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Full text of "Le procès Dreyfus, devant le Conseil de Guerre de Rennes (7 août-9 septembre 1899)"

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Brandeis University 
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Sceaux. — Luprimerie E. Charaire. 










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CONSEIL DE GUERRE DE RENNES 


LE 


PROCÈS DREYFUS 


DEVANT LE CONSEIL DE GUERRE DE RENNES 
(7 août — 9 septembre 1899) 


Aannr 


Compte rendu sténographique 


‘{ in extenso ’? 


TOME DEUXIÈME 


PARIS 
P.-V. STOCK, ÉDITEUR 


8 À 11, GALERIE DU THÉATRE-FRANCAIS, 8 À 11 


1900 





CONSEIL DE GUERRE DE RENNES 


CE 


PROCES DREYFUS 


NEUVIÈME AUDIENCE 
Mardi 22 août 1899. 


Me Labori entrant dans la salle, des applaudissements éclatent 
dans l'auditoire et se prolongent pendant plusieurs minutes. 


Le président déclare l'audience ouverte à 6 heures 30 m. 

Le Présinenr. — Maître Labori, permettez-moi de vous exprimer 
ici publiquement les sentiments unanimes du Conseil au sujet de 
l’odieux attentat dont vous avez failli être victime. 

Cet acte inqualifiable a provoqué partout, et chez les membres 
du Conseil en particulier, une profonde indignation et une vive 
réprobation. 

Nous sommes heureux qu'il n’ait pas eu pour vous les suites 
graves qu'on pouvait craindre au premier moment, et que des 
soins intelligents et dévoués vous permettent de reprendre aujour- 
d’hui votre place au banc de la défense. Nous y eussions regretté 
votre absence. 

Me Labori se lève pour prononcer quelques paroles. 


Læ Présinenr. — Je vous en prie, ne vous fatiguez pas. 
Me Laporr. — Voulez-vous cependant me permettre, monsieur le 


président, malgré ma très vive émotion, de répondre un mot aux 
paroles que vous venez de prononcer ét dont je me sens touché 
profondément? 

Ce fut pour moi, dans cette affaire où nous avons traversé tant 
d’orages, un coup particulièrement douloureux que d’être frappé 
à l’heure où je commencais à réaliser mon rève, qui depuis deux 

Il, 1 





D Al 


229 TES 
années est de plaider ce procès, dans toute son ampleur, devant 
un tribunal de soldats ; c’est à cela que j'aspirais, et c’est à cela que 
nous touchons enfin. 

C'est vous dire, messieurs, quelle a été mon émotion, ma tris- 
tesse, et quelle est aujourd’hui ma joie. 

Je ne veux pas revenir à cette barre sans remercier tous ceux, 
connus ou inconnus, amis, indifférents ou adversaires, qui m'ont 
fait l'honneur de me donner des témoignages de sympathie aux- 
quels j'ai été profondément sensible. 

Je remercie d’abord M. le président, MM. les membres 
titulaires et suppléants du conseil de Guerre; je remercie ensuite 
tant d’hommes éminents qui sont venus à moi sans que j’eusse l’hon- 
neur de les connaître autrement que par ces luttes déjà si longues, 
à l’occasion desquelles nous nous rencontrons quelquefois, si bien qu’à 
la longue, les visages d’adversaires finissent par sourire un peu 
comme des visages d’amis, tout au moins comme des visages de 
vieilles connaissances. (Mouvement.) Je remercie mes amis, mes con- 
frères, les autres, les plus humbles, ceux qui m'ont fait l'honneur 
de m'écrire sans même m'envoyer leur adresse. 

Et après cela, je vous demande la permission de reprendre tran- 
quillement ma place à côté de vous, au milieu de ces débats, moins 
pour y prendre part peut-être que pour les suivre. Mais soyezsürsque 
si j’apporte à vos audiences moins d’activité, je n’y apporterai ni 
moins de confiance ni moins de bonne humeur. La tâche est ici 
difficile pour tous: pour vous qui êtes les arbitres et qui allez dire 
la justice ; et pour nous, les auxiliaires plus modestes de cette 
œuvre ; mais le fardeau se porte avec allégresse, parce qu’il est 
rendu léger par la conscience du devoir accompli. 

Vous sentez bien, messieurs, qu'il n’y a que le sentiment du devoir 
accompli qui fasse des résolutions inébranlables comme les nôtres. 

Poursuivons maintenant ces débats, où nous connaîtrons encore 
sans doute bien des vicissitudes, mais d’où jailliront, puisqu'ils 
vont avoir ampleur qu’on peut désirer, la vérité absolue et la jus- 
tice complète; d’où elles jailliront pour l’apaisement, que j'ai le 
droit de souhaiter, aujourd’hui. Ce n’est pas moi, au lendemain du 
succès — car j'y crois avec une ferveur absolue — de l’œuvre de 
justice que nous avons entreprise, ce n’est pas moi qui m’attarde- 
rai aux récriminations ni aux colères. Au surplus, il faut bien qu'on 
le sache, et peut-être encore une fois ai-je aujourd'hui quelque cré- 
dit pour le dire, la part de l'erreur dans les choses humaines est 
toujours plus grande que celle de la mauvaise foi. (Sensation.) 


J'aurai évidemment, monsieur le président, quelques questions 
à poser à des témoins qui ont été déjà entendus, mais je me mets 
pour cela, bien entendu, à la disposition du conseil. 

Le PRésineNT. — Vous pourrez poser des questions à ces lé- 
moins et les faire entendre s’il y a moyen; vous pourriez faire con- 
naître les témoins auxquels vous voulez poser des questions et nous 
verrons à arranger la chose. 

Me Lasorr. — C’est entendu. 

Le PrésinenTr. — Faites entrer le témoin Grenier. 

Le témoin Grenier ayant manifestéle désir d’être entendu le plus 
tôt possible pour des raisons de famille, j'ai interverti l’ordre des 
dépositions pour accéder à son désir. 


VINGT-QUATRIÈME TÉMOIN 


M. GRENIER 


M. Grenier, René-Gaston-François, 44 ans, préfet en disponibilité. 


Le Présipexr. — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui 
lui sont reprochés ? 

M. Grenier. — Je le vois pour la première fois. 

Le PRésipexT. — Vous avez déposé devant la chambre crimi- 
nelle au sujet du commandant Esterhazy ; voulez-vous refaire votre 
déposition. 


M. Grenier. — Je dois d’abord remercier le conseil de la bien- 
veillance qu'il m’a témoignée. Je demande en outre au conseil de 
vouloir bien me permettre de revenir sur certaines appréciations 
. que j'ai formulées au cours de ma déposition au mois de janvier 
dernier. À ce moment je concevais le rôle du témoin conformément 
aux principes qui ont été si magistralement exposés devant vous 
par M. Casimir-Perier. J’ai répondu aux questions qui m'étaient 
posées. À ce moment, il semblait en effet utile, il semblait qu’il y 
avait intérêt de préciser les caractères très distinctifs de la physio- 
nomie d’Esterhazy; depuis, elle a été fort connue; des renseigne- 
ments se sont produits très complets et très nombreux. D'autre 
part, peut-être ces renseignements très nombreux sont-ils venus 
modifier mon impression personnelle. Mais qu'importe mon opi- 
nion! elle n’a rien à voir dans l’affaire. D'autre part, il me serait 
particulièrement pénible de paraître aggraver les charges qui pè- 
sent sur un homme déjà abattu, pour lequel par erreur, je le recon- 
nais, — erreur excusable, et en tous cas partagée, — j'ai eu pen- 


LATE 


dant de très longues années une très réelle affection et que je con- 
sidère comme inconscient pour une très lourde part. Malgré cela, il 
est militaire, je suis persuadé que ce sentiment sera compris. 

A côté de cela, il ya l’intérêt de la vérité et je dirai tout ce que 
je sais pour la manifestation de la vérité. 

Quant aux faits que j’ai à dire dans ma déposition, ils sont peu 
nombreux. 

Je tiens cependant, avant tout, à faire une petite rectification. 
Ce n’est pas une appréciation, c’est une question de rédaction. 





K Dans une des phrases de ma déposition devant la Cour de cas- 
L sation, j'ai dit que le commandant Esterhazy m’apparaissait comme 
4 un condottiere dont il avait les défauts et les qualités ; mais que je 
4 ne croyais pas qu'il avait trahi sa bande. Venant de moi, je crois 
qu’il ne peut pas y avoir de doute au sujet de l'interprétation de 
ces mots. Cependant certaines personnes n’ont pas compris. 
à J'avais toujours cru qu'un condottiere avait des sentiments 
3 professionnels, des qualités professionnelles et non pas des 
A sentiments patriotiques. J'avais toujours cru qu'il y avait une, 


bande et non pas un régiment. Ce que j'avais dit ne pouvait donc 
signifier autre chose. Je le maintiens avec cette interprétation que 
je tenais à préciser publiquement. 

D'autre part, je viens d’avoir l'honneur de voir M. le général Billot, 
mais il avait déjà protesté contre l'inexactitude de la sténographie, 
celle publiée du moins dans les journaux. J'avoue qu’en fait, j'avais 
été assez troublé de la déposition telle qu’elle avait été reproduite; 
il y avait une confusion entre ce qu’il m'avait dit et ce qu'il avait 
dit au colonel Picquart, et par conséquent cette confusion ne pou- 
: vait pas exister. D'autre part, il me semble que le respect de la 
majesté de la justice consiste à dire toute la vérité et que rien de ce 
qui provenait d’une personnalité aussi haute et aussi universelle- 
ment respectée ne pouvait être négligé de la part d'un témoin qui, 
cette fois comme aujourd'hui, avait juré de dire toute la vérité. 

J’ai une autre observation à faire. J'ai dit, devant la Cour, et 
Pexpression n’est pas exacte,que M. le commandant Esterhazy avait 
été recommandé à M. Lagrange de Langres qui l'aurait présenté 
à M. de Freycinet, ministre de la Guerre; M. de Freycinet ne se 
souvient nullement avoir reçu le commandant Esterhazy. Je me 
souviens parfaitement avoir présenté M. Esterhazy à M. Lagrange 
de Langres. Je m'en souviens parce que M. Esterhazy m’a ditavoir 
été présenté à M. de Freycinet par M. Lagrange de Langres. Je me 
souviens d’une entrevue orageuse qu’il aurait eue avec M. Æster- 


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hazy etla seule chose que je puisse dire, c'est que M. Esterhazy m’a 
dit avoir été présenté et reçu par M. de Freycinet. 

Enfin, messieurs, il y a un dernier ordre d’observations que j'ai 
à présenter. Au mois de janvier, sur interrogation précise, j'avais dit 
que je n’avais plus entre les mains de lettres du commandant 
Esterhazy ; c'était vrai à ce moment-là, je croyais les avoir détrui- 
tes. Sur une autre question, j'avais dit que je ne savais rien dès 
rapports qui avaient pu exister entre M. Esterhazy et le lieutenant- 
colonel Henry au point de vue de l’argent; c'était également vrai, 
Dernièrement à la campagne, tout récemment, après avoir reçu la 
citation à comparaître devant votre conseil, j'ai retrouvé quelques 
lettres du commandant Esterhazy. Je crois que, pour les motifs que 
j'ai indiqués tout à l’heure, la plupart sont à laisser de côté, sauf 
une. La physionomie de ces lettres n’est pas à faire connaître, Elles 
traitent d’une manière parfois inconvenante d'un tas de sujets 
tout à fait étrangers à l’affaire dont s’agit. Une seule doit être 
retenue, car elle a un rapport direct avec l'affaire Dreyfus, je la 
dépose sur le bureau du Conseil. 

Le témoin donne lecture de cette lettre qui est ainsi conçue : 


10ufévrier 1897, 
« Cher ami, 


« Je possède 23 lettres ou protestations de généraux et de colo- 
nels sous les ordres desquels j’ai servi depuis 27 ans, attestant que 
J'ai les plus honorables services de guerre et les plus excellentes 
notes du temps de paix. Je viens de les réunir ; elles sont toutes plus 
qu’élogieuses, elles ressemblent toutes à celles que je vous ai remises 
hier. Mes notes depuis 27 ans à mon dossier au ministère se suivent 
parfaites. Quant à mes notes de guerre, elles sont toutes les mêmes : 
officier de la plus rare bravoure, d’une remarquable intrépidité, 
d'un sang-froid au-dessus de toute éloge, toujours prêt au plus 
grand dévouement. 

« De toutes ces notes, il résulte que je n’ai eu guère à me louer 
de la façon dont j'ai été traité au point de vue de l’avancement, et 
nombreux sont les chefs vivants et au service encore aujourd’hui 
qui me plaignent et déplorent que justice ne soit pas rendue à un 
officier de votre valeur, devotre mérite (général Paquié, présentement 
commandant la subdivision de Chaumont). 

« Vous avez été indignement traité et c'est une des nombreuses 
infamies que je connaisse à l'actif de cette bonne armée. (Général 
Choppin en retraite à Marseille.) 

« Vousétes la preuve vivante que lesqualités militaires, la bravoure, 
l'énergie, l'intelligence du métier sont de peu de poids aujourd'hui pour 
l'avancement d'un officier (Général Forget, commandant aujourd’hui 
à Nancy, etc... etc...) 








« Vous êtes un caractère et dans ce temps de veulerie et de lächete 
les gens comme vous ont trop d’ennemis. (Colonel Saglio.) 

« C’est très bien et j'ai accepté sans me plaindre la manière dont 
j'ai été traité; mais quand, pour me perdre et m’achever, le ministre 
de la Guerre abandonne l'officier, pour chercher dans ma vie privée, 
et écoute les calomnies intéressées d’un drôle quelconque en épau- 
lettes, et vraisemblablement du sieur Henry, mon débiteur et mon 
obligé, j'avoue qu'il est hors de mes forces de supporter ce traite- 
ment. Si le ministre se refuse à m’entendre et à me mettre à même 
de lui prouver qu'il a été trompé et quil me cause en acceptant 
toutes ces calomnies un préjudice énorme, je vais faire quelque 
chose, et me servir de tous ces documents si élogieux, dire quelles 
accusations ont été portées contre moi, que j'ai demandé à être 
entendu et que je n’ai pu l’être. Je me demande sous quelle forme 
présenter cela, par la presse ou le livre ? Je voudrais vous soumettre 
mes projets. 

«Votre : ESTERHAZY. 


/ 


« J'ai une lettre de votre père me disant tout le regret qu'il 
éprouve de partir en retraite sans avoir rien pu faire pour moi, qui 
fera bien aussi dans mon dossier. » 


Naturellement, en 1875, au moment où mon père a été mis à la 
retraite, il pouvait avoir pour le commandant Esterhazy de l'affec- 
tion et du dévouement, et je reconnais que cette affection ne s’est 
jamais démentie. 

Pour le surplus, pour les autres lettres, je crois faire œuvre de 
bon témoin en ne les remettant pas au Conseil. Ce n’est pas pour 
les dissimuler, mais il semble que cette affaire est déjà si dévelop- 
pée qu’il n’y a pas intérêt à la développer encore. 

J'en ai fini, messieurs, je me tiens à votre disposition... 

Cependant peut-être que, pour préciser mieux l’époque où se 
place cette lettre, pourrai-je vous dire que c’est au moment où le 
commandant Esterhazy faisait flèche de tout bois, où il s’adressait 
à toutes les personnes avec lesquelles il pouvait être en relations 
pour leur demander de faire leur effort près du ministre de la 
Guerre de ce moment, le général Billot, afin qu'il veuille bien le 
prendre à un titre quelconque au ministère de la Guerre. Le général 
Billot me le rappelait à l'instant : j'aiété fort mal reçu lorsque, me 
présentant le dixième, j'étais intervenu en faveur du commandant 
Esterhazy. 


Le Présipexr. — N'est-ce pas vous qui avez présenté M. Ester- 
hazy à M. Jules Roche, député? 
M. Grexier. — Oui, monsieur le Président. 


Le PRésipexT. — Dans quelles conditions ? 


g- 


hr 

M. Grenier. — M, Jules Roche, rapporteur du Budget de la 
Guerre, m’a demandé un jour si je n’avais pas de camarade qui 
pourrait le renseigner utilement au point de vue technique. — « Ne 
pourriez-vous pas, m’a-t-il dit, me donner un garçon qui ait 
des notions complètes sur l'organisation des armées françaises et 
étrangères ? » 

Le commandant Esterhazy est d’une d'intelligence hors ligne et 
il avait pu, au point de vue des armées étrangères, faire des com- 
paraisons utiles; en outre, il avait une nature d’esprit qui facilitait 
ces renseignements donnés à un ami,et m’assurait qu'il serait com- 
pris. Il est fort intelligent et s'exprime avec facilité. Tout ceci était 
de nature à faciliter son rôle... J'ai reconnu qu'il pourrait donner 
des renseignements utiles, assez complets sur certaines questions. 

Le Présinenr. — Croyez-vous que M. Esterhazy avait des 
renseignements, sur l’organisation générale de l'armée et l’admi- 
nistration, suffisants pour guider M. Jules Roche dans une pareille 
tâche”? 

M. Grenier. —- En tout cas, M. Jules Roche en a été satisfait. 

LE PrésipenT. — Je vous demande s’il avait des connaissances 


générales. 


M, Grenier. — Il avait des connaissances générales, mais peut- 
être pas assez profondes pour gêner un laïque. (Rires.) 


Le PrésipenTr. — Le commandant Esterhazy n’a-t-il pas dit, 
dans une circonstance quelconque, qu'il eroyait à l'innocence de 
Dreyfus? 


M. Grenier. — Il m'est absolument impossible de répondre sous 
la foi du serment que je l’ai entendu, mais c’est bien possible. 

Le Présipenr. — Vous l’avez dit quelque part? 

M. GRENIER. — Au contraire, j'ai fait cette réserve très formelle 
que je ne pouvais pas le dire sous la foi du serment. Il me semblait 
me souvenir; mais je ne l’affirmais pas. J'ai dit que mon beau- 
frère et un autre monsieur étaient parfaitement certains de le lui 
avoir entendu dire. On m'a demandé leurs adresses ; on a voulu 
les faire citer, j'avais même indiqué leurs adresses. Quant à moi 
personnellement, il me semble que j'ai entendu ce propos, mais je 
ne le jure pas. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART. — Vous n’avez jamais entendu 
dire qu'Esterhazy ait connu Dreyfus? 

M. GRENIER. — Jamais. 

Le PRésipeNTr. — Monsieur le commissaire du Gouvernement, 
avez-vous des questions à poser au témoin ? 


Le CommissamREe pr GOUVERNEMENT. — Non, monsieur le Président. 

M° Demaxce. — Monsieur le Président, pour compléter la ques- 
tion que vous posiez tout à l’heure à M. Grenier, voulez-vous bien 
lui demander s’il maintient cette formule, qu'il avait employée à la 
cour de Cassation sur les connaissances du commandant Esterhazy : 
« Nul ne pouvait être plus utile à feuilleter que le commandant 
Esterhazy dont l'instruction générale et spéciale est absolument hors 
ligne. Il parle toutes les langues de l'Europe: il est au courant de 
toutes les inventions, de toute la science moderne, et nul mieux 
que lui ne sait l’histoire générale et l’histoire militaire de l’Europe; 
c’est un laborieux, et il a, au point de vue du travail, des facilités 
exceptionnelles, » 

Voilà la formule de M. Grenier. 

Le Présinenr. — Maintenez-vous cette déposition ? 

M. GRENIER. — En tant que ce dont il parle s’adressait à moi, 
qui ai quitté l’armée depuis une vingtaine d'années, il en savait 
assez pour m'étonner et m'intéresser vivement. Voilà ce que Je puis 
dire; c’est pour cela que je m'imaginais qu’il pouvait être d’une 
collaboration utile à M. Jules Roche. Si je me mettais au contraire 
à la place d'un technicien militaire comme messieurs du Conseil, je 
ferais toutes réserves au point de vue de son intelligence et de son 
instruction techniques. 

Je ne sais pas à quoi m’en tenir à ce point de vue, mais en ce 
qui me concerne, moi, et en ce qui concerne les civils, certainement 


je maintiens mon affirmation et je la maintiens complètement. 


Esterhazy était très lettré. 

Me Deuaxce. — Et au point de vue des langues? 

M. GRENIER. — Au point de vue des langues, je sais qu'il parle 
couramment l'anglais, — non, il ne le parle pas, il le lit, mais il ne 
le parle pas, — l'allemand, l'italien, le latin... 

M° Deuaxce. — Voici une autre question : Dans la lettre que 
M. Grenier a lue tout à l’heure, Esterhazy faisait allusion aux résis- 
tances que le commandant Henry apporterait à l'entrée de M. Ester- 
hazy au ministère de la Guerre. 

M. GRENIER. — Oui. 

M° DEMANGE. — Oui, parfaitement. Eh bien, est-ce que M. Gre- 
nier voudrait bien nous répéter ce qu’il a dit à la Cour de cassation, 
au sujet précisément de cette résistance ? M. Grenier n’a-t-il pas 
rencontré un jour Henry à la Sûreté générale, n’en a-t-il pas fait 
part à Esterhazy, et que lui a répondu M. Esterhazy? C’est à la 
page 718. 


eo 
Le PRésIbeNT. — Que s’est-il passé à la Préfecture de police? 
M. Grenier. — Pardon, c'était à la Sûreté générale. Je crois que 


c’est la seule fois que J'ai parlé en dehors du service au colonel 
Henry. Ce jour-là, j'étais allé pour affaire de mon service à moi à 
la Sûreté générale; là, je rencontrai le colonel Henry dans le 
tambour entre le cabinet du Directeur de la Sûreté générale qui 
était à cette époque le prédécesseur de M. Viguié, M. Blanc, et le 
poste des huissiers. Dans cet entre-bâillement de portes, je lui ai 
dit : « Pourquoi diable est-ce que vous empêchez Esterhazy d’entrer 
au Ministère ? Aidez-le donc, voyons! Il n’est pas heureux, vous 
savez qu'il est guignard, aidez-le donc à entrer. — Avec grand 
plaisir, je l’aiderai ; mais vous pouvez lui dire que je l’aiderai et de 
tout cœur. » 

Je suis passé, je suis entré chez le Directeur de la Sûreté géné- 
rale, il en est sorti. 

Le soir, j'ai rencontré Esterhazy. A ce moment-là, je ne sais 
pas si j'avais fait ousi je devais faire les démarches auprès du géné- 
ral Billot. Mais j'ai rencontré Esterhazy et je lui ai dit: « Voyez 
comme vous avez l'esprit chagrin, hier vous m'avez dit qu'Henry 
était un de ceux qui vous empèchaient d'entrer au Ministère. Et 
voilà ce qu’il m’a répondu ce matin. » Et, avec cette inconscience 
maladive dont je parlais tout à l'heure, ne se souvenant plus de ce 
qu'il m'avait dit la veille, il me dit : « Eh bien, il ne manquerait 
plus que cela, par exemple, qu'Henry ne fût pas gentil pour moi! » 


Le Présinexr. — C'est toutes les observations que vous avez à 
faire ? | 

Me Demaxce. — Oui, monsieur le Président. 

LE PRésinexr, au témoin. — C’est bien de l’accusé ici présent 


que vous avez entendu parler dans votre déposition ? 

M. GRENIER. — Oui, monsieur le Président. 

LE PrésIneNr. — Accusé, levez-vous. Avez-vous des observa- 
tions à faire à la déposition du témoin ? 

Le caprraINE DRevrus, — Aucune. 

Le PrésIpexT. — Introduisez le témoin suivant. 

Le ComuissaIRE pu GOUVERNEMENT. — M. Grenier, dans un inté- 
rêt de famille, qui touche à une question d’humanité, demande au 
Conseil l'autorisation de se relirer. 

Le Présrpexr. — Vous n’y voyez pas d’inconvénient, monsieur 
le Commissaire du Gouvernement ? 

Le CommissAIRE DU GOUVERNEMENT. — Aucun. 

Le Présipexr, à la défense. — Vous non plus ? 


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Me DEMANGE. — Non, monsieur le Président. 

Le Présinexr, au témoin. — Vous pouvez vous retirer à la 
condition de laisser votre adresse au greffe et de vous présenter à 
une nouvelle convocation. 


VINGT-CINQUIÈME TÉMOIN 


LE COMMANDANT ROLLIN 


Le PRÉSIDENT. — Quel est le témoin que vous désirez faire 
entendre ? 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — (C’est M. le commandant 
Rollin. 

(Le commandant Rollin est introduit.) : 

Le Présinexr. — En vertu du pouvoir discrétionnaire du Pré- 


sident du Conseil de guerre, vous avez été appelé pour nous don- 
ner des renseignements sur un agent du service des renseignements 
nommé Lajoux. Comme vous n’avez pas été cité dans les délais 
réglementaires, je ne peux pas vous faire prêter serment. Vous 
serez donc entendu à titre de simple renseignement. : 

Quels sont vos nom et prénoms ? 

LE CoMMANDANT RoLLIN. — Rollin, Philippe. 

Le Présinenr. — Votre âge ? 

LE COMMANDANT ROLLIN. — 47 ans. 

LE PrRésIpeNT. — Vous ne connaissiez pas l'accusé avant les faits 
qui lui sont reprochés ? 

LE COMMANDANT Ro£LiN. — Non. 

LE PRÉSIDENT. — Veuillez nous dire ce que vous savez au 
sujet de l'agent Lajoux. 

LE COMMANDANT ROLLIN. — Je connais l'agent Lajoux depuis 1888, 
J’étais à celte époque au service des renseignements sous les ordres 
du colonel Sandherr, et j’y suis resté encore de 4892 à 1893. Le sieur 
Lajoux, étant en Belgique, avait été embauché par le chef de service 
de l’espionnage allemand, nommé Richard Cuers. Il fit part au Gou- 
vernement français de cet embauchage et nous offrit ses services 
comme agent double, Comme j'avais parmi mes travaux à m’occu- 
per spécialement de la question de l’espionnage, j'avais forcément 
des rapports fréquents, constants avec le nommé Lajoux. C'était un 
agent intelligent, audacieux, un peu difficile à manier, susceptible, 
mais qui nous a rendu de très grands services, Pendant le temps 
que J'étais au service des renseignements, parmi les quinze affaires 


a CE 





d'espionnage et de trahison qui ont été suivies d’arrestations, nous 
en devons quatre au sieur Lajoux. Grâce à ses indications, on a pu 
arrêter les espions militaires Schneider, Theisen, Cunche et le lieu- 
tenant Bonnet. Il nous rendit encore d’autres services et remplit 
différentes missions toujours à notre satisfaction. Je quittai le ser- 
vice en avec 1893, l'impression que si Lajoux avait des défauts, il 
n'avait jamais jusque-là donné lieu à de graves plaintes. Ce n'est 
qu'après mon départ que j'ai su qu'il avait mal tourné, qu'à 
Bruxelles il compromettait le service par son attitude, son langage 
et même par ses relations suspectes. Je n'avais plus entendu parler 
de lui jusqu’au mois de mars 1899. À cette époque, j'étais officier 
d'ordonnance de M. de Freycinet qui m'avait confié en même temps 
la direction du service que je dirige en ce moment. Je reçus alors 
de Turin une lettre absolument éplorée du sieur Lajoux qui eriait 
la misère, qui se représentait comme réduit aux abois et qui deman- = 
dait au ministère de le secourir. Je rendis compte au chef d'État- 
major qui me conseilla d’en parler au ministre. Je proposai alors, 
étant donnée la situation critique de Lajoux en Italie, craignant de 
voir un de nos agents arrêté sur le territoire étranger, de lui accor- 
der un secours et je proposai à M. de Freycinet de lui envoyer une 
mensualité de deux cents francs. 

Le Présinewr. — Ne pourriez-vous élever un peu la voix ? Je 
crois que l’on ne vous entend pas. 

LE coMMaNDANT RoLLIN. — J'avais conservé de Lajoux un bon 
souvenir. Il m'avait rendu de bons services et peut-être, en somme, 
étais-je un peu plus influencé par mes souvenirs et par un sentiment 
d'humanité que par ma situation de chef de service, car un chef de 
service aurait peut-être refusé en toute autre circonstance ce que 
les sentiments d'humanité et le souvenir des services rendus m'ont 
amené à lui accorder. 

Je n'ai d’ailleurs rien fait en dehors de mes chefs, je leur en ai 
rendu compte et le ministre de la Guerre a écrit au ministre des 
Affaires éträngères une lettre pour le prier de servir d’intermédiaire 
au paiement de cette mensualité. 

J'avais du reste examiné les dossiers et j'avais vu que les autres 
agents similaires qui avaient quitté le service avaient oblenu des 
indemnités de fin de service très supérieures à celle qui avait été 
attribuée à Lajoux; lorsqu'il avait quitté le service, il n’avait reçu 
que trois mois d’indemnité. C’est encore une considération qui 
m'avait influencé dans ma décision. Voilà ce qui s’est passé à ce 
moment; tout a été fait à ciel ouvert, par l'intermédiaire des Affai- 





res étrangères, et si J'avais vu quelque compromission dans les 
services de cet agent, je n'aurais pas agi de la sorte’et averti le 
ministère des Affaires étrangères, qui l’a recommandé aux consuls 
de San-Paulo et de Gênes; il était appuyé par le consul de Gènestet 
par d’autres personnalités. 

Voilà les conditions dans lesquelles cette indemnité lui a été 
allouée. Depuis, le sieur Lajoux a continué à écrire et je ne me rap- 
pelle plus les dates exactes, je crois que c’est le 22 avril, le 9'juin, 
le 45 juin et le 11 juillet; à cette dernière date, il a même écrit une 
lettre au Président de la République, qui nous a demandé des ren- 
seignements sur le nommé Lajoux, et j'ai rédigé une note pour le 
Président de la République, note qui a été envoyée par le ministre, 
dans laquelle je faisais ressortir les renseignements que j'avais sur 
cet ancien agent, sur ce qui avait été fait à son égard autrefois, sur 
les services qu’il avait rendus, en exprimant l’opinion qu'il ny 
avait plus de raison de s'occuper de lui, qu’il y avait lieu de s’en 
tenir à la mesure de bienveillance qui avait été prise au mois de 
mars par M. de Freycinet à son égard. 

Je ne voulais avoir aucun rapport avec lui et j'ai prescrit qu’on 
ne lui réponde plus. Il n’est pas revenu en France, il est toujours 
au Brésil, je crois. 

LE PrésrnenT. — Il est revenu en France une fois ?.… 

N’est-il pas revenu à Gênes ? 

LE commaAnDaANT RoLLiN, — J'ai dit tout à l’heure que nous avions 
reçu de lui une lettre d’Italie, 

Le PrRésibenTr. — Ne lui a-t-on pas accordé un secours ? 

LE comMmanDANT RoLLIX. — Il m'avait demandé de le rapatrier, de 
lui donner une somme pour lui permettre de se tirer d’embarras: 
On a décidé de lui donner une mensualité de deux cents francs jus- 
qu'à la fin de l’année. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART. — Vous avez connu l’agent Gué- 
née. Quelleconfiance faisiez-vous aux renseignements qu'il procurait? 

LE commaxpanr Hozuix, — Je n'ai pas eu beaucoup de renseïgne- 
ments sur cet agent, mais j'avais confiance en ses indications; je ne 
les ai jamais vérifiées ; j'avais confiance en lui. (Hilarité.) 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRoNGnraRT, — Vous étiez au service des 
renseignements quand on a su que l’agent A se procurait des ren- 
seignements sur la défense du pays et des plans directeurs. Avez- 
vous quelque chose à dire à ce sujet ? 

LE coMMaANDaNT CARRIÈRE, commissaire du gouvernement. — Je 
prie le témoin de vouloir bien élever la voix'un peu plus. 


ET ne 


Le commanpanT RoLLIN. — Vers 1893, on a commencé à s’aperce- 
voir qu'il y avait une fissure quelque part, et que des renseigne- 
ments concernant les plans directeurs parvenaient à l'agent À. On 
a fait à cette époque des recherches au service géographique, à la 
direction du génie, mais elles n’ont pas abouti. Lorsque j'ai quitté 
le service, on avait trouvé des fissures. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART,— Lorsqu'on a fait une perqui- 
sition chez l’accusé, on a trouvé des cours non reliés qui se rappor- 
taient précisément à la défense de la France. N'y avez-vous pas 
pris part ? 

Le commaxpanrT RoLLiN. — Ce n’était pas une perquisition, mon 
colonel, c'était des cours qui étaient dans le cabinet du ministre et 
qu'on avait apportés là après la perquisition ; avec le commandant 
Cuignet nous avons examiné ces cours et constaté notamment qu’il 
manquait un certain nombre de pages à un cours de fortifications. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRoNGNIART. — Vous n’avez pas d’indica- 
tions nouvelles à fournir sur ce point ? 

LE COMMAXDANT RoLLIX. — Non. 

UN MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — Avez-vous jamais entendu 
parler d’Esterhazy antérieurement au procès de 1894? 

LE comMMAxDANT ROLLIN. — Jamais, mon colonel. 

M° Demaxce. — Voudriez-vous demander à M. le commandant 
Rollin si on n'avait pas envoyé un officier du bureau des rensei- 
 gnements à Gênes pour voir Lajoux, et pourquoi on avait envoyé 
cet officier? 

LE coMMANxDANT RoLuN, — J'avais en effet envoyé un officier 
à Gênes au consulat, pour s’entendre avec le consul, pour s'entendre 
 verbalement au sujet de la façon de donner le secours à Lajoux, et 
de s’assurer de son départ, et de ne lui faire remettre la somme 
qu'une fois embarqué sur le paquebot. Au lieu de faire écrire, j'ai 
préféré envoyer un officier pour en parler verbalement au consul. 

Me Demance. — Le commandant Rollin ne pense-t-il pas qu'au lieu 
d'envoyer un secours par un officier, cela pouvait être fait par 
intermédiaire du consulat, ou bien est ce que le service des ren- 
seignements n’a pas à sa disposition des agents spéciaux, des inspec- 
teurs, sans déranger un officier ? 


Le :coMMANDANT RoLLzIN. — C'est une mesure de service inté- 
rieur, j’ai préféré envoyer un officier. 
Me LaBorr. — Voudriez-vous être assez bon pour demander à 


M. le commandant Rollin s’il n’a pas eu connaissance que le sieur 
Lajoux eût offert de faire des révélations sur l’affaire Dreyfus ? 





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Le Présipexr. — Avez-vous connaissance que le sieur Lajoux 
ait offert de faire des révélations sur l'affaire Dreyfus ? 

Le Commanpant RoLLIN. — Dans une lettre que je vais verser 
au dossier, vous trouverez à la date du 9 juin que Lajoux raconte 
une prétendue entrevue qu'il a eue à Luxembourg avec Richard 
Cuers. Richard Cuerslui aurait dit qu'on ne connaissait pas Dreyfus 
à Berlin, à l’État-major, et lui aurait donné au contraire, comme 
piste, un monsieur décoré ayant à peu près 45 ans, ayant des 
rapports constants avec Schwartzkop... (se reprenant ) l'agent A et 
fournissant des renseignements. 

Le sieur Lajoux avait l’air d’insinuer en outre que cette commu 
nication qu'il. avait faite au colonel Henry, n'avaitpas été commu- 
niquée par lui à ses chefs. Vous trouverez dans le dossier cette 
communication de la main du colonel Henry, avec la date de com- 
munication au ministre et au chef d'État-major, en même temps 
que la communication écrite du sieur Lajoux qui y est absolument 
conforme. Elle est au dossier. 

Me Laon. — Je vous prie, monsieur le président, de vouloir 
bien ordonner la lecture des pièces dont parle M. le commandant 
Rollin, notamment de la lettre du 9 juin 1899; je crois qu’il est 
intéressant de suivre de près cet incident. 

Le coMMANxDANT RoLLIN. — Ce qui est contenu dans cette lettre du 
9 juin 1899 a d'ailleurs été reproduit par le sieur Lajoux dans la 
lettre qu'il a adressée au Président de la République à la date du 
11 juillet. 

Le arerrier Coupors donne lecture de la lettre suivante : 


« Monsieur le Ministre de la Guerre, Paris. 


« Il y a trois mois, votre prédécesseur, M. de Freycinet, a bien 
voulu m'accorder une allocation provisoire et mensuelle de 
200 francs. J’élais à cette époque venu en Europe pour solliciter 
de l’ktat-major général qui, pendant un long temps, me confia les 
missions les plus délicates, quelques subsides. Je demandai à l’au- 
torité militaire de me constituer un petit capital avec lequel il me 
serait possible de me créer enfin une situation moins précaire. On 
préféra m'allouer pendant neuf mois cette rente mensuelle de 
200 francs. Il me reste 1,200 francs à toucher. J’ignore, monsieur 
le ministre, si vous êtes au courant des incidents qui ont amené ma 
ruine, des événements qui ont précipité mon départ pour l'Amérique 
du Sud. 

« Permettez-moi, monsieur le ministre, de vous les exposer aussi 
clairement et le moins longuement possible. En 1890, M. de Frey- 
cinet étant ministre de la Guerre, et le général de Miribel chef de 


lo 


l'État-major de l’armée, j'entrai au service des renseignements. 
Pendant les cinq premières années, mes services furent fructueux ; 
c’est à moi, à moi seul, que sont dues les arrestations des 
espions avérés Bonnet, lieutenant d'infanterie; Schneider ; Theisen ; 
Cunche, sous-lieutenant d’infanterie de marine, etc.; tous con- 
damnés au maximum, cinq ans de prison et cinq mille francs 
d'amende. Ce fut à moi seul également, et personne ne me démen- 
tira, que l’Etat-major dut la connaissance parfaite du fonctionne- 
ment du service secret allemand sur la frontière (Bruxelles, Genève, 
Lausanne, Ouchy). 

« Je ne parlerai que pour mémoire des innombrables rapports 
préparés par les officiers du 2° bureau, que je transmettais aux 
agents de Berlin et que je discutais avec eux. Je ne ferai également 
que rappeler les paquets de cartouches vendus par moi à ces der- 
niers. Ces cartouches, préalablement préparées par les soins du 
22 bureau, quels doutes ne jetèrent-elles point dans l’esprit du 
grand État-major berlinois? 

«Par mesindications, on connut tôt au boulevard Saint-Germain. 
les noms des agents allemands en Belgique et en Suisse, et quand 
le général baron de Freedericks, attaché militaire russe à Paris, vint 
demander au colonel Sandherr un agent sûr, intelligent et dévoué, 
pour être mis à la disposition de l’Etat-major du général Gourko à 
Varsovie, ce fut moi qu’on choisit. Peu de temps après, le colonel 
Sandherr recevait la croix de commandeur de l’ordre de Saint-Sta- 
nislas, je crois. Je ne craignis point, monsieur le Ministre, de 
séjourner quelque deux semaines dans le bureau même des rensei- 
gnements de Berlin (Thiergarten). 

«J'avais su me concilier les bonnes grâces des officiers qui y sont 
employés — de tous les officiers qui y travaillent. Mais quelles 
n'étaient point mes transes et la mortelle inquiétude de ma femme 
qui, précisément à cetteépoque, allaitait notre fils aîné, aujourd’hui 
paralysé d’une jambe, affection que les médecins ont été una- 
nimes à attribuer au défectueux allaitement auquel il était 
soumis. Mme Lajoux n’avait que vingt ans et elle habitait Genève, 
selon les instructions que m'avait données le colonel Sandherr pen- 
dant que, personnellement, je risquais ma liberté, ma vie peut-être, 
en Allemagne, car, fréquemment, pendant mon séjour à Varsovie, 
je venais à Paris et il me fallait traverser Berlin ou Vienne. 

« Je quittai la Russie, je me rendis d’abord à Paris, où l'accueil 
que me firent les officiers attachés alors au 2° bureau, MM. Sandherr, 
Rollin, Burckhardt, etc., fut plutôt enthousiaste. 

« Je fus ensuite présenté au commandant Henry et c'est sous 
cet officier supérieur, le colonel Sandherr étant encore boulevard 
Saint-Germain, que j'obtins de l’agent allemand Richard Cuers, 
secrétaire du bureau des renseignements de Berlin, une déclaration 
écrite par laquelle ce précieux et éminemment intelligent agent alle- 
mand se donnait entièrement à l'Etat-major français. Je n’hésite pas, 
et Je n’ai Jamais hésité à affirmer, que ce sont les prétentions exa- 
gérées el le plus souvent intempestives du commandant Ilenry qui, 
d’un allié, nous firent bientôt un ennemi plus que dangereux. Cepen- 





2LTHÈTEES 


dant, nos rendez-vous avec R. Cuers se multiplièrent; c’est à la 
dernière de cesentrevues à Luxembourg-ville, hôtel Brasseur, que 
la conversation incidemment tomba sur l'affaire Dreyfus. Richard 
Cuers, qui, quelque temps avant, m'avait remis une lettre de sa 
main pour le colonel Sandherr r (l'enveloppe étant également de sa 
main), me déclara que « jamais à Berlin, dans les bureaux du grand 


« Etat- -major, on n'avait entendu parler de Dreyfus; qu’à la nou- 


« velle de l'arrestation de cet officier d’artillerie, le comte de Wal- 
« dersée avait mandé à Berlin tous les attachés militaires que l’Alle- 
« magne entretient auprès des divers gouvernements européens; 
« qu’interrogésindividuellement, ces officiers avaient été unanimes à 
« déclarer sur l’honneur qu'aucun d’eux n’avait jamais entretenu de 
«relations suivies ou nôn avec Dreyfus ».R.Cuers ajoutait que per- 
sonnellement il ignorait ce dernier et que jamais il n’en avait 
entendu parler, chose d’ autant plus étonnante que tous les rapports 
des agents à la solde de l'État-major berlinois lui passaient par les 
mains en sa qualité de secrétaire du service des informations du 
Thiergarten. R. Cuers affirmait que le Hauptmann Dame et que le 
Hauptmann Brœse, attachés à ce service, n’avaient aucune connais- 
sance des rapports de Dreyfus avec Berlin et que si Dreyfus était 
vraiment coupable, il fallait qu'il correspondit directement avec 
l'Empereur (sie). « Mais, ajoutait Cuers, ?/y « actuellement au minis- 
«tère de la Guerre à Paris un monsieur (sic) qui voit tout, qui sait 
« tout, qui envoie au Thiergarten rapports sur rapports, fort goù- 
«tés ma foi, et qui, tout “récemment, a expédié à Berlin une 
« longue note, sur le matériel, sur le nouveau matériel d'artillerie 
« français, note qui a fait sensation (textuel). Ce monsieur est 
«décoré, il va, le ruban rouge à la boutonnière, en plein jour, voir 
«lemajor Schwartzkoppen, rue de Lille; on dirait qu'il est sûr 
«de limpunité, c’est peut-être un agent provocateur, disait ironi- 
« quement Richard, mais je ne le crois pas, car ses travaux sont 
« de haute valeur (sic). Dans tous les cas, disait en terminant 
« Cuers, cet homme est dangereux, il sait tout, il écrit tout ce qui 
« se passe au ministère, à Paris, et un jour prochain, il apprendra 

« mes relations avec vous et je serai perdu! » 

«A mon retour de Luxembourg, je vins boulevard Saint-Germain 
et, comme d'habitude, M. Henry me fit le meilleur des accueils. Je 
lui rendis compte de ma mission et, au moment du départ, je lui 
racontai, incidemment, ma conversation au sujet de l'affaire Dreyfus. 
Le commandant Henry change immédiatement de ton : j'étais 
perdu. 

« Alors commença une série d’odieuses persécutions. On dépêcha 
à Bruxelles, où j'habitais, un agent de la Sûreté générale, Duberne, 
qui fractura mes meubles et me vola mes papiers. Le misérable 
tenta même de circonvenir ma femme! Je demandai une audience 
au Ministère, un jeune officier en civil me reçut et me conseilla, 
pour toute réponse, de « ne pas m’attarder à Paris ». On me ruina, 
on m'affama; on me calomnia; on sut adroitement me mettre à 
index dans la colonie française de Bruxelles, Je résolus de partir . 
en Amérique; je m’en ouvris à l’État-major général, qui me dépé- 


STE 


cha l’archiviste Gribelin, et un autre officier. Je donnai à ces mes- 
sieurs tous les renseignements que je possédais et que j'avais pu 
recueillir depuis quelques mois. M. Gribelin arrêta mon passage 
sur un vapeur allemand qui devait partir environ quinze jours 
après notre entrevue; cela se passait fin septembre 1897. J'étais à 
bout de forces; j'étais seul, ma femme et mes enfants étaient en 
France, ma santé était sérieusement altérée. Après de tels événe- 
ments, de telles persécutions, en aurait-il pu être autrement? 

« Mon départ au Brésil étant résolu, un irrésistible désir derevoir 
ma mère s’empara de moi. Je quittai Anvers, et je me rendis à 
Paris. Mes idées en voyage s'étaient quelque peu modifiées et, qui 
pourrait m'en blämer ? Mon intention formelle était, avant de quit- 
ter définitivement l’ Europe, d'entretenir particulièrement le général 
de Boisdeffre de ce qu’on lui cachait peut-être, de mes entrevues 
avec Richard Cuers et surtout de la très grave conversation pré- 
citée de cet agent allemand avec moi à Luxembourg. Certain de 
n'être point reçu directement par le chef du 2e bureau ‘et de ne pas 
être, par cet officier supérieur, présenté au chef de l'État-major 
général, Je me rendis au#ommissariat de Vincennes où je demandai 
qu'on voulût bien téléphoner outélégraphier que « j'avais de graves 
révélations » (sic) à faire au général de Boisdeffre lui-même. La 
réponse ne se fit point attendre, Quelques instants après mon arri- 
vée au commissariat, un fiacre s’arrêtait devant la porte de ce 
commissariat, deux sergents de ville m’y faisaient monter, y mon- 
taient eux-mêmes, et, sous le fallacieux prétexte de me conduire 
auprès du général de Boisdeffre me déposaient..…. à l’infirmerie 
spéciale du dépôt !!!!! 36 heures après j'étais transféré... à Sainte- 
Anne... à Sainte-Anne. 

« Une note perfide insérée dans quelques journaux (note dont le 
style m'était connu) expliquait sans me nommer l'arrestation d’un 
« pauvre insensé!!! » 

« Que pensez-vous, Monsieur le Ministre, d’une telle infamie? Le 
colonel Henry ou les siens sont seuls responsables de ce crime 
odieux! 

« Ma femme était en Gironde auprès de sa sœur; elle accourt, et 
cette jeune et malheureuse femme que déjà un lâche émissaire du 
2e bureau avait assayé de circonvenir à Bruxelles, l’agent Duberne, 
eut l'énergie, le courage de démontrer que son mari était — sain 
d'esprit — revêtu de l'uniforme des pensionnaires de Sainte-Anne, 
de cet exécrable établissement où infirmiers et médecins ne sont 
que d’immondes bourreaux; c’est ainsi que j'apparus à ma femme 
qui, depuis, est atteinte d’une affection nerveuse. Au bout de 6 à 
8 jours, on me remit mon exeat. Les autorités médicales de Sainte- 
Anne reconnaissant ainsi l’infamie de ceux quim’y avaient envoyé !! 

« Ma femme, mon fils paralysé et moi, nous partimes aussitôt 
pour Anvers où nous nous embarquâmes au bord du Maine: quel- 
ques instants avant le départ, le chancelier du Consulat général de 
France m’apportait quelque argent — deux cents francs — et s’in- 


formait... de l’état de ma santé, de la part de ces messieurs du 
boulevard Saint-Germain ! (sie.) 


IL. ® 


4chiees 


Ut 


« En Italie, à Gênes, j'ai, sous la pression de la misère et... sw- 
tout. parce que je me trouvais sur un territoire dangereux pour 
moi..…., vu mes anciennes fonctions, … j'ai attesté chez le Consul que 
le 2e bureau s'était acquitté à mon égard; l'horrible appréhension 
d'être pris pour un fou, d’être dénoncé comme tel aux autorités 
italiennes, m'avait même engagé à ne point faire part à votre pré- 
décesseur — pendant mon séjour à Gênes —de l’abominable attentat 
dont s'était rendu coupable à mon égard le bureau des rensei- 
gnements de Paris. Ah! monsieur le ministre, j'ai cruellement 
expié les... services dont jadis me félicitaient, avec une exagération 
dithyrambique, tous ies officiers du 2° bureau. Pour le colonel 
Sandherr je valais &« au moins deux corps d’armée » (s2e) ll; le 
commandant Rollin m’accordait « une part dans lPobtention anti- 
cipée de son 4° galon et de sa croix » (sic) !! etc... etc. 

« Les colonels Sandherr et Henry m’avaient devant des témoins, 
qui, eux vivent encore, promis, juré, de ne m’abandonner jamais » 
ni moralement ni matériellement (fertuel), je prends à témoin de ces 
formelles déclarations les officiers Rollin, Burckhardt, Cordier, Gri- 
belin, etc... ; ur, on me jette à la porte sans raisons plausibles, sans 
motif aucun, si ce n’est celui que je vous ai plus haut exposé; on 
me ruine, on me vole, on me calomnie; ma famille 2ndirectement et 
perfidement avertie, se détourne de moi avec horreur. Petit-fils 
d’un général de division apparenté à deux amiraux, je suis pour 
les miens un objet de dégoût, d’exécration ! Seule, ma femme me 
reste dévouée ; un émissaire du 2° bureau vient à Bruxelles, le 
coquin, non content de fracturer mes meubles et de me voler, 
comme je l’ai expliqué plus haut, cherche à circonvenir Mme Lajoux, 
il lui offre une somme relativement importante si elle veut fuir avec 
lui à Paris — là elle publiera que je suis un traitre!! — et, par cela 
même, empêèchera à tout jamais mon retour en France... 

« La malheureuse et courageuse femme refuse. La persécution 
continue — elle n'a pas encore cessé! — Ces jours-ci, je lisais 
encore, à trois semaines de date, une sorte d’interviewdans certains 
journaux de Paris, inspirée par un mouchard, jadis employé par le 
9e bureau, le nommé C. Deneuvillers, l'âme damnée de Roche- 
fort, correspondant de l’{ntransigeant à Bruxelles. — Ici même, à 
plus de 3.000 lieues de l'Europe, j'ai trouvé des consuls acharnés à 
parfaire ma ruine, glissant à l'oreille de qui voulait les entendre 
« que j'étais un traître à la Patrie » (tertuel) et, par leurs insinua- 
tions lâches et perfides, m'empêchant de gagner ma vie, celle des 
miens! D'où les consuls Ritt et Hoff tiraient-ils leurs renseigne- 
ments? 

« Je demande réparation; je la veux complète et, enfin, défi- 
nitive! 

« Qu'on me lienne compte de ma discrète conduite depuis qu'on 
me chassa, comme le dernier des laquais, du service des rensei- 
gnements! Qu’on se rappelle les promesses formelles — faites 
solennellement sur l'honneur — par MM. Sandherr et Henry ; qu'on 
n'oublie pas les persécutions de tous genres dont on m’a accablé ; 
ma santé, celle des miens gravement compromise; la diffamation 


AO 


et la calomnie qui m’ont tué moralement — et qu’on se souvienne 
si on veut des services rendus. 

« Monsieur le Ministre, que votre administration me fasse obtenir 
une place convenable en France ou aux colonies, sous cette réserve 
que J'ai maintenant 44 ans! cette place, dix ans de service militaire, 
la campagne de Tunisie, plus de six ans passés au service de l’Etat- 
major général, n’y ai-ie pas un peu droit ? 

« Ou bien que définitivement, vous donniez des ordres, Monsieur 
le Ministre, pour que je puisse, enfin, m’établir définitivement ici, 
sans espoir de retour, sinon dans quelque 10 ans, dans ma patrie! 

« Bien modestes du reste sont mes prétentions eu égard au mal 
qu’on m'a fait et aux services que j'ai rendus: comme j'ai eu 
l'honneur de vous le dire en commençant, il me restera à la date du 
4er juillet prochain douze cents francs à recevoir sur la rente pro- 
visoire de 200 francs mensuels. Je demande — à défaut de place en 
France ou aux colonies — que l’on m’alloue pendant deux ans, à 
partir du 1°" juillet prochain, la somme mensuelle fire que je rece- 
vais du 2° bureau, soit 350 francs, mais avec l’autorisation formelle 
de pouvoir négocier anticipativement des réceptions, les traites 
qui me seront remises par le consul de France à San-Paolo. Je me 
constituerai de cette façon un capital d'environ 7,500 à 8,000 francs 
que j’emploierai, sous la surveillance immédiate du consul actuel, à 
l'achat ou à la création d'une librairie, commerce qui donne ici de 
féconds résultats, et en harmonie avec mes propres aptitudes. Si 
votre administration, au lieu de fractionner cette somme, pouvait 
me la servir en bloc, sous la surveillance précitée, cela vaudrait 
encore mieux et serait moins onéreux pour moi. 

« Est-ce trop demander, Monsieur le Ministre ? 

« Après les souffrances et les dangers courus... et pour ne pas 
succomber à la misère, pour ne pas voir ma femme — à la veille 
de devenir encore mère — manquer de tout, dois-je me rendre en 
France et demander à un tribunal de me juger et de me rendre 
enfin la justice qui m'est due? 

«Que l’on veuille bien me tenir compte de la dignité de ma vie au 
Brésil, du certificat que je joins à cette lettre, certificat qui prouve 
que, dès mon renvoi du 2° bureau, je sus m'employer et travailler à 
la satisfaction de mes chefs. Je serais encore à la « Métallurgique », 
si les agents du colonel Henry ne m’avaient pas rendu, par ordre, la 
vie impossible en Belgique ! 

« Cest quelques semaines après mon départ spontané de cette 
grande compagnie qu'on m'internait comme... fou ! quelle infamie !! 
« Je remets mon sort, celui des miens, entre vos mains, Mon- 

sieur le Ministre de la Guerre; j'attends avec confiance le résultat 
de ma démarche, je suis convaincu que votre décision me sera 
favorable, — dès qu’elle me sera parvenue, je m'installerai ici 
d’une façon définitive, et j’emploierai l’allocation accordée à cette 
installation, sous la surveillance consulaire. 
« Votre très respectueux et très dévoué serviteur, 
«Enmoxp Layoux, 


« à San Paolo (Brésil), » 


Er 


« P.-S. — J'ose espérer qu’on a donné suite à ma demande rela- 


tive à l'obtention de la médaiile coloniale (Tunisie). 


«On voudra bien me faire retour du certificat inclus. C'est res- 
pectueusement et en priant d’excuser la forme de cette lettre que 
j'adresse ce pli à Monsieur le ministre de la Guerre. » 


M° Lasor. — Nous voyons que les réclamations du sieur Lajoux 
s’étaient produites au mois de juin 1899, mais M. le commandant 
Rollin vient de dire, je crois, que ces réclamations s'étaient pro- 
duites déjà antérieurement, notamment avant le départ de Lajoux 
en septembre 1897, M. le commandant Rollin peut-il confirmer ce 
fait et le préciser ? 

Le Présinexr. — Veuillez préciser votre question, maître Labori. 

Me Laporr., — 1] y a un point que j'ai signalé, à savoir que les 
réclamations etexplications du sieur Lajoux auraient été présentées 
par lui depuis longtemps au bureau des renseignements, notam- 
ment avant son départ pour le Brésil le 24 septembre 1897, A cette 
époque M. Gribelin s’est rendu à Anvers et a remis une somme à 
M. Lajoux, l’a expédié pour le Brésil. 

Ces faits sont-ils exacts ? 

Le Présinexr. — C’est exact, il en a été déposé hier. 

Me Lagon. — Et monsieur le commandant Rollin les confirme ? 

LE commaxpaxr Roux. — Je n'étais pas au service des rensei- 
gnements à celte époque. 

Me Laporr. — Le commandant Rollin connaît la réponse anté- 
rieure faite par le ministre de la Guerre à M. Lajoux. 

Le commaAxpanr Rozix. —- Depuis qu'il a été licencié en 1895, on 
n'a plus eu aucun rapport avec lui. 

Me Liporr. — Voulez-vous me permettre, monsieur le président, 
en vertu de votre pouvoir discrétionnaire, de donner lecture de la 
lettre adressée le 8 janvier 1898 au ministre des Affaires étrangères, 
par le ministre de la Guerre. Voici cette lettre en réponse à une 
lettre du ministre des Affaires étrangères que M. le président 
pourra faire lire s’il le croit utile. 


Paris, 8 janvier 1898. 
Le ministre de la Guerre au ministre des Affaires étrangères, 
« Monsieur le Ministre et cher collègue, 
«Par dépêche du 3 janvier courant, vous avez bien voulu m’en- 


voyer une copie du rapport de notre Consul de San-Paolo (Brésil) 
relatif à Lajoux. 





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«J'ai l'honneur de vous remercier de cette communicationet de 
vous faire connaître que le nommé Lajoux a été employé au service 
des renseignements de 1890 à 1895. Il a dû être renvoyé en raison 
de ses nombreuses escroqueries au préjudice dudit service et de ses 
relations nettement établies à plusieurs reprises avec les agents 
d'espionnage en Belgique. C’est un individu des plus dangereux, 
absolument taré et dont il y a lieu de se méfier en toute circons- 
tance. 

« Veuillez agréer, etc... » 


Suit une seconde lettre du 10 mars 1898, écrite après que le 
ministre des Affaires étrangères avait porté à la connaissance 
de M. le ministre de la Guerre qu’une certaine somme avait 
été donnée au sieur Lajoux pour le faire partir. 

Voici cette lettre : 


Paris, 10 mars 1898. 


M. le ministre de la Guerre à M. le ministre des Affaires étran- 
gères : 


« Monsieur le Ministre et cher collègue, 


« Par dépêche du 5 mars courant vous avez bien voulu me com- 
muniquer le rapport de notre consul de San-Paolo (Brésil). Jai 
l'honneur de vous remercier de cette communication. Il faut en 
informer M. Ritt que le sieur Lajoux n’a reçu du département de 
la guerre, au moment où il s’est embarqué, que la somme strictement 
nécessaire à son voyage en troisième classe. 

« Cette somme lui a été remise alors dans un but humanitaire et 
nullement, comme il le prétend, pour éviter ses révélations. Cet 
individu n’a d’ailleurs en sa His aucun renseignement pou- 
vant présenter de l'intérêt. 


Et maintenant je demande à M. le commandant Rollin comment 
il peut expliquer que, alors qu'on considère un homme comme un 
homme taré et un escroc, on lui donne aujourd’hui une pension de 
deux cents francs. 


M. RozuN. — J'ai répondu tout à l’heure, mon colonel. 
Le PRÉSIDENT. — Veuillez préciser votre réponse. 
M. Rozuix. — J'ai dit qu'une décision avait été prise, dont je 


revendiquais la responsabilité, en souvenir des services qu'il avait 
rendus. Cette mesure avait été prise à son égard, dans un senti- 
ment d'humanité. ; 

J'avais connu Lajoux au moment où il nous servait bien; et 
c’était en récompense de ses services passés, et surtout en l’état de 
misère où il se trouvait en Italie qu’on a pu prendre à son égard 


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cette mesure de bienveillance, mais rien ne forçait à le faire, et 
l’on pourrait la lui supprimer si l’on voulait. 

Me Lagon. — Le conseil appréciera la situation et jugera ce qui 
s’est produit, en même temps que les mérites de Lajoux. 

Je passe à un autre incident dont je vous demande la permis- 
sion de dire un mot; puisque M.le commandant Rollin se trouve ici 

puisqu'il est chef du service des renseignements, peut-être pour- 
ra-t-il répondre à une question que je vais avoir l'honneur de lui 
poser. 

Il a certainement entendu parler du rapport attribué à un 
attaché militaire étranger qui vient d'être d’ailleurs l’objet d'un 
démenti bruyant, et qui date du 30 novembre 1897; M. le comman- 
dant Rollin pourrait-il nous dire s’il prend la responsabilité de la 
traduction qui a été présentée de ce rapport ? 

Le PrésipenT. — Est-ce vous qui avez fait faire cette traduction? 


Le commanpant Rozux. — Ce n’est pas moi, elle a été faite anté- 
rieurement à mon arrivée. 
LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Pardon, mais je crois que 


nous sommes sur un terrain que nous ne pouvons traiter publique- 
ment. Si vous voulez, monsieur le défenseur, traiter cette question, 
nous prendrons un temps pour la traiter à huis clos. C’est un intérêt 
d'État. 

Me Lasorr. — Je me permettrai de faire une réponse très res- 
pectueuse. Je dirai d’abord que M.le commissaire du Gouverne- 
ment pourra prendre toutes les réquisitions qu'il croira devoir 
prendre; la défense, en présence de ces réquisitions, fournira ses 
explications au Conseil qui appréciera. J'ajoute que ce n’est pas 
nous qui avons provoqué l'incident dont je parle: c'est M. le géné- 
ral Mercier qui a apporté à la barre, contrairement d’ailleurs aux 
engagements que nous avions pris(nous, pas lui, bien entendu) le 
nom de l’attaché militaire en question ; et à cette occasion je ferai 
remarquer que nous devons être autorisés à marcher sur le même 
terrain qui n’a pas été interdit à M. le général Mercier. 


Le Présipexr. — Je vous ferai remarquer que nous avons pris 
l'engagement de ne pas parler de ces choses-là. 
Me Lagorr, — Aussi n’ai-je pas prononcé un seul nom. Il a été 


entendu que nous aurions le droit de parler de toutes les pièces du 
dossier secret en employant des initiales pour les noms. Aussi 
n’ai-je pas prononcé un nom. 

Le Présipexr. — Continuons sur ce terrain. 

le Lagori.—J’ai parlé d'un rapport de 1897 écrit par un atta- 


’ 

; 
2 
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ché militaire étranger; je n’ai pas dit autre chose. Ce n’est pas de 
ma faute si la pièce a été plus particulièrement désignée. 

Je crois que sur ce terrain je suis autorisé à demander si M. le 
commandant Rollin prend la responsabilité de la traduction pré- 
sentée par M. le général Mercier. 

LE PrésIneNT. — Prenez-vous la responsabilité de la traduction 
de cette pièce? 

Le coMManpanr RoLzix, — Depuis que je suis au service des ren- 
seignements, je ne m'occupe en rien de l’affaire Dreyfus. 

Le Présinexr. — Vous êtes étranger à cette pièce? 

LE comMaxDANT RoLLIN. — Je suis absolument étranger à cette 
affaire. J’ai eu l’occasion de voir la pièce dans son texte allemand, 
c’est tout. 

Me LaBorr. — M. le commandant Rollin pourrait-il nous dire à 
qui je pourrais utilement poser la question que j'ai honneur de lui 
adresser? 

LE commanDanr ROLLINX. — Je ne sais pas qui à fait faire la tra- 
duction. 

Me Lagorr. — Alors, je demande au Conseil quelle peut être la 
valeur de pièces que nous ne pouvons discuter, et dont il est même 
impossible de savoir qui prend la responsabilité ? 

Le PrésipexT, à Me Labori. — Vous avez vu la pièce elle-même, 
vous avez pu la traduire. 

Me Laporr. — Vous voyez, monsieur le Président, avec quelle 
prudence j'avance. 

Je ne me préoccupe même pas de demander quelle est l’authen- 
licité de la pièce. | 

Le Présinenr. — Nous en avons parlé à huis clos. 

Me Laporr. — C’est entendu... Je demande qui prend la respon- 
sabilité, si on la prend, de la traduction de la pièce telle qu’elle a 
été connue. 

Si M. le commandant Rollin ne veut pas répondre, le Conseil 
appréciera; quant à moi, je me réserve de prendre telles mesures 
qui me paraîtront indispensables. 

Le commaxpaxr RoLziN. — Je peux vous répondre, mon colonel, 
que j'ai reçu l'ordre, en prenant le service des renseignements, de 
ne pas avoir à m'occuper de l'affaire Dreyfus. 

LE PRésineNT. — Le témoin n’est pas en mesure de répondre. 

Me LaBori. — Maintenant, je vous prierai, monsieur le Prési- 
dent, de vouloir bien demander à M. le général Mercier comment il 
a en sa possession une copie de cette pièce. 


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Le GÉNÉRAL Mercier. — Je ne crois pas avoir à répondre à cette 
question, monsieur le Président. (Mouvement prolongé.) 

Me Lagorr. — Monsieur le Président, monsieur le général Mer- 
cier a juré de dire toute la vérité. Je me permets très respectueuse- 
ment d’insister pour que les questions posées très respectueuse- 
ment et avec une grande prudence par la défense soient ici l’objet 
de réponses. Le conseil de Guerre n’est pas, comme la cour de Cas- 
sation, saisi d’un point restreint de l’Affaire. Le conseil de Guerre 
est saisi de toute l'Affaire. Nous avons besoin ici d’une lumière 
complète. J’insiste pour que M. le général Mercier réponde; car j'ai 
le droit d'avoir une réponse. (Sensation) 

Le Présipexr, — Monsieur le général Mercier, croyez-vous 
devoir répondre ? 

Le GÉNÉRAL Mercier, — Je ne veux pas répondre à la question 
de M° Labori. Mais je déclare que je prends sous ma responsabilité 
la traduction qui a été présentée au Conseil, 

M° Laporr. — Je n’ai pas pour habitude de ne pas insister très 
énergiquement sur les terrains où je me place. M. le général 
Mercier n’a qu'une responsabilité particulière à prendre. Il la 
prend, puisqu'il a présenté les pièces, Je me préoccupe, moi, 
d’une responsabilité officielle. Je n'ai pas eu de réponse, nous 
apprécierons. La question que je pose à M. le général Mercier est 
tout autre. Le rapport est du 30 novembre 1897. 

Le Présipenr. — Permettez, il y a là peut-être une erreur. 
Cette date du 30 novembre 1897 n’est pas celle du rapport, C’est 
celle de son entrée au Service des renseignements. 

M°Lasorr. — C’estentendu, monsieur le Président. La pièce est en- 
trée le 30 novembre 1897. À ce moment, M. le général Mercier n’était 
plus ministre de la Guerre. Il y a maintenant une loi sur l’espion- 
nage qui interdit la communication de documents secrets. 

Je demande à quel titre, car nous sommes ici en présence, 
jusqu’à ce qu’on se soit expliqué, d’un délit, à quel titre M. le géné- 
ral Mercier est détenteur de cette pièce. (Sensation prolongée.) 

Je constate que M. le général Mercier refuse de répondre. Je 
reposerai alors ma question d’une manière plus large et je deman- 
derai à quel titre M. le général Mercier est détenteur de toutes les 
pièces du dossier secret. 

Je vois que lorsque nous touchons des points délicats, il est dif- 
ficile d'obtenir des réponses. Je prierai monsieur le Président lorsque 
M. le commandant Rollin ‘aura fiui, de vouloir bien rappeler M. le 
général Mercier à la barre, j’aurai pas mal de questions à lui poser, 





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et jJimagine que je rencontrerai beaucoup de refus de répondre. 
(Mouvement.) 

Voici ma dernière question à M. le commandant Rollin. 

Il vous a dit qu’il avait confiance dans l’agent Guénée. Est-ce 
que M. le commandant Rollin connaît les dépositions de l’agent 
Guénée devant la Cour de cassation? à 

LE commanpANT RoLLIN. — Je les ai lues dans les journaux. 

Me Lagorr. — Est-ce que M. le commandant Rollin sait, par 
exemple, que sur une foule de points et à propos d’une foule de 
racontars rapportés par lui, M. Guénées’est complètement démenti le 
lendemain du jour où il les avait produits ? Je dis cela pour éviter 
la lecture de la déposition. 

LE commanpaxT RoeLLiX. — Cela ne m'a pas frappé. 

Me Lasorr, — Alors, monsieur le Président, voulez-vous me per- 
mettre de lire quelques passages de la déposition Guénée en date du 
27 janvier. 


M° Labori donne lecture du passage suivant de la déposition de 
M. Gruëénée devant la Cour de cassation : 


Le PrésipeNr. — Dans votre déposition du 18 janvier, vous avez 
fait allusion à une scène qui se serait produite chez une femme 
entre Dreyfus et un commandant étranger. Ce commandant aurait 
reproché à Dreyfus de devenir trop exigeant, et aurait menacé de 
le perdre. Pouvez-vous nous faire connaître d’où vous vient cette 
information ? Et comment il serait possible de la contrôler ? Pou- 
vez-vous nous citer des noms de personnes qui pourraient appuyer 
de leurs déclarations celles que vous avez faites ? 

M. GuéxÉE. — Je ne puis citer aucun nom. J’ai été mis au cou- 


rant de cette scène par des racontars, par les dires des personnes, 


soit françaises, soit étrangères, qui fréquentaient chez cette femme, 
c’est-à-dire la Bodson. Je ne saurais vous citer aucune personne 
pouvant étayer de sa déposition ma déclaration. 

_ Le Présipenr. — Vous nous avez déclaré qu'après l’arrestation 
de Dreyfus, vous vous étiez rendu compte que certains renseigne- 
ments, que vous aviez été mis à même de fournir au bureau des 
renseignements, se rapportaient à Dreyfus. Quels sont ces rensei- 
gnements ? Et quelle en est la source? 

M. GuÊNÉE. — Ces renseignements pouvaient se rapporter aussi 
bien à Dreyfus qu’à un autre, mais, comme seul Dreyfus était 
inculpé, tout retombait sur lui, c’était « la tête de Ture ». 

LE PRÉSIDENT. — Par quelle voie avez-vous su que Dreyfus fré- 
quentait le Betting-Club, le cercle Washington, le New-Club et le 
Cercle des Capucines ? 

M. Guénée, — C’est un bruit qui courait parmi les habitués de 
tripots qui fréquentent les cafés des boulevards et les boulevards. 





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LE PRÉSIDENT. — Avez-vous pu vérifier vous-même si Dreyfus 


fréquentait ces établissements? 
M. Guéxée. — Non, monsieur, mais je puis vous dire que, le 
jour de la première audience. 


… Je ne veux pas lire toute la déposition pour épargner les ins- 
tants du Conseil qui la connaît. 

Le Président prie M° Labori de se ménager un peu. 

Me Lapor. — Je demande à la suite de cette lecture à M. le 
commandant Rollin si c’est ainsi que doivent procéder des agents 
dans lesquels on a de la confiance ? 

LE commaxpanT RoLLINX. — Je n’ai pas à m'occuper de l’agent Gué- 
née ni de ce qu'il a pu dire ou raconter alors que je n’étais pas au ser- 
vice des renseignements, je n’ai pas à m'occuper de l’affaire Dreyfus 
à laquelle je n’ai nullement été mêlé et pour laquelle j'ai reçu l’ordre 
de ne rien faire. 

Le Présinexr, — Vous êtes complètement étranger à la déposi- 
tion de l’agent Guénée devant la cour de Cassation? 

LE commanxpanT RoLLIX, — Absolument. 

Me Laporr. — Donc, et c’est tout ce que je veux retenir, il n'y 
a rien à garder du témoignage de confiance que M. le commandant 
Rollin a donné tout à l’heure à l'agent Guénée. 

LE commaxpanT RoLLix. — J'ai dit que j'avais confiance en ses 
indications, mais je n’ai parlé que des affaires de service. 

Le Présinexr, — Votre confiance a trait aux affaires que vous 
avez traitées ensembl2. 

Me Lapor. — C'est l’affaire Dreyfus qui nous occupe. 

J’ai une dernière question à poser au témoin. 

Quel est le nom de l'officier qui est allé à Gênes au nom du 
service des renseignements ? 

LE commanDANT RoLuIN. — Je crois qu’il est inutile que le nom de 
cet officier soit publié; c’est déjà bien assez que je me sois brûlé 
moi-même. 


LE PrésibexT. — Il y a un intérêt de service à ce que le nom 
de cet officier ne soit pas connu. ? 
Me DemaxGe. — Sans nommer de noms, à Anvers d’après la 


lettre que j'ai eue tout à l’heure sous les yeux, M. Gribelin aurait 
été accompagné par un officier du service des renseignements; 
pourrait-on dire par qui? 

LE COMMANDANT RoLLix. -— Je n'étais pas au service à ce mo- 
ment-là. 

LE Présinexr. — Le témoin ne pourra évidemment répondre 





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qu’au sujet des faits qui se sont passés pendant qu'il était au 
service. 

Me Demance. — Peut-être M. Gribelin pourrait-il alors nous 
répondre de sa place? 

Le Président pose la question à M. Gribelin. 

M. GriBeux. — J'ai déclaré hier que j'avais été accompagné 
par le correspondant du service à Bruxelles, et non par un officier, 

Le GÉNÉRAL Gonse, de sa place. — Monsieur le Président, je crois 
qu’il serait utile de lire une note qui me revient à la mémoire, et 
qui a été faite au ministère de la Guerre en 1895 au sujet de Lajoux. 
Cette note donnait au ministre des renseignements sur les commu- 
nications que Lajoux avait eues avec Richard Cuers. Cétait du 
temps du colonel Picquart. Cette note se trouve au dossier. 

Le crerrier Coupors donne lecture de cette note. 


Note sur le nommé Lajoux. 


— En 1890, le nommé Lajoux se fit embaucher comme agent 
par Richard Cuers, chef du service de l’espionnage allemand à 
Bruxelles. il proposa en même temps au service français d'entrer à 
sa solde. Cette proposition fut acceptée et, jusqu’en novembre 
4894, époque de son renvoi définitif par les Allemands, Lajoux joua 
à notre profit et sur nos indications le rôle d’agent double. Dans le 
début Lajoux rendit de bons services; ses indications permirent de 
faire arrêter les espions Bonnet, Schneider, Theisen, etc., etc., et 
ces arrestations excitèrent la méfiance des Allemands qui, après 
l'avoir envoyé en Suisse et en Russie, le remercièrent en 1892. Ils 
le reprirent toutelois peu après, mais il est à remarquer, qu’à 
partir de ce moment, Lajoux ne leur rendit plus aucun service. 
Ivrogne, menteur, il inventait constamment des affaires qui n’exis- 
taient que dans son imagination et lui servaient de prétexte pour 
leur extorquer de l'argent. C’est ainsi qu'il se fit fort d'acheter 
l’agent allemand Richard Cuers moyennant une mensualité de 
600 marks, qu’il s'engageait à lui faire parvenir, La première men- 
sualité fut payée, l'on crut devoir s’en tenir là, la mauvaise foi de 
Lajoux étant par trop évidente. En juillet 1895, on résolut d'en 
finir avec Lajoux, dont les demandes d’argent étaient incessantes 
et dont l'attitude était des plus douteuses. A la suite d’une entrevue 
avec Richard Cuers à Luxembourg, sous le couvert de laquelle 
Lajoux est encore parvenu à extorquer de l'argent au service, on 
fit surveiller cet individu de près, et on acquit bientôt la conviction 
qu’il compromettait le service à Bruxelles et qu’il se donnait par- 
tout ouvertement comme agent du ministère de la Guerre français. 
On recueillit d’autre part des dires qui prouvaient que Lajoux 
entretenait secrètement des relations avec les agents allemands. On 
fit connaître alors à Lajoux qu’on lui paierait encore ses appointe- 
ments pendant trois mois et qu'il eût après à se procurer un autre 
emploi. Lajoux demanda immédiatement alors le paiement inté- 








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gral des trois mois, ce qui lui fut accordé, en plus du mois en 
cours. Depuis lors, il ne fit que réclamer, passant successivement 
de l’obséquiosité la plus complète à l’insulte. Il a menacé d’écrire à 
l’Intransigeant, de se plaindre à la justice belge, etc.; ces menaces 
sont restées sans effet. On a acquis ensuite la certitude qu’il a 
dénoncé à un gouvernement étranger un agent double qu'il avait 
autrefois fourni. Le nommé Lajoux ne recule devant aucun moyen 
pour se procurer de l’argent; plus on lui en donnera, plus il en 
demandera. On propose de garder vis-à-vis de lui attitude qu’on 
observe depuis six mois, savoir un silence absolu. 

Ci-dessous sont les indications des sommes touchées par Lajoux. 
Il y a lieu d'observer qu'il n'a rendu de réels services que pendant 
la première année, et, jusqu'en 1894, il était payé par le service 
français et par le service allemand. Rien ne dit du reste qu’il ne lui 
ait pas été payé en même temps par ce dernier. 


Sommes remises à Lajoux. — 1890 : 1,830 fr. ; — 1891 : 8,748 fr. ; 
— 1892 : 7,350 fr.; — 1893: 11,208 fr.; — 1894 : 11,330 fr. ; — 
1895: 5,530 fr. ; — Total : 45,896 fr. 


Le rapport est du 27 décembre 1895, 

Le Présinexr. — Accusé, levez-vous. Dreyfus, avez-vous une 
observation à faire? 

LE caPITAINE DREYFUS. — On a parlé tout à l’heure des cours de 
l’École de guerre. En 1894, on a fait une perquisition chez moi, on a 
saisi tous les cours, on a pu vérifier et il n’a été fait aucune obser- 
vation. 


Le PRÉSIDENT. — Il y avait des pages qui manquaient à ces 
cours ? 
Le caprraixe Dreyrus. — Non, mon colonel, lors des perquisi- 


tions de 1894 on n’en a pas parlé, j'entends le fait pour la première 
fois ici; c’est en 1897 ou 1898 que ce fait a été soulevé, c’est un fait 
nouveau, tout récent. Au procès de 1894, je le répète, lors de 
la perquisition, on n’a rien remarqué à cet égard et trois ans 
après on vient prétendre, je ne sais pour quelle raison, qu'il y 
a des pages qui manquent à des cours de l’École de guerre? (Mou- 
vement.) 

LE coMManxpanrT ROLLIN. — Voici, monsieur le Président, une 
demande de renseignements du colonel Sandherr au commandant 
Henry, au sujet des prétentions de Lajoux. 

Le Présipenr. — Il eût peut-être été préférable, mon com- 
mandant, de l'indiquer il y a un instant. 

Monsieur le greffier, veuillez donner lecture de cette lettre. 

LE crerrier Courois, lisant : 


LE 


« Les Loges, 22 août 1895. 
« Mon cher Henry, 


« Lajoux affirme un tas de choses, l’affirmation, c’est du reste 
son fort. Combien de fois ne nous a-t-il pas affirmé qu’il obtiendrait 
des résultats avec R.C.. résultats qu’il n’a jamais été question d'ob- 
tenir que dans son imagination qui est trop particulièrement ivre. 
Lajoux était animé des meilleures intentions, il voulait obtenir des 
résultats extraordinaires, il voulait se distinguer, il l’a fait en plu- 
sieurs occasions, et chaque fois nous l’en avons largement indem- 
nisé. Mais nous ne pouvions pas nous prêter indéfiniment à des 
expériences problématiques, qui demandent des sacrifices considé- 
rables d'argent. Cela, nous l’avons signifié à maintes reprises à 
Làajoux. Jamais nous ne lui avons promis une place ferme. Alors 
qu'il semblait marcher à souhait, nous l'avons encouragé certaine- 
ment et lui avons peut-être dit que s’il avait jamais des ennuis avec 
les Allemands, nous ne l'abandonnerions pas ni lui, ni sa famille, 
qu'il pouvait y compter. Voilà toutes les promesses verbales qu’en 
mon âme et conscience Je puis avoir jamais faites à Lajoux. Quant 
à des promesses écrites, je ne pense pas qu il y en ait jamais eu 
d’aucune sorte, j'en suis même sûr. » 


Le PrésipeNT. — De qui est-ce, cela? 

Le Gcrerrier Coupois. — Il n’y a pas de signature. 

LE commaxpanT RoLzLiNx. — Du colonel Sandherr. 

Le crerrier Coupois. — La lettre est du 22 août 1895, ce n'est 
pas signé. 


VINGT-SIXIÈME TÉMOIN 


M. AUGUSTE FERRET 


_ Le PRÉsineNT. — Vous avez été signalé par plusieurs témoins 
et notamment M. le général Mercier comme pouvant donner des 
renseignements au sujet de la présence de Dreyfus dans un bureau 
du ministère qui n’était pas le sien, à une heure où les officiers 
sont généralement absents, et où il compulsait des documents. Je 
vous ai fait venir pour que vous donniez ce renseignement au Con- 
seil; mais ayant été convoqué moins de trois jours avant l'ouver- 
ture des débats, vous êtes cité à titre de renseignement, et Je ne 
vous ferai pas prêter le serment. Veuillez nous donner vos nom, 
prénoms, votre âge. 


M. Ferrer. — Ferret, Auguste, 44 ans. 

Le PRÉSIDENT. — Avez-vous connu RU 

M. Ferrer. — Oui, comme stagiaire au 4° bureau. 

Le Présipexr. — Voulez-vous nous faire connaître les faits 


que vous connaissez ? 





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M. Ferrer. — C'était vers la fin de 1893. — M. le rédacteur em- 
ployé principal au 1°" bureau me remit une lettre de service pour le 
capitaine Dreyfus, je la lui remis. Le lendemain ou le surlendemain, 
je ne me rappelle pas très bien, je vins au bureau, comme d’habi- 
tude, à 9 heures, et je trouvai le capitaine Besse; je lui demandai 
du travail, il me dit que je faisais bien. Mon travail terminé, il 
était environ 11 heures, je suis allé déjeuner. En revenant de déjeu- 
ner, à À heure environ, j'aperçois un civil qui était assis à droite 
du bureau du commandant Bertin, qui faisait face au capitaine 
Dreyfus, lequel était debout devant l'armoire où sont renfermés les 
documents, Je montai à l’étage supérieur remettre mon-travail, et 
en descendant il n’y avait plus personne. 

Le Présibexr. — Le capitaine Dreyfus était-il employé au 
4° bureau à ce moment-là? 

M. Ferrer. — Je crois qu’il y était encore. 

Le Présinexr, — A quelle époque? 

M. Ferrer. — Fin 1893, depuis si longtemps, je ne puis pas pré- 
ciser. 

Le Présinenr. — Quelles étaient les pièces qu'il or ? 

M. Ferrer. — J'ai cru reconnaître le graphique des transports 
de couverture. 

Le PrésineNr. — Qu'est-ce qui vous fait croire cela? 

M. Ferrer. — J'ai entendu souvent parler de ces graphiques. 

Le PRÉSIDENT. — Avaient-ils une apparence extérieure per- 
mettant de les reconnaître facilement? 

M. Ferrer. — Oui, mon colonel. 

LE PRÉSIDENT. — Aviez-vous assez d’expérience pour les dis- 
tinguer des autres? 

M. Ferrer. — Oui, par des gros traits qu’ils portent. Le capitaine 
Bretaud a travaillé sur ces graphiques. 

Le PrésipexT. — Connaissiez-vous le civil qui était là? 


M. Ferrer. — Non. 

Le PrésibeNTr. — Vous ne l’aviez jamais vu au ministère? 

M. Ferrer. — Non. 

Le PrésipeNTr. — Ce n’était pas un ingénieur de la Cie de 
Est ? 

M. Ferrer. — Je ne le crois pas. J’ai été pendant huit ans au 


4° bureau; j'allais porter constamment des plis au réseau de l'Est 
et je connaissais généralement ces messieurs. 

Le Présinexr. — Dans quel bureau étiez-vous ? 

M. Ferrer. — Au 4° bureau. 


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Le PrésidENxT. — Quel en était le chef ? 
M. Ferrer. — Le colonel Bertin. 
Le Présent. — Le capitaine Dreyfus ne travaillait pas dans 


ce bureau ? 
M. FERRET, — Si. 
Le PRésipenTr. — A ce moment-là ? 
M. Ferrer. — Oui, mon colonel, il y travaillait à ce moment- 


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là. 
Ux memBre pu CONSEIL DE GUERRE. — Ce civil, dont vous parliez, 

vous l'aviez vu avant ? 

M. Ferrer. — Non. 


LE MÊME MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — Vous l’avez vu après ? 

M. Ferrer. — Du tout, mon commandant. C’estla seule fois que 
je l'ai vu. j 

LE MÊME MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — (Juand il vous à vu, il 
ne vous a rien dit? 

M. FerreT. — Non, il était assis. | 

LE MÊME MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — Vous n'avez rien re- 


marqué ? 

M. Ferrer. — Rien du tout. 

Me DemaxGe. — Voici la question, monsieur le Président, que je 
vous prierais de poser au témoin : Le témoin n’était-il pas secrétaire 
du commandant Bertin ? 

M. Ferrer. — Je faisais les enveloppes et quelques copies de 
lettres dont le commandant Bertin voulait conserver trace dans le 


bureau, mais c'était tout. 


Le Présipexr. — Étiez-vous attaché comme secrétaire au 
4° bureau ? 

M. Ferrer, — Certains gardes étaient employés à faire des écri- 
tures. 

Le Présipexr. — À faire des écritures? Alors ce n'était pas 
permanent ? 

M. Ferrer. — Nous étions cinq gardes qui étaient permanents ; 
généralement nous étions là pour faire l’autographie. 

Le Présiext. — Vous étiez attaché en permanence à ce ser- 
vice-là ? 


M. Ferrer. — Nous étions là pour faire de l’autographie et quel- 
ques écritures dans le bureau. 

Le Présienr. — Vous étiez secrétaire, employé comme secrétaire 
permanent au 4° bureau, section du réseau de l'Est? 

M.FERRET. — Oui. 








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Me Deuaxce. — Eh bien, monsieur le Président, voulez-vous 
demander au témoin ceci: M. le commandant Bertin était témoin 
important en 1894; une enquête sérieuse a été faite en 1894 à l'Élat- 
major, on a recueilli toutes les indications qui pouvaient être trou- 
vées à la charge du capitaine Dreyfus; eh bien! voulez-vous deman- 
der au témoin comment un fait de la nature de celui qu'il signale 
n’a pas été indiqué par lui lors de l’enquête de 1894. (Mouvement.) 

Le Présinenr, au témoin. — Voulez-vous indiquer au Conseil 
pourquoi, en 1894, vous n’avez pas cru devoir faire connaître ce que 
vous saviez ? | 

M. Ferrer. -— Mon colonel, je regrette, bien entendu, de ne pas 
l'avoir signalé, mais je n’avais pas à soupçonner mes chefs ; je pen- 
sais, à mon point de vue, que ce n'était pas mon devoir, je ne 
croyais pas qu'il y avait lieu de porter une plainte contre mes chefs. 

Me DemanxGe. — Voulez-vous me permettre de faire une remarque 
au témoin : je ne m'étonne pas qu’il n’ait pas signalé le fait immé- 
diatement au commandant Bertin, si anormal que cela paraisse, 
mais je demande au témoin pourquoi, quand le capitaine Dreyfus a 
été arrêté, devant le Conseil de guerre, quand on a fail une enquête 
au ministère sur les agissements du capitaine Dreyfus, il n'a pas 
fait cette révélation au commandant Bertin, près duquel il était 
tous les jours. 

Le PRÉSIDENT, 4 témoin. — Avez-vous eu connaissance des 
poursuites dirigées en 1894, contre le capitaine Dreyfus ? 

M. Ferrer, — Je n’en ai eu connaissance que quand le procès 
s’est déclaré. 

Le PRÉSIDENT. — Vous saviez qu’une instruction était ouverte 
au Conseil de guerre contre le capitaine Dreyfus; pourquoi n’avez- 
vous rien dit à ce moment? 


M. Ferrer. — Je n’avais pas à accuser mes chefs. 

LE PRÉSIDENT. — En justice, il n’y a plus ni inférieurs, ni su- 
périeurs. 

UX MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — Les armoires étaient-elles 


ouvertes dans le bureau ? 

M. Ferrer, — Elles étaient ouvertes. 

LE MÊME MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — Toutes ? 

M. Ferrer. — Toutes, plus un placard qui se trouvait derrière. 

M° DemaxGe. — Le Conseil appréciera ce silence gardé pendant 
cinq ans ! (Mouvement.) 

M° Laporr. — À qui M. Ferret a-t-il révélé ce fait pour la première 
fois ? 


— 39 — 


M. Ferrer, — J’en ai parlé au bureau à un employé du réseau 
de l'Est. 

LE PRÉSIDENT, — À quelle époque ? 

M. Ferrer. — Je ne peux pas indiquer d’époque précise, Oh! il 
y à bien longtemps. 

Le PRÉSIDENT. — Vous ne pouvez pas préciser l’époque ? 

M. Ferrer. —- Je ne puis pas préciser. 

Me Lasorr. — Cependant ce serait intéressant, monsieur le Pré- 
sident. 

Le PRÉSIDENT, du témoin. — Faïtes appel à vos s uvenirs, 
tâchez de vous rappeler en quelle année au moins vous en avez 
parlé à un employé du réseau de l'Est. 


M. Ferrer. — Peut-être l’année dernière, après le procès, depuis 
qu'on à fait l’ouverture du procès. 
Me Lagon. — Comment le témoin a-t-il su que la personne qui 


était dans le bureau était ur civil? 

M. Ferrer. — Elle était en civil. 

LE Présipexr. -— Elle n'avait pas l’allure d’un officier ? 

M. Ferrer. — Absolument pas. 

Le PRÉSIDENT. — Par la coupe de la barbe? 

M. Ferrer. — La personne paraissait assez jeune, elle avait une 
petite moustache naissante, et sa physionomie était très pâle. 


LE PRÉSIDENT, du capitaine Dreyfus. — Avez-vous des obser- 
vations à présenter ? 
Le caprraixe Dreyrus. — L’insinuation odieuse relevée par un 


ancien ministre de la Guerre et relevée de cette façon-là, vous la 
Jugerez ! (Sensation.) Je n’ai qu’un mot à répondre... 


Le PRÉésIbexT. — Vous n’avez pas d’autres observations à 
faire ? 
LE CApiraINE DREYFUS. — Pardon, mon colonel. Lorsque cet 


homme dit qu'il m'a vu à une heure de l’après-midi dans le bureau, 
c’est faux, attendu que jamais je ne suis allé au 4° bureau à une 
autre heure que l'heure réglementaire, c’est-à-dire à 2 heures. Quant 
à avoir introduit une personne étrangère à l’armée dans ce bureau, 
J'affirme que c’est faux ; jai dit déjà d’ailleurs hier pourquoi c’est 
une impossibilité, c’est en tout cas une difficulté. Je ne vois pas 
comment moi, officier, J'aurais introduit un étranger dans le bureau, 
où ‘tout le monde pouvait passer à chaque instant. C’était le bureau 
du commandant Bertin où tous les officiers passaient à chaque ins- 
tant, cela montre l’invraisemblance de cette déposition. Il venait à 
chaque instant dans cette section des ingénieurs du réseau de l'Est 
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qui étaient en civil etqui venaient attendre le commandant Bertin; 
il arrivait très souvent qu'il y eût, aux heures où un ou deux offi- 
ciers se trouvaient 1à, des personnes étrangères au bureau, ingé- 
nieurs ou membres du bureau militaire du réseau de VEst venant 
s'asseoir sur la chaise qui était à côté du bureau du commandant 
Bertin, pour l’attendre. 11 y avait des personnes que je ne connais- 
sais pas moi-même personnellement. Je n'ai plus rien à répondre. 


Le PRésipenNr. — Aviez-vous des heures de bureau bien régu- 
lières ? 

Le caprrAiINE Dreywus. — Oui, mon colonel. 

LE Présienr..— Aviez-vous adopté les heures de bureau régle- 


mentaires ? Vous prétendez à certains moments ne pas avoir les 
heures de tout le monde. 

LE CAPITAINE DREyrus. — Mon colonel, cela ne s'est produit qu'à 
une période, en 189%, du 16 août jusqu’à environ le 22 septembre, 
avec l'autorisation de mon chef de bureau, le colonel Boucher ; je 
n’arrivais au bureau le lundi qu’à midi. J'avais l'autorisation de 
partir le samedi soir pour Houlgate où setrouvait Mme Dreyfus, et 
de ne rentrer que le lundi à midi par le train qui arrive à da gare 
Saint-Lazare à 11 heures et demie.Je n’arrivais done à mon bureau 
qu'à midi le lundi. 

Le Présipgxr, — Et les autres jours, aviez-vous les mêmes 
heures du bureau? 

Le capiTaINE Dreyrus. — Absolument. 

Læ& PrésineNr. — Il semblerait résulter des dépositions de cer- 
tains témoins que vous aviez des heures différentes de celles des 
autres officiers. 

Le caprraine Dreyrus.— Il y à un seul témoin, le commandant 
Dervieu, qui a prétendu, en 1894, que moi-même, personnellement, 
je lui aurais raconté, à cheval, que j'arrivais au bureau à des heures 
quelconques ; au Conseil, en 1894, j'ai rappelé ses souvenirs, je lui 
ai rappeléque montant à cheval avec lui en août ou septembre 1894, 
jeluiavaissignalé le faitqueje viens de vous signaler, c'est-à-dire que, 
tous les lundis, j'arrivais à mon bureau entre midi ou midiet demi, 
ouune heure, à l'arrivée du train d'Houlgate, Cefaits’est produitavec 
l'autorisation du colonel Boucher, je le répète, du 16 août 1894 jus- 
qu'au 21 ou 22 septembre 1894, époque à laquelle Mme Dreyfus est 
rentrée à Paris. 

Le Présimenr. — C'est du commandant Dervieu que vous vou- 
lez parler ? 

Le caprrane DReyrus. — Oui, mon colonel. 





Et 


Le Présienr. — Il n’a pas encore déposé. 

Le carrraine Drevrus. — C'est tout ce que j'avais à dire. 

LE GÉNÉRAL Gonse. — Voulez-vous me permettre d’ajouter un 
mot pour compléter ma déposition ? | 

Le Présrpenr. — Veuillez approcher, mon général. 

Le GÉNÉRAL Gonse. — A la suite de la publication des dépositions 
dans le Figaro, où il a été dit qu'il était difficile d'entrer au ministère 
de la Guerre sans se soumettre à certaines conditions particulières, 
j'ai reçu une lettre de M. Lechatelier, ingénieur des ponts et chaus- 
sées, qui a été longtemps représentant du ministère des Travaux 
publics près le ministre de la Guerre. Si vous me le permettez, je 
déposerai cette lettre au dossier, elle est intéressante à lire. 

LE Présent. — Elle n’est pas bien longue? Veuillez en don- 
ner vous-même lecture. 

Le GÉNÉRAL Gonse. — J’en ai une autre qui est arrivée dans les 
mêmes conditions et qui émane d’un ingénieur des constructions 
navales, Voici la première lettre que j'ai reçue hier. 


Villers-sur-Mer, 20 août 4899, 
« Mon Général, 


« Gomme suite à votre déposition d'hier, j'ai l'honneur de: vous 
adresser les déclarations suivantes dont vous pouvez faire tel usage 
que vous jugerez utile : 

« 1° Pendant les six ou sept années que j'ai eu des laissez-pas- 
ser en qualité soit d'ingénieur du contrôle de l'Est, soit du commis- 
saire technique de la navigation, je suis entréau ministère plus de 
cent fois et Je n’ai pas dix fois eu à présenter ce laissez-passer ; 

« 20 Il m'est arrivé plusieurs fois d'emmener avec moi au minis- 
tère de la Guerre un ami, sans autre formalités que de lui ouvrir 
moi-même la barrière, de le faire passer devantmoi et de répondre 
au-salut du planton. 

« Veuillez agréer, etc. 

& LECHATELIER, 
« Ingénieur en chef des ponts et chaussées. » 


Voici une deuxième lettreécrite au général Mercier et qu’il m'a 
remise hier parce qu'il croyait ne pas pouvoir venir à l’audience 
de ce matin. Elle est de M. Revoil, ingénieur de première classe 
de la marine, au Creusot: elle est datée du 20 août 1899: 


« Mon Général, 


« Je viens de lire dans le compte rendu de la séance du conseil 
de Guerre d’hier l’affirmation de l’accusé qu’ilétait impossible d’in- 
troduire une personne étrangère dans les bureaux de l'Etat-major 
sans un laissez-passer signé du chef.de service. 








« Je crois devoir vous signaler qu'au début de mon service à la 
section de Madagascar, en novembre 1894, ignorant la consigne de 
la Guerre et venant du ministère de la Marine où l’entrée est libre 
au ministère, j'ai reçu à mon bureau sans difficultés plusieurs per- 
sonnes venant traiter avec moi de la mission dont j'étais chargée, 

« Veuillez agréer, etc. 

« Signé: REVoIL, 
«Ingénieur de re classe de la Marine. » 


Le caprraiNE DReyrus. — Les règlements étaient formels, cela 
ne prouve qu’une chose, c’est qu'il y a des personnes qui n’observent 
pas les règlements. Moi, je les ai toujours respectés. (Mouvement.) 

LE GÉNÉRAL GoNsE. — Je dois ajouter un mot. J’ai reçu beaucoup 
de députés et de sénateurs au ministère de la Guerre, et jamais ces 
messieurs n’ont demandé de laissez-passer ; ils entraient en montrant 
simplement leur médaille. 

LA carrraxe Drevrus. — Peut-être, pour le sous-chef d'État: 
major aux heures de réception officielle !... Si je me souviens bien, 
le règlement permettait aux personnes officielles de voir le chef ou 
le sous-chef d'Étal-major sans demander delaissez-passer; mais, 
pour nous, les règlementsétaient formels, il nous était interdit d'in- 
troduire qui que ce soit au ministère, et les camarades ou les autres 
personnes qui venaient nous demander au ministère étaient obligés 
de s'inscrire sur un registre placé dans une salle publique. 

Quant à moi, j’affirme que j’ai toujours respecté le règlement: s’il 
y en a qui ne l’ont pas respecté, je laisse leur acte à l'appréciation 
du conseil de Guerre. 

Me Demaxce. — Il résulterait de ce que vient de dire M. le géné- 
ral Gonse que l’on peut pénétrer bien facilement au ministère de la 
Guerre et qu’il y a des documents secrets sur lesquels on peut être 
renseigné sans être officier. (Mouvement prolongé.) 


VINGT-SEPTIÈME TÉMOIN 


M. LE LIEUTENANT-COLONEL BERTIN-MOUROT 


Berrix-Mouror, Albert-Léon. — Quarante-six ans et demi, 
lieutenant-colonel au 74° de ligne, à Paris, prête serment. 
Le PRÉSIDENT. — Connaissiez-vous laccusé avant les faits que 
lui sont reprochés? 
LE LIEUTENANT-COLONEL BERTIN-MouroTr. — Je l’ai eu sous mes 
ordres au ministère de la Guerre. 


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Le PRÉSIDENT. — Vous n’êtes ni son parent ni son allié? Vous 
n'êtes pas à son service et il n'est pas au vôtre? 

LE LIEUTENANT-COLONEL BerriIN-Mouror. — Non, monsieur le prési- 
dent. 

Le PRÉésiDENT, — Vous avez déposé à l'instruction de 1894 
sur l’attitude de Dreyfus pendant que vous l’aviez sous vos ordres 
au 4° bureau. Je vous prierai de vouloir bien faire votre déposition 
à ce sujet, et d'y joindre les autres faits qui ont pu venir à votre 
connaissance. 

Me Lagort. — Monsieur le président, voulez-vous prier les témoins 
d'élever un peu la voix. Nous les entendons très difficilement. 

LE PRÉSIDENT, — Je vous prierai de parler un peu plus haut, 
de manière que la défense vous entende bien nettement. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BERTIN-Mouror. — J’exposerai d’abord au 
Conseil les conditions dans lesquelles le capitaine Dreyfus est 
entré dans mon service, et les raisons pour lesquelles je l'ai mal noté 
à son départ. 

Vers la fin du premier semestre de 1893, rentrant de mission — 
mes missions étaient fréquentes, — j'appris que, pendant mon 
absence, la réparlition des stagiaires faite au quatrième bureau 
m'avait attribué le capitaine Dreyfus, lequel m'était complètement 
inconnu en bien ou en mal. Le colonel Gonse, chef du quatrième 
bureau, m’en parla comme d’un officier très bon. Le travail des 
officiers de la commission du réseau de l’Est se faisait en commun 
dans une même salle, Toute question traitée par l’un d’entre nous 
était communiquée aux autres, de façon que, pendant l’absence de 
l’un quelconque d’entre nous, le service restât assuré. 

Lorsque le capitaine Dreyfus arriva parmi nous, je lui traçai les 
mêmes méthodes de travail qu’à ses nombreux prédécesseurs, 
c'est-à-dire d’une part la collaboration immédiate, directe, à tous 
les travaux de la Commission du réseau, et d’autre part l'étude 
méthodique, forcément progressive de tous les dossiers renfermés 
dans les armoires.Je donnai au capitaine Dreyfus la clef et le secret 
de toutes nos armoires. à 

Au bout de quelque temps je remarquai chez le capitaine Dreyfus 
une tendance à s'affranchir de cette collaboration directe que tous 
ses camarades, ses nombreux prédécesseurs, avaient fournie, et 
dont ils se trouvaient récompensés par l'intérêt de plus en plus 
grand des questions que je leur confiais à traiter. 

Bien différent de ses devanciers, le capitaine Dreyfus parlait 
haut, interrogeait beaucoup, s'attachant plus au résultat de nos 


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études qu'à nos procédés'de travail; etilse complaisait dans l'étude 
de nos dossiers les plus secrets, journal de mobilisation, transports 
de concentration, transports de couverture, aw point que'je finis 
par en faire la remarque. Je fus mécontent de voir cet officier 
exploiter ainsi la situation que lui créait son entrée à la commission 
du réseau de l'Est, où beaucoup de secrets aboutissent, et où sa 
curiosité pouvait en toute liberté se satisfaire; sans qu’il fournit à 
nos travaux la collaboration sur laquelle'je comptais. Vers lemilieu 
du semestre, tous les stagiaires furent réunis pour exécuter en 
commun un travail d'ensemble, sous la direction du sous-chef de 
bureau, et je n'eus plus à m’occuper du capitaine Dreyfus; jusqu'au 
jour où, à son départ du quatrième bureau, fin décembre 1893, j'eus 
à le noter. 

Mes notes, que je n'ai plus — il y a cinq années que je n'ai pas 
remis les pieds au 4° bureau — et que je remettais à mes chefs, ces 
notes, je les complélais verbalement. Elles signalaient la ‘vive intel- 
ligence du capitaine Dreyfus, sa facilité d'assimilation, mais en 
même-temps l’impression nettement défavorable que me laissait son 
caractère et sa manière de servir. 3 

Pour compléter ce qui est relatif à cette période, J'arriveà la 
déposition de M. le général Mercier en ce qui me concerne. M. le 
général Mercier arapporté devant vous une conversation qui jette 
peut-être un jour singulier sur la conception de l’idée de patrie 
chez lé capitaine Dreyfus. Je n’ai pas rapporté cette conversation 
au procès de 1894 parce que je n’ai pas voulu charger systémati- 
quement un accusé et parce que j'ai préféré admettre l’hypothèse 
d'un malentendu, d'une soudure incohérente entre deux: pensées 
dont la première, celle que j'avais émise, pouvait avoir été mal 
comprise par l'accusé. Mais depuis, cette conversation est revenue 
dans ma mémoire; j'en ai parlé autour de moi, puis, lorsque dans 
l'éloignement où je vivais de ce qui'se passait à l’'État- major dé 
Farmée, j'ai appris la conversation sur les Alsaciens tenue à l’E École 
de guerre, ce qui avait été dit devant moi en 1893 m'a paru avoir 
peut-être de l'importance et je me suis décidé à rapporter cette 
conversation devant vous. La voici. Je rentrais de mission sur les 
lignes des Vosges: je racontais que j'avais même poussé jusqu’à la 
frontière, que je le regrettais, n'ayant trouvé là que des impressions 
pénibles, si près de cette ligne frontière tracée sur mon sol natal 
avec, de chaque côté, un Dieu des armées différent. Je fus interrompu 
brusquement par le capitaine Dreyfus: « Mais cela ne pourrait 
pas être pour nous autres juifs; partout où nous sommes; notre 


Et 


Dieu est avec nous: » J’éprouvai un! profond malaise; ce’ n'est: pas 
ainsi que j'avais entendu commencer la conversation: Je: ne 
m'attendais pas à cette interruption, je brisai là et me remis : au 
travail. 

L'année suivante, 1894, je rentrais encore d’une: absence ; 
je venais de reprendre mon service au 4° bureau, lorsque je fus 
appelé chez le colonel! Fabre. Lie colonel tenait en mains des docu- 
ments photographiés; il me demanda de lui apporter le registre 
de copies de lettres sur lèquel il croyait trouver l'écriture du capi- 
taine Dreyfus. Je compris à la figure du colonel que quelque chose 
de grave se passait. Je tiens à dire tout de suite que c'est seule- 
ment plusieurs années après et, je précise, l’an dernier, me retrou- 
vant comme témoin du procès Henry-Reinach avec mes camarades 
du ministère, c’est -seulement à ce moment que j'ai appris que 
pendant mon absence le colonel Fabre avait fait demander ce 
registre de copies de lettres à mon premier adjoint et avait déjà 
fait des comparaisons d’écritures qui l'avaient fixé. J'apportai 
donc au colonel Fabre mon registre de copies de lettres: et après 
quelques recherches je lui présentai quelques pages d’écriture-du 
capitaine Dreyfus. 

Le:colonel découpa ces feuilles, les conserva et, me congédiant, 
m'in vita à garder le secret le plus absolu sur ce que je venais de 
voir et d'entendre. C’est ainsi que j'ai appris ce qu’allait devenir 
Paffaire Dreyfus. 

J'arrive maintenant à mes relations avec M. Scheurer-Kestner… 
Mais si vous le permettez, pour conserver l’ordre chronologique, je 
parlerai d’abord de la déposition de M. le général Mercier, en: ce 
qui concerne la mission qu’il m’a donnée auprès du Président de la 
République. Le dernier jour du procès de 1894 l'audition des 
témoins étant terminée, nous fûmes congédiés. Je sortis du conseil 
de Guerre impressionné par l'attitude générale de l’accusé, par 
altération de ses traits au moment où la déposition de M. Bertillon 
faisait la démonstration d’un système dans lequel entrait un mot 
clef : la culpabilité de l’accusé ne me parut plus douteuse. 

Mais s’il était coupable, <mon service se trouvait gravement 
touché, l'angoisse que j’éprouvai alors fut tellement vive que, 
rentré au Ministère, je cherchai à voir mes chefs; ils étaient 
absents, ils n'étaient pas: encore rentrés. J’allai alors trouver le 
général de Boisdeffre qui, après m'avoir entendu, m'adressa: au 
ministre. Le général Mercier me reçut immédiatement. Je dis au 
ministre mes impressions d'audience, mes angoisses, la gravité de 


"10% 


la déclaration de culpabilité de l’accusé, gravité bien plus grande 
si c'était lui que si c'était un autre, et depuis, j'ai toujours eu cette 
pensée, la pensée de celte gravité plus grande si c'était lui que si 
c'était un autre. 

Je rappelai au ministre les précautions minutieuses prises autour 
de tous les documents de la couverture, les procédés employés pour 
la faire exécuter sur mon réseau par ce personnel admirable de la 
Cie de l'Est à la charge duquel jamais la moindre indiscrétion n’a 
été relevée. Mais si le coupable est un officier de la Commission, si 
le conseil de Guerre déclare coupable l'officier qui se trouvait au 
centre même de la Commission, qui possède tout le mécanisme de 
la couverture, alors, les documents livrés sont importants, le 
dommage est grand, il faut immédiatement y parer. 

Le ministre me prescrivit d’aller trouver immédiatement le 
Président de la République, Je fus reçu à l'Élysée par le général 
Berruyer; le Président était à la chasse, il allait rentrer bientôt. 
Après environ une demi-heure d'attente, je fus introduit auprès de 
M. Casimir-Perier, dans son cabinet. « Sera-t-il condamné? me dit le 
Président, quand j'ai eu terminé. — J’ignore s’il sera condamné, 
répondis-je, mais s'il est condamné, une calamité plus grande 
encore peut tomber sur nous, c’est qu’il s'échappe, c’est qu'il se 
commette une évasion. S'il est condamné, les mesures les plus 
énergiques doivent être prises pour que le dommage ne continue 
pas. » 

Le Président m'écouta avec une attention qui me frappa. Je 
puis même dire au Conseil qu’en sortant de l'Élysée, ému par cette 
conversation, j’eus l’impression très nette qui m'est restée, que 
moi, soldat, j'avais parlé à un soldat! L’entretien fut long; il est 
encore dans mes souvenirs qu’à deux reprises, pendant cette 
audience, la porte du cabinet de M. Casimir-Perier s'ouvrit et je vis 
entrer un personnage que je crus être M. Lafargue, secrétaire 
général de la Présidence. Le Président, d’un geste de la main, lui 
indiqua qu’il n’eût pas à entrer. 

Quand je sortis de l'Élysée, il faisait nuit ; je rentrai directement 
à mon domicile, où j'appris le soir que la condamnation avait été 
prononcée. 

J'arrive maintenant à mes entrevues avec M. Scheurer-Kestner, 
vice-président du Sénat, alors que j'étais lieutenant-colonel d’infan- 
terie à Belfort. 

Le récit de ces entrevues vous a été fait par M. le général Billot. 
Je n'aurais rien à y ajouter si, dans la déposition faite ensuite 


2 


= Al — 


devant vous par M. Picquart, déposition que j'ai lue dans un compte 
rendu du Figaro (j'ignore s’il est exact et m’en méfie), si dans cette 
déposition, dis-je, je ne trouvais, sous les facettes multiples qu’elle 
présente, peut-être deux insinuations, l’une qui me vise, l'autre 
qui vise M. Scheurer-Kestner. 

Je regrette vivement la maladie et l’absence de M. Scheurer- 
Kestner. Avec sa loyauté habituelle, il aurait déclaré ici que l'appel 
est venu de lui, non de moi. 

Depuis le début de 1895, j'avais quitté le service d'État-major et 
j'ignorais absolument comme il a pu s’en apercevoir tout de suite, 
tout ce qui s’était passé, tout ce qui se passait à l’État-major de 
l’armée depuis mon départ. 

Les relations d'amitié que j'ai nouées à Belfort avec sa fa- 
mille ne sont plus qu’un souvenir, mais ce souvenir doit rester 
intact. 

Je verse donc au dossier bien malgré moiune lettre du 24 mai1897 
qui m’a été adressée par M. Scheurer-Kestner. 

. Cette lettre établit nettement que l’appel est venu de lui. 
Le 6REFFIER Coupors donne lecture de la lettre : 


Le 24 mai 1897. 
«Mon cher colonel, 


«Désirant vousentretenir d'uneaffaire quim’intéresse et au sujet 
de laquelle je crois que vous êtes à même de me donner des indi- 
cations précises, je viens vous prier d’avoir l’obligeance de me 
donner un rendez-vous. 

«Je me propose d’aller jeudi à notre établissement de Bellevue et 
d’en repartir vendredi matin pour aller prendre à Belfort le train de 
Paris. Si vous pouviez me donner rendez-vous vendredi matin, 
avant mon départ, par exemple à dix heures et demie, je pourrais 
aller vous trouver. 

«Comme j'ai à vous parler d’uneaffaire confidentielle, il fautque 
nous nous arrangions de manière à ne pas être entendus et si votre 
bureau ne s’y prête pas facilement, nous pourrions nous rencontrer 
chez mon neveu à qui j'en ai touché un mot, Je vous serre cordiale- 
ment la main. 


(Signé : SCHEURER-KESTNER. » 


LE LIEUTENANT-COLONEZ Berrix-Mouror. — Le neveu dont il est 
question dans cette lettre était mon ami Jean. 

Je passe maintenant à la deuxième insinuation. 

J'ai toujours parlé de M. Scheurer-Kestner comme d’un honnète 
bomme qui a suivi la voix de sa conscience. 

Laisser croire que M. Scheurer-Kestner m’a alors tendu un tra- 





quenard ne me paraît pas possible. C’est tout ce que J'avais à dire 
sur cet incident. | 

J'ai encore à parler de deux dépositions que j'ai apprises: par les 
comptes rendus dits sténographiques. 

La première de ces dépositions est celle: du général Gonse sur 
un fait qui, parail:il (car je l’ignore absolument), s’estipassé dans 
mon bureau. 

J'ai été frappé alors de la réponse faite par l'accusé. 

Il disait qu’il n'avait pu faire entrer au bureau un étranger puis- 
qu'il n'avait même pu faire entrer un de ses amis:quitétait dépaté. 
Cette réponse m’a frappé; car:il est resté dans mes souvenirs: que 
des députéset des sénateurs pouvaientlibremententrerau ministère, 
Mes souvenirs étaient si exacts que, du temps où j'étais au minis- 
tère, par conséquent jusqu’à la fin de 1894, il existait près de-la 
porte d'entrée une pancarte faisant connaître que MM. les dépu- 
tés et MM: les sénateurs n'étaient pas soumis: à la formalité du 
laissez-passer 

Nous sommes ici pour chercher la vérité. J'apporte ces argu- 
ments. J'ai appris ensuite par un autre compte rendu sténogra- 
phique, dans la déposilion du commandant Cuignet, qu’un autre 
fait s’est passé à propos de mon service; cependant je suis en mesure 
de faire connaître au conseil, toujours pour la recherche de la 
vérité, que lorsque le capitaine Dreyfus est arrivé dans mon service, 
un des premiers travaux que je lui ai confiés était une étude sur les 
ouvrages minés, question touffue, difficile, à propos de laquelle un 
règlement venail d’être publié ou allait être publié. Je n’ai donc 
pas trouvé étonnant que le capitaine Dreyfus, chargé de cette étude 
sur les ouvrages minés, ait été en relations avec le capitaine Cuignet 
qui était chargé de la première section; mais ce que j'ai trouvé 
étonnant, et c'est sur ce point que j'appelle l’altention du Conseil 
pour la recherche de la vérité, c’est qu'une conférence complète, 
totale, sur l’ensemble de nos dispositions de mines ait été faite sur 
ma demande au capitaine Dreyfus par le capitaine Cuignet. 

Je sais aussi, je puis le dire au conseil, que le capitaine Dreyfus 
n’a pas été chargé tout le temps de cette question d'ouvrages minés, 
questions touffues qui sont difficiles, je le répète. 

«Lorsque le capitaine Boullenger, adjoint titulaire de la commis- 
sion de l'Est, est arrivé, je me souviens que je lui donnai des ques- 
tions d'ouvrages minés; je-me souviens aussi qu'avant son arrivée 
ce n'était pas le capitaine Dreyfus qui en était encore chargé; c'était 
mon premier adjoint, lecommandant du génie Bretaud ; ilest d’ail- 


ARNO 


> leurs facile dans le dossier d'ouvrages minés qui existe à la com- 
mission du réseau, dans mes armoires, que je n’ai pas vues depuis 
cinq ans; de retrouver la trace des études faites soit par Dreyfus, 
soit parBretaud, soit par Boullenger. 

Ce qu’a dit devant vous le commandant Cuignet, je ignore ; 
mais, je-le répète, s’il s’agit simplement de renseignements sur le 
service spécial à l'Est, donnés par le capitaine Cuignet à Dreyfus, 
rien n’est plus facile, rien n’est plus normal, mais s'il s’agit d'une 
étude d'ensemble général, n’intéressant plus le réseau de Est, non, 
je n'ai pas envoyé le capitaine Dreyfus demander ces renseignements 
à Cuignet; le débat est entre eux, non avec moi, je n’y figure que 
pour renseigner le conseil. 

Monsieur le président, c’est tout ce que j'avais à dire sur les 
faits où j'ai été mêlé soit directement, soit indirectement. 


Le Présent. — Faites avancer à la barre M. Ferret. 
M. Ferret s'avance à la barre des témoins. 
Le PRésmenr: — Vous avez vu le capitaine Dreyfus dans les 


bureaux vers une heure? 

M. Ferrer. — Oui, vers une heure. 

Le Présinexr. — C'était le bureau même du commandant 
Bertin? 

M. Ferrer. — Oui, mon colonel, dans ce bureau même. 

M. Ferret se retire. 

Le Présinenr. — Quelles étaient les heures de bureau ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL BerriN-Mouror. — Monsieur le Président, 
j'ai réfléchi, toujours pour chercher la vérité, depuis que j'ai lu le 
compte rendu sténographique des dépositions de M. le général 
Gonse. Il y a une explication : les heures de bureau à la commission 
du réseau de 1 Est n'étaient pas très régulières. Nous partions à 
onze heures et demie pour aller déjeuner et nous revenions à deux 
heures après déjeuner. Mais que de fois il nous est arrivé de partir 
à midi, à midi et demi! Cependant nous étions toujours rentrés à 
deux heures et je puis presque dire qu’il était extrèmement rare que 
nous fussions rentrés avant une heure et demie. Aucun des officiers 
en effet n’avait aucune espèce de raison pour se trouver au bureau 
avant une heure et demie. Je crois même me rappeler que l'heure 
officielle, qui devait remonter au temps où M. le général Haillot 
était chef de l'État-major, je crois que l’heure officielle était une 
heure et demie: C'est un point qu'il est facilecde vérifier. 

Le Présienr. — M. le capitaine Dreyfus travaillait-il dans 
vos bureaux ? 





En 


LE LIEUTENANT-COLONEL Bertin-Mouror. — J’ai exposé que le travail 
des officiers de la commission de l'Est se faisait en commun dans la 
salle, Ce travail ne pouvait pas se faire autrement, parce que nos 
études avaient des points de contact permanent et que constamment 
l’un ou l’autre d’entre nous avait à parler au voisin. 

Le Présibenr. — Était-ce dans cette pièce que se trouvaient 
déposés les graphiques de transports? Le capitaine Dreyfus avait-il 
la clef des armoires ou le moyen de se procurer ces pièces lorsque 
vous n’y étiez pas ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL BertiN-Mouror. — A la première question, 
les graphiques étaient-ils dans cette pièce? Je répondrai d’une façon 
affirmative. [l vaut peut-être mieux que je ne dise pas comment 
étaient les armoires et ce quis’y trouve; mais ce qui est certain et ce 
que j'affirme, c’est que dans une de ces armoires se trouvait une 
pièce secrète, mon journal de mobilisation, dans le haut de l’armoire, 
et en bas alors, sur des casiers longs qui se tiraient d’une seule pièce, 
se trouvaient étalés mes graphiques. Ces graphiques étaient tout 
aussi secrets que les autres pièces et toute personne sachant lire les 
graphiques pouvait s’en servir. Je ne me rappelle pas très bien la 
seconde question. 

Le PRésipexr. — Le capitaine Dreyfus avait-il le moyen d’ou- 
vrir le meuble où se trouvaient ces pièces ? 

L& LIEUTENANT-COLONEL Berrix-Mouror. — Oui; j'ai dit dans ma 
déposition que la première chose que j'avais faite avec le capitaine 
Dreyfus avait été de lui donner le mot de toutes nos armoires. 

UX MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — Pourriez-vous nous 
donner votre appréciation sur les doutes dont vous a fait part 
M. Scheurer-Kestner, au sujet de la culpabilité du capitaine Dreyfus? 

L& LIEUTENANT-COLONEL Berti-Mouror. — Je tiens à bien préciser 
les faits : je n'avais plus vu M. Scheurer-Kestner depuis vingt ou 
vingt-deux ans, ou plus exactement je n'avais plus entretenu avec 
lui de relations, ni même de conversation depuis près de vingt à 
vingt-deux ans. J'avais été reçu jadis dans la maison de M. Scheurer- 
Kestner; en arrivant à Belfort, j'ai trouvé là sa famille, une de ces 
admirables familles d'Alsace, avec laquelle j'ai noué des liens 
d'amitié. Lorsque M. Scheurer-Kestner m'a écrit cette lettre dont 
je viens de donner lecture, M, Scheurer-Kestner, vice-président du 
Sénat, ayant une haute situation en Alsace, je n’ai eu qu’une pensée, 
me rendre à son appel immédiatement, je soupçonnais qu'il serait 
question de laffaire Dreyfus au milieu de cette vie saine que je 
menais dans les corps de troupe. 


| 





En effet, M. Scheurer-Kestner, dès les premiers mots, me dit qu’il 
voulait m’entretenir de l’affaire Dreyfus. Il me fit part de ses doutes, 
Il me dit pourquoi il s’en occupait, et je retrouve très fidèlement 
dans un article du Figaro qui a dû paraître vers la fin de 1897, je 
retrouve très fidèlement reproduits les arguments que m’a présentés 
M. Scheurer-Kestner. 

Je ne sais, monsieur le Président, si le Conseil voit bien cet 
article, un long article qui a paru dans le Figaro, exposant com- 
ment M. Scheurer-Kestner avait diné à Sainte-Marie-aux-Mines ; 
comment il s'était trouvé avec un officier du ministère qui a 
affirmé une chose inexacte : qu’il connaissait la maison achetée 
par le capitaine Dreyfus clandestinement. Il a raconté ensuite ses 
doutes, comment il a cherché à droite et à gauche et toujours, me 
disait-il, chaque fois que je creusais, je ne trouvais rien. 

Ce qui m'a beaucoup frappé depuis la déposition de M. Picquart, 
c'est que jamais M. Scheurer-Kestner n’a prononcé devant moi le 
nom de M. Leblois et le nom de M. Picquart; lorsque M. Scheurer- 
Kestner m'a exposé ses doutes, très vagues, très flottants, très indé- 
finis, me disant que chaque fois qu'il cherchait à creuser, soit pour. 
soit contre, il ne trouvait rien. se 

Au bout de quelque temps, je dis à M. Scheurer-Kestner : «Pour- 
quoi me dites-vous tout cela à moi? Si vous avez des doutes, si 
votre conscience est angoissée, allez le dire à ceux qui ont qualité 
pour le savoir et pour réparer l'erreur si une erreur a été commise. 
Connaissez-vous le ministre? — Comment, si je connais le 
ministre! C’est un vieil ami, je le tutoie! — Allez le trouver. — Non, 
je suis encor en Alsace pour quelque temps. — Voulez-vous que je 
lui dise votre conversation ? Je le connais beaucoup. — Oui, je vous 
autorise à lui répéter ce que je viens de vous dire, » 

J'ai attendu une occasion qui s’est présentée quelques jours 


après : un mariage. À ce mariage, j'ai trouvé le ministre que je 


n’avais pas vu depuis fort longtemps, je lui ai demandé s’il pouvait 
me recevoir et c'est ainsi que j’ai rapporté, avec l'autorisation de 
M. Scheurer-Kestner, je dirais même avec l'invitation de M. Scheu- 
rer-Kestner, la première conversation que nous avions eue ensemble, 

La deuxième conversation, qui se place exactement au 2 juillet, 
est du même ordre : doute, résultat négatif des enquêtes. Dans 
lintervalle, M. Scheurer-Kestner m'a mème envoyé un article d’un 
cryptographe suisse que je n’ai pas lu, qui ne m'intéressait pas : je 
n'avais pas à intervenir dans ce débat, il y avait eu une condamna- 
tion, cela me suffisait. 


“pad 0 ouh DU 1 Ce cmt ne ER EEE re pe + Vos & = DE KR EL" 
* 2 l'A 


La troisième conversation que j'ai eue avec M. Scheurer-Kestner 


se place avant les grandes manœuvres, le 2 septembre. Je trouvai 
M. Scheurer-Kestner résolu, décidé et traitant avec grand dédain 
(ce qu'il n'avait pas encore fait) un argument que je lui présentais. 
Je fus très frappé de la décision, de la conviction que je voyais dans 
ses yeux et lorsqu'une dizaine de jours après, à Champlite, pendant 
les manœuvres de la division,je vis le ministre, je le rejoignis à 
cheval et je lui dis que j'avais quelque chose d’urgent à lui dire. 
Cest ce jour-là que je dis au ministre que M. Scheurer-Kestner 
paraissait avoir pris une décision irrévocable. C'était exactement 
le*9 septembre, 

UN MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — Vous avez bien dit que le 
capitaine Dreyfus pouvait ouvrir les armoires. En est-il de même 
des tiroirs particuliers pour lesquels il y avait un mot et dans 
lesquels se trouvent les graphiques? 

LE LIEUTENANT-COLONEL BErTIN-Mouror. — Je suis ici obligé d’en- 
trer dans certains détails. 

Le caprraixEe Dreyrus. — Le colonel Bertin m'a fait connaître le 
mot des cadenas et la clef, par conséquent je pouvais les ouvrir. 

Me Demance. — M, Scheurer-Kestner a adressé à M. le Président 
une lettre dans laquelle il s'excuse de ne pouvoir venir, il a dû en 
adresser depuis une autre dont il serait intéressant de donner lec- 
ture. 

Le ergrrier Coupors donne lecture de la pièce suivante : 


« Bagnères de Luchon, le 5 août 4899. 


« Monsieur le Président du Conseil de guerre, 


« L'état de ma santé, que constate le certificat ei-joint, m’em- 
pèche non seulement de me rendre à Rennes, mais encore d'écrire 
moi-même ma déposition; je la dicte donc à un membre de ma 
famille, 

« J’affirme sous la foi du serment la déclaration suivante : 

«Je n’ai jamais connu le capitaine Dreyfus. Sa condamnation 
m'a particulièrement ému comme Alsacien, car J'ai été député du 
Haut-Rhin à Assemblée nationale de 1871, et je suis le dernier 
représentant de cette députation française dansle Parlement, Comme 
tout le monde alors, je n’ai pas misen doute le bien-fondé de l'arrêt 
du Conseil de guerre de 1894. 

« Je m'en réfère pour ce qui suit à la déposition que j'ai faite 
dans l'affaire Esterhazy, devant le Conseil de Guerre de Paris le 
10 janvier 1898. 

« La première fois qu’il s’est produit non pas un doute, mais, 
une hésitation dans mon esprit, c'était au commencement sde 1895 






AT ee 


. quand j'ai reçu la wisitede M. Mathieu Dreyfns. Jene le connaissais 

pas, je ne avais jamais vu, car nimoï ni ma famille avions eu de 

relations niravec lui ni avec aucun membre de la sienne. Je tiens à 

le déclarer aujourd’hui, après tout ce qui a été dit. 

«M. Mathieu Dreyfus:est venu me trouver à titre de compa- 
triote. Il pensait:qu’un ancien député de son département, Alsacien 
comme lui, se trouvant'encore au Parlement, l’uiderait peut-être à 
établir l'innocence de son frère à laquelle il croyait fermement. Il 
vint donc me trouver au commencement de 4895 pour me demander 
conseil et protection. 

«A la vérité, jene m'étais pas beaucoup occupé de:cette affaire : 
cependant, devant l’émotion du frère du condamné, je n'ai pu rester 
absolument insensible, mais je lui dis que je ne pouvais pas lui 
donner une réponse immédiate, qu’il était nécessaire que je réunisse 
lesrenseignements qui me faisaient absolument défaut, et sans 
lesquels il neme convenait pas de prendre un parti quelconque. 

«Jerm’adressai alors à deux de mes amis, anciens ministres de 
la Guerre tous les deux, le général Billot et M. de Freycinet, et je 

leur demandai conseil : « Puis-je, leur ai-je dit, aider M. Mathieu 
« Dreyfus à poursuivre la réhabilitation de son frère? » 

« Ces messieurs eurent l'obligeance de prendre eux-mêmes les 
renseignements qu'ils ne possédaient pas et au bout de quelques 
jours leurs réponses furent identiques : « Nous pensons que vous 
« ferez mieux de ne pas vous oceuperde cette affaire. Cependant 
«nous n avons pas appris grand’chose;nousne sommes pas en état 
« de donner des renseignements positifs; mais dans le doute nous 
«vous conseillons de ne rien faire. » Jeles avais consultés séparé- 
ment tous les deux. 

«Je priai alors M, Mathieu Dreyfus de revenir chez moi, et lui 
dis que je ne pouvais consentir à m'occuper de la réhabilitation de 
son frère. J’eus le ménagement de ne pas lui dire pourquoi. La 
vérité est que je n’avais pas changé d'opinion. 

- GA partirde ce jour. je restai longtempsisans voir M. Mathieu 
Dreyfus; il ne vint plus chez moi, quoique je lui eusse dit que s’il 
avait besoin de conseils, je serais toujours à sa disposition ;je ne 
le vis plus jusqu’à la date du 42 novembre 1897. 

. € Voilà comment, pour la première fois, mon attention à. été 
. attirée sur le cas du capitaine Alfred Dreyfus, et je n’y pensais plus 
guère, lorsque dans ma conversation avec plusieurs desmes com- 
patriotes d’Alsace, je les entendais, de temps en temps, pousser 
cetteswexclamalion ::« Ah! que nous voudrions savoir ce qu’il en:est 
«uijuste! Est-il coupable? Est-il innocent?» Je finispar être pénétré 
moi-même de ce doute, et:je pris la ferme résolution de Le dissiper 
d'une manière définitive par une ‘enquête personnelle, me disant 
qu'enme livrant à des recherches conduites avec persistanceet avec 
méthode, je finirais par découvrir la vérité. 

«A partir de ce moment, les-contradictions. les récits les plus 
erronés, soit enifaveur, soit en défaveur du condamné, me mirent 
dans l'obligation de faire une:enquête approfondie sur chacun des 
faits portés à ma connaissance. Ces enquêtes aboutirent: presque 





nié nt Di do 


toujours à néant. Je vous ferai grâce du récit des nombreuses 


déceptions que j’eus à subir; mais vous me permettrez de citer le 
cas d’un officier supérieur, qui est de nature à éclaircir singulière- 
ment l’état des esprits. 

« Je l’avais rencontré, sans le connaître, à la table de l’un de 
mes amis, Alsacien comme moi; au milieu de ses convives, pendant 
le repas, l’inquiétude au sujet de la culpabilité d’Alfred Dreyfus ne 
tarda pas à se manifester : ( Si nous savions! disait-on, quel apai- 
sement! S'il était innocent! On n’ose vraiment envisager cette ter- 
rible hypothèse. » 

« Or, l'officier supérieur : (J’ai pris une certaine part à l’instruc- 
«tion, et je peux vous rasssurer. M. Alfred Dreyfus possède à Paris 
«une maison qui a coûté plus de deux cent mille francset onn’en a 


«trouvé aucune trace sur ses livres.» Etquelque temps après, ayant 


raconté ce fait, il me fut affirmé et démontré que c'était une erreur. 
Alors, je demandai le numéro et l’adresse de cet officier supérieur 
que je ne connaissais pas. J’allai le trouver, pour lui demander s’il 
était bien sûr du fait qu’il avait avancé, attendu que je me croyais 
certain du contraire. L'officier me répondit qu’il n’avait parlé que 
par oui-dire. 

« J'ai traversé trente ou quarante fois de pareilles incertitudes; 
elles étaient devenues pour moi une véritable obsession. Je me pro- 
curai de l’écriture de M. Alfred Dreyfus, et la comparai avec celle 
du bordereau. Je fis ce travail avec beaucoup de soin, et quand je 
l’eus terminé, j’acquis la conviction que ce bordereau ne pouvait 
pas avoir été écrit par M. Alfred Dreyfus. Mes doutes devinrent 
alors plus terribles. Je crois pouvoir passer ici sur mes rapports 
avec l'expert Teyssonnières, dont les démonstrations ne m'ont pas 
convaincu. On peut se reporter aux incidents qui se sont produits à 
ce sujet au cours du procès Zola. 

« Le 13 juillet 1897, j'ai reçu la visite d’un de mes compatriotes 
d'Alsace dont le père était mon ami et avait été mon maître autre- 
fois. M. Leblois me dit qu’il avait à me faire une confidence dela 
plus haute importance, et qu’il me demandait de prendre l’enga- 
gement de ne pas user des renseignements qu'il me donnerait, sans 
y être ultérieurement autorisé. 

« M. Leblois me raconta que l’année précédente, en 1896, son 
ami, le lieutenant-colonel Picquart, alors chef du bureau des ren- 
seignements, avait découvert que les experts en écriture de 1894 
avaient fait erreur en attribuant le bordereau à M. Alfred Dreyfus, 
et que ce bordereau devait être attribué à un autre officier, le com- 
mandant Esterhazy. C’est la première fois que j’entendais prononcer 
le nom de M. Esterhazy. C’est la première fois également que 
j'entendais prononcer celui du colonel Picquart. C'est au procès 
Esterhazy que j’ai vu pour la première fois de ma vie le lieutenant- 
colonel Picquart. Pendant toute cette période du 13 juillet 1897 au 
procès Esterhazy (10 janvier 1898), je n'ai jamais reçu un seule 
lettre du colonel Picquart, il ne m'a ésrit ni de France, ni de Tunis, 
ni d’ailleurs. Ce qui a été dit de contraire à ce sujet est un mensonge. 

« Je vous prie, monsieur le président, de vouloir bien donner 





CORDES 


communication, s’il y a lieu, au Conseil de Guerre, de la déposition 
que j'ai faite à ce sujet l’année dernière à Belfort, à la suite d’une 
commission rogatoire, et sous la foi du serment. 

« Ce jour-là, 13 juillet 1897, j’appris par M. Leblois que le 
colonel Picquart, qui avait appris l'innocence de Dreyfus, avait été 
écarté de son service pour des motifs inconnus, qu’il avait été 
éloigné de son bureau, et qu’on n’avait pas donné suite à ses révé- 
lations, Le récit de M. Leblois me troubla profondément. — Je re- 
prends ici la déposition faite par moi devant le Conseil de Guerre 
au procès Esterhazy : 

« J’insistai beaucoup pour avoir des renseignements plus com- 
plets. M. Leblois me montra alors la correspondance autographe 
échangée entre le général Gonse et le lieutenant-colonel Picquart. 
Ses lettres, je les ai lues. La preuve était évidente, mais je ne fus 
pas autorisé à en faire usage. Aujourd'hui, je suis libéré par le 
serment que je viens de prêter et j affirme que ces lettres établissent 
de la manière la plus certaine et la plus indiscutable que le général 
Gonse a partagé l’opinion du lieutenant-colonel Picquart. C'était 
la confirmation matérielle du récit qui m'avait été fait. 

“« J'étais très angoissé, cette affaire devenant fort grave, il était 
donc nécessaire d’accumuler les motifs de conviction. Il ne me 
manquait plus qu'une dernière épreuve, car il s'agissait de savoir 
si tout ce qu’on venait de me dire se trouverait ou non corroboré 
par la comparaison des écritures. Je devais chercher dans cette 
comparaison la vérité du récit qu’on venait de me faire. Cette com- 
paraison s’imposait donc et si elle pouvait confirmer l’opinion qui 
n'avait été exprimée, il ne m'était plus possible alors de douter de 
la sincérité du récit. 

« Je me procurai donc de l'écriture de l'officier qui m'avait été 
signalé, le commandant Esterhazy. Je fus frappé non pas seulement 
d'une similitude mais de l'identité de l’écriture du bor&ereau et de 
celle des nouvelles pièces qui venaient de m'être remises, pièces 
d'une authenticité indiscutable du reste. Je crois aujourd’hui qu’un 
très grand nombre de personnes sont frappées comme je l'ai été de 
cette identité. » 

« J’ai tenu à mettre sous vos yeux cette déposition où je parlai 
pour la première fois en public des lettres du général Gonse et du 
lieutenant-colonel Picquart. Ces lettres ont été établies depuis lors 
. et connues de tous. Quant à l'identité dont j'avais été frappé, entre 
l’écriture du bordereau et celle d’Esterhazy, elle à été depuis, 
reconnue par les experts les plus autorisés, par les savants les plus 
éminents, par la Cour de cassation elle-même. Enfin, M. Esterhazy 
a avoué lui-même être l’auteur du bordereau dans une déclaration 
dont il a fait reproduire le fac-similé par plusieurs journaux. 

& A la suite de la visite de M. Leblois, je déclarai à mes collègues 
du bureau du Sénat et à plusieurs de mes amis qu'une révélation 
très importante m'avait été faite qui tendait à établir l'innocence du 
Capitaine Dreyfus. Mais je n’en dis pas davantage, fidèle à la parole 
donnée à M. Leblois. Je passai mes vacances aux bains d’Allevard 
et à ma maison de Thann en Alsace. J’avais eu l’occasion antérieu- 


IL. 4 





—.)0 — 


rement à la visile de M. Leblois, d'entretenir le colonel Bertin- 
Mourot de l'affaire Dreyfus. Je connaissais M. Bertin de longue 
date; je savais qu ‘il avait été à l’ État-major en 1894. Dans les con- 
versations que j'ai eues avec lui à cette époque il chercha, sans y 
parvenir, à me démontrer la culpabilité du condamné. 

« Le 2 septembre 1897, j’eus, à la demande personnelle du 
colonel Bertin, une seconde entrevue avec lui. Il-me dit qu’il avait 
entretenu le ministre de la Guerre de notre conversation. 

« Le 12 septembre, je dis au colonel Bertin que mon opinion 
était faite et que je savais Dreyfus innocent, je ne prononçais pas 
le nom du commandant Esterhazy. Le colonel Bertin me répondit 
qu'il allait partir pour les manœuvres, qu'il ÿy verrait le général 
Billot, ministre de la Guerre, et qu’il lui raconterait nos conversa- 
tions. Il ajouta qu’il serait désireux de me voir dès son retour des 
manœuvres, puisqu'il aurait peut-être une communication à me 
faire de la part du ministre de la Guerre, 

«Le 26 septembre, à son retour des manœuvres, le colonel Bertin 
m'envoya un télégramme m'’avisant qu'il avait mission de me voir. 
Cette nouvelle entrevue ne put avoir lieu que le 16 octobre, à 
Belfort ; le colonel Bertin me demanda de ne rien faire sans avoir 
vu le général Billot. Il me dit qu'il était chargé par le ministre de 
m'adresser cette demande. Je lelui promis, d’autant plus volontiers, 
que c'était dans mes intentions. [Il me sembla que mon devoir était 
de m'adresser avant tout au gouvernement, au général Billot, qui 
était monami de vingt-cinq ans, à M. Méline, au garde desSceaux. 
C’est ce que je fis, dès mon retour à Paris. Iei encore, je demande 
à citer textuellement ma déposition devant le conseil de Guerre, 
lors du procès Esterhazy. 

J'allai trouver le général Billot et, après lui avoir montré 
l'identité des écritures ‘du bordereau et des lettres du commandant 


Esterhazy, je lui demandai de me donner la preuve qu’Alfred 


Dreyfus avait été reconnu coupable sur d’autres preuves que celles 
du bordereau. Si vous ne me le prouvez pas, ajoutai-je, si vous ne 
faites pas votre devoir, je ferai le mien. 

« Le général Billot, retenu par je ne sais quels scrupules, se borna 
à répondre : je ne le peux pas. Après quatre heures de conversation, 
au moment où je quittais le ministre de la Guerre, il me demanda 
de ne pas ébruiter notre conversation. Vous avez une enquête à 
faire, lui répondis-je, promettez-moi de la faire, loyale, complète, 
personnelle surtout, et je ne dirai rien. Si vous ne la failes pas, Je 
serais obligé de parler, car il m'est impossible de supporter plus 
longtemps l’angcisse qu’une pièce sur laquelle Dreyfus a été con- 
damné, a été attribuée par erreur à ce malheureux. 

« J’allai trouver le président du Conseil, j'eus de longues con- 
versations avec lui; il s’en remettait probablement au ministre de 
la Guerre, qui s’en remettait à d’autres. Le président du Conseil 
m'avait dit : « Vous avez la voie légale, demandez la revision ». 
J'étais en train de faire préparer cette “demande et j'avais déjà choisi 
un avocat de la Cour de cassation, lorsqu'un fait nouveau se pro- 
duisit : je recus la visite de M. Mathieu Dreyfus, que je n’avais plus 





=) 


revu depuis le commencement de l'année 1895. Cette visite de 
M. Mathieu Dreyfus eut lieu le 12 novembre 1897, ainsi que je l’ai 
dit au procès Zola, je puis me tromper d’un jour, mais je crois bien 
que c’est le 12 novembre, M. Mathieu Dreyfus me fit passer un 
mot, me priant de le recevoir pour une communication importante; 
il était 9 heures ou 9 heures et demie du soir, Voici le récit qu’il 
me fit, tel que je lai déjà donné au procès Zola. 

«M. de Castro, qu'il ne connaissait pas du reste, se promenaitsur 
le boulevard au moment où l’on vendait des placards sur lesquels 
se trouvait la preuve de la trahison avec des portraits et au milieu 
de la feuille le fac-simile du bordereau. M. de Castro qui est un 
étranger et que la question Dreyfus n'avait pas intéressé jusque-là 
acheta par désæuvrement ce numéro et, dès qu’il l’eut entre les 
mains — je ne me sers pas du mot dont il s’est servi quand il m'a 
raconté l’histoire plus tard — « j’ai eu un éblouissement, dit-il, je suis 
« rentré chez moi, j'ai pris une liasse des lettres d’Esterhazy que 
« j'avais dans mon bureau, une trentaine ou une quarantaine, et j'ai 
«constaté quejene m'étais pastrompé, le bordereau était bien delui.» 

«M. de Castro courut chez M. Mathieu Dreyfus, et c'est après 
« cette conversation de M. de Castro que M. Mathieu Dreyfusest venu 
« metrouver le soir pour me direceci : « Vous devez connaître l’auteur 
« du bordereau; on m’a dit que vous vous occupiez de cette affaire 
« depuis très longtemps, vous cherchez partoutdes renseignements, 
« eh bien! vous devez savoir quelssont ceux auxquelson à substitué 
« ou cherché de substituer Alfred Dreyfus pour la confection du 
« bordereau, puisque je sais que vousêtes convaincu qu’il n’est pas 
« d'Alfred Dreyfus d’après l'examen desécritures. » D'abord jerefu- 
sai de lui donner ce nom. Il me dit : « Si je vous le dis, moi, et si 
« ce nom a passé sous vos yeux dans vos recherches, me le direz- 
« vous? » Je répondis : «Dans ce cas, je me regarderai comme 
« délié et je dirai : oui.» 

« C'est alors que M. Mathieu Dreyfus me cita le nom ducomman- 
dant Esterhazy et que je lui dis : « Dansles conditions où vous vous 
« trouvez, votre devoir estde l’indiquerimmédiatement au ministre 
« dela Guerre.» Car à ce moment, grâce aux indiscrétions des jour- 
naux, On avait exposé aux soupçons un certain nombre d'officiers 
supérieurs et j'étais très heureux que, dans les conditions où ce fait 

se produisait, ces officiers fussent mis hors du débat. 

« C'est ainsi que M. Mathieu Dreyfus a signalé à M. le ministre 
de la Guerre le commandant Esterhazy comme étant l’auteur du 
bordereau. 

«J’ajoute que depuis le mois dejuillet 1897, à la suite de la visite 
de M. Leblois, j'avais fait prévenir M. Mathieu Dreyfus par un de 
mes amis de la conviction qui s'était faite dans mon esprit au sujet 
de son frère, mais je ne lui avais pas fait donner le nom d’Ester- 
hazy, je n’avais dit ce nom à aucun de mes amis; je ne nom- 
mai le nom d’Esterhazy qu'au général Billot, ministre de la Guerre, 
et à M. Méline, président du Conseil, dans les visites que je leur ai 
faites. 

« Les événements qui suivirent la dénoncia'ion adressée par 


M. Mathieu Dreyfus au ministre de la Guerre sont connus de tous. 

«Le Conseil de guerre a certainement à sa dispositionles diverses 
dépositions que je fus appelé à faire dans les diverses enquêtes et 
aux divers procès auxquels cette affaire a donné lieu, je m'y réfère 
purement et simplement, 

« Vous permettrez, monsieur le président, à un vieil Alsacien 
d'exprimer le vœu que l'heure de la justice sonne bientôt, dans 
l'intérêt supérieur de l'armée et de la patrie. 

«Agréez, monsieur le président, l’assurance de ma haute consi- 
-dération. 

« À. SCHEURER-KESTNER. » 


M° DeuanGe. — Il y en a une autre. 

Le Grerrier. — Je n’en connais pas. 

LE PRÉSIDENT. — Je n’en connais pas. 

Me DEmAnGe. — Il y a une autre lettre. Alors, c’est une confu- 
sion de ma part, j'avais reçu une dépêche de M. Scheurer-Kestner 
me disant qu'il écrivait à M. le président, et je croyais qu'il en avait 
écrit une seconde. 

Eh bien, voici ce que je voudrais bien fixer avec M. le colonel 
Bertin. Il a lu une lettre de M. Scheurer-Kestner du mois de mai 4897 
dans laquelle M. Scheurer-Kestner provoquait une visite. 

D’après la déposition de M. le colonel Bertin, il y a eu deux 
entrevues entre M. Scheurer et lui, qui se placent au mois de mai 


et de juillet 1897, entrevues dans lesquelles M. Scheurer-Kestner - 


sollicitait le colonel Bertin de s’entretenir s’il était possible avec le 
ministre de la Guerre; et le colonel Bertin a profité d’une rencontre 
à un mariage pour parler au général Billot. 

C'était, si j'ai bien compris, le 2 juillet, avant la communication 
que M. Leblois a faite à M. Scheurer, et alors au mois de septembre 
M. Bertin a eu une conversation avec M. Scheurer dans laquelle, 
nous a-t-il été dit tout à l'heure, la conviction de M. Scheurer était 
ferme à ce point que le colonel Berlin aurait pris la résolution d'en 
entretenir le général Billot aux manœuvres. : 

Eh bien, est-ce que cette seconde entrevue du mois de sep- 
tembre a été provoquée par M. Scheurer-Kestner, ou l’a-t-elle été 
par le colonel Bertin ? 

Se sont-ils rencontrés au contraire par une occasion née du 
hasard, est-ce par hasard aussi qu'ils ont parlé de l'affaire Dreyfus ? 

M. le président pose la question à M. le colonel Bertin-Mourot, 

LE LIEUTENANT-COLONEL BEerniN-Mouror. — Ma première entrevue a 
eu lieu un soir à l’usine de Bellevue; mon souvenir est très net, 
c'est deux jours après le 24 mai, c’est-à-dire le 27. 


+ à L: 








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La seconde entrevue a eu lieu le 2 juillet... 

Le PRÉSIDENT — Parlez-nous de l’entrevue de septembre. 

Me Demaxce. — C’est en effet sur l’entrevue de septembre que 
je désirerais être fixé. 

LELIEUTENANT-COLONEL Berrix-Mouror.— Ma troisième entrevueaeu 
lieu à l'usine de Bellevue où j'avais dîné avec Ferdinand Scheurer, le 
neveu de M. Scheurer-Kestner. Pour celle-ci je n’ai pas de lettre de 
M. Scheurer-Kestner. Je crois me rappeler et je crois pouvoir 
affirmer que c'est Ferdinand Scheurer qui, avisé par son oncle, 
pour lequel il avait une profonde vénération, me dit : «Il faut dîner 
un de ces jours avec mon oncle», je répondis : « Très volontiers. » 

Je tiens à établir aussi que depuis le début je n’ai jamais cher- 
ché autre chose que la vérité. 

M. Scheurer-Kestner ne m’a pas convaincu, mais je n’ai pas 
convaincu M. Scheurer-Kestner. 

Je veux ajouter encore qu'au dernier déjeuner qui se place 
(c’est une erreur insignifiante) au 16 octobre, je dis à M. Scheurer- 
Kestner, après avoir fait la commission du ministre « Ne faites rien 
sans m'avoir vu », je luidis : («Et maintenant j'ai quelque chose à 
vous demander. Je suis parti du ministère, je ne sais pas ce qui s’y 
passe, je vous demande de ne jamais prononcer mon nom.» 
M. Scheurer-Kestner a parfaitement tenu sa parole. 

Me DeuaxGe. — Entre cette entrevue du commencement de sep- 
tembre à diner et la dernière entrevue du 16 octobre, avait-il été 
convenu entre M. Scheurer-Kestner et le colonel Bertin que ce der- 
nier lui rapporterait la réponse de M. le ministre de la Guerre? 
Cette réponse a-t-elle été en effet transmise par M. le colonel Bertin 
à M. Scheurer-Kestner avant le 16 octobre? 

LE LIEUTENANT-COLONEL BErriN-Mouror. — Je vais répondre à 
toutes les questions de M. le défenseur. 

Première question. A la suite de notre diner du 2 septembre 
avant les grandes manœuvres, M. Scheurer-Kestner m'avait-il 
chargé de répéter cette conversation, de rapporter sa conviction 
au ministère ? Je réponds: non. 

Mais j'ai été très inquiet dè voir chez un homme tel que 
M. Scheurer-Kestner une conviction si fortement assise. | 

Nous savions que les ministres viendraient nous voir aux 
manœuvres, c’étaient des manœuvres importantes de cavalerie, les 
manœuvres du général de Négrier. 

J'ai pensé, et je l’ai peut-être dit à M. Scheurer-Kestner maïs 
je n’en suis pas certain; mais je me suis dit à coup sûr : Je verrai 








le ministre, je lui dirai que M. Scheurer-Kestner parait très 
résolu. 

Et, en effet, j'ai vu le ministre. Il y a même là un souvenir très 
net et très précis. La manœuvre terminée, au moment où le 
ministre passait sur le front des troupes, lorsque nous lui rendions 
les honneurs, il était suivi du général de Négrier : déjà à ce 
moment je galopais à côté du ministre et je lui dis en galopant : 
« Monsieur le Ministre; j'ai quelque chose d’urgent à vous dire. — 
Ne me quittez pas, » me dit le ministre. 

Je fus même très gêné, car à un moment je me trouvais entre le 
ministre et le général de Négrier au moment où nous passions 
devant mon régiment qui lui rendait les honneurs. Je suivis le 
ministre à déjeuner dans un village qui s'appelait Champlitte; 
tous les officiers qui ont été présents à ce déjeuner se souviendront 
que le déjeuner fut retardé, que le général de Négrier dut attendre, 
que les officiers d’État-major et d’autres vinrent dire au ministre à 
plusieurs reprises : « L’omelette est prête. » (Rires.) Et nous atten- 
dions toujours. C’est à ce moment, en pleines manœuvres, que j'ai 
renseigné le ministre. 

Ensuite j'ai reçu les instructions du ministre; j'avais opéré en 
me souvenant que j'avais été officier d'État-major. 

Le ministre me dit : « Répondez à Scheurer de ne rien faire. 
Je m'adresse au vieil ami, qu'il ne fasse rien sans m'avoir vu. » 
J'écrivis alors à M. Scheurer, mais je crois que je lui ai télégraphié, 
en lui demandant quand il viendrait en France, car je ne pouvais 
pas aller en Alsace, les Allemands m'’ayant interdit brutalement d’y 
entrer. 

M. Scheurer me répondit ce qui est dit dans sa déclaration qui 
est absolument exacte, qu’il ne viendrait que dans quelque temps, 
— j'ai d’ailleurs sa lettre sur moi, est-il nécessaire que je la lise? — 
(Le Président fait un geste négatif.) 

LE LIEUTENANT-COLONEL BERTIN-Mouror. — Je répondis au ministre 
que M.Scheurer ne reviendrait en France que dans quelque temps 
et nous attendimes sa rentrée, et le 16 octobre nous eûmes ce 
déjeuner, et c’est à ce déjeuner que pour la dernière fois j'ai vu 
M. Scheurer-Kestner. 

Me Demaxce. — Et c’est à ce déjeuner que M. Scheurer-Kestner 
aurait dit qu'en effet il verrait le général Billot? 

LE LIEUTENANT-COLONEL BErTIN-MourorT. — A ce déjeuner, je dis à 
M. Scheurer très au long la mission dont m'avait chargé le minis- 
tre, et c’est devant Scheurer, devant lui, sous ses yeux, sous les yeux 


à à ain dt es 


1 LR EST EE 
RE, … 4 4 


CRAN 


de son neveu Ferdinand, qu’à la gare, où je l'avais accompagné, au 
moment où il allait monter dans le train, j'ai rédigé le télégramme 
que j'envoyai, autant que je m’en souviens, au colonel Thévenet, 
qui était au cabinet du ministre. M. Scheurer-Kestner et M. Ferdi- 
nand Scheurer ont eu sousles yeux le télégramme que j'envoyaisau 
cabinet du ministre et qui était conçu à peu près dans les termes 
suivants : « Déjeuner terminé, il sera fait comme vous lavez 
demandé. » 

Me DemAxGE. — A ce moment-là le colonel Bertin ne savait pes 
le nom du commandant Esterhazy. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Berrin-Mouror. — Jamais! Ni M. Scheurer- 
Kestner, ni personne du ministère, dont je vivais très éloigné, ne 
l'avait nommé. 

J'ai dit tout à l'heure dans :ma déposition l’ennui que J'ai eu 
lorsque M. Scheurer-Kestner est venu me parler de l'affaire Dreyfus, 
cet ennui je l’ai eu tout le temps et je l’ai eu d'une façon telle- 
ment nette que ma dernière parole à M. Scheurer-Kestner a été 
celle-ci : « Je ne vous demande qu’une chose maintenant, c’est que 
mon nom ne soit pas prononcé. » 

Me DemanGe. — Voilà un point bien acquis, le colonel Bertin a 
télégraphié : «Il sera fait comme vous le désirez. » 

LE LIEUTENANT-COLONEL BertiN-Mouror, — Le ministre de la Guerre 
ne m'avait pas chargé de m’entretenir avec M. Scheurer-Kestner, 
il m'avait chargé de le prier de ne rien fäire sans l’avoir vu. 

Me DEMANGE. — Par conséquent il résultait de la dépêche que la 
visite de M. Scheurer-Kestner au ministre était annoncée impli- 
citement ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL Berrix-Mouror. — Bien entendu. Il est 
évident que ma mission ayant réussi, M. Scheurer-Kestner devait 
aller voir le ministre avant derien faire. 

Me Demaxce. — La dépêche est du 16 octobre également? 

Le LIBUTENANT-COLONEL BERTIN-Mouror. — Si ce point a une im- 
portance, il est facile de le contrôler : j’ai télégraphié à la gare de 
Belfort. > 

Me Demance. — Je veux simplement prier M. le président de 
retenir cette coïncidence : la dépêche annonçant implicitement que 
M. Scheurer-Kestner verrait le ministre est du 16 ou du 17 octobre, 
et c’est le 18 octobre que le commandant Esterhazy était prévenu 
dans les conditions que vous savez par la lettre Speranza ! 

