et  l'on  se  convaincra  sans  peine  que  le  panthéisme  est  la 
doctrine  généralement  préconisée  par  les  nouveaux  apôtres. 


—  VIII  — 


antireligieuse.  Ce  sont  Tes  tirailleurs  de  l'armée 
assiégeante.  Ils  ont  reçu  pour  mission  de  nous  harceler 
sans  cesse  et  de  faciliter  ainsi  l'entrée  dans  la  place 
aux  troupes  régulières. 

Au  lieu  de  discuter,  ils  raillent.  Loustics  par  pro- 
fession et  par  tempérament,  ils  cherchent  à  désarçonner 
leurs  adversaires,  au  moyen  de  jugements  hasardés 
et  de  citations  équivoques.  Us  ont,  suivant  les  circon- 
stances, le  mot  pour  rire  et  la  phrase  à  effet.  Une 
banalité  sous  forme  d'axiome  devient  parfois  dans 
leurs  écrits  une  arme  dangereuse. 

En  général,  ils  connaissent  assez  le  cœur  de  l'homme 
pour  ne  pas  s'aliéner  les  masses  dont  ils  flattent  les 
mauvais  instincts.  Ce  sont  eux  qui  ont  inventé  ces 
ritournelles  laudatives  ou  imprégnées  de  fiel  et  de 
mépris  qui  reviennent  sans  cesse,  comme  autant  de 
formules  stéréotypées. 

Les  mots  de  progrès,  de  lumières,  de  tolérance,  de 
liberté,  de  bien-être,  d'industrie,  d'idées  nouvelles, 
de  travail  intellectuel,  d'émancipation  morale,  etc., 
émaillent  d'ordinaire  leurs  livres  et  leurs  journaux. 
A  les  entendre,  le  dix-neuvième  siècle  (représenté  par 
eux)  est  supérieur  à  l'âge  d'or,  où  l'on  jouissait,  dit-on, 
d'un  bonheur  sans  mélange.  Une  seule  chose  fait 
tache,  à  les  en  croire,  sur  le  ciel  d'azur  de  la  félicité 
universelle,  c'est  la  présence  persistante  de  l'Eglise 
catholique  dans  le  monde,  et  surtout  de  la  Papauté. 

Quoique  prêchant  la  tolérance ,  ils  tolèrent  bien 
rarement  qu'on  ne  soit  pas  de  leur  avis.  Ils  adressent 
volontiers  à  leurs  contradicteurs  l'épithète  de  ré- 
trogrades. Suivant  eux,  les  catholiques  sont  des 
aveugles  qui  se  laissent  sottement  piper  par  ceux  qui 
exploitent  à  leur  profit  les  vieilles  superstitions.  Les 


—  IX  — 


religieux  sont  des  fauteurs  d'ignorance,  étrangers  eux- 
mêmes  aux  premiers  éléments  des  sciences  humaines, 
et  les  prêtres,  des  ambitieux  hypocrites  qui  acca- 
parent des  trésors  et  courent  après  les  honneurs, 
tout  en  prêchant  l'amour  de  la  pauvreté  et  le  déta- 
chement des  choses  de  ce  monde. 

Ces  inepties,  quoique  sassées  et  ressassées,  conti- 
nuent à  se  produire  dans  la  plupart  des  journaux. 
Les  écrivains  libres-penseurs  ne  se  lassent  point  de 
les  répéter,  et  le  public  français  ne  se  lasse  pas  de  les 
lire.  C'est  comme  une  sorte  de  piment  qui  relève  les 
apprêts  et  aiguise  l'appétit. 

Je  redoute  moins  pour  la  vérité  religieuse  les  rêveurs 
d'Outre-Rhin  que  les  enfants  perdus  de  la  grande  et 
petite  presse.  Les  vulgarisateurs  sont  peut-être  les 
seuls  hommes  dont  les  multitudes  aient  coutume  de 
s'engouer. 

Le  Voltairianisme  a  fait  93,  et  c'est  la  presse  pério- 
dique, je  ne  saurais  trop  le  répéter,  qui  prépare,  depuis 
cinquante  et  quelques  années,  les  catastrophes  qui 
nous  menacent. 

Or,  la  tactique  de  nos  adversaires,  quel  que  soit  le 
genre  de  leurs  écrits,  n'a  pas  cessé  d'être  la  même 
depuis  un  demi-siècle  :  passionner  contre  nous  les  foules 
ignorantes  et  miner  par  tous  les  moyens  la  pierre 
angulaire  sur  laquelle  est  bâti  l'édifice  religieux.  C'est 
donc  autour  de  la  Papauté  que  nous  devons  réunir  nos 
moyens  de  défense  et  nous  grouper  avec  soin.  Il  faut 
montrer  aux  peuples  tout  ce  qu'a  de  beau  cette  grande 
institution,  en  réfutant  les  erreurs  au  moyen  desquelles 
nos  ennemis  essaient  de  la  discréditer.  C'est  précisé- 
ment ce  que  j'ai  essayé  de  faire  dans  la  mesure  de  mes 
forces. 

Pie  VI.  a* 


—  X  — 


Cet  ouvrage  répondra,  en  particulier,  au  reproche 
que  l'on  nous  fait  à  chaque  instant  d'être  les  ennemis 
du  progrès  ;  car  Pie  VI  a  été  un  protecteur  éclairé 
des  lettres,  des  sciences  et  des  arts.  A  l'accusation 
d'intolérance  que  l'on  s'ohstine  à  diriger  contre 
l'Église,  le  Pape-Martyr  opposera  cette  bonté  pater- 
nelle qui  ne  l'abandonna  jamais  et  cette  héroïque 
résignation  que  ses  bourreaux  eux-mêmes  furent  si 
souvent  contraints  d'admirer. 

D'ailleurs,  en  encourageant  le  progès  intellectuel, 
Pie  VI  ne  fit  que  suivre  les  traditions  de  l'Église  et 
imiter  l'exemple  de  ses  plus  illustres  prédécesseurs 
sur  la  chaire  de  saint  Pierre. 

IV. 

S'il  fallait  en  croire  les  hommes  de  la  Révolution, 
le  monde  aurait  croupi  dans  l'ignorance  jusqu'au  jour 
où  la  philosophie  vint  faire  briller  à  nos  yeux  le 
flambeau  de  la  vérité.  Rien  n'est  moins  vrai. 

Les  barbares  avaient  anéanti  la  civilisation  romaine; 
la  nuit  se  faisait  dans  les  intelligences,  nuit  profonde, 
impénétrable,  que  deux  mille  ans  d'efforts  surhumains 
semblaient  devoir  ne  pas  dissiper. 

De  l'ancien  monde  il  ne  restait  rien,  si  ce  n'est  les 
œuvres  littéraires  de  la  Grèce  et  de  Rome,  que  les 
moines  avaient  sauvées  de  la  destruction.  Ces  trésors 
du  passé  nous  seront  transmis  avec  une  fidélité  scru- 
puleuse, non  parce  qu'ils  peuvent  être  de  quelque  uti- 
lité pour  la  propagation  de  la  foi  nouvelle,  mais  parce 
qu'ils  sont  un  magnifique  produit  de  l'intelligence 
humaine,  et  que  l'Église  a  toujours  aimé  le  beau  d'un 
amour  sans  égal. 


—  XI  — 


Que  n'a  pas  fait  le  catholicisme  pour  inspirer  aux 
populations  à  demi  barbares  du  moyen  âge  l'amour 
des  lettres  et  de  l'agriculture  ?  Mais  ses  efforts  se 
brisèrent  longtemps  contre  les  préjugés  de  l'époque, 
préjugés  déplorables  qui  frappaient  d'un  égal  discrédit 
les  travaux  de  l'intelligence  et  les  salutaires  fatigues 
du  laboureur.  Les  hommes  ne  rêvaient  alors  que  ba- 
tailles sanglantes.  Ils  laissaient  aux  paisibles  habitants 
du  cloître  le  soin  de  transcrire  et  d'admirer  les  immor- 
tels chefs-d'œuvre  de  l'antiquité  païenne.  C'est  encore 
aux  moines  que  fut  réservée  la  mission  d'élever  à  Dieu 
ces  splendides  monuments  qui  font  à  si  juste  titre  le 
sujet  de  notre  admiration. 

L'Église  avait  compté  sur  la  persévérance  de  ses 
efforts  et  l'action  toute-puissante  de  l'exemple.  Ses 
prévisions  ne  furent  point  trompées.  J'aurai  d'ailleurs 
occasion  de  revenir  sur  ce  grave  sujet. 

Quoi  qu'en  disent  les  écrivains  libres-penseurs,  le 
génie  civilisateur  de  l'Église  a  toujours  été  le  même. 
Ennemis  naturels  de  l'ignorance,  les  Souverains  Pon- 
tifes n'ont  cessé  de  la  combattre. 

Voltaire,  comme  on  le  sait,  exhortait  souvent  ses 
disciples  à  écraser  l'infâme. 

L'auteur  de  la  Pucelle  avait  dû  lire  nos  Livres  saints, 
puisqu'il  les  a  travestis.  Il  connaissait  donc  ce  texte, 
que  ses  adeptes  n'ignoraient  pas  non  plus  :  «  Je  frap- 
perai le  pasteur,  et  le  troupeau  se  dispersera  ». 

Aussi,  l'impiété  poussa  un  long  cri  de  triomphe, 
quand  l'auguste  Vieillard  du  Vatican  fut  pris  dans  son 
palais  par  les  sbires  de  la  Révolution  et  dirigé  vers  la 
France.  Le  prestige  qui  avait  jusqu'alors  entouré  la 
Papauté  allait  enfin  s'évanouir.  Le  Chef  de  l'Église 
catholique,  privé  de  ses  États,  séparé  des  siens  et  traîné 


—  XII  — 


captif  de  ville  en  ville,  ne  tarderait  pas  à  être  dépouillé 
de  la  puissance  morale  qu'il  exerçait  dans  le  monde. 
A  ce  spectacle  navrant,  la  foi  des  quelques  fidèles  qui 
avaient  échappé  aux  massacres  en  masse,  aux  noyades 
et  à  la  guillotine,  ne  pouvait  manquer  de  défaillir. 
Pie  VI  une  fois  mort  dans  l'obscure  prison  d'une  ville 
de  province,  l'Église  n'aurait  plus  de  chef;  car  on  sau- 
rait empêcher  une  élection  nouvelle,  et,  dès  lors,  c'en 
serait  fait  de  cette  colossale  institution  qui,  durant  dix- 
huit  siècles,  avait  bravé  toute  sorte  d'épreuves.  Le 
jour  était  venu  où  la  Philosophie  devait  triompher. 

C'était  bien  là  ce  qu'espéraient  les  ennemis  de 
l'Église,  et  ces  espérances  sont  consignées  dans  les 
journaux  de  l'époque.  Nous  les  y  avons  lues  avec 
une  indicible  tristesse,  mais  aussi  avec  un  sentiment  de 
foi  qui  nous  a  consolé.  Car  rien  ne  réconforte  l'âme, 
en  face  des  épreuves,  comme  la  pensée  que  Dieu  peut 
faire  passer  son  Église  par  le  creuset  des  souffrances, 
sans  cesser  pour  cela  de  veiller  sur  elle. 

En  parcourant  ces  pages  souillées  de  sang  et  de 
boue,  je  me  rappelais  involontairement  ce  passage  du 
Psalmiste  :  «  Pourquoi  les  nations  ont-elles  frémi,  et 
les  peuples  médité  des  choses  vaines  ?  »  Puis,  ma 
pensée  se  reportait  aux  promesses  que  le  Sauveur  a 
faites  au  Prince  des  Apôtres  :  «  Tu  es  Pierre,  et  sur 
cette  pierre  je  bâtirai  mon  Église  »  ,  et  je  me  disais  : 
«Le  ciel  et  la  terre  passeront;  mais  les  paroles  du  Fils 
de  l'homme  ne  passeront  pas  ».  J'envisageais  alors 
avec  sérénité  les  attaques  violentes  dont  le  Saint-Siège 
est  actuellement  l'objet;  car  au  delà  des  amertumes  du 
temps  présent,  j'entrevoyais  les  joies  de  la  victoire  et 
la  dispersion  des  ennemis  de  l'Église,  j'aimais  tout 
naturellement  à  me  persuader  qu'en  publiant  cette 


—  XIII  — 


étude,  je  ferais  partager  au  lecteur  mes  impressions  et 
mes  espérances.  Peut-être  même  contribuerais-je  à 
ranimer  la  foi  chancelante  de  plusieurs,  en  leur  rap- 
pelant un  des  plus  beaux  triomphes  du  Catholicisme  et 
de  la  Papauté. 

V. 

Restaient  à  vaincre  les  difficultés  d'une  œuvre 
aussi  importante.  Je  comprenais  tout  ce  qu'exigeait  de 
recherches  un  travail  de  ce  genre.  J'avais  non-seule- 
ment à  compulser  les  divers  ouvrages  où  il  est  ques- 
tion de  Pie  VI,  à  propos  des  événements  accomplis 
sous  son  pontificat,  mais  aussi  les  documents  offi- 
ciels ,  les  archives  municipales ,  les  journaux  de 
l'époque  et  jusqu'aux  écrits  ignorés  du  public  dont 
quelques  familles  privilégiées  ont  le  dépôt.  Après  cela, 
il  me  restait  à  suivre  pas  à  pas  la  voie  douloureuse 
que  l'illustre  Pontife  avait  parcourue  aux  jours  de  sa 
captivité,  pour  recueillir  pieusement  les  nombreux 
souvenirs  qu'il  avait  laissés  sur  son  passage.  La  tâche 
était  longue,  difficile  et  dispendieuse.  J'avoue  qu'à  la 
pensée  des  sacrifices  de  toute  nature  auxquels  j'allais 
me  condamner,  je  sentis  mon  courage  défaillir. 

Sur  ces  entrefaites,  je  reçus  un  manuscrit  assez 
volumineux.  Il  m'était  adressé  par  un  ecclésiastique 
des  Hautes-Alpes,  avec  lequel  j'avais  été  en  rapport, 
quelques  années  auparavant. 

«  Je  vous  envoie  » ,  me  disait-il, «  l'histoire  authentique 
«  et  inédite  du  passage  de  Pie  VI  dans  notre  diocèse. 
«  J'ai  donné  à  ce  travail  un  soin  tout  particulier.  Ma 
«  première  pensée  a  été  de  suivre  scrupuleusement  les 
«  traces  de  l'illustre  captif.  Partout,  j'ai  consulté  les 


—  XIV  — 


«  archives  communales  et  les  bibliothèques  particu- 
«  lières.  Convaincu,  grâce  à  l'expérience  que  j'ai  ac- 
«  quiseences  sortes  de  questions, qu'il  fauttenir  compte 
«  des  traditions  orales,  presque  autant  quelquefois  que 
«  des  documents  écrits,  j'ai  longuement  interrogé  les 
«  vieillards  qui  se  souviennent  d'avoir  vu  le  saint  Pon- 
«  tife.  Ce  n'a  été  qu'après  avoir  réuni  tout  ces  rensei- 
«  gnements,  élaguant  sans  pitié  ce  qui  me  semblait 
«  douteux,  que  j'ai  rédigé  ce  mémoire.  Jevousencède 
«  la  propriété.  Tirez-en  parti  de  votre  mieux,  pour 
a  l'édification  de  tous  et  la  gloire  de  la  religion  ». 

Ce  travail  remarquable  fut  publié  dans  Y  Echo  du 
Midi.  Quatre  ou  cinq  mois  après,  je  fis  la  rencontre 
fortuite  d'un  autre  prêtre,  plein  de  talent,  du  diocèse 
de  Grenoble.  Il  est  connu  par  des  travaux  historiques 
dont  tout  le  monde  a  pu  apprécier  le  mérite  excep- 
tionnel. 

Nous  causâmes  longuement.  Nous  nous  communi- 
quâmes nos  projets  mutuels. 

Je  lui  parlai,  entre  autres  choses,  de  mon  livre  sur 
Pie  VI,  et  des  difficultés  matérielles  qui  m'empêchaient 
de  l'écrire.  Il  en  fut  touché,  et,  me  tendant  la  main, 
avec  cette  cordialité  qui  relève  le  prix  du  service 
rendu  :  «  Avez-vous  un  peu  de  confiance  en  moi  »,  me 
demanda-t-il ?  «Dites  :  beaucoup»,  lui  répondis-je,  «et 
<(  vous  serez  dans  le  vrai  ».  —  «  Eh  bien!  »  se  hâta-t-il 
d'ajouter,  «  ce  qui  vous  est  impossible,  je  le  pourrai. 
«  Je  ferai  pour  le  département  de  l'Isère  ce  que 
«  M.  l'abbé  Sauret  a  fait  pour  le  diocèse  de  Gap,  et 
«  votre  projet  deviendra  ainsi  réalisable  ». 

M.  l'abbé  Clerc-Jacquier  prit  à  son  tour  le  bâton  de 
voyageur  et  se  mit  en  devoir  de  continuer  le  pieux 
pèlerinage  qu'avait  commencé  quelque  temps  aupa- 


—  XV  — 


ravant  M.  le  chanoine  Sauret.  Inutile  d'ajouter  qu'il 
remplit  sa  mission  avec  un  soin  consciencieux.  Lorsqu'il 
eut  terminé  son  travail,  il  me  le  remit,  en  disant  : 
«  A  vous  maintenant  de  couronner  l'édifice  ». 

La  captivité  de  Pie  VI  n'est  pas  ce  qu'il  y  a  de  plus 
saillant  dans  la  vie  de  ce  grand  Pape.  Ange  Braschi  a 
d'autres  titres  à  l'admiration  du  monde  religieux  que  sa 
résignation  dans  les  souffrances.  L'Italie  est  encore 
pleine  de  son  souvenir.  Il  y  a  bien  peu  de  monuments 
à  Rome  qui  ne  rappellent  au  visiteur  la  magnificence 
de  ce  Pontife.  En  desséchant  les  marais  Pontins,  il  a 
réalisé  ce  que  n'avaient  pu  faire  les  empereurs  eux- 
mêmes.  Il  a  percé  des  routes  magnifiques  et  recons- 
truit des  villages  entiers. 

Je  devais  donc  quitter  à  mon  tour  le  lieu  de  ma  rési- 
dence et  aller  interroger  les  nombreux  échos  qui  ont 
appris,  depuis  longtemps,  à  répéter  le  nom  de  Pie  VI. 

VI. 

Rome  !  Il  y  a  dans  ce  mot  tout  un  poëme,  mais  un 
poëme  qui  embrasse  en  même  temps  le  sacré  et  le 
profane,  le  passé  et  l'avenir.  Après  avoir  été  le  ber- 
ceau de  cette  puissance  colossale  que  rien  ne  semblait 
devoir  ébranler,  la  viUe  des  Césars  devint  la  proie  des 
barbares  qui  la  réduisirent  plusieurs  fois  en  cendres. 
Ce  fut  alors  qu'un  pouvoir  nouveau,  le  pouvoir  de 
l'esprit,  vint  s'asseoir  sur  ses  ruines  fumantes  et 
remplacer  ceux  qui  se  disaient  et  avaient  été  les 
maîtres  du  monde.  La  Rome  des  empereurs  fit  place 
heureusement  à  la  Rome  des  martyrs. 

Il  reste  encore  çà  et  là  dans  la  Ville  éternelle 


—  XVI  — 


quelques  pans  de  murs  qui  rappellent  au  visiteur  un 
passé  tantôt  abject  et  tantôt  glorieux.  Trois  ou  quatre 
arcs  de  triomphe,  monuments  élevés  à  l'orgueil  des 
Césars  victorieux,  ont  résisté  à  l'action  dissolvante 
des  siècles.  Des  colonnes  gigantesques  richement 
sculptées,  mais  mutilées  en  partie,  sont  restées  debout 
comme  autant  de  fantômes  chargés  de  rappeler  aux 
visiteurs  la  vanité  des  choses  humaines.  A  leurs  pieds 
gisent  pêle-mêle  des  débris  de  statues,  des  pilastres 
brisés,  des  corniches  et  des  bas-reliefs  en  morceaux. 
Allez  au  bas  du  Capitole  :  vous  y  trouverez  la  place  des 
anciens  rostres  ;  mais  vous  prêterez  en  vain  une  oreille 
attentive;  nul  écho  ne  vous  redira  le  nom  de  Cicéron. 
La  voie  célèbre  où  passaient  jadis  les  triomphateurs 
est  devenue  le  Campo  Vacclno.  La  Roche  tarpéienne 
n'existe  plus,  et  l'ancienne  porte  du  Capitole  demeure 
sans  accès.  Les  théâtres  sont  tombés  en  ruines,  ou 
servent  d'asile  à  quelques  forgerons  qui  ne  se  doutent 
guère  qu'à  la  place  occupée  par  leurs  pauvres  réduits, 
se  pressaient  autrefois  les  heureux  de  la  terre.  Sic 
transit  gloria  mundi. 

J'ai  passé  une  demi-journée  aux  Thermes  de  Cara- 
calla,  gigantesque  monument  élevé  par  de  malheureux 
esclaves  à  la  sensualité  de  leurs  maîtres.  Je  suis  monté 
au  sommet  de  ces  ruines.  Des  arbustes  et  des  herbes 
sauvages  couronnent  leurs  crêtes  inégales.  Le  ciel 
était  pur,  comme  il  l'est  d'ordinaire  en  Italie,  et  le 
soleil,  qui  commençait  à  descendre  vers  l'horizon, 
faisait  place  à  une  brise  dont  le  souffle  rafraîchissant 
avait  effleuré  les  cascades  de  Tivoli. 

Tout  portait  à  la  rêverie,  mais  à  une  rêverie  mêlée 
de  tristesse.  Une  dame  parisienne,  que  je  rencontrai 
au  milieu  de  ces  ruines ,  voulut  me  suivre  dans 


—  XVII  — 


mon  ascension  quelque  peu  périlleuse.  Cinq  ou  six 
oiseaux  de  nuit,  effrayés  par  le  bruit  de  nos  pas, 
quittèrent  précipitamment  l'asile  qu'ils  s'étaient  choisi 
et  allèrent  se  réfugier  ailleurs.  Puis,  régna  autour 
de  nous  un  silence  profond.  A  une  trentaine  de 
mètres  au-dessous  de  nos  pieds,  nous  apercevions 
des  restes  de  mosaïques,  deux  ou  trois  débris  de 
statues  en  marbre  de  Paros ,  et  plus  loin ,  une 
dizaine  d'Italiens  qui  réparaient,  en  se  livrant  aux 
douceurs  du  repos ,  des  forces  que  n'avait  pas 
épuisées  un  excès  de  travail. 

En  sortant  des  Thermes  de  Caracalla,  nous  nous 
dirigeâmes  vers  le  Tibre. 

Nous  étions  encore  à  quelques  centaines  de  mètres 
des  bords  du  fleuve,  lorsque  nous  vîmes  en  face  de 
nous  la  petite  église  de  Saint-Georges  in  Veldbro.  A 
notre  gauche,  était  l'arc  de  triomphe  de  Janus  Quadri- 
front,  et  tout  auprès  la  Cloaca  Maxima.  Des  souvenirs 
de  plus  en  plus  tristes  continuaient  à  se  presser  dans 
mon  esprit. 

On  a  parlé  et  on  parle  beaucoup  encore  de  la  civili- 
sation romaine.  Je  n'ai  pas  l'intention  de  froisser  sur 
ce  point  les  idées  universellement  reçues.  Il  fut  une 
époque ,  je  n'en  disconviens  pas ,  où  les  Romains 
poussèrent  très-loin  le  culte  des  lettres.  Jules  César 
venait  d'écrire  ses  Commentaires.  Cicéron  étonnait  le 
monde  par  le  vif  éclat  de  son  éloquence.  Horace 
chantait,  en  des  vers  que  nous  admirons  avec  raison, 
les  douceurs  de  l'épicuréisme  et  flagellait  avec  un 
talent  merveilleux  les  travers  et  les  vices  de  son 
époque.  Virgile  écrivait  son  immortelle  Enéide  et 
célébrait  les  délices  de  la  vie  champêtre.  Quelques 
années  plus  tard,  le  philosophe  Sénèque  allait  donner 


—  XVIII  — 


à  ses  contemporains  des  conseils  pleins  de  philan- 
thropie et  de  mansuétude.  Or,  tandis  que  le  génie 
littéraire  de  Rome  léguait  à  la  postérité  ces  immortels 
chefs-d'œuvre,  la  barbarie  des  mœurs  continuait  à 
faire  son  chemin  sous  la  protection  des  lois.  Aux 
chants  harmonieux  du  Cygne  de  Mantoue  venait  se 
mêler  comme  une  amère  dérision  le  râle  des  victimes. 

Lorsqu'un  enfant  naissait,  la  sage-femme  le  déposait 
aux  pieds  du  père.  Si  celui-ci,  l'élevant  du  sol,  le 
prenait  dans  ses  bras  et  le  rendait  à  sa  nourrice,  le 
nouveau-né  conservait  l'existence.  Si,  au  contraire,  il 
détournait  les  regards  et  s'éloignait ,  l'enfant  était 
condamné  à  mort.  On  le  jetait  sans  pitié  dans  la 
Cloaca  Maxima,  avec  les  immondices  de  lâ  ville,  ou 
on  l'exposait  au  Vèlabre. 

La  Cloaca  Maxima  est  restée  telle  à  peu  près  qu'elle 
était  jadis.  Quant  au  Vèlabre,  il  a  servi  d'emplacement 
à  l'église  de  Saint-Georges. 

Remontant  de  là  vers  le  Mont  Palatin,  nous  avons 
voulu  voir  ce  qui  restait  de  l'ancien  palais  des  Césars. 
L'empereur  Napoléon  III  y  a  fait  opérer  des  fouilles. 
Je  ne  sais  si  je  me  trompe ,  mais  je  crois  que  ces 
travaux  n'ont  pas  eu  le  résultat  qu'on  s'était  plu  à  en 
attendre.  On  a  découvert  ce  qu'on  trouve  partout 
ailleurs ,  dans  les  terrains  occupés  par  l'ancienne 
Rome  :  des  débris  épars  que  le  génie  de  l'homme  sera 
toujours  impuissant  à  rajuster,  des  pavés  de  marbre, 
des  lambeaux  de  mosaïques ,  des  galeries  et  des 
caveaux  qui  peuvent  tout  au  plus  faire  rêver  le  visiteur. 

Comme  si  ces  lieux  n'étaient  pas  assez  tristes  par 
eux-mêmes,  on  a  inscrit  çà  et  là,  sur  des  poteaux  en 
bois,  des  textes  anciens,  où  il  est  question  de  Romulus, 
d'Ancus  Martius,  de  Tullius,  et  de  quelques  autres 


—  XIX  — 

personnages  dont  les  noms  seuls  ont  pu  arriver 
jusqu'à  nous. 

Non  loin  de  là  apparaissent  les  ruines  du  Colysée, 
tout  imprégnées  encore  du  sang  des  martyrs.  Dési- 
reux d'en  finir  une  bonne  fois  avec  le  souvenir 
importun  de  l'Eglise  primitive  et  des  Césars  vaincus 
par  les  disciples  de  Jésus-Christ,  le  gouvernement 
italien  fait  déblayer  l'intérieur  de  ce  monument.  Il 
s'imagine  peut-être  qu'en  dispersant  ces  augustes 
débris,  il  parviendra  à  arracher  la  foi  du  cœur  des 
Romains  restés  fidèles.  Tous  les  persécuteurs  ont  eu 
des  illusions  de  ce  genre,  illusions  que  les  événe- 
ments n'ont  point  tardé  à  dissiper. 

Cette  Rome  chrétienne,  qui  a  sauvé  le  monde  de  la 
barbarie,  et  où  se  sont  réfugiés  pendant  longtemps  les 
arts,  les  sciences  et  les  lettres,  on  veut  en  faire  de 
nouveau  la  capitale  du  paganisme. 

L'Eglise  y  est  persécutée  comme  au  temps  de  Julien 
l'Apostat.  On  n'essaie  pas  encore  de  la  noyer  dans  le 
sang  ;  mais  on  la  dépouille  de  ce  qu'elle  possédait. 

On  espère  qu'une  fois  appauvrie ,  elle  perdra  son 
prestige,  et,  par  conséquent,  son  influence  clans  le 
monde. 

Les  sociétés  secrètes,  les  hommes  d'Etat,  les  écri- 
vains, les  souverains  eux-mêmes  font  cause  commune 
avec  le  Piémontais  contre  le  Vicaire  de  Jésus-Christ. 
Ils  attendent  impatiemment  le  jour  où  le  Pape  dispa- 
raîtra. Ils  se  disent  qu'alors  tout  sera  fini. 

La  civilisation  moderne,  c'est-à-dire  le  paganisme, 
ne  sera  plus  entravée  dans  sa  marche,  et  les  peuples 
pourront  s'abreuver  librement  à  la  coupe  enchanteresse 
du  progrès. 

Tel  est  le  but  que  poursuit  en  ce  moment  l'incrédulité, 


—  XX 


A  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  la  philosophie,  les 
sociétés  secrètes,  les  hommes  d'Etat  et  la  presque 
totalité  des  souverains  se  coalisèrent  aussi  contre 
l'Eglise.  Ajoutons  que  les  hommes  de  cette  époque 
étaient  des  géants  comparés  à  nos  libres-penseurs. 

La  France  révolutionnaire  mit  à  la  disposition  des 
conjurés  la  puissance  de  ses  armes.  Les  Etats  ponti- 
ficaux furent  envahis,  et  le  Pape,  dépouillé,  vint  mourir 
à  Valence. 

Les  ennemis  de  l'Eglise  se  réjouissaient  de  leur 
victoire  et  affirmaient  hautement  que  le  règne  de  la 
Raison  allait  remplacer  pour  toujours  celui  de  l'Évan- 
gile. 

Or,  nos  lecteurs  savent  ce  qui  est  arrivé.  Les  philo- 
sophes et  les  francs-maçons  étaient  à  peine  en  pos- 
session du  pouvoir,  qu'ils  commencèrent  à  se  dévorer 
entre  eux,  faisant  ainsi  une  étrange  application  de 
leurs  théories  sur  la  fraternité  humaine. 

Quant  aux  souverains  qui  avaientpatronné  sottement, 
en  haine  de  l'Eglise,  les  sophismes  des  novateurs,  ils 
ne  tardèrent  pas  à  recevoir  leur  châtiment. 

Pie  VI  venait  de  rendre  le  dernier  soupir,  lorsque 
parut  Napoléon,  le  marteau  des  rois  prévaricateurs. 

«  Les  souverains  avaient  méconnu  la  voix  du  Saint- 
ce  Siège  »,  dit  M.  Chantrel  dans  son  Histoire  populaire 
des  Papes;  «  tous  les  trônes  s'écroulèrent,  et,  selon 
«  l'énergique  expression  d'un  écrivain  de  nos  jours  (1), 
«  pendant  plus  de  vingt  ans,  un  ouragan  de  fer  et  de 
«  feu  traversa  l'Europe  ». 

Les  leçons  de  l'histoire  ne  servent  de  rien,  paraît-il, 
aux  souverains  et  aux  hommes  d'Etat,  puisque,  en  dépit 

(1)  L.  Veuillot. 


—  XXI  — 


des  événements,  ils  n'hésitent  pas  à  se  rendre  coupables 
des  mêmes  crimes. 

L'état  politique  et  religieux  de  l'Europe  est  aujour- 
d'hui ce  qu'il  était  à  la  veille  de  la  grande  Révolution. 
Il  est  donc  à  présumer  que  nous  verrons  se  produire 
des  faits  à  peu  près  semblables  à  ceux  dont  nos  pères 
ont  été  les  témoins. 

Ce  que  nous  n'hésitons  pas  à  affirmer,  c'est  que 
l'Eglise  catholique  triomphera  une  fois  de  plus  de  ses 
ennemis  coalisés. 

Comme  on  le  voit,  l'ouvrage  que  nous  publions 
aujourd'hui  a  un  caractère  saisissant  d'actualité. 

Il  contribuera,  nous  l'espérons  du  moins,  à  ranimer 
les  courages  abattus  et  à  soutenir  ceux  qui  n'ont  point 
encore  faibli  dans  la  lutte. 


LE  PONTIFICAT  DE  PIE 

ET 

L'ATHÉISME  RÉVOLUTIONNAIRE 


VI 


CHAPITRE  I. 

Sommaire.  —  Le  protestantisme  portait  en  lui-même  les  premiers  germes  de 
la  révolution.  —  Doctrines  subversives  de  ses  fondateurs.  —  De  démocrates 
qu'ils  étaient,  les  protestants  deviennent  absolutistes.  —  Le  gallicanisme  est 
issu  de  la  réforme.  —  Gallicans  de  l'école  de  Gerson,  de  Pierre  d'Ailly,  de 
Major  et  d'Almain.  —  Leurs  principes  en  politique.  —  Leur  doctrine  de  la 
supériorité  du  Concile  sur  le  Pape.  —  Gallicans  de  la  seconde  époque.  — 
Leurs  attaques  contre  le  pouvoir  pontifical.  —  Ils  admettent  les  doctrines 
protestantes  sur  le  pouvoir  des  souverains,  et  se  séparent  sur  ce  point  encore 
des  anciens  théologiens.  —  Gallicanisme  des  parlements.  —  Le  cartésianisme. 
—  Droiture  de  Descartes.  —  Dangers  que  renfermait  son  système. 

Dès  le  premier  jour  de  son  apparition,  le  protes- 
tantisme jeta  la  perturbation  en  Europe.  Le  libre- 
examen  était  un  appel  violent  fait  à  l'indé- 
pendance en  matière  de  foi.  L'Évangile  perdait 
son  caractère  éminemment  surnaturel,  pour  des- 
cendre au  niveau  d'une  œuvre  philosophique.  La 
tradition  laisait  place  à  la  fantaisie,  et  les  apôtres 
de  la  réforme  allaient  remplacer  les  Pères  de 
l'Église. 

Le  pouvoir  spirituel  émanera  de  la  foule  qui 
approuvera,  déléguera  ou  refusera  d'approuver 
et  de  déléguer  les  membres  du  sacerdoce.  C'est  la 
souveraineté  populaire  appliquée  aux  choses  de 
l'ordre  religieux. 

Les  souverains  ne  virent,  dans  cette  émanci- 
pa VI.  1 


—  2  — 

pation  des  consciences,  que  la  ruine  des  monas- 
tères dont  ils  pourraient  s'approprier  les  richesses. 
Ils  oubliaient  que  toutes  les  vérités  sont  étroite- 
ment liées  entre  elles,  et  que  l'on  ne  peut  en  atta- 
quer une  seule  sans  les  ébranler  toutes  en  même 
temps. 

Dans  ses  thèses,  devenues  fameuses,  de  l'année 
1 540,  Luther  ne  craint  pas  d'affirmer  que  toute 
ville  et  tout  village  est  tenu  de  prendre  les  armes 
pour  la  destruction  du  pouvoir  pontifical  ;  il  faut 
n'avoir  aucun  égard  aux  juges,  magistrats,  mo- 
narques ou  césars,  qui  s'aviseraient  d'entraver 
cet  élan  des  peuples  irrités.  En  1545,  il  publia  de 
nouveau  ces  doctrines  incendiaires,  en  ayant  soin 
d'y  ajouter  que  ceux-là  devraient  être  considérés 
comme  les  soldats  d'un  chef  de  bandits,  fussent-ils 
rois  ou  empereurs,  qui  prendraient  la  défense 
de  la  Papauté. 

Calvin  enseigne  à  son  tour  que  les  souverains 
abdiquent  leur  pouvoir  quand  ils  s'élèvent  contre 
Dieu,  et  ne  méritent  même  plus  d'être  regardés 
comme  des  hommes.  Jean  Knox,  que  l'évangéliste 
de  Genève  appelait  un  digne  ouvrier  de  la  foi 
nouvelle,  et  que  Théodore  de  Bèze  comparait  aux 
Apôtres,  déclare  que,  si  les  rois  se  montrent  hos- 
tiles à  la  vérité,  leurs  sujets  sont,  par  le  seul  fait, 
déliés  du  serment  de  fidélité. 

A  en  croire  Goodmann,  les  rois  tiennent  leur 
pouvoir  des  masses,  qui  peuvent  le  reprendre  quand 
bon  leur  semble.  Dans  le  cas  où  les  magis- 
trats refuseraient  de  prononcer  leur  déchéance, 


—  3  — 


le  peuple  se  trouve  investi  de  par  Dieu  d'une  puis- 
sance illimitée,  et  peut  se  débarrasser  du  tyran  par 
la  force  du  glaive. 

Buchanan,  plus  explicite  encore  que  Goodmann, 
soutient  que  le  peuple  dispose  à  son  gré  du  sceptre 
des  monarques  et  peut  condamner  les  princes  au 
dernier  supplice.  «  Les  députés  des  protestants 
«  d'Ecosse  »,  fait  observer  M.  du  Lac,  dans  son 
livre  intitulé  :  L'Eglise  et  l'Etat,  «  envoyés  à  la  cour 
«  d'Angleterre  pour  justifier  l'inique  déposition  de 
«  Marie  Stuart,  prouvèrent,  par  l'autorité  de  Calvin, 
«  qu'il  doit  y  avoir  partout  des  magistrats  popu- 
«  laires  chargés  de  réprimer  la  licence  des  rois, 
«  de  mettre  aux  fers  les  mauvais  princes  et  de 
«  les  dépouiller  de  la  royauté  ».  Le  même  auteur 
njoute  :  «  Ce  furent  les  protestants  qui  dressèrent 
«  l'échafaud  de  Charles  Ier.  Les  presbytériens  four- 
«  nirent  la  hache  qui  trancha  la  tête  royale  »,  dit  un 
écrivain  calviniste,  «  ils  lièrent  la  victime  et  les  indé- 
«  pendants  l 'étranglèrent  ». 

Après  avoir  traîné  dans  la  boue  la  suprématie  du 
Saint-Siège  et  prêché  l'anarchie  aux  peuples,  les 
protestants  ont  flatté  le  pouvoir.  Ils  se  sont  servis 
tour  à  tour,  suivant  les  circonstances,  et  avec  une 
incontestable  habileté,  de  l'une  et  l'autre  tactique, 
soucieux  avant  tout  d'assurer  leur  triomphe  aux 
dépens  de  l'Eglise,  qu'ils  auraient  voulu  discréditer 
auprès  des  souverains.  Les  députés  du  synode  tenu 
à  Vitry  en  1617,  adressèrent  au  roi  une  harangue 
politico-religieuse  où  nous  Jisons  le  passage  sui- 
vant : 


«  Sire,  nous  reconnaissons  qu'après  Dieu  Votre 
«  Majesté  est  notre  unique  souverain  ;  et  c'est  un 
«  article  de  notre  croyance  qu'il  n'y  a  point  de  puis- 
«  sance  médiate  entre  Dieu  et  les  rois  :  c'est  une 
«  hérésie  damnable  parmi  nous  que  de  le  révoquer 
«  en  doute,  et  c'est  un  crime  capital  que  d'en  dis- 
«  puter  parmi  nous.  Sire,  nous  avons  appris  cette 
«  leçon  de  nos  prédécesseurs  ;  nous  en  sommes  per- 
«  suadés  et  nous  le  publions  partout  ;  nous  pré- 
ce  chons  cette  doctrine  en  chaire,  dans  nos  églises  : 
«  nous  voulons  vivre  et  mourir  dans  ces  sentiments, 
<<  afin  que  notre  postérité  apprenne  à  les  pratiquer  à 
«  notre  exemple  (1)  ». 

Le  synode  d'Alençon  s'exprimait  dans  des  termes 
pour  le  moins  aussi  clairs.  On  ne  saurait  exiger 
plus  d'abaissement  dans  le  langage  d'une  assemblée 
qui  a  la  prétention  de  délibérer  au  nom  et  sous  le 
regard  de  Dieu  : 

«  Nous  sommes  les  mêmes  personnes  qui  croient 
«  et  enseignent  que  l'autorité  royale  ri  est  pas  d'insti- 
«  tution  humaine,  mais  quelle  est  de  Dieu,  et  nous 
«  sommes  ceux  qui  croient  et  enseignent  la  souve- 
«  vaineté  et  l'indépendance  de  votre  couronne  :  Sire, 
«  vous  la  tenez  de  Dieu  et  ne  dépendez  que  de  lui, 
«  et  votre  puissance  vient  immédiatement  de  la 
«  sienne  (2)  ». 

Passons  maintenant  au  synode  de  Loudun.  11 
explique  et  confirme  les  doctrines  absolutistes  dont 
on  vient  de  lire  l'exposé  : 

(1)  Synode  national  lenu  à  Vilry.  —  (2)  Actes  du  synods  u.tliunal  d'A- 
lençon. 


«  Le  premier  et  le  plus  fameux  article  de  notre 
«  religion  est  de  croire  que  les  rois  ont  une  autorité 
«  souveraine  sur  toute  sorte  de  personnes,  sans  excep- 
«  ter  aucun  de  leurs  sujets.  Nous  avons  appris  der; 
«  chrétiens  de  la  primitive  Eglise  que  les  rois  dépen- 
«  dent  immédiatement  de  Dieu,  et  qu'il  n'y  a  pas 
«  d'autorité  médiate  entre  la  leur  et  celle  de  sa  toute - 
«  puissance  (1)  ». 

Jurieu,  donnant  un  caractère  plus  explicite  encore 
à  cette  étrange  théorie  sur  le  pouvoir  politique, 
rappelle  que  tous  les  huguenots  étaient  prêts  à 
signer  de  leur  sang  que  nos  rois  ne  dépendent  que 
de  Dieu  pour  le  temporel,  et  que,  sous  quelque  pré- 
texte que  ce  soit,  les  sujets  ne  peuvent  être  absous; 
du  serment  de  fidélité. 

Les  protestants  faisaient  mieux  que  de  pousser 
les  souverains  au  despotisme.  Afin  de  leur  rendre 
l'enseignement  catholique  aussi  odieux  que  possible, 
ils  condamnaient,  dans  leurs  conciliabules,  ceux 
de  nos  théologiens  qui  donnent  comme  probable  la 
doctrine  du  pouvoir  indirect.  Ces  apôtres  du  libre- 
examen  anathématisaient  quiconque  n'était  pas  dis- 
posé à  proclamer  avec  eux  que  la  puissance  des 
souverains  doit  échapper  à  tout  contrôle.  Comme  on 
le  voit,  les  temps  étaient  changés,  et  les  protestants 
du  xvne  siècle  repoussaient  sans  hésiter  le  républi- 
canisme à  outrance  de  leurs  fondateurs. 

Après  ce  court  exposé  des  doctrines  contradic- 
toires de  la  Réforme,  disons  un  mot  du  gallicanisme, 


(\)  Arles  du  synode  national  <1p  Londun. 


r>  - 

et  signalons  en  passant  les  liens  de  parenté  qui 
unissent  entre  elles  ces  deux  erreurs. 

Les  gallicans  ont  coutume  de  citer  Gerson, 
Pierre  d'Ailly,  Jacques  Almain  et  Jean  Major  avec 
une  prédilection  toute  particulière.  Laissons  un  ins- 
tant la  parole  à  M.  du  Lac.  Il  nous  apprendra  ce 
qu'il  faut  penser  du  gallicanisme  de  ces  théologiens, 
gallicanisme  qui  diffère  essentiellement  de  celui  de 
Bossuet  sur  le  point  qui  nous  occupe  : 

«  Bossuet  »,  nous  dit  cet  écrivain,  «  avait  lu  les 
«  auteurs  qu'il  cite  ;  prenant  de  Gerson,  de  Pierre 
<<  d'Ailly,  d'Almain,  de  Major,  ce  qu'un  gallican  en 
«  peut  prendre  pour  les  trois  derniers  articles  de  la 
«  déclaration,  il  n'a  garde,  quand  il  s'agit  du  pre- 
«  mier  article,  d'évoquer  les  ombres  de  ces  vieux 
<<  théologiens  démocrates.  Un  fait  très-significatif  et 
«  fort  connu  devrait  éclairer  sur  leurs  tendances 
«  ceux  qui  les  admirent  sur  parole  :  lorsque  d'Hé- 
«  rouval,  chanoine  régulier  de  l'abbaye  de  Saint- 
<<  Victor,  où  se  trouvaient  beaucoup  de  manuscrits 
«  inédits  de  Gerson,  eut  mis  sous  presse  une  nou- 
«  velle  édition  des  œuvres  du  célèbre  chancelier, 
«  Louis  XIV  l'en  fit  retirer,  et  lorsque  le  fameux 
i<  Dupin  voulut  publier  la  sienne  à  Paris,  il  ne  put 
«  obtenir  de  privilège  et  fut  obligé  de  la  faire  impri- 
<<  mer  à  Amsterdam,  sous  la  rubrique  d'Anvers. 
«  (1706,  5  vol.  in-fol.)  Gerson  est  anti-monarchique  », 
disait  Louis  XIV;  «  ce- fut  le  seul  motif  de  la  défense 
«  d'imprimer.  Louis  XIV  savait  qu'il  y  a  gallicn- 
«  nisme  et  gallicanisme  (1)  ». 

(1)  Du  Lac.  l'Eglise  et  l'Etal, 


( 

Ces  théologiens  professent  que  le  pouvoir  tem- 
porel tire  son  origine  de  causes  naturelles  et  hu- 
maines. Il  vient  de  Dieu,  sans  nul  doute,  mais  en  ce 
sens  que  l'Auteur  de  la  nature  a  donné  aux  hommes 
les  lumières  et  les  moyens  nécessaires  pour  l'ins- 
tituer d'abord  et  l'administrer  ensuite.  Jacques 
Almain  explique  longuement  cette  pensée,  et  Jean 
Major  n'hésite  pas  à  dire  qu'un  peuple  libre  peut, 
pour  une  cause  raisonnable,  changer  la  forme  de 
son  gouvernement.  Pierre  d'Ailly  avait  enseigné 
une  doctrine  identique  à  celle  de  ses  trois  disciples. 

Il  est  donc  impossible  de  faire  remonter  jusqu'à  ces 
théologiens  l'opinion  des  gallicans  sur  l'autorité 
royale.  Gerson,  en  particulier,  eut  repoussé  le  pre- 
mier article  de  la  déclaration,  lui  qui  dit  en  termes 
formels,  que  tous  les  hommes,  les  princes  comme 
les  autres,  sont  soumis  au  Pape,  en  tant  qu'ils  vou- 
draient abuser  de  leur  juridiction,  de  leur  tempo- 
ralité, de  leur  puissance  contre  la  loi  divine  et  la  loi 
naturelle,  et  que  cette  supériorité  peut  être  appelée 
une  puissance  directive  et  ordinative  plutôt  que 
civile  (1). 

Gerson  et  Pierre  d'Ailly  soutinrent,  comme  on  le 
sait,  la  supériorité  du  concile  sur  le  Pape,  doctrine 
détestable  qu'ils  n'auraient  point  imaginée  si,  au 
lieu  de  vivre  dans  un  temps  de  schisme,  où  la  chré- 
tienté se  trouvait  divisée  en  trois  obédiences  de 
Papes  au  titre  douteux,  ils  avaient  vécu  dans  un 
temps  d'unité,  sous  un  Pape  certain  et  unanime- 
ment reconnu  de  toute  l'Eglise  (2). 

't)  De  pntestatc  ecclesiastica.  Gerson.  —  (2)  Pu  Lac  :  L'Eglise  cl  l'Etal, 


8  - 


Les  gallicans  ont  emprunté  cette  erreur  aux  deux 
théologiens  dont  nous  parlons,  mais  sans  avoir  pour 
eux  les  circonstances  atténuantes  que  peuvent  in- 
voquer Gerson  et  Pierre  d'Ailly.  La  déclaration  de 
1682  renferme  des  contradictions  évidentes.  Les 
théologiens  qui  l'ont  défendue  et  expliquée  l'ont 
senti  comme  nous,  puisque,  afin  d'échapper  à  la 
condamnation  qui  les  menaçait,  ils  ont  eu  recours  à 
une  distinction  aussi  étrange  que  puérile  :  d'une 
part,  ils  avouent  que  le  Saint-Siège  est  infaillible, 
et  de  l'autre,  ils  prétendent  que  les  Papes  peuvent 
errer  ;  ce  qui  revient  à  dire  :  «  La  série  est  infail- 
«  lible,  mais  les  individus  dont  elle  se  compose  ne  le 
«  sont  pas  ».  De  là  sont  issues  ces  luttes  intermi- 
nables contre  la  Papauté  dont  fut  rempli  le  dix-sep- 
tième siècle.  Jamais,  peut-être,  sans  les  armes  qui 
leur  étaient  fournies  par  le  gallicanisme,  les  jan- 
sénistes n'auraient  joué  en  France  le  triste  rôle 
qu'ils  y  ont  joué.  Leurs  distinctions  et  leurs  faux- 
fuyants,  à  l'apparition  des  bulles  qui  les  condam- 
naient, n'étaient  que  l'application  rigoureuse  des 
principes  gallicans. 

Mais  le  gallicanisme  ne  se  borna  pas  à  miner  sour- 
dement l'autorité  pontificale.  Les  doctrines  politi- 
ques des  synodes  de  Vitry,  d'Alençon  et  de  Loudun, 
sourirent,  paraît-il,  à  la  célèbre  assemblée  de  1682, 
puisqu'elle  les  consigna  dans  sa  déclaration.  Abais- 
ser, annihiler  presque  le  Saint-Siège  et  attribuer 
aux  rois  un  pouvoir  sans  limites  :  telle  fut,  l'œuvre 
d'émancipation  que  se  proposèrent  les  gallicans. 
De  là  au  protestantisme,  il  n'y  avait  qu'un  pas. 


—  9  — 


«  Les  catholiques  »,  dit  encore  M.  du  Lac,  «  ne 
«  voulurent  pas  paraître  moins  royalistes  que  les 
«  huguenots,  et  peu  à  peu  il  s'établit  entre  les 
«  Français  des  deux  communions  comme  une  es- 
«  pèce  d'émulation,  à  qui  élèverait  le  plus  haut  le 
«  pouvoir  royal.  La  censure  du  livre  de  Santarelli, 
«  les  articles  de  1663,  la  déclaration  de  1682,  por- 
«  tent  la  trace  de  ces  préoccupations  ;  on  y  accuse  la 
«  doctrine  romaine  de  favoriser  la  sédition  ,  de 
«  rendre  la  religion  odieuse  aux  princes  ;  on  y  rap- 
«  pelle  que  les  hérétiques  font  tous  leurs  efforts 
«  pour  représenter  la  puissance  ecclésiastique 
«  comme  une  puissance  intolérable  aux  rois  et  aux 
«  peuples,  etc.  Tous  les  écrits  gallicans  appuient 
«  sur  cet  argument  :  Si  l'on  garde  la  doctrine  ultra- 
«  montaine,  comment  espérer  de  convertir  les  rois  hé- 
«  rétiques?  Après  tout,  l'Eglise  n'a  rien  défini  sur  cet 
<(  article,  et  la  faveur  des  princes  vaut  bien  le  sacrifice 
«  qu'on  leur  fait  d'une  doctrine  qui  n'est  pas  de  foi». 
«  On  ne  jugeait  plus  la  doctrine  en  elle-même,  on  la 
«jugeait  d'après  les  résultats  qu'elle  devait  pro- 
«  duire,  croyait-on,  vu  les  circonstances  et  les  dis- 
«  positions  connues  des  peuples  et  des  princes  ;  on 
«  ne  faisait  pas  de  la  théologie,  on  faisait  de  la  poli- 
«  tique  (1)  ». 

De  même  que  l'ancien  gallicanisme  naquit  du 
schisme  d'Occident  ;  de  même  aussi  le  gallicanisme 
de  1682  ne  fut  qu'un  plagiat  des  doctrines  absolu- 
tistes de  la  réforme,  mais  de  la  réforme  revue  et 
corrigée  du  xvne  siècle.  Le  protestantisme,  le  gal- 

l)  0  ii  Lac  :  h'EgKse  et  l'Etat. 


10 


licanisme  et  le  jansénisme  habituèrent  les  peuples 
à  entendre  disputer  contre  la  Papauté  et  prépa- 
rèrent les  voies  à  la  philosophie. 

Le  gallicanisme  eut  toujours  les  faveurs  des  sou- 
verains hostiles  au  Saint-Siège.  Ce  qui,  tout 
d'abord,  est  de  nature  à  surprendre,  c'est  que  la 
révolution  lui  ait  à  son  tour  manifesté  quelque  sym- 
pathie. Mais  on  cesse  bien  vite  de  s'étonner,  quand 
on  pense  que  cette  doctrine  a  pour  conséquence  na- 
turelle et  inévitable  de  miner  l'édifice  religieux  en 
s' attaquant  à  la  Papauté,  et  qu'elle  peut  devenir,  à 
un  moment  donné,  pour  quelque  gouvernement  que 
ce  soit,  un  instrument  d'oppression. 

Le  gallicanisme  de  1 682  servit  de  texte  au  gal- 
licanisme des  parlements.  Le  gallicanisme  des  par- 
lements sera  plus  tard  stéréotypé  dans  la  Constitu- 
tion civile  du  clergé,  et  la  Constitution  civile  elle- 
même  servira  de  base  aux  fameux  articles  organi- 
ques, monument  détestable  de  réglementarisme  op- 
pressif, contre  lequel  le  Saint-Siège  n'a  cessé  de 
protester. 

Avant  de  clore  ces  quelques  considérations  sur  la 
réforme  et  le  gallicanisme,  disons  un  mot  de  la 
philosophie  cartésienne.  Désireux  de  découvrir  urr 
critérium  de  la  vérité  au  moyen  duquel  il  pût  com- 
battre, avec  ses  propres  armes,  l'enseignement  pro- 
testant, Descartes  imagina  son  fameux  doute  spé- 
culatif. Le  grand  philosophe  ne  se  douta  même  pas 
des  dangers  de  sa  méthode.  Il  ne  fit  pas  attention 
qu'en  se  plaçant  ainsi  sur  le  terrain  des  novateurs, 
il  acceptait  implicitement  leur  libre  examen. 


1  ! 

Le  nouveau  système  eut  d'abord  un  grand  succès 
parmi  les  catholiques.  Mallebranche,  Bossuet,  Fé- 
tielon,  Pascal  et  bien  d'autres  encore,  devinrent  les 
iisciples  de  Descartes  et  défendirent  la  vérité  reli- 
gieuse avec  les  armes  qu'il  leur  avait  fournies. 
Seul,  peut-être,  Bossuet  eut  le  vague  pressenti- 
ment du  parti  que  l'incrédulité  tirerait  plus  tard  de 
l'enseignement  du  maître.  Le  temps  n'était  pas 
éloigné  où  allaient  se  réaliser  les  craintes,  hélas  ! 
trop  légitimes  du  grand  évêque  de  Meaux.  Des 
écrivains  moins  dévoués  à  l'Eglise  que  les  puis- 
santes intelligences  dont  nous  parlons  ne  tardè- 
rent pas  à  abuser  du  doute  spéculatif  de  l'école  car- 
tésienne. Bayle  devait  sortir  armé  de  pied  en  cap  de 
l'enseignement  de  Descartes. 

Louis  XIV  était  à  peine  descendu  dans  la  tombe, 
que  le  pays  eut  à  déplorer  les  désordres  de  la  ré- 
gence. Louis  XV,  on  le  sait,  hérita  des  coupables 
faiblesses  de  son  aïeul,  sans  hériter  de  ses  facultés 
puissantes.  Son  règne  fut  une  aggravation  du  pré- 
cédent, et,  pour  comble  de  malheur,  la  gloire  ne 
vint  pas  couvrir  de  lauriers  les  ignominies  du  trône. 
A  la  corruption  des  mœurs  se  joignit,  comme  une 
conséquence  naturelle,  le  dévergondage  des  idées, 
et  alors  naquit  la  secte  philosophique ,  produit 
monstrueux  de  la  corruption  du  cœur  et  de  la  per- 
version de  l'esprit. 


CHAPITRE  II. 


Sommaire.  — Voltaire.  —  Son  impiété  précoce.  —  Son  séjour  en  Angleterre. 
—  Il  revient  en  France  et  se  lie  avec  d'.VIembert,  Frédéric  et  Diderot.  — 
Correspondance  des  philosophe?.  —  Ils  forment  entre  eux  le  projet  d'anéantir 
le  christianisme.  —  Leur  bienveillance  apparente  pour  les  protestants.  -  - 
Motifs  de  cette  bienveillance.  —  Voltaire  ne  cesse  de  recommander  a  ses  dis- 
ciples le  secret  le  plus  inviolable.  —  Moyens  adoptés  par  les  philosophes 
pour  échapper  à  la  surveillance  de  la  police.  —  Ils  conçoivent  le  projet  de 
publier  l'Encyclopédie.  —  Ruses  qu'ils  emploient  pour  écarter  les  obstacles 
que  pourrait  rencontrer  la  publication  de  cet  ouvrage.  —  Les  ministres  de 
Louis  XV  et  de  Louis  XVI  font  partie  des  conjurés. 

Le  premier  qui  ait  organisé  l'impiété  en  France 
et  conçu  le  projet  d'anéantir  l'Eglise,  est  François 
Arouet,  né  à  Paris  le  20  février  1694.  Son  père 
était  notaire  au  Châtelet.  Le  jeune  Arouet  fit  ses 
études  au  collège  de  Louis-le-Grand,  alors  dirigé 
par  les  Jésuites.  Il  était  encore  élève  de  rhétorique 
lorsqu'il  commença  à  manifester  ses  tendances  anti- 
religieuses. Effrayé  de  la  tournure  de  son  esprit,  le 
Père  Le  Jay  ne  put  s'empêcher  de  lui  dire  un  jour  : 
Malheureux  !  tu  seras  le  porte- étendard  de  l'impiété. 

A  peine  sorti  du  collège,  Arouet  publia  divers 
écrits  satiriques  dont  le  caractère  agressif  déplut 
au  pouvoir.  Obligé  de  s'expatrier,  il  se  retira  en 
Angleterre.  11  y  rencontra,  paraît-il,  un  certain 
nombre  d'écrivains  déistes  ou  athées  avec  lesquels 
il  se  lia  intimement. 

Les  relations  du  jeune  écrivain  avec  les  sophistes 
d'outre-mer  ont  fait  croire  à  quelques-uns  que  le 
philosophisme  du  xvme  siècle  nous  était  venu  d'An- 


13  — 


gleterre.  C'est  une  grave  erreur.  Paris  commençait 
à  pulluler  de  prétendus  esprits  forts  que  la  ré- 
forme ,  le  gallicanisme  et  le  jansénisme  avaient 
couvés  et  que  le  soleil  de  la  régence  venait  de 
faire  éclore.  Au  retour  de  son  exil,  François  Arouet 
n'eut  qu'à  exploiter  ces  divers  éléments  d'impiété 
et  de  corruption. 

Arouet  s'appellera  désormais  Voltaire  et  rendra 
son  pseudonyme  tristement  célèbre. 

Rentré  à  Paris  vers  1730,  il  se  mit  à  l'œuvre 
immédiatement,  travaillant  sans  relâche  à  la  ruine 
du  catholicisme.  Le  préfet  de  police  lui  disait  un 
jour  :  «  Vous  avez  beau  faire,  quoi  que  vous  écriviez, 
«  vous  ne  viendrez  pas  à  bout  de  détruire  la  religion 
«  chrétienne  ».  Voltaire  lui  répondit  :  «  C'est  ce 
«  que  nous  verrons  ». 

Ses  productions  ou  impies  ou  immorales  furent 
accueillies  avec  sympathie  par  un  grand  nombre 
de  lecteurs.  Les  erreurs  que  nous  avons  signalées 
dans  le  chapitre  précédent,  unies  aux  désordres  de 
la  cour,  avaient  préparé  les  esprits  à  l'apparition 
de  ces  sortes  d'ouvrages.  Il  eut  des  admirateurs 
d'abord  et  des  disciples  ensuite.  D'Alembert  fut  le 
premier  qui  se  rangea  sous  sa  bannière.  Diderot 
ne  tarda  pas  à  le  suivre. 

Fils  illégitime  de  Mme  de  Tencin,  religieuse  défro- 
quée du  monastère  de  Montfleury,  d'Alembert  fut 
envoyé  aux  Enfants-Trouvés.  Elevé  ensuite  par  la 
charité  de  l'Eglise,  il  paya  sa  dette  de  reconnais- 
sance, une  fois  devenu  homme,  en  se  faisant  le 
complice  de  Voltaire. 


—  14  — 


Pendant  que  les  sophistes  méditaient  en  secret 
leur  campagne  contre  le  catholicisme,  la  Providence 
permettait  qu'un  prince,  plus  tard  devenu  célèbre, 
se  fît  tout  à  la  fois  leur  ami  et  leur  protecteur. 
Frédéric  n'était  pas  encore  arrivé  au  pouvoir  lors- 
qu'il écrivait  à  Voltaire  : 

«  Pour  vous  parler  avec  ma  franchise  habituelle, 
«  je  vous  avouerai  naturellement  que  tout  ce  qui 
«  regarde  Y  Homme-Dieu  ne  me  plaît  point  dans  la 
«  bouche  d'un  philosophe  qui  doit  être  au-dessus 
«  des  erreurs  populaires.  Laissez  au  grand  Corneille, 
«  vieux  radoteur  et  tombé  dans  l'enfance,  le  travail 
«  insipide  de  rimer  l'imitation  de  Jésus-Christ,  et  ne 
«  tirez  que  de  votre  propre  fonds  ce  que  vous  avez 
«  à  nous  dire.  On  peut  parler  de  fables,  mais  seule- 
«  ment  comme  fables  ;  et  je  crois  qu'il  vaut  mieux 
«  garder  un  silence  profond  sur  les  fables  chré- 
«  tiennes  canonisées  par  leur  ancienneté  et  par  la 
«  crédulité  des  gens  absurdes  et  stupides  (1)  ». 

Frédéric  ayant  écrit  à  Voltaire,  en  1 766,  que  le 
christianisme  ne  portait  que  des  herbes  venimeuses, 
celui-ci  le  félicita  de  ce  qu'il  avait  l'âme  assez  forte, 
le  coup-d'œil  assez  juste,  et  d'être  assez  instruit  pour 
savoir  que  depuis  dix-sept  cents  ans  la  secte  chré- 
tienne n'avait  jamais  fait  que  du  mal. 

Voltaire,  d'Alembert,  Diderot  et  Frédéric,  roi  de 
Prusse,  furent  donc  les  quatre  premiers  qui  eurent 
la  pensée  de  s'unir  contre  l'Eglise.  Le  chef  de  la 
conspiration  écrivait  en  ces  termes  à  l'un  de  ses 
principaux  adeptes:  «  Serait-il  possible  que  cinq 

(1)  Lettre  53%  au  1738. 


—  15 


«  ou  six  hommes  de  mérite,  qui  s'entendraient,  ne 
«  réussissent  pas,  après  l'exemple  de  douze  faquins 
«  qui  ont  réussi  (I)  ?  » 

D'Alembert  est  chargé  par  Voltaire  de  réunir  les 
hommes  qu'il  croira  les  plus  capables  de  travailler 
efficacement  à  l'oeuvre  infernale  qu'ils  ont  méditée. 
Condorcet,  Helvétius,  Fréret,  Boulanger,  Dumar- 
sais,  viennent  se  joindre  à  eux. 

Voltaire  ne  cesse  de  stimuler  leur  zèle  :  «  La  vic- 
«  toire  se  déclare  pour  nous  de  tous  côtés  »,  écrit-il 
à  Damilaville,  un  nouvel  adepte  qu'il  a  trouvé;  «  je 
«  vous  assure  que  dans  peu  il  n'y  aura  plus  que  la 
«  canaille  sous  les  étendards  de  nos  ennemis,  et  nous 
«  ne  voulons  de  cette  canaille  ni  pour  partisans  ni 
«  pour  adversaires.  Nous  sommes  un  corps  de 
«  braves  chevaliers,  défenseurs  de  la  vérité,  qui 
«  n'admettons  parmi  nous  que  des  gens  bien  élevés. 
«  Allons,  brave  Diderot,  intrépide  d'Alembert,  joi- 
«  gnez-vous  à  mon  cher  Damilaville  :  courez  sus 
«  aux  fanatiques  et  aux  fripons  ;  plaignez  Biaise 
«  Pascal,  méprisez  Houteville  et  Abadie,  autant  que 
«  s'ils  étaient  Pères  de  l'Eglise  (2)  ». 

Le  but  que  se  proposait  la  secte  philosophique 
n'était  pas  seulement  d'anéantir  l'Eglise.  Leurs 
vues  allaient  plus  loin.  Les  protestants  devaient 
tomber  à  leur  tour  sous  les  coups  des  affidés.  Aussi, 
Voltaire,  écrivant  à  d'Alembert  et  faisant  allusion 
aux  succès  qu'il  avait  obtenus  à  Genève,  lui  disait 
que  dans  la  ville  de  Calvin,  il  ri  y  avait  plus  que 
quelques  gredins  qui  crussent  au  Consubslantiel,  c'est- 

(1)  Lettre  à  d'Alembert,  24  juillet  1760.  —(2)  Lettres,  176!). 


10  — 


à-dire  à  Jésus-Christ.  Les  victoires  faciles  qu'il 
venait  de  remporter  sur  les  calvinistes  lui  faisaient 
concevoir  l'espérance  de  triompher  aussi  du  catho- 
licisme. 

Frédéric  constatait  avec  bonheur  que  dans  les 
pays  envahis  par  la  réforme,  on  allait  beaucoup 
plus  vite  qu'ailleurs.  Cela  explique  le  zèle  ardent  avec 
lequel  les  philosophes  sollicitaient  le  libre  retour  en 
France  de  tous  les  dissidents.  Ils  espéraient  que  le 
contact  journalier  des  catholiques  avec  les  calvi- 
nistes, en  affaiblissant  l'esprit  religieux  des  popu- 
lations, faciliterait  leur  œuvre.  Cela  n'empêchait 
point  Voltaire  d'affirmer  que  les  protestants 
n'étaient  pas  moins  fous  que  les  sorboniqueurs,  qu'ils 
étaient  même  des  fous  à  lier  (1),  et  qu'il  ne  connaissait 
rien  de  plus  atrabilaire  et  déplus  féroce  que  les  hugue- 
nots (2). 

L'explication  que  nous  donnons  ici  de  cette  bien- 
veillance apparente  pour  les  réformés  est  confirmée 
de  la  façon  la  plus  péremptoire  dans  une  lettre  que 
d'Alembert  écrivait  à  Voltaire,  le  4  mai  1762  : 
«  Pour  moi  »,  dit-il,  «  qui  vois  tout  en  ce  moment 
«  couleur  de  rose,  je  vois  d'ici  la  tolérance  s'établir, 
«  les  protestants  rappelés,  les  prêtres  mariés,  la  con- 
«  fession  abolie,  et  le  fanatisme  écrasé  sans  qu'on 
«  s'en  aperçoive  ». 

Voltaire,  parfois,  semblait  n'avoir  qu'une  seule 
ambition  :  celle  d'arracher  à  l'Eglise  les  hautes 
classes  de  la  société  :  «  Damilaville  doit  être  bien 


(1)  Lettre  de  Voltaire  à  Marmontel.  21  août  1707.  — 
d'Argens.  -  mars  1703. 


(2)  Lettre  an  marquis 


—  17  — 


«  content,  et  vous  aussi  »,  écrivait-il  à  d'Alembert, 
«  du  mépris  où  Y  infâme  est  tombée  chez  tous  les 
«  honnêtes  gens  de  l'Europe.  C'était  tout  ce  qu'on 
«  voulait  et  tout  ce  qui  était  nécessaire.  On  n'a 
«  jamais  prétendu  éclairer  les  cordonniers  et  les  ser- 
«  vantes;  c'est  le  partage  des  Apôtres  (I)  ».  Il  tenait 
le  même  langage  à  Diderot  :  «  Quelque  parti  que 
«  vous  preniez,  je  vous  recommande  Yinfâme,  il  faut 
«  la  détruire  chez  les  honnêtes  gens  et  la  laisser  à  la 
«  canaille  pour  qui  elle  est  faite  ». 

Le  secret  le  plus  inviolable  abritait  cette  trame 
infernale.  Toute  sorte  de  moyens  étaient  pris  pour 
que  les  lettres  des  adeptes  ne  s'égarassent  point.  Ils 
avaient  surtout  avisé  au  moyen  de  détourner  les 
soupçons,  dans  le  cas  où  leur  correspondance  vien- 
drait à  tomber  en  des  mains  étrangères.  Souvent  ils 
s'écrivaient  sous  des  adresses  fictives  et  se  servaient 
toujours  de  signatures  de  fantaisie.  Voltaire  multi- 
pliait les  recommandations  à  ce  sujet,  de  peur  que 
ses  disciples  ne  vinssent  à  se  trahir  :  «  Les  mystères 
«  de  Mitra  »,  leur  faisait-il  répéter  par  d'Alembert, 

«  ne  doivent  point  être  divulgués  Il  faut  qu'il 

«  y  ait  cent  mains  invisibles  qui  percent  le  monstre 
«  et  qu'il  tombe  sous  mille  coups  redoublés  ».  Ail- 
leurs, il  s'exprime  avec  plus  de  clarté  encore  : 
«  Confondez  Vinfâme  le  plus  que  vous  pourrez  ;  dites 
«  hardiment  tout  ce  que  vous  avez  sur  le  cœur; 
«  frappez  et  cachez  votre  main.  On  vous  reconnaîtra; 
«  je  veux  bien  croire  qu'on  en  ait  l'esprit,  qu'on  ait 
«  le  nez  assez  bon,  mais  on  ne  pourra  pas  vous  con- 

1)  Lettre»,  2  septembre  llliS. 
Pie  VI.  2 


—  18  — 

«  vaincre  (1).  Le  Nil  »,  disait-on,  «  cachait  sa  tête 
«  et  répandait  ses  eaux  bienfaisantes;  failes-en 
«  autant,  vous  jouirez  en  secret  de  votre  triomphe. 
«  Je  vous  recommande  Y  infâme  (2)  ».  Il  donnait  le 
même  conseil  à  M.  de  Villevielle  :  «  On  embrasse 
«  notre  digne  chevalier  »,  lui  disait-il,  «  et  on  ïex- 
«  horte  à  cacher  sa  main  aux  ennemis  (3)  ». 

Lui-même,  mettant  en  pratique  le  conseil  qu'il 
ne  cessait  de  donner  à  ses  amis,  refusait  souvent 
d'accepter  la  paternité  des  livres  qu'on  lui  attri- 
buait, et  qui  étaient,  en  effet,  sortis  de  sa  plume. 
Dans  ses  lettres  à  d'Alembert,  il  se  plaint  du  zèle 
imprudent  de  quelques  membres  de  la  secte.  Il  ne 
veut  pas  qu'on  le  loue  d'avoir  soutenu  la  bonne  cause 
contre  les  bêtes  féroces.  «  C'est  trahir  ses  frères  », 
ajoute-t-il,  «  que  de  les  louer  en  pareille  occasion; 
«  ces  bonnes  âmes  me  bénissent  et  me  perdent. 
«  C'est  lui  »,  dit-on,  «c'est  son  style,  c'est  sa  manière. 
«  Ah  !  mes  frères  !  quels  discours  funestes  !  Vous 
«  devriez  au  contraire  crier  dans  les  carrefours  :  Ce 
«  n'est  pas  lui.  Il  faut  qu'il  y  ait  cent  mains  invi- 
«  sibles  qui  percent  le  monstre,  et  qu'il  tombe  sous 
«  mille  coups  redoublés  (4)  ». 

Comme  chef,  il  ne  néglige  rien  pour  prévenir  les 
divisions  qui  pourraient  éclater  parmi  les  membres 
de  cette  vaste  association.  Il  s'efforce  également  de 
réunir  contre  l'Eglise  les  partis  les  plus  opposés.  Il 
veut  que  les  athées  et  les  déistes  ne  fassent  plus 
qu'un  cœur  et  qu'une  âme.  D'Alembert  est  chargé 

(1)  Lettre  à  d'Alembert,  1761.  —  (2)  Lettre  à  Helvétius,  1761.  —  (3)  Lettre 
à  M.  de  Villevielle,  26  avril  1767.  —  (4)  Lettres  151»  et  219<\ 


—  1U  — 


d'opérer  cette  réconciliation  entre  le  oui  et  le  non. 
Ne  cessez  de  leur  répéter,  écrivait-il  à  son  aller  ego  : 
Passez-moi  ïèmètique  et  je  vous  passerai  la  saignée. 

Il  encourageait  et  gourmandait  tout  à  la  fois  : 
«  J'ai  peur  que  vous  ne  soyez  pas  assez  zélés  ;  vous 
«  enfouissez  vos  talents;  vous  vous  contentez  de 
«  mépriser  un  monstre  qu'il  faut  abhorrer  et 
«  détruire.  Que  vous  en  coûterait-il  de  l'écraser  en 
«  quatre  pages,  en  ayant  la  modestie  de  lui  laisser 
«  ignorer  qu'il  meurt  de  votre  main.  C'estàMéléagre 
«  à  tuer  le  sanglier;  lancez  la  flèche  sans  montrer 
«  votre  main.  Consolez-moi  dans  ma  vieillesse  (1)  ». 
Dans  une  autre  lettre  au  même  d'Alembert,  il  fai- 
sait observer  à  ses  adeptes  qu'ils  devaient  agir  en 
conjurés  et  non  pas  en  zélés  (2). 

Ce  fut  probablement  vers  1 750  que  cette  vaste  et 
terrible  conspiration  contre  l'Eglise  fut  complète- 
ment organisée.  Voltaire  se  rendit,  cette  même 
année ,  auprès  du  grand  Frédéric.  Pendant  ce 
temps-là,  d'Alembert  et  Diderot  formaient  le  projet 
de  publier  l'Encyclopédie,  immense  compilation  où 
l'on  devait  réunir  contre  la  vérité  religieuse  tous 
les  sophismes  de  l'impiété.  Lorsque  Voltaire  revint 
en  France,  les  rôjes  étaient  distribués  et  l'œuvre 
commencée. 

La  publication  de  l'Encyclopédie  exigeait  de  la 
part  des  philosophes  une  prudence  extrême.  Il  fal« 
lait  ne  point  trop  choquer  les  idées  religieuses  de 
l'époque,  et  glisser  le  poison  dans  l'esprit  du  lec- 
teur sans  qu'il  s'en  aperçût.  De  là,  pour  les  conju- 

(1)  Lettre  k  d'Alembert,  28  septembre  1703.  —  (2)  Lettre  142'. 


—  20  — 


rés,  la  nécessité  de  confier  à  des  écrivains  ecclésias- 
tiques connus  par  leur  orthodoxie,  la  rédaction  de 
la  partie  théologique,  sauf  à  jeter  dans  les  notes  et 
les  renvois  le  venin  de  la  secte.  Ainsi  allait  être 
mis  en  pratique  le  conseil  de  Frédéric,  qui  voulait 
qu'on  minât  sourdement  et  sans  bruit  l'édifice  re- 
ligieux, afin  de  l'obligera  tomber  de  lui-même  (1). 

Frédéric  n'était  pas  le  seul  à  partager  cet  avis, 
puisque  d'Alembert,  treize  ans  auparavant,  écrivait 
à  son  maître  que  le  seul  moyen  que  l'on  eût  d'éclai- 
rer les  hommes,  c'était  de  les  éclairer  peu  à  peu. 
Vainement  les  auteurs  religieux  essayèrent-ils  de 
signaler,  en  les  stygmatisant,  les  erreurs  de  l'En- 
cyclopédie. Voltaire  les  représenta  comme  les  enne- 
mis du  pouvoir,  et  leurs  livres  ne  purent  être  impri- 
més qu'après  des  difficultés  sans  nombre.  Les  abords 
du  trône  étaient  depuis  longtemps  occupés  par  les 
amis  de  la  secte.  Ancelot,  d'Argenson,  de  Choiseul,  de 
Praslin,  de  Malesherbes  étaient  autant  d'affiliés.  Vol- 
taire fut,  en  particulier,  le  confident  et  le  conseiller 
d'Ancelot  qui  le  chargeait  de  ses  messages  secrets 
pour  Frédéric.  Quant  à  Praslin,  il  étudiait,  de  con- 
cert avec  le  chef  de  la  conj  uration,  le  moyen  de  miner 
le  clergé,  en  le  privant  de  ses  dîmes  et  autres  reve- 
nus. Tout  le  monde  connaît  les  relations  intimes 
des  sophistes  avec  madame  de  Pompadour  qui,  elle 
aussi,  appelait  de  ses  vœux  l'anéantissement  de  la 
superstition. 

Le  marquis  d'Argenson  fut  un  des  disciples  les 
plus  dévoués  du  patriarche  de  Ferney.  Il  ne  cessa 

(1)  Lettre,  1!)  juillet  1175. 


—  21  — 

de  l'entourer  de  sa  protection,  et  parvint,  de  con- 
cert avec  la  célèbre  courtisane,  à  faire  tomber  les 
préventions  que  Louis  XV  avait  contre  lui.  Voltaire, 
en  retour  de  ses  services,  lui  accorda  sa  confiance 
la  plus  entière. 

Aussi  dévoué  que  d'Argenson,  mais  plus  actif 
que  lui,  le  marquis  de  Choiseul  seconda  plus  effica- 
cement encore  les  projets  de  la  secte.  Il  travailla 
avec  autant  de  persévérance  que  d'énergie  à  la 
suppression  des  Ordres  religieux,  et  surtout  des 
Jésuites. 

Malesherbes  paya  également  sa  dette  à  l'œuvre 
des  conjurés.  Les  philosophes  lui  vouèrent  une 
affection  très-vive  et  ne  cessèrent  de  le  combler 
d'éloges.  D'Alembert,  qui  le  connaissait  bien,  lui 
rend  cette  justice  qu'il  ne  fut  jamais  favorable  à  la 
religion  que  malgré  lui  et  à  contre-cœur.  Quand 
Malesherbes  se  retira  du  ministère,  ses  successeurs 
semblèrent  vouloir  réprimer  les  écarts  de  la  presse  ; 
mais  la  philosophie  ne  perdit  rien  à  cette  sévérité 
apparente.  Sous  le  titre  ({'apologues,  les  conjurés 
continuèrent  de  publier  leurs  attaques  contre 
l'Eglise,  et  d'Alembert,  enchanté  du  succès  qu'ils 
obtenaient,  écrivait  à  Voltaire  : 

«  Ce  qu'il  y  a  d'heureux,  c'est  que  ces  apologues, 
«  bien  meilleurs  que  ceux  d'Esope,  se  vendent  ici 
t<  assez  librement.  Je  commence  à  croire  que  la 
:<  librairie  n'aura  rien  perdu  à  la  retraite  de 
t<  M.  de  Malesherbes  (1)  ». 

Malgré  ses  bonnes  intentions  et  la  vivacité  de  sa 

(I)  Lettros. 


—  22 


foi,  Louis  XVI  s'entoura  de  ministres  philosophes, 
comme  l'avait  fait  son  prédécesseur.  Voltaire,  un 
bon  juge  comme  on  sait,  s'en  félicitait  dans  une  de 
ses  lettres  à  Frédéric  :  «  Je  ne  sais  si  notre  jeune 
«  roi  marchera  sur  vos  traces  ;  mais  je  sais  qu'il  a 
«  pris  pour  ses  ministres  des  philosophes,  à  un  seul 
«  près  qui  a  le  malheur  d'être  dévot.  Il  y  a  surtout 
«  M.  Turgot,  qui  serait  digne  de  parler  à  Votre  Ma- 
«  jesté.  Les  prêtres  sont  au  désespoir.  Voilà  le 
«  commencement  d'une  grande  révolution  (1)  ». 

M.  de  Muy,  le  dévot  dont  parle  ici  le  patriarche 
de  Ferney,  étant  venu  à  mourir,  il  fut  remplacé  par 
M.  de  Maurepas,  vieillard  décrépit  et  libertin  que 
les  philosophes  aimaient  à  cause  de  l'appui  qu'il 
ne  cessa  de  leur  prêter. 

Necker  eut  également  la  confiance  des  sophistes. 
Il  contribua  plus  que  tout  autre  à  précipiter  la 
catastrophe  que  leurs  écrits  avaient  préparée. 

Je  ne  ferai  que  signaler,  en  passant,  le  nom  du 
fameux  de  Brienne,  ce  prélat-ministre  à  qui  l'on 
confia  la  mission  d'anéantir  en  France  les  Ordres 
religieux.  J'aurai  plus  tard  occasion  de  parler  de  lui. 

Ce  fut  sous  le  ministère  de  ce  misérable,  que 
M.  de  Lamoignon  devint  garde  des  sceaux.  Les 
conjurés  l'avaient  patronné  avec  une  ardeur  toute 
particulière,  en  vue  des  services  qu'ils  en  atten- 
daient. Il  faisait  partie  de  leurs  conciliabules  secrets, 
et  son  nom  figure  avec  éloges  dans  les  écrits  de 
l'époque. 

(1)  Lettres.  3  août  177"). 


CHAPITRE  III. 


Sommaire.  — Affiliés  étrangers.  —  Personnages  russes  qui  favorisent  la  secte. 

—  Hommes  d'Etat  qui  la  protègent  en  Espagne.  —  Joseph  d'Autriche  est 
initié  par  Frédéric.  —  Hypocrisie  de  l'empereur.  —  Catherine  de  Russie. — 
Ses  rapports  avec  les  novateurs.  —  Christian  II,  roi  de  Danemark,  est  affilié 
a  l'âge  de  dix-sept  ans.  —  Gustave  III,  roi  de  Suède,  donne,  à  son  tour, 
dans  les  idées  nouvelles.  —  Poniatowski,  roi  de  Pologne  et  disciple  de  Vol- 
taire.— Conversion  à  la  philosophie  de  Frédéric,  landgrave  de  Ilesse-Cassel. 

—  Le  duc  de  Wittember?  abandonne  la  superstition  protestante  pour  la  raison 
pure.  —  Charles  Théodore,  électeur  palatin,  admire  le  livre  de  la  Pucelle, 
et  devient  philosophe.  —  VVilhelmine,  margrave  de  Hesse.  —  Sa  correspon- 
dance avec  Voltaire.  —  Les  sophistes  ont  des  intelligences  en  Portugal,  à 
Naples,  dans  les  Etats  de  l'Eglise.  —  Moyens  qu'ils  emploient  pour  séduire 
le  peuple,  après  avoir  séduit  les  hautes  classes  de  la  société. 

Les  principaux  ministres  des  cours  étrangères 
étaient  aussi  affiliés  aux  conjurés  français.  Le 
grince  Galitzin  publiait  les  œuvres  d'Helvétius  et 
es  dédiait  à  l'impératrice  de  Russie,  tandis  que 
Schouwallow  et  ses  amis  réussissaient  à  faire  nom- 
ner  d'Alembert  précepteur  de  l'héritier  présomptif 
le  la  couronne.  En  Suède,  le  chambellan  Jennings 
ît  le  comte  de  Creutz  étaient  les  dignes  représen- 
tas de  la  philosophie,  que  protégeaient  la  reine 
)t  le  prince  royal. 

En  Espagne,  les  ducs  d'Aranda,  de  Villa  Hermosa 
ît  d'Albe  se  montraient  les  partisans  zélés  des  nova- 
;eurs.  D'Alembert  voulait  parler  de  ce  dernier , 
orsqu'il  écrivait  à  Voltaire  :  «  Un  des  plus  grands 
:<  seigneurs  d'Espagne,  homme  de  beaucoup  d'es- 
«  prit,  et  le  même  qui  a  été  ambassadeur  en  France, 
«  sous  le  nom  de  duc  d'Huescar,  vient  de  m'envoyer 


«  vingt  louis  pour  votre  statue.  Condamné,  me  dit- 
«  il,  à  cultiver  en  secret  ma  raison,  je  saisirai  avec 
«  transport  cette  occasion  de  donner  un  témoignage 
«  public  de  ma  reconnaissance  au  grand  homme 
«  qui,  le  premier,  montra  le  chemin  ».  Et  Voltaire 
de  répondre  :  «  La  victoire  se  déclare  pour  nous  ; 
«  je  vous  assure  que  dans  peu  il  n'y  aura  que  la  ca- 
«  naille  sous  les  étendards  de  nos  ennemis  ». 

Voltaire  pouvait  se  tromper  à  ce  point.  Comment 
ne  pas  croire,  en  effet,  au  triomphe  de  la  philoso- 
phie, quand  les  souverains  eux-mêmes  entraient 
dans  la  conspiration  et  luttaient  de  concert  avec  les 
conjurés? 

Joseph  II,  empereur  d'Autriche,  déserta  l'un  des 
premiers  la  cause  de  l'Eglise.  Ce  fut  le  roi  de 
Prusse  qui  se  chargea  de  l'initier.  A  la  nouvelle  de 
cette  conquête,  Voltaire  se  hâta  d'écrire  à  d'Alem- 
bert  :  «  Vous  m'avez  fait  un  vrai  plaisir  en  rédui- 
«sant  l'Infini  à  sa  juste  valeur.  Mais  voici  une 
«  chose  plus  intéressante  :  Grimm  assure  que  l'em- 
«  pereur  est  des  nôtres.  Cela  est  heureux,  car.  la 
«  duchesse  de  Parme,  sa  sœur,  est  contre  nous  (1)  ». 

Dans  une  autre  missive  que  le  patriarche  de  Fer- 
ney  adressait  à  Frédéric  lui-même,  nous  lisons  le 
passage  suivant  :  «  Un  bohémien  qui  a  beaucoup 
«  d'esprit  et  de  philosophie,  nommé  Grimm,  m'a 
«  mandé  que  vous  aviez  initié  l'empereur  à  nos 
«  saints  mystères  (2)  ». 

Enfin,  l'année  suivante,  Voltaire,  après  avoir 


(1)  Leltro  h  d'Alcinhert,  2R  octobre  1700.  —  (2)  Lettre  à  Frédéric,  îiovcm- 


passé  en  revue  les  têtes  couronnées  sur  le  dévoue- 
ment desquelles  pouvaient  compter  les  philosophes, 
a  soin  d'ajouter  :  «  Vous  m'avez  flatté  aussi  que 
«  l'empereur  était  dans  la  voie  de  la  perdition. 
«  Voilà  une  bonne  nouvelle  (1)  ». 

Si  mes  lecteurs  pouvaient  douter  encore  de  la 
connivence  de  Joseph  avec  les  membres  de  la  secte, 
il  me  suffirait,  pour  achever  de  les  convaincre,  de 
leur  citer  le  passage  suivant  d'une  lettre  de  Frédé- 
ric au  chef  des  incrédules  :  «  Je  pars  pour  la  Silé- 
«  sie,  et  vais  trouver  l'empereur  qui  m'a  invité  à 
«  son  camp  de  Moravie,  non  pas  pour  nous  battre 
«  comme  autrefois,  mais  pour  vivre  en  bons  voisins. 
«  Ce  prince  est  très-aimable  et  plein  de  mérite  ;  il 
«  aime  vos  ouvrages  et  les  lit  autant  qu'il  peut.  Il 
«  n'est  rien  moins  que  superstitieux.  Enfin,  c'est  un 
«  empereur  comme  de  longtemps  il  n'y  en  a  eu  en 
«  Allemagne  :  nous  n'aimons  ni  l'un  ni  l'autre  les 
«  ignorants  et  les  barbares,  mais  ce  n'est  pas  une 
«  raison  pour  les  exterminer  (2)  ». 

Ces  derniers  mots  nous  disent  suffisamment  quel 
genre  de  guerre  les  deux  souverains  se  proposaient 
de  faire  à  l'Eglise.  Ils  savaient  qu'on  ne  pourrait 
l'abattre  en  la  persécutant  à  la  façon  des  empe- 
reurs romains.  Mieux  valait  donc  l'hypocrisie.  Or, 
tout  le  monde  sait  que  l'empereur  d'Autriche  fut 
un  hypocrite  consommé.  Pour  cacher  plus  sûre- 
ment la  haine  qu'il  avait  vouée  au  catholicisme,  il 
affectait  beaucoup  de  zèle  et  de  piété,  communiait 
souvent  et  médisait  des  philosophes.  On  raconte 

[\\  Lettre  181e.  —  (2)  Lettre  il  Voltaire,  18  août  1770. 


26 


que,  traversant  la  France,  il  refusa  de  s'arrêter  à 
Ferney,  où  Voltaire  comptait  le  recevoir,  et  se  dé- 
tourna en  disant  :  Je  ne  puis  voir  un  homme  qui,  en 
calomniant  la  religion,  a  porté  le  plus  grand  coup  à 
ïliumanitê.  Le  philosophe  ne  fut  point  froissé  de  ce 
langage  et  continua  à  considérer  l'empereur  comme 
entièrement  dévoué  à  la  cause  de  l'incrédulité  (1). 

Le  28  janvier  1770,  d'Alembert  faisait  en  ces 
termes  la  récapitulation  des  succès  obtenus  par  les 
novateurs  dans  les  hautes  régions  de  la  société  : 
«  Nous  avons  pour  nous  l'impératrice  Catherine  , 
«  le  roi  de  Prusse,  le  roi  de  Danemark,  la  reine  de 
«  Suède  et  son  fils,  beaucoup  de  princes  de  l'em- 
«pire,  et  toute  l'Angleterre (2)  ».  Quelques  jours 
auparavant,  le  patriarche  écrivait  à  Frédéric  à  peu 
près  dans  les  mêmes  termes  :  «  Je  ne  sais  pas  »,  di- 
sait-il, «  ce  que  pense  Mustapha  ;  je  pense  qu'il  ne 
«  pense  pas  ;  pour  l'impératrice  de  Russie,  la  reine 
«  de  Suède,  votre  sœur ,  le  roi  de  Pologne ,  le 
«prince  Gustave,  fils  de  la  reine  de  Suède,  j'ima- 
«  gine  que  je  sais  ce  qu'ils  pensent  (3)  ». 

Il  le  savait,  en  effet,  par  les  lettres  qu'il  recevait 
fréquemment  de  ces  têtes  couronnées.  Ecrivant  un 
jour  à  Catherine  :  «  Nous  sommes  trois  »,  lui  disait- 
il,  «  Diderot,  d'Alembert  et  moi,  qui  vous  dressons 
«  des  autels  ».  La  souveraine  se  hâta  de  répondre  : 
«  Laissez-moi,  s'il  vous  plaît,  sur  la  terre,  j'y  serai 
«  plus  à  portée  d'y  recevoir  vos  lettres  et  celles  de 
«  vos  amis  ». 

(1)  Voir  Barruel  :  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  du  jacobinisme.  — 
(2)  Lettre  à  Voltaire,  28  janvier  1770.  —  (3)  Lettre  à  Frédéric. 


-  27 


Christian  II,  roi  de  Danemark,  avait  à  peine  dix- 
sept  ans,  lorsqu'il  fut  initié.  D'Alembert  parle  de  ce 
prince  avec  de  grands  éloges  dans  la  missive  qu'il 
adressa  à  Voltaire  le  6  décembre  1 768  :  «  Je  l'avais 
«vu  plusieurs  fois  chez  lui»,  lui  dit-il,  «  avec  plu- 
«  sieurs  autres  de  vos  amis  ;  il  me  parla  beaucoup 
«  de  vous,  des  services  que  vos  ouvrages  avaient 
«  rendus,  des  préjugés  que  vous  avez  détruits,  des 
«  ennemis  que  votre  liberté  de  penser  vous  avait 
«  faits;  vous  vous  doutez  bien  de  mes  réponses  (1)  ». 
D'Alembert  ayant  eu  avec  ce  prince  une  nouvelle 
entrevue,  il  se  hâta  d'en  informer  le  Patriarche,  et 
voici  en  quels  termes  :  «  Le  roi  de  Danemark  ne 
«  m'a  presque  parlé  que  de  vous.  Je  vous  assure 
«  qu'il  aurait  mieux  aimé  vous  voir  à  Paris  que 
«toutes  les  fêtes  dont  on  l'a  accablé  ».  Quelques 
jours  après,  une  séance  académique  a  lieu.  D'Alem- 
bert prononce  un  discours  sur  la  philosophie,  en 
présence  du  jeune  souverain  et  de  tous  les  adeptes 
accourus  à  cette  solennité.  Christian  applaudit  avec 
enthousiasme  aux  doctrines  émises  par  le  lieute- 
nant de  Voltaire. 

Gustave  III,  roi  de  Suède,  faisait  également  partie 
de  la  conspiration.  Cela  ressort  clairement  de  cette 
lettre  de  d'Alembert  :  «  Vous  aimez  la  raison  et  la 
«  liberté,  mon  cher  confrère,  et  on  ne  peut  guère 
«  aimer  l'une  sans  l'autre.  Eh  bien  !  voilà  un  digne 
«  philosophe  républicain  que  je  vous  présente,  qui 
«  parlera  avec  vous  philosophie  et  liberté.  C'est 
«  M.  Jennings,  chambellan  du  roi  de  Suède.  Il  a 

(1)  Lettre  à  Voltaire,  6  décembre  1768. 


'28 


«  d'ailleurs  des  compliments  à  vous  faire  de  la 
«  part  de  la  reine  de  Suède  et  du  prince  royal,  qui 
«  protège  dans  le  nord  la  philosophie,  si  mal  ac- 
,«  cueillie  par  les  princes  du  midi.  M.  Jennings  vous 
«  dira  combien  la  raison  fait  de  progrès  en  Suède 
«  sous  ses  heureux  auspices  (1)  ». 

Quand  ce  prince  royal,  dont  parle  d'Alembert, 
monta  sur  le  trône  de  ses  pères,  son  premier  soin 
fut  d'écrire  àFerneypour  assurer  Voltaire  de  son 
dévouement  :  «  Je  prie  tous  les  jours  l'Etre  des 
«  êtres  »,  lui  disait-il,  «  qu'il  prolonge  vos  jours  pré- 
«  cieux  à  l'humanité  et  si  utiles  aux  progrès  de  la 
«  raison  et  de  la  vraie  philosophie  (2)  ». 

Les  jours  de  Voltaire  furent  prolongés,  et  la  rai- 
son nouvelle  progressa  pour  le  malheur  de  l'infor- 
tuné souverain.  Quelques  années  plus  tard,  Con- 
dorcet  initia  le  fameux  Ankastrom,  et  Ankastrom, 
mettant  en  pratique  les  enseignements  qu'il  avait 
reçus,  assassinait  Gustave  III. 

Poniatowski,  roi  de  Pologne,  suivit  les  mêmes 
errements.  Dans  une  de  ses  lettres  au  chef  des  phi- 
losophes, il  comblait  d'éloges  ce  coryphée  de  l'im- 
piété :  «  Tout  contemporain  d'un  homme  tel  -que 
«  vous,  qui  sait  lire,  qui  a  voyagé  et  qui  ne  vous  a 
«  point  connu,  doit  se  trouver  malheureux.  Il  vous 
«  serait  permis  de  dire  :  Les  nations  feront  des  vœux 
«  pour  que  les  rois  me  lisent  (3)  ». 

Frédéric ,  landgrave  de  Hesse-Cassel ,  devient 
philosophe  à  son  tour.  Il  a  comme  tant  d'autres  fait 

(1)  Lettre  à  Voltaire,  29  janvier  17(59.  —  (2)  ïbid.,  10  janvier  1772.  — 
(3)  ïbid.,  12  février  1707. 


—  29  — 


le  pèlerinage  de  Ferney.  C'est  là  qu'il  s'est  dépouillé 
du  vieil  homme  pour  revêtir  l'homme  nouveau. 
Grâce  à  Voltaire,  ses  préjugés  sont  tombés  et  la 
vieille  superstition  a  fait  place  à  la  sagesse.  Obligé  de 
retourner  dans  ses  Etats,  il  ne  quitta  ce  lieu  de  di- 
lection  que  le  cœur  navré.  Aussi  le  9  septembre  1 766, 
il  écrivait  à  l'homme  de  génie  qui  lui  avait  dessillé 
les  yeux  :  «  J'ai  quitté  Ferney  avec  bien  de  la  peine. 
«  Je  suis  charmé  que  vous  soyez  content  de  ma 
«  façon  de  penser  ;  je  tâche,  autant  qu'il  m'est  pos- 
«  sible,  de  me  défaire  des  préjugés,  et  si  en  cela  je 
«  pense  différemment  du  vulgaire,  c'est  aux  entre- 
«  tiens  que  j'ai  eus  avec  vous  et  à  vos  ouvrages  que 
«  j'en  ai  l'unique  obligation  (1)  ». 

Le  duc  de  Brunswick  avait  l'estime  de  d'Alem- 
bert.  Le  prince  de  Wittemberg  avouait  ingénument 
que  lorsqu'il  se  trouvait  à  Ferney,  Use  croyait  plus  phi- 
losophe que  Socrate  ;  et  Charles  Théodore,  électeur 
palatin,  suppliait  le  Patriarche  de  lui  envoyer  son 
poëme  de  la  Pucelle.  La  princesse  d'Anhalt-Zerbst 
soupirait,  elle  aussi,  après  le  moment  où  elle  aurait 
en  sa  possession  l'œuvre  infâme  du  Maître,  tandis 
que  Son  Altesse  Wilhelmine,  margrave  de  Hesse, 
écrivait  à  Voltaire  des  plaisanteries  du  goût  de 
celles-ci  :  «  Sœur  Guillemette  à  frère  Voltaire,  salut. 
«  J'ai  reçu  votre  consolante  épître  ;  je  vous  jure  mon 
«  grand  juron  qu'elle  m'a  infiniment  plus  édifiée 
«  que  celle  de  saint  Paul  à  dame  Elue.  Celle-ci  me 
«  causait  un  certain  assoupissement  qui  valait 
«  l'opium  et  m'empêchait  d'en  apercevoir  les  beau- 

(1)  Correspondance  de  Voltaire. 


30 


«  tés  ;  la  vôtre  a  fait  un  effet  contraire,  elle  m'a  tirée 
«  de  la  léthargie  et  m'a  remis  en  mouvement  mes 
«  esprits  vitaux  (1)  ». 

Il  n'y  a  plus  une  seule  cour  en  Europe  où  lès  phi- 
losophes n'aient  des  intelligences.  Le  Portugal 
subit  leur  influence,  comme  nous  le  verrons  dans 
le  chapitre  suivant,  et  le  premier  ministre  du  roi 
de  Naplesesten  communion  d'idées  avec  eux.  Main- 
tenant que  leur  puissance  est  organisée,  voyons-les 
dans  leur  lutte  contre  l'Eglise.  Je  ne  sache  pas  que 
jamais  une  conspiration  aussi  formidable  ait  menacé 
le  christianisme  et  la  civilisation. 

Voltaire  professait  un  mépris  dédaigneux  pour 
les  classes  populaires,  qu'il  traitait  de  canaille  et  de 
vile  multitude.  Mais  ses  adeptes,  mieux  avisés,  ne 
tardèrent  pas  à  comprendre  qu'il  fallait  parler  et 
agir  différemment.  Sans  le  peuple  on  ne  peut  rien 
ou  presque  rien.  Avec  le  peuple,  au  contraire,  on 
parvient  à  opérer  les  révolutions  les  plus  étonnantes. 
Aussi,  à  toutes  les  époques,  les  novateurs  se  sont 
efforcés  de  s'emparer  des  foules  au  profit  de  leurs 
idées. 

Les  philosophes,  pour  atteindre  plus  facilement 
le  but  qu'ils  avaient  en  vue,  songèrent  au  moyen 
de  fonder  des  écoles.  De  pressantes  démarches  furent 
tentées  pour  cela  auprès  de  Louis  XV  qui  faillit  céder 
à  leurs  sollicitations.  Ne  pouvant  réussir  à  s'emparer 
de  l'enseignement,  ils  firent  imprimer  en  très-grand 
nombre  des  libelles  impies  ou  immoraux  et  en  con- 
fièrent la  distribution  à  des  marchands  forains. 

(1)  Lettre  à  Voltaire,  25  décembre  1755. 


-  31 


Les  instituteurs  furent  séduits  à  leur  tour  et  chargés 
de  répandre  ces  publications.  D'Alembert,  à  qui 
Voltaire  avait  donné  la  mission  d'éclairer  la  jeu- 
nesse, établit  un  comité  où  étaient  choisis  les  profes- 
seurs et  les  précepteurs  qui  devaient  occuper  les 
places  devenues  vacantes.  Les  hommes  religieux 
étaient  mis  de  côté  et  remplacés  par  les  adeptes. 
Chacun  d'eux,  avant  de  se  rendre  au  poste  qui  lui 
était  assigné,  recevait  les  avis  dont  il  avait  besoin 
pour  remplir  sa  mission  conformément  aux  voeux 
de  la  secte. 

Ce  comité  parut  insuffisant  à  d'Alembert.  Il  yjoi 
gnit  une  académie  secrète  qui  fut  chargée  de  la  pu- 
blication des  livres  populaires.  Voici  de  quelle 
manière  manœuvrait  cette  nouvelle  institution  dont 
Voltaire  avait  été  le  premier  instigateur.  On  faisait 
de  chaque  livre  ou  de  chaque  brochure  qu'on  livrait 
au  public  un  premier  tirage  sur  beau  papier.  Avec 
cette  édition  de  luxe,  on  payait  largement  tous  les 
frais  d'impression.  On  pouvait  dès  lors  expédier 
gratuitement  des  milliers  de  volumes  dans  les  pro- 
vinces et  même  à  l'étranger.  Pour  avoir  plus  faci- 
lement raison  de  certaines  difficultés  administra- 
tives qui  ne  pouvaient  manquer  de  l'entraver,  l'aca- 
démie eut  recours  aux  presses  clandestines,  comme 
on  le  voit  par  cette  lettre  de  Voltaire  à  d'Alembert  : 
«  Pourquoi  les  adorateurs  de  la  raison  restent-ils 
«  dans  le  silence  et  dans  la  crainte  ?  Ils  ne  connais- 
«  sent  pas  assez  leurs  forces.  Qui  les  empêcherait 
«  d'avoir  chez  eux  une  petite  imprimerie  et  de 
«  donner  des  ouvrages  utiles  et  courts,  dont  leurs 


«  amis  seraient  les  seuls  dépositaires?  C'est  ainsi 
«  qu'en  ont  usé  ceux  qui  ont  imprimé  les  dernières 
«  volontés  de  ce  bon  et  honnête  curé  (Le  Testament 
«  de  Jean  Meslier).  Il  est  certain  que  son  témoi- 
«  gnage  est  d'un  grand  poids  ;  il  est  encore  certain 
«  que  vous  et  vos  amis,  vous  pourriez  faire  de 
«  meilleurs  ouvrages  avec  la  plus  grande  facilité, 
«  et  les  faire  débiter  sans  vous  compromettre  (1)  ». 

Dans  une  lettre  à  Helvétius,  le  patriarche  nous 
donne  de  nouveaux  détails  sur  les  travaux  de  cette 
académie  :  «  On  oppose  »,  dit-il,  «  au  Pédagogue 
«  chrétien,  et  au  Pensez-y  bien,  livres  qui  faisaient 
«  autrefois  tant  de  conversions,  de  petits  livres  phi- 
«  losophiques  qu'on  a  soin  de  répandre  partout 
«  adroitement.  Ces  petits  livres  se  succèdent  rapi- 
«  dément  les  uns  aux  autres.  On  ne  les  vend  point, 
«  on  les  donne  à  des  personnes  affidées,  qui  les  dis- 
«  tribuent  à  des  jeunes  gens  et  à  des  femmes.  Tantôt 
«  c'est  le  Sermon  des  cinquante  qu'on  attribue  au  roi 
«  de  Prusse  ;  tantôt  c'est  un  extrait  de  ce  malheu- 
«  reux  curé  Jean  Meslier  qui  demanda  pardon  à 
«  Dieu,  en  mourant,  d'avoir  enseigné  le  christia- 
«  nisme  ;  tantôt  c'est  je  ne  sais  quel  catéchisme  de 
«  f honnête  homme,  fait  par  un  certain  abbé  Du- 
«  rand  (2)  ». 

Grâce  à  cette  activité  fiévreuse  des  conjurés,  les 
idées  philosophiques  se  répandirent  promptement 
en  Europe.  Voltaire,  satisfait  de  voir  si  bien  réussir 
ses  plans  de  destruction,  écrivait  avec  une  joie 
mêlée  d'orgueil  à  son  disciple  d'Alembert  :  Qu'il  ne 

(1)  Correspondance  de  Voltaire.  —  (2)  l6id. 


se  trouvait  pas  un  seul  chrétien  depuis  Genève  jusqu'à 
Berne  (1),  et  que  le  monde  se  déniaisait  si  bien, 
qu'une  grande  révolution  dans  les  esprits  s  annonçait 
de  tous  côtés  (2). 

Frédéric,  à  son  tour,  constatait  que  la  philosophie 
s'implantait  en  Bohême  et  en  Autriche,  l'ancien 
séjour  de  la  superstition  (3). 

En  Russie  tout  allait  à  merveille.  L'impératrice 
elle-même  traduisait  en  langue  scythe  une  partie  de 
Bélisaire  (4).  En  Espagne,  à  en  croire  d'Alembert, 
l'inquisition  était  impuissante  à  étouffer  l'esprit 
philosophique.  L'Italie,  d'après  les  renseignements 
parvenus  à  Voltaire,  menaçait  l'Eglise  d'une  com- 
plète défection  (5).  L'Angleterre  qui,  la  première, 
avait  donné  l'exemple  de  l'athéisme,  était  naturel- 
lement acquise  aux  idées  nouvelles  (6).  Depuis  la 
mort  de  Marie-Thérèse,  l'Autriche  ne  protégeait 
plus  les  théologiens,  la  Russie  les  malmenait,  et 
leur  dernier  jour  avait  sonné  en  Pologne.  La  Prusse 
marchait  clans  la  bonne  voie,  sous  la  direction  de 
Frédéric.  Quant  aux  autres  souverains  d'Alle- 
magne, landgraves,  margraves,  princes  et  ducs, 
ils  travaillaient  sans  repos  ni  trêve  à  l'extinction  du 
fanatisme  (7). 

(1)  Lettre  ;ï  d'Alembert,  8  lévrier  1766.  —  (2;  Ibid,,  2  février  1763.  — 
(:!>  Lettre  à  Voltaire,  an  1766.  —  (4)  Lettre  de  Voltaire  à  d'Alembert,  juillet 
1767.  —  (5)  Lettre  à  M.  Le  Rielie,  i«r  mars  1768.  —  (6)  Lettre  de  Voltaire  à 
Frédéric,  15  novembre  1773.  —  (7)  Lettre  de  Voltaire  à  d'Alembert.  Ie"-  sep- 
tembre 1767.  * 


Pie  m 


CHAPITRE  fV. 


Sommaire.  —  Progrès  des  philosophes.  —  Ils  commencent  à  battre  en  brèche 
l'Eglise  catholique.  —  Leur  guerre  contre  les  Ordres  religieux.  —  Ils  s'atta- 
quent d'abord  aux  Jésuites.  —  D'Axgenson  et  Choiseul.  —  Le  gouvernement 
consulte  les  évèques  sur  l'expulsion  des  enfants  de  :-aint  Ignace.  —  Réponse 
de  l'épiscopat.  —  Les  sectaires  réussissent  dans  leurs  projets.  -  •  Ils  sont 
aidés  par  les  jansénistes  et  les  gallicans  parlementaires.  —  Joie  des  philo- 
sophes. —  Frédéric,  roi  de  Prusse,  conserve  les  Jésuites  dans  ses  Etals.  — 
Raison  qu'il  donne  de  sa  conduite.  —  Il  se  félicite,  comme  philosophe,  de 
voir  ces  religieux  persécutés.  —  Les  conjures  poursuivent  la  suppression 
canonique  de  la  Compagnie.  —  Clément  XIV.  —  Ce  qu'il  faut  en  penser.  — 
Documents  inédits  publiés  par  l'auteur  sur  ce  Pape  et  l'affaire  des  Jésuites. 

La  philosophie  avait  l'ait  en  quelques  années  des 
progrès  étonnants.  Comme  on  vient  de  le  voir,  tout 
ce  que  la  politique  comptait  en  Europe  de  person- 
nages considérables  était  enrôlé  dans  la  secte.  Les 
souverains  eux-mêmes  avaient  été  séduits  et  tra- 
vaillaient, de  concert  avec  les  sophistes,  à  la  des- 
truction du  catholicisme.  Enfin,  on  avait  semé  dans 
les  classes  populaires  des  ferments  d'impiété  qui,  le 
moment  venu,  ne  pouvaient  manquer  d'éclater. 
Les  moines,  les  prêtres  séculiers,  les  évêques  eux- 
mêmes  étaient  voués  au  ridicule  ou  signalés  à  la 
haine  des  masses.  Les  philosophes  avaient  donc 
pour  eux  toutes  les  chances  de  la  victoire,  dans  la 
lutte  à  outrance  qui  se  préparait. 

Il  importe  maintenant  de  savoir  de  quelle  façon 
sera  réglée  l'attaque  et  quelle  marche  suivront  les 
hostilités.  Les  novateurs  dirigeront-ils  leurs  batte- 
ries contre  les  communautés  religieuses  ?  Le  clergé 


séculier  sera-t-il  le  premier  en  butte  à  leur  animo- 
sité  ?  Ou,  comme  tant  d'autres  avant  eux,  porte- 
ront-ils leurs  vues  du  côté  de  Rome,  afin  de  tuer  le 
catholicisme  en  faisant  disparaître  le  Siège  ponti- 
fical? Il  suffit  de  lire  attentivement  la  correspon- 
dance des  conjurés,  pour  voir  que  ce  dernier  parti 
leur  souriait  très-peu.  Les  enseignements  de  l'his- 
toire leur  avaient  appris  que  toutes  les  tentatives 
dirigées  contre  le  centre  de  l'unité  religieuse  étaient 
usqu'alors  restées  sans  résultat. 

Voltaire  eut  d'abord  la  pensée  de  s'attaquer  à 
i'épiscopat.  Annihiler  son  influence,  en  le  dépouil- 
lant de  ses  richesses,  et  saper  ensuite  peu  à  peu 
son  pouvoir  spirituel  :  telle  était  la  ligne  de  con- 
duite qu'il  pensait  devoir  être  suivie,  comme  cela 
ressort  clairement  de  sa  lettre  à  M.  Amélot,  en 
late  du  8  octobre  1743  : 

«Dans  le  dernier  entretien  que  j'eus  avec  Sa  Ma- 
:<  jesté  prussienne  »,  dit-il,  «  je  lui  parlai  d'un 
«  imprimé  qui  courut,  il  y  a  six  semaines,  en  Hol- 
:<  lande,  dans  lequel  on  propose  des  moyens  de  paci- 
:<  fier  l'empire,  en  sécularisant  les  principautés 
i  ecclésiastiques  en  faveur  de  l'empereur  et  de  la 
:<  reine  de  Hongrie.  Je  lui  dis  que  je  voudrais  de  tout 
:<  mon  cœur  le  succès  d'un  pareil  projet  ;  que  c'était 
:<  rendre  à  César  ce  qui  appartient  à  César;  que 
:<  l'Eglise  ne  devait  que  prier  Dieu  et  les  princes  ; 
:<  que  les  Bénédictins  n'avaient  pas  été  institués 
«  pour  être  souverains,  et  que  cette  opinion  dans 
«  laquelle  j'avais  toujours  été  m'avait  fait  beaucoup 
«  d'ennemis  dans  le  clergé.  Il  m'avoua  que  c'était 


—  30  — 

«  lui  qui  avait  fait  imprimer  le  projet.  Il  me  fit 
«  comprendre  qu'il  ne  serait  pas  fâché  d'être  com- 
«  pris  dans  ces  restitutions  que  les  prêtres  doivent», 
dit-il,  «  en  conscience  aux  rois,  et  qu'il  embellirait 
«  volontiers  Berlin  du  bien  de  l'Eglise.  Il  est  cer- 
«  tain  qu'il  veut  parvenir  à  ce  but  et  ne  procurer  la 
«  paix  que  lorsqu'il  verra  de  tels  avantages.  C'est  à 
<<  votre  prudence  à  profiter  de  ce  dessein  secret 
«  qu'il  n'a  confié  qu'à  moi  (1)  ». 

Ce  conseil  plut  en  effet  aux  ministres  de  Louis  XV. 
Mais  ils  pensèrent  qu'il  fallait  ne  point  éveiller 
d'abord  les  soupçons  de  l'épiscopat  français,  en  le 
menaçant  d'une  spoliation  qui  aurait  pu  révolter  la 
conscience  publique  et  rencontrer  les  répugnances 
invincibles  du  souverain.  Mieux  valait  appliquer 
aux  corps  religieux  le  système  de  Voltaire  et  de 
Frédéric.  Le  marquis  d'Argenson,  alors  ministre 
des  affaires  étrangères,  traça  le  plan  que  l'on  avait 
à  suivre  pour  assurer  la  réalisation  de  ce  projet. 
On  allait,  en  premier  lieu,  séculariser  un  certain 
nombre  de  couvents,  entraver  le  plus  possible  les 
vocations  religieuses,  et  réunir  aux  évèchés  les 
propriétés  des  monastères  que  l'on  supprimerait, 
sauf  à  s'en  emparer  dans  la  suite,  quand  on  ferait 
main-basse  sur  le  clergé  séculier.  Ces  diverses  me- 
sures devaient  être  exécutées  prudemment  et  lors- 
que les  esprits  y  auraient  été  préparés. 

Le  duc  de  Choiseul,  étant  devenu  ministre,  donna 
suite  aux  idées  de  M.  d'Argenson.  Il  les  poursuivit 
même  avec  une  grande  activité.  Mais  il  s'agissait  de 


-  37  — 


savoir  quel  Ordre  religieux  on  frapperait  d'abord. 
Les  ministres,  aussi  bien  que  les  philosophes,  étaient 
divisés  sur  ce  point.  La  plupart  d'entre  eux  op- 
taient pour  la  suppression  des  Moines  connus  alors 
sous  le  nom  de  Mendiants.  Quelques-uns  voulaient 
excepter  les  Jésuites  de  la  proscription,  à  cause  des 
services  que  rendaient  leurs  collèges.  Choiseul  ne 
fut  pas  de  cet  avis  :  «  Pour  moi  »,  disait-il,  «  si  ja- 
«  mais  je  le  puis,  je  ne  détruirai  que  les  Jésuites, 
«  parce  que,  leur  éducation  détruite,  tous  les  autres 
«  corps  tomberont  d'eux-mêmes  ». 

La  Compagnie  de  Jésus  n'avait  pas  seulement  les 
philosophes  pour  ennemis.  Les  jansénistes  em- 
ployaient, depuis  longtemps,  toute  leur  influence, 
pour  amener  sa  suppression.  Cela  n'a  pas  empêché 
Voltaire  de  les  haïr  presque  à  l'égal  des  Jésuites, 
puisque,  dans  une  lettre  qu'il  écrivait  à  Chabanon, 
il  exprime  le  désir  de  voir  précipiter  chacun  de  ces 
religieux  dans  le  fond  de  la  mer  avec  un  janséniste  au 
cou. 

Lorsque  le  moment  fut  venu  de  frapper  la  Com- 
pagnie, le  gouvernement  consulta  les  évêques,  afin 
l'avoir  leur  avis  sur  cette  grave  question.  La  ré- 
3onse  qu'ils  firent  est  trop  catégorique  pour  que  je 
le  la  donne  pas  à  mes  lecteurs  :  «  Les  Jésuites  », 
lisent  ces  prélats,  «  sont  t  rès-utiles  à  nos  diocèses, 
:<  pour  la  prédication,  pour  la  conduite  des  âmes, 
:<  pour  établir,  conserver  et  renouveler  la  foi  et  la 
:<  piété  par  les  missions,  les  congrégations,  les  re- 
:<  traites  qu'ils  font,  avec  notre  approbation  et  sous 
:<  notre  autorité.  Par  ces  raisons,  nous  pensons, 


38 


«  Sire,  que  leur  interdire  l'instruction  ce  serait  por- 
«  ter  un  notable  préjudice  à  nos  diocèses,  et  que, 
«  pour  l'instruction  de  la  jeunesse,  il  serait  très- 
«  difficile  de  les  remplacer  avec  la  même  utilité, 
«  surtout  dans  les  villes  de  province  où  il  n'y  a 
«  point  d'université  (1)  ». 

Tous  les  historiens  ne  sont  pas  unanimes  sur  les 
causes  qui  ont  amené  la  ruine  des  Jésuites.  Le  doute 
cependant  n'est  guère  possible,  quand  on  a  lu  ce 
que  d'Alembert  écrivait  à  Voltaire,  vers  l'époque 
dont  nous  parlons  :  «  Ecrasez  l'infâme,  me  répétez- 
«  vous  sans  cesse.  Eh  !  mon  Dieu,  laissez-la  se  pré- 
«  cipiter  elle-même  !  Elle  y  court  plus  vite  que  vous 
«  ne  pensez.  Savez-vous  ce  que  dit  Astruc?  Ce  ne 
«  sont  point  les  jansénistes  qui  tuent  les  Jésuites  ; 
«  c'est  l'Encyclopédie  ,  mordieu,  c'est  l'Encyclo- 
«  pédie.  Il  pourrait  bien  en  être  quelque  chose,  et  le 
«  maroufle  d' Astruc  est  comme  Pasquin  ;  il  parle 
«  quelquefois  d'assez  bon  sens  (2)  ». 

Le  gallicanisme  qui,  en  diminuant  par  ses  atta- 
ques, sans  cesse  renouvelées,  le  respect  dû  à  l'auto- 
rité du  Saint-Siège,  avait  préparé  les  voies  aux  pre- 
miers écrits  de  Voltaire,  travailla,  de  son  côté,  à 
l'expulsion  des  Jésuites  avec  un  zèle  non  équivoque. 
Je  ne  veux  parler  ici  que  du  gallicanisme  des  par- 
lements, le  seul  à  mon  avis  qui  ne  fut  pas  en  con- 
tradiction avec  lui-même.  D'Alembert  s'en  explique 
assez  clairement  lorsqu'il  écrit  à  Voltaire  :  «  Les 
«  Jésuites  n'ont  plus  les  rieurs  pour  eux,  depuis 
«  qu'ils  se  sont  brouillés  avec  la  philosophie;  ils  sont 

(I)  Avis  des  évêques.  17G1.  —  (2)  Correspondance.  Lettre  100". 


39  — 


«  à  présent  aux  prises  avec  les  gens  du  parlement, 
«  qui  trouvent  que  la  Société  de  Jésus  est  contraire 
«  à  la  société  humaine,  comme  la  Société  de  Jésus 
«  trouve  de  son  côté  que  l'ordre  du  Parlement  n'est 
«  pas  l'ordre  de  ceux  qui  ont  le  sens  droit  ;  et  la  phi- 
«  losophie  jugerait  que  la  Société  de  JésusetleParle- 
«  ment  ont  tous  deux  raison  (1)  ».  Dans  une  autre 
lettre  sur  le  même  sujet,  d'Alembert  disait  encore  : 
«  L'évacuation  du  collège  de  Louis-le-Grand  nous 
«  occupe  beaucoup  plus  que  celle  de  la  Martinique. 
«  Par  ma  foi,  ceci  est  très-sérieux,  et  les  classes  du 
«  Parlement  n'y  vont  pas  de  main-morte.  Ils  croient 
«  servir  la  religion,  mais  ils  servent  la  raison  sans 
«  s'en  douter.  Ce  sont  des  exécuteurs  de  la  haute 
«justice  pour  la  philosophie,  dont  ils  prennent  les 
«  ordres  sans  le  savoir  (2)  ». 

Le  disciple  de  Voltaire  avait  raison,  lorsqu'il 
affirmait  que  le  Parlement  n'avait  pas  plus  les  sym- 
pathies de  la  secte  que  les  Jésuites  eux-mêmes.  Si 
le  Parlement  partageait  la  haine  des  philosophes 
pour  la  célèbre  Compagnie,  et  méconnaissait,  au 
nom  des  articles  de  1 682  et  des  prétendues  libertés 
de  l'Eglise  gallicane,  l'autorité  du  Souverain  Pon- 
tife, ii  professait  aussi  sur  le  pouvoir  royal,  une 
doctrine  incompatible  avec  les  tendances  démago- 
giques des  écrivains  libres-penseurs. 

Le,  campagne  entreprise  contre  les  enfants  de 
saim  Ignace  est  à  la  veille  de  finir  par  une  victoire 
comolète  de  leurs  ennemis.  D'Alembert  se  hâte  d'en 
infermer  Voltaire  :  «  La  philosophie  »,  lui  écrit-il, 

(V  Correspondance  fie  Voltaire,  98e  lettre.  —  (2)  Ibidv,  100e  lettre. 


40  — 


«  touclie  peut-être  au  moment  ou  elle  va  être  ven- 
«  gée  des  Jésuites.  Mais  qui  la  vengera  des  autres 
«  fanatiques  ?  Prions  Dieu,  mon  cher  Confrère,  que 
«  la  raison  obtienne  de  nos  jours  ce  triomphe  (1)  ». 

Le  moment  si  longtemps  attendu  et  si  ardemment 
désiré  arrive  enfin.  La  joie  alors  éclate  parmi  les 
conjurés  :  «  Le  6  du  mois  prochain  »  ,  écrit 
d'Alembert  au  patriarche  de  Ferney,  «  nous  serons 
«  délivrés  de  la  canaille  jésuitique.  Mais  la  raison 
«  en  sera-t-elle  mieux  et  Y  infâme  plus  mal  (2)?  » 

Voltaire  manifeste  à  son  tour  la  vive  satisfaction 
que  lui  cause  la  ruine  de  cet  Ordre  religieux. 
Il  pense,  toutefois,  qu'il  ne  faut  pas  se  borner  à  cette 
immolation ,  témoin  la  lettre  qu'il  adressait  à 
M.  de  Villevielle  :  «  Je  me  réjouis  avec  mon  brave 
«  Chevalier,  de  l'expulsion  des  Jésuites.  Le  Japon 
«  commença  par  chasser  ces  fripons  de  Loyola  ;  les 
«  Chinois  ont  imité  le  Japon  ;  la  France  et  l'Espagne 
«  imitent  les  Chinois.  Puisse-t-on  exterminer  tous 
«  les  moines  qui  ne  valent  pas  mieux  que  ces  fri- 
«  pons  de  Loyola.  Si  on  laissait  faire  la  Sorbonne, 
«  elle  serait  pire  que  les  Jésuites.  On  est  environné 
«  de  monstres.  On  embrasse  notre  digne  Chevalier  ; 
«  on  l'exhorte  à  cacher  sa  marche  aux  ennemis (3)  ». 

Cependant  Frédéric,  pour  des  raisons  d'état  qu'il 
nous  a  fait  connaître,  refuse  d'expulser  les  Jésuites. 
Comme  philosophe,  il  est  en  communion  d'idées 
avec  Voltaire  et  d'Alembert,  mais  il  a,  comme  sou- 
verain, une  manière  de  voir  toute  différente.  Il  est 

M)  Comspondance.  1701.  Lettre  90e.  —  (2)  ilfd.  Lettre  102*.  —  (3)  hfd. 
Le  lire  du  27  avril  1707. 


—  m  — 


môme  juste  dédire  qu'il  a  eu  besoin  de  beaucoup  de 
fermeté  pour  ne  pas  se  laisser  entraîner  par  les 
sophistes,  qui  depuis  bien  des  années  déjà  le  pres- 
saient d'en  finir  avec  la  Compagnie.  On  peut  en 
juger  par  cette  lettre  de  d'Alembert  à  Voltaire  : 
«  Mon  respectable  patriarche,  ne  m'accusez  pas  de 
«  ne  pas  servir  la  bonne  cause  ;  personne  peut-être 
«  ne  lui  rend  plus  de  services  que  moi  :  savez-vous 
«  à  quoi  je  travaille  actuellement?  A  faire  chasser 
«  de  Silésie  la  canaille  jésuitique,  dont  votre  ancien 
«  disciple  n'a  que  trop  envie  de  se  débarrasser, 
<<  attendu  les  trahisons  et  les  perfidies  qu'il  m'a  dit 
«  lui-même  en  avoir  éprouvées  durant  la  dernière 
«  guerre.  Je  n'écris  point  de  lettre  à  Berlin,  où  je 
«  ne  dise  que  les  philosophes  de  France  sont  éton- 
<<  nés  que  le  roi  des  philosophes  ,  le  protecteur 
«  éclairé  de  la  philosophie,  tarde  si  longtemps  à 
«  imiter  les  rois  de  France  et  de  Portugal.  Ces 
«  lettres  sont  lues  au  roi,  qui  est  très-sensible, 
«  comme  vous  le  savez,  à  ce  que  les  croyants 
«  pensent  de  lui  ;  et  cette  semence  produira  sans 
«  doute  un  bon  effet,  moyennant  la  grâce  de  Dieu, 
«  qui,  comme  le  dit  très-bien  l'Ecriture,  tourne  le 
«  cœur  des  rois  comme  un  robinet  (1)  ». 

Voltaire  se  met  à  son  tour  de  la  partie.  Le  Roi- 
Philosophe  ne  cède  pas.  «  Pour  moi  »,  lui  répond-il, 
«  j'aurais  tort  de  me  plaindre  de  Ganganelli  ;  il  me 
«  laisse  mes  chers  Jésuites  que  l'on  persécute  par- 
«  tout.  J'en  conserverai  la  précieuse  graine,  pour  en 
«  fournir  à  ceux  qui  voudraient  cultiver  chez  eux 

(1)  Correspondance.  15  décembre  1703. 


—  42  — 


«  cette  plante  si  rare  (1  )  ».  Sept  ans  plus  tard,  c'est-à- 
dire  le  8  novembre  1 777,  il  donne  les  motifs  de  sa 
conduite  en  cette  affaire.  Mes  lecteurs,  je  pense,  ne 
seront  pas  fâchés  de  les  connaître  :  «  On  ne  trouve 
«  dans  nos  contrées  aucun  catholique  lettré,  si  ce 
«  n'est  les  Jésuites.  Nous  n'avions  personne  ca- 
«  pable  de  tenir  les  classes.  Nous  n'avions  ni  Pères 
«  de  l'Oratoire,  ni  Puristes,  il  fallait  donc  conser- 
«  ver  les  Jésuites  ou  laisser  périr  toutes  les 
«  écoles  (2)  ». 

Après  avoir  constaté  ce  que  pense  le  souverain, 
voyons  en  peu  de  mots  ce  que  pensait  le  sophiste. 
Le  5  mai  1767,  en  apprenant  que  la  Compagnie  de 
Jésus  vient  d'être  supprimée  en  Espagne,  il  fait  part 
de  son  allégresse  au  chef  des  conjurés  :  «  Voilà 
«  pourtant  un  nouvel  avantage  »,  lui  écrit-il,  «  que 
<<  nous  venons  de  remporter  en  Espagne  ;  les  Jésuites 
«  sont  chassés  du  royaume.  De  plus,  les  cours  de 
«  Versailles,  de  Vienne,  de  Madrid  ont  demandé 
«  au  Pape  la  suppression  d'un  grand  nombre  de 
«  couvents.  On  dit  que  le  Saint-Père  sera  obligé  d'y 
«  consentir,  quoique  en  enrageant.  Cruelle  révolu- 
«  tion  !  A  quoi  ne  doit  pas  s'attendre  le  siècle  qui 
«  suivra  le  nôtre  !  La  cognée  est  mise  à  la  racine 
«  de  l'arbre  ;  d'une  part,  les  philosophes  s'élèvent 
«  contre  les  abus  d'une  superstition  révérée;  d'une 
«  autre,  les  abus  de  la  dissipation  forcent  les 
«  princes  à  s'emparer  des  biens  de  ces  reclus,  les 
«  suppôts  et  les  trompettes  du  fanatisme.  Cet  édi- 
«  fîce  frappé  par  ses  fondements  va  s'écrouler,  et 

(i)  Correspondance.  7  juillet  1770.  —  (2)  Correspondance. 


«  les  nations  transcriront  dans  leurs  annales  que 
«  Voltaire  fut  le  promoteur  de  cette  révolution,  qui 
<.<  se  fit  au  XIXe  siècle  dans  l'esprit  humain  (  I)  ». 

Dans  une  autre  lettre  de  la  même  année,  il  disait 
encore  à  Voltaire  :  «  Quel  malheureux  siècle  pour 
«  la  cour  de  Rome  !  On  l'attaque  ouvertement  en 
«  Pologne,  on  chasse  ses  gardes  du  corps  de  France 
«  et  de  Portugal,  et  il  paraît  qu'on  en  fera  autant 
«  en  Espagne.  Les  philosophes  frappent  ouverte- 
<<  ment  les  fondements  du  trône  apostolique  ;  on 
«  persifle  le  grimoire  du  magicien  ;  ou  éclabousse 
<<  l'auteur  de  la  secte  ;  on  prêche  la  tolérance,  tout 
«  est  perdu  ;  il  faut  un  miracle  pour  sauver  l'Eglise. 
«  C'est  elle  qui  est  frappée  d'un  coup  d'apoplexie 
«  terrible  ;  et  vous  ,  vous  aurez  la  consolation 
«  de  l'enterrer  et  de  faire  son  épitaphe,  comme 
<<  vous  fîtes  autrefois  pour  la  Sorbonne  (2)  ». 

Les  Jésuites  sont  vaincus,  et  cependant  les  philo- 
sophes paraissent  mécontents.  Ils  trouvent  que 
leur  victoire  n'a  pas  été  décisive.  Aucun  d'eux 
n'ignore  les  éminents  services  que  ces  religieux 
rendaient  aux  divers  Etats  qui  les  ont  expulsés,  et 
les  adeptes  se  demandent  si,  à  la  suite  d'un  change- 
ment de  ministère  ou  de  tout  autre  événement  im- 
prévu, on  ne  songera  pas  à  les  rappeler  de  l'exil, 
pour  leur  confier  de  nouveau  l'éducation  de  la  jeu- 
nesse. Le  seul  moyen  qu'ils  aient  de  prévenir  ce 
danger,  c'est  de  poursuivre  à  Rome  même  la  sup- 
pression canonique  de  la  Compagnie.  L'entreprise 
était  hardie,  et  ils  ne  l'eussent  point  tentée,  s'ils 
(1  borresptfnèatiée.  —  (2)  ibui.,  an  1767. 


—  44  — 


n'avaient  disposé  de  la  diplomatie,  comme  ils  dispo- 
saient déjà  des  souverains  et  de  leurs  ministres. 

Je  n'entrerai  pas,  au  sujet  de  cette  affaire,  dans 
des  détails  que  la  plupart  de  mes  lecteurs  connais- 
sent. Je  me  contenterai  de  montrer  en  quelques 
pages  combien  fut  longue  et  violente  la  pression 
que  les  puissances  catholiques  exercèrent  sur  Clé- 
ment XIV.  La  résistance  du  Pontife  n'est  point 
douteuse,  et  il  est  du  devoir  de  tout  écrivain  cons- 
ciencieux de  protester  contre  les  calomnies  dont 
ce  pape  a  été  l'objet. 

Il  est  peu  de  Souverains  Pontifes  que  l'on  ait  ap- 
préciés aussi  diversement  que  Clément  XIV.  On  l'a 
tour  à  tour  attaqué  violemment  et  comblé  d'éloges. 
La  suppression  des  Jésuites  souleva  contre  lui  bien 
des  colères  imméritées,  colères  dont  quelques  écri- 
vains de  nos  jours  se  sont  faits  les  tristes  échos.  Il 
en  est  d'autres,  au  contraire,  qui,  sacrifiant  la  vérité 
historique  à  leur  bienveillance  pour  ce  malheureux 
pape,  l'ont  comparé  à  Sixte-Quint.  Plusieurs  enfin, 
le  plus  grand  nombre  peut-être,  persuadés  fausse- 
ment qu'il  n'est  possible  de  plaider  en  sa  faveur 
que  les  circonstances  atténuantes,  parlent  sans 
cesse  et  à  tout  propos  de  sa  faiblesse  de  caractère 
et  de  son  impuissance  à  triompher  de  la  pression 
des  cours. 

Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  il  me  semble 
que  la  vérité  n'est  dans  aucun  de  ces  extrêmes. 
Clément  XIV  avait  plus  de  fermeté  qu'on  ne  le  croit 
généralement.  Ajoutons  que  cette  fermeté  s'harmo- 
nisait en  lui  avec  une  bonté  incontestable,  et  ceux 


qui  ont  cru  voir  dans  la  suppression  des  Jésuites  je 
ne  sais  quel  acte  de  vengeance  que  le  chef  de 
l'Eglise  était  bien  aise  d'exercer,  ont  souillé  gratui- 
tement la  mémoire  de  ce  grand  pape. 

11  y  a  quelques  années,  je  visitai  son  tombeau,  à 
l'église  des  Saints- Apôtres.  Tout  y  est  grave  et 
plein  d'à-propos.  Le  Pontife  est  assis  sur  son  trône, 
revêtu  de  la  chape  et  la  tiare  en  tête.  Il  étend  la 
main  pour  bénir.  Sa  figure  est  empreinte  de  tris- 
tesse et  de  sérénité  tout  à  la  fois.  On  dirait  que 
Dieu,  lui  laissant  entrevoir  le  douloureux  avenir 
qui  se  préparait,  s'est  plu  à  le  faire  participer  aux 
cruelles  amertumes  dont  Pie  VI  allait  être  abreuvé 
quelques  années  plus  tard.  A  gauche  est  la  Clé- 
mence, ayant  à  ses  pieds  un  agneau,  symbole  de  la 
douceur.  A  droite,  on  remarque  la  statue  de  la 
Tempérance.  Elle  est  appuyée  sur  le  bord  du  céno- 
taphe, la  tête  penchée  et  méditative.  Tout  cela  est 
vivant  et  révèle  aux  regards  du  visiteur  attentif  le 
ciseau  de  Canova.  L'épitaphe  du  Pontife  est  renfer- 
mée tout  entière  dans  ces  quatre  mots  :  Clemens  XIV 
Pontifex  maximus.  De  l'autre  côté  du  mur,  à 
quelques  pieds  du  monument  où  reposèrent  autre- 
fois les  restes  de  Michel- Ange,  on  a  gravé  cette 
inscription  latine  : 

Hic  situm  est  in  pace  corpus  Clemeniis  XIV,  Ponli- 
fîcis  maximi,  Ordinis  Fralrum  Minorum  Conventua- 
Hum,  veniâ  Pu  VII,  è  loco  sepullurœ  pontificiœ  ad  Vati- 
canum,  ubi  quieverat  annis  xxvi,  mensibus  IV,  die- 
dusxxvu,  in  liane  basilicam  XII  Apostolorum,  XII ca- 
Icndarum  Fcbruavii  MDCCCI  Iranslatirm. 


—  46  — 


La  plupart  des  détails  qui  vont  suivre  sont  em- 
pruntés à  un  manuscrit  fort  curieux  de  l'abbé  de 
Véry,  auditeur  de  Rote  sons  les  pontificats  de  Be- 
noît XIV,  de  Clément  XIII  et  de  Clément  XIV, 
et  abbé  commendataire  de  Saint -Satur  et  de 
Troarn(1). 

J'avais  déjà  écrit  les  réflexions  qu'on  vient  de  lire, 
quand  le  travail  de  M.  de  Véry  m'est  tombé  sous 
les  yeux.  Je  l'ai  lu  avec  un  sentiment  de  curiosité 
facile  à  comprendre  ;  car  l'auteur  n'était  pas  seule- 
ment un  contemporain  de  Clément  XIV,  il  avait,  de 
plus,  le  précieux  avantage  d'habiter  Rome  et  le 
triste  privilège  d'aimer  les  philosophes.  Il  est  donc 
impossible  qu'il  ait  péché  par  ignorance,  comme  il 
est  peu  probable  que  sa  plume  ait  trahi  la  vérité  en 
faveur  du  Pontife. 

Après  avoir  successivement  parlé  du  moine  et  du 
cardinal,  l'abbé  de  Véry  en  vient  à  nous  parler  du 
pape  : 

«  L'exaltation  de  Ganganelli  »,  dit-il,  «  ne  lui 
«  troubla  point  l'esprit.  Il  eut  la  tête  très-froide  à 
«  cette  nouvelle,  contre  l'expérience  ordinaire,  une 
«  telle  révolution  causant  toujours  de  l'embarras  et 
«  de  la  confusion  dans  l'élu.  Ganganelli  prononça, 
«  le  jour  du  scrutin  qui  le  fit  pape,  un  discours  latin 
«  aux  cardinaux,  lequel  n'avait  point  l'air  préparé, 
«  et  avec  la  même  aisance  qu'il  en  prononçait  au 
«  milieu  de  ses  élèves,  lorsqu'il  était  professeur. 
«  Cette  même  tranquillité  le  suivit  dans  tous  ses 


(1)  L'abbaye  de  Satur  était  dans  le  Béni,  et  celle  de  Troarn  eu  Nor- 
mandie. 