Maintenant, le témoin se rappelle-t-il la conversation qu'il 
aurait eue avec M. Ferdinand Scheurer en décembre 1897, et pour- 


= 





rait-il nous rapporter les termes de cette conversation, à propos de 
l'affaire Dreyfus bien entendu ? 

Le LigureNaNT-coLoNeL Bertix-Mouror. — Comment puis-je répon- 
dre à une pareille question : Si M. le défenseur veut bien me dire 
sur quel point... 

Me DemaxGe. — Dans la conversation, le colonel Bertin se sou- 
vient-il avoir dit à M. Ferdinand Scheurer : « Nous ne sommes que 
cinq, — parlant de l'affaire Dreyfus, — à connaître ce terrible secret 
et il faudrait qu’un des cinq l’eùt trahi pour que vous puissiez 
savoir quelque chose. » 

Le LiEUTENANT-COLONEL BerriN-Mouror. — Les souvenirs deM. Fer- 
dinand Scheurer ne sont pas tout à fait inexacts. J’ai indiqué dans 
ma déposition, au début, que j'avais vécu jusqu’à l’an dernier, 
lorsque j'ai rencontré les témoins du procès Henry-Reinacb, dans la 
croyance que c'était moi qui, en apportant mon copie de lettres au 
colonel Fabre, avais mis sur la trace ; j'ai indiqué dans ma déposi- 
tion que c’est seulement l’an dernier que j'ai appris que, pendant 
mon absence, déjà le colonel Fabre avait fait des comparaisons 
d'écriture et qu’il se trouvait parfaitement fixé. Il n’est donc pas 
étonnant qu’à l’époque où j'ai causé avec M. Ferdinand Scheurer, à 
Belfort, je me sois considéré comme un des rares officiers ayant été 
mêlés à la recherche et à la découverte du coupable. C’est sans doute 
au sujet de cette conversation que les souvenirs de M. Ferdinand 
Scheurer sont consignés ici. 

Me DemanGe. — Cette conversation n'aurait pas roulé sur les 
preuves de la culpabilité de Dreyfus mais sur la découverte de 
l'innocence de Dreyfus ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL BerTiN-Mouror. — Ah! non, non, non... et 
je vais dire pourquoi. Jamais je n’ai laissé ignorer à personne dans 
la famille Scheurer, — avec laquelle j'étais étroitement lié, — jamais. 
je n’ai laissé ignorer deux choses : d’abordqueM. Scheurer-Kestner 
rendrait un immense service si, de ses démarches, il pouvait jaillir 
l'innocence d’un homme qui porte l'uniforme d’officier, Le second 
point est celui-ci 

Je n’ai jamais laissé ignorer à aucun membre de la famille 
Scheurer que ma conviction n’a jamais été ébranlée. J’en citerai un 
exemple : un jour où M. Ferdinand Scheurer m'a accompagné chez 
son onele, à Bellevue, pour l’entrevue du 2 novembre, nouspassions 
en voiture sur la route de Belfort à Bellevue. où se trouve l’usine: de 
la famillé Dreyfus. 

Je connaissais cette usine et je ne passais jamais le long de ses 


us Loi Ph ES Dior ET 
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murs sans une émotion. C’est une usine très particulière, un 
immense rectangle, au centre une grande cheminée, à gauche tous 
les bâliments, à droite rien. Le désert entouré de murs. En passant 
je dis à M. Ferdinand Scheurer : (Voilà le champ de Tropmann, le 
champ du crime. » Ferdinand Scheurer me dit : « Mais vous êtes 
done convaincu qu’il est coupable ? » Je lui répondis : « Oui. » 

Me DEMANGE. — Je voudrais bien faire préciser à M. le lieute- 
nant-colonel Bertin les propos que lui prêteraitM. Ferdinand Scheu- 
rer : « Nous ne sommes que cinq à connaitre ce terrible secret et il 
faudrait que l’un des cinq l’eùt trahi pour que vous puissiez savoir 
quelque chose, » 

Le Présingnr. — Connaissez-vous ce propos? 

Le LrEUTENANT-COLONEL BEertiN-Mouror. — Il est indiqué, le pro- 
pos... je viens de vous expliquer, tout à l’heure, comment je me 
considérais comme un des cinq (pourquoi cinq? je ne m'en sou- 
viens plus) mêlés à la découverte de la culpabilité. 

Maintenant, terrible secret? permettez! je me souviens : mon 
principalargument contre M. Scheurer-Kestner était celui-ci: «Pour 
que vous sachiez quelque chose, il faut qu’un des officiers qui ont 
été mêlés à la chose l'ait dite... » je soupçonnais quelque chose au 
ministère ; je soupçonnais que quelqu'un n'était plus dans le rang, 
n'était plus derrière ses chefs; je ne savais pas qui c'était, je l'ai 
su après... 

Et, à ce sujet, les souvenirs de Belfort me reviennent. Il y avait à 
Belfort une autre famille alsacienne (je vais prononcer des noms), 
la famille Jundt (M. Jundt, ingénieur en chef des ponts et chaussées 
en retraite), dont la maison était ouverte aux officiers. 

Un jour Me Jundt me dit : «Que se passe-t-il donc au minis- 
tère? Notre pauvre ami Picquart qui vient d’être envoyé en 
Tunisie ? Qu’a-t-il fait? Que se passe-t-il? Je n’en sais rien... » Je 
dis : « Le colonel Picquart est un de mes anciens camarades du 
ministère; cela me suffit pour affirmer qu’il est homme d’honneur, » 
(Mouvement.) 

Je montre par cet exemple que mia conviction à ce moment-là, 
ignorant tout, était qu'il y avait, quelque part, quelqu'un qui 
n'était pas derrière nos chefs. Je ne me suis pas trompé. 

M° Demaxce, — J'ai simplement prié M. le colonel Bertin 
de préciser le propos. Nous ferons venir M. Ferdinand Scheurer et 
nous verrons comment il l'interprète, 

M. le colonel Bertin se rappelle-t:il avoir ajouté en parlant de 
Dreyfus et en s'adressant à M. Ferdinand, Scheurer : « On nous 


"#5 





avait imposé ce juif à l'État-major; il fallait bien s'en débar- 
rasser |! » 

Le Présipexr, — Avez-vous tenu ce propos? 

M. LE LIEUTENANT-COLONEL BERTIN-MouroT. — « On nous avait 
imposé ce juif à l’État-major, il fallait bien s’en débarrasser! »…. 

Eh bien, ce n’est pas la première fois qu'un officier israélite 
entrait au ministère. Quant au propos, je le nie de la façon la plus 
formelle. 

Me Demange se prépare à poser une autre question. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BErrTIN-Mouror, continuant. — Permettez ! 
Je vais traiter la question. 

Il y a eu beaucoup d'officiers israélites au ministère qui étaient 
nos camarades, qui avaient toute notre estime. Je comptais parmi 
eux un ami que j'ai encore. 

Jamais la question juive, de mon temps, n’a existé au ministère; 
je ne puis en donner une meilleure preuve que celle-ci: c'est que le 
capitaine Dreyfus, stagiaire, arrivant avec six ou sept de ses cama- 
rades, est placé où? au réseau le plus important, le plus secret, lui, 
officier juif, puisque vous parlez d’officier juif. Et, comme j'en ai 
déposé tout à l'heure, dès que Dreyfus est arrivé parmi nous, il a 
été un camarade à qui j’ai donné tous mes travaux, tous mes secrets, 
les secrets de toutes mes armoires. 

Me Deuance. — Ma question portait sur le propos : il est nié. 

J’en ai fini pour mes questions à M. le colonel Bertin. Seule- 
ment, monsieur le Président, comme le colonel Bertin a indiqué les 
notes données au capitaine Dreyfus et la cause de ces notes, je vou- 
drais vous demander — je crois que c’est le moment — de vouloir 
bien faire connaître les notes données au capitaine Dreyfus depuis 
qu’il est entré au service. 

Le Présipexr. — Monsieur le greffier, veuillez faire connaître les 
notes. 

Lisez les dates et puis les notes. 

LE GREFFIER Coupois, lisant : 


« Octobre 1882. Nore pe L'Écoce n’Apruicariox : Constitution et 
santé bonnes, légèrement myope; physique bien; pourra faire un 
bon officier; il n'y a rien qui le signale d’une manière particulière. 
Sorti 32 sur 97 élèves. 

« Janvier 1883. — M. Dreyfus vient d’arriver au régiment; il 
n’est pas encore assez connu pour pouvoir être noté. 

«Signé : BRESSONNET. » 


Le Présrpexr, — Oh! cela n’a pas d'importance. 


LIRE 


Le GRerrier. — « Juillet 1883. M. Dreyfus est un officier intelli- 
gent et rempli de bonne volonté; il a, depuis son arrivée au corps, 
montré du zèle dans le service, et de l’application dans les manœu- 
vres, mais il a encore beaucoup à faire pour compléter son instruc- 
tion militaire. Son intonation est surtout très mauvaise; néanmoins, 
en continuant de servir comme il le fait, il pourra devenir un bon 
officier. 

« Janvier 1884. — Le lieutenant Dreyfus a été placé à la 
11° batterie détachée à Paris. Il pourra faire un bon officier, mais 
il a encore beaucoup à faire pour être à hauteur. Il est zélé et 
consciencieux. 


« Juillet 1884. — Officier instruit et intelligent, a beaucoup 
d’entrain, convient très bien au service des batteries à cheval, 
« Janvier 1885. — Même note. 


« Juillet 1885. — Officier très actif, cavalier hardi, bon lieute- 
nant de section. À besoin de perfectionner son instruction. 

« Janvier 1886. — Officier plein d'entrain, très hardi cavalier, 
instruit, intelligent, dirige l’instruction à cheval des recrues de la 
batterie avec infiniment d’habileté, A malheureusement une déplo- 
rable intonation. 

« Juillet 1886. — Le lieutenant Dreyfus a convenablement dirigé 
l'instruction des batteries de l'Ecole militaire. 


« Janvier 1887. — Excellent lieutenant de batterie à cheval. A 
montré du zèle et de l'intelligence pendant les manœuvres. 
« Juillet 1887. — Très intelligent, très adroit, commande bien 


. malgré sa mauvaise intonation. Bon lieutenant de batterie malgré 


quelques manques d’exactitude. 
« Janvier 1888. — Le meilleur lieutenant du groupe des batte- 


 ries, sait beaucoup et apprend toujours. Servi par une excellente 


méméire et une intelligence très vive. A de grandes qualités 


. d'instruction et de commandement, s’est montré plus exact, dirige 
. Bien l'instruction à pied et l'artillerie. 


2 nl. | 


« Juillet 1888. — Continue à mériter les meilleures notes. 

« Janvier 1889. — Toujours excellent lieutenant de batterie. 
Très bon instructeur; s’est bien montré aux manœuvres, a gagné 
un peu pour l'intonation. 

« Juillet 1889. — Excellent lieutenant. Commande sans bruit et 
conduit très bien son personnel. Sait à fond ses manœuvres, sert 
très bien quoique préparant ses examens d'admission à l'Ecole supé- 


. rieure de guerre. 


« Le 3 octobre 1889. — M. Dreyfus a été nommé capitaine au 


. 21€ régiment d'artillerie par decret du 12 septembre 1889, et détaché 
- à l’Ecole centrale de pyrotechnie militaire par décision ministérielle 
du même jour. 


« Janvier 1890. — Chargé du cours de mathématiques et de 

_ dessin aux élèves; prépare ses examens à l’Lcole supérieure de 
guerre. 

« Juillet 1890. — S’acquitte très bien de ses fonctions. A été 


admis à l'École de guerre. 
« à novembre 1890. — Admis par décision ministérielle du 


"# 


I = 


26 avril 4890, à suivre les cours de l'École supérieure de guerre. 
Rayé du contrôle. 

« 1891, 1892. — NoTes DE L'ÉCOLE SUPÉRIEURE DE GUERRE. 

« Physique assez bien. — Santé assez bonne; myope. Caractère 
facile; éducation bonne; intelligence très ouverte; conduite très 
bonne ; tenue très bonne; instruction générale très étendue; instruc- 
tion militaire théorique très bonne; pratique, très bonne; adminis- 
trative, très bonne ; connaît très bien l'allemand ; monte très bien à 
cheval; sert bien, Admis à l’École n° 67 sur 81 ; sorti n° 9 sur 81. A 
obtenu le brevet d’ntat-major avec la mention : «très bien ». Très bon 
officier, esprit vif, saisissant rapidement les questions, ayant le:tra- 
vail facile et l'habitude du travail. Très apte au service de l'Etat- 
major. » 


Me DemaxGe. — À partir d'ici, je désirerais que les signatures 
fussent lues. 
LE PrésibexT. — Lisez les signatures, 


Le Grerrier Coupois. — « Le colonel commandant en second, 
« Signé : THrrou. » 


M® Demaxce. — Et l’autre, à côté de la signature? Lebelin de 
Dionne? 
Le GRErrFIER Courois. — « Le général commandant l’École, 


« Signé : DE DIonNxE. » 
«1893, premier semestre, — Officier très intelligent, rédige très 
bien, a déjà des connaissances fort étendues, est en mesure de traiter 
bien des questions avec des idées personnelles, peut et doit arriver. 
« Le colonel chef du premier bureau d’Etat-major de l’armée ; 4 
« Signé : DE GERMINY. » 
«1893, deuxième semestre. — Officier incomplet, trèsintelligent 
et très bien doué, mais prétentieux et ne remplissant pas, au point 
de vue du caractère, de la conscience et de la manière de servir, les 
conditions nécessaires pour être employé à l'Etat-major de l’armée. 
« Le colonel chef du quatrième bureau. 
«Signé : FABRE. » 
«189%, premier semestre. — Officier très intelligent, saisissant 
vite les affaires, travaillant facilement, et peut-être un peu trop sûr 
de lui, sait très bien l'allemand et a utilisé consciencieusement son 
stage au deuxième bureau. 
« Le colonel chef du deuxième bureau, 
« Signé : DE. SANcy. » 
« 1894, deuxième semestre. — Est l’objet d’une plainte en 
conseil de guerre pour crime de haute trahison. » 


Me Lagorr. — Je n'ai qu’une question à poser À M. le colonel 
Bertin, et elle est un peu délicate parce qu’elle est personnelle; 


mn do À 





ET jar. 


aussi bien jene la lui poserai d’abord que s'il m’y autorise, et 
ensuitequesisessouvenirs lui permettentde merépondre. Voulez-vous 
être assez bon, monsieur le président, pour demander à M. le colonel 
Bertin qui apprendra, ce qui le surprendra sans doute, qu'il a été 
un des premiers initiateurs de ma conviction de l’innocence de 
Dreyfus, s'il se rappelle que J'ai eu l’honneur de diner avec lui 
15 jours ou 3 semaines après la dégradation de Dreyfus chez un 
ami commun. 


LE LIEUTENANT-COLONEL BerriN-Mouror. — Le nom? 

Me Labori prononce un nom qui ne parvient qu'au colonel Bertin. 
LE LIEUTENANT-COLONEL BEerTIN-Mouror. — Parfaitement. 

Le PrésinenT. — Vous êtes d’accord ? 


. Me Lagorr. — Le colonel Bertin se rappelle-t-il qu’à table, devant 
une douzaine de personnes, — ce qui me permet de faire allusion au 
fait, — nous avons dit un mot de l'affaire Dreyfus? 

LE LIEUTENANT-COLONEL BERTIN-Mouror. — On a beaucoup parlé 
de l'affaire Dreyfus depuis quelque temps. En quelle année cela se 
passait-il ? + 

Me Lagorr, — C'était 15 jours ou 3 semaines après la dégrada- 
tion; nous avons dîné ensemble, j'ai eu cet honneur une seule fois, 

LE LIEUTENANT-COLONEL BErrTIN-Mouror. — C'est probable, c’est 
possible. 

Me Lagorr. — (C’est la déposition même du colonel Bertin 
aujourd’hui qui a ranimé mes souvenirs, et m'a amené à poser une 
question que je n’aurais peut-être pas posée sans cela : M. le colonel 
Bertin se rappelle-t-il qu’il m'a dit qu'il se considérait comme un 
des principaux artisans de la condamnation de Dreyfus, qu'il en 
tirait honneur. 


LE LIEUTENANT-COLONEL BErnix-Motror. — Artisan, non! Per- 
mettez, le mot est important. 
Me Lagor. — Que M. le colonel Bertin soit assez bon pour répé- 


ter lui-même ce qu’il a dit. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BERTIN-Mourar. — Je vous arrête immédia- 
tement sur ce mot artisan, s’il m'est permis, mon colonel, d'inter- 
rompre la défense. 

Me Laporr. — Je vous en prie; il s’agit ici d’un souvenir des 
plus courtois et qui n'arien de gênant ni pour vous ni pour moi. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Bernnx-Mouror. — Sur ce mot « artisan », 
ie vais donner une explication qui rendra peut-être inutile la suite 
de ‘ce qu'allait dire M. le défenseur. Déjà deux fois, je viens de le 
dire devant le Conseil de guerre, deux fois j’ai répété que je me suis 


LÉ FEDTE 





cru mêlé à la découverte du nom du capitaine Dreyfus, vivant dans 
une illusion complète. Je l’ai dit dans ma première déposition; j'ai 
rappelé que c’est seulement l'an dernier que j'ai été détrompé et si 
vous voulez je vais encore préciser. Au procès Henry-Reinach, 
retrouvant tous mes camarades que, je le répète, je n'avais pas 
retrouvés depuis cinq ans, je me rencontrai avec mon ancien chef 
au réseau d'Orléans, M. le colonel d’Aboville, qui est ici. Je lui dis, 
si mes souvenirs sont exacts : « Qu’est-ce qui aurait pensé, qui est- 
ce qui aurait dit, quand je suis entré dans le bureau du colonel 
Fabre avec ces documents énormes, qu'il allait se greffer là-dessus 
cette immense Affaire? — Mais, me répondit le colonel d’Abo- 
ville, vous n’y êtes pour rien, ce n’est pas vous du tout, il y a long- 
temps que nous étions fixés. Pendant votre absence, le colonel Fabre 
avait pris votre copie-lettresau capitaine Bretaud. » Et moi qui étais 
persuadé, convaincu qu’à l'origine de cette affaire j'avais joué un 
certain rôle ! Aujourd’hui je viens exposer que je n’y ai joué aucun 
rôle. 

Me Lagon. — En tout cas, M. le colonel Bertin ne sera pas 
étonné de m’entendre rappeler l'émotion avec laquelle il parlait de 
la culpabilité de Dreyfus. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BerTix-Mouror, — Il y avait de quoi 
Trouver un ancien officier du réseau de l'Est, à qui J'avais livré 
tous mes secrets, convaincu de haute trahison, il y avait de quoi 
être ému. 

Me Lasorr. — M. le colonel Bertin se rappelle-t-il alors que je lui 
fis certaines objections tirées de l'impression que m'avait causée 
la scène de la dégradation, rapportée par les journaux les plus 
hostiles, aussi bien que la conviction de M° Demange. (Sur un geste 
du colonel Bertin.) Permettez : lepropos a son importance et comme 
j'ai la plus entière confiance dans votre loyauté, tout en sachant 
combien vous êtes hostile à la cause que je représente, je n’hésite 
pas à vous poser des questions. J'ai donc parlé à M. le colonel 
Bertin de l’émotion que me causait la profonde conviction de 
M° Demange; ne se rappelle-t-il pas avoir tenu un propos assez vif 
sur M° Demange ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL BerTIN-Mouror. — Lorsqu'on rapporte une 
conversation, il y a un point très important qu'il ne faut pas oublier : 
c’est l'atmosphère dans laquelle se tient la conversation. 

M° Laon. — C’est entendu. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BERTIN-Mouror. — Nous étions dans une 
maison amie. 


M° Labori me permettra de rappeler ici qu’il était à cette épo- 
que, comme il est peut-être encore aujourd’hui, je n'en sais rien, 
l'homme qui est venu me prendre les deux mains avec émotion et 
me dit: « Jamais je n'oublierai ce que vous avez fait pour mon 
père », et je m'honore aujourd’hui d’avoir été pour quelque chose 
peut-être dans cette croix si bien gagnée qui a été donnée à M. La- 
bori, inspecteur principal des chemins de fer de l’Est. 

Je retrouvai donc, à ce diner, le fits de ce brave M. Labori, qui 
s'était si bien conduit en 1870, ce fils dont je sentais l’émotion 
lorsqu'il me remerciait, émotion vibrante,et j'ai très certainement, 
— je n’en sais rien, je ne me rappelle absolument pas, si je m’en 
souvenais, je vous le dirais, — retrouvant M. Labori dans cette 
maison amie, lefilsde mon vieil ami M. Labori, que j'avais contribué 
à faire décorer, j'ai évidemment causé avec plaisir avec Me Labori. 
Ce que je lui ai dit, je n’en sais rien... ; voulez-vous continuer votre 
récit, maître Labori, si je m’en souviens, je vous dirai: oui, c’est 
vrai, Je m'en souviens. 

Me Lasorr. — Je voudrais bien qu’il n’y eût pas de confusion 
dans l'esprit du colonel Bertin : je ne lui tends pas un piège et je 
vais lui dire exactement quelle émotion j'ai ressentie à ce moment 
et la portée qu'a eue notre conversation et les conséquences que 
J'en veux tirer aujourd’hui. 

D’abord, M. le colonel Bertin me permettra de le remercier du 
fond du cœur des paroles qu’il vient de prononcer et que je n'avais 
pas sollicitées. | 

LE LIEUTENANT-COLONEL BERTIN-MourotT. — Je suis ici pour dire la 
vérité, je n’ai rien à cacher : tout ce que j'ai dit, si je m'en sou- 
viens, je le dirai. 

Me Laporr. — Voici le fait. J'ai dit à M. le colonel Bertin : « Mais 
enfin, commandant, — il était alors commandant, — j'ai, moi, des 
doutes, et ils viennent principalement d'une chose : il y a un 
. homme que je respecte profondément, c’est mon confrère De- 
mange ; il est convaincu de l'innocence de Dreyfus, il me l’a dit. » 
Et alors, M. Bertin s’écria, —je veux simplement montrer combien 
la chose était invraisemblable, ce n’est pas du tout un incident 
entre M° Demange et M. Bertin que je crée, c’est une impression 
que je veux indiquer, la portée d’une réflexion de M. Bertin qui 
est la suivante : « M° Demange, ne m’en parlez pas, c’est l'avocat 
de ambassade d’Allemagne! » (Mouvement.) Tout cela est très net 
dans mon esprit, et quelle que soit la joie que l’on trouve à entendre 
mal parler d’un confrère, je fus bouleversé, je voulus avoir une ex- 


Ru da dy en TRE 


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+4 


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plication et je demandai : ( Qu'est-ce qui vousautorise à dire cela ? » 
M. Bertin me répondit : «Je ne peux pas vous le dire à table, mais 
je vous le dirai à part, après le dîner. » En effet, après le diner, il 
me prit à part dans un petit coin et très courloisement, très loyale- 
ment, il me dit: « La preuve, la voici : Demange en plaidant 
pour Dreyfus n’a pas plaidé pour la première fois pour un espion; 
il avait déjà été commis d'office pour un autre et on ne commet 
pas d'office un avocat comme M° Demange sans qu'il y ait quel- 
que chose là-dessous... » Et moi, je ne pus m'empêcher de rire. 
Je suis sorti en disant à ma jeune femme, qui avait assisté à 
l'entretien et qui était encore peu initiée à l'Affaire : « Mais enfin! 
quelle sécurité présentent l'appréciation et le jugement d'hommes 
qui peuvent si facilement croire à des fables aussi ridicules! » 
Le conseil comprend ma pensée maintenant — et M. le colonel 
Bertin, encore une fois, sera peut-être étonné de lapprendre, ma 
conviction de l'innocence de Dreyfus a commencé à naître ce jour-là ; 
je lui en donne ma parole d'honneur ! 

LE LIEUTENANT-COLONEL BEerTIN-MourorT. — Je ne suis pas étonné 
du tout, et dans le récit que vient de faire M° Labori, qui dans son 
ensemble est très exact, il y a un point qui ne l’est pas et dont je 
me souviens nettement, c’est cemot «d'office», car, dans ma pensée, 
M° Demange n’avait pas été commis d'office, non; je rectifie ce petit 
mot. Mais j'en voulais à Me Demange et pourquoi? c'estqu'ilavaitmal 
défendu cet officier; nous avions tous l’impression, en sortant de 
l'audience, qu’il avait été mal défendu : ces perpétuelles dénéga- 
tions à des choses certainement insignifiantes nous ont mal impres- 
sionnés. C’est ainsi que j'ai eu la conviction qu’il devait être coupa- 
ble et que j'ai dit au ministre cette conviction sans la baser sur 


autre chose que sur des impressions d'audience : pourquoi nier en 


effet les choses les plus simples ? 

Il n’est donc pas étonnant qu’en causant avec M° Labori, je ne 
lui aie pas caché que j'en voulais à M° Demange, et j'avais entendu 
le point spécial et exact dont il parle, sauf « commis d'office », 

Le Présinenr. — L'incident est clos. 

Me DemaxGE. — Pardon, monsieur le Président, je ne m'attendais 
pas à entrer en scène, voulez-vous me permettre de dire un mot ? 

M. le colonel Bertin a trouvé que j'avais mal défendu Dreyfus, 
ilne m’a pas entendu, nous étions dans le plus strict huis clos. 
(Mouvement prolongé.) 

Le PRésIDEeNT, du témoin. — Avez-vous entendu parler duprocès 
de 18947? 





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LE LIEUTENANT-COLONEL BErTIN-Mouror. — Je parle du procès de 
1894. J’ai dit dans ma déposition que l'audition des témoins ter- 
minée, nous avons été obligés de quitter la salle, et que personne 
n’a entendu la plaidoirie de M° Demange; mais on en a parlé. 
D'ailleurs quel est ce débat, je ne le vois pas ? 

Me DEMAxGE. — M. le colonel Bertin s’est étonné également des 
dénégations qui ont été faites. C'était Dreyfus qui répondait, ce 
n'était pas moi ; qui l’a interrogé? ce n’était pas moi, (Rires.) Main- 
tenant je tiens à vous dire que je n’ai jamais été l’avocat de l’am- 
bassade d’Allemagne et que j'ai été cominis d'office. J’ai en effet 
défendu deux espions, ce que j'ai considéré comme un honneur. 
Savez-vous pourquoi (et à ce moment-là, je pense que le ministre 
de la Guerre devait juger comme moi), c’est parce qu'on avait 
confiance dans ma discrétion. C’est pour cela qu’on m'a commis 
d'office pour deux espions que j'ai défendus, qui ont été condam- 
nés d’ailleurs, et je vous prie de croire qu’à l’innocence de ceux-là 
je n’ai Jamais cru. Je les ai défendus comme je devais les dé- 
fendre. 

LE CAPITAINE DREYFUS. — On à beaucoup parlé des dénégations et 
Je tiens à y répondre. Je n’ai jamais rien nié de ce que je savais: 
on m'a posé des questions sur des points que je ne connaissais pas, 
J'ai répondu que je ne les connaissais pas; mais, pour tout ce que 
je savais, j'ai répondu. 

Je dois maintenant citer un petit fait. M. le général Fabre est 
venu apporter hier comme une trouvaille extraordinaire que j'avais 
tenu à jour le dossier des gares régulatrices ; j’ai reconnu hier que 
c'était exact. Il ne devait donc pas apporter cela ici en ayant l'air 
de le présenter comme une trouvaille. J'ai relu avec curiosité les 
interrogatoires de 1894, qu'y ai-je trouvé ? On m'a interrogé sur ce 
dossier des gares régulatrices et j’ai dit dans l’interrogatoire de 
1894 que j'avais tenu à jour ce dossier, par conséquent il n’était 
pas nécessaire d'apporter ici une trouvaille sans valeur, 

Le colonel Bertin me prête un propos qui est contraire à mes 
sentiments et à tout ce que j'ai écrit depuis cette iniquité qu’on a 
commise à mon égard, depuis cinq ans, et que je n’ai pas besoin de 
relever autrement. Vous avez en votre possession, mon colonel, 
tout ce que j'ai écrit pendant ces cinq ans, tout ce que j'ai écritaux 
chefs de l’armée dans lesquels j'ai une confiance absolue, parce que 
Je comprends l'honneur de l’armée et peut-être autrement qu’eux, 
car je le comprends dans la loyauté et dans la recherche de la 
justice et de la vérité. Oui, j'aime l’armée, la France et la Patrie; 

I. 5) 





vous n'avez qu'à voir ce que j'ai jeté sur le papier dans mes nuits 
_de fièvre et de douleur à l’île du Diable! (Sensation.) Vous avez 
certainement des monceaux de papier contenant lout ce que j'ai 
écrit dans mes nuits de fièvre et de douleur, c’est-à-dire des lettres 
que je reconnais pour miennes, et non les propos que tout le monde 
ici me prête avec une passion inexcusable. 

M. Le Présinexr, — L'audience est suspendue pour quelques 
minutes. 

L’'audience est suspendue à 40 heures, 


La séance est reprise à 10 h. 20. 


VINGT-HUITIÈME TÉMOIN 


LE LIEUTENANT-COLONEL GENDRON 


M. Gendron (Jean-Gaston), 45 ans, lieutenant-colonel au 1°" régi- 
ment de cuirassiers. 

Le Présent. — Connaissiez-vous l'accusé avant les faits qui 
lui sont reprochés ? 

LE LIBUTENANT-COLONEL GENDRON. — J'ai vu l’accusé pour la première 
fois en 189% quand j'ai été appelé à déposer, sachant alors seule- 
ment que c'était le capitaine Dreyfus. 

Le Présinexr. — Vous avez été appelé à l'enquête de la Cour 
de cassation et vous avez déposé à l'instruction de 1894 sur un: fait 
particulier à l'accusé. Voulez-vous nous donner des explications sur 
ce point ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL GENDRON.—J’ai déposé pour la première fois 
en 1894; je savais à cette époque pour la première fois que l’accusé 
s'appelait Dreyfus, mais je me suis rappelé alors lavoir rencontré 
bien des fois au Bois nesachant pas son nom. J'ai été appelé à dépo- 
ser en 1894 dans les conditions suivantes: Dreyfus interrogé surses 
relations avec une dame Derry, demeurant 1, rue Bizet, dit que beau- 
coup d'autres personnes fréquentaient dans celte maison. Appelé à 
donner des noms, il donna le mien.Je connaissais en effet Mme Derry et 
voici dans quelles conditions: dans lecourantde l’année 1892, à une 
époque que je ne pourrais déterminer d’une façon absolue, mais je 
crois que cela n’a pas grande importance, un de mes amis, ancien 
officier démissionnaire, riche industriel, dans un voyage qu'il fit à 
Lyon, fitconnaissance au grand hôtel Collet d’une dame Derry qui lui 

“laissa l'impression d'une femme excessivement intelligente, très ins- 


| 








ee” 0 


truite, et dans la société de laquelle je pourrais peut-être puiser des 
renseignements intéressants pour des conférences que je préparais 
alors comme professeur à l’École de guerre sur l’Autriche-Hongrie, 
Mme Derry étant Austro-Hongroise. Mon ami me faisant observer 
que je recevais l’hospitalité chez lui parce qu'à ce moment il était le 
protecteur de cette dame, je me laissai aller à prendre une tasse de 
thé chez elle. Je m’aperçus bien vite que j’avais en effet affaire à une 
femme d'une intelligence supérieure, parlant plusieurs langues, 
ayant une connaissance approfondie de bien des choses dont les 
femmes sont généralement incapables de parler. De mon côté je lui 
parlai par courtoisie de son pays, l'Autriche-Hongrie, je me laissai 
aller à lui demander des renseignements sur le compromis austro- 
hongrois, sur les partis tchèques; nous conversämes sur l’organisa- 
tion de l’armée austro-hongroise au point qu’à un moment donné, 
étonnée de me voir fixé sur les mœurs politiques et sur l’organisa- 
tion militaire de son pays, elle me dit très galamment : « Ce n’est 
pas possible, monsieur, vous êtes un espion. » Je pris la chose 
comme un compliment en lui disant : « Madame, vous me faites 
grand honneur, mais soyez convaincue que, dans l’armée française, 
beaucoup d'officiers portent assez de sympathie à l’armée austro- 
hongroise et à votre pays pour les connaître aussi bien que moi- 
même. » 

Je partis sous une fâcheuse impression, après deux heures ou 
deux heures et demie d’entretien, et je dis à mon ami : « Vous vous 
êtes engagé là-dedans dans une aventure qui pourrait être désa- 
gréable pour vous, cette femme est une intrigante. » ù 

Elle n'était ni jeune ni jolie, elle avait la charge-d’un enfant, 
son intérieur n’était pas des plus sérieux, ce n’élait pas celui d’une 
courtisane complète. ( Rires.)Ce n’était pas non plus celui d’une très 
honnête femme; c’étaiten somme un milieu tout à fait équivoque. Je 
clos la conversation en disant mon ami : «Cette femme doit trouver 
autre part que dans la galanterie l’argent nécessaire à son train de 
maison, elle m’a traité d’espion, eh bien, de mon côté, je ne serais 
pas surpris qu'elle soit une espionne.") 

C'est la seule fois que je suis allé chez cette personne. Mon ami, 
suivant mon conseil, et faisant un sacrifice d'argent, à fini par 
abandonner entièrement cette relation au bout de très peu de jours. 

Néanmoins, un jour il insista de nouveau pour que je retourne 
chez elle, me disant : « Après tout, je ne comprends pas vos scru- 
pules, car d’autres officiers, brevetés comme vous, ou à l'école de 
guerre, fréquentent cette personne, et entre autres Dreyfus. » 








Je l’ai dit au procès de 1894, je crois que mes souvenirs 
sont très précis. Quand j'entendis ce nom de Dreyfus, je fus frappé 
et impressionné d’une façon désagréable; mais je ne pouvais pas 
prévoir à ce moment là qu’une accusation si grave que celle qui 
pèse sur l’accusé pèserait sur un officier français. 

J’eus peur de légèretés, d’indiscrétions inconscientes auxquelles 
les jeunes officiers peuvent être amenés surtout dans des milieux 
équivoques comme ceux dans lesquels on est trop souvent amené 
à Paris, J'avais de ces choses une expérience personnelle, car j'étais 
depuis longtemps sous les ordres du colonel Sandherr dont j'avais 
reçu les conseils et qui, sachant que j'étais jeune, célibataire, libre 
de mes actes, m'avait recommandé à plusieurs reprises d'être 
excessivement scrupuleux dans le choix de mes relations. 

Je crois avoir reproduit à peu près exactement ma déposition 
de 1894. J’ajouterai que le capitaine Dreyfus s’excusa de m'avoir 
dérangé pour si peu de chose. 

J'avais proposé de donner le nom de l’ami ancien officier qui 
m'avait conduit dans cette maison. La défense voulut bien me per- 
mettre de ne pas dévoiler ce nom, cet ancien officier est en effet 
aujourd’hui marié. 

Le Présinenr. — Vous n’avez plus rien à dire? 

LE LIEUTENANT-COLONEL GENDRON.— J'ai autre chose à ajouter.Je me 
suis borné à cette déposition en 1894 parce que j'avais été inter- 
rogé exclusivement sur le point de savoir quelle était la nature de 
mes relations avec Mne Derry. Mais il y a une chose qui pendant les 
quatre ans que Je viens de passer en Algérie, où J'ai suivi tous ces 
débats dans Jes journaux, où j’ai reçu des lettres, demeure avec une 
véritable angoisse dans mon esprit, et que ma conscience m’inspire 
le devoir de dire aujourd'hui. 

C'est que je n’ai jamais compris pourquoi le capitaine Dreyfus, 
ne me connaissant pas plus que je le connaissais moi-même, puisque 
je me trouvais en présence de lui, portant l’uniforme et portant le 
nom de Dreyfus, pour la première fois en 1894, — je ne me suis 
jamais expliqué pourquoi il a donné mon nom, d'une façon aussi 
légère. 

On lui demande des explications sur une relation avec une 
femme galante. Il me semble qu'en pareil cas j'aurais dit : « Que 
celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre, » 

Or, je venais de quitter le service des renseignements où j'avais 
été, je puis le dire, le confident absolument intime du colonel 
Sandherr. 





se. Le 


Je laisse au tribunal le soin de tirer de ce fait, maintenant que 
ma conscience est soulagée, telle conclusion qu’il voudra, mais Je ne 
pouvais pas le cacher. (Rumeurs.) 

J'ai lu également les rapports de l’agent Guénée. Sur ce point 
il y a une chose que je reconnais parfaitement exacte, ce sont les 
relations de Dreyfus avec Me Bodson et un monsieur qui passait 
pour le propriétaire des magasins de la « Redingote grise ». Ceci 
pour l’avoir rencontré et vu de mes yeux bien des fois au Bois le 
matin. 

LE CAPITAINE PARFAIT, MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — N’avez- 
vous pas voyagé en [talie sous le nom de Romani? 

LE LIEUTENANT-COLONEL GENDRON. — Je n’ai jamais voyagé en italie 
sous le nom de capitaine Romani, car je savais que ce noim était 
vendu. 

Mais voici ce que je puis dire à ce sujet : 

On a parlé l’autre jour des mystifications auxquelles on peut 
être en butte au service des renseignements. Eh bien! j'ai été mys- 
tifié par une dame italienne, ou plutôt c’est le colonel Sandherr qui, 
par le fait, a été mystifié. S’il était là, il prendrait certainement 
avec son cœur élevé la responsabilité de cette mystification. 

J'avoue que c’est moi qui ai été mystifié par Mme Mallebranche, 
Puisqu’on fait tomber pirrre par pierre l’édifice construit par 
Sandherr, peu m'importe de démolir une pierre de plus. Un agent 
me proposa un jour, au moment où l’armée italienne venait d’a- 
dopter un fusil à petit calibre, de nous procurer ce fusil; on lui 
demanda ses références; comme références, il nous fit un véritable 
cours sur l’espionnage qui doit encore être aux archives du bureau 
des renseignements ; il résulta de nos investigations cette certitude 
que ce Français avait fait de l’espionnage à Barcelone avec le 
consul allemand. Il paraissait détenir des aptitudes spéciales pour le 
service, nous donnant des moyens de correspondre avec des per- 
sonnages suspects; mais il ne connaissait pas l'italien; il finit par 
trouver à Marseille, dans ses relations louches, une femme qui pour- 
rait le suppléer dans sa méconnaissance de l’italien. Je fis le voyage 
à Marseille sur les ordres du colonel Sandherr ; on finit par embau- 
cher cet individu et cette femme, et tous deux partirent pour Rome 
avec mission particulière de nous procurer le nouveau fusil, Je me 
présentai sous le nom de Romani qui fut le premier nom qui me 
vint à l’idée et, à la deuxième entrevue, cet individu me dit : « Je 
sais qui vous êtes, vous vous êtes présenté comme un inspecteur du 
ministère de la Guerre, mais vous êtes le capitaine Romani. Je lui 


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dis : « Vous avez fait une infamie, je ne vous ai vu qu’une fois, je 

vous ai dit que votre premier devoir était d'ignorer et de tâcher : 

d'ignorer toujours la personnalité véritable des personnes qui se 
mettent en relations avec vous et à la deuxième rencontre, vous 

connaissez mon nom et ma personnalité? » La mystification dont . 

nous fûmes l’objet n’a pas duré longtemps, car je savais très bien 

que cet individu allait vendre mon nom et, lorsque le capitaine 

Romania été arrêté, c'est moi qu’on croyait arrêter. Donc les officiers 

du service des renseignements ne sont pas des inactifs; ce sont des 

gens qui se battent tous les jours, le jour, la nuit, qui ne dorment 

pas; en proie à la préoccupation constante des questions qu'ils 
L agitent et c’est avec une angoisse douloureuse que je vois démolir 
ici tout ce que nous avons fait. Il ne reste plus rien de l'édifice  - 
construit par Sandherr : ni argent, ni procédés, ni méthode, et il 
avait construit, cet homme, ce grand patriote, un instrument de 
défense merveilleux. (Énotion générale.) 

Monsieur le Président, je w’ai plus rien à dire. 

Me Deuaxce. — Monsieur le Président, une seule question. Natu- 
rellement, je n’ai rien à dire à la dernière observation, en faisant 
remarquer toutefois que ce n’est pas notre faute à nous. 

M. le lieutenant-colonel Gendron nous a dit que, pendant quatre 

: ans, il s'était demandé pourquoi Dreyfus avait livré son nom à 
instruction. Je prie M. le lieutenant-colonél Gendron de rappeler 
ses souvenirs. Il a déjà dit cela en 1894. 


LE LIEUTENANT-COLONEL GENDRON. — Je croyais ne pas l'avoir 
0 dit. 
| M° Deuaxce. — Le colonel l'a dit et Dreyfus a même ajouté : 


« Mais cette dame a dit qu’elle connaissait un commandant d'État- 
major, qui était le commandant Gendron, alors je ne pouvais pas 
= _ supposer que c'était un milieu suspect, » 

4 M. Le PRésinenr. — Accusé, avez-vous quelque chose à dire? 

Le caprraINe Drevrus. — M° Demange vient de donner la réponse 
que je voulais faire moi-même au colonel Gendron. 

Le PrésipenTr, au témoin. — Vous pouvez vous retirer. 


VINGT-NEUVIÈME TÉMOIN 


M. LE (CAPITAINE BESSE 


Besse, Pierre-Joseph, 42 ans, capitaine breveté, au 32 régiment 
d'artillerie. 


DÉÈES 


LE PRésipenT. — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui 


lui sont reprochés ? - 
LE CAPITAINE BESsE. — Il a été un de mes camarades d’école à 


l'École polytechnique et à l'École d'application. 
Le PrésipenTr. — Vous avez été appelé en 1894 et vous avez 


déposé sur la communication à l’accusé de divers documents. Que 
savez-vous à ce sujet? 

LE CAPITAINE BESSE. — Un jour de septembre 1894, j'étais à ce 
moment au 4° bureau, Dreyfus est venu dans mon bureau me 
demander communication de la liste des quais militaires des diffé- 
rentes lignes des réseaux français. J'étais chargé de la tenue de ces 
documents. Je lui ai demandé alors la raison de cette démarche. Il 
m'a dit qu’il était envoyé par un officier supérieur, M. Mercier- 
Milon, qui était chargé de la tenue à jour de la mobilisation de l’une 
de nos armées. J’ai communiqué ce document vers 4 h. 4/2. En 
effet, j'étais obligé de partir le soir même pour rejoindre l'État- 
major du général de Galliffet qui se formait le lendemain matin à 
Artenay. C'était au moment des manœuvres de 1894. Je laissai seul 
Dreyfus dans mon bureau avec le document entre les mains et je le 
priai de vouloir bien remettre ce document au capitaine Bretaud. 

J'ai prévenu ce dernier que ce document lui serait remis par 
le capitaine Dreyfus. Ce dernier resta donc seul dans mon bureau 
avec ce document après cinq heures. Je ne sais pas à quelle heure 
il Va remis. Dreyfus s’est présenté dans mon bureau avec une feuille 
de papier blane. Je lui fis l'observation qu'il serait plus commode 
de prendre le document qu'il avait à mettre à jour et qui devait 
figurer au dossier du journal de mobilisation de l’armée et de se 
servir de la carte schématique des réseaux de l'Est, et y prendre 
note des quais de débarquement assignés à telle année. C’est ainsi 
du reste que nous procédions.Jene me rappelle pas bien la réponse 
qu’il m'a faite. Je n’ajoutai du reste qu’une importance très minime 
à la réflexion que je lui ai faite ce moment, Nous ne pouvions pas 
soupçonner en effet qu’un de nos camarades fût capable d’une infa- 
mie pareille. : 

Me Demance. — J'avais demandé, je crois, que tous les témoins 
de 1894 fussent assignés. Or, je viens de voir que M. le colonel 
Mercier-Milon n’a pas été assigné. Je demanderai qu'on le fit venir 
à propos de cet incident. M. le capitaine Besse a dit à Dreyfus qu’il 
lui serait plus commode de travailler sur une carte que sur le 
papier blanc qu'il avait apporté. On a entendu à ce propos 
M. Mercier-Milon. 


2. 79" 


Il a dit que c'était lui qui avait donné le papier blanc à Dreyfus 
et qu’il le lui avait rapporté. 

Le Présipenr. — Je crois qu’il est tout à fait inutile de faire 
venir M Mercier-Milon pour cela. Il suffirait de relire sa déposition. 

Me Demance. — Il n’a pas déposé sur ce fait. Ceci est venu à la 
suite de la déposition du capitaine Besse. 

Le caprrae Drevrus. — Au procès de 1894, j'ai rappelé à M. le 
commandant Mercier-Milon, qui était mon chef de section au troi- 
sième bureau, qu'il m'avait envoyé vers le capitaine Besse pour 
mettre à jour la carte dont il s’agit, les faits que rapporte le capi- 
taine Besse sont exacts. J'ai fait en effet le travail que m'avait de- 
mandé le commandant Mercier-Milon sur la carte qu’il m'avait 
donnée, qui ne ressemblait pas au papier que possédait le capitaine 
Besse. Les différents papiers sur lesquels je travaillais m'avaient 
été remis par le commandant Mercier-Milon. Le papier qu'il m'avait 
remis était une carte sur laquelle on écrivait au moyen d’un trait le 
nom de chaque ligne de chemin de fer et l'emplacement des gares; 
tandis que le tableau que n'a donné le capitaine Besse est un tableau 
sur lequel se trouvaient les unes après les autres les lignes de che- 
min de fer dans un ordre déterminé. Ce n'était donc pas une carte. 

Quand j'ai eu fini le travail, j'ai remis la pièce comme l'avait 
demandé le capitaine Besse, au capitaine Bretaud, Celui-ci, qui à 
assisté également aux débats de 1894, a reconnu que je lui ai remis, 
aussitôt que j'ai eu fini le travail, le document que m'avait confié le 
capitaine Besse. Dans la même journée, aussitôt que j'ai eu fini, 


j'ai remis au commandant Mercier-Milon la carte qu'il m'avait 


demandé de mettre à Jour. 

Me Deuaxce. — Les dépositions de M. Mercier-Milon se trou- 
vent aux pages 575 et 586. 

Le Présent. — La simple lecture de ces dépositions suffira. 

Me Deuaxce. — En ce qui concerne le capitaine Bretaud, vous 
trouverez dans le document imprimé les dépositions qu'il a faites 
en 1894. 

Le ergrrier Cocpors donne lecture de cette déposition, qui est 
ainsi COnÇue : 


« Le 8 septembre, quand le capitaine Dreyfus est venu vous 
demander la liste des quais militaires des réseaux français, vous 
a-t-il remis ces documents en vous les recommandant spécialement 
et à quelle heure a eu lieu cette remise ? 

R. — Je crois pouvoir dire que le 8 septembre dernier, entre 
5 et 6 heures du soir, j'étais seul lorsque le capitaine Dreyfus, du 





dattes ità 


LEE 


moins il me semble que j ‘étais seul sans pouvoir l’affirmer, est venu 
dans mon bureau, et j'affirme qu’il m’a remis l’état des quais mili- 
taires des réseaux français que le capitaine Besse lui avait donné à 
consulter. Je ne me souviens “pee qu’il m'ait fait des recommanda- 
tions spéciales à cet égard. 


Me DEMANGE. — Puis vient la déposition du colonel Mercier- 
Milon, à la page 577. 

Le GRerriER Coupors donne lecture de cette déposition qui est 
ainsi CONÇUE : 


« Veuillez nous dire ce que vous savez au sujet de l’affaire du 
capitaine Dreyfus et particulièrement au er d’une carte que vous 
lui auriez remise pour aller la compléter au 4 bureau. 
€ R. — Dans la première quinzaine de septembre dernier, j'ai 
envoyé Dreyfus, alors sous mes ordres, au 4° bureau pour y mettre 
à jour un document secret établi en 1889. Je me souviens égale- 
ment que le capitaine Dreyfus en recevant ce document m'a dit, 
après y avoir jeté un coup d’æil, que cette mise à jour ne lui parais- 
sait pas nécessaire. Cetté observation n’avait rien de surprenant, 
le capitaine Dreyfus ayant pu, pendant quil faisait son stage au 
4e bureau, prendre probablement connaissance du document. J'in- 
sistai néanmoins, voulant être sùr quele document en questionétait 
réellement à jour. 
«Quand il est revenu du 4° bureau me rapportant le document, 
il m'a fait voir les corrections qu’il y avait apportées. Il avait écrit 
de sa main la mention « Mis à jour au mois de septembre 1894 », 
Je ne saurais évaluer le temps qu’il a pu passer au 4° bureau pour 
ce travail, je ne saurais non plus apprécier, même d’une manière 
approximative, le temps qui pouvait lui être nécessaire pour son 
exécution; cela dépend en effet de la nature des documents qui ont 
dû être mis à sa disposition par les officiers intéressés et par suite 
des recherches plus ou moins longues qu’il a pu avoir à effectuer. » 


Le PrésipexT, à Me Demange. — Cela vous suffit? 

Me DemanGE. — Oui, monsieur le Président. 

LE CaAprTAINE DReyrus. — Je voulais simplement établir, d’une 
part, que j'avais rendu le document que le commandant Mercier- 
Milon m'avait demandé de mettre à jour, et d'autre part que j'avais 
remis au capitaine Bretaud le document sur lequel j'avais travaillé. 


TRENTIÈME TÉMOIN 
LE COMMANDANT BOULLENGER 


BouLLExGer (Jean-Marie-Paul), 43 ans, commandant d’artillerie 
attaché à l’État-major de l’armée, prête serment. 








LE Présmexr.— Gonnaissiez-vous l'accusé avant les faits qui lu 
sont reprochés? 

LE COMMANDANT BOULLENGER. — Oui, mon colonel. 

Le PRésipeNT. — Dans quelles conditions l’avez-vous connu ? 

LE commaANDanT BouULLENGER. — Je suis arrivé au 4° bureau vers le 
commencement de novembre. 

LE PrésinexT. — Je ne vous demande pas de faire votre dépo- 
sition, je vous demande dans quelles conditions vous l'avez connu. 
LE COMMANDANT BoULLENGER. — Comme relations de service. 

Le PrésipeNT. — En 1894, vous avez déposé au sujet de faits qui 
se sont passés dans votre service comme commissaire de lignes, et 
concernant l’accusé. Veuillez les faire connaître au Gonseil. 

LE COMMANDANT BOULLENGER. — Je suis arrivé au 4° bureau au 
mois de novembre 1893. Dreyfus était à ce bureau depuis 4 mois, 
déjà, puisqu'il y était arrivé au mois de juillet comme stagiaire. 

Je fus amené à demander au capitaine Dreyfus différents ren- 
seignements pour les détails du service. Je pus me convaincre qu'il 
connaissait parfaitement les documents secrets déposés dans Îles 
archives de la commission du réseau de l'Est. Un jour notamment, 
en me montrant le journal de mobilisation, il appela mon attention 
sur les cartes qui figuraient la concentration des armées. Ces cartes 
étaient du commandant Bertin, et représentaient, à l’aide de crayons 
de couleurs différentes, les différentes zones de concentration, et 
par des traits conventionnels, les quais attribués au débarquement 
de chaque corps d'armée, Dreyfus me fit remarquer la différence 
qui existait entre ce document, d'exécution réelle, et les notions sur 
le même sujet qui nous avaient été enseignées à l’École de guerre. 

Plus tard, dans le courant de décembre en particulier, il me pria 
d'intervenir en sa faveur près du commandant Bertin, afin qu'on 
lui confiât certaines missions sur le réseau de l'Est, missions qui 
entraînaient la tenue à jour de documents secrets et obligeaient par 
conséquent les officiers qui en étaient chargés à faire des visites 
périodiques à la commission du réseau de l'Est, et même des tour- 
nées périodiques sur le réseau. 

J'ai dit enfin, en 1894, que le capitaine Dreyfus posait parfois 
des questions indiscrètes. Voici une conversation qu'il y eut entre 
nous vers le commencement de mai 489% et qui me revient. 

Nous arrivions ensemble au bureau, et Dreyfus me demanda 
si nous étions très occupés en cemoment à la commission du réseau. 
Je lui répondis que nous étions très occupés effectivement, et que 
nous avions encore à faire des changements au débarquement de 


cavalerie des troupes de couverture. Il me demanda alors quelles 
étaient les unités touchées par ces changements. Je lui imdiquai que 
c'était telle division, qui débarquait sur la Meuse, par exemple. 

Nous avions déjà eu l’occasion de parler de ces débarquements 
des troupes de couverture en 1893, parce que cette même unité 
avait reçu des modifications, lorsque nous étions ensemble au bureau, 
en 1893. 

Alors Dreyfus me dit : « Cette division ne débarque plus à tel 
et tel point? » Je lui répondis que non, qu’elle était changée. Il me 
dit alors : « Quels sont les nouveaux points sur lesquels elle 
débarque? ». Je pensai alors que la demande de renseignements 
était trop indiscrète et je rompis la conversation. 


Le Présipexr. — C'est tout ce que vous avez à faire savoir au 
Conseil? 

LE commANpanT BouLLENGER. — C’est tout ce que J'ai à dire, mon 
colonel. 


Le Présrpenr. — Monsieur le Commissaire du Gouvernement, 
vous n’avez aucune observation ? 

LE CoMMissAIRE DU GOUVERNEMENT. — Non. 

Le PrésipenTt, s'adressant au témoin. — C’est bien de l'accusé ici 
présent que vous avez entendu parler? 

LE commanDanT BOULLENGER. — Oui, mon colonel. 

Le Présent, au capitaine Dreyfus. — Vous avez quelque obser- 
vation à faire à la déposition du témoin? 

Le caprranxe DRévrus. — C’est une observation relative à la con- 
versation que M. le commandant Boullenger prétend que j'aurais 
eue avec lui. Déjà, au procès de 1894, il a parlé de cette conversa- 
tion. La seule question que j’aie posée au commandant Boullenger 
est la suivante : « Qu'est-ce qu'il y a de nouveau au quatrième 
bureau ? » 

Cette question, je la lui ai posée; c’est une question toute natu- 
relle entre deux officiers qui se rencontrent, ayant servi tous les 
deux dans le même bureau. Quant à la conversation qu’il prétend 
se rappeler aujourd’hui, jene m’en suis même pas souvenuen 189%. 
Je savais très bien, en effet, qu’en 1893, quand j'étais au quatrième 
bureau, il y avait à ce moment des modifications au transport des 
divisions de cavalerie. Je me souviens que c'étaient des modifi- 
cations de l’ancien plan qu'il y avait eu à ce moment, au moment 
où j'étais au quatrième bureau, c’est-à-dire dans les six mois 
du second semestre de 1893. 

Ensuite, il a parlé des renseignements qu'il m'aurait demandés 


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à son arrivée au bureau. En effet, j'étais au bureau depuis quatre 
mois; j'avais eu déjà l’occasion de me mettre au courant du service. 
Je me suis mis complètement, par devoir de camaraderie, à la dis- 
position du commandant Boullenger, qui venait tout neuf dans ce 
service et qui, évidemment, ne pouvait pas le connaître. Je lui ai 
donné tous les renseignements qu’il pouvait avoir à me demander. 

Comme je l’ai dit déjà en 1894, je connaissais évidemment les 
lignes de transport, je connaissais la concentration dans ses lignes 
générales; et comme points de débarquement, je connaissais, 
comme je l’ai dit l’autre jour, les points de débarquement des corps 
d’armée dont la section du réseau de l'Est était chargée. Quant à 
connaître dans tous ses détails le débarquement, c'est une autre 
question. Entre connaître la concentration dans ses lignes géné- 
rales et connaître la concentration dans ses plus petits détails, il y 
a toute une échelle. Quant on veut déterminer un point précis, il 
faut préciser. 

Me DemaxGe. — Je voudrais que le capitaine Dreyfus s’expli- 
quât au sujet de la demande qu’il aurait faite d’être employé à des 
fonctions spéciales en temps de guerre. 

Le Présinexr. — En 1894, vous avez parlé de la démarche faite 
par Dreyfus pour être nommé à la Commission de l’Est? 

LE coMMANDANT BoULLENGER. — Pour être désigné en cas de mobi- 
lisation à une mission spéciale. 

LE Présinexr. — Commissaire adjoint à la ligne de l’Est? 

Le commanpanr BouLLExGER. — Ce n’est pas cela, mon colonel ; il 
y à un certain nombre de dossiers qui sont entretenus à la Com- 
mission du réseau de l'Est, et qui sont confiés à des officiers qui 
auraient éventuellement à les mettre à exécution lors de la mobili- 
sation, 

Les officiers, en différente situation, sont titulaires de ces dos- 
siers et doivent les tenir au courant. Ce sont ordinairement les offi- 
ciers attachés à l’État-major de l'armée; on les prend dans tous les 
bureaux, car le quatrième bureau n’a pas assez d'officiers pour 
entretenir tous ses dossiers. Les officiers titulaires doivent venir 
au quatrième bureau pour les tenir au courant. Il faut également 
qu'ils fassent des voyages périodiques sur les lignes. 

Le Présrnexr, — Ce n’est pas une position de commissaire de 


lignes? 
LE coMmaxpANT BoULLENGER. — Non. 
Le caprraxe Drevrus. — Mon colonel, je me souviens de cette 


question; si j'ai demandé en 1894 les fonctions de commissaire 





ie Tr 


régulateur c’est que, comme on vous l’a rappelé précédemment, 
j'appartenais par ma lettre de mobilisation au service des étapes 
d’une armée de réserve. C’est précisément pour cela que j'ai fait 
partie du voyage technique d’Etat-major qui a été fait à l’État- 
major général de l’armée au moment du séjour du général Vanson. 
Ma lettre de mobilisation me désignait au secours des étapes d’une 
armée de réserve. Ces fonctions ne me plaisaient pas beaucoup, et 
j'eusse préféré de beaucoup être commissaire régulateur, ce qui 
me rapprochait beaucoup du théâtre des opérations. Et c’est pour 
cela que j'ai demandé à être affecté à ces fonctions, les préférant à 
celles que m’assignait ma lettre de service. 
Le PrésipeNT. — Introduisez le témoin suivant. 


TRENTE ET UNIÈME TÉMOIN 


M. LE LIEUTENANT-COBHONEL JEANNEi 


JEANNEL, Charles-Gabriel-Salvin, 51 ans, lieutenant-colonel d’ar- 
tillerie, directeur de l’école d'artillerie de Poitiers, prête serment. 

Le PrésipenT. — Vous avez déposé à l'enquête de la Chambre 
criminelle au sujet de la communication à Dreyfus d’un manuel de 

tir. Voulez-vous nous dire ce que vous savez à ce sujet ? 

| LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Avant de faire ma déposition, 
je demande l’autorisation de verser aux débats la brochure de 
menaces que j'ai reçue et où l’on m'accuse d’être un faux témoin. 

Je déclare répéter ce que j'ai dit en 1894, à l'instruction du pre- 
mier procès, ce que j'ai répété au général Roget dans la lettre que 
j'ai eu l’honneur de lui écrire, ce que j'ai dit devant la Chambre 
criminelle, c'est qu'un certain jour de 189%, à une date que je ne 
peux pas préciser, Dreyfus est venu me trouver dans mon bureau, 
vers 11 heures ou 11 heures et demie et m’a demandé de lui com- 
muniquer un exemplaire du nouveau projet de manuel de tir que je 
venais de recevoir il y avait quelque temps. Je lui ai immédiate- 
ment prêté un de ces exemplaires; il me l’a rendu 48 heures peut- 
être ou trois Jours après. 

LE PRÉSIDENT. — N'était-ce pas lui qui vous avait fait remarquer 
que les stagiaires se trouvaient dans des conditions défavorables 
pour l'instruction et ne pouvaient en demander? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Je ne me le rappelle pas. Le 
fait m'a été raconté par un de mes collègues de la 3° direction qui 
me l’a affirmé. Je ne me le rappelle pas personnellement. 








LEE. 


Le Présinexr. — Savez-vous à quelle époque vous lui avez prèté 
ce manuel? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Dans le courant du mois de 
juillet. Autant que je puis me rappeler. 

Le PRÉSIDENT. — Il me semble qu’il n’était plus sous vos ordres à 
ce moment? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Il ne l’a jamais été; mais ce 
doit être au commencement du mois de juillet. J'étais au 2° bureau 
et au mois de juillet Dreyfus était au 3°; mais il se peut très bien 
que ce soit avant, je ne certifie pas la date. Je sais que j'ai reçu ces 
trois exemplaires dans le courant du mois de mai ou de juin; quant 
à vous dire quand Dreyfus est venu me trouver, je ne me le rap- 
pelle pas. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CONSEILLER, — Vous ne vous rappelez pas s’il 
était encore au 2° bureau? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Jecrois que oui, ce n’est qu’une 
supposition. 

Le Présipexr. — S'il était au 2e bureau, ce serait avant le mois 
de juillet. 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — C’est parfaitement possible; 
Je l’ai prêté à d’autres officiers à cette époque; mais quant à ce qui 
concerne Dreyfus, je n’ose pas l’affirmer. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CONSEILLER. — Auriez-vous fait des diffi- 


_ cultés pour le prêter s’il n’avait plus été à votre bureau ? 


LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Aucune. J'avais été prévenu 
que ce document, qui avait un caractère confidentiel, était destiné 
à être prêté aux officiers de l’État-major. J’en avais pour ma part 
trois exemplaires ; j'avais vu Dreyfus auparavant, puisqu'il avait 
été stagiaire au 2 bureau; j'avais eu quelques relations de ser- 
vice avec lui. Par conséquent, s’il était venu me faire cette demande, 
Je n'aurais fait aucune difficulté à le lui prêter. 


LE LIEUTENANT-COLONEL CONSEILLER. — Même s’il n’avait plus été au 
bureau ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Oui. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CONSEILLER, — Avez-vous eu souvent des 
conversations avec lui sur les questions techniques d'artillerie ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL, — Une fois, à propos d’un tra- 


vail exécuté au bureau, une comparaison sur les artilleries alle- 
mande et française. Je me rappelle encore une autre fois avoir par- 
ticipé avec lui à une partie de jeu de la guerre, organisée par le 
colonel Davignon. Voilà les deux seules fois que je me rappelle avoir 





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eu des relations avec lui. J'ai dà lui parler à d’autres occasions, 
attendu que les stagiaires de l'État-major venaient souvent dans 
les bureaux voisins, et on causait de toutes les questions dont 
nous nous occupions. Cela ne m’a pas frappé davantage, maïs je 
me rappelle parfaitement ces deux faits que je viens de relater. 


UN MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — Vous avez eu trois exem- 
plaires du manuel? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL, — Oui. 

LE MÈME MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — Vous en avez donné un 
au capitaine Dreyfus? 

LE LIBUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Oui. 

LE MÊME MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — Vous rappelez-vous 
si vous en avez prêté dans le même temps à d’autres? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Non, au moment où le capi- 


ea 


taine Dreyfus est venu me trouver, J'avais les autres exemplaires 
dans un bureau fermant à clef et dont j'avais la clef sur moi. 


LE MÊME MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — En avez-vous prêté 
après ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Non, j'en ai prêté avant, mais 
je n’en ai pas prêté après. 

Me DEemanGe. — Voici ma première question : Que sont devenus 
les trois exemplaires? Le capitaine Dreyfus a rendu le sien? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Parfaitement. Les trois exem- 


plaires sont restés dans mon bureau tant que je suis resté \l’État- 
major de l’armée et ensuite je les ai passés à mon successeur. 

Me DemaxGe.—Il y à un autre point que je voudrais préciser. Le 
colonel Jeannel a dit qu'il avait été entendu à l'instruction et à la 
Cour de cassation; je ne doute pas quand il dit qu’il a été à l’ins- 
truction, mais il y à un fait certain, c’est qu'il n’y a pas de déposi- 
tion du colonel Jeannel à lPinstruction. 

Le Présinexr. — [l y a une déposition du colonel Jeannel à la 
Cour de cassation ? Chambre criminelle? 

M° DEMANGE. — Oui, mais à l’instruction de 1894 ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — J'ai été appelé. 

Le PrésipexT. — Mais vous n’avez pas été cité comme témoin. 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Non, mon colonel. 

Me Demaxce, — Je ne comprends pas cette procédure qui con- 
siste à appeler un témoin, à l’entendre, et à ne pas dresser procès- 
verbal de sa déposition. Je fais remarquer ceci. En 1894, à l'audience, 
Dreyfus à insisté pour que le colonel Jeannel, alors commandant, 
fût appelé pour tirer au clair cette question du manuel de tir, on n’a 








PE On 


pas appelé le colonel Jeannel, on ne l’a pas fait venir. Quand j'ai vu 
que le colonel Jeannel avait dit à la Cour de cassation qu'il avait 
été appelé à l'instruction de 1894, j'ai ouvert mon dossier et j'ai vu 
qu’il n’y avait pas élé entendu. Je demande pourquoi on n’a pas 
entendu à ce moment la déposition du colonel Jeannel. Je fais remar- 
quer une chose, monsieur le Président, c’est qu’à ce moment-là on 
fixait l'envoi des pièces du bordereau au mois d'avril; par consé- 
quent il fallait avoir eu le manuel de tir pour en parler dans le bor- 
dereau avant la fin d’avril. Or, comme le colonel Jeannel disait 
qu'il l'avait eu ou remis au mois dejuillet, cela ne pouvait plus con- 
corder. Aujourd’hui, on place le bordereau au mois d’août, nous 
verrons dans la discussion si la déposition du colonel Jeannel peut 
avoir un intérêt, seulement je constate une chose : c’est qu’au cours 
de cette instruction de 1894 ce qui pouvait être favorable à l’accusé 
a été rapporté en somme par le colonel Jeannel mais n’a pas été 
reçu sous la foi du serment. 

LE Présipexr. — Nous n’y pouvons rien. 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Je demande à faire une obser- 
vation, Lorsque jai fait ma déposition devant le commandant 
Besson d’Ormescheville, je l'entends encore me dire : « Nous avons 
d’autres preuves de culpabilité suffisantes pour obtenir la condam- 
nation, nous ne retiendrons pas la question du manuel de tir. » 

Me DemaxGe. — Mais il se trouvait que la déposition du colonel 
Jeannel était favorable à l’accusé Dreyfus. 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Ma déposition n’a pas été 
enregistrée, je ne l’ai pas signée. 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Il n’y à pas de procès-verbal 
de cette déposition. 

M€ DEMANGE. — Eh bien, je ne sais pas si M. le commissaire du 
Gouvernement et M. le rapporteur d’ici trouvent ce procédé régu- 
lier; j'espère qu’à Rennes on procède autrement qu’à Paris. 


LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Nous faisons de notre 
mieux. 

Me LaBorr. — Est-ce bien au mois de juillet qu'on a demandé au 
colonel Jeannel le manuel de tir? Qu'est-ce qui le lui fait croire? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Oui, ce sont mes souvenirs 
personnels. 

Me Lasor. — Est-ce que M. le colonel Jeannel a donné cette 
réponse à M. le rapporteur d’Ormescheville en 1894? 

LE PRÉSIDENT, au témoin. — Avez-vous dit au commandant 


d’Ormescheville que c'était en juillet ? 





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LE LIRUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Oui, parfaitement. 

Me Laporr. — C’est très important. Est-ce que non seulement le 
rapporteur n’a pas omis de consigner la déposition de M. le colonel 
Jeannel—ce qui paraît incroyable parce qu’en réalité, s’il ne la pas 
fait, c’est sans doute parce que la date de juillet ne lui convenait 
pas — mais encore, est-ce, que de plus, le capitaine Dreyfus n’a 
pas demandé à l’audience que le colonel Jeannel fût interrogé, et 
est-ce qu'on ne le lui a pas refusé? 

Le Présipenr, au capitaine Dreyfus — Avez-vous demandé qu'on 
interrogeàt le colonel Jeannel? 

Le caprraixe Dreyrus. — Oui mon colonel. Je dis tout de suite que 
je ne doute pas de la bonne foi du colonel Jeannel, ce sont ses sou- 
venirs qui ne sont pas exacts. J’ai beaucoup insisté à l’instruction 
de 14894, pour que le commandant Jeannel fût entendu; à l'audience 
j'ai insisté encore une fois auprès du président du Conseil pour que 
le commandant Jeannel fùt entendu et pour que le point fût précisé, 
eh bien, il n’a pas été entendu à l'audience. 

Le PRÉSIDENT, au témoin. — Avez-vous prêté serment à l’ins- 
truction, ou tout s’est-il passé dans une conversation entre vous et 
le rapporteur ? 

LE LIBUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Il n’y a rien eu d’écrit. 

Le PrésipeNT. — Vous n'avez pas prêté serment? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Non, mon colonel. * 

Me Laporr. — Il reste que le rapporteur ne faisait entendre que 
les témoins qui n'étaient pas favorables à Dreyfus. 

Le Présmexr. — Il entendait les témoins utiles et renvoyait les 
autres, 

Me DeuaAnGe, — Permettez-moi de vous dire que dans l'intérêt de 
la vérité, tout ce qui a été dit d’utile à la défense, doit être aussi mis 
en relief; nous constatons ici que tout ceci était utile à la défense 
et qu'en réalité cela à été supprimé. 

LE commanpanr Carrière, commissaire du Gouvernement. — TI me 
semble cependant qu'il y a là une explication bien simple. Le rap- 
porteur procède à une information; une personne se présente pour 
temoigner, il juge qu'il est inutile de entendre, le procédé de faire 
nest peut-être pas très régulier, mais enfin il considère que c’est 
une quantité négligeable, la défense est d'un avis contraire. Elle 
peut faire appeler le témoin. Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait puis- 
qu'elle le jugeait nécessaire, puisque son client demandait cé 
témoin ? Pourquoi la défense ne l’a-t-elle pas appelé en vertu de 
son pouvoir imprescriptif? 


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Me Demaxce. — Je ne pouvais pas connaître le commandant 
Jeannel par une instruction qui ne le nommait pas. 
LE CoMMANDANT CARRIÈRE. — Mais votre client le connaissait et 


demandait son audition. 

Me Demaxce. — Je l’ai réclamé à l'audience quand, à l'audience, 
on a insisté sur ce fait. 

Me Lagon. — Il y aun autrefait, monsieurle président, que je vous 
demande la permission de signaler, il m’a montré que des témoins, 
parfois importants, n’avaient pas été convoqués; je demande très 
respectueusement la permission de le signaler au Conseil, parce que 
nous aurons à y revenir souvent et qu'il est pour moi la clé de la 
vérité dans cette affaire. 

En 1894, le bordereau a été placé à une date qu'on ne peut pas 
fixer exactement; tout à l'heure Me Demange disait avril, mais qui, 
tout au moins, était antérieure au mois de juin puisqu'on disait 
que la phrase: («Je pars en manœuvres », s’appliquait à un voyage 
d'État-major que Dreyfus aurait fait à la fin du mois de juin ou au 
mois de juillet. À ce moment la déposition du colonel Jeannel était 
inutile. 

Aujourd’hui, par un pur caprice, et pour la commodité de l’accu- 
sation, on place la date du bordereau au mois d’août et le colonel 
Jeannel devient un excellent témoin. 

Je crois qu'il est utile pour le Conseil de bien préciser tous les 
points. Je rappelle le mot que j'ai entendu tout à l'heure, mot qui 
m'a frappé, de la déposition du colonel Bertin, qui parlait des 
« facettes diverses que la réalité peut avoir dans cette affaire. » En 
voilà un exemple. 

Le PRÉSIDENT, à Dreyfus. Avez-vous quelques observations à 
présenter sur la déposition du témoin ? 

LE CAPITAINE DReyrus. — Mon colonel, je veux revenir sur cette 
déposition parce qu'il faut bien éclairer un point. 

Je suis encore une fois convaincu de la bonne foi du colonel 
Jeannel; mais il est pour moi certain, que ses souvenirs doivent le 
tromper. Il a rappelé qu’au mois de février ou mars 1894, alors que 
J'étais au deuxième bureau et que je m'occupais d’une étude sur 
Partillerie allemande, nous avons parlé de cette étude, je lui ai 
même soumis mon travail, car j’estimais que le commandant Jeannel 
avait une compétence plus grande que la mienne. Je lui ai demandé, 
à ce moment-là, le manuel de tir de l'artillerie allemande et c’est 
peut-être là la cause de la confusion qui s’est faite dans son esprit. 

Le PrésipexT, au colonel Jeannel. — Vous souvenez-vous que 








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l'accusé ici présent vous ait demandé le manuel de tir de l'artillerie 
allemande ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Non, je ne me souviens pas. 

Le PrésipenT. — L'aviez-vous lorsque vous étiez au ministère 
de la Guerre; auriez-vous été en état de le lui donner s’il vous 
l’avait demandé? 

LE LIEUTENANT-COLONEL JEANNEL. — Oui. 

LE caprraIxE Dreyrus. — Le travail dont je parlais doit exister au 
ministère de la Guerre, et doit, si mes souvenirs (qui datent de six 
ans) ne me trompent pas, exister également en minute dans les 
pièces qui ont été saisies chez moi. 

11 serait très intéressant de voir ce qu'il y a dans ce travail. 


Le Présipexr. — Nous n’avons pas le temps de faire une 
recherche. Votre défenseur pourra le voir sic’est nécessaire. 

Me Demaxce. — Il est au dossier. 

Le caprrAINE DReyrus., — Il y aurait peut-être quelque chose à en 
tirer. 

Me Deuaxce. — Nous verrons le dossier. 

Le captraixe Drevrus. — En 1894, le rapporteur du Conseil de 


guerre avait prétendu que c’est dans ces conversations que j'avais 
eues avec le lieutenant-colonel Jeannel que j'avais pris connaissance 
du projet de manuel de tir de l’artillerie française. Le rapport est 
très explicite à ce point de vue ; le rapport de M. d’Ormescheville 
prétend que j’aurais pris connaissance de ce manuel de tir dans des 
conversations que j'avais eues en février ou mars 1894 avec M. le 
lieutenant-colonel Jeannel au sujet du travail que j'ai fait sur 
l'artillerie allemande. Or, il est impossible qu’à ce moment-là nous 
ayons pu parler de ce projet de manuel, qui ne date que du mois de 
mars, et que M. Jeannel n'a reçu lui-même qu'en mai 189%. Par con- 
séquent, vous voyez que dans l'esprit de M.ie rapporteur du procès 
de 1894, il n’a pas pensé du tout à la déposition que M. le colonel 
Jeannel prétend lui avoir faite (et qu’il a dù lui faire), dans laquelle 
il lui aurait déclaré qu’il m'aurait communiqué ce manuel en juillet, 
puisque le rapporteur, dans son rapport, rappelle dans ses conversa- 
tions que j'aurais eues avec le lieutenant-colonel Jeannel en février 
ou mars 94, à propos du travail que j'ai fait sur l'artillerie alle- 
mande. 

Il y a là, mon colonel, une contradiction que je ne m'explique 
pas. 

Le PRésipexr. — Enfin, la déposition orale reste acquise. 

LE CAPITAINE DREYFUS. — En tous cas, dans toute cette période, je 











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me suis occupé de cette étude sur l'artillerie allemande. Je suis allé 
le 4°r juillet 1894 au troisième bureau et je n’ai plus eu du tout à 
m'occuper de l’artillerie. 

On a rappelé dans une déposition que le projet de manuel de 
tir était nécessaire aux manœuvres. Il ne faut pas jouer sur les 
mots. Nous sommes ici en présence d’artilleurs et nous savons qu'un 
manuel de tir est inutile à des officiers pendant les manœuvres; il 


n’est utile que pour des écoles à feu. Or, aucun stagiaire ne devait 


assister, ni en 1893, ni en 1894, à des écoles à feu. Jamais il n’a été 
question d'envoyer des stagiaires à des écoles à feu, et par consé- 
quent, à priori, n'y avait aucune utilité pour lesstagiaires d'avoir 
le manuel de tir. 

Le PRÉSIDENT. — À priori ? 

Le capiraixe Drevrus. — Je dis « priori tout simplement, mon 
colonel, je ne fais que cette observation. 


TRENTE-DEUXIÈME TÉMOIN 


M. LE COMMANDANT MAISTRE 


MarsrRe, Paul-André-Marie, 41 ans, chef de bataillon hors cadre, 
professeur-adjoint au cours de tactique générale à l’école supérieure 


de guerre. 
Lx Présinenr. — Avez-vous connu l'accusé? 
LE commaxpaxr MAISTRE. — Oui, mon colonel. 


Le Présinexr. — Dans quelles conditions le connaissiez-vous ? 
Le commanpaxr Maisrre. — Le capitaine Dreyfus pendant le pre- 
mier semestre de 94 a été attaché comme stagiaire au 2° bureau de 
PÉtat-major de l'armée. 
… Le Présinexr. — Vous l’avez connu comme étant sous-vos ordres? 
LE commaxpanr MAsrRe. — Oui, mon colonel. 


Le Présmenr. — Veuillez nous faire connaître ce que vous 
savez de l'affaire Dreyfus. 
Le commaxpanT MaisTRE. — Ainsi que je viens de le dire, le capi- 


taine Dreyfus a servi comme stagiaire pendant le 1°" semestre de 
1894, au 2 bureau d’État-major; il a été attaché à la section alle- 
mande à laquelle j'appartenais comme titulaire. Il occupait avec le 
capitaine Junck, son camarade à cette époque, une pièce attenant à 
la mienne; les portes de communication restaient presque tou- 


jours ouvertes de sorte que j'ai eu pendant 6 mois avec le capitaine. 


Dreyfus des relations de service et de bureau presque journalières. 


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J'ai remarqué qu’il possédait au sujet des plans de mobilisation et 
de concentration des connaissances très étendues et très précises. I 
en causait très volontiers et aimait à attirer la discussion sur cette 
question, en me. donnant ainsi l’occasion de constater qu’au cours 
de ses stages antérieurs aux 1€ et 4° bureaux il s'était particulière- 
ment bien documenté. Il me paraît nécessaire de dire à ce sujet que, 


bien qu'ayant appartenu pendant six moisàl’État-major de l’armée, : 


je ne possédais sur ces questions mêmes qu’une connaissance pure- 
ment générale et théorique, J'avais dans ces bureaux, qui s’occu- 
paient de ces questions, de nombreux camarades et amis,eh bien! 
il ne m'aurait pas été possible d'obtenir d'eux des renseignements 
précis visant les dispositions définitivement arrêtées en vue de la 
guerre. Les stagiaires en raison des travaux auxquels ils avaient à 
prendre part dans ces bureaux, se trouvaient à ce point de vue dans 
une situation toute différente. Le capitaine Dreyfus venait fréquem- 
ment à mon bureau, de sorte que rien de ce que je faisais ne pou- 
vait lui échapper. Il m'est arrivé, un jour que j'étais occupé à 
dépouiller des interrogatoires de déserteurs allemands; je lui faisais 
remarquer que ces renseignements avaient un caractère très vague, 
que souvent les renseignements des interrogatoires se contredi- 
saient ; il me dit alors qu'on pourrait se procurer des renseigne- 
ments plus exacts en questionnant les ouvriers et contremaitres de 
l'usine Dreyfus, à Mulhouse,qui avaient servi dans l'armée allemande, 


quelquefois avec le grade de sous-officiers ou même de secrétaires . 


dans les bureaux. Je n’attachai guère une grande importance à cette 
proposition, pensant d’ailleurs que si elle présentait un caractère 
sérieux, il appartenait au capitaine Dreyfus d’aller la soumettre 
au chef du bureau des renseignements. La dernière fois que Drey- 
fus vint à mon bureau, c'était quelques jours avant son arrestation, 
je ne puis pas préciser de date exacte. A ce moment il faisait un 
stage d'infanterie à la caserne de Babylone ou à celle de la Pépi- 
nière, mes souvenirs ne sont pas exacts à ce point de vue, et il avait 
conservé, comme ses camarades. ses entrées libres au ministère; il 
me trouva occupé à un travail sur une question dont nous avions 
parlé ensemble avant son départ. Il me demanda de vouloir. bien 
lui communiquer mon travail quand je l'aurais terminé. Je lui 
répondis évasivement que je ne demandais pas mieux, mais que je 
le lui communiquerais à l’occasion, mais seulement quand il vien- 
drait à mon bureau. Je dois dire que ce travail, bien que fait à l’aide 
des documents confidentiels, ne présentait pas un caractère secret, 
dans le sens que nous attribuons à ce terme. 


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C’est de cet incident auquel il est fait allusion dans l'instruction 
de 1894, il paraît justifier la conclusion que j'avais tirée, à savoir 
que Je tenais Dreyfus en suspicion. Mais, mon colonel, je désirerais 
sur ce point m'expliquer clairement. Je n’ai pas, avant 14894, soup- 
çonné Dreyfus d’être un traître, car si j'avais eu des raisons de 
concevoir un pareil soupçon et que je n’en eusse pas rendu compte 
à mes chefs, j'aurais pu me considérer comme un complice de cette 
trahison, On m'a demandé, en 1894, mon opinion sur le caractère 
du capitaine Dreyfus. Il m’est difficile, ai-je déclaré textuellement, 
de répondre à cette question. Tout ce que je puis dire c'est que le 
Capitaine Dreyfus avait une certaine tendance à la flatterie, je 
remarquai en outre, dans certaines occasions, qu'il faisait preuve 
d’une assurance et d’une confiance en lui-même peut-être exagérées. 
Je ne préciserai pas aujourd’hui autrement ma déposition, que pour 
faire remarquer que, conçue dans les termes que je viens de rappe- 
ler, elle est manifestement atténuée. En effet, il n’entre pas dans 
nos habitudes à nous autres officiers, même d’État-major, de char- 
ger un camarade dont l'indignité ne nous est pas encore démontrée. 
Bien que certaines des appréciations émises sur ce point me 
paraissent un peu entachées d’exagération, je considérais le capi- 
taine Dreyfus comme un officier intelligent, à l'esprit souple, possé- 
dant en particulier une grande facilité d’assimilation, mais je ne le 
tenais point pour un officier sérieux et consciencieux. Je crois que 
le travail qu'il a fait pendant ses six mois de stage au 2e bureau n’a 
point dù le surmener. Il ne brillait du reste, ni par l’assiduité ni 
par l'exactitude. Il m'est même arrivé de le surprendre plusieurs 
fois dans les couloirs guettant les allées et venues afin de pouvoir 
s’esquiver avant l’heure, Cette attitude, chez un officier de l’État- 
major, ne m'a pas paru être l'indice de sentiments élevés, surtout 
vis-à-vis de ses camarades ayant une situation plus modeste ou 
ayant d'autres goûts. Dreyfus faisait étalage, d'une façon cho- 
quante, de sa fortune et des agréments et des plaisirs que cette 
fortune lui permettait de se procurer à Paris. Un de ses camarades, 
le capitaine Junck, garçon très modeste, très sérieux, qui compte 
parmi les meilleurs d’entre nous, doit se le rappeler. Le capitaine 
Junck avait en effet sa famille à faire vivre et sa sœur à préparer à 
l'examen de l'agrégation. 11 cumulait cette tâche avec les travaux 
les plus sérieux qu’il avait à faire au ministère de la Guerre et à 
l'État-major de l’armée. Évidemment, vis-à-vis de lui, Dreyfus avait 
beau jeu. 

M. le colonel Picquart a laissé entendre que des préjugés anti- 








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sémites régnaient à l’État-major, À le croire, nous aurions été un. 
foyer d’antisémitisme. C’est une assertion contre laquelle je m’élève 
de toutes mes forces. En ce qui me concerne, en particulier, j'ai 
connu dans une des promotions qui a précédé celle de Dreyfus, un 
autre officier, israélite et stagiaire, vis-à-vis duquel je professais une 
opinion toute différente. Et si le tribunal veut me permettre de dire 
quelque chose de personnel, j'ai accepté d’être officier d'ordonnance 
d’un officier général israélite, et je m'honore d’avoir rempli ces 
fonctions pendant trois ans. 

Cet officier a été ensuite témoin à mon mariage; je n'ai pas le 
droit de formuler, à son sujet, une appréciation même élogieuse, 
mais je dois dire que je le tiens pour un très vigoureux soldat, pour 
un homme très honorable, à tous les points de vue, etje dois décla- 
rer que je conserve pour lui les sentiments les plus profonds de 
vénération, de respect et de reconnaissance. Bref, pendant son 
séjour au 2 bureau de l’armée, Dreyfus n’était pas parvenu à se 
faire apprécier comme officier ni à se faire aimer comme cama- 
rade. 

Je pourrais citer encore d’autres détails; je pense que mon affir- 
mation suffira au tribunal. 

Ce que je viens de dire n’a évidemment que des rapports indi- 
rects avec le fond de l'affaire ; mais j'ai reçu ce matin du capitaine 
Lemonnier, officier d'ordonnance du général commandant le 
11e corps, une lettre visant un fait qu'il me paraît important de faire 
connaître au tribunal. J'ai l'honneur, en conséquence, de vous 
prier, mon colonel, de vouloir bien m’autoriser à donner lecture de 
cette lettre, J’étais absent hier, elle m'a été remise ce matin. 

LE PRésipeNTr. — Je vous y autorise, mais à condition qu’elle 
soit versée au dossier, 

M. le commandant Maistre donne lecture de la pièce suivante : 


« Nantes, le 19 août 1899. 
« Mon commandant, 


« Stagiaire en 1894 à l’Etat-mäjor de l’armée, j'y ai occupé 
quelques mois au 2€ bureau, entre la section allemande et la section 
autrichienne, une petite salle contiguë à la vôtre. Un après-midi 
d'août, Dreyfus y vint; on causa. La discussion s'engagea sur le 
rôle des troupes de couverture à la frontière des Vosges, et sur le 
projet que l’on prêtait au général de Négrier de pénétrer brusque- 
ment en Haute-Alsace au jour de la déclaration de guerre. Dreyfus 
avança qu’il connaissait une position sur laquelle l'Etat-major alle- 
mand avait compté. On comptait arrêter les forces françaises débou- 


La fs das 


— 88 — = 


chant de Belfort. Amené à définir cette position, il l’indiqua dans la 
région ouest de Mulhouse, et ajouta lui-même qu’il avait suivi à 
cheval des manœuvres allemandes exécutées dans le but d'étudier 
cette position défensive. Il est possible, mon commandant, que vous 
avez pris part à cette conversation, qui avait lieu à quelques pas de 
votre bureau; mais je me rappelle avec une netteté absolue le pro- 
pos tenu. Je n'avais alors aucune méfiance à l’égard de Dreyfus, 
quoique, en l’entendant, je ne pusse m'empêcher de penser que ce 
camarade était bien habile pour avoir suivi, de près et à cheval, 
des manœuvres allemandes en Alsace-Lorraine, 

Le 31 juillet dernier, la lecture de la déposition du 36° témoin 
de l’enquèête de M. Quesnay de Beaurepaire relatant les circonstances 
dans lesquelles Dreyfus avait assisté à des manœuvres allemandes 
m'a vivement troublé. Instinctivement j'ai rapproché ce fait de la 
conversation de 1894, et lorsqu’à la première audience de Rennes 
Dreyfus a affirmé qu'il n'avait jamais assisté à des manœuvres dans 
les environs de Mulhouse, je vous avoue que j'ai été sur le point 
d'écrire au colonel Jouaust pour lui signaler cette flagrante contra- 
diction. Ce procédé de correspondance directe avec un président de 
Conseil de guerre n’était sans doute pas très régulier. 

D'autre part,je sentais que le témoignage complet d’un homme 
loyal comme le général Mercier allait être d’un effet prépondérant 
sur l'issue du procès. Cette dernière raison surtout fit que je ne rele- 
vai pas ce passage de la conversation de Dreyfus. 

«€ Mais hier, un compte rendu d'audience rapportait encore que 
Dreyfus proteste de sa loyauté de soldat. Or, quand on est un 
soldat loyal, on ne ment pas, et Dreyfus, le 7 août 1899, n’a pas dit 
la vérité. 

« C’est pourquoi, mon commandant, avant votre prochaine 


déposition, dont j'ignore les éléments et même le sens, je prends la - 


liberté de vous écrire cette lettre, qui pourra peut-être venir en 
aide à votre mémoire. 

« Veuillez agréer, etc. 

« Signé : LEMONNIER. » 


A ce sujet, je me rappelle parfaitement la conversation au sujet 
d'un projet prêté au général de Négrier d’une invasion rapide dans 
la Haute-Alsace en cas de guerre, 

Je me rappelle fort bien que le capitaine Dreyfus disait con- 
naître une position que les Allemands, sans doute, exploiteraient 
pour s'opposer à une tentative de cette nature. Quant au fait parti- 
culier cité par le capitaine Lemonnier, savoir que le capitaine 
Dreyfus aurait assisté à cheval à ces manœuvres, ma mémoire ne 
me permet pas de l’affirmer. 

Le Présibexr. — A quelle époque ? 

LE commaxpaxr MaisrRe. — Dans le premier trimestre 1894. 

Me Demaxce. — A quelle époque l'incident des manœuvres? 









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LE coMMANDANT MAisTRE. — Au mois d'août, je pense, la lettre 
indique, je crois. 

Le caprraIe Dreyrrs — De quelle année ? 

Le commANpaxr MaisTRE. — Je ne puis pas vous le dire, la lettre 
ne précise pas; mais la conversation de laquelle seule je parle ici, 
était évidemment du premier semestre IR 

Le PrésipeNT. — La lettre ne dit pas à quelle époque aurait eu 
lieu cette assistance aux manœuvres ? 

Le commaxpaxr Muse, — Non, mon colonel; je n’ai pas eu le 
temps de prendre des informations plus complètes auprès du capi- 
taine Lemonnier. 

Je n’ai pas de renseignements plus précis à fournir au Conseil. 

Le PRÉSIDENT. — Un officier stagiaire, employé au 2 bureau, 
avait-il de grandes facilités pour mettre la main sur des documents 
secrets, se les procurer ou en prendre connaissance ? 

LE coMMAxDANT MAISTRE. — Non, mon colonel; les documents 
portant le caractère secret élaient enfermées dans des armoires à 
clef avec des cadenas à lettres dont seuls les chefs de bureau pos- 
sédaient le secret. 

Le Présipenr. — Était-on bien discret sous ce rapport? N'avait-on 
pas l'habitude de laisser connaître aux stagiaires le secret des 
cadenas? 

Le commaxpaxr Marstre. — Non, non, mon colonel. Et je vous 
dirai même, mon colonel, que, le secret du cadenas de l’armoire de 
ma section, la section allemande, je ne le connaissais pas et comme 
je n'étais pas dans la même pièce que les autres'officiers, je ne le 
connaissais pas. J'étais obligé de le leur demander. 


Le Présipexr. — Alors il n’était pas facile de prendre des 
documents et de les lire ? 
LE commanpaxr Maïsrre. — Non, mon colonel. D'ailleurs les 


documents présentant le caractère secret sont assez rares au 
2 bureau ; les documents portant le caractère secret dans le sens 
que nous appliquons au mot secret sont assez rares; ils présentent 
plutôt le caractère confidentiel. x 

Le CarTAINE BEAUVAIS, conNsmiLLer. — Tout à l'heure vous avez 
dit que les arrivées au bureau du capitaine Dreyfus et ses sorties 
étaient irrégulières. 

LE CoMMANDANT MAISTRE. — 1] arrivait particulièrement en retard, 
et s’en allait avant l'heure. * 


LE CAprraixe Beauvais. — Mais le matin, à quelle heure arri-. 
vait-il? 


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LE commaxpaxr Maisrre. — Vers 10 heures, entre 9 h. 1/2 et 
10 heures. 

LE cApirAINE BEAUVAIS. — Mais, quand vous partiez à 11 h. 1/2? 

LE COMMANDANT MAISTRE. — Il partait habituellement à 11 h. 1/2, 
pas avant les camarades. C’est surtout le soir, la séance du bureau 
se terminant à 5 h. 1/2, il arrivait fréquemment que le capitaine 
Dreyfus n’était plus à son bureau à 4 h. 1/2. 

LE CAPITAINE BEAUvaIS. — Mais, le matin? 

Le commaxpanr MaisrRe. — Le matin, il partait à peu près à 
l'heure ordinaire, pour aller déjeuner. 

LE PRésipexT. — M. le commissaire du gouvernement, avez-vous 
des observations à présenter ? 


LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Non. 

Le Présipexr. — MM. les défenseurs, avez-vous des observations 
à faire ? 

Me Lapori. — Je vous serais reconnaissant, monsieur le Prési- 


dent, de demander au capitaine Dreyfus ce qu'il a à dire non pas 
seulement sur les conversations que rapporte le capitaine Lemon- 
nier, nous verrons s'il y a lieu de faire venir cet officier, mais 
encore sur son assistance possible aux manœuvres allemandes. 

Le PRÉSIDENT, à l'accusé. — Avez-vous des observations à faire 
sur la déposition du témoin ? 

Le caprTAINE DREyrus. — Je n'ai heureusement pas l’état d'esprit 
du témoin et j’en suis heureux. Je répondrai à quelques-unes de 
ses affirmations. 

Ii parle de connaissances que je possédais et que je montrais, 
Par conséquent, je ne les cachais pas. 

Le jour où je suis revenu, au mois d'octobre 1894, à l'État-major: 
c'était pour toucher ma solde, je suis venu trouver le témoin, je 
suis venu lui demander communication de ses travaux sur « le jeu 
de la guerre »; j'avais fait moi-même des travaux du même genre, 
Ces travaux n’ont absolument aucun caractère confidentiel; d’ail- 
leurs les travaux qui avaient été faits à l'État-major avaient été 
copiés sur ceux des états-majors étrangers, attendu que, malheu- 
reusement, «le jeu de la guerre » avait été employé auparavant 
ailleurs que chez nous. Nous étions très enclins et tous décidés à 
aider à l'emploi de ce « jeu de la guerre » chez nous, car il est fort 
intéressant et les travaux que je voyais autour de moi m'intéres- 
saient au même titre que ceux que je‘faisais moi-même. Mais ils 
n'avaient aucun caractère confidentiel. 

On a relevé tout à l’heure le fait du propos, il est certain que 





RE LU 


j'avais remarqué une position que tout le monde connaît, d’ailleurs 
puisqu'elle est classique ; c’est la position de résistance qu’on peut 
opposer à des troupes faisant une incursion au sud de l'Alsace : la 
position d’Altkirch; elle est classique dans l’histoire de la guerre. 
Par conséquent, quand j'ai causé devant mes camarades de cette 
position j'ai certainement dû développer des considérations tactiques 
et géographiques qui concernent cette position classique d’Altkirch ; 
j'ai montré qu’on pouvait opposer une résistance mais qu’on pou- 
vait la briser (je n’ai pas la prétention de faire ici un cours de 
tactique), en la tournant par les cols sud des Vosges. Je me rappelle 
très bien cette discussion. 

Quant au reste du propos qui est venu dans l'imagination du 
capitaine Lemonnier après quil avait lu... je ne veux pas le 
définir. Je ne veux pas parler de ce qu’a dit M.Quesnay de Beaure- 
paire, parce que cela n’a pas de nom, mais nous verrons ici les 
témoins et nous connaîtrons la véracité de ces témoins. Je ne veux 
pas donner le même démenti à un officier, mais je suis navré de 
voir un officier s'emparer des propos tenus par un témoin dont la 
moralité sera montrée ici devant le Conseil de Guerre. (Mouvement 
prolongé.) 

Le Présipexr, — L’audience est levée, elle sera reprise demain 
matin à 6 heures 1/2. 


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DIXIÈME AUDIENCE 
Mercredi 23 août 1899. 





L’audience. est ouverte à 6 h. 30. 
Le Présinexr. — Faites entrer le témoin suivant, le commandant 


Roy. 


TRENTE-TROISIÈME TÉMOIN 


LE COMMANDANT ROY 


Le Présinexr. — Vos nom et prénoms ? 

Le coumaxpaxr Roy. — Roy, Paul-René. 

Le Présiexr. — Votre grade, votre situation militaire? 

Le commaxpaxr Roy. — Contrôleur de 2° classe de ladministra- 
tion de l'armée. 

Le Présipexr, — Votre âge? 

LE commaxpaxr Roy. — 45 ans. 

Le Présipexr. — Vous étiez employé au 2 bureau de l’Etat- 
major en même temps que le capitaine Dreyfus y faisait son stage. 
Vous avez eu certainement des renseignements sur sa manière 
d’être, sur ses habitudes, veuillez les faire connaître au conseil. 

Le commaxpaxr Roy. — Pendant son stage au 2° bureau de l'Etat- 
major de l'armée, le capitaine Dreyfus était installé dans une pièce 
contiguë à mon bureau; mais j'étais àce moment chargé de travaux 
budgétaires administratifs qui n’avaient pas de caractère confiden- 
tiel. Je n’ai d’ailleurs eu aucune conversation suivie avec lui ni dans 
le service ni en dehors du service. Je n’ai donc aucun fait précis à 
citer. Il me reste seulement de son passage au 2° bureau une impres- 
sion générale comme celle que nous, officiers du cadre, nous pou- 
vions avoir sur les stagiaires qui passaient à notre bureau. 

Cette impression, j'ai été appelé à la formuler au procès de 
1894, je ne puis que la répéter aujourd'hui. 

J'avais remarqué l’insistance avec laquelle Dreyfus amenait 
toujours la conversation sur des sujets de mobilisation, de concen- 





MAR ES 


tration, questions souvent étrangères aux travaux du 2° bureau. 
Cette attitude formait un contraste frappant avec celle des autres 
officiers, avec leur assiduité silencieuse, et avec le caractère nette- 
ment déterminé des questions qu’ils avaient à nous poser pour se 
documenter et se renseigner sur les travaux qui leur étaient 
confiés. : 

Pendant dix ans consécutifs que j'ai passé à l’Etat-major de 
l’armée comme capitaine puis comme commandant, j'ai pu remar- 
quer ce contraste et je dois dire qu'il m’en est resté une impression 
défavorable au capitaine Dreyfus. 

Mais je n’ai aucun fait précis à citer et je crois n’avoir rien à 
ajouter. 

Le Présinenr, — Voulez-vous nous donner des renseignements 
sur la facilité plus ou moins grande qu’on pouvait avoir pour consul- 
ter les documents secrets déposés au 2° bureau. 

Le commanpanrT Roy. — Nous avions une armoire soi-disant con- 
fidentielle qui se trouvait dans mon bureau, dans laquelle étaient 
renfermés des documents qui ne devaient pas être laissés entre les 
mains des stagiaires; la clef était placée dans un endroit connu seu- 
lement des titulaires; quand nous avions besoin d'un document, 
nous allions chercher la clef et c'était nous qui leur remettions les 
documents. Cette clef n’était pas si bien cachée que l’on ne sût où 
elle se trouvait. 


Le Présipenr. — Si les stagiaires avaient voulu s’en servir, ils 
l’auraient pu? 

Le commaxpanT Roy. — Ils l’auraient pu. 

Le PRÉSIDENT. — Y avait-il un mot? 

Le commanpant Roy. — Pas encore. 

Le Présipenr. — Il était donc par conséquent possible qu'un 
stagiaire püt ouvrir cette armoire. 

LE cOMMANDANT Roy. — Oui. 


Le Présrmenr. — Au point de vue de la destruction des minutes 
faites par les officiers, quelles étaient les précautions ? 

Le commanpant Roy. — C'était radièal, toute minute devait être 
détruite; c'était une faute de les conserver; aucun de nous ne se 
serait permis de les conserver ou d’en laisser trace. 

Le Présent. — C’est bien de l’accusé ici présent que vous 
avez voulu parler? 

LE commanpanT Roy. — Oui, mon colonel. 

Le Présipexr, à Dreyfus. — Avez-vous quelques observations 
à faire? 





Le caprraINE DReyrus. — Je n'ai aucune observation à faire, le 


témoin n’a cité aucun fait. 


TRENTE-QUATRIÈME TÉMOIN 
LE COMMANDANT DERVIEU 
On introduit M, le commandant Dervieu, Marie-Claude-Pierre- 


Robert-Ferdinand, 43 ans, chef de bataillon breveté, au 134° régi- 
ment d'infanterie. 


Le Présipexr. — Connaissiez-vous l'accusé avant les faits qui 
lui sont reprochés. 

LE commanpanr Dervieu. — Je ne l'ai connu qu'à l’Etat-major de 
l'armée. 

Le PrésipexTr. — Vous étiez employé au 2° bureau de l'Etat- 
major quand le capitaine Dreyfus y a fait son stage. 

LE comMmaxpanT DERvIEU. — Oui, mon colonel. 


Le PRésIexT. — Vous avez été par conséquent à même de voir 
sa manière d'être, ses allures, voulez-vous renseigner le Conseil à 
cet égard? 

LE coMMAxDANT Dervieu. — J'ai connu Dreyfus pendant six mois 
comme stagiaire au 2° bureau de l'Etat-major de l’armée. Nous étions 
dans deux pièces voisines; les travaux parfois pénibles, fatigants 
et délicats auxquels nous nous livrions nous obligeaient souvent à 
nous interrompre et à nous livrer à quelques conversations qui rou- 
laient souvent sur des ordres d’idées assez intimes. Dans ces conver- 
sations, Dreyfus aimait à me parler de ses affaires financières de 
Mulhouse et des bénéfices qu'il retirait de ses capitaux ainsi engagés. 
Par une pente insensible, la conversation roulait ensuite sur l’Alsace, 
sur la frontière de l’est et sur notre défense nationale. Toutes ces 
questions, d’ordre secret ou confidentiel, Dreyfus les connaissait à 
merveille, il les connaissait dans leurs grandes lignes et je puis le 
dire, dans leur moindre détail; il mettait même un certain amour- 
propre à paraître sur ces questions beaucoup mieux informé que 
nous ne l’étions tous nous-mêmes et il l'était en effet. 

Sa mémoire m'a toujours paru très grande et sa curiosité 
extrême. J'avais l'impression qu’il nous interrogeait tous successi- 
vement sur une même question de façon à pouvoir reconstituer la 
mème question dans sa totalité. Un fait qui m'a particulièrement 
frappé est le suivant : nous descendions ensemble l'avenue du Tro- 
cadéro à cheval lorsque Dreyfus me dit un jour : « Vous qui êtes 


: = 5 


« 


titulaire vous ne pourriez pas faire d'absence du bureau sans que 
cela fut immédiatement remarqué. Quant à moi je puis le faire. 
Ainsi il m'est arrivé de ne venir au bureau qu’à 9 heures 9 h. 4/2 
10 heures 10 h. 1/2 et personne ne s’en est jamais aperçu. Il m'est 
même arrivé un Jour — qu'il m'a fixé, mais la date, je ne me la 
rappelle pas — de ne pas y aller du tout et personne n’en a jamais 
rien su. » Ce qui ma paru assez singulier dans cette conversation 
c’est que, sous prétexte d'arriver parfois en retard et de rattraper le 
temps perdu, Dreyfus arrivait quelquefois à onze heures et demie au 
bureau et il y restait jusqu’à deux heures. Or, à ce moment, il n’y 
avait au deuxième bureau de l'Etat-major aucun officier de service 
qui fùt présent entre 11 heures 1/2 et 2 heures, Il n’y avait 
donc personne et l'officier qui restait seul pendant ces deux 
heures et demie pouvait compulser tousles dossiers qui se trouvaient 
sur les tables des officiers ou dans les tiroirs, ou s'ils étaient d'ordre 
confidentiel, il pouvait regarder dans les armoires. 

Dreyfus est à ma connaissance le seul officier stagiaire qui soit 
venu travailler entre 11 heures 1/2 et 2 heures, heures pendant 
lesquelles nous étions, nous, régulièrement absents. 

Le PRÉSIDENT. — Pendant ces absences pouvait-il se procurer d’au- 
tres documents que ceux qui trainaient sur les tables? Etait-il pos- 
sible d'aller en chercher dans les armoires où ils étaient renfermés”? 

LE coMMaxDanT DERvIEU. — Cela devait être possible, mon colonel. 
Certaines pièces étaient dans des armoires et d’autres dans des 
armoires fermées avec une clef; celles qui étaient dans des armoires 
étaient simplement sous une clef qui était déposée dans un endroit 
et que nous connaissions seuls, cet endroit n’était pas révélé aux 
stagiaires, il n’y avait que les titulaires qui le connaissaient, mais 
il est évident que lorsqu'un stagiaire et un titulaire se trouvent dans 
le même bureau, on ne peut avoir la moindre méfiance envers le 
stagiaire, et certainement Dreyfus, bien que je ne puisse pas affirmer 
le fait, devait connaître l’endroit où se trouvait la clef de notre 
armoire. Par conséquent, s’il l'avait voulu, rien ne lui était plus 
facile de prendre les documents qu’il désirait. 

M° DEMANGE. — Auriez-vous la bonté, monsieur le Président, de 
demander à M. le commandant Dervieu, pourquoi en 1894 il n’a 
signalé ni à l'instruction, ni devant le conseil de Guerre, ce fait qu'il 
indiquait tout à l’heure, à savoir qu'il arrivait à Dreyfus de rester 
seul au ministère entre 11 heures et demie et 2 heures. 

Le PRÉSIDENT, @w {émoin. — Vous n’en avez pas parlé à l’in- 
struction de 1894? 





LE coMMANDANT DERvIEU. — Si, mon colonel, je me rappelle par- 
faitement en avoir parlé à M. le rapporteur. 

M° DemanGe. — Voulez-vous, monsieur le Président, en vertu 
de votre pouvoir discrétionnaire, ordonner la lecture de ce passage 
de Ia déposition de M. le commandant Dervieu, c’est à la page 393. 

Le Présmenr, à M. le greffier. — Veuillez lire ce passage de 
la déposition. 

M. Le GRerFier Coupors, lisant : 


« D. Que savez-vous de plus sur le capitaine Dreyfus et pouvez- 
vous nous donner des renseignements sur son caractère, ses allures 
et enfin sur tout ce qui est à votre connaissance à ce sujet? 

« R. J’estime que Dreyfus est fort intelligent et doué d’une 
mémoire remarquable aussi bien pour les détails que pour les 
grandes lignes; il aimait à faire parade des connaissances qu'il 
avait au sujet des questions de mobilisation et de concentration, et 
en général de tout ce qui était secret. Il prenait beaucoup de notes 
el, en consultant chacun individuellement, devait arriver à con- 
naître des questions entières. Il n’était pas très recherché de ses 
camarades, mais recherchait beaucoup leur société et savait au 
besoin être flatteur. Il aimait se vanter de sa fortune et de sa faci- 
lité de travail; sa présence au bureau n’était pas très régulière: il 
arrivait tard le matin. Dans les premiers jours de juillet, je crois, 
nous descendions à cheval l’avenue du Trocadéro. Dreyfus se vanta 
devant moi d’arriver tard au bureau, sans que ses absences fussent 
aperçues : « Le lundi surtout, me dit-il, j'arrive tard au bureau, 
c’est ainsi qu’un de ces lundis je ne suis arrivé qu’à 14 heures du 
matin et personne ne s’en est aperçu. » 


M° Deuaxce, — Voilà ce qu'a dit le commandant Dervieu en 
1894. Quant au fait spécial que Dreyfus restait seul au bureau de 


11 heures et demie à 2 heures, alors que les autres officiers en 
étaient absents, il n'en a pas parlé. 


Le PrésbexT. — Était-ce une habitude ou est-ce arrivé quel- 
quefois ? 
Le commanpanr Denver. — Cela est arrivé quelquefois, 
M° DemaxGe. — A l'audience il n’en a pas été question, j'ai 
encore mes notes. 
Le caprrAINE DREYFUS, — La conversation que j'aurais eue avec 


le commandant Dervieu au mois d’août 1894 est exacte dans ses 
grandes lignes; seulement je vais la lui rappeler. 

Je l’ai rencontré en effet au mois d'août 1894, à une époque où 
il n'appartenait plus au 2° bureau; je l'ai rencontré à cheval et je 
me suis promené avec lui. C'était dans la période du 46 août au 





FE 


22 septembre, où Mne Dreyfus était à Houlgate. Je lui racontai que 
je venais tous les lundis au bureau entre 11 heures el demie et 
midi, que par conséquent J'y arrivais tard et que j’y étais depuis 
onze heures et demie ou midi jusqu’à 2 heures; mais cela, je le 
répète, dans la période du 16 août au 21 ou au 22 septembre. 

Le PrésIpenT. — Faites entrer le témoin suivant, le capitaine 
Duchatelet. 


TRENTE-CINQUIÈME TÉMOIN 
LE CAPITAINE DUCHATELET 


Le capitaine Duchatelet, Henri-Victor, 39 ans, capitaine bre- 
veté au 79€ régiment d'infanterie, à Nancy. 


LE PRÉSIDENT. — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui 
lui sont reprochés ? 

Le caprraixe Ducnatezer, — Je l’ai connu à l’État-major en 1893 
et 1894. 


Le Présinexr. — Vous avez déposé devant la Chambre crimi- 
nelle au sujet d’une conversation qui a eu lieu entre vous et le capi- 
taine Dreyfus quand vous rameniez à Paris la colonne des ordon- 
nances et des chevaux ayant pris part à un voyage d’État-major. 

LE caPiTAINE DucaarEeLer. — Je n’ai pas déposé devant la Chambre 
criminelle; c’est le général Roget qui a parlé devant cette chambre 
de ce fait. Pour mon compte personnel, je n'ai pas été cité comme 
témoin. 

Le PrÉsineNT. — Avez-vous déposé en 18947: 





LE CAPITAINE Ducaarecer. — Non. 

Le Présipexr. — C’est la première fois que vous déposez”? 

LE CAPITAINE DUCHATELET. — Oui. 

Le Présibexr. — Veuillez nous faire connaître ce que vous 
savez. 

LE CAPITAINE DucHATELEr., — Au mois de juillet 1894, au retour 


d’un voyage d’État-major, je fus chargé, avec le capitaine Dreyfus, 
de ramener de Charmes à Paris le détachement des ordonnances et 
des chevaux ayant pris part au voyage. 

Ce voyage se passa sans incident. Le détachement fut débarqué 
à la gare de La Villette entre cinq et six heures du matin. Je n'avais 
eu jusque-là avec Dreyfus que des rapports excessivement vagues, 
n'étant ni son camarade de promotion à l’école de Guerre, ni ne 
m’étant trouvé dansle même bureau de l’État-major de l’armée. La 
conversation s'engagea de la façon la plus banale sur nos heures 

He 7 





de bureau et sur la différence d’existence que nous allions trouver 
entre la vie de bureau et celle que nous venions d’avoir en 
3 manœuvres. Le capitaine Dreyfus me demanda jusqu'à quelle 
- heure je restais au bureau ; je lui répondis : « Jusqu’à sept heures 
et demieet huit heures du soir. — Et que pouvez-vous y faire?» 
Je répondis qu’en plus de la correspondance particulière du chef 
d’État-major, j'avais chaque jour à ouvrir la valise du « timbre 
rouge ». On appelle ainsi la valise qui est portée chaque jour du 
cabinet du ministre au cabinet duchef d’'État-major, et qui contient 
les documents les plus confidentiels, notamment la correspondance 
des attachés militaires et quelques papiers peu importants du ser- 
# vice des renseignements. 

Dreyfus me demanda quelques détaïls sur la correspondance des 
attachés militaires et sur ces papiers du service des renseignements. 
Je lui dis que pour le service des renseignements, je ne voyais pas 
les documents importants qui étaient portés directement du bureau 
4 de ce service au cabinet du chef. Si je suis entré dans ces détails, 
mon colonel, c’est pour prouver que j'ai bien la mémoire présente 
de ces faits. 

La conversation passa sur les garnisons allemandes en Alsace, 
et Dreyfus me dit qu’il les connaissait, qu'il avait des détails sur 
ces garnisons, ayant ses parents fixés en Alsace. C’est ainsi que Je 
Pappris par lui, ne le connaissant pas auparavant. 

L'heure s’avaneait et le détachement avait suivi l'itinéraire sui- 
vant : les boulevards extérieurs, — nous n’avions pas voulu enga- 
ger le détachement dans Paris, — la rue Miromesnil, l’avenue 
Marigny, le pont des Invalides, le boulevard de la Tour-Maubourg. 

Dans la rue Miromesnil, près de l'Élysée, nous élions arrivés 
dans les quartiers plus élégants; l’heure s’avançait, les fenêtres 
s’ouvraient, Dreyfus me dit sur le ton de la plaisanterie, n’ayant 
nullement l'intention évidemment de quitter le détachement qui lui 
était confié : « Si nous allions chez une telle (je ne me rappelle 
pas le nom) et si nous lui demandions une tasse de chocolat ? » 
< Je lui dis que je ne la connaissais pas. Alors il me dit sérieuse- 
ment cette fois : « Voulez-vous y venir avec moi un de ces soirs? 
On y voit du monde amusant, des femmes connues. Si vous voulez, 
je vous y présenterai. » Je le remerciai, et il ajouta : « D'ailleurs, 
pour mon compte, je ne tiens pas à y retourner de si tôt, car la 
dernière fois que j'y suis allé, j’ai perdu la forte somme ; et il me 
dit la somme, six mille ou quinze mille francs, je ne peux pas pré- 
ciser quelle était celle de ces deux sommes. 





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Je quittai Dreyfus quelques instants après, ramenant les che- 
vaux qui étaient destinés au quai d'Orsay. 

Le Présinenr. — Vous avez une observation à présenter, 
maître Demange? 

Me Deuaxce. — Un petit renseignement seulement. M. Duchate. 
let était, je crois, officier d'ordonnance de M. le général de Boisdeffre. 
Comment se fait-il qu’en 1894, au cours de l’enquête à laquelle il a 
été procédé par le général de Boisdeffre, M. Duchatelet n'ait pas 
signalé ce propos, auquel il n'y à lieu d’attacher d'ailleurs aucune 
importance? M. le général de Boisdeffré a dit dans sa déposition 
qu'il avait trouvé l'enquête insuffisante et que c'était pour cela 
qu'après la condamnation il avait fait faire de nouvelles recherches. 
Je voudrais savoir commentil se fait que l'officier d’ordonnance du 
général de Boisdeffre, qui s’occupait de savoir si Dreyfus avait joué 
ou connaissait des femmes, n’ait pas donné ce renseignement 
en 1894. 

Le caprraxEe DucHarTeLer, — Je vous dirai d’abord, pour répondre 
à ces mots « après la condamnation », que je suis parti immédia- 
tement après la condamnation de Dreyfus, deux mois après, pour 
Madagascar. En 1895 et au commencement de 1896, j'étais à Mada- 
gascar et je ne m'occupais nullement de ce fait, bien entendu; en 
1894, l'affaire fut conduite dans le plus grand secret par le service 
des renseignements et par le commandant du Paty de Clam; pour 
moi, J'ai joué là-dedans un rôle très subalterne. Je devais rester à 
ma place; j'y suis resté. : 

Et enfin, je dirai franchement, au risque même de détruire ma 
déposition d'aujourd'hui : Comment! voilà un officier qui est 
accusé du plus grand des crimes, et moi j'irais dire : « Il m’a dit 
qu'il est allé chez telle femme et y a perdu de l'argent! » (Mouvwe- 
ment.) Non, je n’ai rien dit. 

Me DemanGe. — Le capitaine précise lui-même la valeur du pro- 
pos qu’il prête au capitaine Dreyfus. 


LE PrésineNr. — C'est bien de l’accusé ici présent que vous 
avez entendu parler? 
LE CAPITAINE DUCHATELET. — Oui. 


Le Présinenr. — Accusé, levez-vous. Avez-vous quelque observa- 
tion à faire ? 

LE cAprrAINE DReyrus, — Oui, mon colonel. 

Vous me permettrez de rafraîchir un peu plus exactement les 
souvenirs de M. le capitaine Duchatelet. La valise, jelui en ai parlé 
effectivement, mais dans des conditions toutes différentes. Il a dit, 






Rss » hoddii L 





— 100 — 


dans sa déposition, qu'il ne m’avait jamais revu après ce voyage 
que nous avons fait ensemble, en effet, en ramenant les chevaux. 
Or, c’est une erreur de mémoire de sa part. Au mois d’août, deux 
mois après le retour de ce voyage, j'étais de service un dimanche 
au cabinet du chef d’État-major général, et c’est ce dimanche matin 
que je reçus la valise et que je fis pour la première fois la connais- 
sance de la valise. C’est moi qui l’ouvris. Il y a une consigne dans 
le cabinet du chef d'État-major quiindiquait que ce soin incombait 
à l'officier de service le dimanche. Le général Gonse, sous chef 
d'État-major, était deservicele dimanche matin, et je suis convaincu 
que le général Gonse ne me démentira pas quand je lui rappellerai 
que le dimanche matin je lui ai remis les pièces de cette valise. 
Dans cette même journée du dimanche, le capitaine Duchâtelet 
est venu à son bureau. Je ne sais plus si c’est le matin ou l’après- 
midi, mais c'était au mois d'août. Nous avons causé ; je lui ai dit 
que j'avais reçu la valise, que jel’avais ouverte et que j'avais remis 
les pièces à M. le général Gonse. Nous avons causé de cette valise 
pendant quelques instants. Quels sont les termes de cette conversa- 
tion ? j'avoue très simplement que je ne m'en souviens plus; 
mais ce dont je suis sûr, c'est que ce dimanche-là j'étais de service 


et cela doit pouvoir se retrouver à l’Etat-major général, car le ta- 


bleau de roulement des officiers de service le dimanche doit exister 
encore. J'étais donc de service, J'ai remis les pièces à M. le général 
Gonse et j’ai causé de la valise avec le capitaine Duchatelet. 

LE CAPITAINE DucHATELET. — C’est exact; seulement je dirai que 
cette conversation n’a duré qu’un instant et elle m'était absolument 
sortie de la mémoire. 

LE caprraAINE DREYFUS. — Je suis très heureux de voir que nous 
sommes d'accord sur ce point. 

Pour le second propos, il est possible qu’en descendant la rue 
de Miromesnil, j'aie dit une plaisanterie au capitaine Duchâtelet 
sur les volets qui s’ouvraient. Je ne crois pas qu’il ne soit pas per- 
mis à des officiers qui se rencontrent ou qui rentrent ensemble de 
voyage d'échanger quelques plaisanteries. Mais ce dont je suis sûr, 
c’est que je n’ai pas parlé de jeu; je l’affirme et je défie qui que ce 
soit de me prouver le contraire ; je n’ai jamais joué et par consé- 
quent je n’ai pas pu parler de perte. Que j'aie fait une plaisanterie 
quelconque sur les volets qui s’ouvraient, c’est fort possible : nous 
en sommes tous là. 

LE CAPITAINE DuCHATELET. — Je demande au Conseil l'autorisation 
de me retirer. 


— 101 — 
(M. le capitaine Duchatelet est autorisé à se retirer aux conditions 


ordinaires.) 
LE PRÉSIDENT. — Introduisez le témoin suivant. 


TRENTE-SIXIÈME TÉMOIN 


M. DU BREUIL 
M. du Breuil, Charles-Louis, 46 ans, propriétaire à Berville 
(Manche). 
Le PRésipeNT. — Je vous ai fait citer en vertu de mon pouvoir 


discrétionnaire pour donner au Conseil les renseignements que 
vous m'avez dit être à même de lui fournir. 

Connaissiez-vous l'accusé avant les faits qui lui sont reprochés ? 

M. pu BreuIz. — Oui. 

Le PRÉSIDENT. — Comment l’avez-vous connu ? 

M. pu Breuiz. — J'ai été en relations avec lui dans une maison 
amie. 

Me Laporr. — Voulez-vous, monsieur le Président, prier le té- 
moin d'élever un peu la voix. 

Le PRÉSIDENT, — La défense vous prie d'élever un peu la voix, 
l’acoustisque de la salle n'est pas très bon. 

Vous n'êtes ni parent ni allié de l'accusé ? 

Vous n'êtes pas à son service, ni lui au vôtre? 

M. ou Breuiz. — Non, monsieur le président. 

LE PRÉSIDENT. — Veuillez faire connaître les faits que vous 
m'avez dit être à votre connaissance. 

M. ou Breurz. — Monsieur le président, en 1885 et 1886, j’habitais 
Paris, j'avais l’habitude chaque matin de faire une promenade à 
cheval au Bois. Un matin, à quelques pas devant moi dans une 
allée voisine de la Cascade, je vis un cheval glisser sur le sol qui 
était ce matin-là couvert de neige, s’abattre et entraîner son cava- 
lier dans sa chute. Je fis ce que tout autre eût fait à ma place; je 
mis pied à terre le plus rapidement possible et me portai au se- 
cours du cavalier tombé. Je lui demandai s’il était blessé. Il me 
répondit qu’il ne l'était pas, mais il était très ému et il me demanda 
la permission de rentrer à cheval à Paris en ma compagnie. 


Lorsque nous arrivâmes avenue du Bois-de-Boulogne, ce mon- 


sieur m’indiqua de la main un hôtel en me disant que c'était le 
sien. Il me remercia de ce que j'avais pu faire pour lui et me donna 
sa carte. 















— 102 — 


Je lui donnai également la mienne. 
Dans l'après-midi, il vint me remercier chez moi. Dans les jours 


qui suivirent cet incident, je rencontrai le même cavalier au Bois, 


et je m’aperçus très vite qu’il cherchait à entrer en relations avec 
moi. Vous savez qu’à Paris ces relations accidentelles sont quelque- 
fois délicates à nouer, et qu’il faut prendre certains renseignements 
auparavant. 

Je priai done immédiatement un de mes parents de m'informer 
afin de savoir quiétait ce monsieur : c'était M. Bodson: j'appris 
que c'était un très honorable commerçant qui habitait un hôtel par- 
ticulier 17, avenue du Bois-de-Boulogne, et qui était propriétaire 
d'un magasin se trouvant rue de Rivoli : «A la redingote grise ». 
Après avoir pris ces renseignements qui étaient favorables, dans 
les jours qui suivirent je rencontrai de nouveau M. Bodson, et au 
lieu de l’éconduire, comme je l’aurais fait si les renseignements 
avaient été défavorables, je laissai se produire la conversation et 
plusieurs fois nous nous promenâmes ensemble. 

Petit à petit, ces relations devinrent plus fréquentes. Je fus in- 
vité par M. Bodson à aller un jour aux environs de Paris, auprès 
de Mantes, à Saint-Martin, si mes souvenirs sont exacts, assister à 
une chasse dont il était le président; c'était une chasse par actions. 

Un jour, M. Bodson me dit: «Voulez-vous demain matin, si 
cela ne vous dérange pas, entrer en passant chez moi? Mme Bodson 
nous accompagnera dans notre promenade. » Le lendemain, à 
l'heure indiquée, je m'arrêtai 17, avenue du Bois, et là Je fus pré- 
senté à Me Bodson; et Me Bodson me présenta le lieutenant Drey- 
fus. 

Nous partimes tous les quatre ensemble pour le Bois, et quand 
je dis ensemble, j’accompagnais M. Bodson, et le lieutenant Dreyfus 
accompagnait Me Bodson. Je ne revis le capitaine Dreyfus que 
lorsque nous descendimes de cheval au Bois. 

J'ai fait ainsi dans le courant de l’année, deux, trois, peut-être 
quatre promenades à cheval avec le lieutenant Dreyfus, M. et 
Mme Bodson, mais presque chaque jour je rencontrais M. Bodson au 
Bois. 

Enfin, un jour, je fus invité — et c'est là le point important de 
ma déposition, monsieur le Président, — je fus invité par M.Bodson 
à diner; cela devait se passer, si mes souvenirs sont exacts, dans le 
commencement de 4886. Je me rendis donc à l'invitation qui m'était 
adressée, et ce soir-là, en arrivant, je trouvai deux convives; je 
trouvai le lieutenant Dreyfus et un étranger que je n'avais jamais 





— 105 — 


vu dans la maison, et qui me fut présenté par Mme Bodson elle- 
même comme étant attaché à l’ambassade d’Allemagne. Quel était 
le nom de cet attaché? Je ne saurais vous le dire; voilà treize ans 
que ces choses se sont passées, je ne parle pas l’allemand, et je ne 
pourrais donner aucun renseignement exact à ce sujet. Un de mes 
amis m'a bien fait cette observation qu’on aurait pu me présenter la 
liste des attachés de 1886. 

Je suis intimement convaincu que si on me présentait cette liste, 
il me serait impossible de dire le nom, je n’en ai gardé aucun sou- 
venir; mais ce dont j'ai gardé un souvenir très précis, ce fut de 
l'intimité et de la camaraderie très suspecte de cet officier français 
avec cet Allemand. * 

Je m'aperçus au bout de peu de temps que j'étais dans cette 
maison l'invité de M. Bodson et que Me Bodson, le lieutenant Drey- 
fus et cet Allemand me voyaient d’un très mauvais œil. Je me reti- 
rai le plus tôt possible en me promettant bien de cesser mes rela- 
tions dans cette maison. En effet, monsieur le Président, dès le 
lendemain, au lieu de m’arrêter en passant 17, avenue du Bois-de- 
Boulogne, comme j'avais l'habitude de le faire presque chaque jour, 
je continuai ma route. 

Fut-ce ce jour-là ou quelques jours plus tard que je rencontrai 
M. Bodson? Je ne le sais; mais voici la conversation qui eut lieu 
entre nous quelques jours après. M. Bodson, en me voyant, me de- 
manda pourquoi je n'étais pas venu le prendre en passant comme 
d'habitude et me demanda si j'étais indisposé; je lui répondis que 
non, que J'étais très bien portant, et je tâchai pendant un moment 
d’éluder la réponse; je ne voulais pas luidire quelque chose qui püût 
le froisser ni quelque chose de désagréable, et je ne voulais pas 
répondre ; mais il insista tellement que je finis par lui dire à peu 
près ceci : Je n'aime pas les Allemands, il m'est désagréable de me 
rencontrer avec ces gens-là, je suis très libre, je suis indépendant, 
je ne suis pas un fonctionnaire obligé de leur serrer la main, par 
‘conséquent vous ne trouverez pas mauvais que je cesse mes rela- 
tions, non pas mes relations avec vous que je considère comme un 
homme fort aimable, mais mes relations chez vous. 

Voilà ce que je dis à M. Bodson, et alors il s'écria immédiate- 
ment:«Mais je suis très heureux de ce que vous me dites! ne croyez 
pas que ces gens-là soient mes amis; ce ne sont pas mes amis, ce 
sont les amis de ma femme et, vous avez dû vous en apercevoir, 
Dreyfus est son amant'. » (Rires dans l'auditoire.) 


1. Le Figaro, qui, comme nous l'avons déjà dit, publiait au jour le jour u, 





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Voilà, monsieur le Président, ce que me dit M. Bodson. Profitant 
de la même occasion, il me dit que depuis longtemps il avait l’inten- 
tion de me demander, en ma qualité d’ancien magistrat, un avis; 
qu'il était impossible que la situation dans laquelle il se trouvait 
continuât, qu'il n’était plus maître chez lui, qu’on y recevait des 
gens qu’il ne voulait pas voir, et qu’il fallait absolument que cette 
situation cessât le plus tôt possible. 

Je lui répondis que je n'étais inscrit à aucun barreau, que je ne 
pouvais dans la circonstance lui rendre aucun service utile, mais 
qu'étant dans les affaires, il avait un avocat, qu'il avait un avoué 
qui lui donneraient tous les renseignements nécessaires. 

Je lui dis que dans de pareilles affaires la justice exigeait des 
preuves certaines, probantes, concluantes. Alors M. Bodson me 
répondit : « Des preuves? mais des preuves j’en ai, j'en aurais même 
pour faire chasser Dreyfus de l’armée française, je le ferais chasser 
demain. » 

J’attribuai, monsieur le Président, je le dis très franchement, 
cette exclamation de M. Bodson tout d'abord à son mécontentement 
de mari trompé et je lui répondis que si l’on chassait de l’armée 
française tous les officiers qui ont pris la femme de leur voisin, peut- 
être pourrait-on éclaircir beaucoup les cadres. ( Rires.) 

M. Bodson protesta immédiatement et me dit que je ne devais 
pas me méprendre sur le sens de ses paroles, et il me donna alors 
des détails sur les relations qui existaient entre lui et sa femme; il 
me dit que depuis longtemps elle était devenue une étrangère pour 
lui, qu'il avait fait pour elle tout ce qu'il était possible de faire, 
qu'il lui avait donné tout le luxe possible, qu'elle avait son coupé, 
sa victoria, ses deux chevaux, qu’il lui donnait cinquante ou 


compte rendu sténographique in-extenso des débats, a inséré dans son 
numéro du 26 août la lettre suivante : 


« Hennequeville, 24 août 1899. 
« Monsieur, 


« Le témoin Dubreuil ment : 

« M.Bodson, mon frère, avait trop le sentiment de sa dignité, pour initier 
un étranger à ses soucis de ménage. 

« Mon frère est mort l'année dernière ; 

« Confidente de mon frère, je proteste de la façon la plus formelle ; 

« Ma belle-sœur a apporté en dot un million. A la mort de son père, elle a 
hérité de dix-huit cent mille francs. Elle a actuellement deux propriétés dans 
Paris. 

« Lors des relations du capitaine Dreyfus, elle était en instance de divorce. 

« Je suis tellement émue que je ne me sens pas le courage d’en dire 
davantage, mais je me mets à votre disposition pour plus amples renseigne- 
ments. 

« Agréez mes salutations distinguées. 

“« C. Bopson. » 


du, Johaé ads de A) 
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1 


— 105 — 


soixante mille francs par an, mais qu’elle était insatiable, et que si 
elle eùt eu à sa disposition la clef du coffre-fort du ministère des 
Finances, elle l’eût mis à sec. 

Il ajouta que ce n’était pas une femme honnête, qu’elle avait un 
tempérament de fille, et que depuis longtemps elle lui était absolu- 
ment indiflérente. 

Ayant remarqué la veille, je ne puis savoir si c'était la veille ou 
deux ou trois jours auparavant, ces relations de camaraderie de 
Dreyfus avec cet attaché allemand, qui m'avaient froissé, J'avais 
toujours dans l’esprit la même pensée, et j’insistai auprès de 
M. Bodson en lui disant : « Vous accusez cet officier, M. Dreyfus, et 
vous dites que vous pourriez le faire chasser de l’armée française. 
Ce n’est donc pas à cause de ses relations avec Mme Bodson? » 

Il me répondit : «Nous, ce n’est pas à cause de cela; je pourrais, 
si Je le voulais, je vous le répète, le faire chasser, il est indigne de 
porter l’uniforme. » Je cherchai à pousser M. Bodson davantage en 
lui demandant si c'était à cause de la présence de cet Allemand 
chez lui. Mais je ne pus tirer aucun autre renseignement. Je termi- 
nai la conversation en lui disant ceci : « Vous m'avez demandé 
un avis, Ce n'est pas un avis d'avocat que j’ai à vous donner; l’avis 
que je dois vous donner, c’est d’aller tout droit au ministère de la 
Guerre et de dire à M. le ministre ce que vous savez, si véritable- 
ment vous connaissez des faits graves. Je pense que vous êtes un 
bon Français; c’est votre devoir et, si j'étais à votre place, j'irais 
trouver tout droit le ministre de la Guerre. » Je crois même me rap- 
peler que je lui proposai de l’accompagner. 

Il me dit alors: «Ges choses-là sont beaucoup plus faciles à dire 
qu’à faire, je suis dans les affaires, j'ai ma maison de commerce. » 
Je compris très bien que M. Bodson en était encore à la période de 
l’hésitation et qu’il ne savait pas ce qu’il devait faire, je crus qu'il 
était de ceux qui demandent un avis pour ne pas le suivre. Je le 
quittai sur ces entrefaites, et je ne l’ai jamais revu. 

Voilà, monsieur le Président, ma déposition. 

Ls PrésIpeNT. — L’accusation a-t-elle une question à poser au 
témoin ? 

LE CoMMANDANT CARRIÈRE, — Aucune, 

Le PrésipenT. — Et la défense ? 

Me DemaxGE. — Oui, monsieur le Président. 

Cest M. du Breuil qui a écrit directement à M. le Président du 
Conseil; mais est-ce qu'auparavant il n'avait pas fait ses confi- 
dences à M. de Beaurepaire ? ! 





10 





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— 106 — 


Le PRÉSIDENT, au témoin qui s’est tourné vers le défenseur pour 
lui répondre. — C’est à moi et non à M° Demange que vous devez 
répondre. | 

M. pu BreuiL., — J'ai demandé à être entendu par la cour de Cas- 
sation. Je n’ai pas été entendu. Lorsque j'ai vu dans les journaux que 
M. de Beaurepaire s’occupait de faire une enquête, je lui ai écrit ; 
M. de Beaurepaire est mon ancien procureur général; j'ai eu l'hon- 
neur d’ètre procureur de la République à St-Brieuc alors que M. de 
Beaurepaire était procureur général à Rennes. 

Me Demaxce, — M. Dubreuil vient de nous dire qu’il a été magis- 
trat, ce qui donne à sa déposition un caractère particulier. Est-ce 
qu'aujourd'hui il ne fait pas le commerce de chevaux ? 

M. ou Breuiz. — Non, monsieur le Président, je ne fais aucun 
commerce, je suis propriétaire, et, comme beaucoupde propriétaires, 
obligé de faire valoir mes terres; naturellement il m’arrive quelque- 
fois de faire vendre des chevaux comme d’autres animaux. 

M° Demaxce, — Est-ce que M. Dubreuil n’a pas eu devant la 
Cour de Caen un procès avec M. de Morville, et M. Dubreuil serait- 
il disposé à faire connaître les termes de cet arrêt au Conseil de 
guerre ? 

M. pu BreuiL. — Monsieur le Président, j'ai eu un procès à l’occa- 
sion de la vente d’un cheval avec M. de Morville ; j’ai gagné mon 
procès en première instance et je l’ai perdu en appel. Il s'agissait 
d’une contestation, je m'en étais rapporté à mon vétérinaire et j'ai 
été trompé par mon vétérinaire. J'ai gagné mon procès en première 
instance et je l’ai perdu en appel. Ce sont des affaires qui me sont 
personnelles. Je vois que l’on veut viser ma déposition parce qu’elle 
est à charge. C’est un incident qu’on cherche à créer. 

Me DEuaANGE. — Je ne cherche pas à créer d’incident. M. du 
Breuil sait à merveille qu’il est dit dans le code d'instruction cri- 
minelle qu’on est en droit d'examiner la valeur des témoignages. 
M. du Breuil nous a indiqué tout à l'heure qu’il avait été magis- 
trat ; je lui ai posé une question; je demande à M. du Breuil s’il 
veut faire parvenir au Conseil l'arrêt lui-même et les termes dans 
lesquels la Cour à apprécié la bonne foi de M, du Breuil. 

M. pu BreuiL. — Je le ferai parvenir, maître Demange. 

M° DEMANGE. — Très bien. 

M° LaBorr. — Voulez-vous me permettre, monsieur le Président, de 
demander à M. le Commissaire du Gouvernement de faire prendre 
sur M. du Breuil des renseignements par le parquet de Coutances. 
C'est un avis que l’on me donne, dont je ne connais pas la valeur, 





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et je serais bien obligé à M. le Commissaire du Gouvernement de 
faire demander ces renseignements. 

LE commanDAnT CARRIÈRE. — Cela me paraît bien étrange, et ce 
n’est pas la déposition de M. du Breuil qui l’est le moins. 

Me Lagorr. — Tout est étrange dans cette affaire, et notamment 
les-dépositions qu’on ne peut contrôler sur aucun fait précis. Je 
demanderai même à M. du Breuil pourquoi il n’a pas fait connaître 
ces faits en 1894. 

M. ou Breuiz. — Je n’ai pas fait connaître ces faits parce qu’en 
1894, lorsque, monsieur le Président, un matin j’aiouvert mon jour- 
nal et lorsque j’ai vu que l’on accusait de trahison un officier israé- 
lite, un officier d’artillerie et officier israélite, ainsi que le désignait 
mon journal, je n’ai pas eu un moment d’hésitation, j'ai indiqué 
Dreyfus à beaucoup de mes amis, et dès celte époque, — il me serait 
très facile de les retrouver, — j’ai dit : C’est certainement cet officier 
avec lequel je me suis trouvé à Paris, et j’ai raconté cette histoire, 

Dans les jours qui suivirent, j'appris qu’il y avait des preuves 
accumulées contre lui, on disait que la culpabilité n’était pas dou- 
teuse; je suis resté tranquille chez moi, estimant qu'il n’était pas 
nécessaire de venir. 

Me LaBorr. — Voulez-vous être assez bon, monsieur le Président, 
pour demander au témoin comment il se fait qu’il n’ait pas demandé 
à M. Bodson le nom de l’attaché militaire en question? 

M. pu Breuiz. — Monsieur le Président, cet attaché militaire m’a 
été présenté par M. et Mme Bodson le soir où J'ai diné chez M. et 
Mn Bodson, naturellement. Cet attaché, je ne dis pas attaché 
militaire, je dis attaché à l’ambassade d'Allemagne... 

M° Lagon. — Je sais bien pourquoi M. du Breuil ne dit pas 
attaché militaire, c’est sans doute parce que l’attaché militaire, 
nous aurions pu avoir son nom. Il n’est pas possible d'accepter des 

_ témoignages semblables. Je prie monsieur le Président de vouloir 

bien demander à M. du Breuil quelle est la qualité de cet attaché, si 

- c'était unofficier et s’il était attaché à l'ambassade d'Allemagne, car 
il faut que nous sachions exactement les personnes qui peuvent 
être mises en cause et, pour ma part, je les ferai appeler ici. 


— 107 — 


Le Présinexr. — Vous savez quelle était la qualité de cette 
personne ? 
M. ou Breuiz. — Je ne puis donner au Conseil aucun autre ren- 


seignement que celui que je lui ai donné. Je suis arrivé là, invité 
par M. Bodson. J'y ai trouvé un étranger que je ne connaissais pas 
et le lieutenant Dreyfus et, comme toujours celase passe en pareille 


— 108 — 


x 





circonstance, on m'a présenté à ce monsieur en me disant qu'il . 


était attaché à l'ambassade d'Allemagne. Je ne sais pas autre chose. 
On m'a dit son nom, mais je ne parle pas l’allemand et il y a de 
cela treize ans. Il m’est impossible de dire son nom, Si on me pré- 
sentait tous les attachés de cette époque, il est très probable que je 
ne le reconnaîtrais pas. (Rumeurs.) Que Me Labori se mette à ma 
place et certainement il sera dans la même impossibilité que moi. 

Me Laporr. — Si je n’étais pas capable d'apporter le nom, je ne 
déposerais pas. Je voudrais bien savoir si c'était un militaire ou un 
civil. 


Le Présipexr. — Était-ce un militaire ou un civil ? 

M. ou BreuiL. — J'ai déjà dit que je ne savais pas si c'était un 
militaire ou un civil. 

Me Lagorr. — Il est absolument impossible de contrôler des 


témoignages de cette sorte, présentés d’ailleurs par l'intermédiaire 
de M. Quesnay de Beaurepaire, sans qu’on puisse opposer rien au 
témoin puisqu'il ne précise rien. Il ne sait pas le nom de l’attaché 
auquel il a été présenté, et il n’apporte pas la preuve de ce qu'il 
avance. Il se rappelle tous les détails en ce qui concerne Dreyfus et 
en ce qui concerne l’attaché il ne se rappelle rien. Je trouve ce 
témoignage suffisamment contredit et je laisse au Conseil le soin 
d’en apprecier la valeur. 

M. ou BreuiL. — J'ai vu Dreyfus pendant un an et je n’ai vu 
l’attaché que pendant deux heures, par conséquent il n’est pas éton- 
nant que je ne puisse pas le reconnaitre. 

Le capiTaIxE Dreyrus, s'adressant à M. du Breuil qui s’est tourné 
vers lui depuis quelques instants, et lui désignant la table du Conseil. 
— Mais tournez-vous donc ! (Mouvement.) 

Me Demange se lève pour prendre la parole. 

Le PrRésipexT. — La parole n’est pas à M° Demange, elle est au 
témoin. Vous l'aurez tout à l'heure. Ici chacun parle à son tour. 

M. ou Breuic. — Me Labori trouve étonnant que je connaisse 
Dreyfus et que je ne puisse pas reconnaître cet attaché, J'ai vu cet 
attaché pendant deux heures et, au contraire, je me suis promené 


une dizaine de fois avec M. et Mme Bodson et Dreyfus. Il n’est donc 


pas étonnant que je reconnaisse Dreyfus et que je ne puisse pas 
reconnaitre un homme que j'ai vu pendant deux heures il y a treize 
ans. 

Le Présinexr. — Maître Demange, vous avez maintenant la 
parole, si vous le désirez. 

Me Demance, — Je vous remercie, monsieur le Président ; je vou- 


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— 109 — 


lais simplement vous signaler que le témoin se tournait vers Dreyfus 
avec un air provocateur. Comme vous ne vous en aperceviez pas, 
je voulais vous le faire remarquer. 

M. ou BreuIL. — Si j'ai eu un air provocateur, je le regrette : il 
ne doit pas y avoir de provocation devant la justice. 

Me Lagon, — Je tiens à faire une observation, car il faut profiter 
du moment où les affirmations des témoins se produisent pour en 

- faire ressortir tous les détails. 

Le Présinenr. — C'est votre devoir, mais soyez modéré. 

Me Lagorr. — Jecrois être extrêmement modéré. Je n'ai même pas 
eu pour M. du Breuil un mot qui puisse exprimer un sentiment quel- 
conque. Monsieur le Président, M. du Breuil nous a dit tout à l'heure 
que M. Bodson luiavait dit, et je répète tout cela parce que si M. du 
Breuil veut le contredire, il le contredira, que M. Bodson lui avait 
dit qu'il serait en mesure de faire chasser Dreyfus de l’armée fran- 
çaise; il nous a dit avoir été très ému de ces déclarations et avoir 
insisté pour obtenir de M. Bodson des explications parce que, en effet, 
1] y avait là quelque chose qui était de nature à l’émouvoir profon- 
dément; voulez-vous être assez bon pour lui demander comment il 
se fait que, quand il pressait M. Bodson de questions, la pre- 
mière question qu'il lui a posée n'ait pas été : « Comment s’ap- 
pelle l’attaché de l'ambassade d'Allemagne qui était chez vous tel 
jour ? » 

M. ou Breuiz. — Le nom m'avait été dit la veille, je n’avais pas 
à demander ce nom le lendemain ni deux ou trois jours après. 
D'ailleurs il n’était pas question dans notre conversation de l’attaché 
d’ambassade d'Allemagne, il était question du lieutenant Dreyfus et 
surtout de Mme Bodson, puisque M. Bodson me demandait de quelle 
façon il fallait s’y prendre pour divorcer. 

LE CAPITAINE PARFAIT, MEMBRE DU CoxsEIL, — Vous avez dit tout à 
l'heure dans votre déposition que vous ne saviez pas l’allemand ; 
voulez-vous dire si le nom qu’on vous a cité avait dans vos oreilles 
un son étranger ou un son français. 

M. ou Breuz. — Oh! il avait certainement un son étranger, 
mais je ne sais absolument pas quel est le nom. 

LE caprraixe Parrair. — Vous ne vous rappelez pas comment 
il a sonné à vos oreilles, ce nom ? 

M. pu BreuiL. — Je ne puis vous donner aucun renseignement 

précis à ce sujet. Je dois dire toute la vérité, je la dis. Ce monsieur 


m'a été présenté il y a treizeans, comment voulez-vous que je me 
rappelle son nom? 





LE caprraINE Parratr. — Vous ne vous rappelez même pas 
le son? 


M. ou Breuiz. — Je rechercherai et je trouverai des amis aux- 


quels dès le lendemain j’ai raconté l'impression que j'avais ressentie. 
Je ne m'attendais pas à être attaqué de cette façon à la barre ; puis- 
qu’il faut faire une enquête, je la ferai moi-même. 

Le PRÉSIDENT, au capitaine Dreyfus. — Avez-vous des observations 
à présenter sur la déposition du témoin ? 

Le Caprraixe Dreyrus. — Mon colonel, vous comprenez bien par 
quel sentiment de discrétion je ne parlerai ici ni de M. ni de 
Mme Bodson; je n’ai pas à parler des relations anciennes que j'ai 
eues avec une personne et vous comprendrez très facilement toute 
ma discrétion à cet égard. Les relations que j'ai eues avec Mme Bod- 
son ont cessé vers 1886 ou 1887 ; à partir de cette époque, je n’ai 
revu ni M, ni Mme Bodson. 

Je reviens simplement au fait précis que citait le témoin. Je n'ai 
jamais dîné chez Mme Bodson, ni avec un attaché civil ni avec un 
attaché militaire d'aucune ambassade étrangère. Or, mon colonel, 
comme on vous l’a dit tout à l'heure, il faut discuter ici des faits, 
apporter des témoignages précis, et non des racontars. Je m’associe 
donc aux paroles qu’on a prononcées tout à l’heure: que toute 
enquête et que toute information soient faites pour que l’on arrive 
à déterminer le nom de la personne en question, la qualité de la 
personne avec laquelle j'aurais diné, pour qu’on sache enfin qui dit 
la vérité. 

M. LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Il est bien entendu, mon- 
sieur le Président, que je ne me charge pas de la commission que 
voulaitme donner Me Labori. (/umeurs.) 

Me Lagorr. — Le mot commission m’oblige à me lever très res- 
pectueusement. 

M. LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT, — Absolument! 

Le PrésinenT. — Maître Labori, vous ne m'avez pas demandé la 
parole. Je vous prie de ne pas entrer en colloque avec M. le Commis- 
saire du Gouvernement sans m'avoir demandé la parole, Il faut 
que les débats se passent avec ordre et méthode. ( Mouvement.) 

Me Lasorr. — Je vous la demande, monsieur le Président. 

Le PrésipexT. — Je vous l’accorde. 

M° Lagorr. — Il ne faut pas que M. le commissaire du Gouver- 
nement puisse penser que quiconque ici lui manque d’égards, et par 
conséquent il faut vider cet incident. - 

J'ai reçu des informations desquelles il résulte que le parquet de 





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Coutances fournirait sur l’honorable M, du Breuil des renseigne- 
ments intéressants. Il m’estimpossible, quant à moi, de les deman- 
der. Tous les jours, devant les tribunaux où nous plaidons, nous 
nous adressons au Parquet pour obtenir, quand il y a un échange 
de correspondances entre deux parquets, que le parquet du tribu- 
nal devant lequel nous plaidons veuille bien s’adresser au Parquet 
de Pautre tribunal. 


M. 2e COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Pour mettre en suspicion 
les témoins ? & 
Le Présinenr. — Monsieur le commissaire du Gouvernement, 


veuillez laisser la parole à Me Labori. 

Me Lagorr. — Par conséquent, j'adressais à M. le Commissaire 
du Gouvernement une prière respectueuse, je la maintiens. Si j'écris 
au Parquet de Coutances, il estbien évident qu’il ne me fera aucune 
réponse. 

Si M. le Commissaire du Gouvernement ne croit pas devoir 
accorder ce que je lui demande, je m'adresserai à M. le Président, 
qui n’a ici qu’un souci, celui de la manifestation complète de ia 
vérité, pour le prier d’être entre M. le Commissaire du Gouverne- 
ment et moi-même l’intermédiaire de cette prière ; je demanderai à 
M, le Président d’obtenir de M. le Commissaire du Gouvernement 
qu’il fasse demander le renseignement que je sollicite, Voilà exac- 
tement la position de la question. Et en réalité, la demande que j'ai 
adressée à M. le Commissaire du Gouvernement est une demande 
respectueuse. Nous restons ici chacun à notre place, et personne ne 
sait mieux que moi à quel degré éminent au-dessus de moi est placé 
M. le Commissaire du Gouvernement. (Rires ironiques dans l’audi- 
toire.) 

M. du Breuil, qui a déjà pris place parmi les témoins assistant 
à l'audience, se lève et demande la parole. 


Le PrésipenT. — Vous désirez dire quelque chose ? Vous avez la 
parole. 
M. pu Breuic. — Je m’associe à la demande de M° Labori. Je 


vous prie de vouloir bien faire demander au parquet de Coutances 
des renseignements sur moi. (Mouvement.) 
Le Présipenr. — Je ne suis pas versé dans le Code, moi, je ne 
sais pas si je dois faire cette demande. Je m’en enquerrai, et si j'en 
ai le droit, je la ferai. 
Me LaBorr. — Je vous remercie, monsieur le président. 








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— 112 — 


TRENTE-SEPTIÈME TÉMOIN 


LE CAPITAINE VALDANT 


LE caprrAINE VaLpanT (Henri-Charles), 38 ans et demi, capitaine 
breveté au 20° bataillon de chasseurs à pied, prête serment. 

Le PRÉSIDENT. — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits quilui 
sont reprochés ? 

LE CAPITAINE VaLpaxT. — Il était stagiaire au ministère de la 
Guerre, alors que j'y étais comme titulaire. 

Le PRÉésipexT. — Vous n'êtes ni son parent ni son allié? Vous 
n’êtes pas à son service ni lui au vôtre? 

LE CAPITAINE VALDANT. — Non, mon colonel, 

Le Présipexr. — Vous avez déposé devant la Chambre crimi- 
nelle au sujet d’un incident qui se serait passé au service des ren- 
seignements. Vous auriez entendu un propos tenu par le comman- 
dant Lauth sortant du bureau du colonel Picquart; voulez-vous nous 
dire ce que vous savez à ce sujet? 

LE CAPITAINE VALDANT. — Je travaillais dans la pièce qui sépare 
celle du chef du bureau des renseignements de celle que j’occupais 
ordinairement avec mes collègues. À un moment donné, j’entendis 
le commandant Lauth sortant du bureau du chef de service en 
s’écriant : « Ah! cela, jamais de la vie ! » Je ne prêtai pas grande 
attention à cette exclamation; mais, sortant moi-même quelques 
instants après, j’allai trouver lecommandant Lauth, alors capitaine, 
et lui demandai : « Qu’avez-vous à crier comme cela? » Il me 
répondit : « Il veut que je certifie que c’est l'écriture de Chose ; Je 
ne certifierai rien du tout. » Comme j'ignorais de quoi il s'agissait, 
je n’ai pas insisté sur la nature de l'incident et je suis rentré dans 
mon bureau. 

Le PRÉSIDENT. — Vous ne savez pas autre chose ? 

LE caprrAINE VaLpANT. — Mon colonel, je n’ai pas été interrogé 
à la Cour de cassation sur la présence de M. Leblois dans les bureaux 
du ministère. Comme j'ai été appelé à déposer de ce fait devant 
une autre juridiction, je crois devoir reproduire ici ce que j'ai 
dit. 

Le PrésipexT. — Ne pourriez-vous pas nous donner d’abord 
quelques renseignements sur la question du petit bleu, sur son ori- 
gine et sur le timbre qu’il a été question d'y apposer ? 

LE CAPITAINE VALDaNT, — Non, mon colonel, j'ignorais cette 





— 113 — 


question ; la seule fois que j'en ai entendu parler, c’est lorsque j'ai 
entendu l’exclamation du commandant Lauth. 

Le PRésIDENT. — Alors, continuez votre déposition. 

LE cApiTAINE VaLpanr. — Le téléphone se trouvait dans ma pièce 
et c’est moi qui répondais aux appels lorsque le concierge annon- 
çait l’arrivée de quelqu'un. 

C’est ainsi que j'ai pu constater un certain nombre de fois assez 
considérable que M. Leblois venait au ministère dans le bureau du 
colonel Picquart. J'ai constaté sa présence parce que, comme je l’ai 
fait remarquer au capitaine Junck, elle était quelquefois préjudi- 
ciable au service en ce sens qu'elle nous obligeait à attendre son 
départ pour expédier nos pièces. Je n’ai rien à ajouter. 


Le Présinenr. — L’avez-vous vu souvent? 

LE CAPITAINE VALDANT. — Assez souvent. 

Le Présinexr. — Ne pourriez-vous pas préciser à quelle 
époque ? 


LE CAPITAINE VALDANT. — Je suis arrivé au service des renseigne- 
ments en 1895; mais ce n'est guère que vers les mois de février, 
mars, avril, mai, que J'ai pu le voir ; je ne veux pas fixer autre- 
ment. 

LE COMMANDANT CARRIÈRE. — Le témoin pourrait-il nous donner 
des renseignements plus précis sur le caractère des visites de M, Le- 
blois ? 

Le Présipenr. — Il vient de dire qu'il ne pouvait préciser à ce 
sujet. 
LE CAPITAINE VALDANT. — Oui, mon colonel, je ne peux pas pré- 
ciser. 

Le PRésineNT. — Accusé, avez-vous une observation à faire au 
sujet de cette déposition ? 

LE CAPITAINE DREYFUS, — Aucune, monsieur le Président. 

LE CAPITAINE VALDANT. — J'ai une demande à formuler au Conseil; 
Je désirerais rejoindre mon corps le plus tôt possible. 

Le PrRésibexr. — Vous êtes libre de vous retirer, à condition de 
laisser votre adresse exacte au greffe et de vous tenir à la dispo- 
sition du Conseil. 


TRENTE-HUITIÈME TÉMOIN 
M. LE CAPITAINE LE ROND 


Le Rond, Henry-Louis-Edouard, 34 ans, Capitaine d'artillerie 
détaché à l’École supérieure de guerre. 
IL. 8 


Mi 





— ii = 


Le PrésipexTr. — Vous avez déposé devant la Chambre crimi- 
nelle au sujet de la visite d'officiers d'infanterie au camp de Chà- 
Jons où vous étiez chargé de les piloter et de leur donner les expli- 
cations nécessaires au sujet du tir. Voulez-vous éclairer le Conseil 
à ce sujet? 

LE CAPITAINE Le RoNp. — Je ne sais rien de l’accusé, ni de l'Af- 
faire de 1894. Les faits sur lesquels je déposerai ont fait l’objet de 
ma déposition à la Chambre criminelle de la Cour de cassation, 
devant laquelle j'ai eu à déposer sur l'indication du ministre de la 
Guerre, à raison de relations de service que j'ai eues en 1894 et 
4895 avec le commandant en réforme Esterhazy, puis en 1896 avec 
le lieutenant-colonel en réforme Picquart au sujet d’Esterhazy. 

Je déposerai successivement sur trois points : les relations avec 
Esterhazy, les relations avec le lieutenant-colonel Picquart à propos 
d’Esterhazy. et en troisième lieu les questions relatives au tir du 
canon de 120 court au camp de Chälons en 1894. 

Les relations de service avec Esterhazy ont eu lieu dans les cir- 
constances suivantes : en 189%, la 3° brigade d'artillerie, au camp 
de Châlons, a exécuté d’abord des écoles à feu, du 24 juillet au 
9 août inclus, puis du 11 août au 22 août, elle a participé aux 
manœuvres de masse pendant lesquelles l'artillerie était placée sous 
le commandement de son chef, le général Piou. Pendant les écoles à 
feu, vingt-six officiers d'infanterie, de cavalerie et du génie, ayant 
été appelés officiellement pour assister aux tirs, je fus désigné, par 
ordre spécial du général Piou, pour les accompagner sur le champ 
de tiret leur donner lesexplications nécessaires. Ces officiers étaient 
logés à Mourmelon-le-Grand. Les voitures du service de l'artillerie 
venaient les prendre avant chaque séance pour les conduire sur le 
champde tir ; après le tir, elles les ramenaient de la même façon à 
Mourmelon-le-Grand, sans que ces officiers aient d’autres relations 
avec les officiers de la 3° brigade qui était campée à Mourmelon-le- 
Petit. Ils ont assisté aux écoles à feu de campagne en août 1890, et 
à une seule école à feu de siège exécutée avec le matériel fixe du 
camp de Châlons. 

Je tiens à la disposition du Conseil, au cas où ces documents 
pourraient l’intéresser, le programme des écoles à feu, l’ordre de la 
brigade fixant les relations de ces officiers avec la 3e brigade, qui 
les précise nettement, et enfin la liste de ces officiers. 

Parmi ces officiers se trouvaitle commandant Walsin-Esterhazy 
qui appartenait au 3° corps. J'ai remarqué son intelligence, son 
esprit alerte et curieux; les questions qu’il me posa sur les détails 





— 5 — 


de matériel et de service des pièces et qui ne me semblaient pas 
surprenantes de la part d’un officier qui venait pour son instruction, 
témoignèrent d’une compétence médiocre en artillerie, attendu que 
la connaissance des règlements de l’armée suffisait amplement pour 
y répondre. 

L'année suivante,-en 1895, fin juin, le 22° d'artillerie dont je 
faisais partie exécutait ses écoles à feu au camp d’Auvours. Je fus 
désigné dans les mêmes conditions pour accompagner les officiers 
supérieurs étrangers à l’arme, parmi lesquels se trouvait encore le 
commandant Esterhazy. Le tir exécuté ne présentait aucun intérêt 
très spécial. L’appréciation que je :portais sur la compétence du 
commandant Esterhazy confirma pleinement celle que j'avais portée 
en 1894. 

Quelques jours après Ja fin des écoles à feu, le 9 juillet, je rece- 
vais du commandant Esterhazy une lettre dans laquelle il me 
demandait des éclaircissements sur une question relative à l’action 
des obus allongés. Cette lettre, par l'interprétation erronée donnée 
à mes explications antérieures du champ de tir, témoigne nettement 
une absence de compétence notoire en artillerie. Je remets cette 
lettre à M. le greffier ; elle a d’ailleurs été remise à la Cour de cas- 
sation où il en a été donné lecture. 

Le PRÉésIDENT, — Elle est déjà au dossier. 

Le capiTAINE LE Ron. — J'arrive à l'enquête du colonel Picquart. 
Dans les premiers jours d’octobre 1896, rentrant de congé, je trouvai 
une lettre du lieutenant-colonel Picquart, alors.chef du service des 
renseignements, me convoquant pour une affaire de service dont 
mon colonel était, paraît-il, informé. J’ai su en effet depuis que le 
lieutenant-colonel Picquart s’était rendu auprès de mon colonel, 
alors en permission à la campagne, pour commencer auprès de 
lui une enquête relative au séjour du commandant Esterhazy aux 
écoles à feu. 

Lorsque je me présentai au bureau du colonel Picquart, il me 
reçut d’une façon solennelle, me disant qu’il me parlait au nom du 
ministre, qu'il s'agissait d’une question d’espionnageet de trahison 
dans laquelle était impliqué un officier supérieur français. Je lui 
répondis que du moment qu'il me parlait au nom du ministre dans 
de semblables circonstances, il suffisait qu'il me posât des.ques- 
tions précises et que je lui dirais tout ce que je savais. Il me fit 
alors connaître qu’il s'agissait du commandant Esterhazy ; il s’en- 
quit de son attitude aux écoles à feu, de ce qu'il avait pu voir, des 
questions qu’il-posait, de la compétence qu’il semblait avoir. 


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— 116 — 


Je lui répondis que le commandant Esterhazy m'avait semblé 
curieux des choses de l’artillerie et que ses questions, en même 
temps qu’elles faisaient voir son intelligence et sa vivacité d’es- 
prit, témoignaient d'une compétence médiocre en matière de ques- 
tions d’artillerie. Je précisai la nature des pièces qui avaient tiré 
devant lui et des tirs qui avaient été exécutés. Il me fut demandé 
si le commandant Esterhazy avait pu avoir entre les mains des 
documents secrets concernant des nouveautés ou des expériences, 
s’il avait pu avoir un projet de manuel de tir. Je répondis qu'aucun 
document confidentiel, qu'aucun: projet de manuel de tir n'avaient 
été mis à la disposition des officiers supérieurs, que toutes les expli- 
cations relatives à la technique ou à la tactique de l'arme leur 
avaient été données verbalement par moi-même, et qu’ils n’avaient 
été en relations de service avec aucun autre officier que moi; qu’en 
ce qui concernait le projet de manuel de tir, au cas où le comman- 
dant Esterhazy aurait voulu le connaître, il se serait sûrement 
adressé à moi, mais que ce fait, nullement irrégulier en soi, m’au- 
rait certainement frappé, parce que je me donnais chaque jour la 
peine, sur le terrain, d'analyser les méthodes de tir, et de les expo- 
ser en les simplifiant, de façon à les rendre plus facilement acces- 
sibles à des officiers étrangers à l’arme. 

Je portai à la connaissance du colonel Picquart les faits que 
j'avais reçus, la lettre qui a été versée au dossier. Il y ajouta de l’im- 
portance et me demanda de la rechercher et de la lui apporter. A la 
fin de cette entrevue, le colonel Picquart insista pour que je fisse 
appel à mes souvenirs en ce qui touchait l'attitude d’Esterhazy aux 
écoles à feu. Je lui répondis que mes souvenirs étaient très sûrs, 
très précis et définitifs,et que, si j'essayais de les compléter, c'était 
faire entrer l'imagination en concurrence avec la mémoire. J’eus le 
lendemain ou le surlendemain une seconde entrevueavec le colonel 
Picquart pour apporter la lettre en question. Je consentis à la lui 
laisser le temps nécessaire pour la faire photographier, mais je 
m'en réservai la propriété. Dans une troisième entrevue qui eut lieu 
à quelques jours de là, je repris la lettre en question. 

Pendant la première entrevue que J'ai eue avec le colonel Pic- 
quart, la manière dont il me parla du commandant Esterhazy, me 
laissa si peu de doutes sur l’existence des preuves de sa culpabilité 
que je lui demandai si Esterhazy était arrêté et, sur sa réponse 
négative, s’il était sur le point de l'être. 

Il me répondit alors qu’il ne possédait pas encore de preuves de 
sa culpabilité, mais qu’il avait les présomptions les plus graves. 








: — 117 — 


Pendant ces diverses entrevues, il ne fut jamais question des 
connexités de cette affaire avec l'affaire Dreyfus et je ne la soup- 
çonnai pas. 

Ces renseignements, donnés par moi à un officier qui se disait 
mandataire du ministre, la communication de la lettre en question, 
constituaient les éléments d’une enquête qui, J'avais lieu de le suppo- 
ser, devaient être transmis au chef hiérarchique du colonel Picquart. 

Il me vint des doutes à l’égard de cette transmission au prin- 
temps dernier. Sur ma demande, mon ancien colonel, qui était à 
ce moment à l’École de guerre, en parla au sous-chef d'État-major, 
et ce n’est qu’en avril 1898 que ces faits ont été ainsi entièrement 
portés à la connaissance du commandant. J’arrive au troisième 
point de ma déposition, le tir du 120 court. En 1894, au camp de 
Châlons, la troisième brigade n’a jamais tiré le 120 court qui ne 
faisait pas partie de son armement, il n’a du reste jamais paru une 
pièce de cette nature sur le champ de tir pendant les écoles à feu de 
la troisième brigade, pendant sa présence, les autres unités pré- 
sentes étant les batteries à cheval de Fontainebleau et de Luné- 
ville. 

Pendant les manœuvres de masses d'artillerie, au commence- 
ment desquelles je fus appelé à l'État-major en qualité d’ordon- 
nance du général Piou, directeur des manœuvres, il fut constitué, 
outre l’artillerie d’un corps d'armée, une réserve d'artillerie de 
120 court, appartenant au 29e d'artillerie, formée de deux batteries. 
Par suite du programme même, des manœuvres de masses faisaient 
entrer en action successivement une artillerie divisionnaire, une 
artillerie de corps, une artillerie de corps d'armée et enfin cetteartil- 
lerie renforcée par une réserve d’artillerie des batteries de 120 
court qui parurent sur le champ de manœuvre le 16 août ; elles 
ont tiré pour la première fois à cette date, puis elles ont tiréles 17, 
21 et 22 août. Je tiens à la disposition du Conseil le programme 
succinct de ces manœuvres avec les dates des tirs. Pendant la ma- 
nœuvre, il était impossible à qui que ce fütde pénétrer dans les bat- 
teries. Le général Piou tenait expressément à ce qu'onn’en appro- 
chât même pas ; à tel point qu'un jour je fus envoyé au galop de 
mon cheval auprès de trois colonels d’artillerie, cependant officiers 
appelés officiellement à suivre ces manœuvres, qui s'étaient appro- 
chés trop près des batteries, pour leur rappeler la volonté du géné- 
ral. J’ajoute que, malgré la situation que j'occupais auprès du géné- 
ral d'artillerie dans ces manœuvres, je n'ai jamais vu la pièce de 
120 court, de plus près que du haut de mon cheval, malgré mon 








mr 


— MS — 


désir et l'intérêt que présentait pour nous tous un engin nouveau 
que je n’avais jamais vu. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART. — En dehors de cette question, 
Esterhazy vous a-t:il paru être au courant des formations de Partil- 
lerie par exemple. N’avez-vous pas eu l’occasion d’en causer avec 
lui? Je tiens à préciser le mot « formation », parce qu’on a discuté 
longuement sur cette question. J'entends par le mot « formation », 
l'attribution des batteries d'artillerie anx grandes unités. A-t-il été 
question de l'attribution des unités d’artillerie aux grandes unités 
par exemple ? 

Le capiraiNE Le Ron. — Il n’en a jamais été question. 

Me DEémance. — Le capitaine Le Rond à dit à la Cour de cassa- 
tion que lorsqu'il était au camp'de Chalons il y avait sur le champ 
de’tir des pièces de 120 long munies du frein hydraulique. Voulez- 
vous demander, monsieur le Président, à M. le capitaine Le Rond si 
on'atiré le 120 long devant les officiers supérieurs ? 

LE PRÉSIDENT. — A-t-on tiré au camp de Chalons des pièces de 
120 long de siège ? 

Le capiTAINe Le Ron. — J'ai répondu à la Cour de cassation sur 
la question d'un conseiller qui semblait confondre le 120 long avec 
le 120 court, et voici maréponse : 

Le 120 long existe en effet au camp de Chalons, ainsi que je l'ai 
dit à la Cour de cassation, comme d’ailleurs dans tous les champs 
de tir'de l'artillerie puisqu'il fait partie de la dotation de tous les 
champs de tir de l'artillerie. Il a été fait une école à feu de siège 
devant les officiers supérieurs, et il est possible que le 120 long ait 
été tiré. 

Il n’y a du reste aucune confusion possible entre ces deux pièces. 

Me DemanGe. — Je demandais seulement si le 120 court a été 
tiré. C'est entendu, sur cette question nous sommes absolument 
d'accord. , 

Me Lagorr.— Monsieur le Président, je désirerais que vous voulus-- 
siez bien prier M. le capitaine Le Rond d'achever sa réponse à la 
question du lieutenant-colonel conseiller au sujet des formations dé 
l'artillerie? Il a dit qu’il n'avait pas été question des formations de 
l'artillerie, le mot étant pris (si j’ai bien compris) dans'le sens 
d'État-major'; mais puisque le témoin distinguait, voudrait-il ache- 
ver sa pensée et nous dire s’il a été question de ce qu’on appelle 
des formations de manœuvres? 

Le caprrainxe Le Ron. — Ma pensée a été achevée entièrement, et 
je répondrai à une question précise. 








— AR — 


M° Lapon. —Mais pardon : le capitaine Le Rond a dit qu’il fallait 
faire une distinction; une distinction indique deux éléments entre 
lesquels-on distingue; par conséquent je prierai le témoin qui avait 
commencé sa réponse dont le commencementia satisfait le lieutenant- 
colonel conseiller, d'achever son observation et de nous montrer: 
l’autre élément objet de sa distinction. La question est précise. 

LE PRÉSIDENT, du témoin. — Le commandant Esterhazy vous 
a-t-i] parlé des formations de manœuvres ? 

Le caAprraine Le Roxp. — Les batteries ont manœuvré devant les 
officiers supérieurs. Par conséquent elles ont passé de lordre en 
bataille à l’ordre en batterie; mais-il n’a pas été question spéciale- 
ment de manœuvres, les questions les plus intéressantes pour les 
officiers supérieurs étant l’emploi de l’artillerie au point de: vue de 
ses attaques: 

M° Laporr. — Je prie monsieur le Président de vouloir bien 
demander au colonel Picquart' s'il n’a aucune: observation à faire 
sur’ ce point. 

Le PrésinexT. — C’est à lui de le demander. 

Me LAgorr. — Permettez, monsieur le Président, je vous ferai 
remarquer très respectueusement que je suis parfaitement autorisé 
à provoquer des confrontations lorsque je le juge utile. 

Le PRésipexT. — Oui, mais vous m'avez dit de demander au 
témoin Picquart sil avait des observations à faire. El je vous fais 
remarquer que c’est lui qui doit me le demander et non moi. 

Me Laporr. — Ce n’est qu’une question de détail. 

Le Présienr, @w colonel Picquart. — Veuillez venir ici. 

Le: colonel Picquart se présente à la barre. 

Le Présmenr: — Vous avez des observations à présenter? 

Le coLoNEL PrcquarT. —— Oui, mon colonel. Ce sont des observa- 
tions peu importantes du reste, car ce sont de simples questions de 
nuances. Lorsque M. le capitaine Le Rond est venu à mon bureau, 
je lui ai fait sentir qu’en me parlant il parlait au délégué du minis- 
tre ; mais Jedoute fort que je lui aie dit: «Je vous fais appeler par 
ordre: spécial du ministre » comme aurait l’air de vouloir le dire le 
capitaine Le Rond ou comme il a exposé la chose devant vous. 

Le second point est celui-ci, et alors mes souvenirs sont très 
nets. Je mai pas dit aw capitaine Le Rond qu’il s'agissait d'une 
affaire d'espionnage et de trahison. Vous savez quels étaient les 
termes dans lesquels le général Gonse m'avait chargé de faire l’en- 
quête sur Esterhazy. Au point de vue des documents et des rensei- 
gnements pris, j'ai suivi exactement sesindications. J’aidit au capi- 


— 120 — 


taine Le Rond qu’il s'agissait d’une question d'indiscrétion. Je me 
souviens très bien qu’il m'a dit lui-même : « Mais alors, je ne puis 
plus voir cet officier. » Il a lui-même deviné qu’il s'agissait de quel- 
que chose d’autre et je ne me suis {pas cru autorisé à aller aussi 
loin. Vous voyez que, en ce moment, nous sommes à peu près 
d’accord. 

LE CAPITAINE LE Ro, — Nullement. 

LE LIBUTENANT-COLONEL Picouarr. — ...Et qu’iln’y a guère qu’une 
question de nuance, 

Maintenant, je maintiens de la façon la plus formelle ce que j'ai 
dit; je parle ici sous la foi du serment. 

Le PrRésinexr. — Avez-vous encore une observation à présenter? 

LE LIEUTENANT-COLONEL PICQUART. — Oui, mon colonel. J’ai 
encore une observation à faire qui est la suivante. Le capitaine 
Le Rond dit que je n’ai pas rendu compte à mes chefs. Lorsque je 
suis parti en mission, j'ai remis au général Gonse absolument tout 
ce qui concernait l'enquête Esterhazy jusqu'au moindre petit bout 
de papier. 

Vous avez vu ici que lorsqu'on raconte les faits on se perd dans 
une foule de détails qui n’ont rien à faire avec la question. Lorsque 
le capitaine Le Rond est venu à mon bureau, j'ai pris sur un bout 
de papier les notes essentielles et ce sont ces notes que le général 
Gonse a trouvées dans le dossier lorsque je le luiai remis. 

Le dernier point sur lequel je veux insister est le suivant : Sur le 
bordereau il y a : « Je vous envoie des renseignements sur le frein 
hydraulique du 120 et sur la manière dont s’est conduite cette pièce. 
Il ne s’agit pas du 120 court. Le mot n’y est pas. Quelle était la 
pièce qui était munie du frein hydraulique? C'était le 120 long. 
C’est pour cela qu’il serait intéressant que le témoin précisàt et 
qu'il vous dise si le 120 a été tiré ou s’il n’a pas été tiré. Il y a au 
bordereau une rubrique : « Le 120 avec frein hydraulique». Il n’est 
pas question là de frein hydropneumatique. Je prends la rubrique 
telle qu’elle est. 

Le cAPiTAINE LE Roxp. — Je réponds ceci et je serai certainement 
plus bref, 

Le lieutenant-colonel Picquart a dit qu’ilne m'avait pas en com- 
mençant dit qu’il me parlait au nom du ministre. Les choses se sont 


_ passées de la façon suivante : «Il m'a fait asseoir, s’est levé et m'a 


dit: «Je vous parle au nom du ministre. » Voilà ses premières 
paroles. Il a ajouté : (II s’agit d’une question d'espionnage, de trahi- 
son, dans laquelle est impliqué un officier supérieur. » 





L2 





— 121 — 


J’ai trouvé la forme tellement solennelle que j'ai arrêté immédia- 
tement en priant-le colonel Picquart de me poser des questions 
précises et en lui disant que je répondrais tout ce que je savais. 
Je n’ai rien à changer : ma déposition devant le conseil est identi- 
que à celle que j'ai faite devant la cour. 

Quant à la déposition du lieutenant-colonel Picquart en ce qui 
me concerne, il est intéressant de rapprocher la déposition faite 
devant la cour de celle qui a été faite ici. Je cite de mémoire et je 
garantis l'exactitude des mots. Le lieutenant-colonel en réforme 
Picquart a dit devant la Cour en ce qui me concerne ces seuls mots : 
«Je fis une tentative auprès d’un capitaine d’artillerie, le capitaine 
Le Rond, je crois (il n’a pas affirmé), toute cette enquête est d’ail- 
leurs restée confuse dans mon esprit. » 

La mémoire du lieutenant-colonel Picquart ne l’a pas servi 
devant la Cour de cassation. 

Depuis, j'ai fait une déposition qui a paru dans l'édition Tresse et 
Stock. J’ai vu, d'après le compte rendu du Figaro, ces jours-ci, que 
le lieutenant-colonel Picquart a repris sa déposition devant la Cour 
de cassation, mieux servi cette fois par sa mémoire, en la transpo- 
sant, en présentant les choses d’une façon différente et inexacte. Je 
n'ai rien à ajouter. 

Le PRÉSIDENT. — Pouvez-vous dire si la pièce de 120 a été tirée 
au camp de Châlons pendant les manœuvres ? 

LE capiTAINE LE Roxp. — J'ai offert de remettre au Conseil le 
programme,des écoles à feu. 

LE PRésipenT. — Parcourez-le, et dites-nous si la pièce de 120 
long y figure. 

LE capiTaxE Le Roxp. — Ce programme, pour les journées du 6, 
du 7, du 8 et du 9, ne comporte pas de tir de siège ; j’ai le souvenir 
qu'un tir de siège qui aurait dû être fait à une des séances précé- 
dentes a été reporté à une autre séance du 6, du 7, du 8 ou du 9. 
Ce tir a dû porter sur une des pièces de la dotation du camp de 
Chalons. 


Le Présent. — Cette dotation “comprenait du 120 long ? 

Le capiTAINxE Le Roxp. — Cette dotation comportait du 120 long. 

LE LIEUTENANT-COLONEL PrcquarT. — Je maintiens absolument ma 
déposition. 


LE caprraIxe Le Roxp, — Je maintiens formellement ce que j'ai 
dit. 

Ux MEMBRE DU CONSEIL DE GUERRE. — Êtes-vous sûr que les officiers 
supérieurs étrangers aient assisté au tir des pièces de siège ? Ils assis- 








— 122 


tent toujours au tir despièces de campagne, mais assistentAls au 
tir des-pièces de siège ? 

Le caprraxe Le Ron». — J'ai le souvenir qu'ils ont assisté à une 
séance detir de siège ; c'est moi qui les: ai guidés; Jéles:ai accom-- 
pagnés à toutes les séances auxquelles ils ont assisté. 


Le PrésiDenr. —. Y compris la séance de: tir des pièces: de 
siège ? 

Le caprraxe Le Roxp. — Je l'ai dit, mon: colonel. 

Le Présienr, à l'accusé. — Avez-vous quelque observation à 
faire ? 


Le capiraixE DREYFUS. — Aucune, mon colonel. 


TRENTE- NEUVIÈME . TÉMOIN 
LE COMMANDANT WALSIN-ESTERHAZY 


LE PrésipexT: — Nous devrions maintenant entendre le témoin 
Esterhazy. Il ne s’est pas présenté Dans ces: conditions, mous 
devons donner lecture de sa déposition devant la Cour deCassation. 

Monsieur le Greffier, veuillez donner lecture de cette-déposition. 

Le Grgrrier Coupois donne lecture de la déposition du comm m- 
dant Esterhazy devant la Cour de cassation. 


DÉPOSITION. ESTERHAZY 


Du lundi 23 janvier 1899. . 


Cejourd’hui, lundi, vingt-trois janvier mil huit cent quatre- 
vingt-dix-neuf, a comparu devant la Chambre criminelle, constituée 
en Commission d'instruction, lé témoin ci-après, lequel a été entendu 
séparément, après avoir prêté le serment de parler sans haine et 
sans crainte ; ledit témoin ayant déclaré qu’il n’est ni parent ni allié 
de Dreyfus, et qu’il n’est pas, avec lui, dans des relations de service. 

WALSIN:ESTERHAZY (Marie-Charles-Ferdinand), 51 ans, chef 
de: bataillon d'infanterie en réforme (pas de: domicile) ; 

Déclaration du commandant : 

Je jure de dire toute la vérité sous les réserves exprimées en 
ma précédente lettre (13 janvier dernier) à M. le Premier Président, 
relativement aux faits jugés par le Conseil de guerre de 1898 et à 
ceux qui ont fait l’objet d’un arrèt de la Chambre des mises en: accu- 
sation. 

(Ici. M. Esterhazy vise la lettre ne varielur.) 

D. Vous avez dit, dans cette lettre, que vous aviez eu, avec un 
agent étranger, pendant dix-huit mois environ, de 189% à 1895, à 
la demande ducolonel Sandherr, desrapports, grâce auxquels-vous 
avez pu fournir à cet officier des renseignements du plus haut 








LAISSES 


intérêt et combattre utilement certains agissements. Voudriez-vous 
donner à la Cour des explications sur la portée de: cette déclaration? 

R. Avec tout le respect que je dois à la Cour, je tiens à: faire 
observer que je ne suis pas dans la situation d’un témoin ordinaire. 
Je sais, je sens, tout le monde sait et sent avec moi que: ce n’est pas 
seulement là revision du procès Dreyfus qui est poursuivie, mais 
ma condamnation. Personne ne s’y trompe, et, à l'étranger où je 
viens de passer cinq mois, dans les milieux comme la Belgique, la 
Hollande et l'Angleterre, où tout le monde applaudit avec fureur ce 
qui se passe en France, et où par conséquent ma personnalité n’est 
pas suspecte d’inspirer de la sympathie, tous ceux à qui j'en ai 
parlé ou qui m’en ont parlé ont constaté le fait avec étonnement, 
je puis le dire. Quelque lointaines que soient mes études de droit. 
J'ai toujours pensé qu'un accusé avait le droit de se défendre et 
d'être au courant de l’instruction ouverte contre lui. Cette situation 
d’accusé, je suis prêt à l’accepter, mais avec les garanties que me 
donne la loi nouvelle et que j'ai spécifiées dans ma lettre:à M. le 
Premier Président de la Cour de Cassation. 

Cité comme témoin, dans des conditions exceptionnelles, j'estime 
avoir le droit de faire mes déclarations comme je l’entends. C’est 
avec la plus profonde douleur que je me suis résolu à demander à 
la Cour de m’entendre. Tant que j'ai été ouvertement ou tacitement 
couvert par mes chefs, je n'ai rien dit. Jai, conformément à leurs 
ordres, tout supporté et tout souffert, avec cette discipline de soldat 
d'il y à deux cents ans, que je suis. @ REÎTRE », ( LANSQUENET », 
« ConponrTikre » m’appellentles journaux dreyfusistes. C’est possible, 
et je: m'en vante. Avec des soldats comme moi, on gagnait des 
batailles, et ils n’abandonnaient pas les leurs dans la mêlée, Le 

. jour où j'ai été indignement abandonné et sacrifié avec autant de 
lâcheté que de bêtise, je persistai dans cette attitude. Mon conseil, 
Me Cabannes, a en mains les preuves écrites, et il a été témoin lui- 
même, l’autre jour, à Rotterdam, des offres d'argent qu’on m’a 
faites. Si je me décide, après toutes sortes de bien douloureuses 
hésitations, à venir dire à la Cour ce que je pensais qu'on aurait dit 
de moi, c’est que j'étais en droit de croire que: mes chefs l’eussent 
dit et parce que j'ai pensé que je lui en devais le premier récit et 
les preuves avant d’en saisir opinion publique. 

J'ai demandé à M. le ministre de la Guerre de me relever du 
secret professionnel. En effet, il est, dans ce que je vais dire, quel- 
ques choses qui intéressent d’autres officiers que moi, et je ne me 
croyais pas autorisé à les dire avant d'en avoir reçu la permission, 
À part Me Tézenas et Me Cabannes, personne ne connaît encore ce 
que je vais dire ici. 

En: octobre 1897, j'étais à la campagne quand j'ai reçu, le 
18 octobre (on w'avait prescrit de dire que c’était le 20) une:lettre; 
cette lettre était signée EsPÉRANCE. 

Au reçu de cette lettre, dont je ne-connaïis pas l'écriture, je fus 
très surpris: et je partis pour Paris. Je descendis rue de Douai; je 
ferai remarquer que, jusque-là. j'avais caché, de la façon la plus 
absolue, mesrelationsavec Mme Pays, et que je pensaisque personne, 








— 124 — 


à partun très petit nombre de gens au ministère de la Guerre et dans 
des conditions que j'expliquerai plus tard, ne pouvait les con- 
paitre. 

J'avais télégraphié à Mme Pays (en Normandie) de revenir. Le 
lendemain de mon arrivée, J'étais très occupé de cette lettre ; et le 
soir, en rentrant vers l’heure du diner, j'appris par la concierge 
(animée à cette époque d’autres sentiments que ceux qu’elle a mani- 
festés depuis) qu'un monsieur était venu me demander. J’en fus 
très surpris, personne, en effet, ne connaissant cette adresse. 
La concierge me dit qu’elle avait déclaré à ce monsieur que j'étais 
inconnu; celui-ci avait répondu qu'il savait très bien que j'étais 
dans la maison; que, du reste, il venait dans mon plus grand intérêt 
et qu’il avait absolument besoin de me voir. Il avait annoncé qu'il 
reviendrait dans la soirée. Je me rendis alors à mon véritable domi- 
cile, rue de la Bienfaisance, 27, où je ne pouvais pas entrer, ayant 
laissé les clefs à Dommartin. Je demandai à la concierge si on était 
venu s'informer de ma présence ; je pensais, en effet, que quelqu'un 
qui eût eu à me voir se serait d’abord rendu à mon seul domicile 
connu. 

La concierge me dit qu'elle n’avait vu personne. Je rentrai alors 
rue de Douai, et J’attendis toute la soirée. Personne ne vint. 

Le lendemain matin, de très bonne heure (7 heures du matin), 
la concierge monta et me dit que le monsieur qui était venu la 
veille attendait dans la rue, près du square Vintimille. Je descendis 
et je trouvai quelqu'un avec des lunettes bleues et dont la tournure, 
malgré ses efforts, dénotait un militaire. Ce monsieur m’aborda et 
me dit : « Commandant, je suis chargé d’une très grave communi- 
cation dans votre intérêt urgent, » La tournure de ce monsieur, la 
certitude que j'avais que personne, ailleurs qu’au ministère, ne 
pouvait savoir que je pouvais être rue de Douai, me fit tout de 
suite penser que j'étais en présence d’un envoyé du ministère de la 
Guerre. Je répondis à ce monsieur que je croyais savoir le motif 
de sa démarche et que j'avais reçu, à la campagne, une lettre con- 
tenant un avertissement très singulier. 

Cette personne me dit alors : « Ne vous préoccupez pas, mon 
commandant, on sait ce qu'il y a sous tout cela; vous avez des 
défenseurs et des protecteurs très puissants et au courant de tout. 
Voulez-vous venir ce soir au rendez-vous que je vais vous indi- 
quer? » Je lui répondis : « Très volontiers », et alors il me montra 
un bout de papier indiquant l’angle du réservoir des eaux de la 
Vanne, en face du parc Montsouris. Le rendez-vous était pour 
> heures. Je me rendis au lieu indiqué; et, à 5 heures précises, je 
vis s'arrêter, à une centaine de mètres du point où j'étais, une voi- 
ture dans laquelle il y avait trois personnes : deux de ces personnes 
descendirent, la troisième resta dans la voiture. Les deux autres 
vinrent à moi; dans l’une je reconnus le monsieur que j'avais vu le 
matin; l’autre avait une fausse barbe et des lunettes; cette der- 
nière personne m’adressa brusquement la parole et me dit : « Com- 
mandant, vous savez de quoi il s’agit », et très rapidement, avec 
beaucoup de volubilité, se mit à me raconter tout ce qui avait été 





— 125 — 


fait depuis 1896, contre moi, par le colonel Picquart, entrant dans 
de très nombreux détails sur les manœuvres de beaucoup de 
personnages importants, toutes choses qui, à cette époque, étaient 
absolument nouvelles pour moi. Ce monsieur m’assura encore, 
devant la profonde surprise que je lui témoignais de toutes ces 
nouvelles, que toutes ces machinations étaient connues, prévues, 
me répéta que j'avais les défenseurs les plus puissants et que je 
devais seulement obéir strictement aux instructions qui me seraient 
données, que mon nom ne serait même pas prononcé. 

Je cherchai, à diverses reprises, à faire dire à mon interlocuteur 
qui il était, sans y arriver. Je voyais bien que c'était un officier; 
j'aurais bien voulu savoir qui il était et de la part de qui il venait. 
Il me dit, au bout d’uneconversalion d’une-demi heure, de ne point 
me préoccuper, qu'on me tiendrait au courant et que J’eusse à me 
trouver tous les jours, à 5 heures, dans le salon d’attente du 
Cercle militaire, où le premier monsieur passerait si on avait quel- 
que chose à me dire, Ils me.quittèrent, me disant de m'en aller 
dans telle direction; eux repartirent du côté de leur voiture; de 
sorte que je ne pus voir la figure de la troisième personne restée 
dans la voiture. Le lendemain matin, à la même heure que la 
veille, la concierge me monta un mot au crayon me disant : « Dans 
le fiacre, devant tel numéro de la rue Vintimille. » J'y allai en toute 
hâte ; je trouvai le monsieur à fausse barbe, qui me dit : « Montez 
vite », et de lui indiquer un endroit où l’on pourrait parler long- 
temps sans être dérangé. Je lui dis : « Je ne vois pas d’autre 
endroit, par ici, que le cimetière Montmartre, si vous voulez y 
aller. » Nous nous y rendimes, et alors là, ce monsieur me dit : 
« Il faut demander tout de suite une audience au ministre de la 
Guerre, et nous allons établir ce que vous lui direz » (parce que je 
lui avais dit : « Demander une audience au ministre, pour quoi lui 
dire ? pour lui montrer cette lettre que j'ai reçue? » Il m'avait 
répondu alors : « Non! nous allons établir ce que vous lui direz »). 
Alors je lui dis : « Mais tout cela est très bien; je vois que vous 
êtes officier. Je prévois que vous venez du ministère; je voudrais 
bien savoir qui vous êtes ? » 

, Ce monsieur me dit: je suis le colonel du Paty de Clam, de 
l'Etat-major de l’armée. Et vous n’avez qu’à faire ce que je vous 
dirai. » Je ne connaissais pas le colonel du Paty de Clam. Je l'avais 
rencontré une fois, pendant une heure, il y a seize ou dix-sept ans, 
dans unerencontre de deux colonnes, en Afrique; devant son grade 
et sa qualité, je lui dis: « Ça suffit. mon colonel. Vous pouvez 
compter sur mon obéissance absolue. » Alors.le colonel du Paty 
me dicta, dans le cimetière même, une demande d’audience au 
ministre, me laissa entendre qu'il avait besoin de rendre compte 
de ce qui venait de se passer, et me donna rendez-vous pour le 
même soir. Comme il ne m'avait pas parlé du rendez-vous du 
Cercle militaire, je m'y rendis néanmoins : je trouvai le premier 
monsieur qui me fit monter dans une voiture et m'emmena au pas 
jusqu'au Cirque d'Hiver. Il me raconta, avec beaucoup de détails, 
toutes les machinations que j'ignorais, et insista beaucoup sur ce 





= 496 — 


que j'étais parfaitement connu et sur les très hautes protections 
dont il m'avait parlé la veille, 

J'avais adressé ma lettre auministre. Le soir, je æevis au rendez- 
vous indiqué le colonel du Paty qui me fit écrire, sous sa dictée, 
des notes sur ce que je devais dire à M. le généralBillet. Le même 
soir, je trouvai devant ma porte, dans une voiture, le ‘colonel 
Henry. Le colonel Henry était un de mes camarades ; j'avais été, 
avec lui, depuis près de ‘vingt ans au service des renseignements, 
très peu de temps après la création du service; j'y étais comme 
lieutenant, et Henry y était également avec le même grade et le 
même emploi que moi; je l'avais revu très fréquemment depuis. 
(Jai su, plus tard, que la troisième personne restée dans la voiture 
au parc deMontsouris était le colonel Henry). Henry me-dit alors très 
brièvement de ne pas me tourmenter, que tout ce que m'avait dit 
le colonel du Paty était parfaitement exact, et que,.en haut dieu, on 
savait très bien tout ce qu'il en était, et qu'on était résolu à me 
défendre à outrance contre ce qu’il appelait des abominables ma- 
nœuvres, 

Le lendemain, je fus averti que je serais reçu le surlendemain 
par M. le général Millet, directeur de l'infanterie, au nom du 
ministre. Je vis le colonel du Patyet je Jui dis : « Pourquoi le gé- 
néral Millet? Un chef de direction d’arme n’a rien à voir en pareille 
matière. Si le ministre ne veut pas me recevoir, il aurait dû me 
faire recevoir par son chef de ‘cabinet ou, plutôt, par le chef 
d'Etat-major de l’armée! » En effet, le texte même de ma 
demande d'audience expliquait que c'était unesaffaire qui relevait 
du ‘chef d’Etat-major. Le colonel me répondit qu’il ne_fallait pas 
engager M. le général de Boisdeffre; par conséquent, il fallait qu'il 
restât ‘en réserve, indiquant ainsi que le général de Boisdeffre ne 
voulait pas prendre position pour pouvoir agir. Je me rendis chez 
le général Millet; je lui présentai la lettre et lui fis le récit que 
j'avais reçu l'instruction de faire. Le général m’écouta et me dit 
qu’il trouvait fort étrange ce que je venais de lui dire, que c’était 
la première nouvelle qu’ilen avait, qu’il ne comprenait pas du tout 
cette histoire, que j'attachais, à son avis, bien de l’importance à 
une lettre anonyme, et qu'il n’avait qu’un conseil à me donner, 
c'était de faire par écrit le récit que je venais de lui faire, d'y 
Joindre la lettre anonyme que j'avais reçue et d'adresser le tout au 
ministre. Je rendis compte, le soir même, à M. le colonel du Paty 
de la réponse de M. le général Millet, et il me dicta le texte de la 
lettre à adresser au ministre; cette lettre, ainsi que tout ce que j'ai 
écrit en 4897, a été donnée mot à mot et ordonnée. 

Cette lettre m’a été dictée mot à mot; elle contient une série 
d'explications convenues, et on m’en a donné le texte pour que Je 
l'apprenne, ainsi que me le prescrit une xore dela main du colonel 
du Paty. (Je vous dépose ce texte qui m’a été donné, et Je vais vous 
déposer la note.) 

En même temps, le colonel du Paty me disait : « Le ministre ne 
peut pas faire autrement que de saisir le général de Boisdeffre de 
cette lettre, et alors nous allons marcher. » 


Le lendemain, au bureau de poste de la rue du Bac, en face le 
Bon Marché, Je «colonel Henry me prévint que le général de Bois- 
deffrern'avait pas encore reçu de M. le général Billot communication 
dema lettre. J'insiste-surce fait parce que, si le colonel Henry était 
informé que le général :Boisdefire n’avait pas été prévenu par le 
ministre de la lettre.que j'avais écrite à ce dernier, il n'avait pu en 
être averti que par le général de Boisdeffre, attendant donc leffet 
de:ma lettre, et par conséquent en connaissant l'envoi; Henry me 
dit : « Le ministre va garder ça pendant cinq ou six Jours avant de 
prendre une décision, suivant son habitude ; on vous dira ce soir ce 
qu'il faut faire. » Le soir, je vis le colonel du Paty sur Pesplanade 
des Invalides et il me dit : « Il est décidé que vous allez écrire au 
général de Boisdeffre ‘directement; votre lettre permettra alors au 
général de Boisdeffre d'intervenir personnellement et de parler au 
ministre de Ila lettre-que vous avez adressée à ce dernier. » Autre- 
ment dit, pour provoquer Ja remise de ma lettre au général de 
3oisdeffre, cet .officier général -entrait en scène lui-même, grâce à 
la lettre que je lui éerivais. 

A ce moment, le colonel du Paty me dit un soir : « Les grands 
chefs :se préoccupent d'avoir avec vous des moyens de communi- 
cation :qui ne soient pas directs, parce qu’il est probable que vous 
êtes filé, étant donné tout ce qui se prépare, et il serait préférable 
d’avoir, au besoin, une transmission indirecte. Le général de Bois- 
deffre:a pensé au marquis de Nettencourt, votre beau-frère. » Je 
lui dis : « Non. Mon beau-frère est à la campagne; je ne veux pas 
du tout lui demander derevenir pour pareil service, » Alors il me 
dit ::«Ona :pensé aussi à un de vos camarades de régiment », et il 
me demanda de lui en indiquer un. Je dis : « Vraiment, on ne peut 
pas demander à un ami de courir, comme cela, à toute heure de 
jour et dernuit », et je pensais, inspiration malheureuse, du reste, 
à mon cousin Christian; mais, comme il était à Bordeaux et que je 
ne pouvais pas le faire venir, je dis : ( Je vous proposerais bien 
quelqu'un du dévouement de quije suis sûr, mais Je n'ose vraiment 
vous faire cette proposition», et je nommai Mme Pays. Le colonel 
du Paty m'a dit qu’il rendrait compte, :et le lendemain il me dit 
qu’on acceptait Mme Pays comme intermédiaire, 

Au cours de ces différentes entrevues, le colonel du Paty me 
présenta, run soir, à une dame que je crois inutile de nommer et 
qui a également servi d’intermédiaire à diverses reprises. 

Ace moment, je vis le colonel Henry qui me dit : « Tous ces 
gens-là ne marchent pas. Méline et Billot et tout le gouvernement 

‘sont pris par l'approche des élections et par les voix que représen- 
tent MM. Scheurer-Kestner, Reinach, etc. » Il fut même très vio- 
lent; je ne répéterai pas ses termes militaires, avec lesquels Je fis 
chorus ; il termina en me disant :.« Si on ne met pas la baïonnette 
dans le derrière de tous ces gens-là, ils sacrifieraient toute l’armée 
française à leur siège de sénateur ou de député. » Il me dit en me 
quittant : « Sabre à la main! Nous allons charger. » (Ceci se pas- 
sait la veille de ma première lettre au Président de la République, 
c’est-à-dire le 28 octobre.) 





— 128 — 


M. le colonel du Paty medicta le texte de la lettre au Président 
de la République; je lui fis même remarquer que le texte de cette 
première lettre était bien extraordinaire. (Tous les détails de cette 
lettre m'ont été dictés mot à mot; cette dictée a eu lieu sur l’espla- 
nade des Invalides, et j'écrivais au crayon.) M. du Paty me répon- 
dit : « Tout le monde sait que vous êtes un emballé; de vous ça ne 
paraîtra pas extraordinaire. C’est dans votre note. » Je me sou- 
viens très bien que je lui dis : « Puisque c’est comme cela, jem’enf... 
Du moment que vous commandez, j'obéis, » 

Le lendemain ou jours suivants, comme le Président de la 
République n'avait pas répondu à cette lettre, on me fit faire la 
lettre du document libérateur. Celle-là produisit son effet, et je fus 
informé que le Président de la République était intervenu person- 
nellement pour demander ce que voulaient dire ces lettres si vio- 
lentes, et on m'a même dit, à ce moment, que c’est à l'intervention 
du Président de la République qu'avait été dû un ordre relatif au 
colonel Picquart en Tunisie. Je fus informé, à ce moment, que le 
ministre avait donné l’ordre au général Saussier de me faire venir 
pour m'interroger. 

Je vis le gouverneur de Paris qui me dit : « Qu'est-ce que c'est 
que toute celte histoire ? » Et quand je la lui eus racontée, il ajouta 
que j'avais bien tort de me tourmenter ainsi pour une lettre ano- 
nyme et de mettre ainsi tout lemonde à l'envers. Je dis au gouver- 
neur que j'étais certain de ne pas me tourmenter à tort, que 
depuis de longs jours je m’adressais et au ministre de la Guerre et 
à la plus haute autorité de mon pays, pour les prévenir, qu’on ne se 
donnait même pas la peine de me répondre, et que, du moment que 
j'avais été reçu par lui, je resterais tranquille. Le gouverneur me 
dit même : « Le ministre a dit que je prenne contre vous des mesu- 
res de rigueur, si je le jugeais nécessaire. Je trouve que vous êtes 
très excusable de crier comme cela, quand on ne vous répond pas. » 

J'avais été prévenu que je serais convoqué chez le général 
Saussier par le colonel Henry. 

Quelques jours auparavant, vers le 12 ou 13 novembre, je crois, 
M. du Paty m'avait remis ce qu’on appelait la plaquette ; c’était un 
article assez long, écrit sur feuilles de papier petit format, relatif à 
l’ensemble des manœuvres qui se tramaient depuis 1896. J'avais 
d’abord été invité à faire imprimer cette plaquette sous forme de 
brochure; puis on y avait renoncé. Le 13 novembre, le colonel du 
Paty me donne l'ordre d'écrire une lettre au ministre (lettre qu’il 
me dicte) pour lui remettre le document dit libérateur : «Ce canaille 
de D... », je n’avais pas matériellement ce document, mais je le 
connaissais; ma lettre a été écrite le 14 et remise le 14 au cabinet 
du ministre. 

D. Comment connaissiez-vous ce document ? 

R. Je le connaissais. 


DEMANDE PAR UN CONSEILLER 


D. Qui vous l'avait communiqué ? 
R. Je ne veux pas le dire. 


tt matt. à 


PT DE De TT ES PTS ST TIC ES UE 


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TES 


Le témoin continue : 

Ce document m'est remis, pour être annexé à ma lettre; le 14, 
parle colonel Du Paty ; le tout est remis sous trois enveloppes, que 
J'ai cachetées de mon sceau, par moi, au cabinet du ministre. Le 
ministre de la Guerre m’accuse réception, en des termes contenus 
dansle document, en date du 16 novembre, que je vous dépose: 

Le 31 octobre, j'annonce au Président de la République que je 
suis détenteur de ce document. Ce document, par sa nature même; 
appartient aux dossiers secrets existant au service dès renseigne- 
ments et dont sont responsables le sous-chef d'Etat-major, chef de 
service, et le chef d Etat-major général, J’annonce que je vais être 
accusé du crime de haute trahison ; j'annonce que je suis détenteur 
de ce document, je m’en sers, ou plutôt on me fait m’en servircomme 
d’une arme, et; pendant quinze jours où: je suis censé être en 
réalité possesseur de cette pièce, on ne m'inquiète pas; on ne me 
demande aucune justification sérieuse; on ne me demande même 
pas la production de cette pièce; et quand je la remets, le cabinet 
du ministre de la Guerre lui-même m'en accuse réception, non pas 
en discutant mon affirmation qu’il m'a été remis par une femme 
inconnue, mais en admettant même, sans discussion, l'existence de 
cette femme. 

Le seul point qui est au conditionnel, c’est de savoir s’il a été 
volé au ministère, ouiou non. 

Le 13 novembre, c’est-à-dire en même temps que les opérations 
du document, j'étais invité à faire paraître dans la Libre Parolela 
plaquette modifiée, et qui m'était remise, écrite tout entière par une 
main que je ne veux pas désigner et que M. le colonel du Patya 
reconnue au Conseil d'enquête. 

Quelques jours avant, Henry n'avait demandé si je connaissais 
particulièrement un journal; je lui ai répondu que j'avais des 
amis à la Libre Parole. 

Le dimanche matin, 14, je vais trouver M. Drumont et je lui 


remets la plaquette qu’il à reproduite textuellement sous la forme 


de l’article signé « Drxr». 

Ici je ferai remarquer qu’à ces dates des: 14 et 15 novembre, un 
officier de l'État-major de l’armée, après qu'on s’est assuré queje 
pouvais compter sur l'appui de la Libre Parole, me fait porter 
un article très documenté à ce journal. Quand le colonel Henry 
m'avait demandé si je connaissais un journal, il m'avait demandé 
si je connaissais M. Rochefort en ajoutant qu'ilétait un appui très 
puissant; je lui avais répondu : « Pas du tout. » Trois ou quatre 
jours après la dénonciation de M. Mathieu Dreyfus, le commandant 
. Pauffin de Saint-Morel (que je n'avais jamais vu, que je ne connais: 
sais pas le moins du monde), chef du cabinet de M. Je général 
chef d’Etat-major, se rendait chez M. Rochefort pour lui dire qu’il 
pouvait marcher à fond et l’assurer de ma complète innocence. 


Dans: les: derniers jours d'octobre j'avais reçu du colodel du Paty: 


une grille destinée à correspondre soit avec lui, soit avec le com- 
mandant Henry, en cas de besoin; c’est celle qui a été saisie par 
M. Bertulus. 


IT, 9 


ETES, + 





Le 16 novembre, je lis, le matin, la dénonciation de M. Mathieu 
Dreyfus. Je me rends chez le gouverneur de Paris; je lui rends 
compte que je vais réclamer une enquête du ministre. Je suis- 
averti d’abord immédiatement que c’est le général de Pellieux qui 
sera chargé de l” enquête; celte enquête Ci ouvre; mon cousin était 
arrivé subitement et j'ai eu la sottise de m'en servir comme inter- 
médiaire; mais le véritable intermédiaire, pendant tout ce temps, 
a été Me Pays. 

Dès que l’enquête est commencée, je suis tous les soirs tenu au 
courant de ce qui a été fait dans la journée ; je ferai remarquer que 
les résultats de l’enquête ne peuvent pas être communiqués à des 
officiers d’un grade aussi inférieur que celui du commandant 
Henry ou du colonel du Paty; ils ne peuvent être communiqués 
qu’à des officiers généraux, le général de Pellieux ne pouvant faire 
part de ses investigations à ces officiers d’un grade inférieur. Or les 
résultats de cette enquête ne sont régulièrement transmis qu'avec 
l'indication, sous forme de prescription, de ce que je dois dire lors- 
que je suis interrogé. Je reçois tous les jours des prescriptions 
écrites, souvent plusieurs fois par jour, et je transmets moi-même 
des observations et des remarques destinées à répondre aux com- 
munications qui me sont faites. 

J'avais reçu l’ordre de brûler ces notes, au fur et à mesure de 
leur réception; j'en ai donc brûlé beaucoup. Fort heureusement, 
et sans rien m'en dire, Me Pays en a mis de côté plusieurs. En voici 
une ! qui était dans les dossiers remis au concierge; c'est une 
note que le colonel du Paty a reconnu venir de lui. À ce moment, 
J'avais écrit qu’il était nécessaire que tous les officiers, au moins 
les principaux, qui avaient été mélés à l’affaire Dreyfus, vinssent 
témoigner devant le général de Pellieux. Le colonel du Paty avait 
reçu une citation, et avant de comparaître il m’écrivait la note en 
question. 

Cette note établit que toutes les dépositions qui étaient faites 
devant M. le général de Pellieux étaient faites d’accord avec moi. 
Elle établit, en outre, les engagements qu’on m’avait fait prendre 
vis-à-vis de tierces personnes et auxquels je n'ai manqué que quand, 
contraint et forcé devant le Conseil d'enquête (où j'ai été l’objet de 
procédés iniques, dont je donnerai la preuve tout à l’heure), j'ai 
dù prouver au Conseil, alors qu’on le niait, que je n’avais agi que 
par ordre. J’ai fait cette preuve avec la plus grande modération, 
car je n'ai produit que cette pièce et je ne l'ai produite absolument 
qu'à la dernière minute. Cette note établit aussi que mème devant le 
général de Pellieux, et malgré les engagements pris, le colonel 
du Paty était obligé de signaler que M. le général de Boisdeffre était 
au courant des relations des officiers placés sous ses ordres avec 
moi. La seule production de cette note indique suffisamment que la 
déclaration de M. le colonel du Paty à M. le général de Pellieux, 
que toute relation avait cessé entre les officiers de l’État-major et 
moi, à partir du moment où j'avais eu un avocat, est absolument 


1. Déposée et jointe à la déposition. 





— 131 — à 
inexacte, puisque je recevais des notes de ce genre. Tout ce qui est 
souligné dans la photographie représente ce qui était caché en 
rouge dans l'original. 

Quand fut terminée l’enquête du général de Pellieux (il avait 
conclu qu'il n’y avait pas lieu d’informer), j'ai reçu l’ordre de 
demander à passer en Conseil de guerre. J'ai naturellement obéi et 
j'ai fait une demande, que J'ai soumise à cet officier général, qui l’a 
même corrigée. 

A propos de la note du colonel du Paty, je voudrais faire une 
observation : lorsque les lettres au Président de la République et 
l’article « Dixr » étaient mis faussement à ma charge, au Conseil 
d'enquête, c'était considéré comme faute grave contre la discipline 
et méritait ma traduction devant un Conseil d'enquête et ma mise 
en réforme; lorsque j'ai établi que je n’en étais pas l’auteur, M. Ca- 
vaignac a trouvé que l’auteur n’en était plus punissable; et lorsque 
M. le général Zurlinden a succédé à M. Cavaignac, il a jugé que 
cela ne méritait que la mise en non-activité par retrait d'emploi, 
par décision ministérielle, et sans même faire passer l’auteur devant 
un Conseil d'enquête, non pas que j’entende récriminer contre la 
mesure moins sévère que celle qui m’a frappé, dont a été puni le 
colonel du Paty; j'estime qu'il a été aussi injustement et aussi 
arbitrairement puni que moi; et, pas plus que moi, il n’a mérité 
un pareil traitement; il n’a été, comme moi, qu’un instrument. 

En tout cas, je tiens à bien faire remarquer qu’il y a eu deux 
poids et deux mesures dans la manière dont, l’un et l’autre, nous 
avons été traités. 

Je viens maintenant à ma traduction devant le Conseil de 
guerre. Conformément à l’ordre que j'ai reçu, j'ai demandé à être 
traduit devant un Conseil de guerre, et l’instruction a commencé 
plus complète, plus longue, plus détaillée que l’enquête de M. le 
général de Pellieux, mais menée de la même manière, c’est-à-dire 
que Je recevais journellement des instructions formelles sur ce que 
Je devais dire. 

Une fois, pour obéir à Me Tézenas (qui, à cette époque, ne savait 
pas ce qui se passait), J'avais fait une démarche de mon chef; je 
fus très vertement rappelé à l’ordre. Le commandant Ravary fut 
mandé à l'Etat-major de l’armée et on lui donna communication de 
certaines pièces; tous les jours également, j'étais prévenu et de la 
marche de l’instruction et de ce que je devais dire, toujours par les 
mêmes personnes, soit le colonel Henry, soit le commandant du 
Paty; mais il est bien évident que ces communications sur les 
détails journaliers de l'instruction n'étaient pas faites à ces officiers, 
qui n'étaient considérés absolument que comme des témoins; elles 
étaient faites au chef d'État-major, ou plus probablement au sous- 
chef d'État-major pour le chef d'ktat-major. Il estintéressant pour 
moi de constater que ces communications, faites beaucoup plus 
haut qu’aux officiers mes intermédiaires, me parvenaient dans la 
soirée même, 

Quand vint la lettre de Zola, j'avais eu l'intention (j'avais 
même demandé au ministre l’autorisation) de poursuivre Mathieu 





Dreyfus et le Figaro, et de provoquer Clémenceau et Reinach. Je 
fus invité à rester tranquille pour le moment: j'obéis. 

Vint le procès Zola. Dès que ce procès fut annoncé, le ministre 
de la Guerre choisit un conseil, non: pas officiellement, mais ce 
conseil fut le mien, de façon que tout ce qui serait fait le fût en 
communauté. C’est ainsi que M. Wattine, gendre de M. le général 
Billot, venait, avec le colonel Thévenet, travailler chez Tézenas, et 
que M. le général de Boisdeffre était en rapports directset fréquents 
avec mon conseil. Au cours de ce procès; on s’inquiéta beaucoup de 
savoir ce que j'allais dire dans ma déposition; comme tout cela 
commençait à singulièrement m'ennuyer, j’avais eu le projet, non 
pas seulement de parler mais d’agir à l'audience; on m'avait indi- 
qué ensuite dans quel sens je devais déposer; puis, au dernier 
moment, dans la salle des témoins, où il n’y avait que desofficiers, 
le général de Pellieux me dit tout haut : « Vous allez être interrogé. 
Vous ne répondrez pas. » Je lui dis : «Mon général, si ces €. ..., 
là mieng: . ... , Je ne peux pas me taire! — Si, vous vous tai: 
rez, dit le général de Pellieux, je vous en donne l'ordre! » — Je 
répondis : « C'est bien, mon général! » et voilà comment il se fit 
que je me tus. Quand, après cette déposition muette, je revins au 
milieu des témoins, tous les officiers m’accueiilirent en me serrant 
les mains et en me donnant toutes sortes de témoignages de sym- 
pathie. 

Après le procès Zola, je voulus, de nouveau, provoquer une des 
deux personnes dont j'ai parlé plus haut; à ce moment je fus 
invité à provoquer le colonel Picquart à qui je ne pensais pas du 
tout ; le généra! Gonse en a parlé à Tézenas: le général de Pellieux 
me l’a dit à moi; et Henry, que j'avais été voir, m'a dit textuelle- 
ment cette phrase : « Tous les cabots de la boîte (c’est-à-dire tous 
les généraux de l’État-major) attendent que vous marchiez sur 
Piequart.» Je répondisqueçam'étaitégal, et que puisqu'il ledésirait, 
j'allais me battre avec lui. 

J'allai trouver mon camarade Feuillant (Xavier Feuillant, 12, 
avenue Bugeaud) qui pourrait témoigner de ce que je vais dire. 
Feuillant me dit : « Il me faut un officier supérieur comme second 
témoin. » Je m'adressai à un officier d'état-major, on me fit dire 
(toujours du ministère de la Guerre, plus haut que les autres) qu’on 
ne voulait pas d’un officier d’Etat-major, et qu'il fallait que je 
prenne un officier de troupe. J'objectai que je n’avais pas de cama- 
rade à Paris à qui demander de m'assister dans une rencontre aussi 
grave: 

Onme fit dire qu’on allaitme procurer un témoin, et c’est alors 
que le colonel Parès, de l’Etat-major de l’armée, et un autre colo- 
nel dont j'ai oublié le nom, furent invités à se rendre chez le com- 
mandant de Sainte-Marie qui avait été juge suppléant au conseil 
de Guerre qui m'avait jugé. 

Le commandant de Sainte-Marie accepta de grand cœur, mais 
fut très surpris de ces ambassadeurs ; il demanda si c'était un ordre; 
ces officiers lui dirent de venir voir le général Gonse; qui lui renou- 
vela cette invitation. 





A ce propos, je dois dire que j'ai rencontré le commandant de 
Sainte-Marie (au moment de mon conseil d'enquête) qui m'a rappelé 
ce fait et.a ajouté que le général Gonse lui avait dit : «Je vous 
demande de servir de témoin à Esterhazy; mais ne racontez pas 
cette démarche que j'ai fait faire. » 

Les choses étaient arrangées ainsi quand le colonel Henry vint 
rue de Douai, très agité, m'attendit, et, ne me trouvant pas, laissa 
une note qui a été saisie par M. Bertulus et qui m'indiquait qu’un 
officier supérieur serait mon premier témoin, de m’assurer du con- 
cours du colonel Bergouignan, désigné comme « représentant l’ar- 
mée nationale», comme deuxième témoin, et me prescrivant de me 
trouver le lendemain, à telle heure, à tel endroit, pour me rendre 
avec lui chez le Général (le Général, ici, était le général Gonse, chez 
lequel nous allâmes effectivement le lendemain matin). 

L'Etat-major de l’armée me désignait donc, à ce moment, ceux 
avec qui il voulait que je me battisse, et me cherchait mes. témoins. 

On avait fait beaucoup d'articles, dans les journaux, au cours 
du procès Zola, et j'avais été chargé, très fréquemment, d’aller 
porter des renseignements soit dans un journal, soit dans un autre. 
Quand l’arrêt de la Cour d'assises fut cassé, et que le Conseil de 
guerre, après de nombreux pourparlers, décida de poursuivre de 
nouveau, le ministère de la Guerre résolut de faire faire une cam- 
pagne active dans la presse. C’est moi qui fus chargé d’être l’inter- 
médiaire, et la preuve de ce que j’avance se trouve dans le dossier 
du Conseil d'enquête (déposition de M. Boisandré)}; j'ai, du reste, 
amené chez M. le général de Pellieux de nombreux journalistes. 
parmi lesquels je cite ceux du Soir, de l'Écho de Paris, dela Libre 
Parole, de la Patrie de l’Intransigeant, du Gaulois, etc. 

Jusqu'en juillet 1898, j’établis donc que j'ai été couvert par 
mes chefs de la façon la plus absolue. Je vis subitement se modifier : 
leurs dispositions à mon égard, du jour où M. Cavaignac entra au 
ministère de la Guerre. ; 

Lecture faite, le témoin a déclaré persister dans sa déposition, 
qu’il a dictée, et a signé avec nous. 


Signé : ESTERHAZY, Low, COUTANT. 
e] , 


Du mardi 24 janvier 1899. 


ÆEt cejourd’hui, mardi 24 janvier 1899, M. le commandant 
Walsin-Esterhazy s’est présenté à nouveau devant la Commission 
et a continué sa déposition sous le serment ci-dessus indiqué. 

Je: crois avoir établi, par le récit d'hier, que j’ai été couvert par 
les hauts chefs de l’armée, que ce n'est pas moi qui ai été à eux, 
c'est eux qui sont venus à moi. Ce n’est pas moi qui ai demandé 
appui ou secours à M. le chef d’Etat-major de l’armée et aux offi- 
ciers généraux placés sous ses ordres, pas plus que ce n’est moi 
quiiles ai invités à choisir mon défenseur comme conseil, afin de:se 
tenir avec moi en communauté constante de direction, et ce n’est 
pas moi, non plus, qui'ai sollicité les ordres et laligne de conduite, 








Le 


— 134 — 


jusqu’en juillet 1898, qu'on m'a dictés en tous points et que j'ai 
fidèlement suivis. 

Si J'ai Jamais commis un acte coupable, même un acte illicite 
(ce contre quoi je proteste encore de toutes mes forces), ils sont 
mes complices, et s’il est besoin d'en faire d’autres preuves, si j'y 
suis contraint, ces preuves je les ferai. 

Je vous ai juré, hier, au moment de prèter serment, de parler 
sans haine et sans crainte. Je dirai la vérité, puisque je n’avancerai 
aucun fait que je ne puisse prouver, Je parlerai sans crainte, car je 
n’ai peur de personne au monde ; mais quand vous aurez connu les 
faits qui vont suivre, vous comprendrez que je ne peux pas, à 
l'égard de M. Cavaignac, dire, quels que soient mes efforts, que je 
parlerai sans haine. 

J'ai été couvert, jusqu’en juillet 1898, par mes chefs d’une 
manière complète. Lorsqu'il fut question de la constitution du 
ministère Brisson, je fus prévenu qu'une des premières promesses 
qui avaient été faites était celle de ma peau. Les amis que j'avais, 
parmi les antidreyfusistes, attendaient M. Cavaignac comme un 
messie. Un de ses camarades de promotion à l’ École polytechnique 
m'avait fait de lui une peinture moins que rassurante. Lors de son 
arrivée, sachant la terreur qu'il inspirait dans les bureaux de la 
Guerre, où on le considérait comme Robespierre ou Saint-Just, je 
pensai qu’on lui cacherait beaucoup de choses ; je lui demandai 
une audience; j’estimais, en effet, que ce serait une chose utile et 
intéressante pour lui de me voir, de savoir qui j'étais et ce que je 
pouvais avoir dans le ventre. Je ne reçus pas de réponse. Jallai 
alors voir le général de Pellieux et je lui dis qu'il y avait beaucoup 
de choses très graves dont je ne lui avais jamais soufflé mot (fidèle 
en cela aux engagements que j'avais pris vis-à-vis des tierces per- 
sonnes auxquelles fait allusion la note de M. le colonel du Paty que 
j'ai eu l'honneur de remettre hier à la Cour). 

Je trouvai M. le général de Pellieux dans des dispositions telles 
qu'il me parut impossible d'entrer, avec lui, dans de grands détails ; 
cependant il me proposa d’en parler au général Boisdeffre. Je lui 
dis : « Certainement, ilest nécessaire que la situation soit bien nette, 
j'en ai assez de cette situation. Je ne demande pas mieux que de 
voir le général de Boisdeffre. » Ceci se passait le 3 juillet. 

Sur ces entrefaites, M° Tézenas me proposa de voir M. Cavai- 
gnac. Je le remerciai; j'acceptai et Me Tézenas fut reçu par 
M. Cavaignac. Le 7 7 juillet, M. Cavaignac annonçait à la tribune de 
la Chambre que je serais puni des peines disciplinaires que j'avais 
méritées, préjugeant ainsi les décisions des juges, qui n'étaient 
même pas encore désignés. 

M. le général de Boisdeffre et M. le général Roget, chef de cabi- 
net du ministre, savaient cependant, et cela d’une façon certaine, 
que je n'étais pas l’auteur responsable des lettres au Président de 
la République, de l’article « Diri », de la Libre Parole, des commu- 
nications à la presse, tous faits pour lesquels on me traduisait 
devant un Conseil d'enquête, On à feint de croire que j'avais fait 
tout cela de moninitiative. On y a vu des fautes contre la discipline. 





— 135 — 


On pensait, sans doute, qu'avec l’obéissance passive dont j'avais 
fait preuve jusque-là, je ne dirais rien. J’ai établi la vérité sur ce 
point, et, à l'unanimité, le Conseil d’enquête a déclaré que je n’avais 
point commis de fautes contre la discipline. 

A l'unanimité aussi, le Conseil a déclaré que je n’avais pas com- 
mis de faute contre l'honneur ; et, malgré des faits de pression que 
j'établirai plus tard devant le Conseil d’État, par trois voix contre 
deux, c’est-à-dire à la minorité de faveur qui eût entraîné mon 
acquittement devant le Conseil de guerre, et qui, suivant une juris- 
prudence constante, en aucun temps, n’a jamais donné lieu à une 
seule mise en réforme, le Conseil a déclaré que J'étais coupable 
d’inconduite. J'aurais dû bénéficier de la minorité de faveur ; 
recours est formé par moi contre cette décision et contre les procé- 
dés employés pour y arriver. Quant à la question d’inconduite, 
ainsi que j'ai eu l'honneur de le faire observer au général Florentin, 
il yavait de longs mois que tout cela était connu ; non seulement 
mes chefs n'avaient rien trouvé à redire, ainsi que je puis l’établir, 
mais la façon dont on avaiteu recours aux services de Mme Pays prou- 
vait à quel point les autorités militaires les plus élevées étaient 
absolument au courant et admettaient cette situation, 

Contre cette décision du ministre de la Guerre j'apporterai de 
nombreuses preuves. A la Cour je ne veux donner que la preuve de 
la manière dont on a opéré. 

J'avais été convoqué par lettre où j'étais appelé «commandant ». 
Entre les deux séances du Conseil d’enquête (car ce Conseil dura 
quatre jours, ce qui ne s’est jamais vu), je recus le 26 août une 
lettre du colonel rapporteur. Dans la séance du 24, j'avais demandé 
à ce que M° Tézenas fût entendu et j'avais dit que je produirais un 
document nommant M. le général de Boisdeffre et attestant la 
façon dont j'avais été mené par l’État-major de l’armée, Cette lettre 
la voici : je la dépose; je redeviens « Mon cher commandant ». 
C’est une déclaration que le témoin que j'ai cité (Me Tézenas) ne 
sera entendu qu’à la condition de remettre, avant sa déposition, le 
document au Président du Conseil. J’ai fait citer Me Tézenas, d’abord 
pour qu'il attestât les relations des officiers généraux de lEtat- 
major de l’armée avec moi, ensuite pour qu'il attestât l'exactitude 
d’une phrase qui avait été dite relativement à une ( PARTIE LIÉE » 
devant être gagnée ou perdue ensemble. 

Je refusai de me dessaisir de ce document et je refusai de le 
remettre. Je consentis seulement à en donner lecture et j’en exhibai 
la photographie. Il était évident qu’on cherchait, en me désarmant, 
à dégager certaines responsabilités. C’est dans ces conditions que 
fut prononcée ma mise en réforme, par conséquent par des moyens 
iniques, illégaux, et par des manœuvres qui constituent plus qu'une 
pression. 

Je dois dire que j'étais prévenu d’avance, car, au cours de ma 
détention à la Santé, M. Cavaignac avait dit à Me Tézenas qu'il 
était absolument résolu à me casser les reins. 

Cette mise en réforme, faite dans de telles conditions, est d’au- 
tant plus abominable que non seulement elle m’a déshonoré, mais 





— 136 —- 


- 


qu’elle m'a privé de la retraite, à laquelle me donnaient droit 29 ans 
de services. 

J'aurai l'honneur de'faire parvenir à la Cour des notes sur ces 
services, dont je tiens les originaux à sa disposition, et qui lui 
montreront le soldat que j'ai été pendant près de 30:ans. 

Cet acte est d'autant plus abominable que M. Cavaignac savait, 
de source sûre, que :moi, qu'on représente comme le dernier des 
misérables, je ‘faisais tout seul, malgré ma séparation, vivre ma 
femme et mes enfants, monstrueusement abandonnés par la famille 
puissamment riche de Mme Esterhazy. 

Me Robinet de Cléry, conseil de Me Esterhazy, M° Tézenas et 
Me Cabanes, mes conseils, peuvent attester et sont prêts à attester 
à la Cour la scrupuleuse exactitude de ce que j’affirme. 

Que serait-il arrivé si, cédant aux invites qui m'ont été faites 
entre les deux séances du Conseil d'enquête, je m'étais désarmé? 

Je n’en sais rien. Mais, en tout cas, je n’aurais pu, hier, vous 
produire cette pièce «et prouver par elle que les officiers de l'Etat- 
major de l’armée et le général de Boisdeffre, qui y est nommé, se 
considéraient comme-tenus de me défendre contre les monstrueuses 
accusations de Picquart qui, comme je l’ai dit tout à l'heure, les 
constitueraient mes complices si j'étais coupable. 

Après ma miseenréforme,comme je leur refusai les documents, 
i faut encore me perdre à tout prix et alors seulement s'ouvre con- 
tre moi l'information pour escroquerie sur la plainte demon tcou- 
sin Christian. Cette information est confiée à M. le juge d'instruction 
Bertulus, après une ordonnance de non-lieu de la Chambre des 
mises en accusation qui constate expressément, en termes formels, 
que les déclarations :de mon cousin ne méritent aucune créance. 
Mais il y a mieux : une enquête faite au ministère de la Guerre-sous. 
Je ministère de M. Cavaignac a établi et démontré que les délations 
de Christian ontété provoquées etamenées par des amis de Piequart, 
dontije ne prononcerai pas les noms pour le moment. Des avocats 
conseils du ministère de la Guerre pourraient au besoin, dès aujour- 
d’hui, confirmer le fait. 

J'aurai l'honneur d'envoyer à la Cour la copie de la lettrecque 
j'ai adressée, le 4 septembre 1898, à M. le ministre de la Guerre, 
que je vous prierai de jomdre à ma déposition, dont je vous 
donne lecture, et qui a paru tronquée dans le Temps ‘du 14 jan- 
wvier 1898. 

J'ai oublié de dire que j'aidemandé à M. Cavaignac une seconde. 
audience, vers le 16 août, et cela sans résultat. 

D. L'exposé que vous venez de terminer me ramène à la 
question que je vous ‘adressais au début de votre déposition 1et à 
laquelle vousn’avez pas répondu. Vous nous avez dit dans wotre 
lettre du 13 janvier que vous aviez eu, en 1894 et 1895, des rap- 
ports avec le colonel Sandherr et que vous aviez été son ‘intermé- 
diaire auprès d’un agent militaire étranger. Veuillezvous expliquer 
à cet égard. 

R. Je n'ai rien à ajouter à la déclaration faite par éerit et sous 
la foi du serment dans ma lettre du 13 courant. Je l’ai ‘faite libre- 


dt. A cn dt, 


ét te cd nd de ct dut) ed SSSR ds ce a ni à 





— 137 — 


ment, de mon plein gré, rien ne m’y forçant, Je ne suis pas un imbé- 
cile et j'ai dit la vérité. 

Que la Cour me croie ou ne me croie pas, elle est la maîtresse. 
J’espérais, cependant, que mes chefs auraient une autre attitude ; 
mais ils sont plus faits pour être capitaines-marchands de-galiote 
sur les canaux de la Hollande que capitaines de gens de guerre ; 
et quand vient la tempête, ils jettent les petits pour sauver les 
gros : c’est leur affaire. Je ne veux encore rien dire. Je ferai 
cependant remarquer à la Cour que, dans l’interrogatoire que 
M. Cavaignac (peu susceptible de bienveillance à mon égard) fit 
subir au colonel Henry, le colonel Henry déclara que je connaissais 
Sandherr et qu'il m'avait vu, lui, Henry,apporter une fois au moins 
des documents au colonel Sandherr; ces documents,je ne les avais 
pas trouvés dans la rue. Henry aurait pu être beaucoup plus 
explicite, parce qu il savait très bien les services considérables que 
J'ai rendus à Sandherr et à mon pays. 

Quand je dis qu'Henry aurait dû être plus explicite, je crois 
qu'il l’a été. Cet interrogatoire «est étrange. On n’a pas trouvé 
moyen de le lui faire. signer. On a pu en retrancher tout ce qu’on a 
voulu, -et je ferai-simplement remarquer à la Cour, sans aucun autre 
commentaire, qu'au moment précis où le colonel Henry disparais- 

-sait, j'étais frappé et obligé de passer la frontière: pour assurer ma 
liberté. 

D. Pour que la Cour puisse apprécier le degré de confiance 
qu’elle doit, suivant vous, à votre déclaration, il faudrait tout au 
moins qu’elle entrât dans certains détails ou qu’elle fût appuyée de 
certaines preuves qui pussent lui faciliter une appréciation. Le 
vague dans lequel vous vous renfermez n’est:guère compatible avec 
le serment que vous avez fait de dire toute la vérité? 

R. Je metais par cette raison, .sur laquelle je suis:peiné d’avoir 
à revenir aujourd'hui, que J'ai énoncée hier en commençant ma 
déposition. Je :suis ici, comme l’a fort bien dit M. le Président, 
témoin exceptionnel, car je crois qu'il est unique qu’un homme 
soit témoin dans une affaire où, au fond, il est accusé dans les 
conditions où je Le.suis. M. le Président a bien voulu me dire hier 
que je n’encourais aucun risque de condamnation effective. Peu 
m'importe la condamnation effective. 

La prison ne fait pas la honte. Et c’est la flétrissure qui, tout le 
monde le:sait, doit sortir pour moi de ces débats. Accusé, je veux 
l'être tout entier, et-avec toutes les garanties, pour ma défense, que 
la loi me donne. 

Cette instruction se poursuit à huis clos. Les charges ou les 
-prétendues charges recueillies contre moi, je les ignore,ije ne les 
connaîtrai que par l'arrêt de la Cour, et des témoins à charge 
sont entendus sans que je puisse, moi, l’accusé véritable, faire 
entendre les témoins à décharge. 

Desces témoins à charge, il y -en.a évidemment beaucoup que 
j'ignore ; il yen a quelques- -uns que je connais ; je demanderai la 
permission d’en dire un mot. 

C'est Weil, mon camarade d'enfance, à qui j'ai rendu tant 





de services, celui qui, quand j'étais heureux et honoré, était trop 
fier de se montrer avec moi; 

Weil, qui a au ministère de la Guerre un dossier que je connais, 
contre lequel je l’ai toujours défendu ; 

Weil, pour qui j'ai failli mettre deux fois l'épée à la main: 
Weil que, sur ses appels pressants, j'ai arraché, suant la peur, des 
mains de mon ami le marquis de Morès, qui n’en aurait fait qu'une 
bouchée, et après quoi il m'écrivait des lettres dithyrambiques de 
gratitude, 

C'est le commandant Curé, l’ami de Picquart, comme le prouve 
la lettre de du Paty de Clam, qui caressait mes petites filles quand 
il aidait l’autre à manigancer ses histoires, que j'ai traité par écrit 
de lâche et de drôle, et qui a été demander protection à mon 
général contre moi, comme un enfant de quatre ans qui s’adresse- 
rait à sa bonne, 

C’est M. le juge d'instruction Bertulus, qui, après m'avoir traité 
comme il l’a fait, oublie qu'un juge n’a pas le droit de témoigner 
contre un homme contre lequel il instruit. 

C'est M. Jules Roche, qui ne m’a que des obligations. Je ne 
connaissais pas M. Jules Roche; je l’avais rencontré à diner chez le 
général Grenier, dont j'ai été longtemps l'officier d'ordonnance, Un 
jour, M. Jules Roche demande à M. Grenier de lui faire connaître 
un officier capable de lui donner des renseignements (il était alors 
membre de la Commission de l’armée et rapporteur du budget de 
la (ruerre); je vais le trouver, je me mets à sa disposition, je lui 
mâche toute sa besogne; tout ce qu’il a dit sur les habillements, 
sur les masses, sur les effectifs, tout est de moi. Il passe pour 
un écrivain militaire et, par un phénomène étrange, par parenthèse, 
quand je le revois après qu’il a expliqué tout cela si clairement à la 
tribune, je m'aperçois qu’il n’y comprend rien du tout. M. Roche, 
quand arrivent les affaires de Panama, est insulté par toutle monde. 
Moi, je ne le connais que par les services que je lui ai rendus, 
j'affecte d'aller le voir et je me fais dire des choses désagréables 
par ma famille pour de telles relations. 

Voilà les gens qui viennent déposer contre moi, avec toute la 
lâcheté et la bassesse qu'on peut attendre d’eux. l 

Ce que j'avais à dire sur mes relations avec l’État-major de 
l’armée, pour la façon dont on avait agi avec moi, je ne voulais 
pas le publier aux quatre coins de l’Europe. J’ai trop vu, à l'étranger 
où je viens de vivre, la joie que tous les ennemis de la France 
éprouvent des événements qui se passent. Je tenais à les faire 
connaître à la plus haute magistratnre de mon pays. C’est pour cela 
que j'ai tant insisté pour venir et être entendu, lorsque la Cour ne 
me faisait pas l'honneur de me convoquer. 

Ainsi que je l'ai dit à la Cour hier, cette déclaration faite, accusé, 
je ne répondrai que comme accusé. 

D. Il est un point encore que je dois retenir de votre lettre. Vous 
dites que vous formulez, comme témoin, et sous la foi du serment, 
les déclarations suivantes dont vous auriez apporté les preuves 
écrites si on vous l’avait permis. Il me semble qu'aujourd'hui rien 


DCE ET ER 





— 139 — 


ne s’opposerait à la production de ces preuves, que vous avez, en 
quelque sorte, offertes. D’autre part, vous dites que vous n’avez 
agi que dans l'intérêt de la France et que vous avez pu fournir au 
colonel Sandherr des renseignements du plus haut intérêt et 
combattre utilement les agissements dont l’auteur était bien connu. 
Il serait donc de votre propre intérêt, même sur le terrain sur 
lequel vous vous placez, d’atténuer, par vos explications, le fait 
que vous reconnaissez dans votre lettre d’avoir été l'intermédiaire 
entre le colonel Sandherr et un agent étranger? 
R. Je n’ai rien à ajouter. 


DEMANDE PAR UN CONSEILLER 


D. Dans votre lettre du 13 janvier, alors que vous ignoriez que 
toutes facilités vous seraient données de comparaître devant 
la Cour, vous avez déclaré ce qui suit : « Si on m'avait permis de 
me présenter, j'aurais fait les déclarations suivantes dont j'aurais 
apporté les preuves écrites. » Avez-vous des preuves écrites à l'appui 
de votre témoignage? 

R. En Hollande, ma situation d’accusé apparaissait nettement. 
De toutes les conversations que j'ai eues, depuis que je suis arrivé 
à Paris, elle ressort plus nettement encore. En dehors de ce que 
j'ai dit etde ce que je voulais dire, je ne répondrai sur tousles points 
d'instruction que comme accusé, et avec les garanties auxquelles j’ai 
droit comme tel. 

D. Vous avez clairement laissé entendre dans votre lettre que 
vous aviez de graves preuves contre Dreyfus de la trahison 
commise par lui. Pouvez-vous vous expliquer à cet égard ? 

R. J'ai fait la déclaration que je voulais faire en ma qualité de 
témoin. Je répète ce que j'ai dit tout à l'heure, à savoir la vérité 
des faits que j'ai déclarés sous serment. J’estime avoir, de ces faits, 
des preuves décisives; je les produirai quand je le voudrai; comme 
témoin, j'ai dit ce que j'avais à dire; comme accusé, je demande à 
consulter mes conseils sur les questions qui me sont posées. 

D. Vous savez que la charge principale à raison de laquelle 
Dreyfus a été condamné est un bordereau énonciatif d’un certain 
nombre de documents qu'il aurait livrés à une puissance étrangère. 
Que pouvez-vous nous dire en ce qui concerne ce bordereau? 

R. Le premier Conseil de guerre l’a attribué à Dreyfus; 1 
deuxième Conseil de guerre ne me l’a pas attribué, et on a déclar 
qu’il n’était pas de moi. 

D. Cependant vous avez vous-même, dans certains documents 
qui ont été saisis chez MIE Pays, paru reconnaître que l'écriture du 
bordereau avait été calquée par Dreyfus sur votre écriture? Que 
vouliez-vous dire par là? 

R. La question du bordereau est une de celles qui ont été jugées 
par le Conseil de guerre de 1898; j'estime ne pas avoir à répondre 
à cette question. 

D. Le bordereau est écrit sur un papier d’une nature particu- 
lière. Connaissez-vous ce papier? Vous a-t-il jamais été soumis ? Je 
vous représente ici l’original de ce bordereau. 


e 
é 





* 
= 
_ 


— 140 — 


R. Je le reconnais, seulement ila changé de ton. 

D. Aviez-vous, à l’époque où ce bordereau a été écrit, €©’est-à- 
dire d’après la date qu’on lui assigne, au courant de l’été 1894, du 
papier semblable à celui du bordereau ? 

R. J'ai lu qu'on avait saisi des Jlettres de moi écrites sur du 
papier analogue à celui du bordereau. J'ignore si le fait est exact; 
j'ai toujours eu, et je cherche encore à avoir du papier très mince, 
et, comme militaire, j'avais toujours de ces papiers minces et qua- 
drillés qu'on trouve à bon marché, qui sont très commodes parce 
qu'ils offrent un petit volume, et qui permettent, au besoin, avec 
leurs quadrillages qui tiennent lieu de graduation et leur transpa- 
rence, de décalquer, aux manœuvres, un bout de carte, ou de faire 
un travail analogue. J’ai lu dans un journal anglais qu'on avait 
trouvé que le papier du bordereau et celui de lettres qu’on aurait 
saisies de moi étaient semblables. J'ai même lu qu'il était de la 
même cuvée. Je me suis renseigné chez un marchand.de papier à 
Londres, et, étant donné ce que représente une cuvée, j'affirme.que 
je n’ai eu de cette cuvée (si identité de cuvée il y a) qu'une partie 
infinitésimale. Je ferai remarquer seulement que j'écris presque 
toujours sur du papier mince, etsi, par hasard, on avait eu l’idée 
de vouloir se servir du même papier que moi, il n’eût pas été diffi- 
cile de s’en procurer. 

D. Je vous représente une lettre datée de Courbevoie du 47 avril 
1892, signée de votre nom et adressée par vous ‘au sieur .Rieu, 
tailleur, 21, rue Richelieu. La reconnaissez-vous? 

R. Oui, je reconnais cette lettre. 

D. Je vous en soumetsuneseconde, datée de Rouen du 17août1894, 
également signée de vous, et qui a été saisie chez Me Callé, huissier. 
La reconnaissez-vous ? 

R. Oui, je crois que cette lettre est de moi. 

D. Ces deux lettres sont écrites sur du papier pelure quadrillé ; 
elles ont été soumises à l'examen de trois experts, qui se sont 
expliqués dans un rapport, en date du 26 novembre 4898, des 
conclusions duquel je vous donne lecture, conclusions dont je con- 
signe, ci-après, le résumé : 

« La pièce dite du bordereau, la lettre du 17 août 1894 et La 
lettre du 17 avril 4892 nous présentent les caractères de la plus 
grande similitude. » 

Avez-vous quelques observations à présenter sur ce rapport? 

R. En ce qui concerne ce point, je m’en réfère aux déclarations 
de mes lettres, c'est-à-dire aux deux jugements des Conseils de 
guerre. Quand aux dires des experts, je n’y connais absolument 
rien ; je puis dire seulement que le papier que vous m'avez présenté 
comme venant de moi était du papier très bon marché, très 
commun, et tel qu’on en trouve partout. 

D. N'auriez-vous pas, à différentes reprises, reconnu que vous 
étiez l’auteur du bordereau ? Notamment au cours du procès Zola, 
dans les couloirs mêmes du Palais de Justice, en disant, devant 
M. Chincholle, que vous étiez effectivement l’auteur de ce document? 

R. Je ne connais pas M. Chincholle. J’ailu cette histoire en 


I OP ET PT TT SES PRIRENT NES 





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— A — 


Angleterre. M. Ghincholle à menti. Jamais je n'ai tenu un pareil 
propos. Je ne suis jamais sorti seul de la petite salle des témoins, 
où il y avait des officiers, que trois fois, une fois pour parler 
à M. Weil, une autre fois pour parler à M. Georges Thiébaud, et 
une fois pour m’entretenir avec M. Auffray. J'ai affecté, au contraire, 
de ne pas quitter la salle où se trouvaient des officiers, et on a 
affecté de ne pas me les faire quitter. Je ne suis descendu dans la 
salle des Pas-Perdus que deux fois, une fois sur l’ordre du général 
de Pellieux, m'attendant dans la galerie de la place Dauphine : il 
était avec son officier d'ordonnance et entouré, à quelque distance, 
par de nombreux avocats; il m’a dit que le préfet de police l'avait 
prévenu que je voulais me livrer, à des actes de violence, au cours 
de l’audience, et qu’il me donnait l’ordre de me tenir tranquille, La 
seconde fois, au cours d'une suspension, je me suis promené avec 
un de mes anciens camarades, qui est major de cuirassiers. Toutes 
les fois qu’on s’en allait, je ne partais Jamais qu'encadré par des 
officiers. 

D. Vous savez que les journaux vous prêtent également des 
déclarations pouvant être considérées come des aveux quant 
à l'origine du bordereau, déclarations que vous auriez faites, à 
l'étranger, à un nommé Strong. Voudriez-vous vous expliquer à 
cet égard ? 

R. M. Strong, que je ne connaissais pas du tout, m'a été pré- 
senté par un Anglais de mes amis qui s'appelle M. Robert Sherard 
et qui est, en ce moment, à Paris. Je vous én donnerai l'adresse. 
M. Strong s'est mis à manifester pour moi, et contre les dreyfu- 
sistes, les sentiments les plus: violents; il a prétendu que j'étais 
toujours pendu après lui; je puis faire entendre de nombreux 
témoins qui attesteront que c’est le contraire. Je dois dire que 
M. Strong a, comme amis intimes, avec lesquels il vit d’une façon 
constante, deux hommes de beaucoup d'esprit, lord Alfred Douglas 
et sir Oscar Wilde. Comme, malgré qu'on m'’ait chargé de tous les 
crimes et les vices du monde, je n’ai pas encore celui qui pourrait 
me rendre ces relations extrêmement agréables, je voyais M. Strong 
avec intérêt parce qu'il était très bien renseigné, qu’il mettait le 
journal anglais auquel il était attaché à ma disposition et à celle de 
mes chefs; quand'est venue l’affaire du Conseil d’enquête, Strong a 
bondi de colère et d’indignation; quand je suis sorti de prison, il a 
été un des premiers à venir me féliciter, et ce jour-là, il était par- 
faitement ivre du reste; suivant son habitude, il avait fait une 
grande consommation de wisky. Il me dit : « J'espère que vous 
voilà débarrassé de tous vos ennuis. » Je répondis : « Non, je vais 
passer devant un Conseil d'enquête. — C’est impossible; on ne peut 
pas vous traiter comme cela; ce Conseil d’enquête ne peut que 
vous acquitter! » Je répondis à Strong que M. Cavaignac n'avait pas 
caché ses intentions à mon égardet que j'étais sûr que cela finirait 
mal pour moi. Alors Strong me dit : « Qu'est-ce que vous allez 
faire? » Ace moment (fin août), on parlait d’un soulèvement 
carliste en: Navarre et je dis: à Strong que j'avais envie d’aller 
là ou aux Philippines. Iltme répondit : « Si vous voulez aller dans 





us 
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L 


l’armée carliste, si elle se constitue, je pourrai vous être très utile. 
Mais, en attendant, si le Conseil d’enquête vous condamne, il 
faut vous venger et faire à votre pays tout le mal possible. » Je lui 
objectai que ce n’était pas du tout mon intention, et qu’en attendant 
que je puisse prendre une orientation, je voudrais, le cas échéant, 
pouvoir me mettre à l’abri de ce que les menaces de M. Cavaignac 
me faisaient redouter en France et que j'étais très embarrassé pour 
savoir où aller. Strong me dit : « Venez en Angleterre. Il y a long- 
temps que je n’y ai été. J'ai besoin d'y aller, el, avec des articles à 
côté, sur votre affaire, je me charge de vous trouver le moyen de 
gagner largement votre existence pendant que vous serez à 
Londres. » 

Le soir de la séance du Conseil d'enquête, il m’annonce qu'il 
part, et que, si j'ai quelque chose à lui faire dire, je le prévienne, 
6, Saint-James Street Fielders. Je croyais que ce Fielders était un 
nom de Boarding-House. 

Il était à peine arrivé à Londres que son secrétaire vient, rue de 
Douai, pour me presser de partir pour Londres ; il me remet, en 
même temps, une dépêche de Strong, me disant de presser mon 
départ. Je n’avais pas alors l'intention de partir, car je ne suis parti 
que le jour où Mme Pays a constaté, tout d’un coup, que la rue était 
pleine d'agents de la Sûreté. 

Pendant tout le temps qui précéda mon départ, Strong n’a pas 
cessé journellement de me faire harceler de partir par son secré- 
taire. 

Je me décide subitement à partir, devant cette invasion de ma 
rue, à deux heures de l'après-midi. Je vais trouver deux de mes 
amis et Je leur demande conseil : ils me disent (je venais d'apprendre 
la mort d’Henry) : (Avec de pareils coquins, il n’y à que deux pro- 
cédés : le revolver ou le départ. » 

J'arrive à Bruxelles où j'allais pour être près de Paris et pouvoir 
y rentrer rapidement, suivant les événements. 

Strong, qui avait appris par son secrétaire (lequel le tenait de 
Mne Pays) que j'étais parti, me fait accabler de lettres et de télé- 
grammes par ledit secrétaire, et m’en adresse lui-même à Bruxelles, 
me pressant d’aller à Londres. 

Je lui avais écrit que je voulais bien y venir, que je voulais être 
sûr de l’y trouver, et que, comme J'étais sans argent, je voulais être 
assuré qu’il me trouverait des articles « à côté » me permettant de 
vivre jusqu'à la publication de mon livre à Londres; je lui deman- 
dai, en même temps, de m'y chercher un éditeur. 

Comme il m'avait dit qu'il fallait débuter par quelque chose de 
bruyant, j'avais eu l'idée de publier, dans les journaux anglais, ma 
lettre à M. Cavaignac, ma lettre au Procureur général et une troi- 
sième lettre. 

Je lui écrivis de Bruxelles pour lui annoncer que j'arrivais avec 
ce pétard. « Descendez chez moi », me télégraphia Strong. En arri- 
vant à Londres, je trouvai Strong installé dans une très jolie maison 
particulière. Il ‘fut extrêmement ‘aimable, me dit qu’il avait trouvé 
un éditeur charmant pour mon livre et que tout allait bien. 





— 143 — 


J’allai chez l'éditeur avec lui et je lui dis : « En attendant que le 
livre paraisse, je veux écrire comme il est convenu. » Strong me 
répondit : « Vous écrirez tout ce que vous voudrez dans l Observer. 
J'ai vu le directeur et vous allez m'écrire une lettre par laquelle 
vous me demanderez l'hospitalité du journal pour exposer vos 
idées. Mais il faut sortir quelque chose de sensationnel. » 11 me dit: 
« Faites une croix sur la France et tapez dessus. » 

Lecture faite, le témoin a déclaré persister dans sa déposition, 
qu'il a dictée et a signée avec nous. 


Signé : EsTerHAZY, Lozw et COUTANT. 


Du 30 janvier 1899. 


Et cejourd'hui trente janvier mil huit cent quatre-vingt-dix- 
neuf, M. Esterhazy a comparu à nouveau devant la Commission et 
a continué sa déposition sous la foi du serment précédemment 
prêté : 

Un jour Strong me parla du directeur de l’Observer. J’ignorais 
que ce directeur ft une femme et, a fortior l, que ce fût une juive. 
Strong m'expliqua que ce journal était prêt à prendre mes articles, 
mais qu'il fallait, avant tout, que je lui écrivisse à lui, Strong, une 
lettre — lettre qu’il m’apporta toute faite — pour bien montrer à 
ce directeur que j'étais prêt à commencer, 

J'étais pressé de commencer, parce que, ainsi que je l'ai dit, 
j'étais parti de Paris très rapidement, ayant envoyé à ma femme et 
à mes enfants tout l’argent que j'avais; et j'en ai la charge absolue 
puisque la famille de Mine Ésterhazy se refuse absolument à rien 
faire pour elle. (La famille de Mme Esterhazy, qui possède 
800,000 francs de rente, trouve moyen de lui faire 75 francs par 
mois de rente.) 

Strong me tit dater la lettre de Paris, prétendant que c'était pré- 
férable. (Cette lettre, qu'il a dictée et qu’il a eu le singulier 
toupet de publier dans le Matin, est ainsi conçue : « Cher 
monsieur, je me rappelle nos rencontres et combien j'ai eu 
à me louer de vos procédés. Je sais aussi quelle attitude loyale le 
journal l’Observer a toujours gardée dans ses nombreux articles au 
cours de l'affaire Dreyfus et combien il a été impartial. Permettez- 
moi de m'adresser aujourd’hui à vous, dans les circonstances sui- 
vantes. Vous savez toutes les accusations portées contre moi depuis 
si longtemps. L’obéissance aux ordres de mes chefs, seul guide de 
ma conduitedans tout ce quis'estpassé,.m’a seuleempêché de ne rien 
dire et de ne rien faire pour ma défense, Je crois avoir poussé jus- 
qu'aux plus extrêmes limites le respect de cette obéissance, qui a 
peut-être été trop ma seule règle pendant ces longs mois. On devait 
me protéger; on m’a abandonné. Tant que j'ai été militaire, je n’ai 
rien dit. Aujourd’hui je ne dois plus compte qu’à moi-même de ce 
que je crois devoir faire. J’ai tout subordonné, d’une manière abso- 
lue, aux instructions qui m'’étaient données. FA étais, du moins, en 
droit de croire, tout me portait à penser qu'on m'aurait soutenu 
jusqu à la fin : il n’en est rien, et on a cru plus habile de me sacri- 


RCE 





— 144 — 


fier, comme on jette du lest. Lorsque j'ai, dans un intérêt supérieur, 
voulu prévenir, en haut lieu, de vérités qu'on ignorait, on m'a 
imposé silence et on m'a menacé, alors qu'on aurait, tout au moins, 
dû m'’entendre. Je voudrais vous expliquer de vive voix toutes ces 
choses, et des moyens qu’on emploie contre moi. 

« Dites-moi, je vous prie, le cas échéant, si je puis compter sur 
le concours de l’'Observer. 

« Recevez, cher monsieur, etc. » 


Je prouve que cette lettre m’a été dictée par Strong; dans cette 
lettre, qui est du 9 septembre, j'appelle Strong « Cher monsieur »; 
dans la lettre du 4, je l’appelle « Cher ami ». La première phrase de 
la lettre du 9 septembre est la suivante : 


«Je me rappelle vos rencontres, et combien j'ai eu à me louer 
de vos procédés. » 


A qui fera-t-on croire que je me suis exprimé de cette façon 
vis-à-vis d’un homme que je voyais continuellement, de son propre 
aveu, et qui n’avait cessé de m'accabler, pendant longtemps, de 
marques de sympathie et de dévouement”? Je lui écris: « Je vou- 
drais vous expliquer de vive voix toutes ces choses et les moyens: 
qu’on emploie contre moi. » Comment admettre que je lui aurais 


exprimé le désir de lui expliquer quelque chose de vive voix, alors 


que j'étais descendu chez son ami Fielders; où il logeait lui-même, 
et où, dans les premiers jours, nous ne nous quittions pas d’une 
semelle, — Enfin cette lettre du 9 septembre est datée de Paris, 


tandis que la lettre du 4 septembre est datée de Bruxelles; or, em 


quittant Paris, J'étais allé tout d’abord à Bruxelles, que je n'ai 
quitté que pour aller à Londres vià Ostende. Il est à remarquer que; 
dans cette lettre du 9 septembre, écrite, qu'on ne l'oublie pas; 
uniquement pour être montrée au directeur de l’Observer, dans 
le but de l’engager à me prendre des articles, il n’est nullement) 
question des soi-disant aveux que j'aurais faits relativement au 


bordereau, et qu'au contraire il ÿ a des allusions les plus. transpa-. 
rentes à ma lettre à M. Cavaignac : « On a cru plus habile de me: 


sacrifier, comme on jette du lest. » 
. « Lorsque j'ai, dans un intérêt supérieur, etc... »; à qui cela 
pouvait-il s'adresser, sinon à M. Cavaignac, ministre de la Guerre? 

Je dépose copie de la lettre, non tronquée, adressée à M. Cavai- 
gnac; cette copie est signée de moi et paraphée ne varietur. 

Je crois hors de doute que si cette lettre avait été publiée au 
mois de septembre, elle aurait produit un certain effet, et je ne crois 
pas exagérer en l'ayant appelée, à ce moment, un gros pétard, 
d'autant plus que je l’aurais appuyée par d’autres lettres, mais je 
avais alors l’intention de ne rien publier de tout cela. Mon désir 
était, comme je l'avais dit à Strong, de placer quelques articles « à 
côté » et de préparer mon livre anglais. 

Toutefois, comme j'avais très grande confiance en Strong, je lui 
lus la lettre à Cavaignac; il déclara que c'était un document très 
intéressant et insista pour que je lui en laissasse prendre copie. 





J'hésitai un peu; j'y consentis enfin, en lui disant que je ne voulais 
rien publier de cela tout de suite; que Je voulais, en tout cas, 
attendre la rentrée des Chambres, et que j'entendais rester le seul 
juge du moment que je croirais opportun pour parler. 

Strong n'eut pas plutôt cette copie qu'il courut la porter chez 
mistress Beer, directrice de l’Observer, et, un beau jour, je me 
trouvais tout seul fumant dans le petit salon que Fielders avait 
mis à ma disposition, et dans une tenue des plus débraillées, quand 
je vis, à ma grande confusion, entrer une jeune dame fort élégante, 
à laquelle Strong me présenta comme la directrice de l’Observer, 
et qui fut extraordinairement démonstrative : « Vous allez tout 
dire, n'est-ce pas? me dit-elle; cela va être une histoire très 
sensationnelle ; il faut tout dire. Je vais publier votre lettre à Strong 
dans l’Observer (la lettre de Paris). » Je lui répondis qu'il n’y 
avait rien là de bien sensationnel, que j'étais décidé à ne rien 
publier pour le moment, que les événements qui se passaient dans 
mon pays étaient beaucoup trop graves pour que je me laissasse 
aller à agir dans un mouvement de colère. Cette dame recommença 
les mêmes antiennes que Strong sur la question de mes intérêts et, 
quand elle fut partie, je dis à Strong : « Qu'est-ce que c'est que 
cette dame”? Elle est juive? Comment, vous, le féroce antisémite, 
me mettez-vous en rapport avec des juifs? » 

Strong a menti de la façon la plus complète en disant que j'ai 
fait des aveux; il avait formé, ainsi que je vais le montrer, un syn- 
dicat pour m’exploiter : une dépêche Havas (Londres, 2 octobre) dit 
ceci: «Sunday-Special (journal appartenant à mistress Beer) raconte 
qu'un syndicat de journalistes s’était formé à Londres pour obtenir 
du commandant Esterhazy des révélations qui auraient été pu. 
bliées par certains journaux anglais, mais que l'intervention d’un 
journaliste parisien fit échouer ce plan et qu'Esterhazy s opposa 
alors à toute publication des renseignements qu'il avait déjà four- 
nis. Le Sunday-Special raconte une longue histoire à propos du 
syndicat chargé d'exploiter les relations d’Esterhazy; ce syndicat 
aurait abouti à un fiasco complet, par suite de l'intervention pécu- 
niaire de la Libre Parole, qui a acheté le silence d'Esterhazy. Ce 
dernier aurait eu un violent pugilat avec un des membres du syn- 
dicat, qui voulait publier ses conversations avec Esterhazy, malgré 
la défense formelle de celui-ci. » 

Je dépose des journaux anglais (3 numéros de la London Life) 
et 4 numéros de la Libre Parole relatifs à ces incidents. 

Strong prétend mensongèrement que ses sympathies pour moi 
avaient disparu du jour où Je lui aurais fait de prétendus aveux, à 
Paris, dans un café. Or, la Cour trouvera, si elle veut en prendre la 
peine, dans ces documents des copies et des fac-similés de lettres 
de Strong, où, avec des protestations d’amnitié non douteuses, il me 
fait des offres d'argent très transparentes. Il est à remarquer que 
l'une de ses lettres est datée du lendemain même du jour où, indi- 
gné de sa déloyauté, j'avais voulu le boxer. Au moment où j'ai me- 
nacé de le frapper, Strong venait de me dire: « Vous feriez bien 
d’accepter, dans votre intérêt, parce que vous ne nous empècherez 


IE 10 


pas de dire ce que nous voulons vous faire dire. » Je lui dis : « Vous 
êtes un misérable. Mettez-vous en garde! » Strong me répondit : 
«Je ne suis pas un misérable; je suis un businessman et je ne suis 
pas venu ici pour que tout cela ne me rapporte rien. Si vous êtes 
assez fou pour refuser une très belle affaire, je ne veux pas en souf- 
frir. » 

Très embarrassé, furieux, sans argent, et sentant que j'étais 
absolument à la merci de ces gens, je ne savais que faire. Je me 
procurai une liste de sollicitors de la Haute-Cour de justice ; c'était 
le samedi; j'allai infructueusement chez deux, dont les bureaux 
étaient fermés, et finalement je trouvai accueil près de M. Arthur 
Newson. En Angleterre, on donne toujours de très fortes provisions 
aux sollicitors; je n’avais pas d'argent; M. Newton accepta de 
prendre mes intérêts sans provisions, et, à la suite de différents 
incidents, il adressa un exploit à Mme Beer et à l’Observer. 

Devant tous les mensonges répétés de M. Strong, j'ai écrit à 
M. Newton, qui m’a adressé la lettre suivante : « J’ai reçu votre 
lettre et je vous adresse la déclaration que vous me demandez. » 
Cette déclaration constate qu'à la suile d’un « wrir » adressé à 
Mme Rachel Beer pour demander des dommages-intérêts à propos 
des articles calomnieux publiés par son correspondant Strong, 
Mme Beer a payé une somme de 500 livres sterlings, à titre de dom- 
mages-intérêts, et a payé, en outre, tous les frais de la procédure 
(50 livres, je crois). 

Malgré cela, Mme Beer n’a pas cessé de faire des démarches pour 
me faire publier, dans son journal, des articles sensationnels, des 
révélations ou des publications de documents, et ce n’est pas vieux ; 
le 9 janvier courant, elle m’adressait la dépêche suivante à Rotter- 
dam (il est bon de dire que, quand cette transaction était interve- 
nue, je lui avais fait dire, à sa demande, que si je publiais quelque 
chose en Angleterre dans un journal, je m’adresserais volontiers à 
l'Observer) : « Moment n'est-il pas venu pour me remplir votre 
promesse quant aux déclarations formelles et documents surtout, 
comme vous n’allez pas en cassation”? Ecrivez.» Signé : « Mistress 
Beer. » Cette dépêche était adressée réponse payée. Je n'ai pas 
répondu et j'ai encore le bulletin de réponse. 

Des offres d’argent, j’en ai reçu en quantité; je vous entretiens 
d’une offre de 4,000 livres qui m’a été faite par M. Platt, sollicitor, 
entre le 12 et le 26 décembre dernier. C’est tout ce que j'avais à 


dire sur les incidents Strong. 


Je voudrais revenir à ma déposition relative à M. Chincholle. J'ai 
dit l’autre jour que M. Chincholle avait menti, je vais le prouver. 
M. Chincholle a dit qu'il m'avait vu furieux, de l’accueil que me fai- 
saient les officiers. Qu'il m'’ait vu furieux, je ne suis pas exubérant 
mais c'est possible. Mais qu’il en ait conclu les causes de ma fureur, 
c’est plus étrange, d'autant plus qu'ainsi que je l’ai dit, des ofliciers 
avaient au contraire été, j'ai tout lieu de le croire, priés d’avoir 
avec moi, et ont eu une attitude tout à fait différente que celle que 
prétend M. Chincholle. La scène se serait passée dans la grande 
salle qui donne sur la place Dauphine. Cette salle était complète. 





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— 147 — 


ment pleine de monde {mais il n’y entrait, et encore avec autorisa- 
tion, que trois sortes de personnes : des avocats en robe, des offi- 
ciers et des journalistes). Ce n'étaient pas des officiers, au dire 
même de M. Chincholle; ce n’étaient pas des avocats; c’étaient, 
d’après lui, quatre messieurs! ces messieurs étaient donc des jour- 
nalistes. [Il est fort singulier que M. Chincholle, qui est un des doyens 
de la presse, n’ait pas connu un seul des journalistes auxquels je 
parlais (en admettant sa théorie, car je n'ai parlé à personne). 
M. Chincholle se bromène dans cette foule. 11 passe à côté du groupe 
où je suis; il ne s’y arrêle évidemment pas, Car je n'aurais pas 
laissé quelqu'un venir, sous mon nez, écouter ce que Je disais. Je 
devais donc parler très haut, d'autant plus que M. Chincholle est 
sourd, d’après ce que m'ont dit tous ses amis. M. Chincholle m’en- 
tend dire cette chose extraordinairement grave, et il ne prend per- 
sonne à témoin, parmi tous ceux qui avaient pu entendre, de ce que 
je viens de dire, etilne le dit à personne: il ne soulève aucun inei- 
dent. Il continue sa promenade solitaire dans cet endroit où il y 
avait au moins 500 personnes de sa connaissance et il repasse près 
du groupe où je suis, juste à point pour m’entendre faire un nou- 
velle déclaration capitale (celles des 80,000 francs du général Billot), 
toujours évidemment à très haute voix et entendue uniquement par 
M. Chincholle, dur d'oreille. 

M. Chincholle a beaucoup d'imagination. Ce n’est pas la pre- 
mière fois : lorsque le général Boulanger quitta précipitamment 
Paris, et au moment où tout le monde se demandait où il était, le 
lendemain du départ du général M. Chincholle affirmait, en don- 
nant sa parole, qu'il venait de déjeuner avec lui le matin même. Non 
seulement il l’affirmait verbalement, mais il l’affirmait par écrit, 
dans un article signé de lui, paru dans /e Figaro. n’était pas plus 
véridique quand il parlait du général Boulanger que quand il par- 
lait de moi. 

J'ai fini pour M. Chincholle. 

J'ai lu dans les journaux (car je n’apprends ces choses que par 
les jourraux, et c’est par des bribes seulement, recueillies au hasard, 
que je puis savoir vaguement les noms de quelques-uns des témoins 
qui viennent déposer contre moi), J'ai lu, dis-je, que M. le général 
Guerrier avait été entendu. Je sais quels sont les sentiments de 
M. le général Guerrier; je demanderai de dire deux mots à ce sujet: 
j'ai été sous les ordres de M. le général Guerrier, qui était mon 
général de brigade; cet officier général avait donc comme devoir de 
m'étudier et de me connaître; voici les dernières notes qu'il m'a 
données, quelques semaines avant que je quitlasse le service actif 
(fin 1896) : 

« Notes du général de brigade. — Inspection générale de 1896 : 
Excellent chef de bataillon, dont la manière d’être et de servir ne 
laisse rien à désirer. Il est distingué, remarquablement doué, a du 
calme et du sang-froid, tout ce qu’il faut pour bien commander, et 
de l’avenir. » 

C’est en même temps, lui qui, avec mon colonel, mon général 
de division et mon général de corps d'armée me proposait, pour la 


— 148 — 


quatrième fois, pour officier de la Légion d'honneur et pour lieute- 
nant-colonel. Comment le général Guerrier, qui me notait en de tels 
termes alors que j'étais sous ses ordres, en est-il arrivé à venir dire 

faussement, aussi que je vais le prouver, que j'avais falsifié mes 
services ? Au cours du procès Zola, le ministère de la Guerre, prévenu 
des dispositions malveillantes du général Guerrier, avait fait passer 
une note à M. l'avocat général Van Cassel, pour mettre les choses 
au point. Voici l'ordre du régiment où j'ai été cité. La Cour n'aura 
qu à s'adresser au Conseil d'administration du 135° régiment d’in- 
fanterie, à Angers, pour avoir la certification de ce document : 
« Ordre du régiment n° 82 ; 4er septembre 1881 ; un batailion, fai- 
sant partie d’une colonne commandée par le lieutenant-colonel 
Coréard, a été attaqué par des Arabes en nombre cinq fois supé- 
rieur ; ils étaient embusqués dans un bois et un défilé qu’il fallait 
enlever à tout prix. La colonne Esterhazy a abordé la position de 
front. Les Arabes ont été délogés par cette attaque, conduite vigou- 
reusement. Je suis heureux de pouvoir citer particulièrement... et 
M. le capitaine Esterhazy, qui, avec sa ligae de tirailleurs, s’est 
précipité dans le bois, en enlevant ses hommes avec un élau et un 
entrain remarquables. » 

Comme tout effet a une cause, j’explique la déposition du géné- 
ral Guerrier par des animosités personnelles. 

J'aurai une derniére déclaration à faire à la Cour ; ainsi que je 
l'ai dit lors de ma première comparution, Je suis dans une situation 
abominable, exceptionnelle, pour employer le mot de M. le Prési- 
dent. L'autre jour, emporté par la vérité de la situation, un de 
MM. les Conseillers a prononcé le mot d'inculpation. Inculpé, je le 
suis, c’est-à-dire que je suis sous le coup d’une sorte d'instruction 
faite à mon encontre, et sans que je puisse connaître ni les charges 
ni la procédure, sans que je puisse faire entendre des témoins pour 
ma défense, ni avoir, au cours des débats, un avocat qui défende 
ma cause. Jele dis avec tout le respect que, descendant par ma mère 
d’une famille de vieux parlementaires, j’ai pour la Cour suprème ; 
mais je m'élais, d’après les journaux gallophobes que je lisais à 
l'étranger, fait de la situation d’accusé, que je subis dans des con- 
ditions inouïes, une opinion que de récents événements viennent de 
confirmer tristement pour moi. Dans ces conditions, J'ai honneur 
de déclarer que j'attendrai la réunion des Chambres de la Cour, 
demandée par le Gouvernement, pour faire, devant elles, ou leur 
adresser toutesles explications nouvelles que je juge devoir produire. 

En conséquence de cette déclaration, la Cour “décide qu'elle clôt 
la déposition du témoin, et lui fait savoir qu’elle avisera de cette 
clôture M. le Garde des sceaux. 

Lecture faite de sa déposition par lui dictée et de la décision de 
la Cour, le témoin a persisté et signé avec nous. 


Signé : Esrernazy, Low et Couraxr. 


Me Laporr — J'aurais personnellement quelques questions, très 
courtes d’ailleurs, à poser, à propos de cette déposition, à différents 








MA En 0 ds 





— 149 — 


témoins qui ont déjà déposé devant le Conseil. Si le Conseil le veut ; 
cela prendra quelques instants, peut-être cela pourra-t-il avoir lieu 
après la suspension de l’audience? 

Le Présinexr. — Nous pourrions y procéder après la reprise 
de l’audience, à moins que les questions que vous avez à poser ne 
prennent peu de temps. 

Me Lasorr. — Cela prendra un certain temps, d'autant plus que 
je demanderai à M. le Président de vouloir bien, en vertu de son 
pouvoir discrétionnaire, et s’il croit le moment venu pour cela, 
faire encore lire quelques documents quime paraissent véritable- 
ment le complément de cette déposition. Je les indique tout de suite: 
c’est d’abord leslettresau Président de la République signées Ester- 
hazy, et ensuite peut-être les trois articles signés « Dixi » ou tout au 
moins le premier article « Dixi » intitulé LE comPLor, qui à paru le 
45 novembre 1897, et qui, je crois, a une très grande impor- 
tance au point de vue de l'affaire et de l’ensemble des manœuvres 
qui ont été révélées par le commandant Esterhazy. 

Le Présipexr. — Comme cela doit durer un certain temps, 
nous allons suspendre la séance pendant quelques minutes. 


La séance est suspendue à 9 heures 30. 


La séance est reprise à 9 heures 45. 

Le Présent, à Me Labori. — Vous avez manifesté l’intention. 
de poser des questions à certains témoins. 

Me Laporr. — Oui, monsieur le président. J'ai aussi à exprimer 
au Conseil le désir qu’on lise les lettres du commandant Esterhazy 
au Président de la République, et au moins le premier des articles 
signés Dixi. Je suis aux ordres du Conseil pour procéder dans 
l'ordre qui lui conviendra. 

Le Présinexr, au greffier. — Veuillez donner lecture des lettres 
au Président de la République. 

Le ergrrier Cocpois. — J'envoie chercher le dossier Esterhazy 
que je nai pas ici; je ne l'ai pas âpporté. 

Le PrésinenT, 4 Me Labori. — Avez-vous ces lettres ? 

Me Lagon. — Je les ai dans un memento : Répertoire de 
l'affaire Dreyfus; elles sont certainement authentiques, il y en a 
trois. 

Le @rerrier Coupois donne lecture des trois lettres d'Esterhazy au 
Président de la République : 





RAT ei Let RE 


PREMIÈRE LETTRE 
Paris, le 29 octobre 1897. 


Monsieur le Président de la République, 


J'ai l'honneur de vous adresser le texte d'une lettre anonyme 
qui m'a été envoyée le 20 octobre 1897. 

C'est moi qui suis visé dans cettre lettre comme étant la victime 
choisie. Je ne veux pas attendre que mon nom ait été livré à la 
publicité pour savoir quelle sera l'attitude de mes chefs. Je me suis 


donc adressé à mon chef et protecteur naturel, M. le ministre de la 


Guerre, pour savoir s’il me convoquerait au moment où mon nom 
serait prononcé. 

M. le ministre n’a pas répondu. Or, ma maison est assez illustre 
dans les fastes de l’histoire de France et dans celles des grandes 
Cours européennes, pour que le gouvernement de mon pays ait le 
souci de ne pas laisser trainer mon nom dans la boue. 

Je m'adresse donc au chef suprême de l’armée, au Président de 
la République. Je lui demande d’arrêter le scandale, comme il le 
peut et le doit. 

Je lui demande justice contre l’infâme instigateur de ce com- 
plot, qui a livré aux auteurs de cette machination les secrets de son 
service pour me substituer à un misérable. 

Si j'avais la douleur de ne pas être écouté du chef suprême de 
mon pays, mes précautions sont prises pour que mon appel par- 
vienne à mon chef de blason, au suzerain de la famille Esterhazy, 
à l’empereur d'Allemagne. Lui est un soldat et saura mettre l’hon- 
neur d’un soldat, même ennemi, au-dessus des mesquines et louches 
intrigues de la politique. 

Il osera parler haut et ferme, lui, pour défendre l'honneur de 
dix générations de soldats. 

A vous, monsieur le Président de la République, de juger si vous 
devez me forcer à porter la question sur ce terrain. Un Esterhazy 
ne craint rien ni personne, sinon Dieu. Rien ni personne ne m’em- 
pêchera d’agir comme je le dis, si on me sacrifie à je ne sais quelles 
misérables combinaisons politiques. 

Je suis, avec le plus profond respect, etc. 
ESTERHAZY, 
Chef de bataillon d’ infanterie, 

Esterhazy ajoute : 

« Le lendemain, ou jours suivants, comme le Président de la 
Républiquein’avait pas répondu, on me fit faire la lettre du docu- 
mont libérateur » (iasse 5, dossier 2, cote H.) : 


DEUXIÈME LETTRE 
31 octobre 1897, 
Monsieur le Président de la République, 


J'ai la douleur de constater que ni le chef de l'Etat ni le chef de 
l'armée n’ont eu un mot d'appui, d'encouragement ou de consola- 








FU OUT. LOT 





| tion à envoyer en réponse à un officier supérieur qui mettait entre 
leurs mains son honneur menacé. Je sais que des considérations de 
politique parlementaire empêchent lé gouvernement de faire une 
déclaration franche et nette, me mettant hors de cause et arrêtant 
pour jamais les défenseurs de Dreyfus. 

Je ne veux pas que les services rendus à la France pendant 
| cent soixante ans par cinq officiers généraux dont je porte le nom, 
4 que le sang versé, que la mémoire des braves gens en face de l’en- 
| nemi, le dernier tout récemment encore, tout cela soit payé d’infa- 
; mie, pour servir de pareilles combinaisons et sauver un misérable. 5 

Je suis acculé à user de tous les moyens en mon pouvoir. . 
Or, la généreuse femme qui m'a prévenu de l’horrible machina- +. 
tion ourdie contre moi par les amis de Dreyfus, avec l’aide du 
colonel Picquart, a pu me procurer, depuis, entre autres docu- 
ments, la photographie d’une pièce qu’elle a réussi à soutirer à cet 
officier. Cette pièce, volée dans une légation étrangère par le colo- 
nel Picquart, est des plus compromettantes pour certaines person- Re. 
nalités diplomatiques. Si je n’obtiens ni appui ni justice, et si mon 
nom vient à être prononcé, cette photographie, qui est aujour- 
d’hui en lieu sûr à l'étranger, sera immédiatement publiée. Fa 
Excusez-moi, monsieur le Président, d’avoir recours à ces 
| moyens si peu dans mon caractère, mais songez que je défends bien 
7 plus que ma vie, plus que mon honneur, l’honneur d’une famille 
; sans tache, et dans cette lutte désespérée où tous les appuis me 
manquent, où ma cervelle éclate, je suis obligé de faire arme de 
A tout. 
1 Je suis, avec le plus profond respect, etc. 





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; ESTERHAZY, à 
Chef de bataillon d'infanterie. 
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TROISIÈME LETTRE 
Paris, 5 novembre 1897. 


Monsieur le Président de la République, 





Excusez-moi de vous importuner encore une fois, mais je crains 
que M. le ministre de la Guerre ne vous ait pas communiqué mes 
dernières lettres, et je tiens à ce que vous connaissiez bien la situa- 
tion. C’est d’ailleurs la dernière fois que je m'adresse aux pouvoirs 
publics. La femme qui m'a mis au courant de l’odieuse machina- 
tion ourdie contre moi m'a remis entre autres une pièce qui est une 
protection pour moi, puisqu'elle prouvela canaillerie de Dreyfus, et 
un danger pour mon pays, parce que sa publication avec le fac- 


1 ds. der d'amnae Ca hé eue, URSS LL, 
“: 


4 


botagets din sh de: dé SL cé y 


similé de l'écriture forcera la France à s’humilier ou à faire la | 
guerre. 4 
Vous qui êtes au-dessus des vaines querelles de parti où mon 4 
honneur sert de rançon, ne me laissez pas dans l'obligation de + 

Û choisir entre deux alternatives également horribles. “ 
Forcez les Ponce Pilate de la politique à faire une déclaration K 


nette et précise, au lieu de louvoyer pour conserver les voix des 


nr 7 


amis de Barrabas. Toutes les lettres que j'ai écrites vont arriver 
entre les mains d'un de mes parents qui a eu l'honneur, cet été, de 
recevoir deux empereurs. 

Que pensera-t-on, dans le monde entier, quand on va connaître 
la lâche et froide cruauté avec laquelle on m'a laissé me débattre 
dans mon agonie, sans appui, sans un conseil! Mon sang va 
retomber sur vos têtes. Et lorsque sera publiée la lettre que le gou- 
vernement connaît, et qui est une des preuves de la culpabilité de 
Dreyfus, que dira le monde entier de cette misérable tactique par- 
lementaire qui a empêché d'imposer silence à la meute par quel- 
ques mots énergiques? 

Je pousse le vieux cri français : &« Haro à moi, mon prince, à 
ma rescousse! » Je vous l’adresse à vous, monsieur le Président, 
qui, avant d'être le chef de l’rtat, êtes un honnête homme et qui 
devez au fond de votre âme être profondément écœuré de la lächeté 
que vous voyez. 

Qu'on me défende, et je renverrai la pièce au ministre de la 
Guerre sans que personne au monde y ait jeté les yeux; mais qu’on 
me défende vite, car je ne puis plus attendre, et je ne reculerai 
devant rien pour la défense ou la vengeance de mon honneur indi- 
gnement sacrifié. 

Je suis, etc. 


ESTERHAZY. 
Le PrésinexT, à Me Labori. — Avez-vous d’autres pièces à 
faire lire? 
Me Laporr. — Je voudraïs qu’on lût les articles Diri: le pre- 


mier article surtout, — les deux autres sont très courts, — c’est 
celui intitulé Le Complot. Je me permets de le signaler à MM. les 
membres du Conseil, il est d’ailleurs assez difficile à trouver dans 
ce volumineux dossier; c'est pour cela que je me permets d'en 
demander la lecture. Au moment de la dénonciation de M. Mathieu 
Dreyfus, a paru dans la Libre Parole l'article que M. le greffier va 
lire et dont, du reste, l'inspiration est aujourd’hui connue puisqu'il 
y a eu des révélations à ce sujet. 

Le Grgrrier Coupois donne lecture de l'article signé Dixi (paru 
dans la Libre Parole du 16 novembre 1897) et du post-scriptum qui 
l'accompagne : 


Le Figaro publiait hier matin un article renfermant les princi- 
paux éléments du dossier Scheurer-Kestner. 

Cette publication nous décide à sortir de la réserve que nous 
nous étions imposée, à dévoiler les dessous du machiavélique com- 
plot ourdi par la juiverie pour sauver son Dreyfus. 

Ce sont des documents et un témoignage irrécusables que nous 
apportons : les initiales cachent des noms que nous connaissons. 

Le gouvernement était au courant de ces machinations; il aura 











— 153 — 


donc sa large part de responsabilité dans l’infamie que nous dénon- 
çons à l’opinion, — N. D. L. R. 


Les journaux ont publié dans ces derniers temps les rensei- 
gnements les plus divers et Jes plus inexacts sur l'affaire Dreyfus. 

Une personne qui a été mêlée très intimement sinon à cette 
affaire, du moins aux tentatives faites pour réhabiliter Dreyfus, 
s'est décidée à livrer à la publicité des renseignements définitifs 
qu’on pourra contester dans certains détails, mais dont le fond est 
rigoureusement exact. 


ORIGINE DU COMPLOT 


L’âme du complot, celui qui a ourdi la machination dont 
M. Scheurer-Kestner à été la victime crédule, est une personne que 
nous désignerons provisoirement par X. Y. et qui est un haut fonc- 
tionnaire du ministère de la Guerre. 

Dès le mois de décembre 1894, pendant le procès, X. Y. laissait 
entendre à une femme qu'il courtisait que certains de ses parents 
d'Alsace, Juifs, disait-il, lui avaient fait des ouvertures pour pren- 
dre la défense de Dreyfus. 

Plus tard, X. Y., pressenti de nouveau, tenta, mais en vain, de 
faire tomber les soupçons sur un officier dont l'écriture avait quel- 
que analogie avec celle du traître. 

Enfin, lorsque Dreyfus eut pu révéler les moyens de lui chercher 
un remplaçant, c’est-à-dire à la fin de 1895, les partisans de Dreyfus 
firent des propositions définitives, et, en février 1896, le pacte fut 
conclu. 

X. Y., muni d'avances considérables, entra alors en campagne, 

Mais il convient de donner ici quelques explications sur les cor- 
espondances de Dreyfus. 


CORRESPONDANCE DE DREYFUS 


Malgré l’active surveillance du ministère des Colonies, surveil- 
lance très vigilante, il faut le reconnaître, Dreyfus n’a jamais cessé 
de correspondre occultement avec la France. Nous n’insisterons pas 
sur ce quil à pu faire à l’époque où il avait pour geôlier cet 
étrange commandant dont parlait lIntransigeant, qui passait son 
temps à se documenter et qui s’est si bien documenté pendant toute 
sa vie quon nosa pas le destituer malgré sa conduite extraor- 
dinaire. i 

Ce qui est certain, c’est que, pendant cette entrevue entre 
Dreyfus et sa famille, qu’on eut la stupidité de tolérer, il manigança 
un système de correspondance occulte dont le seul défaut était 
d’être très lent, Néanmoins, à la fin de 1894, il avait réussi à donner 
tous les détails nécessaires à l’exécution de la machination dont il 
espérait sortir réhabilité, 


LE RÉPONDANT 


Dreyfus, en effet, s'était alors décidé à révéler le procédé employé 
par lui, dans ses correspondances avec l'étranger, pour se protéger 
contre une surprise. 








— 154 — 


Voici ce procédé. 

Il écrivait ses correspondances sur un papier transparent, de 
manière à décalquer telle ou telle écriture ressemblant à la sienne. 
Il se couvrait ainsi, il est facile de Le comprendre, contre toutes les 
éventualités. 

On conçoit donc l'attitude des experts au moment du procès : 
les uns se sont prononcés nettement et ont reconnu la main de Drey- 
fus; les autres, moins habitués aux trucs des calqueurs, ont hésité. 

Néanmoins, la main de Dreyfus, si habile qu’elle ait été, s’est 
trahie manifestement sur plusieurs points; quelques-uns figurent 
dans une brochure récemment vendue sur les boulevards. 

Quant aux experts franco-belgo-suisso-anglais et autres, qu'on 
nous sort maintenant, on nous permettra de dire qu'il y a un bruit 
métallique trop sonore dans Pair pour qu’on ait une foi absolue en 
leur indépendance. 

Il n’en est pas de même de l'indépendance de MM. Charavay et 
autres, qui ignoraient le nom de la personne dont ils ont analysé 
l'écriture .. — Un hasard, dont on a retrouvé la trace, fit décou- 
vrir à Dreyfus une écriture ayant avec la sienne des similitudes 
assez sensibles. 

Cette écriture appartenait à une personne que Dreyfus ne con- 
naissait pas personnellement. Il était donc indispensable de se pro- 
curer habilement un échantillon d'écriture assez volumineux pour 
pouvoir y calquer des syllabes, même des mots entiers, dans des 

conditions particulières. 

Par une manœuvre dont en connaît tous les détails, dont le gou- 
vernement est instruit et qu’on divulguera en temps et lieux De ar 
la confusion des défenseurs du trattre. il réussit, en février 1893, 
se procurer une notice de six pages environ de celte écriture ren- 
fermant un nombre notable de termes reproduits précisément dans 
le bordereau. 

Désormais il pouvait opérer à son aise. Il était assuré, croyait-il, 
de l'impunité, il avait un répondant sur lequet il comptait bien, le 
cas échéant, égarer les soupçons. 


LA MACHINATION 


L'événement ne réalisa pas ses espérances. Par suite de circons- 
tances restées jusqu'ici incomplètement expliquées et qui tenaient 


sans doute à ce qu'ilne cofnaissail pas personnellement son répon- 


dant, Dreyfus ne réussit pas à le mettre en cause au moment du 
procès. Ce n’est que plus tard qu'il se décida à donner le nom de ce 
répondant pour en faire la victime à lui substituer ; SHONESE encore 
qu'il y ajouta les indications nécessaires. 

X. Y. fut définitivement embauché en février 1896. 

X. Y. entra en campagne, soudoya des subalternes, se procura 
de l'écriture de la victime, s’acharna pendant des mois entiers à le 
compromettre, comme on l’expliquera ailleurs, avec l’aide de copains 
immondes. 


4. On s'explique ainsi pourquoi on insiste tant dans le syndicat Dreyfus 
pour soutenir que l'écrilure du bordereau est de l'écriture courante. 


0 4 
ce 








L'homme visé était léger, insouciant, la main et le cœur ouverts, 
mais dans sa vie toute au grand jour, trop au grand jour, rien de 
suspect. On le poussa dans le désordre pour provoquer une défail- 
_ lance, on n’obtint rien. 
| Il fallait autre chose. X. Y., s’en chargea. 

I ne s’attarda pas à ce fait que la victime n’avait même pas pu 
connaitre les documents énumérés dans le bordereau, sauf un seul 
qu’un juif lui avait prêté postérieurement aux événements. 

: D’un prodigue, X. Y. voulut faire un traître: il lui attribua le 
_ bordereau. 

Pour cela, il constitua un dossier dans lequel il introduisit : 

1° Les spécimens d'écriture achetés à des subalternes:; 

2° Des pièces fausses provenant soi-disant d’une ambassade; 

3° Une pièce compromettante, émanant soi-disant de la victime, 
adressée à un diplomate et fabriquée avec un art merveilleux, si 
merveilleux que X. Y. eut le tort sans doute d'en rêver tout haut. 
Ïl y a des oreilles si indiscrètes! 

Est-ce tout, monsieur Scheurer-Kestner? 

Ab! j'oubliais, il y avait encore quelques pièces, une, entre 
autres, compromettante pour Dreyfus ; cette dernière a été retirée 
depuis: elle se retrouvera peut-être. 

Ce dossier put heureusement être compulsé par quelqu'un qui 
s'était associé de bonne foi d’abord à cette œuvre, et qui, écœuré 

… enfin de tant d’ignominie, prévint la victime. 


S PREMIÈRE CAMPAGNE 
- Au mois de septembre 1896, tout était prêt. On lança l’inévi- 


» table canard avant-coureur : l'évasion de Dreyfus. La brochure 


« Bernard Lazare suivit. Cette brochure avait été faite en partie à 
| l'aide des documents livrés par X. Y. 
Bernard-Lazare niera sous sa rubrique familière : 

« Y a-t-il eu des documents livrés? Oui. » 

« Ont-ils été livrés par X. Y.? Non. » 

Eh bien! Si, monsieur Bernard Lazare! ne vous en déplaise. 

Néanmoins, la tentative avorla piteusement, à la suite du départ 
de X. Y., qui fut éloigné de Paris sous un prétexte qu'on n’a pas 
encore pu élucider. 

Le syndicat Dreyfus fut dérouté par cette absence qui lui cou- 
- pait ses moyens d'informations; on attendait une occasion plus 
» favorable. 





_ 


DEUXIÈME CAMPAGNE 







…. Au mois de Juin de 4897, X, Y. revint à Paris; il vit personnel- 
- lement son syndicat et eut des conférences interminables avec 
» M. Scheurer-Kestner, dont il réussit à surprendre la bonne foi. On 
sait le reste. 


Aujourd'hui, la mèche est éventée; on aura beau entasser 
- Scheurer sur Kestner, Crépieux sur Jamin et Marneff sur Monod, on 
- ne fera jamais gober, même en y mettant le prix, le coup du 





PUEEM LUE THEN À 
à at A SRE PC EEE 


















— 156 — 


bordereau calqué sur soi-même par un simili- -Dreyfus, ignorant 
comme une carpe des choses savantes qui s’y trouvent énu- 
mérées. 

Ce bordereau, d’ailleurs, comme l’a fort bien dit l’Intransigeant, 
n'a qu'une très minime importance dans un ensemble de faits 
précis. On a beau ergoter sur le bordereau, Dreyfus est un traître. 
Le gouvernement le “sait, et, pour ménager un groupe politique 
dont l’appui et l'argent lui sont nécessaires pour ses élections, il 
hésite à le proclamer hautement. 

Ce n’est ni très crâne ni très honnête, car, en définitive, le 
général Billot sait tout cela depuis longtemps, mieux que personne. 
ïl a pris des engagements à la tribune l’année dernière, et on pou- 
vait l’enfermer dans ce dilemme : 

« Ou le répondant de Dreyfus était le coupable, et vous auriez 
dù le poursuivre après vos longues enquêtes : ou il est innocent, et | 
vous n’auriez pas dù vous contenter d’une disgrâce discrète pour , 
son calomniateur traître et félon. Vous. savez parfaitement que le 
répondant existe et qu'il est innocent. Ayez le courage de le dire au | 
lieu de faire l’ignorant. Que le politicien ne prime pas le soldat. » | 

Quoi qu’il en soit, M. Scheurer-Kestner peut ouvrir ses cartons 
et les donner au garde des sceaux; la victime n’est ni morte ni … 
en Suisse ; elle fera voir qu’elle est en chair et en os et elle attend 
de pied ferme la stupide accusation du vieux pharisien, étayée … 
sur d’immondes canailleries dont elle tient la clef. | 

9 
| 


pe” sa. 


ES 


À bon entendeur, salut. 
Dix. 


P. S. — L'article du Figaro de ce matin parle d'un délai de 
quinze jours, nécessaire pour constituer le dossier par une person- 
nalité juridique. 

Le dossier est prêt depuis longtemps. Cette personnalité juri- 
dique étant de complicité avec X. Y., et tombant comme elle sous . 
le coup de la loi sur l’espionnage, une perquisition chez cette per- 
sonnalité aurait permis de s’en assurer depuis longtemps. Le 
véritable but que l’on cherche, c'est de gagner du temps pour 
préparer le public à accepter cette abominable machination et à È 
cause de la difficulté des communications avec X. Y., que le gou- 
vernement tient éloigné sans toutefois oser le frapper. | 


Le GÉNÉRAL GONsE. — J'aurais quelques observations à à présenter 
sur la déposition du commandant Esterhazy. Je suis à la disposition» 
du Conseil. & 

Le PrésinexTr. — Mon général, veuillez venir à la barre. 5 

LE GÉNÉRAL GONsEe, — J'ai déposé très longuement au sujet dem 
cette déposition du commandant Esterhazy, attendu qu’elle se lien 
avec l'affaire du colonel du Paty de Clam ; devant le capitaine 
Tavernier, rapporteur à Paris, j'ai déposé pendant 7 jours de suite, 
répondant à toutes les questions qu’on m’a posées. Je ne dirai pas. 





AT = 


au Conseil, ou du moins je n’entrerai pas dans les mêmes détails 
devant le Conseil, parce qu’en définitive cela durerait beaucoup 
trop longtemps; j'indiquerai seulement au Conseil les points prin- 
cipaux qui semblent devoir répondre à la déposition du comman- 
dant Esterhazy. 

Le commandant Esterhazy prétend qu’il était l'homme de l'État- 
major. J'ai déjà dit, dans ma dernière déposition devant le Conseil, 
qu'il n’était pas l'homme du colonel Sandherr, et pas davantage 
l’homme de l’État-major. Ceci se passait en 1894. 

Maintenant, nous allons passer aux relations qui ont eu lieu 
en 1897 ; à cette époque-là, il s'est passé en effet pas mal de choses 

_assez intéressantes. Il s’est passé notamment l’entrevue de Mont- 
souris, dont on a parlé tout à l’heure. Cette entrevue de Mont- 
souis, je ne l’ai connue, moi, sous-chef d'État-major, chef du colonel 
Lenry et du colonel du Paty de Clam, qu’au mois de juillet 1898. 
C'est vous dire que ces messieurs nous ont laissés, moi et le chef 
d’'Étal-major, complètement en dehors de tout ce qu'ils faisaient ; 
et je ne l'ai su que d’une façon tout à fait accidentelle. 

A ce moment-là, M. Cavaignac, qui était ministre de la Guerre, 
interrogeait très longuement le colonel du Paty de Clam pour 
savoir ce qui s'était passé, et, après lavoir interrogé, comme le 
colonel du Paty de Clam avait probablement dit qu'il était accom- 
pagné à Montsouris par larchiviste Gribelin, il convoqua ce 
dernier. 

Ce jour-là, j'étais dans le bureau du colonel Henry; l’archiviste 
Gribelin dit au colonel Henry : «Je m’en vais chez le ministre. » 
Je fus étonné, et je lui demandaiïi : « Qu'est-ce que vous allez faire 
chez le ministre? » Gribelin dit : « Le ministre me demande; il 
interroge le colonel du Paty de Clam, il me demande, je vais y 
aller. » Henry eut un moment d’étonnement; il parut surpris et 
je dis à Gribelin : « Mais enfin qu'est-ce que vous allez faire chez 
le ministre ? » Gribelin me dit : «Je vais tout naturellement chez 
le ministre, qui va m'interroger sur l'affaire de Montsouris. — 
Quelle affaire de Montsouris?» Gribelin dit, s'adressant au colonel 
Henry : « Le général ne sait donc rien ?» Henry, très embarrassé, 
dit : « Non, il ne sait rien. » 

Ils m’expliquèrent ce qui s'était passé, et je dis à ces messieurs 
qu'en réalité il était bien extraordinaire que ce soit au mois de 
juillet que j'apprenne ce qui s'était passé au mois d'octobre, les 
relations extraordinaires qui avaient été entamées avec Esterhazy. 
J'en fis l'observation très nette et très vive au colonel Henry. Enfin, 





— 158 — 





c’est pour vous indiquer, n'est-ce pas, les conditions dans lesquelles 
cela s'était passé. 
Le colonel du Paty avait été mon adjoint. En effet, au mois 
d'octobre, au moment où cette campagne commençait, si vive et 
3 si ardente, quand on recevait différentes lettres, des lettres ano- 
nymes, après cela des lettres d'Esterhazy, qu'il fallait écrire aux 
uns et aux autres, le ministre de la Guerre avait, avec juste raison, 
voulu que cela fût très secret, et il me prescrivit de prendre moi- 
même en main toute cetle correspondance. Comme Je ne pouvais 
pas faire cela moi-même, je voulus prendre un officier d'État-major. 
Je comptais sur la discrétion absolue de tous les officiers commis 
S sionnés et je pris le colone] du Paty , e Clam. Ce fut une fâcheuse 
inspiration, je l'avoue, mais je le pris parce que le colonel du Paty, 
à ce moment, était au 3° bureau et était prêt à en sortir. Il allait 
passer comme chef au 2° bureau, par conséquent il allait passer 
sous mes ordres; il n’avait presque rien à faire au 3° bureau; il 
allait prendre le 2° ; il était done pour ainsi dire haut le pied. Par 
conséquent, il m’a semblé naturel de le prendre avec moi, de le 
faire travailler dans mon bureau. Je le prévins peut-être le 15, ou 
le 16, ou le 17 octobre, à peu près dans ces environs-là, qu'il allait 
venir avec moi, et je l’ai pris quelques jours après. 
k Je lui expliquai ce que j'allais lui demander, je lui dis qu’il 
1 fallait faire un travail secret dans mon bureau et que je comptais 
z naturellement sur sa discrétion. C’est à la suite de cette première 
entrevue ou de ce premier entretien avec moi qu’il prépara l’entre- 
vue de Montsouris absolument à mon insu, comme je viens de le 
dire. Voilà comment nous avons commencé nos relations avec le 
colonel du Paty de Clam et j'en suis d’autant plus sûr qu’à ce mo- 
ment je lui fis ouvrir un registre secret confidentiel en attirant son 
attention dessus, lui disant qu'il ne fallait pas le faire tenir par un 
secrétaire, mais le tenir lui-même. Souvent j’enregistrais les 
dépêches qui arrivaient, les lettres que nous préparions pour le 
ministre, soit moi, soit lui. Ceci est pour vous dire que ce registre 
5 avait un Caractère absolument secret et que le travail que nous 
1 faisions ensemble l'était également. Personne au monde ne devait 
le savoir que lui et moi. Par conséquent, l’entrevue de Montsouris 
m'a échappé complètement. 
Sur ces entrefaites, nous recevons, ou du moins c'est le général 
chef d’État-major qui les reçoit, deux lettres anonymes, qui 
existent au dossier de l’enquête Tavernier ; l’une est du 21, la 4 
‘ seconde doit être du 26 ou du 27 octobre, Elles expliquaient d’une M 


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— 159 — 


façon très nette et très précise quelle était la campagne qui com- 
mençait. Cela nous surprit étrangement; d’où venaient-elles ? Nous 
ne pouvions pas nous en douter. Mais au service des renseigne- 
ments, le colonel Henry en fut très agité et très tourmenté, Je ren- 
dis compte au ministre qui, à ce moment, ne prit aucune décision ; 
c'était à moi de lui faire une proposition. Le service des renseigne- 
ments étant très agité ou du moins son chef, — je veux dire celui 
qui était à la tête parce que c'était moi le chef, et le colonel Henry 
était mon bras droit, — le colonel Henry, dis-je, était très agité. 
Alors, j'avoue que le moyen n’était pas fameux, ils proposèrent — 
ou plutôt il proposait — de répondre par une lettre anonyme qu’on 
aurait envoyé à Esterhazy en lui disant : « Restez tranquille : si 
vous n'avez rien à vous reprocher, cela va très bien, » (/umeurs). 

Je présentai cette lettre au ministre ; ceci devait se passer à la 
fin d'octobre ou au commencement de novembre, mais je crois 
plutôt que c'était dans les derniers jours du mois d'octobre. Le 
ministre refusa d’employer ce moyen, et dans le fait, il avait par- 
faitement raison. Donc, je rapportai cette lettre; je l’ai retrouvée à 
linstruction Tavernier, elle m’a été présentée, elle existe au dossier, 
je l'ai conservée, et j'y écrivis de ma main : « A conserver, à ne pas 
envoyer, ordre du ministre ; » je l’ai remise ainsi à ces messieurs. 
Par conséquent c'était bien clair, on ne devait pas employer de 
moyens particuliers avec Esterhazy. Tout cela se passait toujours 
après l’entrevue de Montsouris que j'ignorais complètement. 

J'ai alors dit à ces messieurs : «Le ministre ne veut pas que l’on 
envoie cette lettre, il est indispensable que vous n’ayez aucune 
espèce de relations ni directes ni indirectes avec Esterhazy; il va 
être évidemment l’objetde plaintes, dedénonciations peut-être...—Je 
ne sais pas si à ce moment-là la plainte de M. Mathieu Dreyfus était 
arrivée, mais c'était dans les environs et cela se sentait.— Il va être 
remis entre les mains de l'autorité militaire; c'est à l'autorité 
militaire à marcher. » 

Eh bien, je dois le dire, ces messieurs en définitivenous ont 
suivi, ou lout au moins le colonel du Paty de Clam; pour Henry, je 
ne sais pas ce qu'il a fait, il ne l’a jamais dit, nous ne savons pas 
ce qu'il à fait maintenant qu’il est mort; mais, pour le colonel du 
Paty de Clam, nous devions savoir d’une façon très nette et très 
ferme qu’il ne devait avoir aucune relation avec le commandant 
Esterhazy. 

C’est à peu près à ce moment-là que le colonel du Paty me dit: 
«Mais J’ai comme voisin de cercle M: de Nettancourt, beau-frère 





NUS ct ob: Obirté Égoe 2 (3 PE 


— 160 — 


d'Esterhazy ; je le rencontre quelquefois à mon cercle, est-ce que je 
puis lui parler ? — Est-ce un homme honorable ? lui répondis-je. — 
Oui, c’est un homme honorable, il est membre du cercle. (Æires.) — 
S'il est honorable, on peut lui dire tout naturellement que si son 
beau-frère n’a rien à se reprocher, il n'y a rien à craindre. » 

Voilà les seules relations que j'ai permises. C’était des relations 
d'homme du monde à homme du monde, il n'y avait pas besoin de 
lui en dire davantage. 

A quelques jours de là, le colonel du Paty me dit que M. de Net- 
tancourt était parti pour la campagne et qu’il ne pouvait s’occu- 
per de rien. C'était très bien. L'affaire en resta là. 

Nous reviendrons tout à l’heure à d’autres communications 
avec Esterhazy, qui dans sa longue déposition devant la Chambre 
criminelle, raconte beaucoup de choses. Je nele suivrai pas sur ce 
terrain. Nous en aurions pour une journée entière pour lutter avec 
lui et le confondre. 

Il a dit seulement que le général de Pellieux prenait ses inspi- 
rations à l'État-major pendant tout le temps qu’a duré son instruc- 
tion, qu’on lui donnait des renseignements et des indications. Eh 
bien, ceci est absolument faux, c’est absolument contraire à la vérité 
et je puis le déclarer de la façon la plus nette au Conseil, parce 
que le général de Pellieux, tout le monde le sait, a demandé une 
enquête au Gouvernement il n’y a pas très longtemps; cette enquête 
lui a été accordée, elle a été faite par le général Duchesne. 

J’ai été appelé à répondre aux demandes de renseignements que 
m'a faites M. le général Duchesne et j'ai déclaré de la façon la plus 
ferme et la plus nette,et en cela je me suis trouvé d’accord avec le 
général de Pellieux, ce quin’arien d’extraordinaire, puisque nous 
étions tous les deux dans la vérité, j'ai déclaré que j'avais vu le 
général de Pellieux une fois au début de son enquête, lorsqu'il 
était venu me trouver par ordre du gouvernement de Paris. Il 
avait d’abord été annoncé par le gouvernement au chef d’État- 
major de l’armée. 

C'était pour me demander certains renseignements et pour voir 
quelles étaient les pièces du dossier que j'avais entre les mains et 
qui pouvaient lui être utiles pour son enquête. 

Je le reçus donc tout à fait à ciel ouvert et nos relations étaient 
des relations absolument de service. 

Je montrai au général de Pellieux les pièces qui pouvaient lui 
êtreutiles; il les examina, les choisit, et je leslui fis envoyer deux ou 
trois jours après par bordereau officiel signé du ministre. Le 





déteste manne à date 





AGE 


rainistre exigea que sa signature fût mise sur le bordereau et 


envoyé au gouverneur de Paris. 


Depuis lors, je n'ai plus vu et nous n’avons plus vu, le général 
de Pellieux à l’État-major jusqu’après son enquête, et bien au 
delà. 

Je tenais à préciser ce point devant le Conseil pour indiquer 
quelle est la valeur des renseignements donnés par Esterhazy. 

J'ai donné tous les renseignements à l'enquête du général 
Duchesne. FC 

Esterhazy prétend aussi que nous avions comme avocat et 
comme conseil son propre avocat, Me Tézenas. 

C’est absolument faux. J’ai vu M° Tézenas pour la première fois 
au procès Zola. Il y avait beaucoup de monde dans la salle des 
témoins à ce procès qui à duré près de 15 jours et par conséquent 
nous n’étions pas comme des emmurés cachés dans un coin, nous 
avons causé, et il n'y avait pas de mal, avec un grand nombre de 
personnes, et avec beaucoup d'avocats dont je pourrais citer les 
noms qui venaient nous témoigner leur sympathie, non seulement 
dans la salle d'audience, pendant les suspensions, mais même dans 
la salle des témoins. 

Me Tézenas est venu me parler, lui aussi, et je n’ai fait aucune 
différence entre sa conversation et celle des autres avocats. (Rres.) 
on ne peut pas m'imputer cela à crime. 

Mais Esterhazy qui a vu cela en fait des romans. 

Je me suis bien gardé au procès Zola et beaucoup d'officiers 
également se sont gardés de causer familièrement avec Esterhazy. 
(Mouvement.) Dès cette époque je le considérais comme ur person- 
nage compromettant, et je n’avais pas tort. 

J'arrive à son enquête. 

Pendant qu'on faisait l’instruction au Conseil de guerre, j'ai 
autorisé, je dois le dire, le colonel du Paty de Clam à voir Me Té- 
zenas une fois ou deux, et voici dans quelles circonstances. 

Le ministre de la Guerre voulait avoir des renseignements sur 
Esterhazy, il voulait être fixé sur ce qu’il faisait. C’était encore une 
chose bien naturelle. 

Le ministre voulait être renseigné ; moi, chef du service des 
renseignements, je devais prendre des renseignements à mon tour 
sur Esterhazy pour savoir ce qu'il faisait, qui il fréquentait, 


Esterhazy était un accusé qui n’était pas ordinaire: il avait été 
è Ï P : 


laissé en liberté, — chose qui nous échappe encore complètement, — 
par ordre du gouverneur de Paris, le général Saussier. (Mouvement 


II, 11 


7. ST CS 





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— 162 — 


prolongé.) Or.je ne sache pas que le général Saussier, généralissime 
très haut placé au-dessus de nous, aurait accepté un conseil quel- 
conque des officiers de l’État-major général; je connais assez les 
allures de commandement du général Saussier, très élevé au-dessus 
de nous et qui n’aurait pas accepté — à très juste raison du reste 
— les observations ou les renseignements qu’on aurait pu lui don- 
ner. Donc, si Esterhazy a été laissé en liberté, c'est sur l’ordre du 
général Saussieret l'État-major del'armée n’y était absolument pour 
rien, Je tiens à le déclarer très nettement, Ainsi, le ministre voulait 
savoir ce que faisait Esterhazy, quels étaient ses sentiments. Je dis 
àdu Paty : «Voyez donc M. Tézenas et causez avec lui d’une façon 
discrète, » ; 

Je crois que le colonel du Paty le vit deux fois, et puis, comme 
en définitive je trouvais le colonel du Paty un peu ardent, et, je dois 
le dire, un peu léger dans sa manière d’être, je laissai tomber ces 


relations. Voilà la seule chose que j'ai autorisée avec du Paty, en 


dehors de M. de Nettancourt. Maintenant, au moment de l'interpel- 
lation de M. de Mun à la Chambre, je crois que c'était dans les 
premiers jours de décembre, le chef d’État-major fut indigné de ce 
qui se passait et voulut faire tout de suite une lettre de protestations; 
il la fit et me la montra, cela se passait vers 11 heures du matin, au 
moment où ilallait chez le ministre de la Guerre; il voulait porter 
la lettre (out de suite, il me la montra. 

J'ai eu cette idée : Mais enfin il faut, avant de l'envoyer, deman- 
der au colonel du Paty de Clam:; il est léger, ardent, un peu impru- 
dent; n’aurait-il pas fait quelques démarches compromettantes? 
Nous entendions “dans les journaux toutes ces histoires de femme 
vuilée; ete... 

Avant de partir pour déjeuner, je voulus prévenir le colonel 
du Paty, je lui dis : « Voilà la lettre que le chef d’État-major a 
envoyée au ministre ; nous sommes bien d’accord, il n’y a pas eu 
d’imprudence de votre part? » Il me répondit : « Oui, mon 
général. » 

La lettre a été envoyée. 

Voilà, messieurs, comment nous avons été compromis, — je 
puis le dire aujourd’hui, puisqu’en définitive le colonel du Paty de 
Clam a été l’objet d’une ordonnance de non-lieu. Par conséquent, 
je ne charge pas un accusé; mais enfin je dois dire très carrément 


au Conseil la vérité, sans m'’arrêter aux conséquences, cela m’est 
? . 


absolument égal; je suis en demi-solde, en disponibilité. Je ne 


2 


réclame rien; mais il y a quelque chose qui domine tout cela, 





D ad D EN ET I TNT 





— 163 — 


c’est mon honneur, et c’est lui que je défends devant le Conseil en 
lui donnant ces explications très franches et très nettes. 

Je les ai données à M. le rapporteur Tavernier très longues. J'ai 
répondu à toutes ses questions et il m'en a posé de très nombreuses. 
J'en ai même provoqué et je lui ai dit: « Je veux la lumière, 
demandez-moi tout ce que vous voudrez, je répondrai. » 

Je résume ma déposition devant le Conseil. 

Le commandant Esterhazy jette la bave sur nous, sur moi, ça 
m'est égal; d’autres en ont jelé aussi; mais enfin je tenais à dire 
cela au Conseil, quoique je n’aime pas à me mettre en avant. 

Esterhazy a également parlé de son duel, et il a prétendu que 
Je lui avais donné des témoins. C’est encore faux. Je vais expliquer 
au Conseil comment cela s’est passé. C'était quelque temps après 
le procès Zola, au moment où le colonel Henry devait avoir un 
duel avec le colonel Picquart. Il y avait eu échange de témoins, ou 
du moins Henry avait constitué ses témoins. Ce jour-là, Henry 
vint me trouver chez moi, le matin; à peu près vers huit heures, 
etil me dit : « Esterhazy est avec moi. » C'était la première fois 
que je voyais Esterhazy directement. Je dis à Henry : « Cela m’en- 
nuie ; pourquoi me l’amenez-vous ? » Il me répondit : « Mon géné- 
ral, je vous l’amène, parce qu'il y a une question de témoins à 
régler entre le duel d’Esterhazy et le mien : il est venu me voir 
pour me demander la priorité sur mon duel, et je voudrais régler 
immédiatement cette question-là. » ? 

Henry était hésitant; il voulait régler cette question. Il me 
demandait un conseil, et je ne crus pas devoir le lui refuser. 
Esterhazy était absolument acquitté, mais enfin ce n’était pas une 
bête mauvaise, et par conséquent je n’avais pas de raison pour ne 
pas le recevoir avec un témoin, avec Henry. Enfin, je l'ai reçu. Il 
me raconta son affaire, m'expliqua qu’il voulait être le premier à 
se battre avec Picquart. Il avait demandé la priorité. Je lui répon- 
dis : « C’est une question à régler entre vous; cela ne me regarde 
pas. » Mais Esterhazy me demanda de lui constituer des témoins et 
de les prendre dans l’État-major. Je n’y vis aucune espèce de 
malice, comme on dit vulgairement. Je trouvai cependant la chose 
extraordinaire, je lui dis très franchement et très nettement : 
« Jamais je ne vous donnerai de témoins pris dans l’État-major. » 
J’eus l’idée en effet, à ce moment, que cela nous compromettrait et 
serait très mal vu. Le ministre ne voudrait pas et les officiers que 
J'aurais autorisés seraient compromis. 

Je lui dis moi-même : « Prenez un officier de votre régiment ou 


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MES “5 à 5 


Me De LES, 
- * 


parmi les membres du Conseil de guerre qui vous ont examiné et 


qui, par conséquent,sonten mesure, s’ils le jugent à propos, d’être | 


vos témoins. 

Il prit un commandant et un colonel dont je ne me rappelle 
plus les noms. 

Henry était très hésitant et alors, voyant qu'Henry était hésitant 
et qu’il pouvait en résulter pour lui quelque chose de désagréable 
et de fâcheux dans l'esprit des camarades et du public, je lui dis : 
« Mais vous avez vos témoins, je vais voir votre premier témoin le 
colonel Parès et s’il veut se charger de la chose il ira demander à 
un de ces messieurs de vouloir bien assister le commandant 
Esterhazy. 