—  47  — 


«  discours ,  remplis  d'ailleurs  de  modestie  mona- 
«  cale(1)  ». 

L'esprit  de  la  secte  philosophique  montre  ici  le 
bout  de  l'oreille,  et  il  est  facile  de  voir  que  le  bon 
abbé  de  Véry  ne  croit  pas  volontiers  à  la  sincérité 
humaine.  Plus  loin,  cependant,  il  avoue  que  Clé- 
ment XIV  gouverna  avec  fermeté,  sans  cesser  pour 
cela  de  se  montrer  humain.  Il  fait  l'éloge,  mais  un 
éloge  sans  restriction,  cette  fois,  de  son  amour  de 
la  justice. 

«  Les  crimes  ne  restent  point  impunis  comme 
«  autrefois,  grâce  aux  lenteurs  dans  la  poursuite, 
«  aux  embarras  de  juridiction  et  aux  immunités 

(1)  M.  l'abbé  de  Véry  ue  doit  pas  être  confondu  avec  les  piètres  philosophes 
dont  l'Eglise  eut  alors  à  déplorer  les  tristes  égarements.  Sa  foi  ne  souffrit 
jamais  aucune  atteinte,  et  sa  conduite  fut  toujours  celle  d'un  homme  qui,  au 
respect  de  sa  propre  dignité,  joint  un  amour  inaltérable  de  ses  devoirs. 

Il  vécut  assez  pour  être  témoin  des  bouleversements  politiques  et  religieux 
dont  l'Europe  fut  le  théâtre  à  la  fin  du  siècle  dernier.  La  vue  des  crimes  dont 
se  souilla  la  révolution  française  empoisonna  le  reste  de  ses  jours.  Rentré  en 
France  sous  le  Directoire,  il  passa  le  temps  qui  lui  restait  à  vivre  auprès  de  sa 
parente,  la  marquise  des  lsnards-Suze.  Il  mourut  donc,  après  avoir  vu  s'évanouir 
successivement  toutes  ses  illusions,  qui  étaient,  hàtons-nous  de  le  dire,  les 
illusions  d'un  cœur  noble  et  généreux. 

L'abbé  de  Véry  a  écrit  beaucoup,  mais  n'a  rien  publié.  M.  le  baron  de  Larcy 
a  édité,  en  les  accompagnant  de  remarquables  commentaires,  ses  lettres  poli- 
tiques. C'est  un  ouvrage  fort  curieux  h  lire  et  que  les  érudits  seront  heureux 
de  posséder. 

Le  manuscrit  dont  j'ai  extrait  quelques  citations  a  pour  titre  :  Idée  générale 
des  pontificats  de  Benoit  XIV,  de  Clément  XIII  et  de  Clément  XIV.  Il 
appartient,  comme  tous  les  autres  papiers  de  l'abbé  de  Véry,  à  M.  le  marqui.- 
Albcric  des  lsnards-Suze,  auquel  je  dois  les  détails  qu'on  vient  de  lire. 

Ce  manuscrit,  remarquable  sous  plus  d'un  rapport,  était  entre  les  mains  de 
M.  le  marquis  de  Laincel,  qui  a  bien  voulu  m'en  donner  communication.  Je 
dois  ajouter  que  M.  de  Laincel,  dont  la  plupart  de  mes  lecteurs  connaissent  le 
talent,  a  eu  l'obligeance  de  mettre  à  ma  disposition  sa  volumineuse  et  riche 
bibliothèque.  Je  croirais  manquer  aux  lois  de  la  justice  et  de  la  reconnaissance, 
tout  à  la  fois,  si  je  négligeais  de  le  remercier  publiquement  de  ce  précieux 
témoignage  de  confraternité  littéraire. 


—  48  — 


«  de  lieux  saints.  Il  possède  l'art  de  iaire  taire  les 
«  privilèges,  par  des  manières  honnêtes  et  par  des 
«  vues  justes  ;  de  hâter  la  vigilance  des  préposés  à 
«  la  justice  criminelle,  et  de  prévenir  leur  lenteur 
«  —  souvent  intéressée  —  à  se  saisir  des  coupables. 
«  S'il  donne  une  loi  de  police,  il  en  presse  l'exécu- 
«  tion.  Les  jeux  de  hasard,  défendus  de  tout  temps, 
«  n'en  étaient  pas  moins  en  usage.  Il  fit  savoir  que 
«  son  intention  était  de  les  empêcher.  On  s'irna- 
«  gina  que  cette  menace  resterait  sans  effet,  et  on 
«  crut  y  échapper,  en  jouant  dans  la  juridiction 
«  d'Espagne.  Le  Pape  concilia  promptement  toutes 
«  choses.  Il  fit  parler  au  ministre  espagnol,  et  les 
«  contrevenants  furent  saisis.  Les  cris  des  parents, 
«  l'intervention  des  principaux  de  Rome  :  tout  fut 
«  inutile.  11  n'accorda  rien,  pas  même  l'espérance 
«  de  voir  diminuer  la  durée  et  la  rigueur  de  la 
«  peine.  Mais  lorsque  le  public  eut  oublié  cette 
«  affaire,  il  donna  cours  à  l'indulgence.  Les  peines 
«  cessèrent  alors  ». 

On  avouera  que  ce  portrait  n'est  pas  celui  d'un 
homme  faible  et  facile  à  dominer.  La  fermeté  de 
Clément  XIV  devait  être  d'autant  plus  inébranlable, 
qu'elle  s'alliait  en  lui  à  des  formes  polies,  comme  le 
fait  observer  l'auteur  que  nous  citons  : 

«  Il  est  étonnant  que,  malgré  la  profusion  de 
«  paroles  qui  sortent  de  sa  bouche,  et  toutes  polies, 
«  la  qualité  du  secret  soit  le  point  le  plus  marqué 
«  de  son  caractère.  L'art  d'éluder  les  conversa- 
«  tions  dans  lesquelles  il  ne  veut  pas  entrer  est 
«  encore  une  de  ses  qualités  dominantes.  Si  ceux 


-  4(J  — 


«  qu'il  reçoit  en  audience  ont  la  hardiesse  ou  le 
«  poids  nécessaire  pour  le  contraindre  à  aborder 
«  ces  questions,  son  esprit  lui  fournit  des  échappa- 
«  toires  heureux,  qui,  n'ayant  point  l'air  de  refus, 
«  mais  de  simples  délais,  contentent  les  intéressés, 
«  ou  du  moins  ôtent  prise  à  la  plainte  ». 

Ailleurs,  l'abbé  de  Véry  dit  encore  : 

«  Quelque  abondantes  que  soient  ses  expres- 
«  sions,  quelque  longues  que  soient  ses  audiences, 
«  quelques  tournures  que  l'on  emploie,  le  mystère 
«  de  sa  pensée  est  toujours  impénétrable.  Souvent 
«  on  a  voulu  faire  des  conjectures  d'après  ses  paroles 
«  ou  ses  actions.  On  s'est  toujours  trompé.  Per- 
«  sonne  n'est  dans  son  secret,  et  ceux  dont  il  se  sert 
«  ne  savent  qu'à  demi  ce  qu'ils  ont  ordre  d'exécu- 
«  ter,  n'étant  pas  au  fait  de  la  totalité  de  ses  inten- 
«  tions.  Ni  ministres,  ni  favoris,  ni  aucun  instru- 
«  ment  de  ses  volontés  ne  peut  se  vanter  d'être 
«  son  conseil,  moins  encore  son  confident  ». 

L'abbé  de  Véry  prétend  que  cette  énergie  du 
Pontife  s'est  démentie  dans  l'affaire  qui  nous  occupe. 
Il  fait  observer  que  Clément  XIV,  d'ordinaire  si 
ferme,  si  prompt  à  faire  exécuter  ses  volontés,  est 
resté  longtemps  indécis,  ne  sachant  à  quoi  se  ré- 
soudre relativement  à  la  suppression  des  Jésuites. 
L'auteur,  comme  on  le  voit,  ne  raisonne  pas  d'une 
façon  très-concluante  ;  un  Pape  qui  lutte  pendant 
quatre  ans  et  plus  contre  les  cours  de  l'Europe 
coalisées  pour  réclamer  l'anéantissement  d'un 
Ordre  religieux,  ne  manque  pas,  il  me  semble,  d'une 
certaine  fermeté.  Ce  que  l'abbé  de  Véry  appelle 

Pie  VI. 


—  50  — 

hésitation  mérite,  selon  moi,  le  nom  de  résistance. 
Les  ambassadeurs  d'Espagne,  de  France,  de  Por- 
tugal et  de  Naples  multiplient  leurs  démarches. 
N'importe,  le  Pape  ne  cède  pas.  Les  gouvernements 
ne  savent  que  songer  de  cette  inflexibilité,  et 
s'évertuent,  mais  inutilement,  à  surprendre  la 
pensée  du  Souverain  Pontife.  M.  de  Véry  s'étonne 
que  la  diplomatie  soit  aussi  impuissante,  et  peu 
s'en  faut  que  dans  sa  mauvaise  humeur  il  ne 
maltraite  le  cardinal  de  Bernis  lui-même  dont  il 
était  l'ami  et  pour  lequel  il  professait  une  estime 
sincère  : 

«  M.  de  Bernis  a  été  poëte,  négociateur  et  mi- 
«  nistre  d'Etat.  Il  me  semble  que  le  même  genre 
«  d'esprit  l'a  suivi  dans  ces  trois  carrières.  Il  ne 
«  ravit  ni  n'échauffe  comme  poëte  ;  il  n'entraîne 
«  pas  les  volontés  comme  négociateur,  et  il  ne  con- 
«  vainc  point  l'esprit  par  ses  raisonnements  politi- 
«  ques.  Cependant,  on  lit  avec  plaisir  ses  poésies, 
«  on  l'écoute  avec  satisfaction  et  on  sort  content 
«  d'auprès  de  lui.  Son  âme  bonne  et  franche  est 
«  incapable  de  mensonge  et  de  noirceur.  Ses  mœurs 
«  douces  rendent  son  accès  agréable,  et  son  ingé- 
«  nuité  accompagnée  de  grâces  fait  trouver  du  goût 
«  à  l'entendre  toujours  parler  de  lui,  avec  les  cou- 
«  leurs  d'un  amour-propre  satisfait.  On  a  dit,  à 
«  l'occasion  de  ses  vers,  semés  de  fleurs  et  de  jolies 
«  peintures,  que  sa  muse  était  la  bouquetière  du 
«  Parnasse.  S'il  n'eût  pas  joué  de  si  grands  rôles 
<<  dans  la  politique  ,  j'oserais  presque  dire  qu'il 
«  avait  de  ce  caractère  d'esprit,  dans  les  conseils  de 


—  51  — 


«  l'Etat  à  Versailles,  comme  dans  ses  négociations 
«  avec  Venise,  Vienne,  Rome.  Quoi  qu'il  en  soit  de 
«  ses  talents,  on  ne  peut  s'empêcher  de  l'estimer  et 
«  de  lui  souhaiter  du  bien,  à  cause  de  ses  qualités 
«  de  cœur,  douces,  honnêtes  et  aimables  ». 

Comment  s'étonner  qu'un  si  bon  homme  ait  pour- 
suivi sans  succès  l'affaire  des  Jésuites  auprès  de 
Clément  XIV  ? 

«  Ses  dépêches  »,  ajoute  l'abbé  de  Véry,  «  ont  été 
«  telles,  depuis  trois  ans,  sur  cette  négociation  de 
«  Rome,  que  j'ai  quelquefois  entendu  dire  à  ceux 
«  qui  les  recevaient ,  qu'ils  ne  pouvaient  point 
«  asseoir  de  jugement  fixe  d'après  elles,  ni  sur  ce 
«  que  voulait  le  Pape,  ni  sur  ce  qu'il  fallait  faire  ; 
«  que  le  cardinal  disait  toujours  avoir  la  confiance 
«  de  Ganganelli,  que  cependant  il  n'en  obtenait 
«  rien  pour  faire  route  dans  la  négociation,  et  que 
«  souvent  un  ordinaire  détruisait  ce  que  l'autre, 
«  avait  avancé  huit  jours  auparavant.  Je  ne  fais 
«  que  rapporter,  et  je  ne  décide  point  si  on  a  raison 
«  de  le  croire  dupe  du  Saint-Père  ». 

L'abbé  de  Véry  continue  à  disserter  sur  cette 
grave  question  plusieurs  pages  durant.  Il  se  livre 
à  toute  sorte  de  conjectures  et  ne  peut  arriver  à 
aucune  certitude  relativement  aux  intentions  du 
Pape.  La  France,  nous  assure-t-il,  tenait  moins 
que  l'Espagne,  Naples  et  le  Portugal,  à  la  suppres- 
sion de  la  Compagnie.  Ces  dernières  puissances, 
l'Espagne  surtout,  multipliaient  les  sollicitations. 
Les  renseignements  posthumes  que  l'histoire  a  re- 
cueillis sur  les  diverses  causes  qui  ont  fait  expulser 


—  52  - 


les  Jésuites  de  la  Péninsule  ibérique,  confirment 
pleinement  cette  opinion  de  l'auteur. 

«  Le  prétexte  dont  on  se  servit  pour  entraîner 
«  l'imbécile  monarque  à  cet  acte  insensé  autant  que 
«  tyrannique,  fut  une  lettre  que  le  ministre  fit  sai- 
«  sir  chez  le  provincial  des  Jésuites  à  Madrid.  Ces 
«  religieux  allaient  se  mettre  à  table,  quand  on 
«  apporta  chez  eux  un  paquet  adressé  au  Recteur. 
«  Celui-ci  fit  passer  la  missive  sur  son  bureau  et 
«  alla  où  la  cloche  l'appelait.  A  peine  était-il  à 
«  table,  que  la  police  se  présente  au  collège,  et 
«  demande  la  lettre  que  le  supérieur  vient  de  rece- 
«  voir.  On  la  lui  remit  encore  cachetée.  Elle  fut 
«  ensuite  ouverte  et  montrée  au  roi  par  celui  qui 
«  l'avait  fait  écrire  et  porter,  je  veux  dire  le  mi- 
«  nistre.  Le  pauvre  monarque  y  lut  ce  qu'il  crai- 
«  gnait,  l'affirmation  de  sa  naissance  illégitime,  sur 
«  laquelle  les  jésuites  du  Paraguay  auraient  basé 
«  le  projet  d'une  substitution.  C'en  fut  assez  pour 
«  que  son  imagination  fût  frappée.  Aussi  la  raison 
«  de  l'expulsion  brutale  de  ces  religieux,  il  la  yar- 
«  dait,  disait-il,  dam  son  cœur  royal  (1)  ». 

11  paraîtrait  que,  voulant  en  finir  avec  une  ques- 
tion qui  menaçait  d'absorber  tous  ses  instants,  Clé- 
ment XIV  eut  la  pensée  de  se  rendre  auprès  des 
cours  intéressées  pour  tâcher  de  s'entendre  avec 
elles.  Des  difficultés  qu'il  n'avait  point  prévues 
l'empêchèrent  d'exécuter  son  projet.  Le  cérémonial 
et  la  dépense,  s'il  faut  en  croire  l'abbé  de  Véry,  ne 

(1)  L'abbé  Comte  de  Robiano,  Continuation  de  VflUtoire  de l'Eglise  de 
BéraUÎt-Bereastel. 


—  53  - 

pouvaient  l'arrêter,  attendu  qu'il  savait  se  passer  et 
de  l'un  et  de  l'autre.  Ganganelli  a  toujours  vive- 
ment regretté  qu'on  l'eût  détourné  de  ce  des- 
sein. 

M.  de  Véry,  pour  être  un  peu  philosophe,  ne 
laisse  pas  que  d'apprécier  les  hommes  et  les  choses 
avec  une  rare  sagacité.  Aimant  peu  les  Jésuites, 
il  ne  saurait  approuver  la  conduite  du  Pape.  Mais 
comme  il  sent  très-bien  que  les  exigences  des  cours 
ne  sont  point  une  raison  suffisante  pour  justifier  la 
suppression  de  l'Ordre,  il  se  met  en  quête  d'argu- 
ments canoniques  et  en  trouve  que  nous  laissons 
à  d'autres  le  soin  d'apprécier  : 

«  J'entends  quelquefois  louer  l'habileté  de  Clé- 
«  ment  XIV»,  dit  l'auteur  du  mémoire  inédit.  «  On  a 
«  grandement  raison,  si  l'on  veut  parler  de  la  route 
«  qu'il  a  prise  pour  arriver  à  la  tiare.  Rien  de  plus 
«  adroit  ».  Si  Voltaire  avait  pu  lire  ces  lignes  per- 
fides, il  se  fût  pâmé  d'aise.  «  Mais  on  loue  son  ta- 
«  lent  »,  continue-t-il,  «  à  tenir  en  suspens  les  cours 
«  et  la  diplomatie  sur  l'affaire  des  Jésuites.  Je  ne 
«  puis  penser  de  même  ;  car  enfin,  il  perd  ainsi 
«  l'estime  et  la  confiance».  L'auteur  nous  permettra 
de  ne  pas  être  de  scn  avis.  «  Il  laisse  morceler 
«  sans  cesse  le  Saint-Siège  »,  continue-t-il,  «et  par 
«  conséquent  la  religion  dont  il  est  le  chef  ;  et  cela, 
«  pour  ne  pas  faire  une  démarche  à  laquelle  il  sera 
«  probablement  forcé.  Et  quand  même  il  échappe- 
<<  rait  à  un  danger  que  je  crois  inévitable,  il  devrait 
«  ne  pas  oublier  que  la  planche  jésuitique,  dans 
«  l'édifice  de  la  religion,  sera  toujours  inférieure 


«  aux  nombreux  étais  qu'il  laisse  enlever  à  chaque 
»  instant. 

«  J'ai  quelquefois  entendu  dire  que  la  destruction 
«  d'un  Ordre  n'était  pas  aussi  facile  qu'on  peut  l'ima- 
«  giner.  Je  ne  le  vois  pas  ainsi.  L'expulsion  prompte 
«  et  aisée  des  Jésuites  du  Portugal,  de  la  France 
«  et  de  l'Espagne,  montre  ce  que  l'on  doit  présumer 
«  de  leur  suppression.  Les  motifs  en  sont  très-ca- 
«  noniques  :  à  tort  ou  à  raison,  n'importe,  ces  reli- 
«  gieux  sont  inutiles,  puisqu'on  ne  les  veut  pas  em- 
«  ployer.  Ils  sont,  de  plus,  une  occasion  de  trouble 
«  dans  quatre  puissances  catholiques.  Leur  exis- 
«  tence  est  un  obstacle  à  la  bonne  harmonie  de  ces 
«  Etats  avec  le  Saint-Siège,  qui  tôt  ou  tard  finira  par 
«  expier  son  obstination.  Enfin,  alors  même  que 
«  ces  motifs  seraient  sans  force,  ce  que  je  ne  puis 
«  croire,  l'humanité  seule  en  fournirait  un.  Six  ou 
«  sept  mille  individus  sont  expatriés,  traînant  hors 
«  de  leur  pays  une  vie  malheureuse  et  persécutée. 
«  Un  mot  du  Pape  pourrait  les  relever  de  leurs  vœux 
«  et  les  rendre  comme  simples  citoyens  à  leurs  fa- 
«  milles  :  ce  motif-là  n'est-il  pas  le  plus  canonique 
«  de  tous  ?  » 

L'abbé  de  Véry  aurait  pu  faire  observer  en  outre 
que  l'Espagne  menaça  ouvertement  d'un  schisme  le 
chef  de  l'Eglise,  s'il  n'acquiesçait  pas  à  cette  funeste 
abolition.  Clément  XIV  était  convaincu  que  le  gou- 
vernement espagnol  n'aurait  pas  hésité  un  seul  ins- 
tant à  exécuter  sa  menace.  Persuadé  qu'il  lui  deve- 
nait, impossible  de  conjurer  plus  longtemps  l'orage 
dont  la  Compagnie  de  Jésus  était  menacée,  il  publia, 


—  55  — 


quoique  à  regret,  le  fameux  bref  de  suppression. 
D'ailleurs,  dans  cet  état  de  choses,  les  Jésuites  ne 
pouvaient  rien  pour  les  intérêts  de  l'Eglise,  et  je 
crois  être  rigoureusement  exact,  en  affirmant  que 
le  Pape  Ganganelli  ne  fut  pas  un  coupable  instru- 
ment de  la  secte  philosophique,  mais  bien  plutôt  la 
première  victime  de  la  Révolution. 


CHAPITRE  V. 


Sommaire.  —  Services  rendus  à  la  France  pnr  les  communautés  religieuses. 

—  Correspondance  entre  Frédéric  et  Voltaire  relativement  ii  la  suppression 
des  moines.  —  Digression  sur  l'étal  de  l'enseignement  en  France  sous  l'an- 
cienne monarchie.  —  Les  philosophes  trouvent  des  auxiliaires  dans  le  clergé. 

—  Loménie  de  Itrienne.  —  Ses  débuts.  —  Manière  dont  il  s'y  prend  pour 
arriver  à  la  destruction  des  Ordres  religieux. 

Pour  s'expliquer  l'acharnement  que  l'on  a  mis, 
vers  la  fin  du  siècle  dernier,  à  détruire  les  Ordres 
religieux,  il  faut  connaître,  comme  nous  la  connais- 
sons, la  secte  philosophique  ;  car  si  la  France  a  été, 
pendant  longtemps,  la  première  des  nations  civi- 
lisées, c'est  à  l'action  bienfaisante  de  ces  pieuses 
institutions  que  nous  en  sommes  redevables. 

Ce  sont  les  moines  qui,  peu  à  peu,  sont  parvenus 
à  modifier  les  habitudes  barbares  de  nos  pères,  en 
leur  faisant  connaître  et  puis  aimer  la  morale  évan- 
gélique.  Ce  sont  eux  qui  ont  commencé  le  défriche- 
ment des  landes  improductives  dont  la  Gaule  était 
couverte,  et  mis  en  honneur  l'agriculture,  aupara- 
vant dédaignée.  Grâce  à  leur  influence,  nos  aïeux 
ont  fini  par  préférer  les  douceurs  de  la  famille  aux 
hasards  de  la  guerre.  Ne  leur  devons-nous  pas 
aussi  ces  splendides  monuments  dont  nous  sommes 
fiers  à  juste  titre  et  auxquels  ne  peuvent  être  com- 
parés les  édifices  modernes?  Enfin,  n'est-ce  pas  à 
eux  que  revient  l'honneur  inappréciable  d'avoir  or- 
ganisé l'enseignement  au  moyen  âge,  et  fondé  en 


partie  ces  nombreuses  maisons  d'éducation  qui  firent 
de  la  France  une  Athènes  chrétienne,  suivant  le 
désir  qu'en  avait  exprimé  Alcuin? 

Les  monastères  avaient  un  autre  genre  d'utilité 
que  l'on  n'a  pas  remarqué  suffisamment.  Alors 
comme  aujourd'hui,  les  âmes  affaissées  sous  le  poids 
de  la  vie  ou  agitées  de  passions  violentes  allaient 
se  réfugier  dans  le  silence  des  cloîtres  et  demander 
la  paix  du  cœur  au  service  de  Dieu.  Qui  ne  sait, 
d'ailleurs,  que  les  communautés  religieuses  étaient 
en  général  la  providence  des  pauvres  ?  Ces  moines, 
si  dédaignés  parles  philosophes,  ont  plus  fait  pour 
le  bonheur  de  leurs,  semblables  que  tous  les  phi- 
lanthropes de  la  grande  et  petite  presse. 

On  ne  manquera  pas  de  nous  dire  que  les  com- 
munautés religieuses  doivent  leur  suppression  aux 
richesses  qu'elles  possédaient.  C'est  là  une  question 
qu'il  peut  être  utile  d'étudier.  Je  ferai  observer  tou- 
tefois que  les  Ordres  mendiants  étaient  plus  spécia- 
lement honorés  de  la  haine  des  sophistes.  Mes  lec- 
teurs ne  seront  point  fâchés  de  connaître  les  confi- 
dences que  Voltaire  et  Frédéric  échangeaient  entre 
eux  sur  la  question  qui  nous  occupe. 

Le  3  mars  1767,  le  patriarche  de  Ferney  écrivait 
au  roi  de  Prusse  : 

«  Hercule  allait  combattre  les  brigands,  et  Bellé- 
«  rophon,  les  chimères  ;  je  ne  serais  pas  fâché  de 
«  voir  des  Hercules  et  des  Bellérophons  délivrer  la 
«  terre  des  brigands  et  des  chimères  catholiques  ». 

Quelques  jours  après ,  c'est-à-dire  le  24  du 
même  mois,  le  sophiste  couronné  lui  répond  : 


-  58  — 


«  II  n'est  point  réservé  aux  armes  de  détruire 
«  Y  Infâme;  elle  périra  par  le  bras  de  la  vérité  et  par 
«  la  séduction  de  l'intérêt.  Si  vous  voulez  que  je 
«  développe  cette  idée,  voici  ce  que  j'entends  :  J'ai 
«  remarqué,  et  d'autres  comme  moi,  que  les  endroits 
«  où  il  y  a  le  plus  de  couvents  de  moines  sont  ceux 
«  où  le  peuple  est  le  plus  aveuglément  attaché  à  la 
«  superstition.  Il  n'est  pas  douteux  que  si  on  par- 
«  vient  à  détruire  ces  asiles  du  fanatisme,  le  peuple 
«  ne  devienne  un  peu  indifférent  et  tiède  sur  ces 
«  objets  qui  sont  actuellement  ceux  de  sa  vénéra- 
«  tion.  Il  s'agirait  de  détruire  les  cloîtres,  au  moins 
«  de  commencer  à  diminuer  leur  nombre.  Ce  mo- 
«  ment  est  venu,  parce  que  le  gouvernement  fran- 
«  çais  et  celui  de  l'Autriche  sont  endettés,  qu'ils  ont 
«  épuisé  les  ressources  de  l'industrie  pour  acquitter 
«  les  dettes,  sans  y  parvenir.  L'appât  des  riches 
«  abbayes  et  des  couvents  bien  rentes  est  tentant». 

Il  résulte  évidemment  de  cette  lettre  de  Frédéric, 
que  les  Ordres  monastiques  n'étaient  point  aussi 
déchus  qu'on  se  plaît  à  le  dire,  puisqu'ils  avaient 
conservé  assez  de  zèle  pour  entretenir  dans  le 
peuple  l'amour  de  la  superstition,  et  que  Voltaire 
daigne  les  comparer  aux  brigands  et  aux  chimères 
du  paganisme. 

Le  Roi  philosophe  continue  en  ces  termes  : 

«  En  leur  représentant  le  mal  que  les  cénobites 
«  font  à  la  population  de  leurs  Etats,  ainsi  que  l'abus 
«  du  grand  nombre  de  cucullati  qui  remplissent  les 
«  provinces,  en  même  temps  la  facilité  de  payer  une 
«  partie  de  leurs  dettes,  en  y  appliquant  les  trésors 


:>9 


«  de  ces  communautés,  qui  n'ont  point  de  succes- 
«  seurs,  je  crois  qu'on  les  déterminerait  à  commen- 
«  cer  cette  réforme,  et  il  est  à  présumer  qu'après 
«  avoir  joui  de  la  sécularisation  de  quelques  béné- 
«  fices,  leur  avidité  engloutira  le  reste. 

«  Tout  gouvernement  qui  se  déterminera  à  cette 
«  opération,  sera  ami  des  philosophes,  et  partisan  de 
«  tous  les  livres  qui  attaqueront  les  superstitions 
«  populaires  et  le  faux  zèle  qui  voudra  s'y 
«  opposer. 

«  Voilà  un  petit  projet  que  je  soumets  à  l'examen 
«  du  patriarche  de  Ferney  ;  c'est  à  lui,  comme  père 
«  des  fidèles,  de  le  rectifier  et  de  l'exécuter. 

«  Le  Patriarche  m'objectera  peut-être  ce  qu'on 
«  fera  des  évèques;  je  lui  réponds  qu'il  n'est  pas 
«  encore  temps  d'y  songer,  qu'il  faut  commencer 
«  par  détruire  ceux  qui  soufflent  l'embrasement  du 
«  fanatisme  au  cœur  du  peuple.  Dès  que  le  peuple 
«  sera  refroidi,  les  évèques  deviendront  de  petits 
«  garçons  dont  les  souverains  disposeront  par  la 
«  suite  du  temps  comme  ils  voudront  v>. 

Voltaire  ne  pouvait  manquer  d'applaudir  à  un 
plan  de  campagne  qui  était  si  bien  dans  ses  goûts  et 
ceux  de  ses  adeptes.  Aussi,  le  5  avril  suivant,  il 
répondait  à  son  royal  disciple  : 

«  Votre  idée  d'attaquer  par  les  moines  la  supers- 
«  tition  Chris ticole  est  d'un  grand  capitaine.  Les 
«  moines  une  fois  abolis,  l'erreur  est  exposée  au 
«  mépris  universel.  On  écrit  beaucoup  en  France 
«  sur  cette  matière,  tout  le  monde  en  parle,  mais 
«  on  n'a  pas  cru  cette  affaire  assez  mûre.  On  n'est 


«  pas  assez  hardi  on  France;  les  dévots  ont  encore 
«  du  crédit  ». 

Voltaire  ne  tarde  pas  à  oublier  ces  sages  conseils. 
Plus  impatient  que  Frédéric,  il  propose  à  ce  der- 
nier de  s'attaquer  aux  évêques  et  de  les  dépouiller 
tout  à  la  fois  de  leurs  richesses  et  de  leur  puis- 
sance. Le  roi  de  Prusse  le  rappelle  aussitôt  aux 
lois  de  la  prudence  : 

«  Tout  ce  que  vous  me  dites  de  nos  évêques  Teu- 
«  tons  n'est  que  trop  vrai.  Ce  sont  des  porcs  en- 
«  graissés  des  dîmes  de  Sion;  mais  vous  savez  aussi 
«  que  dans  le  saint  empire  romain,  l'ancien  usage, 
«  la  bulle  d'or,  et  telles  autres  antiques  sottises, 
«  font  respecter  les  abus  établis.  On  les  voit,  on 
«  lève  les  épaules,  et  les  choses  continuent  leur 
«  train. 

«  Si  l'on  veut  diminuer  le  fanatisme,  il  ne  faut 
«  pas  d'abord  toucher  aux  évêques;  mais  si  l'on  par- 
«  vient  à  diminuer  les  moines,  surtout  les  ordres 
«mendiants,  le  peuple  se  refroidira.  Celui-là, 
«  moins  superstitieux,  permettra  aux  puissances  de 
«  ranger  les  évêques,  selon  qu'il  conviendra  au  bien 
«  de  leur  Etat.  C'est  la  seule  marche  à  suivre  (1)  ». 

Riches  ou  non,  les  couvents  devaient  être  sup- 
primés, par  la  raison  péremptoire  que  les  moines 
soufflaient  la  superstition  au  cœur  du  peuple. 

Mes  lecteurs  voudront  bien  me  permettre  de  sus- 
pendre un  instant  le  cours  de  ma  démonstration, 
pour  leur  montrer  ce  qu'étaient  ces  Ordres  monas- 
tiques dont  les  adeptes  ne  cessaient  de  poursuivre 

(1)  Correspondance.  13  ?oùt  177o. 


—  01 


la  destruction.  Il  sera  vraiment  curieux  d'étudier 
dans  leurs  actes  mêmes  ces  fanatiques  ignorants,  et 
de  voir  si  quelque  chose  est  de  nature  à  justifier  les 
reproches  que  leur  adressent  d'ordiuaire  les  écri- 
vains libres-penseurs. 

On  juge  presque  toujours  delà  civilisation  d'un 
peuple  par  le  nombre  de  ses  écoles.  Ce  principe  une 
fois  admis,  jetons  un  coup  d'oeil  rétrospectif  sur 
l'histoire  vraie  de  l'enseignement  public  au  moyen 
âge. 

Le  deuxième  concile  de  Vaison,  tenu  en  529, 
statua  que,  pour  imiter  la  louable  coutume  d Italie, 
les  curés  de  la  campagne  prendraient  avec  eux, 
dans  leur  maison,  autant  d'écoliers  qu'ils  pour- 
raient en  trouver,  afin  de  les  instruire  d'une 
manière  convenable.  Les  Pères  du  concile  ne  vou- 
laient pas  seulement  parler  de  l'instruction  reli- 
gieuse, mais  encore  de  ces  connaissances  profanes 
qu'il  importe  à  tout  homme  de  posséder. 

Chaque  paroisse  avait  donc  une  école  primaire  de 
garçons  tenue  par  le  curé  ou  placée  tout  au  moins 
sous  sa  surveillance  immédiate.  On  avait  également 
fondé  des  écoles  de  filles,  et  en  très-grand  nombre, 
puisque  les  conciles  de  cette  époque  interdisent  aux 
filles  les  écoles  de  garçons  et  aux  garçons  les 
écoles  de  filles. 

Cela  ne  parut  pas  suffisant  à  l'Eglise.  Dans  chaque 
monastère  et  chaque  palais  épiscopal,  on  organisa 
des  maîtrises  pour  l'enseignement  secondaire.  Les 
langues  anciennes,  la  philosophie,  la  théologie,  la 
médecine,  les  humanités  et  les  mathématiques  :  tel 


62  — 


était  le  bagage  intellectuel  que  devait  posséder  le 
jeune  homme  en  sortant  de  ces  maisons  d'éduca- 
tion. 

Voilà  où  en  était  l'enseignement  lorsque  parut 
Charlemagne.  Le  célèbre  conquérant  amena  avec 
lui  d'Italie  des  grammairiens  et  des  littérateurs  en 
très-grand  nombre,  et  leur  confia  le  soin  de  faire 
fleurir  dans  ses  vastes  Etats  les  lettres  et  les 
sciences.  Ce  fut  alors  qu'il  écrivit  au  clergé  de 
l'empire  pour  l'encourager  et  raviver  son  zèle  au 
besoin,  en  donnant  à  l'ordre  de  choses  établi  une 
consécration  légale.  Son  désir,  comme  celui  des 
évêques,  était  de  voir  les  lettres  profanes  marcher 
de  pair  avec  les  lettres  sacrées. 

On  ne  peut  étudier  la  rénovation  intellectuelle 
dont  nous  parlons,  sans  se  rappeler  le  nom  d'Al- 
cuin,  celui  de  tous  les  lettrés  de  cette  époque  qui 
seconda  le  mieux  le  génie  de  Charlemagne. 

Alcuin  ne  se  borna  pas  à  conseiller,  il  joignit 
la  pratique  à  la  théorie  et  enseigna  lui-même  dans 
le  palais.  L'empereur  voulut  tout  le  premier  rece- 
voir des  leçons.  Les  dames  de  la  cour,  oubliant  les 
futilités  que  leur  sexe  a  coutume  d'affectionner,  se 
prirent  d'un  beau  zèle  pour  l'étude,  et  la  plupart 
d'entre  elles  obtinrent  des  succès  que  plus  d'un 
écrivain  envierait  de  nos  jours. 

Parmi  les  grandes  écoles  fondées  à  cette  époque, 
on  cite  celles  de  Tours,  d'Orléans,  de  Saint-Benoît- 
sur-Loire,  de  Saint-Liffard  de  Meun,  de  Corbie,  de 
Fontenelle,  de  Prum,  de  Fulde,  de  Saint-Gall,  de 
Saint-Denis,  de  Paris,  de  Saint-Germain  d'Auxerre, 


—  63  — 


de  Ferrières,  d'Aniane,  etc.  Je  ne  parle  point  de 
celles  d'Italie. 

Cette  impulsion  donnée  par  l'Eglise  aux  travaux 
de  l'intelligence  fut  sérieuse  et  durable  tout  à  la 
fois.  L'ardeur  du  clergé,  soit  séculier,  soit  régulier, 
ne  se  refroidit  point,  et  l'on  put  voir,  au  commen- 
cement du  xji"  siècle,  le  fameux  Abélard  réunir 
autour  de  lui  plus  de  trois  mille  élèves,  tous  égale- 
ment avides  de  science. 

Il  y  eut,  je  n'en  disconviens  pas,  quelques  mo- 
ments d'arrêt,  grâce  aux  événements  militaires 
dont  l'Europe  fut  souvent  le  théâtre.  Mais  un  mo- 
ment d'arrêt  n'est  pas  plus  la  cessation  de  tout 
mouvement,  que  la  présence  transitoire  d'un  nuage 
entre  le  soleil  et  la  terre  n'est  la  négation  de  la 
lumière. 

On  a  prétendu  que  l'ignorance  était  universelle 
et  profonde  au  xive  siècle,  et  l'on  a  ajouté,  oubliant 
ainsi  les  enseignements  de  l'histoire,  que  la  Provi- 
dence avait  suscité  Luther  pour  ramener  enfin  la  lu- 
mière dans  le  monde.  Ceux  qui  écrivent  de  pareilles 
énormités  ne  savent  pas  ou  feignent  d'ignorer  qu'un 
Souverain  Pontife,  appelé  Léon  X,  a  occupé  la 
chaire  de  Saint- Pierre  à  l'époque  de  la  réforme  et 
donné  son  nom  au  siècle  où  il  vécut. 

Vous  patierai-je  des  Bénédictins,  si  souvent  mal- 
traités par  les  philosophes  ,  et  des  monuments 
impérissables  qu'ils  nous  ont  légués  ?  des  Frères 
Prêcheurs,  dont  l'éloquence,  en  quelque  sorte  hé- 
réditaire, leur  a  valu  et  leur  vaut  encore  de  si  nom- 
breuses sympathies  ?  Des  enfants  de  saint  Norbert 


-  64  — 


rétablis  en  France  depuis  quelques  années  et  culti- 
vant avec  un  succès  égal  les  sciences  et  la  prédica- 
tion ?  Vous  rappellerai-je  enfin  tout  ce  que  les 
Jésuites  ont  fait  pour  l'éducation  de  la  jeunesse? 
Je  n'en  finirais  pas  si  je  voulais  aborder  ces  diverses 
questions,  et  montrer  la  Papauté  dirigeant  partout 
et  toujours  l'action  civilisatrice  de  ces  grands 
Ordres  religieux,  afin  d'en  assurer  la  durée  et  la 
fécondité. 

Initier  aux  sciences  humaines  les  intelligences 
d'élite,  et  cultiver  le  cœur  et  la  raison  de  ceux  qui 
seront  un  jour  appelés  à  gouverner  les  peuples,  est 
une  grande  et  noble  mission  assurément,  puisque 
de  la  manière  dont  elle  est  remplie  dépend  en  géné- 
ral le  bonheur  ou  le  malheur  des  sociétés.  On  peut 
faire  un  Néron  ou  un  duc  de  Bourgogne,  suivant 
que  l'on  s'appelle  Sénôque  ou  Fénelon.  —  Mais  il 
n'est  ni  moins  utile  ni  moins  méritoire  de  se  vouer 
à  l'éducation  des  enfants  du  pauvre. 

Aimer  le  peuple,  le  suppléer  dans  les  soins  qu'il 
est  obligé  de  donner  aux  jeunes  intelligences  dont 
la  garde  lui  est  confiée  :  voilà,  ce  me  semble,  l'i- 
déal du  beau  dans  l'ordre  moral,  et  ce  que  la  Pa- 
pauté a  toujours  admirablement  compris. 

Qui  n'a  entendu  parler  des  bons  Frères  des  écoles 
pieuses,  qui  se  consacraient  d'une  manière  exclusive 
à  l'éducation  des  pauvres,  et  dont  les  religieux  du 
vénérable  de  La  Salle  ne  sont  qu'une  suite  et  une 
imitation  ? 

«  Us  s'obligeaient  »,  dit  Hélyot,  «  à  montrer,  par 
«  charité,  à  lire,  à  écrire  au  petit  peuple,  en  comJ 


—  65  — 


«  meneau t  par  l'a,  6,  c,  à  compter,  à  calculer,  et 
«  même  à  tenir  les  livres  chez  les  marchands  et  dans 
«  les  bureaux.  Ils  enseignaient  encore  non-seule- 
«  ment  la  rhétorique  et  les  langues  latine  et  grec- 
«  que  ;  mais,  dans  les  villes,  ils  tenaient  aussi  des 
«  écoles  de  philosophie  et  de  théologie  scolastique 
«  et  morale,  de  mathématiques,  de  fortifications  et 
«  de  géométrie  ». 

J'ai  fait  voir,  par  l'autorité  des  conciles,  où  en 
était  en  France  l'enseignement  public,  vers  le 
milieu  du  vie  siècle  et  plus  tard  sous  le  règne  de 
Charlemagne.  On  ne  manquera  pas  de  m'objecter 
qu'après  la  période  carlovingienne,  le  monde  re- 
tomba dans  l'ignorance.  Il  me  serait  facile  de  prou- 
ver le  contraire,  et  d'accumuler,  à  l'appui  de  ma 
thèse,  les  témoignages  les  plus  irrécusables.  Je  me 
bornerai  à  deux  ou  trois  citations,  afin  de  ne  pas 
détourner  l'attention  de  mes  lecteurs  de  son  objet 
principal. 

Un  auteur  contemporain,  Guibert  de  Nogent,  dit 
le  savant  Hurter  (1),  assure  que  de  son  temps,  c'est- 
à-dire  au  xne  et  au  xrne  siècles,  il  n'y  avait  pas  en 
France  une  seule  ville,  ni  même  un  bourg  qui  ne 
possédât  des  écoles,  où  les  enfants,  quelle  que  fût 
leur  naissance,  pouvaient  se  faire  instruire  ;  et  c'est 
peut-être  pour  cette  raison,  ajoute  le  même  auteur, 
que  l'on  appelle  ce  pays  :  La  contrée  riche  en 
écrivains,  Gallia  scriptoribus  clives.  Dès  le  début 
du  Xe  siècle,  on  voyait  à  Paris,  dit  encore  un  anglais 


(l)  Hurter  était  ministre  protestant  et  par  cela  même  peu  suspect. 
Pie  VI.  5 


—  66  — 


qui  constatait  le  fait  en  témoin  oculaire,  cent  beaux 
collèges  pour  V usage  des  étudiants  ;  et  il  a  soin  de 
faire  observer  que  ces  édifices  avaient  été  construits 
avec  des  marbres  d'un  grand  prix. 

Sobieski  nous  apprend  de  son  côté  que  du  temps 
de  Henri  IV  il  en  restait  soixante-dix.  A  la  fin  du 
xviif  siècle,  Paris  possédait  dix  grands  collèges  de 
plein  exercice,  tous  également  dus  à  la  libre  cha- 
rité, à  la  charité  magnifique  des  vieux  âges,  pour  me 
servir  de  l'expression  de  M.  Laurentie.  Au-dessous 
de  ces  écoles  célèbres ,  vingt-six  établissements 
moins  considérables,  qui  portaient  le  nom  de  Col- 
lèges-Réunis,  étaient  le  résultat  de  fondations  ana- 
logues. Toutes  les  villes  un  peu  importantes  comp- 
taient plusieurs  séminaires  complets.  Avignon  a  eu 
jusqu'à  sept  établissements  de  premier  ordre,  et 
partout  l'entrée  en  était  ouverte  gratuitement  à 
tout  le  monde. 

M.  Villemain,  dans  son  rapport  de  1843,  affirme 
qu'à  partir  de  l'année  1763,  c'est-à-dire  de  la  des- 
truction des  Jésuites,  et  par  conséquent  de  la  sup- 
pression d'un  grand  nombre  de  collèges,  il  y  avait 
en  France  cinq  cent  soixante-deux  maisons  d'édu- 
cation pouvant  préparer  les  jeunes  gens  à  toutes 
les  carrières.  La  population  n'était  alors  que  de 
vingt-cinq  millions  d'âmes. 

M.  Villemain  ne  faisait  pas  entrer  en  ligne  de 
compte  les  nombreuses  écoles  dés  maisons  reli- 
gieuses. Il  passait  également  sous  silence  les 
manicanteries  attachées  à  la  plupart  des  églises  et 
les  petits  séminaires  que  l'on  avait  établis  dans 


—  67  — 


chaque  diocèse,  suivant  les  prescriptions  du  Concile 
de  Trente. 

Ces  cinq  cent  soixante-deux  collèges  ne  réunis- 
saient pas  moins  de  quatre-vingt  mille  élèves,  dont 
plus  de  la  moitié  recevait  l'enseignement  gratuit. 
«  Tout  alors,  sous  ce  régime  de  liberté  »,  avoue 
l'auteur  du  rapport  que  nous  citons,  «  tout,  dans 
«  les  traditions  et  les  mœurs,  secondait  l'instruc- 
«  tion  classique ,  plus  recherchée  par  le  goût  et 
«  l'habitude  des  classes  riches,  plus  accessible  en 
«  même  temps  aux  classes  moyennes  ou  pauvres;  tout 
«  était  préparé  pour  elle  et  la  favorisait  :  le  nombre 
«  des  bourses  et  des  secours  de  toute  nature,  la  fré- 
«  quentation  gratuite  d'une  foule  d'établissements, 
«  l'extrême  modicité  des  frais  de  tous  les  autres  ». 

M.  de  Salvandy,  quelques  années  plus  tard, 
constatait  les  mêmes  faits.  Il  avoue,  dans  son  rap- 
port sur  l'état  de  l'enseignement  en  France,  que 
notre  pays  ne  possède  plus  que  trois  cent  cinquante- 
huit  collèges,  c'est-à-dire  deux  cents  de  moins  qu'a- 
vant la  Révolution  de  89.  Sur  ce  nombre,  cent 
quatre-vingt-quatorze  seulement,  grâce  au  mono- 
pole universitaire,  aurait  dû  ajouter  le  ministre, 
peuvent  préparer  les  élèves  à  toutes  les  carrières. 
Enfin,  toujours  d'après  M.  de  Salvandy,  le  nombre 
total  des  jeunes  gens  réunis  dans  nos  collèges  ne 
s'élevait,  en  1 832,  qu'à  trente-six  mille  cinq  cent 
soixante-seize.  C'était  à  peu  près  la  moitié  moins 
que  sous  l'ancienne  monarchie,  quoique  la  popula- 
tion de  la  France  se  fût  accrue  de  neuf  millions 
d'habitants. 


—  68  — 


Un  autre  universitaire,  M.  Michel  Chevalier, 
apprécie  les  choses  avec  la  même  sincérité  : 

«  Un  fait  trop  connu  »,  dit-il,  «  et  dont  les  détails 
«  m'ont  été  communiqués  par  des  personnes  dignes 
«  de  foi,  c'est  que,  depuis  la  Révolution  de  1 789  et 
«  la  suppression  des  Ordres  religieux,  nous  avons 
«  étrangement  rétrogradé  en  fait  d'instruction 
«  secondaire.  Avant  1789,  le  nombre  des  élèves 
«  fréquentant  les  collèges  était  triple  ou  quadruple  de 
«  ce  qu'il  est  aujourd'hui.  Alors  il  y  avait  un  plus 
«  grand  nombre  de  bourses  dans  une  seule  province, 
«  la  Franche-Comté  par  exemple,  qu'il  n'y  en  a 
«  aujourd'hui  dans  toute  la  France  (1)  ». 

Voilà  ce  qu'avaient  fait  de  leur  pays  ces  Ordres 
religieux  dont  les  philosophes  voulaient  à  tout  prix 
débarrasser  la  société.  On  avouera  qu'il  était  pour 
le  moins  inutile  de  verser  tout  le  sang  qu'on  a  versé 
et  d  amonceler  tant  de  ruines,  pour  faire  ainsi  ré- 
trograder l'enseignement  secondaire ,  de  l'aveu 
même  des  hommes  les  moins  suspects  de  partia- 
lité. Mais  revenons  à  notre  démonstration  un  mo- 
ment interrompue. 

L'anéantissement  des  communautés  religieuses 
une  fois  décidé,  les  sophistes  se  mirent  à  l'œuvre. 
Il  fallait  triompher  de  nombreux  obstacles.  Les  no- 
vateurs ne  l'ignoraient  pas,  et  leur  confiance  en 
l'avenir  était  parfois  mêlée  d'inquiétude.  Ils  étaient 
en  présence  d'un  clergé  aussi  intelligent  que  dévoué 
à  la  cause  de  l'Eglise,  et  qui  ne  pouvait  voir  d'un 
œil  tranquille  la  suppression  des  Ordres  monas- 

(I)  Lettres  tur  l'Amérique  du  Nord. 


tiques.  Aussi,  depuis  longtemps  déjà,  les  philo- 
sophes cherchaient  à  faire  des  adeptes  parmi  les 
membres  les  plus  influents  du  sacerdoce.  Leurs 
efforts  malheureusement  ne  furent  point  stériles. 
Quelques  abbés  de  cour,  d'une  vertu  douteuse,  et 
une  demi-douzaine  de  moines  libertins,  échappés 
de  leurs  couvents,  furent  d'abord  les  seules  con- 
quêtes de  la  philosophie.  Mais  bientôt,  à  ces  misé- 
rables transfuges,  dont  les  Encyclopédistes  ne  pou- 
vaient tirer  qu'un  mince  parti,  vinrent  se  joindre 
les  prêtres  libéraux  de  l'époque. 

Ces  derniers  rendaient  à  la  secte  de  sérieux  ser- 
vices. Ambitieux  et  avides  de  popularité,  ils  espé- 
raient, en  se  faisant  les  admirateurs  et  les  patrons 
des  idées  nouvelles,  captiver  l'estime  des  beaux  es- 
prits et  se  concilier  la  protection  de  ceux  qui  dis- 
pensaient les  faveurs  du  pouvoir.  —  Choisir  parmi 
ces  clercs  les  sujets  les  plus  aptes  à  seconder  les 
vues  de  la  philosophie  et  les  pousser  aux  dignités 
ecclésiastiques  :  tel  était  le  calcul  des  conjurés. 

A  Loménie  de  Brienne  allait  appartenir  le  triste 
honneur  de  jouer  le  premier  rôle  de  persécuteur 
mitré. 

La  thèse  qu'il  publia  en  1752,  lorsqu'il  reçut  le 
bonnet  de  docteur,  laissait  percer  déjà  ses  ten- 
dances philosophiques.  Dès  lors  probablement  il  fai- 
sait partie  de  la  conjuration.  L'archevêque  de  Rouen 
lui  donna  d'abord  des  lettres  de  grand  vicaire.  Peu 
de  temps  après,  il  devint  évêque  de  Condom,  et 
enfin  archevêque  de  Toulouse.  Les  sophistes  lui 
firent  une  réputation  d'esprit  que  rien  ne  justifia, 


70 


et  le  poussèrent  à  l'académie,  sans  qu'il  eût  eu  be- 
soin de  conquérir  cette  distinction  par  une  œuvre 
littéraire  quelconque. 

A  peine  était-il  nommé  membre  de  la  fameuse 
compagnie,  que  d'Alembert  écrivait  à  Voltaire  : 

«  Nous  avons  en  lui  un  très-bon  confrère,  qui 
«  sera  certainement  utile  aux  lettres  et  à  la  philo* 
«  sophie,  pourvu  que  la  philosophie  ne  lui  lie  pas 
«  les  mains  par  un  excès  de  licence,  ou  que  le  cri 
«  général  ne  l'oblige  pas  d'agir  contre  son  gré  (1)  ». 

Ces  quelques  lignes  dépeignent  l'homme  tout 
entier.  Loménie  de  Brienne  avait  d'ailleurs  fait  ses 
preuves  et  donné  aux  Encyclopédistes  des  garanties 
de  philosophisme  plus  que  suffisantes.  Un  adepte, 
nommé  Audra,  professait  ouvertement  l'impiété  à 
Toulouse.  Des  réclamations  très-vives  s'élevèrent 
contre  lui.  Le  parlement,  les  évèques,  l'assemblée 
du  clergé  se  réunirent  pour  engager  de  Brienne  à 
condamner  les  doctrines  du  professeur  philosophe. 
L'archevêque  tint  ferme  pendant  plus  d'un  an 
contre  ces  protestations  pourtant  si  légitimes.  Aussi, 
d'Alembert,  voulant  tranquilliser  Voltaire  qui  avait 
quelque  tendance  à  suspecter  Loménie  de  trahison, 
lui  écrivait  ce  qui  suit  : 

«Ne  vous  laissez  donc  pas  prévenir  contre  de 
«  Brienne,  et  soyez  sûr  encore  une  fois  que  jamais 
«  la  raison  n'aura  à  s'en  plaindre  ». 

Lorsqu'on  pensa  que  le  moment  propice  était 
venu  d'anéantir  les  communautés  religieuses,  soit 
d'hommes,  soit  de  femmes,  les  conjurés  confièrent 

(1)  Lettres  à  Voltaire,  1770. 


—  71  — 


à  l'archevêque  de  Toulouse  l'odieuse  mission  de 
poursuivre  ce  projet.  Ce  choix  était  le  fait  d'hommes 
intelligents. 

Sans  cesse  en  butte  aux  attaques  les  plus  vio- 
lentes, et  persuadés  que  la  calomnie  elle-même  fini- 
rait par  se  taire  en  face  de  l'évidence,  les  moines  et 
le  clergé  sollicitèrent  une  réforme.  Le  gouverne- 
ment accueillit  ces  ouvertures  avec  une  sympathie 
évidente.  Une  commission  fut  nommée  à  cet  effet. 
Elle  se  composait  de  Monseigneur  Dillon,  '  arche- 
vêque de  Narbonne,  de  Monseigneur  de  Boisgelin, 
archevêque  d'Aix,  de  Monseigneur  de  Cicé,  arche- 
vêque de  Bordeaux,  et  enfin  du  trop  célèbre  Lo- 
ménie  de  Brienne. 

Ce  dernier  seul  connaissait  la  pensée  intime  du 
ministère,  avec  lequel  il  ne  cessait  de  correspondre 
par  l'intermédiaire  de  d'Aîembert.  11  fit  si  bien,  que 
la  division  ne  tarda  pas  à  pénétrerai!  sein  du  comité. 
C'est  ainsi  que  sa  voix  devint  prépondérante. 

Déjà  on  avait  porté  un  édit  qui  reculait  jusqu'à 
vingt  et  un  ans  l'émission  des  vœux  ordinaires  de 
religion.  Cette  mesure  paraissant  insuffisante  à  l'ar- 
chevêque de  Toulouse,  il  fut  statué  qu'on  suppri- 
merait dans  les  villes  tous  les  couvents  qui  avaient 
moins  de  vingt  religieux,  et,  dans  les  campagnes, 
tous  ceux  qui  en  avaient  moins  de  dix.  Ce  fut  en 
vain  que  les  évêques  protestèrent  contre  un  acte 
que  rien  ne  justifiait.  Ce  nouvel  édit  reçut  son  en- 
tière exécution,  et,  dans  un  espace  de  deux  ans, 
plus  de  quinze  cents  communautés  furent  suppri- 
mées en  France. 


—  72  — 


Le  zèle  philosophique  du  réformateur  ne  se  borna 
point  là.  Il  eut  soin,  en  homme  intelligent,  de  sus- 
citer parmi  les  moines  et  les  religieuses  les  désor- 
dres les  plus  regrettables.  L'insubordination  fut  à 
l'ordre  du  jour  dans  les  couvents.  Il  parvenait  ainsi 
à  dégoûter  les  anciens  de  la  vie  religieuse  et  à  dé- 
tourner de  leur  vocation  les  jeunes  gens  même  les 
plus  pieux.  Tour  à  tour  d'une  faiblesse  coupable  et 
d'une  sévérité  révoltante,  il  devint  le  fléau  des 
hommes  de  bien,  comme  il  était  déjà  l'odieux  auxi- 
liaire des  philosophes. 

Les  sectaires  avaient  conçu  le  projet  de  faire 
nommer  Loménie  de  Brienne  à  l'archevêché  de 
Paris,  dès  que  ce  siège  deviendrait  vacant.  Monsei- 
gneur de  Beaumont  étant  mort,  on  eut  hâte  de  faire 
entendre  au  roi  que  l'archevêque  de  Toulouse  était 
le  seul  homme  qui  pût  recueillir  dignement  sa  suc- 
cession. On  lui  vanta  tour  à  tour  sa  prudence,  son 
zèle  ardent  pour  le  maintien  de  la  discipline  ecclé- 
siastique, et  son  dévouement  bien  connu  pour  la 
personne  de  Sa  Majesté.  La  reine  elle-même,  trom- 
pée par  son  entourage,  le  patronna  vivement.  De 
Brienne  fut  archevêque  nommé  de  Paris  pendant 
vingt-quatre  heures. 

Voici,  en  peu  de  mots,  le  rôle  que  ce  misérable 
était  appelé  à  jouer  dans  le  nouveau  diocèse  qui 
venait  de  lui  échoir.  On  reconnaissait  en  principe 
que  sa  conduite  à  Toulouse  avait  été  irréprochable. 
Il  devait  cependant  la  modifier  un  peu,  afin  de 
l'harmoniser  avec  le  rôle  plus  important  qu'il  était 
appelé  à  jouer.  Les  philosophes  se  proposant  de  ca- 


lomnier  le  clergé,  quand  ils  le  jugeraient  utile,  Lo- 
in-nie  de  Brienne  prenait  l'engagement  d'accepter 
comme  vraies  les  diverses  accusations  qui  seraient 
portées  contre  ses  prêtres.  Il  serait  aussi  rigoureux 
pour  les  minuties  que  relâché  sur  le  dogme,  lais- 
sant aux  prédicateurs  toute  latitude  à  ce  sujet, 
quand  ils  ne  troubleraient  pas  la  quiétude  des  nova- 
teurs. Il  aurait  soin  de  faire  des  bénéfices  et  autres 
dignités  ecclésiastiques  une  distribution  aussi  arbi- 
traire qu'intelligente.  On  supposait  que  le  diocèse 
de  Paris,  après  quelques  années  d'une  administra- 
tion de  ce  genre,  ne  pourrait  manquer  de  déserter 
en  masse  toute  croyance  religieuse, 

Cette  nomination  s'étant  ébruitée,  Mesdames  de 
France  et  Madame  la  princesse  de  Marsan,  qui  ne 
se  faisaient  point  illusion  sur  le  caractère  et  les  ten- 
dances de  l'élu,  supplièrent  le  souverain  d'épargner 
à  l'église  de  Paris  les  conséquences  désastreuses 
qu'aurait  fatalement  cette  promotion.  Leur  prière 
fut  exaucée. 

Les  philosophes  étaient  donc  à  peu  près  les  ar- 
bitres absolus  des  destinées  de  l'Europe.  Toutes 
leurs  tentatives  avaient  réussi.  Les  savants  étaient 
venus  à  eux  de  tous  les  points  de  l'horizon.  Les 
hommes  d'Etat  et  les  souverains  eux-mêmes 
n'avaient  pas  dédaigné  de  se  faire  leurs  disciples. 

Des  prêtres  de  Jésus- Christ  et  jusqu'à  des  évê- 
ques,  désertant  la  cause  de  la  foi  qu'ils  auraient  dû 
défendre ,  leur  avaient  tendu  la  main  et  conspiré 
contre  la  Chaire  Apostolique  et  ce  qu'ils  appelaient 
du  nom  dédaigneux  de  vieille  superstition.  Les 


—  74  — 


œuvres  des  affidés  étaient  répandues  à  profusion 
dans  le  peuple  et  lues  avec  avidité  par  un  public 
ignorant. 

Ajoutons  à  cela  que  les  sociétés  secrètes ,  les 
Francs-Maçons  Rose-Croix ,  Ecossais  et  Marti- 
nistes  ne  tardèrent  pas  à  faire  cause  commune  avec 
la  secte  Voltairienne,  en  attendant  que  les  Illumi- 
nés d'Outre-Rhin  vinssent  grossir  le  nombre  déjà  si 
grand  des  ennemis  de  l'Eglise. 


CHAPITRE  VT. 


Sommaire.  —  Le  gallicanisme  des  parlements.  —  Les  gallicans  refusent  d'ad- 
mettre les  bulles  de  canonisation  de  Grégoire  VII  et  de  saint  Vincent  de 
Paul.  —  Plusieurs  évèques  font  cause  commune  avec  les  parlements.  —  La 
Franc-Maconnerie  en  France.  —  Ses  progrès.  —  Organisation  intérieure  de 
cette  société.  —  Son  but  apparent.  —  Ses  origines.  —  Ses  divers  grades.  — 
Ce  qu'elle  se  propose  au  point  de  vue  religieux  et  social.  —  Cérémonial  de 
réception.  —  Les  philosophes  sont  initiés.  —  Le  Grand-Orient  à  Paris.  — 
Diverses  loges  que  l'on  établit  dans  cette  ville.  —  La  noblesse  y  joue  le 
mie  de  dupe.  —  Noms  des  principaux  affiliés. 

Les  doctrines  contenues  dans  la  célèbre  décla- 
ration de  1682  ne  pouvaient  manquer  de  porter 
leurs  fruits.  Ce  que  les  membres  de  la  trop  fameuse 
assemblée  regardaient  comme  une  simple  opinion 
théologique  ne  tarda  pas  à  être  érigé  en  dogme. 
L'enseignement  de  l'Eglise  universelle  sur  la  supré- 
matie du  Pape  fut  mis  à  l'index  d'abord  et  finale- 
ment proscrit  par  les  gallicans  parlementaires.  Les 
universités  et  les  séminaires  du  royaume  très-chré- 
tien se  virent  condamnés  à  exclure  de  leurs  cours 
ce  que  l'on  désigna  sous  le  nom  de  doctrine  ultra- 
montaine.  Les  auteurs  de  théologie  eux-mêmes 
durent  prôner  le  gallicanisme  ,  contrairement  à 
leurs  convictions,  ou  renoncer  à  faire  imprimer 
leurs  œuvres.  On  dirait  que  le  parlement,  avant 
de  jouer  le  rôle  ignominieux  d'exécuteur  des  hautes 
œuvres  pour  le  compte  de  la  philosophie,  suivant  l'ex- 
pression de  d'Alembert,  voulut  se  constituer  le 
seïde  du  gallicanisme,  en  traduisant  en  actes  les 


—  76  — 

théories  oppressives  des  auteurs  de  la  Déclaration. 
Les  deux  faits  que  nous  allons  citer  le  prouvent 
surabondamment. 

Grégoire  VII  est  l'un  des  papes  qui  ont  le  plus 
fait  pour  le  maintien  de  la  discipline  ecclésiastique. 
On  sait  également  qu'il  défendit  contre  les  empié- 
tements des  souverains  l'indépendance  et  les  privi- 
lèges de  l'Eglise.  A  l'indomptable  énergie  qu'il  ne 
cessa  de  manifester,  ce  grand  pontife  joignit  une 
vie  austère  et  des  vertus  éminentes.  Après  avoir 
informé  sa  cause  avec  une  scrupuleuse  circonspec- 
tion, l'Eglise  l'inscrivit  au  catalogue  des  Saints. 
Le  parlement  de  Paris  en  fut  vivement  irrité.  La 
canonisation  de  Grégoire  VII  fut  regardée  par  ces 
magistrats  soupçonneux  comme  la  condamnation 
indirecte  du  premier  article  de  la  Déclaration.  En 
conséquence,  ils  supprimèrent,  par  un  arrêt  du 
22  juillet  1730,  l'office  et  la  fête  de  ce  grand  Pape. 

Le  Parlement  devait  faire  mieux.  L'héroïque 
Vincent  de  Paul,  cette  glorieuse  personnification 
de  la  charité  chrétienne  au  xvne  siècle,  fut  offert 
à  son  tour  à  la  vénération  des  fidèles.  Qui  ne  con- 
naît la  touchante  abnégation  de  cet  homme  de  Dieu, 
dont  le  nom  est  devenu  si  justement  populaire? 
Mais  qu'importaient  aux  membres  du  Parlement 
les  vertus  admirables  de  l'humble  prêtre  ?  Jansé- 
nistes et  gallicans  tout  à  la  fois,  ce  qui  alors  n'était 
point  rare,  ces  magistrats  poursuivront  dans  le 
saint  le  respect  qu'il  professa  toujours  pour  l'auto- 
rité pontificale,  en  supprimant  cette  nouvelle  bulle 
de  canonisation. 


Ce  qui  mit  le  comble  à  ce  double  scandale,  c'est 
qu'une  fraction  de  l'épiscopat,  imbue  des  mêmes 
principes  que  le  Parlement,  protesta  de  son  côté 
contre  la  canonisation  de  Grégoire  VII.  La  préva- 
rication de  ces  prélats  ne  saurait  être  contestée, 
mais  en  méconnaissant  comme  ils  le  firent  le  pou- 
voir du  Saint-Siège,  ils  furent  conséquents  avec 
eux-mêmes.  La  Déclaration  de  1682  justifiait  leur 
conduite,  car  si  le  gallicanisme  est  l'expression 
fidèle  de  la  vérité,  Grégoire  VII,  il  faut  bien  le  re- 
connaître, abusa  de  sa  puissance,  quand  il  excom- 
munia l'empereur  d'Allemagne. 

C'est  ainsi  que  peu  à  peu  on  ruinait  en  France 
le  respect  dû  au  chef  de  l'Eglise,  et  que  les  erreurs 
théologiques  du  xvne  siècle  préparaient  les  voies 
aux  sarcasmes  de  l'impiété  et  aux  doctrines  anar- 
chiques  dont  l'Europe  entière  ne  tardera  pas  à 
être  la  victime.  Lors  donc  que  l'Assemblée  na- 
tionale promulguera  la  Constitution  civile  du 
clergé,  elle  n'agira  que  comme  exécutrice  testa- 
mentaire du  Parlement,  faisant  à  son  tour  une  ap- 
plication rigoureuse  des  principes  émis  en  1682. 

Les  évêques,  dont  nous  avons  signalé  en  passant 
la  coupable  révolte,  méritent  ici  une  mention  spé- 
ciale. Il  y  a  devoir  pour  l'historien  d'imprimer  au 
front  de  ceux  qui  méconnurent  ainsi  leurs  devoirs 
les  plus  élémentaires,  une  flétrissure  indélébile.  Ces 
prélats  étaient  au  nombre  de  six.  C'étaient  les 
évêques  d'Auxerre,  de  Montpellier,  de  Metz,  de 
Troyes,  de  Castres,  et  de  Verdun. 

Oi\  pendant  que  l'autorité  du  Siège  apostolique 


—  78 


était  ainsi  méconnue,  l'enfer  suscitait  contre  l'Eglise 
les  sociétés  secrèfes.  Cette  puissance  nouvelle  ne 
tardera  pas  à  se  développer  et  à  travailler,  de  con- 
cert avec  la  philosophie,  à  la  ruine  du  catholicisme. 

La  première  société  maçonnique  établie  en  France 
ne  remonte  pas  au-delà  de  1725.  Ce  fut  vers  cette 
époque  seulement  que  Derwent-Vaters  fonda  une 
loge  à  Paris.  En  peu  de  temps,  cette  loge  réunit 
plus  de  six  cents  membres.  Le  nombre  des  Francs- 
Maçons  grandissant  toujours,  des  loges  nouvelles 
ne  tardèrent  pas  à  se  former.  Derwent-Vaters,  et 
après  lui  lord  d'Harnouester,  en  furent  les  grands- 
maîtres.  Le  duc  d'Antin  leur  succéda  en  1738. 

On  nous  objectera  que  la  Franc-Maçonnerie  ne 
s'est  point  rendue  coupable  de  tous  les  méfaits  qu'on 
lui  attribue,  et  que  nous  tombons  dans  une  exagé- 
ration regrettable,  quand  nous  faisons  peser  sur 
elle,  pour  une  large  part,  la  responsabilité  des 
événements  désastreux  de  1793.  La  seule  réponse 
que  nous  ayons  à  faire,  c'est  qu'on  veuille  bien 
nous  lire  jusqu'au  bout ,  et  peser  avec  soin  les  dif- 
férentes preuves  que  nous  allons  donner  (1). 

Je  ne  veux  ni  rechercher  l'origine  des  Francs- 
Maçons,  ni  donner  de  leurs  rites  secrets  une  expli- 
cation trop  étendue.  J'en  dirai  assez  néanmoins 
pour  justifier  les  accusations  que  les  écrivains  reli- 
gieux n'ont  cessé  de  diriger  contre  eux. 
11  y  a  dans  la  Franc-Maçonnerie  une  classe  de 

(1)  Il  n'est  pas  question  dans  cet  ouvrage  de  la  Franc-Maçonnerie  contempo- 
raine. Ce  que  nous  allons  dire  se  rapporte  a  l'organisation  et  aux  agissements 
de  cette  société  à  la  fin  du  xvmc  siècle. 


—  79  — 


gens  qui  ne  peuvent  être  regardés  que  comme  des 
demi-adeptes  et  qui  sont  dupes,  pour  la  plupart,  de 
leurs  propres  illusions.  Les  demi-adeptes  ne  reçoivent 
généralement  que  les  trois  premiers  grades  et  ne 
sont  initiés  qu'aux  petits  mystères  de  la  secte.  Ils 
prétendent  remonter  jusqu'aux  maçons  qui  bâtirent 
la  tour  de  Babel,  ou  à  ceux,  tout  au  moins,  qui 
élevèrent  les  pyramides  d'Egypte  ou  le  temple  de 
Salomon.  Il  en  est  qui  s'arrêtent  au  xe  siècle  de 
l'ère  chrétienne  et  se  donnent  pour  fondateurs  les 
manouvriers  du  moyen  âge. 

Les  adeptes  savants  ne  veulent  pas  de  sembla- 
bles origines.  Quelques-uns  d'entre  eux  se  disent  les 
héritiers  des  prêtres  égyptiens,  à  qui  ils  auraient 
emprunté  leurs  dogmes  secrets  ;  les  autres  soutien- 
nent que  la  Franc-Maçonnerie  n'est  que  la  repro- 
duction des  mystères  d'Eleusis  qui  seraient  arrivés 
jusqu'à  nous  par  une  tradition  non  interrompue. 
Le  plus  grand  nombre  s'arrête  à  Manès,  en  passant 
par  les  Chevaliers  du  Temple.  Cette  dernière  opi- 
nion me  semble  la  plus  probable. 

Les  autres  origines  que  l'on  attribue  parfois  à  la 
Franc-Maçonnerie  sont  purement  fictives  et  n'ont 
été  imaginées  par  les  chefs  de  la  secte  que  pour 
arriver  plus  facilement  à  initier  sans  danger  leurs 
candidats  aux  grands  secrets  de  l'Ordre. 

La  Maçonnerie,  d'après  les  adeptes  eux-mêmes, 
peut  se  diviser  en  trois  classes  :  la  Maçonnerie  Her- 
métique, la  Maçonnerie  Cabalistique,  et  la  Maçon- 
nerie Eclectique. 

Chacune  de  ces  branches  se  distingue  de  l'autre 


—  80  - 


par  un  enseignement  particulier,  quoique  leur  but 
soit  absolument  le  même.  Il  faut  cependant  faire 
observer,  pour  être  exact,  que  les  Maçons  peu  ins- 
truits demeurent  étrangers  à  ces  rêveries  métaphy- 
siques dont  ils  ne  saisiraient  ni  le  caractère  ni  les 
tendances. 

Ils  ne  voient  dans  leur  Ordre  qu'une  association 
purement  fraternelle  qui  a  la  bienfaisance  pour  but. 
Ces  Francs-Maçons  ne  reçoivent  en  général  que  les 
trois  premiers  grades,  versent  leurs  cotisations, 
assistent  aux  banquets,  et  conservent,  si  cela  leur 
plaît,  les  pratiques  religieuses  de  leur  enfance.  Le 
serment  que  l'on  exige  d'eux  pour  l'observation  du 
secret  n'a  rien  de  sérieux,  le  secret  qui  leur  est 
confié  se  bornant  presque  toujours  aux  signes  de 
convention  dont  les  frères  se  servent  pour  se  recon- 
naître entre  eux. 

La  doctrine  des  Maçons  Hermétiques  est  renfer- 
mée tout  entière  dans  ce  passage  d'Hermès  Trismé- 
giste  :  «  Tout  est  partie  de  Dieu  ;  si  tout  en  est  par- 
«  tie,  tout  est  Dieu.  Ainsi,  tout  ce  qui  est  fait  s'est 
«  fait  soi-même  et  ne  cessera  jamais  d'agir;  car  cet 
«  agent  ne  peut  se  reposer.  Et  comme  Dieu  n'a 
«  point  de  fin,  de  même  son  ouvrage  n'a  ni  com- 
«  mencement  ni  fin  ».  C'est  le  panthéisme  avec 
toutes  ses  conséquences  religieuses  et  sociales. 

Les  Maçons  Cabalistes  ont  emprunté  à  Manès  son 
bon  et  son  mauvais  principe,  escortés  chacun  de 
bons  et  de  mauvais  génies  qui  habitent  les  planètes 
et  exercent  de  là  sur  les  humains  une  influence  con- 
forme à  leur  nature.  Les  Maçons  Rose-Croix  et  les 


—  81  — 


Martinistes  appartiennent  en  général  aux  Maçons 
de  la  Cabale. 

Les  Francs-Maçons  éclectiques  sont  ceux  qui, 
après  avoir  passé  par  tous  les  grades,  ne  s'attachent 
à  aucun  système  religieux,  mais  se  forment  une 
croyance  particulière  composée  de  divers  principes 
choisis  çà  et  là,  suivant  leur  tournure  d'esprit  ou 
le  caractère  de  leur  impiété. 

Etudions  maintenant  la  marche  que  les  Francs- 
Maçons  ont  coutume  de  suivre  pour  initier  leurs 
adeptes  aux  mystères  de  l'Ordre.  Les  trois  pre- 
miers grades  sont  ceux  d'apprenti,  de  compagnon  et 
de  maître.  Tout  le  secret  de  ces  trois  grades  était 
renfermé  dans  ces  deux  mots  :  égalité  et  liberté. 

Le  sens  de  cette  formule  démocratique  variait 
beaucoup.  Les  uns  ne  voyaient  là  qu'une  devise  qui 
rappelait  aux  Maçons  la  liberté  toute  fraternelle  des 
initiés  entre  eux.  Les  autres,  au  contraire,  consi- 
déraient ces  mots  comme  l'expression  abrégée  de 
leur  programme  religieux  et  politique.  Aux  arrière- 
Maçons  était  réservé  le  privilège  de  connaître  la 
signification  véritable  de  cette  liberté  et  de  cette 
fraternité  et  d'en  faire  à  la  société  une  application 
pratique. 

Après  avoir  enseigné  aux  Maçons  des  trois  pre- 
miers grades  que  tous  les  hommes  sont  libres 
et  égaux,  on  leur  apprenait  que  le  but  de  la  Franc- 
Maçonnerie  est  de  bâtir  des  temples  à  la  vertu  et  des 
cachots  au  vice, — autre  énigme  qui  a  besoin  également 
d'un  commentaire,  —  et  enfin  que  l'Ordre  se  pro- 
posait d'initier  ses  membres  à  la  lumière,  en  les 

Pie  VI.  6 


—  82  — 


arrachant  aux  ténèbres  qui  entourent  les  profanes. 

Tout  cela  est  bien  vague,  me  dira-t-on,  et  nous 
semble  inoffensif.  C'est  là  une  grave  erreur,  et  il 
est  facile  de  voir  que  la  promesse  faite  au  Maçon  de 
le  retirer  de  l'ignorance  où  il  croupit,  équivaut  à 
l'annonce  d'un  dogme  nouveau  et  d'une  morale 
nouvelle,  d'un  dogme  et  d'une  morale  devant  les- 
quels s'éclipseront  les  enseignements  de  l'Evangile. 
Ce  qui  vient  à  l'appui  de  ma  manière  de  voir  à  ce 
sujet,  c'est  que  l'ère  maçonnique  n'est  pas  la  même 
que  celle  du  Christianisme.  Vannée  de  la  lumière 
date,  pour  le  Maçon,  des  premiers  jours  du  monde, 
et  non  de  la  prédication  évangélique. 

Les  loges  maçonniques  ne  forment  qu'un  temple 
où  l'on  reçoit,  avec  la  même  bienveillance,  le  juif, 
le  chrétien,  l'idolâtre  et  le  musulman.  Tous  peuvent 
y  voir  la  lumière  dans  son  resplendissant  éclat  et  s'y 
dépouiller  des  préjugés  de  l'ignorance.  Nos  lecteurs 
reconnaîtront  sans  peine  que  l'indifférence  en  ma- 
tière de  foi  ne  saurait  être  professée  d'une  manière 
plus  évidente. 

Nous  avons  exposé  les  principes  généraux  qui 
servent  de  base  à  la  Franc-Maçonnerie  et  dont  la 
plupart  des  initiés  ne  comprennent  pas  toute  la 
gravité.  Pour  compléter  ce  qui  précède,  nous 
allons  dire  un  mot  de  ses  apologues.  L'apologue 
joue  un  rôle  considérable  parmi  les  Francs-Maçons. 
Lorsque  de  compagnon  l'initié  devient  maître,  le 
Vénérable  lui  raconte  l'histoire  que  voici  : 

«  Salomon  choisit,  pour  surveiller  et  payer  les 
«  ouvriers  qui  travaillaient  au  temple  de  Jérusalem, 


—  83  - 


«  un  homme  de  confiance  nommé  Adoniram.  Ces 
«  ouvriers  étaient  au  nombre  de  trois  mille.  Afin 
«  de  donner  à  chacun  le  salaire  qui  lui  convenait, 
«  Adoniram  les  divisa  en  trois  classes  :  les  appren- 
«  tis,  les  compagnons  et  les  maîtres.  Chacune  de  ces 
«  classes  avait  son  mot  du  guet  et  ses  signes  par- 
«  ticuliers.  C'est  ainsi  qu' Adoniram  pouvait  distin- 
«  guer  les  apprentis  des  compagnons,  et  les  compa- 
«  gnons  des  maîtres.  Les  signes  et  le  mot  du  guet 
«  étaient  l'objet  d'un  secret  impénétrable.  Trois 
«  compagnons,  voulant  se  faire  payer  le  salaire  des 
«  maîtres,  se  cachèrent  dans  le  temple.  A  l'heure 
«  où  Adoniram  avait  coutume  de  fermer  l'édifice, 
«  un  des  compagnons  qu'il  rencontra  lui  demanda 
«  la  parole  du  maître.  Adoniram  refusa  et  reçut  un 
«  coup  de  bâton  sur  la  tête.  Il  voulut  sortir  par  une 
«  autre  porte  ;  même  demande  et  même  traitement. 
«A  la  troisième  porte,  Adoniram  est  tué  pour 
«  n'avoir  pas  voulu  livrer  son  secret.  Les  assassins 
«  l'enterrèrent  sous  un  tas  de  pierres  », 

Après  cela,  on  apprend  à  l'adepte  que  sa  mis- 
sion désormais  sera  de  retrouver  le  mot  du  guet 
perdu  par  Adoniram  et  de  venger  sa  mort.  Tout 
cela  est  encore  à  l'état  d'hiéroglyphe  pour  le  frère 
maçon.  En  vain  cherche-t-il  la  clef  de  ce  mystère, 
elle  ne  lui  sera  donnée  que  lorsqu'il  recevra  le 
grade  d'e/w. 

«  Dans  ce  grade  ,  tous  les  frères  paraissent 
«  vêtus  en  noir,  portant  au  côté  gauche  un  plas- 
«  tron,  sur  lequel  on  a  brodé  une  tête  de  mort,  un 
«  os  et  un  poignard,  le  tout  entouré  de  la  devise  : 


—  84  — 


«  vaincre  ou  mourir,  avec  un  cordon  en  sautoir  por- 
«  tant  même  devise.  Tout  respire  la  mort  et  la  ven- 
«  geance  dans  le  costume  et  le  maintien.  L'aspirant 
«  est  conduit  dans  la  loge,  un  bandeau  sur  les  yeux, 
«  les  mains  couvertes  de  gants  ensanglantés.  Un 
«  poignard  à  la  main,  un  adepte  le  menace  de  lui 
«  percer  le  coeur  pour  le  crime  dont  il  est  accusé. 
«  Après  bien  des  terreurs,  il  n'obtient  la  vie  qu'en 
«  promettant  de  venger  le  père  des  Maçons  par  la 
«  mort  de  son  assassin.  On  lui  montre  une  sombre 
«  caverne  ;  il  faut  qu'il  y  pénètre  ;  on  lui  crie  : 
«  Frappez  tout  ce  qui  va  vous  résister  ;  entrez,  dé- 
«  fendez-vous,  et  vengez  votre  maître  ;  c'est  à  ce 
«  prix  que  vous  serez  élu.  Un  poignard  à  la  main 
«  droite,  une  lampe  à  la  main  gauche,  il  s'avance  ; 
«  un  fantôme  se  trouve  sur  ses  pas  ;  il  entend  encore 
«  cette  voix  :  Frappez,  vengez  Hiram  ;  voilà  son 
«assassin.  Il  frappe;  le  sang  coule.  —  Coupez  la 
«  tête  de  l'assassin. —  La  tête  du  cadavre  se  trouve 
«  à  ses  pieds  ;  il  la  saisit  par  les  cheveux  ;  il  la 
«  porte  triomphant,  en  preuve  de  sa  victoire,  la 
«montre  à  chaque  frère,  et  il  est  jugé  digne  d'être 
«  élu  (1)  ». 

Ce  jour-là,  —  il  n'est  pas  inutile  de  le  faire  re- 
marquer,—  le  Franc-Maçon  était  aussi  revêtu  de  la 
dignité  sacerdotale.  De  concert  avec  ceux  qui  pos- 
sédaient comme  lui  le  grade  d'élu,  il  offrait  à  Dieu 
le  pain  et  le  vin  selon  l'ordre  de  Melchisédech.  On 

(1)  Garnie],  Mémoires.  —  On  sait  que  le  mannequin  dont  on  se  servit  à  la 
cérémonie  d'initiation  de  Philippe-Egalité,  et  que  celui-ci  poignarda,  représen- 
tait l'infortuné  Louis  XVI. 


voulait  ainsi  rétablir  parmi  les  hommes  coite  éga- 
lité que  le  sacerdoce  avait  détruite  au  point  de  vue 
religieux.  La  loi  naturelle  remplacera  désormais  la 
loi  judaïque  et  le  christianisme. 

En  France,  on  avait  introduit  dans  la  Maçonne- 
rie un  grade  appelé  chevalerie  du  Soleil.  Le  véné- 
rable prenait  ici  le  nom  d'Adam  et  l'introducteur 
celui  de  Vérité.  Voici  un  fragment  du  discours  que 
le  frère  Vérité  adressait  au  récipiendaire  le  jour  de 
l'initiation  : 

«  Apprenez  d'abord  que  les  trois  premiers  meu- 
«  bles  que  vous  avez  connus,  tels  que  la  Bible,  le 
«  Compas  et  l'Equerre,  ont  un  sens  caché  que  vous 
«  ne  connaissez  pas.  Par  la  Bible  vous  devez  en- 
«  tendre  que  désormais  vous  n'aurez  d'autre  loi 
«  que  celle  d'Adam,  celle  que  l'Eternel  avait  gravée 
«  dans  son  cœur.  Cette  loi  est  celle  qu'on  appelle  la 
«  loi  naturelle.  Le  Compas  vous  avertit  que  Dieu 
«  est  le  point  central  de  toutes  choses,  dont  les  uns 
«  et  les  autres  sont  également  proches  et  égale- 
«  ment  éloignés.  Par  l'Equerre,  il  vous  est  décou- 
«  vert  que  Dieu  a  fait  toutes  choses  égales.  La  pierre 
«  cubique  vous  avertit  que  toutes  vos  actions  doivent 
«  être  égales  par  rapport  au  souverain  bien.  La  mort 
«  d'Hiram  et  le  changement  du  mot  de  Maître  vous 
«  apprennent  qu'il  est  difficile  d'échapper  aux 
«  pièges  de  l'ignorance,  mais  qu'il  faut  se  montrer 
«  aussi  fermes  que  le  fut  notre  vénérable  Hiram, 
«  qui  aima  mieux  être  massacré  que  de  se  rendre,  à 
«  la  persuasion  de  ses  assassins  ». 

Le  frère  Vérité  explique  ensuite  le  grade  d'élu  : 


—  86  — 

«  Si  vous  me  demandez  »,  ajoufe-t-il,  «  quelles 
«  sont  les  qualités  qu'un  Maçon  doit  avoir  pour 
«  arriver  au  centre  du  vrai  bien,  je  vous  répondrai 
«  que,  pour  y  arriver,  il  faut  avoir  écrasé  la  tête  du 
«  serpent  de  l'ignorance  mondaine  ;  avoir  secoué  le 
«joug  des  préjugés  de  l'enfance,  concernant  les 
«  mystères  de  la  religion  dominante  du  pays  où 
«  l'on  est  né.  Tout  culte  religieux  n'a  été  inventé 
«  que  par  l'espoir  de  commander  et  d'occuper  le 
«  premier  rang  parmi  les  hommes,  par  une  fausse 
«  piété,  la  cupidité  d'acquérir  les  biens  d'autrui  ; 
«  enfin,  que  par  la  gourmandise,  fille  de  l'hypocri- 
«  sie,  qui  met  tout  en  usage  pour  contenir  les  sens 
«  charnels  de  ceux  qui  les  possèdent ,  et  qui  lui 
«  offrent  sans  cesse,  sur  un  autel  dressé  dans  leurs 
«  cœurs,  des  holocaustes  que  la  volupté,  la  luxure 
«  et  le  parjure  leur  ont  procuré.  Voilà,  mon  cher 
«  frère,  tout  ce  qu'il  faut  savoir  combattre.  Voilà  le 
«  monstre  sous  la  figure  du  serpent  à  exterminer. 
«  Cest  la  peinture  fidèle  de  ce  que  l'imbécile  vulgaire 
«  adore  sous  le  nom  de  Religion  (1)  ». 

L'élu  qui  continue  à  montrer  du  zèle  ne  tarde  pas 
à  passer,  s'il  le  désire,  aux  trois  grades  de  la  Che- 
valerie écossaise. 

Quiconque  veut  faire  partie  des  Loges  Ecossaises 
doit  commencer  par  reconnaître  qu'il  a  toujours 
vécu  dans  la  servitude.  Il  se  présente  à  ses  frères, 
ayant  la  corde  au  cou  et  demandant  à  briser  ses 
liens.  Cette  cérémonie  humiliante  se  renouvellera 
pour  lui  à  la  réception  de  chaque  grade.  Lorsqu'on 

(1)  Voir  Barruel. 


—  87  — 


le  recevra  parmi  les  chevaliers  de  Saint-André,  il 
devra  se  laisser  garrotter  et  jeter  au  fond  d'un  ca- 
chot ténébreux  où  seul  avec  lui-même  il  pourra 
méditer  sur  le  prix  inestimable  de  la  liberté.  Puis  il 
sera  introduit  dans  la  salle  par  un  frère  qui  d'une 
main  tiendra  la  corde  avec  laquelle  on  l'a  attaché, 
et  de  l'autre  portera  une  épée  nue.  On  lui  adressera 
alors  une  foule  de  questions  et  on  lui  fera  jurer  de 
nouveau  que  jamais  il  ne  trahira  les  secrets  qui  lui 
seront  confiés. 

En  recevant  le  premier  grade  de  la  Chevalerie 
Ecossaise,  l'initié  apprend  qu'il  est  devenu  grand 
prêtre.  Désormais,  il  ne  devra  invoquer  Dieu  que 
sous  le  nom  de  Jéhovah,  qui  est  la  fameuse  parole 
perdue  par  la  mort  d'Hiram  ou  d'Adoniram,  et 
que  les  Templiers  retrouvèrent ,  en  faisant  des 
fouilles  dans  les  terrains  autrefois  occupés  par  le 
Saint  des  Saints.  La  doctrine  des  Chevaliers  Ecos- 
sais n'est  autre  que  le  pur  déisme.  Il  reste  au  Franc- 
Maçon  deux  grades  à  recevoir  pour  connaître  le 
dernier  mot  de  la  secte.  Comme  je  l'ai  fait  obser- 
ver, l'histoire  du  meurtre  d'Adoniram  est  une  fable 
imaginée  pour  préparer  l'adepte  à  la  révélation 
finale,  révélation  qui  n'est  faite  qu'aux  Rose-Croix. 

Adoniram  représente  dans  leur  esprit  le  culte  de 
Jéhovah,  ou  la  loi  naturelle,  et  le  meurtrier  qui  tua 
Adoniram  et  fit  disparaître  le  culte  du  vrai  Dieu, 
pour  lui  substituer  le  christianisme,  c'est  Jésus- 
Christ.  Le  Rose-Croix,  à  cette  révélation,  se  sou- 
vient du  serment  qu'il  a  fait  de  retrouver  le  nom 
perdu  et  de  venger  la  mort  d'Adoniram.  Ce  sera 


—  88  — 


donc  Jésus- Christ  désormais  qu'il  devra  poursuivre 
de  sa  haine,  et  comme  cette  haine  grandira  à  me- 
sure que  son  amour  pour  les  doctrines  de  la  secte 
ira  se  développant,  le  mot  à  retrouver  ne  sera  plu? 
celui  de  Jéhovah. 

La  salle  dans  laquelle  est  introduit  le  Rose-Croix 
est  entièrement  tendue  de  noir.  Au  fond  se  trouve 
un  autel,  au-dessus  de  l'autel  s'élève  une  croix  por- 
tant l'inscription  ordinaire  et  enveloppée  d'une  gaze 
transparente.  On  remarque  à  droite  et  à  gauche 
deux  autres  croix  moins  grandes  que  la  première. 
Les  frères  maçons,  revêtus  de  chasubles,  sont  assis 
par  terre,  silencieux  et  le  front  chargé  de  tristesse. 
Le  président  s'adresse  au  premier  surveillant  et 
lui  fait  la  question  suivante  :  «  Quelle  heure 
«  est-il?  » 

Voici  la  réponse  : 

«  Il  est  la  première  heure  du  jour,  l'instant  où 
«  le  voile  du  temple  se  déchira,  où  les  ténèbres  et  la 
«  consternation  se  répandirent  sur  la  surface  de  la 
«  terre,  où  la  lumière  s'obscurcit,  où  les  outils  de  la 
«  maçonnerie  se  brisèrent,  où  l'étoile  flamboyante 
«  disparut,  où  la  pierre  cubique  fut  brisée,  où  la 
«  parole  fut  perdue  ». 

On  sait  que  les  lettres  qui  composent  l'inscrip- 
tion de  la  croix  sont  celles-ci  :  INRI,  ce  qui  si- 
gnifie :  Jésus  de  Nazareth,  Roi  des  Juifs.  Le  Rose- 
Croix  remplace  cette  interprétation  par  celle  que 
que  voici  :  «  Juif  de  Nazareth  conduit  par  Raphaël 

(1)  Ces  diverses  cérémonies  sacrilèges  sont  pour  la  plupart  encore  en  usage 
parmi  les  Caibonari  italiens. 


—  89  — 


«  eu  Judée,  pour  y  être  puni  de  ses  crimes  ».  Dès  que 
l'initié  a  prouvé  qu'il  connaît  le  vrai  sens,  le  sens 
maçonnique  de  l'inscription,  le  vénérable  s'écrie  : 
«  Mes  frères,  la  parole  est  retrouvée  ».  Ce  sera  donc 
sur  le  fils  de  Dieu  que  le  Rose-Croix  devra  faire 
peser  désormais  tout  le  poids  de  sa  haine.  Comme 
on  le  voit,  les  transitions  ne  pouvaient  être  mieux 
ménagées. 

Dans  les  deux  premiers  grades  on  se  contente 
d'appeler  l'attention  de  l'adepte  sur  les  mots 
de  liberté  et  de  fraternité.  En  attendant,  on  étudie 
soigneusement  ses  goûts,  le  fort  et  le  faible  de  son 
caractère,  et  on  le  prépare  à  des  révélations  plus 
importantes.  Lorsqu'on  a  pu  se  convaincre  qu'il  est 
fortement  attaché  à  la  secte,  on  lui  confère  le  grade 
de  maître  et  on  lui  raconte  l'histoire  allégorique 
d'Adoniram.  Il  s'agit  ici  d'une  victime  à  venger  et 
d'une  parole  à  retrouver.  Cette  idée  vague  de  ven- 
geance à  exercer  continue  à  le  poursuivre  dans  le 
grade  d'élu.  D'autre  part,  on  se  plaît  à  lui  rappeler 
ces  temps  heureux  où  les  hommes  vivaient  de  la  vie 
patriarcale  et  ne  connaissaient  que  le  charme  d'une 
douce  égalité  et  d'une  fraternité  dont  rien  ne  trou- 
blait les  tendres  épanchements.  Point  de  souve- 
rains alors  imposant  à  leurs  semblables  le  joug 
odieux  d'une  puissance  détestée,  point  de  religion 
révélée,  mais  la  loi  naturelle  seule,  cette  loi  de  vé- 
rité où  chaque  homme  avait  droit  d'exercer  à  son 
foyer  les  augustes  fonctions  du  sacerdoce.  Dans  les 
grades  écossais,  cette  théorie  sentimentale  passe  à 
l'état  de  réalité.  Le  Maçon  est  déclaré  libre.  Sa  re- 


—  00  — 

ligion  sera  celle  du  déiste,  et  la  parole  cherchée, 
le  nom  de  Jéhovah.  Le  Maçon  devient  pontife  et 
offre,  sous  les  yeux  des  frères  assemblés,  un  sacri- 
fice au  Dieu  de  la  nature.  En  devenant  Rose-Croix, 
il  apprend  que  Jésus-Christ  est  le  ravisseur  de  la 
parole  et  par  conséquent  le  coupable  à  poursuivre. 

L'adepte  reçoit  enfin  le  grade  de  kadosch.  Son  rôle 
prend  ici  un  nouveau  caractère.  Il  lui  est  révélé 
que  la  Maçonnerie,  après  avoir  été  régénérée  par 
Manès,  s'était  perpétuée  de  siècle^en  siècle  jusqu'aux 
Templiers.  On  lui  rappelle  que  les  chevaliers  du 
Temple,  à  qui  avait  été  confié  le  soin  de  venger 
Adoniram  et  de  conserver  la  parole  retrouvée,  fu- 
rent mis  à  mort  ou  emprisonnés  par  Philippe  le 
Bel  et  condamnés  par  le  pape  Clément  V,  les  deux 
représentants  du  pouvoir  temporel  et  du  pouvoir 
spirituel,  du  pouvoir  temporel  qui  est  l'ennemi  de 
l'égalité  politique,  du  pouvoir  spirituel  qui  est  l'en- 
nemi de  l'égalité  religieuse.  Après  cette  révélation, 
le  frère  kadosch  comprend  sans  peine  que  ses  efforts 
doivent  tendre  continuellement  à  rétablir  parmi  les 
hommes  la  double  égalité  que  le  Christ  a  détruite 
par  l'établissement  de  son  Eglise,  et  l'obligation 
qu'il  a  imposée  à  ses  disciples  d'obéir  aux  souve- 
rains. Comme  on  pourrait  m'accuser  d'exagération, 
mes  lecteurs  voudront  bien  me  permettre  de  citer  à 
l'appui  de  ce  que  j'affirme  un  passage  fort  curieux 
de  Barruel  sur  la  question  qui  nous  occupe. 

«  J'aurais  cru  »,  dit-il,  «  que  le  grade  de  kadosch 
«  appartenait  à  l'illuminisme,  mais  le  fonds  en  est 
«  encore  pris  de  l'allégorie  maçonnique.  Il  faut  en- 


—  91  — 


«  core  ici  renouveler  l'épreuve  du  grade  où  l'ini- 
«  tié  se  change  en  assassin  ;  mais  le  maître  des 
«  frères  à  venger  n'est  plus  Hiram  ;  c'est  Molay, 
«  le  grand-maître  des  Templiers  ;  et  celui  qu'il  faut 
«  tuer,  c'est  un  roi,  c'est  Philippe  le  Bel,  sous  qui 
«  l'Ordre  des  Chevaliers  du  Temple  fut  détruit. 

«  Au  moment  où  l'adepte  sort  de  l'antre,  portant 
«  la  tête  de  ce  roi,  il  s'écrie  :  Kékom,  je  l'ai  tué. 
«  Après  l'atroce  épreuve,  on  l'admet  au  serment. 
«  Je  sais  d'un  des  adeptes  qu'à  cet  instant  il  avait 
«  devant  lui  un  des  chevaliers  kadosch,  tenant  un 
«  pistolet  et  faisant  signe  de  le  tuer,  s'il  refusait  de 
«  prononcer  ce  serment.  Ce  même  adepte,  interrogé 
«  s'il  croyait  que  la  menace  fût  sérieuse,  répondit  : 
«  Je  ne  l'assurerais  pas,  mais  je  le  craindrais  bien. 
«  Enfin  le  voile  se  déchire  ;  l'adepte  apprend  que 
«  jusqu'alors  la  vérité  ne  lui  a  été  manifestée  qu'à 
«  demi  ;  que  cette  liberté  et  cette  égalité  dont  on  lui 
«  avait  donné  le  mot  dès  son  entrée  dans  la  Ma- 
«  çonnerie  consistent  à  ne  reconnaître  aucun  supé- 
«.  rieur  sur  la  terre  ;  à  ne  voir  dans  les  rois  et  les 
«  pontifes  que  des  hommes  égaux  à  tous  les  autres, 
«  et  qui  n'ont  d'autres  droits  sur  le  trône  ou  auprès 
«  de  l'autel  que  celui  qu'il  plaît  au  peuple  de  leur 
«  donner,  que  ce  même  peuple  peut  leur  ôter  quand 
«  bon  lui  semblera.  On  lui  dit  encore  que  depuis 
«  trop  longtemps  les  prêtres  et  les  princes  abusent 
<<  de  la  bonté,  de  la  simplicité  de  ce  peuple  ;  que  le 
«  dernier  devoir  d'un  Maçon,  pour  bâtir  des  temples 
«  à  Y  égalité  et  à  la  liberté,  est  de  chercher  à  délivrer 
«  la  terre  de  ce  double  fléau,  en  détruisant  tous  les 


—  92  — 


«autels  que  la  crédulité  et  la  superstition  ont 
«  élevés  ;  tous  les  trônes  où  l'on  ne  voit  que  des  ty- 
«  rans  régner  sur  des  esclaves. 

«  Je  n'ai  point  pris  ces  connaissances  du  grade  de 
«  kadosch  simplement  dans  les  livres  de  M.  Montjoie 
«  ou  de  M.  Franc,  je  les  tiens  des  initiés  mêmes  (  I  )  ». 

Je  ne  puis  résister  à  la  tentation  de  citer  un  autre 
passage  où  le  même  auteur  s'attache  à  prouver  que 
les  Francs-Maçons  descendent  des  Templiers  en 
ligne  directe  et  en  ont  conservé  les  mystères. 

«  Après  l'extinction  de  l'Ordre,  un  certain  nombre 
«  de  chevaliers  coupables,  échappés  à  la  proscrip- 
«  tion,  se  réunissent  pour  la  conservation  de  leurs 
«  affreux  mystères.  A  tout  le  code  de  leur  impiété  ils 
«  ajoutent  le  voeu  de  se  venger  des  rois  et  des  pon- 
«  tifes  qui  ont  détruit  leur  Ordre,  et  de  toute  la  re- 
«  ligion  quia  anathématisé  leurs  dogmes.  Ils  se  font 
«  des  adeptes  qui  transmettent  de  génération  en  gé- 
«  nération  les  mêmes  mystères  d'iniquité,  les  mêmes 
«  serments,  la  même  haine  et  du  Dieu  des  chrétiens, 
«  et  des  rois  et  des  prêtres.  Ces  mystères  arrivent 
«  jusqu'à  vous,  et  vous  en  perpétuez  l'impiété,  les 
«  vœux  et  les  serments  :  voilà  votre  origine.  L'in- 
«  tervalle  des  temps,  les  mœurs  de  chaque  siècle 
<(  ont  bien  pu  varier  une  partie  de  vos  symboles  et 
«  de  vos  affreux  systèmes  ;  l'essence  en  est  restée  ; 
«  les  vœux  et  les  serments,  la  haine,  les  complots 
'<  sont  les  mêmes.  Vous  ne  le  diriez  pas,  tout  a  trahi 
<<  vos  pères,  tout  trahit  les  enfants. 

«  Rapprochons  en  effet  les  dogmes,  le  langage, 

(1)  Barruel  :  Mémoires. 


—  93  — 


«  les  symboles  ;  combien  d'objets  vont  se  montrer 
«  communs  ! 

«  Dans  les  mystères  des  Templiers  ,  l'initiant 
«  commençait  par  opposer  au  Dieu  qui  meurt  pour 
«  le  salut  des  hommes,  le  Dieu  qui  ne  meurt  pas. 
«Jurez»,  disait  l'initiant  au  récipiendaire,  «jurez 
«  que  vous  croyez  en  Dieu  Créateur,  qui  n'est  mort  et 
«  ne  mourra  point.  A  ce  serment  succédait  le  blas- 
«  phème  contre  le  Dieu  du  christianisme.  Le  nou- 
«  vel  adepte  était  instruit  à  dire  que  le  Christ  ne 
«  fut  qu'un  faux  prophète,  justement  condamné  à 
«mort  pour  expier  ses  propres  crimes,  non  ceux 
«  du  genre  humain  :  Receplores  dicebant  illisquosrc- 
«cipiebant,  Christum  non  esse  verum  Deum,  etipsum 
«  fuisse  falsumprophetam  ;  non  fuisse  passion  pro  re- 
«  demptione  humani  generis,  sed  pro  sceleribus  suis  (1). 
«  Qui  pourrait  méconnaître,  à  ce  symbole,  le  ma- 
«  çonnique  Jéhovah  et  l'atroce  interprétation  du 
«  Rose-Croix  sur  l'inscription  :  Jésus  de  Nazareth, 
«  roi  des  Juifs? 

«  Le  dieu  des  Templiers  qui  ne  meurt  pas,  était 
«  représenté  par  une  tête  d'homme  devant  laquelle 
«  ils  se  prosternaient  comme  devant  leur  véritable 
«  idole.  Cette  tête  se  retrouve  dans  les  loges  de 
«  Hongrie,  où  la  Franc-Maçonnerie  s'est  conservée 
«  avec  le  plus  grand  nombre  de  ses  premières 
«  superstitions  (2). 

«  Cette  même  tête  se  retrouve  encore  dans  le 
«  miroir  magique  des  Maçons  de  la  Cabale.  Ils  l'ap- 

(1)  Second  article  des  Aveux.  Voyez  Dupuy,  p.  38. 

(2)  Voyez  le  rapport  de  Kleiser  à.  l'empereur  Joseph. 


—  94  — 


«  pellent  l'être  par  excellence,  ils  la  révèrent  sous 
«  le  nom  de  Sum,  qui  signifie  Je  suis.  Elle  désigne 
«  encore  leur  grand  Jéhovah,  la  source  de  tout 
«  être  

«  Ces  mêmes  Chevaliers,  en  haine  du  Christ,  cé- 
«  lébraient  les  mystères  de  leur  Jéhovah  plus  spécia- 
«  lement  le  jour  même  du  Vendredi-Saint,  prœcipue 
«  in  die  Veneris  Saneti.  La  même  haine  assemble 
«  encore  les  arrière-Maçons  Rose-Croix  au  même 
«  jour,  suivant  leurs  statuts ,  pour  en  faire  aussi 
«  plus  spécialement  le  jour  de  leurs  blasphèmes 
«  contre  le  Dieu  du  christianisme. 

«  La  liberté,  l'égalité  se  cachaient  chez  les  Tem- 
«  pliers  sous  le  nom  de  fraternité.  Qu'il  est  bon, 
«  qu'il  est  doux  de  vivre  en  frères  !  était  le  cantique 
«  favori  de  leurs  mystères;  il  est  encore  celui  de  nos 
«  Maçons,  et  le  masque  de  toutes  leurs  erreurs  poli- 
«  tiques. 

«  Le  plus  terrible  des  serments  soumettait  à  toute 
«  la  vengeance  des  Frères,  et  à  la  mort  même,  celui 
«  des  Templiers  qui  aurait  révélé  les  mystères  de 
«  l'ordre  :  Jnjungebant  eis  per  sacramentum,  ne  prœ~ 
«  dicta  revelarent  sub  pœna  mortis.  Même  serment 
«  chez  nos  Frères  Maçons,  et  mêmes  menaces  pour 
«  celui  qui  le  violerait. 

«  Mêmes  précautions  pour  empêcher  les  profanes 
«  d'être  témoins  de  ces  mystères.  Les  Templiers 
«  commençaient  par  faire  sortir  de  leurs  maisons 
«  quiconque  n'était  pas  initié.  Ils  mettaient  à  chaque 
«  porte  des  Frères  armés,  pour  écarter  les  curieux; 
«  ils  plaçaient  des  sentinelles  sur  le  toit  même  de 


—  95  — 


«  leur  maison,  toujours  appelée  temple.  De  là  encore 
«  chez  nos  Maçons  cet  adepte  appelé  Frère  Terrible, 
«  toujours  armé  d'un  glaive,  pour  veiller  à  l'entrée 
«  des  loges  et  pour  en  repousser  les  profanes.  De 
«  là  même  cette  expression  si  commune  aux  Francs- 
«  Maçons  :  Le  Temple  est  couvert,  pour  dire  :  Les  sen- 
«  tinelles  sont  placées,  nul  profane  ne  peut  entrer 
c<  par  le  toit  même,  et  nous  pouvons  agir  en  toute 
«  liberté.  De  là  cette  autre  expression  :  Il  pleut,  c'est- 
«  à-dire,  le  Temple  n'est  pas  couvert,  la  loge  n'est 
«  pas  gardée,  et  nous  pouvons  être  vus  ou  entendus. 

«  Ainsi  tout,  jusqu'à  leurs  symboles,  jusqu'à  leur 
«  langage,  jusqu'à  ces  noms  de  Grand-Maître,  de 
«  Chevalier,  de  Temple,  jusqu'à  ces  colonnes  Jakin  et 
t<  Booz,  qui  décoraient  le  temple  de  Jérusalem,  dont 
f<  la  garde  est  supposée  avoir  été  commise  aux 
[<  Templiers  ;  tout  dans  nos  Francs-Maçons  trahit 
k  les  enfants  des  Chevaliers  proscrits  (1)  ». 

Après  les  détails  qu'on  vient  de  lire,  il  est  facile 
le  voir  quel  but  se  proposait  la  secte.  Les  Francs- 
Maçons  et  les  philosophes  étaient  en  communion 
l'idées  et  ne  pouvaient  manquer  de  s'entendre. 

Frappée  desanathèmes  de  l'Eglise  et  traquée  par 
e  pouvoir  civil,  la  Franc-Maçonnerie  sentait  le  be- 
soin de  s'entourer  de  protecteurs  puissants.  Elle 
îhercha  donc  à  s'unir  aux  philosophes  dont  l'in- 
luence  était  connue.  Les  sophistes,  de  leur  côté, 
le  tardèrent  pas  à  voir  quel  parti  on  pouvait  tirer 
le  cette  association  ténébreuse  dont  tous  les  mem- 
)res  étaient  si  étroitement  liés  entre  eux.  A  l'époque 

(1)  De  Ban-uel,  Mémoires. 


—  96  — 


où  se  fit  le  rapprochement  des  philosophes  et  des 
Maçons,  le  nombre  de  ces  derniers  arrivait  en 
France  à  plus  de  onze  cent  mille.  Celui  des  Encyclo- 
pédistes était  deux  fois  plus  grand,  comme  cela 
résulte  de  leurs  propres  aveux. 

Le  prince  de  Conti  avait  été  initié.  On  eut  hâte 
de  lui  donner  le  titre  de  Grand-Maître,  afin  d'échap- 
per plus  sûrement  à  la  colère  du  Roi  qui  ne  voyait 
pas  la  secte  d'un  très-bon  oeil.  Mais  le  prince  de  Conti 
ne  connut  jamais  les  secrets  de  l'Ordre.  Son  rôle  se 
borna  toujours  à  celui  de  paratonnerre,  le  seul  que 
les  Maçons  pussent  lui  confier.  Les  monarques, 
d'ailleurs,  ne  tardèrent  pas  à  s'enrôler  dans  la  Franc- 
Maçonnerie,  de  la  même  façon  qu'ils  l'avaient  fait 
pour  la  secte  philosophique.  Joseph  II  et  le  grand 
Frédéric  en  faisaient  partie.  Leur  exemple  ne  pou- 
vait manquer  d'avoir  des  imitateurs,  et  la  plupart 
des  sophistes  couronnés  que  nos  lecteurs  connais- 
sent voulurent  s'affubler  à  leur  tour  du  tablier 
maçonnique. 

Avec  les  philosophes,  on  n'avait  pas  à  garder  tous 
les  ménagements  dont  on  avait  besoin  à  l'égard  des 
souverains.  Les  épreuves  étaient  même  à  peu  près 
inutiles  pour  des  hommes  aussi  avancés  et  qui  ne 
craignaient  pas  d'afficher  leurs  tendances.  Les  mi- 
nistres de  France  et  d'ailleurs  que  nous  avons  vu 
protéger  la  philosophie  et  lui  donner  en  quelque 
sorte  des  lettres  de  naturalisation,  accueillirent  les 
Francs-Maçons  avec  une  bienveillance  toute  parti- 
culière. Les  princesses  elles-mêmes  les  prirent  sous 
leur  protection,  et  les  couvrirent  de  leur  égide. 


—  97  — 


Parmi  les  adeptes  qui  furent  tout  à  la  fois  sophistes 
et  Maçons,  il  faut  citer  en  première  ligne  Condorcet, 
Lalande,  Menou,  Lafayette,  Chapellier,  Mirabeau, 
Dupui,  Banneville,  Volney,  Fouchet,  Bailly,  Guil- 
lotin,  Syeyes,  etc.,  etc. 

L'aristocratie  elle-même,  par  je  ne  sais  quel 
aveuglement  fatal,  se  laissa  aller  à  ce  nouveau  cou- 
rant. Ces  malheureux  rejetons  de  la  vieille  et  che- 
valeresque noblesse  de  France  ne  voyaient  dans  la 
Franc-Maçonnerie  qu'un  premier  essai  de  mutualité 
toute  philanthropique,  ou,  fout  au  plus,  une  société 
de  libres-penseurs  issus  de  la  Régence.  Le  jour  de 
l'expiation  ne  tardera  pas  à  se  lever  sur  eux.  Ils 
comprendront  alors  quel  était  le  caractère  de  cette 
fraternité  dont  la  guillotine,  les  massacres  et  les 
noyades  seront  la  dernière  et  fidèle  expression. 

Le  Grand-Orient,  espèce  de  bureau  central  d'où 
émanaient  tous  les  ordres  que  les  chefs  avaient  à 
transmettre  aux  loges  de  province,  était  l'âme  de  la 
société.  Le  Grand-Orient  formait  en  outre  une  es- 
pèce de  cour  suprême  où  se  jugeaient  tous  les  diffé- 
rends de  la  Franc-Maçonnerie.  Chaque  semestre  on 
y  envoyait  les  diverses  cotisations  des  Frères,  coti- 
sations au  moyen  desquelles  les  chefs  de  la  secte  par- 
vinrent à  amasser  des  sommes  énormes,  pour  le 
jour  où  devait  éclater  l'orage. 

La  loge  de  la  rue  Coq-Héron  était  celle  qui, 
après  le  Grand-Orient ,  avait  le  plus  d'importance. 
Syeyes  et  Condorcet  en  faisaient  partie.  Le  duc  de 
Larochefoucauld  en  était  président.  Vint  un  moment 
où  les  yeux  de  ce  malheureux  se  dessillèrent.  Il 

Pie  VI.  7 


—  98  — 


cessa  alors  de  se  rendre  aux  réunions.  C'est  ainsi 
que  Syeyes  et  Condorcet  devinrent  les  chefs  de  cette 
loge,  où  se  réunissaient  tous  les  arrière-Maçons  de  la 
capitale.  Nous  allons  emprunter  quelques  détails 
intéressants  à  Girtaner  sur  les  opérations  de  ces 
misérables  sectaires.  Les  renseignements  qui  nous 
sont  fournis  par  cet  écrivain  ne  sauraient  être  sus- 
pects, puisqu'il  était  l'ami  des  membres  les  plus 
influents  de  cette  loge  et  qu'à  ce  titre  il  vivait  au 
milieu  d'eux. 

«  Le  club  de  la  Propagande  »,  dit-il,  «  est  très- 
«  différent  du  club  appelé  des  Jacobins,  quoique  tous 
«  les  deux  se  mêlent  souvent  ensemble.  Celui  des 
«  Jacobins  est  le  grand  moteur  de  l'Assemblée  na- 
«  tionale.  Celui  de  la  Propagande  veut  être  le  moteur 
«  du  genre  humain.  Ce  dernier  existait  déjà  en  1 786  ; 
«  les  chefs  en  sont  le  duc  de  Larochefoucauld,  Con- 
«  dorcet  et  Syeyes. 

«  Le  grand  objet  du  club  propagandiste  est  d'éta- 
«  blir  un  ordre  philosophique,  dominant  sur  l'opi- 
«  nion  du  genre  humain.  Pour  être  admis  à  cette 
«  société,  il  faut  être  partisan  de  la  philosophie  à  la 
«  mode,  c'est-à-dire  de  l'athéisme  dogmatique,  ou 
«  bien  ambitieux,  ou  mécontent  du  gouvernement. 
«  La  première  chose  requise  lors  de  l'initiation,  est 
«  la  promesse  du  plus  profond  secret.  On  dit  ensuite 
«  que  le  nombre  des  adeptes  est  immense  ;  qu'ils 
«  sont  répandus  sur  toute  la  terre  ;  que  tous  sont 
«  sans  cesse  occupés  à  découvrir  les  faux  frères 
«  pour  se  délivrer  d'eux,  et  se  défaire  de  ceux  qui 
«  trahiraient  le  secret.  L'aspirant  doit  promettre  de 


—  99  — 


«  n'avoir  lui-même  point  de  secret  pour  les  frères, 
«  de  défendre  toujours  le  peuple  contre  le  gouver- 
«  nement,  de  s'opposer  constamment  à  tout  ordre 
«  arbitraire,  de  faire  tout  ce  qui  dépendra  de 
«  lui  pour  introduire  une  tolérance  générale  de 
«  toute  religion. 

«  Il  y  a  dans  cette  société  deux  sortes  de  mem- 
«  bres  :  les  contribuables  et  les  non-payants.  Les 
«  premiers  fournissent  au  moins  trois  louis  d'or  par 
«  an,  et  les  riches  doublent  la  contribution.  Le  nom- 
«  bre  des  payants  est  d'environ  cinq  mille  ;  tous 
«  les  autres  s'engagent  à  propager  partout  les  prin- 
«  cipes  de  la  société  et  à  tendre  toujours  à  son 
«  objet.  Ces  derniers  sont  au  moins  cinquante  mille. 

«  En  1790,  il  y  avait  dans  la  caisse  de  l'Ordre 
<<  vingt  millions  de  livres,  argent  comptant  ;  suivant 
«  les  comptes-rendus,  il  devait  s'y  trouver  dix  mil- 
«  lions  de  plus  avant  la  fin  de  1 79 1 . 

«  Les  Propagandistes  ont  deux  grades  :  l'un  des 
«  aspirants,  l'autre  des  initiés.  Toute  leur  doctrine 
«  repose  sur  ces  bases  :  le  besoin  et  l'opinion  sont 
«  le  mobile  de  toutes  les  actions  de  l'homme. 
«  Faites  naître  le  besoin  ou  dominer  l'opinion,  et 
«  vous  ébranlerez  tous  les  systèmes  du  monde, 
«  ceux-là  même  qui  semblent  le  mieux  consolidés. 

«  On  ne  saurait  nier,  disent-ils  encore,  que  l'op- 
«  pression  sous  laquelle  vivent  les  hommes  ne  soit 
«  affreusement  barbare.  C'est  à  la  lumière  philoso- 
«  phique  à  réveiller  les  esprits,  à  répandre  l'alarme 
«  contre  les  oppresseurs.  Cela  une  fois  fait,  il  n'est 
«  plus  question  que  d'attendre  le  moment  favorable, 


—  100 


«  celui  où  les  esprits  seront  généralement  disposés 
«  à  embrasser  le  nouveau  système,  qu'il  faudra 
«  alors  faire  prêcher  à  la  fois  dans  toute  l'Europe. 
«  S'il  est  des  opposants,  il  faudra  les  gagner  ou  par 
«  la  conviction  ou  par  le  besoin.  S'ils  persévèrent 
«  dans  leur  opposition,  il  faudra  les  traiter  comme 
«  on  traite  les  Juifs,  et  leur  refuser  partout  le  droit 
«  de  bourgeoisie  (1)  ». 

On  organisa  quelque  temps  avant  la  Révolution 
une  loge  maçonnique  dont  les  membres  se  don- 
nèrent le  nom  d'Amis  des  Noirs.  Sous  prétexte  de 
travailler  à  l'abolition  de  l'esclavage,  les  chefs  de 
ce  nouveau  conciliabule  cherchèrent  à  organiser  le 
mouvement  insurrectionnel  qu'ils  méditaient.  Pour 
réussir  plus  sûrement,  ils  appelèrent  à  eux  tous  les 
mécontents  de  l'époque.  Leur  choix  ne  fut  pas  tou- 
jours heureux,  et  parmi  les  hommes  qu'ils  s'adjoi- 
gnirent, il  y  en  eut  qui  refusèrent  d'accepter  leurs 
principes.  Mal  leur  en  prit,  car  les  Francs-Maçons 
ne  cessèrent  dès  lors  de  les  poursuivre  de  leur  ven- 
geance. Le  marquis  Beaupoil  de  Saint-Aulaire  nous 
a  laissé  à  ce  sujet  quelques  détails  des  plus  ins- 
tructifs : 

«  J'ai  su  »,  écrit-il,  «  que  le  lendemain  de  mon 
«  abdication,  la  séance  roula  sur  les  moyens  de  me 
«  punir  de  ce  qu'ils  appelaient  trahison.  Les  con- 
«  seils  étaient  violents  ;  Mirabeau  n'opina  encore 
«  que  pour  les  moyens  de  me  discréditer  par  la 
«  calomnie,  de  me  faire  regarder  comme  un  homme 
«  dangereux,  et  sur  la  foi  de  qui  on  ne  pouvait  se 

(1)  Ghlaner.  TYad.  de  l'allemand. 


—  !0I  — 


«  reposer.  Carra  et  Gorsas  se  chargèrent  de  la  com- 
«  mission  ;  leur  plume  assaisonna  la  colomnie  des 
«  diatribes  les  plus  violentes  contre  moi.  Quand 
«  le  temps  des  proscriptions  fut  arrivé,  mon  nom 
«  se  trouva  en  tête  de  toutes  les  listes  des  gens  à 
«  massacrer  ». 

Le  Comité  régulateur  ou  des  Amis  des  Noirs  fai- 
sait passer  ses  délibérations  au  Grand-Orient  qui 
les  adressait  de  son  côté  aux  vénérables  des 
loges  de  province.  Les  premières  instructions 
que  ces  derniers  reçurent  étaient  accompagnées 
d'une  lettre  dont  nos  lecteurs  ne  seront  pas  fâchés 
de  connaître  le  texte  : 

«  Aussitôt  que  vous  aurez  reçu  le  paquet  ci-joint, 
«  vous  en  accuserez  la  réception.  Vous  y  joindrez 
«  le  serment  d'exécuter  fidèlement  et  ponctuelle- 
«  ment  tous  les  ordres  qui  vous  arriveront  sous  la 
«  même  forme,  sans  vous  mettre  en  peine  de  savoir 
«  de  quelle  main  ils  partent  ni  comment  ils  vous 
«  arrivent.  Si  vous  refusez  ce  serment,  ou  si  vous 
«  y  manquez,  vous  serez  regardé  comme  ayant 
«  violé  celui  que  vous  avez  fait  à  votre  entrée  dans 
«  l'Ordre  des  Frères.  Souvenez- vous  de  ÏAqua 
*  Tophana  (le  plus  efficace  des  poisons).  Souvenez- 
«  vous  des  poignards  qui  attendent  les  traîtres  ». 

Jusqu'alors  les  Francs-Maçons  s'étaient  recrutés 
dans  les  classes  les  plus  intelligentes  de  la  société. 
Ils  avaient,  sous  ce  rapport,  débuté  comme  les  phi- 
losophes. Mais  le  moment  est  venu  de  songer  aux 
masses  populaires.  Pour  assurer  le  triomphe  de 
l'athéisme  et  bouleverser  le  monde,  les  théories  ne 


—  102  — 


suffisent  pas.  Il  faut  à  la  volonté  perverse  des  nova- 
teurs des  bras  qui  la  secondent.  Cultivateurs,  arti- 
sans, et  inanouvriers  furent  enrôlés  par  les  adeptes 
et  préparés  dans  le  secret  des  loges  pour  l'œuvre 
sanglante  que  les  sophistes  méditaient  depuis  si 
longtemps.  Sur  ces  entrefaites  une  force  nouvelle 
vint  se  joindre  aux  philosophes  et  à  la  Franc- 
Maçonnerie  ;  je  veux  parler  des  Illuminés  d'Alle- 
magne, l'une  des  sectes  les  plus  dangereuses  qu'ait 
enfantées  le  génie  du  mal. 


i. 


CHAPITRE  VIT. 


îommaire.  —  Sociétés  secrètes  d'Outre-Rhin.  —  Swedenborg.  —  Son  sys- 
tème d'illuminisme.  —  Les  Tliéosophes.  —  Us  s'établissent  à  Avignon  sous 
le  nom  de  Martinistes.  —  Ils  ne  tardent  pas  à  fonder  une  loge  à  Paris.  — 
Ils  fusionnent  avec  les  autres  loges.  —  Les  baquets  de  Mesmer.  —  Weisaupt. 

—  Son  système.  —  Progrès  rapides  de  la  secte.  —  Code  de  ce  novateur.  — 

—  Ses  instructions  secrètes  aux  disciples  qu'il  parvient  à  former.  —  But  qu'il 
se  propose.  —  Moyens  qu'il  prend  pour  faire  des  adeptes.  —  Qualités  qu'il 
exige  des  initiés.  —  Quelles  sont  les  classes  de  la  société  qu'il  veut  surtout 
convertir  à  son  système.  —  Engagements  que  l'on  faisait  prendre  aux  initiés. 

—  Cérémonie  de  l'initiation.  —  Succès  de  l'illuminisme  en  Allemagne.  — 
L'Union  Germanique.  —  Son  but  et  ses  moyens  d'action.  —  Les  Francs- 
Maçons  français  sont  affiliés  à  l'illuminisme. 

Pendant  que  la  Franc-Maçonnerie  s'organisait 
en  France  et  faisait  dans  toutes  les  classes  de  la 
société  des  progrès  désastreux,  une  secte  nouvelle 
apparaissait  en  Suède.  Les  loges  maçonniques 
étaient  répandues  dans  toutes  les  parties  de  l'Europe 
et  s'unissaient  à  la  philosophie  contre  l'Eglise  ca- 
tholique. Cette  coalition  était  assez  puissante  pour 
que,  humainement  parlant,  elle  dût  triompher  de 
tous  les  obstacles. 

Toutefois,  l'impiété  que  les  sophistes  affichaient, 
et  le  matérialisme  dontla  plupart  des  Francs-Maçons 
faisaient  parade,  ne  pouvaient  que  révolter  ces 
âmes  d'élite  qui,  alors  même  qu'elles  sont  dévovées, 
éprouvent  le  besoin  de  croire  à  l'immortalité  et 
à  l'existence  d'un  Dieu  rémunérateur  et  vengeur. 
Swedenborg  se  donna  la  mission  difficile  de  récon- 
cilier ces  natures  mystiques  avec  les  tendances  de 


—  104  — 


l'impiété  maçonnique  et  voltairienne,  en  les  faisant 
passer  par  le  spiritualisme.  Ce  novateur  naquit  à 
Upsal.  Il  était  fils  d'un  évêque  luthérien  de  Skara 
et,  par  conséquent,  luthérien  lui-même.  La  première 
partie  de  sa  vie  fut  consacrée  à  l'étude  des  sciences 
les  plus  disparates.  Il  cultiva  tour  à  tour  la  philo- 
sophie ,  la  minéralogie  ,  la  théologie  ,  l'astrono- 
mie, etc.,  etc.  La  poésie  ne  lui  fut  pas  étrangère, 
et  il  eût  pu  se  faire  un  nom  comme  littérateur,  s'il 
n'avait  préféré  un  autre  genre  d'illustration.  Voici 
de  quelle  façon  il  raconte  lui-même  le.  début  de  son 
•lluminisme  : 

«  Je  dînais  fort  tard  dans  mon  auberge  à  Londres, 
«  et  je  mangeais  avec  grand  appétit,  lorsqu'à  la 
«  fin  de  mon  repas  je  m'aperçus  qu'une  espèce  de 
«  brouillard  se  répandait  sur  mes  yeux,  et  que  le 
«  plancher  de  ma  chambre  était  couvert  de  reptiles 
«  hideux.  Ils  disparurent,  les  ténèbres  se  dissipèrent 
<  et  je  vis  clairement  au  milieu  d'une  lumière  vive, 
«  un  homme  assis  dans  le  coin  d'une  chambre  qui 
«  me  dit  d'une  voix  terrible  :  Ne  mange  pas  tant  ! 
«  À  ces  mots  ma  vue  s'obscurcit  ;  ensuite  elle 
«  s'éclaircit  peu  à  peu,  et  je  restai  seul.  La  nuit 
«  suivante,  le  même  homme,  rayonnant  de  lumière, 
«  se  présenta  à  moi  et  me  dit  :  Je  suis  le  Seigneur, 
<(  créateur  et  rédempteur.  Je  t'ai  choisi  pour  expliquer 
«  aux  hommes  le  sens  intérieur  et  spirituel  des  Ecri- 
«  turcs  sacrées;  je  te  dicterai  ce  que  lu  dois  écrire. 
«  Pour  cette  fois  je  ne  fus  point  effrayé,  et  la  lumière, 
«  quoique  encore  très-vive,  ne  fit  aucune  impres- 
«  sion  douloureuse  sur  mes  yeux.  Le  Seigneur 


-  105  — 

«  était  vêtu  de  pourpre  ;  et  la  vision  dura  un  quart- 
«  d'heure.  Cette  nuit  même,  les  yeux  de  mon  inté- 
«  rieur  se  trouvèrent  ouverts  et  disposés  pour  voir 
«  dans  le  ciel,  dans  le  monde  des  esprits  et  dans  les 
«  enfers  où  je  trouvais  plusieurs  personnes  de  ma 
«  connaissance,  les  unes  mortes  depuis  longtemps, 
«  les  autres  depuis  peu  ». 

Quelques  écrivains  n'ont  voulu  voir  qu'un  vision- 
naire dans  Swedenborg.  Us  se  sont  évidemment 
trompés.  Les  théories  extravagantes  qu'on  lui 
reproche  n'étaient  pas  le  produit  naturel  d'une 
imagination  malade,  mais  bien  le  calcul  d'un  habile 
imposteur. 

Il  est  d'autant  moins  permis  d'en  douter,  que 
nous  avons  au  milieu  de  nous,  sous  le  nom  de 
Spirites,  les  continuateurs  des  Théosophes  et  les 
héritiers  de  leurs  doctrines  religieuses  et  sociales. 
Parmi  les  adeptes  de  Swedenborg,  le  nombre  des 
dupes  était  grand  ;  mais  ces  dupes  travaillaient  à 
assurer  le  succès  de  l'œuvre  commune  avec  un  zèle 
et  une  persévérance  que  la  bonne  foi  décuplait. 

Il  est  difficile  d'analyser  les  spéculations  philoso- 
phiques du  novateur.  Cette  obscurité  n'est  chez  lui 
ni  le  résultat  d'un  défaut  de  méthode,  ni  une  preuve 
d'incapacité  scientifique  ou  littéraire.  Au  fond,  sa 
doctrine  est  un  mélange  incohérent  de  panthéisme 
et  de  matérialisme  adroitement  dissimulé.  Ses  dis- 
ciples ne  s'écartèrent  point  de  la  méthode  qu'il  leur 
avait  tracée,  et,  comme  lui,  parlèrent  beaucoup  de 
Dieu  et  des  esprits,  tout  en  professant  le  matéria- 
lisme le  plus  abject. 


-  106  — 


En  apparence,  Swedenborg  ne  se  montra  pas 
hostile  au  christianisme  ;  la  guerre  qu'il  lui  fit  fut 
une  guerre  souterraine,  qu'il  n'avoua  probablement 
qu'à  ses  affidés  les  plus  intelligents  et  les  plus  sûrs. 
Afin  de  pouvoir  démolir  une  à  une  toutes  les  vérités 
évangéliques,  sans  être  suspecté  d'athéisme  ou 
d'impiété,  il  prétendit  que  le  ciel  l'honorait  de 
révélations  fréquentes. 

Ses  rapports  journaliers  avec  le  monde  des 
esprits  lui  fournissent  le  moyen  de  contrôler 
d'une  manière  infaillible  les  croyances  populaires. 
Les  morts  eux-mêmes  se  montrent  dociles  à  ses 
évocations  et  viennent  lui  dévoiler  une  foule  de 
mystères.  Ce  commerce  avec  le  monde  surnaturel 
semblait  devoir  absorber  tous  ses  instants  ;  mais  il 
n'en  était  rien,  et  il  consacrait  à  ses  travaux  philo- 
sophiques et  à  l'organisation  de  son  ordre  un  temps 
considérable. 

Dans  le  but  de  tranquilliser  ses  adeptes  et  voulant 
leur  faire  envisager  la  mort  sans  crainte  d'aucune 
sorte,  il  leur  apprend  que  l'homme,  s'il  le  veut,  peut 
expier  ses  fautes  au-delà  du  tombeau,  grâce  aux 
diverses  transformations  qu'il  est  appelé  à  subir. 
C'est  le  spiritisme  moderne  avec  ses  folles  théories 
et  ses  contradictions  volontaires. 

Swedenborg  enseignait  enfin  à  ses  disciples  qu'un 
jour  viendrait  où  sa  doctrine  remplacerait  tous  les 
autres  enseignements,  et  qu'alors  s'établirait  parmi 
les  hommes  le  règne  si  longtemps  attendu  de  la 
fraternité  universelle. 

Les  Théosophes  firent  de  nombreux  et  rapides 


—  107  — 


progrès  soit  en  Suède  soit  en  Angleterre.  Ils  en- 
vahirent ensuite  l'Allemagne,  et  vinrent  de  là  s'éta- 
blir en  France,  où  ils  ne  tardèrent  pas  à  s'unir  aux 
Maçons  Rose-Croix. 

Leur  chef-lieu  était  à  Avignon.  Plus  tard,  lorsque 
les  mauvais  jours  de  la  Terreur  se  levèrent  sur 
notre  pays,  ces  fanatiques  se  firent  remarquer  par 
leur  exaltation.  Ils  pensaient  peut-être  que  le  sang 
des  victimes  cimenterait  pour  toujours  l'union  fra- 
ternelle des  peuples  et  assurerait  le  triomphe  de 
l'illuminisme.  En  attendant,  ils  vont  déployer  la 
plus  grande  activité  pour  recruter  des  adeptes,  soit 
à  Lyon,  où  ils  ne  tarderont  pas  à  avoir  une  loge, 
soit  à  Paris,  où  le  succès  dépassera  leurs  espé- 
rances. 

Ce  fut  en  1781  qu'ils  formèrent  dans  cette  der- 
nière ville  un  club  devenu  célèbre.  Savalette  de 
Lange,  Saint-Germain  et  Cagliostro  s'y  donnaient 
rendez-vous.  Grâce  aux  révélations  qui  lui  furent 
faites  par  les  initiés,  ce  dernier  put  prédire  avec 
une  certaine  précision  les  désastres  sanglants  de  la 
Révolution  française.  Sorti  de  la  Bastille,  où  ses  pro- 
phéties l'avaient  conduit,  il  se  rendit  en  Angleterre 
et  y  continua  son  rôle  de  prophète  sans  courir  de 
nouveaux  dangers.  La  célébrité  à  laquelle  il  était 
parvenu  lui  valut,  de  la  part  des  chefs,  une  mission 
de  confiance  en  Italie.  On  le  chargea  de  préparer  à 
Rome  les  voies  à  l'anarchie  en  y  introduisant  les 
sociétés  secrètes. 

La  loge  de  Paris^avait,  à  l'époque  dont  nous  par- 
lons, plus  de  cent  cinquante  voyageurs  qui  parcou- 


—  108  — 


raient  l'Europe  et  l'Amérique,  semant  partout  les 
germes  de  leur  doctrine. 

Les  disciples  de  Swendenborg  ne  tardèrent  pas  à 
pénétrer  dans  les  autres  loges  de  la  capitale,  et,  en 
particulier,  dans  celle  des  Neuf-Sœurs,  où  nous  trou- 
vons encore  des  noms  connus  ou  devenus  célèbres. 
Les  principaux  adeptes  étaient  :  La  Rochefoucauld, 
Pastoret,  Brissot ,  Garât,  Dolomieu,  Lacépède, 
Bailly,  Camille  Desmoulins,  Cérutti,  Fourcroy,  Dan- 
ton, MiJlin,  Lalande,  Château-Randon,  Chénier,  La- 
méthrie,  de  la  Salle,  Champfort.  Il  s'y  trouvait 
aussi  des  moines  et  des  abbés  tels  que  :  Noël,  Pingré, 
Mulot,  Dom  Gerles,  Syeyes,  Fauchet,  etc.,  etc. 

A  cette  époque,  Paris  était  plein  de  charlatans 
qui  conversaient  avec  les  esprits  et  en  obtenaient, 
pour  l'argent  des  simples  mortels,  les  plus  étranges 
révélations.  Les  baquets  de  Mesmer  avaient  un 
grand  crédit,  et  le  somnambulisme  faisait  mer- 
veille. 

Comme  on  le  voit,  notre  siècle  n'a  rien  innové. 
Les  tables  tournantes  et  le  spiritisme  ne  sont  qu'une 
plate  contrefaçon  de  ces  misérables  jongleries.  Je 
dois  ajouter  que  sous  le  voile  de  ces  nouveaux  mys- 
tères se  cachent  de  nouvelles  infamies  dont  les  liens  de 
parenté  avec  les  projets  des  anciennes  loges  ne  sont 
plus  douteux.  Aujourd'hui,  comme  à  la  fin  du  dix- 
huitième  siècle,  les  dupes  occupent  le  premier  plan, 
tandis  que  les  habiles  de  la  secte  se  tiennent  ca- 
chés dans  l'ombre.  On  pourra  me  démentir,  mais 
on  n'essaiera  pas  de  prouver  que  je  suis  dans  l'er- 
reur. 


—  109  — 


Le  moment  allait  venir,  où  la  Franc-Maçonnerie 
devait  se  transformer  une  fois  de  plus.  V aurore  d'un 
beau  jour  s'annonçait  ;  le  secret  des  frères,  jusqu'alors 
inconnu t  ne  tarderait  pas  à  devenir  la  propriété  de  tous 
les  hommes  libres  (I). 

Une  autre  société  secrète  aussi  dangereuse  que 
celle  de  Swendenborg,  mais  plus  fortement  consti- 
tuée, s'était  organisée  en  Allemagne.  Weisaupt,  le 
fondateur  du  nouvel  illuminisme,  avait  toute  l'as- 
tuce du  novateur  Suédois,  qu'il  dominait  de  beau- 
coup comme  conspirateur.  Weisaupt  était  profon- 
dément impie,  et  aussi  hypocrite  qu'impie.  Ses 
disciples  devaient  se  former  avec  soin  à  la  dissimu- 
lation, en  affectant  une  sévérité  de  mœurs  à  laquelle 
ils  n'étaient  point  tenus.  Rien  ne  le  rebutait.  Il 
triompha  successivement  de  fous  les  obstacles  qui 
s'opposèrent  à  la  réalisation  de  ses  plans.  Son  travail 
était  continuel  et  opiniâtre.  Professeur  et  chef  de 
secte,  il  suffisait  à  tout,  se  multipliait,  écrivait,  mé- 
ditait, réduisant  pour  cela  ses  heures  de  sommeil; 
il  entrait  au  besoin  dans  les  détails  les  plus  minu- 
tieux. Il  manœuvra  avec  tant  d'adresse,  qu'avant 
même  que  l'on  soupçonnât  à  Ingolstadt  l'existence 
de  son  ordre,  il  avait  pu  y  réunir  de  nombreux  dis- 
ciples, établir  cinq  loges  à  Munich,  et  organiser 
diverses  colonies  à  Freisingen,  à  Landsberg,  à 
Burghausen,  à  Straubingue,  en  Souabe,  en  Franco- 
nie,  dans  le  Tyrol,  en  Hollande,  et  dans  le  Milanais. 