Voilà comment les choses se sont passées. C'est moi qui inter- 
vins auprès du colonel Parès, premier témoin de Henry pour 
trouver le second témoin que cherchait Esterhazy. Vous voyez qu'il 
n'y a dans tout cela rien que de très naturel et de très simple. 

Voilà, monsieur le Président, ce que j'avais à dire. 

Je pourrais en dire indéfiniment et réfuter tous les mensonges 
d’Esterhazy, mais je ne veux pas retenir davantage l'attention du 
Conseil. 

M° DewaxGe. — Un seul mot : M. le général Gonse tout à l’heure 
a expliqué au Conseil que lorsque M. du Paty de Clam lui avait 
demandé s’il pouvait s'adresser à M. de Nettancourt, il lui avait 
répondu oui, si c’est un homme honorable et si Esterhazy est 
innocent, dites-lui qu'il n’a rien à craindre. Cette réponse est mar- 
quée au coin du bon sens, c’est évident. Et alors, voici pourquoi je 
pose ma question à M. le général Gonse. Si MM. les membres du 
Conseil veulent bien se reporter à la page 668 de l'enquête impri- 
mée, ils y verront un procès-verbal de la séance du Conseil d’en- 
quète dans laquelle a comparu le commandant Esterhazy et où, à 
la page 668, Esterhazy avait posé la question suivante à M. du Paty 
de Clam : 

« Esterhazy ayant fait demander au témoin s’il le croyait 
capable d’avoir manqué à la discipline et à lhonneur, celui-ci 
s'explique ainsi : j'ai appris en octobre qu'on cherchait à compro- 
mettre Esterhazy, qu'on n'avait rien relevé contre lui, je n’ai pas 
cru pouvoir le laisser sans défense... » 

Eh bien! je voudrais demander à M. le général Gonse s’il a eu 
connaissance en juillet 1898 de l’entrevue Montsouris et si en tout 
cas, lorsqu'il a eu connaissance plus tard de la déposition de M. du 
Paty, il s’est, lui personnellement, préoccupé de savoir quels étaien 











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— 165 — 


les officiers qu'avait consultés du Paty et avec le conseil desquels, 
paraïtl, il aurait organisé la machination que vous savez. 

LE GÉNÉRAL GONsE, — Je répondrai que je suis persuadé que du 
Paty s’est entendu avec Henry, mais je ne crois pas qu’il en ait 
causé avec d’autres, En tout cas, ceci se passait avant le Conseil 
d'enquête du mois de septembre. Je n’ai pas revu du Paty depuis 
ce moment-là et j'ai tenu à ne plus le revoir. J'ai fait une protesta- 
tion au général Renouard, vous devez l'avoir ici; je lui ai répondu 
sur tous les points, par conséquent j'ai donné tous les renseigne- 
ments, mais à cette époque-là je n’avais pas à faire d'enquête, 
j'avais quitté mes fonctions ou je les quittais le 10 octobre puisque 
j'ai été mis en disponibilité le 4er octobre, par conséquent je n'avais 
pas d’enquête à faire. 

Me DeuaxGe. — Quand j'ai demandé au général Gonse s’il con- 
naissait ces officiers, je pensais bien que cela pouvait être le colonel 
Henry; mais je pensais aussi à M. Gribelin. 

LE GÉNÉRAL GONsE. — M. Gribelin, je le couvre complètement, est 
un parfait honnête homme qui a été à Montsouris comme il aurait 
été au feu, comme il aurait été à Bruxelles si on l’avait envoyé en 
mission, comme il a été ailleurs d’après l’ordre de ses chefs. Le 
colonel Henry a eu le plus grand tort (je regrette d’être obligé de 
le dire parce qu'on ne doit pas charger un mort) de l’envoyer là 
sans lui dire que le sous-chef d’État-major n’était pas prévenu, car 
je suis convaincu que M. Gribelin n’y aurait pas élé s’il avait su 
que je n'avais pas été mis au courant. 

Me DEmANGE. — Par conséquent c’est du Paty et Henry comme 
Je le supposais, dont parle M. le général Gonse. 

Le GÉNÉRAL Goxse, — Il y à encore une déclaration que je pourrai 
faire, c'est que le lieutenant-colonel du Paty de Clam a agi de sa 
propre autorité, mais en définitive il entendait ce que je disais et je 
ne lui ai pas caché que je trouvais cette campagne singulière, 
bizarre et même tout à fait fâcheuse, et que si le commandant Ester- 


hazy était innocent, c’était un piège qu’on lui tendait. Je ne le Ini. 


ai pas caché; par conséquent, il connaissait toute ma pensée, mais 
de là à aller lui dire : « Allez prévenir le commandant Esterhazy ». 
il y à un monde, attendu qu’on peut causer, qu'on parle devant un 
officier dans lequel on a confiance, mais que si cet officier va faire 
des choses extraordinaires on n’est pas responsable. 

M° Labor. — Je tiens personnellement à dire que ce n’est pas 
moi qui me plaindrai de ce que l'honneur (d'officiers sorte intact 
d'ici et particulièrement l'honneur d'officiers généraux; mais ce qui 





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reste élabli par la déposition de M. le général Gonse, c’est qu'il 


y a des faits acquis, notamment la responsabilité du lieutenant- 


colonel du Paty et du lieutenant-colonel Henry, comme M° Demange 
vient de le constater. 

Et alors, à cette occasion, j'insisterai pour obtenir deux choses : 
pour obtenir d’abord que ledossier de l'enquête faite par M. Tavernier 
contre le lieutenant-colonel du Paty soit versé aux débats. Je consi- 
dère qu’il y a là un document d’une importance considérable, et je 
ne vois pas ce qui dans une affaire aussi large et où la lumière doit 
être faite d’une manière complète peut s’y opposer. J'ai donc 
l'honneur — et je pense que M° Demange s’associera à ma demande 
— de prier le Conseil, ou mieux M. le président, d’ordonner que le 
dossier de l'enquête faite par M. Tavernier soit versé aux débats. 

Le PrésipexT. — N'est-il pas parvenu? 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Je l’ai demandé, on en a refusé 
la communication. (Rumeurs prolongées.) 

Me Demaxce. — Alors il faudrait que M. le président l’ordonnât. 
M. le commissaire du Gouvernement peut la demander, mais il n’y 
a que M. le président qui puisse l’ordonner. 

Me Lasorr. — Ensuite j'insisterai pour la comparution de 
M. du Paty de Clam. Monsieur le commisssaire du gouvernement 
en a-t-il des nouvelles? 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Il n’est pas probable qu'il 


puisse venir. J’ai reçu hier une lettre (je n’ai pas la lettre là) de 


Mme du Paty de Clam qui écrit pour son mari toujours alité et inca- 
pable d'écrire. Aujourd’hui même il ÿ a réunion de médecins et 
nous aurons probablement demain la décision qui en résultera. 

Me LaBorr. — Quant à présent on nous fait espérer qu’il pourra 
venir? 

Le PRÉSIDENT. — On le fait espérer. 

Me Laror. — Voulez-vous me permettre maintenant, mon- 
sieur le Président, de poser quelques questions à M. le général 
Gonse ? 

D'abord M. le général Gonse parle de la campagne dirigée contre 
le commandant Esterhazy et qui a paru blämable à M. le général 
Gonse. De quelle campagne parle-t-il ? 

LE GÉNÉRAL Goxse. — Je parle de tout ce qui s’est passé depuis 
que M. Scheurer-Ketsner avait fait ses confidences au ministre 
de la Guerre, Nous savions très bien que l’on devait chercher 
à substituer le commandant Esterhazy au capitaine Dreyfus. 

Me Laporr. — Comment savait-on cela? 


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— 167 — 


Le GÉNÉRAL GoxsE. — Par des comparaisons d’écritures qui avaient 
été faites et qui nous avaient été signalées. 

Me Lagorr. — Comment pouvait-on savoir que c'était le comman- 
dant Esterhazy qui devait être substitué à Dreyfus ? 

Le PrésinexT. — Avait-on des indications permettant de penser 
qu'on voulait substituer le commandant Esterhazy à Dreyfus ? 

Le GÉNÉRAL Goxse. — En 1896 nous avions toutes les enquêtes 
que M. Picquart avait faites. 

Le Présinexr, — Et qui avaient porté sur Esterhazy? 

Me Laporr. — Comment le lieutenant-colonel du Paty de Clam 
pouvait-il avoir connaissance de ces enquêtes ? 

Le GÉNÉRAL Goxse.— J'ai dit tout à l'heure au Conseilet je répète 
que, vers le 45 octobre,lelieutenant-colonel du Paty de Clam devait 
passer du 3° au 2° bureau. Je lai fait venir; je l’ai pris comme 
secrétaire intime chargé de travailler chez moi, dans mon bureau. 
Il a eu ainsi connaissance de tout ce que j'avais puisqu'il avait à 
préparer mes lettres. 

J'ai ouvert mon registre confidentiel vers le 22 ou le 23.., j'ai 
dit la date exacte à l’enquête Tavernier, parce que j'ai demandé à 
M. Tavernier de saisir ce registre où la première lettre qui y était 
enregistrée indiquait le moment où je l'avais ouvert : Je crois que 
c'était le 22 ou le 23. 

M® Lagori. — Eh bien! qu'est-ce qui peut excuser, aux yeux de 
M. le général Gonse, des démarches aussi coupables à mon senti- 
ment que celles de M. du Paty qui se servait de la confiance dont il 
était investi pour se procurer des pièces et prévenir M. le com- 
-mandant Esterhazy ou le faire prévenir d'une manière ou d’une 
autre? 

LE GÉNÉRAL GONsE. — Je ne crois pas qu'il ait pris des pièces 
pour prévenir Esterhazy. Qu'il l'ait fait prévenir, c’est autre chose, 
mais quant à lui donner des pièces, c’est différent. 

Me LaBorr. — Je ne dis pas qu'il ait envoyé des pièces; je dis 
qu’il s’est servi de documents qui étaient à sa connaissance à raison 
de la confiance dont il était investi pour communiquer à Esterhazy 
des faits le concernant; cela est constant. Eh bien, je demande au 
général Gonse ce qu’il pense de la part d’un officier placé sous ses 
ordres de cette façon de remplir son devoir, et s’il en accepte la 
responsabilité, s’il le couvre? 

LE GÉNÉRAL Goxse. — Le couvrir, ce serait bien difficile; mais 
enfin, dans une certaine mesure, j'ai expliqué et j’explique l'attitude 
de du Paty qui est un homme très emballé, qui était à cette époque 









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très emballé; je l’explique par les conversations que je tenais devant 
lui. (Rires.) 

Me Lamort. — Et conversations dont il a abusé. Est-ce que 
M. le général Gonse aurait pris pour sa part une initiative du 
même ordre ? 

LE GÉNÉRAL GOxsE. — Jamais de la vie, par exemple! 

Me Lagorr, — Cependant, il a songé à en prendre une : n’a-t-il 
pas assisté à un conciliabule où étaient présents le commandant 
Lauth et le colonel Henry, et où on a agité la question de savoir ce 
qu’il fallait faire pour Esterhazy ? 

LE GÉNÉRAL GoxsE, — C’est faux ! Il n’y a pas eu de conciliabule; 
on répète toujours cela ! Sice sont des insinuations, je ne les accepte 
pas ! 

Me Lagorr, — Ge n’est pas une insinuation, c’est un fait dont a 
déposé M. du Paty. 

LE GÉNÉRAL Goxse. — Ce n’est pas pour vous, monsieur le défen- 
seur, que je dis cela; mais on a dit d’une façon générale que je 
venais voir ces messieurs et que je leur traçais leur ligne de con- 
duite. Eh bien, je n’ai jamais cherché à tracer leur conduite à ces 
messieurs. Je leur donnais des indications pour le service ; je rece- 
vais le colonel Henry et du Paty assistait à ces conversations; je 
causais avec eux, très franchement ; on ne peut pas appeler cela 
des conciliabules. D'abord, le commandant Lauth n’y était pas. 

Me Laport. — Cependant, M. le général Gonse a eu l’idée de 
soumettre une lettre anonyme à M. le ministre de la Guerre. 

LE GÉNÉRAL GONSE. — Parfaitement, je l’ai dit. 

Me Lagor. — Eh bien, comment une pareille idée a-t-elle pu 
naître dans l'esprit de M. ie général Gonse et croit-il véritablement 
que de tels procédés soient justifiables”? (Mouvements.) 

Le GénéRaL Goxse. — Jai dit tout à l'heure au Conseil que le 
colonel Henry et du Paty étaient très agités. Eh bien, le colonel 
Henry m'a proposé ce moyen d’une lettre anonyme, j'ai accepté, 
et je l’ai soumise au ministre de la Guerre, Je ne dis pas que ce soit 
un moyen merveilleux, cela c’est incontestable, et s’il y a quelqu'un 
de repréhensible là-dedans c’est moi, attendu que c’est moi qui lai 
soumise au ministre de la Guerre ; j'accepte cette responsabilité, 
parfaitement ! Je l'ai dit à Tavernier, je lai dit au général Renouard 
quand il a fait l'enquête et je l’ai dit au ministre puisque c’est à lui 
que j'ai soumis la lettre sur laquelle j'ai mis par ordre : « Défense 
d’envoyér la lettre. Ordre du ministre. » Je n’ai rien eu de caché. 

M° Lagorr. — Est-ce que M. le genéral Gonse ne croit pas que 











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— 169 — 


par des procédés de ce genre il encourageait l'attitude de M. du 


Paty ? 
LE GÉNÉRAL Gonse. —- En aucune façon, en aucune façon. 
M° Lapori. — Le fait que lui-même a songé à employer ce 


procédé n'est-il pas de nature à le rendre plus indulgent qu'il ne 
le serait autrement à l’égard de M. du Paty? 

LE GÉNÉRAL GoNse. — Pas le moins du monde. 

M° Lagorr. — Alors, je demande à M. le général Gonse ce qu'il 
pense de pareils procédés, et je précise bien ma pensée. Un homme 
allait être dénoncé, allait être livré à un Conseil de guerre qui 
croyait juger en toute conscience et en toute connaissance de cause. 
N'est-ce pas tromper la justice militaire que de procéder par des 
moyens louches et illicites pour prévenir cet homme. Qu'en pense 
M. le général Gonse ? 

Le GénérAL Goxse. — Évidemment si on emploie des moyens 
illicites ; mais nous n’avons pas employé de moyens illicites. 

Me Lapor. — Pas vous, mon général ; nous allons préciser, cha- 
cun aura ici ses responsabilités. Mais je crois que nous entrons ici 
dans le nœud de l’Affaire, et ce n’est pas d’aujourd'hui que je dis 
qu’il y a sous cette Affaire un immense malentendu, que nous espé- 
rons bien dissiper, et, moins il y aura de personnes compromises, plus 
nous en serons heureux, parce que nous y avons tous comme 
Français un intérêt égal. (Sensution.) Mais il faut bien faire com- 
prendre au Conseil de guerre devant qui nous sommes et en qui 
nous avons toute confiance, parce qu’il connaîtra toute la vérité, 
dans quelles conditions a jugé en 1898 le conseil de‘ Guerre qui à 
jugé le commandant Esterhazy. L'article « Dixi » que je viens de 
faire lire, et qui est du 15 novembre 1897, présente tout le système 
de défense qu’on a employé alors, les prétendues machinations de 
Picquart, le syndicat, l'impossibilité pour Esterhazy de se pro- 
curer les documents du bordereau. M. le’Général Gonse a-t-il eu 
connaissance de cet article ? 

Le GÉNÉRAL GOxSE. — Je l’ai lu dans les journaux. 

Me Laporr. — À ce moment ne s'est-il pas dit qu’il était singu- 
lier que les journaux eussent des renseignements aussi précis ? 

Le GÉNÉRAL GoNsE. — Bien entendu, mais comment chercher, 
comment trouver ? On a cherché de tous les côtés ; s’il y a eu des 
indiscrétions, faites à l'État-major, avec le journal, ceux qui les ont 
commises se sont bien gardés de venir me le dire, et je n'ai pas pu 
le savoir. 

Me Lagon. — Monsieur le général Gonse sait-il que cet article 








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parait devoir être attribué comme inspiration au colonel Henry? 
LE GÉNÉRAL GONSE., — Je n’en sais absolument rien, 
Me Laporr. — Voici cependant ce qu'a dit... 


LE GÉNÉRAL GONSE. — Attendez... Devant le commandant Taver- 


nier, la question m’a été posée ; j'ai répondu que je ne savais pas 
et que je ne pouvais l’attribuer à personne de mon entourage. Si 
J'avais pu trouver l’auteur, je Paurais dit, parce qu'en définitive il 
y a toujours quelque chose qui rejaillit sur moi. 

Me Laporr. — Le nombre des personnes qui ont pu détenir ces 
renseignements n’est-il pas extrêmement restreint ? 


LE GÉNÉRAL GONsE. — Bien entendu. 

Le PRÉSIDENT au témoin. — Qui pouvait avoir ces rensei- 
gnements ? 

LE GÉNÉRAL GONSE. — Il y avait ces messieurs qui étaient au ser- 


vice des renseignements, et enfin il y avait également le colonel 
Picquart et son entourage. Par conséquent, moi, je ne suis pas res- 
ponsable de ce côté-là. 3 

Me Laporr. — Est-ce que M. le général Gonse entend dire que l’ar- 
ticle « Dixi » pourrait être dû à l'inspiration du colonel Picquart ? 

LE GÉNÉRAL Gonse. -— Non, mais cela pouvait être dû aussi à 
quelque personne de son entourage, une personne avec laquelle il 
aurait fait des indiscrétions et qui les aurait lancées, ces indiscré- 
tions, dans la presse. En définitive, cela pouvait venir de personnes 
absolument étrangères au ministère. 

Me Laporr. — Mais quelles personnes? Monsieur le Président, il 
faut préciser. On a déjà parlé pendant longtemps d’une prétendue 
dame voilée dont il ne saurait plus être question. On ne peut plus 
voiler les dames ! (Rires.) 

Il a été question à un certain moment dans l’enquête de M, Bertu- 
lus d’une certaine personne dont, si je ne me trompe, l'initiale avait 
été indiquée par le général Gonse, mais on a été obligé de reculer 
sur ce terrain et de reconnaître que la personne ne pouvait être 
soupconnée. Il ne faut pas, dans une pareille affaire où nous 
montrons des officiers comme le colonel Henry et le colo- 
nel du Paty de Clam se livrant aux pires manœuvres, se con- 


tenter d’insinuations. Il faut que le général Gonse nous dise qui il 


dénonce et alors nous saurons à qui faire remonter la responsabi- 
lité. : 

LE GÉNÉRAL GOXSE, — Mais je n’ai personne à dénoncer, je ne dé- 
nonce personne ; puisque je n’ai fait aucune espèce d'enquête, je ne 
puis dénoncer qui que ce soit. 


SI I) TI ET TUE D OO ONU PEN PSN DNN IPN ON NI VIE 


PRET PP PNR PS RE 7. 


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Me Lasorr, — Qu'est-ce que le général Gonse pense aussi des 
entrevues du colonel du Paty de Clam avec Me Tézenas, entrevues 
qu'il a conseillées ? 

LE GÉNÉRAL Gonse. — J’ai dit au Conseil ce que j'avais fait à ce 
sujet, je puis le répéter si c’est nécessaire. 

Le PRésipeNT. — Je crois que ce n’est pas la peine. Vous l'avez 
dit tout à l’heure. 

Me LaBorr. — Mais je demande à M. le général Gonse ce qu'ilen 
pense, et Je fais remarquer au Conseil de guerre quelle est la situa- 
tion ; Esterhazy est poursuivi pour crime de haute trahison. Il a un 
avocat, Me Tézenas, et c'est l'État-major qui le met en rapport avec 
son avocat. 

Je demande à M. le général Gonse pourquoi, et ce qu’il pense 
de pareils procédés judiciaires ou administratifs. 

LE GÉNÉRAL GONSE. — Je dirai encore ceci au Conseil, Esterhazy 
était un accusé spécial puisqu'il était en liberté. 

Me Lagorr. — Qu'est-ce que cela veut dire : un accusé spécial ? 
qu’entendez-vous par là? (Mouvements.) 

LE GÉNÉRAL GONSE. — Je veux dire qu’il était en liberté quoique 
accusé. Le ministre de la Guerre désirait savoir ce qu’il faisait, ce 
qu’il pensait, et comme il avait toujours des agissements bizarres, 
J'avais été chargé de le faire surveiller, de savoir ce qu’il faisait. 

Un des moyens qui me sont venus à l'esprit, c’est d’en parler à 
son avocat, de façon à savoir un peu ce qu’il faisait. Je ne 
voulais pas faire intervenir des officiers directement avec Ester- 
hazy, mais J'avais pensé à son avocat. Ce n’était peut-être pas très 
régulier, dame! je n’en sais rien. Enfin, il y a eu deux entrevues 
tout au plus; et, après ces deux entrevues, je les ai fait cesser. Je 
le dis très franchement au Conseil, je n’ai rien à cacher. 

Me Lapori. — Je crois que nous tournons dans un cercle vicieux ; 
car alors je vais poser à M. le général Gonse une nouvelle question : 
pourquoi Esterhazy était-il un accusé privilégié, n'est-ce précisé- 
ment pas parce qu’on lui avait accordé dès le début une protection 
véritablement extraordinaire ? à 

LE GÉNÉRAL GOxsE — Non, et je l’ai dit au Conseil, il était sous les 
ordres du gouverneur de Paris, le général Saussier, c’est le général 
Saussier qui était son chef. Lui, chef de la justice militaire, il avait 
ordonné d’instrumenter ou de faire instrumenter contre le comman- 
dant Esterhazy ; il a fait tout cela sous sa haute responsabilité; et 
je l'ai dit tout à l’heure au Conseil, peut-être un peu vivement, 
mais l’État-major n’avait aucune action sur le général Saussier. Le 









LATS CR 


général Saussier ne l’aurait pas permis, ne l’aurait pas accepté, par 
conséquent cette situation, si vous voulez l’appeler la situation 
privilégiée d’Esterhazy, était due au général Saussier, (Mouvement 
prolongé.) 

Me Lapor. — Est-ce que M. le général Saussier connaissait 
toutes les démarches de M. du Paty de Clam et tous les avertisse- 


- ments donnés à M. le commandant Esterhazy ? 


LE GÉNÉRAL Goxse. — II ne les connaissait pas plus que nous. 

Me Lasorr. — Donc, M. le général Saussier a été trompé; et par 
conséquent même les décisions de faveur qu’il prenait à l'égard du 
commandant Esterhazy étaient des décisions provoquées par les 
circonstances tout à fait particulières que le Conseil connaît et qu'il 
était nécessaire de lui signaler. 

Le Présipexr. — Vous n’avez plus de questions à poser ? 

Me Lagon. — J'ai fini sur ce point, monsieur le Président. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART, CONSEILLER. — Le colonel Gen- 
dron, qui a connu le colonel Sandherr, pourrait peut-être nous ren- 
seigner sur certains rapports. 

(Le colonel Gendron est appelé à la barre.) 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART. — Vous pourriez peut-être 
sans doute nous renseigner sur les rapports qu'Esterhazy aurait eus 
en 1894 et 1895 avec le colonel Sandherr et sur les services qu'il 
déclare lui avoir rendus? 

LE LIEUTENANT-COLONEL GENDRON. — J’ai été au service des rensei- 
gnements depuis le mois d'avril 1889 jusqu’au mois de décembre 
1893, époque à laquelle je suis entré à l’École de guerre. J’ai con- 
tinué à cette époque, étant à l'École de guerre, à avoir des relations 
avec le service des renseignements et j'ai été appelé même pour des 
traductions diverses, deux, trois mois, quatre mois après mon. 
départ. Par conséquent, j'ai été tenu au courant, même n’apparte- 
nant plus officiellement au service des renseignements à partir du 
mois de décembre 1893, j'ai été tenu au courant des choses les plus 
importantes qui s’y passaient à peu près pendant deux ans, par 
conséquent jusqu’en 1895. 

Eh bien! je n’ai jamais entendu dire que le colonel Sandherr ait 
eu la moindre relation avec Esterhazy. Bien plus, j'ai appartenu 
au service des renseignements d’une façon officieuse en 1882, j'étais 
officier d'ordonnance du général inspecteur des remontes, ayant 
beaucoup de loisirs dans l’après-midi. Le colonel Sandherr appar- 
tenait au service des renseignements comme capitaine, sous les 
ordres du colonel Vincent. Je passais toutes mes après-midi avec 


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— 173 — 


lui; il avait une connaissance assez vague de la langue italienne à 
l'époque et je l’aidais dans la traduction de documents italiens. Je 
faisais donc partie, je peux le dire, d’une façon officieuse, du service 
des renseignements. À cette époque encore, je n’ai jamais entendu 
dire qu’'Esterhazy ait eu des rapports quelconques avec ce ser- 
vice. 

Mais en remontant plus haut, à l’époque où le colonel Samuel 
dirigeait le service des renseignements, Je crois fort bien me rap- 
peler qu’Esterhazy et le commandant Weill étaient au service des 
renseignements; cela remonte bien haut dans l’organisation du 
service des renseignements. 

En un mot, mon impression est que de tous les mensonges d’Ester- 
hazy, celui qui serait le plus particulièrement odieux est celui qui 
consiste à dire qu'il aurait fait le bordereau sous l'inspiration du 
colonel Sandherr, ce qui est stupide. Voilà mon impression. 


LE LIEUTENANT-COLONEL CONSEILLER. — Il ne peut pas lui avoir 
rendu le service considérable dont il parle? 
LE LIEUTENANT-COLONEL (GENDRON. — J’estime que c’est une chose 


stupide, tellement stupide qu'elle ne peut pas être odieuse. 

Me Deuaxce. — Le colonel Gendron vient de dire qu’à une époque 
éloignée, sous la direction de M. le colonel Samuel, M. Esterhazy 
avec M. Weil faisaient partie ensemble du bureau des renseigne- 
ments. Ne serait-ce pas sous le ministère du général Grené ?.… 

Le commaxpaxr Carrière. — En 1877 ou 1878? 

M° DeuaxGe. — Je ne sais pas si c’est sous le ministère du géné- 
ral Grené, mais est-ce qu'à ce moment Henry ne s'est pas trouvé 
en même temps au bureau des renseignements? 

LE LIEUTENANT-COLONEL GENDRON. — Comme lieutenant, je sais que 
Henry a été, à une époque très reculée également, au bureau des 
renseignements. 

Me DeuaxGe. — Le commandant Esterhazy, Henry et Weil se 
seraient trouvés en même temps au bureau des renseignements. 

LE GÉNÉRAL GONSE. — Oui, en 1877 ou 1878. 

Le commanpanr Laurn. — Lecommandant Henry s’est trouvé pen- 
dant six mois avec Weil et Esterhazy. Il m'a raconté alors que 
le général de Miribel avait quitté le ministère de la Guerre; en 
attendant sa nomination aux zouaves, on l’avait mis provisoire- 
ment au service des renseignements vers 1878 ou 1877 et qu'il Sy 
était trouvé avec ces deux messieurs. 

LE GÉNÉRAL DE Boispgrrre. — Je demande la permission de dire un 
mot. Je donne le démenti le plus formel aux allégations du com- 








— 174 — 


mandant Esterhazy. S'il s'était présenté comme témoin, je le lui 
aurais dit, je repousse ces allégations avec le mépris qu’elles 
méritent. (Sensation) 

Le PRÉsipexTr. — Mme Pays est dans le même cas que le com- 
mandant Esterhazy, elle n’a pas été touchée par la citation. On 
donnera lecture de sa déposition. 


QUARANTIÈME TÉMOIN 


Mme PAYS 
Le GRerrier Coupois donne lecture de la déposition de Mme Pays. 


DÉPOSITION PAYS 
Du 29 décembre 1898. 


PAYS, Marie, 28 ans, sans profession, rue de Douai, 49. 

D. Nous avons entendu, comme témoin, Mn Gérard, concierge 
de la maison que vous habitez, et de son témoignage il résulte que, 
à diverses reprises, vous lui auriez fait des communications, même 
des confidences, touchant l'affaire Dreyfus-Esterhazy. C’est ainsi 
que le 12 août dernier, jour où vous avez été mise en liberté, vous 
lui auriez dit, chez vous, en dinant, qu'il n'y avait pas de justice, 
qu’on avait mis le commandant et vous en liberté, alors qu’on savait 
très bien que c'était vous qui aviez fait les faux, ou plutôt que 
c'était vous qui aviez écrit, sur l’ordre de du Paty de Clam, la 
dépêche signée Speranza et que c'était du Paty lui-même qui avait 
fait le faux signé Blanche. 

Nous ajoutons que le propos rapporté par Mme Gérard serait 
conforme à la déclaration que vous avez faite à M. le juge d'instruc- 
tion Bertulus? 

R. Je proteste sur les deux points. Je n’ai personnellement rien 
dit de semblable à Met Gérard, Lorsque nous dinions, le comman- 
dant et moi, Me Gérard nous servait et M. Artigues, attaché à la 
rédaction du Petit Journal, était présent. Le commandant, dans un 
mouvement de colère, a dit : « Ce n'était pas la peine de nous gar- 
der trente jours pour aboutir à une ordonnance de non-lieu, alors 
que nous sommes étrangers aux choses qu’on nous reproche: on 
nous a fait payer pour d’autres qu’on à voulu ménager. » Quant à 
moi j'étais anéantie et je n’ai rien dit. Je n'ai jamais reconnu devant 
M. Bertulus avoir écrit le télégramme signé Speranza, il y a eu con- 
fusion à cet égard : ce que j'ai déclaré avoir écrit, c'est un télé- 
gramme qu'Esterhazy voulait adresser à mon frère, à Rouen, au 
sujet de deux chevaux volés; je l’ai également signé et c’est le com- 
mandant qui l’a lui-même porté au télégraphe. La raison de mon 
intervention est que le commandant ne voulait pas que son écriture 
et sa signature fussent en circulation dans les bureaux de poste ou 
ailleurs. 





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D. D’après Mme Gérard, vous auriez déclaré qu'il n'a jamais 
existé de dame voilée, et que c’est vous qui auriez eu avec 
du Paty des conciliabules au pont Alexandre IIT ou devant les 
Invalides, et que c’est à vous que des pièces auraient été par lui 
remises? Vous auriez même eu plusieurs entrevues avec le général 
de Boisdeffre, de même que vous auriez eu des entretiens avec les 
généraux Mercier et de Pellieux. 

R: Je n’ai vu le colonel du Paty que deux fois : une première fois, 
quelques jours avant la réunion du Conseil de guerre qui à Jugé 
Esterhazy; je suis allée lui demander de me faire dispenser de 
comparaître comme témoin au procès ; il m’a répondu que la chose 
n’était pas de sa compétence, et m'a remis un mot sous enveloppe 
fermée, pour Esterhazy. La seconde fois, c'était le 2 janvier, Je 
suis allée demander au colonel du Paty de me rassurer sur lissue 
du procès, à quoi il a répondu que je pouvais être tranquille, qu’il 
n’y avait aucune charge contre Esterhazy. En me congédiant, il 
m'a recommandé de ne plus venir le voir, tant à cause de ses do- 
mestiques qu'à cause des conséquences que pourraient avoir mes 
visites au point de vue de l’opinion. Après l'acquittement d’Ester- 
hazy, je suis, malgré cette recommandation, allée le voir chez lui, 
avenue Bosquet, mais je n’ai pas été reçue; j'ai laissé un petit mot 
de remerciement dans une enveloppe à son adresse. Quant aux 
généraux de Boisdeffre, Mercier et de Pellieux, je ne les connais 
pas ; Je ne les ai jamais vus. 

D. Un témoin, Mme Tournois, nous a déclaré qu'un soir, vous 
trouvant irritée de ce que du Paty avait déclaré devant le juge 
d'instruction qu’il ne vous connaissait pas et ne vous avait jamais 
vue, vous avez dit non seulement avoir vu M. du Paty chez lui, 
mais encore Mme du Paty, et que celle-ci, devant un de ses domes- 
tiques, vous accueillait comme une amie? 

R. Cela est à peu près exact. Cependant ce n’est pas au cabinet 
d'instruction, mais au Conseil d'enquête que du Paty a déclaré ne 
m'avoir jamais vue. Chaque fois que j'ai vu M. du Paty. j'ai vu 
également Mme du Paty, qui venait à moi en me tendant la main et 
en me saluant, ou tout au moins en me rendant mon salut, J'imagine 
que cet accueil était fait pour donner le change à ses domestiques, 
car je ne connais pas Mme du Paty. Cette attitude avait sans doute 
une raison : Je ne la connais pas. 

D. Mne Gérard nous a déclaré que, lorsque, au mois d'octobre, 
vous êtes partie pour l'Angleterre, vous auriez emporté, avec cer- 
lains papiers cousus dans le fond de votre chapeau, la lettre 
qu'Esterhazy a adressée à M. le Procureur général Manau, et dont 
la minute avait été écrite et vous avait été remise par M. de 
Boisandré ? 

R. Je n’ai jamais cousu aucun papier dans le fond de mon cha- 
peau. À mon départ pour Londres, je n'avais sur moi aucun papier 
que j'aie considéré comme important. Quant à la lettre de M. Manau, 
ce n’est pas M. de Boisandré qui à écrit la minute, c’est une autre 
personne que je ne connais pas, mais qui, d’après ce qu’on m'a dit, 

- appartient au monde du Palais et qui serait magistrat. C’est cepen- 





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dant M. de Boisandré qui m’a fait remettre cette minute, avec les 
épreuves de la brochure qui à été éditée par M. Fayard, M. de 
Boisandré a voulu garder copie de la lettre, et le concierge a dù 
attendre chez lui quelques minutes pour lui permettre de termi- 
ner ce travail; il m’a apporté le tout à la gare du Nord avec mes 
bagages. 

D. Au moment de sa comparution devant le Conseil d'enquête, 
Esterhazy avait feint d’avoir un domicile rue Blanche, n° 73. Le fait 
est-il exact? 

R. Au moment de notre arrestation, M. Esterhazy n'avait déjà plus 
son domicile rue de la Bienfaisance. Mme Esterhazy s'était retirée 
au château de Dommartin-la-Planchette, près de Sainte-Menehould, 
avec ses enfants. Il n'avait pas voulu que ses filles lui adressent des 
lettres à mon domicile, par un sentiment facile à comprendre, et 
c’est sur mes propres indications qu'il avait désigné ce domicile de 
la rue Blanche, dont je connaissais le concierge, qui est commis- 
sionnaire et qui avait fait quelques courses pour moi. 

D. Est-il vrai que le lendemain de la démission de M. Cavaignac, 
le mari de la concierge soit allé porter une lettre au ministère de la 
Guerre? 

R. Ce n’est pas le lendemain, mais la veille de la démission, 
que M. Esterhazy m'a envoy é une lettre fermée en me chargeant 
de la faire porter à M. Cavaignac. 

D. Le commandant vous a-t-il jamais déclaré qu’il était l’instru- 
ment de l’utat-major? 

R. A ce sujet, il ne m'a jamais rien dit de bien précis; cependant 
je l'ai entendu souvent se plaindre d'eux (qu'il ne désignait pas 
autrement), en ajoutant qu’il fallait qu'ils fussent des misérables, 
après les services qu’il leur avait rendus, pour lui faire toutes les 
infamies qu'il a subies. Il me le dit encore dans une lettre qu'il vient 
de m'adresser, où il manifeste le désir d’être mis en mesure de se 
justifier. 

D. Le jour de l'arrestation du colonel Henry, trois personnes 
seraient venues voir le commandant chez vous; le Jour du suicide, 
ces mêmes personnes seraient revenues? 

R. Effectivement, le jour de l’arrestation du colonel Henry, il 
est arrivé chez moi non pas trois personnes mais deux : ce 
n'étaient pas des officiers d’Etat-major ou autres ; c'étaient deux 
journalistes, dont un était M. Chabrier, qui m’a dit être rédacteur 
à l'Evénement : ce sont ces deux mêmes personnes qui, le jour du 
suicide, sont revenues; mais, ce jour-là, elles étaient accompagnées 
d'une troisième, que M. Chabrier a dit être M. Dollfus, journaliste. 

D. Vous auriez dit à Me Gérard que le commandant aurait 
obtenu 10,000 francs du journal L’Observer, et 10 autres mille 
francs, à titre d’indemnité pour unechanson faite contre lui ? 

R. La concierge se trompe sur les chiffres:ce n’est pas 10,000, 
mais 42,500 francs que M Beer, directrice de l’Observer, a payés 
à M. Esterhazy. Quant à l'indemnité reçue pour une chanson faite 
contre lui, elle n’a pas été de 10,000 francs, mais seulement de 
4,950 francs. 








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D. Vous avez déclaré à Mme Gérard que vous connaissiez les 
auteurs du bordereau et vous les lui auriez même nommés ? 

R. Je ne crois pas avoir fait jamais à Mme Gérard une déclara- 
tion semblable. En tout cas, si je connaissais les auteurs du bor- 
dereau, je vous en dirais les noms. 

D. Mne Gérard dit avoir eu, entre les mains, une lettre du colo- 
nel Kainder, qui disait au commandant : « Soyez sans crainte, 
nous ferons notre possible pour vous tirer de là. » 

D. La concierge a mal traduit le nom du colonel : c'est le colo- 
nel Kerdrain qui était, je crois, rapporteur au Conseil d'enquête et 
qui écrivait au commandant pour lui faire connaître la composition 
du Conseil en même temps qu'il lui renvoyait diverses pièces que 
celui-ci lui avait confiées. Cette lettre qui constituait un pli de 
service marqué d’un sceau et qui avait été apportée par un plan- 
ton ne contenait nullement la phrase que Mme Gérard y a lue. Je 
crois, d’ailleurs, d’autant moins aux dispositions bienveillantes du 
colonel de Kerdrain, que le commandant, appelé par lui avant la 
réunion du Conseil d'enquête, a, sur une demande de ma part, 
tendant à connaître son appréciation sur les membres du Conseil, 
répondu : « Ces gens-là sont aussi des misérables, ils ont reçu 
l’ordre de me tuer ; ils me tueront. » 

D. Avez-vous vu plusieurs fois le colonel Henry? 

R. Oui, deux fois ; et, chaque fois, à l’occasion de son duel avec 
Picquart; mais jamais avant, 

D. Le commandant Esterhazy aurait dit plusieurs fois, devant 
Mne Gérard et son mari, que le retour de Dreyfus en France ne vous 
dérangeaitnullement, parce que vous saviez bien qu’il étaitinnocent? 

R. En ce qui me concerne, je n’ai jamais tenu un pareil propos. 
Mais j'ai entendu plusieurs fois le commandant s’expliquer sur 
l'affaire Dreyfus et dire notamment : « Je suissdr qu'ils auront fait 
à Dreyfus des monstruosités comme à moi, et celui-ci rentrera 
triomphant, grâce aux efforts de ses vaillants défenseurs, tandis 
que moi, je serai, dans l’opinion publique, le moralement condamné : 
la voilà l'erreur judiciaire. » 

D. Le commandant aurait affirmé qu’il avait été prévenu par 
l’État-major, au mois d'août, qu’il allait être dénoncé comme ayant 
écrit le bordereau ? 

R. Le commandant ne m'a jamais dit qu’il avait été prévenu 
par l’btat-major: voici ce que je sais à cet égard : le 18 octobre, il 
m'est arrivé, de Dommartin, sans n'avoir prévenue, ce qui n’était 
pas dans ses habitudes. Il à dîné chez moi : il me paraissait sou- 
cieux ; je l'ai questionné, croyant qu'il avait pu faire quelque perte 
d'argent; mais il m'a répondu d’une façon vague qu’une affaire 
l'avait appelé. — Quelques jours après, je lui ai fait part d’un rêve 
que j'avais eu la nuit précédente, et dans lequel Esterhazy m'était 
apparu se séparant de sa femme. « C’est une double vue, dit-il, 
car J'ai quitté Dommartin après une scène assez violente que j'ai 
eue avec Me Esterhazy. Et j'en suis parti sans même prendre les 
clefs de mon appartement de la rue de la Bienfaisance. » A ce 
moment, il m’a fait connaître la raison qui justifiait son retour 


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précipité : il m'a dit avoir reçu une lettre signée, non pas Speranza, 
comme on l’a dit, mais bien Espérance, dont je ne connais pas 
l’auteur et qui lui apprenait qu’il allait être dénoncé comme ayant 
écrit le bordereau, Je lui ai fait observer qu'une lettre anonyme 
pouvait n'avoir rien de sérieux et qu'il s'était bien rapidement 
décidé à partir, sur cette lettre. Sur le moment, il n’a jugé à propos 
de me donner aucun détail. Le lendemain ou le surlendemain de 
son arrivée chez moi, un monsieur, dont vous a parlé Mme Gérard, 
et sur le compte duquel Mt Choinet, ancienne concierge, pourra 
vous renseigner, s'est présenté à mon domicile, entre 6 et 7 heures 
du matin et m'a remis, dans l’entre-bäilement de la porte, un 
papier, dans une enveloppe fermée et sans adresse, en me disant de 
le donner au commandant. Ce monsieur aurait donné cinq francs 
à la concierge. 

Vers la même époque (et dans la même semaine), la concierge 
est montée, vers 6 ou 7 heures du matin, me remettre, pour le 
commandant, un pli sans adresse et elle a ajouté : « Je voudrais 
bien être réveillée souvent dans les mêmes conditions ; on m’a 
encore donné cinq francs. » 

J'ai tout lieu de croire que c’est après avoir pris connaissance 
de ces deux billets que le commandant est allé au ministère ; il m'a 
dit que le ministre ne l’avait pas reçu et qu’il avait chargé le géné- 
ral Millet de l’entendre : c’est après cet entretien que le comman- 
dant a écrit au ministre. 

Lecture faite, etc. 

Pays, Dumas, CouTanrT. 


QUARANTE ET UNIÈME TÉMOIN 


LE GÉNÉRAL LEBELIN DE DIONNE 


Le général Lebelin de Dionne, Louis, 71 ans, général de divi- 
sion en retraite, 

LE PRÉSIDENT. — Avez-vous connu l'accusé avant les faits qui 

sont passés? 

LE GÉNÉRAL LEBELIN DE DionNE. — Je l'ai connu pendant le temps 
de son séjour à l’école de Guerre. 

Le Présinexr. — Vous n'êtes ni parent ni allié de l’accusé? 

LE GÉNÉRAL LEBELIN DE Dioxxe. — Non. 

Le PréÉsipexr, — Voulez-vous nous dire votre appréciation 
sur les faits qui se sont passés à cette époque. 

LE GÉNÉRAL LEBELIN DE DioNxE.— J'ai eu le capitaine Dreyfus sous 
mes ordres pendant deux ans, du 1% novembre 1890 au 1°r no- 
vembre 1892, pendant tout le temps qu'il est resté à l’École de 
guerre. Dreyfus était entré avec un mauvais numéro à l’École de 








— 179 — 


guerre, mais il était très intelligent et au bout de très peu de temps il 
est arrivé à être un des premiers de sa promotion. Ses notes d’examen 
‘étaient très bonnes; ses travaux étaient bien faits; je n’avais jamais 
reçu de plaintes contre lui, de sorte qu’à l'inspection générale 
de 1892 je n'avais que de bonnes notes à lui donner; ce sont ces 
notes, ou du moins la copie de ces notes qui figurent au dossier, 
auxquelles on à seulement ajouté le numéro de sortie, que j'avais 
eues. Je n’aurais pas changé le numéro de ces notes si un incident 
ne s'était pas présenté. A la fin de ces examens, le capitaine Dreyfus 
et un deses camarades, unisraélite comme lui, sont venus réclamer 
en me disant qu’un examinateur leur avait donné une très mauvaise 
note, la note O0, parce qu'ils étaient Juifs; c'était la note d'aptitude 
au service d'état-major. 

Le fait m'avait paru très extraordinaire ; cependant, je dis à ces 
deux officiers que j'allais prendre des renseignements, et que si 
une injustice avait été commise, je la réparerais dans la mesure du 
possible, laréclamation étant fondée. Mais, avant de donner une répa- 
ration à ces deux officiers, j'ai voulu prendre des renseignements et 
savoir dans quelle mesure je devais le faire. Pour le premier de ces 
officiers, on ne m'en dit que du bien, la réparation était très facile 
grâce à la note du général de division commandant l’École ; mais, 
pour le capitaine Dreyfus, les renseignements furent tout autres. 

J'ai appris qu'il n’était pas aimé de ses camarades et de ses 
chefs à cause de son carattère cassant, de sa nature haineuse, de 
son ostentation, et de l’intempérance de son langage. Il disait 
notamment que les Alsaciens étaient bien plus heureux sous la 
domination allemande que sous la domination française.Je sais que 
M. Dreyfus a nié le propos, mais les renseignements que j'apporte 
au Conseil, sont des renseignements qui ont été contrôlés. Ils ne 
proviennent pas d’une source unique et présentent tous des garanties. 
Dreyfus conpaissait un certain nombre de femmes galantes. Il s’en 
vantait, et il se vantait surtout des fortes sommes qu’elles lui coù- 
taient. Je ne sais pas s’il dépensait de fortes sommes, mais je sais 
que lui, marié, père de famille, se vantait de ses relations avec des 
femmes galantes. 

Lorsqu'on me donna tous ces renseignements, je pensais que le 
capitaine Dreyfus ne devait pas rester à Paris ni figurer à l’État- 
major général. Cependant je me trouvais en présence d’une injustice 
à réparer et je ne voulais pas que l'École de guerre fût un lieu de 
persécution religieuse, je ne lui donnai donc pas une note 
très mauvaise; je lui donnai la note qu’il méritait et que j'avais 








—- 180 — 


donnée à tous ses camarades, Je laissai à la note donnée par l’exa- 
minateur tout son effet. L'effet de cette note était minime en effet, 
et le dommage presque nul; au lieu de sortir le 5° il est sorti le 8e ou 
le 9 et il a pu rester à l’État-major général. Par conséquent, je ne 
me suis jamais expliqué ses plaintes et ses récriminations contre le 
mal qui lui a été fait et qui était absolument illusoire. Je dois 
dire, monsieur le. président, que j'ai rendu compte de tout cela au 
ministre de la Guerre... 

En 1898, le ministre a fait demander une note sur le capitaine 
Dreyfus. J’ai parlé de ce que je viens de vous dire. Cette note paraît 
être en discordance avec la note de l’inspection. Cela provient de ce 
que je ne savais pas les faits que je viens d'exposer au Conseil. 

Quant aux faits qui amènent Dreyfus ici, Je ne les connais pas. Je 
n’en ai jamais rien su. 

Me DEmAxGEe. — Peut-être que par le rapprochement des notes... 

Le Présipexr. — Attendez. C’est bien de l'accusé ici présent 
que vous entendez parler? 

Le GÉNÉRAL LEBELIN DE DONNE. — Oui, monsieur le président, 

LE CAPITAINE DREYFUS. — Je Liens à dire à M. le général Lebelin de 
Dionne que je suis convaincu de sa bonne foi, mais je crois que ses 
souvenirs le trompent. Il me permettra de lui rappeler quelques 
souvenirs. 

Le fait que vient de rappeler M. le général Lebelin de Dionne 
s’est passé à la fin des examens de seconde année, 

A la fin de la première année, comme l’a rappelé très aimable- 
ment le général Lebelin de Dionne, j'étais arrivé à être un des pre- 
miers, J'étais, je crois, le quatrième ou le cinquième quand se sont 
ouverts les examens de seconde année; j'étais également dgns les 
premiers, j'avais conservé à peu de chose près mon rang, quand 
un jour, me trouvant chez moi après le déjeuner avec Mme Dreyfus 
dans mon cabinet, un de mes camarades dont le général n’a pas 
cité le nom et que je ne citerai pas non plus, vint très ému me 
rapporter ce fait qu'un des membres d’une sous-commission d'exa- 
men avait dit nettement, sans nous connaître personnellement, qu'il 
ne voulait pas de juifs à l’État-major et que par conséquent il nous 
mettrait cinq comme cote d'amour. Voilà le fait textuel. Mon cama- : 
rade était très ému; J'étais fort ému également et je trouvai le fait 
indigne et il me demanda ce qu’il y avait à faire. Comme j'étais le 
plus ancien (il était lieutenant et moi capitaine), je lui dis que la 
seule chose que nous pouvions faire était de nous adresser à nos 
chefs hiérarchiques. Cet officiæ hésita, me dit qu'il allait voir 








— 181 — 


d’autres amis. Je répétai que la seule chose que je puisse faire était 
de m'adresser à mes chefs et que je me refusais à faire toute autre 
démarche. Deux ou trois jours après il revint et il fut décidé qu’une 
démarche serait faite auprès de M. le général Lebelin de Dionne. 

J'allai personnellement trouver le général; il me reçut d'une 
manière très bienveillante et me dit qu'il le regrettait beaucoup. II 
constata, comme il l’a dit tout à l'heure, que mon camarade n'était 
pas rejeté très loin par cette note, que moi-même, au lieu de sortir 
quatrième ou cinquième, j'ignore quel eût été mon rang, J'étais 
rejeté seulement au rang de neuvième, que par conséquent Je n’étais 
pas très atteint non plus et que j’entrerais tout de même à l’État- 
major de l’armée. Je remerciai M. le général Lebelin de Dionne, je 
sortis et l'incident finit là. 

Quant aux propos que l’on me prète aujourd’hui, comme on 
m'en a prêté bien d’autres, j'affirme que je n’ai jamais tenu ce 
propos-là qui est contraire à tous mes sentiments (Mouvement). Je 
ferai remarquer simplement que les notes qui m’ontété données offi- 
- ciellement sont des notes postérieures de six semaines ou deux. mois 
à cette conversation, les notes qu’on a lues ici sont des notes de 
sortie de l’École de guerre; par conséquent, si le général Lebelin de 
Dionne avait eu à ce moment-là des renseignements tels qu’il prétend 
les avoir reçus, il ne m’eût pas donné, deux mois plus tard, les 
notes officielles qui sont au dossier. Moi, je ne puis m’en rapporter 
qu'aux notes officielles qui m'ont été données à ma sortie de l’École 
de guerre. Quant à des observations, il ne m'en.a jamais été fait. Je 
crois me souvenir que dans sa lettre qui est citée au dossier secret, 
et où on rappelle les paroles de M. le général Lebelin de Dionne, je 
crois qu'il est dit que M. le général Lebelin de Dionne m'a appelé 
pour me faire part de ses renseignements. Jamais M. le général 
Lebelin de Dionne ne m'a fait part de ce fait-là. C’est tout ce que 
j'avais à dire. 

LE GÉNÉRAL LEBELIN de DioxxE, — J'ai appris lincident par ces 
deux officiers. Les notes qui ont été données au mois de juin 1892 
sont des notes d’Inspection générale, Ces notes sont données au 
moment où les officiers entrent dans les différents bureaux d’État- 
major; il en est fait une conie, qui est envoyée ensuite dans les 
différents bureaux. 

Cette note, je ne pouvais pas, je ne voulais pas la changer, 
parce qu’on ne se serait pas expliqué qu'avec de mauvais renseigne- 
ments j’eusse donné des notes de mérite excellentes. 

Je répète que je n’ai pas remarqué que 1 École de guerre fût un 








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lieu de perséculions religieuses à l’égard des juifs : s'il s'était agi 
d'un chrétien il ne serait pas resté à l'Ecole de guerre avec de mau- 
vaises notes; il s’agissait d’un israélite, il y est resté. Voilà le sen- 
timent qui m'animait. 

M° DemaxGe. — Je fais simplement remarquer la date des notes : 
25 novembre 1892, notes adressées à M. le général commandant en 
second Giroux par M. le général Lebelin de Dionne. 

Quant à la pièce du dossier secret, qui a amené tout à l’heure la 
réflexion de Dreyfus, disant: « Le général Lebelin de Dionne m'a 
fait des reproches », je ne crois pas que le général ait fait des repro- 
ches directs au capitaine Dreyfus. La phrase a été mal interprétée 
dans cette pièce, le général dit : « J’ai eu des reproches à lui faire à 
ce sujet ». Cela ne veut pas dire que le général les ait faits directe- 
ment. 


LE GÉNÉRAL LEBELIN DE Dioxxe. — C’est une chose absolument 
insignifiante. 

Me DemaxGe. — Ce sont des propos répétés. 

LE GÉNÉRAL LEBELIN DE DioNxE. — La date du 25 novembre est 


celle où l’on envoie les notes des officiers. 

Le général Lebelin de Dionne ayant demandé la permission de se 
retire”, et M. le commissaire du Gouvernement ni la défense ne s'y 
opposant, M. le Président autorise le témoin à se retirer. 


. QUARANTE-DEUXIÈME TÉMOIN 


M. LONQUETY 


M. Lonquety Maurice, 40 ans, ingénieur civil à Paris, prête 
serment. 
Le PrésipexT. — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui lui 


sont reprochés. 


M. Loxouery. — C'était mon ancien à Polytechnique. 
Le PRésipexT. — Vous n'êtes ni son parent, ni son allié, vous 


n’êles pas à son service et il n’est pas au vôtre ? 


M. Loxouery. — Non, monsieur le président. 

Le PrésipexTr. — Vous avez déposé devant la Chambre crimi- 
nelle au sujet d’un voyage que Dreyfus aurait fait à Bruxelles. Vous 
auriez constaté sa présence dans cette ville dans l'été de 1894. Dites 
ce que vous savez à ce sujet. 

M. Loxquery. — J'ai souvenir d’avoir rencontré Dreyfus à une 
époque qu’il ne m'est pas possible de préciser exactement, C'était à 





tés in mate 4h à 










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Bruxelles; je ne crois pas que nous nous soyons parlés, et il était 
seul. Je crois que c’est à ce moment-là, sans en être certain. D’ail- 
leurs, le fait de nous rencontrer n'a absolument rien indiqué de par- 
ticulier pour moi. 

Le Présinexr. — Vous ne vous rappelez pas en quelle année 
vous l’avez rencontré ? 

M. Loxouery. — C’est très difficile. M. Cavaignac et M. d'Ocagne 
ont insisté auprès de moi pour que je tâche de déterminer cette 
époque. (Mouvement.) Les voyages à Bruxelles, pour moi, se font 
continuellement, cela ne constitue pas une date; je reste qua- 
rante-huit heures et je rentre à Paris. J’ai cherché alors à trouver 
avec une personne qui m’accompagnait dans ces voyages-là une 
donnée précise. Un ingénieur qui m’accompagnait m'a donné Ja date 
de l’été 1894; mais actuellement, je ne peux rien dire de précis. Si 
on m'avait demandé cela en 1895, j'aurais peut-être pu répondre; 
peut-être la chose était-elle plus ancienne. Mais en 1898 et 1899, 
époque à laquelle on m'a demandé de préciser cette date, cela 
m'est impossible ; je ne peux pas préciser la chose exactement. 
Le Présiexr. — Vous ne pourriez pas fixer l'époque? Vous 
ne vous souvenez pas d’une affaire particulière, d’un voyage qui 
pourrait fixer l’époque. 

M. Loxouery. — Mes voyages étaient assez fréquents ; il a pu se 
présenter ceci que de 1890 à 1894 j'ai pu me déplacer moins parce 


que j'étais surtout occupé à Boulogne-sur-Mer. C’est pourquoi 
j'ai pris la date de 14894, parce qu’on n’a parlé de cette époque-là. : 


Je me serais mieux souvenu en 1895 de cette chose-là, puisque c'est 
en 1895 qu'a eu lieu la conversation qui a été rapportée à M. Cavai- 
gnac. Je ne peux pas préciser cette date-là. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART, conseiller. — Pensez-vous que 
cette date puisse remonter à l’année 1886, par exemple, à l’année 
de l'Exposition d'Amsterdam, à une époque aussi éloignée ? 


M. Loxouery. — Cela me parait très loin; mais je ne peux fran- 


chement pas... ([l rit.) 

Le Présinexr. — Entre 1894 et 1886, il y a... 

M. Loxouery.. — Oui, il y a une marge énorme. Seulement, il y 
a ceci que la conversation, qui était une conversation de camarade 
avec d’Ocagne en 1895, s’est transformée en une déposition de jus: 
tice, et franchement, on me mettrait dans l’embarras en me deman- 
dant de préciser une chose pareille. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BroNGNIART. — Pensez-vous que cela puisse 
être en 1886? 





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M. Loxouery — Cela me paraît très loin. Je ne crois pas. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART, — Trop loin ? 

M. Loxouery. — Cela me paraît très loin. 

LE CAPITAINE Dreyrus. — Voulez-vous me permettre, monsieur le 
président, de rafraîchir les souvenirs du témoin; il se rappellera 
mieux. 

Le Présioexr, — Faites votre observation. 

Le carrraixe Dreyrus. — Les faits qu'a cités M, Lonquety sont 
très justes dans leur forme, il n’y a que la date qui le trompe. Je l’ai 
en effet rencontré, comme il le dit, sous les galeries Saint-Hubert à 
Bruxelles l’année de l'Exposition d'Amsterdam, la seule année où je 
suis allé à Bruxelles. Dans les débats de 1894, précisément, on 


m'avait demandé quel était le voyage que j'avais fait à l'étranger, 


vous trouverez ce voyage rappelé dans les dépositions de 1894. 

J'étais allé à l'Exposition d'Amsterdam. Il y a deux choses qui 
fixent la date. C'était avant le moment des passeports pour rentrer 
en Alsace, et ensuite c'était au moment de l'Exposition d'Amsterdam, 
voilà deux points que vous trouverez dans les dépositions de 1894 
et qui n'ont pas été faits pour les besoins de la cause puisque Je ne 
pensais pas qu’à ce moment-là M. Lonquety se rappellerait la ren- 
contre que nous avions faite à Bruxelles. Mais vous trouverez, dans 
les dépositions de 1894, la marque du voyage fait à Amsterdam 
avant le moment des passeports et au moment de l'Exposition 
d'Amsterdam, Je crois que cette date est 1885 ou 1886, je ne puis 
pas affirmer que ce soit la date exacte, mais il est facile de trouver 
la date par celle de l'Exposition d'Amsterdam. En revenant, j'ai 
passé par Bruxelles et j'ai rencontré M. Lonquety sous les galeries 
Saint-Hubert. 

M. Lonouerx. — Dans un restaurant, 

LE cApiITAINE DreYrus. — A la Taverneroyale, c’est exact. M. Lon- 
quety est venu me trouver, il s’est rappelé à moi comme conserit, 
je l’ai reconnu, nous nous sommes dit un ou deux mots, et voilà 
toute notre rencontre. Depuis, je l’ai rencontré quelquefois à Paris 
sur le boulevard, mais sans avoir jamais eu avec lui aucune ren- 
contre sérieuse. 

M. Lonquerr. — Puis-je me retirer ? 

Le PrésinexT. — Vous pouvez vous retirer sous la réserve de 
laisser votre adresse au greffe. 

La séance est levée à AA heures et demie. 





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ONZIÈME AUDIENCE 


Jeudi 24 août 1899. 


L’audience est ouverte à 6 h. 30. 

Le premier témoin, M. Penot, malade, n'ayant pu se présenter à 
audience, Le GRerrier Coupors donne lecture de sa déposition devant 
la Cour de cassation. 


QUARANTE-TROISIÈME TÉMOIN 


M. PENOT 


L'an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le treize décembre, à 
quatre heures de relevée ; 

Devant nous, Ravary, rapporteur près le 1€" Conseil de guerre 
du gouvernement militaire de Paris, assisté du sieur Vallecalle, offi- 
cier d’administration, greffier dudit Conseil, en la salle du greffe, sise 
à Paris, est comparu, en vertu de notre cédule du onze du courant, 
le témoin, lequel, après avoir prêté serment. 

A répondu se nommer Penot {Denis-Henri), âgé de cinquante- 
trois ans, célibataire, rentier, domicilié à Paris, 18, rue dela Faisan- 
derie, déclare n’être ni parent, ni allié, ni domestique de l’accusé, 

D. — Dans une lettre que vous nous avez écrite le 5 décembre 
courant, vous nous priez de vouloir bien vous recevoir afin d’en- 
tendre votre déposition au sujet de l'affaire du commandant Ester- 
hazy ? 

R. — J'ai été absolument stupéfait de voir qu’une accusation 
infamante était déposée contre un officier de l’armée françaisu par 
M. Mathieu Dreyfus. Or, M. Mathieu Dreyfus, à ma connaissance, 
était lun des deux plus jeunes frères du condamné Dreyfus qui 
étaient venus offrir au colonel Sandherr, quelques jours après l’ar- 
restation de leur frère, uñe somme importante pour acheter sa con- 


science, afin d’étouffer l'affaire Dreyfus. 


D. — C'est une accusation grave que vous portez contre 
M. Mathieu Dreyfus. Veuillez préciser les faits en détail. 

R, —Peu de temps après, un mois environ, que l’arrestation 
du capitaine Dreyfus m’a été révélée par les journaux, en allant voir 
un dimanche après-midi le colonel Sandherr chez lui, je le trouvai 
encore sous le coup de l'indignation que lui causait la visite reçue 
qes frères Dreyfus chez lui, un ou deux jours auparavant, et de 








l'offre qu'ils lui avaient faite. Voyant que mon ami Saudherr n’était 
pas dans son état normal, je lui demandai ce qu'il avait et il me 
répondit : « Eh bien! voici ce qui vient de m'arriver. J'étais en train 
de déjeuner avec ma femme lorsque mon ordonnance entra dans la 


salle à manger, m'apportant une lettre et me disant qu'il y avait 


deux messieurs qui demandaient à me voir, mais sans avoir donné 
ni leurs noms ni leurs cartes. 

« Avant que j'aie eu le temps de prendre connaissance de la lettre 
que mon ordonnance me remettait de leur part, ces messieurs ont 
fait irruption dans la salle où je me trouvais. Je me suis levé, fâché, 
et J'ai dit à ces messieurs qu'on n’entrait pas comme Ça chez les 
gens sans savoir s'ils soui disposés à recevoir. Comme ils étaient là, 
j'ai dû les recevoir et les ai fait passer dans mon salon; c’est alors 
qu'ils se sont nommés en me disant qu'ils étaient les frères du capi- 
taine Dreyfus et que la lettre d'introduction qu’ils m’avaient fait 
remettre émanait du commandant Braun, ancien commandant de 
chasseurs à pied, un de mes amis, qui habite Mulhouse; ces mes- 
sieurs Dreyfus venaient me dire qu’étant de Mulhouse comme leur 
frère ils avaient songé à venir me trouver, sachant par les Journaux 
que j'avais été mêlé de près à celte affaire et que je m’intéressais 
sans doute à leur frère. 

« Je ne leur en laissai pas dire davantage, en ajoutant « que 
cette affaire ne me regardait pas et qu'elle 6 fait entre les mains de 
la justice militaire ». C'est à ce moment qu'insistant auprès de moi, 
ils m'ont d’un qu’en raison de mon influence au ministère et de ce 
que j'avais eu à m'occuper de l’affaire, ils pensaient qu'un mot de 
moi suffirait pour étoulfer l'affaire, et ils m'ont alors offert une 
somme de (autant que je me souvienne) cent cinquante mille francs, 
mais en tout cas pas inférieure à ce chiffre. Sur cette offre insul- 


tante, la colère me gagnant, ne voulant pas entendre davantage, je 


les bousculai en les reconduisant, ou plutôt en les mettant à la 
porte. » 

Voilà les faits tels que me les a racontés le colonel Sandherr. 

D. — Quand cette offre lui a été faite, était-il seul dans le salon 
avec ces messieurs Dreyfus ? 

R. — Oui. 

D. — Pouvez-vous nous dire si ces faits ont été racontés à d’autres 
personnes que vous, par le colonel Sanherr? Si oui, énumérez-les? 

D. — Oui. Je sais que le colonel Sandherr était tellement en 
colère qu'il en a parlé à ses supérieurs, à ses amis et à ses proches. 
Je sais qu’il en a parlé, parce que nous en avons parlé entre nous, 
en dehors des officiers de son service, au docteur Gentil, médecin 
principal à Paris, directeur du service de santé de la place, au doc- 
teur Stackler, son ami d'enfance, habitant 1, rue d'Edimbourg, à 
Paris, et à sa famille, surtout à sa femme, demeurant à Paris, habi- 
tant à ce moment-là, 10, rue Léonce-Raynauld, et, en dernier lieu, 
95, avenue de Villiers. 

La lecture faite au témoin de sa déposition, il a déclaré y per- 
sister et a signé avec nous et le greffier du Conseil. 

Signé : RAvary, PENOT, VALLECALLE. 


LE CL CPE TT 








LC os à ont dati dé ane te, Gé 


— 187 — 


M® DeuaxGe. — Le Conseil vient d'entendre la lecture d’une 
déclaration faite par M. Penot, qui ne s’est pas présenté aujour- 
d’hui à l’audience je né sais pourquoi. 

LE COMMANDANT CARRIÈRE. — [l est malade. 


Me Demaxce. — Avec certificat à l’appui? 
LE COMMANDANT CARRIÈRE. — Parfaitement. 
Me Demaxce. — Je vous demanderai, monsieur le président, de 


vouloir bien, en vertu de votre pouvoir discrétionnaire, faire 
ordonner la lecture de la note écrite le jour même de la visite de 
M. Mathieu Dreyfus, par M. le colonel Sandherr; elle est à la 
page 740. 

Le érerrier Covupors donne lecture de la note du colonel Sandherr. 


NOTE DU COLONEL SANDHERR 


Aujourd’hui à une heure et demie après midi, M. Mathieu Drey- 
fus se présente à mon domicile et me fait passer sa carte; je le fais 
entrer. Ils entrent à deux, lui et son frère Léon Dreyfus. 

Ils me présentent immédiatement deux lettres d'introduction de 
deux de mes amis : la première du commandant À. Braun (de Mul- 
house), la deuxième de M. R. Kæchin (de Paris). 

Ces messieurs (les frères Dreyfus) me demandent ce que, par 
ma situation, ayant eu les pièces entre les mains, je pense de la 
culpabilité de leur frère le capitaine. Ils s'adressent à moi en ma 
qualité d’Alsacien et de Mulhousien. 

Je réponds que les journaux racontent beaucoup de choses, mais 
qu’à côté d'indications vraies ils en donnent beaucoup de fausses... 
que je ne suis pas mêlé directement à cette affaire et que je ne peux 
rien leur dire. 

D. — Mais que pensez-vous de la culpabilité de notre frère? 

R. — Puisqu'on l’a arrêté, c’est que, sans doute, on a pensé 
qu’il était coupable. 

D. — Mon frère, un Mulhousien, un Alsacien, coupable de tra- 
hison, ce n’est pas possible! Il est innocent. 

J'ai lu tout le dossier; il n’y a rien de sérieux dans ce done 
rien, sauf un petit papier soi-disant écrit par mon frère. 

M. Gobert, l'expert, est d'avis que ce n’est pas mon frère qui 
Va écrit. 

Le rapport de M. Bertillon est l’œuvre d’un fou, l’avez-vous lu? 

R. — Je ne connais pas M. Bertilton. Vraiment, vous avez lu 
tout le dossier ? 

D. — En entier. Mais c’est une machination; ne croyez-vous 
pas que c’est une machination ? 

R. — Oui, votre frère est accusé de machinations. 

D. — Non! ce n’est pas ce que nous voulons dire. C’est une 
machination contre notre frère, parce qu'il est officier juif et qu'on 
voulait le mettre hors de l’armée. 

R. — Permettez! On n’a pas de pareilles idées dans l’armée, de 





monter une semblable affaire contre un officier, uniquement parce 
qu'il est juif. 


D. — Mais le huis clos que l’on veut prononcer, ce n’est pas 
admissible, et les débats doivent être publics. Ne trouvez-vous pas? 

R. — Cela ne me regarde pas, c’est l’affaire du Conseil de 
uerre, 


Seulement, dans toutes les affaires d'espionnage, aussi bien en 
Allemagne et en Italie qu’en France, on a toujours prononcé le huis 
clos. (Rappelez-vous le procès des deux officiers de marine française 
arrêtés à Kiel et l’affaire toute récente du capitaine Romani.) 

D. — Mais notre frère est innocent. M° Demange nous a dit 
_ qu'il n'avait jamais eu à défendre un accusé aussi innocent. 

Et pourquoi aurait-il trahi? Ce n'est pas pour de l'argent, .… avec 
sa fortune; ce n’est pas le jeu qui l’y a poussé : il ne joue pas; ce 
ne sont pas les femmes. 

R. — Je n'en sais rien. 

D. (Sur un ton trrité.) — C'est le commandant du Paty qui a 
une attitude incroyable. Je ne voudrais pas être à sa place. 

Il a été jusqu’à traiter notre frère de misérable dans un de ses 
interrogatoires à la prison. 

R. — Permettez! Je vous arrête ici. Je ne connais pas d'’officier 
plus honorable que le commandant du Paty. 


D. — Mais cette pièce, où a-t-elle été trouvée? Comment se l’est- 
on procurée ? 


R. — Je n’en sais rien. 
D. — Vous êtes tenu par le secret professionnel ? 
R. — C'est possible! Maïs je ne puis rien vous dire à ce sujet. 


D. — Notre frère est innocent ; nous voulons le réhabiliter, quoi 
qu’il arrive; nous ferons tout pour cela. 

R. Je comprends que vous n’admettiez pas que votre frère soit 
coupable: votre famille passe à Mulhouse pour avoir des sentiments 
très français. Je compatis à votre peine, mais il faut vous en rap- 
porter à la justice. Il n’y a rien à faire en dehors d'elle, et tout ce 
que la presse peut dire ne peut bonifier le cas de votre frère en ce 
moment. 


D. — Que notre frère soit acquitté ou condamné, nous ferons 
tout pour le réhabiliter. 

Notre fortuneest à votre disposition si vous pouvez nous y aider. 

R. — Comment dites-vous ? Je vous prie de faire attention. 

D., d'un air désolé. — Mais, pardon, nous voulons dire qu'au 
besoin nous dépenserions toute notre fortune pour trouver le véri- 
table traître, pour arriver à la découverte de la vérité. Car il y a 
bien un traître, n’est-ce pas ? Mais ce n'est pas mon frère. 

R. — Sans doute, il doit y avoir un traître, puisque l’on a arrêté 
votre frère pour cela. 

D. — Eh bien! nous le trouverons, celui-là. Pouvez-vous nous y 
aider ? 

R. — Je n’y puis rien, et puis Je ne vois pas comment vous trou- 
veriez cet autre traître (d’après vous). Croyez bien que, si l’on a 
arrêté votre frère, c’est que l’on a dà faire des recherches longues 








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et sérieuses avant de s’y décider. Et puis, pour faire vos recherches, 
il faudrait que vous vous installiez au ministère, que le ministre et 
tous les officiers soient à votre disposition, etc... Cela ne me parait 
pas très pratique. 

D. — Nous ferons tout. 

Ces dernières questions reviennent ensuite plusieurs fois de 
suite à peu près dans les mêmes termes. J’y réponds toujours que 
je n’y puis rien; qu'il faut s’en rapporter au Conseil de guerre. 

Nora. — Le précédent entretien est rapporté aussi fidèlement 
que ma mémoire me l’a permis. 

En tout cas, c'en est le sens exact. 

Le lieutenant-colonel, 


Signé : SANDHERR. 


Me DemaxGe, s'adressant au Président. — Voulez-vous simple- 
ment me permettre de vous faire remarquer, ainsi qu'au Conseil, 
qu’en entendant tout à l'heure la déposition de M. Penot il a bien 
remarqué, en entendant ceci, que M. Penot rapportait qu’il tenait du 
colonel Sandherr que M. Mathieu Dreyfus et son frère lui auraient 
offert 150,000 francs pour étouffer l'affaire. 

Le Conseil vient d'entendre la lecture de la note du colonel 
Sandherr, rédigée le jour même, et c’est avec cette note du colonel 
Sandherr que je réponds à M. Penot et que j’affirme que la décla- 
ration de M. Penot est évidemment inexacte. 

Le PrésibexTr. — Voulez-vous faire entrer le témoin suivant. 

Me Lasorr. — Avant d'entendre, dans un nouvel ordre d'idées, 
un témoin, voulez-vous être assez bon, monsieur le président, pour 
ordonner l’audition de M. Linol, liquidateur judiciaire, qui m'a fait 
dire qu’il était en mesure de fournir des renseignements sur M. et 
Mme Bodson. M. Linol est à Rennes, je crois même qu'il est dans la 
salle. 

Le PrésinenT. — M. Linol est-il présent dans la salle? 

M. Linol est présent. 

Le PrésipeNT. — Monsieur Linol, voulez-vous avancer. 


= 
û 


QUARANTE-QUATRIÈME TÉMOIN 
M. LINOL 


M. Linol (Louis-Armand), 43 ans, avocat liquidateur de sociétés, 
28, boulevard Saint-Denis, Paris. 

Le PRÉSIDENT, — Veuillez-nous faire part de ce que vous avez 
à dire au Conseil. 





— 190 — 


M. Lixoz. — Monsieurle Président, par hasard, grâce à votre bien- 
veillance, j'assistais hier à l'audience ; par un sentiment de respect 
pour la justice militaire et je dois dire de commisération pour ce 
malheureux que j'ai connu au début de sa carrière, j'ai demandé à 
être interrogé. Le hasard a voulu que ce jour-là, c’est-à-dire hier, 
j'aie entendu la déposition d’un témoin que je ne connais en aucune 
espèce de façon qui parlait de personnes que j’ai connues, en 1885, 
avec le capitaine Dreyfus. À cette époque, je montais à cheval, je 
connaissais M. Bodson qui était propriétaire de la « Redingote 
grise », je connaissais Me Bodson, qui était la fille du D" Flatet et 
qui avait une situation de fortune considérable, M. et Mme Bodson 
avaient l'habitude de réunir très souvent un certain nombre de 
relations ou d’amis chez eux, dans leur hôtel situé, 16, avenue du 
Bois. Parmi ces relations, je ne puis citer aucun nom, mais je peux 

citer, en dehors de M. Dreyfus, des députés, des fonctionnaires, des 
magistrats, d'autres officiers. Je dois donc dire que la société qui 
se réunissait chez M. et Mme Bodson était en réalité de la bonne 
compagnie, Je ne veux rien dire sur ce qui se passait dans ces réu- 
nions, mais j'’affirme de la façon la plus nette que ce qui s’y passait 
est ce qui se passe dans les salons de Paris où l’on reçoit une 
société un peu mélangée peut-être, mais parfaitement correcte. 

Il est très exact que nous montions quelquefois à cheval avec 
M. Bodson, Mne Bodson d'autre part et M. Dreyfus que j'avais ren- 
contré. J’ai dîné quelquefois chez M. et Mme Bodson, non seulement 
avec M. Dreyfus, mais avec sa belle-sœur, je crois ; par conséquent, 
la famille de M. Dreyfus fréquentait chez M. et Mme Bodson 

J'ajoute, et ceci est le seul point important de la déposition que 
Je peux fournir au Conseil, que j'ai perdu de vue M. Dreyfus à 
partir de 1886 ou 1887 je crois; mais j'ai connu M. Bodson, mort 
aujourd’hui, qui était devenu mon client pour ses affaires commer- 
ciales; je l’ai revu quelque temps après la condamnation et la 
dégradation de M. Dreyfus qui nous avaient vivement impressionnés. 

M. Bodson, qui pour des motifs particuliers n’aimait pas le capi- 
taine Dreyfus, m’a déclaré de la façon la plus nette qu’il le considé- 
rait comme incapable de commettre le crime de trahison pour 
lequel il avait été condamné, 

C’est le seul point qui m'a frappé hier, et c’est pour cela que j’ai 
demandé la parole au Conseil pour lui fournir ce renseignement. 

Le Présipexr. — Parmi les personnes qui fréquentaient chez 
M. Bodson, y avait-il des étrangers? 

M. Lixoz. — Il pouvait y avoir des étrangers; mais toutes les 


— 191 — 





personnes qui fréquentaient chez M. Bodson étaient des personnes 
honorables. 

Le PRÉSIDENT. — Y avait-il des personnes appartenant au monde 
diplomatique ? 

M. Livoz. — Non, jamais je n’en ai vu. M. Bodson, quoique son 
nom soit un peu étranger, n’est ni juif ni étranger, c'était le fils 
d’un marchand de vinaigre d'Orléans. 

Le PrésinenT. — C’est bien de l’accusé ici présent que vous avez 
entendu parler ? 

M. Linoz. — Oui, monsieur le président. 


Le PRésipent à l'accusé. — Avez-vous des observations à pré- 
senter au sujet de cette déposition? 
Dreyrus. — Aucune. 


QUARANTE-CINQUIÈME TÉMOIN 


M. LE COLONEL MAUREL 


M. Maurel Émilien, 64 ans, colonel en retraite. 

Le PRésipeNT. — Connaissiez-vous l'accusé avant les faits qui 
lui sont reprochés? 

Le cocoxec Maurez. — Non, monsieur le président. 

LE PRésipENT. — C’est vous qui, en 1894, avez présidé le Conseil 
de guerre qui a été chargé de juger Dreyfus. 

LE coLonez MAUREL. — Oui, monsieur le président. 

Le PrésipeNt. — En cette qualité, vous pouvez apporter au 
Conseil des renseignements utiles, en même temps votre situation 
vous impose des obligations sur les limites desquelles vous êtes seul 
juge. Je vous prie donc de dire au Conseil ce que vous savez sans 
manquer au secret professionnel. 
| LE COLONEL MAUREL. — Avant de répondre à l'invitation qui 
. m'est adressée par M. le président, je-tiens à dire que, pendant 
toute la durée des débats de l'affaire Dreyfus, aucune communica- 
tion verbale ni écrite n’a été faite ni au président ni aux membres 
- du premier Conseil de guerre. Ils n’ont connu l'affaire que par le 
dossier communiqué à l'accusé et à ses défenseurs et par les dépo- 
sitions des témoins. 

Je prends l'affaire au 19 décembre, jour où elle a été appelée 
pour la première fois à l’audience. Les impressions que vous me 
demandez sont depuis cinq ans moins vives ; afin dene pas commettre 





— 192 — 


d'erreurs je ne dirai donc que ce qui me paraît être absolument 
gravé dans ma mémoire. 

Je n’ai rien à dire des expertises de MM. Charavay, Teysson- 
nières et Pelletier. L’expertise de M. Bertillon s'adressa à la fois à 
l'esprit et aux yeux des juges. On a dit qu’elle n’avait pas été com- 
prise, c’est inexact. 

Je passe aux témoignages. Presque tous les témoins à charge 
appartenaient à l’État-major de l’armée; vous les avez entendus. 
Je peux cependant dire un mot de deux témoignages : celui de 
M. du Paty de Clam et celui de M. Henry. Le témoignage de M. du 
Paty de Clam reproduisit d’une manière presque complète le 
rapport qu'il avait précédemment établi en qualité d'officier de 
police judiciaire ; de ce fait il embrassa presque toute la cause, il 
acquit une grande importance. — Je n'ai pas remarqué que dans sa 
déposition M. du Paty de Clam ait fait montre de parti pris ou de 
passion. 

Le témoignage du commandant Henry eût gagné à être moins 
exagéré en gesteset en paroles; on l’a raconté ces jours derniers, 
vous le connaissez. Pour moi, je crois que le commandant Henry a 
parlé sans haine et sans passion. 

L'attitude de l'accusé pendant tous les débats fut ferme et abso- 
lument correcte. Dans son interrogatoire, il répondit avec calme 
presque toujours, se bornant à repousser presque toujours égale- 
ment par des dénégations formelles les accusations portées contre lui, 
Après les dépositions des témoins, il protesta à plusieurs reprises 
et d’une manière véhémente, avec une indignation non contenue, 
contre les dépositions qui le chargeaient le plus. 

En ce qui me concerne, j’affirme hautement que ma conviction 
sur la culpabilité de Dreyfus s’est formée au cours des débats con- 
tradictoires qui ont eu lieu, et auxquels ont pris part l'accusé et 
son défenseur. Cette conviction était faite, absolument faite, ferme 
et inébranlable, lorsque le Conseil s’est retiré pour délibérer. 
J'ajoute que j'ai la persuasion intime que tous les juges parta- 
gealent à ce sujet ma manière de voir et avaient la même convic- 
tion que moi. 

M. le général Mercier vous a parlé dans sa déposition de pièces 
qu'il m'avait adressées pour être communiquées aux juges. Voici 
les explications que je peux donner en réservant toutefois d’une 
manière rigoureuse le secret de la salle des délibérations, me con- 
formant en cela à l'exemple de la Cour de cassation qui procédait 

de cette manière le jour où elle a entendu M. Freystatter. 


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— 193 — 


Le 21 décembre, l'audition des témoins était terminée et les 
plaïdoiries allaient commencer. M.le général Mercier, alors ministre 
de la Guerre, me fit remettre un pli fermé et scellé portant l’adresse 
du 1er Conseil de guerre. Ce pli, le seul (j’insiste sur ce mot) que j'aie 
reçu pendant toute la durée du procès Dreyfus, ne m'a pas été 
remis par M. Picquart. Je reçus donc un pli et l'officier qui était 
chargé de me le remettre ne me fit pas connaître ce qu’il renfermait, 

Mais il m’enjoignit, au nom du ministre, d'en donner connais- 
sance aux juges, dans des conditions de temps et de lieu nettement 
déterminées. (Mouvement prolongé.) 

Le pli fut rendu le lendemain soir en présence des juges, et sans 
aucune explication, au même officier qui me l’avait apporté la 
veille. 

Je ne connaissais pas le général Mercier; je l’ai vu pour la pre 
mière fois au procès Zola; je ne l'ai plus revu depuis que dans le 
courant du mois de juin dernier. 

Je n'ai pas autre chose à dire. 

Le PRésnenTr. — Monsieur le Commissaire du Gouvernement, 
avez-vous des questions à poser au témoin ? 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Nullement,. 

Le Présinexr. — La défense? 

Me LAgorr. — M. le colonel Maurel voudrait-il nous dire à quoi 
il attribue la communication secrète qui lui a été faite à la dernière 
heure? Quelle est d’après lui la raison pour laquelle cette commu- 
nication a été faite”? 

LE PRÉSIDENT. — Pouvez-vous répondre à cette question! 

Le cocoxez MAuRez. — Je ne puis répondre à cette question, 

Me Laporr. — La communication avait-elle été provoquée par 
une communication quelconque émanant soit du président, soit 
des membres du Conseil de guerre? 

Le coLoxEL MAuREL. — Je n’ai vu personne, absolument personne 
pendant toute la durée du procès ni avant. 

Me Laporr, — Le colonel Maurel voudrait-il être assez bon pour 
nous dire le nom de l'officier qui lui a remis le pli! 

Le PRÉSIDENT, — Pouvez-vous répondre à cette question? 


LE CoLoneEz Maure. — Parfaitement. Ce fut M. du Paty de 
Clam. (Sensation ) 
Me Laporr. — Enfin, — et, bien entendu, M. le colonel Mau- 


rel ne répondra que s’il croit pouvoir le faire, mais étant donné 
que le général Mercier a donné sur ce point des explications, je 
crois qu'il n'y aura dans la réponse du colonel Maurel rien qui 


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: mière pièce, je n'ai pas écouté les autres, parce que ma conviction 
” était faite, 
| Me Lagorr, — Le colonel Maurel pourrait-il affirmer que tous 


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FE les autres membres du Conseil de guerre étaient dans le mème état 

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3 d'esprit que lui ? 

à Le cocoxeL MauRELz. — Oui, et j'ai plusieurs faits à l’appui de 
mon dire : 


A 


Deux officiers, parlant à ma personne, à moi, m'ont fait con- 
- naître que leur conviction était acquise au moment où le conseil 
s’est retiré pour délibérer. 
Un troisième officier, dont j’ai lu la déposition dans le Figaro, 
du 31 juillet dernier, déposition qu'il a faite devant les Chambres 
_réunies de la Cour de cassation, a dit que sa conviction s'était 
formée par la déposition Henry et ensuite par l'expertise de M. Ber- 
| tillon. Afin qu'il n’y ait pas de doute, voici ce que j'ai lu (je ne 
garantis pas, bien entendu, ce qui a été publié par le Figaro); en 
parlant de la déposition Henry, ce témoin a dit: 
5 « Cette déclaration a eu sur moi une influence considérable, en 
raison de l'attitude de M. Henry. » 

Passant à l’expertise, il a dit: « Ma conviction de la culpabilité 
fut amenée par les affirmations des deux experts en écritures qui 
attribuèrent nettement le bordereau au capitaine Dreyfus. Deux 
autres experts trouvaient qu’il y avait de grandes ressemblances et 
des dissemblances. Les dissemblances furent expliquées par 
M. Bertillon au moyen de mots grossis par la photographie, de 
mots empruntés à une lettre de M. Mathieu Dreyfus. » 

J’ai encore quelque chose à dire à ce sujet. 

Quand le jugement de la Cour de cassation a été rendu, j'ai fait 
paraitre une déclaration qui est celle que j'ai eu l'honneur de faire 
tout à l'heure devant vous, dans laquelle je disais que ma convic- 
tion et celle des autres juges était faite au moment où ils se sont 
retirés dans la salle des délibérations. Cette déclaration a été repro- 
duite par les journaux. Aucun démenti, aucune protestation, 
aucune rectification ne m’est parvenue. j 

Autre chose encore, M. le Préfet de police Lépine, qui assistait 
uax séances du Conseil, x été interrogé comme témoin le 24 avril 





— 195 — 


dernier par la Cour de cassation, toutes chambres réunies. Qu’a- 
t-il dit? Après avoir parlé du bordereau et de son examen par les 
experts, il a conclu ce paragraphe de sa déposition en disant: «Je 
le répète, sur la question du bordereau, mon siège était fait et celui 
des juges aussi. » Je n’ai pas autre chose à dire. 

Me Lagorr. — Monsieur le Président, M. le colonel Maurel di 
qu’il n’a pas pris connaissance des pièces secrètes, parce que sa 
conviction était faite. Pensait-il donc qu'il ne pouvait y avoir dans 
le pli que des pièces à charge et que ceux qui le lui faisaient re- 
mettre étaient incapables d’y avoir mis des pièces retenues unique- 
ment pour éclairer les juges, c’est-à-dire que ces pièces fussent 
à charge ou à décharge? et comment, en sa qualité de juge, 
a-t-il cru, du moment qu’on lui communiquait des pièces, qu'il 
recevait, et dont il devait par conséquent à ce moment, de bonne 
foi, considérer la communication comme licite, comment, dis-je, 
a-t-il pu considérer sa conviction comme faite avant d’avoir achevé 
complètement l'examen du dossier qui lui a été remis! (Mouvement.) 

Le PRÉSIDENT. — Pouvez-vous répondre à cette question? 

Le coLoxez Maurez.'— Je n’ai pas bien compris, monsieur le 
Président. 

Me LaBorr. — Je vais reprendre, monsieur le Président. Je serai 
plus précis, pouvant, après mon premier développement, être plus 
bref. 

Comment M. le colonel Maurel, recevant la communication 
d'un pli contenant des pièces se référant à l'affaire, et sachant 
comme juge qu'il devait s’éclairer en toute conscience et qu'il 
devait attendre du ministère publie des communications sincères, 
c’est-à-dire contenant tous les éléments de l’affaire, qu'ils fussent à 
charge ou à décharge, comment le colonel Maurel a-t-il pu estimer 
que sa conviction était loyalement faite sans prendre connaissance 
complète du dossier qui lui était remis? 

Le cocoxez MAUREL. — Je n’ai pas à répondre à cette ques- 
tion, parce que je serais obligé, pour répondre, de parler de la 
première pièce que j'ai lue, et qui a suffi pour m'éclairer d’une 
manière complète. 

Me LaBorr. — Voulez-vous me permettre, monsieur le Prési- 
dent. Puisque, avec une loyauté à laquelle je suis heureux de rendre 
hommage, M. le président du Conseil de guerre lui-même disait 
tout à l’heure à M. Maurel que, seul, il serait juge des limites dans 
lesquelles il devrait renfermer sa déposition, puisque M, Maurel 
estime qu’il lui est permis de venir ici apporter l'affirmation de sa 








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conviction et des raisons de sa conviction, voulez-vous me per- 
mettre, monsieur le Président, d’insister auprès de lui pour qu'il 
nous dise quelle était cette première pièce et ce qu’elle contenait? 

Le Présinexr. — Je n'insisterai pas pour obtenir cette décla- 
ration. Le colonel Maurel est seul juge de ce qu'il à à dire sur ce 
qui s’est passé dans la salle des délibérations. 

LE coLoNEL MAuRELz. — Je n’ai rien à ajouter à ce que j'ai dit : 
le secret de la salle des délibérations serait violé si je disais ce qui 
s’est passé. | 

Me Laporr, — Le Conseil appréciera. 

Je demande à monsieur le Président s’ilene croit pas qu’il serait 
utile de faire entendre maintenant M. le capitaine Freystätter qui 
déposera évidemment sur des faits du même ordre. 


LE PRÉsiIbENT. — Il est cité par la défense et vous demandez 
qu'il soit entendu maintenant. Est-il présent? 

Me Laporr. — Il n’y a qu’à le faire demander par M. l’Au- 
diencier. 

Le PrésinexT. — C'est bien de l'accusé ici présent que vous avez 
entendu parler? £ 

Le coLonez MAUREL. — Parfaitement. 

Le PRÉésipexT. — Accusé, levez-vous. 


Avez-vous des observations à faire? 

LE capiTAINE DRevrus. — Je n'ai rien à dire. 

Le coLoxez MaAuUREL. — Monsieur le Président, un de mes enfants 
vient d’être victime d’un accident, je vous demande la permission 
de me retirer. 


Me Laporr. — Il serait peut-être bon d’attendre la fin de la 
déposition du capitaine Freystätter. 

Me DEMANGE. — Je crains bien qu’il ne soit pas là! 

Me Lagorr. — Je crois que nous pourrions le faire prévenir pour 


demain, et peut-être M, le colonel Maurel estimera-t-il qu'il peut 
attendre jusqu’à l'audience de demain. 

(MW. le colonel Maurel fait un signe d’assentiment.) 

Me LaBor!. — Monsieur le Président, j'aurai d’autre part un cer- 
tain nombre de questions à poser à M. le général Mercier, ques- 
tions qui se rattachent dans une certaine mesure aux faits dont 
M. le colonel Maurel a déposé. Je vous demanderai, monsieur le 
Président, de me permettre de le faire avant que M. le colonel 
Maurel ne parte. 

Le PrésinenT, — Voulez-vous le faire maintenant ou après la 
déposition du capitaine Freystätter? 





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Me Lagorr. — Je suis aux ordres du Conseil. 

Le Présiexr. — Puisque monsieur le général Mercier est 
présent, je le prie de vouloir bien venir. 

(M. le général Mercier se présente à la barre.) 

Le PrésinexT. — Quelles questions, maître Labori, désirez- 
vous poser ? 

Me Laporr. — Je désirerais poser d’abord une petite question; 
je passerai ensuite à d’autres questions, qui se rattachent à la dé- 
position de M. Maurel, 

Est-ce que le général Mercier — peut-être peut-il le dire, quoique 
ces faits soient un peu lointains — est-ce que le général Mercier 
reconnait bien avoir fait donner l’ordre à M. Maurel de donner 
lecture au Conseil de guerre, en chambre du Conseil, de pièces 
communiquées secrètement ? 

Le GÉNÉRAL MERCIER. — Oui, j'en ai pris la responsabilité 
complète. Je n’avais pas le droit de donner un ordre absolu, vous 
le savez mieux que personne, J'ai donné l’ordre moral aussi complet 
que possible, (Rumeurs prolongées.) 

Me Laporr. — Je dois maintenant vous demander, monsieur le 
Président, de revenir sur l’ensemble de la déposition de M. Mercier, 
n'ayant pas pu l’interroger et je procéderai par ordre. 

Le Présent, — Je vous prierai d’être bref le plus possible, 
parce que les débats s’allongent un peu trop. 

LE CoMMANDANT CARRIÈRE. — Cela me semble en effet de la 
discussion, et si nous entrons dans cet ordre d'idées, les débats 
n'auront pas de fin. 

Me Laporr. — Vous sentez avec quel respect, monsieur le Prési- 
dent, je reçois votre observation. Vous me demandez d’être bref, 
rien n’est plus juste, et je vous le promets. 

Le PrésinexT. — Je vous prierai de ne pas entrer dans la 
discussion. Faites seulement des questions et ne tirez pas de con- 
clusions. C’est dans la discussion que vous pourrez le faire. 

Me Lasorr. — J'entends dire par M. le commandant Carrière que 

c’est de la discussion avant que j’aie prononcé un mot! 

LE CoMMAxDANT CARRIÈRE. — Mon observation ne surprend 
personne. 

Me Lagon. — Je demande à M. le Commissaire du Gouvernement 
de préciser ce qu’il entend par cette phrase : « Cela ne surprend 
personne. » 

LE CoMMANDANT CARRIÈRE. — Je veux dire que nous avons Je 
droit de poser des questions aux témoins, mais que nous n’avons 


vs. de: 


— 198 — 


pas le droit de faire des déductions sur ces questions et sur les 
réponses qui sont faites. Je vous donne l’exemple. 

Me Lapor. — Je ne ferai sur les dernières paroles de M. le 
Commissaire du Gouvernement aucune observation, car depuis 
quarante-huit heures, je n’ai fait que poser des questions avec la 
plus grande courtoisie, je pense, je n’ai tiré aucune déduction. Si 
M. le commandant Carrière pose des règles sur lesquelles nous 
sommes d'accord, très bien, mais s'il entend me donner des leçons, 

e ne les accepte pas! 

Le PrésinexT. — Je vous prie de ne pas entrer dans la discus- 
sion ; posez la question sans discuter au fond. 

Me Laporr. — Vous serez assez bon, monsieur le Président, pour 
m'arrèter s’il y avait lieu; je me limiterai à cet égard dans les droits 
stricts de la défense. 

Voulez-vous me permettre, monsieur le Président, de faire 
préciser d’abord très exactement un point par le général Mercier : 
au début, quand il à eu avec les ministres, et notamment avec 
M. Hanotaux, la conversation que le Conseil connaît, y avait-il 
contre le capitaine Dreyfus d’autres charges que le bordereau? 

Le PrésipeNTr. — Général, quand vous avez discuté avec les 
ministres, non pas en Conseil des ministres, mais dans une réunion 
spéciale, y avait-il d’autres charges contre Dreyfus que le bordereau ? 

Le GÉNÉRAL MercIER. — Il y avait d’autres charges: les pièces 
dont j'ai donné la nomenclature, sur lesquelles j'ai donné des expli- 
cations et qui ont constitué ce qui a été communiqué comme 
dossier secret au Conseil de guerre. 

Me Laporr. — Pourquoi alors, monsieur le Président, le général 
Mercier n’en a-t-il pas fait part aux ministres? 

LE GÉNÉRAL Mercier. — Je ne crois pas avoir à répondre à cette 
question; c'est une question politique qui n’est pas du ressort de la 
défense. (Rumeurs) 

Me Laporr. — Je savais et j'ai dit à monsieur le Président que 
pas mal de mes questions resteraient sans réponse, voici la pre- 
mière; je continue. | 

Comment se fait-il alors que M. le général Mercier, à une date 
où, d’après lui, sa conviction était faite, ait pris l'engagement vis-à- 
vis de M. Hanotaux de ne pas suivre sur les poursuites s'il n'y avait 
pas d'autre charge? 

S'il connaissait d'autres charges, pourquoi n’en parlait-il pas? 
Et s'il n'en connaissait pas, il est en contradiction avec la réponse 
qu’il vient de faire. 





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— 199 


Le GÉNÉRAL MERCIER. — Je n’ai pas pris d'engagement vis-à-vis 
de M. Hanotaux. 

Me Laporr. — Alors, M. le général Mercier contredit — c’est le 
mot le plus modéré que je puis employer —M. le ministre Hanotaux 
sur ce point, car il y a au dossier une note qui a été lue et qui est 
précise sur ce point, M. Hanotaux — je regrette qu’il ne soit pas 
là — a dit que M. le général Mercier avait pris l'engagement de 
ne pas suivre s'il n’y avait pas d’autres charges que le bor- 
dereau. 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — Permettez! l'engagement de ne pas 
produire dans le courant des- débats de pièces pouvant mettre 
directement en cause une puissance étrangère. Voilà l'engagement 
que j'ai pris. 

Me LaBorr. — Voilà la réponse. Je prie le Conseil de retenir 
qu’elle est en contradiction avec la déposition de M. Hanotaux. 

S'il y avait d’autres charges, et des charges que le général Mer- 
cier continue à considérer comme sérieuses, pourquoi alors avoir 
procédé à l’opération de la dictée et avoir dit que si cette opération 
réussissait, le capitaine Dreyfus ne serait pas arrêté? 

LE GÉNÉRAL MERcIER. — Parce que l'opération de la dictée 
pouvait constituer une charge de plus si elle dénotait un trouble 
évident chez l'accusé. 

Me LaBorr. — Les charges antérieures étaient donc insuffisantes? 
(Sensation) 

Le président répète la question au témoin. 

LE GÉNÉRAL Mercier. — Je n'ai pas à apprécier si elles étaient 
insuffisantes ou non, j'avais à réunir toutes les charges possibles 
qui pouvaient éclairer la conscience des juges et la justice militaire. 

Me LaBorr, — Mais le général Mercier sait-il que le colonel du 
Paty de Clam a dit que si Dreyfus était sorti victorieux de l’épreuve 
de la dictée, l'arrestation n'aurait pas eu lieu? 

LE PRÉSIDENT, au général Mercier. — Avez-vous eu connaissance 
que le colonel du Paty de Clam ait tenu ce propos? 

LE GÉNÉRAL Mercier. — Je ne sais pas s’il l’a tenu, mais il n’y a 
rien d’impossible à ce qu’il l’ait tenu. 

M° Lapori. — Est-ce que ce propos correspondait au sentiment 
personnel de M, le général Mercier ? 

Le président répète sa question. 

LE GÉNÉRAL Mercier. — J'avais encore une certaine indécision. 

M° Lagorr. — Donc, et c’est la conclusion de cette seconde par- 
tie de mon questionnaire, M. le général Mercier n’était pas absolu- 


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— 200 — 


ment convaincu et décidé sur les charges qu’il nossédait antérieu- 
rement ? 

Le Présinexr. — Les charges que vous possédiez à ce moment-là 
étaient-elles de nature à entraîner votre conviction? 

Le GÉNÉRAL MERGIER. — Non, puisqu'il n’y avait pas eu d'enquête 
faite ; il n’y avait eu que des présomptions jusqu'alors. 

M° Lasorr. — M. le général Mercier voudrait-il nous dire main- 
tenant pourquoi il a pensé qu’il fallait précipiter l'arrestation et 
« agir vite », ce sont ses propres expressions à l’enquête de la 
Cour de cassation (page 5). 

Le président répète la question à M. le général Mercier. 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — Parce que, puisqu'il ÿ avait trahison, il y 
avait intérêt majeur à arrêter le plus tôt possible cette trahison. 

M° Laporr, — Pourquoi le général Mercier n’a-t-il pas fait tout 
simplement procéder à une étroite surveillance, qui lui aurait 
permis en même temps d'éviter les effets d’une trahison, et d’avoir 
des preuves plus complètes de la culpabilité, si elle existait? 

Le Présexr, au général Mercier, — M° Labori demande 
pourquoi vous n’avez pas fait procéder à une surveillance étroite. 

LE GÉNÉRAL MercIER, — Parce qu’une surveillance étroite est 
impossible dans ces conditions-là. 

M° Laporr. — M. le général Mercier voudra-t-il nous dire s’il a 
connu l'attitude et l’esprit de la presse à son endroit au moment de 
l'affaire Dreyfus”? 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Monsieur le Président, au ministère, il y 
a tous les jours un résumé des faits, des impressions de la presse et 
ce résumé est communiqué au cabinet du ministre. Quand le ministre 
a le temps, il en prend connaissance, quand il n’a pas le temps il 
ne le lit pas. 

Me Laporr. — Est-ce que M. le général Mercier connaît ou à 
connu les articles de la Libre Parole qui, au sujet de cette affaire, 
ont été à son égard de la dernière violence? 

Le GéxéraL MercIER. — J’ai été tellement habitué aux violences 
de la presse, que cela m'était totalement indifférent, je ne m'en 
OCCupais pas. 

M° Laporr. — Le Conseil me permet-il de donner, — je crois que 
c’est intéressant au point de vue de l'affaire, — de lui donner con- 
naissance de quelques lignes d’un article qui était écritleG novembre, 
à ce moment-là? 

Le PrésibexT. — Oh! c’est inutile. 


M° Larson. — Dans lequel le général Mercier était traité dans 





— 901 — 


les termes les plus abominables; on l’appelait « le vieux coquin! » 
Le GÉNÉRAL MeRCIER. — Cela continue maintenant! 
Me Laporr, — Je ne veux pas dire que ce journal nous associe, 


| même parfois dans ses injures, j'aurais trop peur de vous compro- 


mettre; mais, M. le général Mercier sait-il qu'à partir du moment 
où les poursuites contre Dreyfus ont été décidées, la Libre Parole a 
été pleine d’éloges et d'enthousiasme pour lui? 

Le GÉNÉRAL MERCIER. — Je ne faisais pas plus attention à la 
Libre Parole qu'aux autres journaux, je ne m’en occupais pas. 

Me Laror. — M. le général Mercier sait-il que dans les der- 
niers jours d’octobre, la presse a été avertie de l'arrestation du 
capitaine Dreyfus par uneindiscrétion venue de l’État-major ? 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — J'ai connaissance d’une indiscrétion 
commise par la presse, mais je n'ai pas du tout connaissance qu’elle 
vienne de l’État-major. 

Me Lagorr, — Voulez-vous me permettre de lire les entrefilets 
de la Libre Parole. 

Le PRésipexT. — Non! 

M° Lagon. — Je rappelle cependant au Conseil qu'il s’agit de 
deux entrefilets, l’un dans lequel on pose une question, l’autre dans 
lequel on dit que l'officier arrêté, c’est Dreyfus. M. le général Mercier 
pourrait-il nous dire d’où l’indiscrétion pouvait venir, sinon de 
l’'État-major? 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Mais elle pouvait venir de la famille 
Dreyfus, elle pouvait venir des experts qui, à ce moment, au moins 
un, connaissait le nom de l'officier arrêté. 

Me Lagorr, — Il y à un document que je demande au Conseil la 
permission de lire ici; c’est la lettre adressée à la Libre Parole, le 
28 octobre, et qui a été signée Henry. 

Cette lettre a une importance capitale. Voulez-vous me permet- 
tre d’en donner lecture? - 

LE PRÉSIDENT. — Elle n’est pas trop longue ? (Rires.) 

Me Lagorr. — Six lignes! (Nouveaux rires.) 

Le Présipexr, — Lisez. ; 

M° Laporr. — Le 98 octobre, un rédacteur du journal La Libre 
Parole, M. Papillaud, recevait cette lettre : 


« Mon cher ami, 


« Je vous l'avais bien dit, c'est le capitaine Dreyfus, c’est lui 
qui habite 6, avenue du Trocadéro, qui a été arrêté le 15 pour 
espionnage et qui est en prison au Cherche-Midi. On dit qu'il est 








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en voyage, mais c’est un mensonge, parce qu'on veut étouffer 
l'affaire. Tout Israël est en mouvement. 


-: € À vous: HENRY. 


« Faites compléter ma petite enquête au plus vite. » 


M. le général Mercier croit-il que cette lettre émane de la famille 
Dreyfus ? 

Le GÉNÉRAL MERCIER. — Je ne puis pas dire cela. Ce que j'ai 
entendu dire, c’est que cette lettre-là n'étaitpas du tout de l'écriture 
du colonel Henry. 

Me Laporr, — Voulez-vous me permettre, monsieur le Président, 
de vous rappeler ce que j'ai eu l’honneur de solliciter de vous avant 
que les audiences ne commençassent: je vous ai demandé et je 
vous demande à nouveau de vouloir bien envoyer une commission 
rogatoire à M. Papillaud pour lui demander de remettre entre les 
mains du magistrat qui en sera chargé la lettre en question, afin 
qu’elle puisse être vue par le Conseil et expertisée. 


Le PrésinexT. — Cela allongerait beaucoup les débats, quel 
intérêt cela a-t-il ? 
Me Lagon. — Cela a un intérêt énorme; vous entendez des 


témoins qui, comme le colonel Maurel, viennent ici rendre hommage 


_au colonel Henry. On à pu, à un moment donné, avec bonne foi, 


je le veux bien, faire une souscription en faveur de la veuve et de 
l’enfant du colonel Henry, mais il faut que nous montrions le rôle 
du colonel Henry, car si je crois à la bonne foi de tous ceux que 
j’interroge avec la plus grande énergie, je montre aussi mon désir 
d'arriver à une lumière complète, à une lumière qui dans ma 
pensée doit être une lumière d’apaisement. 
Je cherche les responsabilités, là où en toute bonne foi elles 
ont vraiment : chez le colonel Henry et chez le colonel du Paty. 
ar conséquent je crois que tout ce qui éclairera ici le rôle du colo- 
nel Henry servira à éclairer utilement le Conseil et peut-être aussi à 
sauvegarder l’honneur de l’armée tout entière. Je me permets done 
d’insister, car je crois que cette lettre appartient aux débats. 

Maintenant que j'ai demandéau général Mercier s’il croit que l’in- 
discrétion vient de la famille, je lui demande ce qu’il pense d’une 
pareille indiscrétion, qui, si elleémane de lEtat-major, émane de 
ceux qui l’entouraient et qui à ce moment trompaient sa confiance, 
car si c’est lui qui donnait les ordres... 

Le PrésipexT. — Vous entrez dans la discussion et dans le 

débat. 


n. détient tot den) 





— 903 — 


Me Lagorr. — Soit ! Eh bien, que pense le général Mercier d’une 
indiscrétion pareille ? 

| LE GÉNÉRAL MERCIER. — Je crois, monsieur le Président, qu’il est 
. déjà assez difficile de rendre compte de ses actes et de ses paroles 
sans avoir encore à rendre compte de ses pensées, et je ne crois pas 
. qu'on ait le droit d'interroger quelqu'un sur ses pensées. Ce que je 
. puis dire, c'est ceci : c’est que je n'ai pas donné l’ordre d'écrire 
. cette lettre et que je ne crois pas qu’un officier sous mes ordres se 
soit permis d’écrire cette lettre. 

Me Laporr. — C’est entendu, je remercie M. le général Mercier de 
sa déposition. J'arrive à une question qui touche de plus près encore 
au centre de l'affaire ; M. le général Mercier voudrait-il me dire 
pourquoi en 1894 la date du bordereau a été placée au mois d'avril 
ou au mois de mai? 

Le PRÉSIDENT. — Quelles sont, mon général, les raisons qui 
ont fait placer primitivement la date du bordereau au mois 
d'avril ? 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — Je ne les connais pas. Je me suis pas 
occupé de l'enquête judiciaire ; c’est le commandant d’Ormes- 
… cheville qui a fait son rapport sans aucune intervention de 
“ ma part. 


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ESA 


—._ M°Lason. — Mais M. le général Mercier a suivi cette affaire? 
4 Le GÉNÉRAL MErCIER. — Aucunement. 

£ ne : 

: Me Laporr. — Alors, toute l'accusation que M. le général Mercier 


+ TE 


- vient dresser ici est une accusation qui dans son esprit s’est formée 
depuis? 


SELS AS 


Le PRÉSIDENT. — Je ne comprends pas bien ce que vous voulez 
Bdire. 

Me Lanorr. — Je vais m'expliquer. M. le général Mercier est 
— venu apporter ici, on peut le dire, un véritable réquisitoire, est-ce 
—…. que les éléments de ce réquisitoire existaient dans son esprit en 
…. 1894, ou se sont-ils formés dans son esprit depuis qu’on s'occupe 






M. Ie cénérac Mercier. — En 1894, je n’ai pas eu à m'occuper 
directement de la façon dont se faisait l'information judiciaire. 
” C'était sous les ordres du Gouverneur de Paris, le général Saussier. 
; Je ne suis pas intervenu de ma personne. Ilest probable qu’on a dû 
E prendre des renseignements dans les bureaux de l’Etat-major gé- 
- néral. Ce n’est pas à moi qu'on est venu les demander ; mais 
. depuis, naturellement, j'ai été obligé de suivre les débats qui ont 
eu lieu au sujet de la revision, J'ai été cité à la Cour de cassation ; 





Lo 


LS 


j'ai été cité ici. Je me suis préparé à répondre aux questions qui 
me seraient posées. | 

Me Lagorr. — Par conséquent M. le général Mercier, en 1894, 
ignorait complètement les raisons de la culpabilité de Dreyfus? 

LE GÉNÉRAL Mercier. — Je n’ignorais pas les raisons de la 
culpabilité ; mais j'ignorais le détail de tous les arguments qui ont 
pu être produits pour ou contre la culpabilité. 

Me Lagorn.— Monsieur lePrésident,voulez-vous demander à M. le 
genéral Mercier si la question du bordereau était une question de 
détail ? 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Ce n'était pas une question de détail, 
mais quant à l’époque précise que l’on pouvait assigner à la con- 
fection du bordereau, je n’ai pas eu à m'en occuper personnelle- 
ment. (/umeurs.) 

Me Laporr. — Cependant M. le général Mercier a examiné les 
charges contre Dreyfus, il a donné l’ordre d’informer ; a-t-il, je le 
répète, examiné les charges contre Dreyfus? 

LE PRÉSIDENT. — Permettez, monsieur le défenseur, l’autorité 
militaire n’entre en jeu que pour donner l’ordre d'informer ; une 
fois l’ordre donné, c’est le rapporteur qui fait l'information. 

Me Laror. —- Mais, je ferai remarquer que, pour M. le général 
Mercier, cela a pris l'importance d’une affaire d'État. 

Le PRÉSIDENT. — Il a donné l’ordre d’informer et le rapporteur a 
informé. 

Me LAporr. — Voulez-vous bien me permettre de vous répondre. 
Avant l’ordre d'informer il y a eu une période préparatoire de la 
plus haute importance dans laquelle la responsabilité ministérielle 
de M, le général Mercier était engagée. 


Le PRésIDENT. — Il ne peut pas répondre là-dessus encore. 
Cela correspond à l'instruction, 
Me Lagon. — Il faut la lumière complète, il n’est pas habituel 


que dans les affaires d'espionnage les ministres de la guerre passés 
et futurs viennent déposer devant le Conseil de guerre, nous 
sommes dans un procès spécial et nous sommes obligés de l’étudier 
spécialement. Nous avons été initiés par M. Casimir-Perier, par 
M. Hanotaux et par M. le général Mercier lui-même, à tout ce qui 
s’est produit dans la période antérieure à l'ordre d’informer et à 
l'arrestation de Dreyfus. Nous savons qu’on s’est demandé si lon 
devait poursuivre. Le général Mercier vous a représenté qu’il 
croyait avoir accompli une action des plus honorables et presque à 
une action d'éclat. 





— 205 — 


Le PrésinexT. — Ne discutons pas. 

Me Lagorr. — Je demande à M. le général Mercier s’il a fait tout 
cela sans s'occuper des charges ou s’il les a examinées. S'il me dit 
qu'il ne les a pas examinées, j’en tirerai les conclusions logiques. 
Au contraire, s’il me dit qu'il les a examinées, j'aurai le droit de 
continuer à l’interroger sur ce point. 

Le GÉNÉRAL Mercier. — J'ai dit dans ma déposition comment j'ai 
examiné les charges ; j'ai dit qu'à la lecture du bordereau il avait 
été évident pour tout le monde que c'était un officier de l’'État- 
major général qui avait commis un acte de trahison, qu'on à cher- 
ché par l’examen des documents dans quel bureau avait pu être 
accompli cet acte de trahison, que la correspondance de notes avec 
la présence de Dreyfus dans les différents bureaux avait été cons- 
tatée et que la similitude d'écriture était venue s'ajouter comme 
charge très probante. 

Me Laporr. — Vous allez voir alors que mes questions sont 
toutes justifiées. Le général Mercier, pour apprécier la culpabilité, 
a examiné la nature,-la valeur des documents livrés, d'après ce qu’il 
5 } | A 

Le GéNéRAL Mercier. — Je n’ai pas parlé de la valeur, j’ai dit la 
nature. 

Me Lagorr. — Et évidemment la valeur. 


Eh bien, n’était-il pas essentiel pour cela de fixer le bordereau à 
une date déterminée ? 


Le PRÉSIDENT, au témoin. — Était-il nécessaire de fixer une 
date ? 
Le GÉNÉRAL Mercier. — Ce n’était passabsolument nécessaire, 


c'était l'information complète qui devait faire fixer cette date. Il y 
avait eu par exemple le manuel de tir, l’état de notes sur Madagas- 
car, les formâtions de l'artillerie, le canon de 120, enfin les troupes 
de couverture, il est certain qu’à toute époque de l’année on peut 
faire des notes sur ces questions-là, et ce n’est que par l’étude com- 
plète des objections faites plus tard par les partisans de la revision. 
qu’on est arrivé à creuser davantage la question et à établir d’une 
-manière certaine maintenant que la date de la confection du borde- 
reau doit être fixée à la fin d’août ou au commencement de sep- 
 tembre. 

Me Lagon. — Prenons cependant la note sur Madagascar. Un des 
éléments de Pappréciation du général Mercier était l'importance 
du document à raison de ce que seul un officier d’ État-major avait 
pu le livrer, Eh bien! en 4894, la note sur Madagascar était placée 








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Lu 
: 





- 206 — 


au mois de février et aujourd'hui tout le monde déclare que cette 
note du mois de février, premièrement était sans importance, 
deuxièmement a été copiée dans une antichambre et pouvait par 
conséquent être connue par tous ceux qui entrent au ministère ; 
or, NOUS savons maintenant qu’on y entre comme dans un moulin. 
(Rires.) 

Le PRésIDExT, — Non, même pour un officier ce n’est pas si 
facile que cela. 

Me Laporr. — Je crois bien, aussi vous sentez que mon observa- 
tion est une observation ironique. 

LE PRÉSIDENT. — Je ne suis jamais entré au ministère comme 
dans un moulin; chaque fois que j'y suis allé, j'ai été obligé de 
demander une autorisation. 

M° Lagorr. — Nous savons que le Conseil est d'accord avec nous 
au sujet de la possibilité d'introduire un civil au ministère dans les 
conditions qui ont été exposées hier, et je reviens à la note sur Ma- 
dagascar. | 

S'il s’agit d’une note difficile à obtenir, le raisonnement du 
général Mercier pourra avoir de la valeur; mais comment donc ce 
raisonnement, que l’on croit si solide sur la nature et la valeur du 
bordereau, peut-il s’adapter à toutes les dates ? 

Le GÉNÉRAL MErCIER. — Je ne comprends pas bien la question ; 
mais, d’une manière générale, je dis que M° Labori met ici en dis- 
cussion la manière dont a été fait le procès de 1894. Cela peut être 
intéressant au point de vue historique, mais je crois que ce n’est 
pas la question qui est actuellement soumise au Conseil de guerre. 
La Cour de cassation, en annulant le jugement de 1894 et en décré- 
tant la revision, a fait table rase de ce qui avait eu lieu avant et 
c’est maintenant la discussion telle qu’elle résulte de ce jugement 
qui est soumise au Conseil de guerre. 

M° LABort. — Je crois que M. le général Mercier a raison en ce 
qui concerne les questions soumises au Conseil, mais il ne peut pas 
contester la valeur d’un procédé de discussion qui consiste. 

LE GÉNÉRAL Mercier. — Alors c'est de la discussion ?.… 

M° Lasorr, — D'un procédé de discussion qui consiste à deman- 
der à l'autorité militaire compétente comment elle peut expliquer 
les contradictions qui pour moi suffisent à ruiner les deux sys- 
tèmes. 

Le PRésinexT. — Il faut proccéder par questions, afin d’obtenir 
des réponses précises. Faites-moi des questions précises. 

M° Lasort. — Je ne demande pas mieux que de vous donner 








— 207 — 


satisfaction, monsieur le Président, je vous assure que ma bonne 
volonté est inépuisable. 

Je demande done à M, le général Mercier comment il concilie 
l'argumentation de M. Besson d’Ormescheville — puisqu'on veut 
lui en laisser la responsabilité — en 1894, et celle de M. le géné- 


ral Mercier aujourd’hui. 
Le GénéraL Mercier. — Je ne cherche pas à concilier, puisque je 


combats. 

Me LaBor. — Voulez-vous, monsieur le Président, demander à 
M. le général Mercier si, d’après lui, le capitaine Dreyfus aurait eu 
connaissance du canon de 120 court, à supposer que ce soit le 
120 court qui soit indiqué dans le bordereau. 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Si M° Labori veut me faire recommen- 
cer ma déposition, je suis à la disposition du Conseil; mais tout cela 
a été dit. 

Le PRÉSIDENT. — Vous étiez présent lorsque M. le général Mer- 

- cier a déposé, maitre Labori? 

M° Laporr. — J'étais présent. 

Le PRÉSIDENT. — Alors ne lui demandez pas ce qu’il a déjà dit. 

Le GénéRAL Mercier. — J'ai précisé que Dreyfus étant à l’École 
de pyrotechnie dépuis le mois de novembre 1889 jusqu’au mois de 
novembre 1890, c’est-à-dire pendant un an, a pu assister aux expé- 

_riences faites à ce moment sur le canon de 120 court. C’est l’habi- 
tude entre officiers de différents établissements à Bourges, non pas 
de se révéler complètement les secrets dont ils sont dépositaires, 
mais de parler entre eux des expériences auxquelles ils assistent ; 
et vous savez que le capitaine Dreyfus s’intéressait à tout ce qui se 
passait autour de lui, et qu'en particulier sur ce qui se faisait dans 
les commissions de Bourges et de Calais il a donné les preuves de 
la plus grande compétence. 

Me Laporr. — Vous comprenez, monsieur le Président, qu’il faut 
que je pose les bases de mon argumentation. 

Le PRÉSIDENT. — Mais il ne faut pas abuser. 

Me Laporr. — J’ai été absent pendant huit jours par la force des 
circonstances. Il ne m’a pas été possible de poser des questions à 

M. le général Mercier, ce qui alors m'eût permis de me référer à 
ses propres paroles, qui eussent été dans mon souvenir et dans le 
vôtre; et quand je procède par questions, je suis autorisé à 
reprendre par le commencement. 

Le Présipexr. — Étiez-vous présent ici à la fin de la déposition de 
M. le général Mercier? 








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— 208 — 


M° Lagon, — Oui, monsieur le Président. 

Le PrésipexT. — Alors vous avez pu poser des questions? 

M° Lagorr. — IT était midi lorsque la déposition de M. le général 
Mercier s’est terminée; vous avez, monsieur le Président, levé immé- 
diatement la séance et renvoyé la continuation des débats au lundi; 
or c'est le lundi matin que j'ai été blessé, 

Le Présibexr, — Alors vous n'étiez pas présent au moment où 
vous auriez pu poser des questions? | 

Me Lagorr. — Non, monsieur le Président; c’est pourquoi je les 
pose aujourd’hui, et je les pose sur un terrain qui n’a rien d'irri- 
tant, m’adressant à un témoin dont la compétence est certaine, 

Le PRÉSIDENT. — Posez vos questions. 

Me Lasorr. — Je reprends et je dis qu’il ne s’agit pas, à propos 
du frein du 120 de renseignements quelconques et généraux. 

Le Présipexr. — Posez les questions. 

Me Laporr.— Oui, monsieur le Président. Et alors je vous prierai 
de demander à M. le général Mercier où et comment le capitaine Drey- 
fus aurait pu avoir connaissance des détails tout à fait secrets” 
du frein hydropneumatique du canon de 120 court? 

Le PRésIbexT. — Où pensez-vous que le capitaine Dreyfus 
aurait pu avoir connaissance des détails de construction du frein 
hydropneumatique ? | 


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Le GÉNÉRAL MERCIER. — [l a pu en avoir connaissance à Bourges. 


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Ce que j'établis, c'est qu'il avait pour cela des élémeñts que 
n'avait pas à sa disposition le commandant Esterhazy. | 

Me Lagorr. — M. le général Mercier vient de dire « Il a pu », je 
le retiens; et ensuite je voudrais lui démontrer qu’il n’a pas pu. 

Pour cela, je lui demanderai ce qu’il pense d'une note fournie“ 
par M.le commandant Baquet et qui a été communiquée à la 
Cour de cassation par M. le général Deloye (page 773 de l'enquête.) 

Voulez-vous, monsieur le Président, me donner la permission 
de lire les quelques lignes qui se réfèrent sur ce point? 

Le PRÉSIDENT. — Oui. 

Me Lagorr, lisant : 

« Question : Est-il exact que le frein hydropneumatique, d 
l'invention du commandant Locard, était loin d'être nouveau e 
1887, date à laquelle le capitaine Baquet reçut l’ordre de procéder 
à l'étude d'un matériel de 120 léger. » 

Monsieur le Président, voulez-vous me permettre de m'’asseoi 
un moment? 


1. Page 324, tome 2 de notre édition. (Vote de l'éditeur.) 





— 209 — 


Me Labori s'asseoit. M. le Président fait signe à M. le général 
Mercier qu'il peut s'asseoir également. 
Me Lagon, lisant : 


R. — Voici le résumé des renseignements fournis à ce sujet par 
le commandant Baquet, sous-directeur technique de la fonderie de 
Bourges : 

Le premier frein hydropneumatique fut établi en 1881 par le 
lieutenant-colonel Locard ; il différait sensiblement dans sa forme des 
freins construits plus tard. 

De 1881 à 1886, le lieutenant-colonel Locard poursuivit ses 
études et fit confectionner plusieurs freins, mais en s’attachant 
loujours à conserver le secret de la disposition de ces engins. 

A mon arrivée à la fonderie (fin 1886), dit le commandant Baquet, 
le colonel Locard me communiqua les tracés de ses freins en me 
faisant remarquer que cette communication m'était faite à titre 
tout à fait personnel, pour participer à cette étude ; qu'il désirait 
que la question restât aussi confidentielle que possible, et qu'aucun 
dessin ne devrait être communiqué, sans nécessité, même à d’autres 
officiers. 

11 me recommanda notamment de ne donner, comme je le lui 
avais déjà vu faire, que des renseignements généraux sur le fontion- 
nement des freins en l’expliquant au besoin, au moyen d’un schéma 
assez semblable à celui qui a été mis dans les règlements sur le 
service des canons à freins hydropneumatiques. 

C’est ce schéma qui, en effet, a été fourni aux commissions 
d'expériences qui ont eu à s’occuper des freins dont il s’agit. 

J’ai pu constater, dès cette époque, que les dispositions inté- 
rieures du frein n’étaient complètement connues que du colo- 
nel Locard, de moi-même, de deux ou trois dessinateurs, d’un 
contremaître et de deux ajusteurs qui faisaient le montage des 
freins. 


Me Lagorr. — Eh bien! dans ces conditions, je demande à M. le 
général Mercier comment, par des conversations particulières, le 
capitaine Dreyfus aurait pu avoir connaissance des détails intérieurs, 
confidentiels, sur le frein hydropneumatique? 

Le Présinexr. — Comment expliquez-vous que le capitaine 
Dreyfus ait pu avoir connaissance de ces détails? 

LE GÉNÉRAL MercIER. — Parce que les seules personnes qui 
ont eu connaissance de ce frein, une douzaine de personnes d’après 
le commandant Baquet, étaient à Bourges, que le capitaine Drey- 
fus était à Bourges lui-même, et qu’il a pu, par des conversations 
avec ces personnes, avoir certains renseignements, Il est bien cer- 
tain par contre que quelqu'un qui était à Rouen ne pouvait pas 
converser avec ces personnes. 

1 14 





TP TITRE MRANTFL 


— M9 — 


Me Lapon. — Le Conseil appréciera la valeur de ce raisonne- 
ment; c’est tout ce que je voulais obtenir. 

Je prie maintenant M. le Président de vouloir bien demander à 
M. le général Mercier s’il peut dire pourquoi toutes les charges 
relevées aujourd’hui dans le dossier secret contre Dreyfus et qui 


sont actuellement publiées, ne l'ont pas été en 1894? Je parle. 


notamment de l’obus Robin, de la circulaire sur le chargement des 
obus à mélinite, de l’attribution de Fartillerie lourde aux armées. 
Il y avait là des charges qui pouvaient constituer des présomptions. 
morales, qui paraissent les constituer à lheure qu’il est pour cer- 
taines personnes. Pourquoi ne les a-t-on point relevées en 1894? 

Le céxéraz Mercrr. — Ce sont des renseignements qui sont 
venus de l'étranger; on ne les avait pas encore en 1894. Pour 
l’obus Robin, par exemple, c’est en 1896 que la direction de FPartil- 
lerie a appris que les Allemands avaient reçu une instruction 
confidentielle sur le chargement du schrapnell qu’ils ont adopté en 
1895. Cela est expliqué dans la note du général Deloye, dont vous 
venez de lire un paragraphe. Le général Deloye qui est cité comme 
témoin vous donnera toutes les explications techniques. 

Le Présinexr. — Et pour le chargement des obus en mélinite? 

Le cénéraz Mercier. — Je crois que c’est en 1891 qu’on a été 
prévenu qu’on venait de livrer à l'Allemagne une instruction 
qui datait du mois de mai 1890 sur le chargement des obus à 
mélinite. 

Me Lasorr. — C’est en 1890. 

Le GÉNÉRAL MErcrER. — On vous a déjà dit, dans une des déposi- 


tions soumises au Conseil, que ces faits avaient été laissés de côté 


au moment de l’affaire Dreyfus. 

Le GÉNÉRAL Goxse. — C’est moi qui ai dit cela. 

Le cénéraz Mercrer. — En 1894, le commandant Henry avait 
cherché à se procurer ce dossier et on ne l’avait pas retrouvé. Ce 
n'est que plus tard... 

Le GéxérRAL Goxse. — En 1898, le colonel Godin l’a retrouvé et il 
me l’a remis à moi-même. 

Le GéxÉRAL Mercier. — Quant au troisième point, celui de l’attri- 
bution de l'artillerie, c'est encore en 1896. 

Le GÉNÉRAL Goxse. — En 1895. : 

Le céxérac Mercrer. — C’est en effet en 1895 que le ministère de 
la Guerre, par une communication venant de l’ambassade d’Alle- 
magne, a eu connaissance que lattaché militaire allemand était 
parfaitement au courant de la distribution de lartillerie de 120 





I PT NT TS EU EI 





ET due 


dans les différentes armées. Il constatait même qu'il y avait une 
armée qui manquait de cette artillerie et il se demandait si c'était 
l'artillerie qui manquait ou si c'était réellement l’armée. C’est à ce 
moment qu’on à fait une enquête qui a été confiée au colonel Merson, 
sous-chef d’Etat-major du premier bureau; il a été constaté que la 
minute faite par le premier bureau en 1893, portant la date du 
27 mars 1893, avait disparu. C'était celle qui traitait de l'attribution 
dé l'artillerie lourde aux armées et qui avait été faite ou par le 
commandant Weil ou par le capitaine Dreyfus qui lui était adjoint 
à ce moment. 

A ce moment, premier semestre 1893, au moment où la note a 
été faite, le capitaine Dreyfus était adjoint au commandant Weil qui 
est mort et qui se trouvait au premier bureau. 

Me DeMANGE. — Sur ce point spécial, nous avons entendu dire, 
par les officiers qui étaient en même temps que Dreyfus au premier 
bureau, que tous les stagiaires ont passé successivement à chacune 
des sections, au premier bureau. Est-ce que le général Mercier sait 
et peut nous dire à quelle époque exacte Dreyfus aurait été adjoint 
au commandant Weil? Il lui a été adjoint pendant quinze jours. 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — (C’est dans l’enquête du colonel 
Merson. 

Me Demaxce, — Nous ne l’avons pas vue au dossier. 

LE cAprranE Dreyrus. — Je voudrais qu’on précisât exactement 
les dates auxquelles j'ai été dans toutes les sections, et notamment 
au premier bureau de l’'État-major. Cela doit être facile à retrouver, 

Me Laporr. — Je vois encore que c’est au mois d'avril 1894 
qu'est arrivée la lettre Davignon, qui s’appliquait à l’organisation 
des chemins de fer et qu’on relève aujourd’hui. 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Elle ne s’appliquait pas à l’organisation 
des chemins de fer, c'était une lettre d’un attaché militaire italien. 

Le PrésinenT. — La lettre Davignon est relative à une question 
de recrutement. Vous confondez deux pièces. 

Me Laporr. — La pièce a été saisie en 1894. Il y a pour nous 
une difficulté : nous sommes obligés de discuter avee un dossier 
secret que nous n’avons pas sous les yeux. Dans tous les cas, cette 
pièce était au bureau en 1894; pourquoi n’a-t-elle pas été relevée ? 

Le cénéraz Mercier. — Elle à été relevée. Je l’ai dit dans ma 
déposition. 

Me Lagorr. — Voulez-vous demander au général Mercier pour- 
quoi il n’a pas fait dresser procès-verbal des aveux de M. Lebrun- 
Renault. 


n 3 ge ES SN EN ERA 
- - La D LE FERA 


— 212 — 


Le GÉNÉRAL MERCIER. — Je l’ai dit dans ma déposition. Je vous ai 
dit qu’à ce moment la question des aveux, au point de vue judiciaire, 
ne pouvait avoir aucune importance pour nous, puisque le conseil 
de guerre avait condamné, le conseil de revision avait prononcé, la 
loi permettant la revision des procès criminels a été votée seule- 
ment, je crois, en juin 1895, par conséquent, elle n’existait pas à 
l’époque et l'affaire paraissait complètement terminée et ne pouvoir 
être susceptible d'aucune suite. 

M° LaBorr. — Voudriez-vous demander au général Mercier ce 
qu'il pense du commandant Esterhazy et de son rôle, et comment 
il l'interprète. 

LE GÉNÉRAL MERGIER. — Je ne pense rien dutout. (Rumeurs.) Je ne 
connais pas le commandant Esterhazy, je ne l’ai vu qu’une fois au 
procès Zola, dans la salle des témoins, il s’est fait présenter à moi; 
nous avons échangé une inclinaison de tête et je ne lui ai pas donnéla 
main. 

Me Laporr. — Est-ce que le général Mercier ne connaît pas le 
procès de 1898? 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — Je n'ai pas à m'expliquer sur ce que je 
pense sur le procès de 1898. 

È Me LaBorr. — Je ne demande pas à M. le général Mercier ce qu’il 

# en pense, mais s’il le connaît. 

À Le GÉNÉRAL MERGIER. — Je vous ai dit que je ne devais compte 
de mes pensées à personne! 

Me LaBorr. — Vous connaissez, mon général, le procès de 1898? 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Le procès Esterhazy? Pas du tout. (Mou- 

À vement prolongé.) 

Me Lagon. — M. le général Mercier ne le connaît pas! 

Le GÉNÉRAL MERCIER. — Je ne le connais pas. 

Me Laporr. — Il n’en a pas suivi les péripéties? 

LE PrésipenT. — M. le général Mercier n’était pas ministre à ce 
moment-là. 
| Me Lasorr. — C’est le point intéressant. 

s Voilà le général Mercier qui vient affirmer la culpabilité de 
Dreyfus et qui ne connaît pas l’affaire Esterhazy ! Je ne l’interroge 
pas'comme ministre, mais comme témoin. 

Le GÉNÉRAL MErcrER. — Comme témoin je m’en rapporte au conseil 

de guerre qui a acquitté Esterhazy. 

Me Laporr. — Je demande au général Mercier s’il connaît le 
procès Esterhazy, ce qu’il pense de tout ce qu’il a entendu dire sur 
les manœuvres employées pour protéger Esterhazy en 1898. 








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= A3 — 


Le cénéraL Mercier. — Je n’ai pas à répondre à cette question. 
Ce n’estpas mon affaire; je n’y ai été mêlé en rien. (Rumeurs.) 

Me Laporr. — Nous sommes ici pour rechercher la vérité. 

Le PrésipenT. — fl n’est pas pour le général Mercier obligatoire 
d’avoir une opinion sur le procès de 1898. 

Me Lagon. — Je demanderai maintenant au général Mercier 
d’où il tient ce fait qu’il y avait un syndicat de trahison qui aurait 
dépensé 35 millions pour sauver Dreyfus. 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Je l'ai dit, 

Me Laporr, — Ainsi, cela est dit dans la déposition de M. le 
général Mercier. Il ne le tient pas d’autres personnes que de MM. de 
Freycinet ou Jamont ? 

Le GÉNÉRAL MercIER. — J'ai donné un témoignage formel. 

Me Lagorr, — Et quel est ce témoignage ? 

Le Présinenr. — Vous revenez complètement sur la déposition de 
M. le général Mercier ; vous la recommencez, 

Me Laporr. — Je ne la recommence pas. La preuve c’est que M. le 
général Mercier refuse de répondre. 

Le GÉNÉRAL MercIER. — Je ne refuse pas de répondre sur les actes 
et les paroles dont je suis responsable ; quant à mes pensées je vous 
refuse le droit de m'’interroger. 

Me Lagorr. — Je demande à M. le général Mercier, qui a juré de 
dire toute la vérité et rien que la vérité, s’il connaît le rôle d’Es- 
terhazy et les manœuvres employées pour le sauver en 1898. 

LE GÉNÉRAL Mercier. — Je ne les connais pas, interrogez sur cela 
ceux qui les connaissent. 

M° Laporr. — Le Conseil appréciera. C’est un moyen d’abréger 
mon interrogatoire. 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Je proteste contre le mot interrogatoire. 
Je ne suis pas un accusé. (Mouvement.) 

Me Lagorr. — Je ne traite pas le général Mercier comme un 
accusé. Je suis tout prêt à dire questionnaire. Je crois qu’en bon 
français on a le droit de dire interrogatoire. 

Le Préstpenr. — Oui, mais cela peut donner lieu à une certaine 
interprétation. j 

Me Laporr. — Je donne au mot le sens le plus favorable. Je de- 
mande encore ce qui a été fait avec les trente-cinq millions dont il 
a été parlé. 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Je pourrais peut-être vous le demander. 

Me Lagorr, vivement. — Qu'est-ce que vous voulez dire ? (Agita- 
tion.) 














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= 24 — 


Le Présiexr. — Veuillez ne pas avoir de colloque avec le défen- 
seur. 

LE GÉNÉRAL MerGIER. — Je vous demande pardon. 

Me Laporr, — Je suis interrompu par le témoin, 

Le PRésinexT. — Veuillez vous adresser à moi pour poser toute 
question. 

Me Lagorr, — C'est entendu, monsieur le Président; mais enfin 
vous sentez qu’il s’agit ici d'une chose trop importante pour que la 
question ne soit pas posée en toute loyauté. 

Le Présipenr. — Posez la question. 

Me Lagorr. — Je demande à M. le général Mercier qu'il veuille 
bien vous dire à quoi ont été employés les trente-cinq millions 
dont il a parlé. 

Le Généraz Mercier. — Je ne puis pas, monsieur le Président, 
donner le détail de cette dépense. Ce qu'il y a de certain c’est qu'on 
a fait de tous les côtés des dépenses énormes et qu’on en a fait 
depuis plus d’un an pour la revision. 

Me Laon. — M. le général Mercier veut-il dire que cet argent 
aurait été employé à de la publicité, ou à acheter des consciences ? 

Le GÉNÉRAL MERCIER. — Je ne veux rien dire du tout, cela ne me 


regarde pas. 


Me Lapor. — C'est entendu. Sur ce point comme sur les 
autres. | 

Voulez-vous, monsieur le Président, être assez bon pour de- 
mander à M. le général Mercier pourquoi il a fait procéder... non, il 
va me répondre que c'est dans sa déposition. Donc j'avance d’un pas, 
Voulez-vous demander à M. le général Mercier en quoi la commu- 
nication à la défense des pièces qui étaient dans le pli secret était 
plus dangereuse que la communication du bordereau ? 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Parce que le bordereau émanait dutraître ; 
qu’on n’était pas obligé de dire à quelle puissance il avait été 
adressé, ni où il avait été saisi ; tandis queles pièces secrètes étaient 
presque toutes des documents écrits par des attachés militaires et 


qui mettaient par conséquent directement en cause ces attachés 


militaires et les puissances qu'ils représentaient. 

M° Laon, — Voulez-vous, monsieur le Président, demander à 
M. le général Mercier si, lors des débats de 1894, on n’a pas dit chez 
quelle puissance le bordereau avait été saisi ? 

Le Présipexr, au général Mercier, — A-t-on fait connaître au 
Conseil, en 1894, le nom de la puissance chez laquelle le bordereau 
ait été trouvé ? 


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MOT : 





— 215 — 


Le GÉxéRAL Mercter. — Je ne le crois pas, mais je n'y étais pas 

M° Laporr. — Voulez-vous avoir l’obligeance de demander à M. le 
général Mercier si le pli secret, ou plutôt les pièces qui le compo- 
saient ont été communiquées au commandant d'Ormescheville ? 

Le Présinexr. — Les pièces secrètes ont-elles été communi- 
quées au commandant d’Ormescheville ? 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — Je ne le crois pas. 

Me Laporr. — Quel danger pouvait présenter une pareille com- 
munication ? 

Le PRÉSIDENT, au général Mercier. — Pensez-vous quil y avait 
du danger à communiquer les pièces au rapporteur ? 


Le GÉNÉRAL MEercIER. — Je crois qu’il y avait intérêt à les com- 
muniquer le moins possible. 
Le Présipenr. — Je fais remarquer au défenseur que si elles 


avaient été communiquées au rapporteur, elles auraient dù être ver- 

sées au dossier et par conséquent communiquées au défenseur et 

à l'accusé. 

| M° Lagon. — Je ne le pense pas, parce que du moment qu’on 
communiquait seulement au Conseil... 

Le Présinexr. — Je parle de communication régulière. 

Me LaBorr. — Je demande pourquoi cette communication secrète 
n’a pas été faite secrètement aussi au rapporteur, et je demande ce 
que peut valoir une instruction faite dans ces conditions. Voilà la 
portée de ma question. Si le rapporteur avait connu des pièces 
secrètes, il aurait pu demander d’autres communications, et alors il 
aurait pu voir la pièce Dubois, qui est en contradiction manifeste 
avec la pièce « ce canaille de D... ». On a demandé à M. le général 
Mercier s’il avait communiqué la pièce Dubois, il a apporté une dé- 
négation; mais, puisqu'il rejette aujourd’hui en ce qui le concerne 
la responsabilité du système présenté par le commandant Besson 
d'Ormescheville, je lui demande pourquoi il n’a pas mis le comman- 
dant Besson d’Ormescheville en mesure de faire une instruction 
complète. 

Le PRÉSIDENT, au témoin. — Pourquoi n’avez-vous pas mis les 
pièces secrètes à la disposition du rapporteur d’Ormescheville ? 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — Je viens de le dire: parce qu’il y avait 
intérêt, pour moi, à les communiquer au moins grand nombre de 
personnes possible. 

Me Laporr. — Voulez-vous, monsieur le Président, demander au 
général Mercier, s’il connaît une pièce du dossier secret, qui porte 
avec son enveloppe les n° 367 et 368, et qui est à peu près conçue 











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en ces termes — car nous n'avons pas eu le droit de prendre copie 
des pièces secrètes : — « Mon cher ami, je vous envoie le Manuel. 
Entendu pour mardi, 8 heures soir chez Laurent; j'ai invité trois 
de mon ambassade dont un seul juif ». 

LE GÉNÉRAL MErCIER. — Je n’ai jamais eu connaissance de cette 
pièce. 


Me Laporr. — Eh bien, cette pièce est, je vais l’apprendre àM.le . 


général Mercier, la pièce qui a servi au colonel Henry pour fabri- 
quer son faux. (Mouvement) 

Le GÉNÉRAL Mercier. — De quelle date est-elle? 

Me Lagorr, — Je vais vous l’expliquer . Elle porte, à l'encre rouge 
et d’une main que je ne connais pas, mais que pourrait peut-être 
reconnaitre un des officiers qui sont ici, dans le coin à gauche, la 
date du 146 juin 1894. Je crois que c'est une pièce qui est précisément 
celle sur laquelle M. Cavaignac s’est appuyé pour peser, comme il 
l'a dit, l’authenticité matérielle et morale du faux. Or, je crois qu’il 
est extrêmement intéressant de savoir à quelle date et dans quelles 
conditions cette pièce est entrée au service des renseignements. 

Le Présinexr. — Vous auriez pu demander cela au général 
Gonse, qui pourrait peut-être le dire. Monsieur le général Gonse, 
veuillez approcher. 

Le GÉNÉRAL Goxse. — Cette pièce, je m'en souviens, autant que 
ma mémoire est fidèle, a été retrouvée au service des renseigne- 
ments en 1896; je l’ai vue pour la première fois en 1896. 

Le Présinexr. — D'où vient la date de 1894? 

Le GÉNÉRAL GoxsE. — Je vous ai dit qu’il y avait douze ou quinze 
cartons pleins de pièces ; cette pièce était dans un de ces cartons- 
là. 

Le PrésinexT. — D'où vient la date de 1894? C’est une date à 
l’encre rouge dans le coin de la pièce. 

LE GÉNÉRAL Gonse. — Alors elle a été datée au service des rensei- 
gnements au moment où elle est arrivée. 

Me Laporr. — La pièce a été datée au moment où elle est arri- 
vée ? 

LE GÉNÉRAL GoNse. — Probablement. 

Le céxéraL Rocer. — Je peux fournir toutes les indications qu'on 
voudra sur ce point. 

Me Laporr. — Eh bien, monsieur le Président, voulez-vous être 
assez bon pour entendre sur ce point M. le général Roget ? 

M. le général Roget vient à la barre. 

Le céxéraz Roger. — La pièce à laquelle il est fait allusion 


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— 217 — 


se trouvait dans les cartons du service des renseignements; elle n’a 
été présentée à M. le général Gonse qu'après la pièce qu’on a appe- 
lée le faux Henry. Cette pièce a été présentée pour authentiquer 
l’autre, parce qu’elle était écrite au crayon bleu comme la première, 
sur un papier de même nature, avec une enveloppe de même nature. 

Quand on a fait voir cette pièce à M. le général Gonse, je ne sais 
pas si elle portait la date, je ne lai pas vue à ce moment. , 

J'ai fait personnellement une enquête ; quand j'ai eu pour la pre- 
mière fois entre les mains la pièce qu’on a appelée le faux Henry, 
afin de savoir à quel moment la pièce qui porte la date de juin 1894 
était entrée au service, 

Je n’ai pu savoir que ceci, c’est qu’elle se trouvait dans les car- 
tonniers, et qu’elle avait été présentée au général Gonse en 1896. 

J'ai alors interrogé les officiers du service des renseignements 
pour savoir s'ils avaient eu connaissance de la pièce, notamment 
l’archiviste Gribelin, qui m'adit: «Oui, moi j'ai connu la pièce quand 
elle est entrée au service des renseignements. » 

Maintenant, pour répondre complètement à la question de 
Me Labori je dois dire que la date qui a été inscrite sur la pièce y 
a été inscrite après coup et qu’elle y a été inscrite probablement 
quand on a fabriqué le faux Henry. Si c’est cela qu’on veut savoir 
on le sait maintenant. 

Me Laporr, — Je remercie beaucoup M. le général Roget de sa 
réponse; avec des explications aussi franches que celles-là nous 
avancerons. 

Je prie alors M. le Président de faire venir à la barre M. l’archi- 
viste Gribelin. 

M. Gribelin vient à la barre. 

Le PRÉsiDENT. — Pouvez-vous nous fournir des indications à ce 
sujet ? 

M. GriBeuix. — Lorsque le général Roget a fait son enquête sur 
le faux, sans me dire d’ailleurs de quoi il s’agissait, il m’a demandé 
si je connaissais la pièce. Je répondis : « Oui, je la reconnais; et 
je la reconnais à ces mots : j'ai invité de mon ambassade trois, 
dont un seul juif.» 

Cettepièce m'avait été montrée par le colonel Sandherr lui-même; 
très probablement — il a quitté le.service le 16 juin 1895, — la 
pièce a donc été apportée bien avant 1895. 

Le cénéraz Rocer revient à la barre. — Qu'on me permette de 
dire un seul mot. Je crois que quand le faux Henry a été fabriqué, 
et ceci a déjà été expliqué devant le Conseil, on s’est servi plus 











— 218 — 


ou moins de la pièce de 1894. Or, comme il a été constaté qu'une 
partie de la pièce de 1896 avait été intercalée dans celle de 1894, et 
inversement, c’est comme cela que nous avons découvert le faux. 

Et il ne faut pas croire que ce fut si facile, puisque c’est par 
hasard, et parce qu’on a vu les pièces sous un certain jour à la 
lumière, qu'on l’a découvert. 

Eh bien! celui qui a fait la pièce a inscrit à ce moment-là la 
date de juin 189% qui est probablement vraie, mais il l’a inscrite 
après coup, de sorte que cette date se trouve à cheval sur une par- 
tie de la pièce vraie et sur une partie de la pièce fausse, ce qui 
prouve évidemment que la date a été inscrite à ce moment-là. 

M° Laporr. — Je prie monsieur le général Roget de rester à la 
barre. Monsieur le Président, voulez-vous demander à M. le général 
Roget par qui la pièce lui a été présentée, ou à qui elle l’a été en 
1895? 

Le GÉNÉRAL RoGer. — Je ne sais pas, monsieur le Président, je 
ne puis pas vous le dire, car je n’ai été pour rien dans l'affaire. J'ai 
eu les pièces du dossier secret comme chef du cabinet du ministre 
de la Guerre. Je ne les ai pas connues avant, 

LE GÉNÉRAL GONSE, de sa place. — C'est par le colonel Henry, qui 
m'a apporté cette pièce, 

Le GéxérAL RoGer. — C’est juste; c’est par le colonel Henry. 


Me Laporr. — Par qui M. le général Mercier a-t-il été ren- 
seigné ? 
LE GÉNÉRAL Goxse. — C’est par le colonel Henry. (Mouvement 


prolongé. M° Labori, M. le Commissaire du Gouvernement et deux 
autres témoins prennent la parole en méme temps.) 


Le PRéstpexT. — Il ÿ a quatre personnes qui parlent à la fois. 
Je vous prie de me demander la parole. 
Me Laporr. — Je crois que le fait est précisé. Je voudrais deman- 


der à M. le général Roget quand la pièce a été retrouvée et par 
qui elle l’a été. 

LE GÉNÉRAL RoGer. — Elle a été apportée, d’après ce qu'on m'a 
dit, au général Gonse par le colonel Henry. Elle a été apportée pour 
authentiquer les pièces apportées entre leurs mains. 


M° Lasor. — Pourquoi M. le général Roget la croit-il vraie? 
LE GÉxÉRAL RoGEer. — J'ai dit ceci, je crois. 

Me Laporr. — Je crois qu’elle est fausse. 

Le GÉNÉRAL RoGer. — J'ai dit au cours de mon enquête que 


J'avais interrogé les officiers du service des renseignements pour 
savoir s'ils avaient eu connaissance de la pièce en 1894 et que ces 


és el des Sd nd dt DO De dd de à à un mire À 





— 219 — 


officiers m'avaient répondu : « Oui ». Par conséquent, il y a une 
chose très simple à faire, c’est d'interroger les officiers qui m'ont 


renseigné. 

Le Présinexr. — Quels sont ces officiers ? 

Le GÉNÉRAL RoGer. — C’est l'archiviste Gribelin et probablement 
le commandant Lauth. 

LE PRÉSIDENT, — Monsieur le commissaire du Gouvernement 
vous avez quelque chose à dire ? 

LE COMMISSAIRE DU (GOUVERNEMENT. — Je voudrais arrêter la dis- 


cussion parce que j'en connais le but et la tendance. (Ruimeurs.) I 
s’agit de constituer comme faux une pièce de comparaison. Eh 
bien! je me charge, les pièces en main, de détruire l’argumenta- 
tion de M° Labori, même sans autre témoignage. 

Le GÉNÉRAL Rocer. — Je crois devoir protester contre l’insinuation 
qu'a faite M. le colonel Picquart, quand il a dit que cette pièce 

: était dans le dossier secret communiqué aux juges. C’est absolu- 
ment faux. 

M° Laporr, — M. le commissaire du Gouvernement s’est trompé 
tout à fait sur ma tendance. Je voudrais savoir ce que je ne sais pas, 
si la pièce est vraie ou si elle est fausse; plus elle sera vraie, plus 
J'aurai raison. Je vous serai bien obligé, monsieur le Président, 
d'interroger les officiers du service des renseignements. 

Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous vous approcher? 

Le commaxpanr LaurTH. — Je crois pouvoir donner au Conseil 
quelques renseignements au sujet de la pièce de comparaison, pièce 
sur laquelle on a mis la date de 189%. C’est probablement moi qui 
ai dû recoller cette pièce. Du reste, il y a une manière bien simple 
de s’en assurer. Le Conseil pourra le voir dans le dossier secret de 
la manière suivante : Lorsque j'ai commencé avec le commandant 
Henry à réparer les pièces de ce genre, j'ai pris habitude au bout 
de très peu de temps de couper en longueur le papier transparent 
et collant qui servait à reconstituer ces pièces. La bandea vait une 
largeur de un centimètre. A partir de deux ou trois mois que je 
faisais ce service, je pris l'habitude de couper en longueur ce papier, 
de sorte que la bande avait à peu près un demi-centimètre de lar- 
geur. Il est très facile de voir dans le dossier secret si cette pièce a 
été recollée par moi ou par le commandant Henry, qui, lui, se ser- 
vait toujours de la bande dans sa largeur complète. Ce que j'affirme 
c’est que j'ai vu cette pièce bien avant l'ouverture du procès de 1894. 

M° Laporr. — Avant la fin de l’année? Avant le procès ? 

LE commaxpANT LaUTH. — Parfaitement. 





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— 220 — 


M° Lagorr. — Nous avons assez de faux, il est bien entendu que 
cette pièce était connue par le commandant Lauth et par M, Gri- 
belin ? 

Voilà une autre question. Comment se fait-il que cette pièce qui 
pouvait servir de charge contre Dreyfus, lorsqu'on plaçait le borde- 
reau en avril ou mai, n'ait pas été versée au procès de 1894? 
Je demande à M. le général Mercier de bien vouloir m’expliquer 
pourquoi elle n’a pas été présentée en 1894. 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — Je vous ai déjà répondu, je ne connais- 
sais pas cette pièce et elle ne m'a pas été communiquée. 

Me Lapor. — M. le général Mercier veut-il dire comment il 
explique que ces officiers qui avaient certainement la pièce à ce 
moment-là en main et tout à fait présente à l'esprit, puisqu'on lui 
attribue la date de juin 1894 et que ces messieurs l’ont vue avant 
le procès, comment il explique que ces officiers n'ont pas porté 
cette pièce à sa connaissance? Et si M. le Président le veut bien 
il demandera à M. Lauth une explication sur ce point. 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — Je ne sais pas ce qui a pu les porter à 
ne pas me faire connaître cette pièce ; ce qui est certain, c’est que je 


ne l’ai pas connue et que je ne la connais pas encore. Si vous voulez « 


avoir la bonté de me la relire... 


Me Lapor. — Remarquez que cela se place en juin 1894 et à ce à 


moment-là on mettait le contenu du bordereau en mai ou en avril. 
« Mon cher ami. Je vous renvoie le manuel. Entendu pour mer- 


credi huit heures chez Laurent. J'ai invité trois de mon ambassade 


dont un seul juif. » 


J'attire l'attention du Conseil sur cette dernière phrase qui est 


évidemment construite dans un singulier style. 


Dans tous les cas il estextraordinaire qu’une pareille pièce où il . 
est question d’un manuel au mois de juin, n'ait pas été portée à la M 


connaissance du général Mercier et je demande au commandant 
Lauth comment il peut expliquer ce fait. 


Le Présinexr. — Le commandant Lauth n’était pas chargé de. 


communiquer les pièces au ministre, c'était le général Gonse. 
(S'adressant au général Gonse.) Connaissiez-vous cette pièce ? 


LE GÉNÉRAL GoxsE. -—-- Je ne la connaissais pas, c'était une pièce. 


qui était considérée comme insignifiante (Mouvement.) et elle n’a 


été mise au dossier secret que comme pièce de comparaison en 1896. 


Me Laporr, — Je passe à un autre ordre d’idées. Je sais qu’on 
s’est expliqué assez longuement sur la question du commentaire et 


de sa disparition en 1897, mais je voudrais que le général Mercier. 








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ER) nue 


répondit bien à cette question toute simple : Comment a-t-il 
pu penser que ce commentaire constituait une pièce particulière? 

Le Présmexr, à M. le général Mercier. — Comment avez-vous 
pu penser que le commentaire du Paty de Clam n’était pas une 
pièce à laisser dans le dossier? 

Le cénéraz Mercier. — Je rectifierai d’abord l’expression « com- 
mentaire de du Paty de Clam ». C’est le colonel Sandherr qui a fait 
faire ce commentaire, il était peut-être de l'écriture de du Paty de 
Clam, mais c’est le colonel Sandherr qui en a été chargé et qui la 
remis. 

C’est un commentaire que j'avais fait faire dès le commencement 
du procès pour mon usage personnel, pour me rendre compte des 
charges qui pesaient sur Dreyfus. A la fin du procès cecommentaire, 
avec les pièces secrètes qu’il commentait, a été envoyé au colonel 
Sandherr; lorsqu'il m'est revenu, j'ai détruit en présence du colonel 
Sandherr le commentaire, en lui disant qu'il ne devait pas en rester 
de traces, et je lui ai rendu toutes les pièces secrètes annexées à ce 
commentaire pour qu'elles fussent réparties dans les différents 
cartons d'où elles venaient, car le dossier secret a été disloqué à ce 
moment-là et le commentaire seul a été détruit. D’après l'ordre que 
j'avais donné au colonel Sandherr je croyais qu’il ne restait plus 
rien, même en copie, de ce commentaire; par conséquent quand en 
1897 on m'a appris qu’il existait une copie contrairement à mes 
ordres, je l’ai détruite. (Agitation.) 

Me Laporr. — Si c'était une pièce à l’usage personnel du général 
Mercier, pourquoi l’a-t-il fait communiquer au Conseil de guerre ? 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Parce que je considérais que c’était utile 
aux juges qui ne connaissaient pas l'origine de ces pièces, de quelle 
façon elles nous parvenaient, ni de qui elles émanaient. Il fallait 
leur apprendre tout cela et le commentaire était la seule chose qui 
pût le leur apprendre. 

Me Laporr. — Quel intérêt avait-il à le faire disparaître en 1897, 
à un moment où on cherchait la lumière? 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Parce que j'avais donné l’ordre aupara- 
vant qu’il fût détruit. 

Me Laporr. — M. le Président veut-il demander à M. le général 
Gonse pourquoi il a remis ce commentaire au général Mercier? 

Le GéNérAL Goxse. — J'en ai reçu l’ordre du chef d’État-major 
général. Je l’ai dit à la Cour de cassation tout au long. 

Me Lagorr. — Alors nous poserons la question à M. le général de 
Boisdeffre quand il sera là. (Sensation.) Je suis obligé de signaler 





— 222 — 


au Conseil que la question vaut la peine d’être posée, car il y a dans 
le Code un article du Code pénal qui est ainsi conçu. 

Le Présipexr. — C’est de la discussion. 

Me Laporr. — Soit! Je m’arrête, monsieur le Président. 

Maintenant j'arrive à une dernière question relative à la dépêche 
du 2 novembre 1894, de l’agent B..., à son gouvernement. M. le 
général Mercier voudrait-il dire où il a pris le texte donné par 
lui à la Cour de cassation et que je trouve dans sa déposition à la 
page 379 de l'enquête...‘ Voulez-vous me permettre, monsieur le 
Président, de lire au Conseil les quelques lignes de cette déposition? 
Voici ce qu’a dit M. le général Mercier : « Vingt-quatre ou quarante- 
huit heures après la décision prise en Conseil de cabinet, je déférai 
Dreyfus à la justice militaire. On m’apporta de la part du ministère 
des Affaires étrangères la traduction d’un télégramme adressé par 
B... à son chef hiérarchique; cette traduction était à peu près 
conçue ainsi : « Dreyfus arrêté, précautions prises; prévenu (ou 
prévenez) émissaire. » 

Le PrRÉsipENT, — Oùavez-voustrouvé le texte de cette dépêche ? 

Le GÉNÉRAL MERCIER. — C'était un simple souvenir ; je n’avais pas 
revu la traduction de cette dépêche pendant quatre ans. Je ne me 
suis jamais servi ni de cette traduction-là ni de la traduction qui a 
suivi et a été reconnue authentique, je n’en ai fait aucun usage au 
procès de 1894, comme je l'ai dit, ni dans ledossier judiciaire régulier, 
ni dans les pièces communiquées aux juges. Par conséquent, je n’ai 
jamais eu cette pièce depuis entre les mains; c’est un simple souve- 
nir donné à la Cour de cassation, mais ce souvenir était assez précis. 

M° Lagorr. — M. le général Mercier affirme qu’il a donné l’ordre 
qu’on ne communiquât pas la pièce au Conseil de guerre. 


LE GÉNÉRAL MERCIER. — Parfaitement. 
Me Laporr. — A qui a-t-il donné cet ordre ? 
LE GÉNÉRAL MERCIER. — C’est moi-même qui ai fait faire le dos- 


sier secret. 

Me Laporr. — C'est le général qui a fait faire le pli alors ? 

Le céÉxéRAL MercIER, — Non; je ne sais pas qui l'a fait, je ne puis 
donner de détails précis. 

M° Lasorr. — Mais qui l’a préparé? Le général a-t-il donné des 
ordres pour cette préparation”? 

Le Généraz Mercier. — Oui, au chef d'État-major général. (Sen- 
sation.) 

Me Lasorr. — Par conséquent, ce doit être au chef d'État-major 


1. Tome I, page 545 de notre édition. (Vote de l'éditeur.) 


dant dépit mat data a) 





en 


général que M. le général Mercier a dû dire de ne pas faire état de 
la pièce Panizzardi. 

Le GÉNÉRAL MerGIER. — J'ai dù le dire au moment où la seconde 
traduction nous est arrivée. 

Me Lagon. — Est-il bien sûr que son ordre ait été exécuté ? 

Le Présienr. — Êtes-vous sûr, mon général, que cette dépêche 
n’ait pas été communiquée au Conseil ? 

Le GÉNÉRAL MERCIER. — Parfaitement. 

Me Lasorr. — Maintenant, monsieur le général, n’avez-vous pas 
détenu une note de trois pages rédigée je ne sais par qui, écrite je 
ne sais par qui, pour établir un texte de la dépêche, qui n’est même 
pas le texte que je viens de lire, mais qui est un texte encore pius 
violent : « Capitaine Dreyfus arrêté, on a la preuve qu’il à fourni 
des documents à l'Allemagne. » M. le général Mercier ne connaît-1l 
pas la note à laquelle je fais allusion ? 

Le GÉNÉRAL MercIER. — Il faudrait que je connaisse au moins la 
pièce pour répondre. 

Me Laporr. — Alors, monsieur le Président, voulez-vous bien faire 
venir M. le général Chamoin à la barre ? 

Le général Chamoin se présente à la barre. 

M° Lisorr. — Monsieur le général Chamoin voudrait-il rappeler 
au Conseil quelle est la pièce qu'en délibéré il lui a communiquée, 
et à laquelle je fais allusion. M. le général Chamoin me doit 
comprendre certainement. 

Le GÉNÉRAL CHAMOIN, — En ma qualité de delégué du ministre de 
la Guerre, j'ai reçu des instructions très précises et très formelles, 
auxquelles j'ai le devoir strict de me conformer. Il est dit, dans ces 
instructions, que la cominunication du dossier secret est faite à 
huis clos, qu’à huis clos je dois donner toutes les explications qu’on 
voudra bien me demander et que je pourrai donner. Il est dit en 
outre que si, au cours des débats, et par le fait de la déposition 
d’un témoin, la discussion revenait sur une pièce secrète, le délé- 
gué du ministre de la Guerre doit se référer aux explications qu’il 
a déjà données à huis clos, et qu'il doit demander, si de nouvelles 
explications sont utiles, qu’elles soient données à huis clos. 

J'ai donné au Conseil, dans la séance du 8 août, et dans la 
séance du 10 août, toutes les explications les plus complètes au 
sujet de la pièce à laquelle M° Labori veut bien faire allusion en ce 
moment, Je pourrais me référer aux instructions qui me sont don- 
nées; mais, étant donnée la nature du débat et passant outre, sûr 
en cela que je serai approuvé par M. le ministre dé la Guerre, Je 


RE 
Wire 








vous demande, monsieur le Président, si vous désirez que je redise 
au Conseil, en audience publique, les explications que j'ai données 
au Conseil au sujet de la pièce en question. 


Le Préstpexr. — S'il s’agit d’une chose qui n’est pas contraire 
à vos instructions. 
LE GÉNÉRAL CHAMOIN, — J’en prends la responsabilité, monsieur 


le Président. 

M° Laporr. — Voulez-vous me permettre, monsieur le Président, 
auparavant et dans l'intérêt de ma responsabilité personnelle, de 
faire à mon tour une observation. Je me suis conformé et je me 
conformerai en tous points aux engagements que les uns et les 
autres nous avons pris sur la production du dossier secret en 
chambre du Conseil; mais la pièce dont il s’agit, sur laquelle d’ail- 
leurs je n’ai encore rien dit, n’était pas une pièce du dossier secret, 
et je n’ai pris à son égard aucun engagement. 

LE GÉNÉRAL CHAMOIN. — Parfaitement. 

Me Lapori. — Et je n’ai pris, quant à cette pièce, aucune espèce 
d'engagement. 

LE GÉNÉRAL CHAMOIN. — Parfaitement. 

Me LaBorr. — Je voulais préciser ce point, avant que le général 
Chamoin s’expliquât, pour justifier ma propre attitude. 

LE GÉNÉRAL CHAMoOIN. — Monsieur le Président, le 7 août, au 
moment où commençaient les débats, et où j’arrivais au lycée, je 
suis entré en même temps que le général Mercier et je l’ai salué 
très respectueusement. Le général Mercier m'a alors parlé et m’a 
dit : & Général Chamoin, j'ai une pièce à vous remettre, je vous prie 
de vouloir bien en prendre connaissance. » (Mouvement prolongé.) J'ai 
commis là une première irrégularité; je n’ai aucune espèce de scru- 
pule à le reconnaître. Je ne me suis peut-être pas assez préparé aux 
difficultés de la mission que j'ai à remplir; j'agis franchement, sim- 
plement et je dis tout. J’ai pris la pièce que m’a remise M. le général 
Mercier; je l'ai mise dans ma poche; j’en ai pris connaissance le 
7 août au soir. Elle contenait sur la première feuille des indications 
d’une certaine précision du sujet des deux traductions successives du 
télégramme du 2 novembre 1894; à la deuxième et à la troisième 
page figuraient des indications inexactes et fantaisistes, même 
fausses, et dans mon esprit, je me suis dit que je n’en ferais pas 
usage au cours de l'exposé du dossier secret. Comme M. le général 
Mercier m'avait remis cette pièce et étant donné que moi, délégué 
du ministre de la Guerre, je l’avais acceptée, en mon âme et con- 
science elle m'âppartenait, je pouvais en faire l’usage que je voulais. 





LE! 





Si j'avais bien rempli ma mission, monsieur le Président, je vous 
l'aurais peut-être remise immédiatement sans en prendre connais- 
sance; je ne l’ai pas fait. Quand je suis arrivé à la discussion — 
ou plutôt à l'exposé, car je n’ai pas discuté — des conditions dans 
lesquelles avait été établie la pièce 44, j'ai donné des détails dont 
le Conseil se souvient certainement et, dans le feu de ma conversa- 
tion, j’ai oublié la décision que j'avais prise avec moi-même, à 
savoir que ce document étant erroné, je ne devais pas m’en servir. 
J’ai passé outre et dans le but que vous connaissez, j'ai voulu don- 
ner connaissance au Conseil de la première page. J’ai donc, au 
moment où j'ai donné ce papier au Conseil, commis une deuxiême 
erreur : j'ai demandé qu’on ne prit pas connaissance de la deuxième 
et de la troisième page. Pourquoi? Parce que dans mon esprit, la 
discussion sur le télégramme du 2 novembre 1894 ne peut pas être 
ouverte de nouveau. Il y a une entente absolue et complète entre 
le ministre de la Guerre et le ministre des Affaires étrangères au 
sujet non seulement de l’authenticité du décalque fourni par l’admi- 
nistration des télégraphes à la Cour de cassation, mais aussi et 
surtout au sujet de la traduction du télégramme. Nous sommes 
donc absolument d’accord et sur l’authenticité du décalque et sur 
l’authenticité de la traduction. Dans ces conditions, montrer la 
deuxième et la troisième pages c'était ouvrir le débat. Or le moment 
était précieux; et il était inutile d'en dire davantage. J'ai donc 
commis cette erreur, au moment où la pièce arrivait entre les 
mains de Me Labori, de lui dire sur ce ton de courtoisie qui a régné 
entre nous pour la communication du dossier secret, que je le prie= 
rais de ne pas regarder la deuxième et la troisième page. Je recon- 
nais très bien que M® Labori m'a dit : « Je ne regarderai pas la 
deuxième et la troisième page.» Le lendemain au soir, le 8,et dans 
toute la journée du 9 août, j'ai été obsédé par cette pensée que 
J'avais commis une chose que je n'aurais pas dû faire : c’est à 
savoir que, communiquant ce papier en audience secrète et dans les 
conditions où nous nous trouvions, j'avais commis une réelle faute, 
et jele reconnais très sincèrement et très loyalement,en demandant 
qu'on ne regardât pas la deuxième et la troisième page. Et si vous 
vous souvenez de ce détail, mon colonel, dans la matinée du 
10 août je vous ai demandé de retarder de quelques minutes l’ou- 
verture de l’audience pour avoir une conversation avec M° Labori. 
M° Labori a bien voulu me donner quelques moments d’entretien. 
Nous nous sommes expliqués, nous avons parlé intimement, amica- 
lement même, car c’est le mot... 








— 226 — 


Me Laporr. — Si seulement nous pouvions le faire avec tout le 
monde, monsieur le général. 

Le GÉNÉRAL CHAMoIX. — Je m'en félicite en ce qui me concerne. 

J’ai exposé tout d’abord à Me Labori ce que je pensais et je l’ai 
prié de prendre connaissance de la pièce tout entière. Il m'a 
répondu d’abord : « Non, non, j'ai pris acte. » Nous avons conti- 
nué à causer et M° Labori a bien voulu finalement prendre connais- 
sance de la deuxième et de la troisième page. Puis il m'a dit : 
« Mon général, si vous voulez un bon conseil, lisez la pièce. » 

Je suis rentré en séance, et vous vous rappelez, mon colonel, qu’à 
la fin de l'exposé du dossier secret j'ai pris la parole et j'ai dit tout 
mon sentiment et ce que je viens de dire; au sujet de la pièce qui 
m'a été remise par M. le général Mercier, je vous ai offert de la 
remettre; vous avez bien voulu me dire que cette pièce avait été 
remise personnellement par le général Mercier et qu’elle était ma 
propriété. Je l’ai gardée. M. le général Mercier me l’a fait demander. 
J'ai fait répondre à M. le général Mercier par mon ordonnance 
qu'ayant eu la mauvaise idée de m’en servir au cours de l’exposé 


du dossier secret, j'étais dans l’obligation de la garder pour la tenir 


à la disposition du Conseil. 
Quelques jours après, vous m'avez montré la lettre du général 


Mercier en me disant que le général désirait qu’elle fût remise. Je 
vous l’ai remise. Je vous exprime mon regret sincère de mon igno- 
rance des choses de la justice qui m'a mis dans cette situation 
d'accepter franchement ce que M. le général Mercier me donnait et 
d’en faire l’usage sincère qu'il en désirait. (Mouvement prolongé.) 
Le GÉNÉRAL Mercier. — Au moment où j'allais quitter Paris 
pour me rendre à Rennes, il m’a été apporté de la part du colonel 
du Paty de Clam (Mouvement.) une note qui était relative à la tra- 
duction cryptographique dela dépèche. J'ai vu qu'ilyavait dessignes, 
des groupes de chiffres, etc.; je ne suis pas cryptographe, j'ai vu que 


le colonel du Paty paraissait s'intéresser surtout à savoir si un mot : 


se trouvait deux fois répété dans la dépêche. Voilà le seul souvenir 


qui me soit resté de cette note, 
En arrivant ici, comme je sais que le général Chamoin s'était 


-occupé de cette dépêche, je lui ai remis cette note en le priant de 


voir s’il y avait quelque chose de vrai là-dedans, et je me proposai 
de la lui redemander deux ou trois jours après, en lui demandant 
s’il fallait en tenir compte; cette pièce a été versée aux débats dans 
les conditions indiquées par M. le général Chamoin. 

Je ne sais même pas au juste ce qu’il y a dans cette pièce. 


s TE a tr at asian en A cdera nie: OU honte din à 
ni D at. sn 





— 227 — 


Me LAgorr. — Je crois qu’il faut absolument liquider cet incident. 

Je dois d’abord remercier le général Chamoïin des paroles qu’il 
a bien voulu prononcer et je rends hommage à la profonde sincé- 
rité de son récit qui est entièrement conforme à ce qui s’est passé. 
Je voudrais cependant faire préciser un point, c’est que pour avoir 
connaissance de la note j'ai dû insister. C’est exact? 

LE GÉNÉRAL CHAMOIN. — C’est exact, 

Me Laporr. — M. le général Chamoin avait demandé à son 
adjoint de vouloir bien lui passer une pièce et il en avait tiré des 
conclusions disant que le colonel du Paty était de bonne foi. 

LE GÉNÉRAL CHAMOIN. — J’ai pu exposer en audience publique les 
conditions dans lesquelles la pièce avait été remise par M. le général 
Mercier, les conditions dans lesquelles j’ai été amené à m'en servir 
à huis clos et je n’irai pas engager des débats publics sur les indi- 
cations contenues dans la pièce, 

Me LaBorr. — C’est entendu. 

Il reste établi seulement ceci, c’est que le général Chamoin 
venait de faire passer sous nos yeux tout le dossier secret, lors- 
qu’il a demandé à son adjoint une pièce, puis il l’a rendue à son 


adjoint. 

LE GÉNÉRAL CHAMOIN.— Parfaitement. 

Me Laporr. — Sur quoi j'ai dit : « Monsieur le général, per- 
mettez-moi de demander communication de cette pièce. » 

LE GÉNÉRAL CHAMOINX. — Parfaitement. 

M° Laporr. — Puis M. le général Chamoin me l’a communi- 
quée. 


LE GÉNÉRAL CHaMoIN, — C’est cèla. 

Me Laporr, — Cela dit, permettez-moi, monsieur le Président, de 
vous demander de vouloir bien, en vertu de votre pouvoir discré- 
tionnaire, ordonner la lecture de la pièce. 

Le PrésipenT. — Ce n’est pas du dossier secret? 

LE GÉNÉRAL CHAMoINX. — Non. 

Le PRÉSIDENT, au greffier. — Elle est versée au dossier; lisez-la. 

M° Laporr. — Je demande la lecture intégrale de la pièce. 

LE GRerrier Coupors donne lecture de la pièce suivante : 


LA 


Deux versions de ce télégramme ont été fournies à la Guerre 
par les Affaires étrangères. 

Version n° 1 : 

Arrestato capitano Drayfus; ministro della guerra travuto 
relazione (ou prova) segrete offerte germania. Cosa instrutta conogni 
segreto (ou riserva) Rimana prevenuto emissario. 


ve 


— 228 — 


Traduction : Arrêté capitaine Dreyfus ; ministère de la Guerre 
a eu rapport ou preuves secret offert Allemagne. Chose instruite pas 
secrète et prévenu émissaire. Les mots « arrêté capitaine Dreyfus » 
pouvaient s’interpréter soit : « capitaine Dreyfus est arrêlé », soit 
plutôt : «la personne arrêtée est capitaine Dreyfus. » 

Version n° 2. 

« Si capitaine Dreyfus n’a pas eu relations avec vous là-bas, 
serait bon faire démentir officiellement pour éviter commentaires 
presse. » 

Il n’y a pas eu de version adressée par écrit à la Guerre des 
Affaires étrangères. 

Colonel Sandherr frappé de la différence absolue des deux 
versions ci-dessus... Ce télégramme contient vingt groupes de 
quatre chiffres. Puis, tout en paraissant accepter les explications 
embarrassées des Affaires étrangères, il consulta secrètement le 
commandant Munier, ancien secrétaire de la commission de cryp- 
tographie et remarquable cryptographe. Celui-ci, dans une lettre 
personnelle et confidentielle, exposa ce qui suit : « Le texte 
chiffré original contient deux groupes chiffres identiques, le groupe 
n° 10 et le groupe n° 17; tous les groupes n° 10 et n° 17 correspon- 
dent à des expressions interchangeables; or, cette condition est 
réalisée dans la version no 2. Done, la version n° 1 peut seule 
s'appliquer au texte chiffré authentique. La lettre ci-dessus a été 
jointe au dossier des télégrammes. Le dossier des télégrammes a 
disparu. Le commandant Munier a été trouvé mort dans un train. 
En tout cas, avant de révéler ces faits, il est prudent de vérifier si 
le texte chiffré, présenté comme authentique par les Affaires étran- 
gères, contient encore deux groupes chiffrés identiques les n°s 10 
et 17? Il est possible que ces deux chiffres, qui, dans l'original, 
forment un nombre inférieur à mille, c’est-à-dire ayant moins de 
quatre chiffres, aient été surchargés par addition de chiffres ou par 
adjonction de têtes, de queues ou de cercles en zéros pour en faire 
des six, des neuf ou des huit, ou de barres aux un pour en faire des 
quatre ou des sept. Cette vérification faite, on peut marcherà coup 
sûr. 


Me Laporr. — Voulez-vous être assez bon, monsieur le Président, 
pour demander à M. le général Chamoin si même la première page 
de cette pièce n’est pas fausse comme les deux autres ? 

LE GÉNÉRAL CHAMOIN. — Nous rentrons dans la discussion des télé- 
grammes et de la pièce 44. 

Me Laporr, — Voici une pièce versée au dossier. 

. LE GÉNÉRAL CHAMoIX. — Je ne suis pas témoin. 

Me Lagon. — Non, mais vous êtes entendu à titre de renseigne- 
ments. 

Le GÉNÉRAL CHAMOIN. — Alors, cela n'aurait pour but que de 
répéter ce que j'ai déjà dit? 








— 229 — 


Me LagBorr. — Je désire, monsieur le président, que M. le général 
Chamoin le répète devant M. le. général Mercier. 

LE GÉNÉRAL CHAMOIN. — Je suis ici pour me renfermer dans les 
instructions ministérielles; je ne peux pas enfreindre les instuctions 
très précises que j'ai reçues et me laisser aller à parler davantage 
de ce document. J'ai dit exactement dans quelles conditions j'avais 
introduit cette pièce lors de l'examen du dossier secret. Je ne peux 
pas en dire davantage en audience publique, et je ne peux pas 
entrer dans la discussion des mots qui y sont inscrits : ceci est du 
dossier secret. J’ai dit que toutefois je combattais de la façon la 
plus absolue les assertions qui étaient contenues à la 2e et à la 
3me page, qu’elles étaient fausses, complètement fausses (Sensation. ) 
et que c'était pour cela queje n’avais pas voulu en entretenir le Con- 
seil. Je ne peux pas en dire davantage en ce qui concerne les pièces du 
dossier secret sans enfreindre de la façon la plus formelle les instruc- 
tions du ministre. 

Je dois ajouter, monsieur le Président, que j'ai rendu compte de 
cet incident par écrit au ministre de la Guerre; je dois dire aussi 
que lors du voyage que j'ai fait à Paris, j'ai eu l’honneur d’être reçu 
par le général de Galliffet, que l'incident à ses yeux n’a eu aucune 
importance et qu'il a bien voulu approuver ma conduite à ce 
sujet. 

M® Lagorr. — Mes questions au général Chamoin n’ont pas pour 
but de le viser, et ainsi qu’il vient de le dire, l’incident n’a aucune 
importance en ce qui le concerne. 

Il n'en est pas de même en ce qui concerne la note et les condi- 
tions dans lesquelles elle à été présentée. Or, M. Delaroche-Vernet 
a affirmé que jamais le ministère de la Guerre n’a reçu ni verbale- 
ment ni par écrit une version de la dépêche dans laquelle il fût 
dit que le capitaine Dreyfus aurait eu des relations avec lAlle- 


magne... 
Le PrÉésinexT. — Vous entrez dans la discussion. 
M° Laporr. — Veuillez le demander, monsieur le Président, à 


M. le général Chamoin ou à M. Paléologue. Quand je pose des ques- 
tions, on refuse d’y répondre. M. Paléologue répondra peut-être. 
En tout cas, je continue, il suffit d’avoir le texte sous les yeux pour 
comprendre ce que je veux dire. Même ce qui dans la note de M. du 
Paty de Clam est présenté comme une version envoyée au ministère 
de la Guerre ne lui a jamais été envoyé. 

Est-ce que M. le général Mercier prend la responsabilité de cette 
version ? 





aps 


Le GÉNÉRAL MERCIER. — Pas du tout : je vous ai dit que cette note 
m'avait été remise, que je ne l'avais pas lue antérieurement et que 
c’est à titre confidentiel que j'ai demandé à la voir. 

Me Laporr. — Le général Mercier peut-il dire pourquoi il s’est 
fait l'intermédiaire du colonel du Paty de Clam? (Mouvement.) 

LE PRésineNT. — Je ne poserai pas cette question. 

M. le général Roget demande à prendre la parole. Il se présente 
à la barre. 

LE GÉNÉRAL RoGer. — Puisqu'on rouvre la discussion sur cette 
dépêche, qui n’a été versée aux débats ni avec un texte ni avec 
l’autre, discussion que je trouve oiseuse en ce qui me concerne, 
puisqu'on rouvre cette discussion, je demande qu’on entende le 
commandant Matton. (Rumeurs.) On a entendu jusqu’à présent 
M. Paléologue, M. Delaroche-Vernet; je demande qu’on entende le 
commandant Matton qui n’était pas là à ce moment et qui a parti- 
cipé à la traduction de ce télégramme. 

Le PRÉSIDENT. — La question de la dépêche a été discutée 
d’une manière complète; nous sommes fixés à cet égard et je crois 
toute cette discussion inutile. 

Me Laporr. — Je n’accepterai pas cependant qu'un témoin qualifie 
de oiseuses les questions que je crois nécessaire. Personne autre que 
M. le Président ne dirige ici les débats. 

Le Présinexr. — La question a été discutée à fond. 

Me Lagon. — Ce qui n’a pas été discuté à fond, c’est la prétention, 
par M.le général Mercier, de venir, sous le nom du colonel du Paty 
de Clam, faire remettre par le général délégué du ministre, 
lequel l’apporte en chambre du Conseil, une version de la dépêche 
que ni M. le général Chamoin ni M. Paléologue n’accepteront. 

Le PrRésinexT. — Il vous à dit qu’il reconnaissait qu’il y avait 
eu une erreur ? 

Me Lagorr. — Cela me suffit. 

Voulez-vous maintenant demander à M. le général Mercier quand 
et où M. du Paty de Clam lui a remis la note en question? 

Le PrésipeNT. — Je ne poserai pas cette question. 

Me Laporr. — Voulez-vous enfin demander à M. le général 
Mercier quel était son but en remettant au délégué du ministre cette 
note le lundi matin 7 août? 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — Je l’ai dit déjà; cette note m'a été 
remise au départ de Paris, et je voulais savoir s’il y avait quelque 
indication qui puisse favoriser la manifestation de la vérité. C’était 
à titre de document privé, et c’est par suite d’un malentendu com- 





— 231 —. 


plet que le général Chamoin s’est cru autorisé à la communiquer 


au Conseil. 
Me Lagorr. — Alors, c’est le général Chamoin qui en prend la 


_. responsabilité ? 


Le PRÉSIDENT et LE GÉNÉRAL CHAMOIN, ensemble. — Mais abso- 
lument! 

LE aénéraz CHamoix. — Cette discussion ne peut être ouverts 
quant à présent du moins, à mon avis, puisque nous somme abs’ = 
lument d’accord sur tout ce qui concerne la dépêche en question. 

Je crois qu'il n’est pas possible de s'exprimer avec plus de 
simplicité. 

Me Deuaxce. — Monsieur le Président, le capitaine Dreyfus vou- 
drait faire une observation. 


Le carrrAixE DReyrus. — Je ne puis répondre à tous les faits 
précis, mais je veux simplement rappeler quel à été mon séjour à 
Bourges. 


J'ai été nommé capitaine le 12 septembre 1889; je suis arrivé à 
Bourges, et j'ai été nommé adjoint affecté au service de la cartou- 
cherie. 

En même temps, j'étais chargé du cours de mathématiques aux 
chefs artificiers proposés pour gardes d'artillerie. 

A la même époque et dans le même hiver, je me suis préparé 
aux examens de l’école de Guerre. 

Par conséquent, d’octobre 1889, date de l’arrivée à Bourges, 
jusqu’en février 1890, époque à laquelle commencçaient les examens 
écrits de l'École de guerre, quatre mois se sont écoulés; et pendant 
ces quatre mois, j'aurais fait je ne sais quoi dont on m'accuse. 

J'ai donc fait en même temps mon service à la cartoucherie, 
cours de mathématiques aux chefs artificiers proposés pour gardes 
et ma préparation aux examens de l’École de guerre. 

Au mois de février 1890, j'ai préparé mes examens écrits d’admis- 
sibilité à l'École de guerre à Bourges; j’ai été admissible, et on m'a 
immédiatement appelé à Paris. J’ai passé les examens oraux en 
mars et avril; j'ai été reçu. à 

Le 20 avril 1890, à l'École de guerre j’obtenais un congé de deux 
mois et je me mariais le 21 avril. 

Je suis revenu à Bourges fin juin, j'y suis resté encore en juillet, 
août et septembre; et je suis reparti pour Paris à la fin de septembre 
ou au commencement d'octobre 1890 pour suivre les cours de l’École 
de guerre. Voilà quel a été mon séjour à Bourges. 

LE PRÉSIDENT, — Pendant la première partie de votre séjour, 








"TT 


— 232 — 


vous étiez célibataire : vous alliez à la pension des officiers, au café, 
par conséquent vous étiez à même d’avoir des conversations comme 
celles qu’on a généralement sur ce qui se dit et ce qui se fait dans 
une garnison. 

LE cAPrrAINE Dreyrus, — J'ai voulu préciser quel avait été mon 
séjour à Bourges ; j'ai passé quatre mois d’hiver dans les conditions 
que j'ai indiquées. 

Le Présinexr. — Vous tendez alors à établir que vous n’avez 
pas eu le temps de vous occuper d’affaires étrangères à votre 
service; cependant on peut avoir des renseignements dans les 
conversations avec des officiers; il n’y a là rien d’invraisemblable. 

LE CAPITAINE DReyrus. — Vous me permettrez cependant de dire 
que dans les conditions où je me trouvais, je n’avais guère le temps 
d’aller ni au café ni ailleurs, puisque je me préparais à l’École de 
guerre et qu’en même temps J'étais adjoint à la cartoucherie et que 
je faisais le cours de mathématiques aux chefs artificiers proposés 
pour gardes; je n’avais donc guère le temps de fréquenter les cafés. 


QUARANTE-SIXIÈME TÉMOIN 
LE GÉNÉRAL RISBOURG 


2 


Risbourg, Pierre-Henry-Charles, 65 ans, général de division 
commandant la division d'Oran. 

LE PRÉSIDENT. — Voulez-vous nous dire ce que vous savez au 
sujet de ce qu'on a appelé la question des aveux et ce qui s’est 
passé entre vous et le capitaine Lebrun-Renault à ce sujet ? 

LE GÉNÉRAL RisBotURG. — Je commandaisla garde républicaine en 
189% et au commencement de 1895. Le 6 janvier, le lendemain de 
la dégradation de Dreyfus, l’adjudant-major de semaine, dans son 
rapport, me fit lire des journaux dans lesquels il était question d’une 
conversation que le capitaine Lebrun-Renault avait eue avec des 
journalistes. Cette lecture me mécontenta gravement. J’estimai en 
effet que le capitaine Lebrun-Renault avait manqué à son devoir 
en causant avec un condamné. Je l’avais commandé pour aller avec 
son escadron chercher le condamné à la prison du Cherche-Midi, 
et le conduire à l’École militaire. Je ne l’avais pas chargé de lin- 
terroger et de le faire causer. Je pensais ensuite qu’il avait commis 
une très grosse faute en ne me rendant pas immédiatement compte 
de ce qui s'était passé, afin que je puisse en informer le Gouver- 
neur. Je savais que le général Mercier ne voulait pas qu’il fût ques- 





— 233 — 


‘tion de nous dans les journaux. J'avais fait de nombreuses recom- 


mandations à ce sujet en faisant remarquer que les militaires de la 
garde vont partout, qu’ils entendent beaucoup de choses et qu'ils 
ne doivent répéter qu’à leurs chefs ce qu’ils croient devoir signaler 
dans leur service. Je me rappelais aussi qu'un officier de la garde 
avait été puni récemment au momentde l'affaire Gabrielle Bompard, 
pour avoir commis des indiscrétions et qu’il avait été question de 
le renvoyer de la garde. 

J'étais donc très mécontent. J’ai alors fait mon rapport sur le 
registre de la garde républicaine. J'ai dicté à l’adjudant-major de 
semaine une note qui est encore sur le registre de la garde républi- 
caine. J’en ai demandé une copie que je verse aux débats. Je ter- 
minai ensuite le rapport et je congédiai l’adjudant-major. Quelques 
instants après ilrevint,m'informant que le général Gonse, sous-chef 
VÉtai-major, étaitvenu au quartier, qu’il avait demandé le capitaine 
Lebrun-Renault et l'avait emmené chez le ministre, J’ai appris peu 
après que le capitaine Lebrun-Renault avait été à l'Élysée et que 
le Gouverneur était informé par le colonel Guérin. 

Je terminais mon rapport et je faisais dire à l’adjudant de 
semaine de m'envoyer le capitaine Lebrun-Renault aussitôt sa 
rentrée au quartier. Il se présenta dans mon cabinet vers deux 
heures de l'après-midi; je le reçus très mal et je lui fis de vifs 
reproches. Je l’interrogeai sur ce qui s’était passé la veille et il me 
rapporta alors une conversation dans laquelle il était question de 
bordereau qui avait été trouvé dans une ambassade, de pièces qui 
auraient été livrées à l'ambassade allemande pour en avoir de plus 
importantes, de l'espoir du condamné d’emmener sa femme et ses 
enfants aux colonies. J'étais impatienté et énervé. Je dis à M. Lebrun- 
Renault : « Précisez, a-t-il réellement fait des aveux? » Le capitaine 
Lebrun-Renault me répondit : «Il a dit : «Le ministre de la Guerre 
« sait bien que si j'ai livré desdocuments, c'était pour en avoir de 
« plus importants.» Je lui ai demandéensuite: «Est-il vrai qu'hier en 
revenant de la parade d’exécution, vous êtesallé au mess avec vos 
camarades et qu’au déjeuner vous leur avez raconté la conversa- 
tion que vous aviez eue avec Dreyfus et les aveux qu'il vous a faits ? » 
Lebrun-Renault me répondit : « Oui, c’est exact. » Il me dit qu’à 

cette conversation assistaient le capitaine Grognet, Duflos et Panzani, 
et d’autres qui sont encore dans la garde, Je fis de vifsreproches au 
capitaine Lebrun-Renault. J'ajoutai que depuis le matin des jour- 
nalistes Pavaient cherché partout; qu’ils étaient venus chez moi et 
que j'avais refusé de les recevoir, Je lui dis enfin: « Je vous donne 








OU 


l’ordre de vous taire. Si on vous demande encore quelque chose, 


vous répondrez que vous ne savez rien. 

J'ai su depuis que le capitaine Lebrun-Renault avait exécuté 
mes ordres. C’est pourquoi on lui a reproché souvent d’avoir dit 
qu'il ne savait rien. 

Au mois de décembre dernier j'ai appris qu’un ancien officier de 
a garde, aujourd’hui lieutenant de gendarmerie en Algérie, M. Phi- 
lippe, avait parlé à ses anciens camarades des aveux de Dreyfus ; je 
lui ai demandé quelques renseignements et il m’a répondu une lettre 
rès importante dont l'original a été versé à la Cour de cassation et 
dont voici la copie. 

Le GRerrIER Coupors donne lecture de cette lettre : 


«Mon général, je reçois votre lettre à l’instant seulement et 


pour vous confirmer mon télégramme de ce jour, j'ai l'honneur de. 


vous adresser ci-après les renseignements que vous me demandez. 

(Il est parfaitement exact que le capitaine Lebrun-Renault m’a 
fait part des aveux de Dreyfus, presque aussitôt après les avoir 
entendus, le jour de la parade d'exécution, et je puis même dire 
que je suis le premier à qui le capitaine Lebrun-Renault ait raconté 
ce qu'il avait entendu. Voici ce qui s’est passé. 

« J'étais de service avec mon peloton en réserve dans la cour de 
la caserne de l’École militaire, et, pendant que le capitaine Lebrun- 
Renault gardait Dreyfus au corps de garde, je me promenais à 
pied précisément devant le corps de garde. Quelque temps avant le 
roulement de tambour précédant la parade, le capitaine Lebrun- 
Renault est sorti du corps de garde et s’approchant de moi me dit : 

« Depuis que je suis avec cette canaiïlle de Dreyfus, il cherche par 
tous les moyens à lier conversation avec moi; mais je ne lui réponds 
pas ; ainsi il m'a dit que s’il avait livré des documents ils étaient 
insignifiants et que c'était dans le but de s'en procurer de plus 
importants, ajoutant qu’il était innocent du crime odieux pour 
lequel il allait être dégradé et que dans trois ans son innocence 
serait reconnue.» En faisant appel à mes souvenirs, je crois bien que 
ce sont les paroles textuelles que le capitaine Lebrun-Renault m'a 
rapportées. 

« Puis aussitôt après le départ de la voiture cellulaire qui emme- 
nait Dreyfus, il s’est formé autour.du capitaine Lebrun-Renault, 
auprès duquel je me trouvais, un groupe d'officiers de la réserve et 
de la territoriale parmi lesquels se trouvaient plusieurs journa- 
listes. Je ne pourrais pas citer leurs noms. La conversation s’est 
alors engagée avec le capitaine Lebrun-Renault et celui-ci, à un 
moment donné, a répété ce qu'il m'avait dit quelques instants 
auparavant. À ce moment, je me suis moi-même permis de toucher 
le coude du capitaine Lebrun-Renauit pour lui faire remarquer que 
nous avions des indiscrets devant nous. En effet j'avais raison, car 
le lendemain les journaux rapportaient les quelques paroles que le 


VTT PT 





— 235 — 


capitaine Lebrun-Renault avait tenues la veille dans la cour de 
l'École militaire. 

« Voilà, mon général, la vérité... et je suis très heureux que vous 
vouliez bien me fournir l’occasion de dire ce que j'avais entendu; si 
mon témoignage peut être de quelque utilité, vous pouvez en toute 
assurance l'invoquer. 


« Veuillez agréer, etc. » 


LE GÉNÉRAL RisBourG. — Je crois devoir ajouter que si j'ai fait des 
reproches à ce sujet au capitaine Lebrun-Renault en 1895, je n'avais 
rien eu jusque-là à lui reprocher. Je le considérais comme un 
bon officier, surtout comme un bon camarade incapable de faire 
tort à quelqu'un. Je le connaissais depuis longtemps, il était lieu- 
tenant dans la garde lorsque j’y étais commandant. Lorsqu'il a été 
nommé capitaine, j'ai vuson dossier et je puis certifier qu'il était 
animé d'excellents sentiments, ce qui ne me permet pas de douter 
un seul instant qu'il n’ait pas dit la vérité. C’est un fils de magis- 
trat; son père a été juge d'instruction pendant vingt-cinq ans. Il a 
reçu une très bonne éducation ; il a fait des ouvrages qui ont été 
publiés avec l’autorisation du ministre. Ce n’est donc pas le premier 
venu. 

A la Cour de cassation, quand j’ai été interrogé on m’a demandé 
pourquoi je n’avais pas fait constater les aveux par écrit, j'ai 
répondu qu’en 1895 j'étais tellement persuadé de la culpabilité de 
Dreyfus, comme je le suis encore aujourd’hui, que je n’avais pas cru 
nécessaire de faire dresser un procès-verbal. Je ne pouvais penser 
à cette époque-là qu’on en arriverait à douter de cette culpabilité. 

Le PrésinexT. — Votre situation, mon général, vous a permis 
de voir et de connaître bien des choses. Avez-vous d’autres détails 
à donner au Conseil ? N’avez-vous pas à lui faire connaître des faits 
qui permettraient d'éclairer la question. 

Le GÉNÉRAL RisBourG. — J’ai eu pendant le procès un grand nom- 
bre d'officiers qui ont marché sous mes ordres ; je les faisais appeler 
et leur recommandais le secret ; je leur disais : « Je ne veux pas 
savoir cequi s’est passé ; mais si vousétiez juges, que feriez-vous ?» 
Tous m’avaient dit : « Je le condamnerais. » 


Le Présipexr. — C’est bien de l'accusé ici présent que vous 
entendez parler ? 

LE GÉNÉRAL RisBourG. — Oui, monsieur le Président, 

Le caprraiNe DReyrus. — Le témoin vient de dire que, pendant 


le cours du procès de 1894, les officiers de la garde républicaine 
étaient venus dire qu’ils avaient tous la même conviction. Cela 


— 236 — 


m'étonne, attendu qu'après la deuxième ou troisième séance, — je 
ne sais pas quel est le nom de lofficier de la garde républicaine 
qui était de service, — ce qui est certain, ce que j'aflirme, c’est 
qu’en rentrant dans la prison il m’a serré la main; c’est tout ce que 
j'ai à diresur ce point. Je ne sais pas quelle était son opinion, mais 
elle paraît être contradictoire avec celle que vient d'émettre M. le 
général Risbourg, puisqu’en rentrant dans la prison.il m'a serré la 
main. 

Je trouve également étrange qu’on vienne apporter ici des con- 
victions, sans apporter des faits. Quand une accusation aussi épou- 
vantable et aussi infamante vient peser sur un homme, qu’il à 
lutté contre elle pendant cinq ans, je trouve qu’il est du devoir de 
la conscience, quand on apporte une conviction, d’apporter des 
preuves et des preuves certaines! Autrement je ne compreds 
pas. (Sensation prolongée.) 

On a parlé également des aveux. Je rappelle les termes exacts 
de ces prétendus aveux. Le jour où M. le-capitaine Lebrun-Renault 


s’est trouvé dans une salle avec moi, — je l’ai déjà rappelé au 
commencement de mon interrogatoire, — voilà à peu près dans 


quels termes je lui ai parlé : « Je suis innocent. Je vais le crier à la 
face du peuple. » C’est le cri de ma conscience; vous savez que ce 
cri, je l'ai jeté pendant tout le supplice de la dégradation. Après, 
j'ai ajouté, en rappelant la visite que m'avait faite le commandant 
du Paty de Clam, et la lettre que j'ai écrite au ministre : « Le mi- 
nistre sait bien... » Je voulais dire, — et personne n’a compris 
exactement mes paroles, — que j'avais averti le ministre, en 
réponse à la démarche qu'avait faite auprès de moi du Paty de 
Clam, que j'étais innocent. Le commandant du Paty de Clam venant 


me faire une visite et me demandant encore des renseignements, je 


lui avais répondu : « Je suis innocent et absolument innocent. » 
Par conséquent, quand j'ai dit : « Le ministre sait bien... » ce que 
je voulais exprimer, c’est que j'avais répondu aux démarches faites 
auprès de moi après ma condamnation par une protestation absolue 
d’innosence : j'avais répondu verbalement au commandant du Paty 
de Clam et par écrit au ministre que j'étais absolument innocent. 
Voilà ce que je voulais dire par les mots : « Le ministre sait 
bien... » 

Ensuite, je rappelais la visite que m'avait faite du Paty de Clam, 
et Je disais : 

« M. le commandant du Paty de Clam m’a demandé si j'ai livré 
des pièces sans importance pour en obtenir d’autres en échange. 








— 231 — 


J'ai répondu au commandant du Paty de Clam que non, que j'étais 
absolument innocent, que non seulement j'étais innocent, mais que 
je voulais la lumière, toute la lumière.» Puis j'ai dit: «J'espère bien 
qu'avant deux ou trois ans mon innocence, sera reconnue.» Je me 
rappelle les conditions dans lesquelles j’ai dit, ces mots : «Deux ou 
trois ans. » 

Quand j’ai dit au commandant du Paty de Clam que non seule- 
ment j'étais innocent, mais que je voulais la lumière, toute la lumière, 
je lui ai dit exactement : « C’est une iniquité qu’on vient de com- 
mettre! il est impossible que le gouvernement ne s'intéresse pas 
à vouloir et à rechercher la vérité. Le gouvernement doit posséder 
des moyens immédiats soit par les attachés militaires, soit par la 
voie diplomatique, il possède des moyens immédiats de faire éclater 
la lumière...» Voilà ce que je demandais au commandant du Paty 
de Clam; je disais : « Il est épouvantable qu'un soldat soit con- 
damné pour un crime aussi effroyable; par conséquent il me 
semble, à moi qui ne demande qu’une chose, la vérité et la lumière, 
que le gouvernement doit employer tous les moyens dont il peut 
disposer soit par la voie diplomatique, soit autrement, pour faire 
la lumière.» Voilà ce que j'avais dit au commandant du Paty de 
Clam; et il m'avait répondu : « Il y a des intérêts supérieurs en 
jeu; on ne peut employer ces moyens-là ;» il m'avait ajouté: « On 
poursuivra les recherches. » 

C’est sur cette réponse du commandant du Paty de Elam, qui 
me faisait comprendre que ces moyens d'investigation n'étaient pas 
immédiatement capables de faire cette lumière éclatante ni suscep- 
tibles de réparer cette iniquité épouvantable qu'on commettait 
contre un homme, contre un soldat, que j'ai répondu : « J'espère 
bien qu'avant deux ou trois ans mon innocence sera reconnue,» 
parce qu’il m'avait dit qu’on ne pouvait pas poursuivre immédiate- 
tement, que des recherches seraient toujours délicates. 

Je crois avoir exprimé ma pensée; s’il y a encore un doute, je 
vous demande, mon colonel, de me l'indiquer. 

Me DEMANGE. — Monsieur le Président, avant que l’on fasse 
venir le témoin suivant, voudriez-vous prier M, le général Mercier 
de venir à la barre, parce Re je voudrais lui poser une question au 
sujet des aveux. 

Le PrésipenT. — La présence de M. le général Risbourg n'est 
plus nécessaire à la barre? 

M° DEMAxGE, — Non, monsieur le Président. 

Le PRÉSIDENT. — Mon général, vous pouvez vous retirer. 





— 238 — 


Me DEmaxGe. — M, le général Mercier a dit au cours de sa dépo- 
sition que s’il avaitenvoyé le commandant du Paty trouver l'accusé 
dans sa prison, c'était pour se rendre compte de l’étendue du mal 
qu'il avait peut-être fait par sa trahison. C'est cela que j'ai en- 
tendu ? 

Voulez-vous demander à M. le général Mercier pourquoi, lors- 
qu'il a reçu la communication de M. Lebrun-Renault, ayant trait 
aux aveux, si à ce moment il a cru en effet qu'il y avait des aveux, 
il n’a pas renvoyé auprès du capitaine Dreyfus, qui était censé 
avoir avouer, le commandant du Paty pour lui dire : « Mainte- 
nant que vous avez avoué, dites-nous ce que vous avez livré? » 

Le PRésibexT. — Pourquoi n'avez-vous pas envoyé quelqu'un, 
lorsque vous avez été mis au courant des aveux, auprès du capi- 
taine Dreyfus pour tâcher de fixer ses aveux et de connaître ce 
qu'il n'avait pas dit au commandant du Paty? 

LE GÉNÉRAL Mercier. — Le capitaine Dreyfus avait refusé d’en- 
trer dans la voie des aveux avec le commandant du Paty; je n’ai 
pas renouvelé la démarche. 

LE PRésIpexT. — Du moment qu’il semblait entrer dans cette 
voie, au moment de la dégradation, n’avez-vous point pensé qu'il 
y avait lieu de renouveler cette démarche? 

Le GÉNÉRAL MERCIER. — J'aurais peut-être pu avoir cette pensée; 
mais elle ne m’est pas venue. 

LE CAPITAINE DREYFUS. — Voulez-vous me permettre, mon colonel, 
une petite observation au sujet de cette légende des aveux? Je suis 
resté à la prison de la Santé quinze jours ou trois semaines, je ne 
peux pas fixer la durée exactement après cinq ans. J’ai vu Me De- 
mange, j'ai écrit pendant la période où j'étais à la prison de la 
Santé et ensuite à l'île de Ré, et des lettres que vous avez dans le 
dossier secret, ces lettres où je protestais de mon innocence, écrites au 
ministre, au chef du Gouvernement, au chef de l'État. Je me 
demande comment en ne m’a jamais parlé de cette légende des 
aveux que j'aurais détruite immédiatement; on ne m’en a Jamais dit 
un mot. Ce n’est que quatre ans après, en janvier de cette année 
lorsque j'ai été interrogé par commission rogatoire venue de la cour 
de Cassation, que j'ai enfin appris qu’il y avait eu une légende des 
aveux. Ce que je ne comprends pas, c'est que, immédiatement, pen- 
dant que j'étais encore en France, à la prison de la Santé et à l’île 
de Ré, on ne m'a pas parlé de ces choses-là. J'aurais pu répondre 
et détruire, avant que l'œuf ait pris ce développement, cette 
légende et cette fausse légende. 





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— 239 — 


Le PrésipeNr. — Huissier, introduisez le témoin suivant, le 
commandant Curé. 


QUARANTE-SEPTIÈME TÉMOIN 


LE COMMANDANT CURÉ 


Curé, Louis=André, 45 ans, chef de bataillon d'infanterie hors 
cadre. 

Le PRÉSIDENT, — Avez-vous connu l'accusé avant les faits qui 
lui sont reprochés ? 

LE commaxpanT CURÉ. — Je l’ai connu en 1894 au Conseil de 
guerre. 

Le PrésipeNT. — Voulez-vous nous dire quels ont été les ren- 
seignements fournis par vous sur Esterhazy à la demande du colo- 
nel Picquart ? 

LE commanpanr Curé. — Je ne puis que reproduire devant le 
Conseil les déclarations que j'ai faites à ce sujet dans les diverses 
enquêtes où j'ai été interrogé, notamment devant la Cour de cassa- 
tion. Au printemps de 1896, à une date qu’il m'est impossible de 
préciser, mais queje crois pouvoir placer sûrement à la fin d'avril, 
j'ai reçu du colonel Picquart un télégramme fermé me priant de 


passer à son bureau le lendemain au ministère de la Guerre. J'étais 


à ce moment chef de bataillon au 74° régiment d'infanterie qui 
comptait à ce moment-là aussi Esterhazy. Picquart était un ancien 
camarade d’école, nous nous étions souvent rencontrés dans nos 
diverses garnisons, J'avais avec lui les relations les plus amicales; 
aussi lorsque le lendemain, m’étant rendu à son appel, il me dit : 
«Il y a dans ton régiment un officier du nom d’Esterhazy, de toi à 
moi, et entre nous, qu'est-ce que tu en penses ?» Je lui dis catégori- 
quement que je n’avais pour lui aucune estime. 

Picquart me dit alors : « N’est-il pas à ta connaissance 
qu'Esterhazy cherche à se procurer et à connaître des documents, 
des renseignements confidentiels?» Jé lui répondis que je ne pouvais 
rien dire à cet effet; ce que je savais particulièrement sur Ester- 
hazy, c’est qu'il avait l’air de s’intéresser spécialement aux ques- 
tions d'artillerie et de tir, c’est ainsi qu'il est allé aux écoles à feu 
sur sa demande, en 1894 et 1895, y ayant été envoyé régulière- 
ment en 1896. 

Un jour il m’a demandé des renseignements sur la mobilisation 
de l'artillerie; je lui ai répondu par des généralités vagues que tout 





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— 240 — 


le monde connaît. «Je sais, ajoutai-Je, qu’un denoscamarades de 
promotion ayant eu en sa possession un document relatif à des 
questions de tir,je ne sais plus au Juste lequel, sais je crois qu’il 
s'agissait d’une étude sur les chargeurs, Esterhazy a insisté pour 
que ce document lui fût communiqué.— Eh bien, me dit Picquart, tu 
diras de ma part à ton camarade que s'il ne veut pas qu’il lui 
arrive des désagréments, il fera bien de se le faire remettre. » Je fis 
la commission et le document fut rendu. 

Au ton de Picquart je compris clairement qu'Esterhazy était 
suspect à ses yeux, mais à aucun moment ni aucun autre jour le nom 
de l’accusé ici présent ne fut prononcé. J’étais à mille lieues de sup- 
poser qu'il s’agissait de’le substituer à Dreyfus. Ce ne fut qu’à la 
fin de 1897 que j'appris par les journaux l’accusation dont Ester- 
hazy était l’objet. 

_ A la fin de notre entretien, Picquart me demanda si je pouvais 
lui procurer un spécimen de l'écriture d'Esterhazy; je lui répon- 
dis que je n’en avais pas, et que malgré le peu d’estime que m'ins- 
pirait Esterhazy je ne lui tendrais jamais un piège pour m’en pro- 
curer. 

« Si tu en as besoin, ajoutai-je, demande au colonel. » 

L'entretien se termina sur ces mots. 

Picquart a dit dans sa déposition que, tout en maintenant la 
vérité, j'avais cherché à l'atténuer. Je proteste hautement contre 
cette allégation. Je n’ai rien à atténuer, je n’ai rien atténué. 

Les renseignements que je lui ai donnés, je viens de les dire au 
Conseil, et je Le défie de dire que j'ai dit autre chose. Certes, je n’ai 
pas la prétention, mon colonel, de reproduire mot à mot les expres- 
sions dont j’ai pu me servir dans une conversation qui date d’ail- 
leurs de trois ans, conversation que je croyais être, que Picquart 
m'avait déclaré être une conversation d'ami, mais en tout cas 
j'affirme que les déclarations que je viens de faire devantle Conseil 
sont exactement conformes à la réalité. C’est tout ce que j'ai à dire 
à ce sujet. 

Le PRésexT. — Vous avez dit, je crois, que vous étiez juge 
supplémentaire lors du procès Dreyfus”? 

LE comMANxDANT CURÉ. — Oui, mon colonel. 


Le PrésInexr. — Pouvez-vous nous dire vos impressions d’au- 
dience? 

LE commaxpanT CURÉ. — Je ne crois pas pouvoir les dire, mon 
colonel. 


Le PRésIpexT. — Mais, les faits. 


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— 241 — 


LE commanpanT Curé. — Je ne crois pas pouvoir les dire; les juges 
titulaires seraient mieux qualifiés que moi pour donner leur im- 
pression s'ils pensaient pouvoir le faire. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART. — Vous avez été aux écoles à 
feu au camp de Châlons, avec Esterhazy, en 1894? 

Le commanDaNT CuRÉ. — Oui, mon colonel. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART, — Quels sont les canons qu’on 
vous a montrés pendant ces écoles à feu? 

LE coMMANDanT Curé. — Nous avons assisté pendant trois ou 
quatre jours, au camp de Chälons, à des écoles à feu d’abord, puis 
des groupes de batteries tirées avec du 90. Cependant, il y avait 
pour la 3e brigade d’artillerie un exercice de tir de siège ; on nousa 
demandé si nous voulions y assister; ceux d’entre nous qui ont 
voulu y assister y sont allés; j'y suis allé, on n’a tiré ce jour-là que 
des pièces de siège, et non des pièces de campagne, du 155 autant 


qu’il m'en souvient et du 120 long, mais je n’en suis pas absolu-- 


ment sûr. Le capitaine Le Rond, qui était notre cicérone à ces écoles 
à feu, vous renseignerait beaucoup mieux que moi. 

Un meuBre pu Coxseiz. — Vous rappelez-vous si Esterhazy était 
avec vous à ce moment-là au tir de siège? 

LE coMMANDANT CURE. — C'était facultatif, et je ne m’en souviens 
pas. : 

UN AUTRE MEMBRE DU CONSEIL. — Êtes-vous rentré à Rouen avec 
Esterhazy? 

LE commanpanr Curé, — Nous avons été libérés chacun de notre 
côté, je suis rentré isolément, autant qu'il m'en souvient. Je ne sais 
pas si Esterhazy à pris son délai de route auquel il avait droit, je 
n’en sais rien, Je ne me suis pas occupé de lui : je n'étais pas assez 
lié avec lui pour faire route ensemble. 

UX memgre pu Coxseiz, — Vous avez dit tout à l’heure que vous 
ne pouviez pas donner votre impression, comme juge suppléant. 

LE CoMMANDANT CurÉ. — Je ne me crois pas le droit de le faire. 

Le MÊME MEMBRE. — Eh bien, il a été rapporté à la Cour de cas- 
sation un propos que vous auriez tenu, ou du moins une impression 
que vous auriez eue, car on a dit que vous étiez sorti du Conseil de 
guerre fort perplexe et fort étonné de voir qu'on avait condamné 
Dreyfus. 

LE commaxpanT CuRé. — Je n’ai tenu ce propos à personne; je l’ai 
démenti devant la Cour de cassation, et je le démens à nouveau. 

Me DEMaNGE. — Le commandant n’a formulé aucune appréciation 
ni dans un sens ni dans un autre? 


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— 242 — 


LE comMANDANT CuRÉ. -- Je n’ai parlé à personne de ce qui s’est 
passé. 

LE PRÉSIDENT, @u capitaine Dreyfus. — Avez-vous une obser- 
vation à présenter sur cette déposition? 

LE CAPITAINE DREYFUS. — Aucune, mon colonel. 


QUARANTE-HUITIÈME TÉMOIN 
M. BILLET 


Billet, Pierre-François, 53 ans, concierge au cabinet du ministre. 

LE Présipexr. — Vous étiez concierge en 1896, à la porte d’en- 
trée du ministère de la Guerre, boulevard Saint-Germain. 

M. Bizzer, — Oui, monsieur le Président, de 1885 à 1896. 


Le Présibenr. — Jusqu'à quelle date ? 
M. Buzer. — Jusqu'au 1er août 1896. 
Le PrésipeNr. — Avez-vous vu M. l’avocat Leblois demander 


à rentrer au ministère de la Guerre, pour voir le colonel Picquart ? 

M, Bizet. — Oui, c'était au mois d'avril ou au commencement 
de mai. 

Le PrésipenT. — Vous connaissiez bien M. Leblois? 

M, Bizzer. — Le colonel Picquart me dit un jour entrant au 
bureau à deux heures : « M. Leblois viendra me voir, vous me 
l’amènerez à mon bureau. » M. Leblois vint vers trois heures, il 
s'adressa à moi et me demanda le colonel Picquart. Je lui demandai 
son nom pour l’annoncer par le téléphone, M. Leblois me donna sa 
carte et au moment de téléphoner je lus le nom, je fis alors demi- 
tour et lui dis : Monsieur, vous êtes annoncé, si vous voulez me 
suivre, je vais vous mener chez le colonel Picquart. Je le conduisis 
moi-même, 

Le Présinexr. — C’est la seule fois que vous l’ayez vu ? 

M. Bircer. — Ensuite, M. Leblois venait deux ou trois fois par 
semaine, je l’annonçais par le téléphone comme toutes les per- 
sonnes qui demandaient à voir quelqu'un de la section de statistique. 
Lorsque le colonel Picquart était là, on me répondait : « Faites 
monter ». Je faisais passer M. Leblois par la galerie, et il se diri- 
geait seul vers le bureau du colonel Picquart. 


Le Présipexr. — Combien de fois l’avez-vous vu? Il venait un 
jour, puis un autre jour. 
M. Bizcer. — Quelquefois il restait deux jours sans venir. 


Le Présipexr. — En somme, ses visites étaient fréquentes ? 





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— 243 


M. Biccer. — Deux ou trois fois par semaine. 
On introduit le témoin suivant. 


QUARANTE-NEUVIÈME TÉMOIN 
M. CAPIAUX 


Capiaux, Constant-Julien, 49 ans, concierge au ministère de la 
Guerre, 231, boulevard Saint-Germain. 

Le PRÉSIDENT. — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui 
lui sont reprochés ? 

M. Carraux, — Je connaissais avant le capitaine Dreyfus. 

LE PRÉsIDENT. — Vous êtes concierge à cette porte depuis le 
mois d’août 1896? 

M. Capraux. — Depuis le 15 août 1896. 


Le PRÉSIDENT. — Et vous y êtes toujours? 
M. Capraux. — Oui, monsieur le Président. 
LE PRÉSIDENT, — Pendant le deuxième semestre 1896, après 


x 


avoir fait votre service à cette porte, avez-vous eu l’occasion de 
voir M. Leblois venir au ministère et demander le colonel Picquart 
ou quelqu'un du service des renseignements ? 

M. Capraux, — Oui, monsieur le Président. 

Le Présipexr. — Dites-nous ce que vous savez à ce sujet. 

M, Carraux. — Pendant la deuxième quinzaine de septembre, 
M. Leblois est venu voir le colonel Picquart plusieurs fois. La pre- 
mière fois je l’ai annoncé et accompagné jusqu'au bureau du colo- 
nel Picquart ; les fois suivantes, je l’ai annoncé par le téléphone et 
il est monté tout seul. 

Le Présinexr. — Vous l’annonciez par le téléphone? 

M. Capraux. — Oui. 

Le PRésipeNT. — Est-il venu souvent? 

M. Carraux. — Peut-être sept ou huit fois, je ne pourrais pas 
dire au juste, mais je ne le conduisais pas parce qu’une fois annoncé 
je n'avais plus à m’en occuper. $ 

Le PRÉSIDENT, — Il venait souvent, et vous le connaissiez bien? 

M. Capraux. — Oui, monsieur le Président, 

Le CAPITAINE BEaAuvaAIS. — Je lis dans votre déposition à la Cour 
de cassation, qu’un jour, dans le courant de septembre, vers 
10 h. 1/2 ou 41 heures du matin, vous avez vu le colonel Picquart 
et M. Leblois, debout devant une table consultant des papiers. Main- 
tenez-vous ce fait ? 





— 244 — 


LE COMMANDANT CARRIÈRE. — Le témoin est-il bien sûr de cette 
date? 

M. Carraux. — Je ne peux pas me rappeler la date. 

M® Lagorr. — Ce témoignage de M. Capiaux n’aurait d'intérêt que 
si la date était précisée, puisque la date de septembre pourrait être 
intéressante. Si le Conseil attachait à ce témoignage la moindre 
importance, je lui demanderais de lire les cotes 136 et suivantes du 
dossier Picquart, qui établissent que M. Leblois n’était pas à Paris 
pendant le mois de septembre, et qu’il n’y est rentré que le 7 no- 
vembre. 

LE COMMANDANT CARRIÈRE. — C’est certain. 

Me Laporr, — Si on n'insiste pas davantage, quant à la date, je 
n'insiste pas, moi non plus. Si M. Capiaux n’est pas sûr de la date, 
il est incontestable que Me Leblois est allé au ministère, c’est maté- 
riellement établi. 

LE COMMANDANT CARRIÈRE, — Il y a des notes d'hôtel qui cons- 
tatent l'absence. 


- 


CINQUANTIÈME TÉMOIN 


M. JULES ROCHE 


M. Jules Roche, 58 ans, avocat et journaliste. 

Le Présinenr. — Vous avez été signalé comme pouvant donner 
des renseignements au sujet du commandant Esterhazy, qui vous 
aurait servi de secrétaire et d’indicateur au sujet de certaines ques- 
tions militaires. 

M. Juces Rocne. — Le commandant Esterhazy ne m'a jamais 
servi de secrétaire. 

Le Présinexr, — Il vous a servi d’aide dans vos études ? 

M. Juzes Rocue, — Il ne m'a servi d'aide dans aucune espèce 
d'étude. 

LE PRÉSIDENT, — Il ne vous a fourni de renseignements dans 
aucune question militaire ? 

M. Juces Rocne. — Le commandant Esterhazy m'a été présenté 
en 1894, à une époque où j'étais chargé du rapport du budget de 
la Guerre et où j'étais vice-président de la commission de l’armée. 

Je me préoccupais, à ce moment, d'assurer l’exécution la plus 
complète possible de la loi des cadres. Je prétendais, n’étant pas 
d’accord sur ce point avec tous mes collègues de la Chambre, ni 
même avec tous les membres de la commission du budget, que la 








loi des cadres ne peut pas être modifiée par disposition budgétaire, 
qu’elle ne peut l’être que par une loi exprès. D’autre part, j'étais 
très préoccupé des conséquences de la loi de 1893, loi allemande, 
qui avait augmenté l’armée de ce pays de 80,000 hommes, et je 
considérais comme une nécessité chez nous d'établir non seulement 
l'exécution de la loi des cadres, mais en même temps une organisa- 
tion militaire qni assurât la plénitude et la permanence de chaque 
unité de combat des effectifs. 

C’est à ce point de vue uniquement et non pas au point de vue 
d'une comparaison entre l’organisation militaire française et l'orga- 
nisation militaire des autres pays que j'ai cherché des renseigne- 
ments de détails. D'ailleurs, j’avais publié depuis plusieurs mois et 
même depuis l’année précédente des études spéciales sur l’organi- 
sation allemande et sur l’organisation française comparées, sur les 
travaux d'artillerie exécutés en Allemagne depuis plusieurs apnées. 
M. le général Billot, l'ancien ministre de la Guerre, y a même fait 
allusion devant le Conseil de guerre ; il s’est trouvé que l’avenir a 
justifié les assertions que j'avais faites et qui étaient faciles à 
constater puisqu'elles résultaient des documents allemands eux- 
mêmes, examinés et analysés avec l'attention nécessaire. Il n’y 
avait rien de difficile ; il suffisait de regarder et de savoir lire. Par 
conséquent, étant données ces préoccupations, ce que je recher- 
chais, c'étaient des renseignementsde détails et non pas du tout 
d'organisation générale, me permettant d'établir quelles étaient les . 
variations dans les effectifs de chaque compagnie, de chaque esca- 
dron, dans les différentes armes et sur les différents points du 
territoire. 

De là pour moi lintérêt d’avoir une série de renseignements de 
détails venant de divers points du territoire. Sur cette question-là 
un très grand nombre d'officiers ont été interrogés par moi. Beau- 
coup ont donné spontanément des renseignements. C'était non 
seulement des officiers subalternes, mais même des officiers supé- 
rieurs, des officiers généraux et des commandants de corps d'armée. 
Je dois ajouter d’ailleurs que, soit au ministère de la Guerre, soit à 
l’État-major, tous les renseignements nécessaires m'ont été donnés 
de la façon la plus exacte et avec la plus grande complaisance. 

LE PRÉSIDENT. — A quoi tend tout cela ? 

M. Jures Rocne. — Monsieur le Président,vous m'avez posé une 
question et ilm’est impossible de vous répondre sans que je vous dise 
dans quelles conditions le commandant Esterhazy m'a été amené: 
il m'a été amené par le fils de M. Grenier. C’est uniquement sur des 


0 








S olG re 


choses qui étaient à sa connaissance personnelle sur les compa- 
gnies de son bataillon qu’il m’a renseigné, comme beaucoup 
d’autres officiers. 


LE PRÉSIDENT. — Au cours de vos relations, ne vous a-t-il 
pas parlé du commandant Henry? 

M. Jures Rocne. — Il ne m'a jamais parlé du commandant 
Henry. 

LE PRésIDeNT. — Il ne vous a pas parlé des obligations du 
commandant Henry vis-à-vis de lui ? 

M. Juces Rocne. — Il ne m'en a pas parlé. 

Le PrésipexT. — Cependant il vous a écrit une lettre ? 


M. Jures Rocue. — Il ne m'en a pas parlé; mais il m'a écrit une 
lettre dans laquelle il en est question. Vous l’avez cette lettre, 
monsieur le Président, 


LE PRÉSIDENT. — Pouvez-vous nous dire ce qu’il y a dans 
cette lettre ? 
M. Juzes Rocue. — Comment voulez-vous que je vous dise ce 


qu’il y a dans une lettre qui m’a été écrite en 1897; je ne m’en 
rappelle plus les termes. 

LE PRÉSIDENT. — Voulez-vous, monsieur le greffier, donner 
lecture de cette lettre? 

Me DEMANGE. — C’est à la page 492. 

Le Grerrier Coupors donne lecture de cette lettre qui est ainsi 
conçue : 


« Mon Cher Député, 


« Voulez-vous me permettre d’abuser encore de votre bonté et 
de vous résumer ce que J'ai été vous raconter ce soir? 

«Le ministre a repoussé toutes les instantes demandes qui lui 
avaient été adressées en ma faveur en disant d'un ton fort peu 
bienveillant qu’il ne le pouvait pas, prétendant que j'étais dans 
une situation fort compromise depuis longtemps parce que j'avais 
une maîtresse. 

«Je proteste énergiquement contre ces assertions calomnieuses 
qui seraient grotesques si elles ne me portaient préjudice. 


Le PrésinexT. — Laissez la suite de cette lettre et continuez 
par la phrase où il est dit : « le commandant Henry est en effet 
mon débiteur. » Le reste n’a pas rapport à la question. | 

Le GRerrier Coupois lisant : 


«Le commandant Henry est en effet mon débiteur depuis 1875, je 
lui ai prêté quelque argent qu'il ne m’a jamais rendu, qu il me doit 
encore. Cela explique bien des choses. En tout cas, avant d’accepter 





— 247 — 


comme article de foi les délations de cet individu, le ministre ferait 
certainement un plus strict devoir s’il mettait à même l'officier ainsi 
traité de se défendre et de s’expliquer. Il n’y a plus lieu d’avoir un 
chapeau avec des plumes sur la tête pour comprendre cela, il suffit 
d’être un galant homme. 

« De pareils actes révoltent tous ceux qui en ont connaissance, 
et ils ont une singulière ironie quand on songe qu’ainsi que je l'ai 
dit, j'ai, il y a peu de temps, défendu ledit Billot contre des attaques 
qui lui auraient été fort sensibles. 


Le Présent à M. Jules Roche, — Il n’y a que cette lettre dans 
laquelle il vous a parlé d'Henry ? 


M. Juces Rocne, — Je n’ai pas souvenir qu’il m'en ait parlé 
depuis. 

Le PrésIbexT, — Vous n’avez aucune connaissance d’obligations 
d’Henry vis-à-vis Esterhazy? 

M. Juzes RocHe. — Pas la moindre connaissance. 


LE PRÉSIDENT. — Veuillez nous dire ce qui s’est passé au sujet de 
vos démarches personnelles. 

M. Juues Rocue. — Les démarches ont été faites sur les instances 
d’Esterhazy qui avait insisté de la façon la plus pressante, soit 
verbalement, soit par lettre, et même par d’autres lettres que celles- 
qui ont été saisies entre mes mains (je ne les ai pas toutes gardées, 
je garde très peu de lettres et celles dont il est question sont restées 
par hasard, je ne sais comment). Il avait insisté, me représentant 
que sa situation était des plus dignes d’intérêt soit comme officier 
dont l'avancement était en retard, ayant des titres particuliers à 
cet avancement, soit comme père de famille, me représentant quelle 
était la situation de ses enfants. J’avoue qu’il m'avait profondément 
touché en me parlant de ses enfants. À un certain moment l'un de 
ses enfants, sa fille, était très malade, il m'avait très ému, et J’ai fait 
les démarches les plus vives, je le reconnais, auprès de M.le ministre 
de la Guerre et auprès du directeur de l'infanterie au ministère 
pour que satisfaction fût donnée à ses demandes. Satisfaction ne 
leur a pas été donnée et vous en savez sur ce point autant que je 
peux en savoir moi-même. 

Le PRÉSIDENT. — Vous n’avez pas d’autres renseignements utiles 
à nous faire connaître? 

M. Juces Rocne. — Je suis prêt à répondre à toutes les ques- 
tions que vous pourriez me poser, lorsque cela me sera possible. 

Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Le témoin pourrait-il 
expliquer au Conseil ce qui est relatif à une déclaration, à la décla- 
ration suivante : « Le ministre m’a fait comprendre d’une façon 








— 248 — 


très nette, en me montrant le dossier, que je ne pouvais plus 
m'occuper d’Esterhazy, non seulement pour des motifs d’ordre 
privé et de droit commun, mais pour des raisons plus décisives 
encore ? » 

M. Juces Rocue. — Ceci fait allusion en effet à une conversation 
que j'ai eue avec le ministre de la Guerre et dont j'ai traduit dans 
la phrase que vous venez de lire l'impression de la manière la plus 
fidèle. Le langage de M. le ministre de la Guerre m'a donné l’im- 
pression que j'ai traduite dans la phrase que vous venez de lire. 

Me Demaxce. — Monsieur le Président, dans une des lettres qui 
sont au dossier, à la page 490, au bas de la page, je lis ceci : « Monsieur 
le député, je me suis permis, osant faire appel à votre bienveillance 
une fois encore, de me présenter aujourd’hui chez vous. Je voulais 
vous parler de la situation extrêmement pénible et douloureuse où 
je me trouve et dont notre ami Weill doit aller vous entretenir. » 
Voudriez-vous demander à M. Jules Roche qui est ce M. Weill, 
pourquoi il s’intéressait à Esterhazy, s’il appartient à l’armée ou à 
la vie civile, en un mot si M. Jules Roche a des renseignements 
sur lui. 
M. Juzes Rocue. — M. Weill, dontilest question dans cette lettre, 
est le commandant Weill qui a été, je crois, attaché à l’état-major 
du général Saussier et qui était un camarade, un ami du comman- 
dant Esterhazy. 

Me Demaxce. — S'intéressait-il particulièrement au comman- 
dant Esterhazy? 

M. Juzes Rocne. — 11 s’intéressait au commandant Esterhazy. 

Me Demaxce. — Il a donc été à l’état-major du général Saussier ; 
à quelle époque ? 

M. Juzes Rocue. — Je ne sais pas; tout ce que je puis dire, c’est 
que je crois qu'il y a été attaché. 

Me Deuaxce. — Est-ce ceM, Weill qui aurait connu Esterhazy au 
bureau des renseignements? 

M. Juzes Rocue. — Je ne sais pas du tout. 

Me Laporr. — J’insisterai moi-même avec M. le commandant 
Carrière pour que M. Jules Roche soit assez bon pour faire un récit 
plus complet, plus détaillé de son entrevue avec M. le général Billot. 
Qu'il veuille bien nous dire, s’il n’y voit pas d’objection, ce que 
M. le général Billot lui a dit, ce qu’il lui a fait comprendre, en un 
mot tout ce qui s’est passé. 

M. Juces RocnE, — J'avais écrit comme je l'ai dit au ministre de 
la Guerre pour recommander Esterhazy; c'était vers la fin de 





— 249 — 


l’année 1895. Sa situation de chef de famille, de père de famille, 
était, d’après ses déclarations, d’après ce qu’il m’écrivait, plus tou- 
chante et plus pressante que jamais, C’est alors que je fis de nou- 
velles démarches. Les premières, je les ai faites pendant que j'étais 
en vacances; j'étais chez moi dans le midi; il m'avait écrit et 
mes démarches avaient consisté en lettres que j'avais écrites au 
ministre. À ce moment, c'était la fin de 1896, j'étais rentré à Paris 
et Esterhazy fit auprès de moi des démarches personnelles et ver- 
bales ; il vint chez moi assez fréquemment. Je vis dans son cabinet 
M. le ministre de la Guerre; M. le ministre me déclara qu’il lui 
était impossible de faire ce que le commandant Esterhazy lui 
demandait, que cela lui était impossible pour une série de raisons 
de diverses natures. Il me montra en effet un dossier dans lequel, 
me dit-il, se trouvaient les pièces établissant que les raisons pour 
lesquelles il ne pouvait donner satisfaction à la demande du com- 
mandant Esterhazy étaient aussi nombreuses et diverses que défi- 
nitivement et certainement établies. Il me parla de sa conduite. 
Ces motifs ne me parurent peut-être pas absolument déterminants 
parce qu'enfin, il y a des actes qui depuis Henri IV et même avant 
lui, ne paraissent déshonorer ni les rois, ni les généraux, ni les 
officiers, et je me permis de faire quelques réponses à ces obser- 
vations. Le général entra alors dans un autre ordre de considé- 
rations et finit par me dire — je ne peux pas répéter la phrase 
parce que,si je n’ai pas mauvaise mémoire, J'accorde néanmoins 
peu de créance à ceux qui à trois ou quatre ans de distance, pré- 
tendent répéter mot pour mot une phrase qu’ils ont entendue une 
fois et qui est entrée par une oreille et sortie par l’autre. Je n'ai 
donc pas la prétention de répéter la phrase du général Billot que je 
n'ai pas sténographiée. 

Mais ce qui est arrêté très nettement dans mon esprit, c’est 
… l'impression qu'elle y a causée, et cette impression c’est celle que 
- j'ai traduite dans la phrase dont on a donné lecture tout à l'heure 
et où il était dit qu’il m'était moralement impossible pour les 
raisons les plus graves de m’intéresser à Esterhazy. 

Me Laporr. — J'aurai peut-être encore une question. Je ne sais 
pas si M. Roche est en mesure de répondre. Comme rapporteur du 
budget de la Guerre, a-t-ileu connaissance en 1894 des faits auxquels 
M. le général Mercier et M. Casimir-Perier ont fait allusion en 
ce qui concerne nos rapports diplomatiques avec certains pays 
étrangers; je veux parler aussi de ce qui a rapport au renvoi de 
certaines parties du contingent. Si M. Jules Roche peut nous 





— 250 — 


fournir ces renseignements, je lui serais reconnaissant de le faire. 

M. juzes RocHe. — Au point de vue diplomatique, je n’ai aucun 
renseignement, je ne sais absolument rien sur les rapports diplo- 
matiques qui ont pu exister en 1894 et en 1895 entre la France et 
quelque autre pays que ce soit; ce que je sais, au point de vue 
particulier auquel a fait allusion en dernier lieu M® Labori, et tout 
e monde le sait, c'était de notoriété publique, c’est que par suite 
des mesures prises au ministère de la Guerre, au mois d’août, par 
a circulaire du général Mercier, du 4% août 1894, laquelle ordon- 
nait le renvoi anticipé de 67,000 hommes, 28,000 une première 
fois et 39,000 une seconde, circulaire qui avait été modifiée ensuite 
au mois de septembre autant que je puis me rappeler, mais qui 
avait été cependant appliquée pour partie par un premier renvoi 
de 20,000 à 24,000 ou 25,000 hommes, il y avait une désor- 
ganisation très grande dans les rangs de l’armée. Un très grand 
nombre d'officiers m'en parlèrent; d’ailleurs la circulaire de sep- 
tembre par laquelle M. le général Mercier suspendit l’exécution de 
sa circulaire d’août indique elle-même que des représentations 
nombreuses avaient été faites de tous les points de l’armée et du 
territoire; par conséquent il est certain qu’il y avait eu un inconvé- 
nient sérieux résultant de ce renvoi, de cette première exécution 
de la circulaire d'août, mais que, d’autre part, cet inconvénient fut 
suspendu par la seconde circulaire qui arrêta l’exécution de la pre- 
mière. Les inconvénients n’en avaient pas moins été très grands, 
car Je me rappelle que dans certaines compagnies, par des états 
d’ailleurs fournis par le ministère de la Guerre qui a fait sur ma 
demande à ce point de vue un travail très complet et très loyale- 
ment remis, il y avait seulement 15 ou 20 hommes qui pouvaient 
faire le service à certains moments. 


LE PRÉSIDENT, — Accusé, avez-vous quelques observations à 
présenter ? 

LE CAPITAINE DREYFUS. — Aucune, mon colonel. 

LE GÉNÉRAL MERCIER. — Je ne veux pas ouvrir une discussion sur 


les effectifs, sur la question qui vient d'être soulevée par M*Labori. 
Je rappellerai seulement que j'ai été interpellé à ce sujet par 
M. le Hérissé, député de Rennes, à la Chambre des députés et qu’à 
la Chambre on m’a donné raison. 


Le PRésipeNTr. — La séance est suspendue pour 20 minutes. 


L’audience est reprise à 9 h. 55. 
Le témoin suivant est introduit. 





— 251 — 





CINQUANTE ET UNIÈME TÉMOIN 


M. DESVERNINE 


M. Desvernine, Jean-Alfred, 4Lans, commissaire spécial de police 
attaché au ministère de la Guerre. 

Le PRésibenr. — Vous avez été chargé par le colonel Picquart 
de surveiller le commandant Esterhazy. 

M. Desvernine. — Oui, monsieurle Président, Au mois d’avril 1896, 
du 1°" au 10, le colonel Picquart m’a chargé de surveiller le com- 
mandant Esterhazy ou plutôt de faire une enquête sur lui. Je devais 
rechercher quelles étaient les relations du commandant, sa façon de 
vivre. 

Voici comment je procédai à cette surveillance. Je déterminai 
d'abord la situation pécuniaire du commandant Esterhazy. 

Cette situation était très embarrassée, le commandant avait 
beaucoup de dettes, les créanciers l’assiégeaient, le papier timbré 
pleuvait sur lui, et à l'appui de ces dires, je donnai au colonel 
Picquart copie de jugements rendus contre Esterhazy soit à Rouen, 
soit à Paris et à Sainte-Menehould. 

Je lui donnai également la date d’une assignation en justice de 
paix provenant également d’un créancier. 

Sa situation me parut très difficile, et j’en parlai au colonel 
Picquart. Le commandant Esterhazy entretenait également une 
maitresse à laquelle il donnait 500 francs par mois. Le loyer de 
l'appartement était au nom du commandant, ce qui m'a semblé 
extraordinaire. Le commandant Esterhazy qui cherchait encore, à 
ce moment-là, à sauver les apparences, réintégrait le domicile con- 
jugal tous les soirs, il n'allait chez cette personne que dans la 
journée. Au point de vue des relations, point des plus importants, 
J'ai déterminé que le commandant Esterhazy était en relations avec 
pas mal d’hommes d’affaires dont quelques-uns ne présentaient pas 
à une moralité suffisante. Je ne les nommerai pas, mais j’en connais 
un notamment et que j'ai signalé, qui est d’origine étrangère, et 
qui avait été condamné plusieurs fois pour escroquerie. Le com- 
mandant faisait avec lui des aflaires dont je n’ai pu déterminer 
exactement la nature; il s'agissait, je crois, de ventes et d’achats 
d'immeubles ; donc rien de suspect de ce côté-là. 

Je dois dire que les ordres du colonel Picquart, lorsqu'il m'avait 
confié cette affaire, avaient été précis, mais il n’avait pas été ques- 


tion à ce moment-là de trahison, de même que pendant tout le 
cours de cette enquête. 

Jamais il n'a été question de l'affaire Dreyfus et j'ai toujours 
ignoré jusqu’au dernier moment que je travaillais dans cet ordre 
d'idées. 


Le colonel Picquart, au mois de juin, je crois, me demanda un 
échantillon de l'écriture du commandant. 

Je mis quelque temps à me procurer ce qu'il me demandait, 
mais j'eus en moi le soupçon que le commandant Esterhazy pouvait 
être soupçonné de faire de l’espionnage. Cette impression s’est 
fortifiée lorsqu'au mois d'août, à une époque que je puis assez bien 
préciser, parce que je demandai un congé annuel à ce moment-là, 
le colonel Picquart me dit : « Ne partez pas encore, je vais le faire 
coffrer demain, » Il ajouta : « Ne revenez pas sur ce que je vous ai 
donné, » et comme je demandais si les mesures étaient prises, le 
colonel me répondit : « Mais si, son affaire est claire, j’ai des ren- 
seignements, attendez quelques jours et vous partirez. » Je partis 
en congé vers le 13 août, et à ma rentrée je fus avisé que le com- 
mandant avait reçu, à un moment donné, de la poste deux avis de 
chargement. 

La chose me paraissait assez importante, étant donnée la mau- 
vaise situation du commandant, et j'avertis le colonel Picquart que 
ces deux chargements étaient en souffrance au bureau de poste du 
boulevard Malesherbes. Le colonel Picquart me dit : « Vous ne 


pouvez pas obtenir vous-même le nom de l'expéditeur, je vais 


tâcher de l’avoir, je ferai faire une enquête de ce côté. » 

Nous eûmes le nom de l’expéditeur, et je fis une enquête sur 
cette personne. 

Je découvris que c’était un architecte très honorable du reste, 
qui avait avec le commandant Esterhazy des relations de gérant à 
propriétaire. Le commandant Esterhazy était propriétaire d’une 
maison à Paris, du côté de la rue des Cascades et c’était le terme de 
ses locataires que cet architecte envoyait au commandant Esterhazy. 
De ce côté, il n’y avait rien de suspect. 

Je dois ajouter, monsieur le Président, pour détruire un bruit 
qui a couru un peu partout, que je n’ai jamais fait d'opérations 
illicites à la poste et, du reste, le colonel Picquart ne me l’a jamais 
demandé. Je revins de congé au mois de septembre; je vis que pen- 
dant mon absence le colonel Picquart avait continué ses recherches 
puisqu'il me dit de rechercher si le commandant Esterhazy avait 
eu en sa possession le Manuel de tir, s’il en avait fait faire des 





Luntals Me. dt 


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copies, en un mot s’il s'était occupé de cette question. Je ne trou- 
vai rien de ce côté. 

Cependant, sur les indications du colonel Picquart, je lui ame- 
nai un jour un homme qui avait été secrétaire du commandant 
Esterhazy et qui habitait Bernay; je n’assistai pas à l’entretien, 
mais en sortant, comme j’accompagnais cet homme à la gare, il me 
dit ce que le colonel Picquart lui avait confié : qu’il Pavait ques- 
tionné sur la question du projet du manuel de tir et lui avait 
demandé si, étant au service du commandant Esterhazy, il ne lui 
avait pas fait copier certains passages. L'homme répondit qu’il ne 
s’en rappelait pas, mais que s’il s’en souvenait plus tard il en ferait 
part au colonel Picquart. 

Le colonel Picquart me dit de porter mon attention sur les 
personnes qui pourraient apporter au domicile du commandant 
Esterhazy des lettres à la main. De ce côté je n’ai rien trouvé éga- 
lement. 

Le colonel Picquart partit au mois de novembre et avant de 
partir il me dit : cessez cette affaire, nous la reprendrons plus tard. 
Je vais en mission et en revenant nous reverrons cette enquête. 

Quelques jours après le général Gonse me fit appeler et me dit : 
« Mettez-moi au courant de ce que vous avez fait en ce qui concerne 
le commandant Esterhazy; car je ne sais rien. » Je lui dis, monsieur 
le Président, ce que je viens de vous dire. Les conclusions étaient 
celles-ci : c’est qu’au point de vue de la trahison je n'avais rien 
découvert sur le commandant Esterhazy; au point de vue de la 
moralité et de sa conduite privée, ma conviction était faite; mais 
au point de vue de la trahison, je n’avais rien trouvé. 

Le général Gonse me dit : « Pensez-vous qu’en continuant l’en- 
quête on pourrait arriver à un résultat? » Je lui dis : «Mon général, 
le commandant Esterhazy est dans une situation telle qu’il est peut- 
être sur le point d’être accessible à certaines propositions.» Le général 
Gonse me dit alors: « Eh bien, continuez votre enquête très discrè- 
tement et continuez à me rendre compte dès que vous aurez quelque 
chose de nouveau. » î 

Cette enquête continua toute l’année et le dernier acte de la 
surveillance se place à la date du 23 octobre. J’oubliais de vous 
signaler, dans les relations que j’ai énumérées, les relations du com- 
mandant Esterhazy avec une ambassade étrangère et avec l’attach 
militaire de cette ambassade. Ces relations, qui avaient eu pou 
moi au début une grosse importance, n’er avaient plus; on n’atta- 
chait pas beaucoup d'importance à cela, on savait qu'il était en 


Le opte ji de ire ipbr HE Mg Set SRE “ RC NS Set: 
+ SA E EE” de, PE à * 





relations avec cet attaché militaire qu’il avait connu dans son pays 
natal et la chose n'avait aucune importance pour moi. Néanmoins, 
le 23 octobre, j'ai eu l'occasion de constater de visu l’entrée dans 
cette ambassade étrangère du commandant Esterhazy. Il était 
3 heures de l’après-midi. Il y est resté exactement une heure et en 
est ressorti vers 4 heures. Je fis part de cette affaire au ministère et 
ma surveillance s’est arrêtée là. | 
C’est le dernier acte de ma surveillance. 
Je suis parti en mission peu après et je ne me suis plus occupé 
de cette affaire. 


Le PrésinexTr. — C’est tout ce que vous avez à dire à ce sujet ? 

M. DESVERNINE. — Oui, monsieur le Président. 

Le PRésIDENT. — Au sujet de l’affaire Dreyfus elle-même, vous 
ne savez rien? 

M. Desvernixe. — Non, monsieur le Président. 


Me Demaxce. — M. Desvernine vient de dire qu'il avait vu le com- 
mandant Esterhazy à l’ambassade le 23 octobre 1897. Je ferai 
remarquer que c’est le jour de l’entrevue de Montsouris. Je lis, dans 
un passage de la déposition de du Paty de Clam,qu'Esterhazy avait 
avoué être allé à l'ambassade. 


Ux MEMBRE DU ConsEIL. — Je vois ici que l’on indique la date 
du 25. 
Me Laporr. — Il faut se reporter au témoignage devant la Cour 


de cassation ; c’est le 23 qui est indiqué. 

Me DemaxGe. — M. le Conseiller a raison. A la page 510 on voit 
que la dernière de ces visites a eu lieu le 25. 

C'est l'édition réimprimée du ministère de la Justice, mais la 
date exacte est le 23 octobre 1897. | 

Me Lapor. — Monsieur le Président veut-il me permettre de 
poser une autre question à un autre témoin? Je m'en excusesur 
mon absence momentanée de audience. Pouvez-vous demander à 
M. le général Roget s’il a eu connaissance de ces visites ? 

Le Généraz Rocer. — J'ai déjà répondu non. Je ne les ai con- 
nues que par le témoignage de M. Desvernine. | 

Me LaBort. — Maintenant qu’il connaît cette visite, comment la 
concilie-t-il avec Esterhazy, agent du syndicat 

LE GÉNÉRAL RoGEerT. — Je n'ai pas dit qu'Esterhazy était agent du 
syndicat. J'ai dit que le rôle d’Esterhazy m'échappait complète- 
ment. Je l’ai dit d’une façon formelle à M° Demange. 

Me Lasorr. — Cependant, M. le général Roget a parlé du syndicat 
comme d'une institution publique 





— 255 — 


Le GÉNÉRAL RoGer. — C’est une institution publique; tout 
monde en parle. 

Me Laporr. — M. le général Roget n’a rien à apporter pour 
appuyer cette affirmation? 

Le Présent. — C’est une question en dehors des débats. 

M° Laporr. — Pardon! J'arrive à poser cette question à propos 
de la déposition de M. Desvernine. 

LE PRÉSIDENT. — Très indirectement. 

Me Laporr. — Je m'en excuse; mais je m’efforce d’apporter 
dans le débat le plus de modération possible et je m'’efforce 
également de ne pas abandonner le terrain de ma défense. 


Le PRÉSIDENT. — Vous avez dit qu’elle était en rapport avec la 
déposition de M. Desvernine. 
Me Laporr. — M. le général Roget a parlé souvent du syndicat; 


il a dit que le syndicat avait offert six cent mille francs au com- 
mandant Esterhazy pour avouer qu’il était l’auteur du bordereau, 
Il ne fonde cette opinion sur rien. 

LE GÉNÉRAL RoGer. — J'ai répété cela d’après le dire d’Esterhazy. 

LE PRÉSIDENT, — Quel rapport cela a-t-il avec la déposition de 
M. Desvernine ? 

Me Lapor. — Cela a une importance très grande. Si nous 
n'avions devant nous que Dreyfus tout seul, ce serait plus 
simple. Mais nous avons le commandant Esterhazy en face de 
Dreyfus. Il faut bien que le Conseil sache quel est le rôle du com- 
mandant Esterhazy. 

LE PRÉSIDENT. — Soyez bref, 

Me Lagorr, — On parle toujours dans cette affaire de millions. 
M. le général Roget s’est fait en quelque sorte l’interprète de ces 
affirmations. C'est pourquoi je me permets de m'adresser à lui. Je 
voudrais qu’il me dise ce qu’il pense dela visite faite par Esterhazy 
le 23 octobre à l'ambassade d'Allemagne, alors que nous savons par 
les dépositions qu’Esterhazy aurait dit à Schwartzkoppen : « Décla- 
rez que je ne suis pas l’auteur du bordereau, sinon je vais me 
suicider. » é 

LE GÉNÉRAL RoGgr. — J'ai déjà répondu à cette question. Je ne 
puis pas toujours répondre aux mêmes questions. 

Me Lagort. — Tenez-vous le fait pour établi? 

Le GÉNÉRAL RoGer. — Oui, je le tiens pour établi maintenant. 

M° Laporr, — Le général Roget peut-il nous dire ce qu’il en 
pense ? 

Le GÉNÉRAL RoGer. — Je n’ai pas à dire ce que j’en pense. 





Ld LR LR 


Je demanderai à compléter ma déposition à un autre moment si 
vous le voulez. 


Je ferai remarquer à M° Labori que j'ai déjà répondu à cette 


question qui m’a déjà été posée par M° Demange et que jene peux pas 


répondre toujours aux mêmes questions. Il n’y a qu’à se reporter a 
ma déposition. 

Me Laporr. — Qu’avez-vous répondu ? 

Le GÉNÉRAL RoGer. — J'ai dit que je trouvais cette démarche sin- 
gulière, mais je ne tenais pas le fait pour établi. 

Me Lasorr. — Eh bien, maintenant que vous le tenez pour 
établi, qu’en pensez-vous ? 

Le GÉNÉRAL RoGET. — Je n’ai pas à vous dire ce que je pense. 

Seulement, monsieur le Président, puisque l’on n’a pas pu me 
questionner, je compléterai ma déposition, mais à un autre moment, 
si vous le voulez bien. 


CINQUANTE-DEUXIÈME TÉMOIN 


LE COLONEL FLEUR 


M. le colonel Fleur, Pierre-Hippolyte, 61 ans et demi, colonel 
en retraite. 

Le PrésibexT. — Veuillez nous faire connaître ce que vous 
savez de l'affaire Dreyfus, directement ou indirectement. 

LE coLoxEL FLEUR. — En 1894, il y avait au service des renseigne- 
ments, comme chef le colonel Sandherr qui est mort, et comme 
sous-chef le lieutenant-colonel Cordier. M. Cordier a déposé devant 
la Cour de cassation, je ne sais pas ce qu'il vous dira tout à l'heure, 
mais dans sa déposition à la Cour, il y a une très grosse lacune et 
c’est celte lacune que je vais combler ici au moyen des déclarations 
qu’il m’a faites à Rennes même. 

Je prie le Conseil de remarquer que ce que je vais dire s’est 
passé au mois de janvier 1896; à ce moment-là l’agitation dreyfu- 
siste n’avait pas commencé ; elle n’acommencé que deux ans après, 
c’est-à-dire pour parler plus exactement un an trois quarts après. 
Le lieutenant-colonel Cordier, peu de temps après sa sortie du service 
des renseignements, est venu au 31°, dans le régiment que j'avais 
l’honneur de commander ici à Rennes ; au jour de son arrivée, il 
s’est présenté à moi et après les souhaits de bienvenue, comme je 
lui exprimais mon grand étonnement de voir qu’on avait renvoyé 
le chef et le sous-chef du service des renseignements, il me dit 


OT CO DT CE TT DT PP TR D LS UE 


: 





textuellement ceci : « Mon colonel, le renvoi du colonel Sandherr et 
le mien est le commencement de la revanche des juifs, les juifs ont 
fait agir leur influence sur le général de Boisdeffre et sur le général 
Gonse qui se sont laissé faire et ont prononcé notre renvoi, les juifs 
ont fait mettre à notre place, à Sandherr et à moi, une de leurs 
créatures, le commandant Picquart. » 

Je me permets encore de souligner que cela se passait en jan- 
vier 4896, c’est-à-dire longtemps avant le commencement de l’agi- 
tation qui a abouti à ce qui existe maintenant. 

Le lieutenant-colonel Cordier est parti du régiment le 24 sep- 
tembre 4896; tout le temps de son séjour au régiment, pas une 
seule fois, pas une seconde il n’a cessé de proclamer la culpabilité 
de l'accusé que vous avez devant vous; il n'a jamais eu le moindre 
doute, son affirmation était continue, formelle, absolument for- 
melle, et j’ajouterai qu'ilaccompagnait cette affirmation d’épithètes 
que je ne veux pas répéter ici par égard pour l'accusé. Je ne sais 
pas ce que le colonel Cordier viendra vous dire, mais s’il dit quoi 
que ce soit qui soit contraire ou qui infirme ce que ge viens d’énon- 
cer, je vous prierai, monsieur le Président, de me faire comparaître 
de nouveau. 

Je crois qu’on viendra vous dire que les colonels d'infanterie 
pouvaient réunir des renseignements utiles à l'État-major général 
sur les troupes de couverture. Eh bien, j'ai commandé un bataillon 
de couverture, un bataillon de chasseurs; or, moi, chef de corps de 
ce bataillon, je ne savais qu’une chose, c’est que mon bataillon 
devait être tenu à partir quatre heures après la réception de l’ordre 
télégraphique le concernant, 

J’ignorais absolument ce que j'avais à faire, Le général de divi- 
sion, les généraux de brigade de ma division, les officiers d’État- 
major n’en savaient pas plus que moi. De là, je conclus qu’un 
officier d'infanterie en garnison dans l’Ouest, qui n'était pas plus 
instruit que moi sur les troupes de couverture, ne pouvait pas 
réunir des renseignements pouvant satisfaire un État-major étran- 
ger sur ce point. £ 

Je passe à un troisième point. M. le Président du Conseil de 
guerre a demandé à l’accusé ici présent : « Avez-vous été à cheval 
à des manœuvres allemandes? — Non, mon colonel, jamais. » 
Or, en 1894 (je ne puis dire exactement le jour, je n’en ai pas pris 
note; je préciserai suffisamment en disant que c'était quelques jours 
après la nouvelle rendue publique de l'arrestation, par conséquent, 
en novembre), j'étais en permission dans la Haute-Marne, j'ai pris 


If. 17 








— 9258 — ; F5 


à Langres le rapide de Mulhouse-Bâle-Paris. Montant dans un com- 
partiment de première classe, je me trouvais avec un monsieur 
bien mis, La conversation s’établit à propos d’une demande d’auto- 
risation de fumer. J'ouvris mon pardessus; il vit ma rosette et me 
demanda si j'étais officier. Naturellement nous causâmes de la 
grosse affaire dont les journaux parlaient beaucoup. Ce monsieur 
me dit : « Je suis grand industriel à Mulhouse. La trahison de 
Dreyfus ne nous à pas étonnés, car nous l’avons vu avec la plus 
grande indignation à cheval avec un général allemand, dans des 
manœuvres qui ont eu lieu dans les environs de la garnison de 
Mulhouse. » 

Ce dire de ce monsieur à eu lieu en 1894 (je souligne) dans un 
compartiment de première classe du rapide de Bâle-Belfort-Paris, 
vers 2 h. 1/2 de l’après-midi. J'avais, en effet, pris le train à 


2h. 1/4 à Langres et la conversation s'était rapidement établie, Je 


répète encore la phrase qui me fut dite : « La trahison de Dreyfus 
ne nous à pas étonnés, car nous l’avons vu avec la plus grande indi- 
gnation monter, à cheval à une manœuvre dans les environs de 
Mulhouse avec un général allemand, » 

M. le Président du Conseil de guerre a demandé aussi à l'accusé 
s’il n'avait pas loué une villa pour une personne. Je prie le conseil 
d'accepter ceci comme une indication seulement, mais quelqu'un 
digne de foi m’a assuré, et cela a été vérifié sur place, qu’une willa 
a été non pas louée, mais achetée pour Me Bodson ; ce serait une 
villa dite « chalet normand », rue du Jardin-Madame, à Villerville*. 

Et cette personne assure que Dreyfus y venait parfois, jamais il 


4. Le Figaro du 26 août à publié la lettre suivante : 
Hennequeville, 26 août. 
Monsieur, 


Une enquête, un enquêté, Voilà encore un témoin qui se trompe par tropl 
C'est le colonel Fleur. 

Le chalet dont parle M. le colonel Fleur à été acheté par moi, sœur de 
M. Bodson, le 4 mars 1895, au Tribunal de Pont-l'Evêque. 

Remarquons cette date 1895. Le malheureux officier était déjà arrêté pour 
le crime d'un autre, 

Je vivais là très retirée en compagnie de ma mère, ne recevant que ma 
famille. 

Quand je perdis ma mère, j'ai voulu quitter cette maison (et même le pays) 
qui me rappelait de si tristes souvenirs. 

Le chalet a été vendu à un docteur ea l’etude de Me Chéron, notaire à 
Trouville. 

Pour mes amis et connaissances, je viens vous prier d'insérer cette lettre 


dans votre journal, car de toutes ces petiles infamies, il ne faut pas qu'il 


reste le moindre soupçon. 
Avec mes remerciements, agrécz mes salutations empressées. 


C. Bopson. 


oO 





ds bonne ét. des à À 0. à cédé nd pin à 





— 259 — 


n’y passait la nuit. Il y venait parfois et repartait après. Dans cette 
même villa, il se rencontrait avec un individu qui s'appelait 
Dr Lannemer ou d’un nom à peu près comme cela, qui est proba- 
blement le même que le Lannemer dont a parlé M. le général 
Mercier dans sa déposition au sujet de la lettre, où il est dit : « Si 
Lannemer vient, donnez-lui la même somme. » 

Il y a encore un autre point. J'ai vu à Paris une personne, la 
mère d’un jeune homme et un ami intime de la famille de ce jeune 
homme ; ils m'ont déclaré qu’en 1894, un monsieur ayant tournure 
d’officier avait pris ce jeune homme, l’avait amené dans une 
maison dont je pourrais donner l’adresse exacte, et lui faisait copier 
dans cette maison des documents que le jeune homme ne connais- 
sait pas, mais où il y avait des plans et des dessins. Puis à un 
moment donné, la mère, voyant que le jeune homme avait de 
l'argent, s’en inquiéta et crut qu’il mentait; elle suivit le jeune 
homme, le vit entrer et ensuite l'a vu ressortir. Quelque temps 
après, visage de bois, puis on parle de l'arrestation de Dreyfus, tous 
les journaux illustrés donnent des portraits de Dreyfus et le jeune 
homme dit : « Mais c’est lui qui m'a fait faire des copies, » en 
montrant le portrait, et l'expression dont s’est servie la mère et 
l’autre personne, l’autre témoin, est celle-ci : « Gela a été le cri du 
cœur. » C’est à moi, messieurs, que cela a été dit, je me suis em- 
pressé d’aller dans la maison, j'ai demandé à parler au concierge ; 
c'était un nouveau concierge, il ne savait pas ce que je voulais 
dire; Fancien concierge était parti depuis deux ans. 

J'ai demandé à un ancien locataire. Il m'a dit que le locataire 
qui avait cette chambre, on l’appelait M. Alfred, I m'a dit : « Je 
crois bien que ce n’est pas la première fois que j'entends parler de 
M. Alfred dans cette maison. » J’ai encore bien des choses à vous 
faire connaîlre, mais des choses de seconde main. 

Je suis prêt à vous indiquer les témoins qui sont prêts à venir 
vous dévoiler qu'un juif de Constantinople a eu à payer 80,000 francs 
pour la propagande dreyfusiste, c’est un officier qui pourrait venir 
témoigner ici. k 

Je suis prêt également à vous donner le nom d'un négociant 
qui, j'en suis presque sûr, pourra donner des traces sérieuses de 
dépense; là encore, on m’a assuré que la personne qu’on appelait 
M. Alfred faisait de grosses dépenses ; il m’a d’abord causé un peu, 
puis s’est retiré, disant qu'il ne veut pas perdre sa clientèle en 
dévoilant les dépenses de ses clients; mais je suis prêt à vous 
donner son adresse et son nom, si vous le désirez, 








Z'e= Le: 






Le Présinenr. — Monsieur le commissaire du Gouvernement, 
avez-vous des questions à poser ? 
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT, — Aucune. 


Ë Me Deuance. — Le témoin vient de faire des propositions au 
“@ Conseil, le Conseil appréciera. Nous voilà en face d’une série de 
4 racontars que nous avons déjà vus sous la plume de M. Quesnay de 
E Beaurepaire. 

2% Le coLoxeL Fieur. — Je proteste contre le mot de racontars. Je 


proteste vertement contre ce mot-là. Je ne suis pas homme à faire 
des racontars, qu’on le sache bien ici! D'ailleurs ces messieurs le 
" savent bien. 

De: Me Larson, — Pour ma part, de même que Me Demange, si le 
| conseil attachait la moindre im portance aux propos que rapporte 





=: ; le colonel Fleur, je le supplie avec insistance d'obtenir le nom des 
témoins et de les faire citer. 
Le coLoxez FLEUR. — Pour ce qui est du propos tenu par le 


colonel Cordier, il va venir tout à l’heure, on l’entendra. Pour ce 
qu’on m'a dit au chemin de fer, sur mon âme et conscience, je le 
ES certifie, que cela m'a élé dit à moi au mois de novembre 1894. 

4 Pour ce que m'ont dit la mère du jeune homme et son ami, ils 
me l’ont dit à moi-même, ce n’est pas moi qui ai inventé cela. On 
n’a pas le droit de dire que j'invente la moindre des choses. Ce n’est 
pas un racontar. 

Me Demaxce, — Voulez-vous demander au témoin pourquoi, devant 
la Cour de cassation où il a été entendu, il n'a pas signalé ces diffé 
rents faits qu'il rapporte aujourd’hui devant le conseil de guerre? 

Le coLoxez FLeur. — Monsieur le Président, voulez-vous deman- 
der de quels faits il s’agit? 





Me DemaxGe. — Il s’agit notamment du premier, de la conversa- 
tion en chemin de fer. L 
Le Présipexr. — Vous avez été interrogé non pas par la 


Chambre criminelle elle-même, mais par commission rogatoire. 

Le coLoxEL Feur. — Oui, monsieur le Président. Oh! la réponse 
est bien simple, extrêmement simple et très limpide. La première 
raison pour laquelle je n’ai pas fait connaître ces faits est celle-ci : 
j'avais su que le colonel Cordier avait dit absolument le contraire 
de ce que j'ai dit; alors mon but était absolument de démolir ce 
qu'avait dit le colonel Cordier. Ensuite je n’aurais jamais cru, en 
mon âme et conscience, que la Cour de cassation aurait été jusqu’à 
la revision. Je jugeais donc inutile d’é mettre ce fait en plus. 

Ma seule inteution était de lutter contre les dires du colonel 





SRE POS 





— 261 — 


Cordier, dires contre lesquels tout le monde s’élèvera ici, car ce 
n’est pas à moi seul qu’il l’a dit, il y en a bien d’autres. 


Le PRÉSIDENT. — C’est bien de l'accusé ici présent que vous 
avez entendu parler ? 
LE coLoxeL FLEUR. — Oui, monsieur le Président. 


LE PRésipeNr. — Accusé, levez-vous. Avez-vous des observations 
à présenter ? 

Le caPrrAINE DREyrus. — Mon colonel, comme je l'ai dit tout à 
l’heure, je ne réponds qu’aux faits, et je ne réponds pas aux men- 
songes. Seulement si vous attachez la moindre importance, mon 
colonel, aux prétendus faits qui viennent de vous être révélés, je 
vous demande insiamment, mon colonel, je vous demande de tout 
mon cœur, mon colonel, — je suis convaincu que le conseil m’écou- 
tera — l'enquèie la plus complète, la plus éclatante qu’on puisse 
faire ! Voilà tout ce que je demande à vous, mon colonel, président 
du conseil, et aux membres du conseil. 

M® Lapori. — J'aurai peut-être une autre question à poser au 
témoin. Quand on lui a parlé de la publication du portrait du capi- 
taine, de quel portrait s’agissait-il? À quelle date a-t-il été publié? 

Le COLONEL FLeur. — Je répète ce que j'ai dit: quand la nou- 
velle de l’arrestation a été rendue publique, tous les journaux illus- 
trés ont publié, je le crois, j'en suis même sûr, sans pouvoir faire 
l'énumération des journaux, le portrait de l’accusé, et le jeune 
homme a dit à sa mère et à d’autres personnes : « Voilà celui qui 
m'a fait copier des pièces. » Et ces personnes m'ont dit à moi-même: 
« Cela a été un cri du cœur. » | 

M° Laporr. — Monsieur le Président, si je ne me trompe, et la 
chose est facile à vérifier, tous les portraits publiés en 1894 ont été 
des portraits fantaisistes. Le premier portrait exact, le portrait- 
photographié, a été publié en 1898. Voilà un petit détail qui montre 
à quel point il serait nécessaire pour le Conseil, s’il attache la 
moindre importance à ce fait qui, pour moi, n’en à pas, que les 
témoins eux-mêmes soient entendus. 

LE PRÉSIDENT. — Faites entrer le colonel Cordier. 


CINQUANTE-TROISIÈME TÉMOIN 


LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER 


M. Cordier, Albert-Marie, 55 ans et quatre jours, lieutenant- 
colonel en retraite, prète serment. 











DORE. 





Le Présinexr. — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qu Ju 
sont reprochés ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — J'ai connu l’accusé, que je 
vois aujourd’hui pour la quatrième fois. 

Le Présinexr., — L'avez-vous connu avant 1894? 

Le DrEUTENANT-coLoNEz Corprer. — Non, mon colonel. 

LE Présipexr. — Vous n'êtes ni son parent ni son allié? Vous 
n'êtes pas à son service ni lui au vôtre? 

LE LIRUTENANT-COLONEL Corner. — Non, mon colonel. 

Le Présrpenr. — Vous étiez employé au 3° bureau, au service 
des renseignements, en 489%, lorsque est née l'affaire Dreyfus. 
Veuillez nous faire connaître ce que vous en savez. 

LE LIBUTENANT-COLONEL Cornter. — Avant de parler sur cette ques- 
tion, je désirerais faire une observation : c’est que je ne suis pas 
délié du secret professionnel. On a délié du secret professionel 
beaucoup d'officiers qu’il était peut-être inutile d'en délier, vu qu’ils 
m’avaient pas à parler de choses secrètes. Moi, qui ai été pendant 
huit ans et demi au service des renseignements, je ne suis pas délié 
du-secret professionel. Je tiens d’autant plus à signaler ce fait que 
déjà une première fois, lorsque j’ai eu l’honneur de déposer devant 
la Chambre criminelle, j'ai cru que des ordres étaient venus el que 
j'étais délié du secret. Je ne Pétais pas; j'ai été obligé d'interrompre 
ma déposition, et cela a été interprété d’une façon extrêmement 
désagréable pour moi. 


Le Présinexr. — Vous n’avez fait aucune démarche pour ètre 
délié du secret professionnel ? 
LE LIEUTENANT-COLONEL Corprer, — Je suis cité par M. le commis- 


saire du Gouvernement : je nai pas de démarches à faire, Mais il 
y a beaucoup d’autres choses qui pour moi ne sont pas couvertes 
par le secret professionnel, et que je puis dire. 

Le Présent. — Dites tout ce que vous croirez PERTE dire, 
tout en respectant le secret professionnel. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corprer. — Bien entendu, mon colonel; 
ma déposition proprement dite sera complétée en dehors de cela, et 
je pourrai revenir sur les autres faits si M. le ministre juge utile 
de me délier du secret professionnel. 

C’est dans ces conditions que je dépose, c’est-à-dire que je dépose 
sur un certain nombre de faits. 

Le PrésIbeNT. — Vous déposez sur les faits qui ne sont pas 
couverts par le secret professionnel en ce qui vous concerne. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — .. et qui sont tellement con- 








dois ! 


5 — 263 — 
nus que le secret professionnel est pour ainsi dire levé pour eux. 
Je commencerai, mon colonel, si vous me le permettez, par faire 
une petite observation qui m’amènera précisément tout de suite en 
plein dans mon sujet. 
Lorsque j'ai reçu ma citation, elle était ainsi libellée, «M. Cor- 
dier, lieutenant-colonel en non activité. » Un point, c'est tout. J'ai dit 


au brigadier qui m’a apporté cette citation que je serais très honoré 


de venir déposer devant le Conseil de guerre dela 10° région, que je 
connaissais du reste, attendu qu'il y a trois ans J’ai eu l'honneur de 
le présider, Mais qu'il y avait à cet égard une chose que je ne pou- 
vais pas accepter; j'étais considéré comme un officier encore en 
activité, puisque la non-activité est une variété de l’activité, mais ce 
n’était qu’un point administratif, c’était une question de forme pour 
ainsi dire. Mais il y avait là une chose très grave, j étais indiqué 
comme en non-activité tout court. Or, après toutes les imputations 
calomnieuses dont j'ai été l'objet de la part d'un magistrat, sachant 
parfaitement que les faits n'étaient pas vrais, et notamment celui de 
ma mise en réforme, J'ai prié de régulariser les choses. 

Je tiens à dire que je n’attaque en rien M. le Commissaire du 
Gouvernement, qui est en dehors de l'affaire. 

Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — C'est une simple erreur 
d'écriture. 

Le PRésipenr. — Dans la déposition devant la Cour de cassa- 
tion, vous êtes indiqué comme en non-activité pour infirmités tem- 
poraires. 

LE LIBUTENANT-COLONEL Corbier. — Mais en parlant d’un magistrat, 
je ne faisais pas allusion à un magistrat de la (Chambre criminelle 
de la Cour de cassation, je voulais parler de lenquête Mazeau qui 
a amené la loi de dessaisissement. C’est à ces magistrats que je fais 
allusion en ce moment. 


e 


Voici pourquoi j'ai été ému de cette chose qui dans un autre 


cas n’aurait pas attiré mon attention, c’est que dans le numéro du 


Journal Officiel du 10 octobre 1896, — je vous prie de retenir cette 
date, — j'ai été désigné, lorsqu'on a nommé mon successeur, comme 
lieutenant-colonel mis en non-activité, un point c'est tout. (Rires.) 
Or, quand on désigne à l’Officiel un officier en non-activité tout 
court, cela veut dire un officier qui est mis en retrait d'emploi. Or, 
je n’ai jamais été mis en retrait d'emploi, j'aiété mis en non-activité 
pour infirmités temporaires; la plupart de ces messieurs qui sont 
ici m'ont connu et savent parfaitement que cela est vrai, puisqu'ils 
savent que j'ai été lieutenant-colonel au 41m° d’infanterie à Rennes. 












— 264 — 


Mais l’importance de cette chose, vous allez la voir : vous vous 
rappelez la publication à l’Officiel le 40 octobre 1896. C’est précisé- 
ment à l’époque où d’après toutes les dépositions que vous avez 
lues, M. le ministre de la Guerre de l’époque avait un sommeil agité. 

Je n’incrimine pas du tout M. le ministre de la Guerre, je ne 
l’attaque pas le moins du monde. | 

Nous sommes à cette époque, quelques jours avant la fabrication 
du faux qui est devenu célèbre sous le nom de faux Vercimgétorix, 
de faux de l’attaché militaire auvergnat, ou de faux Henry qui est 
son nom véritable. Il ne s’agit pas de se tromper sur ce point et 
quand il en sera question à propos de la déposition du général 
Roget, il faudra s'entendre sur les mots; ce général a prétendu que 
je me suis trompé sur une pièce, nous verrons cela. 

Le faux Henry, dis-je, a, d’après les témoignages antérieurs, a été 
présenté à M. le général Gonse par le commandant Henry passant 
sur la tête de son chef le colonel Picquart vers la fin du mois d’oc- 
tobre, je ne puis dire le jour exact, je ne le sais pas. 

Or il est bien évident pour tout le monde maintenant que si 
ce faux n’avait pas été présenté à ce moment-là, on aurait certaine- 
ment continué les investigations, on aurait certainement trouvé le 
vrai coupable, on aurait fait la chose tranquillement, posément, on 
aurait fait la revision sans bruit, sans tapage, et, messieurs, vous 
ne seriez pas réunis ici aujourd’hui, et il y a longtemps que tout 


. serait terminé. 


Je tenais à vous dire une autre chose en passant. Quand j'ai vu à 
l’Officiel V'inscription fausse qui était faite à mon sujet, j'ai fait une 
réclamation au chef du cabinet du ministre qui était à ce moment 
chargé de ces questions-là, c'est-à-dire M. le général de Torcy qui 
m'adressa au général Millet; ce dernier s’est aussitôt occupé de 
l'affaire. 

On rectifia trois jours après au Journal Officiel, mais on ne lit 
jamais les rectifications. J'ai reçu beaucoup de lettres de cama- 
rades qui me croyaient mis en non-activilé de la façon qui était 
indiquée. 


Le PrésIbexr. — Je vous prie d’entrer plus directement dans le 
sujet. 
LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier. — Monsieur le président, nous 


allons y entrer en plein en moins de cinq minutes! (Rtres.) 

Je voulais dire je ne mets pas en cause le général de Torcy ni le 
général Milet, mais j'avais oublié d'ajouter qu'il est très fâcheux 
qu’une enquête sérieuse n'ait pas été faite à ce moment-là à la 






à int ten se cn tint mule th ÉD Son. Se SSSR. ‘éme hs Di A dm à -! 





—_ 265 — 


direction de l'infanterie pour savoir dans quelles conditions on 
s'était livré à cette manœuvre contre moi. 


LE PrésIpENT. — Voulez-vous dire comment le bordereau est 
arrivé au ministère de la Guerre ? 
LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER, — (est que je ne suis pas délié 


du secret professionnel. Si l’on veut me délier; jy tiens essentielle- 
ment. 

Me Lagon, — Dans ces conditions alors tous les officiers n’au- 
raient pas qualité pour venir déposer. 

LE GÉNÉRAL CHaMoin, de sa place, au Président. — Je n'ai pas 
qualité pour délier M. Cordier du secret professionnel, mais je puis 
le demander au ministre de la Guerre. 

Me Demaxce, — M. le colonel Cordier a déposé devant la Cour 
de cassation, sa déposition est imprimée ; du moment qu'il a été 
délié à la Cour de cassation, il est délié aussi pour le Conseil de 
guerre. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CoRDiER. — Monsieur le président, je vais 
abréger considérablement. Je veux démontrer que cinq ministres de 
la Guerre successifs peuvent être trompés, et nous entrons ainsi dans 
l'affaire Dreyfus, ce qui nous amène précisément à parler du géné- 
ral Roget. M. le général Roget a bien voulu dire devant la Cour de 
cassation quil était mon camarade de promotion; cependant je 
veux vous demander une chose qui, je pense, peut se faire, c’est de 
lire la partie de la déposition du général Roget qui me concerne, ef 
qui est faite. j'allais dire un vilain mot... (Æires.) qui est faite avec 
la plus grande légèreté. 

LE PRÉSIDENT. — Je crois qu’il sera utile que nous demandions 
au ministre de la Guerre de vous délier du secret professionnel et 
nous vous entendrons demain ou après demain. Nous suspendrons 
votre déposition d'ici là. M. le général Chamoin voudra bien deman- 
der par dépèche au ministre de vous délier du secret professionnel. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Si vous me le permettez, et si 
la déposition de M. le colonel Fleur que je ne connais pas naturelle- 
ment ressemble à celle qu’il a faite à la Cour de cassation, si c’est la 
même ou à peu près, je demande à y répondre de suite de façon à 
vider cette question-là. 

LE PRÉSIDENT. — Il vaudrait peut-être mieux que vous fassiez 
toute votre déposition en même temps, étant délié du secret pro- 
fessionnel. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Je puis faire cette déposition-là 
sans être délié du secret professionnel; cela déblaiera le terrain. 


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Le Présinexr. — Nous vous rappellerons. 





LE LIBUTENANT-COLONEL Corner. — Je tiens à ajouter ceci : sion 


a à me poser quelques questions, cela peut se faire dans des con- 
frontations ou je ne sais quoi, il y a bien des choses pour lesquelles 
je ne me crois pas lié par le secret professionnel. 

Le Présmenr. — Nous vous rappellerons. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Parfaitement. 

Le PréstpexT. — Je vous remercie. 

Faites entrer le témoin suivant, M. Gallichet. 

L’Huissier. — M. Gallichet est absent. 

Le Présrevr. — Il n’est pas parmi les témoins qui étaient 
absents au premier moment? 

Le Commissaïre pu Gouvernemenr. — Non, mon colonel. 

Le Présipexr. — Eh bien, nous l’entendrons ultérieurement ; 
introduisez M. de Grandmaison. 


CINQUANTE-QUATRIÈME TÉMOIN 


M. DE GRANDMAISON, DÉPUTÉ  - 


M. de Grandmaison, Georges-Charles-Alfred-Marie, 34 ans. 

Læ PrésipenT. — Quelle est votre profession ? 

M. px GRaNDMaIson. — Député de Maine-et-Loire, je ne sais pas 
si c’est une profession. (Rires.) 

Le Présinenr, — Connaissez-vous l'accusé avant les faits qui lui 
sont reprochés ? 

M. pe GrANDMAIsoN. — Non, je ne connais pas l’accusé, et j'ajoute 
que je ne suis pas antisémite. 


Le PrésipenTr. —- Voulez-vous nous dire ce que vous savez et 


dont vous avez déposé devant la Chambre criminelle de la Cour de 
cassation en vertu d’une commission rogatoire ? 

M. pe GRaANpmaisox. — Ma déposition à la Chambre criminelle à 
porté sur quatre points; il y en a deux que je ne retiendrai pas iei 
parce qu'il n’y a pas lieu de le faire : c’est ce qui concerne les rela- 
tions qui ont existé entre les hauts financiers israélites et la presse ; 
je trouve que je n’ai pas lieu d’en parler ici aujourd’hui attendu qu’il 
s’agit de savoir seulement si le capitaine Dreyfus est coupable ou 
non ; de même en ce qui concerne le commandant Esterhazy, il a 
tellement nié et affirmé de choses que je n’en parlerai pas, bien que 
j'aie entendu raconter par certains de mes coilègues antisémites 
qu'il avait dit à la Libre Parole ètre l'auteur du bordereau, c’est-à- 


Q 








— 267 — 


dire que le bordereau était de son écriture. Maintenant, je ne me 
rappelle plus exactement les noms de ceux qui m'ont rapporté le 
fait, par conséquent je ne le retiens que jusqu’à un certain point, je 
laisse le Conseil juge de le retenir ou de ne pas le retenir. 

Mais le principal objet de ma déposition est celui-ci : en octobre 
ou novembre 1897, je me trouvais dans la rue Saint-Honoré ; je 
rencontrai alors un de mes bons amis, un Anglais qui s'occupe 
beaucoup de lettres, qui est très lié non seulement avec les intel- 


lectuels de France et d'Angleterre, mais encore avec ceux de beau- 


coup d’autres pays, c’est M. Carlos Blacker. Je ne l’aurais pas mis 
en cause si je n’avais pas cru nécessaire, dans la situation où tout 
le monde se trouve aujourd’hui, d'apporter moi aussi ma parcelle 
de vérité. Il me dit : « Je suis très heureux de vous rencontrer, j'ai 
quelque chose de très grave à vous dire. » Il me prit par le bras, et 
nous conversämes cheminant pas à pas, et nous arrêtant pour ainsi 
dire à chaque pas aussi. Il me dit alors qu'il était sûr de linno- 
cence de Dreyfus. Je lui dis: « Comment le savez-vous?» Il me dit : 
« J’en suis certain, j'ai vu une lettre du colonel de Schwartzkoppen 
à up général qui Je crois s'appelle Braunschveigg — je ne suis pas 
sûr du nom — qui habite Fribourg en Brisgau où une de mes 
sœurs a son domicile ; dans cette lettre, M. de Schwartzkoppen dit 
que depuis la condamnation de Dreyfus il ne dort pas parce qu’il 
voudrait pouvoir proclamer son innocence bien haut. » Alors je lui 
dis: « Mais il faut encore ajouter peu de créance aux dires du colonel 
de Schwartzkoppen parce que lui et certains attachés militaires 
étrangers ont mille et une raisons de se disculper auprès de leur 
gouvernement respectif d’avoir été pris en défaut. » Il me dit que 
j'étais un homme de parti pris. Je lui répondis : « Jusqu'ici je consi- 
dère que Dreyfus a été justement et légalement condamné, mais je 
n’ai aucune raison, ni par sentiment politique ni par sentiment 
religieux, de vouloir qu’on maintienne un innocent au bagne. Il me 
dit : &Il y a d'autres personnes qui sont convaincues de l’innocence 
de Dreyfus, M. Max Nordau et d’autres encore. » Je lui dis que le jour 
où on nous prouverait l'innocence de -Dreyfus, moi et beaucoup 
d’autres serions tous prêts à nous incliner devant la réalité des faits, 
mais qu’en attendant nous considérions que ce qui avait été fait au 
Conseil de guerre de 1894 avait été bien fait. 

I me dit qu’il existait au grand État-major allemand ou au 
ministère de la Guerre allemand environ deux cents pièces prouvant 
non pas l’innocence de Dreyfus, — il ne l’a pas dit — non pas la 
culpabilité d’Esterhazy — dont il n’a pas prononcé le nom — mais 














— 268 — 


prouvant qu’il y avait d’autres officiers qui étaient coupables du 
crime de trahison. A cela, je lui répondis qu’il y avait des brebis 
galeuses partout et que sur 40,000 officiers de l’armée française, il 


pourrait bien y en avoir qui oublient leurs devoirs envers la Patrie 


et qui aient pu livrer à l'ennemi les documents dont ils étaient dé- 
tenteurs. 

Il me dit alors : « Nous cherchions un homme politique à qui 
pous confierions la photographie de ces pièces. » Je lui répondis : 
« C’est très bien, mais qui est-ce qui me garanlira l'authenticité de 
ces pièces? » Il me dit alors : («L'empereur d’Allemagne ne veut pas 
intervenir personnellement. » Je lui ai répliqué : « Comment vou- 
lez-vous que l'opinion publique puisse prendre au sérieux des pièces 
qui n’ont aucun caractère d'authenticité? » 

Il se fâcha alors et il me répéta que j'étais un homme de parti 
pris. 

Je ne l’ai pas revu depuis. Mais j'ai su par des personnes absolu- 
ment dignes de foi que le colonel Panizzardi était son commensal 
habituel. Depuis, j'ai lu à plusieurs reprises dans les journaux qu’on 
parlait de la publication à l'étranger de documents provenant du 
grand État-major allemand. Or, ils n’ont jamais paru. Ces jours-ci, 
je lisais un article de M. Reinach disant qu'il serait facile de se 
procurer les pièces du bordereau à l'étranger. Jusqu'ici elles n’ont 
pas encore paru. 

Ce qui nous a toujours étonné dans celte affaire, c’est l'étrange 
attitude des ambassadeurs étrangers et des attachés militaires. En 
effet, tantôt ils déclarent soit par l'intermédiaire de leur ambassa- 
deur, soit par la voix du ministre, qu’ils ne connaissent ni Dreyfus 
ni Esterhazy. Puis, ils viennent vous raconter, comme l'a dit 
M. Paléologue, qu’il y a deux cents pièces au grand État-major 
allemand. On va même jusqu’à dire, comme M. Panizzardi, qu'ils 
détiennent les pièces du bordereau. 

Depuis ce moment, je me suis souvent demandé — et c'est pour 
cela que j'ai demandé à déposer devant la Cour de cassation — si 
vraiment dans tout cela il n’y avait pas pas eu de la bonne foi chez 
certaines personnes, mais aussi beaucoup de mauvaise foi de la 
part d’autres personnes qui avaient à se disculper vis-à-vis de leur 
gouvernement de certains faits et qui cherchaient à troubler l'opi- 
nion publique en employant tous les moyens à leur disposition. 

Voilà par exemple M. Blacker, étranger, de relations très agréa- 
bles, connaissant beaucoup de monde, que M. Panizzardi fréquen- 

tait très volontiers, voilà M. Blacker qui s'efforce de faire circuler 








— 969 — 


dans la société parisienne ‘ où il est reçu ce bruit que Dreyfus est 
innocent et qu’on possède des pièces, et puis ceci, et puis cela, et 
puis jamais rien du tout. 

Messieurs, quand M. Blacker me parla dans cette conversation 


de l’affaire Dreyfus, je ne pus réprimer un certain mouvement de 


violence, je lui dis : («Mais de quoi se mêlent les étrangers? on dirait 
vraiment que la France appartient au monde entier ! Est-ce que 
nous nous sommes occupés de l'exécution abominable du major 
Panizza? est-ce que nous nous sommes occupés des fusillades de 
Milan? est-ce que nous nous sommes occupés des fusillades d'Amé- 
rique qui ont été dirigées contre les ouvriers en grève des chemins 
de fer? Est-ce que nous nous sommes occupés des atrocités de 
Monjuich ? Nous avons considéré que chacun était maître chez soi. 
Eh bien! je me demande ce que les étrangers viennent faire dans 
des questions qui ne les regardent nullement, et cela sous prétexte 
d'humanité ; qu’ils commencent par regarder chez eux, et ils regar- 
deront chez nous après. » 


4. Nous croyons devoir publier la lettre suivante insérée dans le Figaro 
dn 26 août; cette rectification s’adresserait également à nous, car notre sténo- 
graphie est, pour les passages rectifiés, conforme à celie du graud journal 
parisien : 

« Montreuil-Bellay, le 25 août 1899. 
« Monsieur le Rédacteur en chef, 


« Je fais appel à votre loyauté pour vous prier de bien vouloir insérer ces 
quelques lignes dans votre ae prochain numéro. Elles ont pour but de recti- 
fier des erreurs qui se sont glissées dans le compte rendu sténographique de 
ma déposiltion. 

«1° Numéro du jeudi 24, page 6. 5° colonne, ligne 112. Au lieu de : Voila 
M. Blacker qui sefforce de faire circuler...……., il faut lire qu'on emploie à 
faire circuler. Gelte rectification est conforme à ma déposition devant la 
Cour de cassation (tome | de lenquête, page 736), dans laquelle je déclare 
que j'ai convlu que M. Blaker avait été dans cette affaire l'agent /oya/, mais 
inconscient. de personnes intéressées à donner le change à l'opinion publique. 
Je ne pouvais m'exprimer autrement en parlant d'un vieil ami pour lequel je 
professe la plus grande estime ; 

«2° Numiro du jeudi 24, 6e colonne, 14e ligne. Au lieu de : dans le régiment 
dans lequel j'ai servi, on avait, par exemple, une tendance à prelever sur la 
maigre solde... il faut lire : Pendant mon passage dans l'armée, j'ai pu le 
constater, et j'ai vu des ofjiciers prélever sur leur maigre solde quelques deniers 
pour pouvoir dire à des camarades qui... | 

« Veuillez agréer, monsieur le Rédacteur, l’expression de mes sentiments 
distingués. 

« CG. DE GRANDMAISON, 
« député de Saumur. 


«Je reçois à l'instant le Figaro du 25, page #, 1re colonne, il faut lire : 


« Je demande qu’on fasse appeler à la barre un témoin de Lucenaÿ- 
Lévêque (Saône-et-Loire), au sujet de paroles adressées à la Statthalter 
d’Alsace-Lorraine à son ancien maitre, lors du Comice agricole de Forbach 
en 1898. 

« J'avais donné son nom à M. le Président, » 








Cédieith 











— 270 — 


Devant la Cour de cassation, j'ai ajouté quelques mots au sujet 
de l'antisémitisme dans l'armée, et, bien que cela ne touche que de 
très loin à la question, je vous demande la permission de rappeler 
ce que J'ai dit. J'ai dit que l'antisémitisme dans l’armée jusqu'ici 
n'existe pas, et je maintiens le fait. J’ai eu des camarades israélites 
avec lesquels j'étais dans les meilleurs termes ; j'ai fait il y a deux 
mois un: stage dans un régiment de cuirassiers, et j'y ai vu un israé- 
lite dans les meilleurs termes avec ses camarades. 

Il se peut que le juif, en général, n’y soit pas aimé, mais ce 
n’est pas le camarade israélite, c’est le juif en général. Pourquoi ? 
Mon Dieu! parce qu'il arrive très souvent que des officiers se trou- 
vent dans des situations difficiles, et que, pour en sortir, ils sont 
obligés de s’adresser à des usuriers qui, presque toujours, appar- 
tiennent à la religion israélite, d'où l'habitude de dire : « C’est un 
juif par-là. » Mais quant à dire qu’un officier de l’armée française 
a pu être condamné parce qu'il était juif, j'en fais au besoin appel 
à l’accusé lui-même, c’est absolument impossible et invraisem- 
blable. 

S'il y a quelque chose à reprocher à notre corps d'officiers, dont 
J'ai eu l'honneur de faire partie, c'est peut-être un excès de solida- 
rité. On a plutôt une tendance à cacher certaines choses ; dans le 
régiment dans lequel j'ai servi on avait, par exemple, une tendance 
à prélever sur la maigre solde que nous recevions quelques sous, 
pour dire à un camarade qui avait commis une mauvaise action : 
«Va-t’en, qu'on n’entende plus parler de toi et qu’on ne fasse pas 
de scandale... » Car alors ce scandale aurait rejailli sur l'ensemble 
de l’armée. 

Voilà les termes de la déposition que j'ai eu l’honneur de faire 
devant la Cour de cassation. 

J'ai l'honneur de représenter un arrondissement français, j'ai 
derrière moi un grand nombre d'’électeurs, ils sont tous comme moi 
animés d’un seul désir, celui de voir proclamer la vérité. Si vous 
croyez que l’accusé est innocent, n’hésitez pas, acquittez-le ; sivous 
croyez au contraire qu’il est coupable, n’hésitez-pas non plus, con- 
damnez-le ; mais faites bien, faites vite, et faitessurtout clairement. 
C’est ce que le pays vous demande. 

LE PRÉSIDENT, — Monsieur le Commissaire du Gouvernement, 
avez-vous des questions à poser au témoin ? 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Non, monsieur le Président. 

Le Présipexr, — La défense”? 

Me DemaxGe. — Une seule, quant à moi: 








M 


4 


M. de Grandmaison a dit qu’il avait demandé à être entendu 
par la Cour de cassation. C’est pour cela que M. le Commissaire du 
Gouvernement l’a fait appeler devant vous. Je vous prie de vouloir 
bien lui poser une question. M. de Grandmaison estime-t-il que la 
déposition qu’il a apporté devant le Conseil de guerre ait fait faire 
un pas à la vérité que recherche le Conseil ? 

Le Présipenr. — Je fais remarquer que cette question n’a pas 
trait du tout à l'affaire. Cependant si monsieur veut répondre. 

M° DEMANGE. — Je n'’insiste pas, monsieur le Président. Je ne veux 
pas me permettre de critiquer l’accusation; mais si la défense 
amenait des témoins qui viendraient entretenir le Conseil de leur 
opinion personnelle et de leurs électeurs, on nous jugerait bien 
sévèrement. j 

M. DE GRANDMAisoN. — Si j'ai demandé à être entendu, c’est sim- 
plement pour montrer qu’étant donnés les moyens employés par 
ceux qui veulent laréhabilitation de Dreyfus, il faut qu'ils se sentent 
les défenseurs d’une bien mauvaise cause pour employer de tels 
moyens ! 

Me Lagorr. — M. de Grandmaisôn dit qu'il est frappé de contra- 
dictions qui existent dans les déclarations étrangères; voudrait-il 
préciser ? 

Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous préciser quelques-unes des contra- 
dictions ? 

M. DE GRANDMAISON. — M. de Bülow a dit au Reichstag qu'il ne 
connaissait ni Dreyfus ni Esterhazy. 

Me Lagori, vivement. — I n’a pas dit cela. Je prie monsieur le 
Président de faire donner lecture de la déclaration de M. de Bülow. 

Le PRésibenr. — Si vous n’ayiez pas interrompu le témoin, il 
allait vous la lire. 

Me Lagorr. — Qu'il lise le texte authentique ! 

M. DE GRANDMAISON. — Je ne l’ai pas ici ; mais j'ai le texte de la 
déposition de M. Paléologue. 

M° Lasorr. — Quelle déposition ? 

M, DE GRANDMAISON. — Sa dernière déposition ici. 

Me Lasorr.—Allons aux sources! Il ne s’agit pas de savoir ce que 
dit M. Paléologue, mais les documents qu’il apporte. Je prie M. de 
Grandmaison de préciser la déclaration de M. de Bülow. 

M. de Bülow. a dit en substance qu'aucun agent allemand n'avait 
eu directement ni indirectement de relations avec Dreyfus, et il a 
ajouté : « En ce qui me concerne, je ne connais les noms d’Esterhazy 
et de Picquart que depuis quelques jours. » Est-ce que M. de 


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— 272 — 





Grandmaison ne voit pas de différence dans la façon dont M. de 
Bülow s'exprime sur Dreyfus et sur Esterhazy ? 


M. pe GRANDMAIsON. — Je vois encore, quelques lignes plus loin, 
dans cette deposition de M. Paléologue, une contradiction formelle. 
Me Lapori. — Il faudrait préciser. 


Le PrésinexT. — Je clos l'incident. 

Me Lagorr. — Je vais aborder alors un autre ordre d’idées. 

Le Présinenr. — N'oublions pas que nous avons à juger la 
question Dreyfus et pas autre chose. 

Me Lanorr, — Je crois que nous sommes précisément dans l'affaire. 

Je voulais vous prier de me permettre de poser une queslion sur 
le même point à M. le général Roget qui me parait avoir commis 
une erreur de même ordre, Je crois que nous avons le droitde poser 
toutes les questions et ce n’est pas après le discours de M. de Grand- 
maison que je n’en aurais plus l'autorisation. 

Voulez-vous me permettre, monsieur le Président, de donner lec- 
ture à M. le général Roget d’un très court passage de sa déposilion. 

Le PRésineNT. — Qu'est-ce que le général Roget vient faire 
dans cette question? 

Me Lagorr. — Il s’agit du même fait. M. le général Roget a parlé 
de contradictions qui existeraient entre les déclarations des person- 
pages étrangers. 

Le PrésipenT. — Je vous ai dit que vous pouviez poser des 
questions sur la déposition du témoin. 

Me Lagon, — Vous m'avez refusé de poser une question. Je vous 
prie d'inviter M. de Grandmaison à préciser une contradiction, el 
de me laisser m'expliquer avec lui là-dessus. Si vous voulez que 
nous con!'inuions avec M. de Grandmaison. nous continuerons. 

Le Présinenr, — L'incident est clos. 

Me Laporr. — Soit, l'incident est clos. 

Le Présipenr. — M. le général Roget n’est pas en cause en ce 
moment-ci. Avez-vous des questions à poser au témoin? 

Me Lagorr. — Oui, il y a la question queje viens d’avoir honneur 
de lui poser. 


Le PrésinextT. — Eh bien, posez la question au témoin et non 
pas au général Roget. 
Me Lasorr. — Je prie le témoin de préciser les contradictions 


qu’il aurait relevées entre les déclarations des personnages étran- 
gers. À 

M. ve GRANDMAISON. — Déposition de M. Paléologue du 25 jan- 
vier 1899 : 





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— 273 — 


« A cette demande : « M. Paléologue sait-il si des documents 
secrets intéressant la défense nationale ont été envoyés en Allema- 
gne par Esterhazy? » M. Paléologue répond : « Un personnage 
étranger dont je ne crois pas pouvoir révéler le nom ni garantir la 
loyauté, mais qui semble cependant en situation d’être bien rensei- 
gné, a affirmé naguère à un de mes collègues (lequel avait qualité 
pour recevoir cette confidence) qu’il existerait au ministère de la 
Guerre, à Berlin, environ 225 documents livrés par Esterhazy. » 

Me Larorr. — Bien! après? La contradiction? 

M,, 6 GRANDMAISON. — Le 9 janvier 1899, dans une déposition à 
la Cour de cassation, M. Paléologue dit : « Au 17 novembre 1897, 
l'ambassadeur d'Allemagne ayant été voir le ministre des Affaires 
étrangères, vint déclarer n'avoir jamais connu ni Dreyfus ni Ester- 
hazy. » 

Me Laporr, — Eh bien! est-ce que l'ambassadeur d'Allemagne, par 
exemple, ne peut pas ne connaître ni Dreyfus ni Esterhazy, tandis 
qu’un bureau d'espionnage allemand peut connaître l’un des deux? 
Et M. de Grandmaison voit là une contradiction! 

Et alors, monsieur le Président, quand vous aurez renvoyé le 
témoin, si vous estimez devoir revenir sur sa déposition, je vous 
demanderai, soit maintenant, soit plus tard, d’appeler M. le général 
Roget à s'expliquer sur un passage de sa déposition à peu près iden- 
tique; car lui aussi a parlé de contradictions entre les déclarations 
des personnages étrangers. 

Le PRÉSIDENT. — M. le général Roget n’est pas en cause en ce 
moment-ci. Avez-vous des questions à poser à M. de Grand- 
maison ? 

Me Laporr. — M. de Grandmaison, je crois, a reçu de moi la 
réponse que comportait son observation. A-t-il d’autres contradic- 
tions à citer? 

Le PRÉsIDENT. — Avez-vous d'autres contradictions à citer ? 

M. DE GRANDMAISON. — Oui. Par exemple, le général de Galliffet 
devant la Cour de cassation a rapporté le propos du général Talbot, 
Or, vous vous rappelez que le général Talbot a envoyé un démenti 
par télégraphe, 

Me LaBorr. — Ce n’est pas exact et je demande qu’on donne lec- 
ture de la déposition de M. de Galliffet, de la lettre Talbot. 

Le Présipenr. — L’incident est terminé. Nous ne pouvons pas 
allonger ainsi les débats. (Au témoin.) Avez-vous terminé votre 
déposition? 

M. pe GRANDMAISON. — Oui, monsieur le Président. 

Il. 18 


4 

















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— 274 — 


Le Présipexr. — C’est bien de l'accusé présent que vous avez 
entendu parler, 

M. DE GRANDMAISON, — Oui, monsieur le Président. 

Le PRésineNT. — Accusé, avez-vous quelque chose à dire? 

LE capiTAINE DReyrus, — Je n’ai rien à dire. 

M. DE GRANDMAISON, — Je voudrais vous demander, monsieur le 
Président, si je pourrais me retirer définitivement. 

Le Présrpenr. — Vous pouvez vous retirer dans les conditions 
ordinaires. 

Me Laporr. — J'ai voulu demander tout à l'heure au général 
Roget.… 

Le Présinexr. — Je désire continuer l'audition des témoins. 

Le GÉNÉRAL RoGer. — Mais moi-même je demande, monsieur le 
Président. 

Le Présent. — Non, mon général. J'étais tout disposé à vous 
donner toute facilité, maître Labori, si cela ne prenait pas de pro- 
portions si considérables, et si vous y mettiez plus de calme. 


Me Lagsorr. — J'y mets énormément de calme, je demande la 
parole pour interroger le général Roget. 

Le PRÉSIDENT. — Je ne vous l’accorderai pas en ce moment. 
Nous allons continuer l’audition des témoins et vous n’avez plus la 
parole. 

Faites entrer M. Savignaud. 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Je reçois une demande de 
M. Mertian de Muller pour être entendu. 

Le PRésipexT. — Il demande à être entendu maintenant, eh 


bien ! faites-le entrer. 
(On fait entrer le témoin.) 


CINQUANTE-CINQUIÈME TÉMOIN 
M. MERTIAN DE MULLER 


Le PRésinenr. — Levez la main et jurez de dire la vérité, toute 
la vérité. (Le témoin refuse de préter serment n'ayant pas été convoqué 
dans les délais.) 

Le PRÉSIDENT. — Quels sont vos nom, prénoms, profession et 
votre âge ? 

M. Merriax DE Murcer. —- Lucien Mertian de Muller, 45 ans, avo- 
cat à Lille. 

LE Présinenr, — Vous avez demandé à être entendu. 


PE VE 


— 275 — 
M. Merriax DE MULLER. — Je n’ai rien demandé. 
Le Président. — Veuillez nous faire connaître ce que vous 
savez. 
M. Menrtiax DE Muirer. — Le 5 novembre 1894, j'ai visité le 


château de Potsdam. Je précise la date parce que j’en suis absolu- 
ment certain. En effet j'ai retrouvé chez moi l’album de photogra- 
phies que j'ai acheté à Potsdam le seul et unique jour où j'y ai été, 
j'ai trouvé la mention du 5 novembre 1894 en tête de cet album 
comme j'ai l'habitude de le faire toujours. J’ai maintenant la certi- 
tude que c’est le 5 novembre que j’ai visité le château de Potsdam. 

Je passe, messieurs, sur la visite des différents appartements 
pour arriver tout de suite au moment où le guide nous dit en met- 
tant la main sur la serrure d’une porte : («Nous entrons maintenant 
dans la chambre à coucher de l’empereur d'Allemagne. » J'étais avec 
un ami beaucoup plus jeune que moi; l’ordre dans lequel nous 
entrions dans l’appartement peut avoir une certaine importance, et 
j'appelle l'attention du Conseil sur ce point. J’entrai le premier, 
mon jeune ami le second et le guide, én fermant la porte, entrait le 
troisième. J'étais le premier et je suis allé au fond de la chambre. 
J’ai vu là le lit de l’empereur et je suis resté à la tête du lit. Mon 
ami est resté au pied du lit et le guide est venu nous rejoindre et 
s’est placé pour nous donner une explication entre nous deux au 
milieu. Ceci a une certaine importance au point de vue de la sortie 
de la chambre. Le guide nous fit d’abord admirer la simplicité de 
l’empereur : il a un simple lit de fer, une armoire à glace très ordi- 
naire, un guéridon, une table de travail, bref, c’est excessivement 
simple. Après nous avoir montré cela il nous dit: « Regardez et 
voyez le tableau de Napoléon If". » En effet il y a un portrait de 
Napoléon If" en buste et le guide nous dit : « Tous les matins 
quand l’empereur se réveille, il regarde le tableau et se dit à lui- 
même : « Voilà celui qu’il faut imiter et qu’il faut vaincre. » Je dis 
au guide : « Ce n’est pas très aimable pour les Français. » Il me 
répondit: « Que voulez-vous, je n’ai qu'un boniment pour tout le 
monde. Je répète à tout le monde la même chose et vous êtes le 
premier Français qui ayez visité Potsdam complètement depuis 
1870. » La visite de la chambre était terminée ; nous retournions 
sur nous-mêmes ; mon jeune ami va vis-à-vis de la fenêtre qui don- 
nait sur la cour d'honneur. Le guide reste à côté de moi et moi, en 
me tournant sur moi-même, je me trouve à côté du guéridon qui 
servait de table de travail à l’empereur. Il y a avait là de quoi 
écrire, puis un annuaire, un livre relié en rouge. Le guide me dit 





— 276 — 


« Regardez comme l’empereur connaît les officiers, ce livre estl’an- 
auaire militaire et il est rempli de notes. » En effet, sans louvrirje 
l’ai feuilleté et j'ai vu des notes au crayon. De l’autre côté de ce 
livre, un journal, la Libre Parole, déployé de façon à bien laisser 
voir le titre; en tête, un cachet bleu. Je n'ai pas regardé, je ne sais 
pas ce que c'était que ce cachet. A côté, une mention au crayon 
bleu ainsi conçue : « Der Kap. Dreyfus ist », puis un mot que je ne 
peux pas affirmer au Conseil être le mot : « Gefangen », mais un 
mot qui signifie : « pris ». . 

J’ai bien réfléchi pour m’en rappeler quel était ce mot ; et jai 
procédé par élimination, voici comment: par exemple, supposant 
que ce soit genommen ; je fais l’étude de ce mot et je vois que 
genommen s'applique à autre chose; on dira par exemple : Eine 
Stadt genommen. 

Il y a aussi gefast, mais c’est un mot familier ; Je ne crois pas 
que dans l'espèce on s’en soit servi. 

Il y a arrétirt, très usité en Allemagne, qui ressemble sà la 
traduction en français, mais précisément à cause de cela ce mot 
m'aurait frappé. 

Je connaissais la signification du mot gefangen: mais mes 
souvenirs ne sont pas assez précis dans mon esprit pour que je 
puisse affirmer que ce soit ce mot-là ; cependant il y a quatre-vingts 
probabilités sur cent que ce soit gefangen. 

Il est certain en tout cas que dans mon esprit il est résulté de ce 
fait la conviction que Dreyfus était connu. 

Remarquez que je ne connaissais pas du tout laffaire Dreyfus ; il 
y avait cinq jours que j'avais quitté la France et que je n’avais lu un 
journal français ; la preuve, c’est que je me demandais s’il s'agissait 
d’un capitaine français ou d’un capitaine allemand, je me dis: c'est 
un journal français et Dreyfus est un nom très connu en Alsace. 

Puis alors pour sortir du palais mon guide me dit: « Si vous 
voulez voir revenir l’empereur, il reviendra à cinq heures, nous 
allons le voir passer. » 

Nous nous mimes à courir pour lâcher de le voir : mais les 
gardes qui étaient là nous en empêchèrent et l’un d'eux dit même 
à l’autre: « Ce sera pour un autre jour, on approche aujourd'hui, 
nous le verrons demain. » | 

Et le soir j'ai vu les journaux qui donnaient le compte rendu de 
ce qui s'était passé en France. 

C’est ainsi que j'appris l’arrestation du capitaine Dreyfus. 

Le PrésiexT, — Vous connaissez très bien la langue allemande ? 








— 2177 — 


M. MerriAN DE MULLER. — Pas très bien, monsieur le Président. 

Le PRÉSIDENT. — Vous la connaissez assez cependant pour 
avoir vu également la signification de la mention. 

M. Merriax DE Muzcer. — Je dois vous dire que la langue alle- 
mande est très riche, il y a bien dix mots pour un. | 

Le PrésipentT. — Vous la connaissez assez bien cependant pour 
ne pas avoir eu d’hésitations sur la signification du mot quel qu’il 
soit ? 

M. Merriax DE Muicer. — Oui, monsieur le Président, et le nom 
de Dreyfus m'est resté aussi parce que je connaissais le nom, ayant 
habité l'Alsace pendant quatre ou cinq ans, quoique j'étais bien 
jeune alors. 

Le PRÉSIDENT. — C’est tout ce que vous aviez à dire. 

M. Merriax De Murcer. — Voilà la première partie de ma dépo- 
sition. 

Quelques jours après je rentrais à Lille. Je racontai le fait à la 
bibliothèque des avocats; il passa absolument inaperçu parce 
qu'alors à ce moment personne ne doutait de la culpabilité de 
Dreyfus. 

Quand la campagne commença, je le racontai de nouveau à la 
bibliothèque des avocats. | 

Comme on me demandait de préciser le mot que j'avais vu, et 
que je n’ai jamais pu préciser, parce que je répète au Conseil que 
je n’en ai pas la certitude: enfin, à la bibliothèque, tous ceux qui 
connaissaient l'allemand y allèrent de leur petite phrase : « Est-ce 
que ce n’est pas tel ou tel mot? » Entre alors un avocat lorrain. Je 
lui demande à brüle-pourpoint son avis, sans qu'il soit au courant 
de la conversation qui avait précédé et il me donna la traduction 
« est pris ». 

Je dis cela au Conseil, parce que cet avocat m’a envoyé la copie 
d’une lettre qu’il a adressée sur laquelle on pourra voir que le fait 
est rigoureusement vrai et qu’il est raconté d’une manière exacte 
dans cette lettre ; je n’ai rien à y dire. Seulement, l’appréciation de 
mon confrère est inexacte lorsqu'il dit: « Vous saviez tellement 
peu la phrase que vous avez lue que vous l'avez demandée à moi- 
même le lendemain. » C’est vrai, mais vous êtes entré au moment 
où J'ai fait cette discussion de la phrase au sujet de la traduction. Si 
je l’ai fait, c'était dans l'espoir de tomber surle fameux mot qui 
m'échappait. 

Ceci, messieurs, se passait en novembre 1897 et trois semaines 
après, vers la mi-décembre environ, je reçus la visite de deux mes- 








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PU CNE N 





PDE AT ER PR ET re 











— 2178 — 


sieurs très bien, d'une quarantaine d'années, l’un ayant le profil 
sémite très nettement accusé, l’autre beaucoup moins. Ils parlèrent 
de la pluie, du beau temps, du froid, Je laissai tomber la conversa- 
tion, pensant qu’ils n’étaient pas venus pour cela, des beautés de 
la ville; le sujet fut vite épuisé. 

Bref, ils arrivèrent à un autresujet : « Nous avons passé, dirent- 
ils, devant l’immeuble d'un journal très bien installé. — Vous vous 
occupez de journaux ? — Nous venons pour cela. — Qu'est-ce qui 
vous amène, messieurs ? — C’est votre interview dans les journaux 
il y a quelque temps. Mais nous sommes persuadés que les journa- 
listes ont mal traduit votre pensée ; vous êtes Alsacien, avocat, par 
conséquent, vous devez évidemment tenir à l'innocence de Dreyfus. 
— Je ne suis ni pour, ni contre; j'ai raconté ce que j'avais à dire 
et je ne crois pas dans tous les cas que ce soit un argument qui 
doive écraser Dreyfus et qui soit par conséquent contre l’armée ou 
contre les Alsaciens. Pourquoi me dites-vous cela? — C’est qu’à un 
moment donné, cela pourrait gêner. 

Nous avons réuni toutes les preuves de l'innocence de Dreyfus. 
elles sont à Paris, nous avons des millions, nous en aurons, nous 
allons faire des recherches, nous allons travailler à la réhabilitation 
de celui qui a été condamné faussement. » J'ai dit : « Qu'est-ce que 
vous voulez de moi? » — (C’est bien simple, les journalistes vous 
font dire que vous avez vu: « Le capitaine Dreyfus est arrêté ». 
nous alions arranger votre phrase, et mettre: « Un capitaine du 
nom de Dreyfus a été arrêté », nous nous chargeons de la phrase, 
autorisez-nous seulement à publier dans les journaux un interview 
dans lequel nous changerons un peu cette phrase, et dans lequel 
nous dirons : « Un capitaine du nom de Dreyfus a été arrêlé ». — 
Je dis : « Non, je ne peux pas, comment voulez-vous que cela soit 
possible ? J'ai vu deux ou trois journalistes, j’ai raconté cela devant 
cinquante avocats dans la bibliothèque, comment voulez-vous que 
je revienne sur un fait pareil, et que je dise que j’ai vu: « Un capi- 
taine du nom de Dreyfus est arrêté ? » Cela n’est pas possible. — Il 
va revenir de l’île du Diable, il va être acquitté. — Dans quelle 
situation voulez-vous me mettre? Vous voulez que je dise à mes 
amis, auxquels j'ai parlé, que je les ai trompés? — Voyons, il y à 
des inconvénients pour vous, nous le comprenons, mais nous ne 
regarderons pas à l’argent, vous savez, nous ne regarderons pas à 
mille francs. — Je dis: « Messieurs, n’insistez pas. » — Alors il est 
inutile de vous dire notre nom, la démarche est inutile ? — Je 
regrette, je ne marche pas. 