Il  y  a  dans  l'illuminisme  de  Weisaupt  deux  par- 


(1)  Lettre  secrète  adressée  par  le  Grand-Orient  à  tous  les  Vénérables  de 
France. 


—  110  - 


ties  bien  distinctes  :  L'exposé  du  but  et  les  moyens 
choisis  pour  y  arriver. 

En  lisant  le  code  de  la  secte,  on  est  frappé,  mal- 
gré soi,  de  la  profonde  habileté  de  celui  qui  le  ré- 
digea. Ici  l'imagination  disparaît  pour  faire  place  à 
la  raison,  mais  à  cette  raison  froide  et  implacable, 
qui  est  toujours  sûre  d'elle-même ,  parce  qu'elle 
compte  sur  le  concours  d'une  volonté  de  fer. 
Weisaupt,  sans  être  philosophe,  avait  deviné  les 
principes  et  les  tendances  de  la  philosophie.  N'a- 
vait-il pas  les  mêmes  instincts  de  destruction  que 
les  disciples  de  Voltaire  ?  Comme  les  Encyclopé- 
distes et  les  Maçons  Rose-Croix,  il  appelait  de  ses 
vœux  le  règne  de  la  liberté  et  de  l'égalité  parmi  les 
hommes  ;  mais  il  donnait  à  ces  deux  mots  un  sens 
plus  précis  que  les  autres  conjurés. 

«  L'égalité  et  la  liberté  »,  dit-il,  «  sont  les  droits 
«  essentiels  que  l'homme,  dans  sa  perfection  origi- 
«  naire  et  primitive,  reçut  de  la  nature  ;  la  première 
«  atteinte  à  cette  égalité  fut  portée  par  la  propriété; 
«  la  première  atteinte  à  sa  liberté  fut  portée  par  les 
«  sociétés  politiques  ou  les  gouvernements  :  les 
«  seuls  appuis  delà  propriété  et  des  gouvernements 
«  sont  les  lois  religieuses  et  civiles  ;  donc  pour  réta- 
«  blir  l'homme  dans  ses  droits  primitifs  d'égalité,  de 
h  liberté,  il  faut  commencer  par  détruire  toute  re- 
<<  ligion,  toute  société  civile,  et  finir  par  l'abolition 
«  de  toute  propriété. 

«  Oui,  les  princes  et  les  nations  disparaîtront  de 
«  dessus  la  terre;  oui,  il  viendra  ce  temps  où  les 
«  hommes  n'auront  plus  d'autres  lois  que  le  livre  de 


-  111  — 


«  la  nature  ;  cette  révolution  sera  l'ouvrage  des  so- 
<<  ciétés  secrètes  :  et  c'est  là  un  de  nos  grands  mys- 
«  tères  ». 

Il  donne,  à  cette  dernière  pensée  les  développe- 
ments les  plus  instructifs.  Mes  lecteurs  ne  seront 
point  fâchés  de  les  connaître.  Quiconque  médite  une 
révolution  doit  tout  d'abord  y  préparer  l'opinion 
publique,  afin  de  l'amener  d'une  manière  insensible 
à  désirer  les  changements  qu'il  a  en  vue. 

«  Si  l'objet  de  ce  désir  ne  peut  se  manifester, 
«  sans  exposer  celui  qui  l'a  conçu  à  la  vindicte  pu- 
«  blique,  c'est  dans  l'intimité  des  sociétés  secrètes 
«  qu'il  faut  savoir  propager  l'opinion. 

«  Quand  il  s'agit  d'une  révolution  universelle, 
«  tous  les  membres  de  ces  sociétés  tendant  au 
«  même  but,  s'appuyant  les  uns  sur  les  autres, 
«  doivent  chercher  à  dominer  invisiblement  et  sans 
«  apparence  de  moyens  violents,  non  pas  sur  la 
«  partie  la  plus  éminente  ni  la  moins  distinguée 
«  d'un  seul  peuple,  mais  sur  les  hommes  de  tout 
«  état,  de  toute  nation,  de  toute  religion.  Souf- 
«  fier  partout  un  même  esprit,  dans  le  plus  grand 
«  silence  et  avec  toute  l'activité  possible,  diriger 
«  tous  les  hommes  épars  sur  la  surface  de  la  terre 
«  vers  le  même  objet  :  voilà  le  problème  encore  à 
«  résoudre  dans  la  politique  des  états,  mais  celui 
«  sur  lequel  s'établit  le  domaine  des  sociétés  se- 
«  crêtes,  et  sur  lequel  doit  surtout  porter  l'empire 
«  de  l'illuminisme. 

«  Cet  empire  une  fois  établi  par  l'union  et  la 
«  multitude  des  adeptes,  que  la  force  succède  àl'em- 


—  112  — 


«  pire  invisible;  liez  les  mains  à  tous  ceux  qui  ré- 
«  sistent  ;  subjuguez,  étouffez  la  méchanceté  dans 
«  son  germe,  c'est-à-dire  écrasez  tout  ce  qui  reste 
«  d'hommes  que  vous  n'aurez  pas  pu  convaincre  ». 

Il  rappelait  souvent  à  ses  adeptes  la  nécessité  du 
secret  : 

«  Vous  savez  les  circonstances  au  milieu  des- 
«  quelles  je  suis  placé  »,  écrivait-il  à  ses  confidents  ; 
«  il  faut  que  je  dirige  tout  par  cinq  ou  six  per- 
«  sonnes  ;  il  est  indispensable  que  je  reste  inconnu 
«  pendant  toute  ma  vie  à  la  plus  grande  partie  de 
«  nos  associés  eux-mêmes.  Souvent  je  me  trouve 
«  accablé  par  la  pensée  qu'avec  toutes  mes  médita- 
«  tions,  mes  services  et  mes  travaux,  je  ne  fais  que 
«  filer  ma  corde  ou  dresser  ma  potence;  que  l'indis- 
«  crétion,  l'imprudence  d'un  seul  homme  peut  ren- 
«  verser  le  plus  bel  édifice  (1)  ». 

Dans  une  autre  lettre  qu'il  écrivait  au  même,  il 
revient  encore  sur  les  précautions  que  les  Frères 
doivent  prendre  pour  soustraire  aux  regards  des 
profanes  jusqu'aux  moindres  vestiges  de  ce  qui  pour- 
rait trahir  le  secret  : 

«  Si  nos  affaires  continuent  à  aller  si  mal,  tout 
«  sera  bientôt  perdu  ;  la  faute  alors  retombera  sur 
«  moi;  et  comme  auteur  de  tout,  je  serai  aussi  lepre- 
«  mier  sacrifié.  Ce  n'est  pas  là  ce  qui  m'effraie  ;  je 
«  saurai  tout  prendre  sur  mon  compte  ;  mais  si  l'im- 
«  prudence  des  Frères  doit  me  coûter  la  vie,  au 
«  moins  faut-il  que  je  n'aie  pas  à  rougir  devant  les 
«  gens  qui  pensent;  et  que  je  n'aie  pas  à  me  faire  le 

(1)  Lettre  à  Philon. 


«  reproche  honteux  de  n'avoir  été  qu'un  malavisé  et 
«  un  téméraire  » . 
Il  y  avait  dans  l'Illuminisme  deux  classes  d'initiés. 
La  première  classe,  qui  était  celle  des  préparations, 
renfermait  quatre  grades,  savoir  :  le  novice,  le  mi- 
nerval,  l'illuminé  mineur  et  Y  illuminé  majeur.  La 
deuxième  classe,  appelée  des  mystères,  se  subdivisait 
en  grands  et  petits  mystères.  Dans  les  petits  mystères 
se  trouvaient  les  grades  de  prêtres  et  de  régents,  et 
dans  les  grands  mystères,  ceux  de  mage  et  d'homme- 
roi.  Le  frère  insinuant,  que  l'on  pourrait  appeler 
aussi  frère  enrôleur,  missionnaire  ou  convertisseur, 
faisait  partie  indifféremment  de  la  première  ou  se- 
conde classe.  Ses  qualités  personnelles,  plutôt  que  le 
grade  dont  il  était  revêtu,  le  désignaient  au  choix 
de  ses  chefs.  Tout  illuminé  est  tenu  de  remplir  une 
fois  ou  deux  le  rôle  de  frère  insinuant,  et  de  prouver 
ainsi  son  attachement  à  l'Ordre. 

Celui  qui  est  chargé  de  cette  fonction  délicate 
doit  être  plein  de  circonspection.  Son  premier  de- 
voir est  d'observer  attentivement  le  candidat  qu'il 
se  propose  d'enrôler.  Il  fera  de  ses  goûts,  de  ses 
passions,  de  ses  tendances,  de  son  tempérament,  le 
sujet  d'un  examen  sérieux.  Deux  fois  par  mois,  il 
prendra  copie  de  ses  observations  et  les  transmettra 
au  conseil  de  l'Ordre.  Il  faudra  enfin  qu'il  note  avec 
soin  tous  les  personnages  qui,  dans  chaque  localité, 
pourraient  être  ou  utiles  ou  nuisibles  à  la  société. 
Les  chefs  s'arrangeront  de  manière  à  se  débarrasser 
des  uns  et  à  gagner  les  autres.  Les  Musulmans,  les 
Juifs  et  les  Païens  seront  exclus  de  l'Illuminisme.  Il 

Pie  VI.  8 


devra  en  être  de  même  des  -Moines  et  des  Jésuites. 
Weishaupt  ne  traita  pas  avec  autant  de  rigueur  le 
clergé  séculier  et  les  chanoines.  Ces  derniers  sur- 
tout lui  inspirèrent  de  l'intérêt,  et  l'histoire  nous 
apprend  que  son  zèle  eut  auprès  d'eux  des  résultats 
inespérés.  Il  alla  même  plus  loin,  il  convoita  la 
direction  des  grands  séminaires  et  faillit  réussir 
dans  son  infâme  projet. 

Les  Illuminés  eurent  enfin  la  pensée  d'établir  un 
Ordre  de  femmes.  Ils  rédigèrent  dans  ce  but  un 
projet  de  règlement  qui  est  arrivé  jusqu'à  nous  et 
où  l'astuce  le  dispute  sans  cesse  à  l'immoralité. 
Cette  idée  ne  sourit  point  à  Weishaupt. 

Les  hommes  qui  sont  habitués  à  manier  la  parole, 
comme  les  avocats,  les  procureurs  et  les  médecins, 
peuvent  rendre  à  la  société  de  signalés  services. 
Le  frère  insinuant  ne  doit  pas  non  plus  négliger  les 
artistes,  peintres,  graveurs,  orfèvres,  etc.  Les 
maîtres  de  poste,  les  instituteurs,  et  par-dessus  tout 
les  libraires  seront  de  précieux  instruments  de  ré- 
génération. Cherchez,  dit  Weishaupt  à  ses  disciples, 
des  jeunes  gens  adroits  et  déliés.  Il  nous  faut  des 
adeptes  insinuants,  intrigants,  féconds  en  res- 
sources, hardis,  entreprenants.  Il  nous  les  faut 
inflexibles,  souples,  obéissants,  dociles,  sociables. 
Cherchez-moi  encore  de  ces  hommes  puissants, 
nobles,  riches,  savants.  N'épargnez  rien  pour 
m'avoir  ces  gens-là.  Si  les  cieux  ne  vont  pas,  faites 
marcher  l'enfer  (I). 

Weishaupt  n'hésite  pas  à  entrer  dans  les  détails 

(1)  Lettre  à  Ajax. 


les  plus  minutieux  lorsqu'il  s'agit  du  choix  des 
adeptes. 

«  Toutes  choses  égales  »,  dit-il  aux  Frères  insi- 
nuants, «  attachez-vous  aux  formes  extérieures,  à 
«  des  hommes  bien  faits,  beaux  garçons.  Ces  gens- 
«  là  ont  ordinairement  les  mœurs  douces,  le  cœur 
«  sensible.  Quand  on  sait  les  former,  ils  sont  plus 
«  propres  aux  négociations.  Un  premier  abord  pré- 
«  vient  en  leur  faveur.  Us  n'ont  pas  vraiment  la 
«  profondeur  des  physionomies  sombres  ;  ils  ne  sont 
«  pas  de  ceux  qu'on  peut  charger  d'une  émeute  ou 
«  du  soin  de  soulever  le  peuple  ;  mais  c'est  pour  cela 
«  aussi  qu'il  faut  savoir  choisir  son  monde.  J'aime 
«  surtout  ces  hommes  aux  yeux  pleins  de  leur  âme, 
«  au  front  libre  et  ouvert,  au  regard  élevé.  Les 
«  yeux,  les  yeux  surtout,  examinez-les  bien,  ils 
«  sont  le  miroir  de  l'âme  et  du  cœur.  Ne  négligez 
«  pas  même  dans  vos  observations,  le  maintien,  la 
«  démarche,  la  voix.  Tout  cela  aide  à  connaître 
«  ceux  qui  sont  faits  pour  nous. 

«  Enfin,  ceux-là  surtout  qui  ont  éprouvé  des 
«  malheurs,  par  le  fait  de  l'injustice  humaine,  c'est- 
«  à-dire  ceux-là  qu'on  peut  le  plus  certainement 
«  compter  parmi  les  mécontents  ;  voilà  les  hommes 
«  qu'il  faut  appeler  dans  le  sein  de  l'Illuminisme, 
«  comme  dans  leur  asile  (1)  ». 

Nous  avons  déjà  dit  un  mot  des  dangers  de  tout 
genre  qui  attendaient  celui  que  les  Francs-Maçons 
et  les  Illuminés  poursuivaient  de  leur  vengeance. 
Hoffman,  un  écrivain  que  l'on  ne  peut  suspecter 

(1)  Lettre  à  Marius  et  à  Catau. 


d'ignorance  ou  de  parti  pris,  a  écrit  à  ce  sujet  les 
lignes  suivantes  : 

«  Malheureux  et  doublement  malheureux ,  le 
«  jeune  homme  que  les  Illuminés  ont  en  vain  essayé 
«  d'entraîner  dans  leur  secte  !  S'il  échappe  à  leurs 
«  pièges,  qu'il  ne  se  flatte  pas  au  moins  d'échapper 
«  à  leur  haine,  et  qu'il  se  cache  bien  ;  ce  n'est  pas 
«  une  vengeance  commune  que  celle  des  sociétés 
«  secrètes.  C'est  le  feu  souterrain  de  la  rage.  Elle 
«  est  irréconciliable  ;  rarement  cesse-t-elle  de  pour- 
«  suivre  ses  victimes,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  eu  le 
«  plaisir  de  les  voir  immolées  (1  )  », 

Il  serait  facile  de  citer  des  exemples  à  l'appui  de 
ces  affirmations.  Mais  ce  soin  nous  paraît  inutile, 
en  vérité,  quand  les  instructions  écrites  de  Weis- 
haupt  viennent  confirmer  elles-mêmes  nos  accusa- 
tions et  nous  dispenser  de  toute  autre  preuve  : 

«  Lorsqu'un  écrivain  »,  dit-il  à  ses  régents,  «  an- 
«  nonce  des  principes  qui  sont  vrais,  mais  qui  n'en- 
«  trent  pas  dans  notre  plan  d'éducation  pour  le 
«  monde,  ou  bien  des  principes  dont  la  publication 
«  est  prématurée ,  il  faut  chercher  à  gagner  cet 
«  auteur.  Si  nous  ne  pouvons  pas  le  gagner  et  en 
«  faire  un  adepte,  il  faut  le  décrier  (2)  ». 

Trois  quarts  de  siècle  se  sont  écoulés,  depuis  que 
Weishaupt  donnait  à  ses  disciples  les  infâmes  con- 
seils qu'on  vient  de  lire.  Eh  bien  !  nous  pouvons 
affirmer  que  les  choses  se  passent  aujourd'hui 
comme  au  temps  des  Illuminés  ;  rien  n'est  changé 
dans  la  situation.  Le  novateur  avait  senti  le  besoin 

([)  Huffman  :  Mémoires.  —  (2)  Code  de  l'Illuminisme. 


—  117 


de  s'emparer  de  la  littérature.  Cela  se  comprend  ; 
or,  il  ne  le  pouvait  qu'à  la  condition  d'annihiler 
quiconque  n'était  pas  favorable  à  ses  tendances. 
Mais  il  fallait  aussi  entourer  de  prestige  les  écrivains 
de  la  secte  et  faire  de  la  réclame  en  leur  faveur. 

«  Vous  aurez  soin  »,  dit  le  code  de  l'Illuminisme, 
«  que  les  écrits  de  nos  adeptes  soient  exaltés  dans 
«  le  public  ;  vous  ferez  emboucher  la  trompette  en 
«  leur  faveur  (ausposannt),  et  vous  prendrez  garde 
«  que  les  journalistes  ne  rendent  pas  nos  écrivains 
«  suspects  ». 

Il  n'y  a  rien  de  nouveau  sous  le  soleil.  On  ne  fait 
pas  mieux  de  nos  jours,  mais  on  fait  tout  aussi  bien, 
et  je  crois  être  dans  le  vrai  en  affirmant  que  le  con- 
seil de  Weishaupt  n'a  rien  perdu  de  son  actualité. 

Si  on  veut  savoir  avec  quelle  ponctualité  les 
adeptes  se  conformaient  aux  prescriptions  de  leur 
chef,  il  suffira  de  lire  quelques-unes  des  questions 
que  l'on  adressait  au  novice  le  jour  de  son  admission 
aux  épreuves. 

—  Avez- vous  bien  mûrement  pesé  que  vous  ha- 
sardez une  démarche  importante,  en  prenant  des 
engagements  inconnus  ? 

—  Si  vous  veniez  à  découvrir  dans  l'ordre  quel- 
que chose  de  mauvais  ou  d'injuste  à  faire,  quel  parti 
prendriez-vous  ? 

—  Voulez-vous  et  pouvez-vous  regarder  le  bien 
de  notre  ordre  comme  le  vôtre  même  ? 

—  Accordez-vous  de  plus  à  notre  ordre  le  droit 

DE  VIE  ET  DE  MORT? 

■  Etes-vous  disposé  à  donner  en  loufe  occasion, 


—  If  8  - 


aux  membres  de  l'ordre,  la  préférence  sur  tous  les 
auires  hommes? 

—  Vous  engagez-vous  à  une  obéissance  absolue, 
sans  réserve  ?  Et  savez-vous  la  force  de  cet  engage- 
ment ? 

—  Voulez-vous,  dans  le  cas  qu'on  en  ait  besoin, 
travailler  à  la  propagation  de  l'ordre ,  l'assister 
de  vos  conseils,  de  votre  argent  et  de  tous  vos 
moyens  ? 

—  Quelle  assurance  nous  donnerez-vous  de  ces 
promesses?  Et  à  quelle  peine  vous  soumettez-vous 
si  vous  y  manquez  ? 

Une  fois  devenus  chevaliers  écossais  de  l'Illumi- 
nisme,  les  adeptes  devront  imaginer  des  plans  propres 
à  augmenter  la  caisse  de  l'ordre.  Il  est  à  souhaiter, 
dit  Weishaupt,  qu'ils  trouvent  le  moyen  de  nous 
mettre  en  possession  de  revenus  considérables  dans 
leurs  provinces.  Celui  d'entre  eux  qui  aura  rendu  ce 
service  peut  croire  sans  hésiter  au  noble  usage  qui 
sera  fait  de  ces  ressources.  Ils  doivent  travailler 
de  toutes  leurs  forces  à  consolider  peu  à  peu  l'édi- 
fice dans  leur  district,  jusqu'à  ce  que  les  fonds  de 
l'ordre  soient  suffisants  (1  ) . 

Lorsque  l'Illuminisme  sera  parvenu  à  ce  haut 
degré  de  puissance,  toutes  choses  rentreront  ici- 
bas  dans  leur  état  normal.  La  pierre  brute  des 
Francs-Maçons  était  pour  lui  le  symbole  du  pre- 
mier état  de  l'homme,  de  l'homme  sauvage,  mais 
libre.  Leur  pierre  fendue  ou  brisée  représentait  la 
dégradation  humaine  dans  la  société  civile.  La 

(1)  Instructions  aux  chevaliers  écossais  Illuminés. 


-  119  — 


pierre  polie  sera  désormais  la  figure  de  l'homme 
rendu  à  sa  première  dignité,  à  son  indépendance. 
La  Franc-Maçonnerie  avait  perdu  ces  notions  pré- 
cieuses. A  Yllluminisme  de  les  faire  revivre.  Les 
prêtres  et  les  chefs  des  peuples  bannissent  du  monde 
la  raison.  La  terre  est  inondée  par  eux  de  tyrans  et 
d'imposteurs,  de  spectres  et  de  cadavres.  Le  temps 
est  venu  de  la  délivrer  de  ces  monstres,  de  la  puri- 
fier de  ces  souillures.  Les  princes  feront  des  efforts 
pour  entraver  les  progrès  de  l'ordre  ;  mais  qu'im- 
porte ?  Ils  ne  réussiront  pas  à  rendre  mes  efforts 
stériles,  écrivait  le  novateur.  L'étincelle  peut  cou- 
ver longtemps  encore  sous  la  cendre;  quoi  qu'on 
fasse,  l'incendie  finira  par  éclater. 

Lorsque  l'adepte  devenait  prince  illuminé,  le  frère 
introducteur  le  conduisait  au  pied  du  trône  où  sié- 
geait le  provincial.  Le  candidat,  chargé  de  chaînes, 
assistait  au  dialogue  suivant  : 

Le  Provincial  :  Qui  nous  a  amené  cet  esclave  ? 

L Introducteur  :  11  est  venu  de  lui-même  et  a 
frappé  à  la  porte. 

Le  Provincial  :  Que  veut-il  ? 

V Introducteur  :  Il  cherche  la  liberté  et  demande 
à  être  délivré  de  ses  fers. 

Le  Provincial  :  Pourquoi  ne  s'adresse-t-il  pas  à 
ceux  qui  l'ont  enchaîné? 

V Introducteur  :  Ceux-là  refusent  de  briser  ses 
liens.  Us  tirent  un  trop  grand  profit  de  son  es- 
clavage. 

Le  Provincial  :  Qui  donc  l'a  réduit  à  cet  état 
d'esclave  "? 


-  120  — 


L'Introducteur  :  La  société,  le  gouvernement,  les 
sciences,  la  fausse  religion. 

Le  Provincial  :  Et  ce  joug,  il  veut  le  secouer  pour 
être  un  séditieux  et  un  rebelle? 

V Introducteur  :  Non,  il  veut  s'unir  étroitement  à 
nous,  partager  nos  combats  contre  la  constitution 
des  gouvernements,  contre  le  dérèglement  des 
mœurs  et  la  profanation  de  la  religion.  Il  veut  par 
nous  devenir  puissant,  afin  d'obtenir  ce  grand  but. 

Le  Provincial  :  Et  qui  nous  répondra  qu'après 
avoir  acquis  cette  puissance,  il  n'en  abusera  pas 
aussi  ;  qu'il  ne  se  fera  pas  tyran  lui-même  et  auteur 
de  nouveaux  malheurs? 

L'Introducteur  :  Nous  avons  pour  garants  son 
cœur  et  sa  raison.  L'ordre  l'a  éclairé.  Il  a  appris  à 
vaincre  ses  passions,  à  se  connaître.  Nos  supérieurs 
l'ont  éprouvé. 

Le  Provincial  :  C'est  là  dire  beaucoup  ;  est-il  aussi 
bien  au-dessus  de  ses  préjugés  ?  Préfère-t-il  aux 
intérêts  des  sociétés  particulières,  le  bonheur  géné- 
ral de  l'univers  ? 

L'Introducteur  :  C'est  là  ce  qu'il  nous  a  promis. 

Le  Provincial  :  Combien  d'autres  l'ont  promis  et 
ne  l'ont  pas  tenu  !  Est-il  maître  de  lui-même  ?  Est-il 
homme  à  résister  aux  tentations  ?  Les  considéra- 
tions personnelles  sont-elles  nulles  pour  lui  ?  De- 
mandez-lui de  quel  homme  est  ce  squelette  qu'il  a 
devant  les  yeux  ?  Est-ce  d'un  roi,  d'un  noble  ou 
d'un  mendiant? 

L'Introducteur  :  Il  n'en  sait  rien.  La  nature  a 
détruit,  rendu  méconnaissable  tout  ce  qui  annon- 


—  121  — 


çait  la  dépravation  de  l'inégalité.  Tout  ce  qu'il  voit, 
c'est  que  ce  squelette  fut  celui  d'an  homme  tel  que 
nous.  Ce  caractère  d'homme  esttout  ce  qu'il  estime. 

Le  Provincial.  Si  c'est  là  ce  qu'il  pense,  qu'il  soit 
libre,  à  ses  risques  et  périls. 

Weishaupt  avait  compris  combien  il  serait  diffi- 
cile d'établir  des  colonies  d'Illuminés  en  Europe. 

Ses  instructions  à  ce  sujet  sont  des  plus  remar- 
quables. . 

Lorsqu'il  sera  question,  dit-il,  d'une  fondation 
nouvelle,  choisissez  d'abord  un  adepte  hardi,  en- 
treprenant et  dont  le  cœur  soit  tout  à  nous. 
Envoyez-le  passer  quelque  temps  dans  le  lieu  où 
vous  pensez  devoir  vous  établir. 

Il  veut  que  l'on  s'attache  avant  tout  à  gagner 
les  personnes  qui  ont  une  résidence  fixe,  comme  les 
marchands  et  les  chanoines.  Dans  un  paragraphe  que 
nous  copions  textuellement,  il  fait  l'observation  que 
voici  : 

«  S'il  est  intéressant  pour  nous  d'avoir  les  écoles 
«  ordinaires,  il  est  aussi  très-important  de  gagner 
«  les  séminaires  ecclésiastiques  et  leurs  supérieurs. 
«  Avec  ce  monde-là,  nous  avons  la  principale  partie 
«  du  pays  ;  nous  mettons  de  notre  côté  les  plus 
«  grands  ennemis  de  toute  innovation;  et,  ce  qui 
«  est  par- dessus  tout,  avec  les  ecclésiastiques,  le 
«  peuple  et  les  gens  du  commun  se  trouvent  dans 
«  nos  mains  (1)  ». 

L'Illuminisme  eut  un  plein  succès.  Les  person- 
nages les  plus  considérables  de  l'Allemagne  en  fai- 

(1)  Instructions.  Code  illuminé. 


—  122  — 


saient  partie.  Des  savants,  des  magistrats,  des  hom- 
mes politiques,  des  nobles,  des  évêques,  des  cha- 
noines, des  professeurs  de  facultés  et  de  séminaires 
figurent  parmi  les  adeptes  dont  les  noms  sont  par- 
venus jusqu'à  nous.  Ils  avaient  envahi  les  princi- 
pales cours  allemandes  et  y  dominaient  d'une  ma- 
nière à  peu  près  absolue.  Joseph  II  s'aperçut  un 
beau  jour  que  ces  dangereux  sectaires  l'entouraient 
de  toutes  parts.  Au  lieu  de  choisir  lui-même  ses  em- 
ployés aux  charges  de  l'Etat,  c  étaient  les  Illuminés  qui 
dirigeaient  ses  choix. 

Des  Francs-Maçons,  des  Illuminés  de  Swenden- 
borg  et  de  Weishaupt,  et  de  la  secte  philosophique 
naquit  une  classe  nouvelle  de  novateurs;  je  veux 
parler  de  Y  Union  Germanique,  dont  les  membres  ne 
se  proposaient  rien  moins  que  d'anéantir  en  Alle- 
magne tout  culte  religieux,  au  moyen  de  la  presse 
et  de  la  librairie.  Le  premier  chef  de  cette  redou- 
table association  fut  le  célèbre  Nicolaï.  De  concert 
avec  le  docteur  Bahrdt,  il  organisa  un  plan  de  cam- 
pagne qui  devait,  ce  semble,  fatalement  réussir. 

Vingt-deux  adeptes  choisis  avec  soin,  intelligents 
et  d'un  caractère  énergique,  dirigeaient  cette  for- 
midable coalition.  Quant  aux  simples  initiés,  ils  de- 
vaient être  surtout  choisis  parmi  les  écrivains,  les 
maîtres  de  poste  et  les  libraires.  On  n'excluait  de  la 
secte  que  les  princes  et  leurs  ministres. 

Les  confédérés  se  divisaient  en  frères  actifs  et  en 
membres  honoraires.  Ces  derniers  ne  connaissaient 
pas  le  but  que  se  proposait  la  société. 

Dans  chaque  ville  un  peu  importante,  on  établis- 


sait  une  ou  plusieurs  sociétés  littéraires.  Des  cabi- 
nets de  lecture  y  étaient  organisés,  et  des  hommes 
spéciaux  avaient  mission  de  choisir  les  divers  ou- 
vrages que  l'on  devait  y  faire  entrer. 

On  s'attachait  tout  particulièrement  à  gagner  à  la 
secte  les  imprimeurs  et  les  libraires,  en  leur  offrant 
des  avantages  de  toute  sorte. 

Quant  à  ceux  qui  avaient  assez  de  fermeté  pour 
résister  à  ces  séductions,  ils  étaient  poursuivis  à 
outrance,  diffamés  sans  pitié,  et  réduits  à  l'impos- 
sibilité de  continuer  leur  commerce. 

Nicolaï,  pour  atteindre  plus  facilement  son  but, 
publia  un  journal  littéraire,  philosophique  et  bi- 
bliographique, au  moyen  duquel  il  faisait  connaître, 
en  les  exaltant,  les  ouvrages  des  sectaires.  Tout 
livre  qui  venait  d'ailleurs  était  passé  sous  silence  ou 
odieusement  travesti. 

Les  résultats  de  cette  coalition  furent  désas- 
treux. 

Nos  lecteurs  peuvent  maintenant  se  faire  une  idée 
exacte  des  dangers  que  courait  l'Eglise  catholique 
en  Allemagne,  et  du  nombre  de  conjurés  que  ren- 
fermait ce  pays. 

Revenons  à  la  Franc-Maçonnerie,  et  disons  un 
mot  de  la  transformation  qu'elle  va  subir  sous  l'in- 
fluence des  sectes  d'Outre-Rhin. 

Weishaupt  n'avait  pas  .  voulu  d'abord  illumi- 
ner la  France.  Tout  au  plus  avait-il  permis  à  ses 
disciples  de  s'étendre  jusqu'en  Alsace  et  en  Lor- 
raine. Connaissant  le  caractère  inflammable  de  cette 
nation,  il  avait  craint  qu'elle  ne  précipitât  le  mou- 


—  124  — 

* 

vement,  et  ne  compromît  ainsi  le  succès  de  la  révo- 
lution qu'il  méditait  depuis  si  longtemps,  révolution 
qui  devait  embraser  l'Europe  et  ensevelir  sous  ses 
décombres  les  vieilles  institutions,  soit  politiques, 
soit  religieuses  de  notre  continent. 

Mais  l'Allemagne  étant  prête,  il  ne  fallait  plus 
ajourner  l'initiation  à  l'Illuminisme  des  Francs- 
Maçons  français.  Weishaupt,  d'ailleurs,  ne  suppo- 
sait pas  que  la  Maçonnerie  eût  des  principes  aussi 
avancés  en-deçà  du  Rhin.  Il  ignorait  que  les  dis- 
ciples de  Swendenborg,  après  s'être  unis  aux  Mar- 
tinistes,  se  fussent  aussi  mêlés  aux  Rose-Croix. 

La  Franc-Maçonnerie  était  alors  gouvernée  par 
le  duc  d'Orléans,  devenu,  quelques  années  plus 
tard,  si  tristement  célèbre.  Son  empire,  ou  plutôt 
l'empire  de  ceux  qui  se  cachaient  derrière  lui, 
s'étendait  sur  le  monde  entier.  Deux  cent  quatre- 
vingt-deux  villes  en  France  possédaient  des  loges, 
en  plus  ou  moins  grand  nombre,  suivant  le  chiffre 
de  leur  population.  Paris  en  avait  quatre-vingt-une. 
On  en  comptait  seize  à  Lyon,  dix  à  Montpellier,  dix 
à  Toulouse,  sept  à  Bordeaux,  cinq  à  Nantes,  six  à 
Marseille,  etc.,  etc. 

Une  de  ces  loges,  appelée  des  A  mis- Réunis,  et 
placée  immédiatement  sous  la  direction  du  Grand- 
Orient,  était  chargée  de  la  correspondance  et  de  la 
transmission  des  ordres  qui  émanaient  du  pouvoir 
suprême.  Toutes  les  branches  de  la  Franc-Maçon- 
nerie, depuis  les  Rose-Croix  jusqu'aux  Théosophes 
de  Swendenborg  y  étaient  représentés.  On  avait 
fait  de  cette  loge  le  point  central  de  tous  les  corn- 


plots,  et  le  rendez- vous  de  plaisir  de  l'aristo- 
cratie. 

Le  local  où  se  réunissaient  les  frères  était  chaque 
soir  entouré  de  brillants  équipages.  Un  orchestre  de 
choix  s'y  faisait  entendre  et  donnait  à  ces  concilia- 
bules de  la  Maçonnerie  l'aspect  éblouissant  d'une 
fête  perpétuelle. 

Or,  pendant  que  les  adeptes  de  la  noblesse  rem- 
plissaient gaiement  ce  rôle  de  dupe  et  oubliaient,  au 
milieu  des  plaisirs,  les  graves  obligations  qui  leur 
étaient  imposées,  les  chefs  véritables  de  la  secte  sié- 
geaient à  l'étage  supérieur  et  tramaient  en  secret  la 
ruine  de  l'Eglise,  de  la  noblesse  et  de  la  monar- 
chie. 

Sur  ces  entrefaites,  un  homme  aussi  vicieux  que 
remarquable  par  son  talent,  Mirabeau,  était  envoyé 
à  Berlin,  où  il  devait  remplir  une  mission  de  con- 
fiance au  nom  du  gouvernement  français.  Mirabeau 
était  assez  connu  en  Allemagne  pour  que  les  chefs 
de  l'Illuminisme  cherchassent  à  le  circonvenir.  Il 
trouva  à  Brunswick  le  fameux  Mauvillon,  alors 
professeur  au  collège  Carolin.  Initié  à  la  secte  de 
Weishaupt  par  Knigge  lui-même,  Mauvillon  fit  un 
adepte  de  l'orateur  français. 

De  retour  en  France ,  Mirabeau  introduisit 
l'Illuminisme  dans  sa  loge.  C'est  à  lui  que  revient 
le  triste  honneur  d'avoir  initié  l'abbé  de  Périgord, 
évêque  d'Autun.  Ce  premier  succès  pouvait  lui  faire 
espérer  d'en  obtenir  bien  d'autres,  mais  il  pensa  que 
ses  confrères  d'Outre-Rhin  travailleraient  plus 
efficacement  que  lui  à  illuminer  la  France.  Le 


—  126  — 


célèbre  Amélius  Bode  fut  chargé  de  cette  mission 
aussi  importante  que  difficile. 

Tout  alla  pour  le  mieux.  La  Maçonnerie  française 
accueillit  cet  envoyé  avec  une  vive  sympathie.  Cha- 
que loge  fut  promptement  initiée,  les  épreuves 
n'ayant  aucune  raison  d'être  pour  la  plupart  des 
candidats. 

Le  Maçon  prêtera  désormais  un  nouveau  ser- 
ment. En  voici  la  formule  exacte  : 

«  Je  brise  les  liens  charnels  qui  m'attachent  à 
«  père,  mère,  frères,  soeurs,  épouse,  parents,  amis, 
«  maîtresses  ,  rois  ,  chefs  ,  bienfaiteurs  ,  à  tout 
«  homme  quelconque  à  qui  j'ai  promis  foi,  obéis- 
«  sance,  gratitude  ou  service. 

«  Je  jure  de  révéler  au  nouveau  chef  que  je 
«  reconnais,  tout  ce  que  j'aurai  vu,  fait,  lu,  entendu, 
«  appris  ou  deviné,  et  même  de  rechercher  et  épier 
«  ce  qui  ne  s'offrirait  pas  à  mes  yeux.  Je  jure  d'ho- 
«  norer  VA  qua  toffana,  comme  un  moyen  sûr,  prompt 
«  et  nécessaire  de  purger  la  terre  par  la  mort  ou 
«  par  l'hébétation  de  ceux  qui  cherchent  à  avilir  la 
«  vérité  ou  à  l'arracher  de  mes  mains  ». 

L'hiérophante  annonçait  alors  à  l'initié  qu'à  par- 
tir de  ce  moment  il  était  affranchi  de  toute  obliga- 
tion envers  la  patrie  et  les  lois.  Puis  il  ajoutait  : 

«  Fuyez  la  tentation  de  révéler  ce  que  vous  avez 
«  entendu  ;  car  le  tonnerre  n'est  pas  plus  prompt 
«  que  le  couteau  qui  vous  atteindra,  quelque  part 
«  que  vous  soyez  ». 

Bientôt  le  nom  de  loge  disparaîtra  pour  faire 
place  à  celui  de  club,  et  les  Jacobins  succéderont 


—  127  — 


aux  Francs-Maçons.  Jacobinisme  et  Franc-Maçon- 
nerie sont  une  même  chose  sous  deux  dénominations 
différentes. 

Nous  voyons  paraître  dans  les  clubs,  comme  nous 
les  avions  déjà  trouvés  dans  les  loges,  les  dix-neuf 
vingtièmes  de  ces  hommes  tristement  célèbres  qui 
mirent  l'Europe  en  feu,  après  avoir  fait  de  la  France 
un  vaste  monceau  de  ruines.  Parmi  les  membres  du 
Club  Breton,  se  faisaient  remarquer  Mirabeau, 
Syeyes,  Barnave,  Chapellier,  la  Coste,  Glezen, 
Bouche,  Péthion,  et  plusieurs  autres  non  moins 
connus.  Ailleurs,  nous  voyons  Condorcet,  Brissot, 
Bailly,  Garât,  Céruty,  Mercier,  Rabaud,  Cara, 
Gorsas,  Dupui,  Dupont,  Lalande,  Chabrond,  La- 
fayette,  mêlés  aux  renégats  de  l'aristocratie  et  du 
clergé,  tels  que  :  le  duc  de  Chartres,  le  marquis  de 
Montesquiou,  le  marquis  de  la  Salle,  les  comtes  de 
Pardieu  et  de  Latouche,  Charles-Théodore  Lameth, 
Victor  de  Broglie,  Alexandre  Beauharnais,  Saint- 
Fargeau,  Talleyrand-Périgord,  Noël,  Chabot,  Dom 
Gerles,  Fauchet,  etc. 


CHAPITRE  VIII. 


Sommaire.  —  Naissance  de  Pie  VI.  —  Ce  qu'était  sa  famille.  —  Son  éduca- 
tion première.  —  Il  va  étudier  à  Rome.  —  Ses  succès.  —  Le  cardinal  Ruffo 
le  prend  sous  sa  protection.  —  Il  devient  secrétaire  de  Benoit  XIV.  —  Con- 
fiance que  lui  témoigne  ce  grand  Pape.  —  Il  est  nommé  successivement 
chanoine  de  Saint-Pierre  et  auditeur  du  chef  de  la  chambre  apostolique.  — 
Il  poursuit  les  abus  avec  sévérité.  —  Conseils  qu'il  donna  à  Clément  XIII  à 
propos  des  Jésuites.  —  Clément  XIV  le  nomme  cardinal. 

Voltaire  avait  atteint  sa  vingt-troisième  année 
et  se  disposait  à  jouer  le  rôle  que  nos  lecteurs  con- 
naissent. Grâce  à  la  corruption  des  mœurs,  le  scep- 
ticisme commençait  à  gagner  les  hautes  classes  de 
la  société  et  préparait  les  voies  à  la  philosophie. 

Mais  Dieu  ne  permettra  pas  que  les  rêves  de 
l'impiété  se  réalisent.  La  foi  qui  depuis  longtemps 
paraissait  assoupie,  se  réveillera,  le  moment  venu, 
dans  un  grand  nombre  d'âmes  et  brillera  d'un  éclat 
nouveau. 

Un  pontife  dont  les  vertus  et  le  courage  feront 
plus  tard  l'admiration  du  monde  entier,  gouvernera 
l'Eglise  et  opposera  une  barrière  au  flot  menaçant 
de  l'incrédulité. 

Cet  homme  prédestiné  naquit  à  Césène,  petite 
ville  de  la  Romagne,  le  27  décembre  1717. 

Sa  famille  ne  connaissait  point  l'éblouissant  éclat 
de  la  fortune  ;  mais  elle  possédait  des  titres  de  no- 
blesse qui  étaient  la  récompense  légitime  de  services 
rendus. 


—  129 


Ceux  qui  font  profession  de  dédaigner  les  avan- 
tages de  la  naissance  ne  sont  pas  toujours  consé- 
quents avec  eux-mêmes.  Le  jeune  Arouet  sentit  le 
besoin  de  se  faire  appeler  M.  de  Voltaire,  et  l'on  a 
pu  dire  à  Jean-Jacques  Rousseau  :  Vous  vous  dra- 
pez comme  Diogène  dans  votre  manteau  troué  et 
vous  cherchez  inutilement  à  cacher  votre  orgueil. 
Vous  ne  prendriez  pas  le  titre  de  citoyen  de  Genève 
si  vous  pouviez  décemment  vous  faire  appeler  Mon- 
sieur le  Duc. 

La  famille  dont  nous  parlons  s'appelait  Braschi 
et  portait  dans  ses  armes  la  couronne  de  comte. 

L'enfant  que  la  Providence  lui  donna  fut  nommé 
Jean.  Comme  son  patron  ,  le  sublime  exilé  de 
Pathmos,  il  arrivera  à  la  plus  extrême  vieil- 
lesse. 

Au  prénom  de  Jean  on  en  ajouta  un  autre  plein 
de  sourire  et  d'espérance.  Mais,  hélas  !  il  est  des 
anges  voyageurs  à  qui  Dieu  confie  ses  messages  les 
plus  douloureux,  des  anges  dont  la  tristesse  serait 
le  seul  apanage,  si  les  anges  pouvaient  souffrir. 

Ange  Braschi,  après  avoir  été  l'ange  de  la  piété, 
de  la  bienfaisance,  des  lettres  et  des  arts,  devait  être 
aussi  l'ange  de  la  douleur. 

Pèlerin  apostolique,  il  quittera  la  Ville  Eternelle, 
parcourra  l'Allemagne  et  ira  jusqu'à  Vienne,  afin 
de  ramener  au  giron  de  l'Eglise  un  Souverain 
dévoyé  et  persécuteur. 

Prisonnier  de  la  Révolution,  il  sera  arraché  de 
son  palais  et  ravi  à  cette  population  dont  il  était 
l'idole,  puis  traîné  de  ville  en  ville,  malgré  sa  vieil- 

Pie  VI.  9 


—  130  — 


lesse,  et  conduit  à  Valence  où  il  rendra  le  dernier 
soupir. 

La  nature  avait  prodigué  au  jeune  Braschi  les 
dons  du  cœur  et  de  l'intelligence  ;  je  devrais  ajouter, 
et  les  avantages  du  corps,  puisqu'il  a  été,  de  l'avis 
de  ses  contemporains,  le  plus  bel  homme  de  son 
époque,  ce  qui  n'est  pas  à  dédaigner  ;  car  Cicéron 
a  dit  que  la  beauté  physique  est  un  témoignage  et 
une  révélation  de  la  vertu. 

Son  éducation  première  fut  éminemment  chré- 
tienne. 

11  y  avait  en  lui  je  ne  sais  quel  mélange 
de  vivacité  et  de  douceur,  d'obstination  et  de 
bonté  naturelle  qui  le  distinguait  des  autres 
enfants  et  le  faisait  aimer  de  ceux  qui  l'appro- 
chaient. 

On  ne  tarda  pas  à  l'envoyer  à  Rome  pour  y  suivre 
les  cours  publics. 

Ange  Braschi  fut  dans  la  Ville  Eternelle  ce  qu'il 
avait  été  auprès  de  ses  parents.  Il  ne  cessa  d'édifier 
ses  camarades  et  de  leur  donner  l'exemple  du 
travail. 

Le  séjour  de  Rome  exerça  sur  son  esprit  une 
influence  merveilleuse. 

Au  contact  journalier  des  innombrables  chefs- 
d'œuvre  que  le  génie  des  Papes  a  réunis  autour  du 
Vatican  et  couverts  de  son  ombre  tutélaire,  il  sen- 
tit se  réveiller  en  lui  cet  amour  du  beau  qui  est  la 
passion  des  âmes  d'élite,  et  on  put  prévoir  qu'il 
deviendrait  un  jour  le  protecteur  éclairé  des  lettres 
et  des  arts. 


131  — 


Le  cardinal  Rufifo  lui  témoigna  la  plus  vive  affec- 
tion. 

Désireux  de  contribuer  à  son  avancement,  ce 
prince  de  l'Eglise  engagea  Benoît  XIV  à  le  prendre 
pour  secrétaire.  L'illustre  Pontife  ne  tarda  pas  à 
constater  lui-même  la  valeur  intellectuelle  du  jeune 
ecclésiastique,  et  il  lui  témoigna  jusqu'à  la  fin  une 
très-grande  estime.  Il  ne  dédaignait  même  pas  de  le 
consulter  dans  les  circonstances  difficiles. 

Benoît  XIV  avait  un  goût  prononcé  pour  les  an- 
tiquités païennes  et  les  sciences  naturelles.  C'est  lui 
qui,  le  premier,  a  fait  exécuter  au  Colysée  des  tra- 
vaux conservatoires  et  réuni  dans  les  musées  de 
Rome  des  curiosités  minéralogiques. 

Le  savant  abbé  Gagliani  jouissait  de  sa  confiance. 

Un  jour,  le  Pape  le  chargea  de  former  une  col- 
lection de  matières  volcaniques  aux  frais  du  gou- 
vernement pontifical.  La  science  et  la  fortune  ne 
vont  pas  toujours  ensemble.  L'abbé  Gagliani  était 
une  preuve  vivante  de  cette  vérité.  Aussi,  faisant 
au  Pape  un  premier  envoi  des  objets  qu'il  lui  avait 
demandés,  il  glissa  dans  la  caisse  un  petit  billet 
qui  ne  contenait  que  ces  mots  :  Die  ut  lapides  isti 
panes  fiant  (1). 

Voilà,  dit  Benoît  XIV  à  son  secrétaire,  un 
étrange  abus  de  l'Ecriture.  Je  vous  confie  le  soin 
de  faire  la  réponse. 

Ange  Braschi,  prenant  aussitôt  la  plume,  écrivit 
ce  qui  suit  : 

«  Vous  ne  doutez  pas  de  l'infaillibilité  du  Sou- 

(i)  Matth.,  iv,  3. 


—  1 32  — 


«  verain  Pontife.  Je  vous  donne  une  preuve  nou- 
«  velle  de  cette  vérité.  C'est  à  moi  qu'il  appartient 
«  d'expliquer  les  textes  de  l'Ecriture  Sainte.  Je 
«  dois  toujours  en  saisir  l'esprit  ;  or,  je  ne  l'ai  ja- 
«  mais  saisi  avec  plus  de  plaisir  que  dans  cette  cir- 
«  constance  ». 

Benoît  XIV  lut  cette  lettre,  la  signa  et  l'envoya 
à  son  adresse  avec  une  pension  de  huit  cents  écus 
romains. 

Ange  Braschi  ne  tarda  pas  à  être  nommé  cha- 
noine de  Saint-Pierre.  C'était  un  nouveau  témoi- 
gnage d'affection  que  lui  donnait  le  Souverain 
Pontife. 

J'ai  commencé  votre  fortune,  lui  dit  le  vicaire 
de  Jésus-Christ,  mais  c'est  vous  qui  l'achèverez. 

Benoît  XIV  mourut  quelque  temps  après.  Son 
jeune  secrétaire  le  pleura  sincèrement. 

Le  cardinal  Rezzonico  fut  élevé  au  siège  pontifi- 
cal, sous  le  nom  de  Clément  XIII. 

Les  idées  du  nouveau  Pape,  sous  le  rapport  admi- 
nistratif, n'étaient  pas  les  mêmes  que  celles  de  son 
prédécesseur.  Rien  ne  fut  changé  néanmoins  dans 
la  situation  du  jeune  chanoine.  Frappé  de  ses  qua- 
lités éminentes,  Clément  XIII  en  fit  successive- 
ment un  auditeur  du  chef  de  la  Chambre  aposto- 
lique et  un  trésorier  de  la  même  Chambre. 

Ce  fut  sous  le  pontificat  de  ce  Pape  que  les 
philosophes  dirigèrent  leurs  premières  attaques 
contre  la  Compagnie  de  Jésus.  Nos  lecteurs  con- 
naissent déjà  le  but  que  se  proposaient  les  conjurés 
en  poursuivant  la  suppression  de  la  célèbre  com- 


—  133  — 


pagnie.  Il  est  donc  inutile  que  nous  y  revenions. 

Les  Jésuites  avaient  dans  le  Pape  un  soutien 
inébranlable. 

La  douleur  de  Clément  XIII  fut  grande  lorsqu'il 
vit  la  France,  l'Espagne,  Naples  et  le  Portugal 
expulser  des  religieux  dont  le  dévouement  au 
Saint-Siège  était  absolu. 

Ce  fut  en  vain  que  ces  cours  sollicitèrent  du 
Pontife  un  bref  de  suppression.  Il  se  montra  infle- 
xible. Le  gouvernement  français  le  menaça  de  lui 
enlever  le  Comtat  Venaissin,  s'il  n'acquiesçait  pas  au 
désir  qui  lui  était  exprimé.  Ces  menaces  n'eurent 
aucun  résultat. 

Brascbi  était  sincèrement  attaché  aux  Jésuites. 
Plus  que  personne  il  désirait  voir  se  dissiper 
l'orage  qui  grondait  sur  eux  et  dont  les  suites 
semblaient  devoir  être  si  graves.  Il  comprenait  que 
la  situation  ne  ferait  qu'empirer,  grâce  à  l'état  de 
l'opinion  publique  en  Europe,  si  on  ne  s'efforçait  pas 
d'enrayer  sans  retard  ce  mouvement.  Une  résistance 
trop  vive  de  la  part  du  Saint-Siège  n'était  pas,  à 
son  avis,  ce  qui  pouvait  sauver  les  Jésuites.  Il 
pensait  que  le  moyen  le  plus  sûr  de  prévenir  une 
catastrophe  consistait  à  transiger  avec  les  puis- 
sances, en  faisant  subir  aux  Constitutions  de  la 
Compagnie  quelques  légères  modifications.  Ce 
conseil,  que  Braschi  ne  craignit  pas  de  donner  à 
Clément  XIII,  fut  approuvé  par  la  cour  de  France. 

Une  concession  de  ce  genre  n'aurait  pas  désarmé 
les  philosophes,  mais  les  aurait  mis  pour  longtemps 
dans  l'impossibilité  de  nuire. 


—  134  — 


On  fit  connaître  ce  projet  au  général  des  Jésuites, 
le  P.  Ricci,  qui  déclara  que  les  Constitutions  de- 
vaient ou  rester  ce  qu'elles  étaient  ou  être  suppri- 
mées :  Sint  ut  sunt,  aut  non  sint. 

A  la  mort  de  Clément  XIII,  le  cardinal  Ganga- 
nelli  fut  élu  Pape.  Il  prit  le  nom  de  Clément  XIV. 
C'est  à  lui  que  devait  échoir  la  triste  mission  de 
clore  ces  débats  de  la  façon  que  nos  lecteurs  con- 
naissent. 

Sous  ce  nouveau  règne,  Braschi  continua  à  rem- 
plir les  fonctions  délicates  de  trésorier  delà  chambre 
apostolique.  Comme  par  le  passé,  il  se  montra  d'une 
intégrité  irréprochable.  Le  sentiment  qu'il  avait  de 
sa  responsabilité  lui  fit  exercer  une  surveillance 
des  plus  sévères  sur  ses  inférieurs.  Les  fripons 
avaient  pour  lui  une  aversion  qu'ils  ne  prenaient 
pas  la  peine  de  dissimuler,  et  ils  répétaient  souvent  : 

A  denti  per  morsicare 
E  buon  nazo  per  sentire. 

«  Il  a  dents  pour  mordre  et  bon  nez  pour  sentir  ». 

Sa  réputation  de  prélat  désintéressé  et  probe 
était  si  bien  établie,  que  le  peuple  romain,  dans  un 
moment  de  disette,  manifesta  sa  mauvaise  humeur 
contre  le  gouverneur  de  la  ville,  le  préfet  de  l'An- 
none,  et  le  Pape  lui-même,  tandis  qu'il  continua  à 
se  montrer  bienveillant  pour  le  trésorier  de  la 
Chambre  apostolique. 

Il  perdit  néanmoins  la  confiance  de  Clément  XIV. 

Les  écrivains  se  sont  souvent  demandé  quelle 


-  135  — 


pouvait  être  la  cause  de  cette  disgrâce.  Ils  ont  dû 
naturellement  se  borner  à  des  conjectures  plus  ou 
moins  plausibles.  On  a  prétendu  que  la  bienveillance 
de  Braschi  pour  les  religieux  proscrits  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  avait  déplu  au  Souverain  Pontife. 
On  a  pensé  aussi,  et  avec  plus  de  raison,  que  la 
sévérité  avec  laquelle  il  poursuivait  les  abus,  avait 
soulevé  contre  lui  l'animosité  de  ceux  qui  redou- 
taient sa  vigilance  et  n'était  pas  étrangère  à  ce 
revirement. 

Quoi  qu'il  en  soit  d'une  question  que  je  crois 
inutile  d'examiner  ici ,  on  peut  affirmer  que,  sj 
Clément  XIV  retira  son  affection  au  trésorier  de  la 
Chambre  apostolique,  il  n'en  continua  pas  moins  à 
lui  accorder  son  estime. 

Son  élévation  au  cardinalat  ne  passa  point  ina- 
perçue dans  le  monde  politique.  Voici,  à  propos  de 
cet  événement,  ce  que  M.  de  Bernis  écrivait  au 
gouvernement  français  en  1773  : 

«  Quoique  l'on  convienne  généralement  de  ses 
«  talents,  on  n'a  pas  laissé  d'attribuer  sa  fortune  à 
«  la  faveur  des  Jésuites.  Il  paraît  que  le  Pape,  après 
«  l'avoir  élevé  au  chapeau,  n'a  pas  continué  à  lui 
«  accorder  la  même  confiance  qu'auparavant,  et 
«  l'on  n'a  pas  manqué  de  donner  à  ce  changement 
«  une  interprétation  peu  favorable  au  cardinal.  On 
«  ne  peut  nier,  au  reste,  qu'il  ne  soit  doué  de  beau- 
«  coup  d'activité  et  d'un  grand  nombre  de  connais- 
«  sances  de  plus  d'un  genre. 

«  Quels  que  soient  les  motifs  qui  peuvent,  pour 
«  un  temps,  réduire  son  crédit  aux  simples  égards 


—  13G  — 


«  dus  au  rang  qu'il  occupe,  on  ne  croit  pas  son  ca- 
«  ractère  porté  à  souffrir  tranquillement  sa  nullité. 
«  Il  a  assez  d'esprit  pour  trouver  les  occasions  de 
«  se  rendre  nécessaire,  ou  du  moins  de  se  donner 
«  de  la  considération.  Il  est  vrai  que  la  réputation 
«  qu'il  a  d'être  entreprenant  lui  sera  toujours  très- 
«  nuisible.  C'est  un  homme  à  ménager  dans  un 
«  conclave  ». 

On  a  prétendu  que  le  cardinal  Braschi  était  perdu 
dans  le  bas  chœur  des  Zclanti  du  Sacré-Collége. 
Cette  lettre  de  M.  de  Bernis  est  une  preuve  du 
contraire.  Il  est  facile  de  voir  que,  dès  le  premier 
jour  de  sa  promotion,  il  devint  pour  les  cours  de 
l'Europe  un  vague  sujet  d'inquiétude  ou  d'espé- 
rance, suivant  le  point  de  vue  auquel  chacune 
d'elle  se  plaçait  relativement  à  la  succession  de 
Clément  XIV. 

Il  en  est  qui  lui  ont  reproché  son  ambition.  Ja- 
mais accusation  ne  fut  moins  fondée.  Le  cardinal 
Braschi  se  fit  remarquer,  au  contraire,  par  sa  grande 
modestie,  et,  à  la  mort  de  Clément  XIV,  il  ne  parut 
pas  songer  qu'il  pouvait  hériter  de  la  tiare. 


CHAPITRE  IX. 


Sommaire.  —  Election  de  Pie  VI.  —  Jugement  que  porta  du  nouveau  Pape  le 
cardinal  de  Bernis.  —  Enthousiasme  des  Romains  lorsqu'ils  apprennent  que 
le  cardinal  Braschi  succède  à  Clément  XIV.  —  Les  partisans  des  Jésuites 
s'agitent  et  attaquent  violemment  la  mémoire  de  Ganganelli.  —  Pie  VI  donne 
aux  cérémonies  de  l'Eglise  une  splendeur  inaccoutumée.  —  Témoignage 
qu'en  portent  les  hérétiques  et  les  philosophes.  —  Pie  VI  corrige  les  abin 
avec  une  grande  sévérité. 

Le  conclave  s'ouvrit  le  5  octobre  1774.  Deux 
partis  se  divisèrent  le  sacré  collège  :  celui  des  Cou- 
ronnes et  celui  des  Zelanti.  Ces  derniers  étaient 
ainsi  nommés  à  cause  de  leur  zèle  à  soutenir  l'hon- 
neur et  l'indépendance  du  Saint-Siège. 

Les  cardinaux Rezzonico,  Castelli,  Bufïalini,  et  les 
deux  Colonna  étaient  à  la  tète  des  Zelanti.  MM.  de 
Bernis  et  Monino,  l'un  ministre  de  France,  et 
l'autre  d'Espagne,  dirigeaient  la  fraction  opposée. 
Tous  les  historiens  s'accordent  à  reconnaître  que  le 
parti  des  Zelanti  avait  pour  lui  le  nombre  et  le  ta- 
lent. Son  triomphe  sur  les  Couronnes  semblait  donc 
assuré.  Ses  premiers  candidats  furent  Marc-An- 
toine Colonna  et  Castelli.  Aucune  de  ces  deux  nomi- 
nations ne  put  aboutir. 

Le  parti  opposé  était  aussi  divisé  que  celui  dont 
nous  parlons.  La  cour  d'Espagne  portait  le  cardi- 
nal Pallavicini,  proche  parent  du  duc  de  Grimaldi, 
son  premier  ministre.  Pallavicini  était  un  homme 
vertueux  et  modeste,  mais  il  manquait  absolument 
de  fermeté. 


—  138  — 


L'Autriche  était  favorable  à  Visconti.  Ce  cardi- 
nal avait  été  nonce  à  Vienne  et  y  avait  laissé  de 
bons  souvenirs.  On  l'accusait  de  dureté  et  même 
d'intolérance.  Ces  deux  mots  avaient,  à  l'époque 
dont  nous  parlons,  une  signification  tellement  va- 
riable, qu'il  nous  serait  difficile  de  savoir  exacte- 
ment à  quoi  nous  en  tenir  sur  le  caractère  de  Vis- 
conti. 

Les  cardinaux  de  Bernis  et  Giraud,  qui  repré- 
sentaient au  conclave  les  intérêts  de  la  France, 
jetèrent  les  yeux  sur  Ange  Braschi  et  ne  cessèrent 
de  le  patronner. 

Les  cours  d'Espagne  et  d'Autriche,  voyant 
qu'elles  ne  pouvaient  réussir  à  faire  élire  leurs  pro- 
tégés, et  craignant  que  le  parti  des  Zelanli  ne 
triomphât,  se  rangèrent  du  côté  de  la  France.  Le 
cardinal  Zelada  fut  chargé  d'aplanir  les  difficultés 
qui  s'élevaient  toujours  entre  les  Zelanli  et  le  parti 
des  Couronnes,  devenu  compacte.  Il  fit  entendre 
aux  premiers  que  Braschi  pensait  comme  eux, 
quoiqu'il  eût  toujours  manifesté  une  grande  modé- 
ration. Pour  preuve  de  ce  qu'il  affirmait,  il  rappela 
à  ses  collègues  l'attachement  qu'il  avait  manifesté 
pour  la  Compagnie  de  Jésus  persécutée. 

Lorsque  toutes  choses  furent  ainsi  préparées,  on 
procéda  au  dernier  scrutin  qui  eut  lieu  le  14  février 
1775.  Le  cardinal  Braschi  fut  élu  pape  à  l'unani- 
mité des  suffrages. 

Or,  pendant  que  le  conclave  était  réuni,  une 
sourde  agitation  régnait  dans  Rome.  Les  partisans 
des  Jésuites,  dont  l'irritation  ne  s'était  pas  calmée 


-  139  — 


à  la  mort  de  Clément  XIV,  semblaient  vouloir  inti- 
mider le  Sacré-Collége  et  lui  dicter  un  choix.  Des 
couplets  d'une  violence  extrême  circulaient  dans  la 
foule  et  pénétraient  jusque  dans  le  conclave.  La 
mémoire  du  dernier  Pape  était  outragée  de  la  façon 
la  plus  odieuse. 

Des  désordres  probablement  auraient  éclaté  dans 
la  Ville  Eternelle,  si  un  cardinal  dévoué  aux  Cou- 
ronnes avait  été  appelé  à  recueillir  la  succession 
de  Clément  XIV. 

A  peine  nommé,  le  cardinal  Braschi  prit  le  nom 
de  Pie  VI.  Comme  on  lui  demanda  la  raison  de  ce 
choix,  il  répondit,  avec  l'accent  de  la  foi  la  plus 
vive  : 

«  Pie  V  est  le  dernier  pape  que  l'Eglise  a  mis  au 
«  nombre  des  Saints.  Je  veux  marcher  sur  ses 
«  traces,  afin  de  parvenir  au  bonheur  dont  il  jouit  ». 

Il  ne  songeait  pas  alors  qu'il  y  arriverait  par  la 
voie  du  martyre. 

Le  cardinal  de  Bernis  se  hâta  d'écrire  à  la  cour 
de  France  pour  lui  annoncer  la  nouvelle  de  cette 
nomination.  Voici  en  quels  termes  sa  lettre  était 
conçue  : 

«  Le  cardinal  Braschi  vient  d'être  élevé  sur  la 
«  chaire  de  saint  Pierre.  On  croit  qu'il  la  remplira 
«  dignement;  du  moins  le  public  en  a  toujours  eu  la 
«  plus  favorable  idée  ;  et  personne  ne  lui  conteste 
«  les  lumières,  la  piété  et  l'amour  de  ses  devoirs. 

«  Jeune  encore,  il  mérita  l'estime  et  la  confiance 
«  de  Benoît  XIV.  Ce  fut  ce  Pontife  éclairé  qui  lui 
«  ouvrit  le  chemin  des  honneurs.  Sous  le  pontificat 


—  140  — 


«  de  Clément  XIII,  quoiqu'il  ait  joui  d'une  grande 
«  faveur  et  qu'il  partageât  les  sentiments  et  les 
«  opinions  du  Saint-Père  envers  les  Jésuites ,  on 
«  ne  lui  a  jamais  imputé  aucune  démarche  qui  le 
«  fît  soupçonner  de  fanatisme. 

«  Créé  cardinal  par  Clément  XIV,  que  quelques 
«  personnes  malintentionnées  avaient  prévenu 
«  contre  lui,  il  a  supporté  sa  disgrâce  en  silence  et 
«  n'a  paru  se  souvenir  que  des  bienfaits  qu'il  en 
«  avait  reçus. 

«  Dans  le  commencement  du  conclave,  il  a  vu 
«  avec  indifférence  le  projet  de  son  élection  presque 
<i  aussitôt  détruit  que  formé. 

«  En  somme,  toute  sa  conduite  ne  présente  que 
«  l'idée  d'un  honnête  homme,  plein  de  courage,  de 
«  fermeté,  de  prudence  et  de  modération.  On  n'ose 
«  cependant  répondre  des  événements  qui  peuvent 
«  résulter  de  certaines  circonstances,  ni  des  varia- 
tions qu'opère  sur  le  caractère,  l'esprit  et  les 
«  habitudes  de  la  plupart  des  hommes ,  une  trop 
«  grande  élévation.  Dieu  seul  connaît  le  fond  des 
«  cœurs,  et  les  hommes  ne  peuvent  juger  que  sur 
«  les  apparences.  Le  règne  du  nouveau  Pape  fera 
«  connaître  si,  avant  son  élection,  on  avait  vu  son 
«  visage  ou  son  masque  ». 

Lorsque  son  élection  fut  proclamée  dans  la  cha- 
pelle Pauline,  Ange  Braschi  se  jeta  à  genoux,  et 
prononça  une  prière  si  touchante  que  tous  les  car- 
dinaux en  furent  vivement  émus.  Puis,  s'adressant 
au  Sacré-Collége  : 

«  Pères  vénérables  »,  s'écria-t-il,  «  votre  assem- 


1  Al  — 


«  blée  est  terminée  ;  mais  que  son  résultat  est  mal- 
«  heureux  pour  moi  !  » 

Après  la  cérémonie  de  l'adoration,  il  s'approcha 
du  cardinal  de  Bernis,  l'embrassa  avec  une  ten- 
dresse affectueuse,  et  lui  dit  :  «  Je  vous  dois  ce 
«  fardeau  ;  vous  me  devez  des  conseils  pour  m'ai- 
«  der  à  le  supporter  ». 

«  Si  le  changement  que  j'éprouve  dans  ma  for- 
«  tune  »,  dit-il  au  cardinal  Conti,  «  n'en  apporte 
«  aucun  dans  nos  dispositions,  nous  ne  cesserons 
«  point  d'être  amis  ». 

Puis,  s'adressant  au  cardinal  Marc-Antoine  Co- 
lonna  :  «  Si  le  Sacré-Collége  nous  eût  rendu  justice 
«  à  l'un  et  à  l'autre,  vous  seriez  à  ma  place  ». 

Au  cardinal  Pallavicini  :  «  C'est  votre  excessive 
«  modestie  qui  m'a  placé  la  tiare  sur  la  tête  ». 

Au  cardinal  Négroni  :  «  Vous  avez  le  vœu  des 
«  Couronnes  et  le  mien  » . 

On  ne  saurait  avoir  ni  plus  d'esprit  ni  plus  d'hu- 
milité. Les  sentiments  qu'il  exprimait  d'une  ma- 
nière si  aimable  étaient  bien  ceux  qui  l'animaient, 
comme  il  le  prouva  par  sa  conduite.  Le  cardinal 
Pallavicini  conserva  son  titre  de  secrétaire  d'Etat. 
La  daterie  fut  confiée  au  cardinal  Négroni,  et  la 
secrétairerie  des  brefs  au  cardinal  Conti.  Son  atta- 
chement pour  le  cardinal  de  Bernis  ne  se  démentit 
point.  Il  lui  demanda  souvent  des  conseils  qui  furent 
toujours  suivis,  et  il  ne  laissa  passer  aucune  occa- 
sion de  lui  donner  publiquement  des  témoignages 
d'affection  et  d'estime.  D'ailleurs,  Pie  VI  avait  pour 
la  France,  que  représentait  le  cardinal  de  Bernis, 


un  penchant  naturel  dont  les  événements  les  plus 
déplorables  n'ont  pu  affaiblir  la  vivacité.  Nous  ver- 
rons cette  prédilection  du  Pontife  se  révéler  à  cha- 
que instant  ;  on  eût  même  dit  qu'elle  grandissait  à 
mesure  que  nous  abreuvions  d'amertume  le  cœur 
de  ce  grand  Pape.  Le  cardinal  de  Bernis  a  donc 
pu  affirmer  en  toute  vérité  que  Pie  VI  avait  le 
cœur  français. 

A  peine  le  bruit  de  son  élection  se  fut-il  répandu, 
que  les  Romains  firent  éclater  leur  joie.  Ce  nouveau 
règne  leur  apparaissait  sous  les  couleurs  les  plus  bril- 
lantes. Pie  VI  était  connu  dans  la  Ville  Eternelle 
par  la  bonté  inépuisable  de  son  cœur,  par  son 
amour  de  la  justice  et  la  protection  si  intelligente 
et  si  généreuse  qu'il  accordait  aux  arts,  aux  lettres 
et  aux  sciences.  Aussi  faisait-on  de  toutes  parts 
les  plus  heureux  pronostics.  Déjà  les  Romains 
croyaient  voir  leur  ville  transformée.  Le  nom  de 
Léon  X  circula  dans  la  foule,  et  il  n'y  eut  pas  un 
seul  artiste  en  Italie  qui  ne  regardât  le  nouveau 
Pape  comme  l'héritier  de  la  gloire  et  du  mérite  de  ce 
Pontife.  D'autres  le  comparèrent  à  Benoît  XIV,  et 
quelques-uns  à  saint  Pie  V.  Des  feux  de  joie  furent 
allumés  sur  les  places  publiques  ;  de  brillantes  illu- 
minations eurent  lieu  non-seulement  à  Rome,  mais 
encore  dans  tout  le  reste  des  Etats  pontificaux. 

Pie  VI  se  montra  généreux  envers  ses  nouveaux 
sujets.  Il  fit  distribuer  d'abondantes  aumônes,  et 
déclara  qu'il  ne  cesserait  de  se  préoccuper  des 
classes  indigentes. 

Nos  lecteurs  voudront  bien  nous  permettre  de  citer 


un  passage  des  Mémoires  philosophiques,  à  l'appui 
des  détails  qu'on  vient  de  lire,  sur  les  débuts  de  ce 
pontificat  : 

«  Il  fit  »,  dit  l'auteur,  «  distribuer  de  l'argent  aux 
«  pauvres.  Il  recueillit  dans  Rome  une  femme  peu 
«  fortunée,  qui  avait  pris  soin  de  son  enfance. 

«  Dans  la  distribution  qu'il  fit  des  grâces  ecclésias- 
«  tiques,  il  préféra  les  prélats  les  plus  dignes  et  les 
«  moins  opulents.  Il  annonça  qu'il  priverait  de  leurs 
«  emplois  tous  ceux  qui  les  avaient  acquis  par  des 
«  moyens  illégitimes.  Son  économie  diminua  de 
«  quarante  mille  écus  romains  les  dépenses  de  la 
«  Chambre  apostolique.  Il  promit  aux  cardinaux  de 
«  les  consulter  dans  toutes  les  affaires,  tandis  que 
«  son  prédécesseur  avait  été  singulièrement  avare 
<<  de  sa  confiance.  Il  se  montra  humain,  accessible, 
«  laborieux,  tempérant.  En  un  mot,  son  début  con- 
«  cilia  presque  tous  les  suffrages  ». 

Comme  s'il  avait  craint  que  ce  témoignage  rendu 
à  la  vérité  historique  ne  produisît  sur  l'esprit  de  ses 
lecteurs  une  impression  regrettable,  le  philosophe 
a  soin  d'ajouter  cette  réflexion  perfide  :  Quel  est  le 
souverain  qui  ne  débute  pas  de  la  sorte  ?  Et  c'est  ainsi 
que  l'on'  écrit  l'histoire  I 

De  nos  jours,  la  méthode  est  la  même  et  le  suc- 
cès égal.  La  conspiration  des  écrivains  contre  la 
vérité  est  toujours  à  l'état  permanent,  et  le  mot 
que  M.  de  Maistre  a  si  justement  appliqué  au 
xvme  siècle  n'a  rien  perdu  de  son  actualité  (1). 


(1)  Ce  grand  écrivain  a  dit  que  l'histoire,  an  xvnr'  siècle,  n'avait  été  qu'une 
vaste  conspiration  contre  la  vérité. 


—  144  — 


Jusqu'à  Pie  VI,  fait  observer  un  de  ses  historiens, 
le  peuple  de  Rome  avait  été  habitué  à  ne  voir  que 
des  Pontifes  courbés  sous  le  poids  des  ans  et  des 
infirmités,  remplissant  avec  peine  leurs  augustes 
fonctions.  Quelle  ne  fut  pas  sa  joie  à  l'aspect  du  nou- 
veau Pape?  Grand,  bien  fait,  plein  de  vigueur,  il 
avait  conservé  jusque  dans  l'âge  mûr  les  grâces  de 
la  jeunesse.  On  admirait  dans  les  cérémonies  aussi 
longues  que  fatigantes  auxquelles  sont  condamnés 
les  successeurs  de  saint  Pierre,  son  aisance  et  sa 
dignité.  Nul  Pape,  avant  lui,  n'avait  entouré  de 
tant  de  prestige  la  dignité  pontificale.  Les  héré- 
tiques eux-mêmes  ne  pouvaient  se  défendre  d'un 
saisissement  involontaire  à  la  vue  de  Pie  VI  parais- 
sant en  public  revêtu  des  ornements  sacrés.  Un 
anglais,  John  More,  après  avoir  fait  la  description 
d'une  cérémonie  à  laquelle  il  avait  assisté,  ajoute  ce 
qu'on  va  lire  : 

«  Jamais  aucune  cérémonie  ne  fut  mieux  calculée 
«  pour  frapper  les  sens  et  l'imagination,  que  celle 
«  du  Souverain  Pontife  donnant  la  bénédiction  du 
«  haut  de  la  tribune  de  saint  Pierre.  Quant  à  moi, 
«  si  je  n'avais  pas  reçu,  dès  l'enfance,  de  fortes  pré- 
«  ventions  contre  l'acteur  principal  de  cette  magni- 
«  fique  représentation,  j'aurais  été  en  danger  de  lui 
«  payer  une  sorte  de  tribut  de  respect  peu  compa- 
«  tible  avec  la  religion  dans  laquelle  j'ai  été  élevé  ». 

Un  autre  témoin  oculaire,  qui  était  tout  à  la  fois 
protestant  et  philosophe,  nous  parle  en  détail  des 
impressions  qu'il  a  ressenties,  le  jour  de  l'Ascen- 
sion, à  Saint-Pierre.  Après  avoir  donné  sa  main  et 


—  145  — 


son  pied  à  baiser,  le  Pape  est  transporté  au  balcon 
de  la  basilique  sur  la  Sedia  gestatoria. 

«  C'est  en  cette  occasion  »,  dit  l'auteur  dont  nous 
venons  de  parler,  «  que  Pie  VI  déploie  toutes  les 
«  grâces  de  sa  personne,  et  qu'il  distribue  des  bé- 
«  nédictions  avec  une  dignité  dont  on  ne  trouve  pas 
«  ailleurs  de  modèle.  Le  corps  doucement  penché 
«  en  avant,  comme  s'il  voulait  relever  celui  qui  va 
«  s'agenouiller  devant  lui,  il  présente  au  cardinal 
«  qui  s'approche,  sa  main  à  baiser,  et  tandis  qu'un 
«  prélat  placé  à  ses  côtés  retire  doucement  sa  robe 
«  et  découvre  une  jambe  faite  au  tour,  il  avance  son 
«  pied.  Le  cardinal,  à  genoux,  baise  la  mule  du 
«  Pontife,  reçoit  sa  bénédiction,  et  pendant  qu'il 
«  se  relève,  le  Pontife  lui  donne  le  baiser  de  paix 
«  sur  le  front. 

«  Quand  la  cérémonie  fut  terminée,  Pie  VI,  revêtu 
«  de  tous  ses  habits  pontificaux,  monta  sur  le  fau- 
«  teuil  qui  lui  est  destiné  et  fut  porté  en  pompe  à  la 
«  Loggia,  espèce  de  tribune  qui  est  au-dessus  de 
«  l'entrée  de  l'église  de  Saint-Pierre  (1).  Le  mo- 
«  ment  où  l'on  tira  le  rideau  intérieur  de  cette  tri- 
«  bune,  et  où  l'on  avança  jusqu'à  la  balustrade  le 
«  siège  sur  lequel  le  Pape  était  assis,  fut  celui 
«  auquel  on  entendit  la  salve  d'artillerie  du  château 
«  Saint-Ange,  et  le  son  des  cloches  de  Rome  mises 
«  en  branle  toutes  à  la  fois.  Au  même  instant  la 
«  place  de  Saint-Pierre,  où  les  gardes-du-corps 

(1)  La  cérémonie  dont  il  est  ici  question  a  toujours  lieu  à  Saint-Jean  de 

Latran.  Pour  des  causes  que  l'auteur  n'indique  pas,  elle  se  lit  à  Saint-Pierre 
cette  année-là. 

Pie  VI.  10 


—  146  — 


«  étaient  en  parade,  retentit  d'une  musique  guer- 
«  rière,  et  au  bruit  éclatant  des  timbales  et  des 
«  Irompettes,  se  mêlèrent  les  acclamations  d'un 
«  nombre  prodigieux  de  spectateurs  enivrés  d'en- 
«  thonsiasme. 

«  Un  calme  profond  succède  à  ce  bruit  de  son  et 
«  de  cris,  prolongé  par  mille  échos,  à  cet  ébranle- 
«  ment  universel.  Alors  le  Pape  se  lève  de  son  siège  ; 
«  devant  lui,  au  même  instant,  toute  cette  foule 
«  immense  tombe  à  genoux.  Il  élève  ses  regards, 
«  il  étend  ses  bras  vers  le  ciel,  rapproche  ensuite 
«  avec  une  religieuse  lenteur  ses  mains  de  sa  poi- 
«  trine ,  les  déploie  de  nouveau  comme  pour 
«  répandre  sur  Rome  et  sur  l'univers  la  bénédic- 
«  tion  qu'il  vient  d'obtenir  du  ciel,  et  disparaît  de 
«  la  tribune  ». 

Enfin,  le  même  observateur  assistant  quelques 
jours  après  à  la  solennité  de  la  Fête-Dieu,  est  vive- 
ment frappé  de  ce  qu'il  voit.  Mes  lecteurs  ne  seront 
point  fâchés  que  je  lui  emprunte  une  nouvelle 
citation  : 

«  Après  avoir  vu  défiler  pendant  deux  heures  et 
«  dans  le  plus  grand  ordre  cette  foule  de  corpora- 
«  tions  religieuses,  qui  composent  une  grande  par- 
«  tie  de  la  population  de  Rome,  on  entendit  tout  à 
«  coup  le  son  des  cloches  et  le  bruit  des  canons  du 
«  château  Saint-Ange.  C'est  ainsi  que  s'annonçait 
«  l'apparition  du  Souverain  Pontife,  que  l'on  portait 
«  en  pompe,  et  qui  sortait  par  la  grande  porte  de 
«  l'église  de  Saint-Pierre. 

«  11  est  impossible  de  rendre  tout  ce  que  ce 


«  groupe  a  de  pittoresque  et  de  vraiment  beau, 
«  ainsi  que  l'impression  profonde  qu'il  produit  sur 
«  les  spectateurs,  quels  qu'ils  soient.  Assis  sur  une 
«  espèce  de  brancard  que  recouvrait  une  riche 
«  étoffe,  le  vénérable  vieillard,  dont  l'âge  avait 
«  respecté  les  belles  formes  ,  était  porté  sur  les 
«  épaules  de  ses  trabans,  et  s'avançait  ainsi  sous 
«  un  dais  magnifique,  soutenu  par  les  personnages 
«  les  plus  distingués  de  sa  cour.  La  démarche  des 
«  porteurs  était  lente  et  tellement  mesurée,  que  le 
<•<  Pontife  semblait  planer  dans  les  airs  au-dessus  de 
«  tout  ce  qui  l'environnait.  On  le  vit  ensuite  se 
«  pencher  en  avant  pour  atteindre  l'autel  sur  lequel 
«  le  Saint-Sacrement  était  exposé  dans  un  osten- 
«  soir  enrichi  de  diamants.  Il  était  entièrement 
«  entouré  d'un  vaste  drap  de  satin  blanc  (la  chape), 
«  parsemé  de  couronnes  brodées  en  or,  qui  des- 
«  cendait  en  plis  ondoyants  jusque  sur  ses  porteurs, 
«  et  enveloppait  son  siège  tout  entier  et  l'autel 
«  même.  On  ne  voyait  de  toute  sa  personne  que  ses 
«mains  jointes  posées  sur  l'autel,  et  sa  tête  nue 
«  ornée  de  ses  cheveux  blancs. 

«  Dans  cette  attitude  il  priait  à  voix  basse,  et  ses 
«  yeux  élevés  vers  le  ciel  étaient  humectés  des 
«  larmes  de  la  componction.  Tous  ses  traits  por- 
«  taient  l'empreinte  de  la  dévotion  la  plus  fervente. 
«  L'effet  de  ce  spectacle  était  si  général  et  si  profond, 
«  qu'il  me  semble  impossible  qu'on  n'en  fût  pas  vive- 
«  ment  ému.  Déjà,  dès  le  moment  où  les  salves  d'ar- 
«  tillerie  et  le  son  des  cloches  avaient  annoncé  l'ap- 
«  proche  du  Pape,  et  où  l'on  avait  vu  de  loin  ce 


—  148  — 


«  groupe  pyramidal  s'avancer  et  passer  les  grandes 
«  portes  de  l'église,  le  peuple,  comme  atteint  d'un 
«  coup  de  foudre,  s'était  précipité  contre  terre,  s'é- 
«  tait  frappé  la  poitrine,  avait  ensuite  élevé  vers  le 
«  Pape  qui  s'approchait  avec  le  Saint-Sacrement,  ses 
«  yeux  respectueusement  attendris,  et  comme  si 
«  une  divinité  lui  eût  apparu,  le  suivit  de  ses  regards 
«  enchantés,  jusqu'à  ce  qu'il  eut  échappé  à  sa  vue. 
«  Quelques  princes,  les  généraux  du  Pape  couverts 
«  de  cuirasses  de  l'acier  le  plus  poli,  marchaient  à  sa 
«  suite.  Un  grand  nombre  de  ses  trabans,  les  suisses 
«  qui  sont  à  sa  solde,  ses  gardes,  tant  à  pied  qu'à 
«  cheval,  fermaient  cette  marche  solennelle,  qui 
«  employa  près  de  cinq  heures  pour  traverser  les 
«  colonnades  et  trois  des  rues  les  plus  voisines. 
«  Ensuite  le  Pape  monta  au  maître-autel  de  l'église 
«  de  Saint-Pierre,  et  donna  la  bénédiction  aposto- 
«  lique  au  peuple,  dont  les  flots  se  pressaient  autour 
«  de  lui  ». 

Après  cela,  il  est  facile  de  comprendre  quel  en- 
thousiasme excitèrent  parmi  le  peuple  romain  les 
qualités  éminentes  et  la  majesté  souveraine  de 
Pie  VI.  On  raconte  que  dans  une  autre  circonstance 
à  peu  près  semblable  à  celle  dont  nous  venons  de 
parler,  une  voix  partie  d'un  balcon  s'écria  tout  à 
coup  :  Quanto  è  belîo  !  quanto  è  bello  !  (1  )  et  aussitôt 
la  même  acclamation  de  se  faire  entendre  de  toutes 
parts,  tandis  que  du  milieu  de  la  foule  s'élevait  cet 
autre  cri  d'admiration  :  Tanio  è  bello  ,  quanto  è 
santo  !  Et  chaque  assistant  se  plut  à  répéter  avec 

(1)  Goratrï  :  Mémoires  seci'ets  sur  les  Etats  d'Italie. 


—  149  — 


plus  de  bonheur  cet  éclatant  témoignage  rendu  à 
sa  vertu. 

Tanto  è  bcllo,  quanto  è  santo.  Si  jamais  la  voix  du 
peuple  a  été  un  écho  fidèle  de  la  voix  de  Dieu,  c'est 
assurément  le  jour  où  le  peuple  romain  proclama, 
dans  un  élan  de  noble  exaltation,  la  sainteté  du  nou- 
veau Pontife.  Cette  foule  enthousiaste  ne  soupçonnait 
pas  alors  que  de  tristes  événements  justifieraient 
plus  tard  la  haute  opinion  qu'elle  avait  de  Pie  VI . 

Le  Pontife  ne  crut  pas  devoir  se  borner  à  répandre 
les  bienfaits  autour  de  lui  et  à  donner  au  culte  une 
splendeur  inaccoutumée.  D'autres  devoirs,  trop 
souvent  pénibles,  lui  restaient  à  remplir.  Il  savait 
qu'un  souverain  doit  avant  tout  réprimer  les  abus 
et  mettre  de  l'ordre  dans  l'administration. 

Il  prit  donc  une  connaissance  exacte  des  affaires 
du  gouvernement,  s'entoura  de  conseillers  intègres, 
et  ne  dissimula  point  la  résolution  qu'il  avait  prise 
de  frapper  ceux  qui  se  rendraient  coupables  de  mal- 
versations. On  peut  dire  que  sa  fermeté  ne  se  dé- 
mentit pas  plus  que  sa  bonté. 

Le  gouverneur  de  Rome,  n'ayant  pas  su  répri- 
mer quelques  désordres  occasionnés  par  les  sbires, 
fut  sévèrement  admonesté.  Il  priva  de  sa  pension 
Nicolas  Bischi,  préfet  de  l'Annone,  supprima  plu- 
sieurs traitements  inutiles,  et  annonça  qu'il  dé- 
pouillerait de  leurs  emplois  tous  ceux  qui  en 
abuseraient  ou  les  auraient  acquis  d'une  manière 
illégitime.  Grâce  à  ces  réformes  salutaires  il  put 
économiser  annuellement  quatre  cent  mille  écus 
romains. 


—  150  — 


Il  partageait  son  temps  entre  la  prière,  son  cabi- 
net de  travail,  son  muséum  et  la  bibliothèque  vati- 
cane.  Il  était  successivement  pontife,  souverain  tem- 
porel, artiste,  littérateur  et  savant,  et  l'on  peut 
dire,  sans  redouter  un  démenti,  que  nul  ne  com- 
prit mieux  que  lui  ces  différents  rôles.  Pie  VI  avait 
toutes  les  qualités  nécessaires  pour  faire  de  son 
règne  une  époque  de  gloire  et  de  bonheur.  Mais 
des  circonstances  déplorables  qu'il  ne  pouvait  évi- 
ter empoisonnèrent  les  joies  de  son  glorieux  ponti- 
ficat, et  furent  pour  l'Italie  comme  pour  le  reste  de 
l'Europe  une  source  de  calamités. 


CHAPITRE  X. 


Sommaire.  —  Hypocrisie  des  ennemis  de  la  papauté.  —  De  toutes  les  institu- 
tions politiques,  la  plus  parfaite  est  sans  contredit  le  gouvernement  papal. 
—  Ce  qu'en  pensait  M.  de  Maistre.  —  Les  Papes  à  Avignon.  —  Leur  adm 
nistration  jugée  par  les  philosophes.  —  Réformes  opérées  par  Pie  VI.  — 
La  chambre  apostolique.  —  Les  juifs  au  Ghetto.  —  Pie  VI  travaille  au  dé- 
veloppement de  l'agriculture  et  de  l'industrie  dans  ses  Etats. 

On  a  écrit  bien  des  volumes  à  la  fin  du  dernier 
siècle,  pour  décrier  le  gouvernement  papal. 

Ces  attaques  aussi  violentes  que  peu  justifiées  se 
sont  renouvelées  à  la  suite  de  la  campagne  d'Italie, 
en  1859.  Qu'importe  aux  ennemis  de  l'Eglise  la  vérité 
des  faits?  Aux  yeux  des  libres-penseurs,  la  fin 
justifie  les  moyens,  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de 
l'Eglise. 

On  n'attaque  le  pouvoir  temporel  du  Pape  qu'a- 
fîn  d'avoir  plus  facilement  raison  de  son  autorité 
spirituelle.  On  suppose  qu'une  fois  dépouillé  de  ses 
Etats,  le  souverain  Pontife  ne  tardera  pas  à  perdre 
son  prestige. 

En  présence  de  l'hypocrisie  souvent  constatée  des 
écrivains  antireligieux  qui  affirment  ne  vouloir 
spolier  le  Chef  de  l'Eglise  que  pour  lui  faciliter 
l'exercice  de  son  ministère,  les  catholiques  doivent 
s'unir  contre  les  ennemis  du  Saint-Siège,  quel  que 
soit  le  terrain  sur  lequel  on  tentera  de  transporter 
la  lutte. 


—  152  — 


II  n'y  a  pas  d'institution  politique  exempte  de  dé- 
fauts. Les  lois  les  plus  parfaites  laissent  souvent  à 
désirer,  et  le  meilleur  de  tous  les  gouvernements 
est  celui  qui  sait  le  mieux  concilier  les  droits  inalié- 
nables de  l'autorité  avec  le  progrès  intellectuel  et 
moral  des  sociétés  et  la  liberté  des  peuples. 

Considéré  à  ce  point  de  vue,  le  seul  qui  soit  vrai, 
le  gouvernement  des  papes  a  toujours  été  supérieur 
aux  gouvernements  les  plus  vantés  de  l'Europe. 

«  La  puissance  pontificale  »,  a  dit  M.  de  Maistre, 
«  est  par  essence  la  moins  sujette  aux  caprices  de 
«  la  politique.  Celui  qui  l'exerce  est  de  plus  toujours 
«  vieux,  célibataire  et  prêtre;  ce  qui  exclut  les 
«  quatre-vingt-dix-neuf  centièmes  des  erreurs  et 
«  des  passions  qui  troublent  les  Etats.  Enfin,  comme 
«  il  est  éloigné,  que  sa  puissance  est  d'une  autre 
«  nature  que  celle  des  souverains  temporels,  et 
«  qu'il  ne  demande  jamais  rien  pour  lui,  on  pourrait 
«  eroire  légitimement  que  si  tous  les  inconvénients 
«  ne  sont  pas  levés,  ce  qui  est  impossible,  il  en  res- 
«  terait  du  moins  aussi  peu  qu'il  est  permis  de  l'es- 
«  pérer,  la  nature  humaine  étant  donnée  ;  ce  qui  est 
«  pour  tout  homme  sensé  le  point  de  perfection  (1)  ». 

Nos  pères  ont  pu  juger  par  eux-mêmes  des  im- 
perfections prétendues  du  gouvernement  pontifical. 
Les  Souverains  Pontifes,  après  avoir  habité  Avi- 
gnon pendant  plus  d'un  demi-siècle,  ont  gouverné 
parleurs  légats  le  Comtat  Venaissin  jusqu'à  la  Révo- 
lution française.  Eh  bien  !  les  philosophes  eux- 
mêmes  ont  été  contraints  d'avouer  que  ce  pays 

(1)  Le  Pape. 


—  153  — 


était  de  beaucoup  plus  heureux  que  les  provinces 
qui  l'avoisinaient. 

M.  Louis  de  Laincel,  dans  son  Voyage  humouris- 
tique,  a  écrit,  à  propos  de  la  question  qui  nous 
occupe,  quelques  observations  aussi  parfaitement 
vraies  que  spirituellement  exprimées.  Mes  lecteurs 
voudront  bien  me  permettre  de  citer  ici  ce  char- 
mant écrivain,  dans  l'intérêt  de  la  cause  que  je 
défends.  Son  jugement  a  d'autant  plus  d'autorité 
qu'il  a  soin  de  l'étayer  de  témoignages  peu  sus- 
pects. 

Après  avoir  parlé  du  rôle  que  joua  dans  le  Comtat 
Fabrice  Serbelloni  et  cité  l'épitaphe  touchante  qui 
fut  composée  pour  lui,  M.  Louis  de  Laincel  ajoute  : 

«  Heureux  les  pays  dont  les  gouverneurs  s'en 
vont  dans  la  tombe  accompagnés  par  des  élégies 
sincères  I  Depuis  1650  environ,  jusqu'au  moment 
où  sonna  le  tocsin  de  1 791 ,  le  Comtat  fut  paisible,  et 
durant  l'espace  d'un  siècle,  cette  belle  contrée  vit 
considérablement  augmenter  sa  richesse  et  son 
bien-être,  sous  l'administration  pontificale.  Voyez 
ce  qu'en  dit  l'abbé  Coyer,  un  de  ces  abbés  philo- 
sophes qui  méritaient  l'amitié  de  Voltaire  : 

«  Les  Avignonais  paraissent  fort  contents  du  gou- 
«  vernement  papal.  C'est  peut-être  l'aisance  où  ils 
«  vivent,  sur  un  territoire  fécond,  qui  les  rend 
«  moins  industrieux,  moins  entreprenants  dans  le 
«  commerce.  Mais  qu'importe,  si  le  bonheur  habite 
«  avec  eux  (1)  ?  » 

Voici  encore  un  tableau  de  la  situation  du  Com- 

(1)  Voyages  d'Italie  et  de  Hollande,  par  l'abbé  Coyer,  1775,  t.  n. 


tat  avant  1 7  89,  fait  peu  d'années  avant  cette  époque, 
et  qu'on  lit  dans  les  Soirées  provençales  de  Pierre 
Béranger,  —  encore  un  philosophe  celui-ci,  et  par- 
tant peu  suspect  : 

«  Qu'importe  que  ce  pays-ci  puisse  renfermer 
«  plus  ou  moins  d'habitants  ?  il  s'agit  de  savoir  si 
«  ceux  qui  l'habitent  sont  heureux.  Or,  voyez  et 
«  jugez:  ici  Y  homme,  réduit  aux  quarante  écus,  paye, 
«  il  est  vrai,  sa  capitation,  mais  on  lui  fait  grâce 
«  du  taillon,  des  aides,  des  gabelles ,  du  sou  par 
«  livre  et  des  vingtièmes.  Ici,  les  moissons  ne  sont 
«  pas  dévorées  par  un  camp  volant  de  commis  et  de 
«  collecteurs,  plus  cruels,  plus  dévastateurs  que  la 
«  grêle  et  les  sauterelles  ;  les  Publicains  n'y  tra- 
«  vaillent  pas  le  pays  en  finances.  Le  tabac  vaut 
«  deux  sous  l'once  ;  le  sel,  six  liards  la  livre  ;  le  vin, 
«  deux  sous  le  grand  pot.  Le  pain  et  la  viande  y 
«  sont  taxés  à  un  prix  raisonnable,  qui  accommode  à 
«  la  fois  le  propriétaire  et  le  consommateur.  Ces 
«  plaines,  couvertes  de  verts  mûriers,  fournissent 
«  une  énorme  quantité  de  fort  belle  soie  aux  manu- 
«  factures  de  Lyon  et  du  Languedoc.  Ces  longues 
«  allées  d'ormes,  d'amandiers,  d'oliviers,  ces  mille 
«  avenues  de  saules  et  de  peupliers  donnent  le  bois 
«  de  chauffage,  produisent  des  huiles  et  des  fruits 
«  en  abondance  et  suppléent  au  manque  de  forêts. 
«  Tout  ces  canaux  si  bien  ménagés,  les  eaux  du 
«  Rhône,  les  bras  de  la  Durance,  les  saignées  de  la 
«  Sorgue  avivent  ces  trèfles  et  ces  luzernes,  et  sont 
«  comme  les  veines  et  les  artères  de  ces  pâturages 
«  féconds  en  herbes  et  en  troupeaux  :  de  là,  les 


—  155  — 


«  laines,  les  engrais,  le  bétail  qui  laboure,  et  le  lait 
«  qui  nourrit  le  laboureur.  Pensez-vous  que  la  belle 
«  culture  de  tant  d'héritages  puisse  exister  dans  cet 
h  état  florissant,  sans  une  population  convenable, 
«  sans  économie  politique,  sans  bonheur  ?  Je  suis 
«  loin  de  le  croire...  —  Ici,  propriété,  sûreté,  liberté, 
«  ne  sont  pas  de  vains  mots  (1)  ». 

«  Un  autre  écrivain,  M.  J.  André,  a  écrit,  de  son 
côté,  cette  phrase  qui  complète  les  réflexions  des 
deux  voyageurs  que  je  viens  de  citer  :  «  On  ne  sau- 
«  rait  trop  »,  dit-il,  «  faire  l'éloge  des  statuts  de  la 
«  ville  d'Avignon,  son  organisation  municipale  est 
«  très-sage  (2)  ». 

«  Je  sais  bien  que,  quelquefois,  les  vice-légats 
ne  se  montraient  point  parfaits,  que  Lascaris,  qui 
remplissait  cette  fonction  vers  1664,  est  accusé 
de  cupidité  et  de  dureté  ;  mais  les  Papes  savaient 
écouter  les  réclamations  de  leurs  sujets  d'outre- 
mer. Ainsi  une  commission  fut  nommée  par  Pie  VI, 
pour  rechercher  les  vices  et  les  abus  qui  pouvaient 
s'être  glissés  dans  le  gouvernement  des  vice-légats. 
On  remarquait  dans  cette  commission  le  marquis  de 
Lespine,  le  baron  de  Sainte-Croix,  les  sieurs  de 
Vigne,  de  Guilhermier,  de  la  Paillonne,  etc. 

«  Un  état  de  prospérité  était  donc  constaté  dans 
le  Comtat,  peu  avant  la  révolution  qui  annexa  ce 
pays  à  la  France  :  remarquons  combien  les  dates 
où  cette  prospérité  était  observée  par  des  voya- 
geurs, sont  rapprochées  de  celles  où  éclata  une 

(1)  Les  Soirées  provençales,  par  Béranger,  1786.  —  (2)  Révolutions  d'Avi- 
gnon. 


—  156  — 


révolution  qui  bouleversa  et  qui  ensanglanta  une 
contrée  naguère  si  paisible. 

«  En  regard  de  la  peinture  que  vous  venez  de 
voir,  placez  les  horreurs  de  la  Glacière,  l'incendie 
de  Bédouin,  les  ravages  et  les  pillages  organisés 
par  Jourdan  Coupe-Tête,  la  guillotine  en  perma- 
nence à  Orange,  l'administration  de  Fréron,  les 
meurtres  accomplis  en  1815  par  les  Fédérés,  l'as- 
sassinat du  maréchal  Brune,  —  et  du  contraste 
une  conclusion  naîtra  ;  inutile  de  la  formuler  (1)  ». 

Il  vient  de  me  tomber  sous  la  main  un  ouvrage 
fort  curieux,  intitulé  :  Lettres  historiques  et  galantes 
de  deux  dames,  dont  l'une  était  à  Paris  et  l'autre  en 
province.  Mme  Dunoyer,  auteur  de  ce  livre  peu  dé- 
vot, avait  assez  de  philosophie  pour  juger  avec 
impartialité  l'administration  pontificale  : 

«  Vous  vous  trompez  très-fort,  Madame,  quand 
«  vous  croyez  que  hors  de  Paris  il  n'est  point  de 
«  plaisir  ».  Ainsi  s'exprime,  dès  le  début  de  sa  pre- 
mière lettre,  le  bas-bleu  libre-penseur  de  l'école 
d'Arouet. 

«  Vous  êtes  dans  une  erreur  pareille  »,  continue 
Mme  Dunoyer,  «  à  celle  où  étaient  les  anciens  Grecs, 
«  quand  ils  traitaient  de  barbares  tous  les  autres 
«  peuples  ;  il  en  est,  je  vous  assure,  de  bien  polis 
«  dans  les  pays  que  j'ai  parcourus  depuis  que  je 
«  vous  ai  quittée,  et  je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  au 
«  monde  un  séjour  plus  agréable  que  celui  d'Avignon, 
«  où  les  affaires  de  mon  mari  m'arrêtent  pour  quel- 
«  que  temps.  Cette  ville  est  ancienne,  on  l'appelait 

(1)  Voyage  humouristique  dans  le  Midi,  par  Louis  de  Laincel. 


«  autrefois  Avenio  ;  elle  appartenait  aux  comtes  de 
«  Thoulouses;  le  Pape  l'ôta  à  Raymond,  dans  le  temps 
«  des  A  Ibigeois  ;  et  Jeanne,  reine  de  Naples  et  com- 
«  tesse  de  Provence,  fille  de  Robert,  roi  de  Sicile, 
«  lui  en  donna  la  propriété,  et  de  tout  le  Comtat 
«  Venaissin,  dont  elle  est  capitale.  Les  Papes  y  ont 
«  siégé  soixante  et  dix  ans,  depuis  Clément  V  jus- 
«  qu'à  Grégoire  XI,  qui  fut  le  septième  Pape  d'Àvi- 
«  gnon,  et  qui  disputait  la  succession  de  Saint-Pierre 
«  aux  Papes  de  Rome.  La  situation  de  cette  ville 
«  est  enchantée  :  le  Rhosne  baigne  ses  murailles  ; 
«  ce  ne  sont  que  jardins  et  prairies  au  dehors  et 
«  bâtiments  magnifiques  au  dedans...  Des  couvents 
«  d'hommes  et  de  filles  embellissent  encore  cette 
«  charmante  ville,  qui  est  sous  un  très-beau  ciel  et 
«  sous  la  plus  douce  domination  du  monde,  puisqu'elle 
«  ne  reconnaît  que  l'autorité  du  Pape,  exercée  par 
«  un  vice-légat,  qui  est  toujours  homme  de  condi- 
«  tion  et  fort  aisé  à  ménager.  Celui  d'à  présent 
«  s'appelle  Delfini  ;  c'est  un  noble  vénitien  fort 
«  poli  :  il  postule,  dans  ce  poste,  celui  de  nonce  en 
«  France,  et  le  chapeau  de  cardinal  ;  dignités  aux- 
«  quelles  celle  de  vice-légat  sert  ordinairement  de 
«  degré.  On  ne  sait  ici  ce  que  c'est  qu'impôts  et 
«  capitation  ;  tout  le  monde  y  est  riche,  et  tout  y 
«  respire  la  joye  ». 

Deux  pages  plus  loin,  le  touriste  en  jupons  adresse 
à  son  amie,  laquelle  ne  croit  pas  aux  miracles,  les 
réflexions  suivantes,  qui  prouvent  tout  au  moins 
que  les  sujets  du  Pape  jouissaient  d'une  certaine 
liberté  sous  le  despotisme  sacerdotal  des  vice-légats  : 


-  158  - 


«  Divertissez-vous  donc  de  votre  mieux  sans  moi, 
«  comme  je  tâche  de  me  réjouir  sans  vous,  en 
«  attendant  que  nous  recommencions  de  nous  ré- 
«  jouir  ensemble  :  Je  voudrais  bien  que  ce  fût  dans 
«  ces  climats  où  Von  jouit  d'une  entière  liberté,  où 
«  l'on  peut  chanter  la  Mainlenon  et  Noailles  sans 
«  craindre  la  Bastille,  et  où  je  puis  écrire  sur  ma 
«  fenêtre,  pendant  qu'à  l'heure  qu'il  est,  vous  souf- 
«  fiez,  je  gage,  dans  vos  doigts  ». 

A  philosophe,  philosophe  et  demi.  Dans  sa  ré- 
ponse à  la  missive  dont  on  vient  de  lire  quelques 
extraits,  la  gracieuse  et  spirituelle  parisienne  se 
moque  agréablement  du  surnaturel  et  des  Révérends 
Pères  Célestins  d'Avignon.  Cette  ville  cependant  ne 
lui  est  point  trop  antipathique  ;  au  contraire,  grâce 
à  la  liberté  dont  on  y  jouit  et  aux  plaisirs  quelque 
peu  mondains  que  les  gens  du  monde  peuvent  s'y 
procurer,  en  dépit  de  l'inquisition  et  de  ses  noirs  ca- 
chots. Son  amie  la  provinciale  lui  dit  à  ce  sujet  les 
choses  les  plus  aimables  : 

«  Je  suis  bien  aise,  Madame,  que  vous  preniez 
«  du  goût  pour  nos  plaisirs  de  province,  et  que  vous 
«  ne  m'ôtiez  pas  tout  à  fait  l'espérance  de  vous  voir 
«  ici.  Vous  ne  serez  jamais  étrangère  nulle  part,  et 
«  encore  moins  ici  qu'ailleurs,  puisque  le  mérite  est 
«  de  tous  les  pays,  et  qu'Avignon  est  un  de  ceux  où 
«  l'on  sait  le  mieux  lui  rendre  justice  ». 

«  Vers  1789,  en  présence  des  dangers  qui  mena- 
çaient les  populations  paisibles  du  comtat,  «  Pie  VI 
«  autorisa  la  formation  des  gardes  nationales  »,  dit 
M.  Louis  de  Laincel  dans  son  Voyage  humouristique. 


«  Saint-Christol,  nommé  à  l'unanimité  officier  gé- 
«  néral,  fit  son  entrée  en  fonctions  en  allant,  avec 
«  M.  de  Florent,  secourir  les  bourgs  du  Thor  et  de 
«  Cavaillon ,  envahis  par  les  Avignonais.  Deux 
«  mille  hommes,  commandés  par  Chabran,  qui  fut 
«  depuis  général  au  service  de  la  République,  mi- 
«  rent  bas  les  armes.  Je  fis  brûler,  dit  Saint-Christol, 
«  une  potence  hérissée  de  dix  crochets  où  trente-deux 
«  personnes  étaient  menacées  de  perdre  la  vie  ». 

Comme  on  le  voit,  le  gouvernement  papal  ne  se 
bornait  pas  à  rendre  justice  au  mérite,  il  savait 
aussi  veiller  à  la  sécurité  de  ses  sujets.  Il  le  fallait 
certes  bien,  en  présence  des  atrocités  de  tout  genre 
que  les  illuminés  de  Swendenborg,  connus  à  Avi- 
gnon sous  le  nom  de  Martinistes,  se  disposaient  à 
commettre. 

Les  mêmes  témoignages  sont  rendus  à  l'adminis- 
tration pontificale  à  Rome,  par  les  ennemis  de  la 
papauté. 

«  L'autorité  du  pape  »,  écrivait  Dupaty,  «  douce 
«  et  légère  en  elle-même,  n'appuie  presque  pas  sur 
«  le  peuple  ». 

Le  philosophe  continue  en  ces  termes  : 

«  Une  foule  de  causes  morales  courbent  son 
«  obéissance,  comme  sa  foi,  sous  le  joug  pontifical. 
«  Il  a  un  maître  absolu,  mais  il  n'en  a  qu'un,  il  croit 
«  le  tenir  de  Dieu,  il  en  change  souvent,  la  tiare 
«  est  trop  loin  de  lui  ». 

Ailleurs  le  même  écrivain  a  dit  : 

«  Malgré  les  vices  nombreux  de  son  administra- 
«  tion,  Rome  est  l'Etat  politique  le  plus  en  sûreté, 


—  160  — 

«  l'Etat  social  le  plus  calme,  l'Etat  civil  le  plus  heu- 
«  reux  ». 

Gorani,  un  sophiste  bien  connu  par  sa  haine 
contre  l'Eglise,  oublie  un  instant  ses  préventions  et 
rend,  lui  aussi,  témoignage  à  la  vérité. 

«J'ai  fait  connaître  ailleurs»,  dit-il,  «  que  le  ca- 
«  ractère  distinctif  des  Romains  modernes,  c'est  la 
«  politesse  et  l'aménité  ;  ils  ont  pour  les  étrangers 
«  des  égards  distingués,  et  même  du  respect  ;  mais 
«  ce  respect  n'est  point  servil ,  comme  celui  du 
«  peuple  allemand.  Les  Allemands,  d'une  classe  in- 
«  férieure,  voient  dans  leurs  supérieurs  des  maîtres 
«  devant  lesquels  ils  se  prosternent  ;  et  si  le  hasard 
«  ou  quelques  circonstances  particulières  leur  pro- 
«  curent  l'entrée  de  leurs  hôtels,  ils  ne  les  appro- 
«  chent  qu'avec  une  contenance  humiliée  qui  sent 
«  l'esclavage.  Les  Romains,  au  contraire,  ne  laissent 
«rien  échapper  qui  tienne  à  l'asservissement,  et 
«  leur  conduite,  à  cet  égard,  est  bien  opposée  au 
«  génie  de  leur  langue  ». 

Un  jeune  seigneur  de  Rome  s'exerçait  un  jour  à 
monter  à  cheval  dans  la  cour  de  son  palais.  Une 
foule  d'oisifs,  la  plupart  en  guenilles,  assistait  à  cette 
manœuvre  et  gênait  le  manège.  Cela  déplut  au 
maître  de  la  maison  qui  eut  l'imprudence  de  pro- 
noncer le  mot  de  canaille.  Tu  as  raison  de  nous 
traiter  ainsi,  s'écria  un  des  spectateurs;  nous  méri- 
tons l'injure,  puisque  nous  la  souffrons. 

Ce  fait  vient  à  l'appui  de  ce  que  dit  Gorani. 

Des  abus  s'étaient  glissés  dans  le  gouvernement 
pontifical.  Pie  VI  les  connaissait  et  brûlait  du  désir 


—  161  — 


de  les  faire  disparaître.  Parvint-il  à  son  but?  Ses 
détracteurs  ne  manqueront  pas  de  le  nier.  Mais 
l'histoire,  qui  est  tenue  à  plus  de  justice  que  les 
partis,  répond  d'une  manière  affirmative. 

L'agriculture  fut  aussi  l'objet  de  sa  continuelle 
sollicitude.  Il  nomma  une  commission  de  cardi- 
naux chargée  d'en  hâter  le  développement  par 
tous  les  moyens  possibles.  Il  s'attacha  surtout  à  ré- 
gler les  impôts  et  à  mettre  de  l'ordre  dans  les  finan- 
ces. Par  là,  il  pouvait  diminuer  les  charges  qui 
pesaient  sur  la  propriété  et  en  augmenter  le  revenu. 

La  chambre  apostolique  fut  surveillée  avec  un 
soin  tout  spécial. 

Le  cardinal  Rezzonico  en  était  le  chef.  Le  tré- 
sorier administrait  le  trésor  sous  ses  ordres  et  assu- 
mait la  responsabilité  effective  de  ce  ministère. 
Rezzonico  était  doux  et  bienveillant.  En  retour,  le 
trésorier  Palotta,  successeur  de  Mgr  Braschi,  mon- 
trait une  fermeté  que  rien  ne  pouvait  fléchir.  Quant 
à  son  intégrité,  elle  était  proverbiale.  Palotta  était 
devenu  le  cauchemar  des  fripons  et  des  intrigants. 
Pie  VI  devait  avoir  pour  lui  une  prédilection  toute 
particulière. 

Après  le  trésorier  venait  le  préfet  de  l'Annone. 
Ce  haut  fonctionnaire  était  chargé  des  approvision- 
nements. 

L'Annone,  de  l'avis  d'hommes  éminemment  pra- 
tiques, était  désastreuse  pour  l'agriculture,  en  ce 
sens  qu'elle  entretenait  l'inertie  des  cultivateurs, 
sans  prévenir  les  disettes.  Pie  VI  eut  bien  souvent 
la  pensée  de  la  supprimer,  mais  il  n'osa  mettre 

Pie  VI.  11 


—  162  — 

son  projet  à  exécution.  Il  se  contenta  de  punir 
sévèrement  toutes  les  malversations  qui  se  produi- 
sirent. 

Nicolas  Bischi  avait  dépensé  une  somme  de 
neuf  cent  mille  écus  pour  achats  de  grains.  Accusé 
de  vol,  il  fut  livré  aux  tribunaux,  malgré  les  récla- 
mations du  gouvernement  français  et  de  l'ambas- 
sadeur d'Espagne.  Convaincu  de  friponnerie,  il  se 
vit  condamné  à  une  restitution  de  deux  cent  quatre- 
vingt-deux  mille  écus.  Cette  sévérité,  digne  à  tous 
égards  des  plus  grands  éloges,  fut  violemment  atta- 
quée par  les  philosophes  qui  accusèrent  de  tyran- 
nie le  meilleur,  mais  aussi  le  plus  juste  des  sou- 
verains (1). 

La  sécurité  individuelle  était  parfois  compromise 
à  Rome.  Là,  comme  dans  le  reste  de  l'Italie,  le 
poignard  se  chargeait  assez  souvent  des  vengeances 
personnelles  que  certains  individus  croyaient  pou- 
voir exercer.  Pie  VI  supprima  en  grande  partie 
les  asiles  où  les  malfaiteurs  avaient  coutume  de  se 
réfugier  pour  se  mettre  à  l'abri  de  la  justice.  Aussi 
les  assassinats  furent-ils  extrêmement  rares  sous 
son  pontificat. 

Les  juifs  fixèrent  aussi  son  attention.  Persécuté 
chez  toutes  les  nations  de  l'Europe,  au  moyen  âge, 
ce  malheureux  peuple  alla  demander  un  refuge 
aux  Souverains  Pontifes.  Sa  confiance  ne  fut  point 
trompée. 


(1)  Si  le  coupable  n'avait  pas  été  puni,  la  secte  philosophique  aurait  accusé 
le  gouvernement  pontifical  de  faiblesse.  Le  journalisme  contemporain  suit  exac- 
ment  la  même  méthode. 


—  163  — 


Mais  si  les  Papes  se  montrèrent  bons  envers  les 
juifs,  le  peuple  n'en  conserva  pas  moins  à  leur 
endroit  de  terribles  préventions. 

Le  gouvernement  pontifical  dut  prendre  des 
mesures  en  conséquence  et  les  mettre  à  l'abri  de  la 
haine  populaire.  On  leur  donna  donc  à  Rome  un 
quartier  spécial  qu'ils  devaient  habiter  à  l'exclusion 
des  chrétiens. 

Cela  ne  suffisait  pas,  il  fallait,  de  plus,  les  pro- 
téger contre  les  coups  de  mains  que  la  nuit  pouvait 
rendre  possibles,  et  prévenir  les  accusations  que  l'on 
ne  manquerait  pas  de  porter  contre  eux.  De  là  le 
soin  avec  lequel  on  fermait  chaque  soir  le  Ghetto, 
afin  d'en  rendre  l'accès  impossible. 

En  vertu  d'une  loi  plus  sage  que  tyrannique, 
tout  juif  qui  sortait  de  son  quartier  après  le  soleil 
couché  était  condamné  à  mort.  Ces  lois  qui,  dès  le 
principe,  avaient  été  des  lois  protectrices,  finirent 
par  devenir  inexplicables ,  les  dangers  qu'elles 
étaient  appelées  à  prévenir  n'existant  plus. 

Quoique  tombées  en  désuétude,  elles  n'en  pe- 
saient pas  moins  sur  les  juifs  d'une  façon  très- 
lourde. 

Pie  VI  les  abrogea. 

Il  punit  en  outre  avec  une  sévérité  sans  égale  les 
agents  du  fisc  qui  s'avisaient  parfois  de  pressurer 
ces  malheureux. 

Il  supprima  le  sermon  qu'un  dominicain,  suivant 
un  usage  antique,  leur  prêchait,  chaque  samedi.  Ils 
purent,  dès  lors,  communiquer  avec  les  chrétiens 
en  toute  liberté,  et  ils  ne  furent  plus  tenus  de  porter 


—  ir>4  — 


derrière  leur  dos  le  chiffon  en  toile  jaune  qui  les 
distinguait  des  romains.  On  leur  permit  également 
d'enterrer  leurs  morts  avec  toute  la  solennité  dési- 
rable. 

Un  auteur  que  nous  avons  déjà  cité,  M.  Louis  de 
Laincel,  fait,  à  propos  du  signe  distinctif  que  les 
juifs  étaient  obligés  de  porter,  les  réflexions  sui- 
vantes : 

«  Cet  usage,  il  est  bon  de  le  noter  en  passant, 
«  n'avait  point  été  inventé  par  les  chrétiens,  il  ve- 
«  nait  de  loin  ;  on  lit  dans  la  Bibliothèque  Orientale 
«  d'Herbelot  que  le  Parehzerd,  pièce  jaune  en  per- 
«  san,  était  un  morceau  d'étoffe  que  les  juifs  étaient 
«  obligés  de  coudre  sur  leurs  habits  pour  être  dis- 
«  tingués  des  autres  nations  du  levant.  Les  arabes 
«  appelaient  cette  marque  Ghiar.  Par  ordonnance 
«  des  califes,  les  chrétiens,  en  Orient ,  devaient 
«  ceindre  leurs  vêtements  avec  de  larges  ceintures 
«  de  cuir.  Cette  coutume  de  faire  porter  une  marque 
«  jaune  aux  juifs,  dut  donc  être  importée  à  la  suite 
«  des  croisades  ;  ce  n'est  pas  toujours  ce  qu'on 
«  trouve  de  mieux  dans  les  habitudes  des  étran- 
h  gers  qui  leur  est  emprunté,  ceci  pourrait  se  démon- 
«  trer,  même  dans  notre  époque  (1)  ». 

Tandis  que  Pie  VI  se  faisait  remarquer  par  sa 
mansuétude  vraiment  évangélique  et  les  réformes 
utiles  qu'il  introduisait  dans  l'administration,  le  phi- 
losophisme organisait  en  Europe,  sur  un  pied  co- 
ossal,  l'intulérance  la  plus  révoltante  qui  ait  jamais 
pesé  sur  un  peuple.  Or,  ce  sont  les  coryphées  de 

1)  Vogage  humouristique  dans  le  Midi,  par  Louis  de  Laincel. 


—  165 


cette  secte  nouvelle  que  les  écrivains  de  nos  jours 
se  plaisent  à  exalter. 

On  peut  dire  des  libres-penseurs,  qu'ils  n'ont 
rien  appris  ni  rien  oublié.  Leurs  déclamations  sur 
le  gouvernement  papal  sont  aujourd'hui  ce  qu'elles 
étaient  au  xviri6  siècle,  et  Pie  IX  est  l'objet  des 
mêmes  accusations  que  le  noble  martyr  de  1799. 

Voltaire  est  mort,  mais  son  esprit  vit  encore.  Il  vit 
dans  les  beaux  esprits  du  matérialisme  contempo- 
rain, ignorants  orgueilleux  qui  adorent  leurs  fan- 
taisies soi-disant  philosophiques,  et  ne  veulent  pas 
de  l'enseignement  de  l'Eglise,  parce  que  l'Eglise 
n'a  pas  jugé  à  propos  de  soumettre  à  leur  visa 
les  articles  de  son  symbole.  Hommes  sans  convic- 
tions, courtisans  éhontés  de  la  force  brutale,  ils 
croient  faire  preuve  de  courage  en  poursuivant  de 
leurs  calomnies  l'Eglise  et  le  clergé.  Prôneurs  de 
liberté,  ils  invoquent  la  servitude  comme  un  auxi- 
liaire indispensable  contre  ceux  qui  osent  ne  pas 
accepter  leurs  détestables  théories. 

Ce  que  Pie  VI  avait  fait  pour  l'agriculture,  il  le 
fit  pour  le  commerce  et  l'industrie.  Il  aurait  voulu 
inspirer  à  ses  sujets  l'amour  du  travail,  chose, 
hélas  I  bien  difficile  chez  les  peuples  du  Midi.  Il  ne 
cessa  d'encourager  les  entrepreneurs,  soit  en  leur 
faisant  des  avances  considérables,  soit  en  les  ré- 
compensant des  efforts  qu'ils  tentaient.  Des  con- 
cours furent  établis  et  des  primes  accordées  à  ceux 
qui  les  méritaient. 

Notre  siècle  n'a  donc  pas  à  se  glorifier  des  moyens 
dont  les  gouvernements  se  servent  aujourd'hui 


-  166  — 


pour  encourager  l'industrie  et  l'agriculture.  On 
oublie  trop  d'ailleurs  que  l'Etat  retire  d'une  main 
ce  qu'il  donne  de  l'autre,  en  écrasant  d'impôts  les 
malheureux  producteurs  qu'il  daigne  encourager. 
Qui  ne  sait  qu'en  retour  des  charges  qui  pèsent 
sur  eux,  on  se  borne  à  leur  distribuer  des  médailles 
et  des  mentions  dont  l'unique  résultat  est  de  flatter 
leur  amour-propre. 

Pie  VI  joignait  à  ces  vues  larges  et  généreuses 
une  bonté  sans  limites.  Ses  sujets,  quels  qu'ils 
fussent,  pouvaient  recourir  à  lui  en  toute  con- 
fiance. Il  recevait  leurs  plaintes  avec  une  condes- 
cendance toute  paternelle  et  ne  manquait  jamais 
d'y  faire  droit,  si  elles  étaient  fondées. 

Un  jour  qu'il  parcourait  à  pied  les  rues  de  Rome, 
une  femme  du  peuple  se  présente  à  lui.  Très-saint 
Père,  lui  dit-elle,  l'huile  est  affreusement  chère  et 
tu  dois  y  pourvoir.  Pie  VI  regarde  cette  femme 
avec  bienveillance  et  fait  semblant  de  continuer  sa 
route.  Non  pas,  non  pas,  s'écrie-t-elle,  tu  réé- 
couteras ;  je  te  répète  que  l'huile  est  affreusement 
chère;  tu  dois  aviser  au  moyen  d'en  faire  baisser 
le  prix.  Le  Pape  l'assura  que  ses  vœux  seraient 
exaucés  et  eut  ainsi  la  permission  de  poursuivre  sa 
route. 

On  pourrait  citer  une  foule  de  faits  du  même 
genre. 

Après  cela,  vraiment,  qui  ne  serait  contraint 
d'avouer  que  Pie  VI  fut  un  despote  abominable,  et 
un  souverain  dépourvu  d'intelligence?  Au  nom  du 
progrès  indéfini  et  des  idées  nouvelles,  on  ne  man- 


—  167  — 


quera  pas  de  lui  préférer  les  aimables  citoyens  qui 
s'étaient  formés  au  gouvernement  des  peuples  dans 
les  livres  de  Voltaire  et  de  Jean-Jacques  Rous- 
seau, et  qui  chargeaient  la  guillotine  d'assurer  le 
triomphe  de  leur  rêveries  philanthropiques  ! 


CHAPITRE  XI. 

Sommaire.  —  Les  marais  Pontins.  —  Leur  histoire.  —  Travaux  de  dessèche- 
ment tentés  à  diverses  époques.  —  Succès  obtenu  par  Pie  VI.  —  Ses  pro- 
jets. —  La  voie  Appienne.  —  SaiDt-Laurent  le  Nouveau.  —  Projets  gran- 
dioses du  Pape.  —  Etat  du  commerce  et  de  l'industrie  sous  le  gouvernement 
pontifical. 

Parlons  maintenant  des  marais  Pontins.  Entre 
Terracine  et  Velletri,  s'étend  une  plaine  de  dix 
lieues  de  longueur  sur  quatre  de  largeur.  Cette 
contrée,  s'il  faut  en  croire  les  historiens,  jouis- 
sait autrefois  d'une  merveilleuse  fécondité.  Elle 
renfermait,  dit-on,  plus  de  vingt  bourgades,  et  des 
villas  en  très-grand  nombre.  C'est  là  que  se  ren- 
daient, pendant  la  saison  d'été,  les  personnages 
illustres  de  l'époque.  Ils  venaient  s'y  délasser  de 
leurs  travaux  et  oublier,  au  contact  de  la  nature, 
les  plaisirs  frelatés  d'une  civilisation  de  mauvais 
aloi.  Cette  partie  du  Latium  était  comme  un  nouvel 
Eden  où  l'homme  retrouvait  en  partie  le  bonheur 
des  anciens  jours. 

A  l'extrémité  sud  de  cette  vallée,  apparaissait 
l'île  célèbre  de  Circée.  Elle  n'est  plus  aujourd'hui 
qu'un  promontoire.  Je  n'ai  pas  l'intention  d'exa- 
miner ici  comment  a  pu  s'opérer  cette  transfor- 
mation. Je  laisse  ce  soin  aux  géologues,  beaucoup 
plus  experts  que  moi  dans  ces  sortes  de  matières. 

Le  mont  Circello  se  compose  de  neuf  collines  dis- 


—  169 


posées  en  amphithéâtre.  Les  deux  sommets  les 
plus  élevés  paraissent  avoir  de  quinze  à  dix-huit 
cents  pieds.  Sur  un  de  ces  monticules,  et  vers  le 
midi,  on  rencontre  le  village  de  San-Félice,  au-des- 
sus duquel  se  montrent  les  ruines  de  l'ancienne 
Circéi. 

La  vue  de  ces  antiques  pans  de  murailles  me  fit 
penser  au  récit  d'Homère  et  à  la  célèbre  magicienne 
qui  habita  ces  lieux.  Hélas  !  le  mont  Circello  n'a 
rien  ou  presque  rien  conservé  de  ce  que  renfermait 
cette  île  merveilleuse.  Les  bruyères  sauvages  ont 
remplacé  les  bosquets  parfumés  et  les  vertes  pe- 
louses. Au  lieu  d'un  sol  fertile  et  gracieusement 
accidenté,  on  rencontre  des  amas  de  sable  charriés 
par  la  mer  au  pied  du  promontoire,  et  des  carrières 
de  tuf  dont  les  parties  poreuses  sont  remplies  de 
coquillages  marins. 

Du  côté  de  la  mer,  le  mont  Circello  est  flanqué 
d'énormes  rochers,  déchirés  en  tout  sens  par  de 
profondes  et  larges  crevasses.  On  y  trouve  aussi 
des  grottes  nombreuses  qu'il  n'est  pas  toujours 
facile  d'explorer.  La  plus  remarquable  de  toutes 
porte  encore  le  nom  de  grotta  délia  Maga,  en  sou- 
venir du  mystérieux  personnage  qui  l'habita. 

Ces  lieux  désolés  ont  été  le  théâtre  de  grandes 
révolutions.  On  y  découvre  des  matières  volca- 
niques à  chaque  pas.  Des  flots  de  lave  brûlante 
se  sont  promenés  jadis  au  fond  des  vallées  qui  en- 
tourent la  montagne. 

«  Lorsque,  assis  au  sommet  de  ce  promontoire», 
dit  un  écrivain  de  nos  jours,  «j'ai  parcouru  du  re- 


—  170  — 

«  gard  la  contrée  qu'Homère  a  décrite,  j'ai  revu 
«  réellement  les  enfers  sur  ces  rochers  calcinés, 
«  sur  ces  vastes  champs  de  soufre  et  de  bitume,  au 
«  fond  de  ce  lac,  dont  les  eaux  noires  ont  remplacé 
«  les  feux  souterrains,  dans  ces  cavernes  d'où  sor- 
«  tent  des  vapeurs  mortifères  ;  j'ai  retrouvé  le  pays 
«  des  Lestrygons,  les  impétueux  torrents  du  Phlé- 
«  géthon  enflammé,  la  fosse  des  spectres,  et  plus 
«  loin  la  riante  et  verte  prairie  où  les  Sirènes  cap- 
«  tivaient  les  mortels,  pour  livrer  ensuite  leurs 
«  cadavres  à  la  voracité  des  feux...  Et  mon  œil 
«  épouvanté  s'est  arrêté  sur  ces  masses  terribles, 
«  vieux  témoins  de  la  création,  pour  y  découvrir  la 
«  trace  des  cataclysmes,  qui  vingt  fois  peut-être 
«  changèrent  la  face  du  monde  ». 

On  retrouve  encore  sur  le  flanc  de  la  montagne 
quelques  bouquets  de  myrtes.  C'est  là  que  cet 
arbuste,  apporté  par  les  Grecs,  fleurit  pour  la  pre- 
mière fois  en  Italie. 

De  ce  lieu  élevé  on  aperçoit  les  marais  Pontins. 
Mais  on  chercherait  vainement  à  y  découvrir  un 
seul  vestige  des  bourgs  et  des  villas  dont  nous  avons 
parlé  et  que  les  Lacédémoniens  y  fondèrent. 

Virgile  nous  apprend  qu'ils  élevèrent  un  temple 
à  la  Fécondité,  tout  près  des  murs  de  Pométia,  leur 
cité  principale.  Les  poëtes  ont  chanté  à  l'envi  la 
source  d'eau  vive  qui  coulait  dans  le  bois  consacré 
à  cette  divinité. 


Viridi  galiciens  Feronia  luco. 

Virg.,  En.  vu. 


—  171  — 


Féronie  en  ses  vastes  forêts 
Offre  l'abri  sacré  de  leurs  riants  ombrages. 

Delille,  Trad. 

Ora  manusque  tud  lavimus,  Feronia,  lymphd. 

Hor.,  Sat.  v,  liv.  i. 

Nymphe,  qui  de  tes  eaux  arroses  cette  plaine, 
Je  courus  me  laver  à  ta  claire  fontaine. 

Daru,  Trad. 

On  se  demande  comment  il  a  pu  se  faire  qu'un 
pays  si  favorisé  de  la  nature  se  soit  transformé  en 
marécages  pestilentiels.  Les  guerres  civiles  et  les 
maladies  contagieuses  qui  désolèrent  Rome  et  le 
Latium,  à  diverses  reprises,  sont  la  cause  première 
de  cet  état  de  choses.  La  population,  décimée  par  ces 
terribles  fléaux,  négligea  d'abord  et  finit  par  délais- 
ser les  travaux  agricoles.  Les  nombreux  torrents 
qui  descendent  des  montagnes  et  coulent  vers  la 
mer,  cessant  d'être  maintenus  dans  leurs  lits  par  les 
soins  des  habitants,  se  répandirent  dans  les  terrains 
autrefois  cultivés  et  formèrent  en  peu  d'années  les 
immenses  marécages  dont  nous  parlons. 

Appius  Claudius  fut  un  des  premiers  qui  essaya 
de  rétablir  les  choses  dans  leur  état  primitif  et  de 
rendre  ces  plaines  à  l'agriculture.  Il  fit  percer  la 
fameuse  voie  qui  porte  son  nom  et  traverse  les 
marais  Pontins.  Avant  lui  on  avait  essayé  de  cons- 
truire des  digues,  mais  les  eaux  les  avaient  rompues 
ou  ensevelies  sous  le  limon.  Il  les  fit  réparer  avec 
soin.  Il  y  ajouta  de  vastes  fossés  destinés  à  recueillir 
l'eau  croupissante  des  étangs.  Quoique  très-beaux 


-  172  — 

et  très- considérables,  ces  divers  travaux  ne  purent 
pas  toujours  protéger  la  nouvelle  voie. 

Sous  le  consulat  de  Cornélius  Céthégus  on  se 
remit  à  l'oeuvre.  Les  résultats  furent  les  mêmes.  Un 
siècle  et  demi  ne  s'était  pas  écoulé  depuis  Appius,  et 
déjà  la  plupart  des  ouvrages  qu'il  avait  fait  élever 
n'existaient  plus. 

Jules  César,  qui  ambitionnait  tous  les  genres  de 
gloire,  essaya,  lui  aussi,  de  rendre  à  cette  partie  du 
Latiumson  ancienne  prospérité.  César  était  puissant, 
et  la  nature  l'avait  doué  d'une  grande  énergie.  De 
plus  il  n'était  pas  homme  à  reculer  devant  les  dé- 
penses considérables  qu'allaient  exiger  ces  immenses 
travaux.  Quelques  écrivains  ont  pensé  qu'il  aurait 
réussi,  si  la  mort  n'était  venue  détruire  inopiné- 
ment le  seul,  peut-être,  de  tous  ses  rêves  que  l'on 
puisse  admirer  sans  réserve. 

Héritier  de  ses  idées  et  de  son  ambition,  Octave 
reprit  l'œuvre  du  célèbre  conquérant  et  résolut  de 
la  mener  à  bonne  fin. 

Mais  on  eût  dit  que  les  éléments  s'obstinaient  à 
paralyser  ses  efforts.  A  peine  les  travaux  étaient-ils 
terminés,  que  les  torrents  furieux  les  faisaient  dis- 
paraître. 

Les  marais  Pontins  restèrent  donc  ce  qu'ils 
étaient  auparavant. 

Vint  ensuite  le  tour  de  Néron  et  de  Trajan  dont 
les  efforts  furent  absolument  stériles. 

Sous  les  règnes  de  Galba,  d'Othon  et  de  Vitellius, 
les  guerres  intestines  firent  perdre  de  vue  le  des- 
sèchement des  marais.  Le  canal  que  l'on  avait 


—  173  — 


creusé  le  long  de  la  voie  Appienne  se  combla  peu 
à  peu,  et  lorsque  Théodoric  recommença  les  tra- 
vaux interrompus,  il  ne  restait  presque  rien  de  ce 
que  l'on  avait  fait  avant  lui. 

Le  sénat  comprit  que  le  seul  moyen  d'obtenir 
un  résultat  sérieux,  c'était  d'encourager  l'initia- 
tive individuelle.  Cécilius  Décius  se  mit  à  la  tête  de 
l'entreprise.  On  lui  céda,  par  un  décret,  la  propriété 
de  tous  les  terrains  qu'il  parviendrait  à  soustraire 
aux  inondations. 

On  a  trouvé  à  Terracine  une  inscription  qui  rap- 
pelle ce  fait  et  constate  les  succès  obtenus  par  ce 
courageux  citoyen.  Après  Décius,  la  situation  rede- 
vint ce  qu'elle  était  auparavant,  parce  qu'il  n'y  eut 
personne  d'assez  hardi  pour  continuer  l'œuvre  com- 
mencée. 

C'en  sera  fait  désormais  de  cette  question  jus 
qu'au  pontificat  de  Boniface  VIII. 

Martin  V,  n'étant  encore  que  camerlingue,  fut 
chargé,  par  le  Pape  régnant,  d'aviser  au  moyen 
d'assainir  cette  malheureuse  contrée.  Revêtu  peu 
de  temps  après  du  pouvoir  pontifical,  il  se  hâta  de 
donner  suite  à  l'idée  généreuse  de  son  prédéces- 
seur. Il  appela  auprès  de  lui  les  ingénieurs  les  plus 
habiles.  Tous  furent  d'avis  que  jusqu'alors  on  avait 
pris  un  chemin  trop  long  pour  conduire  à  la  mer 
les  eaux  stagnantes  des  marais.  On  décida,  en  con- 
séquence, que  l'on  creuserait  un  vaste  et  profond 
canal  au  travers  d'une  colline,  afin  d'éviter  de  trop 
grands  circuits.  Cet  ouvrage  s'exécuta  conformé- 
ment aux  plans  et  devis  des  hommes  de  l'art. 


—  174  — 

Le  canal  de  Martin  V  rappelle,  par  son  caractère 
grandiose,  ce  que  les  anciens  romains  ont  fait  de 
plus  beau.  Il  n'a  pas  moins  de  quarante-cinq  pieds 
de  largeur,  sur  trente-cinq  de  profondeur,  sans 
compter  les  chaussées  dont  la  base  est  de  cent  qua- 
rante pieds.  Un  quart  de  lieue  à  peine  séparait  les 
ouvriers  de  la  mer,  quand  la  mort  vint  frapper  le 
Pape. 

Léon  X  et  Sixte-Quint  essayèrent,  à  leur  tour, 
de  détourner  les  eaux  qui  inondaient  ces  plaines. 
Sixte-Quint  fit  creuser  un  vaste  et  beau  canal  qui 
porte  encore  son  nom  et  qui  allait  déboucher  non 
loin  du  mont  Circello.  Il  profita  des  anciens  canaux 
qui  furent  déblayés  et  que  l'on  protégea  au  moyen 
de  fortes  chaussées.  Malheureusement  les  eaux 
pluviales  ne  tardèrent  pas  à  emporter  ces  barrières. 

Après  tant  d'essais  infructueux,  il  fallait  certes 
bien  du  courage  pour  recommencer  des  travaux 
que  l'expérience  semblait  condamner. 

Pie  VI  n'hésita  pas  néanmoins  à  se  mettre  à 
l'œuvre. 

On  n'apercevait  au  milieu  de  ces  vastes  plaines 
que  quelques  misérables  cabanes  habitées  par  des 
spectres  vivants.  Ces  malheureux  inspiraient  aux 
voyageurs  une  pitié  profonde,  et  eux-mêmes 
avaient  conscience  de  leur  état  déplorable. 

Un  français  qui  visitait  ces  lieux  désolés,  en  1 772, 
demanda  à  un  groupe  d'Italiens  qu'il  rencontra  sur 
son  chemin  comment  ils  faisaient  pour  vivre  :  Nous 
mourons,  répondirent-ils  avec  une  indicible  mélan- 
colie. Ce  mot,  dans  son  laconisme  sublime,  peut 


—  175 


donner  une  idée  exacte  de  l'état  de  souffrance  mo- 
rale et  physique  de  cette  population  déshéritée. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  le  bon  et  infatigable 
Pie  VI  ait  eu  la  pensée,  lui  aussi,  de  mettre  un 
terme  à  cet  état  de  choses. 