— 2179 — 


Alors je me suis levé, et en partant je leur dis: « Vous savez, 
messieurs, s’il paraît un interview dans un journal de Paris qui 
serait le contraire de ce qui a été dit jusqu’à présent, je dirais tout 
ce que vous m'avez dit, tout ce qui s’est passé. — « Oh! soyez tran- 
quille, monsieur, il ne faut pas attacher d'importance à cela, nous 
parlons comme Alsaciens. » 

Je fermai la porte; quelques instants après, je suis sorti, je les 
ai suivis, je les ai laissés peut-être à cent mètres devant moi et les 
ai suivis jusqu’à la gare ; ils ont comparé l'heure de la gare avec la 
leur, peut-être sont-ils partis pour prendre le train de 7 heures du 
soir pour Paris. 

Le PRésinexr. — C’est tout ce que vous avez à dire. 

M. MerTraN pe Murrer. — Oui, monsieur le Président. 

M° DemaxGe. — Auriez-vous la bonté, monsieur le Président, de 
demander à M. Mertian de Muller où élait le château qu'il a visité, 
en ville ou hors ville? 


M. MerTiAx DE MuLLER. — En ville. 
Me DEMAXGE. — Quel était le château? 
M. MerTiax DE Mur. — Il y a trois châteaux à Potsdam : il 


y a celui de Sans-Souci, ce n’est pas celui-là ; le château vis-à-vis 
la gare, et le château sous bois. 

Me DEmAxGE. — Il y en a même quatre. 

M. Mertiax DE Muzrer. — Il y en a un autre à quatre ou cinq 
kilomètres. 

Me DemaxGe. -— C’est le château qui est habité par l’empereur? 

M. Merriax ve Muzcer. — C'est ce qu’on m'a dit. 

M° DEemaxGe. — Ce que je voudrais savoir, c’est si le guide, 
pour avoir un bon pourboire, n’a pas dit à M. Mertian de Muller: 
« Je vous ai introduit dans la chambre de l’empereur. » En est:il 
sûr ? Il a dit que quand il a vu passer l’empereur, on n’a pas voulu 
le laisser approcher; je voudrais demander si M, Mertian de Muller 
est sûr que c'était la chambre de l’empereur ? 

M. Merriax ne Muzer. -— Je suis sûr qu’on m'a dit que c'était la 
chambre de l’empereur, maintenant, si c'était celle-là, je n’en sais 
rien. Comment voulez-vous que j'affirme cela? C’est la seule et 
unique fois que je l’ai vue. 

Me Demaxce. — Était-ce une petite ou une grande chambre ? 

M. Merriax DE MULLER. — Je l’ai vue, je vais vous fixer. Mettez 
cinq mètres sur quatre. 

M° DEMANGE. — On en a parlé dans les journaux, mais Je ne le 
savais pas, parce que j'ai l’habitude de ne pas les lire souvent. 





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— 280 — 


Cependant c’est dans les journaux que j’ai vu la chose de M. Mertian 
de Muller. J'ai reçu une lettre d’un de ses confrères de Lille, qui du 
reste l’a prévenu, disant que l’historietlte de M. Mertian de Muller 
avait beaucoup amusé au Palais, mais ajoutant que, quant aux. 
mots allemands, M. Mertian de Muller n’a jamais pu se les rap- 
peler. 

M. Merriax DE Muicer. — Je n'ai jamais pu me les rappeler, j'ai 
dit au Conseil: « Je n’affirme pas. » 

M° Demaxce. — Eh bien! est-ce qu'à ce moment-là M. Mertian 
de Muller n'aurait pas annoncé qu'il allait à Potsdam représenter 
des intérêts privés ? 

M. Merria pe Muicer. — J'en suis absolument sûr. 

Me Demaxce. — D'après les journaux, la réunion des actionnaires 
est au mois d'août. 

M. Merviax pe Muzuer. — J'y suis allé trois fois, dans l’ intérét 
d'une maison de Lille. 

Me DemaxGe. — Donc, on a dit à M. Mertian de Muller que c'était 
la chambre de l’empereur ; quant à l'expression allemande, M. Mer- 
tian de Muller ne peut pas s’en rappeler le texte exact ? 

M. Merriax De MuLcer, — Non. 

Me Deuaxce. — C'était le 7 novembre; l'arrestation de Dreyfus 
était annoncée dans la Libre Parole du 1° novembre, 

M. Merriax DE MuiLer. — Je ne sais pas, je ne donne pas la 
date du journal, je ne l’ai pas vue certainement. 

Le Présinenr, du capitaine Dreyfus. — Accusé, avez-vous des 
observations à présenter sur celte déposition. 

Le cAprraINE DREYFUS. — Aucune, mon colonel. 

Le cocoxez FLeur. — Tout à l’heure la défense m’a demandé 
pourquoi je n'avais pas dit cela devant la Cour de cassation. 

J'ai oublié d'ajouter que j'avais écrit au ministre de la Guerre. 
Quand j'ai vu lPagitation dreyfusiste gagner, je me suis fait un 
devoir d'écrire à M. le général Billot en mettant sur l’adresse : 
« Cabinet du ministre. À M. le ministre de la Guerre ». Je lui par- 
lais des faits relatifs à la chevauchée de l’accusé aux manœuvres 
allemandes avec un général allemand. 

LE capiraixE DREYFUS. — J'ai confiance que la lumière sera faite 
complètement sur ces faits. 

M. pe GRANDMAISON, — Je demande qu’on fasse appeler à la barre 
un témoin de Bruxelles-l’Évêque (Maine-et-Loire) au sujet des 
paroles prononcées par le statthaller à son maître au moment du 
comice de Francfort. 











CINQUANTE-SIXIÈME TÉMOIN 


M. SAVIGNAUD 


M. Savignaud, 24 ans, musicien. 

Le PrésipeNr. — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui 
lui sont reprochés? 

M. SaviGnauD. — Non, mon colonel. 

LE PrRÉsineNT. — A l'enquête Tavernier en 1898, vous avez déposé 
au sujet des lettres que vous aurait remises le colonel Picquart et 
que vous auriez été chargé de mettre à la poste. Dites-nous ce que 
vous savez. 

M. Savienaup. — J'étais de planton chez le colonel Picquart, je 
portais la correspondance du colonel à la poste. Le premier jour 
que j'ai porté cette correspondance, le colonel m’a suivi. Je me suis 
trouvé un peu froissé de cette facon d’agir vis-à-vis de moi. Il m'a 
semblé qu’il me soupçonnait. J’ai réfléchi, et en marchant un peu 
plus loin j'ai voulu voir et je me suis demandé quelle prévention le 
colonel pouvait avoir contre moi. Je me suis arrêté à ces deux rai- 
sons... 

Le Présipexr. — Parlez un peu plus haut, on ne vousentend pas. 

M. Saviexaun. — Je me suis arrêté à ces deux raisons : ou bien 
le colonel craignait que je perde sa correspondance ou bien que je 
lise les adresses. 

Je ne m’arrêtai pas à la première. Quant à lire les adresses je 
me suis dit qu'il n’y avait aucune indiscrétion. Alors j'ai soulevé les 
lettres de façon à ce que le colonel puisse voir. Le colonel ne me 
fit aucune observation, et je mis les lettres à la poste. J'ai de nou- 
veau porté des lettres pour le colonel Picquart. C’est alors que 
parmi les différentes lettres j'ai remarqué les adresses suivantes : 
celles de Cominges, de Leblois et de Scheurer-Kestner. 

« LE PRésbenTr, — Vous êtes parfaitement sûr d’avoir vu ces 
adresses”? S 

M. SaviGxauD. — Oui, mon colonel J'ai surtout remarqué l'adresse 
de M, Scheurer-Kestner parce que ce mot me paraissait baroque. 

Le Présipenr, — Vous avez porté plusieurs fois des lettres por- 
tant ces mêmes adresses ? 

M. SaviGnaun, — J'ai vu deux ou trois fois ces noms. 

LE PRÉSIDENT, — A quel endroit étiez-vous à ce moment-là? 

M. SaviGNauD, —-J’étais place des Pyramides. 


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Le Présinenr. — Connaissez-vous quelque chose relativement à 
l'affaire Dreyfus ? 
M. Savianaun. — Je me suis aperçu aussi dans le courant du 


mois de 1897, en sortant de chez un bijoutier chez lequel j'étais allé 
faire faire une réparation que le colonel Picquart vint à passer et 
que le bijoutier l’a salué. Cela ne m’a pas paru extraordinaire, 
mais je connaissais le bijoutier qui passait pour être un parent du 
capitaine Dreyfus. Je ne puis pas assurer si réellement il était un 
parent du capitaine Dreyfus, mais dans tous les cas il portait son 
nom et passait pour être son cousin. 

Le PrésnenT. — C’est tout ce que vous savez? 

M. SavieNauD. — Oui, mon colonel. 

Me Lagon. — Je me permettrai simplement de faire observer 
que M. Scheurer-Kestner a donné à plusieurs reprises un démenti 
formel aux dénégations de M. Savignaud en ce qui le concerne, D’un 
autre côté je demanderai à M. le Président de vouloir bien, en vertu 
de son pouvoir discrétionnaire, faire donner lecture des renseigne- 
ments qui ont été fournis à ma demande pendant l'instruction 
Tavernier sur le sieur Savignaud. 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Est-ce qu'il n’y a pas eu 
une confusion à propos de Savignaud? Il y avait deux Savignaud, 

Me Laporr. — Voulez-vous me permettre de répondre, monsieur le 
Président ? Voici quelle était la situation. J'avais demandé au ministre 
au nom de M. le colonel Picquart, dès que le secret fut levé, de deman- 
der en Tunisie des renseignements sur le sieur Savignaud ; le minis- 
tère de la Guerre me répondit par une lettre qui est d’ailleurs dans 
l'enquête et qui dit qu’il y avait deux personnages du nom de Savi- 
gnaud, l’un ex-musicien et un autre ordonnance du colonel Picquart. 
Or, c’était inexact, car l'ordonnance du colonel Picquart dont les 
notes étaient fournies par le ministère, notes excellentes (page 765 
de l’enquète), s’appelait en réalité non pas Savignaud mais Roques, 
et la personne dont il s’agissait était bien le sieur Savignaud, ex- 
musicien, qui avait été non pas ordonnance du colonel Picquart, 
mais planton. 

Alors, j'ai insisté pour obtenir qu’on nous donnât des renseigne- 
ments sur le sieur Savignaud ex-musicien ; ces renseignements 
ont été communiqués à M. le rapporteur Tavernier avec autori- 
sation de m’en donner communication sans m'en donner copie. 
La lettre est du 21 janvier 1899, je suis persuadé qu’elle est au 
dossier. 

LE commaxpanr CuiGxer. — Je demande la parole après l'incident. 








— 283 — 


Le GReFFIER Coupois, — C’est la première réponse de M, de Frey- 
cinet. 

M° Laporr, — Ce n’est pas celle-là. Celle-là contient une erreur ; 
elle nous envoyait une note qu’on attribuait à un sieur Savignaud 
qui n’était pas le vrai. En réalité, il n’y a qu'un Savignaud, ancien 
musicien. Je parle des renseignements envoyés par une lettre du 
21 janvier 1899. Si M. le greffier ne la retrouve pas, je la retrou- 
verai d’ici demain. 

Si vous vouliez passer le dossier à Me Hild, monsieur le greffier. 

Le GRgrriEer Coupois. — Le dossier de 1898 ? 


Le PrésipeNr, — Le dossier de 1898, enquête Tavernier, (Aw 
témoin.) C’est bien vous qui êtes ancien musicien ? 
M. SaviGNaun. — Oui, mon colonel, 


Le GRerrieR Coupois commence la lecture d'une pièce débutant 
par ces mots : Paris, 16 décembre 1898. 

Le GREFFIER Coupois. — Est-ce bien cela? 

Me Hico, — La réponse est du 21 janvier 1899... 11 y a tout un 
dossier là-dessus. 

LE PRÉSIDENT. — Elle n’est pas au dossier. 

LE GRerrIER Coupois., — Ce n’est pas dans ce dossier-là. 

Le PRésinenT, au témoin. — C’est bien de l’accusé ici présent que 
vous avez entendu parler. 

(Le témoin répond non). 


LE PRésipexr, — Monsieur le commandant Cuignet, vous avez 
une observation à faire? 
LE comMANDANT CuiGner. — Je désirerais dire un mot au Conseil 


au sujet de la confusion qui s’est établie sur le nom de l’ordonnance 
de M. Picquart, incident dont Me Labori vient de parler à l'instant. 

M° LaBorr. — Auquel je n’attache pas d'importance, monsieur le 
commandant, si ce n’est pour présenter la lettre, 

Le commaxpanT CuiGNer. — Je crois qu’il peut avoir de l’impor- 
tance parce que, présenté comme il a été présenté, il serait de nature 
à faire penser, à donner l’impression que la bonne foi de l’adminis- 
tration de la guerre est en cause dans-la circonstance. Voici exac- 
tement ce qui s’est passé. 

À la demande de M° Labori, le ministre de la Guerre a télégraphié 
au général Déchizelle, ancien colonel de Savignaud, pour lui deman- 
der des renseignements sur le compte de cet homme. Autant que je 
puisse m'en souvenir, le texte de la dépêche était le suivant : « En- 
voyezimmédiatement renseignements sur le sieur Savignaud, ancien 
tirailleur.» Le général Déchizelle répondit en envoyant, par la voie 


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si 


de la poste, la copie d’un rapport qu’il avait adressé, étant colonel, 
à son général de brigade, rapport qui avait trait à une réclamation 
faite par Savignaud; mais, avant que cette réponse du général 
Déchizelle fût arrivée au ministère de la Guerre, il fallait cinq ou six 
jours pour qu'elle pût lui parvenir de Tunisie à Paris, le ministre de 
la Guerre reçut un télégramme du général Déchizelle, dans lequel le 
général lui disait : « Réflexion faite et après expédition de mon rap- 
port faite hier, je pense que vous n’avez pas voulu parler de Savi- 
gnaud, ancien musicien, auquel s'applique mon rapport, mais de 
l’ancienne ordonnance du colonel Picquart. Cette ordonnance était 
bien notée. Le colonel Picquart devait même s'occuper de lui 
trouver un emploi après sa libération. » 

Au reçu de ce télégramme, il me vint naturellement à l'esprit, 


étant donné que j'avais demandé au général Déchizelle des rensei- 


gnements sur Savignaud et qu'il répondait : « Je crois qu’il y a eu 
confusion, qu’il ne s’agit pas de l’ancien musicien, mais de l’ordon- 
nance du colonel Picquart », il nous est venu à l'esprit qu'il y avait 
deux Savignaud, l’un ancien musicien, qui ne pouvait pas avoirété 
ordonnance, et l’autre ancienne ordonnance du colonel Picquart. 
C'est à raison de la confusion qui s’est établie à ce moment que des 
renseignements ultérieurs ont été demandés et communiqués à la 
défense. 

M° Laporr. — Ma pensée était simplement de faire connaitre au 
Conseil que ce n’est pas la lettre du 16 décembre 1898, page 765 de 
l'enquête, qui doit fixer sur les renseignements relatifs à Savignaud, 
mais la lettre du 21 janvier que je retrouverai dans le dossier. 
Quant à la portée de l'incident au point de vue du ministère, il s’est 
vidé ailleurs. 

Le Présipexr. — Les débats sont suspendus; ils seront repris 
demain à six heures et demie. 

(L’audience est levée à onze heures trois quarts.) 





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— 285 — 


DOUZIÈME AUDIENCE 
Séance du 25 Août 1899. 


Le Président déclare l'audience ouverte à 6 h. 30. 

LE COMMANDANT CARRIÈRE, COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT, demande la 
parole. — J'ai l'honneur d'informer le Conseil que M, Gribelin, 
archiviste, est appelé par M. le ministre de la Guerre à Paris, pour 
affaire de service pour vingt-quatre heures. 

Je demande pour lui lautorisation de se retirer, 

Le Présinenr. — L'autorisation est accordée, M. Gribelin se pré- 
sentera donc ici lundi matin. 

LE commaNpanNT CARRIÈRE, — Hier M. Gallichet, dit Galli, n’a pas 
répondu à l'appel de son nom. Il m'explique par dépèche qu'il était 
exnpêché mais qu'il se présentera demain. 

D'autre part j'ai connaissance du résultat de la consultation 
médicale qui a eu lieu au sujet de M. le colonel du Paty de Clam. 

Il résulte du certificat que j'ai sous les yeux que l’état de santé 
de cet officier rend son transport impossible, (Rumeurs prolongées.) 

Je dirai au Conseil pour son édification que; d'après une lettre 
ayant un caractère plutôt personnel, M. du Paty de Clam écrit ou 
fait écrire une déposition tendant à édifier le Conseil sur ce qu’il 
aurait eu à déclarer. 

On peut donner lecture du certificat en question. 

Le crerrier Coupois, lisant : 


« Les médecins soussignés réunis en consultation auprès du 
colonel M. du Paty de Clam ont constaté : 


« 40 Une congestion hépatique accompagnée d’une légère teinte 


ictérique avec crises douloureuses, vomissements et diarrhée ; 

«2° Des troubles cardiaques se traduisant par de la lenteur du 
pouls, 56 à 60 et des intermittences. 

« Le malade accuse en outre de la dyspnée, principalement la 
nuit. 

«Dans ces conditions, nous estimons qu’il est dans l’impossibilité 
absolue de se déplacer. 

« En foi de quoi nous avons délivré le présent. » 





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— 286 — 


Le PRésipent. — Nous ferons lire la déposition de M. du Paty 
de Clam, et la déposition supplémentaire dont il nous annonce 
l'envoi. 

Me Laporr. — Quels sont les médecins qui ont signé ? 

Le ComMissAIRE DU GOUVERNEMENT. — Messieurs Ménard et Poupet, 
tous deux 4 et 12, rue Marbeuf., (Mouvement.) 

Me Laporr, — Bien entendu, je n’émets pas le moindre doute sur 
la parfaite loyauté du certificat de ces deux médecins, mais étant 
donnée la gravité de l’incident, et le rôle important de M. du Paty 
de Clam dans cette affaire, non seulement à raison de ce qu’il était 
l'informateur de 4894, mais en raison de ce qu'un grand nombre 
des faits qui se sont produits depuis sont mis à sa charge, ne 
croyez-vous pas qu'il serait utile, dans l’intérêt de tout le monde, 
de commettre des médecins qui seraient désignés par le Conseil 
afin de se transporter chez M. du Paty de Clam ?... 

Le Présent. — Je m'en rapporte à l'affirmation de ces méde- 
cins ; je n’ai aucune raison de mettre en doute la sincérité de ces 
médecins et la valeur du certificat. Quant à la maladie, elle est 
connue, elle est publique (Rumeurs.) et le certificat me semble 
suffisant. 

Faites entrer le témoin suivant. 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Voulez-vous, monsieur le 
Président, que je donne lecture de la lettre qui était jointe à l'envoi 
du certificat ? 

LE PRÉSIDENT. — Oui, si vous voulez. 

Le Commissaire du Gouvernement donne lecture de la lettre sui- 


vante : 
« Monsieur le Commissaire du Gouvernement, 


« J'ai l'honneur de vous envoyer sous ce pli le certificat rédigé 
et signé hier par les deux médecins qui donnent leurs soins au 
lieutenant-colonel du Paty de Clam. Il me paraît malheureusement 
probable que mon mari ne pourra pas, malgré son vif désir. » 


Je fais remarquer au Conseil que c’est la deuxième lettre que je 
reçois de Mme du Paty de Clam à ce sujet; le colonel ne me paraît 
pas en état d'écrire lui-même. Je continue ma lecture : 


« Il me paraît malheureusement probable que mon mari ne 
pourra pas. malgré son vif désir (Rumeurs.), apporter sa déposition 
devant le Conseil de guerre de Rennes. J'espère cependant que, 
moins pour se défendre contre d’abominables et injustes attaques 
que pour dire tout ce qui pourrait contribuer à faire la vérité, il 





SR at, = 
L'or WP 





— 287 — 


pourra ces jours-ci vous envoyer par écrit à toutes fins utiles, la 
déposition qu’il compte faire. 
« Veuillez agréer, etc. 


« Signé : MARQUISE DU PATY DE CLAM ». 


Le Présipexr, — Faites entrer le témoin suivant. 


CINQUANTE-SEPTIÈME TÉMOIN 


M. STRONG-ROWLAND 


M. Strong-Rowiand, 34 ans, journaliste. 

Le Présipexr. — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui 
lui sont reprochés ? 

M. SrronG-RowLaxp. — Non, monsieur. 

Le PRÉsIDENT. — Veuillez faire votre déposition sur les faits de 
l'affaire que vous connaissez, è 

M. SrRoNG-RowLaxp. — Veuillez me dire sur quel point. 

Le Présdexr, — Vons avez eu des relations comme journaliste 
avec Esterhazy. 

M. STRoNG-RowLaxp. — Oui. 

Le PRÉsinexT. — Eh bien, veuillez nous les faire connaître, ainsi 
que les circonstances qui les ont accompagnées. 

M. SrRoNG-RowLann. — J'ai connu Fsterhazy en 1898... 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — On n'entend pas | 

Le PRésinenr, au témoin. — Veuillez élever la voix ; ces mes- 
sieurs se plaignent de ne pas entendre, 

M, SrRoxG-RowLann. — A cette époque, il est venu à mon bureau 
pour me demander un renseignement sur un journal de Londres. 
Nous sommes restés dans des relations assez intimes jusqu'au 
moment où il a été arrêté par M. Bertulus. Lorsqu'il est sorti de 
prison, il est venu me voir très souvent. Je l’ai trouvé en état de 
grande surexcitation, Il devait passer devant un Conseil d’enquête 
et il était certain que ce Conseil d'enquête le chasserait de l’armée. 
Alors, c'est à ce moment-là que M. Esterhazy m’a annoncé son 
intention de faire toutes les révélations dont il était capable au 
sujet de l'affaire Dreyfus. 

Il me parla de certains personnages, entre autres de M. du Paty 
de Clam, c’était le lendemain où le soir du jour où il devait passer 
pour la deuxième fois devant le Conseil d’enquête, il est venu me 
trouver sur la terrasse d’un café et, après une longue conversation 














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concernant toujours la même question, les révélations qu'il se pro- 
posait de faire, il a fini par me dire qu’il était l’auteur du borde- 
reau. Je lui ai conseillé de faire cette déclaration aussi vite que 
possible, il me semblait en effet que c'était la seule chose qu'il eût à 
faire. 


LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT, — On n’entend absolument 
rien. 

Me Laporr, — Pas un mot! 

M. SrroxG-RowLaxn. — 11 m'a dit qu’il ne pouvait pas faire 


cette révélation qu'il était l’auteur du bordereau etrester en France, 
qu'il voulait aller à l'étranger et que, comme il n'avait pas de quoi 
vivre, il lui fallait trouver de l'argent. Il pensait que peut-être un 
journal lui préterait une somme suffisante pour lui permettre de 
vivre pendant un an. Au bout de cette année, en effet, il devait faire 
paraître un livre, car il avait passé un traité avec un éditeur pour 
une forte somme d’argent. Il pensait donc pouvoir vivre deux ou 
trois ans avec l'argent que lui rapporterait ce livre. En attendant il 
disait qu'il s’arrangerait pour aller vivre à l'étranger tranquille 
afin qu’on l’oublie. 

Sur sa demande je me suis chargé d’aller à Londres pour trouver 
le journal en question et aussi pour lui trouver la somme qu'il 
désirait. Nous avons même discuté assez longtemps combien d’ar- 
gent il lui fallait pour vivre à Londres pendant un an. 

Nous décidâmes enfin qu’il devait demander à un journal anglais 
une somme de cinq cents livres. 

M. Esterhazy à cette époque ne me parla pas de vendre des révé- 
lations, il me parla seulement de trouver de quoi vivre parce qu’il 
n'avait pas d'argent et qu'il ne voulait pas mourir de faim. Je suis 
parti de Londres. M. Esterhazy me disait la veille de mon départ 
qu'il allait me suivre le lendemain parce qu’il croyait que la décision 
du Conseil de guerre aurait lieu au plus au bout de deux jours. 

Lorsque je suis arrivé à Londres, j’ai commencé immédiatement 
les démarches que j'avais promis de faire pour lui. 

Entre temps, il est arrivé plusieurs choses qui étaient à peu près 
imprévues : le suicide du colonel Henry et d’autres événements qui 
ont causé une grande sensation tant à Paris qu’à Londres. Tout 
d’abord je n’ai pas été étonné que M. Esterhazy ne m’ait pas suivi 
à Londres, mais après trois semaines je lui ai écrit que je ne pouvais 
plus rester à Londres et que s’il ne se décidait pas à venir je serais 
forcé de retourner à Paris, ce qui m'obligerait à ne plus compléter 
les démarches qu'il m'avait chargé de faire. 





— 289 — 


Il était déjà parti de Paris pour aller à Bruxelles, il avait passé 
par Chantilly, par Maubeuge, il avait passé la frontière à pied, et 
il voyageait sous le nom de comte de Bécourt; c’est sous ce nom 
qu’il m'a télégraphié de Bruxelles. Après cette dépêche m'annonçant 
son arrivée, il est en effet venu à Londres et j'ai remarqué qu'il 
avait certaines hésitations au sujet de son aveu. Quand je suis 
parti de Paris, il était décidé à faire cet aveu; à Londres il n'était 
pas si déterminé, il n’y tenait pas autant. Je lui ai fait remarquer 
que c'était la seule manière pour lui de se réhabiliter dans une 
certaine mesure aux yeux du monde et que, puisqu'il parlait de 
l'honneur de son nom et de celui de ses enfants, c'était le moment 
pour lui de faire un aveu franc de ce qu’il avait fait. Je lui dis que 
du moment qu’il n’était plus dans l’armée, il me semblait qu’il 
devait peut-être une dette de loyauté vis-à-vis de cette armée et des 
chefs contre lesquels il criait continuellement, qu’il accusait de 
l'avoir abandonné et lâché. 

M. Esterhazy se rendit à ces arguments et je repris les démarches 
que j'avais faites vis-à-vis d’un journal de Londres, journal qui 
appartient à Mme Beer, qui paraît toutes les semaines et qui 
s’appelle l’Observer. Mme Beer était disposée à donner 500 livres à 
Esterhazy en échange de certains documents qui, disait-il, étaient 
en sa possession, et en échange surtout d’un papier sur lequel il 
aurait écrit l’aveu qu'il était l’auteur du bordereau. Enfin, tout était 
arrangé pour le commencement de cette publication; Esterhazy 
avait même écrit une lettre adressée à la directrice de l’Observer, 
lettre qui était une sorte d'entrée en matières. Il demandait à ce 
moment-là une avance d'argent, il disait qu’il n'avait pas le sou-(je 
crois que c'était vrai), je lui ai répondu que je ne pouvais pas lui 
faire l'avance d’argent à laquelle d’ailleurs Mme Beer consentaiti 
sans qu'il me donnât un reçu. I! n’a pas voulu donner de reçu. Je 
lui ai dit alors que puisqu'il ne voulait pas donner de reçu il pou- 
vait écrire qu’ilétait l’auteur du bordereau, et qu’il pouvait déposer 
ces papiers entre les mains d’une tierce personne, un banquier, un 
solicitor ou quelqu'un de confiance, qui serait chargée de ne pas 
permettre la publication de ce document avant le paiement par 
Mne Beer et que, dans le cas où il ne pourrait pas remplir ses enga- 
gements vis-à-vis de cette dame, celle-ci aurait le droit de disposer 
du document comme elle le voudrait. 

Là-dessus M. Esterhazy se mit es fureur; il ne voulut pas 
accepter cet arrangement, et dit qu'il allait partir immédiatement 
pour Bruxelles et qu’il allait vendre ses révélations à un journal 

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— 290 — 


belge. Je lui ai répondu que dans ce cas-là je ne pouvais plus 
m'occuper de ses intérêts, et je l’ai quitté. 

Me Beer était déjà en possession d’une partie de ses documents, 
et elle avait l’intention d’en commencer la publication dans le pro- 
chain numéro du journal. 

M. Esterhazy est allé alors chez un solicitor anglais, et, après 
certaines conversations qui ont eu lieu entre ce solicitor et Mme Beer, 
cette dernière a consenti à ne pas publier le commencement des 


‘articles et des documents sans le consentement de M. Esterhazy. 


Et alors il y a eu une sorte de conciliation entre lui et Mme Beer, 
et M. Esterhazy a dit que l’ancien arrangement était toujours bon. 
Mais le lendemain, M. Esterhazy est descendu de la chambre qu'il 
occupait dans la maison où il était à Londres, et il a dit que, après 
réflexion, c'était toujours son intention de partir en Belgique et de 
faire paraître ses articles dans un journal belge. 

Là-dessus, Mme Beer commença la publication des articles. Elle 
avait probablement la conviction que M. Esterhazy ne voulait plus 
dire qu'il était l’auteur du bordereau. 

Depuis, je n'ai plus vu M. Esterhazy. 

Le Présrenxr. — Ne vous a-t-il pas parlé aussi de l'authenticité 
de la pièce dile bordereau? ne vous a-t-il pas dit que ce n’était pas 
la véritable pièce que nous avions entre les mains, que c'était un 


calque? 
M. Srroxc-Rowraxn, — Il a dit que c’était lui qui l’avait écrit. 
Le PrésipexT. — Ne vous a-t-il pas dit que la pièce qui était 


arrivée entre les mains du service . renseignements n'était pas 
la pièce authentique? 

M. Srrox-RowLanDr. — Non, il n’a pas dit cela. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART. — N’a-t-il rien dit à propos 
de la livraison des documents énoncés au bordereau ? 

M. SrroxG-RowLaxn. — Il a dit que ces documents avaient été 
livrés au gouvernement allemand par le capitaine Dreyfus. 

Le Présinexr. — Monsieur le Commissaire du Gouvernement, 
avez-vous des questions à poser? 


LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Non, 
Le Présinexr. — Messieurs de la défense, avez-vous des questions 
à poser? 


Les avocats présents au banc de la défense font un signe négatif. 

Le Présinexr, au témoin. — C'est bien de l’accusé ici présent que 
vous avez entendu parler ? 

M. Srroxa-RowLanp. — Oui, monsieur le Président, 





— 291 — 


Le Présmenr, au capitaine Dreyfus. -— Avez-vous des observa- 
tions à faire? 

Le carrrarne Drevrus. — Non, mon colonel. 

Le PrésinenT. — Le témoin Weil ne s’est pas présenté. 

Le CommissarRe Du GOUVERNEMENT. — Je ne sais pas; il n'a pas 


été appelé encore. 

Le témoin Weil ne répond pas à l'appel. 

Le Présinenr. — Donnez lecture de sa déposition devant la 
Cour de ca$sation. 


CINQUANTE-HUITIÈME TÉMOIN 


M. MAURICE WEIL 


Le GReFFIER Coupois, lisant : 


Weil, Maurice-Henri, 53 ans, ancien officier, 47, rue du Fau- 
bourg-Saint-Honoré, 

D. — Vous avez été en relations avec le commandant Esterhazy. 
Dites-nous quelle a été la nature de ces relations, leur durée, et 
quels en ont été les principaux incidents? 

R. — Je me suis trouvé pour la première fois en relations avec 
M. Esterhazy lorsqu'il a été affecté au service des renseignements, 
alors sous les ordres du commandant Campionnet, aujourd'hui 
général en retraite, à Saint-Jean-de-Luz. M. Esterhazy s’est trouvé 
au service des renseignements avec le lieutenant Henry qui fut 
momentanément (pendant quelques mois) attaché à ce service, 
lorsque le général de Miribel quitta ses fonctions de chef d’Etat- 
major général. - 

Après avoir quitté ce service en 1880, je perdis complètement 
de vue M. Esterhazy. Il ne revint me voir qu’en 1890 ou 1891, alors 
qu'il était capitaine adjudant-major à Courbevoie. Déjà il me parla 
à ce moment de sa situation difficile; mais je voyais en lui un bon 
père de famille. Quelque temps après avoir servi de témoin à 
M. Crémieu-Foa, il me fit part du préjudice que son intervention 
lui avait causée du côté de sa famille et de la famille de sa femme. 
Dès l'été de 1894, comme vous le prouvera la lettre que Je vous 
dépose, il me pria d'intervenir auprès de mes coreligionnaires : il 
m'avait montré, pour me convaincre, une lettre de M. de Beauval, 
son oncle, 

Je suis en mesure d'affirmer que M. le grand rabbin obtint dès 
ce moment un secours assez considérable pour lui. 

Dans l'intervalle, à une date qu’il serait facile de fixer en 
s'adressant à M. Bernard, avocat, 11, rue Laffitte, j'avais donné à 
M. Esterhazy mon aval de garantie sur deux billets que j’eus à 
rembourser à l’échéance et qui s’élevaient à 2,500 francs. 

Dans le courant de 1896, à l'automne, il revint me parler d’une 












— 292 — 


situation encore plus difficile, me déclarant que, les juifs étant cause 
de sa perte, c'était à eux de le sauver. Afin d’en finir, je lui 
demandai la somme dont il avait besoin; il l’évaluait à 8,000 francs. 
Je tentai alors des démarches auprès de Mme Furtado, démarches 
qui ne purent aboutir à cause de la mort de Mn Furtado. 

Immédiatement après, j'entrepris une série de démarches, les 
unes personnelles, les autres dont voulut bien se charger M. le 
grand rabbin, et c'est ainsi que M. Esterhazy toucha une partie des 
sommes qui lui étaient destinées chez M. Bernard à qui je les avais 
versées, une autre partie directement des mains du grand rabbin 
et la dernière partie dans les bureaux mêmes de M. de Rothschild. 

L'ensemble des sommes ainsi versées s'élève au moins à 
10,000 francs. 

D. — Avez-vous gardé la lettre de M. de Beauval? 

R. — Non. 

D. — Connaissez-vous l’écriture de M. de Beauval? 

R. — Je crois m’en souvenir. 

D. — Voulez-vous approcher et voir si la lettre que je vous sou- 
mets, et qui aurait été adressée au commandant Esterhazy par 
M. de Beauval en juin 1894, est la même que celle qu’il vous aurait 
montrée. 

R. — Je ne reconnais pas la lettre qui m’a été montrée par 
Esterhazy. L'écriture en était plus grosse : mais je crois bien recon- 
paître cette écriture dans la lettre que vous me montrez également 
et qui a été adressée, le 8 décembre dernier, par M. de Beauval à 
M. le juge d'instruction Bertulus. 

D, — Connaissez-vous l'écriture d’Esterhazy ? Et que pensez-vous 
du rapprochement de la lettre de juin 1894 avec l’écriture courante 
de cet officier ? 

R. — J'y trouve une très grande similitude. | 

D. — Avez-vous vu Esterhazy vers la fin de 1894, au moment 
où sont nés les incidents qui ont amené la condamnation de 
Dreyfus? 

R. — Le changement de garnison d’Esterhazy de Rouen à 
Paris s'est effectué au mois d’octobre 1894. Il est venu, à différentes 
reprises, me voir : nous avons causé, comme tout le monde, de 
l'affaire Dreyfus qui venait de naître et j’ai gardé un souvenir exact 
des paroles que je vais rapporter et qu’il m'a tenues à une époque 
où le Conseil de guerre était déjà constitué et allait fonctionner : 

« Pour moi, Dreyfus est innocent, ce qui n'empêche pas qu’il 
sera condamné. » Il a ajouté que la seule raison de sa condamna- 
tion, c'était l’antisémitisme. 

D. — Esterhazy vous a-t-il paru, soit par ses connaissances 
militaires, soit par ses relations, en mesure de fournir des rensei- 
gnements comme ceux dont parle le bordereau? 

R. — Je ne saurais vous répondre sur cette question, n’ayant 
aucune donnée à cet égard. 

D. — Savez-vous s’il avait accès dans certains milieux, où il 
ne plus particulièrement, se renseigner sur les choses mili- 
taires! 








— 293 — 
R. — Je l’ignore complètement. 
D. — Savez-vous s’il aurait tenu à d’autres personnes le langage 


dont vous venez de parler en ce qui concerne Dreyfus? 

R. — Pas à ma connaissance. 

D. — Au Conseil de guerre d'Esterhazy vous avez été témoin. 
Ne s'est-il pas passé, à un moment, un incident entre vous, 
Esterhazy et le président du Conseil de guerre? 

.. R.— On m'a montré, au Conseil de guerre, la lettre d'Esterhazy 
de 1894, qui m'était adressée, mais qui m'avait été écrite pour être 
remise à M. le grand rabbin et lui faciliter ses démarches. 

J’ignorais que cette lettre fût sortie de ses mains, et j'ignore, 
dans tous les cas, comment elle en est sortie : rien ne le prouve 
mieux que la lettre de M. le grand rabbin que je vous remets pour 
être jointe au dossier. Quant aux sommes qui ont été obtenues soit 
par moi directement, soit par le grand rabbin, soit chez M. de 
Rothschild, il ne s’est jamais agi de prêts, mais de dons. 

Ces questions m'ont été posées à l'instruction et devant le Con- 
seil de guerre; j’y ai toujours répondu de la même façon. 

D, — N'’avez-vous pas reçu, au mois de novembre 1896 et avant 
les incidents qui ont fait reprendre l’affaire Dreyfus dans la presse, 
une lettre anonyme, destinée à vous inquiéter, en vous faisant con- 
naître que vous alliez être signalés, vous.-et Esterhazy, comme les 
auteurs de la trahison de 1894? 

R. — J’ai, en effet, reçu en ce moment un billet anonyme, d’une 
écriture contrefaite, qui, si je m'en souviens, avait été mis à la 
poste rue Danton; le billet contenait ces mots : « Un ami vous pré- 
vient que M. Castelin, dans son interpellation, va accuser Esterhazy 
et vous d’être les complices de Dreyfus. » 

J’écrivis à M. Esterhazy pour lui en faire part; je lui montrai le 
billet; très ému, il me déclara qu’il fallait absolument faire quelque 
chose pour empêcher que cela se produisit, que je devais penser à 
la siluation que cela lui ferait. Après avoir quelque peu discuté 
avec lui, je m'engageai à remettre ce billet à mon ami M. Adrien 
Lannes de Montebello, député de la Marne et membre de la Com- 
mission de l’armée, qui connaissait d’ailleurs Esterhazy. 

Ce billet a été remis par M. de Montebello à M. le général Billot. 
Je n’en ai plus entendu parler. 

A por.ir du mois de février 1897, sur ma déclaration à Esterhazy 
que je ne pourrais plus rien pour lui et qu'il aurait à s'adresser 
ailleurs, je ne l’ai plus revu, sinon au Conseil de guerre. 

D. — N'auriez-vous pas reconnu, peut-être, dans la lettre 
anonyme de novembre 1896, des traits de l'écriture d'Esterhazy, 
qui, en ce moment, aurait pu vouloir vous solidariser avec lui? 

R.— Non. C’est une écriture complètement contrefaite. 

D, — Vous avez depuis, tout au moins par les journaux, pris 
connaissance du bordereau. Pourriez-vous nous dire si les rensei- 
gnements auxquels il s'applique (canon de 120 court et frein 
hydraulique, troupes de couverture, formations de l’artillerie) ne 
pouvaient être à ce moment qu'à la connaissance d’un officier 
de l’Etat-major général et particulièrement de Dreyfus ? 




















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R. — Consacrant mon temps à mes recherches d'histoire mili- 
taire, il m'est d'autant plus difficile de répondre à cette question 
que je ne m'occupe pas des questions présentes, et que j'ignore, par 
suite, le degré de diffusion des questions dont vous me parlez. 

D. — Connaissant la situation précaire d’Esterhazy, au moment 
où l'affaire Dreyfus est née, connaissant également son caractère et 
sa manière d’être, quelle impression en avez-vous retenue lorsque 
vous avez vu le bordereau? Dans l’hypothèse aujourd'hui discutée 
où ce bordereau serait l’œuvre d’Esterhazy, vous apparaît-il comme 
la preuve d’un acte réel de trahison, ou simplement comme un 
moyen de se procurer de l'argent, soit de la part de l’Etat-major 
français, soit d’ane ambassade étrangère ? 

R. — Pour apprécier la portée du bordereau, il faudrait con- 
naître ce que j'ignore : les documents qui y étaient joints. Je ne 
puis que répéter qu’Esterhazy cherchait avant tout de l’argent. C’est 
ainsi que dans la lettre adressée au grand rabbin en 1894, et pro- 
duite au Conseil de guerre, il parlait d'aller jusqu’au crime. Comme 
je lai dit alors au Conseil de guerre, en rapportant les propres 
paroles que m'avait dites Esterhazy, il entendait par ce mot 
«crime » que, s’il le fallait, il tuerait d'abord sa femme et ses 
enfants et se tuerait ensuite. } 

D. — Lorsque vous faisiez partie de l’Etat-major général, avez- 
vous jamais remarqué des sentiments peu bienveillants de la part 
des officiers, vos collègues, contre ceux qui pouvaient appartenir 
au culte israélite? ; 

R. — En aucune façon. J’ai quitté l’Etat-major en 1880. 

Lecture faite, le témoin a déclaré persister dans sa déclaration 
et a signé avec nous. 

Signé : Weiz, Low, Couranr. 


LE capiraAINE Beauvais. — Je regrette l’absence du témoin Weil. 
J'aurais voulu lui poser certaines questions. Comme il n’est pas là, 
Je voudrais qu’il fût donné communication au Conseil du dossier 
qu'il a au ministère de la Guerre, car c’est un ancien officier. 

Le PRÉSIDENT. — Monsieur le Commissaire du Gouvernement 
a-t-il des observations à faire? 

Me DEMANGE. — Y a-til des dossiers pour les officiers de réserve? 
Parce que M. Weil, après avoir quitté le ministère de la Guerre, a 
élé certainement attaché à l’État-major du général Saussier. Etait- 
il officier de réserve ou de territoriale, je ne sais pas; mais il y a eu, 
à un moment donné, une polémique dans la presse à ce sujet. À ce 
moment, je me rappelle très bien que M. Weil avait été attaché, 
quoique officier de réserve ou de territoriale, à l'état-major du géné- 
ral Saussier. 

Me Lapor. — Puisque M. le greffier est en train de faire des 
lectures, voudriez-vous être assez bon, monsieur le Président, pour 





— 295 — 


le prier de vouloir bien lire la lettre de renseignements sur le 
témoin Savignaud, lettre qui n’a pas été retrouvée hier. C’est une 
lettre très courte. 

LE Présipenr. — Donnez-en lecture. 

Le ergrrier Coupors, lisant : | 


Le Ministre de la Guerre à M. le Gouverneur militaire de Paris. 
4 & 


« Monsieur le Gouverneur, 


«A deuxreprises, le 16 décembre dernier,et le 16 janvier courant, 
Me Labori, défenseur du lieutenant-colonel en réforme Picquart, m'a 
demandé des renseignements sur le sieur Savignaud, ex-musicien, 
qui a été pendant quelques jours le planton, non l’ordonnance de 
M. Picquart en Tunisie et qui était témoin à charge dans le procès 
actuellement pendant devant le Conseil de guerre de Paris. Ces 
renseignements étant de nature défavorable, je ne crois pas, après 
avoir pris l’avis de M. le Garde des sceaux, pouvoir en délivrer copie 
à M. le défenseur; mais vous voudrez bien aviser M. le défenseur 
qu'il lui sera loisible d’en prendre connaissance sans déplacement 
auprès de M. le commandant du Gouvernement. 

« Voici les renseignements qui me sont fournis par M. le général 
Déchizelle : « Le nommé Savignaud n’était pas très bien noté par le 
chef de musique qui le trouvait d’ailleurs très faible instrumentiste ; 
il semblait également animé d’un mauvais esprit. » 


« Signé : DE FREYCINET. » 


« Je vous adresse ci-joint deux lettres du général Déchizelle 
que je vous prie de vouloir bien me retourner. » 


M. SaviGxaun. — Je demande la parole. 
M. Savignaud est appelé à la barre. 
M. SaviexauD. — Je demande à avoir communication des lettres 


de M. le général Déchizelle; je pourrai dire, après les avoir lues, 
si les renseignements que l’on donne sont exacts. 

Le PrésipenTr. — Nous verrons cela. Introduisez le témoin 
Lévèque. 


CINQUANTE-NEUVIÈME TÉMOIN 
LE SERGENT LÉVÈQUE 


M. Lévèque, Eugène-Victor, sergent d’État-major à la 20° sec- 
tion, employé au ministère de la Guerre, 34 ans et demi, ne prête 
pas serment, cité en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, 

Le PRÉSIDENT. — Connaissiez-vous l'accusé avant les faits qui lui 
sont reprochés ? 

















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Le SERGENT LÉvèQuE. — Je l’ai connu au ministère de la Guerre 
au 4° bureau où il était stagiaire; J'étais secrétaire. 

Lx PRésineNT, — Vous nous avez été signalé comme pouvant 
donner des renseignements au Conseil sur la présence du capitaine 
Dreyfus dans un bureau qui n’était pas le sien et où il consultait 
des documents. 

LE SERGENT LÉVÈQUE. — C'était, mon colonel, le 10 septembre 1894, 
date qui a déjà été donnée par le capitaine Besse. J'étais en permis- 
sion annuelle de 20 jours, quand j'ai été rappelé par ordre du chef 
de service, M. Arnoult, mon archiviste, pour prendre part aux 
manœuvres de la Beauce, sous la direction du capitaine Besse. Je 


suis rentré le 10 au matin et j'ai été chargé de préparer la caisse 


d'archives que nous devions emporter. Dans l’après-midi, le capi- 
taine Dreyfus se trouvait dans la pièce 29 qui appartient au 4° bu- 
reau; j'ai dû le déranger pour prendre possession d’une partie de la 
table afin de pouvoir remplir la caisse d'archives. Le capitaine 
Besse est parti à l’heure ordinaire; j’ai dù descendre moi-même et 
Je suis revenu pour prendre la caisse, car nous partions par letrain 
de minuit. Le capitaine Dreyfus est resté dans le bureau. 

Le PrésipexT. — Est-ce que ce bureau est celui où était employé 
le capitaine Dreyfus”? 

Le SERGENT LÉVÊQUE. — Il l'avait quitté depuis huit mois et demi. 

LE PRÉSIDENT. — Que faisait-il? 

LE SERGENT LÉVÊQUE. — IT copiait un dossier ou des papiers; le 
capitaine Besse était d’ailleurs là, mais le capitaine Dreyfus est resté 
après mon départ. 


Le PRésinexr, — Vous ne savez pas quelle était la nature des 
papiers qu’il copiait? 

Le serGeNT LÉVÈQUE. — Le capitaine Besse avait ts de 
papiers dans son armoire. 

Le Présibexr. — Ce n’était pas une carte du service des 
étapes”? 


LE SERGENT LÉVÈQUE. — C’étaient des petites cartes comme on en 
fait au réseau de l’Est sur lesquelles il y avait des indications portées 
en rouge par le commissaire militaire du réseau. 

M° DemawGE. — J’allais demander quelques explications complé- 
mentaires au témoin, mais le capitaine Dreyfus paraît avoir compris 
le sens de cette déposition. 

Le CAPITAINE Dreyrus. — Le fait est exact et correspond au jour 
où J'ai été trouver le capitaine Besse de la part du commandant 
Mercier-Milon. 


Fr 









- 297 — 

Le PRÉsinenT. — C’est le jour où vous avez relevé la liste des 
quais de débarquement ? 

LE cAPITAINE DREYFUS. — Oui, mon colonel, 

LE COMMANDANT CARRIÈRE. — Quelle heure était-il ? 

Le serGenr LévèQuE. — C'était l'après-midi, parce que j'étais 
resté jusqu’après l’heure du bureau. 


SOIXANTIÈME TÉMOIN 


M. GOBERT 


EL 4 


Gobert, Alfred, 60 ans, expert près la Banque de France et la 
Cour d’appel. 

Le PRÉSIDENT. — Vous avez été appelé par le ministre de la 
Guerre à expertiser à titre officieux une pièce dite bordereau, qui 
vous à été soumise, Voulez-vous me donner le résultat de votre 
expertise? 

M. Goserr. — Messieurs, c’est en qualité d’expert-conseil que 
jai pris part à l'affaire Dreyfus, et cela, avant l'arrestation de 
l'accusé. Ma mission n’a été ni judiciaire ni administrative, elle a 
été purement et simplement consultative. 

J'ai rempli cette mission avec une extrême rapidité, étant données 
les circonstances de la production même du bordereau. Ma mission 
consistait à rechercher par la comparaison graphique si le docu- 
ment en question émanait ou n’émanait pas de l’accusé Dreyfus. Les 
résultats de ma vérification obtenus, je dois le dire très rapidement, 
en une seule journée et non pas en quatre ou cinq journées, comme 
l'a dit l’acte d’accusation, mes conclusions, dis-je, ont été produites 
par moi et apportées à M. le général Gonse des mains duquel j'avais 
reçu et le bordereau et tous les documents de comparaison qui 
devaient servir à ma vérification. 

La remise de ces pièces, messieurs, s’est faite dans des condi- 
tions d’une correction parfaite, d’une très grande régularité et avec 
une courtoisie dont le bon souvenir m’est resté. M. le général Gonse, 
à la remise des pièces et à la lecture précisément de la lettre qui est 
au dossier et qui est datée du 13 octobre 1894, lettre dans laquelle 
je relève les caractères généraux de lécriture du bordereau, M. le 
général Gonse, dis-je, reçut de moi cette lettre et les pièces qui 
avaient été communiquées. 

Je lui fis part des résultats obtenus d’abord par la lecture de la 
lettre et ensuite, les complétant d’une façon orale, je dis au général 


























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Gonse qu'il y avait lieu de prendre des précautions infinies, que le 
bordereau ne m’apparaissait pas du tout comme étant de la main 
de Dreyfus. J’engageai le général Gonse à une très grande circons- 
pection. Je le priai de faire faire des recherches, (Mouvements.) 
En un mot je me suis efforcé d’éloigner les soupçons qui pesaient 
sur Dreyfus, parce que j’estimais, — et les circonstances ont 
donné pleine raison à mon appréciation première, — parce que 
J'estimais, dis-je, que le bordereau était d’une main autre que la 
sienne. 

M. le général Gonse reçut toutes ces observations d'une façon, 
je le répète, absolument courtoise, mais en même temps il me 
montra, et J'en fus très surpris, des lettres qui convoquaient 
diverses personnes, et notamment Dreyfus, au rendez-vous du 
15 octobre, jour où l’accusé a été arrêté. 

Je me suis demandé, messieurs, pourquoi javais été appelé. 

J'avais pensé au début qu’on cherchait à me consulter, qu’on 
cherchait à avoir mon avis, et je l’ai donné; je me suis aperçu qu’en 
le donnant une détermination avait été prise. 

Il ne m’appartient pas certainement de blâmer en rien cette 
mesure et J'éprouve la surprise que j'ai éprouvée à ce moment, je 
me suis dit: « Mais que voulait-on de moi, qu’attendait-on de moi? » 
Les conditions dans lesquelles la vérification s’est faite, je vous l’ai 
dit tout à l'heure, étaient extrêmement rapides ; M. le général Gonse 
m'ayant fait savoir que la pensée d'arrêter Dreyfus était déjà fixée, 
et que la date de l'arrestation était déjà bien déterminée, je priai 
M. le général Gonse, dans ces conditions, et j'approuvai moi-même 
puisqu'on le désirait ce système de faire immédiatement une per- 
quisition au domicile de Dreyfus, et je l’engageai à faire cette per- 
quisition immédiatement, à faire saisir tous les documents écrits 
qui pouvaient se trouver chez Dreyfus, à faire saisir tous les frag- 
ments de papiers, parce qu'à ce moment-là, messieurs, je pensais 
déjà au papier pelure dont je vous parlerai plus tard, je lui conseillai 
de faire saisir notamment tous les encriers de la maison, et enfin 
de faire faire à Dreyfus un corps d'écriture reproduisant en partie 
les énonciations du bordereau. 

Toutes ces recommandations, messieurs, ont été parfaitement 
suivies, elles se justifiaient par la nécessité même d’une vérification 
que je croyais avoir à entreprendre. 

Tout cela a été, je le répète, absolument correct. Seulement 
ce n’est pas à moi que ces pièces ont été remises, c’est à M. Ber- 
tillon; et pendant cette perquisition, pendant toutes ces recherches, 


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je suis devenu je ne sais pourquoi l'expert suspect, dont parle l’acte 
d'accusation. 

L'expert suspect ! j'ai l’honneur, messieurs, d'appartenir à la 
Justice civile depuis bientôt trente ans, j’ai rempli un grand nombre 
de missions de justice, à la satisfaction, je n’en doute pas, de tous 
les magistrats du ressort de Paris, 

J'ai fait des milliers d'expertises; jamais, messieurs, je ne me 
suis entendu traiter d'expert suspect. 

Je me permets ici de protester devant vous contre une qualifi- 
cation de ce genre, parce que quand un homme remplit un devoir, 
une mission dans les conditions qui m’étaient fournies, — je vous 
prie, messieurs, de ne pas l’oublier, j'étais expert-conseil choisi par 
M. le ministre de la Guerre lui-même, — je soutiens que dans ces 
conditions, ayant rempli ma mission comme je devais le faire eu tout 
honneur et conscience, il n’est ni convenable, ni digne pour moi d’être 
traité d’expert suspect. 

Cette simple protestation suffit, je ne veux pas l'étendre davan- 
tage. J’estime que je n’ai pas le droit de me plaindre quand je con- 
sidère l’infortuné qui est ici. Je me tais sur ce point et je continue, 
(Sensation.) 

Je vais maintenant entrer dans le détail très complexe de l’opé- 
ration à laquelle j'ai pris part. 

Le 11 octobre 1894, vers cinq heures du soir, vous voyez que je 
précise, j'ai dit, je crois, le 11 octobre, je reçus un avis du ministère 
de la Guerre, accompagné d’une carte de visite de M. le garde des 
Sceaux,avis quim'’invitait à me rendre immédiatement au ministère, 
pour une mission à remplir, mission qui, disait la note, exigeait à 
Ja fois célérité et discrétion. 

Je me suis, messieurs, immédiatement rendu près de M. legénéral 
Mercier, qui, en quelques mots, me mit au courant dela situation et 
me fit savoir qu’un officier de l'État-major s'était rendu coupable de 
rahison, qu'on avait contre lui une lettre anonyme, le bordereau, 
et qu’enfin, il me chargeait de faire la vérification ayant pour 
objet de savoir si ce document était l’œuvre de l'officier qu’il soup- 
çonnait et dont le nom ne fut pas donné à ce moment. M. le général 
Mercier ne me paraissait pas avoir à ce moment une idée bien fixe, 
une idée bien arrêtée ; sûrement il attachait une très grande impor- 
tance à la mission qu'il me confiait, mais enfin il ne paraissait pas 
avoir d'idée fixe, d'idée arrêtée, il se borna à m’envoyer à M. le 
général de Boisdeffre, son chef d’État-major, lequel à son tour me 
reçut; etavant, messieurs, d’aller plus loin, je vous prie de retenir 


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1. Vo 





Le. à “b 








immédiatement ce petit détail très curieux qui paraît oiseux, qu'au 
moment où je fus introduit chez le général de Boisdeffre, il était 
entouré d’un groupe de cinq ou six officiers. Le général dit à ces 
messieurs : « Retirez-vous, j'ai besoin de causer avec M. l’expert 
Gobert, et nous reprendrons l'entretien plus tard, » 

Le général de Boisdeffre me tint à peu près les mêmes propos, le 
même discours que M. le général Mercier, mais je pus m’apercevoir 
qu’il avait une idée plus précise, qu'il avait une idée plus nettement 
accentuée, alors que le général Mercier m'avait dit : « Il faut faire 
en hâte mais néanmoins prendre le temps nécessaire pour cette 
opération», le général de Boisdeffre avait l’intention manifeste d’une 
grandehâte. Enfin il me dit: «Je vais vous envoyer au général Gonse, 
lequel est détenteur des pièces; au même moment, et comme spon- 
tanément, le général Gonse entrait dans le cabinet de son chef et je 
suivis le général Gonse.|Dans son cabinet, personne. Là, messieurs, 
on me mit en présence du bordereau. J’en pris une rapide connais- 
sance, j'en fis un examen très prompt, et de cet examen il résulta 
ceci : c’est que j'étais en face d’un document qui avait été écrit 
avec une très grande rapidité. L'écriture en était régulière, normale, 
présentait les caractères d'un document tracé sans aucune espèce 
d’arrière-pensée, et se présentait enfin véritablement sous l'aspect 
d'une lettre ordinaire qu’on aurait oublié de signer. 

Un caractère essentiel de l'écriture du bordereau, c’est son illisi- 
bilité ; ce caractère n’a été, pour ainsidire, désigné par aucun desnom- 
breux experts qui ont vu fe document. Quand on a vu le bordereau, 
quand on en connaît le texte, et qu’on l’a sous les yeux, il apparaît 
lisible, maintenant, mais celui qui essaie de le déchiffrer pour la 
première fois éprouve une peine réelle. 

Eh bien, ce caractère d’illisibilité, messieurs, a une importance 
considérable. 

Dans la vérification qui m'était offerte, présentée, je trouvais éga- 
lement, du côté de l’écriture de Dreyfus, un caractère absolument 
différent : l'écriture de Dreyfus, alors même qu’elle est très rapide, 
est toujours lisible. Voilà un caractère de dissemblance qui avait 
bien son importance. 

En présence de cette illisibilité du bordereau, je fis demander à 
M. le général Gonse s’il n’y avait pas une enveloppe, M. le général 
Gonse m'a paru éluder ma demande. Sur le moment, je n’y ai pas 
attaché d'importance; plus tard, j’ai cru devoir penser que cette 
demande avait été précisément de nature à inquiéter M. le général 
Gonse ( Mouvement.) : il avait pu penser que je cherchais à connaître 


— 901 — 


e nom du destinataire, ce qui m'était, je le répète, absolument indif- 
ierent. Mais je voulais, pour me rendre compte que le caractère de 
l'écriture du bordereau était réellement celui d’une écriture naturelle, 
avoir sous les yeux l’enveloppe, parce que, toutes les fois que nous 
écrivons une adresse sur une enveloppe, nous l’écrivons toujours à 
main plus posée, plus correctement, et dans ces conditions je pen- 
sais que le rapprochement de l’enveloppe avec l'écriture du borde- 
reau était de nature à me confirmer sur le point de savoir si l’écri- 
ture était à la fois rapide et lisible. 

Ce caractère d'illisibilité, messieurs, est, je le répète, extrème- 
ment important, et il m'a conduit à faire une demande à M. le général 
Gonse; je lui dis: « Pour faire d'une façon très utile et très complète 
la vérification, il me semble nécessaire d’en faire faire la photogra- 
phieamplifiée ; » et j'ajoutai: «Ce sera chose extrèmementcommode, 
extrêmement facile, attendu qu’il y a au ministère de la Guerre un 
atelier de photographie admirablement monté. » 

Je pensais qu’il était alors très facile de nous y rendre, et d’ob- 
tenir ainsi une photographie très complète qui aurait permis 
d’abord aux opérations de se faire d'une façon beaucoup plus com- 
mode, et ensuite d'apprécier plus exactement le tracé des carac- 
tères. 

Le général Gonse s’y refuse et me dit : «Faire faire la photogra- 
phie au ministère de la Guerre, non! demain tout Paris connaîtrait 
le bordereau. » C’est là, messieurs, un propos d’une importance que je 
vous prie de noter, et comme M. le général Gonse assiste à l'audience, 
si je ne reproduis pas très exactement les paroles qu’il a prononcées, 
je vous prie de vouloir bien lui demander, monsieur le Président, si 
je me trompe. 

Le Présent. — Nous verrons après siM. le général Gonse a des 
observations à présenter, nous l’entendrons en temps utile s’il y a 
lieu de faire entendre le témoin. 

M. Goserr. — Messieurs, la remarque que je viens de faire a une 
très grande valeur et une très grande importance, non pas pour moi 
bien entendu, mais enfin elle tend à faire ressortir que des documents 
pouvaient sortir du ministère de la Guerre avec une certaine faci- 
lité. Nous en avons d'autres exemples, mais enfin celui-là est à 
retenir, | 

Voyant que je ne pouvais pas obtenir une photographie du 
ministère de la Guerre, je songeai un instant à avoir recours à un 
professionnel, mais on comprend bien que cela n'aurait pas donné 
satisfaction au ministère de confier un document comme celui-là à 














— 302 — 





l’industrie. C’est alors que, cherchant dans mes souvenirs, j'ai pensé 
au service photographique de la Préfecture de police, lequel service 
est sous la direction de M. Bertillon. 

Je proposai donc à M. le général Gonse de faire faire la photo- 
graphie par M. Bertillon. C’est le service qui s'intitule photographie 
judiciaire, je crois, et dont M. Bertillon est chef. C’est de cette façon 
que M. Bertillon est entré dans l’affaire Dreyfus. Il y est entré à ma 
demande et comme photographe. Je n’avais Jamais entendu dire 
pour ma part que M. Bertillon eût fait aucune espèce de vérification 
d’écritures, aucune espèce d’expertises. Je me suis demandé, mes- 
‘sieurs, comment il se faisait que M. Bertillon avait pris sur lui de 
faire ces opérations. Il ne m’appartient pas de les critiquer ou de 
critiquer M. Bertillon. Il résultait aussi pour moi et pour mes collè- 
gues que personne de nous ne savait que M. Bertillon eût fait des 
vérifications d’écritures. Il se serait donc révélé tout d’un coup. Ceci 
est son affaire. Je tiens, messieurs, à bien préciser que les choses se 
sont passées comme je viens de vous le dire et je puis en fournir la 
preuve. En effet, le même jour 14 octobre, à la suite de la proposi- 
tion que je venais de faire à M. le général Gonse, une lettre écrite 
peut-être par M. le général Gonse est arrivée à la Préfecture de 
police, demandant le concours de M. Bertillon. Je connais ce détail 
et vous le connaissez vous-mêmes, messieurs, par la publication de 
l'enquête dans laquelle M. Lépine fait savoir qu’en effet le ministre 
de la Guerre lui demanda le concours de M. Bertillon pour faire des 
reproductions photographiques et notamment des agrandisse- 
ments, M. le Préfet de police ajoute dans sa déclaration que dans sa 
pensée il ne s’était jamais agi de vérification d'écritures. Une seconde 
preuve que les choses se sont bien passées comme je viens de le dire, 
si J'insiste si fort sur tout cela, c’est que je crains qu'il y ait des 
oublis et que la mémoire fasse défaut dans certaines circonstances, 
c’est pour cela que je tiens ce fait pour très important et extrême- 
ment grave et c’est pour cela que je tiens à préciser, la seconde 
preuve est que dans la journée même du 12 octobre, alors que j'étais 
en pleine vérification d’écritures, un employé de la Préfecture de 
police vint à moi, cet employé était, je crois, du service de M. Bertil- 
lon, vint à moi avec une carte de visite de M. Puybaraud. Au dos de 
cette carte on me demandait de livrer le bordereau qui était entre 
mes mains afin d'en faire une photographie. Je répondis à l'employé 
qui venait de la part de M. Puybaraud ou de M. Bertillon qu'ayant 
reçu ce document des mains de M. le général Gonse, ce docu- 
ment ne sortirait pas de mes mains et que le lendemain, 13 octobre, 





— 303 — 


il serait déposé par moi-même au ministère dela Guerre où M. Ber- 
tillon pourrait le trouver. 

Cette carte de visite je l’ai remise à M. le général Gonse qui me 
complimenta de la prudence que j'avais mise à ne pas abandonner un 
document de l’importance de celui-là, et M. le général Gonse fut 
même pris d'une certaine colère contre quelqu'un qu’il ne nomma 
pas. Ce quelqu'un aurait commis je ne sais quelle imprudence, De qui 
était-il question ? je n’en sais rien. 

Bref, j’eus beaucoup d’occupations dans cette journée du 12 octo- 
bre, dans cette unique journée du 12 octobre 1894 du matin au soir, 
et je vous prie de croire que mon temps a été largement employé 
pour un travail d’une telle importance. Ces messieurs m'avaient 
demandé de travailler avec une telle hâte que j'ai tout sacrifié pour 
leur donner satisfaction. 

Au cours de ma vérification, le général Gonse s’est présenté 
chez moi deux fois; il avait grande hâte de connaître les résultats de 
mes opérations et cela s’explique parfaitement. Au cours de l’une 
de ses visites je lui fis savoir le déplaisir que j’éprouvais de faire 
une vérification sous le couvert de l'anonymat, je lui fis sentir que 
c'était absolument désagréable, que les coutumes de la justice civile 
ne permettent pas une vérification, une enquête, une instruction 
sous le voile de l’anonymat, et que cela me peinait tellement que 
je devais lui dire, au cas où ma vérification aurait donné des résul- 
tats affirmatifs, c’est-à-dire accusateurs contre Dreyfus, je tenais 
absolument à déposer mon rapport en mentionnant le nom de 
homme que j'accusais. 

Je n’admets pas qu’on se fasse accusateur de quelqu'un dans 
-des conditions autres que celles-là ; c’est face à face, tout au moins 
en toute connaissance de cause, qu’on doit se faire un accusateur 
dans des conditions aussi graves que celles qui se présentaient. 
J'entendais qu’il en fût ainsi et le général Gonse ne fit à ce moment 
aucune observation. 

Pour prouver la discrétion (c'était à peine nécessaire de le dire) 
que j’entendais mettre à mes opérations, je fis connaître à M. le 
général Gonse qu’au cas où mes conclusions seraient négatives, c'est- 
à dire en faveur de Dreyfus, je ne m’inquiéterais pas de savoir le 
nom de l'officier et qu’il ne me coûterait pas de me faire le défen- 
seur de quelqu'un sous le couvert de l’anonymat. Je me rappelle 
alors que M. le général Gonse ne me fit aucune observation, mais 
plus tard, il paraît qu’à l’État-major on s’est indigné contre une 
nature de prétention qu’on a déclarée de nature suspecte, 





Fu. 


ECS Lan 


Je vous ai, au début de ma déposition, fait une protestation; je 
ne veux pas revenir sur tous ces points, mais enfin vous comprendrez 
bien que j'avais, moi aussi, expert-conseil de la banque de France 
(je vous supplie de le retenir), le droit d'élever des demandes de la- 
nature de celles que je viens d'indiquer. 

Le désir de connaître le nom n’avait pour moi qu'une seule et 
unique satisfaction, c'était de savoir et de penser que l’homme dont 
j'étais appelé à me faire peut-être l’accusateur n'était ni un de mes 
parents, ni l’un des miens, ni un ami, ni le fils d’un ami. Vous com- 
prenez la situation déplorable qui serait faite à un expert judiciaire 
qui serait contraint et obligé d'opérer dans de semblables conditions; 
on se ferait ainsi l’accusateur de son père, de son frère, de son ami. 
La loi ne permet pas des opérations de cette nature et, je le répète 
encore, nulle part aucune fonction d’expert judiciaire n’est obliga- 
toire pour qui que ce soit. Par conséquent j'avais bien le droit, 
dans le cas où je deviendrais accusateur, de demander à M. le 
général Gonse qui était soupçonné. 

D'ailleurs, messieurs, tout cela devint en un instant pour moi 
une cause d'indifférence absolue. En continuant mes opérations 
apparut tout d’un coup le nom de Dreyfus. 

L'État-major, très jaloux de ses secrets, ne sait pas toujours bien 
les garder. ( Mouvement.) Parmi les pièces de comparaison qui m’a- 
vaient été soumises se trouvait la feuille signalétique de l'accusé 
écrite par lui-même.On avait eu le soin (vous le pensiez, du reste, sans 
que j'aieeu besoin de l'indiquer) de découper le nom de Dreyfus et 
son prénom d’Alfred; mais on y avait laissé sa date de naissance, et 
le souvenir m’en est encore présent à l'esprit : 10 octobre 1859; on 
avait aussi laissé ses dates de promotion à ses grades de sous-lieu- 


tenant, lieutenant et capitaine. De sorte que je n’ai eu besoin que : 


d'ouvrir Pannuaire militaire qui était sur ma table pour savoir lenom. 

Voilà comment j'ai su le nom du capitaine Dreyfus, et non par 
procédés indiscrets, par les procédés qui vous ont été indiqués par 
le général Mercier, sur la déposition duquel je reviendrai en 
terminant. 

J'ai gardé très scrupuleusement, vous le pensez, le secret que 
j'avais découvert si simplement, et le lendemain, en reportant les 
pièces au général Gonse, je m'étais fait le malin plaisir, je m'étais 
arrêté à cette idée un peu taquine (je lui en demande pardon), de lui 
faire savoir que j'avais connu le nom de Dreyfus. Mais notre conver- 
sation a porté sur des détails d’une telle importance que l’idée de 
lui faire connaître ce nom ne m'est pas revenue. 











— 305 — 


Le général Gonse. en recevant mes communications, écouta bien 
les remarques que je lui fis. Il faut croire que de son côté il n'avait 
pas à ce moment d’idées bien précises à l’égard de la culpabilité du 
capitaine Dreyfus, et qu’on aurait pu le faire changer d’idée, 
puisqu'on était au début de l'enquête. Au sujet de l'arrestation, 
M. le général Gonse cependant me fit savoir que l’arrestation 
du capitaine Dreyfus était décidée, qu'elle devait avoir lieu le 
45 octobre 1894 au matin, parce que, ce jour-là, MM. les géné- 
raux Mercier et de Boisdeffre partaient pour une chevauchée mili- 
taire, ils allaient aux manœuvres de cavalerie. On inaugurait je ne 
säis quel genre de manœuvres à Amiens, et ces deux généraux 
tenaient absolument à ce que le capitaine Dreyfus fût arrèté avant 
leur départ. Cette décision était bien regrettable; il y a eu, messieurs, 
une grandé précipitation ; on aurait peut-être pu, si on avait eu une 
journée ou deux, attendre et chercher; on ne l’a pas fait. (Wouve- 
ment prolongé.) 

Sur ces entrefaites et après mon départ, la pièce du bordereau 
fut remise à M. Bertillon qui, au bout de quelques heures, m’a-t-on 
dit (je crois même que c’est dans l’enquête), donna un avis très 
formel de la paternité du bordereau à Dreyfus. 

Messieurs, je n'entendis plus parler de l'affaire Dreyfus, et je ne 
fus pas appelé comme je m'y attendais à compléter par un rapport 
les énoncés, les premières appréciations que j'avais données. C’est 
M. Bertillon qui en fut chargé. Je fus littéralement mis de côté, et 
on n'entendit plus parler de rien ; sauf cependant le 15 octobre, au 
matin ; M. le garde des Sceaux, sénateur Guérin, me fit appeler 
dans son cabinet, et me demanda quelques détails sur l'affaire 
Dreyfus. Je lui donnai, messieurs, ce que je savais, et Je vais ici, à 
propos de cet incident, entrer dans quelques détails, et bien pré- 
ciser les points : vous allez voir pourquoi. Je fis connaître à M. Gué- 
rin les conditions dans lesquelles j’avais opéré, les résultats obtenus, 
et je lui exprimaile regret qu’il y eût eu peut-êtreune précipitation 
très grande. Je lui dis notamment que la vérification d’écritures 
était loin d’être concluante. M. Guérin ne répondit pas à cette 
remarque. Elevant les deux mains ouvertes à la hauteur des tempes, 
il eut ce geste qu’on se représente très bien et que moi, j'interprétai 
de la façon suivante. Il m'a semblé dire : « Moi, je suis le chef de 
la justice civile. C’est une affaire de soldats ; cela ne me regarde 
pas. » Je crois, messieurs, que mon interprétation n’a rien d’exa- 
géré, et que c'était au fond peut-être l’idée de M. Guérin. Au 
moment où Je prenais congé, M. Guérin me dit : « Je vous recom- 

Il 20 









mande une très grande discrétion. Le Gouvernement a l'intention 
de conserver secrète l'affaire Dreyfus autant que possible ; mais il 
en est évidemment à redouter des indiscrétions de la presse, et par- 
ticulièrement celles dela Libre Parole. » 

Je quittai M. Guérin dans ces conditions, et j'ai été très surpris, 
messieurs, de lire dans l'enquête de la Cour de cassation publiée 
par le Figaro que M. Guérin contestait la seconde partie de ma 


_ déclaration, il contestait m'avoir dit que le Gouvernement désirait 


conserver secrète l'affaire Dreyfus, et qu’on pouvait avoir à redouter 
les indiscrétions et les polémiques de la presse, et spécialement, 
particulièrement, celles de la Libre Parole. J'ai été très surpris, 
messieurs, de cette contestation, de cette contradiction de la part 
de M. Guérin, que je tiens, que tout le monde tient pour un parfait 
honnête homme, pour un galant homme. Il est vrai que dans sa 
déposition devant la Cour de cassation, M. Guérin a bien soin, en 
débutant, de dire que ses souvenirs sont bien imprécis ; et en effet 
ils le sont tellement qu'il confond à la fois les dates et les noms, 
détails sur lesquels je ne peux pas entrer en ce moment, cela n’a 
aucune espèce d'importance. 

Le PRÉSIDENT, — Glissez sur les circonstances dans lesquelles vous 
avez fait l'expertise pour arriver au fond, à la conclusion, à votre 
idée sur le bordereau lui-même. 

M. Gogerr., — Monsieur le Président, je vais préciser, ainsi que 
vous le demandez, les détails de ma vérification graphique et vous 
dire ceci : 

L'écriture du bordereau est une écriture qui appartient au même 
type que l'écriture de Dreyfus. Elle présente même avec certains 


détails qui se trouvent dans l'écriture de Dreyfus certaines analo-. 


gies, mais elle offre aussi de très grandes dissimilitudes et ce 
sont ces dissimilitudes qui m'ont conduit à dire que le bordereau 
n’élait pas de la main de Dreyfus. Je l'ai dit en 1894 avant l’arres- 
tation de l’accusé et depuis, messieurs, cette impression de ma part 
s'est trouvée amplement justifiée puisque le bordereau, n’en doutez 
pas, est l'œuvre d'Esterhazy. Je tiens à limiter d’une façon absolue 
les détails que je pourrais donner à cet égard puisque M. le Prési- 
dent m'y invite et que je n'ai qu'à me soumettre respectueusement 


-à son invitation. 


Le Présinexr. — Vous comprenez bien que nous avons plus de 
cent vingt témoins à entendre et que nous somme obligés de déga- 
ger tout ce qui n’a pas une très grande importance. 

M. Goserr, — I y a des circonstances assez délicates cependant. 





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— 307 — 


Le Présipexr. — Elles le sont peut-être pour vous, mais nous 
n'avons pas à entrer là-dedans. {Ruwmeurs.) 

M. GogerT. — Cependant, quand on vient contester des détails 
comme ceux que M. Guérin à contestés, il y a véritablement un 
certain intérêt à répondre. 

Le PrésipenT. — Cela n’a pas d’intérêt au point de vue de l'af- 
faire Dreyfus elle-même ; allons au fait, (Nouvelles rumeurs.) 

M. Goserr. — Donc l'écriture n’est pas de Dreyfus, elle est d’Ester- 
hazy, ceci n’est pas douteux; c’est le résultat d’une vérification que 
J'ai faite avec l'écriture d’Esterhazy dès la dénonciation de Mathieu 
Dreyfus. 

La famille Dreyfus à ce moment, et ceci n'est pas mauvais à 
dire, vint demander mon concours ; je le lui refusai pour des rai- 
sons que je n’ai pas à faire connaître au Conseil. J'avais pris cepen- 
dant un intérêt si grand à cette affaire que je voulus néanmoins, 
comme satisfaction personnelle et à titre de technicien, faire une 
vérification, et aborder dans tous ses détails la comparaison des 
écritures. Je me suis donc — c'était très facile — procuré de l'éeri- 
ture absolument authentique d’Esterhazy et j'ai fait ma vérification. 
Je n’entre pas dans plus de détails à propos de l'écriture d’Ester- 
hazy que je ne l’ai fait pour l'écriture de Dreyfus, mais je ne crains 
pas de dire que les résultats sont d’une netteté absolue. 

A côté de cela vous avez les aveux écrits d’Esterhazy, ses aveux 
implicites devant la Cour de cassation, et enfin vous avez un docu- 
ment qui, permettez-moi de vous le dire, est absolument la clef de 
l’affaire, c'est la lettre datée de Rouen, le 17 août 1894, écrite et 
signée par Esterhazy et reconnue par lui, lettre écrite sur ce même 
papier pelure présentant les mêmes caractères comme nuance, en un 
mot l'identité la plus complète et la plus absolue. Et je vais, mes- 
sieurs, par un procédé extrêmement simple qui ne va pas com- 
porter de longs développements comme exposition, vous prier de 
faire un rapprochement du reste très simple. Je vous demande de 


vouloir bien sur un carton blanc de dimension appropriée, placer au 


milieu le bordereau, l’y maintenir par des petits piquets qu'on 
appelle, je crois, des punaises, placer à droite ou à gauche du bor- 
dereau la lettre du 17 août 1894 qui émane certainement et incon- 
testablement d’Esterhazy et, de l’autre côté, placer tel document 
que vous voudrez de la main de Dreyfus. Vous aurez, messieurs, la 
possibilité de faire ainsi vous-mêmes une vérification qui ne vous 
causera pour ainsi dire aucune peine. Ce n’est plus une vérification 
d'écriture, ce n’est plus une expertise, c’est une simple et complète 











— 308 — 


constatation qui vous édifiera d’une façon absolue, Toute personne 
. qui fera un rapprochement dans ces conditions sera et demeurera 
frappée de l'identité complète qu'il y a entre l'écriture d’Esterhazy 
et celle du bordereau. ( Mouvement.) On reconnaîtra en même temps 
qu'il y a une sorte d’air de famille, de caractère d’analogie gra- 
phique avec l'écriture de Dreyfus, mais qu’on en est loin quand on 
se reporte à l'écriture d'Esterhazy. 
Je crois, monsieur le Président, avoir résumé ainsi les détails 
d'une vérification assez complète et assez longue, et je me résume 
en vous disant : 
= Ilest bien certain qu'il y est établi comme une vérité à la fois : 
juridique et matérielle que le bordereau n’est pas de Dreyfus, mais 
qu'il est l’œuvre d'Esterhazy. 
Le PrésiDeNT, faisant présenter des documents au témoin. — La 
pièce qui vous est présentée est bien celle que vous avez expertisée ? 
M. Gogerr. — Oui, monsieur le Président. 
LE LIEUTENANT-COLONEL BRoNGNIART. — Vous avez élé appelé offi- 
ciellement à comparer le bordereau avec la lettre d’Esterhazy ? 
M. GoBert. — Non. 


LE LIEUTENANT-COLONEL BroNGNrART. — Vous l'avez déclaré à la 
Cour de cassation. 
M. Gogerr. — Je n'avais pas bien saisi la question, vous avez 


raison. C’est en effet à la Cour de cassation que la vérification a été 
faite, dans des conditions de rapidité assez grande, et à ce moment- 
là la lettre du 17 août de 1894, qui était la base de la vérification 
à la cour, n’était pas encore reconnué par Esterhazy. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRoNGNIART. — Mais pourquoi opérez-vous 
toujours dans des conditions de vérification aussi rapides? 

M. Gogerr. — Je vous ferai remarquer que la vérification qui a 
été faite ne l’a pas été avec cette rapidité, mais j'ai dit que les résul- 
tats qui ont été fournis étaient non pas d’une vérification officielle en 
rapport, mais une simple appréciation que messieurs les conseillers 
de la Cour de cassation m’avaient demandée; c’est à ce titre que la 
vérification a été faite, et les détails en sont constatés en effet dans 
l'enquête; j'ai moi-même dit que je n’apportais à la Cour qu'une 
appréciation, les conditions rapides dans lesquelles nous opérions 
ne permettaient pas de faire davantage. 





É- J’ajouterai, je l’ai déjà dit, que la lettre du 17 août 1894 n’était 
4 pas encore reconnue, et ne pouvait constituer un élément de com- 
É paraison judiciaire. 

Æ Me DEmaAxGE. — M. Gobert qui affirme que le bordereau est 








—.309 — 


d’Esterhazy et non de Dreyfus, qui a fait un examen, si rapide qu’il 
soit, a donné devant le Conseil les raisons graphiques de son 
opinion et probablement de même en ce qui concerne la dernière 
indication qu’il fournissait au Conseil, il propose de placer sur un 
carton le bordereau, la lettre du 17 août, et un spécimen de l’écri- 
ture de Dreyfus. Je lui demanderaiï, s’il ne peut pas le faire mainte- 
nant, d'apporter les cartons tout disposés de façon à ce que le 
Conseil puisse juger facilement ; et en tout cas je lui demanderai 
pour le moment d'exposer au Conseil les raisons réfléchies de sa 
conviction. 


M. Gogert. — Je ne puis ici que g généraliser et parler du résul- 

tat de mes recherches. 

Le PrésinenT. — Enfin, avez-vous remarqué des similitudes de 
lettres, des caractères spéciaux, etc. 

M. Gogerr. — Je tiens à rappeler ceci, c’est que ma vérification 
d'écriture a été faite dans des conditions très particulières de rapi- 
dité au début, quand il s’agissait du ministère de la Guerre, et que 
depuis je n’ai pas revu et je n’ai pas eu à revoir de l'écriture de 
Dreyfus. Il serait par conséquent difficile de pouvoir faire ici de 
mémoire une analyse graphique que je n’aurais pas manqué de 


faire si le ministère de la Guerre m'avait autorisé à ce moment-là 


pour compléter mon rapport. 

Je ne l’ai pas fait; dans ces conditions, il me serait assez diffi- 
cile de parler, maintenant, de mémoire surtout, d’arriver à vous 
dire : « J’ai constaté tel ou tel caractère Spies » Ma mémoire 
ne me le permettrait pas. 

M. le général Gonse demande la parole, M. le Président lui fait 
signe qu'il Paura ultérieurement. 

M° Demaxce. — A la Cour de cassation, M. Gobert a eu des 
écritures. À ce moment-là, quand il s’est formé sa conviction, est-ce 
qu'il n’a pas gardé un souvenir exact de certaines raisons pour 
esquelles il attribuait le bordereau à l’un plutôt qu’à l’autre ? 


Le Présipexr. — Quelles étaient les considérations techniques 
qui vous amenaient à cela ? 


= 


M. Gogerr. — Je le répète, ce sont des généralités techniques. 

Le Présent. — N'y a-t-il pas des particularités au sujet des 
formes de lettres, des alinéas? 

M. Gogerr. — Quand il s’agit de l'écriture d’Esterhazy, c’est 
l'identité complète et absolue (Wouvement.); viendrai-je alors vous 


dire : les a ressemblent aux a, les b aux b, c’est tout ce que je pour- 
rais faire. 












PE CNRS 





Le PRÉSIDENT. — N°y a-t-il pas dans l’écriture du bordereau des 
lettres spéciales sur lesquelles vous pourriez appeler notre attention ? 

Me Lagsorr. — Est-ce qu’on ne pourrait pas remettre à M. Gobert 
à la fois le bordereau et de l'écriture d’Esterhazy, afin qu’il fasse 
une comparaison devant nous? 

On remet ces pièces à M. Gobert. 

M. Gogerr. — Parmi les observations véritablement essentielles 


qu’on peut faire à propos de l’écriture et de Dreyfus et d'Ester- 


hazy, il y a ce détail qui a déjà été bien des fois signalé et qui 
consiste dans le caractère particulier de l’s redoublée. Dans lécri- 
ture de Dreyfus, c'est l's ordinaire ou l’s allemande, mais dans l’un 
des cas, l’un des écrivains met une petite s en avant, dans l’autre, 
l’autre écrivain la met en arrière, Le bordereau est en concordance 
parfaite avec l’écriture de l’une et non de l’autre des personnes qui 
vous occupent, c’est-à-dire d’Esterhazy et de Dreyfus. Voici, en 
effet, l’un des cas qui se présentent : les s nombreuses qui se trou- 


vent ici sont absolument conformes aux s de l'écriture d’Esterhazy 


et se présentent absolument dans le même ordre que je viens d’in- 
diquer. C’est le cas contraire dans l'écriture de Dreyfus. Nous avons 
enfin signalé comme détail caractéristique et sérieux la lettre 


majuscule } du mot Madagascar et lY du mot Monsieur, qui, 


dans l'écriture du bordereau, ont une analogie complète, absolue et 


mathématique pour ainsi dire,avec les M de l'écriture d’'Esterhazy. 


Au contraire, si on se reporte à l'écriture de Dreyfus, on ne 
trouve pas cette forme d’/. Je crois que dans les nombreux élé- 
ments qui m'ont été fournis en 1894, on en a rencontré un ou deux. 
Même remarque précisément à propos de la lettre majuscule S qui 
commence le bordereau « Sans nouvelles, » Cette lettre se retrouve 
très exactement dans l'écriture d’Esterhazy ; on peut se rendre 


compte un peu de ces détails; enfin il y a un système de numération, 


de chiffres qui présente avec l’écriture d’Esterhazy une identité 
absolue, tandis qu’au contraire, dans lécriture de Dreyfus, certains 
de ces caractères, certains de ces chiffres sont dissemblables. 
J'aborderai encore un détail très caractéristique dans l'écriture du 
bordereau, c’est qu'il n’y a pas de blancs aux alinéas, tandis que 
daas l'écriture de Dreyfus ils n’y manquent jamais. Esterhazy, quand 
il va à la ligne, ne laisse pas d'espace dans son écriture, c’est une 
simple remarque, et jamais un paragraphe ne commence à distance 
de la marge; dans l'écriture d’Esterhazy, on ne trouve jamais cette 
chose, On l’observe quand il arrive dans la formule de salutations, 
au bas de la lettre. Je viens de vous dire tout à l’heure que les 


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chiffres sont absolument identiques. Il y a là un millésime 1894, 
“qui se trouve composé de chiffres d’un façon délibérée sous la 
plume d'Esterhazy; c’est également celle qui se trouve au borde- 
reau. Enfin, Esterhazy, messieurs, a une façon de ponctuer et d’ac- 
centuer qui lui est, je ne dirai pas particulière, mais un peu person- 
nelle et qu'on trouve exactement dans le bordereau. On verra que 
les points sur les i sont généralement posés de telle façon qu'ils 
font corps presque avec la lettre elle-même, j'ai eu l'occasion de le 
constater aussi chez Dreyfus, mais infiniment moins. On trouve 
dans ces sortes d'écriture — elles sont de la même famille — et il 

autbien s'attendre à retrouver dans l’une et l’autre des analogies de 
mêmes signes; sans cela la vérification ne pourrait arriver à un 
résultat très précis, s’il fallait tenir compte de toutes ces petites 
disemblances qui sont en définitive assez grossières; il serait assez 
difficile, n'y étant pas préparé, de continuer cette analyse, mais 
enfin je l’ai fait au début et si elle n’a pas été’consignée dans un 
rapport écrit, c’est que le ministre de la Guerre n’a pas cru devoir 
le demânder. Quant à la Cour de cassation, la vérification que jy 
ai faite, monsieur le Président, a été extrêmement rapide et n’a été 
en définitive qu'une simple appréciation. 

Je pourrai vous dire quelques mots du papier; je ne voudrais, 
messieurs, pas beaucoup parler de moi, je le ferai cependant, car 
Je suis, messieurs, expert de la Banque de France. La question du 
papier pour la sécurité des billets a un intérêt très grand, ce qui 
fait que je me connais un peu en papier. 

Eh bien, on a dit que le papier du bordereau était un papier rare; 
c'est vrai, mais enfin il faut bien comprendre aussi ce qu'on veut 
dire par rare. Ilestrare parce que c’est un papier qui n’est pas com- 
mercial, parce que c’est un papier qui n'est pas vendable, qu’on 
n'utilise pas souvent, et que, dans ces conditions, il est assez 
rare et assez difficile de se le procurer. Vous feriez, messieurs, 
peut-être dix papetiers avant de trouver du papier pelure 
quadrillé; le papier pelure est moins rare ; mais quadrillé, il est 
plus rare, parce qu’en effet le papier pelure étant de sa nature 
absolument transparent, il n’y à pas beaucoup de raisons de le 
faire quadriller. Dans ces conditions, donc, le fait d’avoir un papier 
pelure et de l’avoir quadrillé constitue une spécialité pour ainsi dire 
particulière, J'ajoute encore que vous en trouveriez difficilement 
dans le commerce à acheter. Je ne veux pas dire par là que si vous” 
en vouliez des quantités considérables, vous ne pourriez pas eu 
avoir; certainement vous en auriez si vous le vouliez en une 











— 312 — 


une semaine 10,000 kilos, S'il est rare, ce n'est pas parce qu'il est 
difficile à trouver, c'est parce que les marchands ne le vendent pas. 

Eh bien, messieurs, le papier du bordereau est absolument sem- 

blable, identique à celui de la lettre du 17 août 1894. Je regrette 

que ma déposition soit limitée, parce je pourrais, à propos du: 
papier et à propos de cette lettre du 17 août 1894, vous montrer et 

faire ressortir la date du bordereau. Je n’insiste donc pas. 

Le Présinenr. — Vous pouvez le faire, si vous croyez pouvoir 
trouver un rapprochement pouvant nous aider à fixer la date du 
bordereau. 

M. Gogerr. — Voici, messieurs, comment je suis arrivé à cette 
appréciation. Cette lettre du 17 août 189%, écrite de Rouen par 
Esterhazy, reconnue par lui, lettre que j'appelle la clef de l'affaire 
Dreyfus, commence par les mots : « J’arrive du camp de Châlons où 
j'ai passé quinze jours. » Elle est datée du 17 août 1894, Esterhazy 
s'était donc trouvé au camp de Châlons le 42 août. Et le bordereau, 
lui, messieurs, se termine par cette phrase : « Je vais partir en 
manœuvres. » Il envoie ce bordereau, il adresse à son correspondant 
un manuel de tir. C’est évidemment au camp de Châlons que se 
font les écoles à feu, et c’est, selon moi, le détail qu'Esterhazy men- 
tionne sous cette forme : « Je vais partir en manœuvres » qui a son 
importance. Eh bien, il va partir en manœuvres avant le 4° août; 
ce serait donc vers le 25 juillet que le bordereau aurait été écrit. Il 
écrit à cette date sur le papier même de la lettre du 17 août 1894, 
avec la même encre, et dans les mêmes conditions, 

Enfin, et pour compléter mon observation qui vaut ce qu’elle 
vaut, je dirai que je suis d’accord sur ce point avec M. le comman- 
dant Cuignet qui, dans sa déposition à la Cour de cassation, déclare 
que, pour lui, il est possible que le bordereau ait été écrit à une date 
postérieure au 4 juillet 1894. Voilà un point qui dans une certaine 
mesure — encore une fois cela vaut ce que cela vaut — nous donne 
à peu près la date du 25 juillet 1894. 

LE CAPITAINE CONSEILLER BEAUVAIS. — Dans la comparaison que 
vous avez faite de l'écriture d’Esterhazy avec le bordereau, vous 
disiez qu'il y avait des ressemblances de doubles S, 

M. Gogert. — Il s’agissait de l'écriture du bordereau comparée 
avec d’autres lettres d’Esterhazy. 

LE CAPITAINE CONSEILLER. — Vous n’avez pas remarqué si les J 
ressemblaient. 

M. GoBerr. — Je ne m'en souviens pas. 

Le Présinenr. — Les J manuscules et minuscules? 










dora di “io net bat à +6 : 2: 


— 313 — 


M. Gogert. — J'ai constaté cela dans certains détails d’écriture 
d’Esterhazy. Mais je ne me rappelle pas tous ces détails. J’ai pro- 
cédé à ces vérifications à la Cour de cassation, dans l’espace de 
deux heures, et naturellement notre vérification ne peut avoir que le 
caractère d’une appréciation. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CONSEILLER. — Etes-vous opposé à l'idée 
que c’est une écriture tronquée, modifiée? 

M. Gogerr. — Oui, je n’admets pas que le bordereau soit autre 
chose qu’une écriture naturelle, normale, tracée avec une extrême 
rapidité, ce qui exclut toute espèce de système, de truquage et de 
déguisement. 

Le Présingxr. — C’est bien de l’accusé ici présent que vous en- 
tendez parler ? 

M. Gogerr. — Oui, monsieur le Président. 

Le PRésibexT, à l'accusé. — Avez-vous quelque observation à 
présenter ? 

LE CAPITAINE DReyrus, — Non, mon Président, 

Le Présinexr. — Monsieur le général Gonse, vous avez demandé 
à être entendu; voulez-vous vous approcher de la barre? 

LE GÉNÉRAL Goxse. — M. Gobert m’a mis en cause dans sa dépo- 


sition. Il a dit certaines choses vraies, mais il a dit aussi des choses 


qui n’existent pas. Mais enfin, avant de commencer à réfuter ce qu'a 
pu dire M. Gobert à mon égard, je demanderai au Conseil s’il a 
encore la feuille de notes dont M. Gobert a parlé, car il me semblait 
que la date de naissance n’y était pas. 

LE PRÉSIDENT. — C'est au dossier de 1894. : 

LE GÉNÉRAL GONse. — Je demande à M. Gobert de nous dire dans 
quel annuaire il a trouvé le nom de Dreyfus. Est-ce dans l'annuaire 
de 1894 ou dans celui de 93? 

M. Gogerr. — C’est dans l’annuaire général de l’armée, je crois. 

LE GÉNÉRAL GONsE. — Est-ce le petit annuaire qu'on vend dans le 
commerce ? : 

M. Gogerr. — Je ne connais qu'un annuaire, c’est celui qui se 
vend chez les libraires. = 

LE GÉNÉRAL GOxsE, — Enfin, est-ce l'annuaire général de l’armée ? 

M. Gogerr. — Je ne sais pas. 

Le Présinexr, — Est-ce l'annuaire spécial de l'artillerie ? 

M. Gogerr. — Non, c’est l'annuaire général. 

LE GÉNÉRAL GoNse. — Eh bien, le Conseil sait que dans l'annuaire 
général il n’y à pas la date de naissance des officiers, (Rires.) 

M. Gogerr. — Je n’insiste pas sur ce point, 


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Le GÉNÉRAL Gose. — Les renseignements qui sont sur cette 
feuille de notes ou qui ont été extraits de cette feuille de notes pour 
être mis sur une feuille de papier où on a collé ces différents rensei- 
gnements pour venir à l’appui du bordereau sont des renseignements 
qui ne figurent pas dans l’anntüaire. Par conséquent ce n’est pas la 
comparaison de cette feuille qui est dans le dossier et de l'annuaire 
général de l’armée qui aurait pu amener la découverte du nom. 

M. Gosgrr. — J’insiste d'une manière absolue et j’affirme que 
tout ce que je viens de dire est la vérité absolue et complète. Tous 
les témoins qui ont été appelés à l'audience du Conseil de guerre ont 


constaté le fait. Je tiens à protester d’une façon énergique. C'est 


dans les conditions que je viens de dire que j'ai connu le nom de 
Dreyfus. Il y a probablement une confusion, M. le général Gonse me 
parle d’une note... 

LE GÉNÉRAL Goxse. — Non, pas du tout, je vous parle d’une 
feuille de renseignements extraite de la feuille d'inspection parce 
que la feuille d'inspection avait été faite de la main de Dreyfus, qui 
y avait écrit les renseignements signalétiques, ceux-ci avaient été 
découpés et mis sur une feuille de papier. Je dis que pour trouver le 
nom d'un officier, la comparaison de ces renseignements avec lan- 
nuaire militaire ne peut donner aucune espèce d'indication. 

M. Goperr. — Je vous demande pardon et la preuve c’est que j'y 


suis arrivé. 


LE GÉNÉRAL Goxse. — C’est une constatation matérielle que je 
signale au Conseil. 
M. Gogerr. — M. le. général Gonse oublie un détail à savoir que 


lorsque je me suis présenté chez lui, il a été dit qu'il s'agissait d’un 
officier d'artillerie, je tiens à bien constater ce détail, car il a pu 
m'aider dans cette recherche très naturelle, très instinctive, sans 
aucune espèce d'autre préoccupation, recherche qui a consisté à 
trouver le nom de Dreyfus et à me tranquilliser dans mes appré- 
hensions. 

LE GÉNÉRAL GONse. — Ce n'est pas la comparaison des rensei- 
gnements avec l’annuaire général qui a pu vous donner ce rensei- 
gnement. Ensuite, il y a un autre point sur lequel j'appelle l’atten- 
tion du Conseil. Étant donnée cette premièreconstatation, à savoir 
que la comparaison ne pouvait être faite qu'avec l’annu aire spécial 
de l'artillerie qui n’a pas été faite, je crois maintenant que M. Gobert 
a dû avoir le nom de Dreyfus d’une autre façon. On avait mis 
comme pièce de comparaison, à l’appui du bordereau, un travail 
minuté qui avait été fait par Dreyfus sur la manière dont le minis- 





tère pourrait se procurer les fonds en cas de mobilisation. C’était 


un rapport très bien fait et très complet. Pour ce travail, Dreyfus 
avait été obligé d'aller à la Banque de France et M. Gobert est 
expert à la Banque de France. 

M. Goperr. — Voulez-vous me permettre de répondre ? 

Le PRÉSIDENT. — Oui. 

M. Gogert. — D'une manière absolue et FHiLent je proteste 
contre l’insinuation de M. le général Gonse. Il n ù a pas un seul 
mot de vrai. (Sensation.) 

LE GÉNÉRAL Goxse. — Maintenant, M. Gobert a reproduit 
général d’une façon exacte la manière dont on lui avait remis le 
bordereau. Mais il a dit que pendant que le général de Boisdeffre 
était entouré d’ofliciers, ces officiers ont disparu, et il a eu l'air de 
faire une insinuation sur ce que faisaient ces officiers autour du 
général de Boisdeffre. Or, il était 11 heures du matin. 

M. GogerT. — 5 heures du soir. 

LE GÉNÉRAL Goxse. — C'était le matin. 

M. Gogerr. — C'est à 9 heures du matin que je vous ai rapporté 


les pièces, mais je les ai reçues à 5 heures du soir dans votre 


cabinet. 

Le GéNérAL Gonse. — Deuxième point : M. Gobert a pris le bor- 
dereau et a dit: c’est un travail facile à faire et je le ferai le Fe 
rapidement possible. 

M. Gogerr. — Je n'ai rien à dire à cela, c'était en effet un cas 
simple, et je connaissais l'impression de M. le général Gonse qui 
était celle-ci... : 

Le. PrésipexT. — Cela n’a pas trait à l’affaire, passons sur ces 
détails. 

LE GÉNÉRAL GONE. — Je suis retourné chez M. Gobert d’après les 


instructions du ministre pour savoir quand il pourrait donner son - 
rapport. Là il m'a posé une série de questions que j’ai considérées 
comme très indiscrètes, tellement indiserètes que je ne lui ai pas 


répondu, parce que d’abord je n’avais pas qualité pour lui 
répondre. Il voulait savoir comment.le bordereau était arrivé, où 
on l'avait pris. 

M. Gogerr. — Je n’ai jamais demandé cela. 

Le GÉNÉRAL Gonse. — .. et le nom de l’officier. 

M. Goserr. — Le nom de l’officier, oui. 

Le Présipenr, & M. Gobert, — N'interrompez pas. 

LE GÉNÉRAL GONSE. — Quand je suis retourné à la fin de la 
journée chez M. Gobert pour lui demander son travail qu’il m'avait 


















— 316 — 
promis de faire le plus rapidement possible, j'emmenai avec moi 
un officier, le colonel Lefort, disant : je ne veux plus avoir de 
conversation particulière avec M. Gobert parce qu'il pose tant de 
questions que je ne veux pas lui répondre. 

M. Gobert m’a apporté son rapport dans mon cabinet ; vous con- 
naissez ce rapport, par conséquent je n’insiste pas. 

Dans cette entrevue il n’a nullement été question d’arrestation, 
je ne lui ai pas parlé de l'arrestation, je ne lui ai pas montré l’ordre 
d'arrestation par la raison bien simple qu'il n’était pas fait à ce 
moment. 

Quant au reste, je crois la mémoire de M. Gobert fidèle. 

M. Goperr. — En ce qui concerne la visite de M. Lefort, c’est 
exact, seulement c’est précisément en présence de M. le colonel 
Lefort que j'ai posé la question de la demande du nom de Dreyfus ; 
ce n’est donc pas à la première entrevue, mais bien à la seconde. 
Cette question qu’il considère comme indiscrète n'a été posée que 


lors de la seconde visite du général Gonse chez moi et cette fois il 


était accompagné du colonel Lefort. 

M. le général Gonse vient de dire que j'avais fait une insinuation 
à propos du départ des officiers qui élaient chez le général de 
Boisdeffre. Et bien, je vais vous dire ce qui s’est passé et pourquoi 
j'ai indiqué cela. 

Le Présinexr. — Ce sont des renseignements qui n'ont aucun 
rapport avec l’aflaire. (Ruwmeurs.) 

M. Goserr. — Je vais être très rapide, Si J'ai signalé le fait c’est 
que les officiers en question qui ont quitté le général de Boideffre 
sont successivement entrés comme dans un moulin dans le cabinet 
personnel de M. le général Gonse; il y avait le colonel Sandherr 
auquel le général Gonse m'a présenté, le colonel Lefort, le colonel 


. d’Aboville, je crois (je crois en être sùr, un détail particulier sur sa 


personne me fait croire que je ne dois pas me tromper), enfin, il y 
avait trois ou quatre autres officiers parmi lesquels se trouvait 
M. le commandant Ilenry. Cet aréopage examinait devant moi, à 
côté du général Gonse, le bordereau et c'était à qui ferait remar- 
quer à l’expert : « Voyez donc ce mot comme il ressemble à ce mot, 
voyez donc cette lettre comme elle ressemble à cette lettre ! » 
Ne pensez pas, messieurs, que c'était de nature à m'influencer, 

Le PrésInexTr. — Ce sont des détails oiseux. (Bruit.) 

M. Gogert. — Je ne fais que répondre au général Gonse, 

Le Présibexr. — Le colonel d’Aboville était-il présent à cette 
entrevue ? 









— 917 — 


LE COLONEL D’ABOVILLE, t'épondant de sa place, — Je n'ai jamais 
vu M. Gobert avant aujourd’hui. Si le reste des souvenirs ressemble 
à celui-ià, le Conseil appréciera ce qu’on peut en penser. 

Le Présipexr. — N’appréciez pas. 

Le GÉNÉRAL Gonse. — Encore un mot sur la question de la pho- 
tographie. Si M. Gobert avait demandé une photographie, je 
n'aurais pas donné moi-même, je n'avais pas qualité pour cela, 
l'autorisation de la faire, j'aurais transmis sa demande au ministre 
de la Guerre. C'était simple comme bonjour. 

LE caprraINE DReyrus, — On a déjà, en 1894, apporté cette insi- 
nuation que M. le général Gonse vient de répéter, au sujet du 
travail sur les ressources en cas de guerre à la Banque de France. 
J'affirme d’une façon absolue n’avoir jamais été à la Banque et 
n'avoir Jamais eu aucune relation avec personne de la Banque. 
(Mouvement.) Encore une fois, puisqu'on vient répéter des insinua- 
tions produites en 1894, je vous demande, mon colonel, de faire 
faire toute enquête nécessaire. 

Le PrésipexT. — Vous avez fait le travail sur la manière de se 
procurer les fonds ? 

Le CAPITAINE DREyrus. — Oui, mon colonel. 

Le PRésipexT. — Comment avez-vous eu des renseignements sur 
les sommes que la Banque pouvait mettre à la disposition de 
l'État? 

Le caprraxE Drevrus. — J'ai fait le travail sur ies archives du 
ministère de la Guerre, sur les travaux de M. Swart, sur les docu- 
ments de l'emprunt Morgan en 1870. 


Le Présipexr, — Et vous n’avez pas eu besoin d’aller à la 
Banque ? 

Le caprraINE DREYFUS, — J’affirme que je n’ai jamais été à la 
Banque de France. 

Le Présinenr. — Ne vous êtes-vous pas renseigné par écrit? 

Le capiTAIXE Drevrus. — Ni par écrit, ni verbalement. 

LE GÉNÉRAL GONSE. — Cela semble extraordinaire, parce que ces 


messieurs de la Banque avaient des relations avec les officiers du 
premier bureau. (Bruit.) 

Le Présipenr. — Enfin, vous n’avez pas été à la Banque? 

Le caprraixe Drevrus. — Non, mon colonel, 

Le PRésIoeNr, — Faites entrer M. Bertillon. 

M. BERTILLON se présente à la barre. 

Me DEMANGE. — Permettez-moi, monsieur le Président, de vous 
adresser une requête : Lors du procès de 189%, M. le Commis- 


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saire du Gouvernement avait bien voulu mettre à ma disposition 
l'original des photographies. Aujourd’hui nous n’avons pas de 
photographies, je voudrais que M. Bertillon voulût bien mettre à 
notre disposition des photographies pendant sa déposition. 

LE Présipexr, montrant un document: — C'est de ceci que vous 
voulez parler ? 

Me Deux. — C’est cela. 

LE PrésipexT. — Il n’y en a qu'un exemplaire ? 

Le Grerrier. — Un seul. 

Le Présinexr. — Nous le ferons circuler. 

Me DemaxGe. — Je croyais que M. Bertillon en avait. 

Le Présent. — Monsieur Bertillon, en avez-vous d’autres? 

M. BerriLLox. — Oui, monsieur le Président. 

LE PrésineNT. — Si vous les apportiez, nous pourrions les 
remettre à la défense, et nous pourrions, nous, suivre sur celui-ci. 

M. BErrTILLON. — Je vais les faire apporter. 


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SOIXANTE ET UNIÈME TÉMOIN 


M. BERTILLON 


M. Bertillon, Alphonse, 46 ans, chef du service de l'identité 
judiciaire à Paris, avenue du Trocadéro, n° 5, prête serment. 

Le Présibexr. — Vous avez été chargé d'étudier la pièce dite le 
bordereau. Je vous prierai de vouloir bien faire connaître les résul- 
tats de votre examen au Conseil le plus rapidement et le plus suc- 
cinctement possible, en ne nous donnant que ce qui peut déter- 
miner notre conviction au sujet de la paternité de cette pièce, sans 
entrer dans des détails techniques trop étendus. 


M. BeRTILLON. — J'ai déjà déposé devant le Conseil de guerre 


de 1894 et devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation 
des raisons d'ordre scientifique qui me font croire, d’une façon for- 
melle, à la culpabilité de l'accusé. 

J'avoue que, si on isole ma démonstration des préparations et 
des photographies qui font corps avec elle, mes déductions ne 
peuvent être comprises que par un nombre très restreint de per- 
sonnes. (Murmures ironiques au fond de la salle.) 

C'est pourquoi, au premier procès Zola, j'ai déclaré que je ne pou- 
vais faire connaître ma déposition que si j'étais autorisé au préalable 
à me servir des pièces nécessaires. C’est pourquoi, aujourd’hui, j'ai 
l'honneur de prier monsieur le Président de vouloir bien m’autoriser, 





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— 319 — 


en vertu de son pouvoir discrétionnaire, à me servir de photogra- 
phies et des notes manuscrites que j'ai apportées ici et dont un 
exemplaire pourra être adjoint à la procédure après ma dépo- 
sition. 

Le PRÉSIDENT. — Servez-vous-en; seulement, n’est-ce pas, 
n'entrez pas dans des détails trop techniques ; c’est un peu pour 
tout le monde... 

(M. Bertillon dispose sur la table des témoins, prolongée par le 
pupitre que lui prête le sergent audiencier, un de ses dossiers.) 

M. BertiLcon. — La vérification de la pièce que j'ai à vous 
exposer demande un nombre considérable de constatations minu- 
tieuses. Si, au lieu d’une démonstration rigoureuse avec pièces à 
l’appui pour chaque fait avancé, vous pouviez vous contenter d’un 
aperçu sommaire, je vous dirais que les deux pages manuscrites 
connues sous le nom de bordereau ont été écrites en prenant 
comme guide une espèce de ligne d’écriture glissée à la façon d’un 
transparent sous le papier pelure du document incriminé. C’est 
cette ligne d'écriture, employée comme type ou comme patron, à 
laquelle j'ai donné le nom de gabarit. (Rires.)Maislenomici n’a rien 
à faire. Le pointimportant c’est que j'espère vous montrer que cette 
ligne était formée de la répétition d’un même mot, le mot intérêt, 
dont j'ai trouvé le modèle dans le sous-main saisi chez l’accusé 
quelques jours avant le procès de 1894. 

Le scripteur du bordereau agissant ainsi aurait eu pour but 
d’arriver à confectionner rapidement un document truqué de telle 
sorte que s’il avait été arrêté en flagrant délit, il eùt pu démontrer 
géométriquement que le document était forgé et que conséquem- 
ment il était victime d'une machination. C’est ce que les criminalistes 
appellent un alibi de persécution. (Nouveaux rires.) Mais d'autre 
part le fait d'écrire en prenant comme guideun modèle sous-jacent, 
en retardant suffisamment l'allure naturelle de sa main, lui permet- 
tait conjointement de déguiser son écriture suffisamment, de sorte 
qu'il était en même temps à même, si les circonstances de l’arres- 
tation rendaient l’alibi de machination non présentable, de dénier 
simplement son écriture. 

Quant au procédé d'écrire en guidant son écriture sur un modèle, 
sur un gabarit, il semble d’abord d’une application difficile; le fait 
suivant vous fera peut-être comprendre comment il est d’un usage 
pour ainsi dire courant, Il n’est personne à qui il ne soit arrivé, en 
présence d’un manuscrit d'apparence soignée, de transformer un 
ou plusieurs mots dans des conditions de son et d'orthographe 


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— 320 — 


entièrement différentes et ceci par la simple correction, addition ou 
suppression de quelques jambages: prenons par exemple le second 
mot du bordereau : le mot « nouvelles ». On peut évidemment avec 
un ou deux coups de grattoir le transformer en le mot « nouveau », 
de la ligne 9. Ce mot nouveau pourrait être à son tour corrigé et 
transformé dans le mot « couteau » ou dans le mot (« mouvoir » ou 
« mouvant » par des corrections, des additions qu'il serait oiseux 
d'indiquer pour chaque cas particulier. C’estle procédé journellement 
employé par les faussaires qui surchargent des bons du Mont-de- 
Piété ou des bons de poste. Supposons qu’au lieu d'exécuter ces 
corrections directement sur l'original nous les exécutions sur des 
feuilles de papier pelure au-dessus du mot ( type », en essayant de 
reproduire le mot dérivé, le mot à introduire d’un seul coup de 
plume de telie façon que ce tracé ressemble au tracé que la correc- 
tion directement exécutée sur l'original nous aurait donné. Nous 
serons à peu près dans les mêmes conditions que le scripteur du 
bordereau après quelques jours d'exercice; autrement dit nous 
serons à même, avec ce même mot « type », de reproduire à plu- 
sieurs semaines ou à plusieurs années d'intervalle des mots identi- 
quement superposables de telle sorte qu'ils paraïtront calqués. Tout 
le monde sait, en effet, que la main abandonnée à elle-même ne repro- 
duit pas deux fois de suite un tracé identiquement superposable, 

La longueur du mot « intérêt » étant elle-même en relation 
simple avec l'unité métrique, l'espacement de ces lettres, la dimen- 
sion de ces lettres étant également en relation simple avec le mètre, 
vous pouvez vous rendre compte dès maintenant comment il se fait 
que le bordereau apparaît, quand on l’examine le décimètre à la 
main, comme un document géométriquement confectionné. Le pro- 
blème de la culpabilité ne saurait être tranché par l'examen intrin- 
sèque du bordereau, ce dernier étant une pièce mécaniquement 
composée et pouvant, par conséquent, avoir été exécutée par 
n'importe qui. 

Mais, le point important, c’est qu'il a été trouvé au ministère de 
la Guerre, d’une part, et au domicile de l’accusé, d'autre part, des 
manuscrits sur lesquels se trouvent des mots repérés exactement de 
la même façon que les mots du bordereau; de sorte que ces mots 
semblent calqués sur ces manuscrits, dans le but, je prétends, de 
pouvoir prouver que le bordereau avait été composé avec des mots 
calqués, rapportés, mis bout à bout. 

Or, l'étude attentive de cette question montre que ces mots n’ont 
pas été calqués les uns sur les autres, mais qu’ils sont (racés sur un 





modèle commun. La précaution d'introduire de temps à autres dans 
les documents qu’il écrivait au ministère de la Guerre des mots 
tracés au-dessus de ces mots, était la contre-partie nécessaire de 
l’alibi de machination, dont je vous parlais tout à l’heure. (Rumeurs.) 
Si ces faits peuvent être montrés avec une rigueur suffisante, les 
conclusions à en tirer sont manifestes. Voici, résumée sommaire- 
ment, la thèse que je vais avoir à vous développer. , 
Comme vous pouvez déjà l'apprécier, cette démonstration sera 
principalement géométrique. C’est vous dire que ma compétence 
en cette matière sera infiniment moins grande que la vôtre. Aussi, 
n'est-ce pas à mes connaissances scientifiques que j'en dois la 
découverte. Fonctionnaire de la Préfecture de police depuis plus de 
vingt ans, j'ai eu simplement cette intuition professionnelle bien 
simple qu’à supposer l’accusé momentanément coupable, il était 
_présumable qu'il n’avait pas dù écrire ses missives de trahison de 
la même façon naïve d’un employé révoqué écrivant une lettre 
anonyme de menaces à son patron. Autrement dit, J'ai appliqué à 
l'expertise en écritures les procédés qui sont usuellement employés 
dans les enquêtes judiciaires, lorsque, par exemple, en présence 
d’un cadavre dépecé, on recherche si les sections des articulations 
ont été pratiquées par la main habile d’un anatomiste, en suivant 
. les us et coutumes ordinaires, ou par une main inexpérimentée, de 
façon à remonter de ces observations à l’auteur possible du crime. 
Il était possible, si Paccusé était réellement coupable, qu'il eût cédé 
à la tentation d’introduire dans ses procédés de trahison quelques- 
unes des applications des connaissances techniques qu'il possédait 
à un aussi haut point, et dont je n'avais, moi, qu’un aperçu général; 
c’est cette insuffisance de ma part qui vous expliquera pourquoi 
mes recherches ont été si longues, 

Aussi, dans cette exposition, je m'attacherai à suivre l’ordre de 
la découverte des faits. Disons seulement pour fixer vos idées que 
ces faits peuvent se répartir en trois groupes : dans la première 
partie, je vous démontrerai que le bordereau est incontestablement 
forgé ; dans la deuxième, qu’ii n’a pu être fabriqué que par l’accusé 
et dans la troisième, J’expliquerai comment il à été fabriqué, au 
courant de la plume, à l’aide d’un mot clef glissé sous la pelure du 
document, à la façon d’un transparent. 

Ce fut dans la matinée du 13 octobre 1894 que je fus mandé 
au cabinet du préfet de police, vers neuf heures du matin, et qu’on 
me remitla photographie du document incriminé avec un échantillon 
de l'écriture de la personne soupçonnée, 

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Mon avis était demandé pour la même journée; il y avait, me 
fut-il dit, une importance capitale à ce que cette question fût tranchée 
dans la journée même, mais j'ajoute que je disposais à ce moment 
de 5 à 6 employés déjà entraînés à des travaux de ce genre par 
des enquêtes similaires antérieures, de sorte que toute la partie 
matérielle de l'opération : photographie, découpage, recherche des 


mots semblables, ete., m'était épargnée; et que les dix heures qui. 


m’étaient allouées équivalaient en fin de compte au travail d'une 
semaine d’un expert ordinaire abandonné à ses propres forces. 
Dès le commencement de l’exanren je fus frappé par des coïnci- 


dences nombreuses de formes graphiques absolument normales et 


par conséquent très caractérisées. 

J'en fus même quelque peu inquiété ; je me demandai comment 
il était possible qu'une personne incontestablement intelligente, ; 
comme le scripteur de cette missive semblait l’indiquer par ses con- 
clusions, puisse avoir écrit une lettre aussi criminelle sans presque 
déguiser son écriture. 

Me Demancr. — Je n’ai pas entendu votre dernière phrase? 

M. BerrizLox. — Je disais que j'avais été un peu inquiété de ne 
pas trouver cette missive déguisée d’une façon plus profonde. : 

Enfin autre sujet d’inquiétude : 

L'écriture portait de-ci de-là quelques retouches ou quelques 
tremblements qui d'ordinaire caractérisent le calquage. 

Néanmoins, ces retouches et ces hésitations étaient en nombre 
insuffisant pour permettre de conclure à la fabrication artificielle ; 
le soir, vers les six heures, après avoir contrôlé mes observations 
sur le bordereau original que j'avais réussi à me procurer dans 
l'après-midi, je signai sous la seule pression de ma conscience (Ru- 
meurs.) l'avis suivant qui résumait les observations que mes chefs 
m’avaient demandé de faire, à savoir : 

Si l’on écarte l'hypothèse d’un document forgé avec le plus 
grand soin, il appert manifestement pour nous que c’est la même 
personne qui a écrit toutes les pièces communiquées et le document 
incriminé. 

Au point de vue logique, cet avis signifiait simplement que je 
trouvais que les deux groupes de formes graphiques, représentés par 
les deux sortes de documents, étaient trop semblables pour pouvoir 
être attribués au hasard. 

Oui, les relations de forme de lettres, de dimensions, d'écarte- 
ments, existant d’an mot à un autre, d'une partie d’un mot à un 
autre, etc., étaient trop voisines, trop analogues pour qu'on püût 





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— 323 — 


vraisemblablement admettre que les deux documents fussent d’une 
autre main. 

Néanmoins cet avis que j'émettais excluait-il l'hypothèse de la 
contrefaçon de l'écriture? Évidemment non. Cette dernière partie 
de l'examen demandant un temps beaucoup plus long, je l'écartais 
de cet avis préliminaire. Néanmoins j’ajoutais en note la présence 
de l'emploi de la lettre S qui sur le bordereau n'était pas employée 
de la même façon, dans le même ordre que sur la pièce de compa- 
raison. Quels sont ies caractères d’un faux ? Ces caractères dépendent 
de la façon employée par le faussaire. Les experts rattachent la 
confection d’une pièce artificielle, à deux catégories d'opérations 
différentes, il y a 1° ce qu’on appelle l’imitation d'écriture à main 
levée, 29 décalquage. 

L'imitation à main levée est l’opération qui donne les meilleurs 
résultats, mais elle nécessite un temps d'apprentissage particuliè- 
rement long, elle se reconnait à la présence de reprises dans le 
tracé des mots d’une lettre à une autre, chaque fois que le seripteur 
quitte le bec de sa plume pour considérer le modèle ; aussi, pour 
confectionner une pièce de ce genre, faut-il pour ainsi dire connaître 
son modèle par cœur pour n'avoir pas à la regarder pendant qu’on 
écrit; de là un temps d'apprentissage assez long. 

Le calquage ne nécessitant pas d’apprentisshge semble devoir 
être employé plus fréquemment par les faussaires et leur avoir assuré 
des succès plus nombreux. La pièce la plus connue a été fabriquée 
de cette façon; c’est le faux testament de M. de La Boussignère qui 
a été confectionné il y a une dizaine d’annéee par un autographiste, 
Charpentier, au moyen de mots calqués, rapportés, mis bout à bout. 
Le manuscrit, le testament lui-même n’était qu’une sorte de décalque 
— ces circonstances seront importantes tout à l'heure — qui avait 
été passé à l’enere par un autographiste de profession, nommé Char- 
pentier, mort depuis. Bien qu’il fùt malaisé de réussir une pièce de 
cegenre, car la difficulté principale, après le choix des mots, consiste 
à aligner bout à bout avec à la fois science, rectitude, ce testament 


fut validé sur rapport de plusieurs experts, M. Gobert entre autres, 
» puis les confectionneurs de ce testament s'étant fait chanter les uns 
les autres, il y eut un procès à la Cour de cassation et en cour 


d'assises, où la machination du testament fut facilement reconnue. 
Nous devons donc conclure de cet exemple que la prétendue 


» connaissance des experts en ce qui concerne l'authenticité des mots, 


ou le cliché graphique, c'est une connaissance vaine. Toute 
espèce d'écriture peut être imitée, l'expérience dans tous les pays, 











+4 








devant tous les tribunaux, sans remonter bien loin, le prouve 
suffisamment. Néanmoins, il ne faudrait pas mettre sur le même 
pied les deux expertises par exemple du testament de La Boussi- 
gnère : dans la première où les experts, abusés par l’analogie falla- 
cieuse des formes graphiques, déclarèrent l’identité des mots dans 
les deux sortes de texte; dans la seconde en cour d’assises où, en 
possession de tirages, de brouillons et de cinq tirages lithogra- 
phiés, ils purent formuler une opinion impersonnelle de culpabilité. 

Incontestablement, l’avis que je donnais le 13 octobre, après cet 
examen, appartenait à la première catégorie de ces expertises, à 
savoir à une expertise aléatoire. 

La question que je me posai, lorsque je fus informé le surlen- 
demain, lundi, de l'arrestation de l’auteur soupçonné du bordereau, 
et lorsqu'on me fit connaître, sous le sceau du secret, ses noms et 
qualités, fut celle-ci. N’était-il pas possible qu’à l’exemple du faux 
testament de La Boussignère, le bordereau eût été créé de pièces et 
de morceaux par un criminel inconnu qui aurait eu la volonté de 
perdre un ennemi personnel? 

Nous avons déjà examiné cette hypothèse au point de vue 
technique, en ce qui regarde les retouches. 

Restait la question de l’examen de l’alignement des mots et des 
lignes. Si le bordereau avait été composé au moyen d’un contexte 
primitif, des mots rapportés et mis bout à bout, il était possible que 
l’on retrouvàt, dans l’espacement des lignes ou-dans l'emplacement 
des mots, des traces d'une intervention mécanique ou d’une rayure 
pour donner à ces mots une place ordonnée. 3 

Vous savez tous, messieurs, combien il est difficile, quand on a 3 
à intercaler un ou plusieurs mots au milieu d'un manuscrit, de faire 
cette intercalation sans que cela saute aux yeux, soit à cause de 
l’inclinaison des lettres, soit à cause de la position des mots. De là. 
l’idée qui me vint de superposer un quadrillage demi-centimétrique 
au bordereau. Je me servis d’abord d’un réticule de quadrillage par 
quatre millimètres, dont la contexture de ce papier était imprimée, 
Mais depuis, pour donner plus de facilité aux observations, je me 
suis efforcé, au moyen d’un travail considérable, de reconstituer le 
bordereau en ses vraies dimensions, que le mauvais raccommodages. 
de ce document avait considérablement altérées. Vous pouvez, en 
effet, remarquer, sur l'épreuve originale, qu’il y a des parties de 
papier qui se superposent les unes aux autres, tandis qu’il y a 
d'autres parties où les morceaux: rapportés laissent un blanc. 
Vous pouvez faire ces observations sur les photographies du . 


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— 325 — 


bordereau original que je vais mettre sous vos yeux, et qui ont été 
- faites par contact et par superposition directe du papier à la plaque 
sensible. Ce procédé d'opération est le seul moyen d’obtenir des 
photographies de dimensions rigoureusement semblables au modèle, 
ou, si l’on veut, des photographies de dimensions contrôlables, cer- 
tifiables. 

Je ne dispose que de sept exemplaires de cette photographie, 
mais j'ai deux cahiers quicontiennent exactement les mêmes épreu- 
ves; je demanderai la permission de remettre à M. le Président et 
au commissaire du Gouvernement les photographies qui sont équi- 
valentes à ces cahiers. 

M. Bertillon fait passer ses photographies au Conseil de querre, 
au commissaire du Gouvernement et à la défense. 

Pour reconstituer le document en ses vraies dimensions, j'ai 
recours au procédé suivant : je projette sur un panneau constitué 
par une feuille de papier au gélatino-bromure de trois mètres de 
côté, une projection d'un cliché du bordereau — j'ai un cliché du 
bordereau — c’est-à-dire une projection d’un cliché où il y avait le 
quadrillage par quatre millimètres imprimé dans la pâte du papier, 
et j'obtiens une série d'épreuves de ce genre-ci, où j'aperçois le 
quadrillage par quatre millimètres amené à la dimension de carré 
de quatre centimètres de côté. 

Pour donner la certitude à l’opération, en même temps que je 
faisais cette projection je mettais contre mon cliché une gradation 
millimétrique sur verre, qui était agrandie conjointement avec le 
cliché, de sorte que j'avais là un texte continuel, constant de l’opéra- 
tion, puis j'ai recoupé carrés par carrés, et j'ai recollé les morceaux 
sur une grande planche à dessin où j'avais tracé, au préalable, avec 
la plus grande exactitude, des carrés de quatre centimètres de côté. 
Ainsi, les carrés qui avaient été diminués par une superposition du 
papier ont dû être espacés pour obtenir leurs quatre centimètres, et 
inversement les carrés qui occupaient plus de quatre centimètres, 
à cause des parties de papier mal raccommodées et écartées, ontété 
ramenés par de petites sections à occuper leur place réelle. 

Ce sont les résultats de ces opérations qui sont figurés sur la 
pièce ci-Jointe. L'observation qui frappe tout d’abord quand on 
regarde le bordereau reconstitué dans ses vraies dimensions et 


superposé à une réglure verticale espacée par demi-centimètre, c’est. 


que les mots redoublés de ce document sont touchés de la même 
façon à des places géométriquement équivalentes, soit en tête en ce 
quiregarde le trait initial, soit en queue. Prenons par exemple le mot 




































«copier » de la ligne 27 et le mot « copie » de la ligne 29. Nous cons- 
tatons que le GC initiale de ces deux mots est touché tangentivement 
par le réticule demi-centimétrique. Regardons maintenant le mot 
« manœuvre » de la ligne 22 et le mot « manœuvre » de la ligne 30, 
nous remarquons que l’emplacement du trait initial du premier 
jambage qui passe antérieurement à cette lettre est exactement le 
même par rapport au réticule qu’à la gauche de ce trait. 

Prenons le mot « nouvelles », de la première ligne du bordereau, 
etle mot « nouveau », de la 9%, mème coïncidence. Prenons le mot : 
« modification » de la ligne 10 et le mot « modifications » de la 
ligne 8. Nous voyons le trait initial à la même distance du réticule 
centimétrique du réseau vertical qui passe à la droite de ce trait. 

Ces observations ont été mises en lumière et réunies sur les plan- 
ches ci-jointes à l’agrandissement du double. 

Nous avons placé sur la première travée des mots qui sont dis- 
posés semblablement par rapport au réticule en ce qui regarde le 
trait initial et en ce qui regarde la partie finale. Quelle probabilité 
y a-t-il que de pareilles coïncidences puissent être attribuées au 
hasard. Autrement dit, au point de vue pratique, de quel nombre de 
pièces manuscrites écrites naturellement au courant de la plume 
faudrait-il disposer pour avoir quelque chance de rencontrer une 
missive semblablement disposée. (/uimeurs.) Quant au repérage des 
mots doubles, la solution est la même. 

Prenons au hasard un de ces nombreux mots dont je viens de par- 
ler : les deux mots « modifications » par exemple. Après avoir écrit une 
première fois ces mots au courant de la plume avec la base de M 
initial touchant à une barre demi-centimétrique verticale, c’est-à- 
dire non visible, n’existant nulle part, quelle probabilité y a-t-1 que 
je trouve ces mêmes mots deux lignes plus bas de la même façon, 
c'est-à-dire la même lettre, juste pareillement à moins d’un quart de 
millimètre à une base demi-centimétrique également invisible. Évi- 
demment le fait ne pourra se présenter que par hasard, qu'une fois 
sur cinq cas en moyenne. En effet chacun des cinq millimètres qui 
séparent chaque base verticale doit être considéré comme ayant 
chance égale pour recueillir l’initiale du deuxième mot « modifica- 
tions ». 

En conséquence, si nous supposons que nous recommençons 
indéfiniment, cent fois, mille fois, dix mille fois, l'expédition de la 
missive, le repérage demi-centimétrique géminé des deux initiales 
ne sera représenté que par un cinquième des expéditions ; ainsi, sur 
dix mille expéditions, faites à l’aide d’un transparent vertical, le 





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— 3217 — 


repérage des deux mots «modifications » ne s’observera que deux 
mille fois, 

Assurens-nous maintenant si le repérage demi-centimétrique des 
deux mots « modifications » est susceptible d’entrainer avec lui le 


repérage des deux mots « disposition ». Evidemment non. L’ajustage : 


des deux groupes de mots ne saurait en quoi que ce soit déterminer 
celui du second. 

Ainsi, si noussupposons le premier des deux mots « disposition » 
coupé comme dans la missive, tout contre la volute du D, le second 
mot « disposition » ne sera coupé qu’une fois sur cinq expéditions. 
Etant donnée cette non-corrélation, nous pouvons poursuivre pour 
ces deux mots le calcul précédemment commencé. 


Nous avons vu que sur dix mille expéditions faites au hasard, 
deux mille seulement présenteraient le même repérage des deux 


initiales et nous savons depuis qu’un 5° seulement, soit 400, présen- 
tera en même temps un repérage semblable ajusté à un quart de 
millimètre en plus ou en moins des deux « disposition ». En redivi- 
sant ce chiffre de 400 par 5 il se trouve réduit à 80, lequel chiffre 
à son tour descendra à 16 par l'intervention des deux mots « copie » 
et « copier ». (Rumeurs). 

Nous restons maintenant en présence de trois pièces parmi les- 
quelles nous n’aurons pas grand’chance d’en trouver une pour le 
repérage réticule sur réticule, barre sur barre, desinitiales des mots 
(nouveau » et « nouvelles » sans parler des deux mots « notes ». 

Ainsi, ilnous faudrait en moyenne plus de dix mille pièces pour 
avoir quelques chances d’en rencontrer une présentant le repérage 
demi-centimétrique de ces mots redoublés précédents, mais que dire 
aussi des autres polysyllabes coupés semblablement et que contient 
la pièce ? Que dire du repérage des mots de mêmes initiales comme 
«Manuel », «manœuvres »? Ainsi on pourrait dire que sur cent 
millions de copies faites au hasard, il ne s’en trouvera peut-être pas 
ni deux ni une qui présenteront l’ensemble des deux repérages précé- 
dents, sans parler de la superposition du tracé de ces mots que 
nous allons étudier. à 

Mais que deviendra ce chiffre s’il faut que nous tenions compte 
des repérages similaires des petits mots ef, le, ete., qui la plupart, 
comme les mots redoublés, sont repérés semblablement ? 

Conclusion. Nous sommes bien en face d’un document 
machiné, quei qu’en soit l’auteur, quel qu’en soit le but. 

Si maintenant nous passons de l’examen de l'emplacement des 


mots à l'examen de leur tracé, en les examinant à la façon des 





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FOR A 





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Te 


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MTS PL AQU ARCS SRE 





experts, par superposition, nous constatons ce règlement curieux, 
à savoir que le premier mot redoublé recouvre le second dans sa 
partie finale, tandis que le trait initial du premier est en recul d’un 
intervalle de lettre par rapport au second. 

Prenons par exemple le mot « manœuvres » du bordereau, — en 
voici un calque très exact avec ses réticules demi-centimétriques. 
Transportons-le, réticule sur réticule, sur le second mot «manœu- 
vres » et nous observons une superposition exacte du trait initial, 
tandis que la partie finale ne présente pas de superposition. Recu- 
lons le calque d’un quart de l'intervalle du réticule, soit de 4mm,95; 
nous observons que les deux parties finales se recouvrent exacte- 
ment. 

L'observation que je viens de faire pour le mot « manœuvres » 
pourrait être répétée pour tous les mots redoublés. 

Prenons le mot « modifications » de la ligne 8. Transportons-le 
sur le mot « modifications » de la ligne 10, réticule sur rétieule; 
nous n’obtenons que la superposition des plus exactes du trait initial. 
Imprimons maintenant au calque un déplacement d’un quart de 





«3 l'intervalle c’est-à-dire de 4mm,25 et nous obtiendrons le phéno- 
Æ mène que nous appelons le surmoulage de la partie médiane, Reve- 





nons en arrière encore une fois de 1mm,25, et nous obtenons 
l'emboîtage de la partie finale. Nous sommes en face de trois mou- 
vements de 1%%,95 : superposition du trait initial; recul, emboîtage 


% 


EDS 
3 
LA 


ee de la partie médiane; retour en arrière, emboitage de la partie 
e finale. 

5 M. Bertillon s'approche du Conseil et fait pour le mot « dispo- 
ÿ. sition » la même démonstration qu'il vient de faire pour les mots 


« modifications » ef « manœuvres ». 

î Ainsi, ces mots qui, au premier abord, paraissent aussi différents 
que possible, lorsqu'on les superpose et qu’on mesure les déplace- 
ments, paraissent résulter du calque d’un modèle commun qui 


à, 

aurait été opéré avec déplacement. 

7 Eh bien, les treize mots redoublés que contient le bordereau 
DS obéissent tous à cette loi : toujours le premier mot se met sur le 


: second avec un recul de 1%%,95 ou de deux fois 19,95, Voilà un 
, phénomène qui n'est pas naturel et qui, à lui seul, dénote la con- 
fection artificielle du bordereau. 

Ces observations ont été représentées sur les photographies 
ci-jointes, que j'ai l'honneur de vous présenter. 

Me Laporr. — Ces décalques et ces pièces seront annexées au 
dossier bien entendu? 


AE D tent 7 L PPont * 4e ee PRE TUE, D 'PPANS == 





— 329 — 


M. BertiLLox. — Oui, monsieur le défenseur. 

L'observation a été mise en lumière sur ces planches. Ce sont 
les mêmes mots que ceux qui vous ont été montrés tout à l’heure. 

Il m'a semblé que le phénomène que nous venions de découvrir 
présentait avec le Manuel opératoire connu en topographie, je crois, 
je suis très incompétent en ces matières, sous le nom de « Loi des 
Quatre », quelque analogie. Pour diviser à la main une distance 
connue, déterminée, il est de pratique courante d'employer la divi- 
sion en deux, puis encore en deux; du moins c’est l’expression que 
j'ai employée pour désigner ce phénomène de surmoulage avec 
recul de 1nm,25 ou de 2nm,95, c’est-à-dire avec recul du quart de 
l'intervalle d'écart demi-centimétrique ou de la moitié d'écart demi- 
centimétrique. Nous allons revenir sur ces deux quantités. 

Le bordereau présente encore d’autres anomalies qui laissent 
soupçonner sa confection artificielle. Ainsi, signalons la petite 
encoche qu’il présente, dans le quart inférieur du bord libre de ce 
document. La photographie que je vous ai donnée la reproduit 
avec une flèche et si le papier avait été simplement découpé au 
massicault cette encoche n’existerait pas. Elle semble d’abord 
indiquer que le bordereau a été découpé dans un format plus 
grand à coups de ciseaux, et que nous sommes ici en face d’une 
hésitation de la main de la personne qui a coupé. 

Nous verrons plus loin cette encoche remplir un autre rôle. 

Autre trace qui laisse soupçonner une confection artificielle : 
examen des maculatures qui se trouvent vis-à-vis le feuillet blanc 
du verso. Si ces maculatures résultaient simplement de l'impression 
des maculatures encore fraiches sur le papier vis-à-vis, elles 
seraient exactement symétriques : or un examen attentif du docu- 
ment montre qu'il n'en est pas ainsi. 

Prenons le mot « disposition » du bordereau avec son calque. 
Nous remarquons une bavure qui réunit le point à FI. Replions 
notre calque sur la partie opposée, et nous voyons la bavure trans- 
portée dans la partie directement opposée, tandis qu'elle devrait 
être exactement symétrique, située en dessous, vis-à-vis de la par- 
tie qui semble lui avoir donné origine. Ces deux bavures ne sont 
pas la maculature l’une de l’autre, et semblent avoir été faites à 
deux intervalles différents : première cause. Deuxième cause : 
mouvement en sens inverse. C’est une observation très faible, sur 
laquelle je n’insiste pas. 

Mais si nous superposonsle mot «manuel» etlemot «manœuvre» 
nous sommes frappés de ce que leur tracé se superpose, réticule 





























— 330 — 


sur réticule. Même observation en ce qui regarde les mots «nou- 
veaux et « couverture » ; leur partie commune 0 « v se mettent l'une 
sur l’autre, barre sur barre. Le mot 720 se met sur le mot 2894 
jusqu’à la moitié du réticule. (Bruit.) J'ai réuni ces observations 
sur la planche ci-jointe (n° 5). L'observation la plus curieuse que 
présente la planche n° 5 est relative aux articles « les ». Sur ces 
articles il y en a 4 qui sont réticulés de mème, il y en a 3 qui peu- 
vent se superposer réticule sur réticule. C’est là la remarque la 
plus intéressante, car la superposition, si elle n’était pas accom- 


_ pagnée du réticulage, n’aurait pas le même intérêt, Le borde- 


reau contient sept mots « les »; ils se divisent en deux groupes 
qui se mettent l’un sur l’autre, réticule demi-centimétrique sur 
réticule demi-centimétrique. 

Enfin, depuis ma déposition devant la Cour de cassation, Jai 
découvert une autre superposition qui à elle seule est peut-être 
plus curieuse que toutes celles que je viens de vous indiquer. C’est 


Ja superposition de la ligne entière n° 13 sur la ligne n° 30. Si 
nous transportons la ligne 13 (manuel) sur la ligne 30 (je vais par- 


tir), nous constatons que les lettres & 4 et » se mettent l’une sur 
l’âutre et les mots «manuel » et « manœuvres » également. 

Nous verrons plus loin que le réticulage du bordereau n’aurait 
pas dû être fait d’un seul morceau comme je l'ai fait dès la pre- 
mière heure, mais que chaque ligne aurait dû être réticulée. 

L'écriture naturelle, c’est un phénomène connu, n’obéit à aucune 
loi. Pourtant on doit reconnaître que les mots similaires jetés au 
courant de la plume ont une tendance à converger vers un point 
moyen, central, et qu’ils diffèrent énormément les uns des autres. 
Sur le bordereau nous n’apercevons rien de cela; mais une loi plus 

compliquée semble présider non seulement au tracé des mots mais 
aussi à leur placement. 

Aiünsi, la lettre missive incriminée n’a pas été écrite naturelle- 
ment; c’est une lettre forgée quel qu’en soit l’auteur, quel qu’en 
soit le but. 

Le Présinexr, — Vous avez terminé votre première partie; c’est : 
le moment de nous accorder quelques moments de repos. 

L'audience est suspendue à 9 heures et demie. 


L’audience est reprise à 9 h. A5. 

Le PrésipexTr. — Monsieur Bertillon, v euillez reprendre le cours 
de votre déposition. 

M, BerriLLox, — Les photographies que j'ai fait passer sous vos 


] 9: 
TS SE pet 
# m 





yeux vous ont montré que l'écriture du bordereau ne correspond 
pas dans toutes ses parties à l’écriture de l'accusé. 

Est-ce que ces différences sont naturelles ou intentionnelles ? ? 
faut-il les qualifier, autrement dit, de déguisements ou de diver- 
gences graphiques ? 

Remarquons que le truquage du bordereau, que nous croyons 
avoir démontré d’une façon indiscutable, Ôte beaucoup d'impor- 
tance à cette question; si le bordereau est truqué, les caractères 
de l'écriture perdent beaucoup de leur importance. Examinons 
quelles sont ces différences et prenons pour base le rapport des 
experts de 189%, et notamment le rapport de M. Charavay. Il les 
énumère d’une façon très complète ; je vais en faire l’énumération 
en prenant pour guide la planche 6 qui vous a été distribuée tout 
à l'heure. 

Dans l'écriture de l’accusé il y a très souvent une forme d’a, 
tandis que sur le bordereau, vous voyez qu’ils revêtent parfois la 
forme d’un alpha grec, de forme rapprochée, où le jamhage des « 
se fusionnerait en un seul trait; les « sont généralement à angle 
rectiligne sur l’écriture de l’accusé, tandis qu’ils sont à volutes, à 
deux exceptions près, sur le bordereau. 

Deuxième point : le double / a une forme pour ainsi dire nor- 
male dans l'écriture de l’accusé, tandis que sur le bordereau il revêt 
une forme absolument exceptionnelle, sur laquelle j’aurai besoin 
de revenir plusieurs fois et que j'ai qualifiée, pour faciliter et 
abréger les formules, de double / en ligne brisée. 

L'm et ln sont souvent en forme d’« chez l'accusé, tandis que 
sur le bordereau la partie supérieure de ces lettres est régulière- 
ment voûtée et le délié initial est accentué. 

L’o à un tracé ouvert chez l’accusé et sur le bordereau il revêt 
une forme exceptionnelle qui consiste en un point minuscule situé 
au milieu du délié qui réunit la lettre précédente à la lettre 
suivante. C’est cette forme à laquelle j’ai donné le nom de o négatif 
par une allusion à l’image photographique sur négatif, sur cliché, 
que cet 0 aurait donnée. à 

Le p a un délié initial très accentué chez l’accusé; sur le bor- 
dereau il n'y a généralement pas de délié. 

Enfin, le double + est allongé en premier chez l’accusé, tandis 
qu'il est toujours allongé en second sur le bordereau. 

J'ai ajouté à cette liste, qui est empruntée pour la plupart au 
rapport de M. Charavay de 1894, j'ai ajouté à cette liste la forme 
des % qui, chez l'accusé, tourne toujours intérieurement dans le 

















a 


Vé 
SC 
# 
4 
me - 
al 
ci 
= 

J 
Ki 











— 339 — 


sens inverse des aiguilles d’une montre, tandis que sur le borde- 
reau elle tourne intérieurement dans le sens des aiguilles d’une 
montre... 

Me Demaxce. — Nous n’avons pas cette planche. 

Cette planche est mise sous les yeux des défenseurs. 

M. BertiLcox. — A côté de ces dissemblances; nous remarquons 
des analogies nombreuses, qui ont été réunies, mises en lumière 
dans la planche ci-jointe. Cette planche, ce tableau, présente, 
autant qu'il a été possible, les mots similaires du bordereau avec 
les mots dictés à l'accusé durant l'instruction judiciaire de 1894. 
Quand on compare certains mots rapportés, il y a de nombreuses 
ressemblances dans la forme des lettres. 

Le mot «responsable », au milieu de la seconde colonne à 
droite, présente, en ce qui regarde le tracé suivi, une grande 
analogie, mais une grande dissemblance en ce qui concerne l’écar- 
tement des lettres, l’allure générale de l’écriture. Cette dissem- 
blance, nous vous l’expliquerons, plus tard, par le procédé du 
calquage, que nous prétendons que l'accusé a suivi pour confection- 
ner son bordereau. 

Comparons maintenant les mots redoublés du bordereau dont 
la confection est si curieuse avec les mots similaires offerts par les 
pièces de comparaison écrites par l'accusé durant son stage au 
ministère. | 

Remarquez qu’en faisant cette opération nous ne faisons que 
suivre les us et coutumes de l’expertise ordinaire qui recommande 
de s’attacher spécialement aux comparaisons de mots semblables. 

Nous sommes frappés de la présence, dans ces documents, d’un 
certain nombre de mots qui présentent une très grande analogie. 

Si nous le superposons nous voyons que cette analogie s'étend 
jusqu’à l'égalité géométrique, jusqu’à la superposition ; mais il faut 
pour l'obtenir imposer aux mots du bordereau un déplacement de 
4mm 25, de façon à obtenir la superposition du premier tracé avec 
le second. 

Voici des plans sur lesquels vous voyez la reproduction de mots 
superposés. 

M. Bertillon s'approche du Conseil de Guerre et commente ses plans 
au milieu des membres du Conseil et des défenseurs. 

M. BerTILLON. — Il y a des mots qui sont superposables, ainsi 
que je l'avais mentionné dans le rapport de la première heure. 

Mais nous n’avons naturellement pas la superposition des 
« caractères divergents » que je vous ai énumérés tout à l'heure. 





5500 


Le bordereau serait donc réellement confectionné avec des mots 
calqués sur un texte fabriqué au ministère de la Guerre. Si nous 
adoptons maintenant cette hypothèse, nous sommes amenés, pour 
expliquer en même temps la coïncidence de réticules des mots du 
bordereau avec les réticules que nous avons appliqués au texte du 
ministère... et pour expliquer en même temps le déplacement de 
{um,95 ou deux fois 40,25 que nous constatons dans ces mots, 
nous sommes amenés à faire l'hypothèse suivante : le faussaire, 
le confectionneur du document, ayant l'intention par exemple 
d’intercaler deux fois les mots « copier » dans son texte du borde- 
reau, s’est dit : Si je me contente de décalquer ces mots d’une façon 
rigoureuse, les experts, qui procèdent par superposition de décalque, 
verront mon procédé immédiatement; je vais donc les diviser, 


je vais donc altérer la superposition de ces deux mots et pour cela * 


je vais avoir recours au manuel opératoire suivant : je prends une 
feuille de papier quadrillé par 1/2 centimètre. 

M. Bertillon s'approche de nouveau de la table du Conseil aux 
membres duquel il donne des explications. 

Pour le second mot j'opère exactement au début de la même 
façon, mais aulieu de reculer mon calque vers la droite, je le recule 
vers la gauche toujours de la même quantité en regard de l’inter- 
valle, c’est-à-dire de 1"",25, et je répète en commençant par le 
trait au crayon pour donner après le tracé à l'encre, J’obtiens ainsi 


deux dessins qui vont être superposables au mot du bordereau, 


réticule sur réticule. 
M. Bertillon se rapproche à nouveau de ‘la table du Conseil et 


donne des explications qu'il est matériellement impossible d'entendre. 


Cette double opération a été représentée sur la planche ci- 
contre. Si nous avons doublé le mot «artillerie» de son calque au 
crayon etnous y avons superposéle premiermot «artillerie» du bor- 
dereau, nous obtenons ainsiun tracé où toutes lettres sont localisées 
sur l’une ou l’autre des deux chaînes. Cette opération n'est que le 
double de celle-là, sur laquelle nous avons fait disparaître le tracé 
non saisi; vous voyez qu'on s'attache au tracé par transparence. 
Voici le mot «authentique» superposé au mot du bordereau : voici 
le même avec l’opération du calque au crayon, et voici la même 
préparation sur laquelle on a levé le tracé « authentique ». Vous 
remarquerez la similitude extraordinaire des tracés. 

M. Bertillon s'approche du Conseil auquel il montre son tracé. 

Ces opérations ont été représentées sur l'écriture et jointe aux 
dimensions de la grandeur naturelle. 











SUR ne MATE 











Quelle que soit la complication de l’hypothèse provisoire à 
laquelle nous venons d’arriver pour expliquer les phénomènes de 
superposition et de réticulage du bordereau, nous devons recon- 
naître que cette hypothèse est encore moins compliquée que le 
procédé qui a été suivi pour la confection du faux testament de 
M. de La Boussinière, puisque ce faux testament, avons-nous dit, 
avait été composé d'abord sur du papier autographique et reporté 
sur la pierre lithographique, et que c'était une épreuve tirée au 
carbonate de plomb qui avait été repassée à la plume par l’auto- 
graphiste Charpentier. Nous avons une similitude de procédé : 
mine de plomb pour la confection du bordereau, et de l’autre côté 
carbonate de plomb. 

Quoi qu’il en soit, le bordereau présente l’apparence d’avoir été 
composé au moyen des mots calqués sur les manuscrits d'Alfred 
Dreyfus conservés au Ministère de la Guerre, en suivantun procédé 
qui remémore celui du faux testament de M. La Boussinière, 

Fallait-il de ces diverses constatations conclure à une machina- 
tion dirigée contre l'accusé”? Nous ne le crûmes pas, parce que le 
bordereau était en même temps d'une écriture déguisée, parce qu’il 
y avait en même temps des différences de forme d’écriture. 

Regardons la confection artificielle du bordereau comme 
démontrée, regardons comme prouvé qu’il a l'apparence d’avoir été 
confectionné avec des mots calqués sur les pièces du ministère de 
la Guerre écrites par A. Dreyfus; nous voyons que si réellement il 
avait été l’œuvre d’une machination contre l'accusé, il n'aurait pas 
porté des différences d'écriture aussi flagrantes que l’inversion de 
l's long ou que le double / en ligne brisée. 

L'écriture était déguisée; il y avait donc là une présomption 
contre l’accusé. è 

Remarquons que les raisonnements que je viens de vous faire 
ne sont donnés qu’à titre d’hypothèse pour diriger nos recherches 
ultérieures : ce ne sont pas des preuves, mais ce sont des idées 
avant-coureurs qui vont nous servir de guide et qui vont trouver 
justement leur justification dans les découvertes que nous allons 


_ faire ultérieurement. 


La conjecture d'imitation d'écriture est donc inconciliable avec 
celle du déguisement graphique intentionnellement introduit par 
un faussaire, 

D'un autre côté, les difficultés techniques mises à part, on peut, 
on peut concilier l'utilité théorique pour un espion de combiner le : 
déguisement avec la simulation d’un document forgé. En effet, le 





— 339 — 


flagrant délit est l'éventualité qui est la plus redoutable pour un 
traître; en pareille éventualité, il ne s’agit plus de nier, il fau 
prouver qu'on est victime d’une machination, et en pareil cas le 
bordereau machiné, comme nous venons de l'indiquer, aurait été 
du plus grand secours pour établir les preuves résultant des autres 
circonstances. 

Placons-nous dans une situation inverse et apprécions que le 

danger qui se présentait devait sembler aussi redoutable à l'accusé 
que le flagrant délit. Évidemment non, il était toujours possible de 
délier son écriture, les experts en écriture se sont trompés suffisam- 
ment d’une façon assez grossière pour que l'écriture seule ne 
puisse servir de preuve. Ainsi donc le système adopté par l’accusé 
me semble inadmissible, Si le bordereau avait été machiné inten- 
tionnellement contre Dreyfus il ne présenterait pas vraisemblable- 
ment des différences graphiques telles que l’'inversion des s 
allongés. Au contraire le déguisement d'écriture ou la simulation 
d’un document calqué pourrait être expliqué par l'intention d’être 
à même de faire face suivant les cas à l’un on l’autre des deux 

. dangers principaux qui pouvaient l’assaillir au courant de ce 
procès : 1° La comparaison des pièces ne donnant pas des indications 
évidentes et concomitantes d’authenticité, il aurait délié son 
écriture en s'appuyant sur la divergence graphique d’écritures; 
20 la découverte et la saisie de pièces sur lui-même. Auquel cas il 
se serait posé en victime d’une machination, en invoquant la con- 
fection artificielle du bordereau. 

Les raisonnements pratiques que nous venons de vous donner 
font ressortir l'importance de cette divergence graphique comme 
présomption de culpabilité. 

Faisons donc porter notre examen d’une façon toute spéciale sur 
ce caractère et notamment sur l’inversion des s allongés. Procé- 
dons par cinq mots qui présentent cette forme normale, comme 

nous avons procédé pour les autres mots du bordereau, à savoir 
par superposition. Nous constatons que les cinq questions du 
bordereau sont reculées de la mème façon et que, quand on accu- 
. mule ces mots les uns sur les autres, réticule sur réticule, ils sont 
juste la moitié du réticule. Ainsi à la troisième colonne on voit que 
les trois traits se mettent à la moitié du réticule sur les s longs du 
mot « intéressant » et « intérêt ». Il y a là une coïncidence que j'ai 
remarquée dès 4894 et qui présentera un très grand intérêt, à 
supposer qu'il y avait peut-être au ministère de la Guerre un 
écrivain qui employait la forme des s en long sur lequel l’auteur 














— 336 — 


du bordereau s’était ménagé la possibilité de jeter les soupçons et 
à supposer que peut-être il y a une matrice commune qui aurait pu 
expliquer ces différences, 

J'en parlai au commandant du Paty de Clam, je lui demandai 
de faire faire une enquête au ministère de la Guerre. Il en entretint 
le général de Boisdeffre. Il me fut répondu qu’on n'avait découvert 
au ministère la présence d’aucun officier employant ls long, à 
l'exception d'un stagiaire, au ministère depuis un an. Sur ces 
entrefaites, je fis faire une statistique et je remarquai qu’elle ne se 
rencontrait parmi les écritures françaises que de 2 à 3 0,0. 

J'en étais là dans cette enquête lorsque je fus mandé par le 
commandant d'Ormescheville qui désirait m'entretenir des questions 
de cryptographie. Cette demande était motivée en l'espèce par 
l'arrivée dans la prison de différentes lettres de la famille de 
l'accusé, dans lesquelles le commandant craignait de voir des 
correspondances secrètes. Au cours des explications que je lui 
donnai sur ces questions, il fut amené à me montrer une lettre 
datée de Mulhouse sur laquelle au premier coup d’œil je fus stupé- 
fait de retrouver l’emploi de l’s long en second; presque en même, 
temps je remarquai sur une autre lettre, d’une écriture absolument 
différente, l'emploi de la forme graphique que j'ai qualifiée de l’o 
négatif, lequel ne se recontre qu’une fois sur cent. 

Il y avait là coup sur coup deux coïncidences des plus anor- 
males. L'idée me vint immédiatement de poursuivre cette enquête 
sur les autres membres de la famille et je demandai au comman- 
dant d'Ormescheville de vouloir bien me communiquer des écri- 
tures, notamment des frères et des membres de la famille en 
relations les plus étroites avec l’accusé. Il me répondit, après quel- 
ques hésitations, qu’en effet il possédait une lettre de son frère, 
signée Mathieu, qui avait été trouvée dans un buvard et remise 
au commandant du Paty de Clam par Mne Dreyfus au moment où 
ce dernier allait se retirer, la perquisition terminée. C'est cette 
lettre, sur laquelle nous aurons à revenir plusieurs fois, à laquelle, 
par abréviation, j'ai donné le nom de lettre du buvard. Elle présente 
cette particularité de ne pas être datée; néanmoins les détails 
qu’elle relate sur le père de l’accusé, qui était mort environ un an 
avant, montrent qu’elle est au moins antérieure à cette date. 