On  ne  négligea  rien  pour  le  décourager  et  le 
détourner  de  son  projet.  Son  entourage  exagéra  les 
difficultés  que  l'on  aurait  à  vaincre.  Il  se  rencontra 
même  des  hommes  assez  oublieux  des  convenances 
pour  décocher  contre  lui  de  sottes  plaisanteries. 
Rien  ne  put  modifier  la  détermination  qu'il  avait 
prise. 

A  peine  sorti  d'une  maladie  aussi  longue  que 
dangereuse,  il  voulut  quitter  Rome  et  se  transpor- 
ter sur  le  théâtre  des  opérations,  afin  de  tout  voir 
par  lui-même.  Déjà  il  avait  fait  lever  un  plan  des 
lieux  et  dresser  des  cartes  d'une  exactitude  irrépro- 
chable. Mais  cela  ne  lui  suffisait  pas.  Il  pensa  que  sa 
présence  contribuerait  à  rendre  cette  œuvre  popu- 
laire et  à  donner  une  vive  impulsion  aux  travaux 
commencés. 

De  nouvelles  difficultés  se  présentèrent  alors.  — 
Son  médecin,  son  neveu  et  le  cardinal  de  Bernis, 
pour  lequel  il  professait  une  estime  profonde,  s'ef- 
forcèrent de  le  détourner  d'un  semblable  voyage. 
On  alla  même  jusqu'à  lui  rappeler  qu'il  était  con- 
traire aux  usages  reçus  de  voir  un  Pape  s'éloigner 
ainsi  de  la  Ville  Eternelle.  Toutes  ces  représenta- 
tions demeurèrent  sans  résultat. 

Il  partit  de  Rome  le  5  avril  1780,  accompagné 
d'une  suite  peu  nombreuse. 


—  1 76  — 

Quelle  ne  fut  pas  son  émotion,  lorsque,  du  haut 
d'une  colline  d'où  l'on  embrassait  toute  l'étendue 
des  marais  Pontins,  il  put  contempler  les  ravages 
causés  par  les  inondations.  Un  brouillard  fétide  et 
malsain  s'élevait  du  fond  des  vallées  humides.  Son 
entourage  lui  fit  de  nouvelles  observations  sur  l'im- 
prudence qu'il  commettait,  en  parcourant  ces  lieux 
pestilentiels,  malgré  son  état  de  faiblesse.  Mais  une 
seule  pensée  le  dominait  et  le  rendait  insensible  à 
tout  le  reste,  c'était  de  soustraire  cette  partie  de 
ses  Etats  au  fléau  qui  la  désolait.  Il  se  dirigea  donc 
vers  Terracine,  visitant  les  travaux,  encourageant 
les  ouvriers,  leur  distribuant  des  médailles  d'or  et 
d'argent  et  recueillant  toutes  les  observations  qui 
lui  étaient  adressées. 

On  organisa  une  banque  sous  le  nom  de  Mont  des 
Marais.  En  quelques  mois,  elle  réunit  pour  deux 
cent  quarante  mille  écus  romains  de  souscriptions 
volontaires.  Les  cartes  et  les  plans  dont  nous  avons 
parlé  étaient  l'œuvre  d'un  habile  ingénieur  nommé 
Sani.  Bolognini,  que  son  intelligence  et  son  activité 
avaient  signalé  depuis  longtemps  à  l'attention  de 
Pie  VI,  fut  chargé  de  la  direction  des  travaux. 

Dès  le  début  des  opérations,  on  découvrit  un  an- 
cien aqueduc  qui  fournissait  autrefois  de  l'eau  à  la 
ville  de  Terracine.  On  l'utilisa  de  la  façon  la  plus 
intelligente,  après  l'avoir  réparé  à  peu  de  frais. 

On  creusa  en  même  temps  un  large  canal  qui 
devait  aboutir  au  lac  Foligno.  Ce  canal  avait  quatre 
lieues  d'étendue  et  réunissait  les  eaux  de  YUfeus  et 
de  YAmaseaus,  les  deux  rivières  qui  avaient  le  plus 


—  177  — 


contribué  à  la  formation  des  marais  Pontins.  Le 
pont  qui  les  traverse  au-dessous  de  leur  point  de 
jonction  est  orné  d'une  inscription  latine  que  je  re- 
produis ici  : 

«  Qud  leni  rcsonans  prius  susurro 

••<  Molli  flumine  sese  agebat  Vfeus, 

«  Nunc  rapax  Amasenus  it  hibens  :  et 

«  Vias  didicisse  ait  priores, 

«  Ut  sexto  gereret  Piojubenti 

«  Morem,  neu  sibi  ut  ante  jure  possit 

«  Viator  maie  dicere  aut  colonus  ». 

Un  écrivain  français  a  traduit  en  Alexandrins  ces 
vers  aussi  purs  qu'élégants  : 

«  Dans  ce  lit  où  l'Ufeus  au  faible  et  doux  murmure 
«  Promenait  mollement  son  onde  toujours  pure, 
«  Le  rapide  Amazène,  enchaîné  de  nos  jours, 
«  Roule,  soumis  aux  vœux  d'un  Pontife  suprême, 
«  A  ceux  des  habitants,  du  voyageur  lui-même  : 
«  Pour  eux  il  semble  avoir  repris  son  ancien  cours  ». 

Si  Horace  revenait  visiter  ces  lieux  autrefois  dé- 
solés, il  ne  se  plaindrait  plus  en  termes  énergiques 
des  eaux  malfaisantes  des  Marais,  des  cris  fatigants 
des  grenouilles  et  de  la  morsure  venimeuse  des 
moucherons. 


Aqua  teterrima  

 Mali  culices,  ranœque  palustres. 


Les  travaux  de  dessèchement  exécutés  par  Pie  VI 
furent  l'objet  de  violentes  critiques.  On  prétendit, 
que  le  Souverain  Pontife  avait  employé  là  des 

Pie  VI.  12 


—  178  — 


sommes  immenses  qu'il  eût  dû  consacrer  à  quelque 
chose  de  plus  utile.  Les  philosophes  ne  cessaient 
de  répéter  que  le  peuple  romain  était  écrasé  d'im- 
pôts, grâce  aux  folles  prodigalités  du  gouverne- 
ment pontifical.  Aucun  d'eux  ne  rappela  que  tous 
les  hommes  illustres  qui  avaient  eu  le  pouvoir  à 
Rome  depuis  Apius  jusqu'à  Pie  VI,  s'étaient  es- 
sayés tour  à  tour  au  dessèchement  des  marais  Pon- 
tins.  Ils  n'auraient  pas  manqué  d'évoquer  ce  souve- 
nir historique  contre  la  papauté,  si  le  chef  de 
l'Eglise  avait  refusé  de  tenter  cette  grande  et  péril- 
leuse entreprise. 

Frédéric,  roi  de  Prusse,  fut  le  seul  qui  eut  assez 
de  droiture  et  de  sincérité  pour  lui  rendre  justice. 

«  Ce  qui  me  fâche  »,  écrivait-il  à  d'Alembert, 
«  c'est  que  les  contrariétés  qu'éprouve  aujourd'hui 
«  l'Eglise,  n'aient  pas  eu  lieu  sous  les  Papes  qui 
«  méritaient  d'être  humiliés,  et  qu'elles  atteignent 
«  précisément  l'honnête  Braschi,  qui  a  défriché  les 
«  marais  Pontins  ». 

Si  le  succès  est  venu  tant  de  fois  couronner  les 
efforts  de  Pie  VI,  c'est  que,  au  rebours  de  la  plu- 
part des  souverains,  il  savait  entendre  la  vérité  et 
la  mettre  à  profit. 

On  raconte  qu'un  prêtre  de  Terracine  étant  venu 
à  Rome  solliciter  une  prébende,  le  Pape  l'interro- 
gea sur  les  dégâts  que  les  torrents  débordés  avaient 
causés  aux  travaux  de  dessèchement.  L'ecclésias- 
tique répondit  avec  beaucoup  d'intelligence  à  toutes 
les  questions  qui  lui  furent  adressées.  Mais  Pie  VI 
lui  ayant  demandé  ce  qu'il  pensait  de  l'entreprise 


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et  de  ses  résultats,  il  laissa  échapper  cette  parole 
imprudente  :  «  Très-saint  Père ,  c'est  de  l'argent 
«perdu  ».  Le  Souverain  Pontife  parut  froissé.  Le 
prêtre  s'en  aperçut  et  fut  comme  frappé  d'un  coup 
de  foudre.  A  peine  rentré  chez  lui,  il  tomba  en  dé- 
faillance. Lorsqu'il  eut  repris  ses  sens,  il  réfléchit 
aux  conséquences  que  pouvait  avoir  le  propos  in- 
considéré qu'il  avait  tenu.  Pensant  que  c'en  était 
fait  de  sa  prébende,  il  se  disposait  à  repartir  pour 
Terracine,  quand  un  officier  du  Pape  vint  lui  re- 
mettre le  bref  qui  était  relatif  à  son  bénéfice,  et  une 
invitation  de  retourner  auprès  de  Sa  Sainteté. 
Pie  VI  le  traita  avec  une  bonté  toute  paternelle. 
Ayant  compris  que  cet  ecclésiastique  était  aussi  ins- 
truit que  mauvais  courtisan,  il  lui  demanda  son 
avis  sur  la  manière  dont  les  travaux  d'assainisse- 
ment avaient  été  faits.  Le  prêtre  lui  signala  de 
graves  défauts  que  des  hommes  compétents 
n'avaient  point  remarqués,  et  le  Pape  n'eut  rien 
de  plus  pressé  que  de  mettre  à  profit  les  conseils 
pleins  de  sagesse  qui  lui  étaient  donnés. 

On  eût  dit  que  les  éléments  voulaient  s'unir  aux 
hommes  pour  décourager  le  Pontife.  En  1779  et 
1783,  des  crues  extraordinaires  faillirent  tout  em- 
porter. Il  fallut  se  remettre  à  l'ouvrage.  Pie  VI 
n'hésita  pas.  Il  avait  une  foi  trop  vive  dans  le  suc- 
cès de  son  œuvre  pour  se  laisser  abattre.  Il  dut  se 
féliciter  plus  tard  de  sa  persévérance,  et  l'on  put 
constater  une  fois  de  plus  la  vérité  de  cet  adage  : 
Labor  improbus  omnia  vmcit. 

Là  ne  se  bornèrent  pas  ses  efforts  généreux.  Il 


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savait  que  l'agriculture  et  l'industrie  doivent  mar- 
cher de  pair.  Après  avoir  fait  des  marais  Pontins 
une  des  régions  les  plus  fertiles  des  Etats  ponti- 
ficaux, il  voulut  y  établir  un  centre  commercial.  On 
dressa  par  son  ordre  le  plan  d'une  ville  qui  ne  devait 
pas  contenir  moins  de  dix  mille  feux,  et  qu'il  se 
proposait  de  bâtir  au  milieu  de  ces  plaines  naguère 
si  insalubres.  Un  immense  canal  la  diviserait  en  deux 
parties  égales,  recueillant,  d'un  côté,  les  eaux  qui 
descendaient  des  montagnes,  et  allant,  de  l'autre, 
aboutir  à  la  mer,  de  manière  à  ce  que  les  navires 
pussent  apporter  jusque  dans  les  murs  de  la  nou- 
velle cité  les  produits  étrangers,  et  emporter,  au 
retour,  les  produits  indigènes.  C'était  une  idée 
gigantesque  dont  il  eût  poursuivi  la  réalisation,  si 
la  Révolution  française  n'était  venue  la  faire  avor- 
ter en  même  temps  qu'une  foule  d'autres. 

Le  dessèchement  des  marais  Pontins  appelait  un 
autre  travail  presque  aussi  important  et  d'une  in- 
contestable difficulté.  Depuis  longtemps,  la  voie 
Appienne  était  ensevelie  sous  des  monceaux  de  sable 
ou  d'épaisses  couches  de  limon.  On  en  connaissait 
approximativement  la  direction,  mais  on  ignorait 
les  points  précis  où  elle  passait. 

Le  souverain  Pontife  entreprit  de  la  déblayer. 
Les  ouvriers  se  mirent  à  l'œuvre.  Les  travaux  furent 
poussés  avec  une  grande  activité  et  on  ne  tarda  pas 
à  voir  reparaître  cette  voie  fameuse  que  les  Ro- 
mains avaient  construite  à  grands  frais,  pour  faci- 
liter leur  retour  dans  la  patrie  aux  légions  victo- 
rieuses. 


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Les  habitants  de  la  campagne  et  des  villes  voi- 
sines accoururent  en  foule,  pour  contempler  ces 
larges  pavés  qui  avaient,  depuis  déjà  bien  des  siè- 
cles, disparu  aux  regards,  et  ces  parapets  en  tra- 
vertin destinés  par  les  maîtres  du  monde  à  protéger 
la  voie  contre  les  inondations.  On  admirait,  non 
sans  raison,  les  ponts  magnifiques  jetés  par  les  Ro- 
mains au-dessus  des  torrents  dont  nous  avons 
parlé. 

Bientôt,  grâce  à  l'intelligente  et  ferme  initiative 
de  Pie  VI,  on  put  aller  de  Rome  à  Terracine  avec  la 
plus  grande  facilité.  Les  habitants  des  campagnes 
que  traversait  la  voie  Appienne  virent  l'importance 
et  la  valeur  de  leurs  propriétés  s'accroître  tout  à 
coup,  le  transport  de  leurs  denrées  se  faisant  avec 
rapidité  et  sans  encombre. 

Plusieurs  villes  des  Etats  pontificaux,  naguère 
inconnues,  devinrent  un  but  de  promenade  pour  les 
touristes  étrangers  qui  ne  contribuèrent  pas  peu  à 
ramener  la  vie  dans  ces  modestes  cités  si  mornes 
auparavant.  Tout  semblait  renaître  à  la  voix  de 
Pie  VI,  et  il  n'y  avait  plus  personne,  dès  lors,  qui 
ne  fût  contraint  d'avouer  qu'au  lieu  de  tromper  les 
brillantes  espérances  que  l'on  avait  conçues  de  lui, 
il  les  avait  déjà  de  beaucoup  dépassées. 

Les  marais  Pontins  ne  furent  pas  le  seul  point  sur 
lequel  se  porta  la  sollicitude  du  Pontife.  Non  loin 
d'Aquapendente,  s'élevait  un  modeste  village,  du 
nom  de  San-Lorenzo-Rovinato.  L'air  y  était  saturé 
de  principes  morbides  qui  abrégeaient  la  vie  des 
malheureux  habitants.  Leur  existence  n'était  pas 


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seulement  courte,  elle  était  de  plus  marquée  au  coin 
de  la  souffrance.  Pie  VI  fut  vivement  touché  de  leur 
détresse.  Ne  sachant  à  quel  moyen  recourir  pour 
rendre  à  l'atmosphère  son  ancienne  pureté,  il  fit 
construire  un  bourg  qui  prit  le  nom  de  Saint-Lau- 
rent le  Nouveau,  en  un  lieu  parfaitement  salubre, 
et  y  transporta  les  habitants  de  San-Lorenzo  Ravi- 
nato.  Ce  village  est  charmant  et  d'une  propreté 
remarquable.  On  y  boit  une  eau  excellente,  et  la  po- 
pulation qui  l'habite  arrive  à  une  longévité  incon- 
nue de  ses  pères. 

C'est  ainsi  que  l'illustre  Pontife  répondait  aux 
attaques  brutales  dont  il  était  l'objet  de  la  part  des 
philosophes.  Quel  souverain  fut  jamais  plus  dévoué 
à  son  peuple  et  s'occupa  plus  activement  de  ses  in- 
térêts ?  Il  conçut  des  projets  dont  la  grandeur 
étonne,  et  nous  croyons  qu'il  les  eût  réalisés,  si  les 
événements  le  lui  avaient  permis. 

Les  étrangers  se  font  une  idée  généralement 
très-fausse  du  commerce  et  de  l'industrie  des  Etats 
pontificaux.  Il  n'est  point  rare  de  rencontrer  des 
hommes  sérieux  qui  s'imaginent  que  tout  se  borne, 
à  Rome,  à  la  fabrication  des  objets  de  piété  que 
l'on  y  trouve  en  si  grande  quantité.  C'est  une  grave 
erreur. 

Les  productions  naturelles  du  pays  sont  :  le  blé, 
le  fromage,  le  vin,  les  fruits  de  toute  sorte. 

On  y  trouve  des  buffles  en  grande  quantité,  des 
chèvres,  etc.,  grâce  aux  riches  pâturages  de  Yagro 
romano. 

Les  sujets  du  Pape  faisaient  déjà  sous  le  pontifi- 


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cat  de  Pie  VI  une  exportation  considérable  de 
soude. 

A  Viferbe,  à  Magliano,  à  Palestrina  et  à  Marino, 
on  trouvait  des  manufactures  très-considérables  de 
chanvre.  A  Rome,  à  Ronciglione,  à  Viterbe,  à 
Grotta-Ferrata,  à  Bracciano,  à  Tivoli  et  à  Subiaco, 
on  fabriquait  et  on  fabrique  encore  des  papiers  de 
très-belle  qualité. 

Rome  est  connue  par  ses  tissus  de  laine.  Sous 
Pie  VI  on  ne  comptait  pas  moins  de  quatre  cents 
métiers  dans  la  Ville  Eternelle. 

Il  est  un  produit  animal  qui  n'a  point  de  valeur 
dans  les  autres  pays,  et  qui  devient  à  Rome  la  base 
d'une  fabrication  des  plus  importantes.  Toutes  les 
années,  au  printemps,  on  tue,  dans  les  boucheries, 
plus  de  soixante-dix  mille  agneaux.  On  en  recueille 
soigneusement  les  intestins,  et,  après  diverses  opé- 
rations, on  les  transforme  en  cordes  d'instruments, 
connues  dans  toute  l'Europe  sous  le  nom  de  cordes 
de  Naples. 

Inutile  de  dire  que  le  commerce  des  cierges  et  des 
bougies  occupe  dans  les  Etats  pontificaux  une 
place  considérable. 

Je  ne  parlerai  que  pour  mémoire  des  métaux 
précieux  que  l'on  travaille  dans  la  Ville  Eternelle 
avec  une  rare  habileté.  L'orfèvrerie  romaine  est 
regardée  par  tous  les  connaisseurs  comme  une  des 
meilleures  de  l'Europe  moderne. 

L'extraction  du  soufre  doit  être  considérée  aussi 
comme  une  des  branches  les  plus  importantes  de 
l'industrie  romaine. 


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L'alun  de  Rome  est  trop  connu  pour  que  nous 
en  parlions  avec  détail.  Sous  le  règne  de  Pie  VI, 
la  mine  de  la  Tolfa  en  alimentait  l'Europe  entière. 

Tout  le  monde  sait  que  l'art  de  restaurer  les 
statues  antiques  n'a  nulle  part  été  poussé  aussi 
loin  que  dans  la  ville  des  Papes. 

La  peinture  des  appartements  au  moyen  de  pon- 
cis  et  de  calques,  et  la  scagliola,  ou  peinture  sur 
stucs,  sont  encore  une  spécialité  romaine. 

Je  dois  noter  enfin  la  gravure  sur  cuivre,  sur 
pierre  dure  et  sur  coquilles,  et  surtout  l'art  des 
mosaïques. 

Il  n'y  a  rien  de  sérieux,  comme  on  le  voit,  dans 
les  déclamations  de  la  philosophie  sur  le  gouverne- 
ment papal.  La  plupart  des  Etats  dont  on  prônait 
la  civilisation  ne  pouvaient  être  mis  en  parallèle 
avec  le  patrimoine  de  Saint-Pierre. 

Quiconque  a  parcouru  l'Italie  et  l'a  étudiée  avec 
soin  partagera  mon  avis. 


CHAPITRE  XII. 


Sommaire.  —  La  bienfaisance  à  Rome.  —  Ce  qu'est  devenue  la  Ville  Eternelle 
sous  la  domination  piémontaise.  —  La  civilisation  moderne  nous  ramènera 
au  dcspolisme.  —  Charité  léyale  et  enseignement  légal.  —  Usage  que  l'Eglise 
faisait  de  ses  richesses.  —  Différence  qui  existe  entre  la  charité  et  la  phi- 
lanthropie. —  Œuvre  des  dots.  —  Hôpital  de  Sain t-Rocli.  —  Hôpital  délia 
Santissima  Trùiita  de'  Pellegrini. 

Pie  VI  ne  s'est  pas  contenté  de  dessécher  les  ma- 
rais Pontins,  de  percer  des  routes  magnifiques, 
de  construire  des  bourgs  entiers,  pour  y  loger  les 
malheureux  que  la  fièvre  dévorait  ailleurs,  et  de 
prodiguer  à  l'agriculture  les  encouragements  de 
tout  genre. 

Il  a  su  pourvoir  à  une  foule  de  besoins,  et  nous 
ne  connaissons  pas  une  seule  misère  que  ce  grand 
Pape  n'ait  soulagée  ou  tenté  de  soulager. 

Mais  avant  d'aller  plus  loin,  ouvrons  une  paren- 
thèse. 

Les  œuvres  de  bienfaisance  dont  il  sera  question 
dans  ce  chapitre  et  le  chapitre  suivant  n'existent 
plus.  Le  gouvernement  italien  s'en  est  emparé 
dans  l'espoir  de  refaire  ses  finances.  Malheureuse- 
ment les  caisses  de  l'Etat  ressemblent  au  tonneau 
des  Danaïdes  :  les  biens  du  clergé  et  les  propriétés, 
pour  la  plupart  considérables,  des  établissements 
de  bienfaisance,  se  sont  engouffrés  dans  cet  abîme 
sans  y  laisser  de  trace.  Les  pauvres  ne  peuvent 


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manquer  de  souffrir  de  ce  brigandage  officiel.  Il  en 
est  parmi  eux  qui  ont  le  courage  de  s'en  plaindre, 
comme  j'ai  pu  le  constater  à  diverses  reprises.  Mais 
ces  lamentations  de  gens  affamés  n'émeuvent  pas 
beaucoup  le  pouvoir  libérateur  qui  a  soustrait  Rome 
au  despotisme  sacerdotal.  Rome,  en  échange,  jouit 
de  tous  les  bienfaits  de  notre  civilisation.  Les  impôts 
les  plus  lourds  et  les  plus  variés  pèsent  maintenant 
sur  les  anciens  sujets  du  Pape  et  font  sentir  à  cette 
heureuse  population  les  douceurs  inappréciables  de 
la  domination  piémontaise.  D'autre  part,  le  com- 
merce végète  et  le  pain  coûte  cher,  deux  nouveaux 
bienfaits  que  nous  devons  aux  conquêtes  des  idées 
modernes.  Enfin,  si  le  peuple  romain  ne  rencontre 
plus  de  moines,  le  gouvernement  les  ayant  expul- 
sés, il  peut  jouir,  à  titre  de  compensation,  du 
spectacle  consolant  de  l'immoralité  et  du  luxe  s' éta- 
lant sur  la  voie  publique  et  éclaboussant  du  même 
coup  les  honnêtes  gens  et  les  pauvres.  Comme  on  le 
voit,  nos  immortels  principes  ont  traversé  les  monts 
et  exercent  sur  tous  les  points  de  l'Italie  leur  in- 
fluence réparatrice.  Ce  que  nous  allons  dire  s'ap- 
plique uniquement  à  la  Rome  des  Papes.  Nos  lec- 
teurs peuvent  supposer  que  nous  l'avons  écrit 
avant  1870. 

Reprenons  maintenant  la  suite  de  notre  récit. 

Ce  qui  se  fait,  en  France  et  ailleurs,  sous  l'impul- 
sion d'un  principe  purement  naturel,  est  vivifié  à 
Rome  par  l'esprit  de  foi  et  de  charité.  Partout  où  le 
naturalisme  a  prévalu,  l'action  gouvernementale 
est  venue  remplacer  l'initiative  individuelle.  On  a 


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voulu  détruire  le  paupérisme  et  l'on  n'a  fait  qu'im- 
poser à  l'homme  une  chaîne  de  plus,  en  livrant  le 
malheureux  au  pouvoir  civil  pieds  et  poings  liés. 

Une  chose  que  l'on  n'a  point  assez  observée  et 
qui  mérite  cependant  d'attirer  l'attention,  c'est  que 
la  bienfaisance  légale  a  toujours  précédé  l'enseigne- 
ment légal,  deux  erreurs  jumelles  d'où  découle 
fatalement  le  socialisme,  avec  son  cortège  inévitable 
d'absurdes  conséquences. 

La  bienfaisance  légale  en  Angleterre  n'a  pas 
éteint  le  paupérisme.  Les  partisans  de  la  Réforme 
en  conviennent,  et  il  en  est  plus  d'un  parmi  eux 
qui,  voyant  l'état  de  dégradation  morale  où  une 
partie  du  peuple  est  tombée  dans  ce  malheureux 
pays,  s'est  pris  à  regretter  les  temps  heureux  où  le 
catholicisme  florissait  dans  la  Grande-Bretagne. 

La  misère  en  France  est  moins  apparente  qu'au- 
delà  du  détroit,  mais  elle  ne  laisse  pas  que  d'être 
très-réelle. 

Comme  la  vue  du  pauvre  offusque  naturellement 
le  riche,  on  a  fait  de  la  pauvreté  un  délit  que  les 
tribunaux  correctionnels  sont  tenus  de  frapper.  Il 
est  vrai  que  la  police  a  pour  mission  de  s'enquérir 
des  besoins  de  l'indigent  et  de  lui  distribuer  des 
secours.  Le  résultat  principal  de  ce  genre  d'aumône 
est  d'humilier  celui  que  l'on  se  propose  de  soula- 
ger. De  là  cette  haine  sourde  qui  couve  dans  les 
masses  contre  la  propriété  et  le  pouvoir  lui-même, 
en  attendant  qu'elle  éclate  d'une  manière  formi- 
dable et  bouleverse  de  fond  en  comble  l'ordre  de 
choses  établi. 


—  188  — 

Or,  tandis  que  l'Etat  s'attribue  le  droit  absolu 
d'exercer  la  bienfaisance,  la  charité  individuelle  est 
entourée  d'entraves,  comme  si  l'on  ne  pouvait  faire 
du  bien  à  ses  semblables  sans  conspirer  contre  le 
pouvoir.  Les  associations  catholiques  sont  mises  en 
suspicion,  par  cela  seul  qu'elles  croient  devoir  s'ins- 
pirer du  sentiment  religieux.  On  les  soumet  à  un 
contrôle  intolérable,  et,  qui  plus  est,  à  un  patro- 
nage officiel  qu'elles  ne  peuvent  accepter  sans  abju- 
rer leur  indépendance. 

Après  avoir  monopolisé  à  son  profit  le  droit  de 
faire  l'aumône,  l'Etat  a  voulu  s'attribuer  le  privilège 
exclusif  de  rompre  à  la  jeunesse  le  pain  de  l'intelli- 
gence, nouveau  genre  de  tyrannie  que  les  principes 
de  89  n'avaient  point  prévu. 

Jusqu'à  présent,  le  pouvoir  a  échoué  en  partie 
dans  sa  tentative  d'asservissement,  grâce  à  l'oppo- 
sition du  clergé  et  des  pères  de  famille.  Mais  les 
ennemis  de  l'Eglise  ne  se  découragent  pas.  Ils  ne 
cessent  de  nous  représenter  l'enseignement  gratuit 
et  obligatoire  comme  une  panacée  universelle.  Le 
jour  où  ils  auront  atteint  leur  but,  le  gouvernement 
seul  aura  le  droit  de  façonner  les  jeunes  généra- 
tions. Il  s'attribuera  ainsi  un  pouvoir  absolu  sur 
les  enfants,  devenus  en  quelque  sorte  propriété  de 
l'Etat,  et  il  remplacera  auprès  d'eux  le  père  et  la 
mère  de  famille,  qui  ne  pourront  plus  leur  trans- 
mettre les  principes  religieux  qu'ils  reçurent  eux- 
mêmes  au  foyer  domestique. 

Le  gouvernement  pontifical  est  peut-être  le  seul 
qui  ait  su  encourager  l'enseignement  public  et  l'es- 


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prit  de  charité,  en  favorisant  l'initiative  individuelle, 
sans  compromettre  l'indépendance  de  ses  sujets. 

Aussi,  on  peut  dire  que  nulle  part  on  n'a  vu  se 
multiplier  comme  à  Rome  les  œuvres  de  bienfai- 
sance et  les  maisons  d'éducation.  Le  reste  de  l'Eu- 
rope a  toujours  imité  le  gouvernement  papal,  mais 
ne  l'a  jamais  devancé  sous  ce  double  rapport.  C'est 
ce  dont  la  plupart  de  nos  contemporains  ne  se  dou- 
tent même  pas,  grâce  aux  stupides  déclamations  de 
la  presse  anti-religieuse. 

Malgré  toutes  les  tentatives  que  les  gouverne- 
ments ont  faites  depuis  1789,  ils  ne  sont  pas  arrivés 
à  guérir  l'état  de  souffrance  où  une  grande  partie 
de  la  classe  ouvrière  est  encore  plongée. 

Il  n'en  est  pas  de  même  du  gouvernement  pon- 
tifical. 

«  Chaque  jour»,  dit  M.  de  Bazelaire,  «des  asso- 
ciations naissent ,  s'affilient,  se  propagent  dans 
«  tous  les  rangs  de  la  société,  afin  de  doubler,  par 
«  l'union,  des  forces  vouées  au  même  but. 

«  En  France,  à  Paris  surtout,  que  d'oeuvres  de  ce 
«  genre  dont  les  économistes  qui  désespèrent  de  la 
«  charité  seraient  bien  étonnés,  sans  doute,  d'ap- 
«  prendre  l'existence!  Leur  dénombrement  ne  figure 
«  pas  dans  les  statistiques,  parce  que  la  modestie  les 
«  couvre  et  que  leur  dévouement  ne  cherche  point 
«les  louanges;  mais  pour  l'honneur  de  la  foi  qui 
«  les  inspire,  il  serait  bon,  peut-être,  qu'elles  fussent 
«  plus  connues  ». 

Le  même  auteur  demande  s'il  y  a  dans  ces 
œuvres  de  charité  un  remède  assez  puissant  pour 


—  190  — 

combattre  le  paupérisme  d'une  manière  victorieuse. 
Sa  réponse  est  affirmative  et  parfaitement  motivée. 

«  Il  doit  en  être  ainsi  »,  fait-il  observer,  «  si  tous 
«  les  hommes  de  cœur  et  de  volonté  s'associent  pour 
«  instruire  l'enfant  du  pauvre  et  de  l'ouvrier,  pour 
«  prévenir  la  misère  et  pour  la  secourir  quand  on 
«  n'a  pu  l'éviter  ;  car  ces  trois  choses  :  instruction, 
«  prévoyance,  aumône,  sont  intimement  unies  et 
«  doivent  marcher  dans  cet  ordre  à  la  conquête  du 
<<  bien-être,  contre  les  trois  ennemis  qui  correspon- 
«  dent  à  ces  vertus  :  ignorance,  inconduite,  abandon. 
«  La  seconde  relève  plus  particulièrement  de  l'éco- 
«  nomie  sociale  à  laquelle  il  appartient  de  prévenir  la 
«  pauvreté  par  la  diffusion  des  productions  natio- 
«  nales,  par  une  plus  juste  répartition  du  salaire, 
«  par  l'application  aux  besoins  des  classes  ouvrières, 
«  des  progrès  des  sciences.  Là  est  le  vrai  terrain 
«  de  l'économie  politique  ;  la  bienfaisance  se  charge 
«  plus  spécialement  de  rompre  le  pain  qui  nourrit 
«  l'âme  et  celui  qui  soutient  le  corps  au  peuple,  et 
«  de  lui  donner  cette  double  aumône  de  l'intelli- 
«  gence  et  de  la  vie  ». 

M.  de  Bazelaire  dit  ailleurs  :  «  Tout  part  à 
«  Rome  de  l'inspiration  religieuse,  et  ce  qui  chez 
«  d'autres  peuples  se  fait  par  le  sentiment  naturel 
«  de  devoir  et  d'humanité,  prend  ici  la  vie  dans  des 
«  motifs  de  foi,  dans  les  paroles  de  la  révélation 
«  divine  ;  mais  cette  séve  de  catholicisme  qui  coule 
<<  si  abondante  encore  dans  les  veines  du  peuple 
<(  romain,  ne  s'est  en  nulle  chose  manifesté  plus 
«  féconde  que  dans  le  soulagement  des  misères 


—  191  — 


«  morales  et  physiques  de  l'homme.  Au  foyer  de  la 
«  religion,  la  charité  s'est  enflammée  d'amour,  et 
«  aux  sources  du  christianisme  elle  a  puisé  cet 
«  esprit  de  dévouement  qui  a  débordé  comme  la 
«  précieuse  liqueur  d'un  vase  trop  plein,  en  mille 
«  créations  de  salut  et  de  consolation.  C'est  à  la 
«  fois  une  cause  de  la  surabondance  des  secours  et 
«  de  leur  distribution  moins  intelligente  qu'on  le 
«  désirerait  ;  car  l'âme  enthousiaste  du  bien  s'as- 
«  treint  peu  aux  calculs  de  la  prudence  humaine, 
«  elle  voit  la  douleur  et  la  guérit  avant  tout,  sans 
«  s'inquiéter  suffisamment  de  modérer  son  zèle  et 
«  d'en  prévoir  les  suites  ;  toujours  est-il  que  des 
«  êtres  souffrants  sont  soulagés  et  que  la  grande 
«  obligation  de  l'homme  envers  son  frère  estaccom- 
«  plie.  La  prudence  dans  la  charité,  qui  aime  mieux 
«  prévenir  la  misère  que  lui  porter  remède,  est  une 
«  idée  postérieure  au  dévouement  et  ne  raisonne 
«  pas  ». 

On  peut  affirmer  que  la  charité  romaine  ne  se 
borne  pas  à  soulager  ;  elle  travaille  aussi  à  pré- 
venir, et  on  sera  dans  le  vrai  en  disant  que  les 
établissements  de  prévoyance  ne  sont  guère  moins 
nombreux,  dans  les  Etats  Pontificaux,  que  ceux 
dont  le  but  est  de  guérir  les  plaies  existantes.  Les 
œuvres  créées  par  Pie  VI  en  particulier  sont 
presque  toutes  destinées  à  prévenir,  soit  le  vice,  soit 
la  misère,  comme  nos  lecteurs  pourront  s'en  con- 
vaincre. 

«  Une  chose  fort  remarquable  à  côté  du  nombre 
«  des  institutions  romaines  de  bienfaisance  »,  dit 


—  192  — 


l'auteur  que  je  viens  de  citer,  «  c'est  qu'elles  ont 
«  servi  de  modèle  aux  autres  peuples  et  précédé  de 
«  beaucoup,  chez  les  nations  européennes,  la  réali- 
«  sation  d'oeuvres  semblables  qui  existent  partout 
«  aujourd'hui.  Bien  des  années,  et  même  des  siècles 
«  avant  que  les  économistes  eussent  tracé  les  lois 
«  de  la  charité  devenue  une  science,  la  foi  les  avait 
«  comme  révélées  aux  Papes  ;  c'était  une  consé- 
«  quence  de  la  mission  civilisatrice  qui  leur  avait 
«  été  confiée  envers  le  monde  moderne,  et  qu'ils 
«  ont  accomplie  en  opposant  la  parole  au  glaive  du 
«  despotisme,  en  faisant  prédominer  la  puissance 
«  spirituelle  sur  la  force  brutale,  le  droit  sur  le  fait, 
«  la  loi  de  grâce  et  de  justice  sur  l'organisation  bar- 
«  bare,  en  répandant  la  culture  de  la  science  et  de 
«  la  pensée,  soumises  a  la  foi  ». 

M.  de  Bazelaire  continue  quelques  lignes  plus 
loin  : 

«  Le  premier  hôpital  de  l'Occident  fut  élevé  à 
«  Rome  au  ive  siècle  ;  le  premier  asile  ouvert  aux 
«  enfants  trouvés  fut  celui  d'Innocent  III,  en  1198, 
«  tandis  qu'en  France  ils  ne  datent  que  du  xvne 
«  siècle;  la  première  maison  gratuite  d'accouche- 
«  ment  a  été  celle  de  Saint-Roch,  élevée  sur  la 
«  rive  du  Tibre,  en  1500;  l'hospice  des  convales- 
«  cents  a  précédé  de  deux  siècles  et  demi  celui  de 
«  la  Samaritaine  que  les  Anglais  ont  cru  inventer  ;  le 
«  système  pénitentiaire  était  appliqué  dans  les  pri- 
«  sons  cellulaires  de  Rome  dès  1707,  c'est-à-dire 
«  soixante-neuf  ans  avant  l'érection  de  la  fameuse 
«  maison  de  Gand,  laquelle  a  servi  de  modèle  à 


—  193  — 


«  celles  d'Auburn  et  de  Philadelphie  ;  l'institution 
«  des  maisons  de  travail  pour  les  orphelins  et  les 
«  ouvriers  valides  a  pris  naissance  à  Rome;  les 
«  conservatoires  ou  ou^roirs  de  jeunes  filles,  par- 
«  tout  ailleurs  de  date  très-récente,  y  sont  très- 
«  anciens  et  très-nombreux  ;  la  distribution  des 
«  dots  n'existe  nulle  part  sur  une  aussi  large 
«  échelle  ;  des  asiles  de  refuge  s'y  sont  ouverts  les 
«  premiers  pour  les  repenties  ;  le  mont-de-piété 
«  est  une  création  papale  du  xve  siècle  ». 

Plus  de  deux  mille  places  gratuites  sont  réservées 
aux  jeunes  filles  pauvres  dans  les  conservatoires. 
Cette  institution  est  essentiellement  romaine. 
Ajoutez  à  cela  que  douze  cents  et  quelques  dots 
leur  sont  annuellement  distribuées,  mesure  de  pré- 
voyance que  ne  prennent  point  les  autres  gouver- 
nements. 

On  élève  pieusement  la  jeunesse,  et  puis,  quand 
l'âge  et  la  sympathie  rapprochent  deux  cœurs  ainsi 
cultivés,  on  les  unit  en  leur  procurant  une  modeste 
aisance.  Voici  de  quelle  manière  M.  de  Tournon, 
dans  ses  Eludes  statistiques,  apprécie  cette  sage  pré- 
voyance de  la  charité  pontificale  : 

«  Les  malades  secourus,  l'enfance  et  la  vieillesse 
«  soignées,  le  sexe  qui  peut  le  moins  se  soustraire 
«  à  la  misère,  mis  à  l'abri  des  périls  qu'elle  lui  fait 
«  courir,  il  semble  qu'il  ne  restait  rien  à  faire  à  la 
«  charité  des  Romains.  Il  en  est  autrement,  et 
«  d'autres  moyens  de  soulager  les  classes  pauvres 
«  ont  été  imaginés  par  elle,  qu'on  ne  s'attendait  pas 
«  à  voir  employer  dans  un  pays  où  le  célibat  est 

Pie  VI.  13 


«tenu  à  grand  honneur;  ce  sont  les  distributions 
«  de  dots.  Croirait-on  qu'à  Rome  on  marie  chaque 
«  année,  aux  frais  de  l'Etat,  un  nombre  considérable 
«  de  pauvres  filles,  et  qu'une  maison  connue  sous  le 
«  nom  de  l'Annonciade  consacre  des  revenus  assez 
«  importants  à  cette  œuvre  pie,  inconnue  aux 
«autres  pays?  Qu'enfin  une  portion  des  produits 
«  de  la  loterie  est  employée  au  même  usage?  Ainsi, 
«  afin  d'établir  une  sorte  de  compensation,  le  gou- 
«  vernement  qui  excite  le  plus  vivement  au  célibat 
«  par  les  honneurs  qu'il  lui  réserve,  est  celui  qui 
«  encourage  le  plus  le  mariage  ». 

Citons  enfin  deux  établissements  qui  méritent  à 
tous  égards  une  mention  honorable.  Nous  voulons 
parler  de  l'hôpital  Saint-Roch  et  de  l'hôpital  Délia 
Snntissima  Trinila  de'  Pellegrini. 

Le  premier  n'est  autre  chose  qu'une  maison 
d'accouchement.  Mais  cette  maison  ne  ressemble 
en  rien  à  celles  que  l'on  a  fondées  dans  le  reste  de 
l'Europe.  La  distance  qui  sépare  la  philanthropie  de 
la  charité  est  si  grande,  qu'il  n'y  a  en  cela  rien 
d'étonnant. 

On  reçoit  gratuitement  à  Saint-Roch  toutes  les 
femmes  qui  ont  besoin  d'ensevelir  dans  le  silence  le 
secret  de  leur  faute.  Elles  trouvent  là,  en  outre,  les 
soins  les  plus  attentifs. 

M.  de  Giraudo  a  tracé  le  plan  d'un  asile  de  ce 
genre.  Tous  les  vœux  qu'il  forme  à  ce  sujet  sont 
une  réalité  touchante  à  l'hôpital  dont  nous  parlons. 

«  La  maison  d'accouchement  »,  dit  cet  écrivain, 
«  sera  située  dans  un  lieu  écarté  ;  les  personnes  qui 


—  195  — 


«  y  sont  admises  seront  libres  de  ne  déclarer  ni  leur 
«  nom  ni  leur  domicile  ;  le  registre  des  déclarations 
«  sera  tenu  secret  dans  tous  les  cas  ;  les  employés 
«  et  les  serviteurs  de  l'établissement  se  feront  un 
«  devoir  de  respecter  ce  secret,  les  étrangers  ne  se- 
«  ront  point  admis  dans  les  salles  ». 

Ces  précautions  et  une  foule  des  plus  délicates 
encore  sont  prises  à  Saint-Roch.  Qu'on  me  permette 
de  citer  ici  un  livre  peu  connu,  je  veux  parler  des 
Institutions  de  bienfaisance  publique  et  d'Instruction 
primaire  à  Rome,  par  MeT  Morichini. 

«  Les  femmes  près  d'accoucher  qui  s'y  présentent 
«  sont  reçues  et  entretenues  aux  frais  de  l'hospice, 
«  pendant  leur  grossesse,  et  huit  jours  encore  après 
«  leur  délivrance.  (Etant  à  Rome,  j'ai  pris  au  sujet 
«  de  cet  établissement  en  particulier  des  informa- 
«  tions  très-minutieuses.  On  y  garde  les  malades 
«  aussi  longtemps  que  dure  leur  convalescence.  Le 
«  terme  de  huit  jours  donné  par  l'auteur  est  toujours 
«  subordonné  à  l'état  de  la  pensionnaire.)  On  ne 
«  leur  demande  ni  leur  nom,  ni  leur  condition  ;  elles 
«  peuvent  même,  pour  n'être  reconnues  de  per- 
«  sonne,  se  voiler  le  visage.  Si  l'une  vient  à  mou- 
«  rir,  son  nom  n'est  pas  inscrit  sur  les  registres, 
«  parce  qu'on  les  distingue  l'une  de  l'autre  par  des 
«  numéros  progressifs.  Les  femmes  qui  ne  pour- 
«  raient  laisser  connaître  leur  état  sans  trahir  leur 
«  coupable  faiblesse,  sont  admises  longtemps  avant 
«  leurs  couches  ;  on  sauve  ainsi  l'honneur  des  fa- 
«  milles,  et  l'on  évite  les  infanticides.  Celles  qui  ne 
«  sont  pas  pauvres  paient  une  légère  rétribution 


/ 


—  1  on  — 


«  mensuelle,  plus  considérable,  si  elles  veulent  un 
«  meilleur  traitement  que  l'ordinaire.  La  moindre 
«  est  de  30  pauls  par  mois  (16  fr.  50  par  mois).  Tout 
<<  paiement  cesse  aux  environs  des  couches.  On 
«  désigne  ces  dernières  sous  le  nom  de  depositale  ; 
«  et,  comme  les  autres,  elles  peuvent  taire  leur 
«  nom  et  leur  condition  même  aux  supérieurs,  et  le 
«  plus  grand  secret  est  gardé  sur  elles.  L'hôpital 
«  est  exempt  de  toute  juridiction  criminelle  et  ecclé- 
«  siastique  ;  ainsi,  les  femmes  qui  l'habitent  sont 
«  sûres  de  n'être  point  tourmentées  pendant  le 
«  séjour  qu'elles  y  font.  On  en  défend  l'entrée  non- 
«  seulement  aux  hommes,  mais  aux  femmes  mêmes, 
«  parents  ou  autres,  quel  que  soit  leur  rang  ;  le 
«  médecin,  le  chirurgien,  les  matrones  et  femmes 
«  de  service  y  ont  seul  accès. 

«  A  peine  nés,  les  enfants  sont  portés  avec  grand 
«  soin  au  pieux  hospice  des  enfants  trouvés  du 
«  Saint-Esprit  ;  les  mères  qui  veulent  les  reprendre 
«  par  la  suite,  leur  laissent  un  signe  quelconque 
«  pour  les  reconnaître.  Cette  précaution  estnéces- 
«  saire,  parce  que,  en  cas  de  naissance  illégitime  ou 
«  d'extrême  pauvreté,  on  ne  pourrait  confier  les 
«  enfants  à  leurs  mères  respectives  ;  et  plutôt  que 
«de  faire  des  questions  aux  femmes  en  couche  et 
«  de  rompre  le  secret,  âme  de  cet  établissement,  on 
«  a  adopté  une  règle  générale  utile  aux  femmes 
«  qui  ne  pourraient  sans  honte  retenir  près  d'elles 
«  leurs  enfants,  et  laissant  aux  autres  toute  facilité 
«  de  les  reprendre  à  leur  sortie  de  Saint-Roch. 

«  Les  depositate  sortent  quand  elles  le  peuvent,  à 


197  — 


«  des  heures  favorables,  avec  l'habit  et  les  précau- 
«  tions  qu'elles  jugent  nécessaires.  La  position  du 
«  bâtiment  s'y  prête  à  merveille  ;  car  la  porte  de  sor- 
«  tie  ne  donne  pas  sur  la  voie  publique,  mais  dans 
«  un  vestibule  qui  a  deux  issues,  dont  une  sur  une 
«  petite  place  inhabitée,  où  aboutissent  plusieurs 
«  rues  désertes  ». 

Un  pieux  et  savant  religieux  à  qui  je  demandais 
s'il  ne  pensait  pas  qu'un  établissement  de  ce  genre 
pût  favoriser  le  vice,  me  répondit  avec  beaucoup 
de  raison  :  «  Je  ne  le  pense  pas,  et  la  preuve  que  je 
«  suis  dans  le  vrai,  c'est  que  les  naissances  illégi- 
«  times  sont  moins  nombreuses  à  Rome  que  dans 
«  les  autres  Etats  de  l'Europe.  Ajoutez  à  cela  que 
«  l'infanticide,  si  commun  chez  vous,  est  inconnu 
«  dans  nos  pays» .  Décidément  la  philanthropie  n'est 
point  à  la  hauteur  de  la  charité,  et  au  lieu  de  vou- 
loir réformer  ce  que  l'Eglise  a  fait  dans  l'intérêt  des 
classes  nécessiteuses,  elle  agirait  sagement  en  se 
laissant  réformer  elle-même. 

Quant  à  l'hôpital  Délia  Santissima  Trinitade  Pelle- 
grini,  je  laisse  à  M.  de  Tournon,  un  observateur 
aussi  désintéressé  qu'intelligent,  le  soin  de  nous  en 
faire  connaître  l'utilité  : 

«  La  charité  chrétienne  »,  dit-il,  «  qui  d'une  main 
«  si  libérale  y  a  fondé  des  établissements  où  les  ma- 
«  lades  trouvent  des  secours,  a  complété  son  œuvre 
«  par  une  fondation  que  doivent  envier  toutes  nos 
«  grandes  villes.  Sur  les  bords  du  Tibre  s'élève  un 
«  vaste  et  beau  bâtiment  destint'  aux  convalescents , 
«  c'est-à-dire  à  ceux  qui,  dans  les  hôpitaux,  ont 


«  atteint  le  moment  où  les  remèdes  sont  inutiles,  et 
«  pour  qui  un  air  pur,  une  nourriture  saine,  l'ab- 
«  sence  des  travaux  et  des  soins  domestiques  sont 
«  les  uniques  besoins.  Le  convalescent,  reçu  dans  la 
«  maison  Délia  Santissima  Trinita  de'  Pellegrini,  loin 
«  des  images  funèbres  qui,  dans  les  hôpitaux,  as- 
«  siégeaient  son  lit,  ouvre  son  cœur  à  l'espérance 
«  et  à  la  joie,  et  peu  après  la  société  le  recouvre 
«  dans  un  état  de  santé  affermi  et  prêt  à  lui  être 
«  utile.  Il  est  à  remarquer  que  cet  établissement, 
«  fondé  en  1 548,  par  saint  Philippe  de  Néri,  a  pré- 
«  cédé  tous  les  autres  de  même  nature ,  puisque 
«  celui  de  la  Samaritaine  ,  dont  se  vantent  les 
«  Anglais,  n'a  été  fondé  qu'en  1791  (1). 


[  I  )  Etudes  statistiques. 


CHAPITRE  XIII. 


Sommaire.  —  Etablissements  de  bienfaisance  fondés  par  Pie  VI.  —  Tatn 
Giovanni.  —  Conservatoires.  —  La  charité  appliquée  à  l'industrie.  —  Tra- 
vaux opérés  à  l'hôpital  Saint-Michel.  —  L'hôpital  du  Saint-Esprit  restauré  et 
agrandi.  —  Cabinet  anatômiquê.  —  Les  religieux  de  la  Pénitence.  —  Pie  VI 
et  les  Frères  des  écoles  chrétiennes. 

Un  pauvre  artisan  presque  idiot  fut,  à  la  fin  du 
dernier  siècle,  le  fondateur  d'une  œuvre  admirable  de 
charité.  Ce  malheureux,  nommé  Jean  Borgi,  et  connu 
à  Rome  sous  la  dénomination  de  Tata  Giovanni  ou 
papa  Jean,  s'aperçut  qu'une  foule  de  petits  garçons 
désœuvrés  et  à  peine  vêtus,  passaient  leur  temps  à 
courir  les  rues  de  Rome  et  s'habituaient  ainsi  à 
l'oisiveté  et  au  vice.  Il  fut  touché  de  leur  état  et 
résolut  d'y  mettre  un  terme,  lui  le  déshérité  de  la 
fortune  et  de  l'intelligence.  Il  réunit  donc  ces  petits 
vagabonds  dans  son  modeste  domicile,  leur  fit  com- 
prendre la  nécessité  du  travail,  recueillit  des  au- 
mônes, au  moyen  desquelles  il  les  vêtit  conve- 
nablement et  les  mit  en  apprentissage  dans  les  di- 
vers ateliers  de  Rome. 

Le  noble  dévouement  de  Borgi  frappa  tous  ceux 
qui  en  furent  les  témoins.  Il  ne  tarda  pas  à  être 
encouragé  et  même  secondé  par  de  riches  bienfai- 
teurs qui  voulurent  s'associer  à  son  œuvre  chari- 
table. 

On  instruisit  Pie  VI  de  la  conduite  héroïque  de 


—  200  — 


Tata  Giovanni.  Nul  mieux  que  lui  ne  comprenait 
l'esprit  de  sacrifice  et  de  dévouement  aux  classes 
laborieuses.  Borgi  devint  donc  l'objet  de  sa  pater- 
nelle tendresse.  Il  le  traitait  de  la  façon  la  plus 
amicale  et  l'aida  puissamment  à  mener  son  œuvre 
à  bonne  fin,  en  lui  achetant  la  maison  qu'il  habitait. 

Tata  Giovanni  fit  enseigner  à  ses  enfants,  la  lec- 
ture, l'écriture  et  l'arithmétique.  Quoique  ignorant, 
il  comprenait  à  merveille  le  prix  de  l'instruction. 

Il  avait  libre  accès  auprès  du  souverain  Pontife, 
qui  se  plaisait  à  causer  avec  lui. 

Comme  il  est  aisé  de  le  voir  par  ce  que  nous  venons 
de  dire  au  sujet  de  Tata  Giovanni,  Pie  VI  n'avait 
rien  tant  à  cœur  que  le  soulagement  des  malheu- 
reux. Ce  qu'il  désirait  avant  tout,  c'est  que  l'on 
instruisît  les  pauvres  en  même  temps  qu'on  leur 
inspirait  l'amour  du  travail.  L'ignorance  et  l'oi- 
siveté sont,  en  effet,  les  deux  causes  principales 
du  paupérisme,  et  doivent  éveiller  la  sollicitude  d'un 
Souverain.  Aussi  on  retrouve  les  traces  de  cette 
préoccupation  dans  toutes  les  œuvres  que  Pie  VI 
a  fondées  ou  patronnées. 

Le  15  juillet  1775,  Monsignor  Potenziani  ouvrait 
un  Conservatoire  au  pied  du  mont  Janicule  et  le 
plaçait  sous  la  protection  de  saint  Pie  V,  d'où  lui  est 
venu  le  nom  qu'il  porte  encore  aujourd'hui.  Pie  VI 
manifesta  une  vive  sympathie  pour  ce  nouvel  éta- 
blissement. Le  vertueux  prélat  qui  venait  de  le 
fonder,  se  proposait  tout  à  la  fois  d'arracher  au  vice 
et  à  la  pauvreté  d'intéressantes  jeunes  filles  et  de 
former  des  mères  aussi  laborieuses  qu'édifiantes. 


—  '201  — 


Ce  Conservatoire  devint  bientôt  célèbre  à  Rome 
et  dans  le  reste  de  l'Italie  par  la  beauté  des  travaux 
que  l'on  y  exécutait.  On  apprenait  à  tisser  la  laine, 
le  chanvre  et  le  lin.  Les  nappes  damasquinées  qui 
en  sortaient  jouissaient  d'une  grande  réputation  ;  on 
se  souvient  encore  à  Rome  de  celle  qui  fut  offerte 
à  Pie  VI,  lors  d'une  visite  que  ce  grand  Pape  fit 
aux  élèves  du  Conservatoire.  Elle  était  enrichie, 
paraît-il,  de  magnifiques  arabesques,  dont  le  dessin 
et  l'exécution  ne  laissaient  rien  à  désirer. 

Une  autre  maison  du  même  genre  s'établit,  vers 
cette  époque,  non  loin  de  Sainte-Praxède,  sous  les 
auspices  de  l'illustre  Pontife.  Une  romaine,  sœur 
Catherine  Marche tti,  en  fut  la  fondatrice.  Elle  se 
proposa  d'abord  de  recueillir  les  jeunes  filles  qui  dé- 
siraient embrasser  la  vie  religieuse,  afin  de  les  aider 
à  suivre  leur  vocation.  Mais,  grâce  aux  conseils  de 
Mgr  Ruffo,  elle  ne  tarda  pas  à  modifier  son  projet, 
et  l'asile  s'ouvrit  aux  jeunes  orphelines  des  em- 
ployés du  gouvernement ,  qu'une  mort  précoce 
avait  emportés. 

Infatigable  dans  l'exercice  de  son  zèle,  Pie  VI 
ne  négligeait  rien  pour  assurer  l'existence  des 
œuvres  de  charité  qui  se  fondaient  à  Rome. 

En  même  temps  qu'il  s'occupait  des  Conserva- 
toires dont  je  viens  de  parler,  il  achetait  le  palais 
Vitelleschi  et  y  logeait  les  périclitantes. 

François  Cervetti,  le  premier  compagnon  de 
Tata  Giovanni,  était  le  fondateur  de  ce  pieux  refuge. 
Constamment  fidèle  a  sa  ligne  de  conduite,  le  Pape 
y  établit  des  métiers  de  soie. 


—  '202  — 

Il  voulait  ainsi  introduire  à  Rome,  à  la  faveur  des 
œuvres  de  bienfaisance,  le  goût  du  commerce  et  de 
l'industrie.  C'était  la  meilleure  réponse  qu'il  pût 
faire  aux  philosophes  qui  accusaient  le  gouverne- 
ment pontifical  de  repousser  le  progrès  matériel. 

Je  n'en  finirais  pas  si  je  tentais  de  passer  en  revue 
tout  ce  que  les  classes  déshéritées  doivent  à  la 
générosité  de  Pie  VI  et  à  son  intelligent  amour  des 
pauvres. 

Tous  ceux  qui  ont  visité  Rome  connaissent  le 
fameux  hospice  de  Saint-Michel,  l'un  des  plus  beaux 
qu'il  y  ait  en  Europe.  Cet  édifice,  auquel  un  grand 
nombre  de  Papes  ont  successivement  travaillé, 
doit  à  Pie  VI  une  partie  de  sa  magnificence.  Le 
plan  tracé  par  ordre  d'Innocent  XII  n'avait  pu 
être  exécuté,  à  cause  des  dépenses  énormes  que 
nécessitait  un  travail  de  cette  importance.  Pie  VI 
dut  naturellement  songer  à  parfaire  l'œuvre  de  son 
illustre  prédécesseur.  Les  difficultés  matérielles  ne 
l'effrayaient  point  d'ordinaire.  Les  ouvriers  donc  se 
mirent  au  travail,  sous  la  direction  de  Nicolo  Forti, 
et  le  magnifique  édifice  fut  ainsi  complété. 

On  logea  dans  cette  nouvelle  construction  la  com- 
munauté des  jeunes  filles  de  Saint- Jean  de  Latran, 
dont  le  chiffre  s'élève  à  plus  de  deux  cent  quarante. 
On  leur  enseigne  les  premiers  éléments  des  con- 
naissances humaines,  en  même  temps  qu'on  les 
habitue  aux  travaux  de  leur  sexe. 

«  Les  Filles  de  Saint-Michel  »,  dit  Monsignor 
Morichini,  «  occupent  neuf  grands  dortoirs  prési- 
«  dés  par  les  plus  anciennes.  La  prieure  et  la  sous- 


—  203  — 


«  prieure  sont  choisies  tous  les  trois  ans  parmi  les 
«  plus  avancées  et  les  plus  sages.  Les  proches  pa- 
«  rents  peuvent  venir  les  voir,  mais  il  ne  leur  est 
«  pas  permis  de  les  avoir  à  dîner  chez  eux,  parce 
«  qu'il  en  résulterait  peut-être  des  désordres. 
«  Elles  sortent  toutes  ensemble,  accompagnées  du 
«  prieur,  qui  est  un  prêtre  chargé  de  la  discipline 
«  intérieure.  Leur  nourriture  est  la  même  que  celle 
«  des  autres  communautés  ;  elles  portent,  quand 
«  elles  vont  dans  la  ville,  un  vêtement  uniforme  de 
«  serge  noire  avec  un  voile  blanc  sur  la*  tête.  On 
«  leur  donne  des  leçons  de  lecture,  d'écriture,  d'a- 
«  rithmétique  ainsi  que  de  musique  et  d'ouvrages 
«  de  femmes  ;  ce  qui  facilite  leur  entrée  dans  des 
«  monastères  et  sert  à  embellir  les  cérémonies  de  la 
«  chapelle  particulière  du  Conservatoire.  La  cui- 
«  sine  et  le  blanchissage  se  font  dans  la  commu- 
«  nauté  même,  suivant  un  usage  très-ancien,  et 
«  ces  travaux  préparent  utilement  les  femmes  aux 
«  soins  qui  leur  seront  confiés  dans  leur  ménage. 
«  Elles  fabriquent  en  outre  tous  les  ornements  d'u- 
«  niformes  de  la  milice  papale,  et  on  leur  aban- 
«  donne,  comme  encouragement,  une  moitié  du 
«  gain.  Quelques  autres  travaillent  la  soie,  la  toile, 
«  les  rubans ,  soit  pour  l'usage  de  l'hospice  lui- 
«  même,  soit  pour  des  négociants.  Comme  on  ne 
«  congédie  les  pensionnaires  que  pour  les  marier 
«  ou  les  faire  religieuses,  il  en  est  de  vieilles,  inca- 
«  pables  de  fatigues,  et  qui  ont  besoin  de  l'aide  des 
«  autres  ;  les  plus  fortes  d'entre  celles-là  font  l'of- 
«  lice  de  maîtresses  ou  de  surveillantes  des  plus 


«  jeunes.  L'archiconfrérie  de  l'Annonciation  donne 
<<  par  an  cent  écus  romains  qui  servent  de  dot  aux 
<<  mariées  ou  aux  religieuses  ». 

Un  peuple  chez  lequel  fleurissent  de  pareilles 
œuvres  n'est  point  étranger  à  la  vraie  civilisation. 
Mais  les  écrivains  libres-penseurs  s'inquiètent 
peu  de  savoir  ce  qui  se  fait  à  Rome.  Que  leur  im- 
portent ces  institutions  admirables  de  la  charité 
chrétienne  !  Ils  tiennent  moins  au  bonheur  de  l'hu- 
manité qu'au  triomphe  de  leurs  utopies. 

Rien  n'est  plus  commode,  d'ailleurs,  que  de  dé- 
clamer dans  les  colonnes  d'un  journal  contre  le 
despotisme  des  prêtres  et  l'abrutissement  des  popu- 
lations gouvernées  par  le  Pape. 

A  propos  des  œuvres  patronnées  ou  créées  par 
Pie  VI,  je  ne  dois  pas  oublier  le  beau  cabinet  ana- 
tomique  de  l'hôpital  du  Saint-Esprit,  l'un  des  plus 
curieux  qu'il  y  ait  en  Europe. 

Benoît  XIV  en  eut  l'idée,  mais  Pie  VI  l'exécuta. 

On  y  remarque  les  systèmes  artériens,  nerveux 
et  veineux,  que  le  savant  Joseph  Plajani  a  travail- 
lés avec  une  habileté  et  une  patience  incroyables. 
Les  visiteurs  y  admirent  encore  les  morceaux  en 
cire  dus  à  la  générosité  du  cardinal  Zelada. 

En  face  du  Saint-Esprit  s'élève  un  bâtiment  d'une 
beauté  remarquable.  Pie  VI  le  fit  construire  pour 
suppléer  à  l'insuffisance  de  l'ancien  ;  car,  sous  son 
pontificat,  la  population  romaine  s'était  accrue 
d'une  manière  étonnante. 

La  première  fois  que  j'ai  visité  cet  édifice,  son 
caractère  grandiose  et  monumental  m'a  vivement 


—  205  — 


frappé.  Cinquante-huit  colonnes  en  soutiennent  la 
voûte.  Il  est  divisé  en  deux  étages.  Le  premier 
porte  le  nom  de  Sainte-Marie  ;  sa  longueur  est  de 
cinq  cent  vingt-sept  palmes  ;  sa  largeur,  de  soixante 
et  quatorze,  et  sa  hauteur,  de  vingt.  Le  second  est 
placé  sous  le  vocable  de  Saint-Charles.  Il  a  une  lon- 
gueur de  cinq  cent  vingt-neuf  palmes,  il  en  a  qua- 
rante-cinq d'élévation  et  soixante  et  quinze  de  lar- 
geur. Quatre  rangs  de  lits  peuvent  aller  aisément 
dans  chacune  de  ces  salles.  Plusieurs  autres  pièces 
de  moindre  dimension  ont  été  ajoutées  à  l'ancien  édi- 
fice, et  sont  de  la  plus  grande  utilité,  depuis  que  ce 
bâtiment  est  affecté  d'une  manière  exclusive  aux 
soldats  pontificaux  (1). 

...  Monseigneur  de  Mérode  a  doté  l'hôpital  mili- 
taire du  San-Spirito  d'une  très-belle  pharmacie.  Il 
a,  de  plus,  fait  disparaître  les  magasins  qui  occu- 
paient le  rez-de-chaussée,  pour  y  établir  une  salle 
de  classe  et  un  ouvroir,  dirigés  par  les  Sœurs  de 
Saint- Vincent  de  Paul. 

Plus  de  cent  vingt  petites  filles,  nées  la  plupart 
d'anciens  militaires,  reçoivent  au  Saint-Esprit  une 
éducation  toute  française. 

La  matinée  est  consacrée  à  la  lecture,  à  l'é- 
criture, au  calcul ,  etc.  Dans  l'après-midi ,  les 
élèves  se  livrent  exclusivement  aux  travaux  ma- 
nuels (2). 

(1)  Ces  notes  ont  été  prises  en  1868. 

(2)  J'ignore  si  cette  œuvre  continue  d'exister  ou  si  les  Piémontais  ont  jugé 
à  propos  d'en  opérer  la  confiscation,  toujours  dans  l'intérêt  du  peuple  romain. 
Ce  sont  les  orphelines  du  Saint-Esprit  qui  confectionnaient  en  1808  les  cos- 
tûmes  des  zouaves  pontificaux. 


—  206  — 


l'homme  ne  vit  pas  seulement  de  pain.  Les  Papes 
ont  tous  admirablement  compris  cette  parole  du 
Sauveur.  Je  crois  néanmoins  que  Pie  VI  en  a  fait 
plus  particulièrement  sa  règle  de  conduite.  L'ap- 
probation solennelle  qu'il  a  donnée  à  l'Ordre  de  la 
Pénitence  en  est  une  preuve  nouvelle. 

Les  Frères  de  la  Pénitence  s'appellent  aussi  Frères 
de  Nazareth.  Voici,  en  deux  mots,  l'histoire  authen- 
tique de  leur  fondation  :  Une  sœur  Clarisse  de  Sala- 
manque,  Rose  de  Castiglio,  nommée,  en  religion, 
soeur  Jésus  de  Nazareth,  eut  une  vision  dont  le  récit 
écrit  par  elle-même  est  arrivé  jusqu'à  nous.  Un 
jour  qu'elle  était  en  oraison,  Notre-Seigneur  lui 
apparut,  accompagné  de  la  très-sainte  Vierge.  Il 
lui  parla  de  l'état  déplorable  où  étaient  plongés  les 
gens  du  monde,  et  lui  dit  que,  pour  réparer  un  si 
grand  mal,  il  voulait  qu'elle  travaillât  à  fonder  un 
nouvel  institut  de  pénitence  dont  saint  Dominique  et 
saint  François  seraient  les  protecteurs.  Il  ajouta  que 
les  religieux  de  cet  Ordre  devraient  s'imposer  cer- 
taines obligations  qu'il  eut  soin  de  lui  indiquer.  Il 
lui  ordonna  enfin  d'écrire  fidèlement  tout  ce  qu'elle 
avait  vu  et  entendu.  Sœur  de  Castiglio  obéit  ponc- 
tuellement et  fit  part  de  toutes  ces  choses  à  son  con- 
fesseur, le  Père  Valcarez,  mineur  observantin,  et 
professeur  à  l'université  de  Salamanque. 

Après  un  examen  sérieux  des  déclarations  écrites 
de  sa  pénitente,  le  docte  directeur  demeura  con- 
vaincu, non  sans  raison,  que  la  servante  de  Dieu 
avait  été  en  communication  avec  le  Sauveur  des 
hommes. 


—  207  — 


Il  lui  demanda  alors  qui  lui  avait  été  désigné 
comme  devant  être  le  fondateur  du  nouvel  Ordre. 
Sœur  Jésus  de  Nazareth  lui  répondit  que  Dieu  vou- 
lait confier  cette  mission  à  Jean  Varéla  et  Losada. 
Elle  ajouta  que  Jésus-Christ  avait  parlé  à  ce  saint 
personnage  dans  la  grotte  de  Ségovie  et  lui  avait 
ordonné  d'aller  à  Salamanque;  que  Jean  Varéla 
avait  obéi  à  cette  injonction  et  était  venu  s'enfermer 
dans  le  monastère  de  Saint-François,  où  il  feignait 
d'être  fou  et  muet. 

Le  Père  Valcarez  observa  Jean  Varéla.  Lorsqu'il 
l'eut  soigneusement  étudié,  il  le  prit  à  part  et  lui  dit 
que  le  temps  était  venu  de  renoncer  à  ses  feintes 
pour  s'occuper  de  choses  sérieuses.  Le  jeune  servi- 
teur de  Dieu  sourit  et  se  sauva.  Il  continua  si  bien  à 
jouer  le  rôle  d'insensé,  que  les  enfants  ne  tardèrent 
pas  à  le  poursuivre  de  leurs  railleries. 

Le  Père  Valcarez  lui  parla  de  nouveau  et  lui  dé- 
clara que  Dieu  voulait  absolument  qu'il  obéit,  puis- 
qu'il lui  avait  fait  connaître  sa  volonté  dans  la 
grotte  de  Ségovie  et  l'avait  envoyé  à  Salamanque. 
Jean  Varéla  parut  étonné  de  voir  que  le  Père  Val- 
carez connaissait  un  secret  qu'il  n'avait  communi- 
qué à  personne,  et  prit  de  nouveau  la  fuite.  Mais, 
revenant  aussitôt  vers  lui,  il  se  confessa  et  reçut  ses 
avis. 

Le  pieux  jeune  homme,  dont  la  modestie  s'effa- 
rouchait à  la  seule  pensée  d'être  le  fondateur  d'un 
Ordre,  refusa  d'abord  la  mission  que  lui  confiait  la 
Providence  ;  mais  il  finit  par  obéir  à  la  volonté  d'en 
haut. 


—  208  — 

Il  écrivit  sans  plus  de  retard  les  règles  de  son 
institut  et  commença  à  les  observer  avec  huit  com- 
pagnons qu'il  s'adjoignit. 

Les  religieux  de  la  Pénitence  font  les  trois  vœux 
ordinaires  de  religion,  auxquels  ils  ont  coutume  de 
joindre  le  serment  de  défendre  envers  et  contre 
tous  le  mystère  de  l'Immaculée  Conception.  Leur 
mission  est  de  prêcher  et  d'assister  les  malades 
pauvres  des  localités  où  ils  sont  établis. 

Etant  à  Rome,  j'ai  vu  de  près  ces  bons  religieux 
et  j'ai  pu  constater  moi-même  avec  quel  zèle  chari- 
table ils  s'acquittent  de  ce  double  devoir.  Aussi  le 
peuple  les  entoure  de  son  amour  et  de  sa  vénéra- 
tion ;  car  il  voit  en  eux  des  amis  sans  cesse  disposés 
à  se  dévouer  pour  lui. 

Jean  Varéla  et  Losada  se  rendit  à  Rome  en  1 752, 
pour  obtenir  de  Benoît  XIV  l'approbation  de  son 
Ordre. 

Le  Pape  examina  les  constitutions  qui  lui  étaient 
soumises  et  les  trouva  excellentes.  Mais,  pour  des 
raisons  de  prudence  que  nous  ne  connaissons  pas, 
il  ne  put  accorder  au  serviteur  de  Dieu  la  précieuse 
faveur  qu'il  sollicitait.  Il  se  contenta  de  l'encourager 
à  poursuivre  son  œuvre.  Il  lui  conseilla,  en  outre, 
de  se  concilier  la  bienveillance  des  gouvernements 
séculiers,  et  lui  fit  concevoir  pour  l'avenir  les  meil- 
leures espérances. 

Comme  tout  ce  qui  est  bon,  le  nouvel  institut  ren- 
contra de  nombreux  ennemis,  et  plus  d'une  fois 
l'œuvre  de  Jean  Varéla  fut  battue  par  la  tempête.  Le 
pieux  fondateur  ne  se  découragea  point.  Revêtu  de 


—  209  — 


pauvres  haillons,  malgré  sa  haute  naissance,  il  par- 
courut successivement  l'Italie,  l'Allemagne,  la  Hon- 
grie, la  Pologne,  l'Espagne,  le  Portugal,  et  établit 
dans  ces  diverses  contrées  des  maisons  de  son  Ordre, 
que  ruina  presque  aussitôt  la  malveillance  des  gou- 
vernements. 

Sa  confiance  resta  inébranlable,  et  persuadé  que 
Dieu  ne  faillirait  point  à  ses  promesses,  il  supporta 
courageusement  les  épreuves  de  tout  genre  aux- 
quelles il  plut  au  ciel  de  le  soumettre. 

Enfin,  la  Providence  mit  un  terme  aux  tribulations 
du  pieux  fondateur.  Le  21  mai  1784,  Pie  VI  ap- 
prouva les  règles  de  l'Institut.  Il  le  fit  avec  d'autant 
plus  d'empressement,  que  les  religieux  de  la  Péni- 
tence se  consacraient  tout  entiers  au  service  des 
pauvres,  qu'ils  évangélisaient  avec  un  zèle  irrépro- 
chable et  consolaient  aux  approches  de  la  mort. 

Leur  noble  dévouement  doit  être  souvent  récom- 
pensé par  de  douces  consolations.  Que  de  vertus  ca- 
chées se  rencontrent  parfois  sous  les  haillons  de  la 
misère  I  que  d'âmes  héroïques  s'envolent  du  grabat 
où  les  déshérités  de  la  fortune  rendent  le  dernier 
soupir  ! 

Par  un  second  bref  du  même  jour,  le  Souverain 
Pontife  accorda  à  ces  religieux  tous  les  privilèges 
spirituels  dont  jouissent  les  Mineurs  Observantins. 

La  bienveillance  que  Pie  VI  témoigna  aux  reli- 
gieux de  l'abbé  de  La  Salle  mérite  une  mention 
toute  particulière.  Le  pieux  fondateur  était  en  butte 
aux  persécutions  des  jansénistes  et  des  gallicans, 
deux  sectes  dont  les  doctrines  et  les  tendances 

Pie  VI.  14 


—  210 


étaient,  à  peu  près  les  mêmes.  Les  premiers  nous 
donneront,  de  concert  avec  les  jacobins,  la  Consti- 
tution civile  du  clergé,  et  les  seconds  s'uniront  aux 
conseillers  de  Bonaparte  pour  nous  doter  des  Arti- 
cles organiques,  deux  monuments  de  despotisme 
antireligieux  dont  la  France  gardera  longtemps  le 
triste  souvenir. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  le  jansénisme  et 
le  gallicanisme  aient  essayé  d'étouffer  au  berceau 
l'œuvre  si  admirable  et  si  profondément  catholique 
de  Jean-Baptiste  de  La  Salle,  et  que  la  démocratie 
radicale  poursuive  de  sa  haine  les  héroïques  enfants 
de  ce  grand  serviteur  de  Dieu. 

Voulant  donner  au  Saint-Siège  une  preuve  nou- 
velle de  son  attachement,  l'abbé  de  La  Salle  envoya 
à  Rome,  sous  le  pontificat  de  Clément  XI,  deux  de 
ses  religieux.  Celui  de  ces  Frères  qui  devait  plus 
spécialement  représenter  le  pieux  fondateur  dans  la 
Ville  Eternelle  se  nommait  Gabriel  Drolin. 

Il  remplit  sa  mission  avec  tant  de  dévouement, 
que  Benoît  XIII  lui  donna  la  direction  d'une  école 
régionnaire.  De  plus,  il  approuva  l'Institut  par  une 
bulle  solennelle  datée  du  7  des  calendes  de  fé- 
vrier 1724. 

La  bonne  tenue  de  cette  école  ayant  attiré  l'at- 
tention des  autorités  de  Fer  rare,  les  Frères  furent 
appelés  dans  cette  ville  en  1741. 

Depuis  cette  époque  jusqu'en  1789,  c'est-à-dire 
pendant  plus  de  quarante  ans,  les  Frères  établis  à 
Rome  passèrent  inaperçus.  Leur  pauvreté  fut  même 
si  grande,  qu'on  les  vit  plus  d'une  fois  se  mêler  à 


—  211  — 


la  foule  de  ceux  qui  allaient  demander  l'aumône  à 
la  porte  des  couvents  et  recevoir,  pour  vivre,  les 
dons  de  la  charité.  Cela  fait,  ces  modestes  héros  du 
dévouement  religieux  retournaient  simplement  à 
leur  labeur,  prodiguant  le  pain  de  l'intelligence 
aux  nombreux  enfants  qui  fréquentaient  leur 
école  (1). 

Les  bons  Frères  eurent  la  pensée  d'exposer  à 
Pie  VI,  dont  ils  connaissaient  la  bonté  et  la  muni- 
ficence, l'état  de  dénûment  où  ils  étaient  réduits, 
et  de  solliciter  les  secours  que  le  gouvernement 
pontifical  accordait  d'ordinaire  aux  communautés 
religieuses  dépourvues  de  ressources. 

Le  Pape  fut  frappé  du  talent  calligraphique  de 
celui  qui  avait  écrit  ce  mémoire,  et  demanda  à  le 
voir. 

Pie  VI  le  questionna  beaucoup  et  parut  enchanté 
de  ses  réponses. 

Le  lendemain,  un  prélat  se  rendait  à  la  Trinité 
du  Mont  et  faisait  subir  aux  élèves  des  Frères  un 
examen  des  plus  minutieux. 

Quelque  temps  après,  le  U  janvier  1789,  Pie  VI 
adressa  aux  religieux  un  motu  proprio  où  nous  lisons 
ce  qui  suit  : 

«  Le  bien  que  les  enfants  —  et  spécialement  les 
«  pauvres  de  notre  ville  de  Rome  —  ont  jusqu'ici 

(1)  Si  les  partisans  de  l'instruction  laïque  et  obligatoire  avaient  à  leur  actif 
un  acte  d'abnégation  semblable  à  celui-là,  les  déclamations  dont  ils  ne  cessent 
de  nous  assourdir  paraîtraient  moins  suspectes  ;  peut-être  même  réussiraient-ils 
à  nous  convaincre.  Mais,  à  vrai  dire,  nous  les  soupçonnons  de  priser  médio- 
crement ce  genre  d'apostolat,  le  seul  pourlant  qui  puisse  faire  des  adeptes 
sérieux. 


_  212   

«  retiré  des  écoles  chrétiennes,  pour  l'instruction 
«  religieuse,  la  lecture,  l'écriture  et  l'arithmétique, 
<<  dans  la  maison  située  aux  environs  de  l'église  de  la 
«  très-sainte  Trinité  du  Mont,  où  sont  établis,  de- 
«  puis  plusieurs  années,  les  religieux  laïques  fran- 
<<  çais  dits  Frères  des  Ecoles  chrétiennes,  lesquels 
<(  vivent  suivant  leur  Institut  régulier,  approuvé  par 
«  une  bulle  du  25  janvier  1 724  de  notre  prédécesseur 
«'  Benoît  XIII  ;  l'assiduité,  la  patience,  la  charité  et 
«  le  désintéressement  avec  lesquels  les  susdits  reli- 
«  gieux  instruisent  les  pauvres  enfants,  ont  amené, 
<  ces  derniers  temps,  un  tel  concours  dans  leurs 
«  classes,  que,  quoique  chacune  des  salles  puisse 
«  contenir  cent  élèves,  le  local  où  ils  sont  logés  se 
«  trouve  insuffisant;  ce  qui  Nous  a  porté  à  leur 
«  venir  en  aide ,  en  agrandissant  la  maison 
«  qu'ils  occupent  et  en  leur  allouant  une  rente 
«  de  cent  écus  romains  pour  l'entretien  d'un 
«  maître  ». 

Pie  VI,  de  plus  en  plus  satisfait  des  résultats 
obtenus  par  les  Frères  de  la  Trinité  du  Mont,  réso- 
lut d'établir  ces  religieux  dans  un  autre  quar- 
tier de  la  ville.  11  leur  fit  donc  bâtir  sur  la  place  de 
San  Salvatore  in  Lauro  une  vaste  maison  qu'il  dota 
convenablement. 

Là  aussi  les  élèves  accoururent  en  foule.  Aussi  le 
zélé  Pontife  n'hésita  pas  à  fonder  un  nouvel  éta- 
blissement à  Orvieto.  Il  y  eut  là  des  écoles  et 
un  noviciat,  car  Pie  VI  désirait  vivement  que  la 
famille  du  pieux  abbé  de  La  Salle  se  multipliât  dans 
ses  Etats. 


—  213  - 


Voici  un  extrait  du  motu  proprio  où  il  régla  cette 
question  le  17  février  1794  : 

«  Nous  avons  expérimenté  combien  est  utile  et 
«  profitable  aux  enfants  —  particulièrement  des 
«  pauvres  —  l'Institut  des  Frères  des  Ecoles  chré- 
«  tiennes,  soit  pour  l'éducation,  soit  pour  l'ensei- 
«  gnement  du  catéchisme  composé  par  le  vénérable 
«  serviteur  de  Dieu,  le  cardinal  Bellarmin,  ainsi  que 
«  pour  la  lecture,  l'écriture  et  l'arithmétique.  Outre 
«  une  maison  de  ces  religieux  déjà  établie  dans  notre 
«  ville  de  Ferrare,  Nous  agrandîmes  celle  qui  se 
«  trouve  depuis  quelque  temps  organisée  près  de 
«  l'église  de  la  Trinité  du  Mont,  et  y  fondâmes  une 
«  nouvelle  classe  pour  les  enfants  pauvres.  Nous 
«  avons  bâti  une  autre  maison  et  établi  une  autre 
«  école,  que  nous  avons  dotées  des  rentes  néces- 
«  saires  pour  l'entretien  de  six  religieux  qui  y  élè- 
«  veront  les  enfants  pauvres  selon  leur  louable  Ins- 
«  titut.  Nous  avons  vu  encore  dans  ces  nouvelles 
«  écoles  avec  quel  profit  et  quel  avantage  pour  la 
«  religion  et  pour  la  société,  ces  religieux  s'oc- 
«  cupent  suivant  nos  désirs.  Mais  comme  les  indi- 
«  vidus  composant  ce  corps  religieux  venant  du 
<(  royaume  de  France  où  ils  avaient  fait  leur  novi- 
<<  ciat,  ne  peuvent  plus  continuer  à  se  recruter  à 
<<  cause  des  circonstances  douloureuses  du  temps 
«  présent,  et  que  peut-être  un  jour  les  avantages 
<<  spirituels  et  temporels  que  reçoivent  nos  sujets 
«  pourraient  cesser;  par  Notre  motu  proprio  avons 
«  décidé  d'ouvrir  aux  susdits  religieux  un  noviciat 
«  dans  nos  propres  domaines,  afin  qu'ils  y  reçoivent 


—  214  — 

«  et  y  élèvent  des  individus  italiens  d'origine  et 
«  plus  spécialement  nos  sujets,  comme  ils  ont  déjà 
«  commencé  à  le  faire,  ayant  donné  l'habit  à  trois 
«  romains,  de  manière  qu'ils  puissent  ainsi  main- 
«  tenir  les  écoles  existantes  et  fournir  aux  besoins 
«  de  celles  qui  s'ouvriront  plus  tard  dans  notre  Etat, 
«  ou  dans  les  Etats  voisins  » . 

Plus  tard,  quand  la  révolution  triomphante  arriva 
dans  la  Ville  Eternelle  et  se  substitua  à  la  papauté, 
les  Frères  des  Ecoles  chrétiennes  furent  dépouillés 
de  leurs  traitements.  C'est  ainsi  que  procède  tou- 
jours, et  à  toutes  les  époques,  la  philanthropie  répu- 
blicaine. La  France,  l'Italie,  l'Espagne  et  la  Suisse 
elle-même  en  savent  quelque  chose. 

Ce  ne  fut  qu'en  181 5,  après  le  retour  de  Pie  VII  à 
Rome,  qu'ils  furent  réintégrés  dans  leurs  droits,  et 
qu'ils  purent  continuer  à  instruire  les  enfants  des 
pauvres  (1). 

(1)  A  l'heure  où  nous  écrivons,  le  gouvernement  piémontais  occupe  Rome, 
comme  autrefois  le  Directoire,  et  fidèle  aux  traditions  démagogiques,  dépouille 
de  leurs  biens  les  communautés  religieuses.  Les  Frères  des  Ecoles  chrétiennes 
ont  échappé  jusqu'ici  à  la  rapacité  de  l'envahisseur.  Mais  il  est  à  craindre  que 
tôt  ou  tard  ils  ne  subissent  la  loi  commune  ;  car  en  Italie,  tout  aussi  bien  qu'en 
Prusse,  c'est  la  force  qui  prime  le  droit. 


CHAPITRE  XIV. 


Sommaire.  —  Goûts  artistiques  de  Pie  VI.  —  La  sacristie  île  Saint-Pierre.  — 
Le  musée  du  Vatican.  —  Principales  œuvres  d'art  réunies  par  le  Pape  dans 
ce  musée.  —  Le  cabinet  des  Papyrus.  —  Obélisques  de  Monte-Citorio,  de 
Montc-Cavallo,  et  de  la  Trinité  des  Monts.  —  Palais  Braschi.  —  Travaux 
exécutés  à  Subiaco,  par  ordre  de  Pie  VI. 

Nous  avons  déjà  parlé  des  goûts  artistiques  de 
Pie  VI. 

Nous  allons  de  nouveau  aborder  cette  question, 
l'une  des  plus  intéressantes  que  nous  ayons  à 
traiter. 

Il  est  bon  de  noter  en  passant  que,  parmi  les  phi- 
losophes du  xviif  siècle,  il  n'en  est  pas  un  seul  qui 
ait  eu  quelque  goût  pour  les  beaux-arts.  Ces  amants 
de  la  raison  dédaignaient  la  peinture  et  la  statuaire, 
et  lorsque  leurs  disciples  arrivèrent  au  pouvoir  sous 
le  nom  de  Jacobins,  ils  n'eurent  rien  de  plus  pressé 
que  de  détruire  les  chefs-d'œuvre  dont  le  moyen 
âge  et  la  renaissance  nous  avaient  transmis  le 
dépôt. 

Pie  VI  a  fait  exécuter  dans  les  Etats  Pontificaux, 
et  à  Rome  surtout,  des  travaux  extrêmement  remar- 
quables. 

Citons,  en  premier  lieu,  la  sacristie  de  Saint- 
Pierre. 

Il  fallait  que  cette  construction  s'harmonisât  avec 
l'édifice  qu'elle  devait  compléter.  Or,  quiconque  a 


—  216  — 

vu  la  fameuse  basilique,  avouera  sans  hésiter 
que  la  lâche  était  difficile.  Pie  VI  eut  le  cou- 
rage de  l'entreprendre  et  la  gloire  de  la  mener  à 
bonne  fin. 

Il  est  évident  que  l'architecte  chargé  de  cette 
œuvre  d'art  n'a  eu  qu'une  seule  préoccupation  : 
celle  de  reproduire  dans  des  proportions  plus  mo- 
destes les  fantaisies  grandioses  et  les  richesses 
sculpturales  de  son  gigantesque  modèle. 

On  arrive  dans  la  sacristie  par  un  long  et  vaste 
couloir  orné  de  peintures,  de  bustes  en  bronze  de 
divers  papes,  de  cariatides,  etc.,  le  tout  d'un  mérite 
incontestable. 

La  partie  principale  du  monument  est  une  ma- 
gnifique rotonde  revêtue  de  marbre  et  ornée  tout 
autour  de  pilastres  et  de  colonnes. 

A  droite,  on  trouve  la  sacristie  des  bénéficiers,  et 
à  gauche  celle  des  chanoines  de  Saint-Pierre.  Ce 
sont  deux  pièces  d'un  goût  exquis.  Au  centre  de  la 
première  s'élève  une  colonne  d'albâtre  oriental  que 
surmonte  le  buste  en  bronze  doré  de  l'apôtre  saint 
Paul.  Dans  la  seconde,  on  a  placé  une  colonne 
semblable,  et  le  buste  de  saint  Pierre  y  fait  pendant 
à  celui  du  Docteur  des  nations. 

La  sacristie  des  bénéficiers  communique  avec  une 
chapelle  où  l'on  célèbre  habituellement  la  Messe. 
Parmi  les  peintures  dont  ce  sanctuaire  est  orné, 
nous  avons  remarqué  le  Domine  quà  vadis  de  Caval- 
lucci.  Au  fond  de  la  chapelle  s'ouvre  la  porte  qui 
conduit  au  vestiaire  des  bénéficiers,  d'où  l'on  arrive 
au  trésor  de  Saint-Pierre. 


À  côté  de  la  sacristie  des  chanoines  est  une  cha- 
pelle exactement  semblable  à  celle  dont  nous  venons 
de  parler.  Entre  autres  peintures  qui  la  décorent, 
se  trouve  une  toile  représentant  saint  Pierre 
dans  les  fers  et  l'ange  qui  vient  le  consoler.  Dans  la 
salle  du  Chapitre  sont  des  fresques  extrêmement 
remarquables  de  Melozzo  de  Forli. 

Les  deux  statues  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul 
qui  ornent  le  vestibule  sont  dues  au  ciseau  de  Mino 
de  Fiesole. 

Les  peintures  représentant  la  Vierge,  l'Enfant 
Jésus,  sainte  Anne,  saint  Pierre  et  saint  Paul, 
sont  l'œuvre  de  Fattore.  On  doit  à  Jules  Romain 
une  Vierge,  un  Enfant  Jésus  et  un  saint  Jean. 

Sur  la  façade  extérieure  de  l'édifice,  devenue 
depuis  un  simple  côté  de  cour  intérieure,  grâce 
aux  additions  dont  Pie  IX  l'a  enrichi,  on  lit 
l'inscription  suivante  : 

PUS  SEXTUS  P.  M. 
CANONICALIBUS  EXTRUCTIS  .EDIBUS, 
Sl'OBUiM  OLIM  COLLEGARUM 
COMMODITATI  DECORIQUE 
PROSPEXIT. 
ANNO  PONTIFICAT.  VII. 

En  sortant  de  la  sacristie  par  le  côté  opposé  à  la 
basilique,  on  aperçoit  un  peu  à  gauche  du  chevet 
de  l'église,  un  édifice  carré  du  meilleur  goût.  Au- 
dessus  de  la  porte  d'entrée  on  a  gravé  une  inscrip- 
tion que  je  ne  crois  pas  inutile  de  donner  à  m    1 3.3  - 


-  218  — 


teurs,  parce  qu'elle  est  un  éloge  de  Pie  VI  au 
point  de  vue  de  l'édilité: 

PIUS  SEXTUS  P.  M. 
SQUALENTIBUS  SOLO  jliQUATIS  /EDIBUS, 
ARCHIPRESBYTERO  DOMICIL1UM  AUXIT 
AMPLIATA  STRATAQUE  AREA 
TEMPLO  VATICANO 
SPLENDOREM  ADDIDIT, 
ANN.  MDCCLXXXII,  PONTIF.  VIII. 

Passons  maintenant  au  musée  Pio-Clementino. 
Pie  VI  lui  a  donné  ce  nom  par  un  sentiment  de 
modestie  reconnaissante  envers  ses  deux  prédéces- 
seurs ;  mais  c'est  lui  qui  l'a  créé  tout  entier.  La  pre- 
mière idée  qu'il  en  eut  remonte  à  l'époque  où  il 
n'était  encore  que  secrétaire  de  Benoît  XIV.  Depuis 
lors  il  ne  cessa  d'y  travailler  avec  un  zèle  infatigable. 
Devenu  Pape,  il  acheva  l'œuvre  commencée.  Il  l'en- 
richit, pendant  cette  dernière  période,  de  plus  de 
deux  mille  statues. 

La  partie  du  Vatican  que  l'on  avait  d'abord  des- 
tinée à  recevoir  cette  collection  étant  devenue  insuf- 
fisante, Pie  VI  y  ajouta  :  1°  la  salle  des  animaux  ; 
2°  une  partie  de  la  galerie  actuelle  ;  3°  le  cabinet  ; 
4°  la  salle  des  muses  ;  5°  la  grande  salle  ronde  ;  6°  la 
salle  à  croix  grecque  ;  7°  le  grand  escalier  ;  8°  la 
salle  dite  de  la  Bigue. 

On  visite  d'abord  le  vestibule  carré  au  milieu 
duquel  se  trouve  le  fameux  fragment  connu  sous  le 
nom  de  Torse  du  Belvédère.  —  Il  fit  partie,  paraît-il, 


—  219  — 


d'une  statue  d'Hercule  au  repos,  sculptée  par  Apol- 
lonius. On  y  voit  aussi  le  tombeau  de  Scipion  Bar- 
batus,  bisaïeul  de  Scipion  l'Africain  ,  et  diverses 
inscriptions  qui  appartenaient  à  ce  monument 
funèbre  découvert  en  1780. 

Viennent  ensuite  le  vestibule  rond,  au  milieu 
duquel  on  admire  un  bassin  de  marbre  violet,  et  des 
statues  antiques  ;  la  chambre  de  Méléagre,  ainsi 
nommée  à  cause  de  la  célèbre  statue  qui  l'enrichit  ; 
et  la  cour  du  Belvédère,  qui  renferme,  sans  contre- 
dit, les  chefs-d'oeuvre  de  la  sculpture. 

Cette  cour,  de  forme  octogone,  est  entourée  d'un 
portique  justement  admiré  et  que  soutiennent  seize 
colonnes  de  granit.  De  plus,  il  y  a  aux  angles  quatre 
cabinets  où  l'on  s'est  plu  à  réunir  ce  que  le  musée 
du  Vatican  possède  de  plus  remarquable. 

Dans  le  premier  cabinet,  on  voit  le  Persée  et  les 
deux  pugilateurs  de  Canova  ;  dans  le  second,  le 
Mercure  du  Belvédère  que  l'on  découvrit  sur  l'Es- 
quilin,  sous  le  Pontificat  de  Paul  III  ;  dans  le  troi- 
sième, le  Laocoon,  trouvé  en  1506  dans  les  ruines 
du  palais  de  Titus,  et  que  Pline  attribue,  à  tort  ou  à 
raison,  à  trois  sculpteurs  rhodiens,  Agésandre, 
Polydore  et  Athénodore  ;  dans  le  quatrième,  l'Apol- 
lon du  Belvédère. 

Cette  statue,  découverte  au  commencement  du 
xvie  siècle,  àPortod'Anzio,  fut  achetée  parle  cardi- 
nal de  la  Rovère,  devenu  plus  tard  Jules  II. 

Je  ne  parle  pas  des  sarcophages  que  l'on  a  réunis 
autour  de  la  cour  et  qui  mériteraient  une  étude  par- 
ticulière. 


—  220  — 


La  salle  des  animaux  est  précédée  d'un  vestibule 
orné  de  quatre  colonnes  de  granit  et  de  mosaïques 
anciennes. 

Pie  VI  ne  voulut  d'abord  placer  dans  cette  salle 
que  des  animaux  de  sculpture  antique  ;  mais 
n'ayant  pu  en  réunir  en  assez  grand  nombre, 
il  se  décida  à  compléter  sa  collection,  en  y  ajoutant 
des  œuvres  nouvelles,  dont  il  confia  l'exécution  à 
Franzoni. 

Voici,  en  deux  mots,  ce  qui  frappe  le  plus  parmi 
les  merveilles  d'art  que  renferme  la  salle  des  ani- 
maux :  Le  triton  enlevant  une  nymphe  ;  Hercule  en- 
traînant Cerbère  enchaîné;  un  lion  furieux  dévorant  un 
cheval  mourant.  Ailleurs,  un  beau  cerf  en  albâtre 
fleuri  ;  un  petit  lion  en  brèche  très-dure,  avec  les 
dents  et  la  langue  de  marbres  différents  ;  Hercule 
maîtrisant  le  lion  de  Némée;  le  même,  tuant  Diomède  et 
ses  chevaux;  un  centaure  dompté  par  l'amour  qu'il 
porte  sur  son  dos,  et  tenant  un  lièvre  de  sa  main  droite. 
Un  peu  plus  loin,  la  belle  statue  équestre  de  Com- 
mode lançant  un  javelot. 

Dans  la  salle  des  statues,  on  remarque  surtout  :  la 
statue  colossale  de  Paris  tenant  une  pomme  dans  sa 
main  droite  ;  la  statue  de  Pallas,  transformée  par  la 
réparation,  en  Vénus  Paciféra  ;  Apollon  Saurocthone, 
ou  chasseur  de  lézards;  une  amazone  et  une  Ju- 
non  ;  un  Néron  sous  la  forme  d'Apollon  Citharède  ; 
un  Neptune  ;  un  Adonis  blessé  ;  un  groupe  d'Escu- 
lape  et  d'Hégie,  sa  fille;  la  statue  de  Ménandre  ;  au 
fond,  Arianne  couchée  et  endormie  dans  l'île  de 
Naxos  :  elle  est  connue  sous  le  nom  de  Cléopàtre  : 


  221   


enfin  deux  magnifiques  candélabres  en  marbre  blanc, 
trouvés  à  la  villa  Adriana. 

La  salle  des  bustes  se  divise  en  trois  sections. 
Pie  VI  en  confia  l'ornementation  à  l'architecte 
Simonetti. 

Cette  pièce  est  ornée  de  huit  colonnes  en  albâtre 
choisi  et  d'autant  de  pilastres  semblables.  La  voûte 
est  décorée  de  peintures  à  l'huile  dues  au  pinceau 
de  Dominique  Déangélis.  Les  sujets  qu'il  a  repré- 
sentés sont  :  les  Noces  de  Bacchus  et  d'Ariane,  Paris 
donnant  la  pomme  à  Vénus,  Diane  et  Endymion,  Vénus 
et  Adonis,  et  Paris  refusant  la  pomme  à  Minerve. 

En  entrant,  à  droite,  on  rencontre  la  statue  d'une 
danseuse,  sculptée  avec  beaucoup  de  grâce  et  de 
vérité;  une  Vénus  sortant  du  bain.  Cette  dernière 
statue  provient  de  la  ferme  de  Salone.  Dans  la  niche 
suivante  se  trouve  un  faune  en  rouge  antique 
trouvé  à  la  villa  Adriana.  Près  de  là  est  la  statue 
vraiment  belle  d'un  prêtre  mithriaque,  connue  sous 
le  nom  de  Paris. 

Citons  encore  la  statue  de  Ganymède,  l'une  des 
plus  remarquables  de  la  collection  ;  la  statue  d'Ado- 
nis, et  la  mosaïque  ancienne,  trouvée  à  la  villa 
Adriana,  dont  le  pavé  de  la  salle  est  enrichi. 

La  salle  des  Muses  est  également  l'œuvre  de  Si- 
monetti. Elle  est  décorée  de  seize  colonnes  en  mar- 
bre de  Carrare,  que  surmontent  des  chapitaux  trou- 
vés à  la  villa  Adriana. 

Ce  qui  frappe  d'abord  en  entrant,  ce  sont  les  sta- 
tues des  Muses,  que  l'on  trouva  à  Tivoli,  à  l'en- 
droit où  était  la  villa  de  Cassius. 


—  222  — 


A  droite  apparaît  l'hermès  d'Epicure  ;  vient  en- 
suite la  statue  de  Melpomène,  dont  la  tête  est  cou- 
ronnée de  pampres.  Le  caractère  vraiment  héroïque 
de  cette  figure,  le  poignard  que  la  muse  tient  d'une 
main  et  le  casque  qu'elle  tient  de  l'autre  la  font  re- 
connaître pour  la  muse  de  la  Tragédie.  Tout  auprès 
est  l'hermès  de  Zenon;  à  côté  est  assise  Thalie 
avec  ses  attributs.  Suit  l'hermès  extrêmement  rare 
d'Eschine.  Sans  la  découverte  de  ce  marbre,  on  eût 
toujours  ignoré  quels  étaient  les  traits  de  l'adver- 
saire de  Démosthènes.  De  plus,  il  est  maintenant 
démontré  que  le  fameux  Aristide  du  grand  musée  de 
Naples  n'est  autre  chose  que  l'orateur  grec.  Uranie 
est  représentée  debout  tenant  le  globe  céleste  dans 
sa  main.  C'est  la  muse  de  l'Astronomie.  Ce  marbre 
était  la  propriété  des  Lancelotti.  L'hermès  qui  suit 
représente  Démosthènes  ;  Clio,  muse  de  l'Histoire, 
l'accompagne.  Elle  tient  dans  la  main  gauche  un 
papyrus  qui  se  déroule  sur  son  sein.  On  trouve  là 
le  seul  marbre  qui  nous  rappelle  Antisthène,  le  fon- 
dateur des  Cyniques.  Il  est  suivi  de  Polymnie,  la 
muse  de  la  Fable  et  de  la  Pantomime. 

Rappelons  en  passant  la  statue  d'Erato,  muse  de 
la  Poésie  lyrique,  et  l'hermès  d'Epiménide,  devin 
et  poëte  crétois,  que  son  sommeil  a  rendu  célèbre  ; 
la  statue  de  Calliope,  muse  de  la  Poésie  épique  ;  et 
celle  d'Apollon  Citharède.  Le  dieu  chante  en  s'ac- 
compagnant  de  la  lyre.  Sur  l'une  des  cornes  de 
l'instrument  est  sculpté  le  supplice  de  Marsyas. 

Le  pavé  de  cette  salle  est  formé  de  beaux  mar- 
bres encastrés  de  mosaïques,  découvertes  à  l'ancien 


—  223  — 


Lorium,  aujourd'hui  Castel  di  Guido.  La  mosaïque 
représentant  la  tête  de  Méduse  fut  trouvée  près  de 
Sainte-Marie -Majeure,  à  l'endroit  où  était  jadis  la 
villa  Caëtani. 

La  salle  Ronde  a  cinquante-quatre  pieds  de  dia- 
mètre. Elle  reçoit  la  lumière  par  une  ouverture 
pratiquée  au  milieu  de  la  voûte.  Dix  pilastres  en 
marbre  de  Carrare,  avec  chapiteaux  sculptés  par 
Franzoni,  en  décorent  le  pourtour.  On  trouve  là  des 
statues  colossales,  et  sur  des  tronçons  de  colonnes 
de  porphyre  rouge,  des  bustes  de  grande  propor- 
tion et  d'un  travail  exquis. 

Les  statues  occupent  huit  grandes  niches  qui 
s'ouvrent  entre  les  pilastres. 

A  droite  de  l'entrée  est  le  buste  de  Jupiter  trouvé 
à  Otricoli;  dans  la  niche  voisine,  la  statue  d'An- 
tinous. Cette  belle  figure  appartenait  à  la  famille 
Braschi  et  avait  été  trouvée  à  Palestrina. 

Viennent  ensuite  les  statues  de  Nerva,  les  flancs 
nus  et  les  épaules  couvertes  d'un  large  manteau;  de 
Jupiter  Sérapis,  dont  la  tête  était  ornée  d'une  cou- 
ronne de  sept  planètes  ;  de  Junon  Sospita  ou  Lanu- 
vina  portant  la  peau  de  la  chèvre  Amalthée  ;  et  de 
Bacchus,  ivre,  s'appuyant  mollement  sur  un  jeune 
faune. 

Au  milieu  de  la  salle  s'élève,  sur  quatre  pieds  de 
bronze  doré,  un  merveilleux  bassin  de  porphyre 
rouge  taillé  dans  un  seul  bloc.  Il  a  soixante-cinq 
palmes  de  circonférence.  Cet  objet  d'art,  unique  en 
son  genre,  a  été  découvert  aux  thermes  de  Dio- 
clétien.  Après  plusieurs  déplacements,  Pie  VI  le 


—  224  — 


destina  à  faire   l'ornement  de  la  salle  Ronde. 

Le  pavé  est  enrichi  de  mosaïques  antiques.  Celle 
qui  occupe  le  centre  provient  d'Otricoli.  Elle  est 
partagée  en  plusieurs  compartiments.  Au-dessous  du 
grand  bassin  on  aperçoit  une  tête  de  Méduse,  des 
combats  entre  les  Centaures  et  les  Lapithes  et,  tout 
autour,  des  nymphes  montées  sur  des  monstres 
marins.  La  bande,  alternée  de  blanc  et  de  noir,  fut 
trouvée  dans  les  environs  de  Scrofano  et  représente 
l'épisode  d'Ulysse  avec  les  Syrènes. 

Avant  de  terminer  cette  revue  des  objets  d'art 
que  Pie  VI  a  réunis  au  Vatican,  disons  un  mot  de 
k  salle  en  croix  grecque.  La  porte  est  merveilleuse- 
ment belle.  Les  jambages  sont  en  granit  égyptien 
rouge,  ainsi  que  les  tronçons  de  colonnes  sur  lesquels 
s'élèvent  deux  statues  colossales  de  style  égyptien. 
Elles  furent  trouvées  dans  la  villa  Adriana  dont  elles 
ornaient,  paraît-il,  une  des  entrées  principales.  Ces 
deux  statues  servent  de  cariatides  à  un  entablement 
dans  la  frise  duquel  on  lit  cette  inscription  :  Muséum 
pin  m. 

Dans  la  salle,  on  admire  un  sarcophage  avec  bas- 
relief  représentant  les  génies  de  la  vendange,  et  di- 
vers animaux.  Ce  sarcophage,  qui  servit  de  tom- 
beau à  sainte  Constance,  fut  trouvé  sur  la  Via  No- 
mentana  et  transporté  au  Vatican  par  ordre  de  Pie  VI . 
Tout  auprès  est  la  statue  de  Lucius  Verus  jeune  et 
celle  d'une  muse  que  l'on  suppose  avoir  décoré  le 
théâtre  d'Otricoli.  Les  deux  Sphinx  en  granit  égyp- 
tien, dont  les  proportions  colossales  frappent  le 
visiteur,  ont  été  trouvées,  l'une  près  de  la  porte  (Ici 


-  225  — 


Popolo,  et  l'autre  à  la  place  Saint-Pierre,  dans  les 
terrains- où  l'on  a  construit  le  grand  escalier  de  la 
basilique  de  ce  nom. 

Un  peu  plus  loin,  on  rencontre  le  sarcophage  en 
porphyre  rouge  qui  renfermait  les  cendres  de  sainte 
Hélène.  Il  fut  découvert  à  Tor  Pignatara.  On  voit 
tout  autour  de  ce  mausolée  des  bas-reliefs  représen- 
tant les  exploits  de  Constantin. 

Le  pavé  de  la  salle  est  une  mosaïque  en  arabesque. 
Au  centre  on  a  placé  le  buste  de  Minerve.  Ce 
magnifique  travail  provient  de  fouilles  exécutées 
auprès  de  l'ancien  Tusculum. 

La  chambre  de  la  Bigue  est  ainsi  nommée  à  cause 
du  char  en  marbre  qu'elle  renferme.  Là  encore  on 
trouve  des  statues,  des  bas-reliefs  et  des  sarcophages 
d'un  grand  mérite. 

Rappelons  enfin,  avant  de  quitter  le  Vatican,  que 
Pie  VI  a  fait  décorer  le  cabinet  des  Papyrus  d'une 
manière  vraiment  royale.  Les  granits,  les  por- 
phyres et  les  bronzes  dorés  y  sont  jetés  à  profu- 
sion. Mengs  fut  chargé  des  fresques  qu'on  y  admire. 
Celle  du  milieu  de  la  voûte  représente  l'Histoire 
écrivant  dans  un  volume  que  le  Temps  soutient 
sur  ses  épaules.  Dans  les  lunettes  sont  Moïse 
et  saint  Pierre,  l'un  et  l'autre  entre  deux  anges. 
Quoique  saint  Pierre  soit  peint  à  la  détrempe, 
l'éclat  et  la  vigueur  du  coloris  ne  laissent  rien  à 
désirer. 

Enfin,  la  quatrième  salle  de  l'appartement  Borgia 
possède  la  magnifique  collection  d'estampes  gravées 
sur  cuivre  par  ordre  de  Pie  VI.  Les  peintures 

Pie  VI.  ir, 


-  226  — 


sont  du  Pinturicchio,  l'un  des  artistes  qu'affection- 
nait ce  grand  pape. 

Disons  maintenant  un  mot  dos  divers  obélisques 
dont  Pie  VI  a  orné  la  capitale  du  monde  chrétien. 

Celui  de  Monte  Citorio  avait  été  érigé  à  Hélio- 
polis par  Psammétius  Ier.  Il  fut  transporté  à  Rome 
par  Auguste  et  élevé  au  Champ  de  Mars,  où  il  ser- 
vit de  gnomon  à  la  méridienne  tracée  sur  un  cadran 
de  bronze  que  l'on  avait  encastré  dans  le  sol  et  fixé 
à  des  plaques  de  marbre. 

Benoît  XIV  le  découvrit,  en  1748,  au  Largo  dc!l> 
Impressa.  Le  célèbre  Zabaglia  le  tira  de  la  profon- 
deur où  il  était  enseveli  et  le  plaça  au  niveau  du 
sol.  En  1789,  Pie  VI  le  fit  ériger  à  Monte  Citorio. 
D'autre  part,  on  transporta  au  jardin  du  Vatican  le 
piédestal  antique  trouvé  près  de  la  Mission  et  que 
Benoît  XIV  avait  placé  à  l'endroit  où  est  mainte- 
nant l'obélisque. 

La  place  de  Monte  Cavallo  est  ainsi  nommée  a 
cause  de  deux  groupes  remarquables  dont  Sixte  V 
l'avait  enrichie.  Chacun  de  ces  groupes  se  compose 
d'un  cheval  et  de  son  cavalier.  On  attribue  ces 
œuvres  d'art  à  Phidias  et  à  Praxitèle.  Mais  les  ins- 
criptions sur  la  foi  desquelles  on  appuie  ce  juge- 
ment ne  remontent  pas  au-delà  du  règne  de  Cons- 
tantin.— Pie  VI  fit  tourner  ces  groupes  en  sens 
inverse  et  élever  entre  les  deux  l'obélisque  décou- 
vert près  du  tombeau  d'Auguste  auquel  il  servait 
de  monument  funèbre.  11  est  de  granit  rouge  et  a 
quarante-cinq  pieds  d'élévation,  sans  le  piédestal. 
Pie  VI  retira  de  la  poussière  et  de  l'oubli  un  troi- 


—  -m  — 


sième  obélisque  en  granit  égyptien,  dont  il  dota  la 
Trinité  du  Mont.  Ce  monolythe  ornait  autrefois  le 
cirque  des  jardins  de  Salluste.  Il  est  couvert  de 
hiéroglyphes.  Sa  hauteur  est  de  quarante-quatre 
pieds. 

Pie  VI  fit,  en  outre,  construire  un  palais  qui 
porte  encore  son  nom  et  qui  renfermait  de  grandes 
richesses  artistiques,  parmi  lesquelles  se  trouvait  la 
célèbre  statue  d'Antinous. 

Subiaco  n'a  pas  oublié  non  plus  la  noble  généro- 
sité de  ce  grand  Pape.  Voici  ce  que  nous  lisons  dans 
une  histoire  de  Pie  VI,  écrite  sous  le  pontificat  de 
son  successeur  : 

«  L'abbaye  de  Subiaco  n'était,  dans  son  origine, 
«  qu'une  grotte  où  saint  Benoît  jeta  les  l'onde- 
«  ments  de  son  Ordre  illustre.  C'était  donc  là  vé- 
<<  ritablement  le  berceau  des  Ordres  monastiques 
«  en  Occident  ;  et  dans  un  moment  où  tous  les 
«  petits  esprits  forts  qui,  sachant  écrire  leur  nom 
«  au  bas  d'une  injure,  s'évertuaient  à  prouver  que 
«  les  Ordres  monastiques  ont  fait  plus  de  mal  à 
«  l'Europe  que  la  guerre,  la  peste  et  les  révolu- 
«  tions,  il  était  naturel  d'associer  aux  anathèmes 
«  qu'on  leur  prodiguait,  celui  qui,  à  la  fin  du 
«  XVIIIe  siècle,  fut  assez  pieux  pour  en  respecter  le 
«  principe  et  en  décorer  le  berceau. 

«  Pie  VI  avait  été  nommé  abbé  de  cette  abbaye 
«  pendant  qu'il  était  trésorier  de  la  chambre  apos- 
<<  tolique  ;  il  était  allé  souvent  en  visiter  les  rcli- 
«  gieux  ;  il  en  avait  toujours  reçu  l'accueil  le  plus 
«  distingué.  11  avait  vu  avec  douleur  que  le  plus 


—  228  — 


«  net  de  leur  revenu  était  dépensé,  depuis  long- 
«<  temps,  à  Rome,  par  des  abbés  commendataires, 
«  qui  oubliaient  d'employer  aux  réparations  la  por- 
«  tion  de  revenu  qu'ils  devaient  y  consacrer. 
«  Pie  VI,  devenu  Pape,  répara  cet  oubli  avec  la 
«  noblesse  qui  convenait  à  ses  goûts,  et  la  magnifi- 
«  cence  qu'il  mettait  dans  toutes  ses  entreprises  : 
«  il  fit  reconstruire  l'abbaye  de  fond  en  comble, 
«  décora  son  église  d'une  partie  de  l'argenterie 
«  qui  avait  appartenu  au  collège  de  Jésus  ;  et  les 
«  frondeurs,  qui  en  auraient  mis  sans  scrupule  le 
«  produit,  dans  leurs  poches,  s'écriaient  avec  hypo- 
«  crisie  :  Quelles  dépenses  !  Quelles  folies  !  Quel 
«  détestable  gouvernement  que  celui  des  prè- 
«  très  (1)  I  » 

Nos  lecteurs  ont  vu  ce  que  Pie  VI  a  fait  pour  le 
bonheur  de  ses  sujets.  Ils  connaissent  en  partie  les 
travaux  merveilleux  que  l'on  a  exécutés  sous  son 
règne  et  que  l'on  admire  encore  de  nos  jours.  Nous 
regrettons  que  notre  tâche  d'écrivain  ne  soit  pas 
terminée.  Mais,  après  avoir  montré  les  joies  et  les 
grandeurs  artistiques,  littéraires  et  autres  de  ce 
glorieux  pontificat,  il  nous  reste  à  en  retracer  les 
douleurs.  Si,  du  moins,  nous  n'avions  pas  à  dénoncer 
les  actes  odieux  d'un  gouvernement  qui  fut  celui 

(1)  Le  gouvernement  des  prêtres  laissait  en  effet  beaucoup  a  désirer.  Au 
moyen  âge  les  souverains  qui  prenaient  conseil  de  l'Eglise  trouvaient  moyeu 
d'exécuter  de  magnifiques  travaux  et  de  faire  des  économies.  Depuis  lors  tout 
est  changé.  Au  lieu  de  construire  des  monuments  nouveaux,  on  brûle  les  an- 
ciens à  l'aide  du  pétrole.  Les  caisses  de  l'Etat  sonnent  creux,  ce  qui  tue  la  con- 
fiance et  produit  le  papier-monnaie.  Il  est  vrai  qu'à  titre  de  compensation,  on 
nous  parle  sans  cesse  de»la  civilisation  moderne  et  des  bienfaits  inappréciables 
de  la  liberté. 


—  229 


de  la  France  !  Quelque  pénible  que  soit  notre  de- 
voir d'historien,  nous  le  remplirons  jusqu'au  bout. 
La  vérité  sera  notre  seul  guide.  Nous  flétrirons  sans 
pitié,  parce  que  tel  est  notre  devoir,  tout  ce  qui 
méritera  d'être  flétri,  et  cela  sans  égard  pour  des 
hommes  qui  furent  tout  à  la  fois  les  persécuteurs 
de  l'Eglise  et  le  fléau  de  leur  patrie. 


CHAPITRE  XV. 


Sommaire.  —  Détails  rétrospectifs  sur  les  ennemis  de  l'Eglise.  —  Le  jansé- 
nisme. —  Fond  de  la  doctrine  janséniste.  —  Moyens  que  prennent  les  jansé- 
nistes pour  frapper  l'imagination  du  peuple.  —  Le  diacre  Pàris  et  les  prétendus 
miracles  opérés  sur  son  tombeau.  —  Les  convulsionuaires  du  cimetière  Saint- 
Hédard.  —  Rôle  que  jouent  les  femmes  dans  ces  réunions  de  fanatiques  et  de 
curieux.  —  Les  convulsionuaires  se  répandent  dans  les  provinces.  —  Evèques 
et  prêtres  fauteurs  du  jansénisme.  —  Les  Parlements  prennent  fait  et  cause 
pour  la  nouvelle  hérésie.  —  Persécution  dirigée  contre  le  clergé  catholique. 

—  Louis  XV  dissout  le  Parlement  de  Paris  et  établit  des  Chambres  particu- 
lières pour  rendre  la  justice.—  Les  membres  du  Parlement  sont  rappelés.— 
Ils  continuent  à  poursuivre  les  évêques  dévoués  au  Saint-Siège.  —  Attentat 
de  Robert  Damieus  sur  la  personne  du  roi.  —  Son  interrogatoire  et  sa  mort. 

—  Complicité  morale  du  Parlement. 

Nous  avons  vu,  dans  la  première  partie  de  cet 
ouvrage,  avec  quelle  audace  persévérante  les  phi- 
losophes, les  francs-maçons  et  les  illuminés  d'Alle- 
magne travaillaient  à  la  ruine  de  l'Eglise.  Les 
adeptes  s'étaient  fait  autant  de  complices  des  minis- 
tres qui  dirigeaient  alors  les  affaires  de  l'Europe  et 
des  monarques  eux-mêmes. 

Voici  le  moment  venu  où  la  Papauté  sera  aux 
prises  avec  cette  masse  d'ennemis  coalisés. 

Avant  de  commencer  le  récit  des  événements  qui 
vont  se  dérouler  sous  nos  yeux,  il  importe  que 
nous  démasquions  les  chefs  de  la  coalition  anti- 
chrétienne. 

Le  protestantisme  et  le  gallicanisme  ne  furent 
pas  les  seuls  auxiliaires  de  la  Révolution.  Le  jan- 


—  '231  — 


sénisme  lui  prêta,  de  son  côté,  le  concours  le  plus 
actif  et  le  plus  efficace. 

Le  fatalisme  calviniste  forme  la  base  de  cette 
hérésie. 

Dans  l'état  d'innocence,  disaient  les  novateurs, 
l'homme  jouissait  d'une  liberté  complète  ;  mais 
après  sa  chute  il  n'en  fut  plus  ainsi.  Par  le  péché, 
ajoutaient-ils,  nous  avons  perdu  le  pouvoir  de  nous 
déterminer  à  notre  gré  entre  le  bien  et  le  mal. 
Nonobstant  cela,  nous  offensons  Dieu  ou  nous  lui 
sommes  agréables,  suivant  que  nous  faisons  le  bien 
ou  le  mal  avec  ou  sans  répugnance. 

Le  jansénisme  fut  condamné  à  diverses  reprises  ; 
mais  les  sectaires,  par  un  abus  vraiment  étrange 
des  restrictions  mentales  et  des  principes  réflexes 
qu'ils  ont  si  longtemps  efc  si  amèrement  reprochés 
à  leurs  adversaires,  et  en  particulier  aux  Jésuites, 
trouvaient  toujours  moyen  d'éluder  les  décisions  de 
Rome.  Ils  joignaient  au  mépris  de  l'autorité  doctri- 
nale du  Saint-Siège  un  mysticisme  hypocrite  qui 
en  imposait  aux  âmes  droites  et  amies  du  bien, 
tandis  que  l'écume  des  monastères  et  les  membres 
tarés  du  clergé  séculier  embrassaient  le  nouvel 
enseignement,  pour  se  justifier  à  leurs  propres 
yeux  des  faiblesses  coupables  qu'ils  avaient  à  se 
reprocher. 

Une  partie  de  l'épiscopat  français  ne  se  tint  point 
assez  en  garde  contre  ces  nouveautés.  Quelques 
prélats  mêmes  s'en  firent  les  fauteurs  et  contri- 
buèrent à  ruiner  dans  les  esprits  le  respect  dû  au 
chef  de  l'Kglise. 


—  232  — 


Cependant  le  jansénisme  avait  peu  de  prise  sur 
le  peuple,  qui  ne  comprenait  rien  aux  subtilités 
théologiques  de  Port-Royal.  Les  chefs  du  parti 
cherchèrent  donc  le  moyen  de  frapper  l'imagina- 
tion du  vulgaire,  en  appuyant  sur  de  prétendus 
miracles  les  enseignements  de  la  secte. 

En  1727  mourut  un  diacre  nommé  Paris.  Parmi 
les  actes  de  vertu  que  lui  attribuaient  ses  coreli- 
gionnaires, figure  en  première  ligne  son  obstination 
à  ne  pas  recevoir  les  sacrements.  Au  rapport  de  ses 
historiens,  il  passa  plusieurs  années  sans  commu- 
nier et  sans  faire  ses  pâques. 

A  peine  eut-il  passé  de  vie  à  trépas  qu'il  devint 
un  objet  de  vénération  pour  les  disciples  de  Jansé- 
nius.  Le  cimetière  Saint-Médard,  où  il  avait  été 
inhumé,  fut  pour  eux  un  lieu  de  rendez-vous  ha- 
bituel. 

Non  contents  de  prier,  ils  se  livraient  aux  extra- 
vagances les  plus  inouïes,  hurlant  et  se  débattant 
comme  des  possédés.  On  les  entendait  répéter  ces 
paroles  de  Jésus-Christ  aux  disciples  de  saint  Jean- 
Baptiste  :  «  Les  boiteux  marchent,  les  aveugles 
«  voient,  les  sourds  entendent,  les  morts  ressus- 
«  citent  ».  Au  nombre  de  ceux  à  qui  le  diacre  Paris 
avait  rendu  l'usage  de  ses  jambes,  était  un  malheu- 
reux perclus  qui,  pour  se  rendre  sur  la  tombe  du 
thaumaturge,  avait  dû  faire  deux  lieues  à  pied.  On 
citait  aussi  le  nom  de  la  fille  Lefranc  que  le  saint 
avait  guérie  d'une  maladie  incurable.  L'archevêque 
de  Paris  ayant  eu  la  malencontreuse  idée  de  faire 
constater  le  fait  par  les  hommes  de  l'art,  ces  der- 


—  233  — 


niers  déclarèrent  :  1 0  que  le  mal  dont  se  plaignait 
M"9  Lefranc  était  de  ceux  qui  cèdent  toujours  ou 
presque  toujours  à  l'action  des  remèdes  ;  2°  que 
l'état  de  la  malade,  contrairement  aux  bruits  ré- 
pandus par  la  secte,  n'avait  subi  aucune  améliora- 
tion, ce  qui  était  de  notoriété  publique.  —  Autre 
miracle  :  Une  veuve,  Mme  Delorme,  ayant  éprouvé 
quelques  atteintes  de  paralysie  ,  se  rendit  sur 
la  tombe  du  saint.  A  peine  y  fut-elle  arrivée, 
qu'elle  perdit  complètement  l'usage  de  ses  mem- 
bres. 

Un  boiteux,  nommé  JBescherand,  vint,  à  son 
tour,  implorer  le  faiseur  de  miracles.  Après  deux 
neuvaines  successives,  on  le  vit  se  livrer  à 
d'horribles  contorsions.  Les  jansénistes  crièrent  au 
prodige.  A  chaque  nouvelle  crise,  les  adeptes 
lui  mesuraient  la  jambe,  afin  de  voir  si,  sous  l'in- 
fluence de  l'action  surnaturelle  qui  venait  de  se 
manifester,  elle  ne  s'était  pas  allongée  de  quelques 
lignes.  On  dressait  ensuite  un  procès-verbal  où 
étaient  consignées  les  observations  que  l'on  avait 
faites.  Ces  procès-verbaux,  imprimés  à  un  grand 
nombre  d'exemplaires,  étaient  envoyés  et  distri- 
bués dans  les  provinces  aux  membres  dispersés  de 
la  véritable  Eglise. 

Le  succès  inattendu  qu'obtinrent  les  gambades 
de  Bescherand  eut  pour  résultat  de  donner  des  imi- 
tateurs à  ce  fanatique.  Hommes  et  femmes  se  pres- 
sèrent sur  la  tombe  du  diacre  pour  s'y  livrer  à  la  plus 
étrange  des  chorégraphies.  La  plupartde  ces  énergu- 
mènesse  dépouillaient  à  peu  près  de  tous  leurs  vête- 


-  234  — 


ments,  avant  de  se  livrer  à  leurs  exercices,  sans  se 
préoccuper  des  lois  de  la  pudeur. 

Les  femmes  surtout  éprouvaient  des  secousses 
violentes.  On  prétendait  même,  qu'emportées  par 
l'esprit  de  Dieu,  bon  nombre  d'entre  elles  se  tue- 
raient, si  on  n'avait  soin  de  les  en  empêcher.  Des 
hommes  se  chargeaient  ordinairement  de  cette 
mission  délicate,  les  recevant  dans  leurs  bras,  et 
surveillant  leurs  robes,  pour  prévenir  les  accidents 
qui  se  seraient  produits,  au  grand  scandale  des 
spectateurs. 

Chaque  jour,  plus  de  cent  convulsionnaires  se 
donnaient  en  spectacle  au  cimetière  Saint-Médard. 

Pour  couper  court  à  ce  scandale,  le  roi  fit  fermer 
l'asile  des  morts,  sur  la  porte  duquel  on  inscrivit 
ces  vers  devenus  célèbres  : 

«  De  par  le  roi,  défense  à  Dieu 
«  De  faire  miracle  en  ce  lieu  ». 

Mais  on  n'en  finit  pas  pour  cela  avec  les  convul- 
sionnaires. Des  énergumènes  du  même  genre  pa- 
rurent dans  les  provinces,  où  l'on  vit  se  renouveler 
tous  les  actes  de  démence  dont  Paris  avait  été  le 
théâtre. 

Comme  sur  la  tombe  du  diacre,  les  femmes 
se  firent  remarquer  par  le  fanatisme  le  plus  indé- 
cent. Quelques-unes  simulaient  l'idiotisme  et  la 
folie,  tutoyaient  les  prêtres,  bénissaient  les  moines  et 
confessaient  les  hommes  de  bonne  volonté.  D'autres 
se  faisaient  attacher  par  les  pieds  et  restaient  sus- 
pendues, la  tète  en  bas,  durant  des  heures  entières. 


Beaucoup  se  précipitaient  dans  l'eau  et  aboyaient 
comme  des  chiens.  On  en  voyait  aussi  qui,  debout 
sur  les  épaules  des  hommes,  prêchaient  contre  la 
bulle  Unigenitus. 

En  1760,  les  convulsionnaires  continuaient  à  se 
donner  en  spectacle  dans  plusieurs  villes  du  centre 
et  du  midi  de  la  France.  On  les  retrouve  dans  le 
diocèse  de  Lyon,  en  1789,  grâce  aux  complaisances 
coupables  de  Monseigneur  de  Montazet  pour  le  fa- 
natisme de  la  secte. 

Parmi  les  prélats  français  qui  se  firent  les  pro- 
tecteurs et  les  fauteurs  du  jansénisme,  en  haine  de 
l'autorité  pontificale  qu'ils  n'osaient  attaquer  directe- 
ment, mais  à  la  ruine  de  laquelle  ils  étaient  bien  aise 
de  contribuer,  nous  voyons  figurer,  indépendam- 
ment de  l'archevêque  de  Lyon,  Monseigneur  Col- 
bert,  évèque  de  Montpellier  ;  de  Fifz-James,  évêque 
de  Soissons  ;  Bossuet,  évêque  de  Troyes  et  neveu 
de  l'ancien  évêque  de  Meaux  ;  de  Caylus,  évêque 
d'Auxerre.  Nous  ne  dirons  rien  des  ecclésiastiques 
du  second  ordre  qui  embrassèrent  cette  erreur, 
l'une  des  plus  dangereuses  que  l'Eglise  ait  eu  à 
combattre.  La  liste  en  serait  benneonp  trop  longue. 

Après  avoir  patronné  le  gallicanisme,  les  Parle- 
ments se  firent  les  protecteurs  passionnés  des  jan- 
sénistes convulsionnaires. 

Le  Pape  Clément  XII  ayant,  par  sa  bulle  du 
16  juin  1737,  canonisé  saint  Vincent  de  Paul,  le 
bienfaiteur  de  la  France  et  l'une  des  gloires  du 
Christianisme ,  le  Parlement  de  Paris  supprima 
l'acte  pontifical,-  parce  qu'il  y  était  parlé  du  zèle  que 


—  236  — 


déploya  ce  grand  serviteur  de  Dieu  contre  la  nou- 
velle hérésie.  C'est  ce  même  Parlement  qui  osa 
défendre  que  l'on  donnât  la  qualification  d'oecumé- 
niques au  Concile  de  Florence  et  au  cinquième 
Concile  de  Latran  ;  qui  enjoignait  aux  évèques  et 
aux  curés,  sous  peine  d'amende,  de  confiscation  et 
de  prison,  de  communier  les  jansénistes,  et  pre- 
nait la  défense  des  convulsionnaires  contre  Monsei- 
gneur de  Vintimille,  archevêque  de  Paris. 

La  lutte  que  le  clergé  eut  à  soutenir  contre  la 
magistrature  se  poursuivit  sans  discontinuité  pen- 
dant tout  le  règne  de  Louis  XV.  Poussés  par  un 
orgueil  sans  limites,  les  Parlements,  qui  auraient 
dû  prêcher  aux  peuples  le  respect  de  l'autorité 
royale  et  des  grands  principes  religieux  et  sociaux, 
ne  cessaient  de  battre  en  brèche  le  pouvoir  civil  et 
de  conspuer  l'infaillibilité  doctrinale  de  l'Eglise. 

Or,  pendant  que  les  magistrats  s'épuisaient 
en  vaines  discussions,  la  justice  n'était  pas  ren- 
due, au  grand  dommage  des  intéressés.  Le  roi, 
qui  voyait  de  mauvais  œil  la  conduite  aussi  coupable 
que  ridicule  de  ces  légistes  dévoyés,  voulut  enfin 
mettre  bon  ordre  à  un  pareil  état  de  choses.  Le  Par- 
lement refusa  d'obéir,  donnant  ainsi  l'exemple  de 
l'insubordination  et  du  mépris  des  lois  qu'il  avait 
pour  mission  de  faire  respecter. 

«  On  date  vulgairement  l'éruption  de  la  Révolu- 
«  tion  française  de  1 78'J  ;  on  peut  la  dater  tout  aussi 
«  bien  de  trente  à  quarante  ans  plus  tôt  ;  les  pre- 
«  miers  révolutionnaires  furent,  non  pas  Robes- 
«  pierre  et  Marat,  mais  les  magistrats  des  Parle- 


—  237  — 


«  ments.  Officiers  du  roi  pour  rendre  la  justice  au 
«  peuple  au  nom  du  roi,  ils  apprennent  au  peuple 
«  à  mépriser  le  roi,  ils  s'appliquent  uniquement  à 
«  persécuter  l'Eglise  catholique  au  nom  et  au  profit 
«  d'une  hérésie,  et  d'une  hérésie  atroce,  qui  fait  de 
«  l'homme  une  machine  et  de  Dieu  un  tyran  cruel. 
«  Cette  ignorance,  ce  délire  dans  les  magistrats 
«  français  indiquent  dans  la  nation  française  une 
«  ignorance,  un  délire  dont  la  guérison  exige  les 
«  plus  violents  remèdes. 

«  Comme  la  justice  n'était  plus  rendue  aux  par- 
«  ticuliers  et  que  le  Parlement  paraissait  avoir  ou- 
«  blié  entièrement  ses  devoirs  et  ses  fonctions,  le 
«  roi  établit  des  Chambres  particulières  pour  rendre 
«  la  justice  ;  mais  les  amis  de  la  magistrature  révo- 
«  lutionnaire  n'omirent  rien  pour  discréditer  ces 
«  tribunaux  ;  le  parti  janséniste  tout  entier  se  ligua 
«  contre  eux.  On  répandit  des  libelles,  on  composa 
«  des  chansons ,  on  cria  contre  le  despotisme,  et 
«  tous  les  ennemis  de  l'autorité  réunirent  leurs  ef- 
«  forts  pour  jeter  le  ridicule  et  le  mépris  sur  les 
«  nouveaux  établissements.  Les  magistrats  exilés 
«  pour  avoir  refusé  de  rendre  la  justice  au  peuple 
«  et  sapé  les  bases  de  l'Etat,  étaient  au  contraire 
«  les  vrais  défenseurs  du  peuple ,  les  appuis  de 
«  l'Etat,  et  l'on  exagérait  leurs  droits  dans  la  même 
«  proportion  qu'on  affaiblissait  ceux  du  souve- 
«  rain  (1)  ». 

Cependant  Louis  XV  ,  dont  le  caractère  bien- 
veillant répugnait  aux  mesures  sévères,   se  dé- 

(1)  L'abbé  Rolirbacbei  :  Histoire  de  l'Eglise. 


—  23  H  — 


termina  à  rappeler  les  membres  du  Parlement. 

On  était  alors  au  mois  d'août  1754.  Le  monarque 
disait  dans  le  préambule  de  son  ordonnance  :  «  Après 
«  avoir  puni  notre  Parlement  de  sa  résistance  et  de 
«  son  refus  de  rendre  la  justice,  Nous  avons,  à  la  fin, 
«  cru  devoir  écouter  la  clémence,  espérant  que  le 
«  Parlement  remplirait  nos  vues  par  une  soumis- 
«  sion  et  une  fidélité  entières  ».  Le  roi  annulait  en 
outre  les  poursuites  et  procédures  antérieures. 

Le  souverain  avait  trop  présumé  de  ces  magis- 
trats brouillons  et  prévaricateurs.  A  peine  réinstallés, 
ils  recommencèrent  à  persécuter  les  évêques  et  le 
clergé  catholique.  Il  ne  fut  bientôt  plus  question  que 
d'arrêts,  de  sommations,  d'amendes,  de  saisies, 
d'emprisonnement  et  d'exil.  —  Les  jansénistes 
triomphaient  sur  toute  la  ligne. 

Monseigneur  de  Beaumont,  archevêque  de  Paris, 
ayant  refusé  de  faire  porter  le  saint  Viatique  aux 
sectaires  qui  le  demandaient,  sans  vouloir  pour 
cela  abjurer  leurs  erreurs,  fut  exilé  à  Conflans.  Plu- 
sieurs prêtres  quittèrent  la  capitale  pour  échapper 
à  la  persécution.  Le  Parlement  voulut  faire  retom- 
ber sur  le  prélat  la  responsabilité  de  leur  fuite.  En 
réponse  à  cette  accusation,  l'archevêque  disait  aux 
magistrats  qu'ils  ne  devaient  s'en  prendre  qu'à 
eux-mêmes  de  cet  état  de  choses,  et  il  ajoutait  que 
le  Parlement  sortait  du  cercle  de  ses  attributions  en 
s'occupant  de  questions  théologiques. 

Monseigneur  de  Beaumont  fut  de  nouveau  dé- 
noncé au  roi,  pour  la  hardiesse  de  son  langage,  qui 
cependant  n'avait  rien  de  trop  hardi,  et  exilé  à  La- 


—  239  — 


gny,  le  2  février  1755.  Ayant  alors  réuni  chez  lui 
les  curés  de  son  diocèse,  l'archevêque  leur  traça  la 
ligne  de  conduite  qu'ils  avaient  à  suivre  pour  l'ad- 
ministration des  Sacrements.  Nouvelle  irritation 
parmi  les  théologastres  du  Parlement,  qui  man- 
dèrent les  curés  et  voulurent  exiger  d'eux  qu'il  leur 
fût  rendu  compte  du  résultat  de  cette  conférence. 

Le  roi  est  une  fois  de  plus  mis  en  demeure  de 
sévir  contre  Monseigneur  de  Beaumont.  Louis  XV, 
irrité  d'une  pareille  obstination,  rappela  ces  étran- 
ges représentants  de  la  justice  à  la  modération  et 
aux  convenances.  Mais  ce  fut  en  vain. 

Peu  de  temps  après,,  ils  dénoncèrent  l'évêque 
d'Orléans,  qui  fut  exilé,  frappèrent  d'une  amende 
celui  de  Troyes,  et  persécutèrent  Monseigneur  de 
Belzunce,  ce  noble  héros  de  la  charité  chrétienne. 
Monseigneur  de  Brancas,  archevêque  d'Aix , 
dut  quitter  son  diocèse.  L'archevêque  d'Auch 
et  ses  sufïragants,  ayant  écrit  au  roi  pour  se  plain- 
dre de  la  conduite  inqualifiable  tenue  à  leur  égard, 
leur  lettre  fut  lacérée  et  brûlée  par  le  bourreau. 
A  Toulouse,  les  Uéflexioirs  de  Monseigneur  Guenet, 
évêque  de  Pons,  eurent  le  même  sort.  On  dirigea 
des  poursuites  contre  Monseigneur  de  Villeneuve, 
évêque  de  Montpellier.  Les  évêques  de  Vannes  et  de 
Nantes  virent  leur  temporel  saisi  et  leurs  prêtres 
bannis  ou  traînés  devant  les  tribunaux.  Le  Chapitre 
d'Orléans  fut  condamné  comme  d'abus,  pour  avoir 
refusé  les  Sacrements  à  l'un  de  ses  membres  qui 
prétendait  que  la  bulle  Uniyenilus  était  V œuvre  du 
diable.  En  1750,  Monseigneur  de  Beaumont  ayant 


—  240  — 


publié  un  mandement  sur  l'autorité  de  l'Eglise,  le 
Parlement  fit  brûler  cette  pièce  par  le  bourreau, 
dans  le  lieu  on  l'on  exécutait  les  malfaiteurs. 