Second point : Quand on parcourt cette écriture (la photo- 
graphie que je viens de vous distribuer en représente la reproduction 
partielle), on est frappé d'y découvrir la reproduction de toutes 
les formes graphiques anormales que nous avions signalées anté- 





— 337 — 





rieurement comme particularisant l'écriture du bordereau. Ces 
rapprochements ont été mis en évidence sur la préparation ci- 
jointe. 

Il suffit de juxtaposer cette planche avec la planche 6 pour 
remarquer comment toutes les formes graphiques signalées par 
M. Charavay en 1894 se retrouvent identiques. 

Enfin, autre coïncidence, nous remarquons dans cette lettre un 
certain nombre de mots de tracé similaire et qui sont superpo- 
sables au bordereau, réticule sur réticule. Ce sont les mots : « cou- 
verture, dernier, difficile, intéressant, intérêt, moins, quelque 
chose. » 

J'ai mis sur ces préparations les superpositions en évidence. 
Pour les derniers mots, la superposition se fait réticule sur rétieule; 
pour les trois autres, elle se fait avec une différence de moitié d’un 
intervalle réticulaire. 

Enfin, dernière remarque, nous trouvons sur la première ligne 
de ce document, dans une phrase de contexture semblable à celle 
du bordereau, un groupe de mots, les mots « quelques renseigne- 
ments », qui sont superposables à ceux du bordereau, réticule sur 
réticule. Cette superposition s’opère exactement dans les mêmes 
conditions que la superposition des mots du ministère s’opérerail 
par rapport aux mots du bordereau. 

Ainsi, voilà les mots « quelques renseignements » de la lettre 
du buvard avec les réticules agrandis par la photographie, voilà 
les mots « quelques renseignements » du bordereau ; mettons-les 
les uns sur les autres, réticules sur réticules : nous observons la 
superposition de la syllable initiale et des deux syllabes finales 
« ements » tandis que la partie médiane ne se superpose pas; 
déplaçons les mots du bordereau de 4,95 vers la gauche et nous 
obtenons la superposition des parties qui tout à l'heure ne coïnci- 
daient pas, telles que ensei. Pratiquons une double section dans les 
mots du bordereau et nous obtenons une superposition complète. 

Autrement dit nous nous trouvons de nouveau ici en présence 
de l’hypothèse fallacieuse d’un calque au crayon déplacé de 
{mm 95 sur la gauche et repassé à l’encre en suivant tantôt le tracé 
au crayon, tantôt l'original aperçu par transparence. C’est ce phé- 
nomène, messieurs, que la préparation que je vous présente vous 
montre. 

Cette autre préparation n’est que la répétition exacte de celle 
sur laquelle est ménagée la possibilité de faire disparaître les 
tracés régulièrement suivis, 

IT. 22 


Fe: 





Let au ee 


LA HET 





aise 


* 


Et alors, nous avons, d'un seul tenant, réticules sur réticules, la 
superposition de la première jusqu’à la dernière lettre des deux 
mots. Bizarre coïncidence. La coïncidence se prolonge de 1mm,95, 


de sorte qu’elle se retrouve dans la barre du { aperçue par trans- 


parence. Il y a là une coïncidence qui dénote l'intervention d’u 
artifice. 

L'importance de cette constatation réside en ce que nous avons 
non seulement la superposition d'emplacement des lettres, mais 
que nous avons la coïncidence des réticules, nous retrouvons le 
mouvement de 1%%,15. 

Sur la demande de M. le Commissaire du Gouvernement, M. Ber- 
tillon lui présente le tableau et le calque. 

En plus, dès 1894 poursuivi par l’idée de rechercher l’s long 
employée en second, j'ai superposé sous les yeux du Conseil les 
deux mots adresse qui présentent cet s long. sur le mot sntérét 
de la lettre du buvard. En effet, il me semblait que le mot sntérét 
présentait, avec ces deux mots notamment, des similitudes, des 
analogies d’espacements de lettres et de dessin qui semblaient attri- 
buables au hasard, et j'attachai à ce mot une si grande impor- 
tance dont je ne me rendais encore compte qu'assez imparfaite- 
ment, que je fis faire une photographie sur verre, que je mis sous 
les yeux du Conseil. J’ai conservé l’original, que je représente. 

M. Bertillon présente une photographie sur verre en agrandisse- 
ment du mot «intérét ». 

C'est contre ce mot que j'ai juxtaposé sous les yeux du Conseil 
de 4894 les deux mots adresse ainsi que les mots intéressant et intérêt. 

Des photographies ci-jointes sont relatives à la reproduction de 
la lettre du buvard, reproduction à laquelle j'ai ajouté des réticules 
par demi-centimètre. C’est une photographie par superposition, 
par contact, de sorte que les dimensions en sont rigoureusement 
exactes à l'original, sauf le coefficient de dilatation imputable au 
papier. En tous cas, le réticulage a été effectué sur l'original même. 

Je joins également la reproduction de la iettre adressée au 
général de Galliffet, 

Comment expliquer ces relations curieuses, anormales, entre le 


_ bordereau et la lettre dite du buvard ? Faut-il imaginer que l’accusé, 


craignant une perquisition ou une saisie de documents à domicile, 
dans des conditions telles qu’il n’aurait pas pu invoquer une machi- 
nation de la part de ses collègues du ministère de la Guerre, a 
songé à dire que cette lettre avait été confectionnée avec des mots 
calqués à droite et à gauche chez lui, qu'un faussaire imaginaire, 





— 339 — 


par exemple, avait profité des analogies d'écriture extraordinaires 
que présente l'écriture de M. Mathieu Dreyfus avec celle de l’accusé 
pour confectionner un document attribuable à lui ? 

Quelque difficile, quelque invraisemblable que paraisse cette 
hypothèse, nous pouvons remarquer maintenant qu’elle a été reprise 
depuis par Esterhazy, qui prétend avoir écrit le bordereau sous 
l'instigation de personnes qui voulaient faire une machination con- 
tre l’accusé. 

Esterhazy, profitant des analogies de son écriture avec le bor- 
dereau, aurait été invité, d’après ses racontars, à écrire un docu- 
ment qui pourrait être attribué à l'accusé Dreyfus. 

Eh bien, je prétendais dès 1894 que cette hypothèse pouvait 
expliquer la superposition anormale que je retrouvai dans ia lettre 
du buvard. Fallait-il au contraire imaginer qu’en agissant ainsi, en 
empruntant l'écriture de son frère il se réservait la possibilité d’être 
substitué par lui ? Autant de questions, autant d'hypothèses que je 
ne peux pas envisager, parce que je ne vois pas de moyen de véri- 
fication immédiate. Mais constatant simplement l’ingéniosité du 
procédé qui consistait à chercher les mots superposables dans une 
lettre portant une autre signature que la sienne de façon que cette 
superposition pouvait échapper aux experts, il est certain que sans 
Pincident qui m'a amené chez M. le commandant d’Ormescheville, 
jamais je n’aurais songé à aller chercher un complément de 
preuve dans une lettre signée d’un autre nom que celui de l’accusé, 
tandis que l’on comprend que lui-même devait. songer à invoquer 
cet argument. La présence à domicile de la lettre du buvard conte- 
nant des spécimens, les divergences graphiques du bordereau signa- 
lées par les experts, ainsi que la découverte sur la même pièce 
d’un certain nombre de mots superposables réticule sur réticule sur 
des mots du document incriminé est un fait du même ordre que la 
substitution des mots des pièces du Ministère, Cette double relation 
semble constituer non plus une simple présomption de culpabilité 
mais une preuve; quelle autre personne qu’Alfred Dreyfus aurait 
pu se ménager au ministère de la Guerre et à son domicile cet 
ensemble de superpositions géométriquement masquées par des 
intervalles de même valeur de 1nm,95. 

J’ai réalisé sur la planche 12 l’hypothèse provisoire à laquelle 
nous sommes arrivés, relative à la confection artificielle du borde- 
reau au moyen de mots rapportés bout à bout sur un papier qua- 
drillé par demi-centimètre, puis finalement recalqués sur une feuille 
de papier pelure quadrillé par quatre millimètres, La découverte de 




















7. 





EL, Sr. wat 


++ 


PR BP PE AP272 


LL 4 









= A0 — 


la lettre du buvard portait à 23 le nombre des mots dont nous avons 
retrouvé les tracés superposables dans les pièces d’origine connue, 
soit au ministère, soit au domicile de l'accusé. C’est une proportion 
considérable si l’on pense que le document incriminé ne comprend 
que 73 polysyllabes. Les mots ont été écrits directement par moi 
sur papier quadrillé en opérant directement sur les papiers du 
ministère. J’avoue que cela n’a pas été sans peine et que j'ai été 
obligé de recommencer plüsieurs fois ; j’ai néanmoins réussi par les 
procédés que Je vous ai indiqués. Mais on peut objecter à cette 
préparation qu'elle constitue une espèce de cercle vicieux. En effet, 
si j'obtiens la superposition de ces 23 mots aux mots correspondants 


du bordereau, c’est partiellement à cause des réglures verticales 


demi-centimétriques; mais la superposition dans le tracé hori- 
zontal semble absolument voulue et amenée en vue de coïncider 
avec le bordereau. 

Eh ‘bien, là encore, nous sommes victimes d’une apparence 
fallacieuse : ces mots ontété repérés et dans le sens vertical et dans 
le sens horizontal. 

Sur la planche 12, j'ai découpé ligne par ligne les 12 lignes du 
verso et je les ai réparties sur des réglurés espacées centimètre par 
centimètre ; les mots représentés en gris se repèrent aux mots dont 
nous avons trouvé le tracé superposable. 

Quand on rapproche cette préparation d'une photographie sur 
pellicule du bordereau, on remarque que les choses se passent 
comme si les mots calqués et rapportés un à un dont le bordereau 
contexte semble avoir été composé avaient été d’abord ordonnés sur 
le primitif de ce document, nou seulement d’après les verticales cen- 
üimétriques, mais d’aprèsles horizontales rigoureusement parallèles, 
uniformément écartées d’un centimètre, C’est ce modèle métrique- 
ment équilibré en toutes ses proportions qui aurait été recalqué sur 
le papier pelure, en faisant glisser de haut en bas le bord de cette 
feuille contre les divisions par centimètre apostillées «, b, sur la 
préparation, en ayant soin de s’arrèter méthodiquement sur chaque 
ligne au point précis où la réglure du contexte rencontre l’encoche, 
le bord inférieur et le bord supérieur, comme moyen de repérage. 

M. Bertillon s'approche ici du bureau du Conseil et fait passer 
sous les yeux des juges, en les commentant, la préparation et la photo- 
graphie. 

Donc, accompagné d’un déplacement concomitant dans l'incli- 
naison des lignes qui présente la plus grande exactitude, remarquez 
que l’inclinaison des lignes résultant de la présence de cette petite 





She 


encoche fait que plus le bordereau descend, plus l'influence de 
l’encoche sur la direction de la ligne s’accentue, et plus les lignes 
sont ascendantes ; l’obliquité des lignes, de la première jusqu'à la 
dernière, par un mouvement insensible, est expliquée par l'encoche. 

Cette explication est convaincante. En ce qui concerne le recto, 
les choses se.passent de la même façon, quoique d’une façon moïns 
démonstrative et parfois moins précise. En effet, le repère de cer- 
taines lignes semble avoir été accolé au moment du calque sur des 
réglures demi-centimétriques, au lieu de réglures exclusivement cen- 
timétriques employées sur le verso. 

Enfin, c’est l'angle saillant de l’encoche qui pourrait peut-être 
avoir servi de repère aux lignes 16 et 17. 

Cette différence est minime et tient peut-être à une erreur dans 
la constitution. Quoi qu’il en soit, l'hypothèse d’un contexte primitif 
à réglures centimétriques subsiste aussi bien pour le recto que pour 
le verso, 

En résumé, nous voyons dans le bordereau que non seulement 
les mots sont repérés suivant une ligne verticale, mais aussi sui- 
vant une ligne centimétrique horizontale, et nous sommes mis en 
présence de la possibilité théorique de reconstituer en entier le 
document incriminé au moyen d’un travail de plusieurs jours, au 
moyen de calques relevés soit au ministère de la Guerre, soit au 
domicile de l’accusé.(Rumeurs.) Supposez que nous continuions nos 
recherches, que nous puissions trouver les autres mots qui man- 
quent, nous pourrons, grâce à cette contexture centimétrique ver- 
ticale, par la centimétrique horizontale, arriver à reconstituer le 
bordereau entier, et après il ne restera plus qu'à le recalquer sur 
une feuille définitive, en lui donnant cette déformation méthodique 
que je viens de vous indiquer, qui imite si parfaitement l’écriture 
naturelle. 

Cette dernière constatation qui, ilme semble, démontre péremp- 
toirement l'intervention d'un artifice géométrique dans la confection 
du bordereau, cette dernière constatation n’a été établie par moi 
avec cette riguear que depuis l'arrêt de la Cour de cassation. 

Elle vient appuyer la thèse que je soutiens depuis cinq ans, à 
savoir l'intervention d’un artifice géométrique dans la confection du 
bordereau. Devant un accord si parfait et si constant entre l'hypo- 
thèse et les faits que l’observation me révèle tous les jours, c’est 
pour moi un sujet d’étonnement que les nombreuses personnes qui 
se sont occupées de cette affaire ne tombent pas d’accord pour 
reconnaître que les choses semblent se passer comme si la missive 

















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incriminée avait été composée au moyen de mots calqués pri- 
mitivement., répartis sur un quadrillage centimétrique et dans un 
sens vertical et dans un sens horizontal, avañt un recalque final qui 
aurait été le bordereau. 

Telle fut, en ses grandes lignes, la thèse que je soutins devant le 
Conseil de guerre de 1894. 

Je ne veux en préciser, ni même en compléter la démonstration: 
mais maintenant, comme en 1894, ma conviction reste basée sur 
cette triple constatation : 

4° Superposilion de certains mots du bordereau réticule sur réti- 
cule, sur les pièces écrites par À. Dreyfus durant son stage au 
ministère de la Guerre; 

29 Superposition de même nature de certains mots du bordereau 
sur le document appelé la lettre du buvard et saisi à domicile; 

3° La découverte dans Pécriture de membres de la famille de 
tracés graphiques absolument anormaux qui particularisent le bor- 
dereau. 

Néanmoins, je dois reconnaître que la thèse que je développais 
en 189% offrait sous certains rapports une insuffisance manifeste. 

Je ne cache pas que mes découvertes avant le procès, et à la 
préfecture de police, et au ministère de la Guerre auprès des offi- 
ciers d'État-major avec lesquels j'étais en rapport, les commandants 
du Paty et Ilenry, passaient comme une présomption favorable à 
Paceusé. 

En effet, me faisait-on remarquer, votre thèse n’est pas corro- 
borée par les résultats de la perquisition. 

Pour que le bordereau püt être confectionné au moyen de mots 
calqués au ministère, il aurait fallu qu’on saisit au domicile de 
l'accusé des répertoires de mots qui semblaient indispensables pour 
la confection du bordereau telle que vous la décrivez. 

Puis ce système est impraticable. Combien de temps croyez-vous 
qu'il faut pour confectionner un bordereau tel qu’il apparaît? 

Si cette thèse était par malheur adoptée par la défense, nous 
‘sait-on, elle entraïnerait un acquittement ou un supplément 
d’information. 

En effet, l'hypothèse de trois, quatre ou huit jours de conception 
est inadmissible de la part de l'accusé, tandis qu'on peut l’admettre 
si on suppose qu'on lui a tendu un piège, Pourquoi l'accusé ne 
s’est-il pas servi de cette thèse en 1894? Il aurait pule faire d’autant 
plus facilement que les frères de l'accusé, MM. Mathieu et Léon Drey- 
fus, Pavaient pressenti et en avaient parlé dans une conversation 









avec le colonel Sandherr. Lui-même, dans la voiture qui le condui- 
sait au Cherche-Midi, a dit à Henry; — je cite ces paroles de 
mémoire, mais elles sont en toutes lettres dans le rapport de M. Bal- 
lot-Beaupré où je les ai prises : « Oui, je vois bien qu’on a contre 
moi des preuves certaines, qu'on croit en avoir, mais elles sont 
fausses. » 


A M Cochefert, une heure avant, n’avait-il pas déclaré : « Oui, 


je vois qu’on a machiné un plan contre moi, mais ma fortune 
entière sera employée pour le déjouer. » 

Au commandant du Paty de Clam il a dit : « On a volé mon écri- 
ture. » Je cite toujours les faits du rapport de M. Ballot-Beaupré; si 
j'avais eu des interrogatoires originaux en mes mains, j'en aurais 
peut-être eu d’autres. 

A M. d'Ormescheville : « On a pris des morceaux détachés d’une 
lettre de moi, pour en faire un document mensonger. » Voilà une 
allusion à la lettre du bordereau : « les morceaux détachés, une 
lettre de moi ». 

Ce n’est pas une lettre de lui, c’est une lettre portant la signa- 
ture de son frère. Enfin, il paraissait préoccupé durant cette même 
période du moyen d'introduire le procédé de défense qu'il s'était 
ménagé sans attirer l’attention sur lui d’une façon évidente; c’est 
ainsi du moins que j'interprète ces paroles, ce n’est pas tout seul 
dans mon cerveau que je puis résoudre cette énigme; est-ce faux, 
est-ce autre chose, je n’en sais rien. 

Pourquoi l'accusé a-t-il abandonné cette défense à laquelle il 
avait songé au moment précis où j'en démontrai l’apparente 
exactitude, tout en insistant d’ailleurs sur ce qu’elle avait d’ina- 
chevé? 

C’est qu’à l’audience, l'attitude de l’accusé surpris par la préci- 
sion de mes révélations avait montré au Conseil mieux que tous les 
raisonnements que je confinais à la vérité. Peut-être même avait-il 
alors donné à entendre aux siens que si l’on soulevait la question 
pratique de la confection du bordereau, un supplément d'enquête 
ne tarderait pas à faire découvrir la vérité dont J'avais si étrange- 
ment approché, et que, loin d'adopter cette thèse, il fallait s’efforcer 
de la discréditer sous le ridicule. Et que cachait done cette thèse que 
l’on n’osait ni s’en servir ni la réfuter ? Je vais vous le dire et vous 
comprendrez alors pourquoi la défense n'avait pas relevé mes 
paroles, lorsque à la stupéfaction des personnes présentes je super- 
posais les mots adresse sur intérét. L’émotion que l'accusé ressentit 
à ce moment fut pour moi une révélation, et je n’eus qu'à géné- 











Mon + Ga Lee +. NUS à 


ai 
we: 
D 
5% 
; 

: 


15 











raliser ces observations dans les deux mois qui suivirent l'informa- 


tion pour trouver la solution définitive. Nous savons maintenant 
que le bordereau entier est écrit sur le mot intérét : mais c'est à 
l'examen technique de ces questions que nous allons procéder 

Quand on met le mot éntérét bout à bout de façon que Fi 
vienne juxtaposer contre le bord interne du f final, il occupe de 
cette façon une longueur exacte de 42,5. Il en résulte que les 
mots sont coupés alternativement de deux en deux de même façon 
par le réticulage demi-centimétrique Ainsi, le premier éntérét 
est touché par le réticule inférieurement, ici supérieurement, ici 
inférieurement, ici supérieurement, ici inférieurement, etc. ; autre- 
ment dit il y a par rapport à l'emplacement occupé par les mots 
intérét sur le réticule, une différence de deux fois 4,25. 

Une explication d’une partie des propriétés géométriques de 
l'emplacement des mots du bordereau, ou plutôt une autre particu- 
larité m'a frappé, car l'intervalle des lettres qui composent ces 
mots, mesuré de fin de lettre en fin de lettre, est juste de 2,5 ou deux 
fois 1,25. Ces rapports ont été mis en évidence sur les photo- 
graphies ci-jointes. | 

M. Bertillon fait passer deux photographies au Conseil. 

Nous sommes à même de comprendre maintenant comment il 
se fait que les mots manœuvre et'manuel, par exemple, se super- 
posegt réticule sur réticule : c’est qu'ils ont été tracés dans des 
parties correspondantes du gabarit et sur des intérêts de même 
alternance, touchés de la même façon par le réticule L'emplacement 
de l’»# que nous voyons est localisé sur Pl, la suite du mot suit 
lettre par lettre et les deux tracés se superposent. De même on com- 
prend le procédé employé pour le repérage des mots : il consistait 
très simplement quand il écrivait sur son papier à coller le bord 
libre contre un réticule demi-centimétrique quelconque. Constatons 
le fait que des lignes entières se superposent au gabarit avec une 
exactitude suffisante et que cette superposition du tracé est accom- 


pagnée de la superposition des réticules du gabarit sur ceux du bor- 


dereau. 

Enfin, nous comprenons comment il peut se faire que les mots 
redoublés présentent une avancée d'une lettre quand on superpose 
le premier sur le second. Le raisonnement aurait consisté à commen- 
cer le second mot simplement d’une lettre en avant par rapport au 
gabarit sous-jacent. Les lettres passaient, nous l'avons vu, de deux 
fois 1,25. 

Le fait de commencer un mot une lettre en avant produisait un 





. aftiades 





déplacement apparent de deux fois 1,25 que nous avons constaté 
antérieurement. 

Les deux mots de notre exemple ayant été pris sur des ontérets 
de réticules semblables, touchés semblablement par les verticales, 
quand nous allons les mettre l’un sur l’autre, ils vont s’emboiter l’un 
dans l’autre et nous aurons le second mot qui dépassera de 2,50. 

Le phénomène se continue si le mot redoublé est écrit sur 
deux mots d’alternance différente; alors l’initiale du second mot 
avançant de deux fois 1,25 compense par cet avancement le recul 
que l’alternance avait occasionné ; ces deux intéréts là, étant tou- 
chés par le réticule d’une façon différente, présentent une diflérence 
de l’un à l’autre de 2,50. Le résultat de son règlement compense le 
recul, et quand nous mettrons ces deux mots l’un sur l’autre, les 
deux initiales pourront se superposer. 

Mais il a allongé son tracé ici de façon à finir ces deux mots sur 
la partie correspondante du gabarit. Alors, quand, après avoir super- 
posé les initiales, nous voudrons superposer la partie finale, 
nous serons forcés de faire le mouvement inverse. De là — c’est 
assez compliqué — on trouve l'explication du calque déplacé dont 
je vous ai entretenu tout à l’heure. Partant de là, nous devons 
reconnaître que la figure que nous venons de vous soumettre, 
notamment en ce qui concerne le mot copie, présente un 
déplacé qui serait insuffisant pour réaliser un dédoublement de 
moitié moindre de 4,23. Dans le bordereau nous avons de nombreux 
exemples qu’en réalité l’échelle sur laquelle le bordereau a été écrit 
n’était pas une simple échelle isolée par un dédoublement sur la 
gauche de A4nm,95, Ces dédoublements ont été réalisés d’une 
façon très simple par le scripteur qui tantôt prenait la chaîne rouge 
et tantôt la chaîne verte 

Étant donnés les phénomènes que je viens de vous expliquer, 
mes observations vont porter sur la même partie du gabarit, sur un 
N de mème alternance. Il n’y a rien d'étonnant à ce que ces deux 
jambages se superposent. Ces deux parties nullement similaires se 
superposent. : 

Le mot mit lettre par lettre vient ici se superposer à la fin 
du mot intérét. L’o et l’e se fondent et quand la chaîne rouge pour 
prendre la chaîne verte est en avance de 1,25, nous voyons le 
calé sur la chaîne verte contre l’e calé sur la chaîne rouge. Ces 
deux mots ayant été écrits sur le mot zntérét vont présenter de 
grandes analogies; mais ces tracés ne seront supérposables que 
pour le dédoublement de 1,25 puisque le vide n’occupe pas la même 












RATES 


place dans les mêmes parties. Nous avons des différences de calque 
au crayon dont je vous ai parlé tout à l’heure. Enfin, quand on 
superpose les mots du bordereau au gabarit, on ne tarde pas à être 
frappé par la présence entre les deux { de la chaîne double; et à 
l'extrémité de la barre du t deux points de repère qui indiquent 
qu'il y a un complément de tracé qui nous échappe. Ce complément 
de tracé est obtenu de la façon la plus bizarre en avançant le mot 
intérét de 1,25. Cette avance peut être réalisée de la façon la 
plus précise en emboîtant l'accent circonflexe des mots 2ntérét l'un 
contre l’autre. 

Ces repères supplémentaires que le bordereau nous dévoile sont 
au nombre de deux. 

Remarquez que l’accent circonflexe qui détermine l’avancement 
de 1,25 détermine un très léger abaissement qui est égal à un quart 
de m/m. Mais sur un contexte aussi chargé de détails, n’importe 
quelle écriture deviendrait superposable, à condition qu’elle soit 
de même hauteur ou de même inclinaison. Toutefois, ce qui carac- 
térise l'écriture du bordereau, c’est qu’elle est superposable au 
gabarit que je viens de vous indiquer dans l’une ou l’autre des deux 
chaînes; on trouve même différentes lettres qui paraissent écrites 
sur la même chaine. Mettons la ligne qui nous intéresse le plus du 
gabarit de façon que le mot én{érét se superpose comme il est 
naturel au mot intérét et nous obtenons en même temps la coïn- 
cidence du réticule; de plus le mot éfé (qui suit) se met au- 
dessus du mot été du gabarit. 

Regardons ces superpositions avec détails, examinons les ondu- 
lations de la barre du { du mot sntérét, vous les voyez ici qui 
montent ou qui descendent; eh bien, ces ondulations nous les 
retrouvons pour la barre du { du mot fenir qui se superpose au 
gabarit dans les mêmes conditions. 

Nous venons de vous parler des formes des barres du { d’inté- 
rét et de tenir, celles du mot disposition sont plus extraordinaires. 
Le { de disposition tombe sur l’# et alors la barre du { d’intérèt est 
plus accusée que jamais. 

Conclusion : quand dans le gabarit nous mesurons la partie 
similaire nous arrivons toujours à 1,25, ce chiffre fatidique que 
nous retrouvons toujours et partout. | 

Presque toujours le mot du gabarit suit le mot des deux chaînes. 
Aïnsi, la superposition du mot responsable est très exacte; il com- 
mence sur la chaîne azurée, il termine sur la chaîne verte. 

Terminons la longue mais indispensable exposition de cette 





da ho à dat Lie bises à rhtut. is ft Ré "Lu cé 


espèce de postulatum par les détails suivants : à notre idée les deux 
chaïnes du gabarit devaient être tracées en deux encres de couleur 
que l’on trouve sur toutes les tables d’officiers s’occupant de topo- 
graphie. C'est la nécessité de rendre cette préparation graphique 
susceptible d’être reproduite et imprimée en noir par la photogra- 
vure qui nous a contraints à représenter les différences de nuances 
par les différences de traits. C’est ainsi que nous avons dù nous 
contenter de distinguer la chaîne rouge au moyen de hachures et 
la deuxième au moyen de pointillés, tandis que les deux autres ont 
été réduites au contour des traits. Ces deux chaînes accessoires ont 
même été entièrement supprimées toutes les fois qu’elles n’interve- 
naient pas directement dans nos préparations. 

En superposant le bordereau au gabarit nous remarquons que 
toutes les lettres initiales sont dessinées sur les mêmes lettres de la 
chaîne. 

Prenons par exemple les mots wne note sur nous voyons $s 
dans {, w dans f, etc., et nous voyons cela se répéter pour les 
quatre notes avec changement de nuance. Ici, nous sommes repé- 
rés sur le f vert, là au contraire sur le { rouge: de sorte que, avec 
un phénomène de ce genre, on peut se servir tantôt d’un calque, tan- 
tôt d’un autre. 

La superposition des mots du bordereau au gabarit nous a 
révélé un certain nombre de règles qui sont mises en lumière dans 
les préparations ci-contre qui sont formées de photographies du 
bordereau superposées au gabarit découpées mot par mot et pla- 
cées par ordre alphabétique. 

Nous constatons que les mots commençant par e se localisent 
sur li: par un p ou par un # se localisent sur l'»: que le { d’inté- 
rêt localise £, r, t, u, v, n: que l’e localise les mots commençant 
par «&, v, f: enfin que la lettre  localise Fr. 

Ici nous avons la reproduction grandeur nature et, sur cette 
autre préparation, la reproduction avec l'agrandissement de quatre. 


Enfin, sur un petit feuillet, nous avons placé le #ers0 visant celle 


des deux chaînes qui n’est pas particulièrement suivie. 

Cette préparation représente les mêmes observations, mais au 
double de la grandeur nature. Si vous voulez, messieurs, vous 
reporter à la planche gra andeur nature ou à la planche quatre 
agrandissements, à la ligne 7, à la ligne 15 et à la ligne 11, 
j'attire votre attention sur les mots de couverture, de manuel 
et de l'artillerie. Il est entendu que, pour essayer de réfuter le 
fait de l'écriture du bordereau sur le gabarit, on disait : « Nous 








— 348 — 


sommes simplement en présence d’une espèce d’automatisme de la 
main. Mais s'il en est ainsi, nous devrons retrouver toujours ou à 
peu près toujours le même intervalle d’une finale de mot au com- 
mencement du mot suivant. Eh bien, prenez les trois premiers mots 
le du bordereau à la ligne 7, à la ligne 13 et à la ligne 414, ils 
se trouvent localisés dans la partie semblable du gabarit, à savoir 
sur le. 

Les mots qui suivent : couverture, manuel et artillerie 
devraient donc, en vertu de ce prétendu automatisme, être 
placés à me poines similaire. Eh bien, il n’en est pas ainsi. Nous 
voyons que, conformément aux règles que je vous énumérais tout 
à l’heure, le c de couverture se met dans le {, l’m de manuel 
dans lr et l’r d'artillerie juste au milieu de l'intervalle réticu- 
laire, et l’a d'artillerie dans le. 

Donc nous sommes en face de trois groupes de mots de, qui 
commencent sur le gabarit, le mot qui suit étant à un intervalle 
différent, conformément aux règles. 

Prenons les articles des lignes 29, 5, 9, 20 dans les mots : « la 
copie, la manière, les nouveaux, les corps ». Nous voyons ces quatre 
articles se localiser conformément à la règle et ils devraient, en vertu 
du prétendu automatisme se localiser sur des places similaires. Pas 
du tout, nous voyons même dans le quatrième exemple l'addition 
de Ps. Je pourrais multiplier ces exemples à linfini; cela n’aurait 
pas de limites. Je me contenterai de vous citer encore la ligne 27 
et la ligne 16. 

On peut objecter aux préparations que je vous ai soumises que 
J'ai été forcé pour la régularité de faire subir au bordereau un cer- 
tain nombre de glissements ou de déplacements. Mais ces déplace- 
ments ne sont qu’au nombre de 11 pour les trente lignes du borde- 
reau et je me suis astreint comme règle de n’en admettre qu'avant 
ou après les mots redoublés. 

J'ai supposé, en effet, que la confection artificielle du bordereau, 
dans l’autre hypothèse, devant reposer principalement sur les mots 
redoublés, c'était la confection de ces mots que les experts devaient 
d'abord s’attacher à envisager; je n’ai pas procédé autrement; il 
fallait masquer l’artifice par tous les moyens possibles. Or, Parti- 
fice employé rappelle, — si je n’avais pas connu le fait, jamais je 
ne l'aurais découvert, — ce qu’en cryptographie on appelle la rup- 
ture de clef. Quand, dans un mot-clef, on suit lettre par lettre et 
qu'on remonte brusquement au début, le scripteur, le correspon- 


dant est embrouillé, En effet, le déchiffrement des dépêches secrètes … 


née ph RS oO née cn DS LS SC 





se fait en se basant principalement sur une sécante des chiffres 
semblables qui peuvent se présenter de temps à autre; on mesure 
ces sécantes, leur intervalle, et on compare la longueur du mot-clef: 
c’est exactement la même chose dans la question qui nous occupe: 
la rupture de clef était donc une précaution indiquée dans l’écri- 
ture des gabarits. 

.. Je suis prêt à reconnaître qu'il y a peut-être d’autres glissements 
dans la règle de l'application; sur 75 polysyllabes, il y a cinq ou 
six exceplions, elles pourraient rentrer dans la règle en indiquant 
six glissements de plus. Je ne les ai pas admis pour ne pas affaiblir 
Papplication de la superposition des mots du bordereau au gabarit. 

Si nous récapitulons les observations que nous venons de faire, 
nous voyons que nous sommes en présence de la sécante de plu- 
sieurs mots qui sont réglementairement superposables au gabarit ; 
deuxièmement, que cette superposition entraîne des superpositions 
extraordinaires, 

Maintenant que nous avons envisagé l'affaire au por de vue 
graphique, examinons-la au point de vue logique. 

Le bordereau existe, il présente un nombre énorme d'anomalies 
et de coïncidences géométriques qui démontrent qu'il a été artifi- 
ciellement repéré, Nous sommes en présence de deux hypothèses, 
de deux explications : le calque au moyen de mots rapportés sur 
un contexte demi-centimétrique, le recalque, ainsi que je le disais 
tout à l'heure, avec l'écriture sur gabarit. Laquelle choisir? La plus 
simple; le procédé si simple en lui-même que je vois ici sous vos 
yeux vous reproduit une page du bordereau qui se superposera à 
l'original, non seulement mot sur mot, mais ligne sur ligne, d’un 
seul bloc, comme si elle avait été calquée rapidement. 

Concluons: le problème technique de la confection du bordereau 
est résolu. Il est établi que tous les caractères géométriques relevés 
sur le bordereau peuvent être rapidement reproduits en fixant 
l'écriture sur un gabarit composé de deux chaînes imbriquées. 

Voici des lignes des pages du rerso du bordereau que j'ai repro- 
duites dans ces conditions; et je demanderai à M. le Président lau- 
torisation de faire tout à Bheure sous ses yeux une expérience 
semblable. Voici d’autres feuilles où le recto seul a été écrit. 

J’ai procédé également en écrivant sur le recto et sur le verso, ce 
qui présente un peu plus de difficulté. 

M. Bertillon s’'asseoit à la table devant la barre. 

Je prends une chaîne imbriquée, 7° superposée, un quadrillage 
par demi-centimètre, et enfin une feuille de papier calque où Jai 


4 pe F | : 
ne Re UrSe ru ai 74 CCR 





tx 


tracé un carré d’une grandeur exactement équivalente à celle du 





: bordereau. ÿ 
AÈ Je commence. | 
s M. Bertillon écrit. L 
Le PrésipexT. — Il n’est pas nécessaire que vous fassiez toute la 
= lettre; il suffit que nous nous rendions compte du procédé. 
4 M. Beruzcox. — Je n’en ai que pour quelques minutes encore. 
16e M. Bertillon ayant terminé son travail le remet uu président du 
Conseil ainsi que le gabarit: il fournit au Conseil et aux défenseurs 
qui l'entourent les renseignements sur le travail qu'il vient d'exécu- 
Meter. 
“3 La séance est levée à AA heures 3/4. 
Me 
‘tu 
+4 : : 
_AREE : | 
#4 : 
+ 3 L 
FRE 
ln De 
5x 
D. 
’Æ 





— 391 — 


TREIZIÈME AUDIENCE 
Samedi 26 Août 1899. 


Le Président déclare l'audience ouverte à 6 heures 30. 
Le témoin est introduit. 


Le PRÉSIDENT. — Veuillez continuer la déposition que vous avez 
commencée hier, 
M, BerrizLon. — Avant de reprendre le cours de cet exposé, je 


demande la permission de répondre à quelques objections for- 
mulées hier autour de moi. 

Je serai très bref. 

C’est d’abord de Pattitude de l'accusé au procès de 1894. J'ai 
recueilli le témoignage de quelques personnes présentes à ce procès 
et qui m'ont autorisé à donner {eur nom, M. le contrôleur Roy, 
A. le commandant Dervieu, et quelques autres personnes qui se 
rappellent formellement avoir entendu l’exclamation que l’accusé 
aurait prononcée au début de ma déposition de 1894: «Ah! le 
_ misérable. » 

J'insiste là-dessus parce que cette exclamation a été contestée 
lors de ma déposition devant la chambre criminelle de la Cour de 
cassation. 

Pour se rendre compte de la portée de ce propos, il faut savoir 
que, par suite des circonstances que j’ai indiquées hier au mo- 
ment où je déposais, en 1894, et devant la Cour, l’accusé ne eon- 
naissait, pas plus que le ministère public, pas plus que le Conseil, 
ne connaissait ma thèse que d’une façon très superficielle ; toute la 
partie géométrique notamment était inconnue. 

Attendu que cette partie n’avait pris corps que quelques jours 
avant à la suite de la découverte de la lettre du buvard. Comment 
donc expliquer que l’accusé, si maître de lui au début de ma dépo- 
sition et qui me disait: « Allez Monsieur, vous n'échapperez pas 
au remords qui assaille un honnête homme qui s’est rendu cou- 
pable involontaire d’une erreur judiciaire, » Comment se fait-il que 
_ l'accusé, si maître de lui à ce moment, quelques minutes après, lors- 

















- 
, 





— 392 — 


que j'annonçai que j'avais trouvé la preuve de la fabrication artifi- 
cielle du bordereau à l’aide d’un instrument, a-t-il été pris d’une 
émotion si violente, et m’a-t-il traité de misérable, si réellement il 
n’avait pas eu connaissance lui-même du procédé employé au bor- 
dereau. Cette constatation aurait dû au contraire le remplir d’es- 
poir, et lui faire dire : « Voilà mon salut. » 

Enfin, quoi qu'il en soit de cette interprétation, MM. Roy, Der- 
vieu, Demaistre, ete... peuvent témoigner de la réalité de ce fait 
que j'ai avancé à la Cour, et qui a été l’objet de contestations, 

J'ai entendu dire aussi que quelques personnes dans lauditoire 
se demandaient si l'observation poursuivie avec tant de méthode, 
de quelque écriture que ce soit ne pourrait pas révéler des coïnci- 
dences géométriques semblables à celles que j'ai trouvées sur le 
bordereau. Il est évident qu’on ne peut pas faire la preuve du fait 
contraire qui est spéciale au bordereau par l’expérience directe; 
cette expérience serait indéfiniment recommencée; quand j'aurais 
examiné de la même façon une, deux, trois écritures, il faudrait en 
examiner 140, 100; aussi ce n’est pas d’un argument de ce genre 
que je me servirai. 

Je vous rappellerai simplement ce fait: la superposition des 
tracés a toujours passé, en expertise en écriture, comme un indice 
de fraude, l’expression est écrite en toutes lettres dans les rapports 
des experts Couard, Varinard, et Belhomme dans le procès 
Esterhazy; la superposition est un indice de fraude, mais l’argu- 
ment sine qua non, c’est la superposition concomitante de ce que . 


j'appelle les réticules, c'est-à-dire les multiples de 5 millimètres 


par rapport au bord du papier. 

Quelle est la loi, quel est le motif qui peut pousser le scripteur 
à repérer sans s’en douter à droite de sa main pour le recto, à 
gauche pour /e verso, ses mots de façon qu'ils se superposent réti- 
cule sur réticule? Voilà la preuve de l’artifice, une preuve indes- 
tructible, 

Lorsqu’on superpose d’un seul tenant la ligne 13 sur la ligne 30, 
réticule sur réticule, on m’a fait observer que la superposition des 
réticules ne s’adaptait pas d’une façon exacte au niveau de la ligne, 
et qu'on remarque dans la ligne verticale quelques divergences. Je 
ne le nie pas, mais je vous ai montré que le bordereau a êté con- 
fectionné au moyen d’un gabarit qui a causé à chaque ligne une 
obliquité différente au moyen d’encoches, de sorte que plus la ligne 
sur laquelle on écritse rapproche dela fin, plus l’obliquité augmente; 
l'encoche a produit une certaine pente de ce côté-là, et quand on 


ae 





— 303 — 


L 


retourne le papier la pente prend un autre sens. Les réticules qui 
sont parallèles au papier ne peuvent donc se superposer qu’à la 
hauteur de la ligne: c'est de toute évidence. 

La vérité c’est que le réticulage aurait dù être établi séparé- 
ment pour chaque ligne en prolongeant la direction de la ligne, en 
tenant compte de la façon dont elle a été repérée sur le gabarit et que 
ces réticules n'auraient pas dù être prolongés au-dessus des lignes ; 
il aurait donc fallu refaire toute cette opération. 

Le réticulage ne doit donc compter qu’à la hauteur de la ligne 
et je dirai même que l’observation montre que ce réticulage est 
plus exact quand on le prend à un millimètre et demi au-dessous 
de la ligne. 

En ce qui regarde l'écriture du bordereau sur le gabarit, je ne 
crois pas vous avoir montré d’une façon suffisamment explicite le 
procédé qui permet de déterminer l'emplacement de chaque ligne. 
Nous avons vu que sur la planche 12 qui est relative à la confection 
artificielle du bordereau, le document avait l'apparence d’avoir été 
distribué d'abord sur des réticules superposés centimètre par cen- 
timètre. Le bordereau semblait n'être qu’un décalque de ce con- 
texte qu’on aurait confectionné en calquant successivement leslignes, 
premièrement au moyen de l’encoche, deuxièmement au moyen du 
bord supérieur et troisièmement au moyen du bord inférieur. Chaque 
ligne ainsi superposable paraissait ainsi avoir été reproduite par 
cette descente du papier qui était approximativement égale à trois 
millimètres. Eh bien, pour retrouver cet abaissement au moyen du 
gabarit, il suffit, après le calque, après l'écriture d’une première 
ligne, au lieu de descendre le papier de trois millimètres, comme dans 
l'hypothèse fallacieuse du contexte, il suffit de la remonter de sept 
millimètres, c’est-à-dire juste de la hauteur complémentaire à dix, 

M. Bertillon s'approche du Conseil et remet à ses membres des 
photographies. 

D'un côté, si je remonte de sept millimètres, — ce sont ces deux 
mouvements.inverses et complémentaires que je veux vous montrer, 
— on se rend compte du procédé de cette façon-ci très rapidement, 
et comment en procédant de cette façon on arrive à produire un 
mouvement inverse, et il en résulte ceci : — c’est prodigieusement 
ingénieux, — c’est que le bordereau, grâce à l’encoche, présente des 
lignes régulièrement ascendantes comme je le disais tout à l'heure 
pour le verso, et, grâce à l’inclinaison de l’encoche, descendantes 
pour l’autre côté. Il arrive alors que nous avons ici des lignes en 
dos d’âne. 


IL. 23 


24 





Une particularité du bordereau, c’est que les lignes sont à 
convexité supérieure pour le verso, et à concavité pour le recto. 

Un mot sur la réfection du bordereau au moyen‘du gabarit que 
j'ai mis hier sous vos yeux, Il est certain que l'accusé, écrivant de 
son écriture presque naturelle sur le gabarit, devait écrire d’une 
façon plus rapide et plus assurée encore que je n'arrive à le faire 
lorsque je m'efforce. moi, d'obtenir des tracés superposables aux 
siens. Je crois que c’est là une affirmation qui n’est pas contestable. 

Maintenant que nous savons comment le bordereau a été con- 
fectionné, je vois dans le fait que ce bordereau ne présente que peu 
de caractères de retouches une présomption qu’il a bien été écrit 
par l'accusé qui seul était à même d'écrire ainsi presque au courant 
de la plume avec une écriture qui ressemblait autant à la sienne. 

En ce qui me concerne, je ne tire pas vanité ni preuve de ce que 
j'arrive, avec mes deux coudes sur cette table, à refaire le bordereau 
en imitant son écriture ; au contraire, les tremblements que je peux 
présenter seraient plutôt une présomption en sens inverse En tout 
cas la reconstitution du bordereau, faite dans de meilleures condi- 
tions, présente un fac-similé beaucoup plus complet. Voici des cal- 
ques que j'ai reconstitués en vingt minutes uniquement avec le 
gabarit et qui représentent quinze lignes du bordereau de sorte que 
le bordereau entier m'aurait nécessité à moi 40 minutes. 

(Nouvelles photographies remises au Conseil.) 

Un mot aussi sur le temps de l'apprentissage nécessaire pour 
écrire sur le gabarit. Je me charge, messieurs, de vous apprendre 
rapidement à écrire sur le gabarit. C'est l’affaire d'un quart d'heure. 
Au moment de ma déposition devant la Cour de cassation je n’ai 
écrit que deux ou trois lignes que j'ai distribuées à ces messieurs, 
mais j'ai ajouté : je suis prêt à reproduire n'importe quelle ligne 
du bordereau que vous me signalerez, du moment que vous me lais. 
serez regarder ma planche pour voir les endroits où le scripteur 
quitte la chaîne verte pour prendre la chaîne rouge. Voilà l'effort 
de mémoire qu’il faut faire, il n’y en à pas d'autre. Pour le mot 
manœuvres je sais qu'à la fin du & il quitte la chaîne rouge pour 
prendre la chaîne verte et alors j'en fais autant et tous les tracés 
sont superposables. Quand il faut se rappeler ceci pour une tren- 
taine de hgnes évidemment il y a un certain effort, mais il ne dépasse 
pas cette limite. En tout cas, au moment de ma déposition devant 
la Cour de cassation, je ne le savais pas ; de plus j'ai vu que l'expé- 
rience frappait énormément et alors je me suis essayé à écrire le 
verso entier et je suis arrivé à ce résultat très rapidement, en même 


— 359 — 


temps que je poursuivais mes autres recherches. J'estime done que 
le fait que le décalque présente des hésitations n’a pas de valeur ni 
pour ni contre ma thèse. 

D'ailleurs le bordereau contient des hésitations et des traces de 
retouches; elles avaient été signalées par moi en 189% et Les experts 
du procès Esterhazy, qui ont opéré absolument indépendamment 
de moi, je l’affirme sous serment, les ont signalées également dans 
leurs rapports. 

Vous pouvez vous assurer de l'existence de ces hésitations et de 
ces retouches par les photographies au décuple du document 
incriminé. 

Dans le mot intéressant, par exemple, vous pouvez, en regardant 
de près, voir que la plume a descendu. 

M. Bertillon s'approche du Consed, remet à ses membres des pho- 
tographies et reprend ses explications, d'abord à voir basse au milieu 
des membres du Conseil et des défenseurs, puis à la barre. 

Remarquons que tous les mots redoublés sont ceux qui donnent 
l'impression du décalque le plus laïd. 

11 faut dans l'étude du document tenir compte de la question du 
raccommodage défectueux. J’ai fait d’ailleurs préparer un album dont 
je remets un exemplaire au Conseil sur le gabarit. Je me charge de 
reproduire au moyen du gabarit les mots recoupés avec l’adhérence 
la plus parfaite. 

Cet album met en confrontation un certain nombre de mots écrits 
naturellement et d’autres recalqués par le même scripteur. Ainsi, 
voici un mot qui a été écrit par un de mes agents, puis recalqué sur 
le papier pelure, en s'appliquant autant que possible à éviter les 
hésitations. Vous voyez la différence sauter aux yeux et il importe 
que vous vous en imprégniez; on la reconnaît surtout dans les 
traits ascendants. D'ailleurs, je vous laisserai ces préparations qui 
pourront être versées à la procédure. Considérez les déliés ascen- 
dants et immédiatement vous voyez la différence. 

Maintenant, si, au lieu de faire recalquer la même écriture par 
une même personne, Je l’avais fait faire par une autre, les carac- 
tères seraient bien plus accentués. Voilà de l’écriture naturelle et 
voici de l'écriture calquée… 

(Remise de photographies.) 

Ces planches reproduisent l'emplacement du papier pour le calque 
du bordereau. Le verso a été contrôlé rigoureusement par moi; le 
recto a été établi d'une façon plus superficielle. 

Ces planches reproduisent séparément un mot écrit en écriture 








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= 356 


naturelle et le même mot calqué par un de mes employés. Nous 
avons en face le calque opéré par une autre main, grandeur nature, 
les deux calques reproduits ici ne peuvent pas être distingués ; mais 
à l'agrandissement de 20 diamètres, les différences apparaissent. 

Je reprends mon exposition au point où j'en étais arrivé hier. 

(Remise de photographies.) 

Ces planches-ci sont relatives à la différence qu'il y a entre le 
calque d’une écriture par une autre main et le calque par le scrip- 
teur lui-même. Elles se rattachent directement au sujet que nous 
allons traiter. 

Le bordereau entier a été écrit sur gabarit, voici le fait que je 
vous ai montré hier au point de vue théorique, puis au point de 
vue pratique. 

Quels que soient le temps et le soin que j’ai mis pour apprendre 
à écrire, vous devez reconnaître que l’expérience que jai faite sous 
vos yeux vous montre à tout le moins que le procédé est pratique, 
est possible; il est possible de l'appliquer, puisque je l’applique. 
Mais comment expliquer les corrélations de superposition et de réti- 
culage qui existent d'une part entre certains mots du bordereau et 
certains autres mots qui figurent dans les manuscrits écrits au 
ministère de la Guerre par l’accusé? Comment expliquer ces locali- 
sations, puisque nous savons que deux mots écrits naturellement 
ne se superposent que rarement? Comment expliquer les super- 
positions concomitantes de réticulage? Nous sommes en face d’une 
hypothèse, admettons-la, nous en chercherons la vérification après. 
L'hypothèse est celle-ci : cette superposition de tracé ne peut être 
expliquée qu'en imaginant que l'accusé a introduit intentionnelle- 
ment, pendant son stage, dans ses minutes quelques mots qu’il 
repérait de la même façon que l’écriture du bordereau, à savoir sur 
le gabarit. 

Comment le vérifier ? Nous en avons trois preuves, que nous 
allons vous mettre sous les yeux : 

Première preuve, ou commencement de preuve, ou présomp- 
tion de preuve: les mots écrits au ministère, que je vous ai pré- 
sentés hier, se superposent au gabarit d’un seul tenant. Il n’y a pas 
de changement de chaîne depuis le commencement jusqu'à la fin. 
Nous suivons l’une ou l’autre chaîne séparément, lettre par lettre : 
les planches ci-jointes montrent le fait. 

(Remise de photographies.) 

Voici le mot manœuvres. Je le prends tel qu’il a été signalé par 
l'expert Teyssonnières en 1894, comme présentant des phénomènes 





— 3917 — 


de superposition qu’il qualifiait d’anormaux; je le prends avec ses 
réticules centimétriques sur le gabarit, Ce mot n’a pas été choisi 
par moi, et il vient se coller lettre sur lettre ; et toutes les lettres 
suivent avec le même intervalle. 

Me Demange s'approche de la table du Conseil. 

Voilà le mot artillerie, ce mot artillerie que j'ai pris en 1894, 
qui m’a mis sur la piste de l'affaire. Je le prends avec ses réticules, 
partant de la marge, je le prends sur le gabarit, ille suit pas à pas. 
Mais je vais prendre le gabarit, et sous vos yeux je vais écrire 
artillerie, je vais écrire manœuvres. 

Le PRésipenT. — Oh ! ce n’est pas la peine. 

Me Demanxce. — Ces mots sont-ils pris dans les travaux du minis- 
tère de la Guerre ou sur le bordereau ? 


M. BerrizLox. — [ls sont pris dans l’une des pièces de comparai- 


son. 

M. Bertillon donne de nouvelles explications à voix basse au Con- 
seil, en présence des avocats, qui l'entourent, puis reprend sa démons- 
tration. 

Seconde coïncidence : Vous avez la coïncidence des réticules, et 
les deux faits ne sont pas dépendants l’un de l’autre, attendu qu’on 
pourrait admettre que les mots sont décalqués sur le gabarit sans 
ajustage préalable des réticules. Il aurait pu placer son papier 
comme ceci; pas du tout ! Le papier a été ajusté d’abord contre le 
réticule, et c’est après cet ajustement très minutieux que le mot a 


été écrit. Nous avons donc là deux coïncidences qui ne sont pas en: 


dépendance l’une de l’autre. 

La superposition des réticules était nécessaire pour pouvoir 
démontrer le mécanisme du calque au crayon ; sans cela la démons- 
tration ne pouvait pas s'imposer avec une précision suffisante. 

Autre preuve indépendante des deux précédentes : ces mots pré- 
sentent un nombre de retouches considérables. 

(Remise de photographies.) 

Les planches que je vous fais distribuer représentent la super 
position des mots écrits par l’accusé recopiant alors au ministère 
avec leur superposition sur le gabarit complet avec les deux chaines 
principales et les deux chaînes accessoires dans la colonne gauche, 
et dans la colonne droite les mêmes superpositions sur lesquelles on 
a effacé la chaîne accessoire et la chaîne principale non suivie... 
Ce travail permet de se rendre compte du changement de chaîne et 
de la façon dont il arrivait à reproduire les mouvements dont nous 
parlons. Il faut avoir quelques jours d'habitude pour bien saisir la 








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façon dont ces deux tracés se complètent, tandis que sur la planche 
en couleur où j'ai effacé la chaine non suivie la superposition 
apparaît immédiatement. 

Enfin, messieurs, j'ai oublié de vous montrer hier une planche 
qui représente la superposition des mots en planches de couleur. 

M. Bertillon s'approche du bureau du Conseil, et lui montre de 
nouvelles planches. 

La superposition du tracé, dit-il ensuite, permet d'arriver à 
force d'habitude à ce que les traits disparaissent, avec la chaîne 
accessoire. 

Si maintenant nous examinons ces mois avec un agrandissement 
de 10 à 20 diamètres, nous les voyons couverts de retouches, et 
coïncidence bizarre ! beaucoup de retouches sont expliquées par les 
superpositions au gabarit. 

Ainsi, prenons le mot arlillerie, sur figure de la superposi- 
tion de ce mot au gabarit en couleur, je vous ai signalé tout à 
Fheure la précision avec laqueile ce mot ætillerie cachait la 
elef du gabarit. Regardons l'agrandissement et remarquons que ce 
trait n’a rien de rectiligne, nous le voyons osciller. Voyez les efforts 
de la plume et de la main pour arriver à une superposition parfaite 
que nous trouverons tout à l'heure. Nous sommes en présence de 
deux ou trois coups de plume. 

De même ici, le tracé de cet I est absolument inexplicable ; 
cherchez à reproduire ceci par un simple coup de plume, vous n’y 
arriverez pas; il y a là une confusion, nous avons deux ou trois 
trails, nous avons des coudes successifs qui ne s’observent pas dans 
l'écriture naturelle, Les mêmes faits s’observent sur le bordereau, 
mais plus accentués. 

Prenons un autre mot, le mot adresse de la lettre au général de 


‘ Galliffet; la retouche est indiscutable pour Fa; nous y voyons 


les hésitations évidentes que nous vous montrions tout à l'heure. 

Le mot dispositions de la mème pièce du ministère nous pré- 
sente des hésitations de tracés, une reprise manifeste, Le mot 
copie de la pièce de Galliffet présente ici un petit coup de plume 
isolé qui a servi au repérage, Entin, si nous agrandissons par trans- 
parence le mot artillerie de la pièce de réserve, nous decouvrons 
au milieu du second / une petite virgule absolument isolée, une 
espèce de bourrage, de remplissage du tracé... Vous voyez cette 
virgule isolée, sans parler des autres hésitations. 

Déplacement anormal. — Dans la lettre au général de Galliffet, 
dont je vous ai distribué un exemplaire, vous remarquerez que le 








ER: De 


mot adresse n’est pas dans la direction de la ligne ; il est mani- 
festement plus haut et absolument horizontal; tandis que la ligne 
est à convexité supérieure. Il y a là une observation des plus frap- 
pantes. Ici, pour le mot disposition que je vous montrais tout à 
- l'heure, son emplacement est irrégulier, il est bien plus près du 
mot qui précède que du mot qui suit, c’est une anomalie ; elles s'ac- 
cumulent ; il est impossible de démontrer le calquage de ces mots 


d’une façon plus péremptoire. Nous voyons lPaccumulation de Ia 


superposition, l'obéissance à un tracé déterminé, le gabarit; deuxiè- 
mement, la présence des retouches qui caractérisent le calquage et 
troisièmement la superposition de: réticules de ces mots, écrits au 
ministère sur les réticules du gabarit. 

Eh bien! le même procédé a été appliqué à la lettre dite du 
buvard pour les mots « quelques renseignements » « difficulté » ; 
tous ces mots-là se repèrent sur le gabarit avec la même précision. 

M. Bertillon s'approche du Conseil et lui fournit quelques expli- 
cations sur les planches qu'il lui présente. 

L'expert, frappé de la ressemblance des mots en question, les 
place l’un sur l’autre, et voit des superpositions, il voit des dépla- 
cements, et il se dit, avec l'hypothèse de l'innocence de l’accusé : 
« c'est un travail gigantesque, c’est une machination ». 

Mais pas du tout, les deux documents ont été écrits presque au 
courant de la plume sur le gabarit imbriqué. 

Conclusion : 

La présence sur des documents authentiques, incontestablement 
écrits par A. Dreyfus au ministère de la Guerre et qui lui ont été 
d’ailleurs soumis au procès de 189%, d’un certain nombre de mots 
écrits par décalquage constitue une charge nouvelle qui vient s’ajou- 
ter aux charges antérieurement établies. 

L'application du même procédé à la lettre dite du buv ai com- 
plète et corrobore la démonstration de la culpabilité. Nulle autre 
personne que l’aceusé n’était à même de prendre ces précautions 
multiples et dissimulées. Nulle autre que lui ne semble avoir eu 
intérêt à agir ainsi. 

Nous pouvons maintenant apprécier dans son ensemble la 
manœuvre géminée, qui permettail à l'accusé d’éerire le document 
de trahison à son domicile presque au courant de la plume tout en 
lui donnant l'apparence d’avoir été confectionné avec des mots 
rapporiés mis bout à bout sur un contexte et décalqués centimé- 
triquement dans le sens vertical et centimétriquement aussi dans le 
sens horizontal, puis recalqués, etc... 





NON 


— 360 — 


Le moyen consistait à introduire d’avance au ministère, d'une 
part, à son domicile de l’autre des mots repérés comme ure suite de 
tracés et écrits sur le gabarit. L'ingéniosité du procédé était dans 
l'usage de la double chaîne qui amenait à démontrer l’emploi d’un 
calque au crayon et repassé à l'encre. 

Ces différentes interprétations ont été reproduites sur les plan- 
ches ci-jointes que j'ai l'honneur de vous distribuer. 

M. Bertillon fait passer au Conseil diverses planches. 

Nous y voyons : 1° l'interprétation fallacieuse au moyen du 
calque au crayon et 2° l'explication définitive au moyen du gabarit. 

Nouvelle remise de photographies. 

Les mêmes préparations ont été reproduites sur les planches 
ci-jointes grandeurnature; l'interprétation de ces dessins est extrè- 
mement difficile à l'œil. Nous voulons vous rappeler que le but du 
calque au crayon était de faire croire à un travail gigantesque, 
mais il avait d'autres conséquences fallacieuses tout aussi curieuses; 
ainsi, il était susceptible d'interpréter quelques-unes des superpo- 
silions des divergences d’écriture que nous avions signalées anté- 
rieurement: ainsi je vous ai démontré que l’« artillerie » de la pièce 
de réserve se superposait exactement à l’ « artillerie » de la 44° ligne. 
Moi-même,quand j'ai fait cette constatation, j'ai cru d’abord que 
J'étais en face d’un calque primitif au crayon qui avait concerné 
l'a et avait été mal interprété; on avait pris ce contour comme 
devant être rempli, tandis qu’il devait être contourné extérieure- 
ment; le calque au crayon sous ce rapport arrive à expliquer cer- 
taines divergences, de même l’inflexion des deux $s: on pouvait 
supposer que le faussaire, après avoir déplacé son calque au crayon 
représenté ici par le tracé vert, s’était trompé vis-à-vis de ces deux 
s, de ces s non allongés, et qu’il avait repéré à l'encre le second 
au lieu de repérer le premier ; mais la véritable raison, la véritable 
ingéniosité du procédé du calque du crayon, était de masquer le 
calque à un premier examen, tout en étant susceptible de le 
démontrer au second. 

En face de deux tracés aussi différents que ce mot-ci et ce 
mot-là, l’idée du calque n’apparaît pas d’abord; mais, avec l’hypo- 
thèse du calque au crayon, il se démontre péremptoirement. 

Doublons ce mot, nous obtenons un tracé géminé que voici, sur 
lequel les deux tracés vont se superposer, voyez ici, réticule sur 
réticule, tout le tracé repéré. Sur le même dessin, je superpose 
également, réticule sur réticule, l’autre mot incriminé, et j'ai un 
autre repérage exactement égal sans que je change quoi que ce 





— 361 — 


soit, de sorte que le calque au crayon masquait d’abord l’artifice, 
et pouvait servir après à le démontrer. 

Eh bien, cette double imbrication, ce fait que les deux mots 
incriminés du bordereau sont superposables au même tracé, est 
commun à tous les mots que je viens de vous présenter. Voici le 
mot «artillerie » avec le calque au crayon: nous superposons le mot 
sur le réticule vert, sur le réticule du premier calque. Il y a une 
différence dans l’a. Je relève ce dessin et sur le même contexte, 
sans modifier quoi que ce soit, je transporte l’autre mot « artillerie » 
et j'obtiens alors le tracé. Au lieu d’entrer dans l’a vert, j'entre 
dans l’a rouge, mais mon tracé est repéré depuis le commence- 
ment jusqu’à la fin. Cela tient à ce que le mot «artillerie » est écrit 
une fois sur un « intérét » changeant inférieurement, et l’autre sw 
l« intérêt » changeant supérieurement, 

(Remise de photographies.) 

Je vous remets sans commentaire les deux autres exemples. On 
pourrait s'imaginer qu'un mot seul est susceptible de vérification 
si minutieuse, mais nous en avons déux, trois, quatre, dix, douze, 
treize, où la vérification peut se faire. L’épaisseur du trait n’a pas 
plus du quart de millimètre et les mots sont repérés à un quart de 
millimètre près. 

Voici les calques au crayon et voici la superposition, sur le 
même contexte, réticule sur réticule, et voici le mot avec la même 
vérification. Quand on isole le tracé on superpose de la façon la 
plus apparente. 

Ainsi le but du calque au crayon aurait été principalement de 
dissimuler la superposition à un premier examen pour le cas où 
les circonstances de l’arrestation l’auraient rendu nécessaire. 

Si l’accusé avait été arrêté encore nanti des documents de 
trahison, il se serait servi de son bordereau comme d’un document 
préservateur pour démontrer lui-même la confection artificielle 
au moyen de mots rapportés. Toute la première partie de la dé- 
monstration, le gabarit, inutile de dire qu'il n’en aurait jamais 
parlé. Ilse serait donc servi de son bordereau pouren démontrer la 
confection artificielle et minutieuse et pour démontrer qu'il était 
victime d'une machination. Mais il avait pensé également au cas 
inverse, à celui qui s’est présenté, à celui où le document revien- 
drait sans indication concomitante du scripteur, et alors il s'était 
réservé la possibilité de nier simplement, nier en s'appuyant sur 
les différences d'écriture que son gabarit lui permettait d’intro- 
duire si facilement. Il comptait sur l'hypothèse fallacieuse du 











calque au crayon ou sur le changement de chaine qu’il effectuait 
quand il écrivait son bordereau, pour dérouter les experts, les 
empècher de trouver l’argument du ças inverse, le calque au crayon 
et la machination. 

Je comprends maintenant Je dédain que la défense a eu pour 
ma thèse en 1894; elle avait le tort de ne pas être appropriée aux 
circonstances de l’arrestation, et le second tort d'attirer l'attention 
sur le mot « intérél ». Vous venez de voir que ce mot est la clef de 
la confection du bordereau. Appliquons à son examen les mêmes 
procédés que ceux qui nous ont servi à l'étude du bordereau, à 
savoir la mensuration et la superposition à un tracé, à un qua- 
drillage par demi-centimètre. j 

(Remise de photographies.) 

Pour rendre notre examen plus facile et plus minutieux, agran- 
dissous ce mot à dix de la façon la plus exacte, et pour que notre 
agrandissement ne soit pas conlestable, juxtaposons sur Ja feuille 
une pelile graduation millimètrique. Elle à été agrandie en même 
temps; elle figure sur le bord supérieur de la photographie que 
nous vous avons distribuée. Vous pourrez en constater l'exactitude 
absolue. Mesurons maintenant ce mot. Nous observons que la barre 
du & mesure 37 millimètres et quelque chose. L'accent circonflexe 
en largeur nous donne un chiffre de 18 et 19 mi limètres, etc. 
Cataloguons toutes ces observations et nous sommes frappés de 
voir que toutes ces mesures : longueur du {, longueur de l'accent 
circonflexe, de l’accent aigu, etc. sont des multiples de 42,5. 

Ainsi voilà ce mot, qui nous préoccupe depuis 4894, parfaite- 


ment élucidé. 


Quelques jours avant les débats de la Cour de cassation, quand 
j'ai repris cette affaire, ce mot m'est apparu comme composé des 
multiples de 12,5 dans toutes ses proportions. Le fait est indiseu- 
table. 

Eh bien, messieurs, vous savez beaucoup mieux que moi que 
les chitires 12,5 et 1,25 sont la valeur de l’hectomètre graphique 
sur la carte de 80 millimètres. 11 nous suffit de prendre la petite 
règle appelée « kutsch » pour trouver une série de nombres justes : 
longueur de la barre du £ : 3; longueur de l'accent aigu : 4: lar- 
geur de l’accent circonflexe un et demi, et hauteur du { finai 4, etc. 

Vous trouverez tous ces chitfres reproduits sur la seconde tra- 
vée. 

J’ai agrandi ce mot à 8, de façon à rendre 1,25 mesurable avec 
un décimètre ordinaire. 





Eh bien, messieurs, ce mot non seulement présente, mesuré 
avec un décimètre, des multiples uniformes de 1,25, mais si nous 
recherchons l'origine des courbes des {, si nous cherchons la 
valeur de ces courbes, nous découvrons qu'elles obéissent à une 
courbe d’un rayon de 12,5. Encore une fois, nous trouvons 12,5. 

Ainsi, avec un compas et une réglette au 80 millième, il nous 
serait facile de reconstituer le quadrillage et des ares de cercle qui 
nous permettraient décrire le mot « ntérét » tel qu'il fizure sur la 
lettre du buvard. Ces observations ont été représentées sur les 
photographies ci-Jointes. 

(Remise de photographies.) 

Les relations qui existent entre le chiffre 12,5, le chiffre 4,25 et 
la largeur de la pièce de cinq centimes sont des relations bien 
connues qui sont vulgarisées chaque année sur la couverture de 
l’almanach Hachette; il en résulte cette conclusion bien simple 
qu'avec une pièce de cinq centimes et un crayon nous avons tous 
les éléments qu’il faut pour reconstituer le mot « intérêt ». (Rires.) 
C’est l'opération que j'ai représentée sur la planche 30 que je viens 
de vous distribuer. Ainsi avec un sou et un crayon le mot clef peut 
être constitué et la chaîne peut être faite. C’est l'opération à laquelle 
je me suis livré moi-même sur l'écriture ei-jointe : voici le mot 
« intérêt » qui a été écrit de la façon que je vous ai indiquée et que 
je puis écrire sous vos yeux. Il y à ici un calque qui en montre 
l'authenticité. 

De sorte qu'après l'arrestation de l'accusé, rien n'était plus 
facile que de simuler la continuation de la correspondance; puis- 
que le gabarit vous donne l'écriture en entier, une fois l'accusé 
arrêté, le complice n’a qu'à prendre le mot et à continuer; c’est une 
explication possible du fait que le mot « sntérét » peut être recons- 
truit au moyen d’une épure géométrique. 

Constatons néanmoins que «cette hypothèse a été invoquée con- 
tinuellement par l’aecusé durant Pinstruclion préalable; il annonçait 
dès les premiers jours la continuation de Ia correspondance. 

Entin lintercalation du mot « 2ntérét » sur la lettre du buvard 
semble avoir été l’objet d’une disposition toute spéciale. En effet, si 
nous superposons l’épure géométrique de construction du mot 
<intérét » à la lettre du buvard, nous constatons que cette lettre 
se repère exactement contre l’'épure à la même place; si nous cal- 
culons absolument l'inclinaison obtenue de cette façon, nous trou- 
vons que cette inclinaison est précisément égale à un sur neuf, 
autrement dit que la mensuration de l’inchinaison du mot «entérét » 


au-dessous de la ligne, quand on mesure la distance qui sépare 
l'extrémité du { de la ligne, nous donne de nouveau le chiffre fati- 
dique de 1,25. Il en résulte cette coïncidence curieuse que la chaîne 
du gabarit que je vous ai montrée s’intercale précisément avec la 
précision la plus grande au-dessus du mot «enterét » reproduit sur la 
lettre du buvard. Cette chaîne est d'ordre intermédiaire entre 
l'inclinaison horizontale que nous donne l’épure géométrique et 
l'inclinaison de 1 sur 9 que nous donne la lettre du buvard. 

On peut dire à cela que c’est moi qui ai construit la chaîne 
(Rires.), jene conteste pas le fait, mais cette construction repose sur 
ces deux observations, à savoir, premièrement que | « intérét » de 
la lettre du buvard est de 1,25 au-dessous de la ligne, et seconde- 
ment que les accents circonflexes produisent un abaissement d’un 
quart de millimètre. 

Ce chiffre aussi minime et aussi exact est évidemment extraor- 
dinaire ; je ne le donne pas comme preuve, jele donne comme cons- 
tatation. 

Voici un agrandissement à 40 diamètres du mot intérêt. J'en 
prends un quart, je le superpose et je le fais avancer géométrique- 
ment de 1 millimètre 25 et abaisser de un quart de millimètre, et 
j'obtiens la superposition. Ce sont des constatations ; elles ont été 
représentées sur les préparations ci-jointes. 


Ce que nous pouvons conclure de ces constatations, c’est que le 


réticulage du gabarit, le point d’origine des barres demi-centimé- 
triques provient de la lettre du buvard. 

Je pourrais encore vous montrer que l'emplacement de l'accent 
circonflexe est placé dans les meilleures conditions pour pouvoir 
produire ces deux déplacements de 1 millimètre 25 et un quart de 
millimètre dans les conditions de la grandeur nature. Ces dimen- 
sions sont d’une précision qui déroute l'observation ; néanmoins les 
reproductions que je vous ai présentées tout à l’heure démontrent 
qu'il est possible d’y atteindre. L’accusé qui est myope et jouit 
d'une habileté de main extraordinaire était évidemment capable de 
les produire. 

Nous retrouvons, messieurs, la même précision et la même 
adresse dans la construction de tous les mots « intérôt ». Si nous 
superposons un calque de ce mot agrandi à 20 sur une épure 
géométrique et que nous divisions par 2 et encore par 2 la limite 
extrême de 1,25 par des traits au crayon, nous obtenons une série 
de repérages qui localise tout le reste du tracé; la tête de l’w, de 
l’a, les accents, etc. L’hésitalion, les coups de plume, les reprises 





ad és idée néttec de hat d QUE ds die et buis à 





“LS E 


que présente ce mot semblent même expliqués jusqu’à un certain 
point par cette perfection. Ge calque a été fait sur un autre agran- 
dissement, car remarquez que ces reprises coïncident avec un autre 
quadrillage. [1 n’y a pas d’endroit qui ne soit localisé; c'est ce qui 
explique qu'on peut facilement reproduire et reconstituer le mot 
« intéret ». 

(Remise de photographies.) 

Je veux vous mettre sous les yeux, sans commentaire, les prépa- 
rations autographiques mêmes qui m'ont ser vi à l’étude de ce mot. 
Voici la projection originale avec le texte d’agrandissement au 
vingtième... Ceci même est l'agrandissement (le texte en fait foi) 
de la lettre du buvard. C’est le mème cliché, c’est de la plus grande 
exactitude; voici les documents. 

Une pareille précision semble indiquer ou la main d’un myope, 
ou l’émploi d’une loupe pour la confection de ce mot. Conclusions : 
La construction artificielle du mot clef « éntérét » qui a été établi 
en prenant pour unité de longueur des multiples ou sous-multiples 
de l’hectomètre graphique de la carte au 80/1000, ainsi que son 
intercalation dans la lettre du buvard saisie au domicile, constituent 
une preuve toute nouvelle et toute spéciale de culpabilité. Je défie 
qui que ce soit de reproduire à main courante le mot « intérêt » tel 
qu'il figure sur la lettre du buvard, dût-il recommencer cette opéra- 
tion dix, cent, mille fois, t tandis qu’en une demi-heure n'importe 
qui peut y arriver avec le système que j’indique. 

Depuis ma déposition devant la Cour de cassation où Je plaçai 
sous les yeux de messieurs les conseillers la superposition du bor- 
dereau au gabarit, j’ai cherché et je crois avoir trouvé un moyen 
mécanique de montrer que ces superpositions existent réellement 
avec une précision supérieure à tout ce que le hasard peut expli- 
quer. 

Vous avez tous entendu parler, messieurs, de la photographie 
composite qui fut inventée par M. Galton, un Anglais, il y a une 
vingtaine d’années, et dont le cinématographe, soit dit en passant, 
peut passer pour être une espèce d'application physiologique. 

Supposons, pour remémorer la chose par un exemple, que nous 
voulions réunir en un type unique les 20 à 30 profils de Jules César 
qui existent dans nos collections numismatiques. Nous commence- 
rions par prendre une image de ces profils au même format dans 
les mêmes dimensions. Nous disposerions toutes ces images sur une 
même ligne, les unes vis-à-vis des autres et nous ferions défiler ces 
images devant un objectif de façon que chacune vienne poser à la 





| 

gu 
x 

Re 





— 366 


même place de la plaque sensible et avec un temps de pose du 30e 
seulement de celui qui serait nécessaire pour chacune d’elles prise 
isolément. Chaque image venant sur la plaque sensible poser le 30e 
du temps qui lui serail nécessaire, nous obliendrons en développant 
des silhouettes qui ne seront développées suffisamment qu'aux 
endroits où la plaque sensible aura été frappée 20 ou 30 fois, c’est- 
à-dire au seul endroit commun à toutes nos images. Les particula- 
rités au contraire spéciales à chaque image seront annihilées, floues 
ou vagues. Le procédé d'appliquer la photographie composite à 
l'expertise en écriture n’est pas de mon invention. Il a déjà été 
préconisé par un expert américain, le docteur Fraser, docteur ès 
sciences de la Faculté de Paris. L'opposition du blanc et du noir 
rend l'opération particulièrement facile. Voici, en ce qui regariie le 
bordereau, le manuel opératoire que j'ai suivi. Pour faire cette 
opération, J'ai commencé par mettre les 30 lignes du document 
bout à bout sur une seule bande, mais en collant chaque bande 
l'une après l’autre, réticule sur réticule et en laissant l’espacement 
entre chaque ligne nécessaire pour que cette bande unique de 
3 mètres soit superposable à un gabarit de longueur indéfinie, et 
dans de telles conditions qu’elle nous offre les mêmes superpositions 
que sur les planches que je vous ai distribuées. 

J'ai donc ma bande de 3 mètres et, si je la superpose à un 
gabarit, les mêmes superpositions apparaîtront. Mais faisons dispa- 
raitre le gabarit, reprenons la bande et faisons-la défiler devant 
l’objectif photographique en la propulsant de longueur de 12,5 
en 12,5. 

Nous obtiendrons l’accumulation snecessive de tous les mots du 
bordereau sur la même place, sur le même emplacement. 

Autrement dit, si nous disposions d’un mécanisme extrêmement 
rapide qui fasse défiler ces trois mètres avec une très grande 
rapidité, nous arriverions à recueillir dans l’espace d'un dixièmede 
seconde tous les mots du bordereau les uns sur les autres. (/Æires.) 
Ce qui serait difficile à faire au moyen d’un cinématographe peut 
être réalisé très facilement avec la photographie composite. C’est 
ce que J'ai fait sur les épreuves ci-jointes, que j'ai l'honneur de 
vous distribuer. 

{Remise de photographies.) 

Ainsi qu’il était facile de s'y attendre, l’accumulation de tout le 
bordereau sur un espace aussi étroit que 12,5 n’a déterminé d’abord 
qu’un enchevêtrement de traits où il serait bien difficile de retrouver 
les deux chaînes imbriquées en deux couleurs. Mais il n’en est plus 





— 367 — 






de même si je reprends l'opération, et si je m’arrange pour que dans 
ce défilé de 12,5 en 12,5, je ne fasse passer d'abord que la partie 
. des mots écrits sur chaîne hachurée; c’est le résultat obtenu sur la 
- première planche, et si je recommence après l'opération et que je 
‘ ne fasse défiler que les mots ou partie des mots écrits sur chaîne 
+ pointillée. J’obtiens alors une chaïne dans laquelle la silhouette 
1 du mot « intérêt » semble apparaitre, 
. Chose curieuse, on retrouve dans les superpositions, dans les 
masses alternativement blanches et noires, le même écartement 
. et le même rythme que dans le mot « intérêt », à ce point qu'il 
devient possible, en superposant une feuille de papier pelure à l’une 
de ces figures, de reconstituer la chaîne. C’est l'opération à laquelle 
je vais me livrer sous vos yeux. 
M. Bertillon s'approche du Conseil et procède à cette expérience. 
L'opération à été représentée dans ses plus petits détails sur la 
- planche ci-jointe que je vous distribue... Les deux chaînes sont 
superposées, et je dois obtenir un tracé un peu plus accentué, où 
on retrouve le rythme dans l’écartement... 1,25, 2,05. 

J’ai refait l’opération grandeur nature, et j'ai Dh du le même 
espacement et la même figure. Sur la photographie grandeur 
. nature, le mot « intérét » peut être repris et reconstruit encore plus 
| rapidement. Sur la planche que je vous ai montrée, l'opération a 

été reproduite en entier : on a indiqué en tracé creux les mots écrits 
sur chaine pointillée, et en tracé plat les mots écrits sur chaine 
hachurée, Ultérieurement, nous avons reproduit une bande à la 
dimension de un quart de grandeur nature, qui montre la façon 
. dont les bandes ont été ajustées les unes aux autres, et les parties 
de mots qui correspondent à la chaîne pointillée, et ceux qui 
correspondent à la chaîne hachurée. 
(Remise de photographies.) 
… J'ai cherché depuis cette expérience à reconstituer de la même 
. façon la longueur exacte du mot (ntérét ». La photographie que 
» je ne puis vous faire remettre permet de reconstituer cette longueur 
- exacte, puisque nous pouvons écrire le mot « intérêt », et nous 
» voyons l’À retomber sur l/. Mais on peut objecter avec raison à 
- celte opération que cette répétition exacte de 12,5 est le procédé 
mécanique de mon opération. Je fais défiler là une ligne du borde- 
reau devant l'objectif qui embrasse un champ très vaste; je dois 
* avoir une répélition de 12,5 en 12,5 

Cette répétition provient de ce fait. Comment arriver à faire par- 

ler les faits matériellement en dehors de cette première expérience? 


4 


N 
’ 
1 


LA) ét thé, 





— 368 — 


Messieurs, je crois l'avoir prouvé par cette autre expérience. (Æu- 
meurs.) 

J'ai recommencé l'opération en poussant de 12,5 en ‘12,5, mais 
avec une distance double, c’est-à-dire de 25 en 925, de deux lon- 
gueurs d’ (ntérél » en deux longueurs d'« intérét ». 

L'image que j'obtiens estla même ; elle me produit la répétition 
au milieu du mot (intérêt », quoique je pousse de 25 en 25, mon 
image est de 12,5, moitié moindre ; et voilà la véritable démons- 
tration ; c'est une preuve matérielle, incontestable, 

Voici la preuve décisive. (Aires et rumeurs.) Je n’ai pas pu vous 
remettre des exemplaires, je n’ai qu’une photographie, parce qu'on 
m'a retiré brusquement la direction de l'examen des écritures et 
de la photographie judiciaire, de sorte qu’étant privé d'instruments, 
Je n’ai pas pu compléter sur ce point ma démonstration. 

Mais mon intention était de faire sur ces préparations un tirage 
phototypique de chacune des photographies composites, la chaîne 
verte et la chaîne rouge, de les faire imprimer en phototypie sur 
gélatine, en couleurs, la première en rouge, la seconde en vert, sur 
la même feuille, et en repérant les deux images réticules sur réti- 
cules. è 

Ces deux images de nuances différentes qui seraient venues se 
mettre l’une sur l’autre ou à côté en obéissant au réticulage du bor- 
dereau qui reste le même, se seraient répétées, sans chevaucher 
l’une sur l’autre, une venant masquer les grisailles que l’autre pou- 
vait présenter. (Nouveaux rires.) 

La première chaine en rouge est imprimée, on reprend la 
feuille, et on la reporte sur l’autre photographie, on ajuste sur 
l’autre réticule et on tire la seconde chaine en vert. Les deux 
images se placent l’une sur l’autre, la rouge et la verte, et l’une 
vient masquer les grisailles de l’autre. 

On aurait ainsi obtenu, messieurs, mécaniquement, un gabarit 
bicolore (/Æ?ires.) qui serait venu s'appliquer au bordereau etquiaurait 
été absolument identique au gabarit constitué par moi avec le mot 
«intérét » de la lettre dite du buvard. 

Néanmoins, je considère l'expérience telle que je viens de vous 
la mettre sons les yeux comme décisive. 

Elle m’apparait comme un contrôle matériel de ma théorie 
qu'aucun raisonnement ne peut détruire. 

Il est évident que si j'obtiens, en faisant défiler sur les deux 
chaînes les mots du bordereau, deux photographies composites, 
sur lesquelles je retrouve non seulement le dessin général, mais 





— 369 — 


encore les alternances rigoureuses des deux gabarits, il faut bien 
admettre qu'il y a un rapport absolu entre les mots du bordereau 
etle mot « entérêt » de la lettre du buvard avec lequel ces deux 
chaines ont été composées. 

Or, cette chaîne était la propriété de l’accusé. Elle a été saisie à 
son domicile sur l'invitation même de M"° Dreyfus. (Rumeurs 
prolongées.) Comment pourrait-on expliquer les relations non seule- 
ment graphiques mais mathémathiques qui relient cedocument au 
bordereau, si l’on serefusait à admettre que le bordereau a été écrit 
par l’accusé. 

Dans l’ensemble des observations et des concordances qui 
forment ma démonstration, il n’y a de place pour aucun doute ; et 
c’est fort d'une certitude non seulement théorique mais matérielle, 
qu'avec le sentiment de la responsabilité qu'entraîne une convic- 
tion aussi absolue, en mon âme et conscience j’affirme, aujourd’hui 
comme en 1894, sous la foi du serment, que le bordereau est l'œu- 
vre de l'accusé. (Nouvelles rumeurs.) J'ai fini. 

Ux memBre pu CONSEIL. — Pourriez-vous expliquer les analogies 
de lécriture du bordereau avec l'écriture d'Esterhazy ? 

M. BerriLLox. — Ma démonstration repose sur des concor- 
dances de mots extraits du texte du ministère et du texte du domi- 
cile. La présence à Rouen d’un officier écrivant d’une façon plus ou 
moins ressemblante, il pourrait y avoir un très grand nombre de 
personnes écrivant de la même façon, que le fait des superpositions 
réticulaires n’en serait en rien entaché (Rumeurs.); c’est une ques- 
tion tout à fait différente ; l’écriture d’Esterhazy était-elle naturelle, 
sommes-nous en face d’une simple coïncidence due au hasard? ou 
sommes-nous en face d’une invention, je n’en sais rien, mais jen’en 
ai cure (/èires.) en ce qui concerne la démonstration que Je viens de 
vous présenter; on peut expliquer cette dissidence par plusieurs 
hypothèses; ces hypothèses ne sont pas susceptibles de vérification 
complète et immédiate, je ne les aurais pas formulées dans ma dé- 
position, je peux vous les signaler mais je ne réponds pas qu'il n'y 
en ait pas d’autres. 

. On peut supposer que l’écriture du bordereau, lécriture sur 
gabarit, n’est pas une invention propre à l'accusé, mais une 
invention, un secret de chancellerie, qui a été communiqué à plu- 
sieurs espions à la fois, dans le but que s’il arrivait malheur à lun 
on pûüt substituer l’un à l’autre; c’est une hypothèse, je n’en 
réponds pas ; vous pouvez supposer aussi que l'écriture a été imi- 
tée par Esterhazy antérieurement à celle de Dreyfus, simplement 

IT. 24 








2 
ï 


— 310 — 


pour se substituer à lui, depuis 1894: c'est une hypothèse à laquelle 
j'attache une certaine vraisemblance, parce qu'elle a été suscep- 
tible de ma part d’un commencement de vérification que je vais 
mettre sous vos yeux. 

J’aiété frappé par ce faitque l'écriture des premiers documents, 
l'écriture d'Esterhazy, je ne parle pas des derniers, présentait un 
certain nombre de différences de tares graphiques que le bordereau 
n’offrait pas quand on l’examinait sur l'original ou sur mes recons- 
titutions, mais qui se retrouvaient sur les photographiesincomplètes 
où les déchirures du papier n’apparaissaient pas, notamment dans 
la photographie du Matin. 

Nous remarquons dans l'écriture d'Esterhazy, colonne de droite, 
que les a sont parfois disposés en deux masses séparées. L'écriture 
du bordereau ne présente pas cette particularité. Mais le mot partir 
dans «Je vais partir en manœuvres » a été déchiré à travers l’a et 
une photographie où les déchirures ont été effacées ou un calque 
grossier, ou la photogravure du Matin, ou une reproduction non 
soignée, semblent faire croire que les « ont été disposés, écrits en 
deux masses. Il y a aussi les f que j'ai qualifiés d’f en ligne brisée. 

Nous remarquons que la jonction inférieure du premier au 
second se fait sur le bordereau au moyen d'angle aigu sans retou- 
che, sans boucle. La photogravure sur ce point, ou le calque qui 
lui a donné lieu a reproduit par un défaut de la plume « une bou- 
cle » que nous retrouvons dans l'écriture d’Esterhazy. 

Mais la particularité la plus curieuse nous est encore offerte par 
les doubles i. Au procès Zola, je remarquai, bouillonnant de ne pou- 
voir intervenir ( Rires.) qu’on prétextait comme signe d'écriture d’Es- 
terhazy le fait qu'il mettait plusieurs points sur l’?. Mais le borde- 
reau ne contient qu'un point sur l’?: s’il a l’air d’en contenir deux, 
en deux endroits différents, c’est que la tête des 7 a été coupée, et la 
tête de li coupée a été placée à côté du point; alors on a pu en con- 
clure qu'il y avait deux points. 

Ainsi voici le mot « sntérét » qui a été déchiré à travers l’?, Nous 
voyons ici un premier pointet un autre là. La photographie natu- 
relle reproduit cela beaucoup plus exactement. 

M. Bertillon s'approche du Conseit et lui donne quelques explica- 
tions. 

Le même phénomène nous est offert par le mot « relative »: du 
reste nous voyons la déchirure passer juste sur l’?, et alors l’? sur 
un calque qui ne reproduit pas la déchirure paraît avoir deux 


points. 





SEPT PPS 





— 3171 — 


Eh bien! Esterhazy nous offre dans son écriture des mots avec 
deux points, à «pris » par exemple, Tout dernièrement, j'ai eu 
l’occasion de voir un mot écrit par Esterhazy, dès octobre ou 
novembre 1895, dans lequel le mot « disposition » a deux points 
absolument comme le mot « disposition » du bordereau à cause de 
la déchirure. Il se trouve que, par un hasard extraordinaire, les 
déchirures du bordereau coupent les têtes des ? pour le mot 
« intérét », pour le mot «relative » et pour le mot « disposition », de 
sorte que nous avons trois ? avec deux points etque nous consta- 
tons qu'Esterhazy met deux points sur ses ?, et alors on a dit: 
«Voilà une preuve. » Au procès Zola, on a dit: (Mais la preuve, ce 
sont ces deux points. » Voyons! mais Esterhazy est un homme de 
paille (Rumeurs prolongées.), c’est un misérable,et je l’ai dit dès le 
commencement ! 

Voici la lettre que, dès le 18 novembre 1897, j'ai écrite au géné- 
ral de Boisdeffre : 


« Mon général, 


« Je crois de mon devoir de vous affirmer que les allégations 
du commandant Esterhazy sur le rôle rocambolesque qu'il 
s’attribue dans la confection de la lettre missive incriminée, allé- 
gation que je peux apprécier mieux que tout autre, me confirme de 
plus en plus dans l’idée qu'il est l’homme de paille choisi par la 
famille pour attirer l'affaire sur le plus mauvais terrain. [air accu- 
sateur qu’il prend vis-à-vis du colonel Picquart n’a pas d'autre but 
que de nous abuser. » 


Le Présipenr. — C'est en dehors de votre expertise, Ne sortez 
pas de la question ni de votre rôle d’expert. C’est tout ce que vous 
avez à dire sur ce point, n’est-ce pas ? 

LE CAPITAINE CONSEILLER BEAUVAIS. — Pourriez-vous nous donner 
des détails sur les points des j ? C’est un détail intéressant, 

M. BerriLcox. — Le j de «je vais partir en manœuvres » a été 
coupé et isolé par le pli du papier. Il faut prendre pour cela la 
reproduction du bordereau nature. Le pli du papier passe juste à 
travers le j. Il en résulte une différence dans l'alignement des deux 
traits, qui peut faire croire à la présence d'une boucle. En effet, la 
photogravure du Matin élargit ce trait et en donne une. Or, 
Esterhazy, écrivant, met toujours une boucle. 

Les mots « quelques renseignements » du bordereau ont été 
l'objet de deux déchirures et d’un mauvais raccommodage, ce qui 
fait que sur la reproduction photographique les traits chevauchent 





sis Li 









- — 3172 — 
en haut eten bas. Or, Esterhazy, quand il écrit, nous fait chevau- 
cher les lettres, absolument comme le produit de la déchirure. 

Les mots « je les prendrai » ont été déchirés et recollés plus 
vers la gauche, Nous observons les mêmes hésitations dans les 
tracés de l'écriture d’Esterhazy. Le mot « ertrémement » a été 

déchiré horizontalement et mal recollé. Cela donne un » comme l’m 
d'Esterhazy! Le mot « joue » présente la particularité suivante : 
le premier trait de l'o est très pâle, les photographies mal tirées me 

_le reproduisent pas, la photogravure du Matin l'a absolument 
atténué, lo a lair d'être réduit à un simple petit point. Esterhazy 
fait très souvent les 0 de cette façon-là. 

Le mot « détenteur » est barré de deux f en deux t, mais la pre- 
mière barre esttrès minceet se voit difficilement; c’est un trait léger ; 
Esterhazy interprète ceci de cette facon : « Quand un mot a deux f, 


_ je ne dois barrer que le second. » Il nous en donne de très nombreux 


exemples dans son écriture. Je pourrais vous citer d’autres 

exemples. Il ÿ en à un nombre considérable. Je sais bien que depuis 
un an ou deux sa nouvelle écriture s’est modifiée et qu’on ne trouve 
plus de ces traits-là; mais il y a trois ans, j'ai lu dans un article du 
{raulois, je crois, une étude sur ce point faite absolument en dehors 
de moi, où ces dispositions ont été mises en lumière d’une façon 
très complète avec une analyse comparée des rapports des experts 
qui ont paru dans la brochure de M. Bernard Lazare. Il y a là une 
étude consciencieuse que je signale au Conseil. 

Le Présinexr. — Monsieur le Commissaire du (Gouvernement, 
avez-vous des questions à poser? 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Aucune. 

Me DemaxGe. — Les questions que je poserai ne visent pas l’ordre 
technique, elles ont trait à la question que posait tout à l'heure un 
de messieurs les membres du Conseil. Voulez-vous demander à 
M. Berüllon ceci : a-t-il soumis les pièces de comparaison qu'il avait 
entre les mains émanant d’Esterhazy à la même épreuve que le 
bordereau? A-t-il réticulé les pièces émanant de la main d'Esterhazy, 
a-t-il renouvelé les mots redoublés qui se trouvaient dans ces pièces, 
et quei a été le résultat de ces constatations? 

M, Betis Lon. — Je n’ai cure de l'écriture d’Esterhazy (Rires.), elle 
ne touche enrien à ma déposition! aussi je n’ai pas consacré à cette 
étude la précision que j'ai employée à l'étude du bordereau. 
D'ailleurs, je n’ai jamais été officiellement chargé de l’examen de 
l'écriture d’Esterhazy. 

Toutefois, j'ai fait des études de ce genre et je crois qu'il y à 








— 3173 — 


beaucoup de documents d’Esterhazy qui ont été écrits sur le. 


gabarit: on a dü le lui communiquer en même temps qu'il jouait 
son rôle d’homme de paille et il a complété cela en écrivant de la 
même façon, je le crois très facilement, soit qu’il lait fait 
depuis 1894 ou depuis 1895, soit qu'il l'ait fait antérieurement, en 


application de l'espèce de secret de chancellerie qui permettrait 


aux espions de se substituer l'un à l’autre. 

Cette hypothèse n’est pas en contradiction avec les constatations 
que je viens de faire. Nous pouvons admettre, messieurs, que 
Esterhazy d’un côté, l'accusé de l’autre, écrivaient leurs missives 
d'espionnage et employaient exactement le même procédé, et que, 
depuis 1895, Esterhazy, mis en demeure de jouer son rôle intéressé, 
s’est appliqué à ressembler encore plus au bordereau que son écri- 
ture naturelle. 

Mais ma démonstration ne repose pas sur ce fait : c’est Le fait 
que les mots ont été truqués au ministère de l'Intérieur, c’est le fait 
que le mot « artillerie » est retouché à deux places, c’est le fait que 
le mot « adresse » n’est pas sur la ligne, qu'il estretouché. Esterhazy 
ne me gêne en quoi que ce soit. Mon autre preuve c'est le met 
« intérét», c’est le réticulage de la lettre du buvard. Voilà des 
preuves en dehors de la portée de M. Esterhazy sur lesquelles je 
reste cantonné. Esterhazy peut raconter tout ce qu’il veut. 

Me DEemaxGe. — Voulez-vous bien dire, monsieur le Président, à 


M. Bertillon que je ne veux pas engager de colloque avec lui et que 


Je ne discute pas en ce moment. M. Bertillon vient de vous dire : 
« Voilà mes preuves. » Je les discuterai plus tard, mais je lui ai 
posé une question et je voudrais savoir si j'ai bien compris sa 
réponse. Je lui ai demandé s’il avait soumis l'écriture d'Esterhazy 
à la même épreuve que celle qu’il avait fait subir à l'écriture du 
bordereau. 

Le Présipenr. — Avez-vous fait subir à l'écriture d’Esterbazy la 
même épreuve que celle que vous avez fait subir à l’écriture du 
bordereau ? 

M. BerriLLoN. — Oui, mais d’une façon moins complète. J'ai 
constaté des superpositions qui ne me semblent pas naturelles et 
qui me font croire qu'il a écrit sur gabarit un certain nombre de 
letires qui nous sont parvenues par l’entremise de proxénètes, les 
autres par d’autres canaux du même genre. 

LE PRÉSIDENT. — Avez-vous trouvé dans l'écriture d’'Esterhazy le 
même système que dans celle du bordereau ? 

M. BeRTILLON. — En partie. Je crois très volontiers que sur cer- 








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— 3174 — 


taines lettres il y a une écriture sur guide comme sur le bordereau. 
11 suffit sur le mot « éntérét » d'écrire un autre mot, le mot notaire 
par exemple et mettre : notaire-notaire-notaire, pour produire le 
même effet qu'avec le gabarit. 

Me DeuaxGe. — Une seconde question dans un autre ordre d'idées, 
En 1894, M. Bertillon a démontré au Conseil, ou voulu démontrer 
tout au moins que le bordereau, c’est-à-dire la pièce anonyme, était 
signé (c’est l'expression qu’il a employée); il trouvait que les mots 
« À. Dreufus » étaient contenus dans un des mots du bordereau. 
Comme je n'ai pas entendu cette explication aujourd’hui, je lui 
demande s'il veut la donner au Conseil de 4899. 


Le PrésinexT. — Voulez-vous bien répéter votre explication, 
mais en vous tenant dans la question. 
M. BerriLLox. — En effet, au Conseil de guerre de 1894 j'ai 


indiqué, mais à titre d’hypothèse et en insistant énormément, en 
disant combien je regardais cette explication comme conjecturable, 
J'ai indiqué qu'il était possible que cette lettre fût signée cryptogra- 
phiquement. 

J'ai été pendant deux ou trois ans attaché au cabinet de M. le 
Préfet de police où mes fonctions consistaient à recevoir les rapports 
des agents secrets et à les recopier en changeant les phrases. 
J'ai donc sur cette partie une certaine connaissance profession- 
nelle. À 

Ces rapports ne sont pas signés, mais ils portent chacun un 
signe recognitif, soit un signe conventionnel, soit un numéro, soit 
même rien du tout. Eh bien, je m'étais demandé en 1894 si cette 
phrase « ef ne vous en adresse la copie » n'avait pas été aioutée 
volontairement, de façon à ramener ce mot « adresse » que l'on 
trouve déjà plus haut : « Si donc vous voulez y prendre ce qui vous 
intéresse el le tenir à ma disposition après, je le prendrai. A moins 
que vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso. » Un point 
c'est tout! Si je le fais copier la copie est pour vous, cela va de 
soi, c’est évident. « Et ne vous en adresse la copie » me semblait 
ajouté exprès pour reproduire le mot « adresse » et le mot € copie » 
afin d’avoir deux mots superposables. 

Alors, devant ce mot « adresse », à la fin de la ligne, j'ai émis 
l'hypothèse qu’il pouvait servir de signe recognilif; mais J'aiajouté 
qu’il ne fallait pas attacher une grande importance à cette conjec- 
ture, laquelle serait basée sur la superposition matérielle que je 
présentais. Je ne nie pas le propos, mais c'était une hypothèse 


- formelle. 





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37 — 


M° DeuaxGe. — M. Bertillon n'a-t-il pas dit qu’il trouvait « A. 
Dreyfus »? 

M. Berrizrox. — Cela peut être un signe recognitif, mais j’ai dit 
que cela n’avait pas d'importance. 

Me DEmaxce. — Troisième question. M. Bertillon, en indiquant 
que dans le bordereau il y avait des mots écrits sur gabarit, c’est- 
à-dire des mots truqués, a dit au Conseil quel était le but poursuivi 
par l’accusé : c'était un moyen de défense. 

Voulez-vous, monsieur le Président, lui demander, puisqu'il à 
trouvé les mêmes mots truqués écrits sur gabarit dans des pièces 
émanées du ministère de la Guerre, l’une une note qu’on a appelée 
la lettre du général de Galliffet ; l’autre, l'étude sur les grands parcs 
d'artillerie, voulez-vous lui demander comment il explique, et pour- 
quoi il attribue au capitaine Dreyfus, que dans des travaux faits 
pour le ministère et au ministère même, des mots aient pu être 
introduits, truqués et écrits sur gabarit? 

Le Présinenr. — Comment expliquez-vous que dans les écritures 
courantes, au ministère, l'accusé ait pu introduire son système 
cryptographique d'écriture sur gabarit? 

M. BertiLLoN. — Je signale d’abord deux coïncidences de dates 
qui m’avaient échappé dans ma déposition.A cette occasion, je prie 
monsieur le Président de vouloir bien recevoir et adjoindre à la 
procédure ce rapport, qui contient de la façon la plus détaillée et la 
plus précise la démonstration que j’ai présentée. 

J’ai signalé ces deux coïncidences de dates, à savoir que la pièce 
relative aux grands parcs d’artillerie est de 1892 ou de 1893, mais 
qu’elle est de douze ou de treize mois postérieure au procès des 
faussaires du testament de La Boussinière, et que la pièce adressée 
au général de Galliffet, où je trouve le plus grand nombre de mots 
superposables et écrits sur gabarit, à savoir les mots « adresse », 
« copie », etc., coïncide, à quelques jours d'intervalle, avec la confec- 
tion du bordereau. Ce document est de fin août. 

LE PRÉSIDENT. — Ces pièces étaient écrites sur papier ordinaire. 
Est-ce qu'avec du papier ordinaire on peut faire ce travail? 

M. BERTILLON. — Je me suis assuré personnellement que le 
papier minute employé au ministère de la Guerre est suffisamment 
transparent pour permettre d'écrire sur gabarit, et je l’ai exécuté 
moi-même. Cette pièce, la pièce d'adresse au général de Galliffet, a 
été écrite en août 1894 et expédiée le 3 septembre. Elle est donc 
contemporaine, comme création, au bordereau, qui, d’après les 
témoignages, semble avoir été écrit au mois de septembre 1894. 


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y a là une coïncidence bizarre. 

Maintenant, évidemment oui, l'accusé, de temps à autre, inter- 
calait dans les pièces qu'il écrivait au ministère de la Guerre un 
certain nombre de mots qu’il écrivait sur le gabarit. C'était la 
contre-partie nécessaire de lalibi de machination qu'il se préparait 


au moyen du bordereau. Cette opération ne lui était pas difficile ; 


attendu que, d’après les débats, il se rendait de temps à autre à des 
heures où personne ne l'y croyait, au ministère. En tout cas, je 
connais suffisamment l’administration pour savoir qu’on peut 
emporter chez soi des pièces semblables à la lettre au général 
de Galliffet, et les rapporter au bureau, sans encourir le moindre 
bläme. ; 

M° DemAxGe. — Une autre question est celle-ci : Tout à l'heure, 
M. Bertillon a expliqué au Conseil que le mot clef dont se serait 
servi le capitaine Dreyfus était le mot « intérét » emprunté à une 
lettre qu’il a appelée lettre du buvard. M. Bertillon nous a dit que 
le mot « intérêt » était, par conséquent, un mot truqué introduit 
dans cette lettre. Voulez-vous demander à M. Bertillon s’il conteste 
l'authenticité de cette lettre écrite par M. Mathieu Dreyfus à une 
personne ? | 

Le Présipexr. — Considérez-vous que la lettre appelée « lettre 
du buvard » à 6l6 écrite par M. Mathieu Dreyfus ou bien par un 
faussaire ? 

M. BerriLLox. — Monsieur le Président, je n'ai pas sur ce point 
d'opinion et les principes que j'ai en expertise d’écritures s’opposent 
à ce que j'en aie une. Je prétends que la science des experts en ce 
qui regarde les coups de plume est un savoir vain, sans fondement, 
et qu'il donne lieu aux erreurs continuelles les plus cénsidérables. 
Aussi, quand on me donne un document à examiner, je le regarde 
comme une pièce matérielle’et je cherche à le séparer de tout ce qui 
l'entoure. Cette lettre porte au verso, à la place où l’on met d’ordi- 
naire la signature, le mot: « Mathieu ». A-t-elle été réellement 
écrite par M. Mathieu Dreyfus? A-t-elle été écrite par l’accusé ? 
A-t-elle été écrite par Esterhazy ou par n'importe quel autre? Je 
n'en sais rien (Hilarité et rumeurs.) ; elle a été écrite sur gabarit. Je 


_ puis la reproduire, n'importe qui peut le faire, mais nous ne pou- 


vons pas trancher la question d’authenticité. J’admets très bien 
l'hypothèse que Mathieu Dreyfus à réellement écrit cette lettre où 
l’on parle d'intérêts de famille. 

Le Présipexr. — Vous n’avez pas d'idée faite sur ce sujet ? 

M. BertiLLox. — J’admets très bien qu'il l’a écrite, que Dreyfus 





l’a reçue et l’a recopiée lui-même sur le gabarit en DEEE 
de son frère. Voilà encore une autre hypothèse. 

Me DemanGe. — Il résulte de la réponse de M. Bertillon que la 
lettre aurait étéécrite sur gabarit ? 

M. BerriLLoN. — Il y à un certain nombre de mots qui sont écrits 
méticuleusement sur gabarit, témoin les mots « quelques rensei- 
gnements » que je vous ai montrés. La lettre entière contient peut- 
ètre des passages qui ont été écrits sans repérage. 

Me Demaxce, — Monsieur le Président, voudriez-vous demander 
à M. Bertillon pourquoi il n’a pas gardé la mesure exacte du qua- 
drillage du bordereau, c'est-à-dire de 4 millimètres en 4 milli- 
mètres ? Je voudrais savoir pourquoi, lorsque M. Bertillon a réti- 
culé, il n’a pas pris le réticulage produit par le quadrillage même 
du bordereau. 


Le PRésipeNT. — Pourquoi n’avez-vous pas pris le quadrillage de 
4 millimètres et avez-vous pris celui de 5 millimètres ? 
M. BerriLLon. — Pour ma part j'ai souvent pensé à ce fait que le 


quadrillage était de 4 millimètres et j'ai pensé que c'était pour 
masquer le réticulage d’une façon complémentaire, pour empêcher 
qu'on ait recours au réticulage par 5 millimètres qui donne la clef 
de l'affaire. D'ailleurs 4 et 5 ayant des multiples communs, les qua- 
drillages à 4 ou à 5 millimètres devaient produire des phénomènes 
identiques. 


M° DEmaxGe, — La dernière question que je voudrais poser est 


celle-ci; je n'ai pas compris cette phrase : « Après son arrestation 
accusé avait annoncé la continuation de la correspondance. » J'ai 
entendu la phrase, je n’en ai pas compris l’esprit et la portée. Je 
prie M. Bertillon de vouloir bien s'expliquer là-dessus. 

M. BerriLLoN. — Oui, j'ai appris par les débats, et mème peut- 
être à ce moment-là, que l’accusé annonçait que la correspondance 
allait continuer. 

LE Présipent, — Vous n’avez pas parlé de correspondance faite 
par le même système? 

M. BernizLox. — Ce sont des souvenirs de lecture que j'invoquais, 
Je n’ai pas présents à l'esprit les termes mêmes pour pouvoir vous 
fixer sur ce point; j’ai souvenir que postérieurement à sæ condam- 
nation il y à eu des lettres où l’accusé annonçait que la correspon- 


dance allait se reproduire. — je n’y attache pas d’ailleurs une 
grande importance. 
Me DeMAxGE. — Je voudrais que M. Bertillon me montrât ces 


lettres; je ne les ai pas vues. 


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— 318 — 


M° LiAgorr. — Je voudrais demander à M. Bertillon comment il 
concilie le système qu'il a présenté devant le Conseil avec la pre- 
mière opinion qu’il a émise en 1894, et de laquelle il résulterait que 
l'écriture du bordereau était l'écriture naturelle de Dreyfus, et que 
la forgerie du document, à supposer qu'il fût forgé, ne pourrait être 
invoquée que comme un moyen de défense. 

M. Bertillon ne paraît pas me comprendre. Si je me rappelle 
bien les faits, en 1894 il a dit que le document était de la personne 
soupçonnée, à moins que ce ne fûüt un document forgé avec le plus 
grand soin. 

M. BerriLLox, — C'est le premier avis que j'ai déposé le 13 oc- 
tobre. 

Le PRÉSIDENT. — Avis que vous avez émis avant l'arrestation et 
que vous avez adressé au ministère de la Guerre ?.… 

M° Lagorr. — Comment M. Bertillon concilie-t-il cette première 
Opinion avec son expertise actuelle? 

M. BerTiLLon. — Il me semble que l’une coudoie l’autre. Je 
n'avais pas pu, dans l’espace de 10 heures, reconstituer le procédé 
que je viens de mettre sous vos yeux. J’examine le document, je 


trouve des relations de superpositions, des relations de forme des 


plus précises : comme dans les mots « artillerie », (réserve », Je 
constate le même dessein et j’en conclus que les ressemblances sont 
si grandes qu’elles ne sauraient être attribuables au hasard; je dis 
alors que c’est de la mème personne, à moins que le document ne 
soit forgé, parce que j’apercevais en même temps des traces d’im- 
brication insuffisante pour me convaincre qu'il était forgé ; mais je 
tenais à émettre cette hypothèse, qui ne me paraissait pas pouvoir 
être éliminée dès l’abord. J'ai bien fait, puisqu'à l'examen ultérieur 
il m’a été démontré que le document était forgé. Je ne crois pas 
qu'il y ait de contradiction ; je n’avais pas émis alors d'opinion 
définitive. 

Me LaBorr. — A ce moment, la forgerie du bordereau appa- 
raissait à M. Bertillon comme une hypothèse qui serait susceptible 
de venir à la décharge de l’accusé ? 

Le PRésipenT. — Etait-elle à la décharge de l’accusé? 

M. BErrILLON. — Je ne me suis jamais occupé de savoir si mon 
opinion était favorable ou non à l’accusé. 

En 1894, ma thèse, comme je vous le disais hier, était pour 
me servir d'une expression triviale, par tout le monde mal vue.lJe 
n’y pouvais rien. Moi-même j'étais profondément convaincu de la 
culpabilité, mais j'avais peur que ma démonstration fùt mal com- 





. prise et amenät un acquittement. Mais je ne l'ai pas modifiée, 
. (Rumeurs.) Cela aurait été contraire à la voix de ma conscience. 
Me Lasorr. — Si M. Bertillon estime que le commandant Ester- 
& hazy a écrit sur gabarit un certain nombre des documents qui lui 
sont attribués, pourquoi alors Dreyfus est-il l’auteur du bordereau, 
“et pourquoi le bordereau n'est-il pas d’Esterhazy ? 
“ Le Présipexr. — Si Esterhazy se servait du même procédé 
» d'écriture, pourquoi concluez-vous que le bordereau est de Drey- 
_fus? à 
. M. Berriox, — Le fait que le bordereau est écrit avec l’aide 
d'un gabarit est une explication de ma déposition de 1894 qui dé- 
montrait simplement la superposition sur les pièces du ministère et 
sur les pièces du domicile ; et je concluais que c'était une consta- 
tation de la culpabilité de l'accusé. 

Restait le côté pratique de la réalisation de lPhypothèse, Le 
gabarit a expliqué comment ce phénomène pouvait être pratique- 
ment réalisé, je l’ai fait sous vos yeux tout à l’heure. 

Sous ce rapport, la démonstration est péremptoire. Mais depuis 

_ j'ai ajouté aux preuves de 1894 le truquage des pièces du minis- 
tère et le truquage de la lettre du buvard; mais je n’invoque pas la 
superposition au gabarit. 

Me LaBorr. — Le gabarit est bien fait avec le mot « intérét », 
n'est-ce pas? Et quand M. Bertillon dit que M. Esterhazy aurait pu 
écrire sur gabarit les lettres qu’il a examinées, estime-t-il qu’il 

_ s’agit d’un gabarit formé également avec le mot intérêt? 

Le Présinexr répète la question. 

M. BerriLLox. — Je ne le sais pas; nous sommes ici dans les 
hypothèses. Quand je parle d’Esterhazy, c’est toujours hypothéti- 
quement. Nous voici dans une question de méthode. Vous savez 
comme moi que la police se fait avec des hypothèses, et que la 
justice se rend avec des certitudes. 

- Or, en parlant d'Esterhazy nous sommes en pleine hypothèse. 
. Ce que j’avance ici sans préparation peut naturellement se trouver 
_infirmé par des faits constatés; ce ne sont que des hypothèses. 

Eh bien! Esterhazy a pu écrire sur un gabarit fait avec un 
mot dont la famille dont il est l'homme de paille peut lui avoir 
donné communication (/Æumeurs.); agent d’une puissance étrangère, 

_il peut avoir communication de secrets de chancellerie qui permet- 
tent aux scripteurs de se substituer les uns les autres. Ou il peut 
n'avoir reçu communication que d’un dérivé de ce mot. 

| Prenons le gabarit comme je le disais tout à l’heure, sur la 







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chaine ; écrivons sur le mot « intérét », un mot d’un même RS 
de lettres, le mot « notaire » par exemple. 

Nous sommes en face d’un dérivé du mot « intérét » qui va 
nous permettre de reconstituer des effets approximativement sem- 
blables à ceux que le mot « ntérét » lui-même nous donne. 

Ce qui fait que j’affirme que le mot « intérét » est le mot clef, 
c'est que Je le trouve construit géométriquement avec des espace- 
ments de deux fois 1,25 des groupes de 12 et 5, etc., etc.; voilà le ? 
point sur lequel est basée mon affirmation. Je ne peùx pas dire, 
par l'examen des pièces spéciales d’Esterhazy, sur quel mot elles 
ont élé écrites, et je ne pourrais même pas arriver à reconstituer 
le mot clef que, dans l’espèce, la perquisition chez l’accusé m'a 
seule livrée. * 1 

M° Labor. — M. Bertillon estime donc que le commandant 
Esterhazy est un espion? 


r- 


Le PrésIbenr. — Je ne poserai pas cette question. (Mouvement 2 
prolongé.) - 

M° Lagon. — M. Bertillon l'a bien dit, à l’état d'hypothèse, i NS 
suppose que Dreyfus et Esterhazy seraient tous deux détenteurs 


d’un secret de chancellerie. * 
Le Présiüexr., — I] l’a dit à l’état d'hypothèse. ‘1 
Me Lasorr. — Alors c’est la seule hypothèse qui peut concilier” 


l'identité de l'écriture du bordereau avec l'écriture d’Esterhazy. 
M. Bertillon peut-il en présenter d’autres ? 

M. Berrizcox. — Evidemment, mais comme j’expliquais au » 
Conseil, on ne peut jamais, dans des énumérations d’hypothèses, - £ 
affirmer qu’on a fini les constatations, qu'on n’en oublie pas; il y 4 
en à beaucoup d’autres. 

M° Lagorr. — Voulez-vous demander à M. Bertillon, parce que 
c’est un point qu'il a abordé, mais qui ne se dégage pas d’une façon 
suffisamment nette de sa RE ce que d’après lui l'auteur . 
bordereau aurait dit exactement pour sa défense, si le Rae 
par exemple avait été saisi sur lui. M. Bertillon imagine plusieurs 
hypothèses ou du moins deux, ou le bordereau faisait retour au 
bureau des renseignements sans qu’il ait été saisi chez son auteur ou 
sur lui, et alors le coupable entrait dans le système des dénégations; ! 
ou, au contraire, le bordereau était saisi sur son auteur et alors 
celui-ci se servait de la forgerie pour se disculper. Eh bien ! M. Ber- 
tillon voudrait-il être assez bon pour nous dire ce qu’aurait dit. 
exactement d'après lui l’auteur du bordereau si on avait saisi le bor- 
dereau sur lui: quel est le système de défense qu'il aurait présenté? 








» Le Présinenr. — Pouvez-vous nous indiquer ce qu’aurait dit 
exactement l’auteur du bordereau s’il avait été saisi chez lui ? 

M. BexrizLon. — Je constate les faits matériels et je les explique 
par des hypothèses, mais je ne donne pas ces hypothèses comme. 
preuves. Ces constatations matérielles peuvent-elles être attribuées 
‘au hasard, où décèlent-elles l'intervention de la volonté? Voilà le 
point. Il se peut très bien Que j'attache une importance plus grande 
à telles explications que le scripteur du bordereau n’en atta- 

-chait. Si le bordereau avait été pris sur l’accusé, son plan était de 
. manœuvrer de telle sorte que l’on découvrit la forgerie et les super- 
positions au ministère ou à domicile, suivant les circonstances 
_ mêmes de l’arrestation. Voilà quel était son plan. 
Me Laporr. — J'arrive à serrer ma question. M. Bertillon estime 
donc qu'il a fait une découverte d’une grande ingéniosité, quelqu'un 
. a même prononcé le mot de génie? 
Le PRÉSIDENT — Je ne peux pas poser cette question-là. 
Me Lagon. — Mais enfin, M. Bertillon ne peut pas nous donner 
une expertise sans préciser les mobiles qu'il prête à l'accusé ou à 
l’auteur du bordereau! Voulez-vous, monsieur le Président, poser 
la question suivante... 
s Le Préstpexr. — Je veux bien poser une question nette. 
Me Lanorr. — Oui, mais il est difficile de poser une question 
nette pour discuter une expertise aussi complète que celle de 
- M. Bertillon. 





> Le Présibexr, — Dégagez-la des développements dans lesquels 
vous entrez. 
Me Lagorr. — Eh bien, monsieur le Président, voulez-vous être 


assez bon pour demander à M_Bertillon, si, d’après l'explication qu’il 
. donne lui-même de ce qu'aurait dit l’accusé, il n’aurait pas fallu 

que l’accusé supposàât de quelque manière l'existence d’un homme 
. de génie qui serait chargé de l'expertise, car, n’est-ce pas, comment 
- l'accusé aurait-il pu espérer autrement que son système serait 
- découvert? 
…. Le Présipenr. — Voulez-vous poser la. question plus nettement 
- en quelques mots ? 

Me Lagorr, — Oui, monsieur le Président. Est-ce que le système 
de défense que M. Bertillon prête à l’accusé dans le cas où il aurait 
été pris en flagrant délit ne supposait pas pour être admissible 
l'existence et le choix comme expert d’un homme de génie comme 
M. Bertillon ? , 


. s. à . \ 
Le PRÉSIDENT. — Je ne poserai pas cette question-là. (Rumveurs.) 








— 382 — : 

Me LaBort. — Eh bien, j'ai encore quelques questions à poser à 

. Bertillon. Voulez-vous être assez bon pour lui demander combien 
7 temps d’après lui il aurait fallu à l’accusé pour ie le bor- 
dereau ? 

Le PRésipexT. — Je poserai des questions, quand vous les formu- 
lerez de cette façon. 

Me Laporr. — Vous êtes juge du point de savoir si vous devez 
les poser, quant à moi j'ai le droit de les présenter suivant la 
faiblesse de mon intelligence. 

M. BerrizLox, — J'ai écrit les quinze lignes du document sur le 
gabarit dont J'ai distribué de nombreux exemplaires, et montre en 
main, J'ai écrit quinze lignes du bordereau dans un espace quivarie 
entre 22 et 25 minutes. 


Le Présinexr. — Combien de temps faudrait-il pour écrire le 
bordereau tout entier ? 
M, Berrizcox. — Le bordereau tout entier demand erait un temps 


double, c’est à dire trois quarts d'heure, écrit par moi dont l’écri- 
ture ne ressemble en rien à celle de l'accusé; mais, écrit par l'accusé, 
ce temps ne pourrait que très notablement diminuer. 


à Lift 


Me LaBorr. — Mais, monsieur le Président, pour cela il faut avoir - 


un gabarit à sa disposition. 

M. BERTILLON. — Oui. ; 

Me Lagon. — Car autrement il faudrait faire le gabarit. Com- 
bien de temps M. Bertillon estime-t-il qu'il faut pour reconstituer le 
gabarit? 


Le Présibexr. — Combien de temps faut-il pour reconstituer le | 


| 


gabarit d’après le tracé géométrique? 
M. BerrizLox. — Cela dépend du soin apporté à sa confection. 
Voici un gabarit qui a été exécuté par un de mes employés -— je 


- ne suis pas assez adroit moimême — uniquement au moyen de 


calques sur la lettre du buvard. 

Le Présinexr. — Pendant combien de temps? 

M. BERTILLON. — 30 minutes. 

Me Laporr. — Pour faire quoi? 

Le Présinexr. — Le mot «intérét ». 

Me Laporr. — Il faut ensuite le répéter sur toute la longueur du 
bordereau ? 

M, BerriLox. — Non, il suffit de le déplacer. 

Le PrésipenT. — M. Bertillon a écrit ainsi hier devant nous. 

Me Lasorr. — Mais le gabarit était fait d'avance. 

M. Berrizcox, — Il suffit d'avoir du papier quadrillé par 5 milli- 


%s-(Tet. 








— 333 — 


mètres. On pourrait refaire ce gabarit très rapidement si on ne te 
fait pas tout à fait exactement. 

Le Présinexr. — Il correspond à une ligne. (1! montre un fac- 
similé.) 

Me Laporr. — En somme, en admettant que l’auteur du borde- 
reau se place en face une feuille de papier blanc, combien faudrait-il 
de temps pour reconstituer tout? 

Le Présipenr, — Pour reconstituer tout, gabarit et bordereau”? 

M. BerniLzox. — Le gabarit peut être fait dans un espace de 
temps minime. 


Le Présent. — Enfin, s’il fallait reconstituer le gabarit et 
écrire la lettre ? 
M. BermiLLox. — Moi, je crois qu’an homme avec l’adresse de 


l'accusé ne devrait pas mettre plus d’un quart d'heure pour recons- 
tituer le gabarit, et alors cela allongerait le temps d’un quart 
d'heure. 

Me Laporr. — Est-ce que M. Bertillon a agrandi l'écriture du 
commandant Esterhazy. 

Le PRésineNTr. — Avez-vous agrandi cette écriture? 

M. BerriLLox. — J'ai fait des agrandissements au moment de la 
Cour de cassation, je crois. 

Me Laporr. — Par conséquent, M. Bertillon reconnaît — c'est là 
où je voulais en venir — que l'écriture agrandie d’Esterhazy 
présente les mêmes particularités que l’écriture agrandie du bor- 
dereau ? 

M. BerrILLon. — Je ne dis pas cela. J’ai agrandi notamment la 
lettre dite du Uhlan, elle présentait des reprises dans le genre du 
bordereau. 

Le Présibexr. — Reprises occasionnées par le calque sur le 
gabarit? 

M. BerriLLox. — Je n’en sais rien. Elle présentait des reprises 
qui montraient qu’il était encore récent dans l'apprentissage de 
cette Gcriture. 

Me LaBorr. — Est-ce que M. Bertillon a agrandi l'écriture du 
commandant Esterhazy ? 

M. BerriLLox. — Oui, j'ai fait des agrandissements pour la Cour 
de cassation. 

M° Lagon. — Et M. Bertillon reconnaît que l’écriture agrandie 
du commandant Esterhazy présente les mêmes particularités que 
l'écriture agrandie du bordereau ? 

M. BerTILLON. — Je ne dis pas les mêmes particularités, mais 








».S 





=" 3pa 02 


j'ai agrandi la lettre du uhlan, elle présentait des reprises — moins 
nombreuses — dans le genre de celles du bordereau, je veux bien. 

Le Présipexr., — Reprises occasionnées par le calque ? 

M. BerriLLox, — Je n'en sais rien; elle présentait des reprises 
qui montraient qu'il était encore dans l’apprentissage de cette écri- 
lure, peut-être. 

Me Lagon. — Comment M. Bertillon rattache-t-il sa théorie de la 
substitution d’Esterhazy à Dreyfus au système qu’il présente? Est- 
ce qu'il prétend que le commandant Esterhazy s'exerçait à écrire 
comme l’auteur du bordereau avant la condamnation du capitaine 
Dreyfus ou depuis cette condamnation. 

Le PRésipexr. — Croyez-vous que le commandant Esterhazy 
s’exerçait à écrire comme le bordereau avant la condamnation du 
capitaine Dreyfus ou depuis cette condamnation ? 

M. BerriLLoN. — Je n’en sais rien. 

Me Lapori. — Comment M. Bertillon estime-t-il qu'Esterhazy est 
un homme de paille alors que tous les faits démontrent le con- 
traire; car M. Bertillon doit être mis en demeure de nous expli- 
quer le rôle du commandant Esterhazy comme homme de paille. 

Le Présinexr. — M. Bertillon est un expertet il n'a pas à s'occuper 
de cette question. (WMourement.) 

Me Lagon. — C’est un point qui ne peut être détaché de son 
expertise, 

Comment M. Bertillon peut-il expliquer le rôle d'Esterhazy 
homme de paille alors qu’en 1897 celui-ci n’a rien avoué? 

Le PRésinexr. — L'expert n’a pas à entrer dans cette question. 
Son rôle est de s'expliquer sur son expertise. d 

M° Lagon. — Alors, il est bien entendu qu'il ne doit rien rester 
de cette théorie de l'homme de paille. 

Le PRÉSIDENT. — M. Bertillon a déposé sur son expertise, L'opi- 
nion qu’il peut avoir sur Esterhazy est une opinion personnelle qui 
n’a rien à voir ici. 

M° Lasorr. — Je fais remarquer alors que dans ces conditions 
l'expertise de M. Bertillon s’écroule par la base. 

J'ai encore deux ou trois questions à poser. Voudriez-vous être 


_assez bon, monsieur le Président, pour demander à M, Bertillon si 


dans son laboratoire ou dans son cabinet — jene sais pas comment 
il faut l’appeler — il avait sous ses ordres des dessinateurs très 
habiles ? 


Le Présipexr, — Je veux bien faire cette question, mais avant 
je voudrais connaitre la suite. 


I LT NN NU ET ee ls ue 


Ne CE 





— 3809 — 


M° Lagsonr. — Je voudrais savoir qui a fait la reproduction du 
faux Weyler. 

Le PRésIDENT. — Qui est-ce qui a fait dans votre cabinet la repro- 
duction du faux Weyler? 

M. Berruzox. — C'est un de mes employés. J'avais reçu l’invi- 
tation de faire un fac-similé de ce document. 

Me LaBorr. — Pourquoi M. Bertillon a-t-il fait le fac-similé de 
cette pièce? 

Le Présinenr, — Il l’a fait parce qu’il lui a été demandé par son 
chef. 

M° Lagon. — Par quel chef? 


M. BerrizLon. — Par le préfet de police, par le secrétaire 
général. 
Me Laporr. — Pourquoi à l'instruction Tavernier M. Bertillon 


a-t-il déclaré que c’était au mois de mai 1896 que le lieutenant- 
colonel Picquart lui avait soumis l’écriture d’Esterhazy ? 

Le Présipext. — Vous avez entendu la question ? 

M. BerriLLox. — Je suis à même de justifier — preuve à l’appui 
— comment les chôses se sont passées. Au moment du procès Zola, 
j'ai appris que le colonel Picquart allait raconter une visite qu'il 
m'avait faite à l’occasion de l'écriture d’'Esterhazy. 

J'ai fait rechercher par un de mes employés la date de cette 
visite. J'en avais le souvenir très net, car cette visite du colonel 
Picquart était la dernière de celles qu'il m'avait faites. Partant de 
cette donnée, je fis consulter l’agenda des travaux graphiques par 
mon employé. J'ai cherché la dernière visite du colonel Picquart. 
Mon employé est revenu me dire que c'était le 6 mai. En effet, j'ai 
retrouvé sur mon agenda cette date du 6 mai et au verso les mots : 
lettre au colonel Picquart. 

Comme je ne l'avais vu que le lendemain, j'en ai conclu que 


c'était la date de l’entrevue. Cette date n'avait soulevé da reste 


aucune contestation et je croyais le fait établi. 

Arrivé devant M. Tavernier, on m'a interrogé sur cette date et 
j'ai dit : « J’estime que cette date est parfaitement exacte.» Je lui 
ai parlé de la façon dont j'étais arrivé à cette conviction. [Il m’a 
invité à lui apporter l'agenda et la preuve de cette date et là devant 
lui, j'ai constaté que mon agenda avait cessé d’être tenu depuis 
environ le mois de juillet jusqu’à la fin de l’année. Ce fait s'explique 
par ceci : un de mes employés, celui qui était chargé de tenir cet 
agenda, M. de Querson, licencié ès sciences, est tombé malade et 
il est mort à la fin de l’année, de sorte que l'agenda n’a plus été 


Il. 25 











— 386 — 


tenu d’une façon régulière pendant le dernier semestre de l’année. 

J'ai reçu la visite du colonel Picquart à la date que j'ai indi- 
quée, mai j'ai reçu également sa visite plus tard, en septembre, à 
l’occasion de la lettre d’Esterhazy. Je profite de cette occasion pour 
mettre sous les yeux du conseil la photographie de la lettre du 
colonel Picquart à ce moment-là; c’est sur un document de ce genre 
que l'affaire a pris ses débuts; il y a là une légèreté de procédé 
extraordinaire. 

Le PrésipenT, au capitaine Dreyfus. — Avez-vous des observa- 
tions à faire sur la déposition de M. Bertillon ? 

LE cApiITAINE Dreyrus. — En 1894, oubliant les convenances les 
plus élémentaires, le témoin s’est constamment tourné vers moi en 
parlant du « coupable »; c’est dans ces conditions que je lui ai 
renvoyé le mot de « misérable » Voilà dans quelles conditions, j'ai 
employé ce mot. 

Je ne discuterai pas sa déposition au point de vue technique, 
cette tâche sera remplie par des personnes plus compétentes que 
moi; je vous demande simplement la PÉRRUSSES de présenter une 
observation de simple bon sens. 

D'abord il y a une chose dont je suis sûr, c’est que je ne suis 
pas l’auteur du bordereau. 

On vous a cité des minutes du ministre de la Guerre qui seraient 
truquées. Il-serait étrange de voir des notes faites par les officiers 
du bureau et qui auraient été truquées. 

En particulier, il est passé sous mes yeux hier une note qui était 
destinée à M. le général de Galliffet et j'ai constaté sur cette note des 
rectifications faites par le chef de section lui-même. Par conséquent 
cette note a été mise sous les yeux du chef de section qui a fait ces 
rectifications. 

M. Bertillon a parlé de la lettre du buvard. Cette lettre est 


absolument authentique. Si le conseil le désire, je lui demande de 


faire citer l’auteur de la lettre qui est mon frère, ensuite Mme Drey- 
fus qui a reçu la lettre en même temps que moi. (Sensation pro- 
longée.) 

Je suis convaincu que personne ici ne doutera de la parole de 
Muc Dreyfus, vous, messieurs, moins que personne. 

Le Présinexr. — L’audience est suspendue. Elle sera reprise dans 
vingt minutes. 

Il est 9 heures 15. 


L'audience est reprise à 9 heures 45. 





RE ER dd Se do dun 





_ 387 — 


SOIXANTE-DEUXIÈME TÉMOIN 


LE CAPITAINE VALÉRIO 


Le Présrnexr. — Faites entrer le témoin, le capitaine Valério. 

Le capitaine Valério ayant été introduit, préte serment et décline 
ses nom, prénoms, dge et qualités : 

Valério, Paul-Louis-Hébert, 43 ans, capitaine au 8° régiment 
d'artillerie. 

Le Présipexr. — Connaïissiez-vous l'accusé avant les faits qui lui 
sont reprochés? 

LE caprraixE VALÉRIO. — Non, mon colonel. 

Le Présipexr. — Vous n'avez pas encore été appelé à déposer 
dans l'affaire ? 


Le caprraINE VALÉRIO. — Non, mon colonel, 
Le PrésibexT. — Dans aucune espèce d'enquête, ni de jugement, 
. LE CAPITAINE VALÉRIO. — Non, mon colonel. 


Le PRÉsibENT. — Je ne sais pas exactement sur quoi vous êles 
appelé à déposer. 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — J'ai appelé le capitaine 
Valerio pour éclairer le conseil sur une question de graphologie ou 
de cryptographie, en raison de sa compétence spéciale, 

LE CAPITAINE VALÉRIO, — Pour donner toute la clarté possible à 
ma déposition, je serai obligé de revenir sur quelques-uns des argu- 
ments de M. Bertillon, mais je le ferai brièvement; j'y ajouterai 
ensuite mes propres observations. 

Dans ses grandes lignes, la déposition de M. Bertillon peut se 
résumer ainsi : le bordereau est un document truqué; il a été con- 
fectionné au moyen d’une écriture secrète, d’une écriture à clef, 
dont la clef, le mot « intérêt », se trouve dans la lettre du buvard 
attribuée à M. Mathieu Dreyfus. De plus, dans les minutes écrites 
au Ministère par l’accusé, se trouveraient des mots écrits sur la 
même clef, et introduits au milieu des autres. Tout ce système 
aurait été imaginé pour ouvrir à l’accusé deux voies ou deux 
moyens de défense différents : soit nier être l’auteur du bordereau, 
en se basant sur des divergences d’écriture, soit arguer d’une 
machination contre lui, en tentant de démontrer la confection d’un 
faux fait par décalque sur son écriture. 

Quelque compliqué que puisse paraître le système cela ne doit 
pas nous arrêter, s’il est vrai. Je sais trop bien par mon expérience 












ne UNS CE es 


personnelle du déchiffrement des dépêches secrètes, combien l'esprit 
humain est ingénieux et retors, lorsqu'il s’agit de dissimuler des 
secrets qu'il a intérêt à cacher. De plus, il est évident qu’un homme 
intelligent et devenant criminel doit employer à assurer sa sécurité 
toutes les ressources de son intelligence. 

Je vais chercher à démontrer au Conseil : primo, que le borde- 
reau est un document forgé ; secondo, de quelle manière, il a été 
forgé au moyen du mot « intérêt »; tertio, qu’il existe, dans les 
minutes des mots introduits au milieu des autres et confectionnés 
au moyen du mot-clef; quarto, que le tout était destiné surtout à 
arguer d’une machination, à procurer des moyens de défense; enfin, 
cinquièmement, que l’accusé seul me parait devoir être l’auteur du 
bordereau. : 

1° Le bordereau est un document forgé : Il est forgé parce que 
les mots sont repérés sur les lignes, parce que les jambages des 
lettres sont repérés, parce que les lignes sont repérées. 

Pour le repérage des mots, je prends la planche n° 2 du cahier 
de M. Bertillon. Si, parallèlement au bord libre du papier, je trace 
sur toute la longueur de la page des droites, le bordereau se trou- 
vera, suivant l'expression de M. Bertillon, pour le recto réticulé de 
droite à gauche, pour le verso, réticulé de gauche à droite. Souli- 
gnons dans ce texte les mots plusieurs fois répétés, et observons les 
positions que ces mots prennent par rapport au réticulage. La 
planche 3 donne la répartition des mots. M. Bertillon a suffisamment 
insisté sur ce point pour que je croie inutile d'y revenir. 

Une seconde observation est que les jambages des lettres sem- 
blent repérés. Si nous continuons, si nous divisons ces espaces de 
5 millimètres en quatre en espaces de 1 m/m 25, comme nous les 
trouvons dans la planche 15 bis du cahier de M. Bertillon, nous nous 
apercevons qu’une grande partie des jambages vient frapper exac- 
tement sur les lignes ainsi tracées. Je fais cette observation; mais 
je dois ajouter qu’elle a été également faite par M. le commandant 
Cors. 

Ici j'ai réuni sur une feuille plus grande ces observations que 
je laisserai au Conseil (le capitaine Valério remet une feuille au 
Conseil). Les points qui sont indiqués sont soulignés par deux traits 
et les autres par un seul. 

Dans chaque ligne il y a lieu de remarquer que le nombre des 
jambagee qui s'appuient sur ces traits est toujours près d’un tiers 
plus grand que celui des jambages qui ne touchent pas. Que dans 
l'écriture ordinaire l’espacement entre les jambages oscille autour 





tés nt... Le, 0. à os ss: sb os is mx ét : 


FT 





il do éd Cl él 


— 389 — 


d’une longueur moyenne, que celte longueur moyenne soit de 4mm 25; 
la chose est possible ; mais je ne conçois pas que le hasard puisse 
venir faire frapper les jambages sur des traits qui, partent, pour le 
recto, de la droite à la gauche, pour le verso de la gauche à la droite» 
c’est-à-dire pour tous les deux, d’une origine unique de départ, du 
bord libre. 

Admettrait-on que des hommes marchant au pas de 75 centimètres 
et circulant dans les deux sens d’une route viendraient poser exac- 
tement leurs pieds sur les mêmes points du sol, à moins qu’on n'ait 
tracé sur le sol des traits de 75 centimètres en 75 centimètres ? Mes 
observations précédentes sont confirmées par la superposition des 
mots, dont M. Bertillon vous a longuement parlé et que nous trou- 
vons à la planche 4, des mots répétés dans le bordereau, et des 
parties de mots que nous trouvons à la planche 5. 

Et en particulier nous devons observer que, dans une superpo- 
sition, une lettre, une partie du mot seule a été superposée, il suffit 
de faire glisser le mot dans l'intervalle de 1 millimètre 25 ou de 
2 millimètres 50 pour que la superposition ait lieu. C’est le phéno- 
mène du recul. Je ferai remarquer que cette superposition ne s'exé- 
cute pas dans les mêmes conditions que celle des experts en écriture. 
Ceux-ci décalquent un mot et par tâätonnements, cherchent à l'ajuster 
sur l'autre mot. Ici ce n’est pas cela ;lemot est prisavec le réticule, on 
le porte réticule surréticule etle mots’ajuste. Autrement dit c’estdela 
superposition géométrique des réticules que résulte la superposition 
graphique des mots. 

Vous avez vu également que dans les superpositions on arrivait 
à faire superposer des membres de phrases absolument différents, 
tels que : « je vais partir en manœuvres » et : «le projet de manuel 
de tir », jambages sur jambages, ce qui confirme la loi de l'espace- 
ment des jambages. 

Jarrive au repérage des lignes. Si j'examine le verso à droite du 


tableau que je soumets au Conseil en prenant le tableau à droite je 


vois que les lignes se repèrent, la première, la ligne 49 par rapport 
à l'encoche, la deuxième, par rapport aù bord supérieur, la troisième 
par rapport au bord inférieur. 

Nous recommencerions toujours dans le même ordre; encoche, 
bord supérieur, bord inférieur, encoche, bord supérieur, bord infé- 
rieur. Si je mesure la distance qui s'étend depuis l’encoche et le bord 
supérieur jusqu’à la kHgne 19, je trouve 13 centimètres, j’en trouve 
onze à la ligne 22, 9 à la ligne 25, 7, à la ligne 28. Autrement dit 
non seulement nous nous repérons toujours de la même façon, mais 














— 390 — 


les nombres se trouvent en progression arithmétique : 13, 11, 9, 


1, 5,7, 9, 11, etc., dont la raison est 2. On peut vérifier avec la 


figure centrale et les échelles qui sont placées là l’exactitude du 
mesurage. Je dois dire qu’il y a une certaine imprécision due sur- 
tout à ce que dans l'écriture la ligne n’est pas droite mais qu’on 
l'incline légèrement. Au recto nous ne trouvons plus de nombres 
entiers de centimètres, mais des nombres de 1/2 centimètres, et 
l'ordre n’est plus le même que précédemment. 

Cependant il me semble — et je le prouverai plus loin — qu’il 
existe une relation entre le repérage des lignes du recto. En effet, 
si j'applique les deux pages sur une feuille de papier, un transpa- 
rent, dont les lettres sont distantes d’un sixième de centimètre, je 
m'aperçois que presque toutes les lignes sont placées exactement 
sur les centimètres ; l’encoche s’y trouve aussi, le point supérieur, 
le point inférieur également; nous expliquerons plus lard pourquoi. 
Autrement dit, on aurait fait un tri, un choix, ou tout se serait passé 
comme si l’on avait fait un choix dans ce transparent à un sixième 
de centimètre pour y choisir les lignes qui se trouvent à un nombre 
entier de demi-centimètres, soit à partir de l’encoche, soit à partir 
du bord inférieur, soit supérieur. Le phénomène est très naturel et 
nous verrons pourquoi cela se passe ainsi, 

Le bordereau est donc indubitablement un document forgé; il a 
été forgé au moyen d’un procédé qui a permis de repérer les lignes, 
de repérer les initiales et également, de donner aux jambages un 
espacement régulier. C’est à cet artifice qu'on doit de donner la 
superposition des mots telle que vous l’avez vue. 

En outre nous avons le droit de nous demander dès maintenant 
quels arguments certains des experts en écriture peuvent trouver 
dans la comparaison de documents authentiques avec un document 
manifestement forgé, comme l’est le bordereau. 

Je viens de vous démontrer que le bordereau est un document 
forgé (rumeurs); je vais vous démontrer maintenant de quelle façon 
il a été forgé. Je n’ai pas besoin de direau conseil de quelle façon M. 
Bertillon a été amené à découvrir le mot « intérêt dans la lettre du 
buvard. Je ne vous parlerai pas non plus des superposition des dif- 
férents mots de cette lettres du buvard, « ouvert » « dernier » « au 
moins » (« quelque » et d’autres sur les mêmes mots du bordereau ; 
je rappellerai cette coïncidence curieuse du mot « que » et « gne- 
ment » des mots « quelques renseignements » et du mouvement de 
un quart qui ramène à la superposition de la deuxième partie des 
mots. Dans tous les cas, le mot « intérêt » qui se trouvait dans la 


Le de. ds 


— 391 — 


lettre attribuée à Mathieu Dreyfus, se surperposait très exactement 
sur les mots « intéressent» et « intéressant » du bordereau. D’autre 
part, il semblait se superposer sur d’autres mots et M. Bertillon en 
est arrivé à se demander si tous les mots du bordereau ne se 
superposaient par sur ce mot « intérêt». C’est ainsi qu’il a découvert 
le système de la chaine. 

Je vais considérer le système découvert par M. Bertillon comme 
une hypothèse scientifique. Si ce système m'explique la plus grande 
partie des phénomènes déjà constatés; si en outre il me permet 
d'en découvrir de nouveaux, il prendra la valeur d'une vérité 
démontrée. 

Quelle est la chaîne ? Prenons la lettre du buvard, calquons dans 
cette lettre du buvard sept ou huit fois au bout l’un de l’autre 
le mot « intérêt », l'opération ne sera pas longue, Ge calquage nous 
l’exécutons avec une couleur quelconque, j’adopte le rouge. Cal- 
quons une seconde fois le même mot en le déplaçant d’un milli- 
mètre 25 vers la gauche et marquons cette deuxième position en 
vert. Ce sera très facile à faire attendu que chacun des mots 
reculés se repère facilement par rapportau mot supérieur, au moyen 
du pointeau au-dessus du jambage de l’n et du petit point que vous 
avez dû remarquer à la droite du {.m». Bertillon a étudié en même 
temps ce mot «intérêt»; il a exactement douze millimètres et demi 
de long, c’est le kilomètre à l'échelle de la carte d'état-major; les 
jambages viennent frapper de kilomètre en kilomètre. Enfin, le 
mot peut être reconstruit par une épure, que cette épure soit faite 
avec le compas et la règle ou avec un moyen de fortune tel que 
le sou. : 

La chaîne, une fois faite sur un morceau de papier caique, est 
collée au milieu d’une feuille de papier quadrillé de 5 en 5 milli- 
mètres, papier courant dans le commerce. 

L'écriture se fait en suivant, autant que possible, les jambages 
du mot « intérêt ». 

Pour que deux mots semblables, tel que le mot « manœuvres » 
par exemple, puissent se placer identiquement sur les deux points 
de la chaîne et se superposer, il suffit de placer les initiales sur le 
même point du mot « intérêt »; c'est ce que M. Bertillon appelle la 
localisation des initiales. 

Les deux mots, commençant sur les mêmes points et se traçant 
sur les même jambages, doivent évidemment coïncider. 

Si dans le tracé, l’un des deux mots, au lieu de rester sur la 
chaîne rouge par exemple sur laquelle aurait été tracé le premier, 








$ 











nous passons pour le second à la chaîne verte, nous aurons l’appli- 
cation du phénomène du recul. 


Enfin, si nous considérons l'emplacement du mot «intérêt » par + 


rapport au réticule, le mot « intérèt » à 12 mm. 1/2 de longueur. 
Par conséquent les chainons impairs de la chaîne ne se placent pas 
de la même façon que les chaînons pairs. 

Ainsi les chaïinons impairs ont sur les réticules Pi, le t, et le 
deuxième #; tandis que les chainons pairs ont li, le f, et le à 
demi-réticule. 

. Si donc l’un de nos mots (« manœuvres » est commencé sur ln 


d’un des « intérêt » impairs, que l’autre mot « manœuvres » débute 


sur ln de « l'intérêt » pair, du chaînon pair, les deux mots se 
superposeront, non plus à réticule entier mais à demi-réticule. 

Telle est l'hypothèse scientifique que nous allons appliquer au 
bordereau. 

Quand nous portons sur chaque ligne du bordereau cette chaîne, 
nous n'avons le choix qu’entre cinq positions différentes, puisque 
ce n’est que tous les cinq réticules, au sixième réticule, que le mot 
« intérêt » reprend sa position, nous sommes déjà limités: mais 
d'autre part, du placement du mot « intérêt » de la chaîne sur 
chaque ligne du bordereau, il ne s'ensuit pas du tout qu'une seule 
localisation doit avoir lieu. Eh bien! non seulement il y en a une, 
mais toutes, à de très.faibles exceptions, sont obtenues. 

En outre nous voyons un phénomène nouveau; le tracé des 
lettres du bordereau se moule sur le tracé de la chaîne ; le phénomène 
estsi vrai que vous avez vu l’expérimentation faite par M. Bertillon, 
qui peut, en suivant le tracé de la chaine, reproduire le bordereau. 

Enfin, dans l’emploi de cette hypothèse, comment nous expliquer 
le repérage des lignes? 

Le gabarit ne comprend qu’une seule ligne. Par conséquent 
lorsqu'on a le tracé de l’une des lignes il faut le remonter jusqu'à 
ce que l'on arrive à la suivante. Nous avons vu que pour ie verso 
les lignes se repéraient d’abord par rapport à l’encoche et ensuite 
par rapport au bord supérieur, et ensuite par rapport au bord 
inférieur. 

Eh bien, on pourra remarquer que si par exemple lorsque je 
je suis repéré par rapport à l’encoche, pour me repérer par rapport 
au bord supérieur qui suit, il faut remonter ce bord supérieur, non 


* pas à la ligne demi-centimètrique suivante, mais à la deuxième 


après. 
Ainsi par exemple. 


\ 





9 dl caf tnani 


[ei le témoin fait passer des planches sous les yeux des membres 
du Conseil, et donne quelques explications. 

Ainsi : 1° Une feuille de papier est calée sur l’encoche E, le bord 
supérieur dépasse d’un centimètre la longueur R, I: je veux me 
repérer sur le coin supérieur, je ferai remonter le coin supérieur, 
non pas sur la ligne demi-centimétrique qui suit immédiatement et 
qui est marquée au bleu, mais sur la ligne marquée À A: par con- 
séquent je l’éléverai de { —R, et le suis repéré par rapport au bord 
supérieur; si, du bord supérieur, je veux passer au bord inférieur, 
je ferai également remonter le bord inférieur à la ligne AA’, par 
conséquent, je m’éleverai de R, +R, ; enfin, si je passe du bord 
inférieur à l’encoche, je m’élèverai de E en AA’, soit de 1 —R,. Or, 
vous avez remarqué que les lignes du verso sont toutes à égale 
distance, soit R, +R, —1/3 ou 2/6, ce qui est exactement la 
distance qu’il y a entre l’encoche et le bord supérieur; elle est égale 
à 45 centimètres plus 1/2 centimètre, et du bord inférieur 5 centi- 
mètres plus 1/3 de centimètre. Les experts ont fait remarquer que 
le papier du bordereau avait été découpé dans un papier plus 
grand. Dès lors, nous avons suivi l’ordre du verso, c'est-à-dire, que 
nous sommes passés de l’encoche au bord supérieur, du bord supé- 
rieur au bord inférieur ; au recto l’ordre n’est plus le même, nous 
passons tantôt de l’encoche à l’encoche, tantôt de l'encoche au 
bord, tantôt de l’encoche inférieure au bord supérieur, nous 
avons toutes les successions possibles entre les différents points de 
repère. Mais il nous est facile de calculer les distances qu'ils doivent 
avoir; nous trouvons 6/6, 5/4 et 4/6, nombres qui correspondent 
aux distances des lignes. Le procédé du gabarit explique donc bien 
le phénomène que nous avons connu jusqu’à présent, mais il permet 
encore d'en découvrir de nouveaux. Il est certain que l'écriture du 
gabarit devint plus facile si on a soin de prendre un mot dont les 
lettres se représentent souvent en français Si nous regardons le 
mot «intérêt », nous y trouvons les lettres à n r f, les plus fré- 
quentes en français, avec les lettres 4 et s qui n’y sont pas: il est 
évident que notre écriture deviendra d'autant plus facile que nous 
suivrons, en écrivant, les lettres qui par leur forme se rapprocheront 
le plus de celles que nous voulons écrire; en particulier nous aurons 
avantage à écrire les lettres I N R et T sur les mêmes lettres du 
bordereau. En opérant de cette facon d’une manière absolue nous 
trouverons des vides, des trous qui feraient absolument remarquer 
l'écriture, mais lorsque notre plume ayant à tracer un ? se trouve 
très rapprochée de l’i de dessous, elle peut soit sauter sur un inter- 


Ÿ 
La, 


SPP 


EE EUR. 


r 


DV TE +0 


‘ 


4 


FA ES 


valle de 4 mm. 25, soit rapprocher la lettre de la lettre précédente. 
Si nous avons réellementécrit de cette façon nous devons retrouver 
pour les lettres ? x { » e une proportion plus grande de lettres 
similaires qu’il devrait y avoir d’après les probabilités. C’est en effet 
ce qui se présente. 

Nous avons dans le bordereau 52 : médiants; l’espace occupée 
par l’iest environ 13 1/2 0/0 de la longueur du mot « intérêt »; 
nous devrions par conséquent trouver 7 fois la lettre à et nous la 
trouvons 17 fois localisée. 

Si nous passons à la lettre { au lieu de la trouver localisée 7 fois, 
nous la trouvons 15 fois. Sur le premier é d'intérêt au lieu de 26; 
nous en trouvons 46. Sur la lettre 7, au lieu de 9 nous en trou- 
vons 20. Sur le deuxième é au lieu de 19 nous en trouvons 39 ; sur 
le à final, au lieu de 6, nous en trouvons 10. Je n’ai pas parlé de la 
lettre n parce qu'ici il semble qu'il y ait une exception qui en 
réalité n’existe pas; la lettre n se localise sur l’7 etnous en trouvons 
47 au lieu d'environ 7 et cela vient tout simplement de ce que les 
voyelles « et o se placent généralement, — comme on peut le voir 


sur le tableau que je remettrai au Conseil, — sur le premier 6 


d’ « intérêt », et par conséquent l'» qui suit se trouve localisé 
sur lr. 

Une deuxième preuve «a posteriori de l'exactitude du système 
découvert par M. Bertillon est la photographie composite, elle a été 
soumise au Conseil, je trouve que le résultat est probant et je 
n'insiste pas sur ce point. | 

En somme je considère qu'aucun autre mot, qu'aucun autre 
procédé, ne pourrait expliquer à la fois tous les phénomènes sui- 
vants : 

1° Le repérage et l’espacement régulier des jambages ; 

29 Le repérage des initiales, et en particulier comment il se fait 
que ces initiales se repèrent sur des lettres tantôt de 5 en 5 et tantôt 
de 2 1/2 en 2 1/2; 

3° Le repérage des lignes; 

49 La coïncidence du modelé de l'écriture du bordereau et de 
celui de la chaîne confirmé par la photographie composite ; 

»° Les superpositions des mots répétés; 

6° Les coupures de 1 mm. 25 ou de 2 mm. 50 existant dans ces 
mots ; et enfin les lettres E, N, R, T, I, du bordereau (éléments du 
mot intérêt) présentant des éléments géométriques semblables à 
d’autres. Je trouve que le système découvert par M. Bertillon rend 
compte de tous ces faits qui sont indépendants les uns des autres. 





Ad Se nn Sd SU SN nn md à 





À 


— 395 — 


Le procédé du gabarit est simple ; il suffit, en etfet, de décalquer 
7ous8 fois le mot « intérêt » sur la lettre du buvard, de répéter ce 
calque, après un glissement de 1 mm. 25, de caler le calque sur 
une feuille de papier quadrillé de 5 en 5 millimètres et l'instrument, 
le gabarit est formé. Je pense, je suis même sûr que cette opé- 
ration ne peut pas durer plus d’une demi-heure au grand maxi- 
mum. 

Quant à l'écriture sur gabarit elle est facile, lorsqu'on ne 
s'efforce pas d’imiter l'écriture d’un autre; on arrive facilement à 
écrire le bordereau en 30 ou 35 minutes en lui donnant toutes les 
propriétés géométriques qu’il possède. 

La pièce écrite, le gabarit est détruit, il ne reste plus de trace 
du mode de confection. Si l’on veut reconstruire le gabarit, la lettre 
du buvard est là qui conserve le mot « intérêt ». Enfin, si cette lettre 
est prise, disparait, s’égare ou est saisie, l’épure permet de recons- 
truire le mot « intérêt ». (Rumeurs prolongées.) 

Je viens donc de démontrer comment le bordereau est un docu- 
ment forgé et comment ce document a été forgé. 

Il ne reste pas de doute pour moi sur la démonstration de 
M. Bertillon qui fait voir que les mots intercalés dans les minutes 
sont faits sur la chaîne, ont été intercalés après coup, et se super- 
posent sur ceux du bordereau. Cette question a été longuement 
expliquée; je ne pourrai mieux le faire que celui qui l’a exposée, 
mais je partage absolument son opinion. 

Il me reste à voir dans quel but tout ce système avait été orga- 
nisé. M. Bertillon nous dit que c’est parce que l’accusé a voulu se 
procurer deux moyens de défense; ces deux moyens de défense 
sont, soit de nier la ressemblance de l’écriture, soit d’arguer d’une 
machination contre lui, C’est principalement en vue de ce dernier 
moyen que le bordereau a été créé. Ce n’est pas une hypothèse 
gratuite. On se rappelie en effet, les mots du rapport d'Ormesche- 
ville : « On m’a volé mon écriture. Ce serait fait avec des mots de 
mon écriture colligés avec soin et réunis pour en former le tout qui 
serait cette lettre. » : 

Supposons que la déposition de M. Bertillon n'existe pas. Sup- 
posons que l’accusé veuille nous démontrer la machination et voyons 
quels arguments il pourrait employer. 

1° Le faux par décalque est évidemment possible puisque le papier 
du bordereau est transparent; 2° il pourrait vous faire remarquer 
les hésitations, les maculatures, les traces de calquage, etc. ; 3° la 
coïncidence, la superposition des mots du bordereau avec ceux des 























nu 


minutes. Jusqu'à présent il ne vous aurait donné que des preuves 
graphiques, sujettes à controverse entre experts. 