Sur  ces  entrefaites,  Robert  Damiens,  domestique 
d'un  magistrat,  surexcité  par  les  déclamations  de 
son  maître,  prit  la  résolution  de  tuer  le  roi. 

Le  5  janvier  1757,  il  mettait  son  projet  à  exécu- 
tion, et  portait  à  Louis  XV  un  coup  de  couteau, 
dont  la  blessure  heureusement  ne  fut  pas  mortelle. 

Robert  prétendit  que  son  attentat  n'aurait  pas  eu 
lieu,  si  on  avait  eu  soin  de  faire  couper  la  tête  à 
trois  ou  quatre  évêques. 

Les  détails  qu'on  va  lire  sont  extraits  des  pièces 
originales  dont  se  compose  la  procédure  qui  suivit 
cet  événement. 

Interrogé  par  le  prévôt  de  la  maison  du  roi,  le 
jour  même  de  son  arrestation ,  Damiens  déclara 
avoir  entendu  dire  que  le  peuple  était  dans  la  souf- 
france et  que  le  roi  ne  voulait  entendre  à  aucune 
représentation  du  Parlement.  N'est-il  pas  vrai, 
demanda-t-il  au  prévôt,  que  tout  le  royaume  périt? 

Le  7  janvier,  il  dit  s'être  trouvé,  lant  à  Paris 
qu'à  Arras,  avec  des  prêtres  qui  étaient  du  parti  du 
Parlement,  et  que  les  mauvais  traitements  qu'on 
leur  faisait  subir  l'avaient  déterminé  à  sauver  le 
peuple  en  frappant  le  souverain. 

Dans  une  lettre  écrite  à  Louis  XV,  Damiens  en- 
gageait le  monarque  à  prendre  le  parti  de  son  peuple 
et  à  faire  administrer  les  Sacrements,  à  l'article  de 
la  mort,  sans  quoi  sa  vie  ne  serait  pas  en  sûreté. 
Plus  tard,  lors  de  son  sixième  interrogatoire,  il 


—  241 


compléta  les  détails  qui  précèdent,  en  disant  que  la 
stérilité  des  efforts  que  le  Parlement  avait  faits  pour 
améliorer  l'état  du  royaume  l'avait  frappé  et  qu'il 
avait  cru  rendre  service  à  l'Etat  en  assassinant  le 
roi.  Il  ajouta  :  Sa  Majesté  ne  soutient  pas  assez  sa 
Justice  et  son  Parlement  contre  l'autorité  des  évê- 
ques  ;  aussi  de  grands  malheurs  frapperont  la  fa- 
mille royale. 

Le  18  janvier  les  interrogatoires  de  Damiens  re- 
commencèrent devant  la  grande  chambre  du  Par- 
lement. Il  répéta  qu'il  avait  conçu  son  dessein  à 
l'époque  où  eurent  lieu  les  débats  avec  l'archevêque 
et  l'exil  des  magistrats.  Plus  tard,  le  27  mars,  il 
n'hésita  pas  à  affirmer  que  sa  détermination  était 
devenue  irrévocable  à  la  suite  des  longues  délibé- 
rations du  Parlement  sur  les  affaires  de  l'Eglise, 
délibérations  auxquelles  il  assista  avec  assiduité,  et 
où  il  put  se  convaincre  du  peu  d'égards  que  le 
souverain  manifestait  pouries  représentations  de 
la  magistrature. 

Le  26  du  même  mois,  dans  un  interrogatoire  qui 
eut  lieu  devant  tous  les  juges,  il  dit  encore  que  si 
jamais  il  n'était  entré  dans  les  salles  du  palais,  cela  ne 
lui  serait  pas  arrivé  ;  que  les  affaires  du  Parlement 
Vy  avaient  déterminé;  que  ce  projet  fatal  ne  lui  fût 
point  venu  en  tête  sans  le  malheur  qu'il  avait  eu  de 
servir  des  conseillers  au  Parlement,  etc.,  etc. 

Robert  Damiens,  dont  le  crime,  aux  yeux  de 
l'histoire,  doit  être  mis  à  la  charge  de  ceux  qui 
l'ont  jugé  et  condamné,  mourut  du  dernier  supplice 
le  28  mars  1757. 

Pin  VI.  16 


CHAPITRE  XVI. 


Sommaire.  —  Ce  qu'il  faut  penser  des  philosophes  et  surtout  de  leurs  chefs. 
—  Voltaire.  —  Son  parrain,  l'abbé  de  Chàteanneuf.  —  Conciliabules  de  li- 
bertins libres-penseurs.  —  Premiers  écrits  du  jeune  Arouet.  —  Son  manque 
absolu  de  patriotisme  prouvé  par  ses  poésies  en  l'honneur  du  roi  de  Prusse 
et  surtout  par  sa  correspondance  avec  Frédéric  et  la  grande  Catberine.  —  Sa 
liaison  adultère  avec  Mm«  du  Chàtelet.  —  Sa  monomanie  pour  la  profanation 
des  Sacrements.  —  Voltaire  jugé  par  Jean-Jacques  Rousseau.  —  Rousseau  ap- 
précié par  Voltaire.  —  Ce  que  pense  le  Citoyen  de  Genève  des  philosophé? 
en  général.  —  Estime  que  faisait  Voltaire  de  ses  confrères  en  incrédulité.  — 
Jean-Jacques  Rousseau.  —  Son  origine.  —  Ses  aventures.  —  Ses  écrits.  — 
Incohérence  de  ses  idées.  -  Diderot.  -  Ce  qu'il  faut  penser  de  lui  comme 
homme  et  comme  écrivain.  —  La  Mettrie.  —  Immoralité  de  ses  doctrines.  — 
Le  marquis  d'Àrgens.  —  Comment  l'appréciaient  Voltaire  et  Frédéric.  — 
D'Alembert.  —  L'Encyclopédie.  —  Jugement  que  Diderot  a  porté  sur  le  ca- 
ractère et  la  valeur  de  cet  ouvrage. 

On  vient  de  voir  ce  que  furent  les  jansénistes 
et  les  Parlements. 

Passons  maintenant  à  un  autre  sujet  et  voyons 
ce  qu'il  faut  penser  des  chefs  de  la  secte  philoso- 
phique, dont  les  doctrines  peuvent  être  considérées 
comme  la  conséquence  logique  des  erreurs  de  la 
Réforme,  du  gallicanisme  et  du  jansénisme  réunis. 

Voltaire  eut  pour  parrain  l'abbé  de  Châteauneuf, 
prêtre  noble  et  peu  régulier.  Cet  ecclésiastique  lui 
apprit  à  lire  dans  un  des  livres  les  plus  impies  et  les 
plus  obscènes  qu'il  y  eût  alors  en  France.  Plus  tard, 
l'abbé  de  Châteauneuf  présenta  son  filleul  à  Ninon 
de  l'Enclos,  avec  laquelle  il  entretenait,  depuis 
quelque  temps,  des  relations  suivies  et  peu  édi- 


—  243  — 


fiantes.  En  mourant,  la  célèbre  courtisane  laissa 
deux  mille  francs  à  Voltaire  pour  l'aider  à  acheter 
des  livres. 

On  touchait  à  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV.  Le 
grand  roi  cherchait  à  racheter  les  écarts  de  sa 
jeunesse  par  la  sévérité  d'une  conduite  irrépro- 
chable. Non-seulement  il  ne  se  permettait  rien  qui 
pût  devenir  un  sujet  de  scandale,  mais  il  veillait 
à  ce  que  son  exemple  fût  suivi  par  les  grands  du 
royaume. 

Il  résultait  de  cette  rigidité  du  monarque,  en 
matière  de  religion  et  de  morale,  que  des  hommes 
distingués  par  les  qualités  de  l'esprit,  la  noblesse 
du  nom  et  les  avantages  de  la  fortune,  n'ayant  pas 
le  courage  d'afficher  leur  conduite,  se  réunissaient 
en  conciliabules  secrets,  pour  insulter  tout  à  leur 
aise ,  et  surtout  sans  péril  d'aucune  sorte  ,  aux 
bonnes  mœurs,  dont  ils  n'avaient  que  faire,  et  à  la 
religion,  dont  ils  méprisaient  les  enseignements. 
Dans  ces  réunions  d'aimables  débauchés,  l'athéisme 
devenait  séduisant  et  le  vice  prenait  une  teinte 
aristocratique  du  meilleur  goût. 

Parmi  les  libertins  de  haut  parage  qui  étaient 
l'âme  de  ces  réunions  clandestines,  on  remarquait 
le  prince  de  Conti,  le  duc  de  Vendôme,  le  grand 
prieur  son  frère,  le  duc  de  Sully,  le  marquis  de  la 
Fare,  l'abbé  de  Chaulieu,  l'abbé  Courtin,  l'abbé 
Servien,  l'abbé  de  Châteauneuf,  etc. 

Voltaire  fut  élevé  à  cette  école,  grâce  à  l'étrange 
sollicitude  de  son  parrain,  qui  voulait,  disait-il,  en 
faire  un  honnête  homme.  Il  signait,  à  cette  époque, 


—  244  — 


Armel  le  jeune.  Mais  ayant  trouvé  que  ce  nom  de 
famille  manquait  de  distinction  et  de  sonorité,  il 
l'échangea  pour  celui  de  Voltaire,  qu'il  ne  tarda 
pas  à  faire  précéder  d'une  particule. 

Après  avoir  rougi  de  sa  famille,  le  jeune  philo- 
sophe trahit  sa  patrie  et  chanta  la  victoire  que  le 
roi  de  Prusse  remporta  sur  les  Français  à  la  ba- 
taille de  Rosbach.  Il  appelait  ses  compatriotes  des 
Welches  et  avait  l'impudeur  d'écrire  à  Frédéric  : 
«  Regardez-moi  comme  le  sujet  le  plus  attaché  que 
«  vous  ayez,  car  je  n'ai  point  et  ne  veux  point  avoir 
<  d'autre  maître  ».  Ailleurs,  il  fait  des  vœux  pour 
que  la  France  et  Paris  tombent  au  pouvoir  du 
monarque  prussien. 

Dans  une  autre  circonstance,  écrivant  à  Cathe- 
rine de  Russie,  il  traitait  de  fous  et  de  grossiers,  les 
Français  qui  avaient  pris  les  armes  en  faveur  de  la 
Pologne  opprimée  et  démembrée.  «  Ce  sont  les  Tar- 
«  tares  qui  sont  polis  »,  disait-il,  «  et  les  Français  sont 
r<  devenus  des  Scythes.  Daignez  observer,  Madame, 
«  que  je  ne  suis  pas  "Welche;  je  suis  Suisse,  et  si 
«  j'étais  plus  jeune,  je  meferais  Russe  ».  Le?  juillet 
1775,  il  adressait  à  la  même  une  lettre  où  nous 
lisons  le  passage  suivant  :  «  J'ignore  absolument 
«  où  en  est  actuellement  votre  empire  avec  le  petit 
«  pays  des  Welches,  qui  prétendent  toujours  être 
«  Français  :  pour  moi,  j'ai  l'honneur  d'être  un  vieux 
«  Suisse  que  vous  avez  naturalisé  votre  sujet  ».  Il 
signe  ses  nombreuses  missives  à  Catherine  :  Votre 
vieux  Russe  de  Ferney.  Et  cette  dernière  lui  ré- 
pond :  «  Je  sais  que  vous  êtes  bon  Russe  ». 


—  245  - 


Après  le  partage  de  la  Pologne,  une  partie  de 
cette  malheureuse  nation  résista  avec  énergie  à 
l'invasion  étrangère.  Ces  nobles  soldats  avaient  un 
étendard  sur  lequel  on  voyait  l'image  de  la  sainte 
Vierge.  La  plupart  d'entre  eux ,  vaincus  par  le 
nombre,  furent  pris  et  tués  à  coups  de  knout  par  les 
envahisseurs,  à  la  suite  d'un  festin.  Les  femmes 
de  ces  hommes  héroïques  ayant  été  saisies  à  leur 
tour,  on  leur  fendit  le  ventre  et  on  substitua  aux 
enfants,  que  quelques-unes  d'entre  elles  portaient 
dans  leur  sein,  des  chats  furieux  qui  déchiraient 
les  entrailles  des  victimes. 

Veut-on  savoir  de  quelle  manière  le  Patriarche 
de  Ferney  apprécie  cet  acte  de  sauvagerie  dont 
rougirait  un  cannibale?  «  C'est  dans  le  nord  »,  écri- 
vait-il à  Frédéric,  «  que  tous  les  arts  fleurissent 
«  aujourd'hui  ;  c'est  là  qu'on  fait  les  plus  belles 
«  écuelles  en  porcelaine,  qu'on  partage  des  pro- 
«  vinces  d'un  trait  de  plume,  qu'on  dissipe  des 
«  confédérations  et  des  sénats  en  deux  jours,  et 
«  qu'on  se  moque  très-plaisamment  des  confédérés  et 
«  de  leur  Notre-Dame  (1)  ». 

A  son  retour  d'Angleterre ,  où ,  comme  nous 
l'avons  vu  dans  la  première  partie  de  cet  ouvrage, 
il  avait  dû  se  réfugier,  pour  échapper  à  la  vindicte 
des  lois,  il  contracta  une  liaison  adultère  avec 
Mme  du  Châtelet.  Pendant  longtemps  cette  femme 
exerça  sur  lui  une  influence  à  peu  près  absolue. 
Pour  se  soustraire  aux  ennuis  d'un  tête-à-tête  trop 
prolongé,  les  deux  amants  allaient  parfois  à  Luné- 

(1)  Pour  ces  diverses  citations,  voir  la  Correspondance  de  Voltaire. 


—  246  — 


ville  faire  leur  cour  au  roi  Stanislas.  Ce  fut  durant 
une  de  ces  visites  que  Mme  du  Châtelet  fit  connais- 
sance de  Saint-Lambert,  dont  elle  eut  un  enfant. 
Voltaire,  soit  qu'il  craignît  le  ridicule  ou  qu'il  eût 
peur  de  perdre  les  bonnes  grâces  de  sa  trop  facile 
maîtresse,  fit  semblant  d'ignorer  cette  mésaventure. 

A  sa  haine  contre  l'Eglise,  le  Patriarche  de  Fer- 
ney  joignait  une  odieuse  hypocrisie. 

Le  16  février  1761 ,  il  écrivait  à  d'Argental  :  «  Si 
«  j'avais  cent  mille  hommes,  je  sais  bien  ce  que  je 
«  ferais  ;  mais  comme  je  ne  les  ai  pas,  je  communie- 
«  rai  à  Pâques,  et  vous  m'appellerez  hypocrite  tant 
«  que  vous  voudrez  », 

Le  1 er  mai  de  la  même  année,  il  faisait  à  d'Alem- 
bert  la  confidence  qu'on  va  lire  :  «  Que  doivent  faire 
«  les  sages  quand  ils  sont  environnés  d'insensés 
«  barbares  ?  Il  y  a  des  temps  où  il  faut  imiter  leurs 
«  contorsions  et  parler  leur  langage.  Au  reste,  ce 
«  que  je  fais  cette  année,  je  l'ai  déjà  fait  plusieurs 
«  fois,  et,  s'il  plaît  à  Dieu,  je  le  ferai  encore.  Il  y  a 
«  des  gens  qui  craignent  de  manier  des  araignées, 
«  il  y  en  a  d'autres  qui  les  avalent  (1)  ». 

L'évêque  de  Genève  lui  ayant  fait  des  remon- 
trances à  propos  de  ces  actes  inqualifiables,  il  fit 
semblant  d'être  malade  et  pria  qu'on  lui  apportât  le 
Saint- Viatique.  La  cérémonie  eut  lieu  en  présence 
d'un  notaire  qui  constata  le  fait  dans  un  procès- 
verbal  dressé  à  cet  effet.  Il  voulut,  par  ce  moyen, 
braver  le  pontife  que,  dans  sa  correspondance,  il 
traite  de  polisson. 

(1)  Correspondance,  passim. 


-  247  — 


Le  8  mai  suivant,  il  faisait  allusion  à  cet  acte 
sacrilège  dans  la  lettre  qu'il  écrivait  à  Mme  d' Argen- 
tal  :  «  Mes  chers  anges  »,  disait-il ,  «  sont  tout 
«  ébouriffés  d'un  déjeûner  par-devant  notaire  ; 
«  mais ...  on  ne  peut  donner  une  plus  grande 
«  marque  de  mépris  pour  ces  facéties  que  de  les 
«  jouer  soi-même  (I)  ». 

Il  n'est  donc  pas  étonnant,  après  cela,  que 
Mme  Denis,  qui  le  connaissait  bien,  puisqu'elle  était 
sa  nièce,  lui  écrivît  dans  une  autre  circonstance  : 
«  Le  chagrin  vous  a  peut-être  tourné  la  tète  ;  mais 
«  peut-il  gagner  le  cœur  ?  L'avarice  vous  poi- 
«  gnarde.  Ne  me  forcez  pas  à  vous  haïr  ;  vous  êtes 
«  le  dernier  des  hommes  par  le  cœur  (2)  » . 

Voici  comment  l'appréciait  Jean-Jacques  Rous- 
seau, dans  une  lettre  qu'il  écrivait  en  novembre 
!  7(30  :  «  Ainsi  donc  la  satire,  le  noir  mensonge  et  les 
«  libelles  sont  devenus  les  armes  des  philosophes  et 
h  de  leurs  partisans  !  Ainsi  paie  M.  de  Voltaire  l'hos- 
«  pitalité  dont,  par  une  funeste  indulgence,  Genève 
«  use  envers  lui!  Ce  fanfaron  d'impiété,  ce  beau 
<<  génie  et  cette  âme  basse,  cet  homme  si  grand  par 
<<  ses  talents  et  si  vil  par  leur  usage,  nous  laissera 
«  de  longs  et  cruels  souvenirs  de  son  séjour  parmi 
«  nous  ;  la  ruine  des  mœurs,  la  perte  de  la  liberté, 

qui  en  est  la  suite  inévitable,  seront  chez  nos  ne- 
«  veux  les  monuments  de  sa  gloire  et  de  sa  recon- 
"  naissance.  S'il  reste  dans  leurs  cœurs  quelque 
«  amour  pour  la  patrie,  ils  détesteront  sa  mémoire 
«  et  il  en  sera  plus  maudit  qu'admiré  (3)  ». 

(1)  Correspondance.  —  (2)  Ibicl.  —  (3)  Rousseau  :  Œuvres  complète* 


—  248  — 


Voici  de  quelle  manière  et  en  quel  langage  Vol- 
taire répond  aux  critiques  de  Rousseau  : 

«  Qu'un  Jean-Jacques,  qu'un  valet  de  Diogène, 
«  que  ce  polisson  ait  l'insolence  de  m'écrire  que  je 
«  corromps  les  mœurs  de  sa  patrie  !  Le  polisson, 
■<  le  polisson!  S'il  vient  au  pays,  je  le  ferai  mettre 
«  dans  un  tonneau  avec  la  moitié  d'un  manteau  sur 
«  son  vilain  petit  corps  à  bonnes  fortunes.  Quand 
«  on  a  donné  des  éloges  à  ce  polisson,  c'est  alors 
«  réellement  qu'on  offrait  une  chandelle  au  diable. 
«  J'ignore  comment  vous  avez  appelé  du  nom  de 
«  grand  homme  un  charlatan  qui  n'est  connu  que 
«  par  des  paradoxes  ridicules  et  une  conduite  cou- 
«  pable  (1).  L'auteur  de  la  Nouvelle  Héloïse  n'est 
«  qu'un  polisson  malfaisant.  Cet  archifou  écrit  contre 
«  les  spectacles  après  avoir  fait  une  mauvaise 
«  comédie  ;  il  écrit  contre  la  France  qui  le  nourrit. 
«  Il  trouve  quatre  ou  cinq  douves  du  tonneau  de 
«  Diogène  ;  il  se  met  dedans  pour  aboyer  (2)  !  Pour 
«  le  coup  Jean-Jacques  fait  bien  voir  ce  qu'il  est, 
«  un  fou,  un  vilain  fou,  dangereux  et  méchant  ;  ne 
(  croyant  à  la  vertu  de  personne,  parce  qu'il  n'en 
<  trouve  pas  le  sentiment  au  fond  de  son  cœur, 
«  malgré  le  beau  pathos  avec  lequel  il  en  fait  son- 
«  ner  le  nom  ;  ingrat,  et,  qui  pis  est,  haïssant  ses 
«  bienfaiteurs,  et  ne  cherchant  qu'un  prétexte  pour 
«  se  brouiller  avec  eux  afin  d'être  dispensé  de  la 
«  reconnaissance.  Jean- Jacques  est  une  bête  féroce 
«  qu'il  ne  faut  voir  qu'à  travers  des  barreaux  et  ne 
«  toucher  qu'avec  un  bâton  (3)  ». 

(1)  Vie  de  Voltaire.  —  [-2)  CotTespouihnce.  —  (3)  Ibid. 


—  249  — 


Ce  jugement  n'a  pas  été  tracé  d'une  main  com- 
plaisante. Or,  ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange,  c'est  que 
Rousseau,  parlant  de  lui-même,  est  presque  sur 
tous  les  points  de  l'avis  de  Voltaire.  «  C'en  est  fait  », 
écrit-il  à  un  ami,  le  23  décembre  1761,  «  nous  ne 

<  nous  reverrons  plus  que  dans  le  séjour  des  justes. 

<  Mon  sort  est  décidé,  par  les  suites  de  l'accident 
«  dont  je  vous  ai  parlé  ci-devant.  Ce  qui  m'humilie 
«  et  m'afflige  est  une  fin  si  peu  digne,  j'ose  dire, 
«  de  ma  vie,  et  du  moins  de  mes  sentiments.  11  y  a 
«  six  semaines  que  je  ne  fais  que  des  iniquités  et 
«  n'imagine  que  des  calomnies  contre  deux  hon- 
«  nêtes  libraires,  dont  l'un  n'a  de  tort  que  quelques 
«  retards  involontaires  et  l'autre  un  zèle  plein  de 
«  générosité  et  de  désintéressement,  que  j'ai  payé, 
«  pour  toute  reconnaissance,  d'une  accusation  de 
«  fourberie.  Je  ne  sais  quel  aveuglement,  quelle 
«  sombre  humeur,  inspirée  dans  la  solitude  par  un 
«  mal  affreux,  m'a  fait  inventer,  pour  en  noircir  ma 
«  vie  et  l'honneur  d'autrui,  ce  tissu  d'horreurs,  dont 
«  le  soupçon,  changé  dans  mon  esprit  prévenu 
«  presque  en  certitude,  n'a  pas  mieux  été  déguisé 
«  à  d'autres  qu'à  vous.  Je  sens  pourtant  que  la 
«  source  de  cette  folie  ne  fut  jamais  dans  mon  cœur. 
<<  Le  délire  de  la  douleur  m'a  fait  perdre  la  raison 
«  avant  la  vie  ;  en  faisant  des  actions  de  méchant, 
«  je  n'étais  qu'un  insensé  (1)  ». 

Jean-Jacques  Rousseau  a  fait  un  portrait  des  phi- 
losophes, ses  contemporains.  La  ressemblance  de 
ceux  qu'il  peint  est  assez  bien  saisie  pour  que  nous 

,lj  Œuvres  do  Rousseau. 


—  250  — 


mettions  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  ce  morceau 
curieux.  Voici  comment  s'exprime  le  Citoyen  de 
Genève  : 

«  Je  consultai  les  philosophes,  je  feuilletai  leurs 
«  livres,  j'examinai  leurs  diverses  opinions  ;  je  les 
<<  trouvai  tous  fiers,  affirmatifs,  dogmatiques,  même 
«  dans  leur  scepticisme  prétendu,  n'ignorant  rien, 
«  ne  prouvant  rien,  se  moquant  les  uns  des 'autres, 
«  et  ce  point,  commun  à  tous,  me  parut  le  seul  sur 
«  lequel  ils  ont  tous  raison.  Triomphants  quand  ils 
«  attaquent,  ils  sont  sans  vigueur  en  se  défendant. 
«  Si  vous  pesez  les  raisons,  ils  n'en  ont  que  pourdé- 
«  truire  ;  etsi  vous  comptez  lesvoix,  chacun  est  réduit 
«  à  la  sienne  ;  ils  ne  s'accordent  que  pour  disputer. 

«  Quand  les  philosophes  seraient  en  état  de  dé- 
«  couvrir  la  vérité,  qui  d'entre  eux  prendrait  intérêt 
«  à  elle?  Chacun  sait  bien  que  son  système  n'est  pas 
«  mieux  fondé  que  les  autres,  mais  il  le  soutient 
«  parce  qu'il  est  à  lui.  Il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui, 
«  venant  à  connaître  le  vrai  et  le  faux,  ne  préférât 
<<  le  mensonge  qu'il  a  trouvé  à  la  vérité  découverte 
<<  par  un  autre.  Où  est  le  philosophe  qui,  pour  la 
«  gloire,  ne  tromperait  pas  volontiers  le  genre  nu- 
«  main?  Où  est  celui  qui,  dans  le  secret  de  son 
«  cœur,  se  propose  un  autre  objet  que  de  se  distin- 
«  guer  ?  Pourvu  qu'il  s'élève  au-dessus  du  vulgaire, 
«  pourvu  qu'il  efface  l'éclat  de  ses  concurrents,  que 
«  demande-t-il  de  plus?  L'essentiel  est  de  penser 
«  autrement  que  les  autres.  Chez  les  croyants  il  est 
«  athée,  chez  les  athées  il  est  croyant  (I)  ». 

il)  Emile,  liv.  îv. 


—  251  - 

Dans  son  discours  sur  la  question  de  savoir  si  le 
rétablissement  des  sciences  et  des  arts  a  contribué  à 
épurer  les  mœurs,  Jean-Jacques  Rousseau  se  montre 
encore  plus  énergique  : 

«  Qu'est-ce  que  la  philosophie?  Que  contiennent 
«  les  écrits  des  philosophes  les  plus  connus  ?  Quelles 
«  sont  les  leçons  de  ces  amis  de  la  sagesse  ?  A  les 
«  entendre,  ne  les  prendrait-on  pas  pour  une  troupe 
«  de  charlatans  criant  chacun  de  son  côté  sur  une 
«  place  publique  :  Venez  à  moi,  c'est  moi  seul  qui  ne 
«  trompe  point?  L'un  prétend  qu'il  n'y  a  point  de 
«  corps  et  que  tout  est  en  représentation;  l'autre, 
«  qu'il  n'y  a  d'autre  substance  que  la  matière  ni 
«  d'autre  Dieu  que  le  monde.  Celui-ci  avance  qu'il 
«  n'y  a  ni  vices  ni  vertus,  et  que  le  bien  et  le  mal 
«  moral  sont  des  chimères;  celui-là,  que  les  hommes 
«  sont  des  loups  et  peuvent  se  dévorer  en  sûreté  de 
«  conscience  ». 

Voltaire  n'avait  pas  une  meilleure  opinion  de  ses 
confrères  en  incrédulité.  Voici  ce  qu'il  écrivait  à 
d'Alembert  à  ce  sujet. 

«  Paris  abonde  en  barbouilleurs  de  papier,  mais 
«  de  philosophes  éloquents,  je  ne  connais  que  vous 
«  et  Diderot.  Il  n'y  a  que  vous  qui  écriviez  toujours 
«  bien,  et  Diderot  parfois  ;  pour  moi,  je  ne  fais  plus 
«  que  des  coïonneries.  En  vérité,  mon  cher  philo- 
«  sophe,  je  ne  connais  guère  que  vous  qui  soit  clair, 
«  intelligible,  qui  emploie  le  style  convenable  au 
«  sujet,  qui  n'ait  pas  un  enthousiasme  obscur  et 
«  confus,  qui  ne  cherche  point  à  traiter  la  physique 
«  en  phrases  poétiques,  qui  ne  se  perde  point  en 


«  systèmes  extravagants.  Nous  sommes  dans  la 
«  fange  des  siècles  pour  tout  ce  qui  regarde  le  bon 
«  goût.  Par  quelle  fatalité  est-il  arrivé  que  le  siècle 
«  où  l'on  pense  soit  celui  où  l'on  ne  sait  plus  écrire? 
«  Notre  nation  est  trop  ridicule.  Buffon  s'est  décré- 
«  dité  à  jamais  avec  ses  molécules  organiques  fon- 
«  dées  sur  la  prétendue  expérience  d'un  malheureux 
«  jésuite.  Je  ne  vois  partout  que  des  systèmes  de 
«  Cyrano  de  Bergerac  dans  un  style  obscur  et  am- 
«  poulé.  En  vérité  il  n'y  a  que  vous  qui  ayez  le 
«  sens  commun.  Je  vous  embrasse  bien  tendrement, 
«  mon  cher  ami,  vous  qui  empêchez  que  ce  siècle 
«  ne  soit  la  chiasse  du  genre  humain  (i)  ». 

Revenons  à  Jean- Jacques  Rousseau. 

Cet  écrivain  naquit  à  Genève  d'un  horloger  pro- 
testant. Ses  premières  années  se  passèrent  à  lire 
tour  à  tour  des  romans  de  mauvais  goût,  qui  lui 
faussèrent  l'esprit,  et  les  œuvres  de  Plutarque  qui 
n'eurent  pas  la  vertu  de  le  lui  redresser. 

Placé  chez  un  ministre,  il  apprit  un  peu  de  latin 
et  contracta,  comme  il  le  dit  lui-même,  des  habitu- 
des vicieuses.  Devenu  clerc  du  greffier  de  Genève, 
il  ne  tarda  pas  à  se  faire  renvoyer,  à  cause  de  son 
manque  d'aptitudes  pour  le  travail  qui  lui  était 
confié. 

Il  entra  alors  en  apprentissage  chez  un  graveur 
qui  le  brutalisait  à  tout  propos.  Le  résultat  de  ces 
mauvais  traitements  fut  d'ajouter  encore  aux  dé- 
fauts qu'il  avait  déjà.  De  son  aveu,  il  devint  fainéant, 
menteur,  et  peu  délicat  en  matière  de  justice. 

(1)  Correspondance. 


—  '253  — 


Fatigué  d'une  existence  qui  n'avait  rien  de  sédui- 
sant, il  quitte  Genève  à  la  dérobée  et  se  rend  à  An- 
necy, où  Mme  de  Warens  l'accueille  avec  bienveil- 
lance. Cette  généreuse  protectrice  ,  qui  s'était , 
depuis  peu,  convertie  au  catholicisme,  essaya  de 
ramener  le  jeune  vagabond  au  giron  de  l'Eglise.  En 
conséquence  elle  l'envoya  à  Turin,  à  l'hospice  des 
catéchumènes,  pour  y  être  instruit  des  vérités  de  la 
religion.  La  vie  régulière  qu'il  était  forcé  de  mener 
dans  cet  établissement  lui  fut  bientôt  à  charge. 
Aussi  se  hâta-t-il  de  faire  son  abjuration,  afin  de  re- 
couvrer son  ancienne  liberté. 

En  sortant  de  l'hospice  des  catéchumènes,  il  entre, 
comme  laquais,  chez  Mme  de  Vercellis,  où  il  commet 
un  vol,  dont  il  accuse  une  pauvre  servante.  Chassé 
pour  ce  méfait,  il  parvient  à  se  faire  accepter  chez 
M.  le  comte  de  Gouvon,  qui  se  voit  contraint  de  le 
renvoyer  à  son  tour. 

Ne  sachant  à  quel  saint  se  vouer,  il  retourne  chez 
Mme  de  Warens.  Cette  femme  charitable  le  fait 
entrer  au  séminaire,  espérant  que  sous  l'heureuse 
influence  d'une  bonne  éducation  et  des  sages  conseils 
qui  lui  seront  donnés,  il  prendra  goût  pour  la 
carrière  ecclésiastique.  Ses  maîtres  durent  bientôt 
le  rendre  cl  S£l  protectrice,  qui  l'accueillit  de  nou- 
veau et  le  confia  au  maître  de  musique  de  la 
cathédrale.  Son  professeur  étant  parti  pour  la 
France,  Rousseau  l'accompagna  jusqu'à  Lyon  et 
l'abandonna  à  l'improviste,  au  moment  où  ce  mal- 
heureux venait  d'être  frappé  d'une  attaque  d'épi- 
lcpsie  au  milieu  d'une  rue.  «  En  me  perdant  »,  dit 


—  254  — 


Jean-Jacques  Rousseau,  «  il  perdait  le  seul  ami  qui 
«  lui  restât  ». 

De  retour  à  Annecy,  il  apprend  le  départ  de 
Mm(  de  Warens.  Il  se  rend  alors  à  Lausanne  où  il  se 
met  à  enseigner  la  musique,  avant  de  la  savoir 
lui-même. 

Contraint  de  quitter  cette  ville,  il  va  à  Paris, 
mais  n'y  séjourne  que  fort  peu  de  temps.  11  gagne 
de  nouveau  la  Suisse,  et  se  dirige  de  là  sur  Cham- 
béry,  où  il  retrouve  Mme  de  Warens,  qui  lui  fait 
donner  un  emploi  dans  le  cadastre.  Ce  moyen 
d'existence,  lui  paraissant  trop  régulier,  il  y  re- 
nonce et  redevient  professeur  de  musique. 

La  baronne  craignant  pour  son  protégé  les  séduc- 
tions auxquelles  l'exposait  cette  profession,  ne 
trouva  rien  de  mieux,  pour  le  soustraire  aux  ten- 
tations, que  de  se  livrer  à  lui,  s'il  faut  en  croire 
Jean-Jacques.  Le  philosophe  a  payé  sa  dette  de 
reconnaissance  envers  Mme  de  Warens,  en  la  diffa- 
mant d'une  manière  inqualifiable  aux  yeux  de  la 
postérité. 

Dégoûté  de  la  musique,  il  se  passionne  tout  à  coup 
pour  les  échecs  et  étudie  ce  jeu  durant  plusieurs 
mois,  sans  parvenir  à  le  connaître. 

Quelque  temps  après,  s'imaginant  qu'il  a  un 
polype  au  cœur,  il  va,  sous  le  nom  de  Dudding, 
consulter  les  professeurs  de  l'école  de  Montpellier. 
Les  docteurs  de  la  Faculté  s'étant  moqués  de  lui 
et  de  son  polype,  il  retourne  auprès  de  Mme  de 
Warens,  qui  le  fait  placer  comme  précepteur  chez 
M.  de  Mably,  grand  prévôt  de  Lyon.  Là  il  devient 


-  255  — 


amoureux  de  la  mère  de  ses  élèves.  Ne  pouvant 
donner  un  libre  cours  à  la  passion  qui  le  dévore, 
il  trouve  le  moyen  de  calmer  sa  douleur,  en  volant 
les  vins  fins  de  M.  de  Mably. 

Fatigué  du  préceptorat,  il  quitte  Lyon  et  se  di- 
rige vers  Paris,  où  nous  le  voyons  se  lier  avec  les 
philosophes.  Fontenelle,  Diderot,  Buffon,  Voltaire, 
l'abbé  Mably  et  Mariveaux  étaient  ceux  qu'il  voyait 
le  plus  habituellement. 

Ses  nouveaux  protecteurs ,  désireux  de  lui 
procurer  quelques  ressources ,  le  font  entrer 
comme  valet  de  chambre  et  secrétaire  particulier 
chez  l'ambassadeur  de  France  à  Venise,  qui  le 
chasse  quelque  temps  après,  sans  lui  payer  ses 
gages. 

De  retour  à  Paris,  il  s'amourache  d'une  fille 
d'auberge,  nommée  Thérèse  Levasseur,  dont  il  a 
cinq  enfants,  qu'il  envoie  à  l'hôpital,  afin  de  s'épar- 
gner le  souci  de  les  nourrir. 

Il  essaya,  mais  en  vain,  d'apprendre  à  lire  à  cette 
femme.  Il  avoue  que,  malgré  ses  efforts,  Thérèse 
Levasseur  ne  put  jamais  parvenir  à  connaître  les 
chiffres  et  à  distinguer  les  heures  sur  le  cadran 
d'une  pendule. 

Lorsque  parut  Y  Encyclopédie,  ses  amis  lui  con- 
fièrent la  rédaction  des  articles  de  musique.  S'il 
faut  l'en  croire,  il  les  fit  vite  et  fort  mal. 

Son  discours  sur  le  progrès  des  sciences  et  des  arts, 
eut  un  succès  auquel,  probablement,  il  ne  s'atten- 
dait guère.  A  partir  de  ce  moment,  il  devint  l'ad- 
versaire acharné  des  idées  reçues  et  ne  cessa  de 


—  256  — 


battre  en  brèche  les  grands  principes  qui  sont  la 
base  de  tout  ordre  social. 

Vers  1753,  il  fait  de  nouveau  le  voyage  de 
Genève  ,  abjure  le  catholicisme  ,  se  prend  d'un 
bel  amour  pour  une  femme  mariée,  qui  dépas- 
sait la  quarantaine,  et  écrit,  sous  l'influence  de 
cette  passion,  sa  Nouvelle  Fféloïse  et  son  roman 
d'Emile. 

On  imprima  ces  deux  ouvrages  en  Hollande  ;  mais 
il  est  bon  de  faire  observer  que  M.  de  Malesherbes, 
directeur  de  la  librairie  en  France,  recevait  secrè- 
tement les  épreuves  et  les  corrigeait  de  sa  propre 
main. 

Emile  fut  brûlé  à  Genève  et  à  Paris  et  Jean- 
Jacques  Rousseau  décrété  de  prise  de  corps.  Grâce 
au  maréchal  de  Luxembourg,  qui  lui  facilita  le 
moyen  de  s'évader,  il  put  se  réfugier  en  Suisse, 
où  il  s'affubla  d'un  costume  oriental.  C'est  là  qu'il 
écrivit  ses  lettres  de  la  Montagne,  dans  lesquelles  il 
attaque  violemment  les  magistrats  de  Genève. 

Rousseau  est  le  type  de  l'incohérence  et  de  la 
contradiction  dans  les  idées.  Il  a  successivement 
plaidé  le  pour  et  le  contre  en  philosophie  comme  en 
religion.  Tel  est  pourtant  l'homme  que  la  Corse  et 
la  Pologne  choisirent  comme  législateur,  et  à  l'école 
duquel  se  sont  formés  nos  faiseurs  de  constitutions. 

L'existence  de  Diderot,  un  autre  chef  de  la  secte 
philosophique,  est  tout  aussi  irrégulière  que  celle 
de  Rousseau.  Sorti  du  séminaire,  après  avoir  porté 
la  soutane  et  fait  une  partie  de  ses  études  théolo- 
giques, il  débute  dans  le  monde  à  la  façon  des 


—  m  — 


bohèmes,  vivant  d'expédients  et  cherchant  dans  le 
scandale  de  ses  écrits  un  succès  qu'il  n'osait  de- 
mander à  son  talent.  Les  premiers  ouvrages  qu'il 
publia  sont  d'une  immoralité  dégoûtante. 

Un  écrivain  peu  suspect,  l'abbé  Sabatier,  porte 
sur  Diderot  le  jugement  qu'on  va  lire  : 

«  Auteur  plus  prôné  que  savant ,  plus  savant 
«  qu'homme  d'esprit,  plus  homme  d'esprit  qu'homme 
«  de  génie  ;  écrivain  incorrect,  traducteur  infidèle, 
«  métaphysicien  hardi,  moraliste  dangereux,  mau- 
«  vais  géomètre,  physicien  médiocre,  philosophe 
«  enthousiaste,  littérateur  enfin  qui  a  fait  beaucoup 
«  d'ouvrages ,  sans  qu'on  puisse  dire  que  nous 
«  ayons  de  lui  un  bon  livre  :  telle  est  l'idée  qu'on 
<<  peut  se  former  de  Diderot,  quand  on  l'apprécie  en 
«  lui-même,  sans  se  laisser  éblouir  par  les  décla- 
«  mations  des  avortons  de  la  philosophie,  dont  il  a 
<<  fait  entendre  le  premier  les  grands  hurlements 
«  parmi  nous.  Il  faut  que  la  vérité  ait  changé  de 
«  nature  depuis  qu'il  a  entrepris  de  nous  l'en- 
«  seigner.  Ses  principaux  effets  sont  d'éclairer,  de 
«  saisir,  de  pénétrer  :  les  vérités  de  Diderot  n'ont 
«  aucun  de  ces  caractères.  Lycophron  protestait 
«  publiquement  qu'il  se  pendrait,  s'il  se  trouvait 
«  quelqu'un  qui  pût  entendre  son  poëme  de  la 
«  prophétie  de  Cassandre  :  on  dirait  que  notre  pro- 
«  phète  moderne  a  fait  le  même  serment (1)  ». 

Le  grand  Frédéric,  bien  qu'affilié  aux  démo- 
lisseurs du  xviri6  siècle,  ne  laisse  pas  que  d'apprécier 
Diderot  avec  une  brutalité  de  langage  à  nulle  autre 


(i)  Sabatier  :  Les  trou  siècles  de  la  littérature  française. 
Pie  VI. 


n 


—  258  -- 


pareille  :  «  On  dit  qu'à  Pétersbourg  »,  écrit  le 
sophiste  couronné,  «  on  trouve  Diderot  raisonneur, 
«  ennuyeux.  Il  rabâche  sans  cesse  les  mêmes 
«  choses.  Ce  que  je  sais,  c'est  que  je  ne  pourrais 
«  soutenir  la  lecture  de  ses  ouvrages,  tout  intré- 
«  pide  lecteur  que  je  suis.  Il  y  règne  un  ton  suffi* 
«  sant,  une  arrogance  qui  révolte  l'instinct  de  ma 
«  liberté  (1)  ». 

La  Mettrie,  dont  le  nom  est  assez  connu  pour 
que  nous  soyons  dispensé  de  faire  sa  biographie, 
mourut  d'un  excès  de  table  en  1751.  Dans  son 
Discours  sur  le  bonheur,  il  pose  en  principe  que 
l'homme  doit  s'efforcer  d'étouffer  le  remords  et  se 
livrer  à  tous  ses  penchants.  Il  conseille  au  brigand 
de  vivre  de  son  industrie,  au  tyran  d'égorger  ses 
sujets,  s'il  y  trouve  quelque  jouissance,  au  débauché 
de  s'abreuver  à  longs  traits  à  la  coupe  des  plaisirs. 

Telle  est  en  peu  de  mots  la  morale  de  ce  réforma- 
teur qui  «  taisait  des  livres  sans  dessein  »,  dit  Mau- 
pertuis,  «  sans  s'embarrasser  de  leur  sort,  et  quel- 
«  quefois  sans  savoir  ce  qu'ils  contenaient  ».  «  Tous 
«  ses  ouvrages  »,  écrit  de  son  côté  le  marquis  d'Ar- 
gens,  «  sont  d'un  homme  dont  la  folie  paraît  à 
«  chaque  pensée,  et  dont  le  style  démontre  l'ivresse 
«  de  l'âme  ;  c'est  le  vice  qui  s'explique  par  la 
«  démence  :  La  Mettrie  était  fou  au  pied  de  la 
«  lettre  (2)  ». 

Celui  qui  juge  avec  cette  sévérité  le  lecteur  de 
Frédéric  n'avait  ni  une  foi  bien  vive  ni  une  vertu 
farouche. 

(1)  Correspondance.  —  {2)  UjkI. 


-  259 


Déshérité  par  son  père,  à  cause  de  son  incon- 
duite, le  marquis  d'Argens  embrassa  d'abord  la 
carrière  des  armes,  qu'il  fut  obligé  d'abandonner  à 
la  suite  d'une  chute  de  cheval.  Il  passa  alors  en 
Hollande,  où  il  vécut  pendant  quelque  temps  du 
travail  de  sa  plume.  Frédéric  II,  lorsqu'il  fut  monté 
sur  le  trône,  se  l'attacha  comme  chambellan.  Vol- 
taire n'avait  pour  son  talent  d'écrivain  qu'une 
estime  fort  médiocre.  Il  ne  l'appelait  jamais  que 
Y  insensé  d'Argens.  Ecrivant  au  roi  de  Prusse,  le 
1er  mars  1771,  il  faisait  de  son  confrère  en  incré- 
dulité cette  oraison  funèbre  :  «  On  m'a  dit  que 
«  d'Argens  est  mort  ;  j'en  suis  très-fâché  ;  c'était 
«  un  impie  très-utile  à  la  bonne  cause,  malgré  tout 
«  son  bavardage  (1)  ».  Le  16,  Frédéric  lui  répond  : 
«  Le  pauvre  Isaac  est  allé  retrouver  son  père 
«  Abraham  en  paradis  ;  son  frère  d'Ëguille,  qui  est 
«  dévot,  l'avait  lesté  pour  ce  voyage,  et  Yinfâme 
«  s'érige  des  trophées  (2)  ». 

Nous  nous  bornerons,  en  ce  qui  concerne  d'Alem- 
bert,  que  nos  lecteurs  connaissent  déjà,  à  citer  le 
jugement  qu'en  a  porté  un  auteur  contemporain.  Cet 
écrivain  lui  reproche  de  «  cacher  sous  le  masque  de 
«  la  modération,  toutes  les  convulsions  d'un  amour- 
«  propre  outré  et  vindicatif  ;  une  grande  apparence 
«  de  zèle  pour  la  vérité  et  la  gloire  des  lettres,  et 
«  dans  le  fond  la  fausseté  la  plus  raffinée,  et  la 
«  vanité  d'un  mérite  de  coterie  ». 

D'Alembert  fut  l'âme  de  l'Encyclopédie,  cette 
vaste  compilation  destinée  à  battre  en  brèche 

(1)  Correspondance.  —  (2)  llid. 


—  '200  — 


toutes  les  vérités  religieuses  et  sociales  dont  les 
philosophes  poursuivaient  la  destruction.  Diderot 
a  qualifié  cette  taabel  scientifique  et  littéraire  «  un 
«  gouffre  où  des  espèces  de  chiffonniers  jetèrent 
«  pêle-mêle  une  infinité  de  choses  mal  vues,  mal 
«  digérées,  bonnes,  mauvaises,  incertaines  et  tou- 
«  jours  incohérentes  et  disparates,  etc.  »  «  On  a 
«  employé  »,  poursuit-il,  «  une  race  détestable  de 
«  travailleurs,  qui  ne  sachant  rien,  et  se  piquant 
«  de  savoir  tout,  cherchèrent  à  se  distinguer  par 
«  une  universalité  désespérante,  se  jetèrent  sur 
<<  tout,  brouillèrent  tout,  gâtèrent  tout,  etc.,  etc.  » 

Par  arrêt  du  conseil  du  roi,  en  date  du  7  février 
1752,  les  deux  premiers  volumes  de  cette  publica- 
tion furent  supprimés  comme  renfermant  des 
maximes  tendantes  à  détruire  i autorité  royale,  à  éta- 
blir l'esprit  d'indépendance  et  de  révolte,  et,  sous  des 
termes  obscurs  et  équivoques,  à  relever  les  fondements 
de  l'erreur,  de  la  corruption  des  mœurs,  de  V irréligion 
et  de  l'incrédulité. 


CHAPITRE  XVII. 


Sommaire.  —  Ce  qu'il  faut  penser  des  souverains  et  des  cours  de  l'Europe  k 
cette  époque.  —  Famille  'régnante  de  Russie.  —  Pierre  le  Grand.  —  Son 
immoralité  et  ses  crimes.  —  Ce  qu'en  disent  ses  propres  historiens.  —  Ca- 
Lheriue  Alfendey  lui  succède.  —  Elle  meurt  de  ses  excès.  —  Pierre  II.  — 
L'impératrice  Anne.  —  Ses  amours  avec  le  petit-fils  d'un  palefrenier.  —  La 
duchesse  de  Brunswick  exerce  le  pouvoir  comme  régente  à  la  mort  d'Anne 
Iwanowna.  —  Elle  est  chassée  du  pouvoir  à  cause  de  ses  débauches.  —  Eli- 
sabeth lui  succède.  —  Elle  se  marie  secrètement  avec  un  grenadier.  —  Son 
ivrognerie.  —  Pierre  III.  —  Catheriue  IJ,  sa  femme,  le  fait  étrangler  par  ses 
amants  et  s'empare  du  trône.  —  Vie  scandaleuse  de  cette  impératrice.  —  Ori- 
gine de  la  dynastie  prussienne.  —  Albert  de  Brandebourg,  le  moine  apostal. 
—  Frédéric-Guillaume  Ier.  —  Son  avarice  et  sa  brutalité.  —  Le  grand  Fré- 
déric. —  Ses  mœurs.  —  Partage  de  la  Pologne.  —  Ce  qu'en  pensait  Marie- 
Thérèse.  —  Extravagances  de  Joseph  II,  empereur  d'Allemagne.  —  Etat  de 
décadence  morale  des  autres  familles  souveraines.  —  Louis  XV.  —  Ses  heu- 
reux débuts.  —  Ses  courtisans  l'entraînent  dans  une  vie  de  débauche.  —  Ce 
qu'il  faut  penser  du  Régent.  —  Rôle  infâme  que  joue  le  duc  de  Richelieu.  — 
Le  règne  des  courtisanes.  —  Maladie  du  roi  à  Metz  et  son  repentir.  —  La 
Pornpadour.  —  Le  Parc-aux-Cerfs.  —  Détails  empruntés  à  Sismondi.  —  Dé- 
sordres de  la  noblesse.  —  La  du  Barry.  —  Dernière  maladie  et  mort  de 
Louis  XV.  —  Vertus  de  son  successeur. 

Les  souverains  étaient  dignes  de  leur  époque 
et  des  écrivains  dont  nous  venons  de  parler. 

Sur  le  trône  de  Russie,  on  a  vu  se  succéder  sans 
interruption,  depuis  le  règne  de  Pierre  le  Grand 
jusqu'à  celui  de  Catherine  II,  les  crimes  les  plus 
abominables.  Ce  monarque  si  vanté  par  la  plupart 
des  historiens  joignit  à  des  qualités  incontestables, 
mais  étrangement  surfaites,  une  immoralité  révol- 
tante et  la  cruauté  la  plus  inouïe.  Il  épousa  d'abord 
Eudoxie  Lapôuchin,  dont  il  eut  un  fils.  Bientôt 


—  262  — 


il  la  renvoie  pour  la  fille  d'un  brasseur  de  Moscou, 
qu'il  répudie  à  son  tour,  et  finit  par  faire  une 
impératrice  de  Catherine  Alfendey,  jeune  paysanne 
de  Livonie.  Cette  femme  lui  donna  trois  enfants, 
dont  deux  filles  et  un  garçon.  Désireux  de  laisser 
le  trône  à  ce  dernier,  au  détriment  du  fils  d'Eudoxie 
Lapouchin,  il  fit  juger  et  condamner  à  mort  l'héri- 
tier légitime  de  la  couronne. 

Le  lendemain  de  la  sentence,  le  malheureux 
prince  était  exécuté  de  la  main  même  de  son  père. 
Les  amis  de  la  victime  furent  roués,  et  son  confes- 
seur eut  la  tête  tranchée. 

Pierre  mourut. sans  laisser  de  testament,  quoique 
l'on  ait  écrit  le  contraire. 

Voici  le  jugement  qu'en  a  porté  un  écrivain  dont 
la  bienveillance  pour  ce  monarque  ne  saurait  être 
contestée. 

«  Placé  sur  le  trône  pour  faire  observer  les  lois, 
«  et  pour  punir  le  crime,  mais  né  dans  un  pays  qui 
«  avait  adopté  pour  la  punition  des  coupables  la 
«  cruelle  sévérité  des  orientaux,  il  confondit  plu- 
«  sieurs  fois  la  justice  avec  une  rigueur  féroce  qui 
«  révolte  l'humanité.  Persuadé  que  le  crime  ne  doit 
«  pas  rester  impuni ,  il  comprit  quelquefois  tant 
«  d'accusés  dans  sa  vengeance,  qu'il  dut  y  enve- 
«  lopper  des  innocents.  Monarque,  il  faisait  trem- 
«  bler  ses  peuples  ;  homme,  il  descendait  jusqu'à  la 
«  familiarité  avec  les  derniers  de  ses  sujets.  Protec- 
«  teur  de  la  religion,  il  donna  des  lois  pour  obliger 
«  les  Russes  à  remplir  les  devoirs  extérieurs  du 
«  christianisme  ;  ennemi  du  clergé,  il  profana  les 


-  263  — 


«  cérémonies  de  Ja  religion,  pour  rendre  les  prêtres 
«  ridicules.  Sensible  à  l'amitié,  il  laissait  oublier 
«  à  ses  amis  qu'il  était  leur  maître  ;  colère,  emporté, 
«  capricieux ,  il  les  terrassait,  les  frappait  de  la 
«  main  et  de  la  canne  ;  furieux  dans  l'ivresse,  il 
«  tira  quelquefois  l'épée  contre  eux...  Réforma- 
«  teur,  il  voulait  inspirer  à  la  nation  des  mœurs 
«  plus  douces  et  plus  décentes  ;  entraîné  par  ses 
«  penchants  et  par  l'exemple  des  étrangers,  il  leur 
«  laissait  voir  le  souverain  plongé  dans  la  débauche, 
«  ami  des  plaisirs  grossiers,  livré  à  des  vices  crapu- 
«  leux  (1)  ». 

Ailleurs ,  le  même  écrivain  nous  raconte  de  ce 
prince  un  fait  qu'il  est  difficile  de  qualifier  :  «  Il 
«  fit  du  Pape  »,  dit -il,  «  le  principal  personnage 
«  d'une  fête  burlesque.  Nous  avons  vu  que  déjà, 
«  depuis  un  grand  nombre  d'années,  il  s'était  joué 
<<  souvent,  dans  des  parties  de  débauche,  du  chef 
«  si  longtemps  respecté  de  l'Eglise  russe.  Pierre 
«  s'avisa,  en  1718,  de  transporter  sur  la  personne 
«  du  Pape  le  ridicule  qu'il  avait  jeté  sur  le  pa- 
«  triarche.  Il  avait  à  sa  cour  un  fou,  nommé  Zotof, 
«  qui  avait  été  son  maître  à  écrire.  Il  le  créa 
«  prince-pape.  Le  pape  Zotof  fut  intronisé  en 
«  grande  cérémonie  par  des  bouffons  ivres  ;  quatre 
«  bègues  le  haranguèrent  ;  il  créa  des  cardinaux, 
«  il  marcha  en  procession  à  leur  tète.  Les  Russes 
«  virent  avec  joie  le  Pape  avili  dans  les  jeux  de 
«  leur  souverain  ;  mais  ces  jeux  indisposèrent  les 
«  cours  catholiques  et  surtout  celle  de  Vienne. 

'1)  Lévesque  :  Histoire  de  Russie,  tirée  des  chroniques  originales. 


—  264  — 


«  Ces  fêtes  n'étaient  ni  galantes  ni  ingénieuses. 
«  L'ivresse  ,  la  grossièreté ,  la  crapule  y  prési- 
«  daient  (1)  ». 

«  Le  premier  pape  moscovite  »,  dit  l'abbé  Rohr- 
bacher,  «  Pierre  Ier,  traita  les  Russes  plus  en  bêtes 
qu'en  hommes,  plus  en  boucher  qu'en  pasteur.  Il 
avait  aboli  le  patriarcat  de  Russie,  importé  de  Cons- 
tantinople.  En  1725,  voulant  faire  couronner  impé- 
ratrice la  femme  Marthe  ou  Catherine  du  soldat 
suédois,  il  s'adressa  à  l'archevêque  de  Novogorod, 
primat  de  Russie  ;  celui-ci  crut  l'occasion  favorable 
pour  faire  rétablir  le  patriarcat  en  sa  faveur  ;  il 
remontra  au  czar  qu'une  aussi  auguste  cérémonie 
acquerrait  bien  plus  de  solennité  par  la  présence 
d'un  Patriarche.  Pour  toute  réponse  le  czar  le 
bâtonna  :  c'était  sa  manière  d'avertir  les  gens  dont 
il  n'était  pas  content.  L'archevêque  le  comprit  et  il 
ne  fut  plus  question  de  patriarcat.  Une  lubie  de 
Pierre  I"  coûta  bien  du  sang  à  la  Russie  :  ce  fut 
la  réforme  de  l'habit  et  de  la  barbe.  Il  obligea  les 
Russes  à  s'habiller  et  à  se  raser  comme  les  Alle- 
mands, et  pour  les  y  amener  il  fit  couper  la  tête  à 
plus  de  huit  mille  individus  ;  lui-même  fut  le  maître 
bourreau.  Un  jour,  dans  un  grand  repas,  après 
avoir  beaucoup  bu,  suivant  sa  coutume,  il  fit  ame- 
ner des  prisons  une  vingtaine  de  strélitz,  et  à 
chaque  rasade  il  coupait  la  tète  à  un  de  ces  infor- 
tunés, aux  grands  applaudissements  de  sa  cour.  Du 
reste,  cela  peut-il  étonner  de  la  part  d'un  père  qui 
a  égorgé  son  propre  fils  ?  Ce  qui  étonne,  c'est  que 

(1)  Lévesque  :  Histoire  rie  Russie,  tirée  tics  chroniques  originales. 


—  265  — 


Voltaire  ait  dissimulé  ces  faits  dans  son  histoire  ou 
plutôt  son  roman  de  Pierre  le  Grand.  Frédéric  II, 
encore  prince  royal  de  Prusse,  les  lui  avait  cepen- 
dant fait  connaître  par  des  Mémoires  authentiques  ; 
il  lui  avait  dit  :  «  Le  czar  vous  apparaîtra  dans  cette 
«  histoire  bien  différent  de  ce  qu'il  est  dans  votre 
«imagination...  Un  concours  de  circonstances 
«  heureuses,  des  événements  favorables  et  l'igno- 
«  rance  des  étrangers  ont  fait  du  czar  un  fantôme 
«  héroïque,  de  la  grandeur  duquel  personne  ne  s'est 
«  avisé  de  douter.  Le  czar  n'avait  aucune  teinture 
«  d'humanité,  de  magnanimité  et  de  vertu  ;  il  avait 
«  été  élevé  dans  la  plus  crasse  ignorance  ;  il  n'agis- 
«  sait  que  selon  l'impulsion  de  ses  passions  déré- 
«  glées  ».  Voilà  ce  que  dit  Frédéric,  mais  ce  que  Vol- 
taire, adulateur  de  sa  déesse  Catau,  n'a  osé  répéter. 
En  un  mot,  Pierre  Ier  civilisa  les  Russes  à  l'instar 
d'un  bourreau,  à  coups  de  hache  et  de  bâton,  pour 
les  choses  matérielles  (1  )  ». 

Catherine  Alfendey  succéda  à  son  mari.  Elle 
régna  deux  ans  et  demi.  De  fréquents  excès  de 
vin  de  Tokai,  joints  à  un  cancer  et  à  une  hydropisie, 
hâtèrent  la  mort  de  la  czarine. 

Après  elle,  Pierre  II  monta  sur  le  trône.  Il  était 
fils  du  malheureux  prince  Alexis ,  que  son  père 
priva  tout  à  la  fois  de  la  couronne  et  de  la  vie. 
A  peine  arrivé  au  pouvoir ,  le  jeune  souverain 
retira  ses  bonnes  grâces  à  Menzikofï,  premier  mi- 
nistre et  amant  de  l'impératrice  défunte.  Envoyé  en 
Sibérie  avec  sa  famille,  le  général  y  mourut  en  1 720. 

(I)  Rohibachcr  :  Histoire  de  l'Eglise. 


—  266  — 


Un  an  après,  la  petite  vérole  emportait,  le  czar, 
auquel  succéda  la  princesse  Anne,  fille  d'Iwan,  et 
nièce  de  Pierre  Ier. 

La  nouvelle  souveraine  était  veuve  et  duchesse 
de  Courlande.  Son  premier  soin  fut  d'exiler  ceux 
qui  avaient  eu  les  faveurs  de  Pierre  II.  Le  petit-fils 
d'un  palefrenier,  Ernest-Jean  de  Biven,  auquel  se 
prostituait  la  czarine,  fut  revêtu  d'un  pouvoir  à  peu 
près  illimité.  Il  en  usa  pour  faire  mourir  plus  de 
onze  mille  Russes  du  dernier  supplice,  et  en  pros- 
crire deux  fois  autant. 

Anne  Iwanowna  appela  auprès  d'elle  une  de  ses 
nièces  et  la  maria  au  duc  de  Brunswick.  De  ce 
mariage  naquit  un  prince  nommé  Iwan.  A  la  mort 
de  l'impératrice,  cet  enfant  fut  élu  empereur,  sous 
la  régence  de  sa  mère.  Celle-ci  s'étant  brouillée 
avec  son  mari,  à  cause  de  ses  débauches,  une  cons- 
piration lui  arracha  le  pouvoir  et  fit  passer  le  sceptre 
à  Elisabeth,  seconde  fille  de  Pierre  le  Grand. 

Cette  princesse,  qui  ne  voulait  pas  d'un  mariage 
officiel  ,  épousa  secrètement  un  grenadier  des 
gardes,  naturellement  peu  sévère  pour  les  caprices 
amoureux  de  son  épouse.  Elle  avait  coutume  de 
boire  outre  mesure,  et  ses  femmes  étaient  souvent 
obligées  de  la  porter  au  lit. 

A  sa  mort,  qui  eut  lieu  en  1762,  le  fils  de  sa  sœur 
Anne  Petrowna,  fut  couronné  empereur,  sous  le 
nom  de  Pierre  III. 

-  Ce  prince  avait  épousé  une  fille  du  gouverneur 
de  Stettin,  connue  sous  le  nom  de  Catherine  II.  La 
jeune  souveraine  ne  brillait  pas  par  la  sévérité  des 


-  267  — 


mœurs.  Elle  accorda  tour  à  tour  ses  faveurs  à  Sta- 
nislas Poniatowski,  à  Grégoire  Orlow,  et  à  Solti- 
kow.  Elle  eut  de  ce  dernier  un  fils  qui  lui  succéda, 
sous  le  nom  de  Paul,  et  fut  le  père  d'Alexandre,  de 
Constantin  et  de  Nicolas,  Tavant-dernier  empereur 
de  Russie. 

Irrité  des  désordres  de  sa  femme,  Pierre  III 
résolut  de  la  répudier  et  de  reconnaître  pour  héri- 
tier le  prince  Iwan,  qu'Elisabeth  avait  dépouillé. 
Catherine  le  prévint  et  le  fit  étrangler  par  ses  cour- 
tisans, dans  la  nuit  du  8  au  9  juillet  1762.  Deux  ans 
plus  tard,  Iwan  mourait  de  mort  violente.  Quant 
à  l'impératrice,  elle  poursuivit  le  cours  de  sa  vie 
de  désordres  jusqu'à  la  fin  de  son  règne,  se  prosti- 
tuant sans  pudeur  à  ceux  de  ses  courtisans  qui 
avaient  le  privilège  de  lui  plaire. 

Pour  nous  résumer ,  nous  dirons ,  avec  l'abbé 
Rohrbacher,  que  les  despotes  moscovites  ont  fait 
reculer  de  plusieurs  siècles  la  civilisation  des 
peuples  soumis  à  leur  sceptre.  «  Les  sauvages  de  l'O- 
«  céanie  »,  continue  le  même  écrivain,  «  sont  moins 
«  éloignés  du  royaume  de  Dieu  :  témoin  la  papesse 
a  Catherine,  séparée  de  son  mari  et  vivant  avec  un 
«  autre,  dont  elle  hâte  la  mort  ;  témoin  la  papesse 
<<  Elisabeth,  plongée  dans  l'ivrognerie  et  la  dé- 
«  bauche  ;  témoin  la  papesse  Catherine  d'Anhalt, 
«  infectant  tous  les  peuples  par  le  scandale  de  ses 
«  adultères.  Pour  se  justifier,  elle  achète  les  biblio- 
«  thèques  de  Diderot,  de  d'Alembert  et  de  Voltaire, 
<<  dont  effectivement  les  principes  de  morale  cano- 
«  nisenttous  les  crimes.  Comment  la  nation  russe, 


—  268  — 


«  ainsi  enveloppée,  circonvenue,  faussée  par  une 
«  barbarie  savante  et  philosophique,  pourra-t-elle 
«  jamais  s'en  déprendre  (1)  ?  » 

Que  dirons-nous  de  la  dynastie  prussienne?  Tout 
le  monde  sait  que  son  fondateur  fut  un  moine 
apostat.  Albert  de  Brandebourg,  grand-maître  des 
chevaliers  de  l'Ordre  Teutonique,  imitant  l'exemple 
de  Luther ,  abandonna  le  catholicisme ,  épousa 
Dorothée,  fille  du  roi  de  Danemark,  et  s'empara 
du  duché  de  Prusse,  qu'il  légua  à  ses  descendants. 
En  I701,  l'électeur  de  Brandebourg  fut  couronné 
roi  sous  le  nom  de  Frédéric  Ier. 

Frédéric  Guillaume  Ier,  son  fils,  est  un  type 
achevé  d'avare  et  de  despote.  Voltaire  l'appelle  un 
vandale  qui,  pendant  tout  son  règne,  n'a  songé 
qu'à  amasser  de  l'argent.  «  Jamais  sujets  »,  con- 
tinue-t-il,  «  ne  furent  plus  pauvres  que  les  siens  et 
«  jamais  roi  ne  fut  plus  riche.  Il  avait  acheté  à  vil 
«  prix  une  grande  partie  des  terres  de  sa  noblesse, 
«  laquelle  avait  mangé  bien  vite  le  peu  d'argent 
«  qu'elle  en  avait  tiré  ». 

A  peine  arrivé  au  trône,  il  vendit  tout  ce  qu'il  y 
avait  de  précieux  au  château,  dans  un  but  de  spé- 
culation. Un  bouffon  devint  président  de  l'aca- 
démie des  sciences,  et  une  tabagie  fut  le  lieu  où, 
chaque  soir,  il  donnait  rendez-vous  à  ses  officiers 
pour  fumer  et  boire  de  la  bière. 

Son  fils,  devenu  plus  tard  Frédéric  II,  était  con- 
tinuellement en  butte  à  ses  brutalités.  Ayant  eu  la 
mauvaise  inspiration  de  s'y  soustraire  par  la  fuite, 

1  )  Roln  bâcher  :  Histoire  de  l'Eglise. 


son  père  le  condamna  à  mort .  Ce  ne  fut  pas  sans 
peine  qu'il  échappa  au  dernier  supplice.  Celui  de 
ses  amis  qui  avait  été  le  confident  de  son  projet 
d'évasion  fut  exécuté  sans  pitié. 

Quant  à  Frédéric  II,  auquel  on  a  donné  l'épithète 
de  grand,  nos  lecteurs  le  connaissent  en  partie.  Ses 
admirateurs  eux-mêmes  avouent  qu'il  n'aima  jamais 
personne.  Il  reportait  sur  les  chiens  dont  son  palais 
était  rempli  toutes  ses  affections.  11  avait  pour  com- 
pagnon de  lit  l'un  de  ces  quadrupèdes. 

Dans  chaque  demeure  royale,  on  trouvait  des 
statues  d'Antinous,  le  favori  sodomite  d'Adrien. 
S'il  faut  en  croire  Voltaire,  le  Roi-Philosophe  ne 
voyait  pas  avec  déplaisir  qu'on  le  comparât  à  cet- 
empereur,  l'un  des  monarques  les  plus  dépravés  de 
l'antiquité  païenne. 

Il  eut  pour  successeur  Frédéric  Guillaume  II.  Ce 
prince  épousa  successivement  trois  femmes,  sans 
que  la  mort  ne  lui  en  eût  enlevé  aucune.  Il  avait, 
en  outre,  un  nombre  considérable  de  concubines. 

Le  partage  de  la  Pologne  est  un  crime  politique 
dont  la  responsabilité  pèse  de  tout  son  poids  sur 
Frédéric  II  et  la  grande  Catherine.  A  notre  époque, 
ce  genre  de  forfaits  n'est  pas  flétri  comme  il  devrait 
l'être,  car  le  droit  de  la  force  a  remplacé  en  Europe 
l'ancien  droit  des  gens,  que  le  christianisme  avait 
apporté  dans  le  monde. 

Marie-Thérèse  protesta  contre  l'iniquité  dont 
la  Prusse  et  la  Russie  contraignirent  l'Autriche 
à  être  solidaire. 

Voici  ce  qu'elle  mandait  à  Kaunitz,  premier  mi- 


—  270  — 


nistre  de  son  fils,  Joseph  II  :  «  Lorsque  tous  mes 
«  pays  étaient  attaqués  et  que  je  ne  savais  plus  du 
«  tout  où  je  pourrais  tranquillement  faire  mes 
«  couches,  je  m'appuyais  sur  mon  bon  droit  et  sur 
«  l'assistance  de  Dieu  ;  mais  dans  cette  affaire,  où. 
«  non-seulement  le  droit  manifeste  crie  vengeance 
«  contre  nous  au  ciel,  mais  où  toute  équité  et  la 
«  saine  raison  sont  contre  nous,  je  dois  confesser 
«  que  de  ma  vie  je  ne  me  suis  trouvée  dans  une  telle 
«  angoisse  et  que  je  rougis  de  me  laisser  voir.  Le 
«  prince  doit  considérer  quel  exemple  nous  donnons 
«  à  tout  l'univers  lorsque,  pour  un  misérable  lam- 
«  beau  de  la  Pologne  ou  de  la  Moldavie  et  de  la 
«  Valachie,  nous  risquons  notre  honneur  et  notre 
«  réputation.  Je  vois  bien  que  je  suis  seule  et  non 
«  plus  en  vigueur  ;  c'est  pourquoi  je  laisse  aller 
«  l'affaire  son  chemin,  mais  non  sans  le  plus  vif 
«  chagrin  de  ma  part  ». 

Lorsqu'on  lui  présenta  le  projet  de  démembre- 
ment, projet  qu'elle  devait  signer,  si  elle  voulait 
ne  pas  être  assaillie  par  les  armées  de  la  Russie  et 
de  la  Prusse  (1),  elle  écrivit:  «  Placet,  puisque 
«  tant  de  grands  et  savants  personnages  le  veu- 
«  lent  ;  mais,  lorsque  je  serai  déjà  morte  depuis 
«  longtemps,  on  saura  par  expérience  ce  qui  résul- 
«  tera  de  cette  violation  de  tout  ce  qui  a  été  jus- 
«  qu'alors  saint  et  juste  ». 

Joseph  II,  héritier  de  Marie-Thérèse,  était  loin 
de  posséder  les  qualités  éminentes  de  sa  mère.  Sa 
manie  d'innover  fut  pour  l'Autriche  une  cause  de 

(1)  Biographie  universelle,  art.  Marié-Thérèse. 


perturbation,  et,  pour  lui-même,  une  source  conti- 
nuelle de  graves  ennuis. 

Du  vivant  de  leur  mère,  Joseph  et  Léopold 
avaient  donné  le  signal  des  réformes  religieuses. 

L'abbé  Rohrbacher  résume  ainsi, dans  son  Histoire 
de  i Eglise,  les  faits  et  gestes  de  ces  deux  princes  au 
début  de  leur  carrière  : 

«  On  avait  changé,  en  beaucoup  d'endroits,  les 
«  professeurs  de  théologie  pour  en  substituer 
«  d'autres  qui  eussent  les  idées  de  Fébronius  et  de 
«  Jansénius.  On  était  allé  jusqu'à  ôter  aux  évêques 
«  la  direction  de  leurs  séminaires  et  le  choix  des 
«  théologiens  qui  devaient  y  enseigner.  A  la  mort 
«  de  Marie-Thérèse  ce  fut  bien  pis  ;  on  vit  se  suc- 
«  céder  avec  rapidité  les, lois  les  plus  étranges  sur 
«  les  matières  qui  dépendent  le  moins  de  l'autorité 
«  civile.  On  frappa  d'abord  les  religieux  ;  on  leur 
«  défendit  d'obéir  à  leurs  supérieurs  étrangers  ; 
«  on  supprima  beaucoup  de  couvents  ;  on  s'empara 
«  de  leurs  revenus  ;  on  défendit  de  recevoir  des 
«  novices.  On  favorisa  les  protestants  à  tel  point 
«  que  dans  bien  des  contrées  on  se  persuada  que 
«  l'empereur  allait  embrasser  leur  secte.  Le  clergé 
«  eut  ordre  de  donner  le  cadastre  de  ses  revenus. 
«  Il  ne  fut  plus  permis  de  recourir  à  Rome  pour 
«  les  dispenses  de  mariage.  Leplacet  impérial  fut 
«  prescrit  pour  toutes  les  bulles,  brefs  ou  rescrits 
«  venant  de  Rome.  Les  évêques  eurent  défense  de 
«  conférer  de  quelque  temps  les  ordres.  Enfin 
«  c'était  une  suite  non  interrompue  de  règlements 
«  qui  changeaient  tous  les  usages  et  renversaient 


—  272  - 


«  la  discipline.  L'attention  du  réformateur  s'éten- 
«  dait  sur  les  plus  petits  objets  ;  il  supprimait 
«  des  confréries,  abolissait  les  processions,  retran- 
«  chait  des  fêtes,  prescrivait  l'ordre  des  offices, 
«  réglait  les  cérémonies,  le  nombre  des  messes,  la 
«  manière  dont  devaient  se  dire  les  saluts  et  jus- 
<f  qu'à  la  quantité  de  cierges  qu'on  devait  allumer 
«  aux  offices.  Aussi  Frédéric  II  l' appelait-il  mon 
«  frère  le  sacristain  (1)  ». 

Les  autres  cours  de  l'Europe  étaient  le  théâtre 
de  scandales  inouïs,  et  si  l'impiété  ne  s'y  étalait  pas 
ouvertement  comme  en  Russie,  en  Prusse  et  en 
Autriche,  on  aurait  tort  d'en  conclure  qu'on  l'y 
voyait  de  mauvais  œil. 

La  maison  qui  avait  précédé  Philippe  V  sur  le 
trône  d'Espagne  venait  de  s'éteindre  étouffée  par 
le  sensualisme.  Le  petit-fils  de  Louis  XIV  suivit  la 
même  voie.  Sa  vie  est  un  mélange  perpétuel  de 
libertinage  et  de  mysticisme,  d'hypocondrie  et  de 
plaisirs  bruyants. 

«  Les  monstrueuses  débauches  de  Jean  V,  roi  de 
«  Portugal  »,  dit  Sismondi,  «  malgré  le  soin  qu'il 
«  prenait  de  s'y  faire  toujours  accompagner  par  son 
«  confesseur  et  son  médecin,  ont  empreint  sur 
«  la  figure  de  ses  descendants  les  marques  d'un 
«  mauvais  sang,  et  dans  leur  cerveau  des  germes 
«  toujours  renaissants  de  folie.  La  maison  Farnèse, 
«  à  Parme,  avait  disparu,  étouffée  dans  l*obésité  ; 
«  la  maison  des  Médicis  était  près  de  finir  à  Florence, 
«  et  son  dernier  représentant,  Jean-Gaston  de  Mé- 

(1)  Rohrbacher  :  Histoire-  de  l' Eglise. 


—  m  — 


<<  dicis,  ne  quittait  plus  le  lit,  où  il  était  retenu  par 
«  les  conséquences  des  débauches  les  plus  infâmes. . . 
«  Auguste  II,  roi  de  Pologne  et  électeur  de  Saxe, 
«  avait  étonné  l'Europe  par  un  faste  de  débauche 
«  inouï  ;  ce  prince,  mettant  à  l'enchère  toutes  les 
«  dignités  de  la  république,  rapace  avec  ses  sujets 
«  qu'il  accablait  d'impôts,  cruel  et  perfide  au  besoin, 
«  prodigue  avec  plus  de  profusion  que  de  goût 
«  dans  les  monuments  dont  il  ornait  Dresde,  ne 
«  s'était  cependant  fait  un  nom  que  par  le  nombre 
«  de  ses  maîtresses  et  de  ses  enfants  naturels.  Il 
«  n'avait  laissé  à  son  fils  Auguste  III,  qu'un  sang 
«  dégénéré,  avec  tous  les  vices  de  la  faiblesse  et  de 
«  la  fausseté  (1)  ». 

La  cour  de  Naples  était  «  successivement  dominée 
par  deux  ministres  ambitieux  et  dépourvus  de  prin- 
cipes, grâce  à  la  faiblesse  de  caractère  et  à  l'inin- 
telligence de  Ferdinand  IV.  En  Portugal,  le  pouvoir 
était  exercé  d'une  manière  absolue  par  le  marquis 
de  Pombal,  dont  la  vie'  tout  entière  ne  fut  qu'un 
long  tissu  de  crimes. 

Nous  serions  heureux  de  pouvoir  constater  que 
la  noblesse  et  le  gouvernement  Français  étaient 
restés  «fidèles  aux  traditions  du  passé.  Mais  en 
France  comme  ailleurs,  les  chefs  de  la  nation  su- 
bissaient l'influence  de  la  secte  philosophique  et 
scandalisaient  les  populations  par  la  plus  honteuse 
immoralité. 

Cet  état  de  choses  date  surtout  de  la  régence. 
Philippe  d'Orléans  a  contribué  plus  que  tout  autre 


(1)  Sismondi  :  Histoire  îles  Français. 
Pie  VI. 


18 


—  274  - 


â  la  décadence  morale  de  notre  pays  et  à  l'invasion 
du  scepticisme  religieux.  Nous  ne  pouvons  mieux 
faire  connaître  ce  prince  qu'en  citant  le  jugement 
qu'en  a  porté  Saint-Simon,  l'un  de  ses  admirateurs 
et  de  ses  panégyristes  : 

«  Il  s'accoutuma  »,  dit-il,  «  à  la  débauche,  jusqu'à 
«  ne  pouvoir  s'en  passer  ;  et  il  ne  s'y  divertissait 
<<  qu'à  force  de  bruit,  de  tumulte  et  d'excès.  C'est 
«  ce  qui  le  jeta  à  en  taire  souvent  de  si  étranges  et 
«  de  si  scandaleuses,  et,  comme  il  voulait  l'emporter 
«  sur  tous  les  débauchés,  à  mêler  dans  ses  parties 
«  les  discours  les  plus  impies,  et  à  trouver  un  raf- 
\<  finement  précieux  à  faire  les  débauches  les  plus 
«  inouïes  aux  jours  les  plus  saints.  Plus  on  était 
«•constant,  ancien,  outré  en  débauche,  plus  il  con- 
«  sidérait  cette  sorte  de  frénésie. . .  Il  s'était  piqué 
«  d'avoir  cherché  à  voir  le  diable,  quoiqu'il  avouât 
<(  qu'il  n'avait  jamais  pu  y  réussir,  mais,  épris  de 
<(  Mme  d'Argenton,  et  vivant  avec  elle,  il  trouva 
«  d'autres  curiosités  trop  approchantes,  et  sujettes 
«  à  être  plus  sinistrement  interprétées.  On  consulta 
«  des  verres  d'eau  devant  lui,  sur  le  présent  et  sur 
«  l'avenir  (1)  ». 

«  Pour  fixer  »,  dit  un  autre  écrivain,  «  le  temps 
«  où  l'irréligion  a  pris  son  essor  en  France,  il  faut 
«  remonter  à  cette  régence  fameuse,  où  la  race  du 
«  nouveau  Jéroboam  travaillait  déjà  à  réaliser  la  di- 
«  vision  du  manteau  du  prophète  (2)  » . 

La  dépravation  de  la  noblesse  entraîna  la  dépra- 
vation du  roi.  Louis  XV  était  doué  de  grandes  qua- 

(1)  Saint-Simon  :  Mémoires.  —  (2)  L'abbé  Dcnina  ;  ///  liey.,  il. 


—  '275  — 


lités.  Il  aimait  les  sciences,  les  lettres  et  les  arts. 
Mieux  entouré  et  mieux  conseillé,  il  eût  fait  de  son 
règne  une  des  époques  les  plus  glorieuses  de  notre 
histoire. 

Jusqu'en  17.30,  Louis  XV  vécut  avec  la  reine 
dans  l'union  la  plus  parfaite.  Cette  vie  régulière  du 
souverain  contrariait  les  flatteurs  et  imposait  aux 
courtisans  une  gêne  qui  leur  paraissait  lourde. 
Ils  résolurent  donc  de  mettre  un  terme  à  cet  état 
de  choses.  Le  premier  soin  des  conjurés  fut  d'ins- 
pirer au  roi  l'amour  du  jeu  et  de  la  table,  persuadés 
que  le  reste  viendrait  par  surcroît. 

Le  duc  de  Richelieu,  Mme  de  Tencin,  nonne  dé- 
froquée du  couvent  de  Montfleury,  et  MUe  de  Cha- 
rolais  se  donnèrent  la  mission  de  dépraver  le  roi. 

Louis  XV  se  tint  d'abord  en  garde  contre  les 
pièges  qui  lui  étaient  tendus.  Mais  à  la  suite  d'une 
orgie  nocturne,  il  rompit  avec  sa  timidité  naturelle 
et  lâcha  la  bride  à  ses  passions. 

La  famille  de  Nesle  prostitua  ses  filles,  au  nombre 
de  cinq,  et  les  livra  successivement  aux  caprices 
criminels  du  souverain. 

En  1744,  Louis  XV  tomba  malade  à  Metz.  Le 
duc  de  Richelieu,  craignant  que  le  monarque  ne 
se  convertît,  eut  soin  d'écarter  les  prêtres  et 
d'appeler  auprès  de  lui  les  duchesses  de  Lauragais 
et  de  Châteauroux,  les  deux  favorites  du  mo- 
ment. 

Un  prince  du  sang  intervint  alors  et  fit  com- 
prendre à  Louis  XV  la  gravité  de  son  état.  Ef- 
frayé du  péril  qui  le  menaçait,  le  roi  consentit  à 


—  2T6  — 


l'expulsion  des  deux  courtisanes,  reçut  les  derniers 
Sacrements  et  manifesta  un  repentir  sincère  de  ses 
fautes. 

Voici  quelles  sont  les  réflexions  que  fait  Sismondi 
à  propos  de  cet  événement  : 

«  Le  peuple  »,  dit-il,  «  voit  toujours  avec  blâme, 
«  avec  tristesse,  avec  dégoût,  les  mauvaises  mœurs 
«  des  grands.  Comme  aucun  vice  ne  trouble  plus 
«  la  paix  des  ménages  et  le  bonheur  domestique  que 
«  le  libertinage,  chacun  fait  au  roi  l'application  des 
«  règles  de  conduite  qu'il  s'impose  à  lui-même  ;  un 
«  sujet  comprend  mieux  l'effet  de  ces  désordres 
«  privés  que  celui  des  crimes  publics,  et  il  est  moins 
<<  disposé  à  lui  pardonner  ses  torts  envers  sa  femme 
«  qu'une  guerre  injuste,  une  loi  tyrannique  ou  la 
«  violation  des  privilèges  d'une  province. . .  Aussi 
<<  la  conduite  privée  de  Louis  XV,  depuis  qu'elle  ne 
«  pouvait  plus  être  soustraite  aux  regards  du  pu- 
«  blic,  avait-elle  causé,  en  dehors  de  la  cour  et 
«  dans  la  masse  de  la  nation,  une  tristesse  générale 
«  et  un  grand  dégoût  ;  mais  on  s'était  rattaché  à 
«  lui  quand  on  l'avait  vu  partir  pour  l'armée,  quand 
«  on  avait  annoncé  qu'il  allait  combattre  pour  son 
«  peuple  et  que  les  deux  favorites  n'avaient  point  eu 
«  la  permission  de  le  suivre.  Au  bout  d'un  mois,  il 
«  est  vrai,  elles  avaient  couru  après  lui,  mais  c'était 
«  sans  sa  permission  ;  d'ailleurs,  elles  avaient  été 
«  sévèrement  punies,  et  leur  humiliation,  leur  exil 
«  à  cinquante  lieues  de  la  cour,  et  la  confession  pu- 
«  blique  qu'avait  faite  Louis  XV  de  son  repentir, 
«  étaient  peut-être  les  actes  de  son  règne  qui  lui 


-  277  — 

«  avaient  le  plus  concilié  l'affection  de  ses  sujets  (1  )». 

La  conversion  de  Louis  XV  contrariait  vivement 
le  duc  de  Richelieu,  qui  chercha  naturellement  à 
lui  faire  contracter  de  nouvelles  liaisons. 

De  cette  époque  date  la  fortune  de  Mme  de  Pom- 
padour.  Elle  était  fille  d'un  boucher  nommé  Poisson. 
Son  mari,  Lenormand  d'Etiolés,  avait  un  emploi 
dans  les  finances  et  fermait  volontairement  les  yeux 
sur  les  désordres  de  sa  femme. 

Vers  cette  époque,  des  émeutes  eurent  lieu  dans 
les  rues  de  Paris.  Le  roi  mécontent  voulut  éviter 
de  traverser  la  capitale  pour  aller  de  Versailles  à 
Compiègne  et  fit  construire  la  route  qui  porte  encore 
le  nom  de  Chemin  de  la  Révolte. 

Voici  quelle  était,  d'après  Sismondi,  la  cause  de 
ces  troubles  : 

«  Des  petites  filles  de  neuf  à  douze  ans,  lors- 
«  qu'elles  avaient  attiré  les  regards  de  la  police  par 
«  leur  beauté,  étaient  enlevées  à  leurs  mères  par 
«  plusieurs  artifices,  conduites  à  Versailles  et  rete- 
«  nues  dans  les  parties  les  plus  élevées  et  les  plus 
«  inaccessibles  des  petits  appartements  du  roi.  Là 
«  il  passait  des  heures  avec  elles  ;  chacune  d'elles 
«  avait  deux  bonnes  pour  la  servir  ;  le  roi,  toute- 
«  fois,  s'amusait  à  les  habiller,  à  les  lacer,  à  leur 
«  faire  des  exemples  pour  écrire  ;  aussi  plusieurs 
«  arrivèrent-elles  à  avoir  une  écriture  absolument 
«  semblable  à  la  sienne.  Il  avait  le  plus  grand  soin 
«  de  les  instruire  lui-même  des  devoirs  de  la  reli- 
«  gion  ;  il  leur  apprenait  à  lire,  à  écrire,  à  prier 

1  )  Sismondi  :  Histoire  des  Français. 


-  278  — 


«  Dieu,  comme  un  maître  de  pension.  Il  ne  se  las- 
«  sait  pas  de  leur. tenir  le  langage  de  la  dévotion  ;  il 
«  faisait  plus,  il  priait  lui-même  à  deux  genoux 
«  avec  elles,  toujours  avec  sa  piété  accoutumée  ;  et 
«  cependant,  dès  le  commencement  de  cette  édu- 
«  cation  si  soignée  ,  il  les  destinait  au  déshon- 
«  neur  (1)  ». 

Sismondi  eût  été  plus  exact  en  disant  que  tel  était 
le  but  que  se  proposait  l'entourage  de  Louis  XV. 
Quant  à  l'infortuné  monarque,  il  avait  conservé, 
jusque  dans  ses  écarts,  une  conscience  assez  droite 
pour  qu'on  ne  puisse  pas  le  soupçonner  d'une  prémé- 
ditation de  ce  genre.  Quoi  qu'il  en  soit,  leur  éducation 
une  fois  terminée,  ces  jeunes  filles  étaient  conduites 
à  l'enclos  du  Parc-aux-Cerfs  où  elles  devenaient  la 
proie  des  plaisirs  royaux.  En  sortant  de  ce  sanc- 
tuaire du  déshonneur  et  de  la  volupté,  elles  étaient 
mariées  à  des  hommes  faciles  ou  avides  que  sédui- 
sait l'appât  d'une  riche  dot. 

Ce  sont  ces  enlèvements  multipliés  qui  soule- 
vèrent l'indignation  publique  et  provoquèrent  les 
troubles  dont  nous  venons  de  parler. 

Ces  honteuses  folies  coûtèrent  à  la  France  des 
sommes  considérables.  Le  déficit  du  trésor,  ce  dé- 
ficit qui  contribua  si  puissamment  à  détruire  la 
royauté,  remonte  à  cette  époque. 

Les  mœurs  de  la  noblesse  ne  ressemblaient  que 
trop  à  celles  du  souverain.  Sismondi  en  parle  dans 
les  termes  qu'on  va  lire  : 

«  Le  dérèglement  des  mœurs,  qui  était  affiché  à 

(1)  Sismondi  ;  Histoire  des  Français. 


—  279  — 


«  la  cour  avec  une  impudence  qu'on  n'avait  point 
«  égalée  dans  les  siècles  précédents,  se  reproduisait 
«  chez  les  courtisans  à  l'exemple  du  maître,  et  eux, 
«  à  leur  tour,  contribuaient  aussi  à  aliéner  la  nation 
«  de  son  gouvernement  ;  non-seulement  ils  cou- 
<<  raient  après  toutes  les  voluptés  illicites  ;  mais  ils 
«  y  mettaient  leur  gloire,  et  le  renom  de  séducteur 
«  était  celui  qu'ils  ambitionnaient  le  plus.  Ils 
«  songeaient  bien  moins  à  l'amour,  même  aux  dé- 
«  sirs,  qu'aux  succès  de  l'amour-propre  ;  ils  se  plai- 
«  saient  à  publier  leurs  bonnes  fortunes  et  leurs 
<<  perfidies  ;  souvent  ils  s'efforçaient  de  ternir  la 
<(  réputation  des  femmes  les  plus  vertueuses  ,  et 
«  c'était  un  des  artifices  les  plus  habituels  du  duc  de 
«  Richelieu,  de  faire  veiller  ses  équipages  dans  plu- 
«  sieurs  quartiers  à  la  fois,  pour  faire  accroire  qu'il 
«  avait  des  rendez-vous  nocturnes  dans  des  lieux 
«  où  on  ne  le  connaissait  même  pas.  Le  nombre  des 
«  familles  qui,  à  Paris,  étaient  troublées,  étaient 
.«  déshonorées  par  les  désordres  du  roi  et  de  ses 
«  courtisans,  était  donc  très-considérable  ;  mais  le 
<<  scandale  faisait  encore  plus  d'ennemis  à  la  cour 
«  que  les  offenses  directes.  Ceux  que  le  peuple  de- 
«  vait  respecter  s'étaient  étudiés  à  se  rendre 
«  méprisables,  et,  depuis  que  l'autorité  semblait 
«  faire  sa  principale  affaire  de  protéger  le  vice , 
«  la  société  marchait  rapidement  vers  sa  dissolu- 
«  tion  (1)  ». 

La  Providence  ne  ménageait  pas  au  roi  les  aver- 
tissements. La  mort  frappait  à  coups  redoublés  au- 

1;  Sismondi  :  Histoire  des  Français. 


—  280  — 


tour  de  lui.  En  1764,  il  perdait  la  Pompadour, 
cette  misérable  idole  aux  pieds  de  laquelle  on  avait 
vu  se  prosterner  tous  les  coryphées  de  la  philoso- 
phie, Voltaire  et  d'Alembert  en  tète.  Ce  n'est  donc 
pas  aux  écrivains  de  la  démagogie  qu'il  appartient 
de  protester  contre  l'immoralité  des  classes  diri- 
geantes, à  cette  époque,  puisque  les  pères  de  la 
secte  se  sont  vautrés  dans  la  boue  qui  souillait  la 
noblesse  et  ont  bénéficié  à  qui  mieux  mieux  d'un 
état  de  choses  qu'ils  auraient  dû  flétrir. 

En  1765,  le  Dauphin  mourut  à  son  tour.  Cet 
événement  plongea  le  roi  dans  une  grande  tris- 
tesse. 

«  Ces  deux  morts  »,  fait  observer  Sismondi, 
«  avaient  troublé  l'imagination  de  Louis  XV,  d'autant 
«  plus  que  les  excès  de  table  et  de  libertinage  aux- 
«  quels  il  se  livrait  le  portaient  à  la  mélancolie  dans 
<<  l'intervalle  entre  ses  débauches.  Il  n'avait  plus  de 
«  maîtresse  déclarée,  et,  quoiqu'il  n'eût  pas  re- 
«  noncé  à  ses  habitudes  vicieuses,  le  Parc-aux-Cerfs 
«  était  fermé.  Il  avait  de  longs  entretiens  avec  la 
<<  Dauphine,  qui  évidemment  gagnait  sur  lui  de  l'in- 
<<  fluence  ;  il  laissait  voir  plus  de  complaisance  aux 
<<  princesses  ses  filles  ;  surtout  il  semblait  prêt  à  se 
«  livrer  à  des  pratiques  de  dévotion  ;  un  sermon  le 
«  faisait  tomber  dans  une  profonde  rêverie,  et  même 
«  les  gens  sages,  même  les  jansénistes,  tout  scan- 
«  dalisés  qu'ils  étaient  par  sa  vie  précédente,  s'alar- 
«  mèrent  de  ces  symptômes  de  conversion  (1)  ». 

Malheureusement,  le  13  mars  1767,  la  Dauphine 

(1)  Sismondi  :  Histoire  des  Françni*. 


—  281  — 


mourait,  elle  aussi,  et  laissait  de  nouveau  le  roi  en 
butte  aux  mauvais  conseils  de  ses  courtisans.  Enfin, 
l'année  suivante  la  reine  descendait  dans  la  tombe, 
après  une  vie  abreuvée  de  dégoût. 

Cette  dernière  perte  fit  éprouver  au  roi  une  vive 
douleur. 

«  11  entra  dans  la  chambre  où  la  reine  venait 
«  d'expirer,  il  embrassa  ses  restes  inanimés,  et 
«  pendant  plusieurs  jours  il  pleura  la  reine,  envi- 
«  ronné  de  ses  filles,  et  parut  absorbé  par  des  pen- 
«  sées  funèbres.  Mais  le  réveil,  après  cet  abatte- 
«  ment,  fut  honteux  ;  il  laissa  entendre  à  ceux  qui 
«  l'approchaient  qu'il  voulait  se  distraire  ,  qu'il 
«  voulait  se  consoler,  et  le  Parc-aux-Cerfs  fut  rou- 
«  vert.  Ce  débauché  presque  sexagénaire ,  pour 
«  réveiller  ses  sens,  se  livra  plus  que  jamais  à  l'in- 
«  tempérance  (I)  »-. 

Quelques  personnes  eurent  la  pensée  de  pousser 
Louis  XV  à  se  remarier.  Mais  le  duc  de  Richelieu 
s'opposa  à  un  projet  qui,  en  ramenant  le  roi  à  des 
sentiments  honnêtes,  n'eût  pas  manqué  de  ruiner 
son  crédit.  Il  engagea  donc  le  souverain  à  recon- 
naître pour  concubine  une  sorte  do  prostituée,  que 
le  comte  du  Barry  épousa  complaisamment,  afin  de 
sauver  les  apparences. 

Les  dames  de  la  cour  ne  virent  pas  de  bon  oeil 
une  combinaison  qui  consistait  à  les  exclure  de 
l'étrange  faveur  dont  Louis  XV  honorait  cette 
femme.  Mais  bientôt  leurs  susceptibilités  disparu- 
rent et  elles  acceptèrent  bravement  M1Ie  Lange,  fa 

Cl)  Sismondi  :  Histoire  des  Françdis. 


—  282  — 


Vierge  folle  des  mauvais  lieux,  comme  elles  avaient 
accepté  quelques  années  auparavant,  Mme  de  Pom- 
padour,  la  fille  du  boucher  des  Invalides. 

Le  remords  ne  laissait  pas  que  d'aiguillonner  la 
conscience  du  roi,  qui  fût  revenu  de  ses  égare- 
ments, sr  son  entourage  n'avait  multiplié  les  séduc- 
tions pour  le  retenir  dans  le  vice. 

Au  printemps  de  1774,  il  contracta  la  double 
maladie  qui  devait  l'emporter.  Comme  à  Metz,  les 
courtisans  faisaient  garder  le  lit  du  souverain,  pour 
en  interdire  l'accès  aux  ministres  de  Dieu.  Le  duc 
d'Aiguillon  surtout  s'était  donné  la  triste  mission 
d'étouffer  dans  le  cœur  du  roi  tout  sentiment  de 
repentir.  Mais  il  vint  un  moment  où  les  conjurés 
durent,  céder.  La  du  Barry  quitta  la  cour.  Des 
prières  publiques  furent  ordonnées,  et  Louis  XV 
reçut  les  derniers  sacrements. 

Le  cardinal  de  la  Roche-Aymon,  ayant  terminé  la 
cérémonie,  prononça  tout  haut  ces  paroles  que  l'his- 
toire a  conservées  comme  un  témoignage  irrécu- 
sable du  repentir  de  l'auguste  mourant  : 

«  Quoique  le  roi  ne  doive  compte  de  sa  conduite 
«  qu'à  Dieu  seul,  il  déclare  qu'il  se  repent  d'avoir 
«  causé  du  scandale  à  ses  sujets  et  qu'il  ne  désire 
«  vivre  que  pour  le  soutien  de  la  religion  et  le 
«  bonheur  de  ses  peuples  ». 

A  cette  déclaration  solennelle,  que  le  souverain 
faisait  par  l'organe  du  grand  aumônier,  le  duc  de 
Richelieu,  ministre  et  pourvoyeur  de  Sa  Majesté, 
eut  l'impudeur  de  jeter  à  la  face  du  prélat  un  de  ces 
mots  insultants  que  l'on  n'entend  d'ordinaire  que 


—  '283  - 


dans  les  mauvais  lieux.  Comme  on  le  voit,  ce  triste 
personnage  s'était  identifié  avec  son  rôle  et  y  était 
fidèle  jusqu'au  bout. 

Le  9  mai,  le  roi  reçut  l'Extrème-Onction,  et  le 
10,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  il  rendit  le  der- 
nier soupir. 

«  Dès  qu'il  fut  mort  »,  dit  Sismondi,  «  chacun 
«  s'enfuit  de  Versailles  ;  on  se  hâta  d'enfermer  le 
«  corps  dans  un  double  cercueil  de  plomb  qui  n'em- 
«  péchait  qu'imparfaitement  la  puanteur  de  s'en 
;<  exhaler.  Plus  de  cinquante  personnes  gagnèrent 
«  la  petite  vérole  pour  avoir  seulement  traversé  la 
«  galerie  de  Versailles,  et  dix  en  moururent.  Les 
«  trois  filles  du  roi,  Mesdames  Adélaïde,  Victoire  et 
«  Sophie  de  France,  qui  s'étaient  enfermées  dans 
«  son  appartement  pour  le  servir  dans  sa  maladie, 
«  en  furent  toutes  trois  atteintes  et  dangereuse- 
«  ment  malades.  Tout  le  monde  s'empressait  de  fuir 
«  une  contagion  qu'aucun  intérêt  ne  donnait  plus  le 
«  courage  de  braver.  Le  corps  fut  transporté  avec 
«  précaution  et  presque  sans  pompe  à  Saint- 
«  Denis. 

«  Tous  les  Français  semblaient  étalonnent  désirer 
«  de  faire  disparaître  les  restes  d'un  monarque  qui 
«  avait  si  honteusement  terni  le  lustre  de  la  France, 
«  et  sur  lequel  il  est  juste  de  laisser  peser  la  res- 
«  ponsabilité  de  tous  les  malheurs  qui  attendaient 
«  son  successeur  (1)  ». 

Louis  XVI  devait  expier  les  fautes  de  son  aïeul. 
Ce  monarque  était  digne  d'un  meilleur  sort,  car, 

(1)  Sismondi  :  Histoire  fies  Français. 


—  284  — 


depuis  saint  Louis,  la  France  n'avait  pas  eu  un 
souverain  aussi  vertueux. 

«  On  dit  des  merveilles  de  Louis  XVI  »,  écrivait 
Frédéric  à  Voltaire  et  à  d'Alembert  ;  «  tout  l'empire 
«  des  Velches  chante  ses  louanges.  Le  successeur 
«  de  Louis  XV  débute  avec  beaucoup  de  sagesse  et 
«  fait  espérer  aux  Velches  un  gouvernement  heu- 
«  reux.  Ce  prince  paraît  mesuré  et  sage  dans  ses 
«  démarches  ;  c'est  un  phénomène  rare  à  son  âge 
«  de  posséder  des  qualités  qui  ne  sont  que  le  fruit 
«  d'une  longue  expérience.  Votre  jeune  roi  se  con- 
«  duit  sagement.  Ce  que  j'approuve  surtout  en  lui, 
«  c'est  la  volonté  qu'il  a  de  bien  faire.  Je  félicite  les 
«  Français  de  pouvoir  être  contents  de  leur  roi  ;  je 
«  leur  en  souhaite  toujours  de  semblables.  Louis  XVI 
<■  attire  bien  autrement  ma  curiosité  que  l'empereur 
«  Kienlong  ;  le  Parlement  aurait  dû  applaudir  aux 
«  édits  de  son  souverain  au  lieu  de  lui  faire  des 
«  remontrances  ridicules.  Vous  avez  un  très-bon 
«  roi,  mon  cher  d'Alembert,  je  vous  en  félicite  de 
«<  tout  mon  cœur.  Un  roi  sage  et  vertueux  est  plus 
«  redoutable  à  ses  rivaux  qu'un  prince  qui  n'a  que 
«  du  courage.  J'aime  Louis  XVI.  Ce  prince,  en 
*  montant  sur  le  trône,  s'annonce  d'une  manière 
«  avantageuse  ;  il  veut  faire  le  bien  et  réparer  les 
«  maux  de  sa  nation.  11  n'est  point  porté  à  la 
v<  dépense;  il  n'a  point  de  favoris,  point  de  mai- 
«  tresses  à  entretenir,  point  de  palais  qu'il  fasse 
«  bâtir,  aucun  luxe  dans  son  extérieur  (!)  ». 

D'Alembert,  de  son  coté,  fait  du  jeune  monarque 

'{)  Correspondance. 


un  éloge  sans  restriction.  «  Il  a  le  ereur  droit,  et 
«  vertueux»,  dit-il.  «  Pour  le  bonheur  de  l'huma- 
«  nité,  il  est  le  seul  prince  de  la  maison  de  Bourbon 
«  le  plus  digne  du  trône.  Il  aime  le  bien,  la  justice, 
«  l'économie  et  la  paix.  Il  est  celui  que  nous  de- 
«  vrions  désirer  pour  roi,  si  la  destinée  propice  ne 
«  nous  l'avait  pas  donné  (  I  )  ». 

Tout  ce  bon  vouloir  du  souverain  se  trouva  para- 
lysé par  son  entourage. 

«  J'avais  toujours  cru  »,  dit  Proyart,  «  que  le 
«  règne  de  Louis  XVI  serait  celui  de  la  régéné- 
«  ration  de  cet  empire  ;  mais  ceux  qui  ont  dirigé  ce 
<<  prince  et  qui  avaient  été  les  témoins  des  abus  du 
«  dernier  règne  n'ont  point  cherché  à  les  corriger. 
«  Maurepas  autorisa  la  licence  plus  encore  qu'elle 
«  ne  l'était  sous  le  dernier  règne.  Un  roi  rigide  dans 
«  ses  moeurs,  économe,  et  qui  ne  veut  que  le  bien 
<<  de  ses  sujets,  n'a  pu  encore  l'opérer,  tant  sa  vo- 
«  lonté  éprouve  d'obstacles.  A  Versailles  les  bureaux 
«  des  ministres  sont  des  sources  de  corruption  ; 
«  toute  pudeur  en  est  bannie  (2)  » . 

Comme  on  le  voit  par  les  détails  que  nous  venons 
de  donner  sur  l'état  moral  et  religieux  des  grandes 
cours  de  l'Europe,  une  révolution  était  imminente. 
Les  peuples  et  les  rois  ne  pouvaient  être  régénérés 
que  dans  un  bain  de  sang. 

L'heure  est  proche  où  les  victimes  seront  immo- 
lées sur  l'autel  de  la  philosophie,  et  ces  victime? 
s'élèveront,  en  quelques  années,  au  chiffre  colossal 
de  plus  de  six  millions. 

(1)  Proyart  :  Louis  XV I  et  ses  vertus.  —  (2)  Ibid. 


CHAPITRE  XVIII. 


Sommaire.  —  Démêlés  du  Saint-Siège  avec  la  cour  de  Naples.  —  Tauucci.  — 
Comment  il  s'y  prend  pour  écarter  Ferdinand  IV  des  affaires.  —  Ses  réformes. 

—  Prudence  de  Pie  VI.  —  Suppression  des  couvents.  —  Empiétements  de  la 
eour  de  Naples  sur  le  spirituel.  —  Cliute  de  Tanucci.  —  Le  marquis  de  1» 
Sambuca.  —  Acton.  —  Sa  bonne  fortune.  —  Il  devieut  premier  ministre.  — 
Comment  il  parvient  à  dominer  la  reine  et  à  se  concilier  l'affection  du  roi.  — 
Affaire  de  la  haquenée.  —  La  cérémonie  de  la  baquenée  est  suspendue  et 
puis  reprise.  —  Nouvelle  rupture  entre  la  cour  de  Naples  et  le  Saint-Siège. 

—  Pie  VI  arrive  enfin  à  rétablir  la  paix.  —  Le  Portugal.  —  Le  comte  d'Oeyras, 
plus  connu  sous  le  nom  de  marquis  de  Ponibal.  —  Son  origine.  —  Comment 
il  arrive  au  pouvoir.  —  Son  despotisme.  —  Sa  chute.  —  Sa  condamnation. 

—  Hypocrisie  de  ce  personnage.  —  Il  est  diversement  jugé.  —  Sa  disgrâce 
est  un  bienfait  pour  l'Eglise  de  Portugal. 

La  cour  de  Naples  subissait,  comme  les  autres 
cours  de  l'Europe,  l'influence  de  la  secte  philoso- 
phique et  de  la  franc-maçonnerie,  et  si  la  rupture 
ne  fut  pas  complète  entre  le  Saint-Siège  et  le  gou- 
vernement des  Deux-Siciles,  c'est  que  les  Souve- 
rains Pontifes,  désireux  d'écarter  les  périls  qui  me- 
naçaient l'Eglise,  firent  preuve,  en  toute  occasion, 
d'une  prudence  admirable. 

Don  Carlos,  père  de  Ferdinand  IV,  et  plus  tard 
roi  d'Espagne,  était  un  souverain  jaloux  de  son  au- 
torité. Il  ne  supportait  rien  de  ce  qui  semblait  devoir 
y  porter  atteinte. 

Ce  sentiment,  légitime  en  soi,  mais  fort  dangereux 
lorsqu'il  est  exagéré,  parce  qu'il  tourne  aisément  à 
la  tyrannie,  lui  inspira  la  pensée  d'appeler  auprès 


—  287  — 

de  lui  un  professeur  de  Pise,  nommé  Tanucci,  que 
sa  haine  de  l'Eglise  a  rendu  cher  aux  coryphées  de 
la  révolution. 

Tanucci  ne  montra  pas  tout  d'abord  la  haine  qu'il 
portait  aux  institutions  religieuses  et,  en  particulier, 
à  la  papauté.  D'ailleurs,  la  mission  que  lui  confia 
son  souverain  était  restreinte  et  se  bornait  à  la 
réforme  des  abus  monastiques  ou  de  ce  qu'il  appelait 
de  ce  nom. 

Mais  Don  Carlos  ayant  été  appelé  au  trône  d'Es- 
pagne, son  fils,  âgé  de  huit  ans,  lui  succéda.  Un 
conseil  de  régence,  sous  la  présidence  de  Tanucci, 
prit  en  mains  les  rênes  de  l'Etat.  L'ambitieux 
ministre,  voulant  conserver  le  pouvoir  et  régner 
sous  le  nom  du  jeune  souverain,  même  après  la 
majorité  de  celui-ci,  ne  négligea  rien  pour  écarter 
Ferdinand  IV  des  affaires  du  royaume,  en  l'expo- 
sant à  toutes  les  séductions  qu'un  prince  sans  expé- 
rience peut  avoir  à  redouter. 

Pendant  que  le  fils  de  Don  Carlos,  oublieux  de  ses 
devoirs  et  négligeant  ses  propres  intérêts,  s'aban- 
donnait à  l'oisiveté  et  se  plongeait  dans  les  plaisirs 
faciles,  Tanucci  gouvernait  d'une  manière  despo- 
tique. Les  grands  et  le  peuple  murmuraient  égale- 
ment contre  les  abus  de  pouvoir  dont,  chaque  jour, 
il  se  rendait  coupable.  Mais  il  ne  lui  suffisait  pas  de 
faire  peser  sur  les  sujets  de  Ferdinand  un  joug- 
odieux,  il  voulait  encore  employer  le  pouvoir  dont 
il  était  revêtu  à  persécuter  l'Eglise. 

Clément  XIII  ayant  refusé  de  supprimer  les  Jé- 
suites, Tanucci  séquestra  le  duché  de  Bénévent,  es- 


—  288  — 


pérant  obtenir  par  la  force  ce  qu'il  n'avait  pu  ob- 
tenir par  les  voies  diplomatiques.  Voyant  que  cet 
acte  arbitraire  restait  sans  résultat,  il  supprima  de 
son  autorité  privée  la  contribution  annuelle  que  le 
royaume  de  Naples  envoyait  au  Souverain  Pontife 
pour  les  travaux  de  Saint-Pierre  et  la  bibliothèque 
du  Vatican,  et  réduisit  arbitrairement  les  droits  de 
la  chancellerie  romaine. 

11  fit  entendre  au  jeune  roi  qu'étant  héritier  des 
Farnèse,  il  pouvait  revendiquer  les  droits  que  lui 
donnait  cette  qualité  à  la  possession  des  duchés  de 
Castro  et  de  Ronciglione.  Sur  ces  entrefaites,  la 
maison  de  Bourbon  s'étant  réconciliée  avec  le  Saint- 
Siège,  il  ne  put  réaliser  ses  projets  de  spoliation. 

Lorsque  Pie  VI  fut  revêtu  de  la  souveraineté 
pontificale,  on  en  était  arrivé  à  cette  période  d'a- 
paisement. Un  esprit  superficiel  eût  pu  croire  à  la 
durée  de  cet  état  de  choses,  car  rien,  dans  les  évé- 
nements, ne  faisait  présager  de  nouveaux  orages. 
Mais  le  Pape  connaissait  trop  bien  le  caractère  re- 
muant et  les  tendances  antireligieuses  du  ministre 
napolitain,  pour  s'endormir  dans  une  trompeuse 
sécurité.  Aussi  fit-il  preuve,  dans  ses  relations  avec 
le  gouvernement  des  Deux-Siciles,  d'une  prudence 
admirable,  ne  se  permettant  rien  qui  pût  servir  de 
prétexte  à  une  nouvelle  déclaration  de  guerre.  La 
modération  du  Pontife  contraria  Tanucci,  qui  aurait 
voulu  justifier  sa  conduite  à  l'égard  du  Saint-Siège, 
en  alléguant  une  raison  quelconque. 

Voyant  que  Pie  VI  ne  lui  offrait  pas  l'occasion 
qu'il  cherchait,  le  ministre-philosophe  fit  publier 


—  289  — 


un  édit  royal  dont  le  ridicule  le  dispute  à  l'odieux. 

Les  Souverains  Pontifes  avaient  coutume  d'ac- 
corder quatre  ans  d'indulgence  aux  fidèles  qui  vi- 
sitaient, pendant  le  Jubilé,  les  quatre  principales 
églises  de  Rome.  Tanucci  déclara  que  cet  usage 
était  abusif  et  que  désormais  les  Napolitains 
pourraient  jouir  des  mêmes  faveurs  en  allant  prier 
dans  quatre  églises  de  leur  capitale. 

Les  faits  de  ce  genre  ne  sont  point  rares  au 
xvnf  siècle,  parmi  les  disciples  de  la  raison  hu- 
maine, ces  prédicants  de  liberté  qui  déclamaient 
sans  cesse  contre  le  despotisme  de  l'Eglise  catho- 
lique. 

Une  fois  entré  dans  cette  voie,  Tanucci  ne  devait 
pas  s'arrêter  de  sitôt.  Piqué  de  la  tarentule  réfor- 
matrice, il  se  donna  la  mission,  en  1 776,  de  ramener 
les  couvents  à  leur  sévérité  primitive.  La  méthode 
qu'il  employa  ne  différait  pas  de  celle  que  l'on 
pratiquait  en  France.  Pour  lui ,  supprimer  et 
réformer  étaient  une  seule  et  même  chose.  Il 
supprima  donc,  dans  le  courant  d'une  seule  an- 
née, et  sans  le  concours  de  l'autorité  ecclésias- 
tique, soixante-dix-huit  maisons  religieuses.  Con- 
séquent avec  lui-même,  et  précurseur  en  cela 
de  la  révolution  française,  il  réunit  plusieurs  évê- 
chés  en  un  seul  et  attribua  au  souverain  le' droit 
de  nommer  aux  abbayes.  De  plus,  il  prescrivit  aux 
évêques  de  pourvoir  aux  cures  vacantes  dont  les 
titulaires  devaient  être  choisis  par  le  Saint-Siège. 
Comme  on  le  voit,  l'Assemblée  Nationale  se  rendit 
simplement  coupable  d'un  plagiat  lorsqu'elle  mit 

Pie  VI.  19 


—  290  — 


au  monde  sa  fameuse  Constitution  civile  du  clergé. 

Pie  VI,  toujours  fidèle  à  sa  ligne  de  conduite,  qui 
était  un  mélange  d'inaltérable  douceur  et  de  fer- 
meté énergique,  ne  cessa  d'opposer  aux  innovations 
sacrilèges  de  Tanucci  une  patience  à  toute  épreuve. 
Voyant  que  ses  efforts  demeuraient  stériles,  il  s'a- 
dressa au  roi  d'Espagne,  le  priant  d'intervenir  et 
d'amener  son  fils  à  arrêter  les  entreprises  de 
l'audacieux  ministre. 

Grâce  à  la  cour  d'Espagne  et  à  l'influence  que 
ia  reine  Marie-Caroline  de  Lorraine  exerçait  sur 
l'esprit  de  son  mari,  Ferdinand  IV  se  décida  enfin 
à  congédier  Tanucci  et  à  le  remplacer  par  le 
marquis  de  la  Sambuca.  —  Ce  dernier  resta  peu  de 
temps  au  pouvoir.  La  reine,  n'ayant  pu  le  dominer, 
parvint  à  ruiner  son  crédit  dans  l'esprit  du  roi  et  à 
le  faire  remplacer  par  le  fameux  Acton. 

Le  père  de  ce  personnage  était  Irlandais  d'o- 
rigine. Il  s'établit  en  France  en  1735  et  exerça  la 
médecine  à  Besançon.  Il  soigna  l'éducation  de  son 
fils  et  parvint  à  le  faire  entrer  dans  la  marine 
royale.  Le  jeune  ambitieux  s'étant  vu  refuser  un 
grade  qu'il  sollicitait,  quitta  son  pays  d'adoption  et 
se  fixa  en  Toscane,  où  il  fut  promu  au  comman- 
dement d'une  frégate.  Grâce  à  l'appui  de  Tanucci, 
il  parvint  en  peu  de  temps  aux  grades  les  plus 
élevés.  L'Espagne  ayant  assiégé  Alger,  de  concert 
avec  le  grand-duc  de  Toscane,  Acton  se  fit  re- 
marquer par  son  courage.  Il  parvint  même  à  sauver 
de  la  mort  plusieurs  milliers  d'Espagnols  que  les 
Maures  étaient  sur  le  point  d'envelopper.  Le  roi  de 


—  291  — 


Naples,  poussé  par  Tanucci,  lui  offrit  du  service  et 
finit  par  le  nommer  ministre  de  la  marine. 

Acton  parvint  à  faire  des  économies  considérables 
qui  furent  consacrées  aux  dépenses  de  la  cour.  11 
capta  ainsi  la  confiance  de  son  souverain,  qui  lui 
donna  la  présidence  du  ministère,  à  l'époque  où 
fut  disgracié  le  marquis  de  la  Sambuca. 

A  partir  de  ce  moment,  Acton  gouverna  d'une 
manière  absolue.  11  établit  tout  d'abord  un  conseil 
de  finances,  dans  lequel  il  fit  entrer  la  reine,  afin 
de  s'assurer  son  appui,  et  se  lia  étroitement  avec 
Hamilton,  ministre  d'Angleterre.  Lady  Hamilton 
ne  tarda  pas  à  exercer  sur  la  reine  une  influence 
absolue ,  à  la  grande  satisfaction  du  premier  mi- 
nistre. Acton  put  ainsi  paralyser  les  sages  conseils 
que  le  roi  d'Espagne  ne  pouvait  manquer  de 
donner  à  son  fils. 

D'autre  part,  Tanucci,  bien  que  déchu  du  pouvoir, 
avait  conservé  toute  son  influence,  et  continuait  à 
diriger  le  cabinet  pour  tout  ce  qui  concernait  les 
affaires  ecclésiastiques. 

L'archevêque  de  Naples  étant  venu  à  mourir,  Ta- 
nucci conseilla  à  Ferdinand  de  lui  nommer  un  succes- 
seur, bien  que  cette  nomination  eût  toujours  été  ré- 
servée au  Souverain  Pontife.  Les  protestations  de 
Pie  VI  n'aboutirent  à  rien.  Le  roi,  à  l'instigation  de 
son  favori,  voulut  créer  à  Naples  un  collège  de 
cardinaux.  Mais  ce  projet  ne  put  réussir. 

Irrité  de  cet  échec,  Tanucci  souleva  ce  que  l'on 
appellerait  maintenant  la  question  de  la  hayucnée. 
Voici  de  quoi  il  s'agissait  : 


—  292  — 


Charles  d'Anjou  devait  à  la  protection  de  la  cour 
de  Rome  la  conquête  du  royaume  de  Naples.  Poussé 
par  un  sentiment  de  reconnaissance  et  de  respec- 
tueuse vénération,  ce  prince  s'assujétit  et  assujétit 
ses  descendants  à  une  redevance  annuelle  de 
40,000  florins  envers  le  successeur  de  saint  Pierre 
et  à  la  présentation  d'une  haquenée  blanche,  la 
veille  de  la  fête  des  Saints-Apôtres. 

Le  jour  où  avait  lieu  ce  cérémonial,  le  connétable 
du  royaume  de  Naples  amenait  au  pied  du  trône 
pontifical  un  magnifique  cheval  blanc.  Sur  un  des 
côtés  de  la  selle  était  suspendue  une  bourse  con- 
tenant 40,000  florins.  A  un  moment  donné,  l'envoyé 
du  roi  touchait  avec  une  baguette  les  jambes  de 
devant  de  l'intelligent  et  docile  animal ,  qui  se 
mettait  à  genoux  et  se  relevait  ensuite.  Le  conné- 
table prenait  alors  la  bourre  et  la  remettait  au 
Souverain  Pontife,  au  milieu  des  acclamations  de 
la  foule.  Cette  cérémonie  datait  de  1250. 

Dans  le  principe ,  elle  devait  être  considérée 
comme  un  hommage-lige  rendu  par  les  rois  de 
Naples  aux  papes,  leurs  bienfaiteurs.  Mais  à  l'époque 
dont  nous  parlons,  elle  avait  perdu  de  son  impor- 
tance. 

Elle  fut  suspendue  en  1 777,  à  l'instigation  de 
Tanucci.' 

En  1778,  le  comte  de  Florida  Blanca,  ambassa- 
deur d'Espagne  auprès  du  Saint-Siège,  fut  nommé 
ministre  des  affaires  étrangères.  Il  voulut,  avant 
de  quitter  son  poste,  donner  à  Pie  VI  un  témoi- 
gnage de  dévouement  et  de  piété  filiale,  en  ame- 


—  293  — 


nant  la  cour  de  Naples  à  rétablir  l'antique  usage 
que  Tanucci  avait  fait  supprimer.  Mais  le  jour  de 
la  présentation  traditionnelle  de  la  haquenée  ,  le 
connétable  Colonna  eut  soin  d'ajouter  aux  paroles 
consacrées  par  l'usage  la  restriction  suivante  :  en 
témoignage  de  respect  et  de  dévotion  envers  saint  Pierre 
et  saint  Paul. 

Inutile  d'indiquer  le  but  que  se  proposait  l'en- 
voyé de  Ferdinand  IV.  Il  voulait  évidemment  faire 
oublier  l'origine  de  l'hommage  rendu  par  les  rois 
aux  Souverains  Pontifes  et  se  dispenser  des  égards 
qu'exige  la  reconnaissance  envers  un  bienfaiteur. 

Pie  VI  était  loin  de  s'attendre  à  cette  réserve 
hypocrite.  Il  ne  fut  pas  pour  cela  déconcerté.  Il 
répondit  donc  avec  ce  calme  et  cette  spontanéité 
qui  formaient  un  de  ses  caractères  distinctifs  : 
Nous  acceptons  la  haquenée  comme  une  redevance 
féodale  de  la  couronne  de  Naples.  L'affaire  n'eut  pas 
d'autres  suites. 

La  bonne  intelligence  parut  devoir  se  rétablir 
entre  le  Pape  et  Ferdinand.  Un  pareil  état  de 
choses  ne  pouvait  qu'irriter  la  secte  philosophique. 
Aussi  en  1781,  les  affîdés  de  Tanucci  insinuèrent 
au  roi  de  demander  à  nouveau  le  chapeau  de  cardi- 
nal pour  l'Archevêque  de  Naples.  Pie  VI  dut  refu- 
ser, ne  voulant  pas  admettre  parmi  les  membres 
du  Sacré-Collége  un  prélat  dont  les  doctrines 
étaient  plus  ou  moins  entachées  de  jansénisme. 

Une  rupture  s'ensuivit.  Le  gouvernement  séques- 
tra plusieurs  riches  abbayes,  s'attribua  la  nomina- 
tion à  la  plupart  des  évêchés,  déclara  les  commu- 


—  294  — 


nautés  religieuses  établies  dans  le  royaume  de 
Naples  indépendantes  de  leurs  généraux  qui  rési- 
daient à  Rome,  menaça  de  marcher  sur  Bénévent 
et  parla  d'assembler  un  concile  national  pour  échap- 
per d'une  manière  absolue  à  l'autorité  du  Saint- 
Siège. 

Pie  VI  craignit  un  schisme.  Ajoutons  que  si 
quelque  chose  devait  mettre  obstacle  à  un  semblable 
événement,  ce  n'était  pas  la  foi  de  ceux  qui  gou- 
vernaient sous  le  nom  et  à  la  place  de  Ferdinand  IV. 

Pour  prévenir  ce  malheur,  le  Pape  nomma  une 
congrégation  qui  se  composait  des  cardinaux  Al- 
bani,  Boschi,  Casali,  Zelada  et  Antonelli. 

«  Il  leur  recommanda  de  mettre  dans  leur  tra- 
«  vail  le  plus  grand  zèle,  et  le  plus  grand  désinté- 
«  ressèment  dans  leur  décision.  Enfin,  il  chargea 
«  le  cardinal  de  Bernis  de  la  porter  à  Naples.  Il 
<<  savait  que  la  reine  avait,  ou  du  moins  annonçait 
«  une  égale  confiance  dans  ses  lumières  et  dans  ses 
«  intentions.  Le  Pape,  à  qui  rien  n'échappait  de  ce 
«  qui  pouvait  ramener  à  la  raison  cette  cour  égarée, 
«  avait  jugé  que  toutes  ces  opérations  étaient  utiles. 
«  Bernis,  l'un  des  hommes  de  son  siècle  le  plus 
«  instruit  et  le  plus  aimable,  parvint  sinon  à  dis- 
<■  siper  toutes  les  préventions,  au  moins  à  sus- 
«  pendre  toutes  les  hostilités  ;  il  parla  le  langage 
-<  d'un  homme  de  cœur  ;  il  fit  plus,  pénétré  des 
<<  instructions  que  lui  avait  données  le  Saint-Père, 
«  il  tint  le  langage  d'un  prince  de  l'Eglise  ;  il  con- 
-<  vainquit  le  chevalier  Acton,  qui  commençait  dès 
«  lors  à  jouir  de  ce  crédit  qui  n'a  fait  qu'augmenter 


—  295  — 


«  depuis,  ainsi  que  le  marquis  de  Caraccioli,  vice- 
«  roi  de  Sicile,  de  ne  plus  séparer  les  intérêts  de 
«  leur  maître  de  ceux  du  Souverain  Pontife,  s'ils 
«  ne  voulaient  bientôt  voir  leurs  trônes  s'écrouler 
«  avec  fracas  et  les  peuples  baignés  dans  des  tor- 
«  rents  de  sang. 

«  Au  grand  étonnement  des  philosophes  »,  con- 
tinue le  même  écrivain,  «  Caraccioli  qui,  pendant 
«  son  séjour  à  Paris,  cajolé  par  eux,  avait  dit  :  Si 
«  je  deviens  jamais  ministre  du  roi  de  JVaples,je  sau- 
«  rai  bien  le  rendre  indépendant  du  grand  muphti  de 
«  Rome,  devenu  ministre,  devient  en  même  temps 
«  l'avocat  du  Saint-Siège.  C'est  qu'il  avait  mieux 
«  appris  à  connaître  le  but  de  leurs  insinuations 
«  perfides.  Chacune  des  parties  exposa  ses  griefs 
«  par  écrit.  Le  Pape  récapitula  tous  les  sacrifices 
«  qu'il  avait  faits  et  qu'il  offrait  encore  à  la  paix. 
«  C'était  le  langage  d'un  père.  Le  roi  répondit  qu'il 
«  en  ferait  de  son  côté  tout  autant  qu'il  en  faudrait 
«  pour  la  maintenir  ;  son  style  était  respectueux  et 
«  affectueux  ;  mais  il  demanda  que  la  présentation 
«  de  la  haquenée  fût  supprimée  pour  toujours.  Le 
«  Pape  vit  que  c'était  un  arrêt  irrévocable  ;  il  y 
«  consentit.  Tout  étant  ainsi  préparé,  la  paix  fut 
«  faite  et  signée  vers  le  commencement  de  1789, 
«  aux  conditions  suivantes  :  que  chaque  roi  de 
«  Naples,  à  son  avènement  au  trône,  payerait 
«  500,000  ducats  en  forme  de  pieuse  offrande  à 
«  saint  Pierre  ;  que  le  Pape  nommerait  immédiate- 
«  ment  à  tous  les  bénéfices  du  second  ordre,  mai? 
«  ne  pourrait  choisir  que  des  sujets  du  roi  ;  que  pour 


—  296  — 


«  les  évêchés,  il  choisirait  sur  trois  personnes  que 
«  le  roi  lui  présenterait  ;  que  la  présentation  de  la 
«  haquenée  serait  abolie  pour  jamais,  et  que  le  roi 
«  de  Naples  cesserait  d'être  nommé  vassal  du  Saint- 
«  Siège  ». 

Après  cette  réconciliation,  le  roi  et  la  reine  de 
Naples  se  rendirent  à  Rome,  où  Pie  VI  les  accueillit 
avec  cette  bonté  et  cette  magnificence  qui  lui  étaient 
particulières.  Des  fêtes  splendides  furent  données 
en  l'honneur  des  hôtes  royaux.  Ferdinand  et  Marie- 
Caroline  étaient  au  comble  du  bonheur.  Le  jeune 
monarque  avoua  au  Souverain  Pontife  qu'il  avait 
été  entraîné  malgré  lui  dans  les  querelles  que  son 
gouvernement  avait  suscitées  à  la  Papauté,  et  lui  fit 
des  protestations  de  dévouement  qui  étaient  sin- 
cères, sans  doute,  mais  que  sa  faiblesse  de  carac- 
tère pouvait  rendre  absolument  stériles  à  un  mo- 
ment donné. 

Pendant  que  la  cour  de  Naples  luttait  contre  la 
Papauté,  le  Portugal  était  en  proie  au  despotisme 
de  Carvalho,  comte  d'Oeyras,  plus  connu  sous  le 
nom  de  marquis  de  Pombal. 

Carvalho  était  fils  d'un  pauvre  gentilhomme  du 
voisinage  de  Coïmbre.  Devenu  militaire,  après 
avoir  fait  quelques  études  de  droit,  il  ne  tarda  pas 
à  quitter  la  carrière  des  armes,  par  dépit,  disent  les 
uns,  à  cause  de  son  inconduite ,  affirment  les 
autres. 

De  retour  dans  son  pays  natal,  il  parvint  à  cap- 
tiver le  cœur  d'une  jeune  femme  qui  appartenait  à 
la  première  noblesse  du  pays,  et  l'épousa,  malgré 


-  297  — 


l'opposition  qu'il  rencontra  dans  la  famille  de  cette 
dame. 

En  1745,  il  fut  envoyé  à  Vienne,  chargé  d'une 
mission  secrète  par  le  gouvernement  portugais.  Il 
échoua  dans  ses  négociations,  mais  il  réussit  à  se 
marier  en  secondes  noces,  avec  la  nièce  du  maréchal 
de  Daun. 

Malgré  ses  intrigues  et  l'affection  de  la  reine  pour 
la  jeune  comtesse  de  Carvalho,  il  ne  put  obtenir 
aucune  faveur  pendant  le  règne  de  don  Juan  V. 
Mais  ce  souverain  étant  mort  en  1750,  son  fils 
nomma  le  futur  marquis  de  Pombal  secrétaire  des 
affaires  étrangères.  L'influence  de  Carvalho  sur 
l'esprit  du  roi  ne  tarda  pas  à  être  toute-puissante. 
Cependant  le  rusé  ministre,  craignant  de  froisser  la 
reine-mère,  ne  se  départit  jamais  d'une  apparente 
modération.  Il  n'en  fut  plus  de  même  à  la  mort  de 
cette  princesse  qui  eut  lieu  en  1754. 

Ayant  vainement  sollicité  pour  son  fils  l'alliance 
des  Tavora,  il  résolut  de  perdre  cette  famille,  l'une 
des  plus  illustres  qu'ait  possédées  le  Portugal.  Il  fit 
construire  un  grand  nombre  de  prisons  où  l'on 
enferma  l'élite  de  la  noblesse.  Ceux  que  Pombal 
redoutait  ou  haïssait  le  plus  périrent  sur  l'écha- 
faud. 

La  terreur  était  à  son  comble  dans  toutes  les 
classes  de  la  société.  Le  roi  lui-même  n'avait  point 
de  repos,  poursuivi  qu'il  était  par  l'image  des 
conspirations  imaginaires  dont  le  rusé  ministre  se 
plaisait  à  l'entretenir.  «  Plaisante  conspiration  »,  a 
dit  un  écrivain,  «  unique  à  coup  sûr  dans  l'histoire 


—  '298  — 


«  de  tous  les  siècles  !  ourdie  tout  à  la  fois  par  des 
«  capucins,  des  marchands,  des  nobles,  des  mili- 
«  taires,  des  évêques,  des  jésuites  existant  à  Goa, 
«  au  Brésil,  à  Lisbonne  ;  des  Allemands,  des  Hon- 
«  grois,  des  Polonais ,  des  Italiens ,  des  Portu- 
«  gais,  etc.  S'il  ne  fut  jamais  de  mensonge  plus 
«  atroce  et  plus  ensanglanté,  il  n'en  fut  pas  non 
«  plus  de  plus  grossier  et  de  plus  ridicule  ». 

«  Qui  croirait  »,  dit  l'abbé  Garnier,  dans  son 
oraison  funèbre  du  roi,  prononcée  à  Lisbonne  en 
1777,  «  qui  croirait  qu'un  seul  homme,  en  abusant 
«  de  la  confiance  et  de  l'autorité  d'un  bon  roi,  put, 
«  durant  l'espace  de  vingt  ans,  enchaîner  toutes 
«  les  langues,  fermer  toutes  les  bouches,  resserrer 
«  tous  les  cœurs,  tenir  la  vérité  captive,  mener  le 
«  mensonge  au  triomphe,  effacer  tous  les  traits  de 
«  la  justice,  faire  respecter  l'iniquité  et  la  barbarie, 
«  dominer  l'opinion  publique  d'un  bout  de  l'Europe 
«  à  l'autre  ?  Hélas  !  que  les  ressources  du  crime 
«  sont  redoutables,  et  son  pouvoir  étendu  ». 

Pendant  que  la  moitié  de  la  nation  portugaise 
était  en  deuil  ou  gémissait  dans  les  cachots, 
Pombal  affichait  un  luxe  scandaleux  et  s'enrichis- 
sait aux  dépens  de  ses  victimes.  Grâce  aux  exac- 
tions du  coupable  ministre,  les  caisses  de  l'Etat 
étaient  à  sec  ;  les  troupes,  mal  payées  et  mal  entre- 
tenues, ne  pouvaient  rien  contre  les  ennemis  du 
dehors,  et  le  peuple  se  débattait  sous  les  étreintes 
de  la  misère. 

Un  écrivain  philosophe,  le  comte  d'Albon,  fait 
une  peinture  peu  flatteuse  des  faits  et  gestes  de 


—  299  — 


Porabal  :  «  Le  règne  de  ce  ministre  »,  dit-il, 
«  dura  trop  pour  une  nation  opprimée,  qui  traînait 
«  avec  douleur  un  joug  de  fer.  Les  années  qui  sui- 
«  virent  ressemblèrent  toutes  à  celles  qui  avaient 
«  précédé  :  il  ne  se  départit  jamais  de  ce  despo- 
<<  tisme  odieux  dont  il  s'était  fait  un  système.  Ce 
«  fut  toujours  le  même  mépris  pour  la  noblesse  ;  et 
«  ce  qui  ne  paraît  pas  croyable,  c'est  qu'il  ne  lui 
«  était  pas  permis  d'entrer  au  service.  Cette  per- 
«  mission,  constamment  refusée  aux  personnes  de 
«  condition,  n'est  accordée  qu'aux  flatteurs  ou  aux 
«  amis  du  ministre  :  ses  créatures  et  les  étrangers 
«  obtiennent  seuls  les  distinctions  militaires.  Si  le 
«  peuple  jouit  de  quelque  apparence  de  liberté,  c'est 
«  qu'il  sait  concentrer  sa  douleur  et  qu'il  se  tait. 
«  Sur  les  plus  légers  indices,  sur  les  moindres 
«  soupçons,  sans  indices,  par  erreur,  par  anti- 
<<  pathie,  les  proscriptions  continuent  et  frappent 
«  les  têtes  les  plus  respectables.  Le  Portugal  est 
«  couvert  de  deuil  et  en  proie  à  la  désolation.  Ses 
«  prisons  ne  suffisent  plus  ;  les  personnes  que  la 
«  force  condamne  à  être  privées  de  leur  liberté  iront 
«  en  Afrique  ou  dans  les  Indes  en  pleurer  la 
«  perte  (1)  ». 

A  la  mort  du  roi,  le  ministre  fut  disgracié.  Les 
prisons  s'ouvrirent,  et,  sur  dix  mille  victimes 
qu'elles  avaient  enfermées,  il  en  restait  à  peine  huit 
cents.  Les  familles  de  ces  malheureux  n'espéraient 
plus  les  revoir.  Aussi  furent-ils  accueillis  avec  d'in- 
dicibles démonstrations  de  joie. 

(I)  Le  comte  d'Albon  :  Disrours  sur  l'histoire. 


-  300  — 


Les  ordres  de  l'Etat  adressèrent  un  discours  à  la 
reine,  pour  la  remercier  d'avoir  enfin  brisé  les 
chaînes  de  la  nation.  Cette  princesse  envoya  elle- 
même  ce  document  au  Souverain  Pontife,  comme 
un  témoignage  des  bonnes  dispositions  dont  elle 
était  animée  envers  lui. 

«  La  Providence  »  ,  disaient  les  auteurs  de  la 
pièce  en  question,  «  avait  destiné  Votre  Majesté  à 
«  être  la  rédemptrice  de  ce  royaume,  en  l'ornant 
«  de  toutes  les  qualités  nécessaires  pour  remplir  les 
«  devoirs  d'une  dignité  si  élevée  ;  le  sang  dégoutte 
«  encore  de  ces  plaies  profondes  qu'un  despotisme 
«  aveugle  et  sans  bornes  a  faites  au  cœur  du  Por- 
«  fugal.  Ce  qui  nous  console,  c'est  que  nous  en 
«  sommes  actuellement  délivrés.  C'était  ce  despo- 
«  tisme  affreux,  qui  était  par  système  l'ennemi  de 
«  l'humanité,  de  la  religion,  de  la  liberté,  du  mé- 
«  rite  et  de  la  vertu.  Il  peupla  les  prisons,  il  les 
«  remplit  de  la  fleur  du  royaume  ;  il  désespéra  le 
«  peuple  par  ses  vexations,  en  le  réduisant  à  la 
<(  misère.  C'est  lui  qui  fit  perdre  de  vue  le  respect 
«  dû  à  l'autorité  du  Souverain  Pontife  et  à  celle 
«  des  évêques.  Il  opprima  la  noblesse,  il  infecta  les 
«  mœurs,  il  renversa  la  législation  et  gouverna 
«  l'Etat  avec  un  sceptre  de  fer.  Jamais  le  monde  ne 
«  vit  une  façon  de  gouverner  si  lourde  et  si  cruelle. 
«  Eh  !  que  fait  la  Providence  ?  Elle  fait  disparaître 
«  l'illusion  qui  tend  des  pièges  à  la  piété  du  roi 
«  défunt,  et  oppose  au  grand  nombre  de  ces  dé- 
«  sordres  exécrables  les  vertus  de  Votre  Majesté. . . 
«  C'est  de  cette  source  que  dérivent  les  dispositions 


—  301  — 


«  sérieuses  du  gouvernement  actuel. . .  ;  l'élargis- 
«  sèment  des  prisonniers,  la  justification  des  inno- 
«  cents,  la  réintégration  des  déposés  et  des  exilés. 
«  C'est  cette  même  Providence  qui  préserva  mira- 
«  culeusement  Votre  Majesté  contre  les  chocs 
«  réitérés  qui  réduisirent  le  Portugal  à  la  conster- 
«  nation  la  plus  déplorable.  Son  bras  tout-puissant 
«  anéantit  de  dangereux  stratagèmes,  afin  que  Votre 
«  Majesté  eût  pour  époux  l'auguste  monarque  qui 
«  nous  gouverne  actuellement. . .  Enfin  la  Provi- 
«  dence  préserva  Votre  Majesté  de  plusieurs  atten- 
«  tats  et  d'infâmes  machinations  formées  contre  la 
«  légitimité  de  son  droit.  Pour  faire  le  coup  d'Etat 
«  qui  produisit  notre  bonheur,  nous  n'avions 
«  d'autres  armes  que  les  prières  de  gens  de  bien  et 
«  celles  du  royaume,  qui  fléchirent  enfin  le  ciel  en 
«  notre  faveur  » . 

La  reine  fit  réviser  les  procès  des  suppliciés  et 
des  prisonniers  par  un  tribunal  composé  de  juges, 
députés  à  cet  effet,  et  des  membres  du  conseil  d'Etat. 
Dans  la  sentence  qui  fut  prononcée,  on  déclara  les 
victimes  de  Pombal  innocentes  des  crimes  dont  elles 
avaient  été  accusées. 

La  reine  fit  grâce  de  la  vie  au  coupable  ministre, 
qui  dut  se  retirer  dans  ses  terres,  où  il  mourut  en 
1782,  exécré  de  tous  les  honnêtes  gens.  Son  décès 
eut  lieu  quelque  temps  après  la  publication  du  décret 
que  la  souveraine  rendit  contre  lui,  et  où  cette 
princesse  disait,  entre  autres  choses,  «  qu'après 
«  avoir  usé  de  clémence  à  son  égard,  elle  ne  se 
«  serait  pas  attendue  qu'il  eût  osé,  dans  un  procès 


«  civil  entamé  contre  lui,  produire  au  grand  jour 
«  une  défense  de  sa  conduite  durant  le  cours  de 
«  son  ministère  ;  que  l'ayant  fait  interroger  et  en- 
«  tendre  sur  différents  chefs  d'accusation,  loin  de 
«  s'en  purger,  il  les  avait  tellement  aggravés,  qu'a- 
«  près  un  mûr  examen,  les  juges  décidèrent  qu'il 
«  était  criminel,  et  méritait  une  punition  exem- 
«  plaire.  Que  cependant,  ayant  égard  à  son  âge 
«  fort  avancé,  son  bon  plaisir  royal  était  de  l'exempter 
«  de  la  punition  corporelle  qui  devait  lui  être  infli- 
«  gée,  et  de  lui  ordonner  de  se  tenir  éloigné  de 
«  vingt  milles  de  la  cour,  laissant  néanmoins  dans 
«  leur  entier  toutes  les  prétentions  légales  et  justes 
«  contre  la  maison  dudit  marquis,  soit  durant  sa 
<<  vie,  soit  après  son  décès  ». 

La  justice  ordonna  la  restitution  de  toutes  les 
sommes  que  Pombal  avait  volées  ou  extorquées  ; 
mais  il  y  en  eut  beaucoup  qui  ne  se  retrouvèrent 
pas.  On  peut  se  faire  une  idée  de  ses  dilapidations, 
lorsqu'on  sait  qu'il  dépensa  plus  de  800,000  ducats 
pour  la  destruction  des  Jésuites. 

Quelques  historiens  prétendent  qu'il  mourut 
chrétiennement.  Ils  ajoutent  que  l'évêque  de 
Coïmbre  étant  allé  le  voir,  Pombal  se  jeta  à  ses 
genoux,  entouré  de  sa  famille  ,  lui  demandant 
pardon  et  le  priant  de  le  bénir. 

Ce  fait  nous  en  rappelle  un  autre  qui  peut  faire 
douter  de  la  sincérité  du  Mardoché  portugais  et  du 
caractère  surnaturel  de  sa  contrition. 

Voici  ce  que  nous  lisons  dans  l'Histoire  du  pon- 
tifical de  Clément  XIV,  par  le  P.  Theiner.  Tout  le 


monde  connaît  la  fin  assez  peu  glorieuse  de  ce 
religieux,  dont  la  sympathie  pour  les  vieux  catho- 
liques explique  le  ton  plus  que  singulier  du  passage 
que  nous  lui  empruntons  : 

«  Clément  XIV  »,  dit-il,  «  crut  devoir  donnera 
«  ce  ministre  (Pombal)  si  zélé  et  si  actif  de  nou- 
«  velles  marques  de  sa  gratitude  et  de  sa  bienveil- 
.<  lance.  Almada  de  Mendoza ,  ambassadeur  de 
«  Portugal  à  Rome  ,  avait  donné  à  Pombal  le 
<<  tableau  de  saint  Joseph  de  Cupertino,  —  dont  le 
«  pape  lui  avait  fait  cadeau  à  lui-même,  —  afin  de 
«  satisfaire  la  dévotion  du  ministre  envers  ce  glo- 
«  rieux  thaumaturge  ;  le  marquis  pria  le  Saint- 
«  Père  de  vouloir  bien  accorder  à  cette  image  les 
«  mêmes  indulgences  qu'il  lui  avait  précédemment 
«  appliquées,  et  qui  s'étaient  perdues ,  comme  il 
«  arrive  pour  ces  sortes  de  grâces  spirituelles, 
«  lorsque  les  objets  bénits  changent  de  maître.  Le 
«  Saint-Père,  non  content  de  condescendre  à  cette 
«  demande,  voulut  encore  étendre  ces  mêmes  in- 
«  dulgences  à  toute  la  famille  et  à  tous  les  des- 
«  cendants  directs  du  ministre  :  cette  faveur  se 
«  trouve  spécifiée  dans  une  gracieuse  lettre  ponti- 
«  ficale,  adressée  à  Pombal,  le  31  août  1771  ». 

Cet  ambassadeur  qui  se  dépouille  d'une  image 
révérée  pour  satisfaire  la  dévotion  de  Pombal 
envers  un  glorieux  thaumaturge  ,  et  ce  même 
Pombal  qui  supplie  le  Saint-Père  de  renouveler  en 
sa  faveur  les  précieuses  indulgences  attachées 
précédemment  à  la  peinture  qu'il  a  reçue  en  hom- 
mage de  Almada  de  Mendoza,  nous  rappellent  un 


—  304  — 


peu  Louis  XI  demandant  pardon  à  Notre-Dame 
d'Embrun  de  l'assassinat  qu'il  devait  commettre  le 
lendemain. 

Nous  pourrions  citer  plusieurs  autres  passages 
où  le  P.  Theiner  ne  dissimule  qu'à  demi  sa  scan- 
daleuse bienveillance  pour  le  comte  d'Oeyras.  Sa 
haine  à  l'endroit  des  Jésuites  l'aveugle  évidemment, 
quand  il  s'agit  de  l'homme  qui  contribua  le  plus  à 
la  suppression  de  la  célèbre  compagnie  (1). 

Quelle  que  fût  la  dévotion  de  Pombal  envers  le 
glorieux  thaumaturge,  Joseph  de  Cupertino,  tous 
les  historiens  ne  professent  pas  à  son  sujet  les 
mêmes  sentiments  d'estime  que  l'historien  de  Clé- 
ment XIV. 

«  Le  cruel  ministre  perdit  son  pouvoir  »,  dit  le 
chevalier  Artaud  de  Montor.  «  On  ouvrit  les  pri- 
«  sons,  et  l'on  rendit  à  la  liberté  les  nombreuses 
«  victimes  qui  y  languissaient  depuis  si  longtemps  : 
«  le  nonce  du  Pape  rentra  dans  tous  les  privilèges  dont 
«  il  avait  été  dépouillé  ;  beaucoup  de  maisons  reli- 
«  gieuses  qui  avaient  été  proscrites  furent  rétablies  ; 
«  le  siège  pontifical  de  Lisbonne  recouvra  ses  hon- 
«  neurs,  ses  rentes  et  son  chapitre  ;  les  évêques 
«  sortirent  de  la  servitude.  Cette  révolution  changea 
«  le  sort  des  Jésuites  renfermés  à  Lisbonne  dans  la 
«  tour  de  Saint-Julien,  et  victimes  de  la  tyrannie 
«  du  ministre  (2)  ». 

(1)  Le  P.  Theiner  s'applique  à  justiûer  la  suppression  des  Jésuites  en  essayant 
de  prouver  que  la  plupart  des  accusations  dirigées  contre  ces  religieux  par  la 
secte  philosophique  étaient  fondées.  Sa  thèse,  si  elle  était  vraie,  serait  l'accu- 
sation la  pins  sanglante  que  l'on  ait  encore  portée  contre  le  Saint-Siège. 

(2)  Artaud  de  Montor  :  Histoire  des  Souverains  Pontifes. 


—  305  — 


Comme  on  le  voit,  malgré  sa  dévotion  au  glorieux 
thaumaturge,  le  marquis  de  Pombal  avait  le  grave 
défaut  de  dédaigner  certaines  lois  que  les  honnêtes 
gens  ont  coutume  de  respecter,  alors  même  qu'ils 
font  preuve  de  quelque  négligence  à  l'endroit 
des  objets  bénits  et  des  indulgences  qui  y  sont 
attachées. 

«  Pie  VI  »,  continue  le  chevalier  de  Montor, 
«  crut  l'occasion  favorable  pour  demander  le  rem- 
«  boursement  des  paiements  faits  par  la  Chambre 
«  apostolique  pour  la  subsistance  des  Jésuites  por- 
«  tugais  qu'on  avait  accueillis  à  Rome.  Ils  avaient 
«  été  jetés  presque  nus,  comme  des  esclaves,  sur  le 
«  littoral  romain. 

«  La  reine  trouva  juste  la  réclamation  du  Pape, 
«  et  fit  payer  la  somme  d'un  million  et  quatre-vingt 
«  mille  écus  ,  en  sollicitant  d'ailleurs  pour  son 
«  royaume  de  nouvelles  grâces  religieuses  (1)  ». 

1,1)  Artaud  de  Moulor  :  Histoire  des  Souverains  Pontifes. 


* 


Fie  M. 


20 


CHAPITRE  XIX. 

Sommai he.  —  Démêlés  du  Saint-Siège  avec  Joseph  11,  empereur  d'Allemagne. 
—  Caractère  de  ce  souverain.  —  Leçon  qu'il  reçoit  du  roi  de  Naples.  — 
Prétexte  dont  il  se  servit  pour  justifier  sa  rupture  avec  le  Pape.  —  Son  hy- 
pocrisie. —  Ses  décrets  contre  l'Eglise.  —  Ses  plans  de  spoliation.  —  Les 
deux  politiques  de  Frédéric.  —  Joseph  II  prend  au  sérieux  les  conseils  du 
monarque  philosophe.  —  Pie  VI  essaie  de  ramener  l'empereur  à  des  senti- 
ments plus  équitables  —  Il  prend  la  résolution  de  se  rendre  à  la  cour  de 

•  Vienne.  —  Efforts  que  l'on  fait  pour  l'eu  détourner.  —  Ses  préparatifs  de 
voyage. 

Joseph  II,  empereur  d'Allemagne,  fut  celui  de 
tous  les  princes  d'Europe  qui  causa  le  plus  de  cha- 
grins au  Souverain  Pontife.  La  bienveillance  de 
Pie  VI  pour  la  cour  de  Vienne,  et  pour  Marie- 
Thérèse  en  particulier,  ne  s'était  pourtant  jamais 
démentie. 

Joseph  II  ne  manquait  pas  d'intelligence,  mais  il 
était  fantasque,  entêté  et  ambitieux. 

La  renommée  de  Frédéric,  roi  de  Prusse,  lui  fit 
perdre  le  peu  de  bon  sens  qu'il  possédait. 

Désireux  de  se  faire  un  nom,  il  s'enrôla  parmi 
les  philosophes,  dont  il  ne  cessa  de  suivre  les 
conseils. 

Comme  beaucoup  de  princes  à  cette  époque,  il  se 
laissa  séduire  par  l'appât  des  biens  ecclésiastiques 
et  se  montra  sottement  jaloux  de  l'autorité  spiri- 
tuelle du  Saint-Siège  et  de  l'épiscopat.  Il  chercha 
donc  à  s'enrichir  aux  dépens  de  l'Eglise  et  voulut 


—  30? 


s'attribuer  je  ne  sais  quelle  suprématie  spirituelle 
que  rien  ne  justifiait. 

Il  fit  tant  et  si  bien,  qu'il  mérita  le  titre  de  per- 
sécuteur et  qu'il  devint  odieux  à  ses  sujets. 

Voici  la  leçon  qu'il  reçut  un  jour  du  roi  de 
Naples  : 

«  Ecoutez  à  votre  tour  »,  lui  dit  le  souverain  des 
Deux-Siciles,  «  écoutez-moi  sans  m'interrompre. 
«  Vous  couchez  sur  la  dure,  vous  dormez  peu,  vous 
«  mangez  à  la  hâte,  et  vous  digérez  mal;  occupé 
«  sans  cesse  à  lire,  à  méditer,  fuyant  les  amuse- 
«  ments,  vous  prenez  des  peines  incroyables,  vous 
x<  vous  rendez  le  plus  malheureux  des  hommes,  et 
«  cependant  tout  va  de  mal  en  pis  dans  vos  Etats. 
«  Vos  sujets  vous  redoutent,  vous  haïssent,  et  bien- 
«  tôt  se  révolteront  ;  et  moi,  mon  frère,  je  mange 
«  avec  appétit,  je  digère  facilement,  je  dors  en 
«  paix,  je  fais  tout  le  bien  que  me  suggère  le  bon 
«  sens  dont  je  suis  pourvu.  Mes  sujets  m'aiment, 
«  sont  contents  de  moi,  et  me  défendraient  en  cas 
«  de  besoin.  Ils  m'aiment,  vousdis-je,  et  je  ne  forme 
«  point  de  vains  projets  pour  leur  bonheur  futur 
«  aux  dépens  de  leur  repos  actuel;  croyez-moi, 
«  prenez  un  peu  de  repos,  et  surtout  tâchez  d'en 
«  laisser  aux  autres  ». 

«  Je  sais  bien  »,  lui  disait  le  même  prince  dans 
une  autre  circonstance,  «  que  mon  administration 
«  n'est  pas  sans  défaut;  mais  je  crains  d'augmenter 
«  le  désordre  en  voulant  le  réprimer.  Changer  tout, 
«  cela  est  fort  aisé;  mais  changer  en  mieux,  voilà 
«  la  difficulté.  Si  l'on  me  proposait  des  améliora- 


—  308  — 


«  fions  utiles,  dont  la  possibilité  me  fût  démontrée, 
«  avec  quel  empressement  je  les  adopterais  !  Mais 
«  remplacer  un  abus  par  un  autre  est  souvent  plus 
«  dangereux,  c'est  marcher  de  sottise  en  sottise,  et 
«  rendre  les  peuples  à  la  fois  victimes  de  notre  im- 
«  puissance  et  de  notre  instabilité.  Je  ne  veux  point 
'  «  tourmenter  mes  sujets  inutilement.  Vous  qui 
«  changez  tout,  qui  avez  la  fureur  d'innover  sans 
<<  cesse,  apprenez  que  les  demi-talents,  les  demi- 
«  connaissances  et  les  innovations  sont  le  plus  dan- 
<<  gereux  écueil  pour  les  princes,  et  pour  les  peuples 
«  le  plus  terrible  des  fléaux  ». 

Joseph  II  n'était  pas  homme  à  profiter  de  ces 
sortes  de  leçons.  Il  y  avait  trop  de  sens  pratique 
dans  le  langage  du  monarque  napolitain,  pour  que 
le  fils  dégénéré  de  Marie-Thérèse  pût  en  saisir  la 
haute  portée.  Engoué  des  idées  philosophiques  de 
l'époque,  désireux  surtout  de  rivaliser  d'impiété 
avec  son  puissant  voisin,  il  se  donna  pour  mission 
de  persécuter  les  catholiques  et  d'humilier  la  cour 
de  Rome.  Il  n'attendait,  pour  ouvrir  les  hostilités, 
qu'une  occasion  favorable,  qui  se  présenta  bientôt. 

Toutes  les  fois  qu'un  souverain  catholique  venait 
à  mourir,  les  papes  avaient  coutume  de  faire  célé- 
brer ou  de  célébrer  eux-mêmes  un  service  funèbre 
pour  le  défunt.  Les  princesses  ne  jouissaient  pas  du 
même  privilège. 

Pie  VI,  se  conformant  d'une  manière  stricte  à 
l'usage  établi  par  ses  prédécesseurs,  ne  crut  pas 
devoir  rendre  les  honneurs  funèbres  à  l'impératrice 
Marie-Thérèse.  On  sait  que  les  papes  n'aiment  pas 


—  309  — 


à  innover.  L'ambassadeur  d'Autriche  fit  à  ce  sujet 
des  représentations  un  peu  vives  au  Vicaire  de 
Jésus-Christ.  «  Que  l'empereur  se  fâche  de  ce  fait 
«  ou  le  méprise  »,  lui  répondit  Pie  VI,  «  aucune 
«  considération  ne  me  fera  manquer  aux  règles 
«  établies  ». 

Cette  parole  du  Saint-Père  fut  une  bonne  fortune 
pour  Joseph,  qui  se  hâta  de  répondre,  en  style  phi-  * 
losophique,  à  son  représentant  :  «  Que  l'évêque  de 
«  Rome  soit  poli  ou  malhonnête,  peu  m'importe». 

Quoique  ami  de  la  secte  et  complice  inconscient 
de  ses  projets,  l'empereur  n'avait  pas  toujours  le 
courage  de  ses  opinions.  Aussi  la  guerre  qu'il  fit  à 
l'Eglise  a-t-elle  été  constamment  une  guerre  hypo- 
crite. 

Sa  haine  prenait  invariablement  le  masque  de  la 
piété.  Il  affectait  même,  dans  sa  conduite,  un  rigo- 
risme peu  en  harmonie  avec  cette  absence  de  con- 
victions qui  formait  le  fond  de  son  caractère. 

N'osant  pas  attaquer  de  front  l'édifice  religieux, 
il  essaya  de  le  miner,  en  introduisant  dans  ses  Etats 
le  gallicanisme  parlementaire.  Bientôt,  sous  pré- 
texte de  réformes,  il  fit  dresser  une  statistique 
exacte  des  revenus  ecclésiastiques  dans  toutes  les 
parties  de  l'empire,  et  déclara  que  son  intention 
était  d'abolir  la  pluralité  des  bénéfices. 

Les  protestants  ne  tardèrent  pas  à  être  l'objet  de 
sa  bienveillance,  tandis  que  les  ordres  religieux 
avaient  à  subir  toute  sorte  de  vexations.  —  Défense 
fut  faite  aux  communautés  d'Allemagne  et  do 
Lombardie  de  recevoir  des  novices.  Le  calcul  de 


—  MIO  — 

Joseph  II  était  aussi  simple  qu'odieux  :  les  congré- 
gations religieuses  s'éteignant  faute  de  sujets,  l'Etat 
devenait  forcément  propriétaire  des  immeubles 
qu'elles  possédaient. 

Décidément  le  monarque  autrichien  prenait  au 
sérieux  le  plan  de  campagne  que  Frédéric  traçait  à 
Voltaire,  dans  une  lettre  que  nous  avons  déjà  citée, 
et  où  il  disait  entre  autres  choses  :  «  La  France  et 
«l'Autriche  sont  endettées  ;  elles  ont  épuisé  vaine- 
«  ment  les  ressources  de  l'industrie  pour  acquitter 
«  leurs  dettes.  L'appât  des  riches  abbayes  et  des 
«  couvents  bien  rentés  est  tentant.  En  leur  repré- 
«  sentant  le  mal  que  les  cénobites  font  à  la  popula- 
«  tion  de  leurs  Etats,  en  même  temps  la  faculté  de 
«  se  libérer  en  s'appropriant  les  trésors  de  ces  com- 
«  munautés  qui  n'ont  point  de  successeurs,  je  crois 
«  qu'on  les  déterminerait  aisément  à  tenter  cette 
«  réforme,  et  il  est  à  présumer  qu'après  avoir  joui 
«  de  la  sécularisation  de  quelques  bénéfices,  leur 
«  avidité  engloutira  le  reste  ». 

Il  est  bon  d'observer  que  le  roi  de  Prusse  n'était 
pas  conséquent  avec  lui-même;  car  il  évitait  avec 
un  soin  scrupuleux  de  faire  dans  ses  Etats  l'appli- 
cation des  théories  qu'il  recommandait  à  ses  voi- 
sins. 

Il  ne  porta  jamais  atteinte  aux  droits  de  l'Eglise, 
dans  celles  de  ses  provinces  où  le  clergé  catholique 
avait  des  propriétés. 

En  excitant  les  autres  souverains  à  dépouiller 
les  communautés  religieuses,  Frédéric  ne  se  pro- 
posait-il pas  uniquement  de  leur  susciter  des  em- 


311  — 


barras  dont  le  résultat  fatal  serait  de  les  affaiblir  et 
d'augmenter  sa  propre  puissance  ? 

Cette  supposition  est  d'autant  moins  invraisem- 
blable que  Frédéric  peut  être  considéré  comme  un 
des  disciples  les  plus  convaincus  de  Machiavel,  bien 
que  clans  sa  jeunesse,  et  lorsqu'il  n'était  encore 
que  prince  royal,  il  eût  combattu  les  doctrines  du 
philosophe  italien. 

La  lettre  que  nous  venons  de  citer  n'était  pas 
une  simple  boutade  du  roi  libre-penseur.  En  1771, 
il  revenait  sur  les  mêmes  idées  : 

«  On  dit  votre  nouveau  ministre  homme  d'es- 
«  prit  »,  écrivait-il  à  Voltaire;  «  s'il  est  tel,  il  n'aura 
«  ni  l'imbécilité  ni  la  faiblesse  de  rendre  Avignon 
«  au  Pape.  On  peut  être  bon  catholique,  et  néan- 
«  moins  dépouiller  le  Vicaire  de  Dieu  de  ses  pos- 
«  sessions  temporelles  qui  le  distraient  trop  de  ses 
«  devoirs  spirituels,  et  qui  lui  font  souvent  risquer 
«  son  salut  (I)  ». 

Nous  avons  vu  se  renouveler,  en  1859  et  les 
années  suivantes,  le  même  genre  de  plaisanteries, 
à  propos  des  attentats  commis  par  la  maison  de 
Savoie.  La  Prusse,  sans  prendre  parti  d'une  manière 
ostensible  contre  le  Souverain  Pontife,  ne  laissait 
pas  que  de  témoigner  beaucoup  de  sympathie  aux 
partisans  de  l'unité  italienne. 

Les  conseillers  du  roi  Guillaume  comprenaient 
que  le  jour  où  les  puissances  catholiques  devien- 
draient hostiles  à  l'Eglise,  la  Prusse  acquerrait  une 
force  nouvelle.  Leurs  prévisions  se  sont  réalisées 

(1)  Correspondance  :  Lettre  h  Voltaire  (1771). 


L'unification  de  la  péninsule  italique  a  naturelle- 
ment amené  l'unification  de  l'Allemagne,  et,  cette 
dernière  unification  une  fois  consommée,  la  France 
s'est  trouvée  aux  prises  avec  une  ennemie  aussi 
implacable  que  puissante. 

On  peut  donc  affirmer  sans  hésiter  que  Napo- 
léon III  et  la  presse  anti-religieuse  ont  travaillé  de 
tout  leur  pouvoir,  et  avec  une  singulière  inintel- 
ligence, à  fonder  le  nouvel  empire  d'Allemagne  et  à 
préparer  les  malheurs  dont  la  France  a  été  frappée 
en  1870  et  en  1871. 

Les  catholiques  avaient  prévu  et  annoncé  le  ré- 
sultat final  de  cette  politique  anti-nationale  ;  mais 
que  pouvaient  leurs  avertissements  en  présence 
des  passions  soulevées  contre  l'Eglise  ?  D'autre 
part,  le  roi  Guillaume,  imitant  le  machiavélisme  de 
Frédéric,  laissait  à  ses  sujets  une  liberté  de  cons- 
cience pleine  et  entière,  si  bien  que  le  clergé  alle- 
mand se  félicitait  de  vivre  sous  la  domination  d'une 
puissance  qui,  quoique  luthérienne,  savait  respecter 
les  droits  des  catholiques. 

Frédéric  exprimait  si  peu  le  fond  de  sa  pensée 
dans  les  deux  lettres  qu'on  vient  de  lire,  qu'en  une 
autre  circonstance,  nous  le  voyons  professer  une 
opinion  diamétralement  opposée.  Comme  Voltaire 
regrettait  que  le  roi  philosophe  ne  fût  pas  à  portée 
de  mettre  la  main  sur  les  trésors  de  Notre-Dame  de 
Lorette,  celui-ci  se  hâta  de  répondre  :  «  Elle  (Notre- 
«  Dame  de  Lorette)  serait  à  côté  de  ma  vigne,  que 
«  certainement  je  n'y  toucherais  pas.  Ses  trésors 
«  pourraient  séduire  des  Mandrins,  des  Cartouches, 


—  313  — 


«  des  Ravaillacs  et  leurs  pareils.  Ce  n'est  pas  que  je 
«  respecte  les  dons  que  l'abrutissement  a  consacrés; 
«  mais  il  faut  épargner  ce  que  le  public  vénère  ;  il 
«  ne  faut  point  donner  de  scandale;  et,  supposé 
«  qu'on  se  croie  plus  sage  que  les  autres,  il  faut  par 
«  complaisance,  par  commisération  pour  leur  fai- 
«  blesse,  ne  point  choquer  leurs  préjugés.  Il  serait 
«  à  souhaiter  que  les  prétendus  philosophes  de  nos 
«  jours  pensassent  de  même  (1)  ». 

Le  doute  n'est  plus  permis,  Frédéric  avait  deux 
politiques,  dont  l'une  pour  son  usage  et  l'autre  pour 
l'usage  de  ses  voisins.  Or,  comme  il  n'a  jamais  été, 
que  nous  sachions,  un  prince  borné,  on  peut  sup- 
poser, sans  être  téméraire,  que  ses  contradictions 
étaient  préméditées. 

Joseph  II  avait  pour  son  royal  émule  une 
admiration  tellement  aveugle  ,  qu'il  ne  songea 
même  pas  à  le  soupçonner  de  duplicité.  Il  ne  voyait 
en  lui  qu'un  homme  de  guerre  auquel  tout  sou- 
riait, et  un  philosophe  dont  le  nom  brillait  d'un  vif 
éclat  dans  le  monde  des  lettres.  Ce  culte  le  perdit- 
Non  content  d'interdire  aux  communautés  de 
femmes  de  recevoir  des  novices,  il  supprima  toutes 
les  maisons  où  l'on  ne  s'occupait  pas  de  l'éducation 
des  enfants. 

Bientôt  parurent  deux  autres  édits  non  moins 
attentatoires  à  l'autorité  de  l'Eglise.  Le  premier 
soumettait  à  des  formes  extrêmement  gênantes 
l'admission  en  Autriche  des  brefs,  bulles  et  rescrits 
émanés  de  Rome.  Le  second  enlevait  au  Pape  la 

(4)  Correspondance. 


nomination  aux  évêchés,  abbayes  et  prévôtés  de 
l'empire.  Le  souverain  se  réservait  exclusivement 
ce  droit.  Nous  ne  parlons  pas  de  la  prétention  ridi- 
cule qu'il  afficha  de  régler  tous  les  détails  du  culte. 
Il  alla  jusqu'à  déterminer  le  nombre  de  cierges  qui 
devaient  brûler  à  l'autel  les  jours  de  fête  et  les  jours 
ordinaires.  Le  grotesque  le  disputait  à  l'odieux  dans 
la  conduite  de  Joseph  vis-à-vis  de  l'Eglise,  si  bien 
que  Frédéric  ne  se  gênait  nullement  pour  décocher 
toute  sorte  de  plaisanteries  à  l'adresse  de  son  fan- 
tasque voisin. 

Pie  VI  essaya  d'abord  de  la  persuasion  et  de  la 
douceur  pour  ramener  à  d'autres  sentiments  Sa 
Majesté  peu  ou  point  catholique.  Le  nonce  fut 
chargé  de  transmettre  à  l'empereur  les  paternelles 
remontrances  du  chef  de  la  chrétienté.  Joseph  II, 
dont  l'urbanité  ne  formait  pas  le  caractère  distinctif, 
répondit  brutalement  au  prélat  :  «  Je  ne  demande 
<*  point  conseil  sur  les  affaires  de  mes  Etats,  qui  ne 
«  regardent  que  mes  propres  sujets,  et  des  objets 
«  purement  temporels  ». 

Quelques  années  plus  tard  nous  verrons  les  au- 
teurs de  la  Constitution  civile  du  clergé  raisonner  de 
la  même  façon,  et  dépouiller  l'Eglise  non-seulement 
de  ses  propriétés,  mais  encore  de  tous  ses  droits 
comme  société  spirituelle,  au  moyen  d'un  sophisme 
aussi  grossier  que  despotique. 

Voyant  que  ses  efforts  demeuraient  sans  résultat, 
et  voulant  néanmoins  mettre  un  terme  à  cet  état  de 
choses,  le  Souverain  Pontife  prit  la  résolution  de  se 
rendre  à  Vienne,  afin  de  traiter  sans  intermédiaire 


—  315  — 


avec  l'empereur.  Pie  VI  ne  comptait  sans  doute 
que  médiocrement  dans  le  succès  de  cette  dé- 
marche; mais  il  crut  devoir  épuiser  tous  les  moyens 
de  conciliation. 

Le  17  décembre  1781,  il  annonça  à  l'empereur 
Joseph  la  résolution  qu'il  avait  prise.  Nous  trans- 
crivons intégralement  le  bref  que  Sa  Sainteté 
adressa  au  monarque  : 

«  a  notre  très-cher  flls  en  j.-c,  joseph, 
illustre  roi  apostolique  de  hongrie,  ainsi 
que  de  Bohème,  élu  roi  des  Romains,  le  Pape 
Pie  VI. 

«  Notre  très-cher  fils  François  Herzan,  cardinal 
«  de  la  sainte  Eglise  romaine,  ministre  plénipoten- 
«  tiaire  de  Votre  Majesté  auprès  du  Saint-Siège, 
«  Nous  a  remis,  le  9  novembre  dernier,  votre 
«  gracieuse  lettre  en  date  du  6  octobre  précédent, 
«  par  laquelle  vous  répondez  à  la  Nôtre  du  26 
«  août  dernier. 

«  En  la  lisant,  Nous  avons  été  vivement  affligé 
«  d'apprendre  que  vous  n'avez  eu  aucun  égard  à 
«  Nos  instances  de  ne  point  dépouiller  le  Saint-Siège 
«  du  droit  dont  il  a  joui,  dans  les  temps  les  plus 
«  reculés,  de  conférer,  dans  vos  Etats  de  la  Lombar- 
«  die  autrichienne,  les  évèchés,  les  abbayes,  et 
«  prévôtés,  pour  ne  l'attribuer  qu'à  vous  seul. 
«  Nous  ne  voulons  point,  très-cher  fils  ,  entrer 
«  avec  vous  dans  les  discussions  qui  s'élevèrent, 
<<  vers  le  milieu  de  l'ère  chrétienne,  et  après  les- 
«  quelles,  la  paix  ayant  été  rendue  à  l'Église,  elle 


«  rentra  dans  l'antique  possession  de  ses  droits  et  de 
«  sa  discipline,  qui  lui  avait  été  confirmée  par  le 
«  témoignage  constant  des  conciles  écuméniques  : 
«  mais  Nous  devons  et  à  la  tendresse  que  Nous 
«  avons  pour  vous  et  au  dépôt  qui  Nous  est  confié, 
«  de  vous  assurer,  comme  une  chose  indubitable, 
«  que,  lorsque  les  apôtres  fondaient  des  églises  et 
«  y  établissaient  des  prêtres  et  des  évêques,  ils 
<<  n'ont  jamais  été  soupçonnés  en  ce  point  de  vou-  ■ 
«  loir  empiéter  sur  les  droits  de  la  puissance  civile 
«  et  séculière.  L'Eglise  a  conservé  cet  usage,  sans 
«  qu'il  en  soit  rien  résulté  au  détriment  des  droits 
«  des  souverains.  Quant  aux  biens  qu'elle  tient  delà 
«  munificence  des  princes  et  de  la  piété  des  fidèles, 
«  Votre  Majesté  n'ignore  pas  qu'ils  ont  toujours 
«  été  regardés  comme  le  patrimoine  des  pauvres, 
«  et  par  cette  raison-là  respectés  de  vos  ancêtres  ; 
«  de  sorte  qu'au  jugement  de  tous,  il  n'est  pas 
«  permis  de  consacrer  ces  biens  à  d'autres  usages 
«  qu'à  ceux  de  leur  destination  première.  Vos  glo- 
«  rieux  ancêtres,  et  notamment  votre  auguste  mère, 
«  reconnurent  ces  vérités,  lesquelles  furent  mises 
«  dans  tout  leur  jour  lors  de  la  négociation  qui  eut 
«  lieu  entre  cette  grande  impératrice  et  Benoît  XIV, 
«  d'illustre  mémoire,  au  sujet  des  abbayes  situées 
«  dans  la  Lombardie  :  c'est  un  fait  qui  vous  est 
«  connu. 

«  Nous  brûlons  de  traiter  avec  vous  comme  un 
«  père  avec  son  fils;  mais,  comme  ce  projet  rencon- 
«  trerait  des  obstacles  dans  l'éloignement,  Nous 
«  avons  résolu  de  Nous  rapprocher  et  d'aller  vous 


—  317  — 


«  voir  dans  votre  capitale.  Nous  ne  reculerons 
«  ni  devant  la  longueur  ni  devant  l'incommodité 
«  du  voyage  à  faire,  quoique  affaibli  par  Notre 
«  grand  âge.  Nous  puiserons  des  forces  dans  l'inap- 
«  préciable  consolation  que  Nous  aurons  de  vous 
«  parler  et  de  pouvoir  vous  dire  combien  Nous 
«  serons  toujours  heureux  de  concilier  les  droits  de 
«  Sa  Majesté  Impériale  avec  ceux  de  l'Eglise.  Nous 
«  supplions  donc  instamment  Votre  Majesté  de 
«  regarder  cette  démarche  comme  un  gage  parti- 
«  culier  de  Notre  attachement  pour  sa  personne, 
«  ainsi  que  du  désir  que  Nous  avons  de  conserver 
«  la  même  union.  Nous  vous  demandons  cette 
«  grâce ,  non  pour  Nous  personnellement,  mais 
«  pour  la  cause  commune  de  la  religion,  au  dépôt 
«  de  laquelle  Nous  devons  veiller,  et  qu'il  est  de 
«  votre  devoir  de  protéger. 

«Donné  à  Rome  le  15  décembre  1781,  et  de 
«  Notre  pontificat  la  7e  année  ». 

Cette  lettre,  où  le  cœur  du  pontife  s'épanchait 
tout  entier,  en  eût  touché  un  autre  que  l'empereur 
Joseph  ;  mais  le  monarque  autrichien  avait  trop  de 
philosophie  pour  ne  pas  opposer  à  la  mansuétude 
de  Pie  VI  un  scepticisme  orgueilleux  et  une  incon- 
venance de  langage  dont  lui  seul  possédait  le  secret. 

Voici  en  quels  termes  il  répondit  au  Vicaire  de 
Jésus-Christ  : 

«  Très-Saint  Père, 
«  Puisque  Votre  Sainteté  persiste  dans  la  résolu- 


—  318  — 


«  tion  de  se  rendre  auprès  de  nous,  je  puis  l'assu- 
«  rer  qu'elle  sera  reçue  avec  tous  les  égards  et  la 
«  vénération  qui  sont  dus  à  sa  haute  dignité. 

«  L'objet  de  votre  voyage  se  rapportant  à  des 
«  choses  que  Votre  Sainteté  regarde  encore  comme 
«  douteuses,  et  que  moi  fui  décidées,  permettez-moi  de 
«  croire  qu'elle  -prend  une  peine  inutile.  Jedoisla  préve- 
«  nir  que,  dans  mes  résolutions,  je  ne  me  règle  jamais 
«  que  d'après  ma  raison^  l'équité  et  la  religion. 
«  Avant  de  me  décider,  je  balance  longtemps,  et 
«  j'écoute  les  avis  de  mon  conseil.  Une  fois  décidé, 
«  je  persiste. 

«  J'assure  Votre  Sainteté  que  j'ai  pour  elle  tout 
«  le  respect  et  la  vénération  d'un  vrai  catholique 
«  et  apostolique ,  en  demandant  votre  bénédic- 
«  tion  etc  ». 

Nous  nous  bornons  à  citer  cette  lettre  sans  la 
qualifier.  Pie  VI,  dont  la  patience  ne  connaissait 
point  de  bornes,  lorsqu'il  s'agissait  des  grands  inté- 
rêts de  l'Eglise,  persista  dans  sa  résolution. 

Le  départ  du  pontife  n'eut  lieu  que  quelques 
mois  après  ces  premières  négociations. 

L'entourage  de  Sa  Sainteté  ne  voyait  pas  de  bon 
oeil  ce  projet  de  voyage.  Plusieurs  cardinaux, 
parmi  lesquels  on  remarquait  M.  de  Bernis,  ne 
négligèrent  rien  pour  le  faire  échouer. 

Ce  dernier  écrivit  même  au  pape  une  lettre  que 
son  auteur  dut  regretter,  et  où  l'on  voit  percer  un 
peu  trop  les  préoccupations  politiques  de  l'ambassa- 
deur. La  voici  en  entier  : 


-  3I«J  — 


«  Très-Saint  Père, 
«  Toute  l'Europe  regarde  comme  une  Table  la 
«  nouvelle  de  votre  voyage  à  Vienne  ,  et  cette 
«  manière  de  l'envisager  en  prouve  les  inconvé- 
«  nients.  Vos  ennemis  n'auraient  pu  vous  donner 
«  un  autre  conseil,  et  vos  amis  sont  au  désespoir 
«  de  n'avoir  pu  le  prévenir.  De  grâce,  Très-Saint 
«  Père,  suspendez  au  moins  son  exécution,  jusqu'à 
«  ce  que  vous  sachiez  l'opinion  qu'en  prendront  les 
«  cours  de  France  et  d'Espagne,  dont  le  suif  rage 
«  est  de  quelque  poids  dans  votre  esprit  ». 

Le  cardinal  Borromée  lui  fit  également  des  repré- 
sentations. 

«  Vous  voyez  »,  lui  dit-il,  «  que  l'empereur  vous 
«  annonce  lui-même  que  rien  ne  pourra  l'ébranler. 
«  Pourquoi  donc  courir  sans  espoir  les  dangers 
«  d'un  aussi  long  voyage  ?  » 

Cet  argument  faillit  l'ébranler;  mais  avant  de 
prendre  une  résolution  définitive,  il  voulut  consul- 
ter séparément,  et  à  l'insu  les  uns  des  autres,  les 
sept  membres  du  sacré  collège,  dans  la  piété  et  les 
lumières  desquels  il  avait  le  plus  de  confiance. 
Tous  furent  d'avis  que  le  voyage  du  Saint-Père  à 
Vienne  pouvait  avoir  d'excellents  résultats.  Pie  VI 
n'hésita  plus. 

Le  cardinal  de  Bernis  revint  cependant  à  la  charge.  . 
«  Vous  ne  pouvez  »,  disait-il  au  Pape,  «  entrepren- 
«  dre  ce  voyage,  au  milieu  de  l'hiver,  sans  exposer 
«  votre  vie  ».  —  «  Je  vais  à  Vienne  »,  répondit  le 
Pontife,  «  comme  j'irais  au  martyre.  Pour  l'intérêt 


—  320  — 


«  de  la  religion,  il  est  de  notre  devoir  de  risquer 
«  et,  s'il  est  nécessaire,  de  sacrifier  nos  jours.  Serait- 
«  ce  donc  dans  la  tempête  qu'il  pourrait  nous  être 
«  permis  d'abandonner  un  instant  le  vaisseau  de 
«  l'Église  ?  » 

Le  chevalier  Azara  insista  de  son  côté.  Il  lui  re- 
présenta le  prince  de  Kaunitz,  premier  ministre  de 
l'empereur  Joseph,  comme  un  incrédule  obstiné  et 
capable  de  se  livrer  à  des  railleries  indécentes  à  pro- 
pos de  ce  voyage.  Cette  hypothèse  ne  manquait  pas 
de  vraisemblance,  étant  donné  le  caractère  du  per- 
sonnage auquel  le  fils  de  Marie-Thérèse  accordait 
une  confiance  illimitée.  Pie  VI  ne  l'ignorait  pas. 
«  Que  m'importe  »,  répondit-il  au  chevalier,  «que 
«  le  ministre  me  trouve  ridicule,  si  je  puis  toucher 
«  le  cœur  du  maître  ?  Ne  savons-nous  pas  que  nous 
«  devons  paraître  insensé  pour  Jésus-Christ  ». 

Voyant  que  le  Pontife  était  inébranlable,  on  eut 
recours  à  un  dernier  moyen.  Ses  neveux  intervin- 
rent donc  à  leur  tour  ;  mais  ce  fut  sans  succès. 

Pie  VI  avait  eu  la  pensée  tout  d'abord  de  faire  ce 
voyage  incognito,  souslenomd'évêquedeSaint-Jean- 
de-Latran.  L'empereur  d'Autriche  s'y  opposa.  Il 
voulait,  disait-il,  que  le  chef  de  l'Eglise  fût  honoré 
comme  il  méritait  de  l'être.  On  prépara  donc  au 
palais  un  appartement  somptueux.  On  y  voyait, 
entre  autres  choses,  un  très-bel  oratoire,  et,  sur 
l'autel  que  l'on  y  avait  dressé,  un  crucifix  que  l'on 
disait  avoir  appartenu  à  Charlemagne. 


CHAPITRE  XX. 


Sommaire.  —  Départ  du  Pape  pour  Vienne.  —  Le  comte  et  la  comtesse  du 
Nord  lui  font  leurs  adieux.  —  Ovations  qu'il  reçoit  de  la  part  de  ses  sujets. 

—  Le  roi  d'Espagne  et  les  princes   italiens  lui  envoient  leurs  hommages- 

—  La  république  de  Venise.  —  Il  entre  dans  les  Etats  de  l'empereur.  — 
Concours  de  fidèles  sur  son  passage.  —  L'empereur  et  l'arcliiduc  Maximilien 
viennent  au-devant  de  lui.  —  Précautions  que  prend  Joseph  II  pour  que  le 
Pape  ait  le  moins  de  rapports  possible  avec  les  évèques  de  ses  Etats.  — 
On  accourt  de  toutes  parts  pour  recevoir  la  bénédiction  du  Pape.  —  Effet 
produit  par  les  cérémonies  de  la  Semaine  Sainte  que  préside  Pie  VI.  — 
Joseph  II  modifie  sa  ligne  de  conduite  et  fait  preuve  de  beaucoup  d'urbanité. 

—  Grossièreté  de  Kaunitz.  —  Conférences  du  Pape  avec  l'empereur  et  son 
premier  ministre.  —  Résultats  obtenus  par  l'intervention  du  Souverain  Pontife 
auprès  du  gouvernement  autrichien. 

Le  25  février  1782,  il  y  eut  un  consistoire.  Le 
Pape  y  régla  toutes  choses  en  vue  de  son  départ. 

Il  confia  au  cardinal  Colonna,  qui  était  alors  car- 
dinal-vicaire, le  gouvernement  des  Etats  pontifi- 
caux; il  suspendit  provisoirement  l'effet  de  la  bulle 
ubi  papa,  ibi  Roma,  afin  que,  si  la  Providence  vou- 
lait qu'il  mourût  en  voyage,  le  conclave  pût  se 
réunir  dans  la  Ville  Éternelle  ;  il  désigna,  dans  un 
billet  écrit  et  cacheté  de  sa  main,  un  successeur  au 
cardinal  Pallavicini,  secrétaire  d'Etat,  pour  le  cas 
où  ses  forces  trahiraient  sa  bonne  volonté;  il  or- 
donna que  le  Saint-Sacrement  demeurât  exposé 
jusqu'à  son  retour  dans  les  principales  églises  de 
Rome  et  que  l'on  dit  tous  les  jours  à  la  messe  la 
collecte  pro  peregrinantibus. 


Pie  vi. 


21 


—  322  — 


Il  fit,  en  même  temps,  frapper  huit  cents  mé- 
dailles en  or,  représentant  d'un  côté  les  apôtres  saint 
Pierre  et  saint  Paul  et  de  l'autre  son  propre  buste. 

Après  s'être  occupé  des  intérêts  de  l'Église,  il  dut 
songer  à  sa  famille.  Ayant  donc  fait  venir  son  neveu, 
le  comte  Louis  Braschi,  il  lui  remit  son  testament. 
«  Si  je  meurs  avant  mon  retour  »,  lui  dit-il,  «  vous 
«  trouverez  ici  mes  dernières  volontés.  Souvenez- 
«  vous  de  moi  dans  vos  prières.  Adieu  ». 

La  veille  de  son  départ,  il  se  rendit  au  tombeau 
des  saints  Apôtres,  où  il  passa  la  nuit  en  prières. 
Canova  a  immortalisé  le  souvenir  de  cette  circons- 
tance, en  léguant  à  la  postérité  la  magnifique  statue 
qui  représente  le  Pontife  à  genoux,  et  que  l'on  voit 
à  la  confession  de  Saint-Pierre  de  Rome. 

Le  27,  Pie  VI  alla  de  grand  matin  à  la  chapelle 
du  Vatican.  Ensuite,  il  se  rendit  à  Saint-Pierre,  où 
il  entendit  la  messe,  et  de  là  à  la  sacristie,  qu'il 
avait  fait  construire  et  décorer  avec  tant  de  splen- 
deur. Le  comte  et  la  comtesse  du  Nord,  qui  n'étaient 
autres  que  le  grand-duc  et  la  grande-duchesse  de 
Russie,  l'y  attendaient,  afin  de  lui  faire  leurs  adieux. 
Ils  lui  offrirent  deux  magnifiques  pelisses,  desti- 
nées, dirent-ils,  à  le  protéger  contre  les  rigueurs 
d'un  climat  auquel  Sa  Sainteté  n'était  pas  habituée. 

Pie  VI  se  montra  on  ne  peut  plus  sensible  à  l'at- 
tention délicate  et  presque  filiale  dont  il  était  l'objet 
de  la  part  d'un  prince  et  d'une  princesse  schisma- 
tiques.  Leur  conduite  en  effet  contrastait  d'une 
étrange  façon  avec  celle  des  souverains  qui  avaient 
la  prétention  d'appartenir  à  l'Église  et  dont  le 


—  323  — 


mauvais  vouloir  abreuvait  d'amertumes  le  noble  et 
saint  Pontife. 

Ce  même  comte  du  Nord,  devenu  empereur  de 
toutes  les  Russies,  enverra  plus  tard  une  armée 
pour  remettre  le  Pape  en  possession  de  ses  États. 
Le  souvenir  de  ses  relations  avec  Pie  VI  ne  fut  pas 
étranger  probablement  à  la  conduite  qu'il  tint  vis-à- 
vis  des  spoliateurs  du  Saint-Siège.  Cela  prouve  une 
fois  de  plus  la  vérité  de  cette  parole  :  «  L'homme 
«  s'agite  et  Dieu  le  mène  ». 

Le  Souverain  Pontife  monta  en  voiture  au  milieu 
d'une  foule  immense,  accourue  pour  le  voir  au  mo- 
ment de  son  départ  et  lui  demander  sa  bénédiction. 
Les  acclamations  les  plus  touchantes  se  firent  en- 
tendre sur  son  passage  et  lui  prouvèrent  une  fois 
de  plus  qu'il  possédait  l'affection  de  ses  sujets.  Tous 
le  considéraient  comme  un  père,  et  avec  raison, 
car  il  en  avait  la  tendresse  et  le  dévouement. 

Lorsque  sa  voiture  arriva  devant  la  maison  des 
Pères  de  l'Oratoire,  à  Santa-Maria  de  Vallicella, 
il  mit  pied  à  terre,  entra  dans  l'église  et  pria  de 
nouveau.  Puis  il  sortit  de  Rome  par  la  porte  del 
Popolo. 

L'élite  de  la  noblesse  se  fît  un  devoir  d'accom- 
pagner Pie  VI  jusqu'à  Otricoli.  Le  Pape  profita 
des  quelques  heures  de  repos  qu'il  prit  dans  cette 
ville  pour  donner  au  grand-duc  et  à  la  grande- 
duchesse  un  nouveau  témoignage  de  bienveillance. 
Il  ordonna  d'illuminer  Saint-Pierre  et  de  tirer  un 
feu  d'artifice  au  château  Saint-Ange  en  l'honneur 
de  ses  hôtes  illustres. 


—  324  - 


Le  passage  de  Pie  VI  à  travers  ses  Etats  fut  une 
marche  triomphale  dans  toute  l'acception  du  mot. 
Les  populations  accouraient  en  foule  au-devant  de 
lui,  poussées  par  un  sentiment  d'amour  et  de 
profonde  vénération.  Le  zélé  Pontife  profitait  de 
leur  empressement  à  le  voir  pour  répandre  au 
milieu  d'elles  la  bonne  odeur  de  Jésus-Christ.  Arrivé 
à  Tolentino,  il  voulut  prier  devant  les  reliques  de 
saint  Nicolas,  que  possédaient  alors  les  ermites  de 
Saint-Augustin. 

De  Tolentino  ,  il  se  rendit  à  Notre-Dame  de 
Lorette ,  au  milieu  d'un  immense  concours  de 
fidèles,  de  prêtres  et  de  religieux,  venus  pour  re- 
cevoir sa  bénédiction.  L'auguste  sanctuaire  eut 
une  large  part  à  ses  libéralités. 

Pie  VI,  après  avoir  satisfait  sa  dévotion  envers 
la  Mère  de  Dieu,  partit  pour  Césène,  son  pays  natal. 
Il  éprouvait  une  douce  consolation  à  la  pensée  qu'il 
allait  se  retrouver  au  milieu  des  siens.  Là  encore, 
il  fit  céder  à  la  bonté  les  rigueurs  de  l'étiquette.  Il 
était  d'usage  que  les  papes  vécussent  dans  un  iso- 
lement complet.  Pie  VI,  par  une  condescendance  as- 
surément très-légitime,  permit  à  tous  les  membres 
de  sa  famille  de  s'asseoir  à  la  même  table  que  lui. 

Pendant  qu'il  était  à  Césène,  le  comte  Zambecari, 
ministre  plénipotentiaire  d'Espagne,  vint  le  com- 
plimenter au  nom  de  son  souverain.  Charles  III  lui 
adressait  une  lettre  autographe  où  on  lisait  entre 
autres  choses  :  «  Je  porte  envie  à  l'empereur  de  ce 
«  qu'il  va  vous  posséder  à  Vienne.  Je  ne  désirerais 
«  rien  tant  qu'un  pareil  bonheur  ». 


—  325  - 


Le  1 8  mars,  il  était  à  Iraola.  Sa  suite  se  compo- 
sait de  vingt-quatre  personnes.  On  avait  pris,  pour 
transporter  hommes  et  bagages,  trois  carrosses,  dont 
un  à  six  chevaux,  et  quatre  voitures  ordinaires.  Le 
capitaine  Nelli  dirigeait  le  cortège.  Il  reçut  dans 
cette  ville  les  seigneurs  que  le  roi  de  Sardaigne 
avait  envoyés  au-devant  lui.  Le  duc  de  Parme 
voulut  avoir  la  consolation  de  s'y  rendre  en  per- 
sonne. 

L'empereur,  informé  officiellement  du  départ  de 
Pie  VI,  chargea  un  officier  de  sa  garde  noble  de  se 
rendre  à  Ferrare,  avec  ordre  de  se  mettre  à  la  dispo- 
sition du  Pape.  Le  chef  de  l'Eglise  apprit  dans  cette 
ville  seulement  que  la  réponse  du  monarque  au- 
trichien à  son  dernier  bref  venait  d'arriver  à  Rome, 
et  que  rien  n'était  changé  dans  ses  dispositions. 
L'empereur  le  priait  à  nouveau  d'accepter  l'apparte- 
ment qu'il  lui  faisait  préparer  dans  son  palais.  «  Notre 
«  dignité  réciproque  »,  ajoutait-il,  «  l'exige  abso- 
«  lument.  Nous  aurons  d'ailleurs  bien  des  choses  à 
«  traiter,  et  nous  pourrons  conférer  avec  plus  de 
«  commodité  ». 

Le  Bucentaure  attendait  le  Pape  au  bord  du  Pô. 
Le  sénat  de  Venise  avait  fait  préparer  ce  navire 
pour  l'illustre  voyageur.  Une  foule  immense  se  pres- 
sait sur  les  rives  du  fleuve  ;  elle  l'accueillit  avec  un 
enthousiasme  indescriptible.  A  l'île  de  Chiozza,  qui 
appartenait  à  la  république,  les  prélats  vénitiens, 
le  doge  et  le  sénat,  se  joignirent  à  son  escorte,  après 
l'avoir  complimenté. 

«  Rendu  aux  canaux  de  la  Lagune,  d'où  l'on 


—  326  — 


«  aperçoit  cette  ville  fameuse,  autrefois  justement 
«  nommée  la  Reine  des  Eaux,  il  trouva  une  multi- 
«  tude  de  barques  et  de  gondoles,  qui  laissaient  à 
«  peine  de  la  place  pour  le  navire  richement  décoré 
«  sur  lequel  il  fut  reçu.  Tout  le  peuple  prosterné 
«  demanda  et  obtint  sa  bénédiction.  Les  arbres 
«  voisins  pliaient  sous  le  poids  des  spectateurs  em- 
«  pressés.  Des  larmes  de  joie  et  d'admiration  cou- 
«  laient  de  tous  les  yeux.  Il  débarque  enfin  à  Mala- 
«  gherra,  et  trouve  sur  le  rivage  un  escalier  cou- 
«  vert  de  riches  tapis.  L'évêque  de  Trévise,  qui 
«  l'attendait  en  cet  endroit,  le  conduisit  à  Mestre, 
«  où. il  fut  reçut  par  tout  ce  qu'il  y  avait  de  person- 
«  nages  considérables  dans  le  pays  ;  par  les  ambas- 
«  sadeurs  de  Vienne  et  d'Espagne  ,  et  par  son 
«  propre  nonce,  qui  tous  étaient  accourus  pour  se 
«  trouver  à  son  passage  (1)  ». 

Après  quelques  jours  de  repos,  à  Trévise,  Pie  VI 
traversa  la  Piave  et  le  Tagliamento  et  arriva  à 
Udine,  la  dernière  ville  de  l'Etat  vénitien. 

Nous  allons  maintenant  céder  la  parole  à  un 
écrivain  contemporain,  dont  le  récit  n'est  d'ailleurs 
qu'un  résumé  des  relations  authentiques  publiées 
par  les  journaux  de  l'époque  : 

«  En  sortant  d'Udine,  le  Souverain  Pontife,  entre 
«  dans  les  Etats  de  l'Empereur.  Il  arrive  à  Goertz, 
«  première  ville  de  sa  domination,  dans  la  Carniole. 
«  Il  y  trouve  le  nonce  Garampi,  le  comte  de  Co- 
«  benfzel,  vice-chancslier  de  l'empereur,  un  esca- 
«  dron  de  la  garde  noble ,  et  plusieurs  seigneurs 

(d)  Histoire  "nonyme  de  Tic  TV. 


—  327  — 


«  autrichiens.  Là,  dit-on,  il  apprit  que  l'archevêque 
«  de  cette  ville  venait  d'être  mandé  à  Vienne  pour 
«  y  être  réprimandé  de  son  dévouement  au  Saint- 
«  Siège,  dévouement  qui  l'avait  porté  à  refuser  de 
«  publier  dans  son  diocèse  les  édits  subversifs  de  la 
«  religion,  émanés  de  l'empereur. 

«  A  Leybach,  il  eut  la  satisfaction  de  trouver  la 
«  sœur  aînée  de  Joseph  II,  l'archiduchesse  Marie- 
«  Anne  ,  que  la  piété  amenait  de  son  couvent  de 
«  Clagenfort  aux  pieds  du  Souverain  Pontife.  Elle 
«  voulut  s'y  jeter  en  effet.  Le  Pape  ne  le  souffrit 
«  pas  ;  mais  il  ne  put  l'empêcher  de  lui  baiser  la 
«  main.  Il  épancha  ses  alarmes  dans  le  sein  de 
«  l'illustre  confidente,  qui  ne  put  lui  répondre  que 
«  par  des  vœux  et  des  encouragements. 

«  A  Leybach,  à  Marpurg,  à  Gratz  en  Styrie,  il 
«  trouva  sur  ses  pas  la  même  affluence.  Dans  la  pre- 
«  mière  de  ces  villes,  il  marcha  pendant  plus  d'une 
«  heure  entre  deux  rangs  très-serrés  de  specta- 
«  leurs.  A  Gratz,  l'empressement  fut  plus  vif  encore; 
«  la  foule  l'entourait  de  fort  près  ;  chacun  voulait 
«  baiser  ou  toucher  du  moins  ses  vêtements  qui  lui 
a  semblaient  sacrés,  tant  était  profonde  la  vénéra- 
«  tion  qu'il  inspirait.  Voyant  qu'on  s'efforçait  d'écar- 
«  ter  .de  lui  le  peuple  des  fidèles,  il  proféra  ces  pa- 
«  rôles  de  l'Evangile  :  Laissez  venir  ces  enfants  à 
«  moiy  et  ne  les  repoussez  pas  ». 

«  Pie  VI  approchait  des  portes  de  Vienne.  L'em- 
«  pereur  envoie  à  sa  rencontre  trois  nobles  de  la 
«  garde  hongroise,  qui  doivent  lui  servir  de  cour- 
«  riers  ;  et  soit  par  l'effet  du  hasard  ou  d'une  saillie 


—  328  — 


«  philosophique,  ils  se  trouvent  être  des  trois  diffé- 
«  rentes  religions  admises  en  Allemagne  :  catholi- 
«  que,  luthérienne  et  calviniste.  Le  cardinal  Mi- 
«  gazzi,  archevêque  de  Vienne,  partant  pour  aller 
«  au-devant  de  Sa  Sainteté,  demande  à  l'empereur 
«  si  les  cloches  doivent  être  sonnées  pour  célébrer 
«  l'entrée  du  Pape  dans  la  capitale.  Snns  doute,  ré- 
«  pondit-il,  ne  sont-elles  pas  votre  artillerie? 

«  L'empereur  et  son  frère  Maximilien  allèrent 
«  jusqu'à Newllirchen,  bourg  à  quelques  lieues  de 
«  Vienne,  à  la  rencontre  du  Souverain  Pontife  ; 
«  dès  qu'ils  aperçurent  sa  voiture  ils  mirent  pied  à 
<i  terre.  Le  Pape  se  hâta  de  descendre  aussi.  Il  em- 
«  brassa  trois  fois  l'empereur  avec  l'abandon  d'un 
«  vif  attachement  ;  et  de  l'autre  part  l'accueil  ne 
«  parut  pas  moins  affectueux.  On  crut  remarquer 
«  dans  les  yeux  des  deux  éminents  personnages 
«  quelques  îarmes  d'attendrissement  ;  ce  qui  prou- 
«  verait  que  la  philosophie  n'avait  pu  parvenir  à 
«  étouffer  le  bon  naturel  que  l'empereur  tenait  de  la 
«  Providence.  Il  prit  le  Saint-Père  dans  sa  voiture 
«  et  lui  donna  la  droite.  Leur  entrée  dans  Vienne, 
«  qui  se  fit  le  22  mars,  avait  l'air  d'un  triomphe.  Le 
«  peuple  donna  les  marques  les  plus  éclatantes  de 
«  sa  dévotion  et  de  sa  joie.  On  fut  obligé  d'aller  au 
«  petit  pas  pour  ne  pas  écraser  la  multitude  qui 
«  s'empressait  de  recevoir  la  bénédiction  que  Sa 
«  Sainteté  envoyait  du  fond  de  son  carrosse.  L'em- 
«  pereur  lui  donna  la  main  pour  descendre.  Les 
«  ministres  et  les  nobles  étaient  au  palais  et  reçu- 
«  rent  le  Pape,  qui  se  rendit  aussitôt  à  la  chapelle 


—  329  — 


«  impériale,  où  il  fut  chanté  un  Te  Deum  en  action 
«  de  grâces  de  l'heureuse  fin  de  son  voyage. 

«  Les  gazettes  du  temps,  rendant  compte  de  son 
«  physique,  nous  apprennent  qu'à l'éminence  d'une 
«  taille  très-bien  faite,  il  joignait  un  visage  coloré, 
<<  frais,  et  un  nez  aquilin.  Son  extérieur  parut  pré- 
«  venant.  On  y  trouva  un  mélange  de  noblesse,  de 
«  modestie  et  d'affabilité.  On  sut  cependant  que  Jo- 
«  seph,  qui  joignait  des  faiblesses  à  de  grandes  qua- 
«  lités,  avait  conçu  de  l'humeur  des  acclamations 
«  qu'il  avait  recueillies  sur  sa  route  ;  on  apprit 
«  qu'il  était  piqué  surtout  des  reproches  paternels 
«  qu'on  prétend  avoir  été  faits  par  Pie  VI  aux  évê- 
«  ques  qui  avaient  publié,  avec  une  complaisance  et 
«  une  précipitation  affectées,  ses  décrets  impériaux 
«  contre  la  discipline  de  l'Eglise  ». 

Le  voyage  du  Souverain  Pontife  inspirait  à  l'em- 
pereur de  sérieuses  inquiétudes.  Pie  VI  était  connu 
en  Allemagne  par  la  sainteté  de  sa  vie,  la  bonté  iné- 
puisable de  son  cœur  et  les  grandes  choses  qu'il 
avait  accomplies  comme  souverain  temporel.  Sa  pré- 
sence ne  pouvait  manquer  de  ranimer  le  zèle  du 
clergé  et  la  foi  assoupie  des  fidèles. 

Etant  donné  ce  revirement  probable  des  esprits 
au-delà  du  Rhin,  les  prétendues  réformes  de  Joseph 
seraient  vues  de  mauvais  œil,  peut-être  même  re- 
poussées avec  indignation.  Il  ne  restait  plus  alors  au 
prince-philosophe  que  deux  partis  à  prendre  :  re- 
noncer à  ses  projets  d'innovations  ou  persécuter 
ouvertement  les  catholiques.  Or  il  ne  voulait  ni  l'un 
ni  l'autre. 


—  330  — 


L'empereur  eut  donc  recours  à  un  expédient  qui, 
sans  obvier  à  tous  les  dangers,  pouvait  du  moins 
paralyser  en  partie  l'influence  redoutable  du  Sou- 
verain Pontife.  Pour  calmer  les  esprits  et  endormir 
les  consciences  inquiètes,  il  adressa  une  ordonnance 
au  clergé,  voulant,  disait-il,  prévenir  les  interpré- 
tations inexactes  que  quelques  personnes  avaient 
données  de  ses  décrets  antérieurs  relativement  aux 
questions  religieuses.  Puis,  comme  si  cela  n'avait 
pas  suffi,  il  défendit  aux  évèques  de  quitter  leurs 
résidences,  pendant  que  le  Pape  serait  à  Vienne, 
sans  une  permission  formelle  de  sa  part. 

Le  22  mars,  Pie  VI  fît  sa  première  visite  à 
l'empereur  et  à  l'archiduc  Maximilien.  Le  jour  de 
l'Annonciation  de  la  sainte  Vierge  il  se  rendit  au 
couvent  des  Capucins,  où  il  célébra  la  sainte  Messe, 
et  de  là  aux  tombeaux  de  la  famille  impériale. 

Joseph  II  n'avait  d'autre  rêve  en  cé  moment  que 
celui  de  tenir  le  Pape  en  charte  privée.  L'apparte- 
ment qu'occupait  Pie  VI  avait  plusieurs  entrées. 
Toutes  furent  condamnées,  à  l'exception d*une  seule. 
Mais,  comme  celle-là  suffisait  pour  donneraccès  aux 
visiteurs,  le  despote  y  fit  placer  une  garde  d'hon- 
neur, avec  ordre  de  ne  laisser  entrer  que  des  per- 
sonnages connus.  11  fut  interdit  de  la  manière  la 
plus  formelle  de  présenter  n'importe  quelle  requête 
au  Chef  de  l'Eglise.  Mais  la  providence  sut  déjouer 
tous  ces  calculs. 

On  touchait  alors  à  la  solennité  de  Pâques. 

Pie  VI  présida  à  toutes  les  cérémonies  de  la  Se- 
maine sainte,  comme  il  l'eût  fait  à  Saint-Pierre  de 


-  331  — 


Rome.  Le  peuple  de  Vienne  s'y  porta  enfouie.  Ceux 
que  ne  poussaient  pas  les  convictions  religieuses  y 
étaient  entraînés  par  la  curiosité.  Les  uns  et  les 
autres  revenaient  édifiés  ou  saisis  d'admiration. 

«  L'effet  de  la  présence  du  Pape  à  Vienne»,  écri- 
vait un  luthérien,  «  est  prodigieux  ;  et  je  ne  m'é- 
«  tonne  pas  qu'elle  ait  produit  autrefois  de  si  étran- 
«  ges  révolutions.  J'ai  vu  plusieurs  fois  le  Pontife 
»  au  moment  où  il  donnait  sa  bénédiction  au  peuple 
ô  de  cette  capitale  ;  je  ne  suis  pas  catholique,  je  ne 
«  suis  pas  facile  à  émouvoir,  mais  je  dois  convenir 
«  que  le  spectacle  m'a  attendri  jusqu'aux  larmes. 
«  Vous  ne  pouvez  pas  vous  figurer  combien  il  est 
«  intéressa  nt  de  voir  plus  de  cinquant  e  mille  hommes 
«  réunis  dans  un  même  lieu  par  le  même  sentiment, 
«  portant  dans  leurs  regards,  dans  leur  attitude, 
«  l'empreinte  de  la  dévotion,  de  l'enthousiasme  avec 
«  lequel  ils  attendent  une  bénédiction,  dont  ils  font 
«  dépendre  leur  prospérité  sur  la  terre  et  leurbon- 
«  heur  dans  une  autre  vie.  Tout  occupés  de  cet 
«  objet,  ils  ne  s'aperçoivent  nullement  de  l'incommo- 
«  dité  de  leur  situation  ;  pressés  les  uns  contre  les 
«  autres  et  respirant  à  peine,  ils  voient  paraître  le 
«  Chef  de  l'Eglise  catholique  dans  toute  sa  pompe, 
«  la  tiare  sur  la  tète,  revêtu  de  ses  vêtements  pon- 
«  tificaux,  sacrés  pour  eux,  magnifiques  pour  tous, 
«  entouré  des  cardinaux  qui  se  trouvent  à  Vienne, 
«  et  de  tout  le  haut  clergé.  Le  Pontife  se  courbe 
«  vers  la  terre,  élève  ses  bras  vers  le  ciel,  dansl'at- 
«  titude  d'un  homme  profondément  persuadé  qu'il 
«  porte  les  vœux  de  tout  un  peuple,  et  qui  exprime 


—  332  — 


«  dans  ses  regards  l'ardent  désir  qu'ils  soient  exau- 
«  ces.  Qu'on  se  représente  ces  fonctions  remplies 
«  par  un  vieillard,  d'une  taille  majestueuse,  de  la 
«  physionomie  la  plus  noble  et  la  plus  agréable,  et 
«  qu'on  se  défende  d'une  vive  émotion  en  voyant 
«  cette  foule  immense  se  précipitant  à  genoux,  au 
«  moment  où  la  bénédiction  lui  est  donnée,  et  lare- 
«  cevant  avec  le  môme  enthousiasme  qui  paraît  ani- 
«  mer  celui  dont  elle  la  reçoit.  Pour  moi,  je  l'avoue, 
«  je  conserverai  toute  ma  vie  l'impression  de  cette 
«  scène.  Combien  ne  doit- elle  donc  pas  être  vive  et 
«  profonde  chez  ceux  qui  sont  disposés  à  se  laisser 
«  séduire  par  les  actes  extérieurs  ». 

Ne  pouvant  faire  mieux,  l'empereur  abandonna 
la  ligne  de  conduite  qu'il  avait  d'abord  adoptée  et 
chercha  à  donner  le  change  à  ses  sujets  et  au 
Souverain  Poniife,  en  affectant  une  dévotion  qu'il 
n'avait  pas.  Il  assista  donc  à  toutes  les  cérémonies 
présidées  par  le  Pape  ;  il  voulut  même  communier 
de  sa  main. 

«  Il  avait  cédé  au  Pape  l'honneur  de  le  suppléer 
«  dans  ce  jour  où,  célébrant  l'institution  de  la  Cène, 
«  l'orgueil  de  la  toute-puissance  s'humilie  et 
«  descend  aux  fonctions  de  la  servilité  en  l'honneur 
«  de  la  vieillesse  et  de  l'indigence  réunies.  Joseph 
«  avait  choisi  lui-même  les  douze  représentants 
«  des  apôtres,  parmi  lesquels  il  s'en  trouvait  un  de 
«  cent  six  ans.  Il  assista,  ainsi  que  son  frère  l'ar- 
«  chiduc,  à  toute  la  cérémonie  ;  l'un  et  l'autre  gar- 
«  dèrent  Y  incognito.  Le  Pape,  après  avoir  béni  les 
«  plats,  les  plaça  lui-même  sur  la  table  des  con- 


-  333  — 


«  vives.  11  en  présenta  un  à  Joseph,  qui  s'excusa, 
«  en  disant  qu'il  n'était  là  que  comme  simple  spec- 
«  tateur.  Chaque  pauvre  reçut  vingt  ducats  de  ses 
«  mains,  et  deux  médailles  d'or  et  d'argent  de  celles 
«  de  Pie  VI.  C'était  à  peu  près  le  reste  des  huit 
«  cents  belles  médailles  qu'il  avait  fait  frapper  avant 
«  son  départ,  et  qu'il  avait  distribuées  à  Rome,  sur 
«  sa  route,  et  en  arrivant  à  Vienne  (1)  ». 

Donnons  encore  quelques  détails  empruntés  à 
l'historien  anonyme  de  Pie  VI.  On  pourra  mieux 
juger,  en  les  lisant,  de  l'enthousiasme  qu'excita  en 
Allemagne  la  présence  du  Souverain  Pontife. 

«  Il  fallait  »,  dit  l'auteur  que  nous  citons,  «  toute 
«  l'attention  de  la  police  pour  prévenir  les  accidents 
«  qui  ne  sont  que  trop  communs  dans  les  rassem- 
«  blements  nombreux.  L'empressement  de  se 
«  trouver  sur  le  passage  du  Saint-Père  dans 
«  Vienne  ne  peut  s'exprimer.  Le  cours  du  Danube 
«  était  obstrué  par  la  quantité  de  barques  qui 
«  remontaient  ou  descendaient,  chargées  de  fidèles, 
«  avides  de  l'aspect  du  saint  Pontife.  Ils  se  pres- 
«  saient  par  vingt  ou  trente  mille  dans  les  rues  qui 
«  aboutissaient  à  la  résidence  de  l'empereur,  de- 
«  mandant  à  grands  cris  la  bénédiction  du  Pape. 
<i  Tous  les  passages  se  trouvaient  interceptés,  et 
«  jusqu'à  sept  fois  par  jour  Pie  VI  était  obligé  de 
«  paraître  à  son  balcon  pour  accorder  à  la  foule 
«  impatiente  le  bienfait  qu'elle  implorait  avec  tant 
<y  d'ardeur.  À  peine  l'avait-elle  reçu  ,  qu'on  la 
<i  voyait  remplacée  par  une  multitude  également 

(I)  Histoire  aitonyme  <!<•  Pie  VI. 


-  334  — 

«  serrée,  qui  aspirait  à  la  même  satisfaction.  L'af- 
«  Aliénée  était  si  prodigieuse  ,  qu'on  craignit 
«  quelque  temps  à  Vienne  de  manquer  de  subsis- 
«  tances.  On  accourait  des  parties  les  plus  reculées 
«  des  Etats  héréditaires. 

«  On  remarqua  la  constance  singulière  et  ori- 
«  ginale  d'un  cultivateur  qui  était  venu  de  soixante 
«  lieues  pour  voir  Pie  VI.  En  arrivant,  il  se  plaça, 
«  dans  une  des  salles  de  l'appartement  qu'occupait 
«  Sa  Sainteté.  Que  venez-vous  faire  ici,  lui  demanda 
«  le  garde  ?  —  Je  veux  voir  le  Pape.  —  Ce  n'est 
«  pas  ici  que  vous  le  verrez  ;  sortez.  —  Non  pas  ; 
«  j'attendrai  jusqu'à  ce  qu'il  paraisse.  J'ai  du 
«  temps  ;  faites,  faites  ce  que  vous  avez  à  faire.  Et 
«  il  s'assied  et  mange  son  pain  tranquillement.  Il 
«  attendait  ainsi  depuis  quelques  heures,  lorsque 
«  l'empereur,  instruit  de  sa  persévérance,  l'intro- 
«  duisit  chez  le  Pape,  qui  reçut  avec  affection  ce 
«  bon  paysan,  lui  donna  sa  main  à  baiser,  sa  béné- 
«  diction,  et  une  des  médailles  qu'il  avait  apportées 
«  de  Rome.  Qu'ils  sont  donc  discrets  ces  gens  de  la 
«  ville,  disait  le  naïf  villageois,  en  se  retirant  comblé 
«  de  satisfaction,  ils  m'avaient  caché  que  le  Pape 
«  donnait  de  l'argent  à  ceux  qui  F  allaient  voir  ». 

Autant  Joseph  II  avait  été  inconvenant  dans  sa 
correspondance  avec  Pie  VI,  autant,  nous  disent 
les-  relations  de  l'époque,  il  se  montra  poli  vis-à-vis 
de  lui  pendant  le  séjour  que  ce  dernier  fit  à 
Vienne.  A  quoi  faut-il  attribuer  ce  changement 
d'attitude  ?  Il  serait  difficile  de  le  préciser.  Voulait-il 
foire  oublier  les  torts  qu'il  avait  eus,  ou  se  propo- 


sait-il  uniquement  de  tromper  le  Souverain  Pon- 
tife au  moyen  de  ces  procédés  gracieux  ? 

On  peut  supposer  avec  quelque  apparence  de 
raison  que  ses  lettres  avaient  été  écrites  sous  la 
dictée  de  Kaunitz  qui  se  piquait  de  philosophie  plus 
que  d'urbanité,  tandis  que,  dans  ses  entretiens  avec 
le  Chef  de  l'Église,  le  voltairien  s'efïaçait  pour  faire 
placé  au  gentilhomme.  On  assure  même  que 
Joseph  se  montra  expansif  jusqu'à  révéler  à  Pie  VI 
quelques-uns  des  projets  que  nourrissaient  contre 
la  papauté  les  hommes  politiques  d'alors. 

Le  Souverain  Pontife,  touché  de  cet  abandon,  ne 
négligea  rien  pour  être  agréable  à  son  interlo- 
cuteur et  captiver  son  estime.  Il  espérait  que, 
secouant  le  joug  de  l'homme  néfaste  qui  le  domi- 
nait, Joseph  II  renoncerait  à  poursuivre  le  cours  de 
ses  empiétements.  Habile  à  profiter  de  toutes  les 
circonstances  qui  pouvaient  l'aider  à  faire  le  bien, 
Pie  VI  tint  un  consistoire  où  il  donna  deux  cha- 
peaux  de  cardinal.   L'empereur   et  l'archiduc 
Maximilien  y  assistèrent.  Le  Pape  prononça  une 
allocution' extrêmement  remarquable,  dans  laquelle 
il  fit  entrer  l'éloge  de  Joseph  II,  éloge  que  l'empe- 
reur justifiait  par  sa  conduite,  il  faut  le  reconnaître, 
depuis  l'arrivée  de  Pie  VI  à  Vienne.  «  Nous  avons 
«  été,  disait  le  Pontife,  souvent  à  portée  de  le  voir, 
«  et  Nous  sommes  obligés  d'admirer,  non-seulement 
«  l'affection  sans  borne  avec  laquelle  il  Nous  a  reçu 
«  et  Nous  accueille  chaque  jour  dans  sa  résidence 
«  impériale,  la  munificence  dont  il  use  à  Notre 
«  égard,  mais  encore  sa  dévotion  privée,  ses  talents 


—  330  — 


«  remarquables,  son  application  aux  affaires.  Quelle 
«  consolation  pour  Notre  cœur  paternel  d'avoir  vu 
«  que  la  religion  et  la  piété  se  maintiennent  sans  la 
«  plus  légère  altération,  non-seulement  dans  cette 
«  brillante  capitale ,  mais  encore  chez  tous  les 
«  peuples  des  États  impériaux  que  Nous  avons  ren- 
«  contrés  sur  Notre  route  !  Nous  ne  cesserons  donc 
<<  jamais  de  célébrer  ces  vertus  et  de  les  appuyer  de 
«  Nos  ferventes  prières  ;  Nous  supplions  même  ins- 
«  tamment  le  Dieu  tout-puissant,  qui  n'abandonne 
«  jamais  celui  qui  le  cherche,  de  fortifier  Sa  Majesté 
«  impériale  dans  ses  saintes  dispositions,  et  de  le 
«  combler  de  ses  bénédictions  célestes  ». 

Il  y  avait  dans  ce  langage  du  Pape  l'expression 
d'une  bienveillance  telle,  que  l'empereur  eût  dû  en 
être  touché,  si  quelque  chose  pouvait  toucher  une 
âme  que  le  philosophisme  a  desséchée.  Mais,  en  sup- 
posant que  Pie  VI  fût  parvenu  à  changer  les  dispo- 
sitions du  monarque,  Kaunitz  aurait  trouvé  le  moyen 
de  tout  remettre  en  question. 

Le  Pape  ne  se  faisait  aucune  illusion  sur  ce  point; 
aussi  résolut-il  d'imposer  silence  à  tout  sentiment 
d'amour-propre  ,  dans  l'intérêt  de  la  cause  qu'il 
était  venu  défendre,  en  usant  vis-à-vis  du  pre- 
mier ministre  de  procédés  aimables  auxquels  ce  per- 
sonnage n'avait  aucun  droit.  Kaunitz,  foulant  aux 
pieds  les  lois  de  l'étiquette,  et  oubliant  jusqu'aux 
prescriptions  les  plus  élémentaires  de  la  politesse, 
s'abstint  de  faire  au  Pape  une  première  visite. 
Pie  VI  ferma  les  yeux  sur  ce  manque  absolu  de 
savoir-vivre,  et  fit  demander  au  chancelier  quand  il 


—  337  — 

pourrait  le  voir  et  admirer  sa  magnifique  collection 
de  tableaux.  Le  jour  fut  donné.  Comme  on  pourrait 
supposer  que  nous  chargeons  les  couleurs  et  que 
nous  cherchons  à  faire  de  Kaunitz  un  portrait  aussi 
peu  ressemblant  que  possible,  nous  allons  emprunter 
à  un  auteur  du  temps  les  détails  de  cette  entrevue. 

«  Le  Pape  » ,  dit  l'écrivain  que  nous  citons , 
«  trouve  la  famille  du  ministre  dans  ses  plus  beaux 
«  atours,  ses  gens  revêtus  de  leur  plus  brillante 
«  livrée,  tout  son  hôtel  inondé  d'une  foule  empres- 
«  sée  qui  vient  à  sa  rencontre  et  lui  rend  les  hon- 
«  neurs  dus  à  son  caractère  personnel,  autant 
«  qu'au  Chef  de  l'Eglise  et  au  souverain  d'un  grand 
«  Etat.  Le  ministre  seul  paraît  négligemment  en 
«  habit  du  matin  et  avec  un  air  extrêmement  fami- 
«  lier.  Le  Pape  lui  tend  la  main  ;  au  lieu  de  la 
«  baiser,  suivant  un  usage  auquel  personne  encore 
«  ne  s'était  permis  de  déroger,  le  ministre  y  met 
«  familièrement  la  sienne,  au  grand  scandale  de 
«  tous  les  assistants,  et  au  mépris  de  toutes  les  bien- 
«  séances  reçues.  Ensuite,  par  une  affectation  de 
«  courtoisie  qui  contrastait  si  fort  avec  sa  grossière 
«  familiarité,  il  veut  bien  lui  servir  de  cicérone  pour 
«  l'explication  de  ses  tableaux.  Mais,  dans  cet  acte 
«  même  de  politesse,  il  mêle  de  l'incivilité.  Il  fait 
«  avec  précipitation  avancer  le  Saint-Père,  il  le  fait 
«  reculer,  tourner  à  droite  ou  à  gauche,  pour  saisir 
«  le  point  de  vue  des  tableaux.  Le  Pape  se  montra 
«  dans  cette  occasion  fort  supérieur  au  cynique  phi- 
«  losophe.  Il  n'eut  pas  l'air  de  s'apercevoir  de  cette 
<<  scène,  qui  révolta  tous  les  spectateurs  ». 

l'iL  M. 


—  338  — 


Le  Souverain  Pontife  eut  plusieurs  entretiens 
avec  Joseph  II  et  son  premier  ministre  sur  les 
graves  questions  qui  l'avaient  appelé  à  Vienne.  La 
première  conférence  eut  lieu  dans  le  cabinet  de 
l'empereur,  en  présence  de  Kaunitz,  du  cardinal 
Migazzi  et  du  cardinal  Herzan.  Le  Pape  ne  négli- 
gea rien  pour  éclairer  la  conscience  de  Joseph  II 
sur  les  droits  imprescriptibles  de  l'Eglise  et  la  na- 
ture des  rapports  qui  doivent  exister  entre  le  pou- 
voir temporel  et  la  puissance  spirituelle.  L'empe- 
reur, ne  voulant  pas,  sans  doute,  se  compromettre 
vis-à-vis  de  son  premier  ministre,  éluda  toute  discus- 
sion, sous  le  spécieux  prétexte  qu'il  n'était  pas  théo- 
logien. Il  pria  Pie  VI  de  lui  donner  par  écrit  toutes 
ses  représentations,  afin  qu'il  pût  les  soumettre  à 
l'examen  de  ses  conseillers.  Puis  il  ajouta  :  «  Vous 
«  connaissez  déjà  mes  résolutions  relativement  aux 
<<  églises  et  aux  couvents  de  mes  Etats.  Tout  ce  qui 
«  a  été  fait,  et  tout  ce  qui  le  sera  encore,  a  eu  pour 
«  but  le  bien  de  mes  sujets.  Ces  arrangements 
«  étaient  d'une  indispensable  nécessité.  Je  les  main- 
«  tiendrai  avec  d'autant  plus  de  persévérance, 
«  qu'aucun  ne  porte  la  plus  légère  atteinte  à  la 
«  doctrine.  Si  Votre  Sainteté  veut  une  explication 
«  plus  étendue,  qu'elle  écrive  ses  objections  ;  mon 
«  chancelier  y  répondra,  et  je  les  ferai  imprimer 
«  pour  l'instruction  de  mes  sujets  ». 

Kaunitz,  de  son  côté,  évita  avec  soin  d'aborder 
les  questions  que  le  Pape  voulait  soumettre  à  son 
examen.  Il  connaissait  trop  le  côté  faible  de  la 
politique  impériale  pour  affronter  une  discussion 


—  $39  — 

sérieuseavec  le  Souverain  Pontife.  Rien  donc  ne  fut 
changé  dans  la  ligne  de  conduite  suivie  par  le  gou- 
vernement de  l'empereur,  sous  le  rapport  religieux. 
Le  monarque  et  son  premier  ministre  continuèrent 
à  distinguer  entre  la  discipline  et  la  doctrine  de 
l'Eglise,  et  à  tout  bouleverser  à  la  faveur  de  cet 
étrange  sophisme  qui  consiste  à  regarder  comme 
permis  ce  que  la  foi  ne  défend  pas.  Lorsque  nous 
disons  que  rien  ne  fut  changé  dans  les  dispositions 
du  monarque  et  de  son  ministre  ,  nous  exagérons 
peut-être  ;  car",  de  fait,  le  Pape  obtint  quelques  con- 
cessions. Elles  n'étaient  pas  aussi  complètes  qu'il  les 
eût  désirées  ;  mais  elles  lui  parurent  assez  impor- 
tantes, pour  qu'il  ne  regrettât  pas  d'avoir  entrepris 
ce  long  et  pénible  voyage.  Voici  ce  qu'il  écrivait  à 
son  neveu  :  «  J'ai  obtenu  de  l'empereur  une  partie 
«  de  ce  que  je  désirais.  Il  a  supprimé  le  nouveau  ser- 
«  mentqu'il  avait  prescrit  aux  évèques  dans  ses  Etats; 
«  et  moi  je  leur  ai  accordé  la  faculté  de  donner  des 
«  dispenses  pour  mariages  jusqu'au  troisième  degré, 
«  même  jusqu'à  un  degré  plus  rapproché,  avec  la  con- 
«  dition  néanmoins  de  m'en  demander  la  faculté  en  de 
«  certains  cas.  J'ai  obtenu  aussi  plusieurs  modifica- 
«  tions  quant  aux  monastères  des  deux  sexes  et  à  la 
«  tolérance  religieuse.  En  somme,  ma  présence  a  pro- 
«  duit  un  bon  effet  pour  la  religion,  et  je  dois  me 
«  louer  de  mon  voyage  ». 

Le  Pape  désirait  que  l'on  ne  touchât  pas  aux  mo- 
nastères ;  mais  espérait-il  pouvoir  amener  Joseph  à 
penser  comme  lui  ?  Nous  ne  supposons  pas  qu'il  se 
fit  illusion  sur  ce  point.  11  obtint,  et  c'était  beaucoup, 


que  les  Ordres  religieux  ne  seraient  pas  anéantis, 
et  que  l'on  ne  supprimerait  qu'un  certain  nombre  de 
communautés  existantes.  11  fut  également  réglé  que 
l'on  ne  permettrait  en  Autriche  aucune  déclamation 
contre  l'Eglise  catholique,  et,  enfin,  que  les  choses 
seraient  remises  sur  l'ancien  pied,  en  Lombardie, 
pendant  le  pontificat  de  Pie  VI. 

Ajoutons  que  le  voyage  du  Souverain  Pontife  eut 
pour  résultat  certain  de  prévenir  un  schisme.  Si  la 
situation  ne  fut  pas  sensiblement  améliorée,  on  peut 
dire  du  moins  qu'elle  cessa  de  s'aggraver,  et  que 
Joseph  II  comprit  enfin  qu'il  est  dangereux  pour  un 
gouvernement  de  méconnaître  les  droits  de  l'Eglise, 
lorsqu'il  ne  veut  pas  que  ses  propres  droits  soient 
méconnus  par  le  peuple. 

Des  écrivains  malveillants  ont  prétendu  que 
Pie  VI  avait  fait  preuve  de  faiblesse  dans  ses  rela- 
tions avec  l'empereur.  Une  assertion  de  ce  genre 
ne  mérite  pas  l'honneur  d'être  discutée.  Nous  nous 
contenterons  pour  donner  une  preuve  du  con- 
traire, de  citer  le  bref  que  le  Souverain  Pontife 
adressa  à  l'évêque  de  Briinn,  en  Moravie,  pen- 
dant son  séjour  à  Vienne.  On  verra,  en  lisant 
cette  pièce,  que  le  langage  du  Pape  n'est  pas  celui 
d'un  courtisan  peu  soucieux  des  intérêts  de 
l'Église.  Ce  prélat,  cédant  à  la  pression  du  pouvoir 
séculier,  n'avait  pas  craint  d'ouvrir  les  monastères 
et  de  dispenser  de  leurs  vœux  les  religieux  profës 
de  l'Ordre  des  Chartreux. 

Voici  le  document  pontifical  dont  nous  parlons,  il 
est  remarquable  à  plus  d'un  titre  : 


—  341  — 


«  Au  VÉNÉRABLE  FRÈRE  MA.TTHTAS,  ÉVÉQUE  DE 

Brunx,  Pie  VI,  Pape. 

«  Vénérable  Frère,  salut  et  bénédiction  aposto- 
«  lique. 

«  En  recevant  les  lettres  que  vous  Nous  avez 
«  écrites  le  6  des  nones  de  mars  (6  mars),  et  ensuite 
«  le  2  des  nones  d'avril  (3  avril),  Nous  avons  ressenti 
«  une  vive  douleur  à  cause  de  vous.  Rien,  en  effet, 
«  n'est  déplorable  comme  l'action  d'un  pouvoir  qui 
«  déplace  ici  et  là  les  Ordres  religieux,  et  qui  chasse 
«  des  monastères  les  prêtres  réguliers  et  les  vierges 
«  consacrées  à  Dieu. 

«  Nous  devons  ajouter  que,  selon  Nous,  vous  avez 
«  mis  trop  de  hâte  à  déclarer  que  dans  votre  diocèse 
«  les  moines  Chartreux  sont  affranchis  de  leurs 
«  vœux  et  de  leurs  statuts,  de  manière  à  être,  sur  le 
«  champ  et  par  le  seul  fait,  dans  la  condition  des 
«  prêtres  séculiers.  Cette  déclaration,  faite  à  l'insu 
«  du  Saint-Siège,  et  qui  vous  semble  opportune  en  c 
«  présence  des  maux  actuels,  Nous  a  paru,  à  Nous, 
«  intempestive  et  remplie  de  dangers. 

«  Il  faut  d'abord  avoir  soin  que  tous  persé- 
«  vèrent  dans  leur  vocation,  et  qu'ils  se  rendent 
«  dans  un  monastère  de  leur  Ordre  ou  dans  un 
«  autre,  afin  qu'ils  y  vivent  dans  le  respect  des  en- 
«  gagements  sacrés  et  solennels  qu'ils  ont  pris  vis- 
«  à-vis  de  Dieu.  Aucune  des  raisons  humaines  sur 
«  lesquelles  vous  vous  appuyez  pour  expliquer 
«  votre  conduite,  à  propos  des  religieux,  n'est  rece- 
«  vable  ;  vous  ne  deviez  avoir  en  vue  que  le  salut 
«  des  âmes. 


—  342  — 


«  Dites  cela,  dans  les  mêmes  termes  que  Nous 
«  employons,  à  ceux  que  cette  affaire  intéresse, 
«  et  fortifiez-les  dans  l'obéissance,  si  vous  croyez 
«  qu'ils  sont  exposés  à  oublier  leurs  devoirs.  S'il 
«  arrive  cependant  à  l'un  d'eux  de  ne  pas  obtenir 
«  l'hospitalité,  considérant  cette  situation  malheu- 
«  reuse,  Nous  permettons  qu'il  vive  comme  prêtre 
«  séculier,  pourvu  qu'il  n'agisse  ainsi  que  par  l'effet 
«  de  la  nécessité  seule. 

«  Mais  en  ce  cas  il  doit  vivre  dans  le  siècle  sans 
«  oublier  sa  vocation,  se  conformant  toujours  à  la 
«  discipline  et  à  la  vie  régulière  à  laquelle  il  s'est 
«  voué.  Il  est  tenu  de  garder  ses  voeux,  sans  mo- 
«  dification  d'aucune  sorte.  Celui-là  serait  sacrilège, 
«  qui  s'affranchirait  de  l'obligation  de  la  chasteté  la 
«  plus  pure.  Que  tous  pratiquent  la  pauvreté  autant 
«  que  le  permettra  leur  nouvelle  position,  afin  qu'ils 
«  continuent  à  vivre  dans  la  paix  du  Seigneur  et 
<i  affranchis  de  l'amour  des  choses  terrestres.  Qu'ils 
«  obéissent  à  l'évêque,  et  que  sous  leur  habit  ils 
«  portent  quelque  signe  de  la  profession  régulière, 
«  pour  qu'ils  ne  paraissent  pas  en  être  sortis. 

«  Vous  connaissez  Notre  manière  de  voir,  et 
«  vous  devez  y  conformer  votre  conduite.  Il 
«  vous  est  facile  de  comprendre  que  Nous  ne  don- 
«  nons  aucun  assentiment  à  ceux  qui  sollicitent  la 
«  dispense  de  leurs  vœux  solennels,  afin  de  contrac- 
«  ter  des  alliances  charnelles  et  de  pouvoir  tester 
«  en  toute  liberté. 

«  Prenez  garde  qu'on  n'introduise  dans  l'Église 
«  une  licence  de  ce  genre,  qui  souillerait  l'honneur 


-  343  — 


«  et  la  beauté  de  la  maison  de  Dieu.  Vous  ne  pouvez 
«  pas,  dites-vous,  et  en  cela  vous  pensez  raisonna- 
«  blement,  dispenser  du  droit  commun,  et  vous 
«  demandez  que  Nous  vous  déléguions  ce  droit  et 
«  ce  pouvoir. 

«  Souvenez-vous  donc  de  votre  sacerdoce  ;  ar- 
<<  mez-vous  de  courage,  et  demandez  à  Dieu  pour 
«  Nous  le  secours  de  sa  toute-puissance.  Dans  cet 
«  espoir,  Nous  vous  envoyons  à  vous  et  aux  brebis 
«  qui  sont  confiées  à  votre  sollicitude,  la  sainte 
«  bénédiction  apostolique. 

«  Donné  à  Vienne ,  la  veille  des  ides  d'avril 
«  (12  avril),  l'an  1782,  de  notre  pontificat  le  hui- 
«  tième. 

«  Plus  P.  P.  VI  ». 

Fidèle  jusqu'au  bouta  la  ligne  de  conduite  qu'il 
avait  adoptée  depuis  l'arrivée  du  Pape,  Joseph  II 
fit  de  somptueux  présents  à  son  auguste  visiteur. 
Il  lui  donna,  entre  autres  choses,  un  carrosse  de 
voyage,  une  croix  en  brillants  et  divers  joyaux 
extrêmement  riches.  Pie  VI  accepta  ces  dons  de  la 
munificence  impériale,  mais  il  déclara  que  son  in- 
tention était  de  les  transmettre  à  ses  successeurs. 

L'empereur,  désireux  de  faire  quelque  chose  qui 
fût  personnellement  agréable  au  Pape,  lui  présenta 
un  diplôme  qui  instituait  le  comte  Braschi  prince 
de  l'empire.  Le  Souverain  Pontife  le  lui  rendit  en 
disant  :  «  Nous  ne  voulons  pas  qu'on  suppose  que 
«  Nous  sommes  plus  occupé  de  la  grandeur  de 
«  Notre  famille  que  des  intérêts  de  l'Église  ». 


—  844  — 

Joseph  II  ne  put  s'empêcher  d'admirer  le  noble 
désintéressement  du  Pontife.  Pie  VI  voulut,  de  son 
côté,  offrir  à  l'empereur  et  à  sa  cour  des  présents 
dignes  de  ceux  à  qui  ils  étaient  destinés.  Le  mo- 
narque lui  ayant  témoigné  le  désir  d'avoir  son  por- 
trait, l'auguste  voyageur  se  mit  à  la  disposition  du 
peintre  J.  Hickes,  dont  la  réputation  était  euro- 
péenne. Enfin  on  frappa  à  Vienne  un  grand  nombre 
de  médailles  commémoratives  portant  le  buste  de 
Pie  VI. 

Après  un  mois  de  séjour  dans  la .  capitale  de 
l'Autriche,  le  Vicaire  de  Jésus-Christ  prit  la  déter- 
mination de  retourner  à  Rome,  où  l'appelaient  des 
affaires  importantes. 


CHAPITRE  XXI. 


Sommaire.  —  Départ  de  Pie  VI.  —  L'empereur  et  l'archiduc  l'accompagnent 
jusqu'à  Maiia-Bninn.  —  Ils  prient  ensemble  et  se  séparent.  —  Arrivée  du 
Pape  chez  les  Bénédictins  de  Moelck.  —  Réception  que  lui  fait  le  grand 
électeur  de  Bavière.  —  Touchantes  manifestations  du  peuple  de  Munich.  — 
Séjour  de  Pie  VI  à  Augsbourg.  —  Attitude  des  protestants.  —  Il  visite  les 
bibliothèques  et  les  inusées  de  cette  ville.  —  Départ  pour  Inspruck.  —  Re- 
pentir do  l'évéque  de  Brixen.  —  La  ville  de  Vérone  reçoit  le  Pape  avec  de 
grandes  démonstrations  de  joie.  —  Le  Pontife  s'arrête  à  Venise.  —  Il  quille 
subitement  cette  ville  et  se  rend  à  Rome. 

Le  jour  où  le  Pape  devait  se  mettre  en  route,  une 
foule  immense,  que  l'on  n'évalua  pas  à  moins  de  cent 
vingt  mille  personnes,  stationna,  durant  de  longues 
heures,  autour  du  palais  impérial,  afin  de  voir  une 
dernière  fois  le  Pèlerin  apostolique. 

L'empereur  et  l'archiduc  exprimèrent  le  désir 
d'accompagner  Pie  VI  jusqu'à  une  lieue  de  Vienne. 
Arrivé  à  Maria-Brilnn,  le  cortège  s'arrêta.  Le 
Souverain  Pontife,  Joseph  II  et  Maximilien,  mi- 
rent pied  à  terre  devant  l'église  d'un  couvent 
et  y  prièrent  ensemble.  Pour  immortaliser  le 
souvenir  de  cet  événement,  les  religieux  placè- 
rent à  l'entrée  de  leur  chapelle  un  marbre  sur 
lequel  on  lisait  cette  inscription  en  latin  et  en 
allemand  :  «  Pie  VI,  Souverain  Pontife,  et  Jo- 
«  seph  II,  empereur  des  Romains,  avec  l'archiduc 
«  Maximilien,  après  avoir  fait  leurs  prières  dans 
«  cette  église ,  se  sont  séparés ,  au  milieu  des 


—  346  — 


«  embrassements  les  plus  tendres  et  des  larmes 
«  de  tous  les  assistants  ». 

Mais  une  triste  circonstance,  fait  remarquer 
l'auteur  de  l'Histoire  civile,  politique  et  religieuse  de 
Pie  VI,  vint  obscurcir  ce  jour.  «  A  peine  la  tou- 
«  chante  séparation  s'était  opérée,  que  des  com- 
«  missaires  de  l'empereur  vinrent  séquestrer  les 
«  revenus  du  monastère». 

On  peut  reconnaître  à  ce  fait,  digne  à  tous 
égards  de  figurer  dans  l'histoire  d'une  tribu  de 
Peaux-Rouges,  l'impérial  nourrisson  de  la  philo- 
sophie. 

En  quittant  Maria-Brilnn,  le  Pape  se  rendit  à 
Moelck.  Il  descendit  à  l'abbaye  des  Bénédictins,  où 
il  passa  la  nuit.  Plus  tard,  lorsque  les  Français  de 
la  République  le  dépouilleront  de  ses  Etats,  ce 
même  couvent  lui  sera  tout  d'abord  assigné  comme 
résidence.  Le  neveu  de  Joseph  II,  moins  philo- 
sophe que  son  oncle,  lui  offrira  l'hospitalité,  dans 
des  conditions  bien  différentes.  A  cette  époque,  la 
Révolution  française,  chargée  de  mettre  en  prati- 
que les  grands  principes  de  la  philosophie,  aura, 
mais  trop  tard,  dessillé  les  yeux  des  souverains 
sur  la  valeur  des  théories  humanitaires  qu'ils 
avaient  patronnées  en  haine  de  la  foi.  Ils  subiront 
jusqu'au  bout  les  conséquences  terribles  de  leurs 
lâchetés,  et,  pendant  vingt  ans,  l'Europe  sera  sil- 
lonnée de  l'Est  à  l'Ouest  et  du  Nord  au  Midi,  par  les 
soldats  de  la  révolution.  Six  millions  d'hommes 
seront  offerts  en  holocauste  à  la  sanguinaire  déesse 
au  nom  et  pour  le  triomphe  de  laquelle  littéra- 


—  m  — 


teurs,  monarques  et  savants  ne  cessèrent,  durant 
un  demi-siècle,  de  lutter  contre  l'Eglise. 

Pie  VI  arriva  à  Lintz  le  24  avril.  11  y  fut  reçu 
par  le  cardinal  Firmian,  prince-évêque  de  Passau. 
De  cette  ville  il  se  dirigea  vers  Braunau,  où  l'accom- 
pagna le  comte  de  Cobentzel. 

Le  grand  électeur  de  Bavière  voulut  que  la 
réception  faite  au  Pape  dans  ses  Etats  fût  aussi 
brillante  que  possible.  Il  se  rendit  lui-même  au- 
devant  du  Pontife,  avec  un  superbe  carrosse  qu'il 
mit  à  sa  disposition.  Le  trajet  de  Haag  à  Munich 
se  fît  au  milieu  d'un  concours  innombrable  de 
fidèles.  Le  Pontife  et  le  grand  électeur  occupaient 
la  même  voiture.  Munich  était  alors  considérée 
comme  la  ville  d'Allemagne  la  plus  religieuse. 
L'enthousiaste  accueil  qu'elle  fit  au  Chef  de  l'Eglise 
contribua  singulièrement  à  affermir  sa  réputation. 

La  Bavière,  en  dépit  des  philosophes  et  des 
efforts  persévérants  de  la  secte  maçonnique,  avait 
conservé  intact  le  dépôt  de  la  foi.  L'autorité  du 
Pape  n'y  était  pas  encore  méconnue.  Chacun  se 
plaisait  avoir  en  lui  le  Vicaire  de  Jésus-Christ.  Les 
hommages  dont  il  fut  entouré  le  comblèrent  de  joie; 
car  ils  étaient  la  vivante  expression  de  la  piété 
filiale  que  les  Bavarois  professèrent  toujours  pour 
le  Chef  de  l'Eglise. 

Le  2  mai,  Pie  VI  quitta  Munich,  non  sans  repor- 
ter sur  cette  ville  un  regard  de  paternelle  affec- 
tion, et  prit  la  route  d'Augsbourg,  accompagné  de 
l'électeur  palatin.  L'archevêque  de  Trêves  l'y 
attendait.  Pour  la  première  fois,  depuis  son  départ, 


—  348  — 


de  Rome,  le  Pape  foulait  un  sol  où  le  protestantisme 
exerçait  une  influence  au  moins  égale  à  celle 
de  l'Église.  Disons  à  la  louange  des  luthériens 
qu'ils  se  montrèrent  couvenables  envers  l'au- 
guste voyageur.  Les  magistrats  catholiques,  afin 
d'éviter  tout  malentendu,  demandèrent  à  leurs 
collègues  de  la  religion  réformée  comment  ils  vou- 
laient recevoir  le  Pape.  Comme  une  tôle  couronnée, 
répondirent-ils.  Les  deux  cultes  se  firent  un  point 
d'honneur  de  concourir  également  aux  hommages 
qui  furent  rendus  à  Pie  VI. 

Le  sénat,  composé  de  protestants  et  de  catholi- 
ques, alla  donc  au-devant  de  Sa  Sainteté  et  la  com- 
plimenta. Là,  comme  partout  ailleurs,  le  peuple 
accourut  avec  un  pieux  empressement.  Le  lende- 
main de  son  arrivée  à  Augsbourg,  Pie  VI  put  voir 
ce  que  la  ville  renfermait  de  plus  curieux.  Nous 
devons  ajouter  qu'il  fit  l'admiration  de  ceux-  qui 
l'accompagnaient  par  l'étendue  et  la  variété  de 
ses  connaissances.  A  la  grande  bibliothèque,  il  se 
passa  un  fait  qu'il  est  bon  de  rappeler  ici,  afin  de 
montrer  le  prestige  étonnant  que  le  grand  Pontife 
exerçait  autour  de  lui.  Le  bibliothécaire,  qui  était 
luthérien,  fut  chargé  de  le  haranguer.  Dominé  par  le 
sentiment  de  piété  filiale  que  les  âmes  bien  nées 
éprouvaient  d'ordinaire  à  la  vue  de  Pie  VI, 
M.  Mestrens  s'exprima  avec  tant  de  respect,  que 
ses  coreligionnaires  en  furent  scandalisés.  Mais 
leur  étonnement  ne  connut  plus  de  bornes,  lors- 
qu'ils apprirent  qu'il  avait  fléchi  le  genou  devant 
l'auguste  vieillard. 


—  349  — 


Les  mémoires  du  temps,  publiés  à  Augsbourg  et 
dans  le  reste  de  l'Allemagne,  confirment  de  tous 
points  les  détails  que  nous  venons  de  donner.  Il  y  est 
sans  cesse  question  de  l'affabilité  du  Pontife,  de  ses 
lumières  et  de  l'enthousiasme  qu'il  excita  sur  son  pas- 
sage. Certes,  rien  ne  pouvait  flatter  Pie  VI  comme 
l'accueil  bienveillant  et  les  marques  de  respect  dont 
il  fut  l'objet  dans  une  ville  où  l'Église  catholique 
avait  reçu  autrefois  de  si  profondes  blessures.  C'est 
à  Augsbourg,  en  effet,  que  se  réunit,  en  1530,  la 
fameuse  diète  où  on  signa  la  profession  de  foi  luthé- 
rienne rédigée  par  Mélanchthon. 

Outre  l'archevêque  de  Trêves,  Pie  VI  trouva  à 
Augsbourg  quatre  prélats  de  l'empire,  tous  souve- 
rains dans  leurs  évêchés.  Nous  ne  parlons  pas 
des  autres  grands  personnages  qui  y  étaient 
accourus.  Comme  il  savait  que  le  diocèse  d'Och- 
senhausen,  en  Souabe,  était  situé  en  partie  sur 
les  Etats  de  Joseph  II,  il  demanda  à  l'évêque  qui 
en  était  chargé  combien  de  couvents  il  avait 
sous  sa  juridiction.  «  Onze  »,  répondit  le  prélat, 
«  mais  six  sont  situés  sur  le  territoire  autrichien  ». 
—  «  0  mes  très-chers  fils  »,  dit  le  Pape  en  soupi- 
rant, «  j'ai  tout  tenté  pour  que  les  choses  res- 
«  tassent  comme  elles  étaient  autrefois,  ou  pour 
«  qu'elles  rentrassent  dans  l'ancien  ordre.  Mais. .  . 
«  cependant  l'affaire  n'est  pas  encore  terminée. 
«  Espérons  et  prions  ». 

L'archevêque  de  Trêves,  qui  s'était  toujours  fait 
remarquer  par  son  dévouement  au  Saint-Siège,  ac- 
compagna le  Souverain  Pontife  jusqu'aux  limites 


—  350  — 


de  son  diocèse  d'Augsbourg.  La  séparation  fat 
d'autant  plus  touchante,  que  Pie  VI  avait  pour  ce 
prélat  une  affection  très-vive. 

En  quittant  Augsbourg,  le  Pape  se  rendit  à 
Inspruck,  où  l'attendait  une  sœur  de  Joseph,  l'ar- 
chiduchesse Elizabeth.  Cette  princesse,  ayant  re- 
noncé au  monde  pour  entrer  en  religion,  avait  été 
nommée  abbesse  d'une  communauté  de  cette  ville. 
L'empereur  lui  écrivit  pour  la  prévenir  de  l'arri- 
vée de  Pie  VI  et  lui  recommander  de  le  recevoir 
avec  toute  la  solennité  désirable.  L'archiduchesse 
n'avait,  certes,  pas  besoin  des  instructions  du  mo- 
narque pour  faire  au  Chef  de  l'Église  l'accueil  qu'il 
méritait.  Il  lui  suffisait  de  suivre  les  inspirations  de 
sa  conscience,  un  meilleur  juge  assurément  que 
l'étiquette  des  cours. 

A  Brixen,  un  autre  genre  de  consolation  atten- 
dait le  Pontife.  L'évêque  de  cette  ville,  oubliant 
ses  devoirs,  avait  fait  preuve  d'un  zèle  outré  pour 
les  scandaleuses  innovations  de  l'empereur.  Il 
était  même  allé  jusqu'à  attaquer  violemment  la 
bulle  Unigcniius.  Touché  de  la  grâce,  le  prélat  pré- 
varicateur revint  tout  à  coup  à  de  meilleurs  sen- 
timents et  témoigna  au  Chef  de  l'Église  un  repentir 
sincère  de  ses  coupables  aberrations. 

Le  Pape  ne  séjourna  ni  à  Trente,  ni  à  Roveredo, 
au  grand  regret  des  populations  accourues  pour 
le  voir. 

Les  habitants  de  Vérone  furent  plus  heureux. 
Cette  ville  est  bâtie  sur  l'Adige.  Elle  possède 
de   nombreux    monuments ,   dont  quelques-uns 


remontent  à  l'époque  de  la  domination  romaine. 
Parmi  ces  derniers,  il  faut  citer  l'amphithéâtre,  l'un 
des  mieux  conservés  que  l'on  trouve .  au  delà  des 
monts.  Pie  VI  y  fut  conduit  en  grande  pompe.  Plus 
de  soixante  mille  personnes  l'y  attendaient,  pour 
recevoir  sa  bénédiction.  Les  rues  furent  illuminées 
une  partie  de  la  nuit.  L'enthousiasme  de  la  foule 
était  indescriptible. 

L'évèque  fut  le  seul  peut-être  à  ne  pas  se 
réjouir  de  la  présence  du  Souverain  Pontife.  Plus 
soucieux  de  plaire  à  l'empereur  que  de  remplir 
ses  devoirs  de  chef  spirituel,  il  avait  publié  récem- 
ment une  lettre  pastorale  où  le  venin  de  la  philo- 
sophie n'était  même  pas  dissimulé.  11  y  supprimait, 
sans  autre  motif  que  le  bon  vouloir  du  souverain, 
les  pieuses  confréries  établies  dans  son  diocèse.  Il 
faisait  mieux;  car,  foulant  aux  pieds  les  principes 
les  plus  élémentaires  de  l'enseignement  catholique, 
il  déclarait  que  les  indulgences  accordées  par  le 
Saint-Siège  n'auraient  de  valeur  désormais  qu'après 
avoir  reçu  le  visa  de  la  chancellerie  impériale. 

L'évêque  de  Vérone  suivit-il  l'exemple  de  celui 
de  Brixen?  Nous  ne  saurions  le  dire. 

Venise,  dont  le  sénat,  à  diverses  époques,  avait 
fait  cause  commune  avec  les  ennemis  du  Saint- 
Siège,  voulut,  elle  aussi,  témoigner  de  sa  piété 
filiale  envers  le  Chef  de  l'Eglise.  Deux  envoyés  de 
la  république,  Manin  et  Contarini,  allèrent  au- 
devant  du  Pape  et  lui  rendirent  les  honneurs  que 
réclamaient  sa  dignité  de  Pontife  et  sa  qualité  de 
souverain. 


—  352  — 


«  Son  entrée  à  Venise  »,  dit  l'auteur  de  Y  Histoire 
civile,  politique  et  religieuse  de  Pie  VI,  «  offrit  un  spec- 
«  tacle  qu'aucun  autre  lieu  du  monde  peut-être  ne 
«  peut  reproduire,  et  que  les  Vénitiens  eux-mêmes 
«  n'avaient  jamais  vu.  Le  patriarche  et  dix-huit 
«  évêques  de  la  république  allèrent  à  sa  rencontre 
«  jusqu'à  Fusina,  chacun  dans  sa  gondole  particu- 
«  Hère,  chacun  environné  des  supérieurs  d'Ordres 
<<  de  son  diocèse.  Au  bord  de  la  Brenta,  il  avait 
«  trouvé  une  galère  pompeusement  décorée,  que  le 
<<  gouvernement  lui  envoyait.  Il  fut  ainsi  conduit 
«  au  milieu  d'une  immense  quantité  de  barques  et 
«  de  gondoles  jusqu'à  l'île  de  San-Georgio-in-Alga, 
«  située  à  une  demi-lieue  de  la  ville.  Là,  il  était 
«  attendu  par  le  doge,  le  sénat,  et  les  principaux 
«  magistrats  de  la  ville,  tous  dans  le  plus  grand 
«  costume.  Le  Pape,  descendu  de  sa  galère,  est 
«  reçu  dans  les  bras  du  doge,  qui  veut  se  précipiter 
«  à  ses  pieds.  Pie  VI  le  relève  avec  bonté.  Dès  ce 
«  moment,  la  plus  douce  intimité  s'établit  entre  eux 
«  et  commença  à  éveiller  les  soupçons  des  ombra- 
«  geux  surveillants  du  doge.  On  ne  peut  pas  ima- 
«  giner  sur  quoi  pouvaient  porter  ces  soupçons; 
«  mais  c'est  un  genre  de  maladie  »,  ajoute  l'écrivain 
que  nous  citons,  «  inhérent  aux  républiques,  comme 
«  très-souvent  elles  se  confient  et  s'abandonnent 
«  sans  précaution  et  sans  raison  ». 

Nous  ferons  observer  qu'à  l'époque  dont  nous 
parlons,  le  gouvernement  de  Venise  n'avait  rien  de 
commun  avec  ce  que  l'on  nomme  de  nos  jours  une 
république.  Le  peuple  était  considéré  comme  non 


—  3  53  — 


avenu.  Le  pouvoir  appartenait  tout  entier  à  l'aris- 
tocratie. A  la  tête  de  l'État  figurait  le  doge  ou  duc, 
dont  le  pouvoir  fut  toujours  limité  par  celui  de  l'aris- 
tocratie. Le  Grand-Conseil  était  chargé  de  distribuer 
les  charges  de  la  république  à  la  pluralité  des  suf- 
frages. Venaient  ensuite  le  Sénat  et  le  Collège.  Cette 
dernière  assemblée  se  composait  de  vingt-six  sei- 
gneurs. Au-dessus  de  tous  ces  pouvoirs,  et  du  doge 
en  particulier,  planait  la  puissance  mystérieuse  et 
redoutable  du  Conseil  des  Dix.  Ces  terribles  inqui- 
siteurs avaient  pour  mission  de  rechercher  et  de 
poursuivre  les  crimes  d'Etat,  ou  ce  qu'il  leur  plai- 
sait de  qualifier  de  ce  nom.  Les  grands  seigneurs, 
le  peuple  et  le  doge  lui-même,  étaient  l'objet  de  leur 
surveillance  ombrageuse.  Ajoutons  que  souvent  ils 
prenaient  pour  autant  de  réalités  les  rêves  extra- 
vagants de  leur  imagination,  et  que  plus  d'une  fois 
des  innocents  payèrent  de  la  vie  les  soupçons  qu'ils 
avaient  eu  le  malheur  d'inspirer  à  cette  sinistre 
magistrature. 

Toutes  les  années,  le  jour  de  l'Ascension,  on 
célébrait  à  Venise  le  mariage  du  doge  avec  la  mer. 
L'origine  de  cette  cérémonie  remontait  à  la  fin  du 
treizième  siècle.  Elle  fut  établie  par  le  pape 
Alexandre  III,  qui  voulut  ainsi  récompenser  le  doge 
Sébastien  Ziani  des  secours  qu'il  en  avait  reçus, 
lorsqu'il  fut  chassé  de  Rome  par  Frédéric  Barbe- 
rousse. 

Le  doge,  accompagné  du  sénat,  montait  sur  le 
vaisseau  nommé  le  Bucenlawe.  Derrière  lui  venait 
le  patriarche  suivi  de  son  clergé.  Bientôt,  de  tou^ 

PlE  VI.  2li 


les  canaux  de  la  ville  on  voyait  accourir  une  mul- 
titude infinie  de  gondoles  remplies  de  curieux  et 
d'étrangers.  Lorsqu'on  était  arrivé  au  port  de  Lido, 
le  patriarche  bénissait  un  grand  vase  plein  d'eau, 
que  l'on  avait  placé  à  côté  du  lit  nuptial  du  doge, 
et  versait  l'eau  à  la  mer,  tandis  que  le  chef  de 
l'État  y  jetait  un  anneau  d'or,  en  disant  :  Sponsa- 
mus  te  mare  noslrum,  in  signum  vert  et  perpetui  do- 
minii.  Le  cortège  se  rendait  ensuite  à  l'église 
Saint-Nicolas,  située  dans  l'île  du  même  nom,  et 
y  entendait  la  messe. 

En  considération  de  la  prochaine  arrivée  du  Pape, 
la  cérémonie  fut  renvoyée,  en  1 782,  au  jour  de  la 
Pentecôte.  Poursuivons  maintenant  notre  récit. 

Au  moment  de  quitter  l'île  de  San-Georgio-in- 
Alga,  l'élite  de  la  noblesse  vénitienne  entra  dans  la 
gondole  préparée  pour  le  nonce  de  Vienne,  Mgr 
Zambacari,  et  celui  de  Venise,  Mgr  Zanucci.  Plus 
de  six  mille  canots,  diversement  et  richement  ornés, 
suivaient  le  cortège  et  offraient  aux  regards  un 
spectacle  ravissant. 

A  l'arrivée  de  Pie  VI  et  du  doge  dans  le  canal  de 
la  Monnaie,  le  noble  visiteur  fut  salué  de  deux  cents 
coups  de  canon,  partis  des  galères  qui  stationnaient 
en  cet  endroit.  Les  cloches  de  la  ville  faisaient  en- 
tendre, en  même  temps,  leur  joyeux  carillon.  Les 
bords  des  canaux,  les  fenêtres  et  les  terrasses, 
étaient  occupés  par  une  foule  désireuse  de  voir  le 
Chef  de  l'Eglise.  L'enthousiasme  était  à  son  comble. 
Jamais  peut-être  la  Reine  des  mers  n'avait  va  une 
pareille  affluence  dans  ses  murs. 


—  355  — 


Comme  à  Augsbourg,  on  fut  heureux  de  montrer 
à  Pie  VI  les  richesses  artistiques  de  la  ville.  Le 
doge  et  le  sénat  comprenaient  qu'ils  étaient  en  pré- 
sence non  point  seulement  du  Vicaire  de  Jésus-Christ, 
mais  d'un  homme  qui,  depuis  plus  de  trente  ans,  était 
le  protecteur  éclairé  des  arts  dans  la  péninsule  ita- 
lique. Tout  faisait  espérer  que  le  séjour  du  Pape 
se  prolongerait  jusqu'à  la  Pentecôte,  et  qu'il  assis- 
terait à  la  célébration  du  mariage  du  doge  avec  la 
mer.  On  peut  supposer,  non  sans  raison,  que  tel  avait 
été  d'abord  le  projet  de  Pie  VI.  Mais,  la  veille  de 
cette  fête  nationale,  après  avoir  officié  dans  une 
des  principales  églises  de  la  ville,  il  monta  en  voi- 
ture et  partit,  malgré  les  instances  les  plus  vives. 

Quelle  fut  la  cause  de  ce  départ  précipité  ?  Nous 
ne  saurions  le  dire.  On  fit  à  ce  sujet  toute  sorte  de 
conjectures.  Voici  la  version  qui  a  paru  la  plus 
vraisemblable  aux  écrivains  de  cette  époque  : 

«  On  avait  remarqué  »,  lisons-nous  dans  l'Histoire 
civile  ,  politique  et  religieuse  de  Pie  VI  ,  «  une 
«  extrême  recherche  dans  les  attentions  du  doge 
«  pour  le  saint  Pontife.  Il  avait  eu  avec  lui  plu- 
«  sieurs  entretiens  que  l'inquiétude  républicaine 
«  avait  trouvés  trop  intimes.  Quelquefois,  même 
«  en  public,  il  lui  avait  parlé  en  secret.  Le  doge 
«  avait  peut-être  exprimé  au  Pape  des  sentiments 
«  improbateurs  de  la  conduite  tenue  à  l'égard  de 
«  Sa  Sainteté  par  la  république.  Les  sombres  inqui- 
«  siteurs  d'Etat  conçurent  de  l'ombrage  de  ces  en- 
<<  tretiens  confidentiels,  quel  qu'en  fut  l'objet.  Us  ne 
<<  le  dissimulèrent  point  au  doge.  Ils  lui  rappelèrent 


—  35G  — 

«  avec  dureté  ses  devoirs,  sa  dépendance,  ses  dan- 
«  gers.  Le  Pape  s'en  aperçut.  Il  craignit  de  coin- 
«  promettre  l'hôte  affectueux  dont  l'urbanité  pou- 
«  vait  être  travestie  en  crime  d'Etat;  et,  sans  atten- 
«  dre  le  mariage  aussi  éclatant  qu'extraordinaire, 
«  dont  on  lui  destinait  le  spectacle  pour  le  lende- 
«  main,  il  partit  de  Venise  le  jour  même  de  la  Pen- 
«  tecôte  ». 

Deux  procurateurs  de  Saint-Marc  l'accompa- 
gnèrent jusqu'aux  frontières  des  Etats  pontificaux. 
Les  cardinaux  Caraffa  et  des  Lances  l'y  attendaient 
pour  le  complimenter  sur  son  retour  en  Italie.  11  fit 
son  entrée  solennelle  à  Ferrare  le  21  mai.  Le  22, 
il  tint  un  consistoire,  où  il  donna  le  chapeau  de 
cardinal  à  Mgr  Mattei,  archevêque  de  cette  ville. 

A  son  arrivée  à  Bologne ,  il  trouva  le  duc  de 
Parme,  le  marquis  Santini,  ambassadeur  de  la  répu- 
blique de  Lucques,  et  un  envoyé  du  roi  de  Sar- 
daigne.  Son  oncle,  le  cardinal  Bandi,  l'attendait 
à  Imola.  A  Faenza,  la  population  le  reçut  avec  un 
empressement  voisin  de  l'enthousiasme.  De  nom- 
breux arcs  de  triomphe,  ornés  d'inscriptions,  s'éle- 
vaient sur  son  passage  à  l'entrée  de  la  ville  et 
dans  les  rues  qu'il  devait  parcourir. 

Il  séjourna  à  Césène,  où  s'étaient  de  nouveau 
réunis  les  membres  de  sa  famille;  puis  il  se 
dirigea  sur  Ancône,  en  passant  par  Pesaro,  Fano  et 
Sinigaglia.  La  réception  qu'on  lui  fit  dans  cette  ville 
ne  laissa  rien  à  désirer.  Il  visita  le  port,  où  il  fut 
accueilli  au  bruit  du  canon  et  de  la  musique.  Un 
vaisseau  richement  pavoisé  avait  été  préparé  pour  le 


recevoir.  Quelques  jours  auparavant,  les  édiles  de  la 
cité  avaient  eu  l'attention  délicate  d'ériger  une 
statue  qui  représentait  le  Pontife  bénissant  le 
peuple. 

A  son  départ  d'Ancône,  il  se  rendit  à  Foligno,  et 
de  là  à  Spolette,  à  Narni  et  à  Otricoli.  «  Les  tributs 
«  d'admiration  et  de  respect  s'accumulaient  sur  sa 
«  route,  et,  à  mesure  qu'il  approchait  de  Rome,  ils 
<<  étaient  portés  jusqu'au  dernier  degré  (1)  ». 

Le  secrétaire  de  la  Congrégation  du  concile, 
Mgr  Carrara,  l'attendait  à  Otricoli.  Pie  VI  avait  pour 
ce  prélat  une  affection  toute  particulière,  à  cause 
de  son  amour  pour  les  arts.  Aussi  l'avait-il  chargé 
de  la  direction  des  fouilles  qui  se  faisaient  dans  les 
environs  de  ce  bourg.  Déjà  on  avait  retiré  des  en- 
trailles de  la  terre,  où  ils  "gisaient  depuis  la  chute 
de  l'empire  romain,  des  trépieds,  des  bustes,  des 
colonnes  et  des  mosaïques  d'une  grande  valeur,  que 
les  étrangers  peuvent  encore  admirer  au  musée  du 
Vatican.  Le  Pape  voulut  voir  les  choses  par  lui- 
même  et  encourager  les  artistes  et  les  ouvriers 
chargés  de  ces  travaux.  Son  séjour  à  Otricoli 
prouve  une  fois  de  plus  que  rien  n'échappait  à  sa 
sollicitude  et  que  les  amertumes  dont  le  Pontife 
était  abreuvé  n'empêchaient  pas  le  souverain  tem- 
porel de  veiller  à  tout  ce  qui  intéressait  de  près  ou 
de  loin  le  développement  intellectuel  de  ses  sujets. 

Or,  pendant  que  Pie  VI  donnait  au  monde 
l'exemple  admirable  d'une  activité  sans  pareille 
et  d'un  zèle  à  toute  épreuve,  «  l'Europe  n'offrait 

(I)  Histoire  civile,  politique  et  religieuse  île  Pie  VI. 


-  358  — 


«  qu'un  spectacle  de  scandale.  Jamais,  depuis  que 
«  la  société  chrétienne  avait  une  existence  poli- 
«  tique,  la  souveraineté  ne  s'était  signalée  par  un 
«  pareil  et  plus  unanime  oubli  de  ses  devoirs.  Les 
«  noms  des  rois  de  cette  époque  sont  autant  de  sou- 
«  venirs  de  débauche,  de  frivolité,  d'irréligion,  de 
«  despotisme.  Sous  un  vernis  général  de  philoso- 
«  phie  et  de  littérature,  c'était  partout  le  mépris  de 
«  Dieu  et  le  mépris  de  l'âme  humaine  poussé  aussi 
«  loin  qu'il  peut  aller.  En  France  Louis  XV,  en 
«  Allemagne  l'athée  Frédéric,  le  sectaire  Joseph, 
«  la  foule  corrompue  des  petits  princes,  dont  les 
«  uns  habitaient  un  sérail,  dont  les  autres  vendaient 
«  leurs  sujets.  Catherine  la  Grande  régnait  en 
«  Russie,  du  fard  sur  la  joue  et  du  sang  aux  mains. 
«  Le  monstrueux  Joseph  souillait  le  trône  de  Por- 
«  tugal  ;  un  historien  philosophe  nous  le  montre 
«  repu  de  voluptés  sacrilèges,  engourdi  du  sommeil 
«  de  la  brute,  tandis  que  son  ministre  Pombal  fai- 
«  sait  monter  la  noblesse  sur  l'échafaud  et  le  sacer- 
«  doce  sur  le  bûcher.  Les  rois  d'Angleterre  bril- 
«  laient  à  la  fois  par  la  galanterie  des  Français  et 
«  par  l'ivrognerie  des  Allemands ,  et  l'homme 
«  d'Etat  du  parlement  britannique  était  Walpole. 
«  Charles  III  d'Espagne,  peut-être  incrédule  sous 
«  des  dehors  chrétiens,  livré  en  tous  cas  aux  conseils 
«  des  philosophes,  étonnait  le  monde  par  l'une  des 
«  plus  violentes  iniquités  qui  pèsent  sur  les  mé- 
<i  moires  royales.  En  Italie,  on  se  souvient  à  peine 
«  des  princes  de  la  maison  de  Bourbon,  qui,  par 
«  leur  nullité',  autorisaient  les  déclamations  révolu- 


—  359  — 


«  tionnaires  des  gens  de  lettres  ;  mais  on  sait  les 
«  noms  de  leurs  ministres,  complices  des  encyclo- 
«  pédistes,  véritables  pionniers  de  la  destruction. 
«  Le  patriarcat  vénitien,  aux  trois  quarts  hérétique, 
«  entièrement  corrompu,  allait  disparaître  sans 
«  même  laisser  de  débris.  Gênes,  digne  d'un  meil- 
«  leur  sort,  attaquée  cependant  par  le  ver  du  phi- 
«  losophisme,  n'avait  plus  que  l'ombre  de  son 
«  ancienne  puissance  et  de  son  ancienne  vertu. 

«  Souverains  et  aristocrates  se  détachaient  de 
«  l'Église,  la  haïssaient,  l'opprimaient,  travaillaient 
«  à  sa  ruine.  Les  uns  voulaient  s'enrichir  de  ses 
«  dépouilles;  les  autres  subissaient  cette  affreuse 
«  maladie  de  l'âme  qui  s'appelle  la  haine  de  Dieu. 
«  Durant  ce  malheureux  siècle,  la  haine  de  Dieu 
«  s'était  répandue  comme    une   épidémie  dans 
«  l'Europe  parvenue  au  comble  de  la  prospérité  et 
«  de  l'ingratitude.  La  conjuration  était  générale  ; 
«  Voltaire  donnait  le  mot  d'ordre  au  monde  civilisé. 
«  Depuis  le  triomphe  de  l'Arianisme  —  mais  alors 
«  il  restait  les  barbares  —  l'Eglise  n'avait  jamais 
«  été  attaquée  avec  autant  de  ruse  et  d'ensemble  ; 
«  et  jamais,  il  faut  le  dire,  ses  défenseurs  n'avaient 
«  paru  si  faibles  et  si  déconcertés.  Sous  la  bannière 
«  catholique,  pas  un  peuple,  pas  un  prince,  pas  un 
«  grand  homme  !  des  commentateurs,  des  beaux- 
«  esprits  tièdes  ou  effrayés,  qui  prenaient  leurs  pré- 
«  cautions  et  faisaient  leurs  réserves,  rien  de  plus. 
«  On  est  saisi  de  honte,  lorsqu'on  lit  la  plupart  des 
«  auteurs  chrétiens  de  cette  époque.  Comme  ils  se 
«  ménageaient  la  bienveillance  des  souverains  ! 


«  Comme  ils  avaient  peur  de  Voltaire!  Comme  ils 
«  ignoraient  ou  redoutaient  la  vérité  !  L'hérésie  na- 
«  tionale  et  l'hérésie  royale  avaient  obstrué,  sinon 
<<  coupé  les  canaux  de  la  science  et  de  l'obéissance, 
«  par  où  la  séve  divine  se  communique  au  corps 
«  catholique.  Des  branches  immenses  semblaient 
<<  déjà  mortes,  quoique  non  détachées  du  tronc.  Là 
<<  même  où  l'obéissance  était  de  strict  devoir,  on 
<<  laissait  faire  le  mal,  lorsqu'une  indigne  et  aveugle 
<<  jalousie  n'y  applaudissait  pas.  Nulle  part,  pns 
«  même  parmi  ceux  qui  étaient  désignés  pour  périr, 
«  ne  s'élevait  une  protestation  courageuse  en  faveur 
«  des  droits  de  saint  Pierre  et  de  son  inaliénable  pri- 
«  mauté.  Le  Pontife  romain,  contemplant  l'univers, 
«  n'y  voyait  debout  que  ses  ennemis  ». 

C'est  ainsi  que  M.  Louis  Veuillot  nous  dépeint  la 
dernière  moitié  du  XVIIIe  siècle.  Ajoutons  que  le 
tableau  n'est  pas  exagéré  et  que  la  situation  était 
bien  telle  qu'il  nous  la  montre.  Comme  on  le  voit, 
Pie  VI  avait  à  soutenir  une  lutte  d'autant  plus 
redoutable,  que  le  Chef  de  l'Église  devait  joindre  à 
une  intelligence  supérieure,  une  fermeté  à  toute 
épreuve  et  une  douceur  inaltérable.  Le  clergé  lui- 
même,  sans  excepter  plusieurs  princes  de  l'Église, 
n'osait  pas  se  grouper  autour  du  Vicaire  de  Jésus- 
Christ,  ou  n'en  comprenait  pas  la  nécessité.  Il  fallait, 
pour  rendre  le  clergé  ce  qu'il  devait  être,  que  la 
persécution  le  purifiât  et  que  la  révolution,  poussée 
par  une  haine  aveugle,  brisât  les  liens  dont  les  gou- 
vernements l'avaient  entouré. 


CHAPITRE  XXII. 


SOMMAIRE.  —  Arrivée  du  Pape  à  Homo.  —  Enthousiasme  de  la  population.— 
Pie  VI  prend  des  mesures  pour  faire  cesser  la  disette.  —  Méchancetés  aux- 
quelles il  est  en  butte.  —  Il  fait  part  aux  ambassadeurs  de  France  et  d'Espagne 
de  ses  conversations  avec  Joseph  II  au  sujet  des  Jésuites.  —  Craintes  qu'ils 
éprouvent. —  Consistoire  du  23  septembre  1182.  —  Le  Pape  rend  compte  de 
son  voyage  au  sacré  collège.  —  Voyage  de  Pie  VI  aux  marais  Pontins.  — 
Il  encourage  les  fouilles  dans  l'ancien  territoire  de  Rome.  —  Il  fait  réparer 
les  routes  et  exécuter  des  travaux  hydrauliques  très-considérables. —  Le  livre 
d'Eybcl  :  Qu'est-ce  que  le  Pape  ?  est  condamné.  —  Condamnations  d'autres 
ouvrages  vers  la  même  époque.  —  Empiétements  de  Joseph  IL  —  Ses  projets 
de  spoliation.  —  Le  Pape  lui  écrit.  —  Réponse  de  l'empereur.  —  Le  monarque 
allemand  s'occupe  de  tous  les  détails  du  culte  catholique  qu'il  a  la  prétention 
de  réformer.  —  Le  Pape  lui  fait  de  nouvelles  représentations  dans  un  bref 
solennel. 

A  son  départ  d'Otrieoli,  Pie  VI  se  rendit  à  Ci- 
vita-Castellana.  A  mesure  qu'il  approchait  de  Rome, 
l'enthousiasme  de  la  population  redoublait.  Les  ha- 
bitants de  la  Ville  Éternelle  avaient  pour  lui  une 
vive  affection.  Sa  bonté,  son  abord  facile,  l'élan 
qu'il  avait  su  donner  aux  travaux  de  l'intelligence, 
et  en  particulier  à  la  peinture  et  à  la  statuaire, 
avaient  puissamment  contribué  à  augmenter  sa 
popularité. 

Les  Romains  avaient  manifesté  l'intention  de 
fêter  son  retour  avec  toute  la  pompe  que  peut 
rêver  une  imagination  italienne.  Déjà  on  parlait 
d'ériger  des  arcs  de  triomphe,  d'organiser  des  con- 
certs, d'illuminer  la  ville  et  de  tirer  des  feux  d'arti- 
fice. Le  sacré  ,  collège  devait  se  rendre  en  corps 


au-devant  de  lui,  jusqu'à  la  place  del  Popolo.  Mais 
le  Pape,  informé  de  ces  projets,  exigea  la  suppression 
des  hommages  qu'on  lui  réservait.  Les  cardinaux 
Albani  et  Antonelli,  accompagnés  du  comte  Louis 
Braschi,  allèrent  seuls  recevoir  Pie  VI  à  Ponte- 
Molle.  S'il  put  empêcher  le  déploiement  des  pompes 
officielles  sur  son  passage,  il  fut  impuissant,  di- 
sons-le, à  comprimer  la  joie  expansive  de  la  popu- 
lation. Les  édifices  publics  durent  conserver  leur 
aspect  ordinaire  ;  mais  il  n'en  fut  pas  de  même  des 
hôtels  et  des  maisons  appartenant  aux  particuliers. 
Le  peuple  de  Rome  tout  entier  se  groupa  sur  son 
passage  et  manifesta  la  joie  qu'il  éprouvait  par  de 
bruyantes  acclamations. 

Dès  son  arrivée,  Pie  VI  s'informa  de  l'état  dans 
lequel  se  trouvait  la  capitale  du  monde  chrétien. 
Il  apprit  non  sans  douleur  que  les  pauvres  souf- 
fraient de  la  disette.  A  cette  nouvelle,  il  se  hâta  de 
prendre  plusieurs  mesures  économiques  dont  l'ap- 
plication ne  tarda  pas  à  ramener  l'aisance  parmi  ses 
sujets.  Les  familles  peu  aisées  furent  exemptées  de 
la  taxe  qu'elles  payaient  pour  la  salubrité  de  la 
ville.  Les  riches  durent  seuls  pourvoir  à  cette  dé- 
pense. Pendant  que  le  Pape  s'occupait  des  malheu- 
reux avec  cette  touchante  sollicitude,  les  philan- 
thropes qui  déclamaient  en  France  et  ailleurs  contre 
le  despotisme  de  l'Église",  au  nom  et  pour  le  compte 
de  la  philosophie,  continuaient  à  pressurer  leurs 
tenanciers  ou  à  confier  aux  hôpitaux  les  bâtards 
auxquels  ils  donnaient  le  jour. 

Peu  de  temps  après  son  arrivée,  le  Pape  entre- 


—  363  — 


tint  les  cardinaux  des  résultats  de  son  voyage  ;  mais 
ce  ne  fut  que  le  23  septembre  qu'il  les  réunit  en 
consistoire.  On  raconte  qu'à  cette  occasion  des  gens 
dont  l'odieuse  malignité  se  cachait  sous  le  manteau 
de  la  dévotion  et  du  dévouement  à  l'Église  catho- 
lique attachèrent  au  prie-Dieu  de  l'auguste  Pon- 
tife une  satire  ainsi  conçue  :  «  Ce  que  Grégoire  VII, 
«  le  plus  grand  des  Papes,  avait  établi,  Pie  VI,  le 
«  dernier  des  prêtres,  l'a  détruit  ».  Le  Chef  de 
l'Eglise  lut  cet  outrage  sans  laisser  paraître  la 
moindre  émotion.  Sa  lecture  finie,  il  demanda  une 
plume  et  écrivit  au  bas,  en  forme  de  rescrit,  ces 
quelques  lignes  que  nous  reproduisons  sans  com- 
mentaire :  «  Le  royaume  de  Jésus-Christ  ri  est  pas 
<<  de  ce  monde.  Celui  qui  distribue  les  couronnes  cé- 
«  lestes  s' embarrasse  peu  des  couronnes  périssables  de 
«  la  terre.  Rendons  à  César  ce  qui  est  à  César,  et  à 
«  Dieu  ce  qui  appartient  à  Dieu  ». 

Ces  quelques  paroles  peignent  exactement  la  con- 
duite d'un  Pape  qui,  tout  en  défendant  les  droits 
et  les  privilèges  du  Saint-Siège  avec  un  zèle  persé- 
vérant, n'a  jamais  méconnu  les  égards  qui  sont 
dus  au  pouvoir  des  souverains.  Il  se  devait  de  prê- 
cher d'exemple  à  une  génération  qui  travaillait 
sans  relâche  à  la  destruction  du  principe  d'auto- 
rité, aux  applaudissements  des  monarques  eux- 
mêmes. 

Dans  ses  conversations  intimes  avec  les  cardi- 
naux et  les  personnes  qui  possédaient  sa  confiance, 
il  n'hésita  pas  à  dire  que  Joseph  II  lui  avait  paru 
animé  de  bons  sentiments,  et  que,  à  son  avis,  ce  qu'il 


y  avait  de  coupable  dans  la  conduite  de  l'empe- 
reur était  le  résultat  des  mauvais  conseils  qu'il  re- 
cevait de  son  entourage.  Ce  jugement  ne  manquait 
peut-être  pas  de  vérité,  bien  que  les  actes  religieux 
dont  Joseph  II  avait  fait  parade  ne  fussent,  en  appa- 
rence, que  d'infâmes  momeries.  Les  philosophes  ne 
se  gênaient  pas,  il  est  vrai,  pour  profaner  les  choses 
saintes,  quand  ces  profanations  pouvaient  leur  être 
de  quelque  utilité  ;  mais  il  est  possible  que  l'empe- 
reur ne  fût  qu'un  instrument  dans  les  mains  des 
sectaires.  Que  conclure  de  là?  Une  seule  chose  : 
c'est  que  Pie  VI  méritait,  par  sa  droiture,  d'oc- 
cuper la  chaire  de  saint  Pierre,  tandis  que  l'em- 
pereur d'Allemagne  n'était,  comme  la  plupart  de 
ses  contemporains,  qu'un  vulgaire  Tartuffe,  moins 
digne  de  porter  le  sceptre  que  de  recevoir  les  étri- 
vières. 

Pie  VI  avait  toujours  aimé  la  Compagnie  de 
Jésus  et  n'avait  rien  négligé,  étant  simple  cardi- 
nal, pour  détourner  l'orage  qui  la  menaçait.  Il  ne 
dissimula  pas,  en  présence  de  Joseph  II,  ses  sym- 
pathies pour  les  religieux  persécutés.  L'empereur, 
fidèle  à  sa  ligne  de  conduite,  affirma  que,  s'il  avait 
eu  le  pouvoir  en  main  à  l'époque  où  fut  prononcée 
la  suppression  des  Jésuites,  il  aurait  pris  la  défense 
des  victimes  contre  les  persécuteurs.  Le  monarque 
philosophe  mentait  impudemment  lorsqu'il  tenait 
ce  langage  ;  mais  le  Pape  crut  ou  fit  semblant  de 
croire  à  sa  sincérité,  et  il  n'hésita  pas  à  faire  part 
au  ministre  d'Espagne  des  sentiments  que  lui  avait 
exprimés  Joseph.  Cette  apparente  naïveté  du  Pontife 


—  305  — 

n'était  pas  exempte  de  finesse,  étant  données  les  cir- 
constances où  l'on  se  trouvait  en  ce  moment.  Cela  est 
si  vrai  que  le  gouvernement  espagnol  manifesta 
d'assez  vives  inquiétudes,  que  semblaient  d'ailleurs 
justifier  la  conduite  de  Catherine  et  de  Frédéric  à 
l'endroit  de  la  célèbre  Compagnie.  Pie  VI,  à  qui 
les  représentants  de  France  et  d'Espagne  témoi- 
gnaient leurs  ennuis  à  ce  sujet,  répondit,  en  sou- 
riant :  «  Que  vous  importe  que  cet  Ordre  existe  à 
«  cinq  ou  six  cents  lieues  de  vos  Etats,  puisqu'il  est 
«  proscrit  chez  vous  ?  » 

Dans  le  consistoire  du  23  septembre  1 782 ,  il 
rendit  solennellement  compte  de  son  voyage  en  Au- 
triche, et  des  efforts  qu'il  avait  faits  pour  sauve- 
garder les  intérêts  de  l'Eglise.  Il  parla  au  sacré 
collège  de  l'affabilité  de  Joseph  II,  des  concessions 
qu'il  en  avait  obtenues  et  de  l'espérance  qu'il  con- 
servait d'en  obtenir  de  nouvelles. 

Son  intention  était  d'adresser  un  bref  à  la  catho- 
licité pour  lui  faire  part  des  bonnes  intentions  de 
l'empereur  ;  mais  les  procédés  que  se  permit  bien- 
tôt le  monarque  l'empêchèrent  de  donner  suite  à  ce 
projet. 

Malgré  les  ennuis  qui  l'accablaient,  Pie  VI  trouva 
le  moyen  de  s'occuper  encore  des  marais  Pontins. 
Les  travaux  que  l'on  y  avait  exécutés,  et  dont  il  a 
été  question  dans  un  chapitre  précédent,  furent  en- 
dommagés par  les  inondations.  Ce  fâcheux  accident 
était  dû  en  partie,  à  la  négligence  des  ingénieurs. 
Au  dire  de  certaines  gens,  le  dessèchement  des 
marais  Pontins  devait  être  considéré  comme  une 


—  366  - 


l'olle  entreprise  qu'il  fallait  éviter  de  recommen- 
cer. A  Rome,  comme  partout  ailleurs,  les  adeptes 
de  la  philosophie  cherchaient  à  faire  des  prosélytes 
et  réussissaient  parfois  à  accréditer  dans  le  public 
des  bruits  calomnieux,  dont  le  but  évident  était  de 
ruiner  l'autorité  pontificale. 

Pie  VI,  résolu  de  voir  les  choses  par  lui-même, 
alla  visiter  pour  la  quatrième  fois  cette  malheu- 
reuse province.  Il  constata  que  la  situation  n'était 
pas  aussi  compromise  qu'on  le  disait  et  qu'il  y  avait 
possibilité  d'y  remédier  sans  de  trop  lourdes  dé- 
penses. 

Le  Pontife,  se  souvenant  d'Otricoli  et  des 
encouragements  qu'il  avait  donnés  à  Mgr  Carrara, 
déclara  que  désormais  il  accorderait  une  prime  à 
quiconque  fouillerait  l'ancien  territoire  de  Rome  et 
en  retirerait  des  objets  d'art.  L'élan  fut  général. 
Aussi  découvrit-on  une  quantité  prodigieuse  de  sta- 
tues, de  vases,  de  bas-reliefs,  d'urnes,  de  mosaïques 
et  d'inscriptions. 

Les  routes  furent  réparées  sur  tous  les  points  des 
États  pontificaux.  On  exécuta,  en  outre,  sur  la 
frontière  de  Toscane,  des  travaux  hydrauliques 
très-considérables. 

Ceci  se  passait  en  1784.  Revenons  sur  nos  pas 
et  voyons  quelle  fut  la  suite  des  démêlés  du  Saint- 
Siège  avec  la  cour  de  Vienne,  après  le  retour  du 
Pape  en  Italie. 

Joseph  II  tolérait  la  liberté  de  la  presse,  pourvu 
que  les  écrivains  ne  s'attaquassent  ni  à  lui,  ni  à  son 
gouvernement,  ni  à  ses  plans  de  réforme.  Grâce 


-  367  — 


à  la  facilité  qu'avaient  les  écrivains  de  divaguer 
tout  à  leur  aise,  en  matière  de  religion,  et  de  dr'bla- 
térer  contre  le  clergé,  ce  qui  se  fait  encore  de  nos 
jours,  un  certain  Eybel,  ancien  professeur  de  droit 
canonique  à  Vienne  et  partisan  passionné  du  josé- 
phisnie,  publia,  lors  du  voyage  de  Pie  VI,  un  livre 
intitulé:  Quid  est  papa?  «  Qu  est-ce  que  le  Pape  >>. 
Il  espérait,  au  moyen  de  ce  libelle ,  étouffer  l'en- 
thousiasme des  populations  et  les  empêcher  de 
recevoir  comme  elles  devaient  le  faire  l'illustre 
voyageur. 

Ce  libelle  était  muni  du  sceau  impérial  et  avait 
été  répandu  à  profusion.  Afin  que  toutes  les  classes 
de  la  société  pussent  le  lire,  on  avait  eu  soin  de  le 
traduire  en  plusieurs  langues. 

L'auteur  considérait  l'Eglise  comme  une  espèce 
de  république,  dont  le  Pape  serait  le  président 
constitutionnel.  D'après  lui,  le  Souverain  Pontife 
n'aurait  d'autre  pouvoir  que  celui  dont  la  masse  des 
fidèles  juge  à  propos  de  l'investir.  Il  cherchait,  de 
plus,  à  démontrer  que  la  puissance  des  évêques  est 
aussi  étendue  que  celle  du  Chef  de  l'Eglise.  Comme 
on  le  voit,  les  parlementaires  n'ont  rien  inventé  ; 
ils  se  sont  bornés  à  copier  Eybel. 

Pie  VI  ne  se  préoccupa  point  tout  d'abord  d'un 
ouvrage  qui  ne  brillait  ni  par  la  forme  littéraire,  ni 
par  la  science,  ni  par  le  bon  sens  ;  mais  il  avait 
compté  sans  le  fanatisme  philosophique.  Le  gouver- 
nement de  Joseph  II  fit  répandre  à  profusion  ce 
misérable  pamphlet,  dans  le  but  évident  de  dé- 
truire le  prestige  qui  entourait  la  papauté  et  en 


—  368 

faisait  pour  les  souverains  libres-penseurs  une 
puissance  redoutable. 

En  présence  de  l'acharnement  que  l'on  mettait 
à  jeter  le  discrédit  sur  le  Chef  de  l'Eglise,  Pie  VI 
n'écouta  plus  que  son  zèle  et  condamna  solennelle- 
ment l'ouvrage  d'Eybel.  Le  décret  fut  publié  le 
28  novembre  1786.  Joseph  Ii,  redoutant  les  effets 
de  cette  sentence,  eut  soin  d'empêcher  qu'elle  ne 
fut  publiée  dans  ses  Etats.  Ayant  appris  que 
Mgr  Zondadari,  nonce  à  Bruxelles,  et  le  cardinal 
archevêque  de  Malines,  avaient  contribué  à  faire 
connaître  en  France  le  document  pontifical,  il 
intima  l'ordre  au  premier  de  quitter  son  poste  et  au 
second  de  se  rendre  à  Vienne  pour  y  être  admonesté. 

Ce  qui  préoccupait  l'empereur,  c'était  moins 
la  condamnation  prononcée  par  le  Souverain 
Pontife  que  les  considérants  sur  lesquels  elle 
était  basée.  «  Le  Saint -Père  en  était  venu  aux 
«  preuves  ;  il  montrait  dans  son  décret  que  tou- 
«  jours  l'autorité  du  Saint-Siège  avait  été  reconnue 
«  et  invoquée  ;  il  opposait  à  cette  production, 
«  créée  par  l'esprit  de  discorde,  saint  Cyprien, 
«  saint  Chrysostome,  saint  Epiphane,  saint  Jérôme, 
«  saint  Ambroise,  saint  Augustin,  saint  Optât  de 
«  Milève  et  saint  Bernard.  Ils  regardaient  tous 
«  comme  profane  quiconque  n'était  pas  uni  à  la 
«  chaire  de  saint  Pierre  et  n'en  écoutait  pas  les 
«  décisions.  Le  Pape  rappelait  l'enseignement 
«  universel  des  conciles  généraux  ;  il  enlevait  à 
«  Eybel  les  suffrages  des  conciles  de  Constance  et 
«  de  Bàle,  sur  lesquels  il  avait  voulu  s'appuyer 


—  369  — 


«  sans  fondement  ;  il  exposait,  de  la  manière  la  plus 
«  convenable,  la  doctrine  plus  constante,  la  tradi- 
tion plus  sûre  et  plus  suivie,  les  sentiments  plus 
«  clairement  exprimés  dans  les  conciles  et  dans  les 
«  écrits  des  Pères  de  l'Eglise.  La  parole  de  Pie  VI 
«  devenait  un  jugement  dogmatique,  dont  l'autorité 
«  était  irréfragable  par  l'acceptation  des  églises 
«  de  l'Allemagne,  des  Pays-Bas  autrichiens,  à  qui 
«  ce  décret  fut  envoyé,  et  par  le  silence  des  autres 
«  églises,  dont  aucune  ne  réclama  (1)  ». 

Ces  réflexions  du  baron  Artaud  de  Montor  sur 
l'autorité  doctrinale  du  Saint-Siège  sont  d'une 
exactitude  indiscutable,  alors  même  que  l'on  ad- 
mettrait d'une  manière  hypothétique  la  doctrine 
gallicane. 

Le  17  novembre  1784,  Pie  VI  condamnait  et  pro- 
hibait une  publication  non  moins  dangereuse  que 
les  précédentes. 

«  Dernièrement»,  disait  le  Pontife,  «  il  est  sorti  des 
«  ténèbres  un  ouvrage  exigu  dans  sa  forme,  mais 
«  complet  par  le  fiel  qu'il  contient,  et  rempli  de 
«  poison.  L'auteur  est  inconnu  ;  il  a  pour  but  non 
«  d'attaquer  un  point  quelconque  de  l'enseignement 
«  chrétien,  mais  bien  d'anéantir  toute  religion 
«  révélée.  En  tête  on  a  imprimé,  par  vaine  ostenta- 
«  tion,  cette  sentence  :  Connais  Dieu,  et  sois  honnête 
«  homme. 

«  Voici  une  des  assertions  de  l'écrivain  :  Nulle 
«  part  il  ri  a  été  prescrit  et  on  ri  a  pu  prescrire  de 
«  penser  droitement  ;  on  ne  peut  que  prescrire  d'agir 

(1)  Artaud  de  Montor  :  Histoire  des  Souverains  Pontifes. 

Pie  VI.  24 


—  370  — 


«  droitement.  Celui-là  est  heureux  qui  se  conduit  avec 
«  droiture,  fût-il  hébreu,  turc,  'païen,  chrétien  ou 
«  partisan  du  naturalisme. 

«  Nous  pouvons  repondre  :  Est-ce  que  celui  qui 
«  pense  d'une  manière  dépravée  sera  innocent 
«  devant  Dieu,  qui  scrute  les  cœurs  et  les  reins? 
«  Est-ce  qu'un  homme  qui  pense  mal  sera  réputé 
«  heureux  parce  qu'il  écarte  sa  main  d'un  crime 
«  extérieur  ?  Celui-là,  quand  il  simule  par  les  faits 
«  une  probité  qu'il  n'a  pas,  se  ment  à  lui-même, 
«  ment  au  prochain  et  se  place  au  rang  des  hypo- 
«  crites.  Peut-on  insulter  plus  gravement,  plus 
«  atrocement,  l'auteur  de  la  foi,  qu'en  plaçant  sur 
«  la  même  ligne  le  sacrifice  adorable  de  Jésus,  la 
«  perfidie  judaïque,  la  bestialité  du  mahométan,  la 
«  superstition  du  païen,  et  l'inconstante  et  crimi- 
«  nelle  vanité  du  courtisan  de  la  nature  ? 

«  Quant  à  nous,  restons  attachés  à  notre  Média- 
«  teur,  dans  lequel  sont  cachés  tous  les  trésors  de 
«  la  sagesse  et  de  la  science  ;  ne  nous  laissons  pas 
«  séduire  par  la  loquacité  d'une  vaine  philosophie, 
«  et  repoussons  les  erreurs  d'une  fausse  religion  ». 

Revenons  maintenant  à  l'empereur  Joseph.  Par 
une  ordonnance  du  20  octobre  1782,  ce  monarque 
supprimait  toutes  les  exemptions  et  soumettait  à 
la  juridiction  immédiate  de  l'ordinaire  les  commu- 
nautés religieuses  de  ses  Etats.  Il  abolissait  les 
appels  à  la  nonciature  et  portait  ainsi  une  nou- 
velle atteinte  à  l'autorité  pontificale. 

Mais  cela  ne  suffisait  pas  au  persécuteur.  Depuis 
longtemps  il  portait  des  regards  pleins  de  convoi- 


—  371  — 


tise  sur  les  biens-fonds  que  les  églises  possédaient, 
soit  en  Autriche,  soit  dans  le  Milanais.  Il  crut  que 
le  moment  était  arrivé  où  il  pourrait  impunément 
faire  main  basse  sur  toutes  ces  richesses.  La  nou- 
velle de  ces  mesures  iniques  étant  parvenue  à 
Rome,  le  Pape  en  fut  navré  de  douleur.  Il  se  hâta 
d'écrire  à  Joseph  pour  tenter  de  le  ramener  à  d'au- 
tres sentiments,  «  Quoi  !  »  lui  disait-il,  «  votre  Ma- 
«  jesté  n'aurait  donc  aucun  égard  à  mes  instantes 
«  prières,  ou  les  aurait  sitôt  oubliées  !  Que  sont 
«  donc  devenues  ces  protestations  d'attachement  à 
«  la  pureté  de  la  religion,  ces  principes  orthodoxes 
«  que  professait  votre  Majesté  impériale  ?  » 

La  réponse  de  l'empereur  ne  se  fit  pas  attendre. 
Elle  était  brève  et  sèche  ;  elle  révélait,  en  outre,  un 
dérangement  complet  des  facultés  mentales  de  son 
auteur.  Qu'on  en  juge  par  l'extrait  que  voici.  Le 
souverain-philosophe  disait  au  Pape  :  «  Les  bruits 
«  qui  vous  alarment  sont  faux  (il  mentait  de  la 
«  manière  la  plus  impudente)  ;  et  sans  faire  aucune 
«  recherche  des  textes  de  l'Écriture  sainte,  qui 
«  sont  sujets  aux  interprétations,  explications, 
«  je  sens  en  moi  une  voix  qui  me  dit  ce  que,  comme 
«  législateur  et  protecteur  de  la  religion,  il  convient 
«  que  je  fasse  ou  que  j'omette  ;  et,  avec  le  caractère 
«  que  je  me  connais,  cette  voix  ne  peut  jamais  mHn- 
«  duireen  erreur  ». 

Cette  missive  charantonesque  porte  la  date  du 
13  août  1783. 

Joseph  II  n'exécuta  pas  ses  projets  de  confisca- 
tion. On  put  croire  tout  d'abord  que  les  représenta- 


—  372  — 

tions  de  Pie  VI  avaient  produit  leur  effet  ;  mais  on 
a  vu  plus  tard,  en  consultant  certains  mémoires, 
que  les  conseillers  de  l'empereur  avaient  reculé 
devant  les  frais  qu'aurait  occasionnés  à  l'Etat  la 
régie  de  ces  biens. 

Pour  se  dédommager  d'un  échec  qu'il  n'avait  pas 
prévu,  Joseph  II  se  jeta  tête  baissée  dans  une  foule 
d'autres  réformes  que  nous  ne  pouvons  qu'énumé- 
rer.  Il  commença  par  enlever  à  la  daterie  la  nom- 
mination  aux  évêchés  du  Milanais  et  de  la  province  de 
Mantoue,  en  dépit  des  engagements  qu'il  avait  pris 
à  l'égard  du  Pape.  Dans  l'édit  qu'il  publia  à  l'occa- 
sion de  ce  nouvel  empiétement,  l'empereur  se  don- 
nait les  titres  de  tuteur  suprême  de  l'Église  et 
d'administrateur  de  ses  biens  temporels.  Vers  la 
même  époque,  il  supprimait  de  son  chef  et  sans 
autre  argument  que  le  bon  plaisir  de  Sa  Majesté, 
les  monastères  qu'il  regardait  comme  inutiles  et 
s'appropriait  leurs  revenus.  Enfin,  il  s'attribua, 
sans  même  consulter  le  Saint-Siège,  la  nomination 
aux  bénéfices,  pendant  les  mois  réservés  à  Rome. 
Or,  comme  l'exemple  des  grands  est  toujours 
contagieux,  les  principicules  de  l'empire  et  quelques 
électeurs  imitèrent  la  conduite  de  Joseph.  Du 
nombre  de  ces  derniers  fut  malheureusement  l'ar- 
chevêque de  Trêves,  dont  les  actes  antérieurs 
étaient  loin  de  faire  prévoir  un  pareil  oubli  de 
l'obéissance  qu'un  prélat  doit  au  Vicaire  de  Jésus- 
Christ. 

«  On  aurait  bien  de  la  peine  à  croire,  s'il  n'en 
«  subsistait  pas  des  monuments  authentiques,  jus- 


-  373  — 


qu'à  quel  point  l'empereur  s'ingéra  dans  le 
gouvernement  de  l'Eglise,  jusqu'à  quelles  minu- 
ties il  poussa  les  détails  à  cet  égard.  Un  ordre 
impérial  du  8  mars  1783,  défendit  d'abord  de 
célébrer  plus  d'une  messe  à  la  fois  dans  chaque 
église.  Le  motif  de  cette  fantaisie  n'est  pas  trop 
facile  à  concevoir.  Mais  ce  ne  fut  là  que  le 
prélude  de  son  grand  travail  apostolique.  Le 
26  avril  suivant,  il  fait  paraître  un  règlement 
étendu,  par  lequel  il  réforme  les  pratiques  de 
toutes  les  églises  de  ses  Etats,  prévoit  tous  les 
cas,  et  s'attache  spécialement  à  diminuer  la 
solennité,  l'éclat  et  la  facilité  du  culte.  Pour  ne 
pas  fatiguer  le  public  de  la  lecture  de  ce  mande- 
ment prolixe», dit  l'auteur  que  nous  citons,  «  nous 
nous  bornerons  à  en  faire  connaître  quelques 
dispositions. 

«  D'abord»,  continue  le  même  écrivain,  «  l'empe- 
reur ordonne  deux  sermons  distincts,  l'un  pour 
les  domestiques,  l'autre  pour  les  maîtres,  comme 
si  l'inégalité  politique  et  civile  ne  devait  pas 
disparaître  dans  le  temple  de  l'Éternel,  comme 
s'il  y  avait  deux  morales  ou  deux  religions 
pour  ceux  qui  commandent  et  pour  ceux  qui 
obéissent.  Il  est  défendu  de  donner  plus  d'une 
bénédiction  par  jour  ;  d'employer  d'autre  musi- 
que que  celle  de  l'orgue,  excepté  les  fêtes  et 
dimanches.  Ces  jours-là  seuls  le  Saint-Sacrement 
peut  être  exposé.  Le  ciboire  est  permis  pour  les 
autres.  On  prêchera  en  Carême  trois  fois  par 
semaine  dans  les  églises  de  la  ville  ;  mais  deux 


—  374  — 


«  fois  seulement  dans  celles  des  faubourgs.  Dans 
«  les  églises  des  religieuses,  on  permet  un  sermon 
«  chaque  dimanche,  mais  à  huis  clos.  On  n'y  don- 
«  nera  la  bénédiction  que  les  jours  de  fêtes,  et  le 
«  soir  elle  ne  pourra  être  donnée  qu'avec  le 
«  ciboire  ». 

Ces  quelques  détails  suffisent  pour  donner  une 
idée  exacte  de  la  dangereuse  monomanie  de  l'em- 
pereur Joseph. 

Cependant  Pie  VI  ne  se  décourageait  pas.  Il 
continuait,  dans  l'intérêt  de  l'Eglise  et  malgré  sa 
répugnance,  à  correspondre  avec  ce  fou  couronné. 
Il  espérait,  sans  doute,  pouvoir  le  ramener  à  des 
idées  plus  saines.  Les  ambassadeurs  de  France  et 
d'Espagne,  témoins  de  la  persévérance  du  Pontife, 
prétendirent  que  Pie  VI  compromettait  sa  dignité, 
en  poursuivant  ses  négociations  avec  l'empereur 
d'Autriche.  «  On  ne  saurait  se  compromettre  »,  ré- 
pondit le  Pape,  «  en  faisant  tous  ses  efforts  pour  le 
«  maintien  delà  religion.  Il  faut  bien  que  j'emploie 
«  le  seul  moyen  qui  soit  en  mon  pouvoir  pour  faire 
«  parvenir  mes  réclamations  à  l'empereur,  et  n'avoir 
«  rien  à  me  reprocher  ni  devant  Dieu  ni  devant  les 
«  hommes.  Si  l'empereur  m'abuse  par  de  vaines 
«  promesses,  il  a  tort,  et  la  honte  retombera  sur 
«  lui.  Mais  la  crainte  d'échouer  dans  mes  justes 
«  sollicitations  ne  saurait  me  détourner  de  mon 
«  devoir  ». 

Au  moment  même  où  le  Pape  tenait  ce  langage, 
Joseph  II  violait  sans  pudeur  les  engagements  qu'il 
avait  pris,  en  nommant  Mgr  Visconti  à  l'archevê- 


—  375  — 


ché  de  Milan.  La  situation  de  Pie  VI  était  on  ne 
peut  plus  délicate.  D'un  côté,  il  redoutait  un 
schisme,  et  de  l'autre,  il  craignait  de  compromettre 
les  intérêts  de  l'Eglise,  s'il  faisait  à  l'empereur  cette 
nouvelle  concession.  On  lui  conseillait  de  mander  à 
Joseph  que  le  sujet  qu'il  patronait  serait  préconisé 
dans  le  prochain  consistoire.  Cet  expédient  déplut 
au  Souverain  Pontife.  Ce  serait ,  disait-il ,  se 
jouer  de  la  vérité.  Si  je  me  permettais  des 
procédés, de  ce  genre,  je  perdrais  l'estime  tout  à  la 
fois  du  monde  catholique  et  des  ennemis  du  Saint- 
Siège.  D'ailleurs  éluder  momentanément  une  diffi- 
culté, ce  n'est  pas  la  résoudre.  Le  péril  ne  serait 
qu'ajourné  ,  et  tôt  ou  tard  une  rupture  avec 
l'empereur  deviendrait  inévitable. 

Pie  VI,  après  de  mûres  réflexions,  crut  devoir 
adresser  à  Joseph  II  non  plus  une  lettre  particu- 
lière, mais  un  bref  proprement  dit.  Son  langage 
était  ferme  et  digne  à  tous  égards  du  Chef  de  la 
chrétienté.  Les  choses  en  restèrent  là  jusqu'au 
moment  où  l'empereur  se  rendit  à  Rome,  auprès 
du  Souverain  Pontife. 


CHAPITRE  XXIII. 

Sommaire.  —  Joseph  II  et  Kaunitz  se  livrent  à  leur  manie  de  vouloir  tout 
réformer  en  matière  de  religion.  —  Voyage  de  l'empereur  à  Rome.  —  Ses 
entrevues  avec  le  chevalier  Azzara  et  le  cardinal  de  Demis.  —  Ses  négocia- 
tions avec  Pie  VI  au  sujet  des  évèchés  de  la  Lombardie.  —  Les  deux  souve- 
rains signent  un  traité.  —  Retour  de  l'empereur  à  Vienne.  —  Démêlés  des 
évêques  allemands  avec  le  Saint-Siège.  —  Conciliabule  d'Ems.  —  Fermeté 
de  Mgr  Pacca  et  de  Mgr  Zoglio.  —  Attitude  tout  particulièrement  déplorable 
de  l'archevêque  de  Mayence.  —  Les  prélats  révoltés  essaient  de  provoquer 
un  schisme.  —  Résistance  passive  de  l'empereur.  —  Affaire  concernant  l'é- 
vêché  de  Leybach.  —  Pie  VI  s'oppose  avec  énergie  aux  nouveaux  empiéte- 
tements  de  Joseph. —  Opinion  de  quelques  écrivains  protestants  sur  l'autorité 
des  papes.  —  Troubles  dans  les  Pays-Ras.  —  Les  troupes  impériales  évacuent 
le  territoire  de  cette  province.  —  Mort  de  Joseph.  —  Son  frère  lui  succède. 

L'idée  fixe  de  l'empereur  Joseph  était  de  vouloir 
remplacer  le  Pape  dans  le  gouvernement  de  l'Eglise 
etde  régler  en  dernier  ressort  lesmoindres  questions 
de  liturgie.  Il  croyait  avoir  le  droit  de  créer  des 
évêchés,  de  supprimer  les  monastères,  de  s'emparer 
des  biens  ecclésiastiques,  d'établir  de  nouveaux 
empêchements  de  mariage,  de  dispenser  des  anciens 
ou  de  les  faire  disparaître,  suivant  les  caprices  de  son 
cerveau  malade.  Kaunitz  mettait  à  profit,  nos  lec- 
teurs l'ont  vu,  la  folie  religieuse  de  son  maître,  pour 
satisfaire  impunément  sa  haine  contre  l'Eglise.  Peu 
lui  importaient  le  bonheur  du  peuple  et  l'avenir  de 
la  monarchie  autrichienne.  Il  sacrifiait  volontiers 
l'un  et  l'autre  au  plaisir  d'abreuver  d'amertume  le 
Souverain  Pontife  et  de  jeter  la  perturbation  dans 
l'Eglise. 


—  377  — 


Ces  deux  hommes  avaient  adopté  avec  un  égal 
empressement  les  principes  de  la  philosophie  et  ne 
négligeaient  aucune  occasion  de  les  faire  passer 
dans  la  pratique.  Cette  expérience  pouvait  suffire  à 
prouver  que  l'erreur  ne  fera  jamais  le  bonheur  des 
peuples  ni  la  gloire  des  gouvernements.  Depuis  lors, 
cette  vérité  a  reçu  plus  d'une  démonstration,  sans 
que  les  peuples  et  les  gouvernements  aient  eu  la 
sagesse  d'en  profiter.  On  dirait  même  que  la  nuit 
se  fait  de  plus  en  plus  dans  les  intelligences  et  que 
les  sociétés  modernes,  saisies  de  vertige,  éprouvent 
le  besoin  de  recourir  au  suicide  pour  se  soustraire 
à  la  vérité  qui  les  sollicite  et  dont  elles  refusent 
d'écouter  les  conseils. 

Joseph  II  et  Kaunitz  ne  se  bornèrent  pas  à 
opprimer  les  consciences.  Grâce  à  leurs  sottes 
innovations,  ils  parvinrent  à  bouleverser  des  popula- 
tions naturellement  tranquilles,  à  ruiner  le  com- 
merce et  à  jeter  l'agriculture  dans  un  état  de 
malaise  indescriptible. 

L'empereur,  qui  avait  la  prétention  de  tout  voir 
de  ses  propres  yeux  et  de  tout  faire  par  lui-même, 
bien  qu'il  ne  fût  en  réalité  qu'un  valet  couronné  au 
services  des  sociétés  secrètes  et  de  Kaunitz,  leur 
fondé  de  pouvoirs,  prit  subitement  fantaisie  de  se 
rendre  à  Rome.  Pie  VI  ne  reçut  aucun  avis  de  ce 
voyage.  En  Autriche,  on  apprit  avec  étonnement 
que  l'empereur  avait  quitté  ses  Etats,  après  avoir 
nommé  son  premier  ministre  directeur  général  des 
affaires  courantes  ;  mais  personne,  à  l'exception  de 
ce  dernier,  ne  savait  quel  était  le  motif  de  son 


—  378 


voyage.  Lui-même  ignorait  en  partie  le  but  qu'il 
poursuivait.  Le  seul  point  sur  lequel  il  eût  des  idées 
parfaitement  arrêtées,  c'était  son  désir  de  déplaire 
au  Saint-Siège,  en  s' attribuant  des  droits  auxquels 
ne  saurait  prétendre  un  gouvernement  sérieux. 

L'empereur  quitta  Vienne  le  6  décembre  1783, 
emportant  divers  papiers  relatifs  à  ses  démêlés 
avec  la  papauté.  Il  s'arrêta  quelques  heures  à  Cla- 
genfurt,  auprès  de  sa  sœur  l'archiduchesse  Marie- 
Anne.  Le  1 8,  il  arriva  à  Florence.  Le  roi  de  Suède 
l'avait  précédé  dans  cette  ville.  Ce  prince  voyageait 
sous  le  nom  de  comte  de  Haga.  Joseph  II,  ayant 
appris  qu'il  allait  partir  pour  Rome,  et  que  Pie  VI, 
informé  de  son  arrivée,  avait  envoyé  un  courrier  à 
sa  rencontre,  se  hâta  de  prendre  les  devants,  se  fît 
passer  pour  le  comte  de  Haga  et  entra  dans  la  Ville 
Eternelle  avec  l'escorte  destinée  au  roi  de  Suède. 
Cette  polissonnerie  impériale,  quoique  digne  à  tous 
égards  de  l'école  philosophique  dont  Voltaire  était 
le  chef,  contrastait  d'une  étrange  façon  avec  le 
caractère  peu  jovial  de  celui  qui  se  la  permettait. 

Le  cardinal  Herzan,  ambassadeur  de  la  cour  de 
Vienne  près  le  Saint-Siège,  ne  s'attendait  pas  à  la 
visite  de  Joseph.  Aussi  sa  surprise  fut-elle  grande, 
lorsqu'il  vit  l'empereur  arriver  à  son  hôteL  Ajoutons 
qu'il  regarda  cet  événement  comme  une  bonne  for- 
tune ;  car  la  présence  à  Rome  de  son  souverain  le 
dispensait  de  traiter  lui-même  avec  le  Saint-Siège 
l'affaire  épineuse  de  l'archevêché  de  Milan. 

Parmi  les  personnes  que  l'empereur  avait  connues 
à  Rome  en  1769  et  qui  avaient  eu  le  privilège  de 


—  379  — 


fixer  son  attention,  nous  devons  citer  le  chevalier 
Azzara,  qui  était  alors  agent  de  la  cour  d'Espagne, 
et  dont  les  idées  philosophiques  s'harmonisaient  avec 
les  siennes. 

A  peine  installé  dans  ses  appartements,  il  écrivit 
au  diplomate  espagnol  pour  le  prier  de  lui  donner 
rendez-vous  à  l'un  des  théâtres  de  Rome,  ajoutant 
qu'il  avait  à  l'entretenir  de  choses  importantes.  Le 
chevalier  se  hâta  de  le  satisfaire. 

En  attendant,  l'empereur  se  fit  conduire  au  Va- 
tican par  son  ambassadeur.  Le  cardinal  Pallavicini 
ne  pouvait  en  croire  ses  oreilles,  quand  on  lui 
annonça  l'arrivée  de  Joseph.  Il  donna  aussitôt  des 
ordres  pour  que  l'on  préparât  au  fantasque  souverain 
une  réception  convenable  ;  mais  à  peine  commen- 
çait-on à  les  exécuter,  que  l'empereur  se  présentait 
en  grand  uniforme  à  la  porte  du  Pape. 

Pie  VI  n'avait  pas  à  redouter  ces  sortes  de  sur- 
prises. Il  faisait  preuve  dans  tous  les  actes  de  sa  vie 
de  trop  de  noblesse  et  de  dignité  pour  que  la  majesté 
pontificale  pût  être  compromise  en  cette  circonstance. 
Il  y  eut  de  la  cordialité  de  part  et  d'autre.  Le  Souve- 
rain Pontife  comprenait  qu'avec  un  adversaire  dans 
la  tête  duquel  la  folle  du  logis  dominait  toujours  la 
raison  il  fallait  avant  tout  user  de  ménagement. 
Les  raisonnements  avaient  peu  de  prise  sur  lui, 
tandis  que  les  procédés  affectueux  n'étaient  pas  tou- 
jours sans  résultat.  Après  un  long  entretien,  dont 
les  détails  ne  nous  sont  pas  connus,  Pie  VI  et  l'em- 
pereur descendirent  à  la  basilique  vaticane,  où  ils 
prièrent  ensemble.  Joseph  II  refusa  modestement 


—  380  — 

d'accepter  le  prie-Dieu  que  le  Souverain  Pontife  lui 
offrit  à  côté  de  lui.  Une  fois  encore  le  philosophe 
faisait  place  au  croyant,  le  réformateur  au  fils  soumis 
de  l'Eglise.  En  sortant  de  Saint-Pierre,  les  deux 
souverains  visitèrent  le  musée  que  le  monde  artis- 
tique doit  au  génie  de  Pie  VI. 

Le  soir  arrivé,  l'empereur  se  rendit  à  la  loge  que 
le  chevalier  Azzara  lui  avait  désignée.  Il  y  reçut  la 
visite  du  roi  de  Suède  et  de  quelques  personnages 
désireux  de  capter  ses  bonnes  grâces.  Après  avoir 
accordé  aux  bienséances  ce  qu'elles  réclamaient  de 
lui,  Joseph  aborda  le  sujet  dont  il  voulait  entretenir 
le  représentant  de  l'Espagne. 

«  J'ai  conçu  un  plan  »,  lui  dit-il,  «  dont  l'exécution 
étonnera  l'Europe  ».  Il  s'agissait  tout  simplement  de 
soustraire  l'empire  à  la  suprématie  pontificale.  Il 
ajoutait  que  son  intention  était  de  conserver  intacts 
le  dogme  et  la  hiérarchie  ;  mais  qu'il  entendait 
s'arroger  la  direction  de  tout  ce  qui  se  rattache  à 
la  discipline.  A  l'en  croire,  trente-six  évêques  lui 
avaient  promis  de  l'appuyer  dans  ses  prétentions. 
D'après  lui,  l'autorité  du  pape  n'avait  rien  de 
commun  avec  la  religion  catholique.  Quant  à  l'ex- 
communication, il  ne  s'en  préoccupait  nullement. 
Les  temps  sont  passés,  disait-il,  où  la  qualification 
de  schismatique  était  un  épouvantail  pour  les 
populations  et  un  danger  pour  les  souverains. 

Azzara  s'aperçut  que  l'empereur  se  grisait  en 
parlant  et  prenait  pour  la  réalité  les  rêves  extra- 
vagants d'une  imagination  malade.  Il  l'écouta  en 
silence  et  attendit,  pour  répondre,  que  son  interlo- 


—  381  — 


cuteur  l'interrogeât.  Lorsque  Joseph  eut  fini  de 
parler,  le  chevalier  s'efforça  de  lui  faire  comprendre 
ce  qu'il  y  avait  de  périlleux  dans  sa  rupture  avec 
Rome.  Croyez-moi,  ajouta-t-il,  la  papauté  n'est  pas 
encore  mûre,  et  vos  sujets  verraient  d'un  mauvais 
œil  une  réforme  aussi  radicale.  Quant  aux  évêques 
disposés  à  vous  suivre,  leur  autorité  ne  tarderait 
pas  à  sombrer  ;  car  on  les  regarderait  comme  autant 
de  transfuges  passés  au  protestantisme. 

Azzara,  quoique  philosophe,  raisonnait  sagement 
en  cette  circonstance,  et  il  est  à  présumer  que  ses 
réflexions  ne  furent  pas  sans  effet  sur  l'esprit  de 
l'empereur.  Aussi  le  monarque  parut-il  renoncer 
dès  lors  à  son  projet  de  séparation.  C'est  ce  qui 
semble  résulter  de  ses  entrevues  avec  le  cardinal 
de  Bernis.  Il  fit  preuve  de  beaucoup  de  confiance 
dans  ses  relations  avec  l'ambassadeur  du  roi  très- 
chrétien.  Etait-ce  une  comédie  jouée  adroitement  ? 
Y  avait-il  de  la  sincérité  dans  les  paroles  conciliantes 
qu'il  lui  adressa  à  diverses  reprises?  Il  serait  difficile 
de  se  prononcer,  étant  donné  le  caractère  du  person- 
nage ;  car  chez  lui  l'esprit  de  dissimulation  et  la 
versatilité  étaient  également  passés  à  l'état  d'habi- 
tude :  «  J'aime  la  personne  de  Pie  VI,  «  répétait-il 
au  cardinal,  «  c'est  un  excellent  homme.  Je  crois 
«  bien  qu'il  me  donnerait  actuellement  l'induit  qu'il 
«  a  refusé,  pour  nommer  à  l'archevêché  de  Milan  et 
«  à  tous  les  bénéfices  consistoriaux  de  la  Lombardie  ; 
'«  mais  je  ne  veux  plus  accepter  comme  un  présent 
«  une  chose  qui  m'appartient  par  les  droits  de 
«  la  souveraineté.  Ce  n'est  pas  ma  faute  si  mes 


—  382  — 

«  prédécesseurs  ont  été  trop  timides.  J'avais 
«  demandé  au  Pape  cet  induit  par  égard  pour  lui, 
«  et  non  pas  comme  une  grâce  pour  moi.  Il  me  l'a 
«  refusé,  et  cependant  un  pareil  induit  a  été  accordé 
«  sans  difficulté  à  Louis  XV  pour  la  Corse  ». 

Le  cardinal  de  Bernis  tâcha  de  calmer  l'empereur. 
Déjà,  il  est  vrai,  son  langage  était  moins  âpre,  et 
rien  ne  faisait  supposer  qu'il  nourrît  encore  la  pensée 
d'en  venir  à  un  schisme.  Persuadé  que  l'intérêt 
personnel  dominait  en  lui  tous  les  autres  sentiments, 
l'ambassadeur  de  France  essaya  de  lui  faire  com- 
prendre que,  si  les  souverains  méconnaissaient  les 
droits  de  la  papauté,  les  peuples  ne  tarderaient  pas 
à  méconnaître  les  droits  des  souverains.  Il  lui  répéta 
à  diverses  reprises  que  l'oubli  d'un  principe  par  ceux 
que  Dieu  a  investis  de  l'autorité  ne  peut  manquer 
d'avoir  les  plus  funestes  conséquences  pour  toutes 
les  classes  de  la  société.  Ces  considérations  ne  rame- 
nèrent pas  l'empereur  à  des  idées  plus  saines,  mais 
elles  calmèrent  un  peu  sa  fougue.  «  Dans  le  fond  », 
répétait-il  au  cardinal,  «  le  pape  est  un  très-bon 
«  homme,  qui  ne  manque  pas  même  d'esprit  ;  mais 
«  il  ignore  que  les  temps  sont  changés.  Je  ne  me 
«  presserai  pas  ;  mais  je  reculerai  encore  moins  ». 

Le  chevalier  Azzara,  qu'il  vit  encore  à  diverses 
reprises,  continua  son  rôle  de  modérateur.  Sa  parole 
avait  naturellement  plus  d'autorité  que  celle  du 
cardinal  de  Bernis ,  parce  qu'elle  était  moins 
suspecte  à  Joseph. 

Il  eut  enfin  avec  Pie  VI  une  longue  conférence. 
La  question  relative  à  l'archevêché  de  Milan  y  fut 


—  383  — 

débattue  avec  vivacité.  L'empereur  réclamait 
comme  un  droit  la  faculté  de  nommer  aux  bé- 
néfices consistoriaux  de  la  Lombardie.  Le  Pape 
refusa  avec  fermeté.  Joseph  II,  qui  était  venu  avec 
le  parti  pris  de«e  passer  de  l'induit,  si  le  Souverain 
Pontife  le  lui  refusait,  recula  au  dernier  moment. 
En  présence  de  l'attitude  énergique  du  Pape , 
il  se  résigna  à  solliciter  ce  qu'il  avait  eu  d'abord 
l'intention  d'usurper.  Devant  partir  pour  Naples, 
il  laissa  au  cardinal  Herzan  les  pouvoirs  les  plus 
étendus.  Seulement,  il  voulait  que,  dans  sa  conven- 
tion avec  le  Saint-Siège,  le  chef  de  l'Eglise  déclarât 
qu'il  lui  cédait  la  nomination  aux  évèchés  de  Lom- 
bardie conformément  au  droit  inhérent  à  la  souverai- 
neté. Le  Souverain  Pontife  ne  pouvait  reconnaître 
un  principe  de  ce  genre.  Le  cardinal  Herzan  le 
comprit  si  bien  qu'il  n'osa  même  pas  en  parler  à 
Pie  VI. 

Lorsque  l'empereur  revint  de  Naples,  les  négo- 
ciations, au  sujet  de  l'induit,  étaient  dans  le  même 
état  qu'à  son  départ.  Les  conférences  recommencè- 
rent. Le  Pape  fit  preuve  tour  à  tour  de  fer- 
meté et  de  condescendance,  Plusieurs  fois  il  crut 
avoir  triomphé  de  l'obstination  de  Joseph;  mais 
l'irascible  monarque  ne  tardait  pas  à  renouveler 
toutes  ses  prétentions.  L'empereur  finit  par  rédiger 
lui-même  un  projet  de  traité.  Pie  VI  lui  en  mon- 
tra le  côté  défectueux'  et  refusa  de  l'admettre, 
comme  étant  une  violation  de  la  discipline  ecclésias- 
tique et  des  droits  du  Saint-Siège  qu'il  ne  lui  était 
pas  permis  de  sacrifier.  Joseph  ne  put  contenir  un 


—  384  — 

mouvement  de  colère,  et,  retirant  son  projet  de 
convention,  il  dit  avec  un  dépit  fort  peu  dissi- 
mulé :  «  Soit,  pourquoi  des  conventions  ?  Nous 
«  sommes  amis,  nous  le  serons  toujours,  et  chacun 
«  fera  dans  ses  Etats  ce  qui  lui  convient  ». 

Pie  VI  lui  répondit  avec  une  calme  sévérité  : 
«Eh  bien,  si  Votre  Majesté  fait  sacrer  l'arche- 
vêque de  Milan,  sans  l'institution  canonique,  toute 
«union  avec  ce  prélat  sera  rompue,  et  son  Eglise 
«traitée  comme  celle  d'Utrecht  ». 

Cette  apostrophe  déconcerta  l'empereur.  Sa  me- 
nace n'avait  pas  produit  l'effet  qu'il  en  attendait. 
Que  faire  en ' présence  de  l'énergique  fermeté  du 
Pontife?  Joseph  II,  après  un  moment  de  silence, 
renoua  l'entretien.  Chaque  article  du  traité  fut  dis- 
cuté à  nouveau,  corrigé  et  amendé.  La  chancellerie 
se  chargea  de  donner  à  la  convention  les  formes 
usitées,  après  quoi  on  la  signa  de  part  et  d'autre. 
Le  Pape  avait  enfin  ramené  son  adversaire  aux 
termes  du  traité  conclu  précédemment  au  sujet  de 
la  nomination  des  évêques  du  Milanais. 

Tous  les  nuages  paraissaient  dissipés,  lorsque 
Joseph  communiqua  à  Pie  VI  un  projet  de  réforme 
qu'il  avait  imaginé  et  qu'il  voulait  mettre  sans  re- 
tard à  exécution.  «  Je  désire  avoir  dans  mes  Etats 
«  plusieurs  vicaires  généraux,  que  je  doterai  », 
disait-il,  «  en  m' appropriant  les  dîmes  et  autres  re- 
«  venus  que  des  évêques  voisins  possèdent  en  Au- 
«  triche  ».  Le  Pape  se  contenta  de  lui  répondre  : 
«  Ils  se  refuseront  à  cet  arrangement.  —  Eh 
«  bien  »,  s'écria  l'empereur,  «  je  saurai  les  y  con- 


—  385 


«  traindre  ».  Comme  on  le  voit,  Joseph  II  avait  des 
principes  très-larges,  quand  il  s'agissait  du  droit  de 
propriété. 

A  partir  de  ce  moment,  les  relations  des  deux 
souverains  ne  cessèrent  plus  d'être  bienveillantes. 
Le  Pape  se  félicitait,  non  sans  raison,  de  la  victoire 
qu'il  avait  remportée  sur  l'irascible  novateur.  Jo- 
seph, de  son  côté,  ne  dissimulait  pas  la  satisfaction 
que  lui  faisait  éprouver  l'accueil  affectueux  dont  il 
avait  été  l'objet  de  la  part  de  Pie  VI  et  de  la  popu- 
lation romaine. 

On  eût  pu  croire,  à  en  juger  par  les  apparences, 
que  le  Saint-Siège  n'avait  plus  rien  à  redouter  du 
côté  de  l'Allemagne.  Et  cependant,  il  ne  devait  pas 
en  être  ainsi.  A  toutes  les  époques,  la  plupart  des 
nouveautés  religieuses  ont  pris  naissance  au  delà 
du  Rhin.  Il  y  a  dans  les  intelligences  tudesques  je  ne 
sais  quoi  de  faux  et  de  vaporeux  qui  les  empêche  de 
voir  la  vérité  autrement  qu'entourée  de  brouillards. 

Nous  avons  parlé  déjà  des  bonnes  dispositions 
de  la  cour  de  Munich.  Le  grand  électeur  avait  tou- 
jours fait  preuve  à  l'égard  du  Saint-Siège  d'un  dé- 
vouement inaltérable.  Aussi  désirait-il  que  Rome 
accréditât  près  de  lui  un  ministre  plénipotentiaire, 
chargé  tout  à  la  fois  de  représenter  le  gouvernement 
pontifical  et  d'exercer,  dans  certains  cas,  une  juri- 
diction spirituelle. 

Les  évèques  de  l'Empire  ne  voyaient  pas  de  bon 
œil  l'intervention  du  Saint-Siège  dans  les  affaires 
de  leurs  diocèses,  bien  que  cette  intervention  n'eût 
lieu  que  lorsque  les  prélats  étaient  contraints  par 

Pie  VI.  25 


-  386  — 

les  lois  canoniques  de  recourir  au  Chef  de  l'Eglise. 
L'archevêque  de  Saltzbourget  l'électeur  de  Mayence 
adressèrent  à  ce  sujet  des  plaintes  à  l'empereur. 
Ils  prétendirent  que  leurs  droits  épiscopaux  étaient 
méconnus.  Joseph  II,  dont  ces  prélats  mal  avisés 
caressaient  l'idée  fixe  de  la  façon  la  plus  malencon- 
treuse, se  hâta  de  répondre  aux -plaignants  qu'il 
était  de  leur  avis  et  que  jamais  il  ne  permettrait 
aux  nonces  d'exercer  une  juridiction  spirituelle. 
Il  fit  à  la  cour  de  Rome  les  mêmes  déclarations, 
dans  le  but  d'intimider  le  Pape.  Pie  VI  répondit 
qu'il  ne  pouvait  renoncer  aux  relations  amicales 
que  le  grand  électeur  de  Bavière  désirait  établir 
avec  le  Saint-Siège,  et  que  personne  ne  pouvait 
lui  disputer  le  droit  de  déléguer  les  pouvoirs  qu'il 
possédait  comme  Chef  de  l'Eglise. 

La  réponse  était  péremptoire,  et  nous  ne  pen- 
sons pas  que  les  théologiens  ordinaires  de  Sa  Ma- 
jesté apostolique  fussent  de  force  à  la  réfuter 
victorieusement.  A  défaut  de  bonnes  raisons,  l'em- 
pereur employa  la  violence. 

Au  mois  d'octobre  1785,  une  ordonnance  enleva 
aux  nonces  en  Allemagne  toute  juridiction  spiri- 
tuelle. Les  archevêques  de  Mayence  et  de  Cologne, 
plus  jaloux  de  leur  autorité  que  pénétrés  de  leurs 
devoirs,  publièrent  ce  document  dans  leurs  dio- 
cèses respectifs  avec  un  empressement  scandaleux. 
C'est  ainsi  que  des  membres  éminents  du  clergé  se 
faisaient  les  fauteurs  du  despotisme  impérial  et  prê- 
taient leur  concours  à  la  secte  philosophique  et  aux 
sociétés  secrètes  alors  toutes -puissantes. 


—  887  — 


L'électeur  de  Bavière,  sans  se  préoccuper  des 
violences  de  l'empereur  et  de  la  sottise  des  prélats 
allemands,  accueillit  le  nouveau  nonce,  Mgr  Zoglio, 
avec  les  égards  qu'il  méritait.  Il  fit  mieux,  il  avertit 
ses  sujets  que  désormais,  ils  pourraient  s'adresser 
à  l'envoyé  du  Saint-Siège  près  la  cour  de  Munich, 
au  lieu  de  recourir  à  ceux  de  Vienne,  de  Cologne  et 
de  Lucerne. 

Cette  conduite  de  l'électeur,  au  lieu  d'ouvrir  les 
yeux  aux  récalcitrants,  ne  fit  que  les  irriter.  Les 
archevêques  de  Mayence,  de  Trêves,  de  Saltzbourg 
et  de  Cologne,  dans  un  accès  de  mauvaise  humeur, 
défendirent  à  leurs  diocésains  de  recourir  pour  le 
spirituel  aux  nonces  apostoliques. 

Mgr  Zoglio  et  Mgr  Pacca  crurent  devoir  s'adres- 
ser au  Saint-Siège.  Rien  n'était  plus  facile  au  Pape 
que  d'établir  son  droit  d'une  manière  péremptoire. 
Il  chargea  donc  un  jésuite,  le  P.  Zaccaria,  écrivain 
aussi  élégant  que  théologien  distingué,  de  rédiger 
un  mémoire  où  les  sophismes  de  l'empereur  et  des 
évêques  récalcitrants  seraient  mis  en  relief  et 
réduits  à  néant.  Mais,  pendant  qu'à  Rome  on  pré- 
parait ce  document,  les  quatre  archevêques  se  réu- 
nissaient à  Ems  et  formaient  une  espèce  de  congrès 
dans  le  but  avoué  de  faire  échec  au  pouvoir  ponti- 
fical. Les  prélats  réfractaires,  foulant  aux  pieds 
tout  sentiment  de  pudeur,  n'hésitèrent  pas  à  déli- 
bérer sur  une  foule  de  questions  qui  relevaient 
exclusivement  du  Siège  apostolique.  Le  jeûne,  les 
empêchements  de  mariage,  l'organisation  des  cha- 
p  itres,  le  culte  des  saints,  l'enseignement  théologique 


—  388  — 


et  la  Bible  ellé-mème  furent  l'objet  de  critiques 
amères  et  de  règlements  nouveaux  dans  ce  conci- 
liabule de  prélats  dévoyés. 

Cette  tentative  de  révolte  eut  les  sympathies 
d'un  certain  nombre  d'évêques  et  de  princes 
séculiers.  C'est  ainsi  que  des  hommes  dont  la  mission 
était  de  se  grouper  autour  du  Saint-Siège  et  de 
recevoir  ses  enseignements  avec  une  pieuse  doci- 
lité donnaient  au  monde  le  désolant  spectacle  de 
prélats  oublieux  de  leur  vocation,  et  contribuaient 
à  précipiter  la  catastrophe  dont  la  plupart  d'entre 
eux  allaient  être  victimes  quelques  années  plus  tard. 

Le  Pape,  sans  se  départir  de  sa  douceur  ordinaire, 
se  montra  plein  de  fermeté  et  fit  tête  à  l'orage.  Le 
nonce  Zoglio  prouva  qu'il  n'était  pas  homme  à  se 
laisser  intimider  par  la  cour  de  Vienne.  Quant  à 
Mgr  Pacca,  il  fit  défense  au  clergé  des  électorats  de 
Cologne  et  de  Mayence  de  regarder  comme  valides 
les  dispenses  accordées  par  les  quatre  archevêques. 
De  plus,  il  déclara  qu'il  continuerait  à  exercer  les 
fonctions  spirituelles  que  le  Souverain  Pontife  lui 
avait  confiées.  Cette  énergie  déconcerta  les  récal- 
citrants. Pie  VI  avait  eu  d'abord  la  pensée  de  frapper 
les  quatre  prélats  de  peines  canoniques  ;  mais  il 
revint  sur  sa  détermination,  car  il  craignait  qu'une 
condamnation  solennelle  n'aggravât  le  mal  au  lieu 
de  le  guérir. 

L'électeur  de  Mayence  fut  celui  des  quatre  arche- 
vêques qui  garda  le  moins  de  mesùre.  Il  déclama 
publiquement  contre  l'autorité  du  Pape,  prétendant 
que  les  droits  de  la  cour  de  Rome  ne  reposaient 


-  389  — 


que  sur  les  fausses  décrétâtes  d'Isidore.  Il  deman- 
dait la  convocation  d'un  concile  cecuménique,- 
afin  de  régler  et  de  limiter  les  pouvoirs  que  s'attri- 
buaient les  Papes.  A  l'entendre,  la  nation  allemande 
ne  relevait  en  aucune  façon  du  Siège  apostolique. 
«  Il  est  temps  »,  ajoutait-il,  «  que  nous  consacrions 
au  soulagement  des  malheureux  l'argent  que  nous 
envoyons  à  Rome  pour  le  pallium  de  nos  évêques  ». 
Le  fougueux  prélat  ne  se  borna  pas  à  parler  et  à 
écrire  dans  ce  sens;  il  alla  jusqu'à  donner  à  la  cour 
de  Vienne  des  conseils  d'une  extrême  violence.  Il 
supposait  que  Joseph  II  l'écouterait  favorablement. 

Mais  le  prélat  rebelle  connaissait  mal  l'empereur. 
Loin  de  suivre  ses  avis,  le  monarque  opposa  aux 
tentatives  des  novateurs  une  résistance  passive 
à  laquelle  aucun  d'eux  ne  s'attendait.  Joseph  II 
avait  parfois  des  lueurs  de  bon  sens  qui  lui  per- 
mettaient d'entrevoir  les  conséquences  dernières 
de  sa  conduite  à  l'égard  de  Rome.  Il  s'arrêtait  alors 
et  semblait  disposé  à  revenir  sur  ses  pas.  Quelques 
historiens  ont  prétendu,  peut-être  avec  raison,  que 
l'empereur  avait  fait  preuve  en  cette  circonstance 
d'un  machiavélisme  dont  la  perfidie  ne  pouvait  que 
flatter  l'amour-propre  des  philosophes,  ses  coréligio- 
naires. 

Joseph  II,  dans  sa  lutte  contre  la  papauté,  n'eut 
jamais  le  courage  de  rompre  avec  Rome  d'une 
manière  absolue.  Il  craignait  l'influence  de  l'épis- 
copat  et  la  résistance  de  ses  sujets,  dont  les  senti- 
ments religieux  lui  étaient  connus.  Il  profita  donc 
de  l'état  de  trouble  où  le  conciliabule  d'Ems  avait 


—  390  — 

jeté  les  esprits  en  Allemagne,  pour  enlever  aux 
évêques  le  droit  de  siéger  dans  les  grandes  assem- 
blées de  l'empire,  et  les  remplaça  par  des  abbés 
commendataires  qu'il  choisit  lui-même.  Après 
avoir  affaibli  ou  tenté  d'affaiblir  l'influence  reli- 
gieuse du  Saint-Siège,  l'astucieux  souverain 
essayait  de  ruiner  le  prestige  de  l'épiscopat. 

Ce  fut  vers  la  même  époque  qu'il  sécularisa  ou  sup- 
prima, sans  le  concours  de  Rome,  certains  Ordres 
religieux.  Celui  des  Camaldules  était  de  ce  nombre. 
Leurs  biens  devinrent  propriété  de  la  couronne. 
On  vendit  leur  mobilier  à  l'encan,  à  l'exception 
toutefois  des  objets  d'art  et  des  livres  rares  dont  le 
souverain  s'appropria  la  possession. 

L'électeur  de  Cologne,  ayant  représenté  la  cir- 
culaire de  Mgr  Pacca  comme  une  atteinte 
portée  à  la  juridiction  épiscopale,  le  Saint-Père 
répondit  par  un  bref  daté  du  20  janvier  1787. 
Pie  VI  déclarait  que  le  nonce,  en  parlant  comme  il 
l'avait  fait,  s'était  borné  à  suivre  les  ordres  du 
Saint-Siège.  Le  Souverain  Pontife  rappelait  en- 
suite que  les  conciles  avaient  toujours  réservé  au 
Chef  de  l'Eglise  le  droit  de  dispenser  de  certains 
empêchements  ;  et  que  les  usages  reçus  depujs  un 
temps  immémorial  dans  les  diocèses  de  Mayence, 
de  Trêves  et  de  Cologne,  consacraient  cette  légis- 
lation et  enlevaient  tout  prétexte  à  la  conduite 
des  prélats  réunis  à  Ems.  Pie  VI  reprochait  encore 
à  l'électeur  de  Cologne  ses  procédés  inconvenants 
à  l'égard  du  nonce  et  l'exhortait  à  revenir  à  de 
meilleurs  sentiments. 


—  391  — 


L'électeur  de  Trêves  fut  le  premier  qui  fit  sa 
soumission.  Ceux  de  Cologne  et  de  Saltzbourg  ré- 
sistèrent quelque  temps  encore.  Ils  présentèrent  à 
la  diète  de  Ratisbonne  un  mémoire  justificatif  de 
leur  conduite. 

Ils  essayaient  de  légitimer  les  actes  du  congrès 
d'Ems,  en  même  temps  qu'ils  attaquaient  les  non- 
ciatures avec  une  violence  qui  excluait  tout  à  la  fois 
la  logique  et  le  bon  sens.  La  cour  de  Rome  répon- 
dit à  ce  document  de  la  façon  la  plus  victorieuse, 
sans  réussir  toutefois  à  vaincre  l'entêtement  des 
deux  princes  évêques.  Mais  des  événements  d'une 
importance  terrible  devaient  se  charger  d'éclairer 
leur  esprit. 

De  même  que  les  archevêques  refusaient  de  se 
soumettre  à  l'autorité  du  Saint-Siège ,  de  même 
aussi  les  évêques  se  crurent  autorisés  à  mécon- 
naître la  suprématie  de  leurs  métropolitains.  L'anar- 
chie protestante  gagnait  le  haut  clergé,  comme  elle 
avait  gagné  les  moines  au  commencement  du  xvie 
siècle.  Ce  défaut  d'entente  parmi  les  membres 
du  clergé  allemand  mit  obstacle  à  la  réunion  d'un 
concile  national  et  empêcha  peut-être  un  nouveau 
schisme. 

Joseph,  fidèle  à  sa  manie  d'innover,  transforma 
en  archevêché  l'évêché  de  Leybach.  Il  y  nomma, 
comme  titulaire,  le  comte  Charles  de  Herberstein. 
Cette  nouvelle  usurpation  était  des  plus  criantes. 
Ajoutons  que  l'archevêque  choisi  par  l'empereur 
professait  publiquement  une  indifférence  absolue 
en  matière  de  religion. 


—  392  — 

La  conduite  du  Pape  était  tracée  d'avance.  Il  se 
devait  de  repousser  un  empiétement  que  rien  ne 
justifiait,  puisque  Joseph  ne  l'avait  pas  même  con- 
sulté, avant  de  se  permettre  une  pareille  usurpation. 
Il  rejeta  donc  avec  fermeté  l'élection  du  prélat  libre- 
penseur  et  protesta  une  fois  de  plus  contre  les  ten- 
dances schismatiques  du  gouvernement  impérial. 

Joseph  II  et  Kaunitz  se  montrèrent  on  ne  peut 
plus  irrités.  Le  ministre  philosophe  se  rendit  auprès 
de  Mgr  Caprara,  qui  occupait  alors  la  nonciature  de 
Vienne,  et  lui  fit  entendre  des  paroles  menaçantes. 
«  La  résistance  du  Pape  dans  cette  affaire  »,  lui 
dit-il ,  «  élèverait  une  barrière  insurmontable 
«  entre  Rome  et  Vienne,  et  mettrait  un  terme 
«  aux  ménagements  que  l'empereur  s'est  imposés 
«  par  considération  pour  le  Pape.  Rien  ne  pourrait 
«  l'empêcher  de  faire  désormais,  de  sa  propre  auto- 
«  rité,  tous  les  arrangements  ecclésiastiques,  ainsi 
«  qu'il  était  d'usage  dans  les  premiers  siècles  du 
«  christianisme  ». 

Comme  on  le  voit,  l'idée  fixe  de  ramener  l'Eglise 
à  la  pureté  de  son  origine  n'est  pas  une  chose  nou- 
velle. Les  révolutionnaires  de  nos  jours  ne  sont, 
sous  ce  rapport,  que  les  tristes  continuateurs  des 
despotes  qui  se  sont  succédé  dans  le  monde  depuis 
dix-huit  siècles.  Que  le  tyran  s'appelle  démocratie 
ou  Caracalla ,  peu  importe.  Entre  Héliogabale  et 
Danton,  il  n'y  a  que  l'épaisseur  d'une  feuille  de 
papier. 

L'auteur  de  Y  Histoire  civile,  politique  et  religieuse 
de  Pie  VI  fait,  à  propos  de  la  prétention  qu'avait 


—  393  — 


l'empereur  de  réformer  l'Eglise ,  des  réflexions 
pleines  de  sens,  que  nous  sommes  heureux  de  re- 
produire : 

«  Qu'aurait  dit  le  prince  de  Kaunitz,  qu'aurait 
dit  l'empereur  Joseph,  si  le  Pape  eût  répondu  :  «  Les 
«  usages  de  la  primitive  Eglise  ne  furent  pas  tels 
«  que  vous  le  prétendez.  En  tout  temps  elle  s'est 
«  régie  par  elle-même,  excepté  ceux  où  elle  a  souf- 
«  fert  des  violences,  que  sans  doute  vous  n'en- 
«  tendez  pas  ériger  en  droit.  Cependant  je  veux 
«  bien  supposer  avec  vous  que  les  empereurs 
«  aient  d'abord  tout  ordonné  en  matière  ecclé- 
«  siastique.  Serait-ce  une  raison  pour  qu'ils  en 
«  usassent  de  même  à  présent?  Faut-il  qu'un  abus, 
«  parce  qu'il  existe,  soit  éternel,  ou  qu'on  le  fasse 
«  revivre  parce  qu'il  a  existé?  Quelle  est  donc  cette 
«  prétention  de  faire  rétrograder  l'Eglise  à  son  état 
«  primitif?  Seriez -vous  bien  aise  qu'il  en  fût  de 
«  même  pour  votre  autorité,  pour  la  puissante  mai- 
«  son  d'Autriche?  Voudrait-elle  consentir  à  être 
«  aujourd'hui  confinée  dans  son  comté  de  Haps- 
«  bourg  ou  d'Habsbourg,  dont  le  nom  n'est  pas  plus 
«  certain  que  sa  topographie  n'est  connue  ?  Si  vous 
«  vous  obstinez  absolument  à  nous  ramener  d'où 
«  nous  sommes  partis,  faisons  le  voyage  de  compa- 
«  gnie,  et  dites  surtout  où  il  faudra  nous  arrêter  ; 
«  quant  à  nous,  il  y  a  bien  un  point  fixe  au  delà 
«  duquel  vous  ne  pouvez  nous  faire  reculer.  Mais 
«  vous,  êtes-vous  bien  sûr  de  reposer  au  moins  votre 
«  tête  dans  le  comté  d'Hapsbourg,  quand  vous  sau- 
«  rez  précisément  où  il  était  situé  ?  Votre  maison 


—  394  — 

«  n'a-t-elle  pas  eu  encore  de  plus  faibles  commen- 
«  céments  ?  Un  ancien  a  dit  une  grande  vérité  :  Si 
«  l'on  pouvait  remonter  à  l'origine  du  monde,  on 
«  trouverait  qu'il  n'est  point  de  roi  qui  ne  compte 
«  un  esclave ,  ni  d'esclave  qui  ne  trouve  un  roi 
«  parmi  ses  aïeux.  Quel  dommage,  si  la  fin  de  votre 
<<  course  rétrograde  vous  menait  dans  une  chau- 
«  mière,  dans  un  chenil  ou  dans  un  bagne  I  Croyez- 
«  moi,  restons  où  nous  sommes.  Les  temps  passés 
«  ne  sont  plus,  et  c'est  tant  mieux  pour  vous.  N'y 
«  ramenez  donc  pas  les  autres,  de  peur  d'y  être 
«  ramenés  vous-mêmes.  Craignez  qu'un  jour  le 
«  peuple,  à  votre  exemple,  ne  veuille  aussi  exami- 
«  ner  l'origine  des  empereurs  et  des  empires.  N'in- 
«  troduisez  pas  dans  le  sanctuaire  une  multitude 
«  effrénée  ,  qui  briserait  l'arche  sainte  dans  son 
«  aveuglement  et  dans  sa  fureur.  Ne  détachez  pas 
«  une  pierre  de  votre  édifice  de  peur  de  le  renver- 
«  ser.  Songez  surtout  que  votre  palais  est  adossé  à 
«  l'Eglise,  et  n'allez  pas  -de  vos  mains  imprudentes 
«  affaiblir  le  mur  mitoyen  qui  nous  unit  et  nous  sé- 
«  pare,  qui  nous  protège  tous  deux  également,  si 
«  vous  ne  voulez  pas  qu'en  s'affaissant  il  nous  con- 
«  fonde  dans  une  ruine  mutuelle  ». 

Certes,  ces  réflexions,  le  peuple  ne  tarda  pas  à  les 
faire  ;  en  France  et  ailleurs,  les  souverains  expiè- 
rent dans  le  sang  et  les  larmes  les  scandales  de  leur 
vie  et  l'appui  moral  qu'ils  avaient  prêté  à  la  philo- 
sophie et  aux  sociétés  secrètes. 

Pie  VI,  voyant  l'obstination  dont  faisait  preuve 
le  gouvernement  impérial  à  propos  de  l'archevêché 


—  395 


de  Leybach,  écrivit  une  lettre  à  Joseph  II,  pour  lui 
prouver  que  le  nouvel  archevêque  était  formelle- 
ment hérétique.  La  tâche  était  facile.  L'empereur, 
ne  pouvant  nier  l'évidence,  engagea  le  comte  Charles 
à  se  disculper  ou  à  se  rétracter.  En  supposant  que  le 
pseudo-prélat  eût  pu  démontrer  son  innocence,  il 
fallait  que  Joseph,  de  son  côté,  prouvât  au  Pape 
qu'il  avait  le  droit  d'ériger,  sans  le  concours  de 
Rome,  des  évêchés  et  des  archevêchés.  Ces  deux 
thèses  étaient  également  difficiles  à  soutenir.  Le 
talent  de  l'empereur  et  celui  de  cet  étrange  arche- 
vêque n'étaient  pas  à  la  hauteur  d'une  pareille 
tâche.  Le  Pape  refusa  énergiquement  de  sanction- 
ner la  création  d'un  nouveau  siège  archiépiscopal 
et  de  préconiser  l'élu.  Ce  dernier  étant  mort  dans 
le  courant  de  l'année,  l'affaire  se  calma,  à  la  satis- 
faction de  la  cour  de  Rome  et  de  l'empereur  lui- 
même,  qui  regrettait  probablement  de  s'y  être 
engagé. 

Le  moment,  d'ailleurs,  était  venu  où  Joseph  allait 
expier  ses  fautes.  Ni  lui  ni  Kaunitz n'avaient  vu  le 
danger  des  innovations  que  leur  inspiraient  la  secte 
philosophique  et  les  quelques  prélats  ambitieux  et 
brouillons  dont  nous  avons  parlé.  Voici  ce  que  Jean 
de  Muller,  un  protestant,  écrivait  au  sujet  du  trop 
fameux  congrès  d'Ems  :  «  Les  archevêques  veulent 
«  être  libres  dans  les  choses  de  la  discipline  ;  mais  ils 
«  ne  devraient  pas  abaisser  leur  chef  encore  davan- 
«  tage,  et  les  évèques  ont  raison  de  s'opposer  à  ce 
«  système.  J'ai  toujours  eu  beaucoup  d'estime  pour 
«  la  hiérarchie  ;  certainement  c'est  un  magnifique 


—  396  — 

«  instrument  pour  exercer  sur  les  hommes  une  salu- 
«  taire  influence  et  les  diriger  ;  elle  opérera  toujours 
«  d'autant  plus  de  bien,  qu'elle  sera  plus  fidèle  à  son 
«  premier  esprit.  Cet  esprit  s'est  mieux  conservé  en 
«  Italie  que  partout  ailleurs  ;  le  Pape  lui-même,  et 
«  cela  dans  les  temps  de  splendeur,  remplit  habi- 
«  tuellement  toutes  les  obligations  pastorales,  visite 
«  les  hôpitaux,  les  prisons,  les  malades,  confère  les 
«  ordres,  répand  des  bénédictions,  donne  des  con- 
«  seils  et  des  consolations  à  ceux  qui  en  ont  besoin. 
,«  Si  la  hiérarchie  était  un  mal,  elle  vaudrait  encore 
«  mieux  que  le  despotisme  !  Qu'elle  soit  un  mur 
«  d'argile,  au  moins  est-ce  contre  la  tyrannie  1  Le 
«  prêtre  a  sa  loi,  le  despote  n'en  a  point  ;  celui-là 
«  persuade,  celui-ci  entraîne  ;  celui-là  prêche  Dieu, 
«  celui-ci  se  prêche  lui-même.  On  parle  contre  l'in- 
«  faillibilité  !  Mais  à  qui  donc  sera-t-il  permis  d'ap- 
«  peler  injuste  une  ordonnance  du  prêtre  ou  de  lui 
«  refuser  obéissance?  On  parle  contre  le  Pape,  comme 
«  si  c'était  un  grand  malheur  que  quelqu'un  pût, 
«  sans  péril  de  la  vie,  parler  en  faveur  des  droits  de 
«  l'humanité  !  On. crie  contre  le  grand  nombre  des 
«  couvents,  mais  non  contre  la  multiplication  des 
«  casernes  !  contre  soixante  ecclésiastiques  céliba- 
«  taires  (qui  le  sont  de  leur  choix),  mais  non  contre 
«  cent  soldats  célibataires  (qui  le  sont  forcé- 
«  ment)  ». 

Le  même  auteur  n'était  pas  moins  explicite  dans 
une  lettre  qu'il  écrivait  à  son  ami  Charles  Bonnet  : 
«  L'empire  romain  périt,  comme  le  monde  antédilu- 
«  vien,  lorsque  cette  masse  impure  se  fut  rendue 


—  397  — 


<<  indigne  de  la  protection  divine.  Mais  le  Père  éter- 
«  nel  ne  voulut  point  abandonner  le  monde  au  triste 
«  sort  qui  paraissait  l'attendre  ;  il  avait  déposé  dans 
«  son  sein  une  semence  féconde.  Dans  cette  grande 
«  catastrophe,  les  barbares  purent  la  fouler  aux 
«  pieds  ;  mille  ans  de  ténèbres  purent  éteindre 
«  les  lumières  de  la  vie  ;  mais  ces  mille  ans  de  té- 
«  nèbres  étaient  nécessaires,  car  rien  ne  se  fait  par 
«  soubresauts.  Les  barbares,  nos  pères,  durent  être 
«  conduits  à  travers  mille  erreurs,  avant  que  lavé- 
«  rite  pût  leur  apparaître  dans  sa  simplicité  sans 
«  les  éblouir.  Qu'arriva-t-il  ?  Dieu  leur  donna  un 

«tuteur!  Ce  fut  le  Pape!         Que   serions -nous 

«  devenus  sans  le  Pape  ?  Ce  que  sont  devenus  les 
«  Turcs  ». 

Ce  tuteur  que  Jean  de  Muller  considérait  comme 
indispensable,  l'empereur  et  ses  conseillers  n'en 
voulurent  pas. 

Après  avoir  innové  dans  ses  Etats  proprement 
dits,  Joseph  II  voulut  innover  dans  les  Pays-Bas. 
Cette  province  était  régie  par  son  ancienne  consti- 
tution. L'empereur  la  remplaça  par  une  autre,  bien 
qu'il  eût  juré  de  l'observer.  Les  Belges  étaient  par 
là  même  dégagés  de  leur  obéissance  envers  le  sou- 
verain. Mais  l'ordre  ne  fut  pas  troublé  tout  d'abord. 
Enhardi  par  le  calme  apparent  de  la  population, 
l'empereur  alla  plus  loin  et  voulut  bouleverser,  là 
comme  en  Autriche,  la  hiérarchie  ecclésiastique  et 
l'enseignement  religieux. 

Le  16  octobre  1780,  il  supprima  les  séminaires 
diocésains  et  les  remplaça  par  deux  séminaires  géné- 


—  398  — 

r,  ix,  dont  l'un  devait  être  à  Louvain  et  l'autre  à 
Luxembourg.  Il  choisit  lui-môme  les  professeurs 
chargés  d'y  enseigner  la  théologie  ;  tous  étaient  con- 
nus pour  leur  attachement  à  la  doctrine  de  Jansénius. 
Les  évêques  se  refusèrent  d'abord  à  accepter  ce 
nouvel  état  de  choses  ;  mais,  le  président  du  séminaire 
général  ayant  déclaré  que  le  cardinal  archevêque 
de  Malines  pourrait,  le  cas  échéant,  procéder  contre 
les  professeurs,  suivant  les  formes  canoniques,  ce 
prélat  et  un  autre  évêque  de  la  province  envoyèrent 
leurs  élèves.  Cet  exemple  ne  tarda  pas  à  être  suivi. 
Tout  semblait  donc  à  la  veille  de  se  calmer,  lorsque 
les  élèves,  scandalisés  du  jansénisme  de  leurs  pro- 
fesseurs, se  livrèrent  contre  eux  à  des  manifesta- 
tions hostiles.  Ils  eurent  même  recours  aux  voies 
de  fait.  Le  président  se  sauva  à  Bruxelles  et  les  pro- 
fesseurs se  cachèrent  de  leur  mieux. 

Les  troupes  intervinrent.  Le  cardinal  de  Franken- 
berg  réprimanda  les  étudiants,  bien  qu'il  ne  jugeât 
pas  leur  conduite  extrêmement  répréhensible,  et 
tout  rentra  dans  l'ordre. 

Les  professeurs,  pensant  que  désormais  ils  n'a- 
vaient plus  rien  à  craindre,  recommencèrent  à  en- 
seigner leurs  doctrines  schismatiques.  Le  calme  ne 
fut  point  troublé;  mais  les  étudiants  partirent  les 
uns  à  la  suite  des  autres. 

Ne  pouvant  rien  contre  les  déserteurs ,  Joseph  II 
s'en  prit  au  cardinal  de  Frankenberg  et  au  nonce 
apostolique  Zondondari.  Ce  dernier  fut  obligé  de 
quitter  les  Pays-Bas  et  de  se  réfugier  en  France. 
Quant  au  cardinal,  il  reçut  une  verte  admonesta- 


—  399  — 


tion.  L'évèque  de  Namur  fut  moins  heureux  :  l'em- 
pereur l'envoya  en  exil  et  confisqua  ses  biens. 

Joseph  II  avait  compté  sans  les  Etats  du  Bra- 
bant.  Les  membres  de  cette  assemblée,  moins  faciles 
à  se  soumettre  au  joug  impérial  que  les  évêques 
prévaricateurs  du  conciliabule  d'Ems,  refusèrent  de 
voter  les  subsides  auxquels  l'empereur  avait  droit, 
tant  qu'on  n'aurait  pas  rendu  sa  constitution  à  la 
Belgique.  Le  gouvernement  crut  devoir  céder.  Le 
Brabant  rentra  en  possession  de  ses  privilèges  et 
les  réformes  ecclésiastiques  de  Joseph  furent  consi- 
dérées comme  non  avenues.  Cet  arrangement,  le 
seul  qui  fût  raisonnable,  était  l'œuvre  du  général 
Murray. 

Joseph,  après  y  avoir  réfléchi,  trouva  que  son 
mandataire  avait  fait  preuve  de  faiblesse  et  refusa 
de  ratifier  le  traité.  Il  ordonna  en  conséquence 
qu'on  remît  en  vigueur  les  innovations  contre 
lesquelles  se  soulevaient  les  catholiques  belges. 

Des  réclamations  se  font  entendre  de  toutes 
parts  ;  mais  elles  ne  sont  pas  écoutées.  Les  membres 
de  l'Université  de  Louvain  sont  exilés  en  partie. 
Enfin,  les  choses  sont  poussées  à  un  tel  point,  que 
les  Etats  du  Hainaut  et  du  Brabant  refusent  une 
seconde  fois  les  subsides  accoutumés.  Le  cardinal 
de  Malines  est  arrêté,  l'évèque  d'Anvers  subit  le 
même  sort. 

Les  Brabançons,  exaspérés  lèvent  des  troupes 
et  déclarent  qu'ils  opposeront  la  force  à  la  violence. 
L'empereur,  qui  n'est  pas  en  mesure  de  soumettre 
les  insurgés ,   leur  offre  un  armistice  ;  mais  il 


—  400  — 

lui  est  refusé,  et  ses  troupes  sont  forcées  d'évacuer 
les  Pays-Bas. 

Ne  sachant  à  quel  moyen  recourir  pour  amener 
les  Belges  à  mettre  bas  les  armes,  l'empereur  prie 
le  Pape  d'intervenir.  Pie  VI,  oubliant  les  ennuis 
que  la  cour  de  Vienne  lui  avait  suscités,  écrivit  aux 
évèques  des  provinces  révoltées  pour  les  engager 
à  user  de  leur  influence  au  profit  de  la  paix.  Mais 
c'était  trop  tard,  et  tout  moyen  de  conciliation 
était  devenu  impossible. 

Le  20  janvier  1790,  Joseph  II  descendait  dans  la 
tombe,  après  un  règne  désastreux.  Ce  monarque 
imbécile  fut  un  de  ceux  qui  contribuèrent  le  plus  à 
préparer  et  à  précipiter  les  événements  dont  la 
France  et  l'Europe  allaient  être  le  théâtre.  Pendant 
que  l'empereur  d'Allemagne  abreuvait  d'amertume 
le  Souverain  Pontife  et  cherchait  à  ruiner  l'édifice 
religieux  au  profit  de  son  ambition,  la  révolution 
française  menaçait  ouvertement  la  dynastie  des 
Bourbons  et  travaillait  à  s'implanter  en  Autriche  et 
ailleurs. 

Comme  on  demandait  à  Kaunitz  si  ce  nouvel 
état  de  choses  durerait  longtemps,  il  répondit  :  «  Oui, 
longtemps,  et  peut-être  toujours  ».  Hertzberg,  un 
autre  ministre  de  Joseph,  n'hésita  pas  à  affirmer, 
de  son  côté,  que  la  révolution  ferait  le  tour  de  l'Eu- 
rope. Mieux  que  personne,  les  hommes  d'Etat  pou- 
vaient prévoir  ce  qui  arriverait;  car  tous  faisaient 
partie  de  la  secte  philosophique  ou  des  sociétés 
secrètes.  Et  ils  savaient  que  leurs  complices  ne 
s'arrêteraient  pas  à  mi-chemin.  La  plupart  d'entre 


eux  comprirent,  mais  trop  tard,  qu'en  prêtant  leur 
apDui  p.x  conjurés  ils  avaient  préparé  leur  propre 
ruiiK,.  Les  efforts  qu'ils  tentèrent  pour  maîtriser  le 
torrent  populaire  ne  servit  absolument  de  rien. 
Princes  et  ministres  furent  emportés  par  le  flot 
vengeur  de  la  justice  divine.  Les  peuples  eux-mêmes 
durent  avoir  une  large  part  à  la  terrible  expiation 
que  le  ciel  tenait  en  réserve  depuis  longtemps,  et 
dont  ils  se  faisaient  les  instruments  aveugles. 

Léopold,  grand-duc  de  Toscane,  succéda  à 
Joseph  IL  Moins  léger  que  son  frère, il  sut  mettre 
à  profit  les  leçons  de  l'expérience.  Renonçant  à  ses 
rêveries  philosophiques,  il  n'hésita  pas  à  se  récon- 
cilier avec  la  cour  de  Rome.  Son  premier  soin,  en 
prenant  possession  de  l'empire,  fut  de  restituer  les 
biens  ecclésiastiques  dont  s' était  emparé  Joseph.  Il 
rétablit  également  la  plupart  des  institutions  reli- 
gieuses que  l'on  avait  supprimées  contre  le  gré  du 
Souverain  Pontife.  Il  déclara  à  l'archevêque  de 
Malines  qu'il  ne  se  mêlerait  en  aucune  façon  des 
choses  spirituelles,  et  que  l'Eglise  jouirait  sous  son 
règne  d'une  liberté  complète. 

Le  clergé  des  Pays-Bas  reprit  confiance.  Mais 
les  confédérés  refusèrent  obstinément  de  mettre 
bas  les  armes.  Le  général  Bender  ne  tarda  pas  à 
les  soumettre,  et,  le  2  décembre  1790,  il  entrait 
dans  Bruxelles ,  à  la  tête  de  son  armée  victo- 
rieuse. 


Pie  VI. 


2G 


CHAPITRE  XXIV. 

Sommaire.  —  Démêlés  de  Pie  VI  avec  le  grand-duc  de  Toscane.  —  Scipion 
Ricci,  évèque  de  Pistoie  et  de  Prato.  —  Turbulence  de  son  caractère.  — 
Réformes  qu'il  impose  à  son  clergé.  —  Sa  propagande  janséniste.  —  Synode 
de  Pistoie.  —  Doctrines  proclamées  dans  ce  conciliabule.  —  Léopold  et  Ricci 
convoquent  un  concile  à  Florence.  —  Les  évèques  de  la  Toscane  se  montrent 
hostiles  aux  novateurs.  —  Soulèvement  des  diocésains  de  Ricci.  —  Son  palais 
épiscopal  est  dévasté.  —  Affaire  concernant  l'évèclié  de  Pontrémoli.  —  Le 
Pape  nomme  une  commission  de  cardinaux  pour  mettre  fin  à  ses  démêlés  avec 
Léopold.  —  Mort  de  Joseph  II.  —  Son  frère  lui  succède.  —  Sentiments  reli- 
gieux du  nouveau  grand-duc.  —  Ricci  est  disgrAcié.  —  Pie  VI  publie  la  bulle 
Âuctorem  fidei.  —  Consolations  qui  arrivent  au  Saint-Siège  des  pays  protes- 
tants et  de  la  Russie.  —  Manifestations  religieuses  de  la  Diète  de  Pologne.  — 
Bonnes  dispositions  de  Gustave  III  pour  le  Saint-Siège. 

Le  Pontificat  de  Pie  VI  n'a  été  qu'un  long  et 
douloureux  martyre.  Les  petits  souverains  d'Italie, 
imbus,  eux  aussi,  de  doctrines  philosophiques,  se 
crurent  obligés  de  secouer,  à  leur  tour,  le  joug  de 
l'autorité  religieuse  et  voulurent  s'attribuer  des 
droits  qui  ne  sauraient  appartenir  au  pouvoir  tem- 
porel. 

La  conscience  humaine  n'est  pas  justiciable  des 
gouvernements  qui  ne  peuvent,  sans  se  rendre 
coupables  de  tyrannie,  s'ingérer  dans  "les  choses  de 
la  religion. 

Léopold,  grand-duc  de  Toscane,  fut  un  de  ceux 
qui  affligèrent  le  plus  le  cœur  du  Souverain  Pon- 
tife ;  mais,  plus  calme  et  plus  réfléchi  que  l'em- 
pereur, il  oublia  moins  que  son  frère  les  égards 
qui  sont  dus  au  Chef  de  l'Eglise  catholique.  Peut- 


—  403  - 


être  ne  se  fût-il  jamais  écarté  de  la  bonne  voie, 
sans  les  mauvais  conseils  de  Scipion  Ricci,  évêque 
de  Pistoie. 

Ce  Ricci  était  une  espèce  de  fou  que  les  lauriers 
de  Luther  et  de  Calvin  empêchaient  de  dormir.  Peu 
soucieux  de  ses  devoirs  d'évêque,  il  ne  cessa  de 
pousser  Léopold  à  méconnaître  l'autorité  du  Saint- 
Siège. 

Jusqu'en  1780,  époque  à  laquelle  ce  novateur 
mitré  fut  nommé  aux  évêchés  de  Pistoie  et  de 
Prato,  la  Toscane  n'avait  pris  aucune  part  aux 
troubles  religieux  qui  agitaient  le  reste  de  l'Europe. 

Le  nouveau  prélat  résolut  d'en  finir  avec  un  état 
de  choses  qui  n'était  pas  à  la  hauteur  du  progrès 
philosophique.  Ne  pouvant  s'allier  ouvertement 
avec  la  secte  voltairienne  et  la  franc- maçonnerie, 
il  pensa  que  le  joséphisme  serait  accueilli  sans  trop 
de  répugnance  par  le  grand- duc  et  le  clergé 
toscan. 

Léopold,  imitant  son  frère,  afficha  la  prétention 
de  tout  réglementer.  Tantôt  il  signifiait  aux  évê- 
ques  d'adopter  un  catéchisme  de  sa  façon,  tantôt  il 
leur  indiquait  les  ouvrages  dont  les  fidèles  et  le 
clergé  seraient  tenus  de  se  servir.  Quelquefois, 
empiétant  sur  le  rituel,  il  modifiait  de  sa  propre 
autorité  les  cérémonies  du  culte. 

L'évêque  de  Pistoie  imposait  à  son  clergé  ces 
étranges  réformes,  dont  il  était  l'inspirateur.  Mais, 
comme  il  prévit  qu'il  aurait  à  triompher  de  cer- 
taines résistances,  sa  première  pensée  fut  de  per- 
vertir l'enseignement  théologique. 


—  404  — 


Il  s'entoura  donc  de  prêtres  et  de  religieux  avec 
lesquels  il  était  en  communion  d'idées,  et  leur 
confia  les  postes  les  plus  considérables.  Il  fonda  en 
outre  plusieurs  académies  ecclésiastiques  où  l'on 
enseigna  ouvertement  les  erreurs  de  Jansénius. 
De  concert  avec  le  gouvernement,  Ricci  créa  une 
imprimerie,  afin  de  rééditer  tout  à  son  aise  et  de 
vulgariser  les  ouvrages  entachés  de  gallicanisme  et 
de  jansénisme. 

Les  éditeurs  de  ces  pamphlets  odieux  se  propo- 
saient, disaient-ils,  «  de  dévoiler  les  injustes  pré- 
«  tentions  de  cette  Babylone  spirituelle  qui  a 
«  bouleversé  et  dénaturé  toute  l'économie  de  la 
«  hiérarchie  ecclésiastique,  de  la  communion  des 
«  saints  et  de  l'indépendance  des  princes  ». 

Dans  les  écrits  qu'il  publia  lui-même,  l'évêque 
de  Pistoie  se  faisait  le  panégyriste  des  appelants  de 
France.  A  ses  yeux  Quesnel  était  un  martyr  de  la 
foi  et  Soanen  un  évêque  selon  le  cœur  de  Dieu  ; 
quant  aux  autres  jansénistes,  ils  avaient  droit  à 
l'estime  et  à  l'admiration  de  l'univers  chrétien.  Ses 
déclamations  contre  la  bulle  Unigenitus,  dans  les 
conférences  qu'il  donna,  furent  surtout  un  sujet  de 
scandale.  Il  poussa  l'impudence  jusqu'à  se  faire 
l'avocat  d'office  des  schismatiques  d'Utrecht. 

Le  Souverain  Pontife  ne  pouvait  pas  garder  le 
silence  sur  de  pareils  écarts.  Toutefois  il  voulut 
d'abord  user  de  mansuétude  à  l'égard  du  no- 
vateur, afin  de  le  ramener  à  de  meilleurs  senti- 
ments, au  moyen  de  la  persuasion.  Pie  VI  procédait 
toujours  ainsi,  à  l'exemple  de  ceux  qui  l'avaient 


—  405  — 


précédé  sur  la  chaire  de  saint  Pierre.  Mais  Ricci, 
au  lieu  de  répondre  par  une  soumission  pleine  et 
entière  aux  exhortations  du  Chef  de  l'Eglise,  pour- 
suivit le  cours  de  ses  innovations  sacrilèges  ;  et,  s'il 
n'y  eut  pas  rupture  ouverte  entre  Léopold  et 
le  Saint-Siège,  c'est  que  Pie  VI  fit  preuve  jusqu'au 
bout  de  la  plus  grande  modération. 

L'évêque  prévaricateur,  voulant  donner  à  ses 
doctrines  une  consécration  nouvelle  et  en  assurer 
le  triomphe,  réunit  un  concile  diocésain,  le  19  sep- 
tembre 1786.  Mais,  comme  il  était  persuadé,  avec 
raison,  que  son  clergé  ne  lui  fournirait  pas  assez 
de  complices,  il  appela  des  prêtres  étrangers,  dont 
il  connaissait  les  tendances  peu  orthodoxes,  et  leur 
confia  le  soin  de  faire  triompher  ses  projets  de 
réforme.  Parmi  ces  théologiens  à  tout  faire,  on 
remarquait  Zola,  Natali  et  Tamburini.  Ce  dernier 
fut  même  choisi  comme  promoteur  du  synode,  bien 
qu'il  n'eût  pas  le  droit  d'y  assister. 

Ce  conciliabule  dura  dix  jours.  Il  était  composé 
de  deux  cent  trente-quatre  prêtres,  imbus  la  plu- 
part des  mêmes  idées  que  leur  évêque.  Dans  son 
discours  d'ouverture,  Ricci  osa  dire  aux  membres 
de  l'assemblée  :  «  L'Esprit-Saint  descendra  au 
«  milieu  de  vous,  et  vos  oracles  deviendront  les 
«  oracles  de  Dieu  lui-même  ».  On  peut  dire  cepen- 
dant qu'il  n'avait  pas  une  foi  aveugle  en  l'assis- 
tance divine  ;  car,  pour  amener  ses  curés  à  se  mon- 
trer dociles,  il  leur  permit  de  prendre  le  rochet  et 
la  couleur  violette  dans  l'exercice  de  leurs  fonc- 
tions. Il  les  autorisa  également  à  porter  un  chapeau 


—  406  — 


en  tout  semblable  à  celui  des  prélats  romains.  Il 
espérait  qu'en  flattant  ainsi  la  vanité  de  certains 
prêtres,  il  contribuerait  puissamment  à  assurer  la 
venue  du  Saint-Esprit. 

Il  était  facile  de  prévoir  quels  seraient  les  ten- 
dances du  synode  et  le  caractère  de  ces  décisions.  Les 
doctrines  de  Baïus  et  de  Quesnel y  furent  préconisées. 
Ricci  avait  traduit  les  Réflexions  morales  de  ce  der- 
nier et  recommandé  à  son  clergé  de  lire  et  de  relire 
ce  livre  d'or.  On  adopta  ensuite  comme  règle  de 
foi  plusieurs  propositions  condamnées  dans  la  bulle 
Unigenilus.  On  sait  qu'en  1677  la  faculté  de  Louvain 
présenta  un  certain  nombre  d'articles  à  Innocent  XI 
comme  entachés  d'erreur,  articles  que  les  schis- 
matiques  d'Utrecht  adoptèrent  plus  tard.  Le  synode 
les  admit,  ainsi  que  les  douze  articles  envoyés  à  Rome 
en  1 725  par  le  cardinal  de  Noailles.  —  La  dévotion 
au  Sacré-Cœur  fut  de  nouveau  condamnée  et  le 
culte  des  images  voué  au  mépris.  On  attaqua  avec 
violence  les  Ordres  religieux.  On  sait  que  Ricci 
avait  formé  le  projet  de  les  réduire  tous  à  un  seul. 
Les  vœux  perpétuels  n'eurent  pas  un  meilleur  sort. 
Le  synode  les  supprima,  en  même  temps  qu'il  pro- 
posait à  l'admiration  des  fidèles  et  du  clergé  la 
règle  de  Port-Royal. 

Les  décrets  de  l'assemblée  schismatique  de  Pistoie 
ne  furent  pas  reçus  avec  docilité  dans  le  grand- 
duché  de  Toscane.  Des  contradicteurs  s'élevèrent 
de  toutes  parts,  et  Léopold,  pour  donner  satisfac- 
tion aux  opposants,  dut  convoquer  une  assemblée 
de  trois  archevêques  et  de  quatorze  évêques , 


—  407  — 


chargés  de  préparer  les  matières  que  le  concile 
national  aurait  à  traiter.  Le  souverain  les  invitait 
à  favoriser  l'introduction  dans  leurs  diocèses  des 
réformes  que  Ricci  avait  opérées  dans  le  sien. 
Léopold  fut  déçu  dans  son  attente.  Les  prélats 
ne  se  montrèrent  pas  d'une  docilité  aveugle.  Les 
archevêques  de  Florence,  de  Sienne  et  de  Pise 
et  dix  de  leurs  suffragants  condamnèrent  les  inno- 
vations de  Ricci.  C'est  au  palais  Pitti,  le  23  avril 
1787,  que  cette  assemblée  entra  en  séance.  Elle  ne 
se  sépara  que  le  5  du  mois  de  juin. 

Voici  les  articles  que  l'on  proposa  aux  délibéra- 
tions des  prélats  réunis  : 

1 0  Réforme  du  bréviaire  et  du  missel  ; 

2°  Traduction  du  rituel  en  langue  vulgaire ,  à 
l'exception  des  paroles  sacramentelles  que  l'on 
continuerait  à  prononcer  en  latin  ; 

3°  Préséance  des  curés  sur  les  chanoines,  même 
dans  la  cathédrale  ; 

Ricci  voulait  encore  que  l'on  rendît  aux  évêques 
les  droits  dont  ils  jouissaient,  disait-il,  pendant  les 
premiers  siècles  de  l'Eglise. 

On  devait  aborder,  en  outre,  une  foule  d'autres 
questions,  telles  que  :  la  multiplicité  des  autels  dans 
la  même  église,  la  suppression  des  autels  privilé- 
giés, les  études  ecclésiastiques  et  profanes,  etc.,  etc. 

Ricci  demandait  que  l'on  changeât  la  formule  du 
serment  prêté  par  l'évèque  au  Souverain  Pontife, 
le  jour  de  sa  consécration. 

L'évêque  de  Chiusi,  dont  l'orthodoxie  valait  celle 
de  son  collègue  de  Pistoie  et  de  Prato,  avait  publié 


—  408  — 


une  pastorale  que  Rome  crut  devoir  censurer.  — 
Supposant  que  les  membres  de  l'assemblée  se  mon- 
treraient moins  sévères  que  le  Saint-Siège,  il  de- 
manda la  permission  de  leur  lire  ce  factura  entaché 
de  schisme  et  d'hérésie.  Mais  le  prélat  rebelle  se  vit 
trompé  dans  son  attente  ;  car  on  renouvela  contre 
lui  les  censures  dont  le  Chef  de  l'Eglise  l'avait  déjà 
frappé.  Ricci  ne  fut  pas  traité  avec  plus  d'indul- 
gence. Les  évêques  repoussèrent,  sans  hésiter,  ses 
projets  de  réforme. 

Irrité  de  ne  pouvoir  triompher  de  ses  adversaires, 
le  novateur  demanda  au  grand-duc  que  l'assem- 
blée fût  dissoute  ;  ce  qu'il  obtint  facilement. 

L'attitude  des  évêques  éclaira  le  peuple  sur  les 
vrais  sentiments  de  Ricci.  Dès  lors,  ses  diocésains 
le  regardèrent  comme  un  brouillon  de  la  pire  espèce. 
La  foule  se  porta  au  palais  épiscopal,  s'empara  des 
archives,  des  livres  et  des  manuscrits  qui  s'y 
trouvaient,  et  en  fît  un  feu  de  joie.  Le  prélat  réussit 
à  se  soustraire  aux  recherches  des  émeutiers.  Il  se 
réfugia  auprès  de  Léopold  qui,  non  content  de  lui 
donner  asile,  fit  arrêter  les  coupables  et  menaça  de 
les  châtier.  Mais  l'évêque  intercéda  pour  eux  et  on 
les  remit  en  liberté. 

Voulant  le  dédommager  de  ses  pertes,  le  grand- 
duc  le  nomma  surintendant  des  biens  enlevés  aux 
monastères  supprimés.  Cet  emploi  lui  valait  trois 
mille  écus  de  rente.  Ricci  les  refusa. 

Rien  ne  put  le  faire  renoncer  à  ses  plans  de 
réforme.  Ne  pouvant  les  poursuivre  dans  son  dio- 
cèse, il  poussa  le  souverain  à  faire  de  nouvelles 


—  409  — 


tentatives  auprès  des  autres  évêques  pour  les  ame- 
ner à  partager  ses  vues.  Mais  tout  fut  inutile.  Non 
contents  de  demeurer  fermes  dans  la  foi  ,  les 
prélats  firent  comprendre  au  souverain  qu'il  était 
dangereux  pour  lui  de  persécuter  l'Eglise ,  au 
moment  même  où  le  philosophisme  travaillait 
sans  relâche  à  ruiner  sourdement  les  trônes  de 
l'Europe. 

Cet  avertissement  ne  fit  pas  une  vive  impression 
sur  Léopold. 

Pie  VI,  voulant  lui  être  agréable,  avait  érigé  Pon- 
trémoli  en  évêché.  Le  grand-duc  présenta  pour  ce 
nouveau  siège  une  liste  de  quatre  candidats.  Le 
dernier  fut  préféré  par  le  Pape.  Léopold  s'en  plaignit 
amèrement.  Il  prétendit  que  le  premier  devait  être 
choisi,  parce  qu'il  s'intéressait  à  lui  plus  qu'aux 
autres.  Etrange  logique,  en  vérité,  et  digne  à  tous 
égards  d'un  prince  philosophe. 

«  Pie  VI  »,  dit  l'auteur  de  Y  Histoire  civile,  poli- 
tique et  religieuse  de  ce  Pontife,  «  refusa  de  se  prê- 
«  ter  au  désir  du  grand-duc,  avec  d'autant  plus  de 
«  justice,  que  son  protégé  était  un  janséniste  for- 
«  cené,  entièrement  dévoué  à  l'évêque  de  Pistoie. 
«  Cette  fermeté,  toute  nécessaire  qu'elle  était,  pou- 
«  vait  devenir  le  prétexte  d'un  nouvel  orage.  Le 
«  ministre  Toscan  écrivit  au  nonce  que  Pie  VI 
«  devait,  ou  préférer  la  créature  du  grand-duc,  ou 
«  exprimer  le  motif  du  rejet,  afin  qu'elle  pût  se  jus- 
«  tifler.  Cette  déclaration  fut  accompagnée  de  toutes 
«  les  menaces  capables  d'intimider  un  esprit  moins 
«  affermi  que  celui  du  saint  Pontife.  Il  n'en  fut  pas 


-  410  — 


«  même  ébranlé.  Le  nonce  de  Florence  reçut  des 
«  instructions  très-énergiques  de  la  cour  de  Rome, 
\<  et  même  l'ordre  de  se  retirer,  si  Léopold  continuait 
«  ses  provocations.  Mais  ce  prince  n'avait  prétendu 
«  qu'en  essayer  l'effet.  Naturellement  pacifique  et 
«  timide,  il  craignit  les  dangers  d'un  schisme  et 
«  les  soulèvements  du  peuple,  qui  en  sont  commu- 
«  nément  la  suite.  Il  consulta  son  frère  Joseph  II, 
«  dont  les  prétentions  contre  le  Saint-Siège  n'étaient 
«  pas  moins  audacieuses  que  les  siennes,  et  qui 
«  cependant  lui  conseilla  de  céder,  et  de  sacrifier 
«  l'évêque  de  Pistoie.  C'était  l'époque  où  Joseph, 
«  en  Allemagne,  tracassait  et  vexait  les  nonces 
«  du  Saint-Père.  Il  fut  même  tenté  d'abolir  la  non- 
«  ciature.  Avant  d'exécuter  ce  projet,  il  consulta 
«  le  conseil  aulique,  qui  répondit  que  les  nonces 
«  étaient  autorisés  dans  l'empire  par  les  lois  consti- 
«  tutionnelles,  à  exercer  leur  juridiction  dans  tout 
«  ce  qui  tenait  aux  matières  religieuses  et  cano- 
«  niques.  Cette  réponse  arrêta  le  réformateur  ». 

La  prudence  de  Joseph  II  fit  faire  à  Léopold  de 
salutaires  réflexions.  Il  déclara  donc  que  jamais  il 
n'avait  eu  la  pensée  de  méconnaître  les  droits  et 
l'autorité  du  Souverain  Pontife.  Il  ajouta  que  ce 
malentendu  était  le  fait  de  quelques  personnages 
malveillants  qui  cherchaient  à  brouiller  les  deux 
cours,  et  qu'il  serait  toujours  disposé  à  arranger 
les  choses  à  l'amiable.  Mais  ces  bonnes  dispositions 
ne  devaient  pas  être  de  longue  durée. 

«  Pie  VI  »,  ajoute  l'historien  que  nous  venons  de 
citer,  «  voulant  effacer  la  trace  de  ses  démêlés  avec 


-  411  — 


«  le  grand-duc,  fit  enlever  de  chez  les  libraires  de 
«  Rome  tous  les  ouvrages  qui  en  pouvaient  rappeler 
«  le  souvenir.  Ricci ,  qui  gouvernait  toujours  le 
«  prince,  lui  présenta  cet  acte  de  prudence  sous  les 
«  couleurs  d'un  renouvellement  d'hostilités.  Léo- 
«  pold  crut  user  de  représailles  en  poursuivant  fous 
«  les  livres  imprimés  à  Rome  contre  les  innova- 
«  tions  qui  se  succédaient,  ou  qui  étaient  continuel- 
«  lement  tentées  au  détriment  de  l'Eglise.  De  son 
«  côté,  le  Pape  se  vit  obligé  de  supprimer  la  Gazette 
«  de  Florence  ,  toujours  souillée  d'invectives  et  de 
«  déclamations  contre  le  Saint-Siège.  Léopold  ne 
«  garda  plus  de  mesure,  et  revint  au  projet  violent, 
«  qu'il  exécuta  sur  l'heure,  d'abolir  la  juridiction 
«  de  la  nonciature  dans  ses  Etats.  Cet  acte  d'autorité 
«  fut  fait  le  20  septembre  1788.  L'édit  de  ce  jour 
«  réduit  les  nonces  aux  seuls  privilèges  accordés 
«  aux  ambassadeurs  des  souverains  temporels.  Il 
«  défend,  sous  peine  de  bannissement,  à  tous  les 
«  religieux  du  grand-duché  d'avoir  aucune  rela- 
«  tion  avec  les  souverains  étrangers,  les  déclarant 
«  soumis,  pour  le  spirituel,  aux  évêques  de  leurs 
«  diocèses ,  et  pour  le  temporel  aux  tribunaux 
«  séculiers.  Il  défend  de  plus  tout  appel  au  Saint- 
«  Siège,  et  statue  que  toute  cause  ecclésiastique 
«  sera  portée  en  première  instance  à  l'évêque,  et 
«  décidée  en  dernier  ressort  par  le  métropolitain. 
«  C'était  une  véritable  rupture  avec  le  Saint-Siège  » . 

Le  Pape  fit  appel  une  fois  de  plus  à  sa  prudence 
ordinaire.  Un  événement  de  ce  genre  pouvait  avoir 
de  graves  conséquences.  Il  le  comprit  et  se  hâta 


—  412  — 


d'écarter  le  péril,  en  nommant  une  commission  de 
cinq  cardinaux,  dont  le  choix  révélait  à  lui  seul  la 
sagesse  du  Pontife. 

L'auteur  de  l'Histoire  civile,  politique  et  religieuse 
de  Pie  VI,  en  nous  faisant  connaître  les  noms  des 
membres  du  Sacré-Collége  qui  furent  chargés  de  la 
mission  délicate  de  réconcilier  Léopold  avec  le  Pape, 
a  soin  de  tracer  en  deux  mots  le  portrait  de 
chacun  d'eux.  «  C'étaient  »,  dit-il,  «  Borroméo, 
«  homme  d'esprit,  d'un  caractère  singulier,  mais 
«incapable  de  mesures  violentes;  Palotta,  qui, 
«  sous  des  formes  brusques,  cachait  un  sens  très- 
«  droit,  et  dont  les  puissances  n'avaient  qu'à  se 
«  louer  ;  Négroni,  celui  de  tous  les  cardinaux  qui 
«  leur  était  le  plus  agréable  ;  Zélada,  dont  les  mœurs 
«  étaient  douces,  les  lumières  étendues,  les  ma- 
«  nières  conciliantes  ;  enfin  Buoncompagni,  alors 
«  secrétaire  d'Etat,  et  l'un  des  membres  les  plus 
«  éclairés  du  Sacré-Collége  ». 

Une  congrégation  composée  de  semblables  élé- 
ments aurait  dû,  semble-t-il,  désarmer  le  grand-duc. 
Malheureusement  Léopold  subissait  l'influence  de 
Ricci  et  de  ceux  qui  partageaient  la  haine  du  prélat 
pour  l'autorité  du  Saint-Siège.  Le  prince  se  montra 
d'autant  plus  exigeant  que  le  Pape  était  moins  dis- 
posé à  user  de  rigueur. 

Il  alla  jusqu'à  demander  que  tous  les  papiers  de 
la  nonciature  lui  fussent  remis.  Pie  VI  lui  fit  ré- 
pondre «  qu'il  était  prêt  à  tout  souffrir  plutôt  que 
«  de  commettre  une  bassesse,  et  que  les  papiers 
«  d'un  ministre  étranger  lui  paraissaient  encore 


—  413  — 


«  plus  sacrés  que  sa  personne  ».  Il  réclama  en  même 
temps  avec  fermeté  contre  le  dernier  édit  du  grand- 
duc  et  la  violation  flagrante  par  ce  souverain  des 
immunités  de  l'Eglise, 

Comptant  sur  la  victoire,  Ricci  ne  garda  plus 
aucun  ménagement.  Il  publia  les  actes  de  son  sy- 
node et  les  fit  suivre  d'un  mémoire  où  la  cour  de 
Rome  était  scandaleusement  outragée.  Chargé  d'an- 
noncer au  cardinal  Salviati  que  Léopold  jugeait  à 
propos  de  retenir  les  revenus  d'une  riche  abbaye 
que  ce  dernier  possédait  en  Toscane,  il  rédigea 
ainsi  la  suscription  de  sa  lettre  :  Au  prêtre  Sal- 
viati, pour  indiquer  le  mépris  qu'il  faisait  de  la 
dignité  cardinalice. 

Le  grand-duc  ne  s'en  tint  pas  à  son  attitude  in- 
convenante à  l'égard  du  Saint-Siège.  Après  avoir 
adressé  aux  évêques  de  Toscane  une  circulaire 
absolument  schismatique,  pour  leur  imposer  les 
principes  et  règlements  du  synode  de  Pistoie,  il  se 
disposait  à  s'emparer  du  duché  d'Urbin  par  la  force 
des  armes.  Mais  Joseph  II  étant  mort,  Léopold  lui 
succéda. 

C'est  ainsi  que  la  paix  fut  rendue  à  la  Toscane. 
«  On  vit  renaître  de  leurs  cendres  les  autels 
«  abattus ,  les  monastères  détruits ,  les  monu- 
«  ments  de  la  religion  renversés  par  la  philo- 

«  sophie        Le  nouveau  grand-duc,  moins  enclin 

«  que  son  père  à  l'adoption  des  modernes 
«  systèmes ,  et  commençant ,  comme  tous  les 
«  souverains  de  l'Europe,  à  redouter  leurs  désas- 
«  treuses  conséquences,  suivit  d'autres  maximes. 


—  414  — 


«  Loin  de  protéger  le  turbulent  évêque  de  Pistoie, 
«  il  le  relégua  dans  un  couvent,  après  l'avoir  forcé 
«  à  donner  sa  démission  de  son  évêché.  Il  se  hâta 
«  d'annoncer  cette  nouvelle  au  Pape  dans  une  lettre 
«  affectueuse  ».  «  Ce  fut  ainsi  »,  continue  l'auteur 
de  Y  Histoire  civile,  politique  el  religieuse  de  Pie  VI, 
«  que  les  sages  temporisations  de  ce  Pontife,  que 
«  sa  constance,  sa  douceur  et  sa  modération,  qui 
«  jamais  ne  dégénérait  en  faiblesse,  lui  procurèrent 
«  la  satisfaction  de  voir  terminer  le  scandale  des 
«  querelles  que  lui  avait  suscitées  la  cour  de  Tos- 
«  cane,  querelles,  qui,  avec  celles  de  Naples  et  de 
«  l'Allemagne,  préparaient  et  annonçaient  aux  es- 
«  prits  observateurs  la  révolution  que  le  philoso- 
«  phisme  devait  opérer  en  Europe  ». 

Peu  de  temps  avant  la  mort  de  Joseph  II,  Pie  VI, 
voyant  qu'il  ne  pouvait  rien  par  la  douceur  et  la 
persuasion,  se  disposait  à  fulminer  le  jugement  de 
la  Congrégation  dont  nous  avons  parlé,  jugement 
qui  condamnait  à  être  brûlés  par  la  main  du  bour- 
reau les  ouvrages  de  Ricci  et  les  actes  de  son  synode. 
L'exécution  de  cette  sentence  fut  suspendue,  grâce 
aux  derniers  événements.  Toutefois,  il  importait  que 
Rome  se  prononçât  sur  les  doctrines  dont  l'évêque 
de  Pistoie  et  ses  adhérents  s'étaient  servis  pour 
agiter  la  Toscane  et  compromettre  la  paix  des 
âmes. 

Le  28  août  1784,  Pie  VI  publia  donc  la  bulle 
Anctorem  fidei.  Après  avoir  invoqué  l'Esprit-Saint, 
le  Pontife  condamne  solennellement  quatre-vingt- 
cinq  propositions  du  synode  de  Pistoie.  Sept  sont 


—  415  — 


qualifiées  de  la  note  d'hérésie.  Les  autres  sont  dé- 
clarées schismatiques,  erronées,  subversives  de  la 
hiérarchie  ecclésiastique,  fausses,  téméraires,  capri- 
cieuses, injurieuses  à  l'Eglise  et  à  son  autorité,  con- 
duisant au  mépris  des  sacrements,  des  pratiques  du 
culte,  etc.  Il  y  en  avait  enfin  qui  étaient  considérées 
comme  troublant  l'ordre  des  diverses  églises,  le 
ministère  ecclésiastique  ,  le  repos  des  chrétiens  ; 
comme  s'opposant  aux  décrets  du  concile  de  Trente 
et  blessant  la  vénération  due  à  la  Mère  de  Dieu.  Le 
Pape  constatait  en  outre  que  toutes  ces  erreurs 
avaient  été  déjà  frappées  des  anathèmes  de  l'Eglise 
dans  Wiclef,  Luther,  Baïus,  Jansénius  et  Quesnel. 

L'épiscopat  du  monde  entier  adhéra  à  cette  déci- 
sion du  Souverain  Pontife,  soit  explicitement,  soit 
implicitement.  Le  cardinal  Litta  fait  observer,  dans 
une  de  ses  lettres,  que  Pie  VI  «  renouvela  en  cette 
«  circonstance  tous  les  actes  de  ses  prédécesseurs, 
«  et  que,  de  plus,  il  condamna  formellement  l'adop- 
«  tion  de  la  déclaration  de  1682  ». 

Le  même  auteur  a  consigné  dans  une.  note  les 
réflexions  suivantes  :  «  La  bulle  A  uctorem  fidei  a 
«  été  reçue  formellement  par  une  grande  partie 
«  des  évêques  de  la  catholicité,  et  tacitement  par 
«  les  autres.  Elle  est  donc,  selon  les  gallicans 
«  eux-mêmes,  une  règle  de  foi  et  de  doctrine,  dont 
«  il  n'est  pas  permis  de  s'écarter.  Or,  cette  bulle 
«  déclare  téméraire  et  scandaleuse  l'adoption  faite 
«  par  le  concile  de  Pistoie.  Et  qu'on  ne  s'imagine 
«  pas  que  cette  censure  n'atteint  la  déclaration  de 
«  1 682  qu'en  tant  que  le  synode  la  présente  comme 


—  41G  — 

«  contenant  des  doctrines  de  foi  ;  car  le  Souverain 
«  Pontife  rappelle  en  outre  les  décrets  de  ses  prédé- 
«  cesseurs  qui  l'ont  im  prouvée,  cassée  et  déclarée 
«  nulle,  et  par  cela  même  les  confirme.  Or,  de 
«  l'aveu  de  tous  les  catholiques,  une  bulle  dogma- 
«  tique  acceptée,  nous  ne  disons  pas  seulement  par 
«  la  majorité  des  évêques,  mais  par  tous  les  évê- 
«  ques,  est  un  décret  irréformable  de  l'Eglise 
«  universelle.  Que  chacun  rentre  donc  en  sa  con- 
«  science,  et  réponde  à  cette  question,  la  seule  qui 
«  soit  à  résoudre  :  Est-il  permis  de  soutenir  une 
«  doctrine  que  l'Eglise  universelle  déclare  être 
«  souverainement  injurieuse  au  Saint-Siège,  une 
«  doctrine  qu'elle  réprouve  et  condamne,  et  qu'elle 
«  ordonne  expressément  de  réprouver  et  de  condam- 
«  ner  ?  » 

Aux  nombreuses  douleurs  morales  que  ressentit  le 
Souverain  Pontife  se  mêlèrent  cependant  quelques 
consolations.  Les  Etats-Unis  d'Amérique  venaient 
de  se  soustraire,  avec  l'appui  de  la  France,  au 
joug  de  l'Angleterre,  leur  métropole.  Des  catholi- 
ques européens  étaient  allés,  en  grand  nombre,  se 
fixer  dans  ce  pays  pendant  la  dernière  moitié  du 
xvme  siècle. 

Après  la  guerre  de  l'indépendance,  ils  manifes- 
tèrent le  désir  d'avoir  un  évêque,  et  le  congrès, 
quoique  composé  en  partie  de  protestants,  fit  droit 
à  leur  demande.  Ils  prièrent  alors  le  Souverain 
Pontife  de  mettre  le  comble  à  leurs  vœux,  en  éri- 
geant un  siège  à  Baltimore  et  en  y  nommant  un 
titulaire.  Pie   VI  accéda  au  vœu  qui   lui  était 


—  417  — 


exprimé  ;  mais  il  laissa  au  clergé  catholique  le  soin 
de  désigner  le  candidat  qui  avait  sa  préférence,  se 
réservant  la  faculté  de  confirmer  son  choix.  Jean 
Carrol  réunit  la  majorité  des  suffrages  et  reçut, 
avec  la  dignité  épiscopale,  le  titre  de  légat  du 
Pape. 

Le  grand  Frédéric,  sans  nul  souci  de  ce  que 
penseraient  de  lui  ses  coréligionnaires  et  les  mem- 
bres de  la  secte  philosophique,  promit  à  Pie  VI  de 
respecter  les  propriétés  ecclésiastiques,  et  donna 
aux  Jésuites  une  bienveillante  hospitalité.  Catherine, 
oubliant,  elle  aussi,  les  rapports  compromettants 
qu'elle  entretenait  avec  les  encyclopédistes,  permit 
à  ces  religieux  de  résider  dans  ses  Etats.  Elle 
écrivit  ou  fit  écrire  au  Souverain  Pontife  qu'elle  les 
croyait  nécessaires  à  l'éducation  de  ceux  de  ses 
sujets  qui  professaient  la  religion  catholique,  et 
les  autorisa  à  correspondre  librement  avec  le  Chef 
de  l'Eglise.  En  1783,  l'impératrice  laissa  au  nonce 
apostolique  le  soin  de  désigner  un  évêque  pour  le 
siège  de  Polorsko  devenu  vacant. 

La  Pologne  manifesta  aussi  une  déférence  res- 
pectueuse pour  le  Saint-Siège.  Le  venin  de  la  philo- 
sophie ne  s'y  montra  qu'en  1 778,  époque  à  laquelle 
Zamoïski  fit  paraître  un  projet  de  code  où  se  révé- 
lait une  sourde  hostilité  envers  le  pouvoir  ponti- 
fical. Mais  le  clergé  polonais  protesta  contre  ces 
tendances,  et  la  diète  de  1780  les  repoussa  avec 
indignation.  Celui  qui  les  avait  conçues  se  vit  con- 
traint de  quitter  le  pays. 

La  diète  s' étant  de  nouveau  assemblée  en  1789, 

Pie  vi.  27 


—  418  — 

le  Pape  lui  adressa  une  lettre  touchante.  «  Nous 
«  croyons  »,  disait  le  Pontife,  «  nous  acquitter  des 
«  devoirs  que  nous  impose  notre  amour  paternel, 
«  non  pas  en  vous  exhortant  à  la  vertu,  mais  en 
«  vous  faisant  connaître  ce  que  nous  attendons  de 
«  la  vôtre.  Vous  savez  combien  le  temps  présent  est 
«  plein  d'envie  et  d'offense  envers  la  sainte  Eglise, 
«  les  choses  sacrées  et  les  hommes  voués  à  Dieu.,.. 
«  Quoique  vous  y  soyez  portés  de  vous-mêmes, 
«  nous  vous  exhortons  encore  à  conserver  dans 
«  vos  comices  l'esprit  qui  vous  rendra  favorable  le 
«  Dieu  des  conseils  et  des  œuvres  ». 

Ces  avis  de  Pie  VI  furent  reçus  avec  une  docilité 
vraiment  chrétienne.  La  diète  opéra  des  réformes 
qui  étaient  marquées  au  coin  de  la  sagesse  et  de 
l'équité.  Tout  se  fit  d'ailleurs  avec  le  concours  du 
nonce  apostolique.  «  Les  revenus  des  évêchés  du 
«  Royaume  furent  fixés  à  100,000  florins  polonais, 
«  environ  55  mille  livres  de  France.  Ce  décret 
«  améliora  le  sort  de  la  plupart  des  évêques.  Mais 
«  les  Etats,  sachant  allier  la  justice  avec  l'utilité 
«  et  respecter  les  droits  sacrés  de  la  propriété, 
«  fixèrent  l'exécution  de  la  loi  au  décès  des  posses- 
«  seurs  actuels.  La  prévoyance  du  Pape  exigea  que 
«  les  évêchés  fussent  dotés  en  terres.  Il  pensait 
«  avec  raison  que  le  traitement  des  ministres  de 
«  l'autel  ne  doit  pas  dépendre  de  la  bonne  ou  mau- 
«  vaise  gestion  d'un  contrôleur  général,  de  l'état 
«  prospère  ou  délabré  des  finances  publiques  ;  qu'il 
«  importait  à  la  considération  du  clergé  d'avoir  une 
«  existence  indépendante  du  hasard  et  du  caprice 


—  419  — 


«  des  gouvernements.  La  diète,  voyant  île  culte 
«  aboli  en  France,  voulut  prévenir  un  semblable 
«  désastre  dans  la  Pologne.  Elle  crut  devoir  élever 
«  un  rempart  pour  défendre  le  royaume  des  ag- 
«  gressions  de  l'impiété,  et  fit  solennellement,  le 
<\  28  septembre  1790,  la  déclaration  que  tous  les 
«  hommes  sages  de  l'assemblée  nationale  de  France 
«  sollicitèrent  vainement  ;  elle  déclara  que  la  re- 
«  ligion  catholique  serait  la  religion  dominante 
«  en  Pologne  (1)  ». 

Un  autre  souverain  qui  n'était  pas  en  commu- 
nion avec  Rome,  Gustave  III,  roi  de  Suède,  ne 
cessa,  lui  aussi,  de  manifester  à  Pie  VI  une  affec- 
tion toute  filiale.  Il  accorda  à  ses  sujets  catholiques 
la  plus  grande  liberté.  A  la  suite  de  l'édit  qu'il 
publia  en  1781,  le  jeune  monarque  fit  dire  au 
Souverain  Pontife  «  que  le  style  de  ce  document 
«  était  adapté  à  l'esprit  du  peuple  suédois,  mais 
«  que  ses  statuts  étaient  conformes  à  l'esprit  de 
«  la  tolérance  la  plus  douce  ». 

Nous  avons  parlé,  nos  lecteurs  s'en  souviennent, 
du  voyage  que  ce  souverain  fit  en  Italie.  Arrivé  à 
Pise  en  même  temps  que  Joseph  II,  il  écrivit  au 
Saint-Père  une  lettre  affectueuse  pour  lui  annoncer 
son  arrivée  à  Rome.  Il  disait,  entre  autres  choses, 
que  les  catholiques  de  son  royaume  jouiraient 
toujours  de  sa  protection.  Le  lendemain,  il  assistait 
à  l'office  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre.  La  dou- 
ceur de  son  caractère  et  sa  gracieuse  affabilité  lui 
concilièrent  tous  les  cœurs.  Le  cardinal  Antonelli 

(1)  Histoire  civile,  politique  et  religieuse  de  Pie  VI. 


-  420  — 


l'ayant  remercié  de  sa  bienveillance  pour  les  catho- 
liques, il  lui  répondit  que,  «  si  Dieu  daignait  pro- 
«  longer  son  existence,  il  ferait  plus  encore  en  leur 
«  faveur  » .  Le  malheureux  souverain  ne  soupçonnait 
pas  alors  que  ses  jours  étaient  comptés  et  qu'un  affi- 
lié des  loges  maçonniques  devait  lui  arracher  la  vie. 

Pie  VI,  pour  témoigner  sa  reconnaissance  au  roi 
de  Suède,  ne  s'opposa  point  à  ce  que  l'on  célébrât, 
dans  le  palais  habité  par  le  prince,  l'office  suivant 
le  rite  luthérien. 

Gustave  voulut  visiter  le  collège  de  la  Propa- 
gande. Il  y  fut  reçu  en  souverain.  Son  étonnement 
égala  sa  reconnaissance,  lorsqu'on  lui  présenta  son 
éloge  en  quarante-six  langues  différentes. 

S'étant  ensuite  rendu  à  Naples,  il  traversa  les 
Marais-Pontins,  où  il  put  admirer  les  travaux  mer- 
veilleux que  Pie  VI  avait  fait  exécuter  quelques 
années  auparavant. 

Après  une  absence  de  six  semaines,  il  revint  à 
Rome,  afin  d'assister  aux  solennités  de  la  semaine 
sainte.  Gustave  III  fut  tellement  émerveillé  de  ces 
imposantes  cérémonies,  qu'il  déclara  hautement 
que  les  protestants  avaient  tort  de  blâmer  la  pompe 
du  culte  catholique  ;  car,  ajoutait-il,  rien  n'est  plus 
convenable  que  d'entourer  la  religion  de  tout  ce 
qui  peut  la  rendre  imposante.  Il  s'intéressait  aux 
moindres  détails  de  notre  liturgie  et  le  Pape  montra 
le  plus  vif  empressement  à  satisfaire  sa  curiosité. 


CHAPITRE  XXV. 


Sommaire.  —  Progrès  de  l'impiété  en  France.  —  Commission  des  Réguliers 
présidée  par  Loménie  de  Brienne.  —  Réunion  des  Antonins  aux  Chevaliers 
de  Malte.  —  Suppression  des  Célestins.  —  Protestations  du  clergé  de  France 
contre  la  Commission.  —  Retour  de  Voltaire  à  Paris.  —  Ovations  qu'il  y 
reçoit.  —  11  tombe  malade.  —  Son  entrevue  avec  l'abbé  Gaultier.  —  Ce  qu'il 
faut  penser  de  sa  rétractation.  —  Il  recouvre  la  santé.  —  Sa  rechute  et  sa 
mort.  —  Ce  qu'a  écrit  le  docteur  Tronchin  des  derniers  moments  de  Voltaire. 

—  Les  disciples  du  philosophe  publient  une  édition  complète  de  ses  œuvres. 

—  Protestation  du  clergé  de  France  par  l'organe  de  Mgr  Dulau.  —  Ruine  de 
nos  finances.  —  On  songe  à  convoquer  les  Etats-généraux.  —  Réunion  des 
notables,  le  9  novembre  1788.  —  Election  des  députés.  —  Cahiers  de  la  no- 
blesse, du  Tiers-Etat  et  du  clergé.  —  Quel  en  était  l'esprit. 

Nous  allons  reporter  nos  regards  sur  la  France. 
Ce  malheureux  pays,  nos  lecteurs  l'ont  vu,  était 
devenu  la  proie  des  philosophes.  Le  pouvoir,  au 
lieu  de  protéger  la  société  contre  l'action  dissol- 
vante de  leurs  doctrines,  faisait  preuve,  au  con- 
traire, d'une  faiblesse  inexplicable. 

Les  encyclopédistes  avaient  des  intelligences  non- 
seulement  parmi  les  ministres,  les  magistrats  et  les 
membres  de  la  noblesse,  mais  encore  dans  le  clergé.' 
Nous  avons,  dans  un  autre  chapitre,  parlé  de  la 
commission  des  réguliers  et  de  Loménie  de  Brienne, 
archevêque  de  Toulouse.  Aux  yeux  de  ce  prélat 
qui,  dit-on,  ne  croyait  pas  en  Dieu,  il  s'agissait  non 
de  réformer  les  Ordres  religieux,  mais  bien  de  les 
détruire.  Ajoutons  que  les  intéressés  lui  facilitaient 


—  422  — 


parfois  le  moyen  d'atteindre  son  but,  en  ne  résis- 
tant pas  avec  énergie  aux  empiétements  de  la 
commission. 

Les  Antonins,  dont  la  maison  principale  était  en 
Dauphiné,  apprirent  que  leur  Ordre  était  voué  à  la 
suppression.  Le  chapitre  général  fît  entendre  quel- 
ques réclamations,  mais,  désespérant  de  la  victoire, 
il  consentit  à  s'unir  aux  Chevaliers  de  Malte.  A 
cette  nouvelle,  Loménie  de  Brienne,  qui  voyait  sa 
proie  lui  échapper,  laissa  éclater  sa  colère  à  l'as- 
semblée de  1775.  Le  gouvernement  ne  tint  aucun 
•compte  de  ses  protestations,  et,  en  1777,  le  Pape 
consacra  l'union  des  deux  Ordres. 

Les  Célestins  furent  moins  heureux.  Cet  Ordre 
avait  en  France  de  nombreuses  communautés, 
et  sa  fortune  était  considérable.  Fondé  par  le  pape 
Célestin  V,  il  se  faisait  remarquer  dans  le  prin-- 
cipe  par  la  sévérité  de  sa  discipline.  Mais  les  liens 
s'en  étaient  relâchés,  et,  si  la  vie  de  ses  membres 
continuait  à  être  régulière  dans  le  sens  large  du 
mot,  il  est  certain  qu'elle  manquait  d'austérité 
monacale. 

Il  eût  été  facile  de  remédier  au  mal  et  de  corriger 
les  abus  que  l'on  reprochait  à  ces  religieux.  Mal- 
heureusement le  prieur  de  la  maison  de  Lyon,  qui 
aurait  dû,  l'un  des  premiers,  se  consacrer  à  cette 
noble  et  sainte  mission,  ne  rougit  pas  de  solliciter 
la  sécularisation.  «  A  la  suite  de  plusieurs  in- 
«  trigues  »,  dit  Mgr  Jager,  «  et  appuyé  du  commis- 
«  saire  du  roi  qui  présidait  le  chapitre  général  de 
«  l'Ordre  au  couvent  de  Limay,  près  de  Mantes,  il 


—  423  — 


«  parvint  à  se  faire  élire  vicaire  général  pour  la 
«  France  ;  et  dans  ce  chapitre  même,  comme  quel- 
«  ques-uns  demandaient  de  rentrer  dans  l'obser- 
«  vance  des  règles,  il  osa  dire  qu'elles  étaient  bien 
«  sévères,  et  oubliées  depuis  longtemps  ;  que  pour 
«  lui  il  se  sentait  hors  d'état  de  les  observer,  et 
«  qu'il  regardait  comme  impossible  de  les  mettre 
«  en  vigueur.  Il  déclara  en  conséquence  consentir 
«  à  la  destruction  de  l'Ordre,  non,  dit-il,  par  aver- 
«  sion  pour  la  Règle,  mais  comme  la  suite  malheu- 
«  reuse  des  circonstances  où  l'on  se  trouvait. 

«  Ce  langage  audacieux  et  la  connivence  mani- 
«  feste  de  la  commission  des  réguliers,  représentée 
«  par  M.  de  Cicé,  ne  pouvait  que  déterminer  tous 
«  les  religieux  las  de  leur  vocation  à  lever  la  tête. 
«  Les  réclamations  de  ceux  qui  lui  demeuraient 
«  fidèles  furent  étouffées  par  la  voix  de  la  multitude, 
«  et  le  P.  Saint-Pierre  put  expédier  à  Rome  une 
«  délibération  du  chapitre,  rédigée  conformément 
«  à  son  discours.  A  Rome,  on  trouva  le  moyen  de 
«  tout  représenter  sous  un  point  de  vue  faux  ou 
«  exagéré,  et  le  nombre  des  défaillants,  et  la  gran- 
«  deur  des  dérèglements,  et  la  nature  des  délibé- 
«  rations  du  chapitre  général.  Cependant  le  Pape 
«  Pie  VI  ne  prononça  que  la  suppression  de  six 
«  couvents  sur  vingt-deux,  bien  loin  de  consentir  à 
«  l'extinction  totale  de  l'Ordre,  comme  on  l'y  pous- 
«  sait.  Mais  il  paraît  que,  pour  la  mettre  à  exécution, 
«  on  n'attendit  pas  même  la  décision  du  Souverain 
«  Pontife.  Quand  elle  arriva,  tel  avait  été  l'empres- 
«  sèment  de  la  commission,  que  toutes  les  maisons 


—  42/,  — 


«  étaient  déjà  fermées,  tous  les  religieux  séculari- 
«  sés,  tous  les  biens  aliénés  et  le  mobilier  vendu  ou 
«  gaspillé.  Le  vicaire  général,  véritable  mercenaire 
«  et  non  point  pasteur  du  corps  dont  il  devait  être 
«  jusqu'à  la  fin  le  défenseur  et  l'appui,  en  avait 
«  complètement  abandonné  la  direction.  Des  deniers 
«  mêmes  de  la  Congrégation,  il  avait  acheté  en 
«  Franche-Comté  une  maison  de  campagne  où  il 
«  s'était  retiré  et  vivait  en  séculier  ». 

Enhardie  par  ce  succès  inattendu,  la  commission 
des  réguliers  s'attacha,  dès  lors,  à  jeter  la  division 
dans  toutes  les  communautés  du  royaume.  Aussi,  à 
l'assemblée  de  1780,  les  évêques ,  par  l'organe  de 
Mgr  Dulau,  archevêque  d'Arles,  firent  entendre 
leurs  plaintes  à  cet  égard.  «  En  moins  de  neuf  ans  », 
disait  le  rapporteur ,  «  nous  avons  vu  tomber  et 
«  disparaître  neuf  congrégations.  L'Ordre  de  la 
«  Merci  paraît  ébranlé  jusque  dans  ses  fondements, 
«  et  le  même  orage  gronde  au  loin  sur  les  autres 
«  conventualités.  On  répand  l'opprobre  sur  une 
«  profession  sainte.  L'insubordination  exerce  au 
«  dedans  ses  ravages.  La  cognée  est  à  la  racine  de 
«  l'institut  monastique  et  va  renverser  cet  arbre 
«  antique  déjà  frappé  de  stérilité  dans  plusieurs  de 
«  ses  branches  ». 

Les  parlements  eux-mêmes  ,  scandalisés  de  la 
conduite  odieuse  des  réformateurs,  se  joignirent  à 
l'assemblée  pour  empêcher  la  disparition  de  l'Ordre 
de  la  Merci  et  de  la  congrégation  de  Saint- Maur. 
«  La  commission  des  réguliers  »,  lisons-nous  dans 
les  remontrances  que  le  parlement  de  Paris  adres- 


—  425  — 


sait  au  roi  en  1784,  «  n'a  fait  jusqu'ici  que  détruire 
«  et  non  réformer  ». 

Sur  ces  entrefaites  Voltaire,  faisait  des  démarches 
pour  obtenir  l'autorisation  de  rentrer  à  Paris.  Rien 
ne  put  vaincre  l'obstination  de  Louis  XV  sur  ce 
point  ;  mais  Louis  XVI,  dont  la  faiblesse  de  carac- 
tère égalait  la  droiture,  finit  par  céder  aux  sollicita- 
tions des  courtisans  qui  étaient  presque  tous  affiliés 
à  la  secte.  Ce  fut  au  mois  de  février  1778  que  le 
patriarche  de  Ferney  reparut  au  milieu  de  ses 
adeptes.  Les  ovations  qu'on  lui  décerna  contribuè- 
rent à  abréger  ses  jours.  Le  2  mars,  il  tomba  ma- 
lade assez  gravement  pour  consentir  à  recevoir  un 
prêtre  ;  car,  disait-il ,  «  je  ne  veux  pas  qu'on  jette 
«  mon  corps  à  la  voirie  ».  Il  souscrivit  même  une 
rétractation  que  signèrent  l'abbé  Mignot ,  son 
neveu,  et  le  marquis  de  Villevieille. 

On  a  prétendu  qu'il  s'était  confessé  ;  mais  la 
preuve  qu'il  n'en  est  rien,  c'est  que  l'abbé  Gaultier, 
en  se  retirant,  lui  déclara  que  la  pièce  qu'il  venait 
de  lui  remettre  lui  paraissait  insuffisante ,  à  cause 
surtout  des  réserves  qu'il  y  faisait.  «  Dès  lors  », 
fait  observer  Mgr  Jager ,  «  comment  eût-il  pu  le 
«  confesser  et  l'absoudre  ?  A  plus  forte  raison  ne  lui 
«  ofïrit-il  pas  de  le  communier  séance  tenante, 
«  comme  l'affirme  avec  mauvaise  foi  d'Alembert. 
«  L'aumônier  des  Incurables  savait  bien  que  l'admi- 
«  nistration  des  sacrements  in  extremis  est  une 
«  fonction  réservée  au  curé  ou  à  ses  délégués,  et  il 
«  n'avait  pas  de  délégation  ». 

Voltaire  se  releva  de  cette  crise,  si  bien  qu'il  put 


—  426  — 

assister  à  la  représentation  $  Irène,  se  rendre  à 
l'Académie  française  et  se  faire  recevoir  franc-ma- 
çon à  la  loge  des  Neuf-Sœurs. 

Mais  les  vomissements  de  sang  ne  tardèrent  pas 
à  reparaître.  Le  docteur  Tronchin,  appelé  en  toute 
hâte,  crut  devoir  déclarer  au  malade  lui-môme 
que  le  danger  lui  paraissait  des  plus  sérieux.  «  S'il 
«  meurt  gaiement,  comme  il  l'a  promis  »,  écrivait  le 

médecin,  «  je  serai  bien  trompé          il  se  laissera 

«  aller  à  la  peur  de  quitter  le  certain  pour  l'incer- 

«  tain         S'il  conserve  la  tête  jusqu'au  bout,  ce 

«  sera  un  plat  mourant  ». 

Les  prévisions  de  Tronchin  furent  dépassées  ;  il 
l'affirme  lui-même.  «  Si  mes  principes  avaient  be- 
«  soin  que  j'en  resserrasse  les  nœuds  »,  écrivait-il 
encore,  «  l'homme  que  j'ai  vu  dépérir,  agoniser  et 
«  mourir  sous  mes  yeux,  en  aurait  fait  un  nœud 

«  gordien  Je  ne  me  le  rappelle  pas  sans  hor- 

«  reur.  Dès  qu'il  vit  que  tout  ce  qu'il  avait  tenté 
«  pour  augmenter  ses  forces  avait  produit  un  effet 
«  contraire,  la  rage  s'est  emparée  de  son  âme. 
«  Rappelez-vous  les  fureurs  d'Oreste,  ainsi  est  mort 
«  Voltaire  ». 

Ce  témoignage  peu  suspect  du  docteur  Tronchin, 
qui  était  protestant,  concorde  avec  celui  des  domes- 
tiques de  Voltaire,  qui  disaient,  dans  leur  langage 
pittoresque  :  «  Si  le  diable  pouvait  mourir,  il  ne 
«  mourrait  pas  autrement  ». 

Le  coryphée  de  l'impiété  était  à  peine  descendu 
dans  la  tombe  que  ses  disciples  annoncèrent  une 
édition  de  ses  œuvres  complètes.  C'était  un  défi 


—  427  — 


jeté  à  l'église  de  France.  Les  évêques  relevèrent 
le  gant  et  firent  entendre  en  1780  d'énergiques 
protestations.  Mgr  Dulau,  dans  son  rapport  sur  les 
mauvais  livres,  s'exprimait  en  ces  termes  :  «  Toutes 
«  les  provinces  consternées  défèrent  unanimement 
«  à  la  sollicitude  de  l'assemblée  générale  du  clergé 
«  cette  redoutable  nuée  de  productions  antichré- 
«  tiennes,  répandues  avec  impunité  de  l'enceinte 
«  de  la  capitale  aux  extrémités  du  royaume.  Loin 
«  que  les  démarches  éclatantes  des  précédentes  as- 
«  semblées  aient  mis  quelques  bornes  à  l'activité 
«  d'une  contagion  si  dangereuse,  de  nouveaux  scan- 
«  dales  ont  signalé,  pour  ainsi  dire,  les  tristes  révo- 
«  lutions  de  chaque  année.  Cet  écrivain  fameux 
«  (Voltaire),  moins  connu  parla  beauté  de  son  génie 
«  et  la  supériorité  de  ses  talents  que  par  une  guerre 
«  persévérante  et  implacable  qu'il  a  eu  le  malheur 
«  de  soutenir,  durant  plus  de  soixante  ans,  contre 
«  le  Seigneur  et  son  Christ,  on  ne  se  lasse  pas  de 
«  l'exposer  aux  hommages  et  à  la  vénération  pu- 
«  blique,  non-seulement  comme  la  gloire  des  lettres 
«  et  le  modèle  de  ceux  qui  les  cultivent,  mais  encore 
«  comme  le  bienfaiteur  de  l'humanité  et  le  restau- 
«  rateur  des  vertus  sociales  et  patriotiques.  La  voie 
«  des  souscriptions  a  été  plus  d'une  fois  ouverte  et 
«  tolérée  en  faveur  d'ouvrages  qui  respirent  une  in- 
«  dépendance  sans  bornes  et  la  haine  de  toute  auto- 
«  rité.  Enfin,  par  un  attentat  qui  a  retenti  jusqu'au 
«  fond  du  sanctuaire,  un  ancien  religieux,  encore 
«  revêtu  des  livrées  ecclésiastiques  et  même  décoré 
«  de  l'auguste  caractère  du  sacerdoce,  est  haute- 


-  428  — 


«  ment  proclamé  comme  l'auteur  d'un  écrit  semé  des 
«  blasphèmes  les  plus  révoltants  (1).  Son  portrait  et 
«  son  nom  figurent  à  la  tête  d'une  édition  récente, 
«  sans  de  sa  part  aucun  désaveu  qui  rassure  et  con- 
«  sole  la  piété  des  fidèles  ;  tant  l'oubli  des  principes 
«  a  fait  d'effrayants  progrès ,  tant  dorment  d'un 
«  sommeil  profond  les  notions  les  plus  élémentaires 
«  de  la  bienséance  et  de  la  pudeur  !  Il  est  temps  de 
«  mettre  un  terme  à  cette  affreuse  léthargie.  C'est 
«  une  réclamation  efficace  et  non  des  plaintes  tou- 
«  chantes  que  l'Eglise  éplorée  attend  du  crédit  et  du 
«  zèle  de  ses  pontifes  réunis.  Que  demanderons- 
«  nous  à  l'autorité  souveraine?  Que  ferons-nous, 
«  nous-mêmes,  en  ces  déplorables  circonstances  ? 
«  Tel  est  le  double  point  de  vue  bien  digne  d'être 
«  pris  en  considération,  dans  la  plus  intéressante 
«  matière  qui  puisse  occuper  des  pasteurs  et  des 
«  citoyens  ». 

Nous  avons  dit  ailleurs  que  les  ministres  de 
Louis  XV  et  de  Louis  XVI  étaient  affiliés  à  la  secte 
philosophique  et  favorisaient  de  leur  mieux  son 
œuvre  antireligieuse.  Toutefois,  ils  étaient  obligés, 
à  cause  de  l'opinion  publique  et  de  l'attachement 
du  monarque  aux  enseignements  de  l'Eglise,  de 
dissimuler  leur  complicité  sous  les  apparences  d'un 
rigorisme  inapplicable.  Mgr  Dulau  n'hésita  pas  à 
dévoiler  cette  manœuvre  hypocrite.  «  Aux  termes 
«  des  ordonnances  même  les  plus  récentes  »,  di- 
sait-il, «  la  peine  de  mort  a  été  prononcée  contre 
«  tous  ceux  qui  seraient  convaincus  d'avoir  com- 

(1]  Raynal. 


—  429  — 

«  posé,  imprimé,  ou  répandu  des  écrits  tendant  à 
«  attaquer  la  religion. . .  Or,  sans  vouloir  porter 
«  des  regards  indiscrets  sur  les  actes  de  la  puis- 
«  sance  souveraine,  nos  entrailles  paternelles  fré- 
«  missent  à  la  vue  de  ces  dispositions  rigoureuses. 
«  Appelés  à  un  ministère  de  douceur  et  de  charité, 
«  le  glaive  suspendu  sur  la  tête  des  délinquants 
«  nous  force  à  dissimuler  les  infractions  les  plus 
«  caractérisées.  La  même  considération  a  pu  quel- 
«  quefois  enchaîner  l'activité  des  plus  vertueux 
«  magistrats  ». 

Toutes  ces  remontrances  demeurèrent  sans  ré- 
sultat. 

Cependant  l'état  des  finances  devenait  de  plus  en 
plus  inquiétant,  grâce  à  la  guerre  d'Amérique  et  à 
la  mauvaise  administration  de  Loménie  de  Brienne, 
devenu  ministre.  Le  clergé  n'hésita  pas  à  faire  de 
grands  sacrifices  pour  aider  le  pouvoir  à  com- 
bler le  déficit,  et  réparer  les  fautes  de  M.  de 
Calonne  et  de  son  successeur,  l'archevêque  de 
Sens.  Tout  fat  inutile.  De  Brienne  dut  se  reti- 
rer, après  avoir  fait  preuve  d'une  incapacité  déplo- 
rable. Necker  rétablit  l'ordre  dans  les  finances,  et 
peut-être  fùt-il  parvenu  à  éloigner  la  catastrophe 
dont  la  France  était  menacée,  si  à  ses  capacités 
financières  il  avait  joint  les  autres  qualités  qui  font 
l'homme  d'Etat.  Mais  il  appartenait  à  l'école  de 
Rousseau,  un  écrivain  dont  les  contradictions  in- 
conscientes ou  volontaires  seront  toujours  funestes 
au  politique  malavisé  qui  s'en  fera  l'admirateur. 

De  Brienne,  voulant  se  soustraire  aux  redou- 


—  430  — 


tables  conséquences  de  son  incapacité  administra- 
tive, eut  la  pensée  de  convoquer  les  Etats-généraux. 
Et,  comme  s'il  avait  craint  de  voir  les  électeurs 
faire  preuve  de  sagesse  dans  le  choix  de  leurs 
mandataires,  il  invita  les  gens  de  lettres  à  publier 
leurs  idées  à  l'endroit  de  cette  question.  La  liberté 
de  la  presse  une  fois  déchaînée,  les  écrivains  ne 
gardèrent  plus  aucune  mesure. 

Il  était  difficile  à  Necker  d'opposer  une  digue  au 
torrent  débordé.  La  seule  chose  qu'il  eut  eu  à  faire, 
c'était  de  diriger  le  mouvement,  de  manière  à  con- 
tenir dans  de  justes  limites  les  prétentions  du  Tiers- 
État.  Mais  il  avait  un  esprit  trop  hésitant  pour  une 
tâche  aussi  difficile.  D'un  autre  côté,  il  craignait  de 
compromettre  la  popularité  de  son  nom,  s'il  ne 
cherchait  pas,  comme  on  l'a  soutenu,  à  humilier  les 
deux  premiers  ordres  du  royaume. 

Le  9  novembre  1 788,  le  roi  ouvrit  en  personne 
l'assemblée  des  notables,  qui  décida  :  V  qu'aucune 
propriété  territoriale  ne  serait  exigée  pour  être  éli- 
gible  aux  Etats-généraux  ;  2°  que  les  députés  du 
Tiers  seraient  égaux  en  nombre  aux  députés  réunis 
de  la  noblesse  et  du  clergé.  Il  fut,  dès  lors,  facile  de 
prévoir  les  événements  douloureux  dont  la  France 
allait  être  le  théâtre. 

Les  grandes  assemblées  politiques  sont  inca- 
pables de  réformer  un  pays.  Depuis  quatre-vingts 
ans,  nous  travaillons  à  prouver  cette  vérité,  à  nos 
propres  dépens  et  sans  paraître  en  avoir  conscience. 

Le  24  janvier  1789,  on  publia  le  règlement 
pour  les  élections  des  députés. 


—  431  — 


Dans  la  plupart  des  provinces  les  populations  ne 
cessèrent  point  d'être  calmes.  Seul  le  Midi  fut  vio- 
lemment agité. 

Quand  on  connut  le  résultat  des  élections,  une 
vague  inquiétude  s'empara  des  esprits.  Les  cahiers 
que  les  électeurs  avaient  remis  à  leurs  manda- 
taires se  faisaient  pourtant  remarquer  par  une 
modération  pleine  de  sagesse.  On  demandait  una- 
nimement le  maintien  de  la  royauté,  l'inviolabilité 
du  pouvoir  et  la  responsabilité  des  ministres. 

On  insistait  seulement  pour  que  les  lois  fussent 
faites  et  les  impôts  votés  par  les  Etats-généraux 
convoqués  périodiquement.  On  pensait  que,  grâce 
à  cette  réforme,  on  échapperait  aux  dangers  de  l'ar- 
bitraire, sans  que  le  pouvoir  s'en  trouvât  affaibli. 

Toutes  les  classes  de  citoyens  devaient  contribuer 
à  l'impôt  dans  la  mesure  de  leurs  ressources.  On 
proclamait  l'égalité  devant  la  loi,  tout  en  respec- 
tant la  diversité  des  conditions.  Les  électeurs  de- 
mandaient l'extinction  de  la  dette  et  repoussaient 
avec  instance  la  création  éventuelle  d'un  papier- 
monnaie. 

Les  cahiers  du  clergé  se  distinguaient  par  leurs 
tendances  libérales.  Louis  Blanc  lui-même  en  fait 
l'aveu. 

Voici  comment  s'exprime  M.  de  Poncins  au  sujet 
de  cette  question  :  «  La  majorité  »,  dit-il,  «  solli- 
«  citait  dans  les  villes,  bourgs  et  villages,  l'établis - 
«  sèment  d'une  même  forme  d'administration  pour 
«  toutes  les  municipalités.  Que  les  municipalités, 
«  disent  ces  cahiers,  soient  réintégrées  dans  le  droit 


—  /,32  — 


«  de  choisir  librement  leurs  magistrats;  qu'elles 
«  soient  chargées  de  leur  police  intérieure.  Et  à 
«  cette  occasion  on  proposait  des  réformes  dans  les 
«  établissements  de  charité,  etc.,  etc.  Enfin,  pour 
«  donner  à  l'ensemble  des  réformes  réclamées  un 
«  point  d'appui  qui  ne  pût  leur  manquer,  le  clergé, 
«  avec  une  sagacité  remarquable,  réclamait  Yinstitu- 
«  tion  d'un  même  code  civil  et  d'un  même  code  de  procé- 
«  dure  pour  toute  la  France,  la  publicité  des  procédures, 
«  l'adoucissement  et  l 'égalité  des  peines,  l'abolition 
«  des  supplices  qui  équivalent  à  des  tortures,  la  sup- 
«  pression  des  confiscations,  du  bannissement,  l'établis- 
«  sèment  dss  maisons  de  correction  ». 

«  Sur  la  question  de  l'impôt,  le  clergé  était  una- 
«  nime.  Il  renonçait  à  ses  privilèges,  consentait  à 
«  l'égale  répartition  ;  seulement  il  demandait  que  la 
«  dette  du  clergé,  ayant  été  contractée  au  service 
«  de  l'Etat,  fût  réunie  à  la  dette  publique  ;  et  quel- 
«  ques  cahiers  voulaient  que  les  ecclésiastiques  fus- 
«  sent  chargés  de  l'assiette  et  de  la  perception  de 
«  l'impôt  territorial  qui  tomberait  sur  leurs  biens. 
«  D'ailleurs,  il  réclamait  vivement  contre  l'immu- 
«  nité  des  fiefs  nobiliaires  ;  les  journaliers  seuls  de- 
«  vaient  être  affranchis  de  l'impôt;  il  ajoutait  que,  si 
«  des  impôts  de  consommation  étaient  jugés  néces- 
n  saires^'/  fallait  qu'ils  fussent  appliqués  principalement 
«  aux  objets  de  luxe  ;  il  voulait  que,  sous  aucun  pré- 
«  texte,  on  ne  saisît  les  meubles  et  les  outils  du  pauvre. 
«  Que  les  Etats-généraux  avisent,  disaient  quelques 
«  cahiers,  aux  moyens  de  faire  contribuer  les  capita- 
«  listes  et  les  commerçants  de  la  manière  la  moins 


-  433  — 

«  arbitraire  et  la  plus  juste.  Ceux  qui  ont  des 
«  rentes  doivent  également  être  assujettis  à  une 
«  retenue  (1)  ». 

Sait-on  de  quelle  manière  la  question  de  l'ensei- 
gnement était  envisagée  par  le  clergé  ?  «  Ce  qui 
«  doit  attirer  les  soins  paternels  de  Sa  Majesté  », 
lisons-nous  dans  la  plupart  de  ses  cahiers,  «  c'est 
«  l'éducation  publique.  Ce  sont  les  collèges  qui 
«  préparent  des  citoyens  de  toutes  les  classes  à 
«  l'État,  des  militaires  aux  armées,  des  juges  aux 
«  tribunaux,  des  ministres  au  sanctuaire  ;  c'est 
«  dans  les  collèges  que  la  jeunesse  doit  puiser  les 
«bons  principes  avec  les  connaissances,  et  que 
«  l'esprit  et  le  cœur  doivent  être  cultivés  à  la  fois. 
«  Tous  les  bons  citoyens,  et  surtout  les  ministres  de 
«  la  religion,  gémissent  sur  l'état  de  décadence  où 

«  l'éducation  est  tombée  en  France  La  déca- 

«  dence  des  mœurs  tient  visiblement  aux  vices  de 
«  notre  éducation  ;  il  n'est  pas  de  bon  citoyen  qui 
«  ne  désire  une  réforme  dans  cette  partie.  Sa 
«  Majesté  doit  être  de  la  plus  scrupuleuse  attention 
«  à  un  article  aussi  important  d'où  dépendent  le 
«  développement  des  talents,  la  tranquillité  des 
«  familles,  les  mœurs  publiques  et  la  gloire  natio- 
«  nale.  Il  est  urgent  de  prendre  toute  sorte  de 
«  précautions  qui  assurent  un  choix  sage  et  éclairé 
«  des  instituteurs,  de  leur  procurer  la  considéra- 
«  tion  et  l'encouragement  dus  à  de  si  belles  fonc- 
«  tions,  de  leur  fixer  un  traitement  honnête  et  des 
«  retraites  convenables  ». 


(1)  De  Poncins,  Les  Ca/tiers  de  89. 
Pie  VI. 


28 


—  434  — 


Les  cahiers  de  la  noblesse  et  du  Tiers-État  sont 
d'une  infériorité  immense,  ajoute  le  même  auteur, 
comparés  à  ceux  du  clergé,  sur  la  question  de 
l'éducation. 


NOTES  HISTORIQUES 


Note  A. 

LES    ORIGINES    DE    LA   FRANC  -  MAÇONNERIE, 
D'APRÈS  UN  ANCIEN  AUTEUR. 


La  Franc-Maçonnerie  est  la  quintessence  de  toutes  les  héré- 
sies qui  ont  divisé  l'Allemagne,  dans  le  seizième  siècle.  Les 
Luthériens,  les  Calvinistes,  les  Zwingliens,  les  Anabaptistes, 
les  nouveaux  Ariens,  tous  ceux,  en  un  mot,  qui  attaquent  les 
mystères  de  la  religion  révélée,  tous  ceux  qui  disputent  à  Jésus- 
Christ  sa  divinité,  à  la  sainte  Vierge  sa  maternité  divine  ;  tous 
ceux  qui  ne  reconnaissent  point  l'autorité  de  l'Eglise  catho- 
lique, ou  qui  rejettent  les  sacrements  ;  ceux  qui  n'espèrent  point 
une  autre  vie  ;  qui  ne  croient  pas  en  Dieu,  soit  parce  qu'ils  se 
persuadent  qu'il  ne  se  mêle  pas  des  choses  de  ce  monde,  soit 
parce  qu'ils  désirent  qu'il  n'y  en  ait  point  ;  voilà  tous  ceux  qui 
ont  donné  naissance  à  la  Franc-Maçonnerie,  ou  avec  lesquels 
les  Francs-Maçons  se  sont  associés,  et  dont  leur  ordre  royal  est 
aujourd'hui  formé.  La  preuve  sera  facilement  saisie  par  tous 
ceux  qui  possèdent  l'histoire  des  derniers  temps.  Nous  allons 
faire  quelques  rapprochements  qui  aideront,  à  ceux  qui  n'ont 
pas  sous  leur  main  les  livres  historiques,  à  trouver  le  fil  qui 
leur  suffira  pour  sortir  du  labyrinthe  dans  lequel  on  les  a  adroi- 
tement engagés. 

C'est  de  l'Angleterre  que  les  Francs-Maçons  de  France  préten-  - 
dent  tirer  leur  origine  ;  c'est  donc  chez  nos  voisins  qu'il  faut 
examiner  les  progrès  de  la  Maçonnerie.  Il  n'y  était  pas  question 
d'eux  au  commencement  du  dix-septième  siècle.  Ce  ne  fut  que 
vers  le  milieu,  qu'il  y  furent  soufferts  sous  le  règne  de  Cromwel, 
parce  qu'ils  s'incorporèrent  avec  les  indépendants  qui  formaient 
alors  un  grand  parti.  Après  la  mort  du  grand  protecteur,  leur 
crédit  diminua,  et  ce  ne  fut  que  vers  la  fin  du  même  siècle  qu'ils 
parvinrent  à  former  des  assemblées  à  part,  sous  le  nom  de 
freys-maçons,  d'hommes  libres  ou  de  maçons  libres  ;  et  ils  ne 


furent  connus  en  France  et  ne  réussirent  à  s'y  faire  des  prosé- 
lytes que  par  le  moyen  des  Anglais  et  des  Irlandais,  qui  passè- 
rent dans  ce  royaume  avec  le  roi  Jacques  et  le  prétendant.  C'est 
parmi  les  troupes  qu'ils  ont  été  d'abord  connus,  et  par  leur 
moyen  qu'ils  ont  commencé  à  se  faire  des  prosélytes,  qui  se 
sont  rendus  redoutables  depuis  1760,  qu'ils  ont  eu  à  leur  tète 
M.  de  Clermont,  abbé  de  Sainl-Germain-des-Prés. 

Mais  il  faut  remonter  plus  haut  pour  avoir  la  première  et  la 
vraie  origine  de  la  Franc-Maçonnerie.  Vicence  fut  le  berceau  de 
la  Maçonnerie  en  1546.  Ce  fut  dans  la  société  des  athées  et  des 
déistes,  qui  s'y  étaient  assemblés  pour  conférer  ensemble  sur 
les  matières  de  la  religion,  qui  divisaient  l'Allemagne  dans  un 
grand  nombre  de  sectes  et  de  partis,  que  furent  jetés  les  fonde- 
ments de  la  Maçonnerie  :  ce  fut  dans  cette  académie  célèbre  que 
l'on  regarda  les  difficultés,  qui  concernaient  les  mystères  de  la 
religion  chrétienne,  comme  des  points  de  doctrine  qui  appar- 
tenaient à  la  philosophie  des  Grecs  et  non  à  la  foi. 

Ces  décisions  ne  furent  pas  plutôt  parvenues  à  la  connais- 
sance de  la  république  de  Venise,  qu'elle  en  fit  poursuivre  les 
auteurs  avec  la  plus  grande  sévérité.  On  arrêta  Jules  Trévisan 
et  François  de  Rugo  qui  furent  étouffés.  Bernardin,  Okin,  Lœlius 
Socin,  Péruta,  Gentilis,  Jacques  Chiari,  François  le  Noir,  Darius 
Socin,  Alcias,  l'abbé  Léonard,  se  dispersèrent  où  ils  purent;  et 
cette  dispersion  fut  une  des  causes  qui  contribuèrent  à  répandre 
leur  doctrine  en  différents  endroits  de  l'Europe.  Lailius  Socin, 
après  s'être  fait  un  nom  fameux  parmi  les  principaux  chefs 
des  hérétiques,  qui  mettaient  l'Allemagne  en  feu,  mourut  à 
Zurich,  avec  la  réputation  d'avoir  attaqué  le  plus  fortement  la 
vérité  du  mystère  de  la  sainte  Trinité,  de  celui  de  l'Incarnation, 
l'existence  du  péché  originel  et  la  nécessité  de  la  grâce  de 
Jésus-Christ. 

Laelius  Socin  laissa,  dans  Fauste  Socin,  son  neveu,  un  défen- 
seur habile  de  ses  opinions  ;  et  c'est  à  ses  talents,  à  sa  science, 
à  son  activité  infatigable  et  à  la  protection  des  princes  qu'il  sut 
mettre  dans  son  parti,  que  la  Franc-Maçonnerie  doit  son  origine, 
ses  premiers  établissements  ét  la  collection  des  principes  qui 
sont  la  base  de  sa  doctrine. 

Fauste  Socin  trouva  beaucoup  d'oppositions  à  vaincre  pour 
faire  adopter  sa  doctrine  parmi  les  sectaires  de  l'Allemagne  ; 
mais  son  caractère,  son  éloquence,  ses  ressources,  et  surtout 
le  but  qu'il  manifestait  de  déclarer  la  guerre  à  l'Eglise  romaine 
et  de  la  détruire,  lui  attirèrent  beaucoup  de  partisans.  Ses 
succès  furent  si  rapides,  que,  quoique  Luther  et  Calvin  eussent 
attaqué  l'Eglise  romaine  avec  la  violence  la  plus  outrée,  Socin 


—  437  — 


les  surpassa  de  beaucoup.  On  a  mis,  pour  épitaphe,  sur  son 
tombeau,  à  Luclavie,  ces  deux  vers  : 

Tota  licet  Babylon  destruxit  tecta  Lutherus, 
Muros  Calvinus,  sed  fundamenta  Socinus. 

qui  signifient  que,  si  Luther  avait  détruit  le  toit  de  l'Eglise  catho- 
lique, désigné  sous  le  nom  de  Babylone,  si  Calvin  en  avait  ren- 
versé les  murs,  Socin  pouvait  se  glorifier  d'en  avoir  arraché 
jusqu'aux  fondements.  Les  prouesses  de  ces  sectaires,  contre 
l'Eglise  romaine,  étaient  représentées  dans  des  caricatures 
aussi  indécentes  que  glorieuses  à  chaque  parti  ;  car  il  est  à 
remarquer  que  l'Allemagne  était  remplie  de  gravures  de  toutes 
espèces,  dans  lesquelles  chaque  parti  se  disputait  la  gloire 
d'avoir  fait  le  plus  de  mal  à  l'Eglise. 

Mais  il  est  certain  qu'aucun  des  chefs  des  sectaires  ne  conçut 
un  plan  aussi  vaste,  aussi  impie,  que  celui  que  forma  Socin 
contre  l'Eglise  ;  non-seulement  il  chercha  à  renverser  et  à  dé- 
truire, il  entreprit,  de  plus,  d'élever  un  nouveau  temple,  dans 
lequel  il  se  proposa  de  faire  entrer  tous  les  sectaires  en  réunis- 
sant tous  les  partis,  en  admettant  toutes  les  erreurs,  en  faisant 
un  tout  monstrueux  de  principes  contradictoires  ;  car  il  sacrifia 
tout  à  la  gloire  de  réunir  toutes  les  sectes,  pour  fonder  une 
nouvelle  Eglise  à  la  place  de  celle  de  Jésus-Christ,  qu'il  se  fai- 
sait un  point  capital  de  renverser,  afin  de  retrancher  la  foi  des 
mystères,  l'usage  des  sacrements,  les  terreurs  d'une  autre  vie, 
si  accablantes  pour  les  méchants. 

Ce  grand  projet  de  bâtir  un  nouveau  temple,  de  fonder  une 
nouvelle  religion,  a  donné  lieu  aux  disciples  de  Socin  de 
s'armer  de  tabliers,  de  marteaux,  d'équerres,  d'à-plombs,  de 
truelles,  de  planches  à  tracer,  comme  s'ils  avaient  envie  d'en 
faire  usage  dans  la  bâtisse  du  nouveau  temple  que  leur  chef 
avait  projeté;  mais,  dans  la  vérité,  ce  ne  sont  que  des  bijoux, 
des  ornements  qui  servent  de  parure,  plutôt  que  des  instruments 
utiles  pour  bâtir. 

Sous  l'idée  d'un  nouveau  temple,  il  faut  entendre  un  nouveau 
système  de  religion,  conçu  par  Socin,  et  à  l'exécution  duquel 
tous  ses  sectateurs  promettent  de  s'employer.  Ce  système  ne 
ressemble  en  rien  au  plan  de  la  religion  catholique,  établie  par 
Jésus-Christ  ;  il  y  est  même  diamétralement  opposé  ;  et  toutes 
les  parties  ne  tendent  qu'à  jeter  du  ridicule  sur  les  dogmes  et 
les  vérités  professés  dans  l'Eglise,  qui  ne  s'accordent  pas  avec 
l'orgueil  de  la  raison  et  la  corruption  du  cœur.  Ce  fut  l'unique 
moyen  que  trouva  Socin,  pour  réunir  toutes  les  sectes  qui 


—  438  — 

s'étaient  formées  dans  l'Allemagne  :  et  c'est  le  secret  qu'em- 
ploient aujourd'hui  les  Francs-Maçons,  pour  peupler  leurs  loges 
des  hommes  de  toutes  les  religions,  de  tous  les  partis  et  de  tous 
les  systèmes. 

Ils  suivent  exactement  le  plan  que  s'était  prescrit  Socin,  qui 
était  de  s'associer  les  savants,  les  philosophes,  les  déistes,  les 
riches,  les  hommes,  en  un  mot,  capables  de  soutenir  leur 
société  par  toutes  les  ressources  qui  sont  en  leur  pouvoir  :  ils 
gardent,  au  dehors,  le  plus  grand  secret  sur  leurs  mystères  : 
semblables  à  Socin,  qui  apprit,  par  expérience,  combien  il  devait 
user  de  ménagements  pour  réussir  dans  son  entreprise.  Le 
bruit  de  ses  opinions  le  força  de  quitter  la  Suisse  en  1579,  pour 
passer  en  Transylvanie,  et  de  là  en  Pologne.  Ce  fut  dans  ce 
royaume  qu'il  trouva  les  sectes  des  unitaires  et  des  antitrini- 
taires,  divisées  entre  elles.  En  chef  habile,  il  commença  par 
s'insinuer  adroitement  dans  l'esprit  de  tous  ceux  qu'il  voulait 
gagner  ;  il  affecta  une  estime  égale  pour  toutes  les  sectes  ;  il 
approuva  hautement  les  entreprises  de  Luther  et  de  Calvin  contre 
la  Cour  romaine  ;  il  ajouta  même  qu'ils  n'avaient  pas  mis  la  der- 
nière main  à  la  destruction  de  Babylone  ;  qu'il  fallait  en  arracher 
les  fondements  pour  bâtir,  sur  ses  ruines,  le  temple  véritable. 

Sa  conduite  répondit  à  ses  projets.  Afin  que  son  ouvrage 
avançât  sans  obstacles,  il  prescrivit  un  silence  profond  sur  son 
entreprise,  comme  les  Francs-Maçons  le  prescrivent  dans  leurs 
loges,  en  matière  de  religion,  afin  de  n'éprouver  aucune  con- 
tradiction sur  l'explication  des  symboles  religieux  dont  leurs 
loges  sont  pleines,  et  ils  font  faire  serment  de  ne  jamais  parler, 
devant  les  profanes,  de  ce  qui  se  passe  en  loge,  afin  de  ne  pas 
divulguer  une  doctrine  qui  ne  peut  se  perpétuer  que  sous  un 
voile  mystérieux.  Pour  lier  plus  étroitement  ensemble  ses 
sectateurs,  Socin  voulut  qu'ils  se  traitassent  de  frères,  et  qu'ils 
en  eussent  les  sentiments.  De  là  sont  venus  les  noms  que  les 
Sociniens  ont  portés  successivement  de  frères  -unis,  de  frères- 
polonais,  de  fréres-moraves,  de  frey-maurur,  de  frères  de  la  congré- 
gation, de  frée-murer,  de  freys-mmons,  de  frée-maçons.  Entre  eux, 
ils  se  traitent  toujours  de  frères,  et  ont,  les  uns  pour  les  autres, 
l'amitié  la  plus  démonstrative. 

Socin  tira  un  grand  avantage  de  la  réunion  de  toutes  les  sectes 
des  anabaptistes,  des  unitaires  et  des  trinitaires,  qu'il  sut  mé- 
nager. Il  se  vit  maître  de  tous  les  établissements  qui  apparte- 
naient à  ces  sectaires  ;  il  eut  une  permission  de  prêcher  et 
d'écrire  sa  doctrine  ;  il  fit  des  catéchismes,  des  livres,  et  serait 
venu  à  bout  de  pervertir,  en  peu  de  temps,  tous  les  catholiques 
de  Pologne,  si  la  diète  de  Varsovie  n'y  avait  pas  mis  obstacle. 


—  430  — 


En  effet,  jamais  doctrine  ne  fut  plus  opposée  au  dogme  catho- 
lique que  celle  de  Socin.  Comme  les  unitaires,  il  rejetait  de  la 
religion  tout  ce  qui  avait  l'air  de  mystères  ;  selon  lui,  Jésus- 
Christ  n'était  Fils  de  Dieu  que  par  adoption  et  par  les  préroga- 
tives que  Dieu  lui  avait  accordées  d'être  notre  médiateur,  notre 
prêtre,  notre  pontife,  quoiqu'il  ne  fût  qu'un  pur  homme.  Selon 
Socin  et  les  unitaires,  le  Saint-Esprit  n'est  pas  Dieu  :  et  bien 
loin  d'admettre  trois  personnes  en  Dieu,  Socin  n'en  voulait 
qu'une  seule,  qui  était  Dieu.  Il  regardait  comme  des  rêveries  le 
mystère  de  l'Incarnation,  la  présence  réelle  de  Jésus-Christ 
dans  l'Eucharistie,  l'existence  du  péché  originel,  la  nécessité 
d'une  grâce  sanctifiante.  Les  sacrements  n'étaient,  à  ses  yeux, 
que  de  pures  cérémonies  établies  pour  soutenir  la  religion  du 
peuple.  La  tradition  apostolique  n'était  point,  à  ses  yeux,  une 
règle  de  foi  ;  il  ne  reconnaissait  point  l'autorité  de  l'Eglise  pour 
interpréter  les  saintes  Ecritures.  En  un  mot,  la  doctrine  de 
Socin  est  renfermée  dans  deux  cent  vingt-neuf  articles,  qui  ont 
tous  pour  objet  de  renverser  la  doctrine  de  Jésus-Christ. 

Quand  Socin  mourut,  en  1604,  sa  secte  était  si  bien  établie, 
qu'elle  obtint,  dans  les  diètes  de  Pologne,  la  liberté  de  con- 
science. Mais  elle  essuya  des  revers  en  Hongrie,  en  Hollande,  en 
Angleterre,  où  sa  doctrine  fut  jugée  abominable,  et  où  on  refusa 
de  l'admettre.  Cependant  les  troubles  qui  survinrent  en  Angle- 
terre, sous  Charles  Ier,  et  Cromwel,  donnèrent  occasion  aux 
Déistes,  aux  Sociniens  et  à  toutes  sortes  d'hérétiques,  de  prê- 
cher publiquement  leur  doctrine.  Ce  fut  une  ressource  pour  les 
Sociniens  qui  avaient  perdu  leur  faveur  en  Pologne,  et  qui 
furent  fort  heureux  de  pouvoir  s'associer  aux  indépendants,  qui 
formaient  alors  un  grand  parti  en  Angleterre.  La  ressemblance 
des  principes  des  Quakers  et  des  Sociniens  les  unit  d'une 
manière  particulière,  sans  que  les  épiscopaux  ou  les  presbyté- 
riens pussent  l'empêcher.  En  1690,  lors  de  la  descente  de  Guil- 
laume de  Nassau,  en  Angleterre,  les  Sociniens  se  réunirent 
encore  aux  non-conformistes  pour  conserver  leur  existence, 
sous  le  nouveau  gouvernement  ;  car  il  est  à  remarquer  que 
cette  société  n'a  jamais  été  soufferte  en  Angleterre,  que  par  le 
moyen  de  ses  associations  ;  jamais  elle  n'a  pu  obtenir  d'avoir 
un  enseignement  public,  ni  un  culte  particulier,  tant  ses  prin- 
cipes ont  toujours  révolté. 

U  est  aisé  de  comprendre  pourquoi  les  Francs-Maçons  n'ont 
jamais  osé  reconnaître,  en  public,  leur  véritable  origine,  ou 
professer  leurs  maximes  aux  yeux  de  la  société.  S'ils  s'étaient 
montrés  à  découvert  pour  ce  qu'ils  sont,  nul  Etat  catholique 
n'aurait  pu  les  souffrir  dans  son  sein.  Voilà  pourquoi  ils  s'en- 


—  440  — 

veloppcnt  sous  le  voile  des  mystères  et  des  symboles,  et  ne 
se  font  connaître  qu'à  des  hommes  qu'ils  ont  liés  à  leurs 
systèmes  par  des  serments  horribles,  et  qu'ils  ont  éprouvés 
longtemps,  avant  de  leur  rien  révéler  d'essentiel. 

Pour  se  donner  un  air  religieux,  ils  ont  emprunté  les  sym- 
boles d'une  religion  figurative,  et  ont  cherché  ainsi  à  en  impo- 
ser aux  gens  peu  réfléchis.  Il  est  question  de  révéler  aujour- 
d'hui leur  grand  secret,  et  de  les  faire  connaître  pour  ce  qu'ils 
sont.  On  verra  alors  s'il  n'y  a  point  de  secret  dans  la  Franc- 
Maçonnerie,  comme  plusieurs  affectent  .de  le  répandre  ;  si  ce 
n'est  qu'une  société  de  gens  qui  se  réunissent  pour  s'amuser, 
ou  si  cette  société  doit  devenir  universelle,  et  le  modèle  de 
toutes  celles  qui  sont  autorisées  par  les  gouvernements  de 
l'Europe.  Je  sais  que  depuis  longtemps  nos  philosophes  s'occu- 
pent à  donner  aux  sociétés  maçonnes  toute  la  perfection  dont 
la  philosophie  est  capable.  M.  de  Condorcet  a  fait  un  projet  de 
code,  composé  en  partie  sur  les  codes  rédigés,  en  1779,  par 
l'assemblée  des  Maçons,  qui  suivent  le  système  de  la  Franc- 
Maçonnerie  rectifiée.  M.  Béguillet,  avocat,  a  composé  six 
discours  sur  la  haute  Maçonnerie,  pour  initier  les  Maçons  dans 
les  principes  de  la  haute  philosophie,  dont  on  donnait  des 
leçons  aux  mystères  d'Eleusis  et  d'Isis.  Le  premier  discours 
roule  sur  les  œuvres  du  grand  architecte,  dans  la  création  de 
l'univers,  et  le  second  sur  l'harmonie  des  sphères  et  la  grande 
chaîne  des  êtres.  C'est  un  abrégé  des  idées  de  Platon  sur  l'har- 
monie, et  de  celles  des  Gnostiques,  des  Valentiniens  et  des 
premiers  hérétiques  qui  mêlaient  des  idées  religieuses  avec  les 
principes  de  la  philosophie  orientale.  Le  troisième  discours 
traite  de  l'histoire  maçonnique  :  dans  les  trois  derniers,  il  s'oc- 
cupe des  grades,  des  symboles,  des  règlements,  des  devoirs, 
et  des  plaisirs  des  Francs-Maçons.  Enfin,  l'auteur  de  l'Essai  sur 
la  Franc-Maçonnerie  a  donné  le  plan  sur  lequel  toutes  les  loges 
pourraient  être  organisées,  qu'il  croit  capable  de  réunir  toutes 
les  sectes  de  Francs-Maçons,  et  de  faire  cesser  la  division  des 
loges  ;  mais,  comme  il  suppose  l'étude  des  hautes  sciences  et 
la  pratique  des  devoirs  les  plus  exacts  de  la  vie  civile,  il  ne 
peut  convenir  qu'à  un  petit  nombre  de  Francs-Maçons,  c'est-à- 
dire,  aux  philosophes  et  aux  gens  du  monde  bien  élevés  ;  mais 
tous  ces  plans,  bien  loin  de  contredire  l'origine  que  nous  don- 
nons à  la  Franc-Maçonnerie,  ne  font,  au  contraire,  que  la  con- 
firmer, comme  nous  le  prouverons  dans  la  suite. 


—  441  — 


Note  B. 

DES  MARTINISTES  . 

Cette  secte,  qui  a  pris  son  nom  de  M.  de  Saint-Marlin,  qu'elle 
reconnaît  pour  chef,  n'a  été  pendant  longtemps  connue  qu'à 
Avignon.  C'était  dans  cette  ville  qu'elle  tenait  ses  assemblées, 
et  qu'on  allait  s'y  faire  recevoir.  Les  Parisiens  y  allaient  en  foule, 
et,  après  s'être  fait  initier  dans  les  secrets  de  cette  secte,  ils  ont 
formé  à  leur  tour  des  assemblées,  premièrement  hors  de  Paris, 
et  ensuite  dans  le  sein  de  cette  capitale,  où  M.  de  Saint-Martin 
est  venu  enseigner  sa  doctrine.  Plusieurs  de  ses  prosélytes 
avaient  déjà  acquis  une  grande  réputation  par  leurs  talents,  et 
ont  contribué  à  lui  attirer  des  disciples.  On  distingue  parmi  eux, 
les  Bert...,  les  d'Esp...,  les  év...  de  B...,  la  d...  de  B...,  des 
prêtres,  des  religieux,  des  philosophes,  des  célibataires,  des 
femmes  de  tout  rang.  Son  ton  modeste,  ses  explications  mys- 
tiques, ses  visions,  ses  mœurs  pures  à  l'extérieur,  lui  ont  donné 
un  grand  crédit  aux  yeux  de  ceux  qui  se  laissent  prendre  par 
les  apparences. 

On  peut  juger,  par  les  ouvrages  de  M.  de  Saint-Martin,  qu'il 
tient  aux  mystiques  et  aux  illuminés.  Le  premier  est  intitulé  : 
Tableau  naturel  des  rapports  qui  existent  entre  Dieu,  l'homme  et 
l'univers;  à  Edimbourg,  1782.  Le  second  a  pour  titre  -.Des  erreurs 
et  de  la  vérité,  ou  les  hommes  rappelés  aux  principes  universels  de  la. 
science;  Edimbourg,  1782. 

Si  on  en  croit  cet  auteur,  son  système  est  la  clef  de  toute  la 
mythologie,  l'explication  des  allégories  et  des  fables  de  tous  les 
peuples,  le  modèle  des  lois  qui  régissent  l'univers  et  qui  con- 
stituent tous  les  êtres;  enfin,  il  prétend  qu'il  est  la  base  de  tout 
ce  qui  existe  et  de  tout  ce  qui  s'opère,  soit  dans  l'homme,  soit 
hors  de  l'homme,  et  indépendamment  de  la  volonté. 

M.  de  Saint-Martin  prétend  indiquer,  par  son  système,  la  cause 
par  laquelle  on  voit  parmi  les  hommes  une  variété  universelle 
de  dogmes  et  de  systèmes;  une  multitude  innombrable  de  sectes 
philosophiques,  politiques  et  religieuses,  dont  chacune  est  aussi 
peu  d'accord  avec  elle-même  qu'avec  toutes  les  autres.  11  sou- 
tient enfin  que  ses  principes  sont  les  seuls  fondements  de  toute 
vérité. 

On  est  étonné  de  voir  tant  de  suffisance- sous  un  air  sédui- 
sant de  modestie  ;  mais  on  l'est  bien  davantage,  quand  on  voit 


—  442  — 

que  ce  nouvel  auteur  ne  fait  que  donner  un  habit  au  système 
des  manichéens ,  en  y  ajoutant  quelques  singularités  de  sa 
façon.  Par  exemple,  il  dit  que  le  bien  est  pour  chaque  être  l'ac- 
complissement de  sa  propre  loi,  et  le  mal,  ce  qui  s'y  oppose.  On 
voit  clairement  qu'il  assimile  les  actions  des  hommes  à  celles 
des  animaux,  et  aux  productions  de  la  nature,  puisqu'elles  sont 
toutes  l'accomplissement  de  la  loi  de  chaque  animal,  de  chaque 
plante,  de  chaque  être.  Dans  cette  hypothèse,  la  vertu  n'est  pas 
plus  méritoire  pour  l'homme,  que  le  fruit  ne  l'est  pour  l'arbre 
qui  l'a  produit.  M.  de  Saint-Martin  développe  et  confirme  le  sens 
que  nous  donnons  à  ses  paroles,  lorsqu'il  ajoute  :  «  Que  la  loi 
«  de  tous  les  hommes  tient  à  une  loi  première,  celle  de  la  na- 
«  ture  ».  Par  cette  loi  fondamentale  de  son  système,  il  fait 
dépendre  tous  les  hommes  de  l'organisation  de  l'univers,  et 
rentre  dans  les  correspondances  et  les  émanations  dont  parle 
Swedenborg. 

La  manière  dont  M.  de  Saint-Martin  explique  la  moralité  des 
actions  humaines  n'est  pas  moins  condamnable.  Elle  consiste, 
selon  son  système,  dans  la  volonté  que  l'homme  a  de  s'appro- 
cher ou  de  s'éloigner  du  bon  principe  ;  et  cette  volonté  peut, 
sans  le  secours  de  Dieu,  faire  invariablement  le  bien  :  il  dépend 
même  d'elle  de  n'avoir  aucune  idée  du  mal.  «  Quand  l'homme  », 
dit-il,  «s'élant  élevé  vers  le  bien,  contracte  l'habitude  de  s'y  tenir 
«  invariablement  attaché,  il  n'a  pas  même  l'idée  du  mal  ».  Ainsi, 
si  l'homme  avait  constamment  le  courage  et  la  volonté  de  ne 
pas  descendre  de  cette  volonté,  pour  laquelle  il  est  né,  le  mal 
ne  serait  jamais  rien  pour  lui. 

On  sent  combien  ce  système  est  opposé  à  la  doctrine  de 
l'Eglise  catholique  sur  le  péché  originel,  sur  la  concupiscence 
et  la  pente  naturelle  que  l'homme  sent  en  lui-même  vers  le  mal. 

Les  idées  de  cet  auteur  ne  sont  pas  moins  répréhensiblessurla 
création  de  cet  univers.  «  Il  n'existe»,  dit-il,  «que  par  les  facultés 
«  invisibles  de  la  nature.  Ces  facultés  créatrices  invisibles  ont 
«  une  existence  nécessaire,  indépendante  de  l'univers;  mais  il 
«  résulte  de  leur  nature  un  principe  actif  et  invisible  ». 

C'est  en  d'autres  termes  le  système  de  Swedenborg;  et,  par 
conséquent,  ils  tendent  tous  les  deux  au  même  but,  c'est-à-dire, 
à  ne  faire  aucunement  intervenir  la  Divinité  dans  la  création  du 
monde.  On  retrouve  même,  à  peu  de  choses  près,  les  mêmes 
notions  sur  le  vice  et  la  vertu.  M.  de  Saint-Martin  fait  dépendre 
de  l'esprit  de  l'homme  et  de  sa  volonté  le  bonheur  dont  il  peut 
jouir.  C'est  encore  un  nouveau  trait  de  ressemblance  avec  Swe- 
denborg. 


—  443  — 


Note  C. 

FORMULE  DU  SERMENT  LE  CLAUDE  FAUCHET,  ÉVÈQUE  DU  CALVADOS, 
AU  CLUB  DES  JACOBINS  DE  CAEN. 

«  Je  jure  une  haine  implacable  au  trône  et  au  sacerdoce,  et  je 
«  consens,  si  je  viole  ce  serment,  que  mille  poignards  soient 
«  plongés  dans  mon  sein  parjure,  que  mes  entrailles  soient 
«  déchirées  et  brûlées,  et  que  mes  cendres,  portées  aux  quatre 
«  coins  de  l'univers,  soient  un  monument  de  mon  infidélité  ». 

Ce  serment,  comparé  avec  ceux  des  Francs-Maçons  en  loge, 
ne  présente  qu'une  partie  des  horreurs  qu'ils  renferment. 

Jacques-Clément  Grégoire,  Isnard,  Bazirc,  Robespierre,  Bris- 
sot  et  beaucoup  d'autres  clubistes  et  Francs-Maçons,  ont  exhalé 
leur  haine,  au  milieu  de  l'assemblée  nationale,  contre  le  trône 
et  l'autel,  et  ont  été  couverts  d'applaudissements.  Presque  tous 
les  corps  administratifs  ont  mis  en  pratique  les  mêmes  prin- 
cipes, sans  égard  aux  sentiments  de  la  religion,  de  l'humanité 
ni  de  la  justice. 

Note  D. 

CONSÉQUENCES  DU  SYSTÈME  FRANC-MAÇON,  QUI  EXPLIQUENT 
LES  ÉVÉNEMENTS  MODERNES. 

1°  Les  Francs-Maçons  persécutent  les  ministres  de  Jésus- 
Christ,  parce  qu'ils  l'ont  renoncé,  et  qu'ils  veulent,  autant  qu'il 
est  en  eux,  lui  enlever  sa  divinité,  sa  qualité  de  Sauveur  et  de 
Rédempteur  du  genre  humain,  de  Médiateur  entre  Dieu  et  les 
hommes,  de  chef  de  l'Eglise  chrétienne,  et  forcer  tous  ceux  qui 
professent  cette  doctrine  à  l'abandonner. 

2°  Les  Francs-Maçons,  dans  les  clubs,  ont  conclu  qu'il  fallait 
faire  fermer  les  églises  des  catholiques,  pour  empêcher  le  culte 
qu'on  rend  à  Jésus-Christ,  et  substituer,  à  la  place,  la  religion 
des  loges,  ou  une  irréligion  méthodique. 

3°  Les  Francs-Maçons  condamnent  les  vœux,  et  tout  ce  qui  a 
rapport  à  la  perfection  évangélique,  parce  que  cette  doctrine 
sublime  est  trop  supérieure  à  la  leur,  qui  flatte  les  passions, 


/ 


—  444  — 

qu'ils  jugent  plus  rapprochée  de  la  faiblesse  de  la  nature  hu- 
maine, et  qu'ils  voudraient,  pour  cette  raison,  tellement  mettre 
en  vogue,  qu'elle  fût  la  seule  enseignée  sur  le  globe,  et  devint 
la  religion  universelle. 

4°  Les  Francs-Maçons  exigent,  avec  fureur,  le  serment  natio- 
nal, parce  qu'il  engage  dans  le  schisme  et  l'apostasie  ceux  qui 
le  prêtent,  et  les  rapproche  de  leur  société,  dans  laquelle  ils 
voudraient  faire  entrer  tous  les  hommes. 

5°  Ils  désirent  que  les  prêtres  et  les  autres  ministres  de  la 
religion  catholique,  ne  portent  plus  l'habit  de  leur  état  que  dans 
les  temples,  lorsqu'ils  y  sont  en  fonctions  ;  parce  que  cet  usage 
est  établi  dans  leurs  loges,  à  l'égard  de  leurs  ministres. 

C°  Ils  font  l'impossible  pour  ne  les  plus  payer,  quoiqu'ils  aient 
enlevé  les  biens  qui  leur  appartenaient,  ou  qui  leur  étaient  des- 
tinés ;  parce  que  leurs  écossais  ne  reçoivent  aucun  paiement 
en  loge,  pour  l'exercice  des  fonctions  qui  leur  sont  dévolues. 

7°  Ils  sont  transportés  d'une  espèce  de  fureur  contre  les 
prêtres,  les  religieux  et  même  les  religieuses,  dont  ils  vou- 
draient diminuer  le  nombre  ;  parce  que  cette  diminution  suc- 
cessive tendra  à  l'anéantissement  du  corps  entier  qui  les  em- 
pêche de  se  rendre  nécessaires,  de  dominer  et  d'établir  leurs 
opinions  sans  contradictions  et  sans  obstacles. 

8°  Ils  ont  enlevé,  autant  qu'il  a  été  en  leur  pouvoir,  aux  con- 
grégations séculières  et  aux  religieux,  les  livres  où  ils  pouvaient 
s'instruire,  afin  de  les  faire  retomber  dans  l'ignorance  qui  peut 
seule  les  empêcher  de  parler. 

9°  Ils  ont,  en  plusieurs  lieux,  profané  les  vases  sacrés,  conte- 
nant les  saintes  hosties,  parce  que,  selon  le  système  protestant 
qu'ils  ont  adopté,  ils  ne  croient  pas  à  la  présence  réelle  de 
Jésus-Christ  dans  l'Eucharistie,  et  qu'ils  sont  bien  aises  d'ac- 
coutumer les  catholiques  à  n'y  pas  croire,  ou  de  leur  insulter 
dans  leur  croyance. 

10°  La  profanation  des  temples  catholiques  par  les  Francs- 
Maçons  ne  doit  pas  étonner  ceux  qui  savent  qu'il  n'y  a  point,  à 
leurs  yeux,  de  sainteté  réelle,  qu'elle  ne  gît  que  dans  l'opinion 
ou  dans  l'imagination  ;  c'est  pourquoi,  dans  l'ordination  de 
l'écossais,  on  ne  bénit  pas  ses  mains,  on  les  lui  fait  seulement 
laver  en  signe  de  pureté.  Toute  la  sainteté  des  loges  et  des  mys- 
tères maçonniques  dépend  du  mot  Jéhova  qui,  étant  un  nom 
abstrait,  ne  renferme  qu'une  idée  abstraite  qui  n'a  de  réalité 
nulle  part.  Il  en  est  de  ce  mot  comme  de  celui  d'animal  en  gé- 
néral, d'homme  en  général,  qui  n'existe  point.  Ainsi  Jéhova 
signifiant,  dans  le  sens  maçonnique,  l'être  en  général,  celui  qui 
les  renferme  tous,  celui  dont  ils  tirent  leur  origine,  ne  présente 


—  445  — 


à  l'imagination  qu'une  idée  vague,  semblable  à  celle  que  Spi- 
nosa  avait  inventée.  C'est,  au  sens  des  Francs-Maçons,  l'âme  du 
monde,  Fàme  universelle  répandue  partout,  qui  anime  et  qui 
vivifie  tout,  mais  dont  la  réalité  substantielle  n'est  en  aucun 
lieu.  C'est  de  ce  principe  que  nos  savans  concluent  qu'il  n'y  a 
point  de  Dieu  que  l'on  doive  craindre  après  la  mort,  et  qu'ils  se 
tranquillisent  sur  leur  sort  futur.  Le  corps,  disent-ils,  tombe 
en  dissolution  à  la  mort,  et  l'àme  se  réunit  à  celte  âme  univer- 
selle, l'assemblage  de  toutes  les  perfections,  dont  ils  regardent 
la  leur  comme  faisant  partie.  Ce  système,  si  commun  aujour- 
d'hui, est  le  renversement  de  toute  religion  et  de  tout  sentiment 
moral  ;  c'est  une  des  raisons  pour  lesquelles  on  voit  aujour- 
d'hui si  peu  de  mœurs,  un  égoïsme  si  général,  une  si  grande 
insouciance  sur  son  état  futur,  une  si  grande  indifférence  pour 
la  religion,  un  relâchement  si  général  dans  les  mœurs,  une 
recherche  si  étudiée  des  douceurs  de  la  vie  présente,  un  aban- 
don si  universel  aux  passions  charnelles. 

1  i 0  II  est  donc  évident  que  c'est  à  la  Franc-Maçonnerie  que 
l'Eglise  de  France  doit  imputer  la  désolation  où  elle  est  réduite, 
qui  est  telle  qu'elle  n'en  a  jamais  éprouvé  de  pareille.  Non  con- 
tente d'attaquer  ses  mystères,  sa  doctrine,  sa  foi,  ses  maximes, 
elle  a  relâché  tous  les  liens  de  la  société,  détendu  tous  les  res- 
sorts du  gouvernement,  essayé  tous  les  moyens  de  perversion, 
et  corrompu  jusqu'au  germe  du  bien  et  de  la  vertu. 

12°  Le  mal  que  la  Franc-Maçonnerie  a  produit,  est  d'autant 
plus  grand,  qu'il  n'a  laissé  rien  d'intact  :  que  le  crime  est  de- 
venu plus  hardi  et  la  vertu  plus  timide;  que' les  enfants  le 
sucent  presque  avec  le  lait  ;  que  la  jeunesse  est  plus  indisci- 
plinée ;  que  les  principes  des  mœurs  sont  reçus  avec  plus  d'in- 
différence, et  que  les  instituteurs  mettent  moins  d'intérêt  à  les 
enseigner,  depuis  que  leurs  élèves  se  sont  fait  une  habitude  de 
les  enfreindre. 

13°  Dans  un  désordre  si  général,  c'est  à  l'Eglise  de  France  à 
voir,  dans  sa  sagesse,  quels  moyens  elle  doit  employer  pour 
arracher  ses  enfants  au  schisme,  à  l'oubli  de  la  religion,  à 
l'hérésie,  à  l'impiété  et  à  tous  les  crimes  qui  souillent  la  géné- 
ration présente,  et  qui  étendront  leurs  ravages  sur  les  généra- 
tions futures. 

14°  J'aurais  pu  dévoiler  tout  ce  que  la  Franc-Maçonnerie  a  de 
dangereux  dans  ses  principes  et  ses  maximes,  et  faire  connaî- 
tre à  tous  ceux  et  celles  qui  se  sont  engagés  dans  cet  ordre 
fameux,  combien  ils  se  sont  rendus  criminels  envers  Dieu,  en- 
vers leur  patrie,  envers  eux-mêmes  ;  mais  dans  ce  moment  où 
l'on  est  inondé  de  brochures  et  de  papiers,  on  ne  peut  pas  sou- 


-   4*6  — 

tenir  la  lecture  d'un  ouvrage  volumineux.  Il  suffit  d'avoir  indi- 
qué la  source  du  mal  ;  ceux  qui  y  ont  participé,  peuvent  se 
juger  au  tribunal  de  leur  conscience,  et  prévenir  un  jugement 
plus  redoutable. 


Note  E. 

LES  CONVULSIONNAIRES  JANSÉNISTES. 


Les  convulsions,  les  faux  miracles  attribués  au  diacre  Pâris 
avaient  disposé  les  esprits  à  tout  entreprendre  pour  accréditer 
l'erreur.  Les  jansénistes  favorisaient  toutes  les  calomnies  contre 
l'Eglise  romaine,  et  accréditaient  de  toutes  leurs  forces  tout  ce 
qui  se  débitait  contre  les  vrais  catholiques.  Leurs  mystères  ri- 
dicules, avec  leur  austérité  apparente,  s'accordaient  on  ne  peut 
mieux  avec  le  système  de  Swedenborg,  ou  des  illuminés.  Voici 
comme  M.  l'évèque  de  Lodève  s'en  expliquait  en  1765,  dans  une 
lettre  pastorale  : 

«  Quels  mystères  ridicules  et  impies  »,  disait-il,  «n'a-t-on  pas 
«  osé  publier,  comme  autant  d'oeuvres  de  la  bonté  et  de  la  puis- 
«  sance  du  souverain  Etre  !  Quelle  humiliation  pour  notre  siècle, 
«  que  l'histoire  de  ces  prétendus  miracles  1  des  opérations  de  la 
«  nature  ou  de  l'art,  des  guérisons  lentes  et  imparfaites,  sou- 
«  vent  imaginaires  ou  supposées  ;  des  maladies  soudaines  con- 
«  tractées  en  pleine  santé  dans  les  horreurs  d'une  fanatique 
«  superstition;  des  esprits  aliénés,  ou  dans  le  délire,  agités  par 
«  de  fréquentes  convulsions;  des  filles  ou  femmes  perdues  d'hon- 
«  neur  et  de  réputation  :  on  veut  que  le  Seigneur  les  ait  choi- 
«  sies  pour  être  les  ministres  des  œuvres  éclatantes  de  sa  sa- 
«  gesse,  de  sa  science  et  de  sa  puissance  :  aux  yeux  d'une  mul- 
titude de  spectateurs,  on  les  voit  s'agiter  avec  violence, 
«  pirouetter  avec  indécence  ;  on  les  entend  hurler  comme  des 
«  bètes  sauvages,  aboyer  comme  des  chiens.  Aujourd'hui  elles 
«  jouent  aux  dés  avec  Dieu,  demain  elles  mangent  dans  des  plats 
«  vides  ;  à  leurs  demandes,  on  leur  accorde  des  secours  meur- 
«  triers,  on  les  frappe  cruellement  avec  des  bûches,  on  les  sus- 
«  pend,  on  les  berne,  on  les  écartelle,  elles  sont  foulées  aux 
«  pieds  et  presque  étranglées,  percées  d'un  glaive,  crucifiées  ; 
«  elles  poussent  l'effronterie,  jusqu'à  exiger  des  secours  impu- 
«  diques,  et  ne  craignent  point  de  faire  rougir  le  libertinage  le 
«  plus  licencieux,  sur  le  scandale  de  leurs  attitudes  et  de  leurs 
«  discours  ». 


—  447  — 

«  Ces  traits  honteux  et  infâmes,  dont  le  récit  détaillé  blesse 
«  essentiellement  la  modestie  et  la  pudeur;  ces  phénomènes 
«  bizarres  et  insensés,  indignes  de  la  sagesse  incréée,  ces  pra- 
«  tiques  criminelles  et  superstitieuses,  inalliables  avec  le  bon 
«  sens  et  la  raison  ;  ces  puérilités,  ces  inepties,  ces  impostures 
«  débitées  avec  un  ton  affecté  d'enthousiasme  et  d'inspiration,  si 
«  ouvertement  contraire  au  langage  simple  et  naïf  de  la  vérité  ; 
«  ces  impiétés  contre  l'Eglise  et  ses  ministres,  ces  outrages  faits 
«  à  la  vertu,  ces  blasphèmes  contre  la  religion  et  ses  ministres; 
«  ces  dérisions  sacrilèges  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint;  ce 
«  tissu  monstrueux  de  profanations  et  d'abominations  :  on  les 
«  préconise  sous  le  nom  respectable  de  prophéties,  de  miracles, 
«  d'oeuvre  du  Tout-Puissant  ». 


Note  F. 

LA  RELIGION  CATHOLIQUE  EN  BUTTE  A  TOUS  LES  PARTIS. 


La  postérité  aura  de  la  peine  à  croire  les  excès  auxquels  la 
Franc-Maçonnerie  s'est  portée  contre  les  prêtres  et  les  catholi- 
ques, dans  l'empire  français  ;  le  zèle  qu'elle  a  mis  à  propager 
partout  ses  maximes,  à  l'aide  de  ses  clubs,  et  à  soulever  un 
peuple  soudoyé  contre  tous  ceux  qui  résistaient  à  ses  sugges- 
tions, ou  qui  voulaient  en  découvrir  le  poison. 

Jamais  l'erreur  n'avait  fait  jouer  tant  de  ressorts,  employé 
autant  de  moyens,  réuni  autant  de  forces,  pour  assurer  le  suc- 
cès de  l'entreprise  audacieuse  qu'elle  avait  conçue.  Tout  ce  que 
la  philosophie  offre  de  lumières  et  de  ressources,  tout  ce  qu'une 
multitude  aveugle  a  de  force,  tout  ce  qu'un  grand  peuple  égaré 
peut  opposer  de  résistance,  tout  ce  que  peut  opérer  une  poli- 
tique profonde  assurée  d'un  secret  inviolable  ;  en  un  mot,  tout 
ce  que  peut  l'ambition,  l'erreur,  le  fanatisme  avec  les  trésors 
d'une  grande  nation  ;  les  Francs-Maçons  l'ont  réuni,  et  l'ont  fait 
servir  à  l'exécution  de  leur  entreprise.  Eh  !  à  quelle  entreprise, 
grand  Dieu  !  au  renversement  de  la  religion  chrétienne,  à 
l'anéantissement  de  tout  culte  divin,  à  l'abolition  de  tout  sym- 
bole, de  toute  figure  qui  rappellerait  l'idée  des  mystères  ineffa- 
bles adorés,  professés  dans  le  christianisme.  Que  ceux  qui  dou- 
teraient encore  de  cette  ligue  maçonnique,  et  qui  refuseraient 
de  reconnaître  dans  les  loges  et  les  clubs  le  foyer  de  la  persé- 
cution inouïe  que  l'Eglise  de  France  éprouve,  consultent  les 


—  448  — 

monuments  historiques;  ils  leur  montreront  cet  ouvrage  d'ini- 
quité auquel  les  journalistes,  les  philosophes,  les  magistrats, 
les  Francs-Maçons,  travaillent  depuis  plus  d'un  siècle. 

Dès  4G87,  M.  Talon,  avocat-général  du  parlement  de  Paris, 
dans  un  réquisitoire  du  23  janvier,  disait  aux  chambres  assem- 
blées, «  que  le  jansénisme  était  une  faction  dangereuse ,  qui 
«  n'avait  rien  oublié,  pendant  trente  ans,  pour  diminuer  l'autorité 
«  de  toutes  les  puissances  ecclésiastiques  et  séculières,  qui  ne 
«  lui  étaient  pas  favorables  ». 

Depuis  ce  temps-là,  cette  secte  n'a  point  ralenti  le  zèle  fana- 
tique dont  elle  était  animée  :  elle  a  infecté  de  ses  principes, 
tous  les  corps  politiques  et  religieux  de  l'Etat  :  elle  a  troublé  la 
paix  des  monastères,  dont  elle  a  corrompu  la  discipline,  affai- 
bli la  subordination  ;  où  elle  a  porté  le  relâchement  des  mœurs 
et  introduit  des  divisions  scandaleuses. 

Elle  a  controuvé  des  miracles  pour  appuyer  ses  erreurs,  elle 
en  a  imposé  aux  âmes  faibles  par  un  air  de  rigorisme  affecté, 
elle  a  éludé  la  rigueur  des  lois  qui  mettaient  des  entraves  à  son 
fanatisme,  ou  elle  a  su  se  les  rendre  favorables,  en  gagnant  à 
son  parti -les  magistrats  qui  étaient  chargés  d'en  surveiller  l'exé- 
cution. 

Il  n'est  point  de  genre  de  séduction  dont  elle  n'ait  fait  usage. 
Les  dépenses  les  plus  étonnantes  ne  lui  coûtaient  rien,  dès  qu'il 
était  question  d'accréditer  ou  de  répandre  ses  principes.  Pen- 
dant que  des  scènes  fixaient  les  regards  des  impudiques  spec- 
tateurs, et  allumaient  dans  leurs  cœurs  le  feu  des  passions  les 
plus  honteuses,  des  livres  de  piété,  où  le  poison  de  l'erreur 
était  caché  avec  art,  étaient  répandus  avec  profusion  dans  toutes 
les  provinces  du  royaume. 

Mais,  lorsque  le  jansénisme  paraissait  se  répandre  avec  le  plus 
de  rapidité,  une  autre  secte  non  moins  ennemie  de  la  religion 
chrétienne,  la  Franc-Maçonnerie,  vint  s'établir  à  Paris  en  1730. 
La  police  en  poursuivit  d'abord  les  membres  sans  trop  en  con- 
naître les  principes;  puis  elle  les  laissa  former  leurs  assemblées 
maçonniques,  qui  ne  tardèrent  pas  à  être  fréquentées  par  la 
jeunesse  avide  de  nouveautés.  L'homme,  qui  cherche  à  s'amu- 
ser, y  rencontra  des  plaisirs  qui  fixèrent  ses  goûts  ;  on  cessa 
de  craindre  la  police,  dès  qu'on  eut  pour  associés  et  pour  frères 
des  hommes  de  toutes  les  conditions,  des  militaires  et  des  ma- 
gistrats, des  hommes  de  naissance  et  de  riches  commerçants, 
capables  de  procurer  au  besoin  une  puissante  protection. 

Oui,  l'établissement  de  la  Franc-Maçonnerie  dans  Paris,  est 
l'époque  de  la  guerre  que  les  jansénistes,  les  philosophes,  les 
impies,  les  magistrats  ont  déclarée  à  la  religion  catholique. 


—  449  — 


Tous  les  partis  se  réunirent  alors,  et  n'ont  cessé  depuis,  de  tra- 
vailler à  l'anéantir  en  France.  Les  Anglais  en  donnèrent  une 
preuve  publique  en  1764  dans  les  considérations  qu'ils  firent 
imprimer  à  Londres  sur  les  lois  pénales  qui  furent  publiées 
contre  les  catholiques  romains. 

«  La  génération  qui  nous  remplace  (disent-ils),  ne  connaît 
«  d'autres  principes  que  ceux  qu'elle  puise  dans  les  écrits  de 
«  Voltaire,  de  Rousseau,  de  d'Argens  ou  du  philosophe  de  Sans- 
«  Souci,  auxquels  on  peut  ajouter,  sans  doute,  un  long  cata- 
«  logue  d'écrivains  sortis  de  notre  île.  En  France  de  graves  nia- 
it gistrats,  les  parlements  eux-mêmes,  font  retentir  à  l'envi  les 
«  éloges  de  Julien  l'Apostat  et  de  Dioclétien  ;  les  géomètres  cal- 
«  culent,  et  ils  prétendent  avoir  lixé  l'époque  où  la  religion  doit 
«  être  totalement  anéantie.  Le  glaive  trop  efficace  du  ridicule 
«  est  employé,  non-seulement  contre  l'Eglise  catholique,  mais 
«  pour  rendre  méprisable,  et  la  révélation  de  Moïse  et  l'Evan- 
«  gile  de  Jésus-Christ.  Mais,  si  la  religion  catholique  romaine 
«  dépérit  visiblement  en  France,  malgré  la  protection  du  souve- 
«  rain  qui  l'aime,  malgré  le  zèle  de  la  famille  royale  qui  la  pra- 
«  tique  ;  si  cette  religion  se  trouve  presque  sans  défense,  dans 
«  un  royaume  où  un  clergé  nombreux  et  opulent  tient  le  pre- 
«  mier  rang  ;  dans  un  royaume  où  elle  est  en  quelque  sorte 
«  identifiée  ayee  les  lois  de  la  monarchie,  avec  la  forme  du 
«  gouvernement,  doit-on  craindre  qu'elle  fasse  des  progrès  trop 
«  rapides  en  Angleterre,  où  elle  ne  trouvera  jamais  de  sem- 
«  blables  appuis  ?  » 

En  effet,  dès  1750  on  s'aperçut  des  mauvais  elfets  que  produi- 
sait la  coalition  des  philosophes,  pour  insérer  dans  le  diction- 
naire des  Arts  et  des  Sciences  tous  leurs  sentiments  erronés. 

Le  jansénisme  fit  à  sa  manière  la  guerre  à  l'Eglise,  et  les 
magistrats  favorisèrent  toutes  ses  entreprises.  La  liberté  des 
fonctions  du  saint  ministère  fut  violée,  la  profanation  des  sa- 
crements fut  autorisée,  le  Saint  des  saints  fut  arraché  par  vio- 
lence du  fond  des  tabernacles,  les  ministres  fidèles  furent  ense- 
velis dans  l'obscurité  des  cachots,  les  pasteurs  furent  dispersés, 
proscrits,  expatriés;  les  tribunaux  séculiers  étendirent  leur 
autorité  sur  toutes  les  parties  de  la  juridiction  ecclésiastique, 
et  il  en  naquit  une  foule  d'abus.  Rien  n'arrêta  plus  la  licence 
des  mauvais  livres,  ni  le  progrès  de  l'erreur.  On  accordait  toute 
espèce  de  protection  aux  ennemis  de  l'Eglise,  et  on  ne  daignait 
pas  même  répondre  aux  remontrances  des  évêques. 

Une  société  de  savants  parut  devoir  gêner  le  succès  de  l'im- 
piété, sa  ruine  lut  résolue.  Les  ministres  de  l'Etat,  les  parle- 
ments, les  philosophes,  les  jansénistes,  se  réunirent  pour  des- 
PlE  VI.  2*9 


—  450  — 

sécher,  jusqu'à  la  racine,  cette  société  redoutable  à  l'erreur. 
D'Alembert  fit  le  fameux  compte-rendu,  Voltaire  ne  s'oublia  pas, 
l'avocat-général  Joly  de  Fleury,  le  sieur  Ripert,  M.  Caradeuc 
multiplièrent  les  réquisitoires.  Enfin,  malgré  la  défense  des 
évêques,  les  jésuites  furent  proscrits  et  chassés  de  tous  les  lieux 

Depuis  cette  mémorable  destruction,  on  n'a  cessé  de  corn' 
battre  contre  la  puissance  épiscopale,  contre  l'autorité  du  Pape. 
Les  calomnies,  les  imputations  scandaleuses,  ont  été  inventées 
pour  faire  tomber  l'épiscopat  dans  le  mépris. 

La  Franc-Maçonnerie  prenait,  pendant  ce  temps-là,  des  accrois- 
sements sensibles  dans  la  capitale  et  dans  les  provinces,  sous 
la  protection  que  lui  accordait  un  prince  de  la  famille  des  Bour- 
bons, qu'elle  avait  choisi  pour  chef,  pour  n'être  ni  surveillée  ni 
contredite.  On  prêcha  partout  la  tolérance;  on  l'obtint,  et  on  en 
profita  pour  attaquer  et  renverser  tout  système  de  révélation  ; 
car  il  aurait  été  impossible  d'établir  le  règne  de  l'erreur,  tant 
qu'o  naurait  laissé  subsister  la  vérité. 


Note  G. 

DOCUMENT  INÉDIT  RELATIF  A  ALEXANDRE  Ier. 

Le  R.  P.  Gagarin  a  publié  dans  le  Monde  la  lettre  et  le 
document  qu'on  va  lire  : 

Paris,  4  novembre  1876. 

Monsieur  le  Rédacteur  en  chef, 

J'ai  l'honneur  de  vous  envoyer  sous  ce  pli  une  note  sur 
les  sentiments  catholiques  de  l'empereur  Alexandre  Ier, 
rédigée  par  le  R.  P.  Pierling  à  l'occasion  d'un  document 
publié  par  la  Civiltà  caltolica.  Le  R.  P.  Pierling  désire 
vivement  que  cette  note  soit  publiée  dans  les  colonnes 
du  Monde. 

Je  ne  veux  pas  aujourd'hui  entrer  dans  l'examen  d'une 
question  délicate  et  compliquée,  qui  exigerait  beaucoup 
de  développements  ;  mais  je  ne  puis  m'empêcher  de 
remarquer  qu'un  autre  document,  relatif  au  même  fait, 
a  été  publié  il  y  a  bien  des  années  par  Moroni,  dans  son 
Grand  Dictionnaire,  t.  LIX,  p.  310  et  suiv.  Le  R.  P.  Les- 
cœur,  de  l'Oratoire,  dans  son  important  ouvrage  :  L'Eglise 


—  451  — 


catholique  en  Pologne  sous  le  gouvernement  russe,  a  re- 
produit en  français  la  note  de  Moroni,  t.  I,  Pièces  justi- 
ficatives. Le  Religieux  désigné  pour  aller  recevoir  l'empe- 
reur Alexandre  dans  l'Eglise  catholique  avait  été  d'abord 
Maur  Capellari,  qui  fut  pape  sous  le  nom  de  Grégoire  XVI  ; 
Léon  XII  lui  substitua  le  P.  Prioli,  franciscain,  qui  mou- 
rut cardinal. 
J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

J.  Gagarin,  S.  J. 

La  Civiltà  cattoiica  du  4  novembre  1876  publie  un  document 
remarquable,  qui  jette  une  nouvelle  lumière  sur  les  sentiments 
religieux  de  l'empereur  Alexandre  Ier.  Il  est  dû  à  la  plume  du 
comte  d'Escarène,  ministre  de  l'intérieur  sous  Charles-Albert, 
qui  sut  mériter  les  éloges  sincères  de  tous  les  amis  de  la  mo- 
narchie et  les  haines  implacales  du  parti  libéral,  représenté  alors 
par  le  chevalier  Villamarina  et  le  ministre  prussien  Fruchses, 
dont  les  efforts  combinés  éloignèrent  enfin  des  affaires  l'homme 
d'Etat  si  franchement  dévoué  h  la  religion  catholique  et  à  la 
Maison  de  Savoie.  (Voyez  le  Mémorandum  storico-politico  du  comte 
Solar  de  la  Marguerite,  pages  14,  29,  32.) 

L'original  est  écrit  en  français;  mais,  ne  l'ayant  pas  sous  les 
yeux,  nous  le  traduisons  de  l'italien  d'après  la  Civiltà  cattoiica  : 

Anecdote  de  la  fin  du  règne  de  l'empereur  de  Russie,  Alexandre. 

Il  peut  être  agréable  au  roi  {Charles-Albert  de  Savoie)  de  prendre 
connaissance  d'une  anecdote  qui  se  rapporte  à  la  fin  du  règne 
de  l'empereur  Alexandre,  que  je  crois  secrète  et  qui  est  cer- 
taine. Elle  attire  sur  ce  prince  l'attention  de  tous  les  fidèles 
dévoués  à  l'Eglise  Romaine. 

L'empereur  Alexandre  savait  que  le  comte  Michaud,  un  de  ses 
aides  de  camp  généraux,  professait  la  religion  catholique  ro- 
maine. Loin  d'en  prendre  ombrage,  il  se  plaisait,  sans  que  le 
général  en  fit  la  demande,  à  le  dispenser  du  service  pendant  le 
temps  pascal,  afin  qu'il  pût  assister  aux  offices  de  la  Semaine- 
Sainte  d'après  le  rite  romain.  Je  crois  même  que  ce  prince 
traitait  son  aide  de  camp  avec  beaucoup  de  bonté  et  une  grande 
confiance,  parce  qu'il  le  destinait  à  remplir  une  mission  secrète 
dont  il  le  chargea  en  effet  vers  la  fin  de  son  règne. 

Bien  des  fois  l'empereur  avait  parlé  au  général,  mais  sans 
témoins,  avec  une  certaine  moquerie  (1),  de  la  prérogative  de 

H)  Ce  mot  se  trouve  dans  l'original.  (Nott>  du  traducteur.) 


/ 


—  432  — 

Chef  de  l'Eglise  grecque,  que  s'attribuaient  les  autocrates  de  Russie. 

Lorsque  Alexandre  se  préparait  à  se  rendre  en  Italie  pour 
assister  au  congrès  de  Vérone,  il  manifesta  le  désir  de  voir 
Rome.  Sa  tendance  vers  le  catholicisme  était  soupçonnée  dans 
sa  famille  ;  l'impératrice  mère  craignait  qu'un  entretien  avec  le 
Saint-Père  ne  déterminât  son  fils  à  rentrer  dans  le  sein  de 
l'Eglise,  et  elle  le  pria  avec  instance  de  ne  pas  aller  à  Rome. 
L'empereur  Alexandre ,  toujours  plein  de  déférence  envers  sa 
mère,  le  promit  et  tint  parole. 

Le  voyage  d'Odessa  (1)  ayant  été  décidé  en  1825,  l'empereur 
dit  au  comte  Michaud,  son  aide  de  camp,  qu'il  ne  l'emmènerait 
pas  avec  lui  ;  qu'il  l'envoyait  en  Italie  pour  voir  sa  famille  ; 
qu'il  devait  ensuite  aller  à  Rome,  où  il  ne  manquerait  pas,  comme 
bon  catholique,  de  se  présenter  au  Pape  ;  qu'après  cette  pre- 
mière visite,  il  devait  demander  une  seconde  audience  secrète 
en  sa  qualité  d'aide  de  camp  de  l'empereur,  dans  laquelle  il 
remplirait  auprès  du  Saint-Père  la  commission  confidentielle, 
mais  officielle,  dont  il  le  chargeait. 

Il  lui  donna  ses  instructions  verbalement;  en  le  congédiant 
Sa  Majesté  impériale  ajouta  ces  paroles  :  «  Eh  bien  !  si  c'est 
nécessaire,  je  serai  martyr  ». 

La  seconde  audience  fut  demandée  et  accordée  avec  toutes 
les  précautions  qui  semblaient  désirables. 

Lorsque  le  comte  Michaud  fut  en  présence  de  Léon  XII,  il  ôta 
son  épée,  ce  qui  étonna  le  Saint-Père  ;  se  mil  à  genoux  et  le 
pria  de  vouloir  l'écouter  sous  le  secret  de  la  confession.  Il  exé- 
cuta alors  les  ordres  de  l'empereur.  Sa  Majesté  exprimait  sa 
ferme  volonté  de  faire  cesser  le  schisme,  de  reconduire  au  sein 
de  l'Eglise  les  peuples  soumis  à  son  sceptre  impérial,  et  d'abjurer 
personnellement  sans  retard  les  erreurs  de  la  secte  photienne. 

Sa  Majesté  priait  le  Pape  d'envoyer  secrètement  à  Pétersbourg 
un  docteur  [un  théologien)  avec  les  pouvoirs  du  Saint-Père,  en 
possession  de  toute  sa  confiance,  et  demandait  qu'il  ne  fût  ni 
nonce,  ni  prélat  de  rang  élevé,  mais  un  simple  piètre  avec  lequel 
tout  serait  arrangé  et  conclu.  Cet  envoyé  devait  aller  à  Péters- 
bourg comme  simple  voyageur,  sans  aucun  caractère  officiel, 
dès  que  le  comte  Michaud  serait  de  retour  dans  la  capitale,  où 
l'envoyé  devait  être  logé  au  couvent  des  Dominicains. 

Il  est  probable  que  le  général  eût  été  l'intermédiaire  des  com- 
munications avec  l'empereur  et  avec  le  personnage  que  Sa 
Majesté  impériale  aurait  chargé  de  la  chose. 


(l  î  II  s'agit  ici  du  voyage  dans  la  Nouvelle-Russie,  pendant  lequel  l'cmpereui 
Alexandre  mourut  à  Taganrog.  (Note  du  traducteur.) 


—  453  — 


Ce  théologien  fut  désigné.  J'ignore  si  le  comte  Michaud  lui  a 
parlé;  mais  je  sais  qu'il  a  été  en  relations  avec  le  cardinal  auquel 
le  Pape  confia  le  secret  et  la  conduite  de  cette  affaire  impor- 
tante. Celle-ci  n'eut  pas  d'autres  conséquences,  parce  qu'on 
apprit  à  l'improviste  la  mort  d'Alexandre. 

A  peine  cette  triste  nouvelle  fut-elle  connue  que  le  comte 
Michaud  s'empressa  de  partir  pour  la  Russie,  où  il  rencontra  le 
cortège  funèbre  de  l'empereur  et  eut  la  douleur  d'aider  à  porter 
le  cercueil  qui  contenait  la  dépouille  mortelle  de  son  bienfaiteur. 

Plus  tard,  le  comte  Michaud  apprit  qu'Alexandre,  déjà  catho- 
lique romain  dans  son  cœur,  passant  dans  son  premier  voyage 
par  une  ville  où  il  y  avait  un  couvent  de  Dominicains,  admit  le 
prieur  à  son  audience  et  lui  ordonna  de  l'attendre  à  minuit  à  la 
petite  porte  du  couvent.  L'empereur  se  présenta  seul  dans  l'obs- 
curité de  la  nuit,  se  fit  conduire  à  l'église  et  demanda  que  le 
Saint-Sacrement  fût  exposé.  Le  prieur  obéit.  A  genoux  au  pied 
de  l'autel,  Alexandre  pria  pendant  quelque  temps  et  voulut  rece- 
voir la  bénédiction;  le  prieur  la  donna,  et,  se  retournant  après 
avoir  remis  le  Saint-Sacrement  dans  le  tabernacle,  il  vil  l'em- 
pereur prosterné  la  face  contre  terre  et  les  degrés  de  l'autel 
baignés  de  ses  larmes.  Le  prince  se  releva,  remercia  le  prieur 
et  se  relira,  avec  le  même  secret,  par  où  il  était  venu. 

Le  comte  Michaud,  pénétré  de  douleur  et  plein  de  regret  que 
la  bonne  volonté  d'Alexandre  fut  restée  sans  ell'et,  espérant, 
sans  doute,  sans  motifs  suffisants,  que  la  nouvelle  d'une  si  grave 
résolution,  qui  avait  eu  déjà  un  commencement,  d'exécution, 
ferait  une  profonde  impression  sur  l'esprit  de  l'empereur  Nicolas 
et  qu'elle  pourrait  l'engager  à  suivre  cet  exemple,  le  comte 
Michaud,  dis-je,  résolut,  après  son  retour  en  Piémont,  d'écrire 
une  relation  qu'il  croyait  trouver  l'occasion  de  présenter  à  l'em- 
pereur régnant,  s'il  venait  en  Italie,  ou  de  faire  remettre  entre 
ses  mains  après  sa  mort. 

Cette  relation  a  été  écrite,  et  je  ne  doute  pas,  la  crise  qui  mit 
un  terme  aux  longues  douleurs  du  général  Michaud  lui  ayant 
laissé  quelque  répit  avant  d'amener  la  mort,  qu'il  n'ait  pensé  à 
faire  parvenir  par  une  voie  sûre,  à  S.  M.  l'empereur  Nicolas,  le 
pli  contenant  la  relation  mentionnée  :  le-comte  Michaud  me  dit 
à  Turin  qu'il  la  tenait  bien  préparée. 

En  conséquence,  je  ne  me  crois  plus  obligé  de  garder  un  secret 
qui  cesse  d'être  tel,  au  moins  pour  Sa  Majesté  impériale,  et  que 
j'ose  confier  à  la  discrétion  de  mon  souverain,  pour  lequel  je 
n'ai  rien  de  caché. 
Nice,  22  août  1841. 

Signe  DE  L'EscARÈNE. 


—  454 

[/original  porte  la  note  suivante,  écrite  en  langue  italienne 
par  une  autre  main  : 

«  Communiqué  avec  lettre  particulière  du  comte  de  PEscarène, 
afin  que  j'en  informe  S.  M.  le  roi  Charles-Albert  ». 

L'auteur  de  cette  note  remplit  fidèlement  la  commission,  et  sa 
famille,  qui  est  une  des  plus  illustres  du  Piémont,  conserve 
dans  ses  archives  le  document  que  nous  avons  reproduit.  Son 
témoignage  est  irrécusable,  celui  du  comte  de  l'Escarène  l'est 
également.  Quant  au  général  Michaud,  son  nom  est  trop  connu 
dans  l'histoire  militaire  de  Russie  pour  laisser  l'ombre  d'un 
doute  sur  la  véracité  de  son  récit.  C'est  lui  qui,  chargé  par  Kou- 
touzov  d'informer  l'Empereur  du  désastre  de  Moscou  en  1821, 
lui  dit  hardiment  que  l'armée  ne  craignait  qu'une  seule  chose  : 
la  conclusion  de  la  paix.  Alexandre  s'entretint  longuement  avec 
le  vaillant  officier  et  conclut  par  ces  paroles  : 

«  Napoléon  ou  moi,  moi  ou  lui  ;  mais  ensemble  nous  ne 
pouvons  pas  régner  ;  j'ai  appris  à  le  connaître,  il  ne  me  trom- 
pera plus  ». 

A  quoi  Michaud  répond  : 

«  Sire,  Votre  Majesté  vient  de  signer  la  gloire  de  sa  nation 
et  le  salut  de  l'Europe  ». 

La  publication  de  ce  document  ayant  remis  à  l'ordre  du  jour 
la  conversion  de  l'empereur  Alexandre  à  la  foi  catholique,  celui 
qui  écrit  ces  lignes  se  permet  d'ajouter  qu'il  a  eu  connaissance 
de  quelques  documents  qui  confirment  en  tous  points  le  récit 
du  général  Michaud,  et  ajoutent  des  détails  importants  sur  les 
derniers  moments  de  l'Empereur. 

P.  PlERLING. 


Note  H. 

CE  QUE  L'ASSEMBLÉE  NATIONALE  DOIT  A  LA  FRANC-MAÇONNERIE. 

11  est  difficile  d'expliquer  combien  l'assemblée  nationale  de 
France  doit  à  la  Franc-Maçonnerie.  Plusieurs  Français  sont  en- 
core persuadés  aujourd'hui  que  c'est  le  despotisme  national, 
l'entêtement  de  la  noblesse  et  du  clergé  qui  ont  forcé  l'assem- 
blée à  se  former  en  assemblée  nationale,  et  à  attaquer  impi- 
toyablement tous  les  abus  qui  régnaient  sous  l'ancien  régime. 
Ces  Français,  qui  ignorent  l'influence  du  gouvernement  maçon- 
nique, non-seulement  dans  les  loges  de  la  Maçonnerie  rectifiée, 
mais  dans  les  clubs  répandus  sur  tout  le  territoire  de  la  France. 


mais  dans  les  départements  et  les  districts,  mais  dans  les  co- 
mités et  l'assemblée  nationale  même,  sont  tous  les  jours  dupes 
de  leur  bonhomie,  des  apparences  et  des  discours  que  l'on  im- 
prime, que  l'on  affiche,  et  que  mille  bouches  soudoyées  procla- 
ment en  tous  lieux.  Cependant  la  vérité  est  qu'avant  que  les 
Eats  généraux  fussent  convoqués,  tous  les  Francs-Maçons  ne 
parlaient  que  d'élever  leur  grand'maître  à  quelque  poste  impor> 
tant  qui  le  mit  à  même  de  figurer  au  premier  rang,  et  de  leur 
procurer  une  grande  considération.  Ils  n'ont  rien  épargné  pour 
venir  à  bout  de  leur  dessein.  Les  fastes  de  l'empire  français 
transmettront  à  la  postérité  les  efforts  inouïs  que  les  Francs- 
Maçons  ont  faits,  dans  toutes  les  provinces,  pour  engager  tous 
les  Français  à  se  réunir  à  eux  pour  abolir  tout  ce  qui  pouvait 
rappeler  l'ancien  régime,  et  y  substituer  celui  de  leur  société, 
fait,  selon  eux,  pour  rappeler  tous  les  hommes  à  la  liberté  et  à 
l'égalité  primitives  pour  lesquelles  l'homme  est  né. 

L'assemblée  nationale  a  favorisé  de  tout  son  pouvoir  les  pro- 
jets de  l'ordre  maçonnique  ;  on  peut  en  juger  par  l'adoption 
qu'elle  a  faite  de  son  gouvernement,  de  ses  maximes,  et  par  la 
chaleur  qu'elle  a  mise  à  soutenir  tout  ce  que  la  société  maçon- 
nique lui  a  suggéré  par  ses  clubs,  ses  associations  et  ses 
écrits. 

Il  est  à  remarquer  d'abord  que  l'assemblée  nationale,  tout  en 
disant  qu'elle  voulait  un  gouvernement  monarchique,  que  jamais 
le  roi  n'avait  été  plus  roi  qu'il  le  serait  par  ses  décrets,  a  cepen- 
dant fini  par  adopter  un  gouvernement  républicain  et  une  pure 
démocratie  ;  et  elle  en  a  emprunté  l'organisation  de  la  Franc- 
Maçonnerie.  Pour  s'en  convaincre,  qu'on  examine  la  division 
qu'elle  a  faite  du  royaume;  elle  est  absolument  la  même  que 
celle  de  la  Maçonnerie,  non-seulement  quant  au  mode,  mais 
quant  au  nom  même. 

Le  gouvernement  de  la  Franc-Maçonnerie  est  divisé  en  dépar- 
tements, en  districts,  en  cantons,  en  arrondissements;  celui  que 
l'assemblée  nationale  a  décrété,  est  distribué  selon  les  mêmes 
divisions.  Les  municipalités  répondent  aux  loges  qui,  corres- 
pondant à  un  centre  commun,  forment  un  canton.  Un  nombre 
déterminé  de  cantons,  correspondant  à  un  centre  nouveau,  ont 
formé  un  arrondissement  ;  plusieurs  arrondissements  ont  formé 
un  district,  et  plusieurs  districts  ont  composé  un  département  ; 
les  départements  ont  un  centre  commun  dans  l'assemblée  na- 
tionale où  tous  les  citoyens  du  royaume  concourent,  par  leurs 
représentants,  à  faire  des  lois  et  à  constituer  une  grande  répu- 
blique. 

Dans  la  Franc-Maçonnerie,  le  directoire  général  communique 


—  -456  — 

avec  les  directoires  particuliers,  et  par  eux  toute  la  machine  est 
mise  en  mouvement.  Le  directoire  de  l'assemblée  nationale* 
qui  correspond  avec  les  directoires  des  départements,  produit 
le  même  effet. 

Toutes  les  loges  d'un  district,  dans  le  gouvernement  maçon- 
nique, sont  égales  entre  elles  ;  toutes  les  municipalités  le  sont 
aussi  d'après  l'organisation  qu'elles  ont  reçue  de  l'assemblée 
nationale.  Le  premier  tribunal  d'une  loge  maçonnique  se  nomme 
comité,  et  sa  destination  est  de  préparer  les  matières  qui  doivent 
se  traiter  en  loge,  et  de  juger  les  matières  de  légère  importance  ; 
c'est  dans  le  môme  esprit  et  pour  la  môme  fin  que  l'assemblée 
nationale  s'est  formé  des  comités,  qu'elle  a  permis  aux  districts 
de  se  former  de  même  en  comité  pour  préparer  les  matières 
dont  on  devait  faire  un  rapport. 

Les  juges  de  paix  tiennent  lieu  du  comité  de  conciliation,  et 
ont  la  même  attribution.  Tous  les  Francs-Maçons  sont  juges  en 
loge,  tous  les  Français  le  sont  aussi  sur  leur  territoire,  qui  est 
une  grande  loge.  C'est  en  leur  présence  qu'on  plaide  la  cause 
des  accusés,  et  leur  jugement  est  celui  qui  fait  loi.  Tel  a  été  le 
jugement  de  M.  de  Favras,  tel  est  celui  que  le  peuple  a  porté 
dans  tous  les  lieux  où  il  s'est  rassemblé,  et  sur  toutes  les  ma- 
tières qu'il  a  jugées  de  sa  compétence. 

Les  fonctions  du  frère  terrible,  le  grand  inquisiteur  des  loges 
maçonnes,  sont  remplies  parmi  nous  par  le  comité  des  recher- 
ches, qui  est  présidé  par  le  terrible  frère  Voidel. 

Les  procureurs-syndics,  les  procureurs  des  districts,  les  pro- 
cureurs de  la  commune  de  chaque  municipalité,  font  les  fonc- 
tions de  l'orateur  de  chaque  loge  ;  ce  sont  eux  qui  veillent  à 
l'observation  des  lois  et  des  statuts,  qui  en  pressent  l'exécution, 
qui  portent  plainte  contre  les  réfractaires,  qui  se  chargent  de 
parler  dans  toutes  les  affaires  de  conséquence,  qui  sont,  en  un 
mot,  l'organe  de  la  voix  publique. 

L'ordre  que  la  Maçonnerie  a  établi  entre  ses  grades,  dans  ses 
loges  et  dans  ses  tribunaux,  est  le  même  que  l'assemblée  a 
adopté  entre  les  officiers  auxquels  elle  a  confié  une  portion  de 
son  autorité.  Les  gardes  nationaux  sont  subordonnés  à  l'autorité 
municipale,  comme  les  apprentis,  compagnons  et  maîtres  ma- 
çons le  sont  à  l'autorité  des  dignitaires  et  des  officiers  d'une 
loge.  Les  opérations  du  district  sont  soumises  à  son  tribunal, 
ou  au  département  dont  il  relève  lorsqu'il  est  formé  en  direc- 
toire. Partout  il  règne  une  subordination  et  une  réaction,  qui 
devrait  entretenir  la  paix  et  le  bon  ordre  partout,  si  tous  les 
Français  et  tous  les  Maçons  savaient  étouffer  la  voix  des  pas- 
sions, pour  n'écouter  que  celle  de  la  justice  et  de  la  vérité. 


—  487  — 


Les  écharpes,  dont  l'Assemblée  nationale  a  décoré  les  offi- 
ciers municipaux,  sont  encore  empruntées  de  la  Franc-Maçon- 
nerie. C'est  le  premier  ornement  dont  on  honore  un  apprenti 
maçon  :  on  le  ceint,  après  sa  réception,  d'une  écharpe  à  houppe 
dentelée,  qui  ressemble  parfaitement  à  l'écharpe  civique.  Le 
chapeau  accordé  pour  distinction  à  nos  juges,  est  encore  em- 
prunté de  la  Maçonnerie.  Le  plumet,  dont  il  est  orné,  le  rend 
assez  ressemblant  au  chapeau  du  vénérable,  et  à  la  toque  em- 
plumée  des  surveillants;  je  ne  sais  si  l'usage  qui  s'est  introduit 
depuis  quelque  temps  d'attacher  les  souliers  avec  des  rubans 
de  soie,  n'a  pas  même  pris  son  origine  de  la  Franc-Maçonnerie. 

Combien  en  effet  de  ressemblance  ne  remarque-t-on  pas  entre 
les  assemblées  maçonniques,  et  l'auguste  assemblée  nationale 
des  Français  ?  La  société  maçonnique  a  une  doctrine  extérieure 
et  une  autre  intérieure;  une  doctrine  connue  des  premiers  chefs 
de  l'administration  intérieure  des  loges,  et  une  doctrine  qui  se 
borne  au  mécanisme  des  grades;  une  doctrine  qui  n'est  connue 
que  des  premiers  officiers  des  hauts  grades,  qui  sont  comme 
l'àme  de  toute  la  société;  une  doctrine  dont  on  amuse  de  jeunes 
apprentis,  qui  est  susceptible  de  toutes  sortes  d'interprétations 
favorables. 

L'Assemblée  nationale  n'a-t-elle  pas  aussi  une  double  doc- 
trine, l'une  qui  n'est  connue  que  de  ce  qu'on  appelle  les  fai- 
seurs, et  une  autre  qui  est  publique,  dont  chacun  s'imagine 
pénétrer  le  sens  ?  une  doctrine  dont  les  comités  ont  la  clef  et 
quelques  membres  du  côté  gauche;  et  une  autre  doctrine  qui 
est  faite  pour  ceux  dont  le  suffrage  est  nécessaire,  mais  qu'on 
ne  cherche  pas  à  instruire  à  fond  des  desseins  de  l'Assemblée  ? 
Combien  n'y  en  a-t-il  pas  dont  on  fixe  l'opinion  par  le  seul  cri 
d'aristocrate  et  de  démocrate  ?  C'est  un  cri  de  guerre  qui  ap- 
pelle aux  armes,  comme  autrefois  le  cri  de  Montjoie,  Saint- 
Denis,  et  auquel  on  fait  signifier  tout  ce  qu'on  veut. 

Le  régime  même  de  l'Assemblée  est  tout  à  fait  maçonnique, 
c'est  la  même  manière  de  demander  la  parole,  le  congé;  de  dé- 
libérer, de  porter  plainte,  d'entretenir  l'ordre.  La  sonnette  fait 
le  même  effet  que  le  maillet  ;  on  rappelle  à  l'ordre,  comme  le 
frère  tambour  bat  à  l'ordre.  Je  ne  suis  point  étonné  que  les 
Français  se  soient  aisément  accoutumés  à  ce  régime;  la  plu- 
part sont  Francs-Maçons,  ainsi  ils  se  sont  trouvés  tout  formés  à 
ce  petit  exercice;  et  ceux  qui  n'en  avaient  pas  connaissance, 
ont  admiré  avec  quelle  facilité  l'Assemblée  nationale  s'est  fami- 
liarisée au  régime  qu'elle  s'est  fait  à  elle-même. 

Le  serment  que  l'Assemblée  nationale  a  exigé  des  Français, 
a  la  même  origine  et  a  produit  l'enthousiasme  parmi  les  Maçons, 


—  458  — 


qui  ont  clé  ravis  de  voir  leurs  citoyens  se  lier  les  uns  aux 
autres,  et  resserrer  les  nœuds  qui  les  attachaient  à  leur  patrie, 
comme  eux-mêmes  se  sont  engagés  envers  la  société  maçon- 
nique, par  un  serment  affreux,  sans  connaître  la  nature  des 
engagements  qu'ils  allaient  contracter.  Plus  il  s'est  trouvé  de 
réfractaircs  qui  ont  dédaigné  ou  rejeté  le  serment  qu'on  exigeait 
d'eux,  plus  ils  ont  paru  odieux  aux  Francs-Maçons,  dont  ils 
semblaient  censurer  la  conduite,  et  plus  ils  se  sont  attachés  à 
les  poursuivre  avec  l'acharnement  aveugle  des  sectaires,  qui 
veulent,  à  quelque  prix  que  ce  soit,  faire  des  prosélytes. 

Et  pour  sentir  combien  le  régime  maçonnique  est  cher  à 
l'assemblée  nationale,  il  suffit  de  se  rappeler  qu'elle  a  aboli 
toutes  les  corporations,  excepté  celle  des  Francs-Maçons  ;  elle 
seconde  même,  autant  qu'il  est  en  elle,  les  maximes  de  cette 
société,  en  les  appuyant  de  toute  son  autorité.  Quand  on  entre 
en  loge,  tout  Franc-Maçon  ou  étranger  doit  déposer,  dans  l'anti- 
chambre ou  le  vestibule  de  la  loge,  tout  ce  qui  caractérise  sa 
noblesse,  sa  naissance,  ses  titres,  ses  grades  ;  tout  doit  céder 
aux  cordons  et  aux  bijoux  de  l'ordre  ;  il  n'y  a  que  ceux-là  qui 
soient  sacrés,  qui  n'offusquent  point  l'amour-propre,  qui  n'exci- 
tent ni  murmures,  ni  envie.  Par  un  principe  égal,  ou  plutôt  par 
le  même,  l'assemblée  nationale  a  proscrit  les  cordons  bleus, 
les  ornements  de  tous  les  ordres,  les  ordres  mêmes,  pour  ne 
laisser  subsister  que  les  rubans  maçonniques,  que  les  bijoux 
de  l'ordre,  que  les  grades  et  les  distinctions  qui  y  sont  reçus. 
Elle  n'a  pas  encore  prononcé  qu'il  n'y  aurait  que  ceux-là  dont  on 
pourrait  se  décorer  aux  yeux  de  la  société  ;  mais  elle  s'est  réservé 
de  donner  sa  décision  sur  ce  point,  lorsque  ses  projets  auront 
acquis  la  maturité  que  le  temps  et  la  patience  leur  préparent. 

11  n'est  pas  jusqu'aux  commissaires,  que  l'assemblée  détache 
de  son  sein,  qui  ne  nous  rappellent  l'image  de  la  Franc-Maçon- 
nerie ;  ils  tiennent  le  rang  des  visiteurs  et  des  inspecteurs 
maçonniques  ;  et  l'assemblée  leur  a  décerné  les  mêmes  hon- 
neurs, parce  qu'ils  ont  été  choisis  dans  le  nombre  de  ceux  qui 
sont,  à  ses  yeux,  les  plus  respectables. 

J'oubliais  de  dire  que  la  forme  des  élections,  le  choix  des 
électeurs,  les  qualités  qu'on  exige  en  eux,  les  avis  qu'on  leur 
donne,  l'assemblée  paraît  avoir  tout  imité  de  la  Franc-Maçon- 
nerie. La  conduite  que  l'on  prescrit  aux  officiers  municipaux, 
aux  membres  des  départements,  est  absolument  calquée  sur  ce 
qu'on  recommande  au  vénérable  qui  préside  une  loge  ;  c'est-à- 
dire,  de  la  douceur,  de  la  prudence,  de  la  discrétion,  beaucoup 
d'adresse  à  manier  les  esprits,  une  patience  qui  ne  se  rebute 
de  rien,  du  courage  et  de  la  magnanimité. 


—  459  — 


Le  droit  de  patentes  établi  dans  la  Franc-Maçonnerie,  a  aussi 
été  adopté  par  l'assemblée  nationale,  qui  devra  toutes  ses  inven- 
tions à  cette  société.  Ne  convenait-il  pas  que  tous  ceux  qui  sont 
invités  à  défendre  la  constitution  maçonnique,  fussent,  comme 
les  Francs-Maçons,  ornés  de  cocardes,  et  armés  d'épées,  sabres, 
etc.?Ç'a  été  l'objet  du  grand  armement  de  la  garde  nationale. 

On  était  bien  assuré  de  plaire  à  l'assemblée  nationale,  lors- 
qu'on la  fit  passer  sous  la  voûte  d'acier,  qui  est  le  plus  grand 
honneur  que  les  Francs-Maçons  rendent  à  ceux  qu'ils  respec- 
tent, lorsqu'elle  fut  en  corps  au  Te  Deum,  qui  fut  chanté  à  la 
cathédrale  de  Paris,  au  commencement  de  la  Révolution.  Cette 
cérémonie  prouve  et  le  nombre  des  Francs-Maçons  qui  sont 
dans  la  garde  nationale,  et  le  nombre  de  ceux  qui  sont 
dans  l'assemblée,  qui  sentaient  tout  le  prix  de  l'honneur  qu'on 
leur  rendait.  J'en  juge  par  ce  que  me  disait  un  jour  un  Franc- 
Maçon,  que  les  signes  auxquels  ils  se  reconnaissent,  faisaient 
sur  eux  une  impression  dont  il  ne  pouvait  pas  trop  rendre 
raison,  mais  qui  avait  un  effet  merveilleux. 

Les  officiers  militaires,  presque  tous  nobles,  les  magistrats, 
de  tous  grades,  qui  s'étaient  fait  recevoir  Francs-Maçons  avant 
la  Révolution,  n'ont  pas  dù  être  surpris  quand  ils  ont  vu  l'exé- 
cution en  grand  de  ce  qu'ils  avaient  professé  en  petit  ;  mais 
les  ecclésiastiques,  qui  sont  plus  ignorants  de  ce  qui  se  passe 
en  loge,  et  qui  servent  Dieu  selon  les  principes  de  la  religion 
révélée,  que  l'Eglise  catholique  leur  enseigne,  sont  bien  plus 
étrangers  à  cette  nouvelle  inauguration,  et  moins  propres  à  en 
adopter  le  régime. 


FIN    DU    TOME  PREMIER 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Introduction  

Chapitre  premier.  —  Le  protestantisme  portait  en  lui-même  les 
premiers  germes  de  la  révolution.  —  Doctrines  subversives  de  ses 
fondateurs.  —  De  démocrates  qu'ils  étaient,  les  protestants  de- 
viennent absolutistes.  —  Le  gallicanisme  est  issu  de  la  réforme. 

—  Gallicans  de  l'école  de  Gerson,  de  Pierre  d'Ailly,  de  Major  et 
d'Almani.  —  Leurs  principes  en  politique.  —  Leur  doctrine  de  la 
supériorité  du  Concile  sur  le  Pape.  —  Gallicans  de  la  seconde 
époque.  —  Leurs  attaques  contre  le  pouvoir  pontifical.  —  Ils  ad- 
mettent les  doctrines  protestantes  sur  le  pouvoir  des  souverains,  et 
se  séparent  sur  ce  point  encoredes  anciens  théologiens.  — Galli- 
canisme des  parlements.  —  Le  cartésianisme.  —  Droiture  de  Des- 
cartes. —  Dangers  que  renfermait  son  système  

Chapitre  II.  —  Voltaire.  —  Son  impiété  précoce.  —  Son  séjour  en 
Angleterre.  —  Il  revient  en  France  et  se  lie  avec  d'Alembert, 
Frédéric  et  Diderot.  —  Correspondance  des  philosophes.  —  Ils 
forment  entre  eux  le  projet  d'anéantir  le  christianisme.  —  Leur 
bienveillance  apparente  pour  les  protestants.  —  Motifs  de  cette 
bienveillance.  —  Voltaire  ne  cesse  de  recommander  à  ses  disci- 
ples le  secret  le  plus  inviolable.  —  Moyens  adoptés  par  les  phi- 
losophes pour  échapper  a  la  surveillance  de  la  police.  —  Ils  con- 
çoivent le  projet  de  publier  Y  Encyclopédie. —  Ruses  qu'ils  emploient 
pour  écarter  les  obstacles  que  pourrait  rencontrer  la  publication  de 
cet  ouvrage.  —  Les  ministres  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI  font 
partie  des  conjurés  

Chapitre  III.  —  Affiliés  étrangers. —  Personnages  russes  qui  favo- 
risent la  secte.  —  Hommes  d'Etat  qui  la  protègent  en  Espagne. 

—  Joseph  d'Autriche  est  initié  par  Frédéric.  —  Hypocrisie  de 
l'empereur.  —  Catherine  de  Russie.  —  Ses  rapports  avec  les  no- 
vateurs. —  Christian  II,  roi  de  Danemark,  est  affilié  à  l'âge  de 


—  462  — 

Page» 

dix-sept  ans.  —  Gustave  III,  roi  de  Suède,  donne,  à  son  tour, 
dans  les  idées  nouvelles.  —  Poniatoswki,  roi  de  Pologne,  et  dis- 
ciple de  Voltaire.  —  Conversion  à  la  philosophie  de  Frédéric, 
landgrave  de  Hesse-Cassel.  —  Le  duc  de  Wittemberg  abandonne 
la  superstition  protestante  pour  la  raison  pure.  —  Charles  Théo- 
dore, électeur  palatin,  admire  le  livre  de  la  Pucelle,  et  devient 
philosophe. —  Wilhelmine,  margrave  deHesse.  —  Sa  correspon- 
dance avec  Voltaire.  —  Les  sophistes  ont  des  intelligences  en 
Portugal,  à  Naples,  dans  les  Etats  de  l'Eglise.  —  Moyens  qu'ils 
emploient  pour  séduire  le  peuple,  après  avoir  séduit  les  hautes 
classes  de  la  société   23 

Chapitre  IV.  —  Progrès  des  philosophes.  —  Ils  commencent  à 
battre  en  brèche  l'Eglise  catholique.  —  Leur  guerre  contre  les 
(Ordres  religieux.  —  Ils  s'attaquent  d'abord  aux  Jésuites.  — 
D'Argenson  et  Choiseul.  —  Le  gouvernement  consulte  les  évê- 
ques  sur  l'expulsion  des  enfants  de  saint  Ignace.  —  Réponse  de 
l'épiscopat.  —  Les  sectaires  réussissent  dans  leurs  projets.  —  Ils 
sont  aidés  par  les  jansénistes  et  les  gallicans  parlementaires.  — 
Joie  des  philosophes.  —  Frédéric,  roi  de  Prusse,  conserve  les 
Jésuites  dans  ses  Etats.  —  Raison  qu'il  donne  de  sa  conduite.  — 
Il  se  félicite,  comme  philosophe,  de  voir  ces  religieux  persécutés. 

—  Les  conjurés  poursuivent  la  suppression  canonique  de  la  Com- 
pagnie. —  Clément  XIV.  —  Ce  qu'il  faut  en  penser.  —  Docu- 
ments inédits  publiés  par  l'auteur  sur  ce  Pape  et  l'affaire  des 
Jésuites   34 

Chapitre  V.  —  Services  rendus  à  la  France  par  les  communautés 
religieuses.  —  Correspondance  entre  Frédéric  et  Voltaire  relati- 
vement a  la  suppression  des  moines.  —  Digression  sur  l'état  de 
l'enseignement  en  France  sous  l'ancienne  monarchie.  —  Les  phi- 
losophes trouvent  des  auxiliaires  dans  le  clergé.  —  Loménie  de 
Brienne.  —  Ses  débuts.  —  Manière  dont  il  s'y  prend  pour  arriver 
à  la  destruction  des  Ordres  religieux   56 

Chapitre  VI.  —  Le  gallicanisme  des  parlements.  —  Les  gallican» 
refusent  d'admettre  les  bulles  de  canonisation  de  Grégoire  VII  et 
de  saint  Vincent  de  Paul.  —  Plusieurs  évèques  font  cause  com- 
mune avec  les  parlements.  —  La  Franc-Maçonnerie  en  France. 

—  Ses  progrès.  —  Organisation  intérieure  de  cette  société.  — 
Son  but  apparent.  —  Son  origine.  —  Ses  divers  grades.  —  Ce 
qu'elle  se  propose  au  point  de  vue  religieux  et  social.  —  Cérémo- 
nial de  réception.  —  Les  philosophes  sont  initiés.  —  Le  Grand- 
Orient  à  Paris.  —  Diverses  loges  que  l'on  établit  dans  cette  ville. 

—  La  noblesse  y  joue  le  rôle  de  dupe.  —  Noms  des  principaux 
affiliés  

Chapitre  VII.  —  Sociétés  secrètes  d'Outre-Rhin.  —  Swedenborg. 

—  Son  système  d'illuminisme.  —  Les  Théosophes.  —  Ils  s'éta- 


—  463  — 

rages 

blissent  îi  Avignon  sous  le  nom  de  Martinistes.  —  Ils  ne  tardent 
pas  à  fonder  une  loge  à  Paris.  —  Ils  fusionnent  avec  les  autres 
loges.  —  Les  baquets  de  Mesmer.  —  Weisaupt.  —  Son  système. 

—  Progrès  rapides  de  sa  secte.  —  Code  de  ce  novateur.  —  Ses 
instructions  secrètes  aux  disciples  qu'il  parvient  à  former.  —  But 
qu'il  se  propose.  —  Moyens  qu'il  prend  pour  faire  des  adeptes.  — 
Qualités  qu'il  exige  des  initiés.  —  Quelles  sont  les  classes  de  la 
société  qu'il  veut  surtout  convertir  à  son  système.  —  Engagements 
que  l'on  faisait  prendre  aux  initiés.  —  Cérémonie  de  l'initiation. 

—  Succès  de  l'illuminisme  en  Allemagne.  —  L'Union  Germa- 
nique. —  Son  but  et  ses  moyens  d'action.  —  Les  Francs-Maçons 
français  sont  affiliés  à  l'illuminisme   103 

Chapitre  VIII.  —  Naissance  de  Pie  VI.  —  Ce  qu'était  sa  famille. 

—  Son  éducation  première.  —  Il  va  étudier  à  Rome.  —  Ses  suc- 
cès. —  Le  cardinal  Ruffo  le  prend  sous  sa  protection.  —  Il  devient 
secrétaire  de  Benoît  XIV.  —  Confiance  que  lui  témoigne  ce  grand 
Pape.  —  Il  est  nommé  successivement  chanoine  de  Saint-Pierre 
et  auditeur  du  chef  de  la  chambre  apostolique.  —  Il  poursuit  les 
abus  avec  sévérité.  —  Conseils  qu'il  donna  à  Clément  XIII  à  pro- 
pos des  Jésuites.  —  Clément  XIV  le  nomme  cardinal   128 

Chapitre  IX.  —  Election  de  Pie  VI.  —  Jugement  que  porta  du 
nouveau  Pape  le  cardinal  de  Bernis.  —  Enthousiasme  des  Ro- 
mains lorsqu'ils  apprennent  que  le  cardinal  Braschi  succède  à 
Clément  XIV. —  Les  partisans  des  Jésuites  s'agitent  et  attaquent 
violemment  la  mémoire  de  Ganganelli.  —  Pie  VI  donne  aux  cé- 
rémonies de  l'Eglise  une  splendeur  inaccoutumée.  —  Témoignage 
qu'en  portent  les  hérétiques  et  les  philosophes.  —  Pie  VI  corrige 
les  abus  avec  une  grande  sévérité   137 

Chapitre  X.  —  Hypocrisie  des  ennemis  de  la  papauté.  —  De  toutes 
les  institutions  politiques,  la  plus  parfaite  est  sans  contredit  le 
gouvernement  papal.  —  Ce  qu'en  pensait  M.  de  Maistre.  —  Les 
Papes  a  Avignon.  —  Leur  administration  jugée  par  la  philoso- 
phie. —  Réformes  opérées  par  Pie  VI.  —  La  chambre  aposto- 
lique. —  Les  juifs  au  Ghetto.  —  Pie  VI  travaille  au  développe- 
ment de  l'agriculture  et  de  l'industrie  dans  ses  Etats   151 

Chapitre  XI.  —  Les  marais  Pontins.  —  Leur  histoire.  —  Travaux 
de  dessèchement  tentés  il  diverses  époques.  —  Succès  obtenu  par 
Pie  VI.  —  Ses  projets.  —  La  voie  Appienne.  —  Saint-Laurent 
le  Nouveau.  —  Projets  grandioses  du  Pape.  —  Etat  du  commerce 
et  de  l'industrie  sous  le  gouvernement  pontifical   168 

Chapitre  XII.  —  La  bienfaisance  a  Rome.  —  Ce  qu'est  devenue  la 
Ville  Eternelle  sous  la  domination  piémontaise.  —  La  civilisa- 
tion moderne  nous  ramènera  au  despotisme.  —  Charité  légale  et 
enseignement  légal.  —  Usage  que  l'Eglise  faisait  de  ses  richesses. 


—  464  — 

rages 

—  Différence  qui  existe  entre  la  charité  et  la  philosophie.  —  Œu- 
vre des  dots.  —  Hôpital  de  Saint-Roch.  —  Hôpital  délia  Santis- 
sima  Trinita  de'  Pellegrini   185 

Chapitre  XIII. —  Etablissements  de  bienfaisance  fondés  par  Pie  VI. 

—  Tata  Giovanni.  —  Conservatoires.  —  La  charité  appliquée  à 
Tindustrie.  —  Travaux  opérés  a  l'hôpital  Saint-Michel.  —  L'hô- 
pital du  Saint-Esprit  restauré  et  agrandi.  —  Cabinet  anato- 
mique.  —  Les  religieux  de  la  Pénitence.  —  Pie  VI  et  les  Frères 

des  écoles  chrétiennes   199 

Chapitre  XIV.  —  Goûts  artistiques  de  Pie  VI.  —  La  sacristie  de 
Saint-Pierre.  —  Le  musée  du  Vatican.  —  Principales  œuvres 
d'art  réunies  par  le  Pape  dans  ce  musée.  —  Le  cabinet  des  pa- 
pyrus. —  Obélisques  de  Monte-Citorio,  de  Monte-Cavallo,  et  de 
la  Trinité  des  Monts.  —  Palais  Braschi.  —  Travaux  exécutés  à 
Subiaco,  par  ordre  de  Pie  VI   215 

Chapitre  XV.  —  Détails  rétrospectifs  sur  les  ennemis  de  l'Eglise. 

—  Le  jansénisme.  —  Fond  de  la  doctrine  janséniste.  —  Moyens 
que  prennent  les  jansénistes  pour  frapper  l'imagination  du  peuple. 

—  Le  diacre  Paris  et  les  prétendus  miracles  opérés  sur  son 
tombeau.  —  Les  convulsionnaires  du  cimetière  Saint-Médard.  — 
Rôle  que  jouent  les  femmes  dans  ces  réunions  de  fanatiques  et  de 
curieux.  —  Les  convulsionnaires  se  répandent  dans  les  provinces. 

—  Evêques  et  prêtres  fauteurs  du  jansénisme.  —  Les  Parlements 
prennent  fait  et  cause  pour  la  nouvelle  hérésie.  —  Persécution 
dirigée  contre  le  clergé  catholique.  —  Louis  XV  dissout  le  Par- 
lement de  Paris  et  établit  des  Chambres  particulières  pour  rendre 
la  justice.  —  Les  membres  du  Parlement  sont  rappelés.  —  Ils 
continuent  à  poursuivre  les  évêques  dévoués  au  Saint-Siège.  — 
Attentat  de  Robert  Damiens  sur  la  personne  du  roi.  —  Son  inter- 
rogatoire et  sa  mort.  —  Complicité  morale  du  Parlement   230 

Chapitre  XVI.  —  Ce  qu'il  faut  penser  des  philosophes  et  surtout 
de  leurs  chefs.  —  Voltaire.  —  Son  parrain,  l'abbé  de  Châteauneuf. 

—  Conciliabules  de  libertins  libres-penseurs.  —  Premiers  écrits 
du  jeune  Arouet.  —  Son  manque  absolu  de  patriotisme  prouvé 
par  ses  poésies  en  l'honneur  du  roi  de  Prusse  et  surtout  par  sa 
correspondance  avec  Frédéric  et  la  grande  Catherine.  —  Sa  liai- 
son adultère  avec  Mme  du  Châtelet.  —  Sa  monomanie  pour  la  pro- 
fanation des  Sacrements.  —  Voltaire  jugé  par  Jean-Jacques 
Rousseau.  —  Rousseau  apprécié  par  Voltaire.  —  Ce  que  pense  le 
Citoyen  de  Genève  des  philosophes  en  général.  —  Estime  que 
faisait  Voltaire  de  ses  confrères  en  incrédulité.  —  Jean-Jacques 
R,ousseau.'—  Son  origine.  —  Ses  aventures.  —  Ses  écrits.  —  In- 
cohérence de  ses  idées.  —  Diderot.  —  Ce  qu'il  faut  penser  de  lui 
comme  homme  et  comme  écrivain.  —  La  Mettrie.  —  Immoralité 
de  ses  doctrines.  —  Le  marquis  d'Argens.  —  Comment  l'appré- 


ciaient  Voltaire  et  Frédéric.  —  D'Alembert.  —  L'Encyclopédie. 

—  Jugement  que  Diderot  a  porté  sur  le  caractère  et  la  valeur  de 
cet  ouvrage  

Chapitre  XVII.  —  Ce  qu'il  faut  penser  des  souverains  et  des  cours 
de  l'Europe  à  cette  époque.  —  Famille  régnante  de  Russie.  — 
Pierre  le  Grand.  —  Son  immoralité  et  ses  crimes.  —  Ce  qu'en 
disent  ses  propres  historiens.  —  Catherine  Alfendey  lui  succède. 

—  Elle  meurt  de  ses  excès.  —  Pierre  II.  —  L'impératrice  Anne. 

—  Ses  amours  avec  le  petit-fils  d'un  palefrenier.  —  La  duchesse 
de  Brunswick  exerce  le  pouvoir  comme  régente  il  la  mort  d'Anne 
Iwanowna.  —  Elle  est  chassée  du  pouvoir  à  cause  de  ses  dé- 
bauches. —  Elisabeth  lui  succède.  —  Elle  se  marie  secrètement 
avec  un  grenadier.  —  Son  ivrognerie.  —  Pierre  III.  —  Cathe- 
rine II,  sa  femme,  le  fait  étrangler  par  ses  amants  et  s'empare 
du  trône.  —  Vie  scandaleuse  de  cette  impératrice.  —  Origine  de 
la  dynastie  prussienne.  —  Albert  de  Brandebourg,  le  moine 
apostat.  —  Frédéric-Guillaume  Ier.  —  Son  avarice  et  sa  bruta- 
lité. —  Le  grand  Frédéric.  —  Ses  mœurs.  —  Partage  de  la  Po- 
logne. —  Ce  qu'en  pensait  Marie-Thérèse.  —  Extravagances  de 
Joseph  II,  empereur  d'Allemagne.  —  Etat  de  décadence  morale 
des  autres  familles  souveraines.  —  Louis  XV.  —  Ses  heureux 
débuts.  —  Ses  courtisans  l'entraînent  dans  une  vie  de  débauche. 

—  Ce  qu'il  faut  penser  du  Régent  .  —  Rôle  infâme  que  joue  le  duc 
de  Richelieu.  —  Le  règne  des  courtisans.  —  Maladie  du  roi  à 
Metz  et  son  repentir.  —  La  Pompadour.  —  Le  Parc-aux-Cerfs. 

—  Détails  empruntés  a  Sismondi.  —  Désordres  de  la  noblesse. 

—  La  du  Barry.  —  Dernière  maladie  et  mort  de  Louis  XV.  — 
Vertus  de  son  successeur  

Chapitre  XVIII.  —  Démêlés  du  Saint-Siège  avec  la  cour  de  Naples. 

—  Tanucci.  —  Comment  il  s'y  prend  pour  écarter  Ferdinand  IV 
des  affaires.  —  Ses  réformes.  —  Prudence  de  Pie  VI.  —  Sup- 
pression des  couvents.  —  Empiétements  de  la  cour  de  Naples 
sur  le  spirituel.  —  Chute  de  Tanucci.  —  Le  marquis  de  la  Sam- 

'  buca.  —  Acton.  —  Sa  bonne  fortune.  —  Il  devient  premier  mi- 
nistre. —  Comment  il  parvient  à  dominer  la  reine  et  à  se  concilier 
l'affection  du  roi.  —  Affaire  de  la  haquenée. —  La  cérémonie  de 
la  haquenée  est  suspendue  et  puis  reprise.  —  Nouvelle  rupture 
entre  la  cour  de  Naples  et  le  Saint-Siège.  —  Pie  VI  arrive  enfin 
à  rétablir  la  paix.  —  Le  Portugal.  —  Le  comte  d'Oeyras,  plus 
connu  sous  le  nom  de  marquis  de  Pombal.  —  Son  origine.  — 
Comment  il  arrive  au  pouvoir.  —  Son  despotisme.  —  Sa  chute. 

—  Sa  condamnation.  —  Hypocrisie  de  ce  personnage.  —  Il  est 
diversement  jugé.  —  Sa  disgrâce  est  un  bienfait  pour  l'Eglise  de 
Portugal  

Chapitre  XIX.  —  Démêlés  du  Saint-Siège  avec  Joseph  II,  empe- 
reur d'Allemagne.  —  Caractère  de  ce  souverain.  —  Leçon  qu'il 


I'ie  VI. 


30 


—  406  — 

Page; 

reçoit  du  roi  de  Naples.  —  Prétexte  dont  il  se  servit  pour  justifier 
sa  rupture  avec  le  Pape.  —  Son  hypocrisie.  —  Ses  décrets  contre 
l'Eglise.  —  Ses  plans  de  spoliation.  —  Les  deux  politiques  de 
Frédéric.  —  Joseph  II  prend  au  sérieux  les  conseils  du  monarque 
philosophe.  —  Pie  VI  essaie  de  ramener  l'empereur  à  des  senti- 
ments plus  équitables.  —  Il  prend  la  résolution  de  se  rendre  à  la 
cour  de  Vienne.  —  Efforts  que  l'on  fait  pour  l'en  détourner.  — 
Ses  préparatifs  de  voyage   306 

Chapitre  XX.  —  Départ  du  Pape  pour  Vienne.  —  Le  comte  et  la 
comtesse  du  Nord  lui  font  leurs  adieux.  —  Ovations  qu'il  reçoit 
de  la  part  de  ses  sujets.  —  Le  roi  d'Espagne  et  les  princes  ita- 
liens lui  envoient  leurs  hommages.  —  La  république  de  Venise. 

—  Il  entre  dans  les  Etats  de  l'empereur.  —  Concours  de  fidèles 
sur  son  passage.  —  L'empereur  et  l'archiduc  Maximilien  viennent 
au-devant  de  lui.  —  Précautions  que  prend  Joseph  II  pour  que  le 
Pape  ait  le  moins  de  rapports  possible  avec  les  évèques  de  ses 
Etats.  —  On  accourt  de  toutes  parts  pour  recevoir  la  bénédiction 
du  Pape.  —  Effet  produit  par  les  cérémonies  de  la  Semaine  Sainte 
que  préside  Pie  VI.  —  Joseph  II  modifie  sa  ligne  de  conduite  et 
fait  preuve  de  beaucoup  d'urbanité.  —  Grossièreté  de  Kaunitz. 

—  Conférences  du  Pape  avec  l'empereur  et  son  premier  ministre. 

—  Résultats  obtenus  par  l'intervention  du  Souverain  Pontife 
auprès  du  gouvernement  autrichien   321 

Chapitre  XXI.  —  Départ  de  Pie  VI.  —  L'empereur  et  l'archiduc 
l'accompagnent  jusqu'à  Maria-BrUnn.  —  Ils  prient  ensemble  et 
se  séparent.  —  Arrivée  du  Pape  chez  les  Bénédictins  de  Moelck. 

—  Réception  que  lui  fait  le  grand  électeur  de  Bavière.  —  Tou- 
chantes manifestations  du  peuple  de  Munich.  —  Séjour  de  Pie  VI 
à  Augsbourg.  —  Attitude  des  protestants.  —  Il  visite  les  biblio- 
thèques et  les  musées  de  cette  ville.  —  Départ  pour  Inspruck.  — 
Repentir  de  l'évêque  de  Brixen.  —  La  ville  de  Vérone  reçoit  le 
Pape  avec  de  grandes  démonstrations  de  joie.  —  Le  Pontife  s'ar- 
rête à  Venise.  —  Il  quitte  subitement  cette  ville  et  se  rend 

à  Rome   345 

Chapitre  XXII.  —  Arrivée  du  Pape  à  Rome.  —  Enthousiasme  de 
la  population.  —  Pie  VI  prend  des  mesures  pour  faire  cesser  la 
disette.  —  Méchancetés  auxquelles  il  est  en  butte.  —  Il  fait  part 
aux  ambassadeurs  deFrance  et  d'Espagne  de  ses  conversations  avec 
Joseph  II  au  sujet  des  Jésuites.  —  Craintes  qu'ils  éprouvent.  — 
Consistoire  du  23  septembre  1782.  —  Le  Pape  rend  compte  de 
son  voyage  au  Sacré-Collége.  —  Voyage  de  Pie  VI  aux  marais 
Pontins.  —  Il  encourage  les  fouilles  dans  l'ancien  territoire  de 
Rome.  —  Il  fait  réparer  les  routes  et  exécuter  des  travaux 
hydrauliques  très-considérables.  —  Le  livre  d'Eybel  :  Qu'est-ce 
que  le  Pape  ?  est  condamné. —  Condamnations  d'autres  ouvrages 
vers  la  même  époque.  —  Empiétements  de  Joseph  II.  —  Ses  pro- 


—  407  — 

Pages 

jets  de  spoliation.  —  Le  Pape  lui  écrit.  —  Réponse  de  l'empe- 
reur. —  Le  monarque  allemand  s'occupe  de  tous  les  détails  du 
culte  catholique  qu'il  a  la  prétention  de  réformer.  —  Le  Pape 
lui  fait  de  nouvelles  représentations  dans  un  bref  solennel   3G1 

Chapitre  XXIII.  —  Joseph  II  et  Kaunitz  se  livrent  à  leur  manie  de 
vouloir  tout  réformer  en  matière  de  religion.  —  Voyage  de  l'em- 
pereur à  Rome.  —  Ses  entrevues  avec  le  chevalier  Azzara  et  le 
cardinal  de  Bernis.  —  Ses  négociations  avec  Pie  VI  au  sujet  des 
évêchés  de  la  Lombardie.  —  Les  deux  souverains  signent  un 
traité.  —  Retour  de  l'empereur  à  Vienne.  —  Démêlés  des  évêques 
allemands  avec  le  Saint-Siège.  —  Conciliabule  d'Ems.  —  Fermeté 
de  Mgr  Pacca  et  de  Mgr  Zoglio.  —  Attitude  tout  particulière- 
ment déplorable  de  l'archevêque  de  Mayence.  —  Les  prélats  ré- 
voltés essaient  de  provoquer  un  schisme.  —  Résistance  passive 
de  l'empereur.  —  Affaire  concernant  l'évêché  de  Leybach.  — 
Pie  VI  s'oppose  avec  énergie  aux  nouveaux  empiétements  de 
Joseph.  —  Opinion  de  quelques  écrivains  protestants  sur  l'autorité 
des  papes.  —  Troubles  dans  les  Pays-Bas.  —  Les  troupes  impé- 
riales évacuent  le  territoire  de  cette  province.  —  Mort  de  Joseph. 

—  Son  frère  lui  succède  .   370 

Chapitre  XXIV.  —  Démêlés  de  Pie  VI  avec  le  grand-duc  de  Tos- 
cane. —  Scipion  Ricci,  évêque  de  Pistoie  et  de  Prato.  —  Turbu- 
lence de  son  caractère.  —  Réformes  qu'il  impose  à  son  clergé.  — 
Sa  propagande  janséniste.  —  Synode  de  Pistoie.  —  Doctrines 
proclamées  dans  ce  conciliabule.  —  Léopold  et  Ricci  convoquent 
un  concile  à  Florence.  —  Les  évêques  de  la  Toscane  se  montrent 
hostiles  aux  novateurs.  —  Soulèvement  des  diocésains  de  Ricci. 

—  Son  palais  épiscopal  est  dévasté.  —  Affaire  concernant  l'évê- 
ché de  Pontrémoli.  —  Le  Pape  nomme  une  commission  de  car- 
dinaux pour  mettre  fin  à  ses  démêlés  avec  Léopold.  —  Mort  de 
Joseph  II.  —  Son  frère  lui  succède.  —  Sentiments  religieux  du 
nouveau  grand-duc.  —  Ricci  est  disgracié.  —  Pie  VI  publie  la 
bulle  Auctorem  fidei.  —  Consolations  qui  arrivent  au  Saint- 
Siège  des  pays  protestants  et  de  la  Russie.  —  Manifestation  re- 
ligieuse de  la  Diète  de  Pologne.  —  Bonnes  dispositions  de  Gus- 
tave III  pour  le  Saint-Siège   402 

Chapitre  XXV.  —  Progrès  de  l'impiété  en  France.  —  Commission 
des  Réguliers  présidée  par  Loménie  de  Brienne.  —  Réunion  des 
Antonins  aux  Chevaliers  de  Malte.  —  Suppression  des  Célestins. 

—  Protestations  du  clergé  de  France  contre  la  Commission.  — 
Retour  de  Voltaire  a  Paris.  —  Ovations  qu'il  y  reçoit.  —  Il 
tombe  malade.  —  Son  entrevueavec  l'abbé  Gaultier.  —  Ce  qu'il 
faut  penser  de  sa  rétractation.  —  Il  recouvre  la  santé.  —  Sa  re- 
chute et  sa  mort.  —  Ce  qu'a  écrit  le  docteur  Tronchin  des  der- 
niers moments  de  Voltaire.  —  Les  disciples  du  philosophe  pu- 
blient une  édition  complète  de  ses  œuvres.  —  Protestation  du 


—  408  — 

Pages 

clergé  de  France  par  l'organe  de  Mgr  Dulau.  —  Ruine  de  nos 
finances.  —  On  songe  à  convoquer  les  Etats  généraux.  —  Réu- 
nion des  notables,  le  9  novembre  1788.  —  Election  des  députés. 
—  Cabiers  de  la  noblesse,  du  Tiers-Etat  et  du  clergé.  —  Quel  en 
était  l'esprit   421 

Notes  historiques   435 


FIN    DE  LA  TABLE   DES  MATIÈRES. 


Bar-lc-Duc  —  Typ.  îles  Cùlestins  —  Beutkanp