Il arriverait aux preuves géométriques absolument péremp- 
toires. Il vous montrerait que les lignes sont repérées. Du repérage 
des lignes, il arriverait au repérage des initiales. Le repérage des 
initiales étant fait, il pourrait vous expliquer comment le faussaire 
aurait opéré. Le faussaire aurait pris dansles minutes sur un papier 
quadrillé de cinq en cinq millimètres, les mots soi-disant authen- 
tiques des minutes à partir des bords; il les aurait transportés sur 
une feuille de papier contexte, matrice, au mot matrice du borde- 
reau et il aurait ainsi constitué la matrice du faux. Puis, plaçant 
son papier et le repérant tantôt par rapport à l’encoche, tantôt 
par rapport au bord supérieur, tantôt par rapport au bord infé- 
rieur, il aurait décalqué et il aurait ainsi obtenu le bordereau. Ce 
système de défense aurait sinon suffi à convaincre les Juges du 
moins à Jeter dans leur esprit beaucoup de trouble. 

N'y-a-t-il pas lieu même de penser que c’est ainsi que le bordereau 

a été constitué. (Rwmeurs.) En effet le procédé de décalquage explique 
les particularités suivantes : Le repérage des lignes, le repérage des 
initiales, la superposition réticulaire des mots redoublés ou présen- 
tant des parties communes, les coupures pratiquées par le faussaire 
dans les mots de façon que le deuxième mot ne ressemble pas 
complètement au premier, mais il ne peut expliquer le rythme 
régulier des jambages et le repérage. Il n'explique pas du tout 
l'intervalle constant des coupures ni la superposition entre deux 
mots quelconques et même entre deux phrases telles que « projet 
de manuel de tir... », «Je vais partir en manœuvres ». Il n'explique 
pas le modèle écrit suivant le mot « intérêt » ni la possibilité de 
reproduire l'écriture du bordereau. Il n’explique pas davantage la 
photographie composite ni la localisation des lettres e, ?, », {. De 
tous ces faits indépendants, la chaine seule donne l'explication 
complète. 
Je ne rechercherai pas les motifs psychologiques qui peuvent 
avoir guidé l'accusé, je veux rester sur le terrain absolument scien- 
tifique, (hilarité) mais il n’est pas douteux pour moi qu'un pro- 
blème a été posé. Quelle est la solution de ce problème? Elle est ma- 
thématique. De quel papier se sert-on? Du papier quadrillé de cinq 
en cinq millimètres qui est en usage au ministère. Quelle est 
l'échelle employée? L’échelle de la carte d’État-major. 

Il me reste à faire voir, qu’à mon avis, l'accusé seul parait être 
l'auteur du bordereau. 









Le commandant Esterhazy a prétendu être l’auteur du bordereau. 
Il peut dire: « Je l’ai obtenu de mon écriture naturelle ». Nous lui 
répondrons : « Ce n’est pas vrai, parce qu’il est démontré péremp- 
toirement et géométriquement que le bordereau est un document 
forgé. » (Hilarité prolongée.) 

Il peut l'avoir obtenu par décalque. S'il l’a obtenu par décalque, 
il a fallu non seulement qu’il calque les lignes mais encore qu’il 
calque la forme, l’encoche, encoche qui n’a été remarquée que par 
M. Bertillon, encoche qui a échappé à tous les yeux et qui cependant 
est sur la photographie orignale. 

Eu outre, le décalque a pu altérer le graphisme de lécriture, 
mais il n’a pu altérer les propriétés géométriques et les conclusions 
doivent rester les mêmes, 

Enfin Esterhazy auratt pu écrire sur la chaine? Alors il faudrait 
qu'il nous prouve qu’il la possédait dès 1894. 

En outre il est certain que l’accusé l’avait aussi, puisqu'on la 
retrouve dans la lettre du buvard, et dans les minutes du ministère, 
(Ruimeurs.) Est-ce Esterhazy qui aurait pu intercaler dans le borde- 
reau les mots: «dernier, couverture, quelques renseignements », 
qu’on retrouve dans la lettre du buvard? 

Ce qui s’apptique à Esterhazy s’applique à tout autre excepté 
à l'accusé. 

A mon avis, gràce à M. Bertillon, je crois que le conseil de guerre 
est en possession d’une preuve matérielle de la culpabilité de 
l'accusé. | ; 

Le PrésinexT. -— M. le commissaire du gouvernement, avez-vous 
des observations à faire ? 

LE COMMISSAIRE DU GOUvYERNEMENT. — Non. 

M° Demaxce. — Une seule question, M. le Président. M. le 
capitaine Valerio dans son exposé a traité cette question : pouquoi 
le capitaine Dreyfus a-t-il ainsi employé cette écriture sur gabarit? 
et il l’a résolue par la réponse qu’il à faite lui-même : Pour se pro- 
cuÿer un moyen de défense. Voulez-vous demander à M. le capitaine 
Valerio comment il s’explique que l'accusé n'ait pas employé ce 
moyen de défense? 

Le PrésipenT, 44 témoin. — Comment vous expliquez-vous'qu’en 
1894, l'accusé n'ait pas employé ce moyen de défense? 

LE CAPITAINE VALÉRIO. — Peut-être a-t-il eu vent du travail de 
M. Bertillon.. (Rumeurs prolongées.)Je constate un fait, je n’ai pas 
étudié le fait au point de vue judiciaire 








EE ARE CI ET 


# 











4 MT 
1° et C0 AE T 





398 — 


Me DEMANGE. — Je n’aurais pas posé la question si M. le capitaine 
Valerio n'avait pas expliqué le but à atteindre. Et alors je lui 
demande pourquoi le but étant poursuivi, l'accusé ne l’avait pas 
employé. 

LE CAPITAINE VALÉRIO, — Il ne l’avait pas poursuivi, mais il à 
commencé. 

Le Présinexr. — C’est bien de l’accusé ici présent que vous avez 
entendu parler ? 

LE CAPITAINE VALÉRIO, — Oui, Monsieur le Président, c'est la 
seconde fois que je le vois. 

LE PRÉSIDENT. — Accusé, avez-vous une observation à faire à la 
déposition du témoin ? 

LE CAPITAINE Dreyrus. — Vous venez d’avoir la répétition abrégée 
de la déposition de M. Bertillon. La réponse que j’ai faite à M. Ber- 
tillon conviendra également pour le témoin. 

Il y a deux points sur lesquels je désire insister. 

D'abord, les minutes du Ministère, Ces minutes ont était faites 
devant témoins ; j'insiste beaucoup sur ce point. 

Ensuite, je répète ce que j'ai dit pour la fameuse lettre du buvard. 
M° Demange vient de vous rappeler que le témoin avait créé pour 
moi un système de défense que j'aurais employé. Il n'y a qu’un 
regret, c'est que je ne l’ai jamais employé. 

Enfin le témoin a parlé de papier quadrillé de cinq en cinq 
millimètres. Je ferai simpiement observer que le bordereau est 
quadrillé de quatre en quatre millimètres. 

LE CAPITAINE VALÉRIO. — Je n’ai pas dit que le bordereau était fait 
sur du papier quadrillé de cinq en cinq millimètres, j’ai dit seu- 
lement que le gabarit était fait sur du papier quadrillé de cinq en 
cinq millimètres; le papier du bordereau est en effet du papier 
pelure quadrillé de quatre en quatre millimètres. 

M® DEmANGE, — Monsieur le Président, je voudrais demander... 

Le PRésibexr — La parole est à M. le Commissaire du Gouver- 
nement. 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Dans une précédente séance, 
à la suite de la déposition de M. le colonel Maurel, la défense a 
demandé que M. le capitaine Freystätter fût appelé à comparaître 
prochainement ici... Est-ce cela que M° Demange voulait dire? 

Me DemaAxGE.— Non. Ce n'était pas cela. 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Néanmoins, je défère au 
désir de la défense, en proposant au conseil de vouloir bien entendre 
M le capitaine Freystätter contradictoirement avec le colonel Maurel, 





— 399 — 


Me Lasor. — Je m’associe à la demande de M le commissaire 
du Gouvernement. Je ne voulais pasinterrompre l’ordre des témoins; 
mais je sais que M. le colonel Maurel n’est resté ici que pour être 
confronté avec M. le capitaine Freystätter. 

Le Présiexr — Nous allons faire entendre le capitaine Freys- 
lätter. 

Me DEmance, — Ma demande était celle-ci. Nous avons fait 
assigner deux témoins, M. Paraf-Javal, dessinateur, et M. Bernard, 
ingénieur des Mines, pour éclairer le Conseil sur les travaux 
scientifiques de M Bertillon. Je voulais demander à M. le Prési- 
dent d'interrompre l’ordre des témoins en faisant entendre ces 
deux messieurs. NE 

Le Préstpexr. — Vous vouliez qu'ils fussent entendus après 
M. Bertillon et M. Valério? Nous les entendrons après M: Freys- 
tätter, et nous reprendrons la suite, comme vous l’indiquez. 


SOIXANTE-TROISIÈME TÉMOIN 
LE CAPITAINE FREYSTATTER 


Le capitaine Freystätter, Martin, 43 ans, capitaine d'infanterie 
de marine, au 3° régiment, prête serment. 
Le Présinenr. — Veuillez déposer sur ce que vous avez à dire au 


procès. 
LE CAPITAINE FREYSTATTER.— Ma conviction a été établie en 1894... 
Le Présinexr. — Vous étiez juge en 18947? 


LE cAPITAINE FreysraTrer. — Oui, monsieur le Président. Ma con- 
viction a été établie par les témoignages des experts en écriture et 
puis par la déposition des commandants Henry et du Paty de Clam. 
En plus de cela, je dois ajouter qu’il y a eu une légère influence 
due à la communication de pièces secrètes, Cette influence n’est pas 
très considérable ; mais voici les pièces qui ont été communiquées : 

19 Une notice biographique imputant à Dreyfus des trahisons 
commises à l'Ecole de Bourges, à l'Étole de guerre et pendant son 
séjour à l’État-major ; 

20 Une pièce qui est connue sous le nom de « Ce canaille de D. » 

3° Une lettre qui permettait d'établir par la similitude des écri- 
tures l'authenticité de la pièce « Ce canaille de D. ». Je crois que 
cette pièce est connue sous le nom de lettre du colonel Davignon; 

4° Une dépêche d’un attaché militaire étranger, dépèche qui 
affirmait très nettement la culpabilité de l’accusé. Cette dépêche, si 








5 


PPDA | 








j'ai bonne mémoire, est ainsi conçue : « Dreyfus arrêté, émissaire 
prévenu » (Mouvement). 

C’est tout ce que j’ai à faire connaître, mon colonel, 

; Le COLONEL MAUREL. — Je demande la parole. 
5 LE GÉNÉRAL MeRGIER. — Je demande la parole aussi, monsieur le 
‘a Président. 
D Læ PRésibexr. — Monsieur le commissaire du Gouvernement, 
746 vous n'avez pas d'observations à présenter ? 
D - LE commissaIRE pu GOUVERNEMENT, — Non, mon colonel. 

ee Le Présinext. — Et la défense ? 
De. Me Lanont. — Personnellement, puisque je vois que M. le colonel 
Maurel et M. le général Mercier demandent la parole, je n'ai rien à. 
4 demander. Je voulais simplement faire préciser par M. le Capi- 
D taine Freystätter, si la dépêche « Emissaire prévenu » a bien été 
; communiquée au Conseil de guerre, et demander alors à M. le 
coionel Maurel et à M. le général Mercier s'ils n’ont aucune obser- 
valion à faire sur ce point. 
Re. M. le général Mercier a fourni au Conseil des explications diamé- 
h: tralement opposées à celles du capitaine Freystätter. Il serait donc 
: nécessaire de savoir comment cette dépêche de l’agent B s’est 
trouvée dans le plicommuniqué au Conseil. | 
A Fê Je vous prierai de demander à ces messieurs les explications 
+ qu'ils offrent eux-mèmes de fournir. 
L M. le colonel Maurel se présente à la barre. 
54 Le Présinexr, — Voulez-vous répondre à la question que vous 
venez d'entendre ? 

Le coLoxEL MAuREL, — Je n'ai qu’un mot à dire. L'autre jour, 
F. M° Labori m'avait entrainé sur un terrain glissant, celui du secret 
A de la salle des délibérations. J'ai répandu : « Je n’ai lu qu’une pièce 
et ces mots, je les maintiens. Je n’ai lu qu'une pièce, mais je n’ai 
pas dit : iln’a été lu qu’une pièce. » (Murmures dans la salle), Je 
tenais à ne pas violer le secret de la salle des délibérations et | 
devant la question du défenseur, qui certainement, m'en a fait dire 
plus que je ne voulais, je m’en suis tenu à ces mots. Je n’ai luqu'une 
pièce, mais après cette pièce lue, puisque M. Freystätter a tout dit, 
j'ai passé le dossier à mon voisin en disant : « Je suis fatigué. » 
(Longues exclamations, violentes rumeurs). 

Me Laporr. — Monsieur le président, voulez-vous être assez bon 
pour demander à M. le colonel Maurel, maintenant que des explica- | 
tions ont été fournies par M. lecapitaine Freystätter,siconformément 
aux renseignements fournis par ce dernier la dépêche attribuée à 


7 PET E. in il, à ts à cn 0 Et 




















— 401 — 


l'agent B et contenant les mots « émissaire prévenu », a bien été 
communiquée au Conseil. 

LE coLoxEL MAUREL. — Je réponds en toute franchise et toute 
sincérité : je ne m’en souviens pas; je n'ai écouté la lecture des 
pièces que d’une façon excessivement distraite, (Exclamations et 
vives protestations dans la salle.) 

Le PRésibenT. — Je prie la salle de garder le silence, monsieur 
le lieutenant de gendarmerie, veuillez veiller à ce que le silence 
ne soit pas troublé. 

Me Lagon. — Est-ce que M. le capitaine Freystätter maintient 
bien son témoignage, en ce qui concerne ces pièces, et les a-t-il lues? 

LE CAPITAINE FReysrATTER. — Non seulement je les ai lues, mais 
j'affirme que le colonel Maurel les avait en main et qu’il a fait un 
commentaire de chacune des pièces qu'il nous a passées. (Sensation) 

LE coLonez MaureL. — Je proteste énergiquement contre le mot 
commentaire dont vient de se servir ici M. le capitaine Freystätter. 
(Rires). J'avais trop conscience de mon devoir pour me permettre de 
vouloir influencer d’une manière quelconque surles juges dont j'étais 
le président, À ce que M. Freystätter vient de dire, je réponds : Si 
moi étant juge, le colonel président avait essayé d'exercer sur moi 
une pression et de peser sur mon indépendance de juge, c’est immé- 
diatement, et cela malgré son âge, malgré son grade, malgré ses 
fonctions, que jel’auraisrappelé à l’ordre et au sentiment du devoir 
et je n'aurais pas attendu cinq ans pour venir ici créer un incident 
d’audience publique. J’ai terminé. Je ne répondrai plus rien à M. le 
défenseur. 

Le Présrmenr, à M. Freystätter. — Qu’avez-vous à répondre? 

LE CAPITAINE FREYSTÂTTER. — J'ai à répondre que j'étais dans une 
ignorance absolue des règles du droit; je ne savais pas du tout 
qu'il fût interdit de nous communiquer quelque chose en chambre 
du conseil; deuxièmement, je puis dire — et jusqu’à présent je me 
suis toujours tu — que j'ai adressé au colonel Maurel, à la date du 
8 avril dernier, une lettre dans laquelle je lui ai exposé très nette- 
ment tout ce que je me proposais dè faire, au moment où j'ai 
su qu'il était illégal de communiquer des pièces en chambre du 
Conseil. 

LE coLonEz MaurEL. — C’est exact. M. le capitaine Freystätter 
m ’a écrit une lettre dans laquelle il exposait que le faux Henri avait 
fait naître des doutes dans son esprit et que la lecture de pièces qui 
avaient été lues en Chambre du conseil — ce qui constituaitunællé- 
galité dont il ne se rendait pas compte au moment où ce fait s'étai 

ie 26 








— A02 —. : 


produit — avait amené des angoisses dans sa conscience. C’est 
parfaitement exact. 

Je n’ai pas répondu au capitaine Freystälter parce que j'ai pour 
habitude de laisser à chacun la liberté de son opinion et que chacun 
dirige sa barque comme il l’entend. 

LE PRÉSIDENT. — Avez-vous une observation à faire, monsieur 
le capitaine Freystätter ? 

LE capiraAINE FReYsrArTrer. — Non, mon colonel. 

Me Laporr. — En tout cas, monsieur le président, je prie le Con- 
seil de retenir que nulle contradiction n’a été opposée à M. le capi- 
taine Freystätter par M. Maurel en ce qui concerne la communica- 
tion en chambre du Conseil de la dépêche de l’agent B. 

Dans ces conditions, le général Mercier ayant affirmé qu'il avait 
donné l’ordre que cette dépêche ne fùt pas communiquée, et ayant 
ajouté qu’à son sentiment cet ordre avait été exécuté, j'ai l'honneur 
de vous prier de demander à M. le général Mercier s’il n'a pas 
quelque explication à fournir sur un fait qui vient contredire for- 
mellement ce qu’il a affirmé à cette barre. (Agitation.) 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Monsieur le président, j'ai demandé la 
parole. 4 

(M. le général Mercier se présente à la barre et ajoute) : 

Je tiens à constater que ce n’est pas sur les réquisitions de 
Me Labori que je viens témoigner. 

M. le capitaine Freystätter, qui paraît avoir conservé un souve- 
nir très précis des pièces communiquées au Conseil, a parlé de 
documents livrés au Gouvernement allemand par le capitaine Drey- 
fus pendant qu'il était à l'École de pyrotechnie, À quels documents 
le capitaine Freystätter a-t-il voulu faire allusion ? 

Le capiTAINE FReysrÂTrER. — Je sais que cela concerne un obus. 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Eh bien! le capitaine Freystätter est pris 
en flagrant délit de mensonge. (Rumeurs et mouvement prolongé.) 

Le PRÉSIDENT. — Permettez… 

LE GÉNÉRAL Mercier, — Monsieur le Président, je dois dire les 
choses telles qu’elles sont. 

L’obus Robin, auquel il est fait allusion, n’a été adopté par 
l'Allemagne qu'en 1895, et nous n'avons été prévenus qu'il y avait 
eu trahison qu’en 1896. Par conséquent, en 1894, il n’a pas pu être 
question de l’obus Robin. J'ajoute que, quant à la dépêche du 2 no- 
vembre, je maintiens qu’elle n’a pas été communiquée au Conseil. 

Le Présent, à M. le capitaine Freystätter. — Étes-vous sûr 
d’avoir vu cette dépèche? 


tome tn. de bte à 


Re tn tte à 





A 





EE 


Le capiTaINE FreysrAÂtrer. — Oui, mon colonel, et j'affirme qu'il 
y avait « Dreyfus arrêté, émissaire prévenu ». Il y avait encore 
autre chose que je n’affirme pas, je crois qu'il y avait « précautions 
prises ». C’est à cause de cela que je ne me suis pas permis de 
citer.cette dernière phrase ; mais j’affirme que les deux premières 
phrases étaient dans la dépêche. (Sensation.) 

Quant à la réponse qui vient de m'être faite par M le général 
Mercier, j'insiste sur ce point que je n’ai pas dit du tout qu'il y avait 
une dépêche ou une pièce quelconque parlant de l’obus. Jai tout 
bonnement dit qu’il y avait dans le commentaire une accusation 

de trahison qui concernait précisément une trahison faite à l'Ecole 

de pyrotechnie et j’affirme que cela concernait un obus. Je ne sais 
pas si cela concernait le chargement ou la fabrication même de ce 
matériel. 

Le Présinexr. — Était-ce le chargement de l’obus à mélinite? 

LE CAPITAINE FREYSTATTER. — Je ne puis l’affirmer, mon colonel. 
Je n’affirme ici que ce dont je suis absolument sûr, 

Le Généraz Mercier. — Pour le chargement des obus à mélinite 
il n’a pas pu en être fait état en 1894, puisqu'à ce moment-là on à 
demandé à la direction de l'artillerie ce qui s’est passé pour l’obus 
en question, et que la direction n’a pas pu retrouver le dossier. 

Ce n’est que plus tard, en 1897 ou même 1898, je crois, que la 
direction de l’artillerie en a fait état. 

Me Deuance. — Voulez-vous, monsieur le Président, demander 
au capitaine Freystätter si ce n'était pas dans le commentaire qu’il 
élait question de l’obus. | 

LE PRÉsIDENT. — Cela vient d’être dit. (Æumeurs.) 

LE CAPITAINE FREYSTATTER. — Oui, c’est dans le commentaire. 

Le PrésineNT. — Pas dans les pièces. (Sensation.) 

LE CAPITAINE FREYSTATTER. — Non, mon colonel. 

Me Lasorr. — L’incident qui se produit m’amène à insister de 
nouveau auprès du Conseil pour que M. du Paty de Clam soit l’objet 
d'un examen médical par des médecins commis. M. le général 
Mercier a dit que le pli avait été fait par le colonel du Paty de 
Clam. 

Le GÉNÉRAL Mercier. — Je vous demande pardon, je n’ai pas dit 
cela, j’ai dit que le pli n'avait pas été fait par moi. 

Depuis j'ai pris des renseignements auprès de M. le général de 
Boisdeffre, lequel m'a dit que c’était le colonel Sandherr qui avait 
fermé le pli. 

Me Lagorr. — Toujours le mort; le colonel Sandherr est mort, le 











+ 
< 
1 


NUIT PER D TS CN TER, AUDE TT, PE LIT PRINT PS 


— 404 — 


colonel Henry est mort, M. du Paty de Clam ne vient pas. (Mouve- 
ment prolongé.) 

Le PrésrpenT. — Maître Labori, je vous retire la parole. Ceci est 
de la discussion. (Rumeurs.) 

Me Lasorr. — Monsieur le Président, je constate seulement, 

Le PRésIDENr. — Vous n’avez pas le droit de le faire en ce 
moment-ci. 

Vous n'avez plus de questions à poser ? 

Me Laport. — Non, monsieur le Président, 

M° Demange;demande qu'on introduise M. Paraf-Javal 





Il demande que le témoin soit autorisé à se servir d’un tableau 


noir. 


SOIXANTE-QUATRIÈME TÉMOIN 
M. PARAF-JAVAL 


M. Paraf-Javal, Mathias-Georges, 4) ans, dessinateur, ne 
connaissait pas l’accus avant les faits qui lui sont reprochés. 

Le PrésIpeNT. — Veuillez faire votre déposition; la défense 
désire vous entendre. 

Me DEMANGE. — M. Paraf-Javal a fait une conférence sur le tra- 
vail de M. Bertillon; j'ai pensé qu'il le connaissait bien, et l’ai prié 
de venir ici. 

M. Paraf-Javal dépose une note résumant la conférence faite par 
lui à Paris le 4° juillet. 

M. Parar-JavaL. — On peut, messieurs, mépriser la déposition 
de M. Bertillon; on peut en rire, on peut la tourner en ridicule. 

Le Présinenr. — Mais personne ne s’est permis de le faire ici. 
(Mouvement) | 

M. Parar-Javaz. — C’est, monsieur le Président, précisément ce 
que j'allais vous dire. 

Je crois qu'il est préférable de la réfuter comme s’il s'agissait 
d'une chose sérieuse, c’est ce que je veux faire. Je ne viendrai pas 
vous donner d’appréciations, ni dire : je pense telle et telle chose, 
je vous demande très respectueusement de ne pas me croire sur 
parole, de ne croire que les preuves que je vous apporterai et les 
choses que je vous démontrerai. 

J'ai été mené à considérer que M. Bertillon s'était trompé à la 
la suite de l'observation suivante. J'avais lu la déposition de M. Ber- 
tillon devant la Cour de cassation, je n’y avais absolument rien 
compris et j'attribuais cette difficulté que j'avais eu à m'expliquer 





— 405 — 


cette déposition à ce que je n’avais pas vu les figures qu'il a mises 
à l'appui. Un jour, jai vu une de ces figures, c’était la reproduction 
du mot « intérêt»; avec la graduation en kutschs. Voici ce que j'ai 
fait. J'ai comparé les proportions des lettres de ce mot aux propor- 
tions des lettres des mots du bordereau. 

Prenons par exemple le premier mot du bordereau qui est le 
mot « Sans » ; si nous donnons la cote 1 à la hauteur des petites 
lettres 4 n s, nous aurons pour la lettre s la valeur de 3, c’est-à- 
dire que les petites lettres du mot Sans, sont à l’S majuscule dan s 
le rapport de 1 à 3 approximativement. Et je prends ceci tout à fait 
à l'avantage de M. Bertillon, car vous remarquerez en jetant les 
yeux sur le bordereau que les petites lettres des autres mots de ce 
bordereau sont plutôt plus petites que celles du mot « sans ». 

Si je prends le mot « intérêt », je vois que l’ensemble des petites 
lettres estaux grandes lettres, c’est-à-dire aux deux t dans le rapport 
de 1 à 2 approximativement. Je m'explique bien clairement, n’est-ce 
pas : les petites lettres du mot « intérêt » sont aux grandes lettres 
dans le rapport de 1 à 2 et les petites lettres du mot « Sans » sont 
à l’S majuscule dans le rapport de 1 à 3. 

Qui peut le plus peut le moins, mais qui peut le moins ne peut 
pas le plus; je me suis demandé comment M. Bertillon faisant une 
chaîne dont le point départ est le mot « intérêt », pouvait réussir à 
appliquer sur cette chaîne les mots du bordereau dont certains, 
nécessairement, doivent la dépasser. Si M. Bertillon prenait les 
mots du bordereau pour faire un gabarit et qu’il veuille reproduire 
le mot « intérêt » je dirais : très bien ; il est possible qu'il s’en tire 
parce que, sur un gabarit plus grand, nous pouvons tracer des 
lettres plus petites, mais sur un gabarit plus petit, nous ne pouvons 
pas tracer des lettres plus grandes, car certainement certaines por- 
tions de lettres dépasseront le gabarit. 

Voilà tout ce que je savais à ce moment-là. 

Cela m'a donné l’idée, — je suis dessinateur, — d'étudier le 
système de M. Bertillon et de vérifier ses mesures. Eh bien, elles 
sont toutes fausses, toutes sans aucune exception. (Mouvement 
prolongé.) Je vais vous demander la permission de vous le démon- 
trer; je serai aussi bref que possible : M. Bertillon a pris pour sa 
déposition de six à sept heures, je ferai tout mon possible pour 
ne pas mettre plus de deux heures à vous expliquer ce que j’ai à 
vous dire, mais il est nécessaire d’entrer dans certains détails. 

Pour la commodité de la démonstration, je vais diviser ma 
déposition en deux parties : dans la première partie j’exposerai le 








— 306 — 


système de M. Bertillon, dans la deuxième, je parlerai exclusive- 


ment des mesures. Je n'en parlerai pas dans la première partie 
parce que je devrais m'interrompre à chaque instant pour signaler 
des erreurs et l’on perdrait le fil du raisonnement. 

Auparavant, et afin d’ailer plus vite, je vous demande la per- 
mission de faire très rapidement une petite explication au tableau. 
Quand un dessinateur veut reproduire une figure quelconque, com- 
ment s’y prend-il”? 

Il enferme cette figure dans un rectangle, qu'il divise en parties 

égales. 

M. Paraf-daval expose an tableau en quoi consiste la mise au 
carreau des dessinateurs. “ | 

Le Présinexr. — Nous ne pouvons pas recommencer la déposi- 
tion de M. Bertillon. (Æumeurs.) 

M. Parar-Java. — Je vais faire très rapidement cette démons- 
tration. 

Il termine rapidement sa mise au carreau. 

M. Bertillon se sert pour examiner les documents, non pas d’un 
quadrillage, mais d’une grille comportant seulement des rayures 
verticales. J’ai vu, dans la déposition qu'il a faite hier, qu'il 
avait parlé de lignes horizontales ; c'est nouveau. Dans la déposi- 
tion précédente, celle qu'il a faite devant la Cour de cassation, la 
grille de M. Bertillon est celle-ci (figure au tableau). 1 en appelle 
les rayures des réticules. Ces rétieules sont espacés l’un de lautre 
de 1/2 centimètre, il les reporte sur l'écriture; or il est facile 
de s’expliquer que, pour déterminer un point dans un plan, il faut 
abaisser une perpendiculaire sur chacun des deux côtés de ce plan. 
Le réticulage de M. Bertillon est done une mise au carreau incom- 
plète. 

On ne peut pas déterminer un point dans un plan en abaissant 
une perpendiculaire sur un seul côté, car on ne saurait pas à 
quelle place ce point se trouverait sur la perpendiculaire. Un pareil 
système permet d'agir un peu à sa guise. 

Je fais remarquer au Conseil autre chose dans le système de 
M. Bertillon, c’est que, non content de prendre une moitié de mise 
au carreau pour vérifier des formes qui sont des choses très déli- 
cates, il se réserve le droit de faire glisser ces réticules d’un kutsch 
ou d’un millimètre 4/4, ce qui nous ramène à ceci : (M. Paraf-Javal 
fait une figure au tableau.) Voici la grille de M. Bertillon. Eh bien, 
non content de se servir de ces réticules, il en intercale d’autres 
distants des premiers de 4", 1/4 (4 kutsch). 





— 407 — 


M. Paraf-Javal fait une nouvelle fiqure. 

Il se réserve encore le droit, quand il ne trouve pas ce qu’il veut, 
de faire glisser des portions de mots d’un autre kutsch ou encore 
d’un millimètre 4/4, comme ceci : (Démonstration au tableau.) 


Cela ne suffit pas encore, quand il n’arrive pas à son résultat, il 


fait glisser ces portions de mots d’un nouveau kutsch. 

Quatre kutschs faisant exactement 1/2 centimètre, il est inutile 
de faire glisser une fois de plus, puisqu’à ce moment on retombe 
sur un réticule. (Mouvement.) 

En un mot, il fait passer les réticules sur les écritures; quand 
cela ne va pas, il se réserve le droit de glisser quatre fois d’une 
quantité qui se trouve juste égale au quart du réticule ; voilà ce que 
je voulais vous dire avant de commencer, cela nous évitera de 
revenir sur le sujet. Je vais aborder maintenant, d’une façon aussi 
complète et aussi rapide que je pourrai, le système de M. Bertillon. 

Que fait M. Bertillon ?M. Bertillon fait-il acte d'expert? M. Bertillon 
a commencé, devant la Cour de cassation, sa déposition par une 
phrase tout à fait caractéristique; cette phrase lui a été jetée à la 
tête comme étant ridicule. Je ne la cite pas parce qu’elle est 
ridicule, mais simplement parce quelle va me servir à une démons- 
tration. Cette phrase la voici : « Le bordereau n’est pas une créa- 
tion fortuite, accidentelle, des seules forces de la nature, il a été 
écrit par quelqu'un; il s’agit de savoir par qui et dans quel but. » 
Ainsi donc M. Bertillon n’est pas un expert en écriture, il n’est pas 
un monsieur qui prend deux écritures et qui dit : je m’en vais com- 
parer ces deux écritures et arriver à une conclusion. » M. Bertillon 
dit : «Ce papier a été écrit par quelqu'un, je veux savoir par qui et 
dans quel but. » Il s'érige en juge-policier. 

De plus, il suit une idée fixe, il la poursuit et il y arrive envers 
et contre tout, contre la fausseté des mesures, contre la stupidité 
du raisonnement. 


Le PrésinenT. — Vous n’avez pas le droit de parler ainsi. Ména- 
gez vos expressions. (Mourement.) 
M. Parar-Javaz. — M. Bertillon suit donc cette idée, mais il ne 


suit pas que celte idée. Il a l'intention de montrer que le bordereau 
a été fait par une personne spéciale et cette intention transparait à 
chaque instant. Dans sa déposition devant la Cour de cassation, 
avant même d’avoir tiré une conclusion quelconque, avant même 
d’être arrivé à un examen quelconque, il a affirmé que le bordereau 
était d’un tel. Et il s’est basé pouraffirmer cela surune remarque qui 
n’a aucun rapport avec une expertise en écritures. Il s’est basé sur 


DOTE UD CORRE 








DR ER GTR PPT 


| 





— 408 — 


ce fait qu’un traître apportant un document n’a pas besoin d’écrire 
la missive accompagnant ce document. La chose est contestable. 
On pourrait au contraire répondre qu’un traître qui veut toucher le 
bénéfice de sa trahison ne pourrait y arriver s’il envoyait ses docu- 
ments sans les accompagner d'un mot. S'il ne dit pas : je vous 
envoie ce document, le destinataire ne pourra pas savoir de qui il 
provient. 

Cela n’a aucune espèce de rapport avec l'expertise en écri- 


tures. 


Partant de là, qu’a fait M. Bertillon? Il a pris certains mots du 
bordereau, les a comparés à d’autres mots du bordereau et est 
arrivé ainsi à certaines conclusions que je discuterai tout à l’heure, 
Après avoir comparé certains mots du bordereau à d’autres mots 
du bordereau, il a comparé des portions de mots à d’autres por- 
tions de mots; il a comparé des portions de lettres à d’autres por- 
tions de lettres. Il a effectué ces opérations en faisant glisser ses 
réticules sur l’ensemble du document et sur des portions du docu- 
ment. Il a constaté ce qui suit: je ne discute pas pour le moment, 
je me contente d’énumérer. Il a constaté que certains mots, cer- 
taines portions de mots, certaines lettres, certaines portions de 
lettres paraissaient être la reproduction d’autres mots, d’autres 
lettres, d’autres portions de lettres et de plus que ses réticules tou- 
chaient certains mots semblablement et il prétend en déduire qu’une 
certaine régularité de l'écriture indique un document forgé. 

De ce que certains traits se présentent toujours aux mêmes places, 
il conclut que la personne qui écrit le bordereau s’est servie d’un 
tracé. 

Après avoir découvert que le document était forgé, il s’est 
demandé : « Qui est-ce qui a pu faire ce document forgé? » 

Je dois dire qu’il était arrivé d’abord à une autre conclusion. On 
lui avait montré des spécimens de l'écriture de l'accusé et il avait 
déclaré : « Si on écarte l'hypothèse d’un document forgé avec le 
plus grand soin, le bordereau est de son écriture. » Ce n’est que 
plus tard qu’il a affirmé que le bordereau était d’une écriture for- 
gée, Remarquons que c’est la constatation qu’il a reconnu, que le 
bordereau n'était pas de l'écriture de l’accusé, mais de l’écriture de 
l’accusé avec une transformation, c’est-à-dire que la personne qui 
avait écrit le bordereau s'était servie d’une écriture différente de la 
sienne pour écrire le bordereau. 

Et M. Bertillon s’est demandé : « Comment vais-je faire pour 
trouver la clé de cette écriture? » 


— 409 — 


Il a trouvé, dansles lettres qu’onluimontrait etprovenantde per- 
sonnesdela famille de l’accusé, des ressemblances et mêmedes mots 
qui, dit-il, superposés à certains mots du bordereau, donnent des 
coïncidences extraordinaires. Il en est arrivé à cette conclusion que 
certains mots pris dans certaines lettres avaient pu servir à confec- 
tionner le bordereau. Il a examiné, dit-il, ces mots avec attention 
etil a choisi parmi ces mots le mot «intérêt » qui présentait, dit-il, 
des particularités extraordinaires. Ce mot est extrait d’une lettre 
de M. Mathieu Dreyfus, frère du capitaine Dreyfus. 

Il à constaté que ce mot avait été écrit avec une régularité 
étonnante : les espaces entre les lettres sont tous d’un kutsch, la 
hauteur des lettres se rapportent à des dimensions kutschiques, la 
longueur du mot présente un certain nombre de kutschs. 

Je démontrerai que toutes ces constatations sont inexactes, Cela 
ne me sera pas difficile. 

Toujours est-il qu’il a pris ce mot, Il l’a écrit une fois, puis il l’a 
écrit une seconde fois à la suite en faisant entrer l’? dans le f. Il a 
pris cette chaîne, il l’a superposée à elle-même, en opérant un 
glissement latéral déterminé, accompagné d’un glissement en bas. 
Il a recommencé encore deux autres fois cette opération en ne con- 
servant que les portions des chaînes situées en dehors de la partie 
médiane de façon à meubler les parties qui ne l’étaient pas. 

Figure au tableau. 

Eh bien ! il a la prétention, avec ce gribouillage sur lequel il 
appose une feuille de papier transparent, de récrire entièrement le 
bordereau. 

Ainsi donc, il est bien entendu que M. Bertillon, arrivé à ce 
point, a mis de côté tout ce qui précède. Le mot « intérêt » extrait 
de la lettre du buvard, à lui tout seul lui suffit pour écrire le borde- 
reau; de ce mot il fait ce qu’il appelle la chaîne imbriquée et sur 
cette chaîne il écrit les mots. Les raisonnements qui précèdent sont 
préparatoires et destinés à prouver la régularité d’écriture : il 
prend un mot et, avec ce mot seul, il va écrire tout un document, 
N'importe qui peut-il le faire et non une personne spéciale? 

Eh bien! j'ai pris cette chaiîneet j'ai essayé de tracer le premier 


. mot du bordereau; j'ai été plus modeste, j’ai essayé de tracer la pre- 


mière lettre; j’ai été plus modeste encore, j'ai essayé de tracer la 
première boucle de la première lettre. 

Comment M. Bertillon peut-il, sur sa chaîne, tracer cette boucle 
puisque celte boucle, conformément au rapport 1/3, dépasse le 
gabarit dont les lettres sont, avons-nous dit, sensiblement dans le 





— A0 — 


rapport de 1/2. Je vous prie d’avoir l’obligeance de vous reporter à 
la planche 15 bis, feuille 4, qui représente la superposition du bor- 
dereau au gabarit graphique, cette planche est un agrandissement, 
vous verrez que le commencement de la première lettre tombe au- 
dessus du gabarit. 

Alors, tous les points du papier appartiennent à M. Bertillon, 
ceux sur lesquels il a mis son gabarit imbriqué et ceux sur lesquels 
il ne l’a pas mis. Alors, à quoi sert le gabarit imbriqué ? Voilà une 
chaîne qu’il fait avec beaucoup de difficulté, et quand il vient à 
écrire le bordereau, il écrit encore en dehors! Vérifiez! Je me 
demande par quel moyen spécial M. Bertillon à pu écrire la partie 
de l’s qui dépasse la chaîne imbriquée. 

Quand j'ai essayé de reproduire le bordereau sur cette chaîne, 
je n'avais pas vu cette planche. Je me disais : « Peut-être est-il 
possible de réussir. Le { est une lettre haute, je vais avec le {essayer 
de faire un $. » 

(M. Paraf-Javal fait une fiqure au tableau). 

J'y arrive, mais cet s n’a aucun rapport avec celui du borde- 
reau. 

Cette forme n'a absolument aucun rapport avec ls majuscule 
initial du bordereau. 

Ainsi donc, quand j'ai voulu, moi qui suis dessinateur, repro- 
duire le bordereau sur le gabarit de M. Bertillon, je n'ai pas pu 
reproduire même le premier mot, pas même la première lettre, pas 
mème la première boucle de la première lettre. 

Si vous vous reportez toujours à la pièce 15, feuille 4, vous 
verrez que la première partie de la lettre part dans le gabarit; elle 
en ressort, forme une boucle, cette boucle vient entrer dans l’écri- 
ture on ne sait pas où, on ne sait pas comment. 

La deuxième lettre se trouve un peu plus loin à une certaine 
place. Pourquoi? où est la règle ?... Nous nous trouvons en présence 
d’un gabarit, on dit : « Vous allez écrire là-dessus l’écriture de 
quelqu'un...» et on ne suit pas ce gabarit. Pourquoi passe-t-on dans 
certains cas une lettre, dans certains cas plusieurs lettres? Pour- 
quoi saule-t-on d’une chaîne à l’autre? C’est absolument fantaisiste. 

Je vous ai cité le mot ( Sans ». Vous pourriez prendre tous les 
autres mots. Si vous vouliez prendre le mot « nouvelles », vous 
verriez que les deux grandes lettres sont dans la partie blanche qui 
n'appartient pas à M. Bertillon, qui est en dehors de son gabarit. 
Vous pourriez voir la boucle du d du mot « indiquant », elle esten 
dehors. 





bts es Se 





— Al — À 


Elle coupelegabaritimbriqué d’unefaçon tout à fait spéciale. Pour- 
quoi le coupe-t-elle de cette façon et pas d’une autre? C’est un mys- 
tère. ILest évident que noussommes en présence d’un moyen mnémo- 
technique. Comment M. Bertillon a-t-il fait avec une chaîne comme 
celle-là, pour reproduire le bordereau? Ce qu’a fait M. Bertillon, je 
vais vous le dire ; M. Bertillon n'a pas pris sa chaïne imbriquée 
pour reproduire le bordereau, c’est impossible. M. Bertillon a pris 
le bordereau et il l’a écrit sur sa chaîne imbriquée, puis il a appris 
les repères, voilà ce qu'il a fait et il ne pouvait pas faire autre 
chose. (Mouvement.) Du reste pour vous expliquer ceci, je vous 
demande la permission de vous citer ce que dit M. Bertillon lui-même. 
Il explique qu'un scribe quelconque, n'importe qui, peut repro- 
duire le bordereau sur son gabarit imbriqué, et après avoir dit 
cela, il ajoute — ce sont ses propres paroles : « Le principal effort 
de mémoire qu’il y aurait à faire serait de se rappeler quels sont 
les points où le scripteur du bordereau a quitté le tracé hachuré 
pour prendre le tracé pointillé ou inversement. C’est un effort 
auquel je me suis astreint pour quelques lignes et que je suis 
prêt à reproduire devant vos yeux... » 

Donc, suivant M. Bertillon, pour reproduire le bordereau avec 
son gabarit, il faut : 1° un gabarit; 2° des efforts de mémoire dont 
il indique le principal. Il y en a donc d’autres. M. Bertillon s’est 
trahi puisque celui qu'il indique est le principal. Un autre est tout 
simplement de considérer la chaîne comme une série de répères et de 
se rappeler ces repères. Quand on veut apprendre l’histoire de 
France aux enfants, on leur dit : Si vous voulez vous rappeler tous 
les traités du règne de Louis XIV, rappelez-vous le nom de William 
Panrurb. Ce personnage extraordinaire qui n’a jamais existé repro- 
duit dans son appellation le nom de tous les traités et si l’enfant se 
trouve devant des examinateurs il n’a qu’à se souvenir des initiales 
WPANRURB pour retrouver les noms qu’on lui demande. (Rires.) 

Si, moi, j'avais à reproduire une écriture, qu'est-ce que je 
ferais? Je prendrais les mots, je les mettrais au carreau et j'essaie- 
rais de me rappeler les formes par ràpport aux carreaux, j'em- 
ploierais un moyen mnémotechnique-graphique. Le gabarit imbri- 
qué est un moyen mnémotechnique-graphique. Que M. Bertillon 
soit arrivé avec ce moyen à reproduire le bordereau avec per- 
fection, je ne le discute pas, mais qu'est-ce que cela prouve? Cela 
prouve qu'ilest arrivé à reproduire le bordereau d’une manière 
exacte par des moyens mnémotechniques-graphiques. La meilleure 
preuve que cela ne prouve pas autre chose, c’est que moi, qui ne 














— 412 — 


suis pas M. Bertillon, je ne peux pas reproduire le bordereau en 
faisant exactement ce qu'il me dit de faire, en prenant le gabarit 
imbriqué qu'il a fait; J'ai essayé de reproduire n'importe quelle 
lettre, je connais son petit tableau dans lequel il dit qu’en présence 
de tel ou tel mot, il faut se placer à tel ou tel endroit; je n’ai pas 
réussi, personne n’y réussira sans avoir appris les moyens mnémo- 
techniques-graphiques particuliers à M. Bertillon. 

M. Bertillon reproduit une écriture sur son gabarit, on peut en 
reproduire une autre. Si je n’avais pas craint de paraître un char- 
latan, j'aurais pu vous dire : M. Bertillon vient de reproduire le 
bordereau, eh bien, je vais prendre l'écriture de n'importe qui et 
l'appliquer au bordereau. Je puis prendre le gabarit imbriqué de 
M. Bertillon et appliquer sur ce gabarit l'écriture de M, Bertillon 
lui-même, l'écriture de qui l’on veut, celle de MM. les membres du 
Conseil de guerre si on le désire, mais qu'est-ce que cela prouvera 
si je vous montre ce bout de papier qui comportera le gabarit 
imbriqué de M. Bertillon avec l’écriture de quelqu'un inscrite 
dessus ? M. Bertillon reproduit une écriture, c’est très bien, mais 
quelle preuve cela apporte-t-il que cette chaîne ait été faite par une 
certaine personne, dans un certain but, que cette personne s'est 
servie de cette chaîne pour écrire certains mots de façon à 
contre faire son écriture ? 

Et puis j'en reviens là. Même si M. Bertillon m'explique d’une 
façon très claire et très nette que, par ce gabarit imbriqué, il peut 
reproduire cette boucle de ls, qu'ensuite il peut continuer cette 
lettre, que quandil reproduit par exemple les 4 d’une façon infail- 
lible il se trouve à tel endroit et non pas ailleurs, eh bien, je dirai: 
cela prouve que M. Bertillon a des moyens mnémotechniques-gra- 
phiques qui lui sont spéciaux, mais cela ne prouve pas autre chose. 
De plus, ilest impossible à une personne qui voit cette écriture de ne 
pas être frappé de la façon dontelles'écarte du gabarit. Je vousprie, 
monsieur le Président et les membres du Conseil, de la bien regarder 
* depuis le commencement jusqu’à la fin, cela en vaut la peine, vous 
l’avez, monsieur le Président, je vous prie de regarder, de parcourir 
l'écriture et de reconnaître que les traits ne suivent pas le tracé. 
Je parlais tout à l’heure des lettres hautes, je vous prie d'examiner 
aussi les lettres basses. On ne sait pas pourquoi une lettre com- 
mence à un endroit et non à un autre. 

Ici je vais faire une comparaison qui montrera bien clairement 
ma pensée. 

Je vous demande pardon d’insister.sur ce point, mais il est très 





— 413 — 


important et cela m'évitera d’y revenir plus tard. Supposez que 
j'aie caché dans un appartement un sou à cet endroit-là (M. Paraf- 
Javal, fait au tubleau un carré à l’intérieur duquel il place un point au 
hasard), et que je veuille me rappeler où je l’ai caché, eh bien, 
je mesurerai la distance à un côté, puis celle à l’autre côté, et 
J'arriverai à déterminer ce point à n'importe quel moment. 

Si M. Bertillon vient et qu’on lui demande de retrouver le sou 
qui a été placé là, si, au lieu d'opérer comme moi, il fabrique une 
figure très co mpliquée, de la grandeur du carré (H. Paraf-Juval 
fait un carré qu'il remplit d'un gribouillage), et qu’il se rappelle 
que le sou ayant été placé sous une lame de parquet se trouve à 
un endroit déterminé de la figure (M. Paraf-Javal fait une ligne 
brisée dans le gribouillage), il faut, pour retrouver le sou, qu'il 
repère sa figure dans le carré et marque la place où tombe son 
repère. Il arrivera au même résultat que moi par un travail un peu 
fantastique, mais enfin il y arrivera. Et puis ? Et puis c'est tout. Cela 
ne prouvera pas autre chose; je ne vois pas en quoi le fait de trouver 
des repères dans des chaînes imbriquées, implique qu’on ne puisse 
trouver ces repères autrement que par ces chaînes. S'il retrouve la 
forme des lettres et leur emplacement par des repères à lui, cela 
veut tout simple ment dire qu’il s’est servi non pas d’un système 
simple à la portée de tout le monde, mais qu’il a un moyen mné- 
motechnique-graphique personnel, voilà tout. 

J’aborderai maintenant la seconde partie de ma déposition qui 
est la discussion des mesures. 

Les démonstrations de M. Bertillon ont des buts différents. Il 
commence par apposer sa grille surles mots du bordereau, de façon 
à prouver que ces mots ont une certaine régularité. Si nous prenons 
une page d’écrilure sur laquelle nous appliquons sa grille, et si 
tous les mots semblables sont touchés semblablement par les réti- 
cules, M. Bertillon en déduira que ces coïncidences ne peuvent 
provenir du h asard, qu’elles sont préconçues, voulues, et que le 
document est un document forgé et non pas d’une écriture 
courante. 5 

Il cite par exemple comme très caractéristique le mot « modifi- 
cations »; je prierai M. le Président et ces messieurs du Conseil 
de bien vouloir prendre la photographie du bordereau. Je vous 
demanderai, monsieur le Président, de bien vouloir ne pas suivre 
sur le bordereau réticulé de M. Bertillon, mais sur la photographie 
de l'original, Le bordereau réticulé de M. Bertillon estinexact ; c'est 
un document tripoté (geste de M. le Président), ainsi que je vous le 





— A4 — 


démontrerai tout à l'heure. Je vais, monsieur le Président, vous le 
démontrer tout de suite; c’est une courte démonstration. Je m’en 
vais vous demander, puisque vous l’avez sous la main, de le com- 
parer à la photographie du bordereau réel. 

M. Bertillon avoue du reste qu’il a tripoté ce document; mais il 
dit : «Je lai tripoté de la façon suivante; j'ai désiré, pour la faci- 
lité des recherches, faire disparaître les traits qui sont inutiles; 
ainsi, sur la photographie du bordereau, il apparaît les choses qui 
sont de l’autre côté au verso; il les a complètement effacées. Sur le 
bordereau réticulé de M. Bertillon, on ne voit pas de traces de ce 
qu'il y a par transparence sur la photographie réelle du bordereau; 
M. Bertillon n’a pas fait que cela, il y a des déchirures, il a retouché 
ces déchirures. Il s’est permis de toucher à des mots, de les rétablir 
à sa façon; c’est pour cela qué j'ai éliminé ce bordereau réticulé 
d’une façon absolue quand il s'est agi de vérifications sur les mots 
du bordereau. 

Si vous regardez par exemple la ligne 8 de la photographie du 
bordereau, le mot « modifications » est coupé par une déchirure 
très visible qui fait apparaître une solution de continuité à la barre 
du {. La photographie du bordereau réticulé présente ce mot 
« modifications » retouché; je ne pouvais pas vous faire ma démons- 
tration sur le bordereau retouché. 

Je ferai la même observation pour le mot « artillerie » de la 
ligne onze qui est coupé par une déchirure, et cette solution de 
continuité n’apparait absolument pas dans le bordereau réticulé de 
M. Bertillon. 

Pour le mot « relative » de la ligne douze, il y a une solution de 
continuité dans le bordereau original, cette solution est indiquée 
dans la photographie; elle n'apparaît absolument pas dans le bor- 
dereau réticulé de M. Bertillon. Ù 

Pour le mot « manuel » de la ligne treize, il y a une solution de 
continuité très caractéristique : le mot a été absolument retouché 


. dans Je bordereau réticulé de M. Bertillon. 


Je ne continuerai pas cette énumération ; il en est de même pour 
le mot « campagne » de la ligne quatorze, etc. 

Il y à un certain nombre d’autres traces de retouche dans le 
bordereau sur ce document, c’est pour cela que je vous demanderai 
d'avoir l’obligeance de suivre sur l'original du bordereau ou sur sa 
photographie la démonstration que je vais vous faire, 

Si vous voulez avoir l'obligeance de vous reporter aux deux 
mots « modifications » qui sont l’un, ligne 8, et l’autre, ligne 


month M de. 





— AD — 


10; vous verrez ce qui suit ; le premier jambage de l’m descend 
plus bas ligne 10 ; les deux derniers jambages de l’m ont, ligne 8, 
l'aspect d’un «, et ligne 10, l’aspect d’un à : le deuxième jambage 
de l’m n’a pas, ligne 8, la même direction que ligne 10; l’o n’est pas 
ouvert de la même façon ligne 8 et ligne 10 ; le trait qui va de l’o 
au d'est plus grand ligne 10 ; la courbe inférieure du d est plus 
ronde, ligne 8; la boucle du d'est plus grande, ligne 8; l’i de la 
ligne 8 est plus près du d'; le trait qui va du point de l’? à l’f est 
plus long à la ligne 8 ; la boucle de l’f est plus marquée, ligne 10 ; 
le bas de l’f est plus empâté ligne 8, le trait qui va du bas de l’f à 
l’iest marqué ligne 8; l’i ressemble ligne 8 à un accent circonflexe 
et ligne 10 à un jambage isolé ; l’i de la ligne 8 est incliné de gau- 
che à droite, et à la ligne 10 de droite à gauche. Le trait qui va du 
point de l’é au c est plus long et plus marqué ligne 10; l’a est mieux 
formé, lignes ; la partie la plus épaisse du {est en bas, ligne 8, 
et vers le milieu, ligne 10. Le mot ligne 10 est écrit manifestement 
plus vite, car le { n’est pas barré comme ligne 8. A la ligne 10, li 
est absent, et l’s se confond avec le dernier jambage de l’n, tandis 
qu’à la ligne 8 l’2et ls sont bien visibles. Enfin le dernier 0 est 
ligne 8, fermé, et ligne 10, ouvert. 

J'ai fait toutes ces vérifications avec mes yeux sans l’aide de 
réticule d’aucune sorte. Toutle monde peut les faire. Il est bien 
certain qu’il suffit de regarder pour voir que ces deux mots sont de 
la même écriture et ont des caractères tout à fait spéciaux. Cela 
saute aux yeux. Mais je vous ai montré, — je prends le mot depuis 
le premier trait et je le conduits jusqu’à la fin, — je vous ai montré 
qu'aucun point ne coïncide ; il est absolument certain que ces deux 
mots n’ont pu être calqués l’un sur l’autre, ni sur un même gabarit. 
En effet si on avait écrit ces deux mots sur un gabarit, il est très 
évident qu’ils auraient des coïncidences plus exactes. 

Eh bien! voilà ces deux mots que M. Bertillon a superposés. II 
nous donne un graphique pour nous montrer un certain nombre de 
superpositions de mots. Si vous voulez avoir l’obligeance de vous 
reporter à l’agrandissement n° 2 de la planche 4 du travail de 
M. Bertillon : « Superposition des syllabes redoublées du bordereau 
classées d’après les observations faites sur le présent tableau, » vous 
verrez que ce que je vous disest confirmé par M. Bertillon lui- 
même. Il appose ces mots l’un sur l’autre, et on les voit apparaître 
l’un et l’autre. Ils ne se superposent ni ne s’emboitent sérieusement. 
Remarquez que cette planche à été faite par M. Bertillon et qu’on 
peut considérer que s’il ÿ a erreur la partialité se trouve en faveur 








— M6 — 


de M. Bertillon. Nous pouvons donc nous fier à elle quand elle 
témoigne contre M. Bertillon. 

M. Bertillon reconnaît donc lui-même qu'aucun point des lettres 
ne se superpose à aucun endroit, ni au commencement, ni au milieu 
ni à la fin. On peut regarder les autres mots; le mot « copier », le 
mot « disposition », le mot « rien », le mot « après », etc. et faire 
la même constatation. 

Maintenant que J'ai considéré la question à ce point de vue, si 
vous le voulez bien, nous allons prendre le mot « modifications » 
et voir si réellement il est touché par les réticules de M. Bertillon 
aux emplacements indiqués. Je vous demanderai de bien vouloir 
suivre sur le bordereau réticulé. 

J’ai parlé tout à l'heure des deux mots « modifications » qui 
sont : l’un à la ligne 8, l’autre à la ligne 10. Je remarque que le 
réticule (ligne 8) suit d'assez près le second jambage de l'm;ligne 10 
le réticule coupe le second jambage de l’m vers le bas et s’en écarte 
partout ailleurs. Le reticule suivant (ligne 8) coupe la boucle supé- 
rieure du d et la portion inférieure droite de cette lettre; ligne 10, 
le réticule ne coupe pas la boucle supérieure du d, il coupe la 
portion inférieure gauche de cette lettre d’une façon caractéristique 
en s'appuyant contre le trait qui va de l'o au 4. Le réticule suivant 
(ligne 8) coupe la portion supérieure de l’f, passe près du point de 
l’i qui suit l’f, est tangeant au €, tandis que (ligne 10) le réticule 
coupe la portion médiane de l’f, à l'endroit où arrive la ligne qui 
va de l’? précédant l’f à l’f, passe loin du point de li qui suit l’f, 
touche cet à en bas, tandis qu’à la ligne 8 il est éloigné de l’i. Je 
passe au réticule suivant; le réticule suivant (ligne 8) coupe le f 
vers le milieu près de la barre et touche la portion inférieure de l’i; 
(ligne 40) le réticule passe vers la base du { qu’il ne coupe pas. Le 

réticule (ligne 8) passe après le second jambage de l’m et (ligne 10 
avant, coupant même le point de l' absent. ) 

Je ne ferai pas cette démonstration pour les autres mots, je la 
ferai seulement si vous le désirez; il vous suffira de regarder ces 
autres mots et vous verrez que les réticules ne les coupent pas 
semblablement. 

Eh bien, messieurs, M. Bertillon se sert de cette démonstration 
pour prouver une certaine régularité d'écriture. Les réticules 
montrent que cette régularité d'écriture n’existe pas. 

Je vais plus loin, Supposez que cette régularité existe, que 
réellement les réticules coupent les mots qu'indique M. Bertillon 
aux endroits qu'il indique, cela prouverait peut-être que le borde 





abat À bon 





— AT — 


reau original a été écrit sur un papier réticulé. Or, remarquez-le, le 
bordereau original a été écrit sur du papier quadrillé à 4 millimètres ; 
c’est un réticulage. 

Si vous voulez avoir l’obligeance de prendre le bordereau ori- 
ginal (je ne vous le demanderai pas; cela me ferait plaisir de le 
voir, mais j’ai les photographies de M. Bertillon, dont je vais me 
servir)... les photographies que j'avais sous les yeux précédemment 
ne montraient pas du tout les quadrillages du bordereau ; j'ai une 
photographie qui les montre. Sur le bordereau original, ces qua- 
drillages sont apparents. 

Eh bien, je vois que sûrement, certainement, les quadrillages du 
bordereau original ont influé sur l'écriture. Si vous voulez avoir 
lobligeance de regarder le premier mot « modifications » à la ligne 
8, vous remarquerez par exemple que ce mot suit, dans le 
sens horizontal, un des quadrillages. On peut faire des quantités de 
remarques de ce genre. 

J'ai fait l'expérience suivante : j'ai prié une personne d’écrire une 
ligne d’écriture sur un morceau de papier complètement blanc. Cette 
personne, qui écrit sur un papier complètement blanc, n’écrit certai- 
nement pas, assurément pas, une ligne dont tous les points inférieurs 
seront en contact avec une ligne horizontale imaginaire. 

Si Je prie cette personne d'écrire cette même ligne sur du papier 
réglé horizontalement, la ligne qu’elle écrira aura tendance à 
coïncider avec cette ligne horizontale; les parties inférieures de 
tous les mots auront tendance à coïncider avec la rayure horizon- 
tale du papier. 

Si je prie encore cette même personne d'écrire sur du papier 
non seulement rayé horizontalement, mais rayé encore verticale- 
ment, c'est-à-dire quadrillé, il est plus que probable que la rayure 
verticale influera aussi sur l'écriture ; elle influera moins que la 
rayure horizontale, elle influera surtout pour repérer le commen- 
cement des mots ou des lettres. Eh bien, elle a influé pour repérer 
les commencements de certains mots. 

Vous trouverez, en regardant le bordereau, qu’il y a une quan- 
tité de mots qui s'appuient sur la rayure verticale, et d’autres qui 
suivent la rayure horizontale. 

De sorte que, même en admettant le système de M. Bertillon, 
même en admettant ses constatations, par exemple celle faite sur le 
mot « modifications » et que nous avons démontré erronée, si ces 
constatations avaient été exactes, nous viendrions dire ceci : 
Nous vous demandons pardon, mais nous prions M. Bertillon d’avoir 


IL, Al 


— 418 — 


un petit remords, attendu qu'il a pris une écriture sur papier qua- 
drillé, il l’a photographiée sans les quadrillages, une fois photo-. 
graphiée, il a couvert cette écriture de réticules à sa fantaisie, et il 
vient dire à ce moment : « Je trouve une régularité dans l'écri- 
ture... » Pardon! dites vite, dites bien vite que cette écriture a 
été tracée sur du papier quadrillé, c’est bien le moins! Alors, 


nous serons juges de voir si le quadrillage a influé ou n’a pas 


influé. 

Le quadrillage existe; j'ai su qu'il existait non pas d’après la 
photographie que j'avais d’abord et sur laquelle il n'apparaissait 
pas, mais d’après le rapport fait à la Cour de cassation, par 

M. Marion, Choquet et Putois. Ce rapport constate que le borde- 
reau est écrit sur papier quadrillé. Je me suis dit alors, pour la 
première fois, que, s’il y avait une certaine régularité d'écriture, 
cette régularité pouvait provenir du quadrillage. On ne peut donc 
pas, de parti pris, l’attribuer à ce que le document est un document 
forgé ; il faut se rappeler que le document est écrit sur du papier 
quadrillé. 

Maintenant je passerai à ce que M. Bertillon appelle les reculs, 
Je demanderai la permission de faire un exposé. Le système de 
M. Bertillon peut se ramener à ceci : « Je pose une règle, j'essaye 
de l'appliquer, je n’y arrive pas. » Je ne dis pas : « Ma règle est 
fausse. » Je dis : «C’est une exception. » Si je n’arrive pas à appli- 
quer ma règle une fois, il y a une exception; si Je n’y arrive pas 
cent fois, il y a cent exceptions. M. Bertillon prend ses réticules, il 
les met sur les mots, il voit s'ils coïncident ou s'ils ne coïncident 
pas. Il veut, par exemple, faire coïncider le point A avec le point B. 
Il ne réussit pas. Il ne dit pas : « Je me trompe, la constatation que 
je voulais faire n’existe pas ». Il dit : « Glissons d’un kutsch, » et il 
glisse, Si la coïncidence ne se produit pas, il glisse une seconde 
fois, puis il glisse une troisième fois et après cela, il n’a plus besoin 
de glisser puisqu'il retombe sur ses réticules. Il a prétendu que 
certains des mots qu'il vous a montrés se superposaient et qu'ils 
avaient l'apparence d’avoir été calqués l’un sur l’autre et il a fait 
cette démonstration en prenant une feuille de papier transparent. Il 
prétend avoir trouvé que dans certains cas la première partie du 
mot coïncide, mais que pour faire coïncider la seconde, il faut la 
faire glisser, de façon que la première partie coïncidant et la seconde 
partie ne coïncidant pas, celle-ci coïncide lorsque la première aura 
cessé de coïncider, 

Eh bien! j'ai examiné la chose; voici comment je m’y suis pris. 





— 419 — 


J’ai prié un grand nombre de personnes d’écri:e devant moile mot 
« artillerie » qui est un mot évidemment écrit en deux morceaux, 
en deux portions; si vous voulez vous reporter aux documents de 
tout à l’heure, ou même au bordereau, vous verrez que le mot 
« artillerie », qui se trouve deux fois dans le bordereau, est écrit en 
deux portions... 

Eh bien, ceux qui ont écrit le mot devant moi l’ont écrit de 
plusieurs façons différentes; certaines personnes — et je suis de ce 
nombre, je vous demande pardon de commencer par me citer, 
mais c’est l’ordre de la démonstration qui le veut — écrivent le mot 
« artillerie » tout d’une traite, et après avoir écrit le mot, mettent 
les points sur les 2; voilà une façon d’écrire le mot « artillerie ». 
Pourtant il m'arrive, quand je suis pressé d’écrire le mot « ar- 
tillerie » autrement ; il m'arrive de l’écrire, pas tout à fait comme il 
est écrit sur le bordereau, mais d’une façon approchante que je vous 
indiquerai tout à l'heure. D’autres personnes écrivent le mot « @r- 
tillerie » comme ceci : on écrit « arti », on s'arrête pour mettre un 
point sur li, et puis on repart, on écrit « {lerie » et quand on a écrit 
la deuxième portion du mot, on met alors le second point sur le 
second ?. C’est comme cela que le mot est écrit dans le bor- 
dereau. 

D’autres personnes s’arrêtent à d'autres endroits : elles ont, par 
exemple, la préoccupation de mettre le point sur le second ÿ avant 
d'écrire l’e final. 

Il y a encore d’autres façons d’écrire le mot, mais (M. Paraf- 
Javal montre le tableau) voilà les deux principales. 

Maintenant que j'ai fait cette expérience, prenons le bordereau 
et voyons comment le mot « artillerie » est écrit, 

Il est écrit d’une façon tout à fait particulière et spéciale, comme 
ceci : 4, r, t, à. L'écrivain s’est arrêté à ce moment pour faire son 
point, et il était tellement pressé d’écrire à la suite de ce point les 
lettres « {lerie » que ce point sur l’i est joint à la seconde portion du 
mot, est joint à l’/. 

Le second point sur le second à est libre, ce qui prouve qu'on a 
bien écrit le mot « arti » d’abord, qu’on a fait le point sur l’i, qu’on 
a été de ce point à l’/, qu'on a écrit « Uerie » et que quand tout a 
été fini (puisqu'il n’y a aucun trait joignant la fin du mot au point 
sur li), on a librement tracé ce point. 

Voilà une façon de procéder qui est certainement une habitude 
d'écriture. Je l’ai remarqué chez nombre de personnes. 

Je prie instamment monsieur le Président et messieurs du Conseil, 


RS 


s’ils ont le moindre doute, de faire desexpériences sur des personnes 
quelconques; ils verront que les différentes façons d'écrire le mot 
« artillerie » se rapportent à celles que j'indique et que celle du 
bordereau est tout à fait caractéristique. 

On re peut pas dire qu’elle provient d’un recul, ni d’un glisse- 
ment, ni que l'écrivain s’est servi d’un écartement kutschique pour 
déterminer la deuxième partie du mot. La façon dont est écrit le 


: mot « artillerie » deux fois dans le bordereau montre une habitude 


d'écriture; c’est une habitude d'écriture qu'ont beaucoup de per- 
sonnes, que j'ai très rarement moi-même, qu’a quelquefois l’accusé ; 
c'est une habitude qu'a presque toujours le commandant Esterhazy. 
Jamais vous ne trouverez (du moins parmi les pièces de son écri- 
ture qui m'ont été soumises) une pièce ne contenant pas certains 
de ces À écrits comme ceci. (M. Paraf-Jaral fait au tablea un 1, 
met un point sur cet à et joint ce point à s qu'il trace sans lever la 
main à partir du moment où il a tracé le point.) Le point va souvent 
de l’i à la lettre suivante, même quand c’est une lettre basse; quand 
c’est un s le point va de à à s: c'est donc une habitude. Je vous 
prie de bien vouloir vous référer à la lettre de Rouen du 17 août 
1894 qui est versée aux débats. 

Si vous voulez avoir l’obligeance de vous reporter à cette lettre, 
vous verrez à la 5e ligne le mot « quittant »; le point va de li au f, il 
y a un trait qui va de l’é au {. Si vous voulez avoir l'obligeance de 
regarder le mot « connaissance » à la 8° ligne, vous verrez qu'il y 
a un trait qui va de l’i à la lettre suivante qui est s. Je choisis à 
dessein des exemples très différents les uns des autres. Si vous 
voulez vous reporter à la 10° ligne, au mot « point », je ferai la 
même observation: pour le mot « Paris » à la 11€ ligne également. 
Maintenant voici une autre lettre, — j'en ai plusieurs, — je choisis 


celle-ci à dessein, c’est une reproduction par un journal du docu- 


ment par lequel lé commandant Esterhazy avoue être l’auteur du 
bordereau. Je la choisis parce que c’est un document récent. J'ai 
souligné certains mots. Il vous suffira de jeter les yeux sur ces 
mots pour retrouver le point de li joint à la lettre suivante. 
(M. Paraf-Javal remet le document au Président.) 

Ainsi donc, dans des documents de toutes les époques, dans ds 
documents de 1894 et dans des documents récents, nous trouvons 
toujours la même habitude d'écriture. Eh bien, je suis en droit de 
conclure que cette particularité (joindre le point de l’? à la lettre 
suivante) est une habitude d'écriture qu'ont quantité de personnes, 
puisque je l’aiobservée sur moi-même, quand J'écris très vite, est une 





D ds chan de > D 









CA 


hanitide des Personnes qui écrivent vite. C’est une habitude qu'a Fe 
parfois l'accusé. Je suis en droit de dire que c’est une habitude 
d'écrire de quantité de personnes et, parmi ces personnes, du com 
mandant Esterhazy. 
LE PRÉSIDENT. — L'heure avance, est-ce que vous en avez encore 
pour longtemps? "3e 
M. Parar-Javas. — Je pense, monsieur le Président, en avoir 
encore pour une heure. 


‘À La séance est levée à 14 h. 45 et renvoyée à lundi matin 6 h. 1 /3. 

















Mal Le. 





— 422 — 


QUATORZIÈME AUDIENCE 
Lundi 28 août 1899. 


La séance est ouverte à 6 h. 30. 

LE PRÉSIDENT. — Faites entrer le témoin. 

M. Paraf-Javal se présente à la barre. 

Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous continuer la déposition que vous 
avez commencée samedi. 

M. Parar-JavaL. — J'étais en train samedi de parler de la vérifica- 
tion matérielle des mesures. Avant de continuer cette discussion, je 
voudrais vous dire un tout petit mot de la méthode avec laquelle le 
travail de M. Bertillon a été fait. Je crois en effet que cette méthode 
est absolument défectueuse par la raison suivante : c’est que toutes 
les fois qu'il s'agit de faire une expérience, cette expérience ne 
porte que sur un seul point. Qu'elle concerne l'écriture ou un calcul, 
elle n’est pas vérifiée par une autre expérience qui constituerait une 
contre-épreuve. J’en ai eu la preuve très exacte par un fait tout à 
fait récent, que je ne connaissais pas. M. Bertillon a apporté un 
document nouveau, qui pourrait être en lui-même très intéres- 
sant. Ce document est ce qu’il appelle la photographie composite. 
Il me servira d'exemple. 

Voilà un document qui représente une superposition des lettres 
du bordereau faite d'une certaine manière. 

Quand on apporte un document comme celui-là et qu'on se 
demande : quelle conclusion puis-je tirer de ce document ? la seule 
chose qu’on puissse répondre, c'est ceci : « Réellement, pour le 
moment, on ne peut absolument pas tirer de conclusion. » Malgré 
cela, on doit examiner, parce qu’il ne faut pas qu’un document 
pareil puisse induire en erreur. 

M. Bertillon prend l'écriture du bordereau. L'écriture du borde- 
reau est l'écriture d’un inconnu, cet inconnu est à délerminer. Au 
lieu de mettre cette écriture comme elle est disposée sur le borde- 
reau, il l’applique sur des bandes successives, et la fait passer 
devant un appareil photographique de façon à obtenir des superpo- 





— 423 — 


sitions. Ces superpositions, il les fait entrer dans un cadre tracé par 
lui. Ce cadre est kutschique. On pourrait se dire à l’avance : Du 
moment que ces images passent devant l'appareil en grandeurs 
kutschiques il y a des chances pour obtenir un résultat kutschique. 

M. Bertillon prétend trouver le mot clef; a-t-il pris l’écriture 
d’une autre personne convaincue aussi d’avoir fait le bordereau? 
A-t-il fait le même travail pour cette autre personne ? cela ne suffi- 
rait pas encore. Je suppose que le travail fait sur cette autre per- 
sonne donne des résultats analogues, cela ne prouverait pas que 
cette autre personne ait fait le bordereau; pour en avoir la 
certitude il faudrait opérer sur un nombre quelconque d’écritures, 
s'assurer qu’une écriture quelconque ne donne pas le résultat auquel 
il arrive. 

La critique générale que je veux faire de cette méthode est 
celle-ci : 

Voici un document qui pourrait être intéressant, ingénieux, je 
le regarde comme une chose que je connais depuis vingt-quatre 
heures, et moi, homme de bonne foi, je suis en présence des 
constatations que fait M. Bertillon, mais Je dis : il y a une autre 
personne, les constatations sont-elles pareilles pour cette autre per- 
sonne? que donneraient les constatations faites sur n’importe qui? 
Pour le moment mon opinion, personnelle, formelle, est qu’on ne 
doit tenir aucun compte d’un tel document. 

Pourtant, du moment qu’il a été versé aux débats,je viens vous 
demander la permission de faire une chose qui m’est éminemment 
désagréable, de faire une observation sur le document en suivant 
une méthode que je n’approuve pas, qui est incomplète, et que je 
ne voudrais pas dans toute autre occasion appliquer. Je suis cette 
méthode parce que je ne puis pas faire autrement, mais je la 
conteste de la façon la plus absolue. 

Je vais parler de ce document (c’est, mon colonel, la planche 40) 
simplement au point de vue dessin, au point de vue des lignes; je 
tirerai des conclusions certaines. Je ne dirai que les choses absolu- 
ment sûres ; il y a des constatations que j'ai faites et qui sont dou- 
teuses, je n’en parlerai pas. 

Quand je regarde avec attention ce document, une première 
chose me frappe : je vois une figure, c’est une photographie compo- 
site du bordereau entier obtenue au moyen de pulsations de 
42 mm. à, c’est-à-dire kutschiques. J’observe en outre que très 
probablement cette photographie a été faite avec un objectif 
excellent et qu’il y a des chances pour que chacun des traits soit 

à 








— 124 — 


individuellement exact. Je m'explique. Si on regarde avec ses veux, 
et avec la loupe si c’est nécessaire, les parties légères qui sont 
en-dessous, on aperçoit des choses qui sont certainement des fins 
de lettres. Je vous prierai de regarder au-dessus de la partie épaisse: 
on aperçoit des boucles nettement caractérisées. 

C'est donc la preuve que l'écriture a passé dans l'objectif et 
qu'au moment où la plaque a été sensibilisée, les détails sont venus 
s'appliquer sur la plaque individuellement. Les endroits qui sont 
plus foncés sont des superpositions. 

Par conséquent, en regardant ceci, nous pourrions distinguer, 
dans cette photographie complète du bordereau (si nous avions 
une grande patience), et nous pourrions reconstituer toutes les 
lettres, c’est-à-dire qu’on pourrait prendre le bordereau, calculer la 
hauteur, l'emplacement exact et essayer de le retrouver dans cette 
photographie composite. 

Eh bien! pour cette première épreuve, il saute aux yeux de tout 
le monde qu'elle ne prouve absolument rien. Elle prouve que les 
mots du bordereau ont passé devant l'objectif, qu'ils se sont super- 
posés, et qu'avec beaucoup de patience, on pourrait peut-être les 
reconnaitre lettre parlettre, mais c’esttout. M. Bertillon s’estparfaite- 
ment rendu compte que cela ne prouvait pas autre chose, puisqu'il 
a fallu qu’il fit d’autres photographies PE TEE pour en tirer des 
conclusions. 

Nous prenons la figure n° 2 : photographie composite des mots 
du bordereau plus particulièrement écrits sur la chaîne hachurée 
du gabarit conformément aux superpositions représentées sur la 
planche 15. On se rend compte que cette photographie comporte 
non pas la totalité des mots du bordereau mais simplement une 
partie des mots. Je ne vois à première vue, en ce qui me concerne, 
d'autre différence avec la première photographie que ce fait qu’elle 
est moins complète ; on serend compte qu’il y a moins de lettreset de 
superpositions, ou perçoit plus d'intervalle entre les lettres. Quand 
on trace un certain nombre de lettres à la suite, il y a des intervalles 
entre ces lettres ; quand on superpose des lettres à ces lettres (je ne 
parle pas des parties hautes des lettres), il est évident que certaines 
d’entre elles viendront se poser de façon à boucher les intervalles. 
Dans cette seconde photographie, il suffit de porter son attention 
sur (ce point pour se rendre compte que les intervalles entre les 
lettres sont plus hsibles. Je suis certain en ce qui me concerne que 
les mots qui figurent dans cette seconde chaîne ont été choisis par 
M, Bertillon pour des raisons spéciales dans lesquelles je n'entre pas 





AS 


parce cela m'est indifférent ; mais il y aurait lieu pour la méthode, 
et si l’on veut tirer des conclusions de ces faits, de se demander si 
on arriverait au même résultat en prenant n'importe quels mots du 
bordereau, en les mettant à la suite les uns des autres, en les photo- 
graphiant. au lieu de faire comme M, Bertillon qui a choisi certains 
mots en laissant volontairement d’autres de côté. Mon opinion for- 
melle pour le moment est que la figure n° 2 prouve simplement 
une chose et ma conclusion que je cherche à formuler d’une façon 
très modérée va paraître, pour me servir d’un terme bourgeois, un 
peu prud'hommesque, c’est que M. Bertillon est arrivé avec son 
expérience à constater que dans la seconde photographie il y a 
moins de lettres que dans la première. Voilà à quoi mènent ses 
constatations ; on ne peut pas en faire d’autres suivant moi. 

Prenons le n° 3, qui contient d’autres mots du bordereau ; à pre- 
mière vue, nous y trouvons la photographie composite des mots 
du bordereau plus particulièrement écrits sur la chaîne pointillée et 
qui, par conséquent, avaient été éliminés sur la préparation précé- 
dente. Je ferai la même observation pour la chaine m° 3 que pour la 
chaîne n° 2, avec cette simple différence que la chaîne n° 3 est plus 
touffue. Pourtant, il suffit de la regarder attentivement pour voir 
qu’on reconnait bien mieux les intervalles entre les lettres quedans la 
figure n° 4. La figure n° 4 est extrêmement touffue ; on a beaucoup 
de mal à observer les intervalles entre les lettres, tandis que dans 
la figure n° 3 on peut les observer; car elle comporte un nombre 
de lettres moins grand. 

Voilà quelles sont les constatations qui sautent aux yeux quand 
on regarde avec attention la figure no 3. La figure numéro 2 bis et 
la figure n° 3 bis sont des réductions des précédentes ; je n’y insiste 
pas; on y aperçoit bien moins les détails; cependant, à un certain 
point de vue, elles sont plus nettes; en empêchant précisément de 


voir certains détails, elles attirent l'attention sur les parties plus 
noires. 


Maintenant, M. Bertillon regarde ces figures et il trouve dans 


ces figures des lettres qui ont rapport au mot « intérét », ou si vous 
voulez, il trouve des positions. 

En ce qui concerne les positions, je commence par dire qu’on 
ne doit en tenir aucun compte, attendu que M. Bertillon n’a pas 
pris un ordre au hasard : Il a fait passer devant son objectif 
des distances kutschiques, une mesure kutschique. Par conséquent, 
si le résultat est kutschique, nous pouvons dire à M. Bertillon : 
« Votre résultat est kutschique, soit ; mais, je vous demande pardon, 


#T 





— 426 — 


ne serait-ce pas de votre fait, parce que vous avez pris pour passer 
devant votre objectif une mesure kutschique; si au lieu de faire ceci 
vous aviez pris soit une mesure au hasard, soit, si vous voulez, la 
mesure moyenne des lignes, ou une autre mesure logique, ou exprès 
une mesure illogique, on pourrait tirer une conclusion. 

Moi, en regardant et en faisant des efforts pour trouver des lettres 
en essayant de les distinguer, je crois pouvoir en voir des quantités. 
Ai nsi il y a un endroit dans la figure n° 3 où je vois très lisible- 
ment une chose qui peut être aussi bien un « qu’un ». C’est au 
commencement à peu près. Monsieur le Président, au premier tiers; 
un peu plus loin, dans la partie très noire, je vois quelque chose 
qui peut être un (. 

M. Bertillon pourrait dire : Ce n’est pas le mot « éntérét »; il 
pourrait faire une autre attribution, et au lieu du mot « intérét », 
prendre le mot « notaire », puisqu'on y trouve un 4. Je crois tout 
simplement qu’en cherchant bien, comme je le disais, on peut 
retrouver toutes les lettres, et même regardez, pour les lettres 
hautes, vous apercevez une série de jambages en haut, et puis une 
série de traits horizontaux qui sont certainement les barres des f: 
mais en regardant avec attention, avec la figure n° 3, vous voyez 
très bien les boucles des d; ces boucles des 4 sont très caractéris- 
tiques dans le dessin écrit sur gabarit imbriqué, elles ne suivent pas 
l'écriture, elles la coupent et la traversent. Je trouve ces boucles, je 
n’en tire pas de conclusion. Elles doivent y être, elles ont passé 
devant l'objectif, on les appelle, elles répondent « présent ». Nous 
les retrouvons donc et on ne peut pas en tirer d’autres conclusions. 

La meilleure preuve, c’est qu'en dessous, je retrouve très bien 
— j'ai la forme du bordereau dans la mémoire — la queue des 
mots « voulez, désirez » ; le z a une forme particulière qui se 
retrouve en divers endroits là-dessus. 

Si j'ai pris un peu plus de temps pour vous expliquer cela, ce 
n’est pas que j'y attache une importance quelconque, c’est pour 
vous prier de bien considérer que j'ai fait avec soin les constatations 
que je vous soumets; je ne crois pas me tromper, il ny a pas le 
moindre doute. Mes constatations diffèrent de celles de M. Ber- 
tillon, il trouve des choses, moi j'en trouve d’autres. Je viens vous 
prier de considérer que c’est un vice de méthode de venir montrer 
une portion d'expérience. 

Il y a dans le système de M. Bertillon des choses qu'on peut 
contrôler par des moyens mathématiques ; ceci, c’est de la méthode 
expérimentale, c’est une expérience que nous faisons; pour faire 





l'ont tira Mis yo né 


AC — ÉEet PES En hi 


— 427 — 


une expérience, une seule observation ne suffit pas, une seule 
observation doit faire considérer l'expérience comme nulle et non 
avenue. 

Je reprends maintenant la discussion en ce qui concerne les 
réticules. 

L'observation que je venais vous faire au sujet de la méthode 
de M. Bertillon, je me permettrai de la faire surtout à propos de la 
facon dont il a examiné le bordereau. 

Il prend le bordereau, il fait une expérience, et il en tire une 
conclusion. Il faut lui demander, si vous aviez fait cette expérience 
sur l'écriture d’une autre personne qui est accusée également, et si 
après cela vous aviez fait cette expérience sur l'écriture de nom- 
breuses personnes, est-ce que cela n’aurait pas amené de conclusions 
différentes? Par exemple, faisons, si vous le voulez bien (et je le 
ferai très rapidement), l'examen de l'écriture authentique du com- 
mandant Esterhazy; je fais cette démonstration, monsieur le 
Président, sur les lettres du commandant Esterhazy qui sont ver- 
sées au dossier et particulièrement celles de 1892 et de 1894. 

La base de l’expertise de M. Bertillon est la constatation dans 
l'écriture du bordereau d’une prétendue écriture faite sur réticules 
demi-centimétriques, etqui, d'après M. Bertillon, présente d’une façon 
particulièrement frappante les mots redoublés du bordereau. 

Et M. Bertillon en arrive à l'hypothèse d’un document forgé. 

Or, ces constatations, on peut les faire certainement d’une façon 
identique sur toute écriture quelque peu régulière, quitte à moditier 
l’unité. : 

Mais ce qui est le plus remarquable, c’est que ces constatations, 
on peut précisément les faire sur l’écriture authentique du comman- 
dant Estherhazy, non seulement par réticule demi-centimétrique, 
mais encore par unité kutschique d’un millimètre 25. 

Ces constatations enlèvent, naturellement, à toutes les autres 


‘remarques tout semblant de valeur. Je vais examiner le mot « lettre » 


des deux lettres authentiques d’Esterhazy qui sont au dossier, l’une 
du 17 avril 14892, l’autre du 17 août 1894. 

Lettre du 47 août 14894 : mot « lettre ». Il est à remarquer que 
ce mot existe 2 fois dans chacune de ces lettres ; dans l'écrit de 1892, 
par exemple, je prends le mot « lettre », à la première ligne, les 
cinq premiers millimètres touchent la pointe inférieure du 2° {. les 
3 millimètres suivants touchent à 1/4 de millimètre de la pointe 
de la queue finale. 

Il faudrait évidemment avoir un double décimètre pour les 





— 428 — 


mesures, la vérification pourra être faite par la suite. Désirez-vous 
un double décimètre, monsieur le Président ? 

Le Présipexr. — Non, non, allez toujours. 

M. Parar-Javar. — Pour de 22 mot « lettre »; les cinq premiers 
millimètres touchent la pointe inférieure du 2 f; il y a doncidentité, 
les 5 millimètres suivants touchent à 1 millimètre. 

Pour le mot « lettre » de 1894, les 5 premiers millimètres tou- 
chent à 1/4 de millimètre du 2 t, différence 1/4;les 5 millimètres 
suivants restent identiques avec la première lettre de 1892. 

Mot « lettre », 9 ligne, les 5 premiers millimètres touchent à 
la queue du premier {, différence 4 millimètre 1/2. 

Nous trouvons pour la partie «tre » jusqu'à la queue finale, 
> millimètres, jusqu’à la fin du premier mot « lettre ». 

Ici on pourrait introduire le glissement de M. Bertillon. 

Je ne continue pas parce que cela deviendrait fastidieux, mais 
je vous demanderai la permission de déposer une copie de ceci de 
facon que MM. les membres du conseil puissent vérifier ce que je 
dis, car il s’agit d’une question technique. 

Ainsi, ce n'est pas pour un mot redoublé que l’on trouve la 
presque coïncidence des réticules demi-centimétriques, mais c'est 
pour tous les mots redoublés. Donc, ce qui pour M. Bertillon parais- 
sait d’abord une chose admissible quand il ne s’agissait que d’un 
mot redoublé, devenait ensuite une impossibilité pour un certain 
nombre de mots redoublés : ce qui, en résumé, avait conduit M. Ber- 
tillon à l'hypothèse d'un document forgé est non seulement un fait 
d'ordre général, mais il est caractéristique de l’écriture du comman- 
dant Esterhazy. Cette constatation infirme une fois de plus les 
hypothèses de M. Bertillon au sujet d'un document forgé. 

J'indiquerai à la fin de la note que je vous remettrai qu’on peut 
prendre dans l'écriture du commandant Esterhazy des mots ayant 
des divisions kutschiques ; 

J'ai fini cette portion de ma démonstration , je continue mainte- 
nant et je vais aller très vite. 

Ce qui a fait choisir par M. Bertillon le mot « intérét » comme 
mot clef, c’est qu’il y a vu des particularités qui pouvaient lui faire 
croire à des régularités extraordinaires de ce mot. Eh bien ! ces régu- 
larités n'existent pas d’une façon absolue, ce sont des approxima- 
tions. Je vous prierai d’avoir l'obligeance de vous reporter parmi 
les photographies de M. Bertillon à n'importe quel mot « intérêt » 
car toute la discussion qui va suivre va porter sur ce mot. 

Le mot «interet » porte en bas une division kutschique. M. Ber- 





tillon prétend d’abord qu'il a choisi ce mot parce qu'il l’a frappé 
au point de vue dela régularité. Ainsi il a trouvé que ce mot avait une 
longueur exacte de 10 kutschs, qu'en mesurant l'accent aigu du 
premier e, cet accent aigu avait absolument un kutsch, que l’accent 
circonflexe avait également des dimensions kutschiques, la barre 
du t également... et ainsi de suite. 

J'ai remesuré toutes ces grandeurs. J'ai trouvé que l'accent 
aigu se rapproche de 4,95, qu’il n’a pas 1,25, mais un peu 
moins ; j'ai trouvé que l’accent circonflexe (à la portion horizontale) 
a sensiblement 4mm,95. La partie verticale a un peu moins de 
4mm,25 mais s’en rapproche également. Quoi qu'il en soit, toutes 
ces mesures ne sont pas absolument exactes. 

Le deuxième f a un peu plus de 6 millimètres mais pas tout à fait 
6 millimètres 1/4. La hauteur du premier { est de 4mm,8. Ce sont là 
des mesures sur lesquelles je diffère complètement avec M. Bertillon. 
La barre du 4% £ n’a pas un certain nombre de kutschs; elle a 
gum fi. 

Il y à un détail tout à fait caractéristique. Cette barre du { qui 
a 30,9, eh bien, sur la figure que j’ai sous les yeux, M. Bertillor- 
ne l’a pas mesurée. Il n’a pas constaté qu'ellé avait 3,9; il à 
seulement mesuré la partie finale de cette barre. Il y a dans cette 
barre du premier { une partie très épaisse, qui se termine par une 
partie plus mince et qui a l'air d’être brisée en deux ou trois 
endroits. C’est à cette portion plus mince qu’il attribue une dimen- 
sion kutschique; suivant moi, cette portion plus mince n'a pas abso- 
lument une dimension kutschique. Ainsi voici un- mot qu’il à pris à 
cause de ses dimensions kutschiques et je trouve que toutes les 
constatations qu’il a faites sont approximatives. Évidemment ces 
mesures sont approchantes, elles ne sont pas absolument exactes. 

Il y à une autre constatation. M. Bertillon fait toucher ce mot 
par des réticules. Eh bien, si j’applique contre ce mot «intérét » des 
divisions d’un demi-centimètre, je remarque que les 5 premiers 
millimètres touchent le point inférieur du f, que les 5 millimètres 
suivants tombent entre l’» et l’e et que les 5 derniers millimètres 
arrivent à la pointe supérieure du f final. 

Je vais vous faire voir toutes ces choses d’une façon bien plus 
saisissante; mais auparavant, je voudrais vous parler de ce que 
M. Bertillon appelle les pulsations. M. Bertillon attache une impor- 
tance particulière à ce fait que quand une personne écrit elle à ce 
qu'il appelle des pulsations. Il a trouvé que dans ce mot «éntérét » 
il y avait des pulsations. 





nb RENE Ie 





— 430 — 


Je vous demande bien pardon, mais sur ce point encore je 
diffère avec M. Bertillon d’une façon complète. (M. Paraf-Javal s'ap- 
proche du tableau.) 

Voici le mot « intérét ». Je vais essayer % faire les pulsations. 
La pulsation du premier ?, la voici. 

M, Paraf-Javal prolonge les lettres du mot intérêt ef montre que 
les directions ne sont ni équidistantes ni parallèles. 

Cette expérience peut être faite par n’importe qui. 

M. Bertillon a pris le mot « intérêt » comme mot type parce 
qu’il à trouvé que les pulsations étaient régulières et avaient la 
même direction. 

Ces pulsations sont éminemment irrégulières. 

M. Bertillon n’a pas le droit de dire : je prends le mot « intérét », 
parce que les pulsations sont régulières, puisque ces pulsations ne 
le sont pas. 

J'arrive à la question des kutschs. M. Bertillon dit que le mot 
intérêt a exactement 10 kutschs. Nous allons nous en rendre compte. 
Je prends la figure de M. Bertillon avec les graduations en kutschs 
au-dessous ; je m'aperçois d’une chose, c’est que d’abord M. Ber- 
tillon ne mesure pas ce mot en partant exactement du commence- 
ment du mot et en allant exactement jusqu’à la fin; M. Bertillon 
commence sa mesure (du reste il le dit d'une façon catégorique) à 
la partie intérieure de l’?, c’est-à-dire qu’il laisse en dehors l'épais- 
seur de l’i et il indique qu'il attribue à crtte épaisseur une largeur 
de 0,31; puis il conduit sa mesure ju.qu’à la barre du f et il 
trouve 10 kutschs. 

Je ne critiquerai pas la chose, j’admets qu’il y a 10 kutschs 
d’ici là; eh bien, s’il y a 10 kutschs d’ici-là, le mot «intérét», suivant 
M. Bertillon lui-même, n’a pas 10 kutschs, car il faut ajouter l’épais- 
seur de li. Il est inadmissible, quand on mesure un mot, qu’on com- 
mence à l’intérieur de la première lettre, il faut prendre ce mot à 
l'extérieur de la première lettre; on n’a pas le droit en pareil cas 
de dire qu’on a mesuré un mot et que ce mot a 10 kutschs, surtout 
si l’on veut tirer de là une conséquence extrêmement grave. 

Eh bien! ce mot n’a pas 12mm 1/2, il a 12m 1/2 plus 0,31, ce 
qui fait 12,81. 

Ce n’est pas tout. Moi je prétends (vous jugerez si j'ai raison ou 
tort) qu'on n’a pas le droit de mesurer un mot en laissant en dehors 
de la mesure de ce mot une lettre dans sa totalité. La mesure 
de M. Bertillon laisse en dehors du mot le { dans sa totalité. Si vous 
voulez avoir l’obligeance de vous reporter à la mesure de M. Ber- 





— 431 — 


tillon vous verrez qu’il a mesuré non pas le mot « sntérét », mais 
les lettres à n {t ér é; vous Jugerez si j'ai raison ou si j’ai tort, mais 
je n’admets pas, quand on mesure un mot pour en tirer nne con- 
clusion grave, qu’on puisse laisser une lettre en dehors de cette 
mesure. Je prends cette mesure sur le dessin de M. Bertillon et je 
vois que de la barre du f jusqu’à la fin il trouve, lui, 2 kutschs 

j'ajoute ces deux kutschs, c'est-à-dire 2m 1/2, puis je vois que ce 
n’est pas encore tout, que cette ligne verticale tracée par M. Ber- 
tillen lui-même à l'extrémité du { dépasse encore d'environ la 
moitié d'une épaisseur et puisque M. Bertillon a attribué à cette 
épaisseur 0,31, j'attribue à cette demi-épaisseur 0,15. J'ajoute donc 


‘0,15 et j'obtiens un total de 15,46. 


Voilà donc une erreur du quart. 

Le mot «entérét » qui, suivant M. Bertillon, a 120,5 a d’abord 
assurément non pas 120,5, ce qui est une mesure kutschique, mais 
120m,5 plus une épaisseur, il a 12"m,81 et ensuite si l’on veut être 
rigoureux, il a, suivant moi, 15Mm,46. 

Eh bien! si on dit que ce mot a été pris à cause de la longueur 
120,5, on n’avait pas le droit de le prendre parce qu’il n’a pas 
cette dimension. Suivant moi cette objection suffit pour faire 
tomber le système de M. Bertillon, c’en est la base; or la base est 
fausse, donc tout le système doit tomber. 

Ce n'est pas tout. Je ne voudrais pas que vous puissiez, 
messieurs, croire que j'ai une animosité personnelle contre M. Ber- 
tillon. Je parle ici, je l’ai juré, sans haïne et sans crainte, Je consi- 
dère que M. Bertillon n’existe pas. Il a fait des mesures, j’en fais 
d’autres. 

Le Présipexr. — Posez votre théorie, sans entrer dans des consi- 
dérations personnelles. 

M. Panar-Java. — Je suis amené à employer les mots erronés 
ou faux. 

Le PRÉSIDENT. — C’est votre droit. 

M. Parar-Javaz. — Quand M Bertillon eut trouvé que le mot 
(Cintérét » avait 120,5, il a pris ce mot, qui est dans la lettre des 
obligations, pour le transporter sur sa chaîne. Veuillez vous reporter, 
messieurs, à la planche 38, feuille 1 

Eh bien, je regarde le mot « éntérét » qui se trouve à la 10e ligne. 
Il y a une chose qui me frappe de suite, du reste M. Bertillon l’a 
expliqué, c’est que ce mot « intérêt » qui est droit sur la chaîne 
décrit une courbe dans la lettre. Il n’est pas le seul, d’autres 
décrivent une courbe encore plus caractéristique, Danstous les cas, 


Cal ii" à 4 





— 432 — 


ce mot sur la lettre dite des obligations, que M. Bertillon appelle la 
lettre du buvard, décrit une courbe, et quand je me reporte à la 
chaïne imbriquée de M. Bertillon et à certaihes préparations de la 
chaine, je trouve ce mot écrit complètement droit; c’est-à-dire que 
si vous tracez au-dessous de ce mot une ligne horizontale, cette ligne 
viendra toucher la base des premières lettres et aboutira au f. 

Tandis que si je traçais une ligne au-dessous du mot dans la 
lettre des obligations, je trouverais une courbe extrêmement carac- 
térisée. 

M, Paraf-Javal s'approche du Conseil auquel il donne des expli- 
cations. 

J’ai déterminé de combien était la courbe; je l’ai déterminé au 
moyen des éléments de M. Bertillon, c’est-à-dire des réticules dont il 
a recouvert la lettre des obligations. Jai appliqué sur ces réticences 
une équerre et j'ai tracé au-dessous du mot « intérôt » une ligne 
qui est évidemment une ligne horizontale. 

Eh bien, comment se fait-il que, quand on prend dans une lettre 
un mot avec lequel on veut faire une chaîne, on ne reproduise pas 
pour faire la chaîne la ligne suivie par le mot? En suivant le 
système de M. Bertillon, qu'est-ce que je ferais? (Figure au tableau.) 
Je ferais entrer l’i dans le f{: puis, je continuerais et j’obtiendrais 
une chaîne au bout de laquelle on arriverait à trouver une courbe 
telle que celle-ci... comment se fait-il qu'on nous donne au contraire 
une chaîne qui est celle-ci?.. une chaïne droite? Ceci est extré- 
mement caractéristique. 

Évidemment, quand on fait une opération pareille pour trouver 
quelque chose et arriver à des conclusions graves, il faut en donner 
des raisons. M Bertillon en a donné, des raisons; elles sont données 
par la figure qu’il appelle épure du sou 

Cette figure a simplement pour but de justifier une inclinaison 
de 1 sur 9. Pour arriver à des conclusions, il fait des opérations 
très compliquées. Pour arriver à montrer que ce mot (qui sur la 
lettre du buvard est en forme de courbe) est droit, il explique qu’il 
faut trouver dans le { final un repère. [Il y a une figure qui 
montre ce { final grandi 40 fois. 

À un endroit il trouve un petit creux dans ce { grandi qua- 
rante fois ; je n’ai pasla figure sous les yeux, le Conseil la retrouvera 
facilement. Je ne peux pas parler d’une manière absolue, n’ayant 
pas pu voir l'original de la lettre des obligations, et n’en ayant eu 
entre les mains qu'une photographie. M. Bertillon affirme qu’il y a 
un petit point, Je ne l’ai pas vu, je ne peux absolument pas le voir. 





— À33 — 


je l’ai cherché, je ne sais pas où il est. M. Bertillon trouve qu'il ya 
dans le £ un petit creux où ce point doit entrer, on ne peut pas trou- 
ver ce petit creux. Je considère, pour moi, que je ne puis attacher 
une importance quelconque à une chose qui doit être grossie qua- 
rante fois pour se voir. C'est pour cela que M, Bertillon a dit à un 
endroit — et je vous prie de porter une grande attention aux mots 
que je vais dire — que le mot « éntérét » de la lettre des obligations 
a été écrit probablement par un myope comme l'était Dreyfus. Alors, 
suivant M. Bertillon, la lettre dite des obligations serait, non pas de 
M. Mathieu Dreyfus, frère de l’accusé, mais du capitaine Dreyfus 
lui-même. Je ne me charge pas de trancher cette question, n'ayant 
point de compétence pour cela; mais elle devra l’être, car si la 
lettre est réellement de l’un et non pas de l’autre, tout le système 
de M. Bertillon se trouve encore détruit. 

Il y a aussi un argument donné par M. Bertillon, et sur lequel je 
voudrais glisser rapidement, tout en disant un mot. Il a dit que le 
mot « éntérét » avait été employé dans l’espèce parce que l'officier 
dont il s'agissait était à l’État-major et qu’il était naturel qu’il püt 
employer le kutsch. Il a ajouté que le kutsch était une chose tout 


à fait populaire et qui avait été popularisée par la couverture de 


Palmanach Hachette. Il est de toute évidence que le capitaine Drey- 
fus connaissait le kutsch, mais je ne vois pas ce que vient faire ici 
l’almanach Hachette. Cet almanach a paru pour la première fois en 
1894 ; il n’y avait, à cette époque, sur la couverture, qu’une gradua- 
tion en centimètres et millimètres sur une longueur de 15 centimètres, 
et si le kutsch est une mesure populaire, ce n’est pas en 1894 qu’elle 
a été popularisée. Je ne vous donne ce détail que pour vous montrer 
la préoccupation qui existe chez M. Bertillon d’accumuler tout ce 
qui peut lui servir sans prendre même la peine de vérifier les faits 
d’une façon exacte. Voilà un argument qui était à éliminer; il ne 
- fallait point parler de l’almanach Hachette, parce que ce détail 
prouve que la déposition de M. Bertillon a été modifiée, qu’elle 
n’est pas la même qu’en 1894, et que certains- arguments qu'il a 
donnés depuis ne l'ont pas été à cette époque. 

Je vais avoir fini dans un instant, monsieur le Président. J'ai pris 
la peine d'expliquer longuement mes idées sur le système de M. Ber- 
tillon, mais j'ai essayé autant que j'ai pu de ne pas entrer dans trop 
de détails;jene voulais pas être fastidieux. Je l’aurais été s’il l'avait 
fallu, parce qu’enfin je suis ici pour dire la vérité et aussi pour faire 
le bien si je le puis. Maïs j'aurais pu me dispenser de faire toute la 
démonstration que je viens de faire. Le bordereau — et j'appelle 


II. 28 

















votre attention, monsieur le Président et messieurs les membres du 
Conseil, sur cette démonstration, qui pour moi est tout à fait carae- 
téristique, — le bordereau de 1894 n’a pas pu être calqué, par la 
raison suivante : c’est que c’est impossible. Il y a des impossibilités 
matérielles. Voulez-vous avoir l’extrème obligeance de prendre la 
photographie de ce bordereau, la photographie du bordereau et non 
pas le bordereau réticulé, vous allez vous en rendre compte. Je vous 
rappelle l'expérience faite iei par M. Bertillon, qui vous à apporté 
l'écriture faite par lui d’une portion du bordereau sur son gabarit 


_imbriqué, et reproduisant le bordereau. Il se trouve que c’est juste- 


ment la partie dont j'ai besoin. Cette partie, c’est le verso. Il est bien. 
entendu que M. Bertillon affirme pouvoir reproduire sur sa chaîne 
imbriquée le verso du bordereau; il affirme pouvoir le reproduire 
en mettant par-dessus sa chaîne imbriquée le papier transparent et 
en écrivant sur ce papier transparent. M. Bertillon prend sa chaine 
imbriquée ; il pose sur cette chaîne imbriquée son papier transpa- 
rent; il écrit et nous donne son résultat. Ce résultat, nous le pre- 
nons, nous le comparons au bordereau, nous le trouvons exact. 
Pour ma part, je trouve qu’il n’est pas tout à fait exact; mais 
j'admets pour la discussion qu'il est absolument exact. Maintenant 
je retiens ce résultat que M. Bertillon nous a avoué pouvoir écrire 


/ tous les mots, et non pas certains des mots. Il n’a fait aucune excep- 


tion: il les écrit tous. Je vais démontrer qu’il est impossible d'écrire 
certains mots, par la raison suivante; c’est que le recto du bordereau 
comportait déjà d’autres mots, et que le papier est transparent. Vous 
comprenez fort bien que, quand sur ce papier il y à de l'écriture, 
que vous retournez ce papier, que vous l’apposez sur un gabarit, 
aux endroits où il y a de l'écriture et où vous désirez écrire par der- 
rière, vous ne verrez plus le gabarit. Par conséquent, M. Bertillon ne 
peut pas venir nous dire qu’à ces endroits-là son gabarit lui a servi 
à quelque chose. A ces endroits-là, c’est la mémoire de M. Bertil- 
lon qui l’a servi: M. Bertillon nous a démontré qu'il est un homme 
extrêmement habile à trouver des moyens mnémotechniques gra- 
phiques, maisilne peut pas venir nous dire qu'il a suivi le gabarit. 

Je vais signaler ces endroits, si vous voulez avoir l’obligeance de 
suivre. Au verso 3° ligne, les mots «chaque officier détenteur », vous 
verrez qu'ils se superposent aux mots du recto, {rt ligne : « Sans 
nouvelles m’indiquant ». 

Maintenant il y a les mots « la copie », au verso, qui se 
retrouvent à la 41° ligne, l’avant-dernière du verso; les mots « la 
copie » se superposent aux mots du recto, 7€ ligne, « les troupes de ». 








— 435 — 


Eh bien, je viens dire ceci : du moment que nous constatons que 
certains mots du verso se superposent, je ne dis pas comme forme, 
mais comme emplacement, à certains mots du recto, il est impossi- 
ble que la personne qui a écrit le bordereau ait appliqué ce borde- 
reau sur un gabarit pouvant lui servir à quelque chose, parce qu au 
moment où elle a écrit les mots du verso que je viens de vous signa- 
ler, le gabarit ne pouvait la guider en rien, elle ne pouvait pas le 
voir, ce gabarit lui était caché par l'écriture du recto. 

J'ai terminé la deuxième partie de ma déposition. 

Avant de conclure, je me suis posé la question suivante, que doit 
se poser, je crois, toute personne de bonne foi : comment se fait-il 
que M. Bertillon, que je ne connais pas, qui est considéré comme 
étant l'inventeur de l’anthropométrie, c est- à-dire d'une chose inté- 
ressante et ingénieuse.…. Je ne sais pas si e’est lui qui l’a véritable- 
ment inventée, mais je l’admets, puisqu'il en est considéré comme 
l'inventeur. Comment se fait-il qu’il se soit trompé aussi Jourde- 
ment? Ces mots n’ont pas été employés par moi, ce sont les mots 
dont s’est servi M. Lépine devant le conseil municipal; il consi- 
dère que M. Bertillon s’est trompé lourdement. Comment cela se 
fait-il? : 

J'ailu dans la Revue scientifique, dans les numéros des 18 décem- 
bre 1897 et 1°" janvier 1898, une étude de M. Bertillon qui estinti- 
tulée : (La comparaison des écritures et l'identification graphique. » 
Dans cette étude, il revendique le droit pour les experts de faire des 


hypothèses; voici quelles sont exactement ses paroles ; Je cite tex- 
tuellement : 


° 


« Plus l'hypothèse se rapproche de la vérité, plus elle est fruc- 
tueuse; mais une hypothèse même fausse conduira souvent à des 
découvertes intéressantes: de sorte qu’il est préférable, à tous les 
points de vue, d’en échafauder plusieurs, les saurait-on fausses ou 
contradictoires. Le vrai danger ne commence que de l’instant où l’on 
est arrivé à en découvrir une qui cadre suffisamment avec les 
faits pour les anticiper, car il n’est pas rare alors, à moins que l’on 
n'ait été maintes fois instruit par l'expérience, que l’inventeur de 
l'hypothèse n'arrive à oublier qu'il se trouve en face d'une création 
de son imagination, et à croire à la réalité objective de son idée et 
conséquemment à arrêter ses recherches avant d’avoir atteint la 
vérité des faits, masquée par la pluralité des causes. » 

Et à un autre endroit : 

«llest vrai qu’on pourrait tout aussi bien y retrouver le sophisme 
que Port-Royal qualifie illusion de l’amour-propre : cela doit être 











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— 336 — 


ainsi, se dit-on à soi-même, parce que si cela n'était pas ainsi, jene 
serais pas l’habile homme que je suis. » 

Eh bien, je crains beaucoup que M. Bertillon qui, je crois, est 
intelligent. 

Le PRÉSIDENT. — Passez, restez dans votre rôle d'expert! 

M. Parar-Javaz. — Oui, monsieur le Président, mais c’est une 
démonstration. ( Rires.) 

Je crains beaucoup, dis-je, que M. Bertillon ne sache que son sys- 
tème est faux et que son amour-propre l'empêche de le reconnaître. 

Voilà quelle a été mon impression, et ce que je désirais faire 
connaître au Conseil. 

J'ai fini, monsieur la Président. 

Le PRÉSIDENT, à l'accusé. — Avez-vous une observation à faire? 

Le cAprrAINE DREYFUS. — Aucune, monsieur le Président. 

Le PRÉSIDENT. — Faites entrer M. Teyssonnières. 

Me Deuaxce. — Monsieur le Président, j’ai demandé à la dernière 
audience à ce que le Conseil entende M. Bernard après M. Paraf- 
Javal pour répondre également à la déposition de M. Bertillon. 


SOIXANTE-CINQUIÈME TÉMOIN 


M, BERNARD 


M. Bernard, Claude-Maurice, 35 ans, ingénieur du corps des 
mines, demeurant à Paris, ne connaissait pas l'accusé avant les faits 
qui lui sont reprochés. 

M. Bernarp. — La défense m’a fait citer pour présenter devant 
le Conseil de guerre la réfutation de l’expertise de M. Bertillon, et 
principalement de la partie qui, contenant des calculs erronés, sert 
néanmoins de base à l'expertise entière. 

L’argumentation de M. Bertillon dépouillée de toutes les raisons 
psychologiques qu’un expert ne doit Jamais employer, est contenue 
tout entière dans les deux propositions que voici : 

1° Le bordereau est forgé ; 

20 Le procédé qui a dàù servir à le forger a pu servir à écrire 
certains mots de comparaison dont la nature et la place accuseraient 
Alfred Dreyfus. 

M. Bertillon indique lui-même d’une façon très nette que le 
point premier et capital de sa conviction a été la découverte de la 
forgerie du bordereau. 

Si le bordereau lui avait paru un document naturel, il n'aurait 





— 437 — 


prêté aucune attention à la formation kutschique du mot céntérét » 
de la lettre de Mathieu Dreyfus, ni à la superposition discutable des 
mots du bordereau avec ceux des rapports des stagiaires. Je m'’atta- 
cherai donc pour les réfuter aux soi-disant preuves de forgerie du 
bordereau. J’emploierai pour cela le procédé d’inquisition de M. Ber- 
tüillon lui-même et j’en tirerai la conclusion que le bordereau estun 
document naturel. Cette contradiction dans les résultats ne provien- 
dra pas, comme on pourrait le croire, d’une différence dans la mesure, 
car, quelque contestable qu'elle soit, j'accepte celle de expert; elle 
aura sa cause dans la façon fantaisiste dont M. Bertillon a employé 
le caleul des probabilités, et en a tiré, de la meilleure foi du monde, 
et par pure ignorance, des conclusions précisément contraires à la 
vérité. Au surplus, et pour rendre palpable l'erreur qui vicia l’exper- 
tise de M. Bertillon, je ferai la critique d’un document qui, interrogé 
par les procédés et raisonnements de cet expert, se révélera comme 
évidemment forgé. Je ferai connaître ensuite l’origine de ce docu- 
ment, et je puis dire dès maintenant qu’il est naturel et que je l'ai 
choisi au hasard entre 20 autres qui, interrogés par la même méthode, 
auraient répondu de la même façon. Tout comme M. Bertillon, et 
parce que je n’ai pas de compétence, j'écarterai l'ordre de preuves 
tiré de l'examen graphique; je ferai remarquer cependant que, en 
dernière analyse, la méthode de cet honorable expert revient à clas- 
ser les écritures d'après la largeur des lettres et leur écartement, 
sans tenir compte de leur forme; or. la variété des formes est infinie 
tandis que la largeur n’évolue que dans d’étroites limites; on pres- 
sent donc que ce mode de classification soit très artificiel et puisse 
exposer à des surprises. Les preuves de forgerie trouvées par M. Ber- 
tillon l'ont été dans l’ordre suivant, qui résulte d’ailleurs de l'appli- 
cation normale de sa méthode : 4° certains mots spéciaux du docu- 
ment se placent d’une façon anormale et non imputable au hasard 
par rapport aux barreaux d’une grille de 5 millimètres d’écartement ; 
comme le calcul de M. Bertillon assure que le hasard ne peut pro- 
duire aucun document identique sur un million de documents sem- 
blables, c’est là l’ordre de preuves qui entraîne avant tout et par- 
dessus tout la conviction que le bordereau est forgé; 2° l'écriture 
du bordereau plus minutieusement interrogée à la suite de la première 
découverte révèle une certaine constance de rythme, qui s’est mani- 
festée d’abord par l’emboïtement total ou partiel de certains mots 
spéciaux et en dernière analyse par la possibilité d'écrire le docu- 
ment entier, en faisant coïncider ces éléments avec les traits d’un mil- 
limètre un quart de largeur. 


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Le témoin qui m'a précédé a fait avec science et conscience la 
critique de cette partie de l’expertise de M. Bertillon et celle des 
mesures micrométriques sur lesquelles il s'appuie. C’est peut-être 
beaucoup d'honneur qu’on a fait à cette partie de l'expertise qui, à 
mon avis, est sans aucune espèce de portée; d'abord il est évident 
que le scripteur du bordereau, quel qu'il soit, serait tout aussi cou- 
pable sil avait pris comme base de son canevas un écartement 
d’un millimètre ou d'un millimètre et demi, ce qui me permet d'’éli- 
miner tout le long hors-d'œuvre relatif à la formation kutschique. 

Katschique ou non, le rythme dubordereau décèle-t-il la forge- 
rie ? Tout estlà, et si M. Bertillon continuait d'attribuer de l’impor- 
tance à cette kutscherie du rythme, je lui montrerais que le borde- 
reau a exactement { mm. et 56 centièmes de millimètre pour riva- 
liser avec lui. 

Kutschique ou non, le rythme du bordereau décèle-t-il la. 
forgerie ? Et d’abord qu'est-ce que ce rythme ? Le fait est celui-ci : 
un document dont l'écriture paraît naturelle voit ses éléments se 
grouper avec une préférence marquée le long des traits du réticu- 
lage de 1 mm, 1/4 de largeur; il en résulte des emboîtements de 
position et non pas des superpositions de graphisme, comme 
pourrait lefaire croire une terminologie inexacte. Il faut remarquer 
même que ces emboitements n’arrivent pas à faire coïncider dans 
toute leur longueur les mots redoublés, puisque c’est la plupart du 
temps le début de l’un qui coïncidera avec le milieu ou la fin de 
l’autre, bien heureux quandil ne faut pas invoquer le glissement de 
tout ou partie du réticule. 

Il n'est pas besoin de voir l’agrandissement de M. Bertillon 
pour s’apercevoir que ces caractères doivent appartenir à toute 
écriture qui est à la fois naturelle, variée dans les détails et 
régulière dans l’ensemble. Ceci pour l’existence d’un rythme qui 
n’est ni la très fine écriture d’un myope dont le rythme aurait{ mil- 
limètre, ni l'écriture gigantesque d’un Victor Hugo dont le rythme 
aurait3 millimètres. Ce sont des caractères absolument généraux, 
banaux, et qu'on retrouvera dans toute écriture. Les agrandisse- 
ments de M. Bertillon prouvent tout ceci à l'excès ; nulle part on ne 
voit des superpositions de quelque durée, partout on rencontre des 
emboïtements sans signification spéciale; en un mot et pour résu- 
mer tout ceci, le prétendu rythme de l’écriture du bordereau ne 
dépasse jamais ce qu’on doit s’attendre à trouver chez un écrivain; 
ce n’estrien autre chose que le résidu de cette régularité mécanique 
vers laquelle tend notre main mais à laquelle atteint seule la 


— 439 — 





machine à écrire. Entre cette écriture où le rythme est parfait de 
régularité et l'écriture de l’illettré où elle est absolument absente, il 
existe naturellement toutes les transitions ; le rythme de l'écriture 
du bordereau représente naturellement une de ces transitions, rien 
de plus, rien de moins, et dans cette œuvre d’un homme évidem- 
ment instruit, il y aurait beaucoup plus lieu de s'étonner de Pab- 
sence d’un rythme que de la présence de celui qu'a découvert 
M. Bertillon. 

J'ajouterai que si le rythme du bordereau, à supposer qu'il 
existe, est identique — ce qui ne m'est nullement démontré — à 
celui des écritures de comparaison, cela prouve simplement que 
dans la classification des écritures par grandeurs les trois écritures 
sont de même famille. Or, cette classification est tellement artifi- 
cielle et offre si peu de ressources que le fait n’a rien d'anormal. 

J'arrive maintenant aux pseudo-preuves de la forgerie du borde- 
reau, à celles qui avant tout et par-dessus tout ont déterminé la 
conviction de l'expert et qu’on peut et qu'on doit résumer ainsi : 
4° Certains groupes de mots spéciaux du bordereau se placent 
d’une façon anormale et non imputable au hasard par rapport aux 
barreaux d’une grille de 5 millimètres d’écartement. C'est la pre- 
mière preuve de forgerie; 2° le calcul des probabilités enseigne que 
sur un million de documents pris au hasard, on en rencontrera un 
à peine qui présentera ces particularités. C’est là la seconde preuve 
de la forgerie. Je suis obligé de séparer en deux ordres ces preu- 
ves, car elles sont de nature et surtout de mérite bien inégal. Le 
premier est scientifique, etil appelle et il supporte la discussion. Le 
second est enfantin et misérable. Je m'’attache pour réfuter au 
premier ordre de preuves. Ici, pour la bonne méthode se pose une 
question préalable, celle de l’exactitude des mesures de l'expert, 
malgré ou peut-être à cause de leur excessive précision. Pour être 
complet et pour faire Les réserves nécessaires, je dois signaler que 
les mesures de M. Bertillon n'ont pas été prises sur le bordereau 
original. Dans le but louable assurément de faire disparaitre l'in- 
fluence des déchirures, M. Bertillona constitué un document spécial 
qui a la prétention de représenter le bordereau tel qu’il se trouvait 
avant d’être déchiré. C’est sur ce document que toutes les mesures 
subséquentes ontété faites et c’est lui que J'appellerai document 
Bertillon. Or, un examen attentif montre qu'il existe des diffé- 
rences certaines entre ce document et le bordereau d'avant les 
déchirures, ce bordereau que, sauf son auteur, personne n’a vu et 
ne verra jamais, 





"ORPI 


— 440 — 


Ces différences sont de nature à faire tomber certaines coïnci- 
dences qui ont frappé M. Bertillon et qui lui ont servi de base à la 
présomption de forgerie. J’accepterai pourtant les mesures de 
M. Bertillon parce que ces différences, et cela est un témoignage 
rendu à sa bonne foi, n’affectent aucune allure systématique ; elles 
obéissent aux diverses lois du hasard et leur présence n'infirme 
ni la partie qui me concerne des conclusions de M. Bertillon, ni mes 
conclusions personnelles. J’entre maintenant dans le vif de ma 
démonstration et je vais prouver par la méthode de M. Bertillon 
que le bordereau est un document naturel. Je vous demanderai, 
monsieur le Président, la permission de vous faire passer le borde- 
reau de M, Bertillon, sile Conseil ne l’a pas. 

Le PRÉSIDENT. — Nous l'avons. 

M. Berxarp. — Je vous demanderai alors la permission de vous 
faire passer une planche dont une partie sera utile au Conseil 
pour suivre mes explications. 

Le document se compose en réalité de deux pages d'écriture 
divisées en bandes étroites par les barreaux d'une grille de 5 milli- 
mètres d’écartement. Le calcul des probabilités enseigne que si ce 
document n’est pas forgé, ses éléments doivent être répartis au 
hasard par rapport aux barreaux de la grille. Dire que la précision 
des mesures est de 1 millimètre, c’est partager fictivement chacune 
de ces bandes en dix bandes plus étroites où un élément a chance 
Sgale de tomber ; c’est dire en un mot qu'il y a une chance sur dix 
pour qu'un élément occupe une position déterminée par rapport 
aux barreaux de la grille. C’est le calcul de M. Bertillon ; il est abso- 
lument exactet je me l’approprie. 

Par conséquent, dans une catégorie d'éléments semblables, on 
doit s'attendre à trouver que le dixième environ de ces éléments 
touchera les barreaux de la grille; un élément pris au hasard a 
chance égale pour tomber dans une bande d’ordre pair ou dans une 
bande d'ordre impair ; si donc le document n’est pas forgé, une 
catégorie d'éléments semblables devra se partager en deux groupes 
d'importance à peu près égale, les uns tombant dans les bandes 
d'ordre pair, les autres tombant dans les bandes d’ordre impair. Si 
le document n’est pas forgé, un élément a chance égale pour tom- 
ber de la moitié de droite d’une bande, dans la moitié de gauche ; 
par conséquent une catégorie de mots semblables. devra encore se 
partager en deux groupes à peu près égaux placés l’un dans la moi- 
tié de droite, l'autre dans la moitié de gauche, etc., ete. 

Toutes ces vérifications possibles devront être faites avec d’au- 





— A4 — 
tant plus d’exactitude que la catégorie interrogée comprendra plus 
d'éléments et cela en vertu d’une loi fondamentale dans ces matières 
et qu’on appelle la loi du hasard. 

Quant à ce que j'appelle une catégorie, on peut la constituer de 
mille manières différentes, à la seule condition que voici : d’abord 
qu’elle contienne un nombre suffisant d'éléments, et ensuite et sur- 
tout qu’elle renferme tous, absolument tous les éléments. 

Ceci posé, si pour les diverses catégories essayées la loi du 
hasard, c’est-à-dire la répartition des éléments proportionnels à 
leur probabilité, se vérifie, on peut affirmer que le document est 
exempt de forgerie. Dans le cas contraire, il sera suspect, 

Faisons l’essai des diverses catégories sur le bordereau. 

Première catégorie : les débuts de tous les mots du bordereau 
(il y en a 180). La loi du hasard veut qu’on trouve le dixième, c’est- 
à-dire environ 18 de ces débuts, qui touchent les barreaux de la 
grille. On en trouve 19. 

Deuxième catégorie : les finales de tous les mots. Pour la même 
raison, on doit en trouver environ 18 qui touchent les barreaux de 
la grille : on en trouve 17. 

Troisième catégorie : les secondes lettres de tous les mots (il y 
en à 166). Si le document n’est pas forgé, la loi du hasard veut en 
trouver environ 17 qui touchent les barreaux de la grille. On en 
trouve 18. 

Quatrième catégorie : tous les mots de deux lettres du borde- 
reau (il y en a 144\, La loi du hasard veut qu’on en trouve encore 
autant dans les bandes d'ordre pair que dans les bandes d’ordre 
impair. On en trouve 24 d’un côté, 20 de l’autre. 

Cinquième catégorie : toutes les lettres 2 du bordereau. Si le 
document n’est pas forgé, la loi du hasard veut qu’on en rencontre 
autant ou à peu près autant dans les moitiés de droite que dans les 
moitiés de gauche. On en trouve 58 dans un cas, 54 dans l’autre, 

Etc. 

Il me parait difficile de procéder à des essais plus variés et 
d'arriver à des résultats plus précis, montrant que le bordereau est 
un document non suspect de forgerie. 

D'où provient l'erreur de M. Bertillon ? 

M. Bertillon a examiné les débuts de certains mots polysyllabes 
redoublés, etles finales de certains autres mots polysyllabes redou- 
blés ; il a trouvé un certain nombre de coïncidences qui ont servi 
de base à ses présomptions. Qu’a fait M. Bertillon ? Il a fait un choix 
purement arbitraire entre les éléments semblables d'une septième 


’ 








catégorie qu'il faut appeler les débuts et les finales de tous les mots 
polysyllabes redoublés du bordereau. Comptons combien il y a 
d'éléments de cette nature : on en trouve 26, Le calcul des proba- 
bilités enseigne qu’il doit y en avoir environ trois quioffrent des 
coïncidences. On en compte quatre, 

Par conséquent la catégorie de M. Bertillon lui-même révèle, 


quand elle est correctement interrogée, que le bordereau est un 


document naturel, La très grossière erreur de l'expert provient de 
ce choix arbitraire qu'il a fait ; de ce qu'il n’a retenu que les coïn- 
cidences qui décelaient la forgerie, et qu'il a négligé toutes les dis- 
semblances infiniment plus nombreuses qui prouvent la spontanéité. 

J'espère que tout le monde aura compris. C’est une erreur qui 
vicie l'expertise entière, et je suis persuadé que M. Bertillon lui- 
même saura, dans une nouvelle expertise, l’éviter, elle et les consé- 
quences qui en découlent. 

En résumé, interrogé de toutes les façons, soit par la catégorie 
de M. Bertillon, soït par les autres, le document se révèle comme 
ayant une écriture spontanée. 

Une remarque qui sera comprise par Messieurs les membres du 
Conseil de guerre, car ils sont habitués dans leurs études de balis- 
tique à faire usage de la loi des erreurs ; si on calcule pour chacun 
des mots du bordereau la longueur moyenne d'une lettre de ce 
document, les nombres obtenus viennent se grouper suivant une 
courbe dont l'allure rappelle d’une façon frappante la courbe des 
erreurs accidentelles. Les personnes familiarisées avec ces calculs 
verront, J'en suis sûr, dans ce résultat une preuve nouvelle, et non 
des moindres, que le bordereau est exempt d'erreurs systématiques, 
c'est-à-dire de forgerie. La largeur moyenne la plus probable d’une 
lettre est de 1 millimètre 56, ce qui me permet d'affirmer que le 
rythme du bordereau, s’il y en aun, n’a pas pour base 1,25, 
et que, comme Je l'ai dit en commençant, les emboîtements 
trouvés par M. Bertillon le seraient dans toute écriture interrogée 
par n'importe qui. 

J'ai conscience d’avoir ruiné d'une manière certaine et par des 
arguments inattaquables la manière vicieuse dont M. Bertillon 
a employé sa propre méthode, méthode qui peut, convenablement 
employée, rendre des services, puisqu'elle m’a servi à démontrer la 
spontanéité d'écriture du bordereau, 

Il semble donc que l'expertise devrait prendre fin si malheureu- 
sement M. Bertillon, revenant sur ses conclusions, et dans le 
but de les renforcer, n'avait fait un nouvel appel au calcul des 





étés: nl à 








— 443 — 


probabilités, et cela d’une manière à la fois si malhabile et si con- 
fuse qu’elle est dangereuse et ne permet à aucun document d’échap- 
per au reproche de forgerie. 

Je vais d’abord traduire l’idée de M. Bertillon, je la réfuterai 
ensuite. 

Le bordereau, dit l’expert, contient un certain nombre de grou- 
pes de mots, mettons-en 10, qui se placent d’une façon semblable 
par mapport aux barreaux de la grille ; c’est-à-dire dont les distan- 
ces sont des multiples exacts de 5 m/m. Dictons le bordereau à un 
million de personnes et sur le million de copies. cherchons com- 
bien présenteront ces particularités. Il y en a une à peine, dit 
M. Bertillon, et ce calcul est absolument exact; donc, pour suivre 
l'expert, il y 999,999 chances contre une pour que le borde- 
reau soit forgé et cette conclusion, qui serait accablante pour l'au- 
teur du bordereau quel qu’il soit, est lancée avec une confiance 
parfaite. Par bonheur, elle est tout simplement enfantine, je le 
démontre. Écrivons 10 nombres qui ne soient pas des multiples 
de 5, c'est-à-dire qui n'auraient pas attiré l’attention de M. Ber- 
tillon et dans cette masse de 1 million de copies cherchons com- 
bien d’entre elles offriront les 10 groupes de mots en question 
placés à une distance représentée par ces nombres. Le même calcul 
servira et conduira aux mêmes conclusions : il existera à peine une 
copie présentant les mêmes particularités. En d’autres termes, le 
nouveau document sera tout aussi rare que le premier, que le bor- 
dereau. Alors, est-il forgé ce nouveau document, et quelle est donc 
la portée de la remarque de M. Bertillon? Ceci veut dire en der- 
nière analyse — et c’est la découverte que M. Bertillon a cru 
faire — que sur un million de bordereaux dictés à un million de 
personnes, il n’y en aura pas deux qui se ressemblent. Mais dira- 
t-on, ceci est une vérité connue, C’est évident, mais encore fallait-il 
la dépouiller de son appareil mathématique pour la faire apparaître 
d’abord, puis pour démontrer qu’elleest sans intérêt et ne permet de 
tirer aucune conclusion favorable ou défavorable à l’idée deforgerie. 
M. Bertillon s’est posé un problèmeidentique à celui-ciet ila cru le 
résoudre : une forêt contient un million d'arbres ; combien sont 
identiques à un arbre déterminé d'avance ? aucun, répondra toutle 
monde : va-t-on accuser l’arbre de comparaison d’être une forgerie? 
Au surplus dans ces matières délicates et très difficiles à manier pour 
ceux que leur instruction première n’y prépare pas, les raisonne- 
ments les plus sérieux et les plus rigoureux gagnent à être illustrés 
d’un exemple. * | 


PAT YPr." 





J'ai l'honneur de faire passer sous les yeux de messieurs les 
membres du Conseil de guerre une page d’écriture qui, interrogée 
par la grille et avec le raisonnement de M. Bertillon, n’y résiste 
pas. En effet, on ne trouve pas moins de 11 groupes de mots 
polysyllabiques redoublés dont les débuts coïncident rigoureuse- 
ment; et, chose curieuse, parmi ces coïncidences se trouve quatre 
fois celle du fameux mot « manœuvres» du bordereau. Si l'on 
descend aux monosyllabes, les coïncidences sont encore bien plus 
curieuses; on rencontre quatorze fois, pour ne citer qu'un exemple, 
la préposition «de» ou «des » encadrée d'une façon rigoureuse- 
ment exacte entre les barreaux de la grille, Tout ceci fait l’objet 
d’une note accompagnant la planche que j’ai eu l'honneur de faire 
passer tout à l'heure. Sur cinquante millions de documents sem- 
blables, écrits au hasard, on n’en trouverait pas un qui présente 
cette particularité. Faudra-t-il en conclure que ce document est 
forgé? M. Bertillon n’hésiterait pas. Il aurait tort cependant; car 
ce document est une page d'un rapport de M, Bertillon lui-même, 
etilest écrit par le commis-greffier du Conseil de guerre. (Mouve- 
ment.) 

Le Présnexr. — Vous avez fini votre déposition? 

M. BerxarD. — Oui, monsieur le Président. 

LE PrésIexT. — C'est bien de l’accusé ici présent que vous avez 
entendu parler ? 

M. Bernarp. — Oui, monsieur le Président. 

Le Présinexr. — Accusé, levez-vous; avez-vous des observations 
à présenter à la déposition du témoin? 


LE CAPITAINE DREYFUS. — Aucune, mon colonel. 
M. BerriLLox, — Je demande la parole. 
Le Présipexr. — Dans quelle intention”? 
M. BerriLLox. — Pour me mettre à la disposition des membres 


du Conseil qui désireraient.… 

LE PRÉSIDENT. — Vous désirez répliquer? 

M. BERTILLON. — Oui, monsieur le Président, 

Le PrRésipexTr, — Je n’admettrai pas les répliques d’expert à 
expert. Il y a quatorze experts; chacun d’eux fera sa déposition, et 
je n'admettrai pas de répliques entre eux, ce qui pourrait mener 
beaucoup trop loin. S'il s’agissait de faits personnels, je vous 
donnerais la parole; mais s’il s’agissait de répliques entre experts 
différents, je ne vous la donnerai ni aux uns ni aux autres. 

Faites entrer le témoin suivant, M. Teyssonnières. 

Le sergent audiencier va chercher M. Teyssonnières, 





M. BerTILLoN. — J'aurais un mot à dire, 

Le Présinexr, — Est-ce pour répliquer aux experts précé- 
dents? 

M. BerriLLox. — C’ est pour un fait personnel, pour des explica- 
tions personnelles. 

Le PrésipexT. — Un fait personnel? Pour cela je vous donne la 
parole; mais il est bien entendu que vous n'avez pas à répliquer 
aux experts précédents. 

M. BerriLLow, s’avancant à la barre. — Ma demande s’applique 
plus particulièrement à la déposition de M. Paraf-Javal, 

Le PrRésineNT. — Alors c’est une réplique à M. Paraf-Javal? Si 
c’est pour protester contre telle ou telle expression employée. 

M. BerriLLox. — Pas du tout, nullement, monsieur le Prési- 
dent. 

Le PrésinexT. — Si c’est une réplique, je ne l’admets pas. 

M. BerriLzox. — C’est simplement sur ce fait que la façon dont 
j'ai reconstitué le document. 

Le PrésinexT. — Non, non! vous entrez dans la question; je 
vous retire la parole. (/èires.) 

Vous entrez dans la discussion ; si vous aviez eu à prendre la 
parole pour un fait personnel, je vous l’aurais donnée; mais pour 
la question de fond, je ne vous la donne pas. 

M. Bertillon quitte la barre. 

Le PrRésipexr. — Faites entrer le témoin suivant. 


SOIXANTE-SIXIÈME TÉMOIN 


M. TEYSSONNIÈRES 


M, Teyssonnières, Pierre, 55 ans, expert assermenté près la 
Cour d’appel de Paris, prête serment. 

Le PRésinexr. — Veuillez nous faire connaître les faits qui sont 
à votre connaissance. 

M. Teyssoxnières. — Monsieur le Président, vous me permettrez 
de me servir de quelques notes? : 

Le Présipexr. — Vous pouvez avoir des notes, mais non pas lire 
votre déposition; vous pouvez vous servir seulement d’un memento 
pour suivre l’ordre. 

M. TeyssonniÈrEs. — Je ne vais m’écarter en rien du rapport que 
j'ai déposé le 29 octobre 1984 pour lequel j'avais été commis. Je 
n’ai rien à ajouter, des idées ou des faits, rien à retrancher, et je 












:, pe 


or 


maintiens dans toute son intégrité la démonstration que j'ai faite, 
ainsi que mes conclusions, à savoir qu’en mon âme et conscience je 
déclare à nouveau que la pièce n° 1 est de la même main que les 
pièces n° 2 à n° 20, ainsi que je vais avoir l'honneur de vous le 
démontrer. 

Nous avions deux choëes à examiner dans notre mission. Il 
nous avait été donné des pièces de comparaison de deux prévenus, 
dont ni l’une ni l’autre ne portaient aucune signature, et Je dois 
déclarer que mon rapport a été fait avec toute la liberté possible et 
imaginable, attendu que ce n’est que quinze où vingt jours après 
que j'ai appris que l'inculpé se nommait Dreyfus. 

On avait eu le soin de nous enlever toutes traces et par consé- 
quent je n’ai fait absolument aucune recherche; on m'a présenté 
des pièces; je les aiexaminées et j'ai fait mon rapport. Or, en ce 
qui concerne la pièce qui figure au dossier sous le n° 31, mon 
rapport porte ceci: 4 

« Nous écartons ce premier document parce que nous ne lui 
trouvons ni le graphisme ni les analogies, ni rien de ce qui peut 
constituer une ressemblance d'écriture... » 

Le Présinexr. — Voulez-vous nous dire ce qu'est ce document. 
Nous ne connaissons pas les pièces par le numéro, mais les pièces 
nous les connaissons. 

M. Tryssoxniëres. — C’est une copie faite x l’État-major de 
l’armée, troisième bureau, le à février 1892. | 

… M. Teyssonnières fait passer le document sous les yeux de M. le 
Président et ajoute : 

— C’est une minute du capitaine Dreyfus ; il n’y a pas de signa- 
ture. 

Cette pièce contient des points de ressemblance avec le borde- 
reau; il y a des 4 droits et des d dits à volute; lr est identique à 
celui du bordereau; l’f de « finale » est identique à l’f de « forma- 
tion » de la onzième ligne du bordereau; identité de d avec le mot 
« de » de la ligne 7 du bordereau; > du mot « pur » cadre avec 
le même mot ligne 8, ligne 9 r est identique à l’r du bordereau 
ligne 10; le mot « cadre » est d’une identité parfaite avec le mot 
« cadre » d’une des pièces de comparaison. 

Il y à huit ou dix similitudes dans cette pièce avec l'écriture de 
Dreyfus. Néanmoins, cela ne m'a pas empèché de rejèter immédia- 
tement celte pièce comme n'ayant aucun rapport avec l'écriture du 
bordereau, vu que le graphisme, l’espacement des lignes, rien ne 
concorde. 





Née et ne de D D cc 


Il y a des similitudes et si je m'étends un peu là-dessus, c’est 
pour dire que dans toute écriture quelconque, si je la compare avec 
celle du bordereau, j'y trouverai quelque ressemblance, quelques 
lettres, peut-être même quelques mots qui pourront y ressembler, 
mais ce n’est pas une raison pour dire que c'est le même écrivain 
qui a écrit le bordereau et la pièce qu'on pourrait me soumettre. 
Donc, nous avons écarté cette pièce uniquement parce qu’elle n'avait 
aucun signe de comparaison qui démontrât que c'était bien l'écriture 
du bordereau; il n’y avait simplement que de grandes analogies. 

Nous allons passer à l'examen des pièces de comparaison de 
l'écriture de Dreyfus avec le bordereau. 

Nous avons d’abord le graphisme. Le graphisme, c'est cet 
ensemble général qui fait reconnaitre sinon la même écriture, au 
moins le même genre et cette physionomie générale qui fait croire 
qué si ce n’est pas exactement la même chose, il ÿ a au moins une 
grande similitude d'écriture. 

Nous avons le graphisme, nous avons l’espacement des lignes 
qui correspond d’une manière frappante à la pièce n° 2, celle qui fut 
écrite sous la dictée avant l’arrestation de Dreyfus et qui contient 
treize lignes. Si vous prenez les treize premières lignes du bor- 
dereau, vous trouvez le même espacement c’est-à-dire 106 milli- 
mètres entre la première et la treizième ligne. ; 

J'ai pris treize lignes, parce que la pièce n° 2, la pièce de com- 
paraison, ne contient que treize lignes. 

Nous avons ensuite l'écriture ascendante. 

Les lignes sont généralement droites, mais. de temps en temps 
il y a des ondulations convexes et concaves que nous allons vous 
indiquer et qui se trouvent dans ces mêmes pièces. 

Je prends ces pièces par le détail. 

Nous avons d’abord la pièce n° 2 qui contient treize lignes for- 
mant une distance exacte de 106 millimètres correspondant aux 
106 millimètres des treize premières lignes du bordereau. 

Nous avons les lignes droites ascendantes, puis les ondulations 
convexes et les ondulations concaves dans la pièce n° 4, lignes 14 et 
15; et dans la pièce n° 8, lignes 13, 18, 25 et 9. 


Le Présipext. — Qu'est-ce que c’est que la pièce n° 8 dont vous 
parlez? 
M. Teyssonnières. — C’est la note au sujet des états de réparti- 


tion. (Le greffier remet cette lettre au président.) 
Si vous examinez cette pièce, vous pouvez voir qu'à la ligne 18 
‘ il y a une courbe convexe au mot « besoin ». 








Vous avez ensuite une courbe concave à la ligne 25 aux mots 
« Le régiment de Rouen, Nantes ». Puis à la ligne 29 au mot « pré- 
caire » qui fait encore une courbe concave. Je passe à la pièce n° 4 
(note pour le quatrième bureau. Le général commandant du 
112 corps, etc...) avec, en marge, les mots : « Communication de 
télégramme. » 

Les ondulations dans cette pièce sont bien plus complètes. 

A la ligne 14, aux mots « des modifications » il y a une courbe 
concave et une courbe convexe. 

A la ligne, immédiatement en-dessous, aux mots « prévu pour 
le... » l'écriture forme encore une courbe. 

Nous avons aussi non pas des preuves mais simplement des 
présomptions; ces présomptions sont les lignes ascendantes, l’espa- 
cement entre les mêmes lignes, mêmes dimensions 106 millimètres 
pour les 13 premières lignes courbes convexes et courbes concaves, 

Maintenant il y a les types et les habitudes. 

Le bordereau contient des lettres 4 à jambages et des lettres d 
à volutes. Des 4 à jambages sont dans la pièce n° 1, c’est-à-dire le 
bordereau, ligne 2. Vous avez ce d à jambages au mot « désiré », 
ligne 5 vous avez un d à volute dans « dont ». Ce titre est tel que 
dans la ligne 21 du bordereau, les mots, ( détenteurs », « doit » se 
touchent, le premier d est à jambage et le 2° est à volute. Or, si 
nous prenons dans la pièce n° 6, 3° ligne, qui n’a pas de titre, qui 
commence ainsi : «les évolutions du premier échelon, » si monsieur 
le Président veut voir la pièce. 

Le PrésipexT. — Nous l’avons. 

M. Teyssonnières. — Eh bien, si vous allez à cette pièce n° 6, 
3° ligne, vous avez trois 4 qui sont des d à jambages, et puis vous 
avez « débarquement » qui est à volutes, à la même ligne; dans la 
pièce n° 8, c’est encore la même chose; dans la pièce n° 8, ligne 7, 
vous avez « d’un » au beau milieu de la ligne, un 4 droit et à la 
même ligne, en continuant la phrase, « d'une même classe de 
réservistes », d à volute; à la ligne 21 vous avez encore d qui est à 
jambages et en suivant la ligne vous en avez deux, dont le premier 
est droit et le second à volutes. Pour la forme du d, nous la retrou- 
vons aussi bien dans le bordereau que dans l'étude des pièces de 
comparaison. Puis, nous avons la lettre v arrondie à la base, c’est- 
à-dire ronde et les autres en fer de lance, la pointe en bas. Dans la 
pièce n° 1 tous les v commençant les mots sont arrondis à la base 
sauf deux à la dernière ligne, n° 30, qui donne deux v en fer de 
lance, aux mots « vais » et « manœuvre » les deux v sont en fer de 





— 449 — 


lance, les deux autres sont arrondis. Dans les pièces de comparaison, 
nous avons, pièce n° 3: « En réponse à votre télégramme du 
9 septembre courant j'ai l'honneur de vous faire, etc... » Vous 
avez un v arrondi en abréviation. Dans les corps d'écriture tracés 
par Dreyfus nous trouvons des pièces entières écrites avec des v à 
fer de lance et des « arrondis à la base. 

Je ferai observer que je me suis servi le moins possible, car 
j'en ai à peine un exemple ou deux, de Pécriture de Dreyfus une 
fois qu'il a été arrêté, attendu que cette écriture présente alors des 
formes si bizarres, si extraordinaires et si peu en rapport avec 
l'écriture primitive de Dreyfus que j'ai dû l’écarter, parce que je 
me suis aperçu que cette écriture était absolument contrefaite, 
Vous n’avez qu'à prendre toutes les pièces qui ont été écrites après 
son arrestation et vous verrez qu’il n’y a absolument aucune res- 
semblance, aucune analogie. Si vous prenez la pièce n° 20 et que 
vous la compariez à la pièce n° 13, vous allez voir ceci : la pièce 
n° 20 est: « La défense ne pourrait être garantie. » Au besoin, je 
vais vous la montrer. 

M. Teyssonnières passe la pièce au Conseil. 

Me DemaxGe. — Nous vous serions obligés de nous faire passer 
ces pièces, car nous ne les avons pas encore vues. 

M. Teyssonnières fait passer les pièces à lu défense. 

Le PrésinenT, du témoin, — Vous pouvez continuer. 

M. TevssonniÈREs. — Je ne me suis donc servi en général, 
_comme je vous l'ai dit, qu’une ou deux fois, ainsi que vous allez le 
voir, des pièces écrites par Dreyfus après son arrestation, Je me 
suis servi au contraire de toutes les pièces qui existaient avant son 
arrestation, et c’est là où j'ai puisé des documents assez sérieux 
pour arriver à ma conclusion. 

Donc, nous avons variété d'écriture, dans la lettre d : variété 
d'écriture dans la lettre »: variété d’écriture dans toutes sortes 
d'autres lettres et cette variété est telle que j'ai relevé sur le bor- 
dereau les douze lettres d qu’il contient. Or, ces douze lettres d — 
vous devez avoir mon rapport? k 

LE PRÉSIDENT. — Oui, oui. 

M. TeyssoxxiÈRes. — Eh bien ! alors, je n’ai pas besoin de vous 
faire passer mon rapport. Veuillez examiner que pas un d n’est de 
la mème forme ni du même genre; il y en à 12 et pas un de même 
forme, pas un du même genre, d à volates ou d droit, tout est 
varié. Voulez-vous prendre la peine de comparer. 

‘Il y a variété dans la lettre f, variété dans la lettre b, variété 

Il. 29 








a d'e 


UE R +) 
< 


HART 








— 450 — 


dans la lettre v, variété dans le chiffre 4... nous pourrions conti- 
nuer à citer les autres variétés. Comme exemple des variétés d’écri- 
ture de Dreyfus, nous n'avons pas de lettre p dans le bordereau 
mais dans les pièces de comparaison j'ai relevé toutes les lettres p 
majuscules qu’elles contenaient ; or, voyez encore l’immense variété 
des lettres p, car je ne trouve pas moyen d’en voir une de plus 
que celles que j'ai trouvées là. 

Tantôt c’est un jambage surmonté de la boucle supérieure allant 
de droite à gauche; tantôt c’est un autre jambage de forme diffé- 
rente recouvrant de gauche à droite, c’est-à-dire les mouvements 
les plus inverses qu’on peut trouver dans l'écriture. IL est donc 
certain que Dreyfus varie continuellement son écriture et ces 
variétés d'écritures nous les retrouvons dans les pièces de compa- 
raison comme dans le bordereau. Donc, au début nous avions les 
premières présomptions auxquelles viennent s'ajouter les habitudes, 
les tics d’un seul et même écrivain, ce qui augmenta encore nos 


-présomptions. 


Jusqu'ici nous sommes dans des présomptions et nous nous 
garderions bien de les augmenter. Mais nous croyons bon de dire 
qu'avec ces présomptions nous ne pouvions conclure à l'identité de 
l'écriture, mais pourtant c’est un grand appoint. Alors, nous avons 
fourni un tableau qui donne les similitudes de toutes les lettres, les 
similitudes des mots que nous allons énumérer. Le premier mot 
que je prends est à la ligne 1 du bordereau, le mot « sans », la lettre 
«a » a une forme particulière attendu que la boucle vient faire le 
recouvrement sur le jambage de l’a. Cet & se retrouve à la pièce 
n° 12, ligne 4, au mot « manœuvres »; en marge, ligne 23, nous 
avons sur le bordereau le mot ( prends » et nous avons la pièce de 
comparaison, ligne 27, qui donne le mot « prendre » presque iden- 
tiquement le même : il offre les mêmes particularités. Non seule- 
ment il a la même forme, mais il a la même longueur. 

A la ligne 15 du bordereau, nous avons le mot «ce » qui corres- 
pond à la pièce n° 6, ligne 12. Ce « ce » offre l'identité la plus 
absolue qu’on puisse trouver comme ressemblance. Ligne 4 
nous voyons le point sur l’? de « fin ». Je voudrais entrer un peu 
plus longuement ici dans les détails, mais je ne peux pas me répé- 
ter toujours et je passe. J’insiste seulement sur la construction de 
la lettre à qui est représentée par quelque chose comme un? se 
reliant avec l’x du mot « fin ». 

Comparez encore ligne 4 le mot « frein » du bordereau au mot 
«régiment » pièce n° 8, ligne 9, vous voyez une conformité exacte, 





— A1 — 


dans cette ponctuation si extraordinaire et à la ligne 4 du borde- 
reau le chiffre Z avec un crochet final à droite. A la pièce n° 4, 
ligne 2, vous voyez les chiffres 7 1 qui tous les deux ontle même petit 
crochet final à droite. Mêmes dimensions, ligne 20 du bordereau. 
Le mot « connu », piècede comparaison n° 9, ligne 20, conformation 
absolument identique et même longueur. Ligne 12 :le g de « Mada- 
gascar » et le g de « guerre » qui ont la forme d’un y. Or, cet y 
remplaçant la lettre 4 se retrouve dans la pièce n° 8, lignes 9 et 114, 
dans le mot « régiment ». 

Ligne 21 du bordereau, le d est semblable à l’autre à volute se 
trouvant dans lamême ligne 21 « détenteur doit »; pièce8, ligne 22, 
« des » « de »; ligne 27 du bordereau, le mot « de couverture ». 

Ligne 8 du bordereau, le mot « par »; pièce 8, ligne 98, le mot 
« par ». Identité aussi bien dans la lettre « que dans la lettre 
finissant en forme de ». 

Ligne 1 du bordereau, le mot « nouvelles » qu'on retrouve dars 
la même facture identique à la pièce n° 6, ligne 7 et ligne 15. Je 
ferai remarquer que le mot « nouvelles » de la ligne 15 a exacte- 
ment la même longueur que le mot « nouvelles » du bordereau, 
ligne 1. | 

Ligne 14, le mot « artillerie » dans le bordereau est identique 
de forme à la pièce n° 5, en marge. Ce mot « artillerie » a non seu- 
lement la même forme, la même façon particulière de mettre le 
point sur l?, mais encore exactement la même longueur. 

Ligne 8 du bordereau : le mot (modification ». Je signale à votre 
attention ce mot; il y a deux points sur l’?, le-premier à « modi », 
le second à « fi »; je signale la lettre d, la lettre c, la lettre f qui 
est en forme de ?° à cause du point sur l'? qui se relie. 

Lignes 28 et 30, les deux v, l'un arrondi à la base, l’autre 
en {fer de lance se retrouvent dans la pièce n° 3, lignes 3 et 4, 
« votre ». 

Ligne 14, le9 de 1894 retrouve son identité dans la pièce 3 en 
marge. Je signale ce chiffre-là comme formant un g dont la boucle 
n’est pas fermée. : 

Lignes 23 et 28, la forme de > dans le mot « prendre » et dans 
le mot « adresse » se retrouve similaire dans la pièce 12, ligne 7. 

Ligne 1, l’s du mot « sans ». Je retrouve son similaire dans la 
pièce 21, ligne 10, et la pièce 30, ligne 7, au mot « saint ». Ces deux 
lettres s ont deux formes différentes dans le bordereau : ligne 1, 
c’est un grand s : ligne 23, c’est un petits. La ligne n° 1 retrouve 
son équivalent dans la pièce no 18, ligne 23, où vous voyez les 











LED PRET ON ER 2 


deux formes différentes de ces deux s que nous retrouvons dans les 
pièces de comparaison. 

Voilà déjà un assez grand nombre de ressemblances assez sail- 
lantes qui viennent apporter un contingent sérieux si nous tenons 
compte des observations précédentes. Mais ici, nous arrivons à 
quelque chose de plus sérieux et de plus grave. 

J'ai joint à mon rapport un calque gravé sur gélatine, Je vous 
prierai de suivre et de comparer les indications que je vais vous 
donner. 

La ligne 7 du bordereau contient le chiffre 2. Dans la pièce 
n° 10 qui commence ainsi : «il serait exécuté un exercice de 


cadre », ligne 1 et ligne 4, au nombre 22 et au nombre 26, prenez 


dans le premier le premier chiffre 2 et dans le second le chiffre 2 
qui précède le 6; appliquez mon décalque et vous verrez qu'il 
coïncide d’une manière absolue non seulement dans la forme mais 
même dans la dimension; c’est-à-dire que c'est pour ainsi dire 
stéréotypé. è 

Je crois être le doyen des experts de France: eh bien, c’est une 
observation que je fais ici, dans ma carrière de 36 ans comme 
expert, je n’ai pas trouvé deux fois autant de similitudes se super- 
posant. Ce n’est pas que j'aie cherché à les retrouver; mais enfin 
le hasard à voulu que j'en trouve 6 que je vais vous indiquer. 

Voilà le chiffre 2 qui se superpose d'une manière identique et 
irréfutable, Maintenant, le mot le plus important sur lequel je vais 
m'étendre, c'est le mot «officier ». Il se trouve dans le bordereau, 
ligne 21. On retrouve dans cette même pièce n° 10, à la ligne 2, le 
mot « officier ». 

Par une erreur sur laquelle je reviendrai ultérieurement, mon- 
sieur le Président, j'avais indiqué sur les minutes que j'avais dé- 
posées des repères. Je n’ai-Jamais plus eu'en ma possession les cal- 
ques qui sont là, qui sont toujours restés entre les mains du minis- 
tère de la Guerre. Donc, je vais vous apporter la pièce pour que 
vous appliquiez les repères sur ceux que je vais vous indiquer 
parce que, si vous n appliquez pas exactement, il y a un long tâton- 
nement à faire; alors qu'en suivant mes indications vous retrou- 
verez immédiatement. | 

Ligne 2, appliquez les repères... j'ai mis 3 points pour repérer; 
appliquez ces 3 points et vous aurez la concordance exacte dans la 
partie « cier ». ; 

Nous avons ligne 22 le mot « manœuvre ». Il y est 2 fois; je 
passe de suite à la ligne 22. Prenez la pièce 11, ligne 8, et appliquez 





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dés ds REA Life 





— À453 — 


le calque sur ces repères et vous verrez que « œuvre » concorde de 
la manière la plus absolue, 

Le Présinexr. — Laissez-nous un instant pour faire la vérifica- 
tion. 

M. TeyssonxièRes. — Il faut bien appliquer les points de repère. 

Ligne 2 du bordereau : la partie « de » du mot « désirez » se 
décalque et retombe exactement sur le mot « de » en marge de la 
pièce n° 4. La pièce n° 4 celle portant : « note pour le quatrième 
bureau, M. le général commandant le 11° corps. » Voilà la première 
fois que je vais me servir d'une pièce de comparaison écrite par 
Dreyfus après son arrestation, c’est le mot in extenso. Ce mot est 
si peu ordinaire qu'on ne le trouve pas facilement dans la corres- 
pondanee. J'ai donc été obligé de le chercher dans le mot {x extenso 
que Dreyfus avait écrit sous la dictée, Au bordereau, ligne 28 et 
dans la pièce n° 17, ligne 12, je trouve le mot in extenso que j'ai 
souligné. Or, il y a quelque chose de bien particulier, c’est qu'il y 
a le même espacement entre la lettre » et la lettre e de extenso. Cet 
espacement est identique, mais en outre la partie e x { de la pièce 
n° 17 s'adapte parfaitement sur la même partie du bordereau. 
Même inclinaison dans la lettre f, même forme de lettre x, en un 
mot c'est ce que je pourrais appeler de la stéréotypie. 

Et pour finir, nous avons, ligne 15 du bordereau, la lettre »# du 
mot « Madagascar » qui retombe de la manière la plus exacte et la 
plus mathématique, au moyen du calque, sur la lettre » du mot 
« montre », pièce n° 29, ligne 2 

Le PRésinexT. — La pièce n° “29, qu'est-ce que c’est? 

M. TeyssoxxièrEes. — Ce sont les pièces qui me furent remises en 
cours d'expertises. 

Le PRésipexT. — Son signalement? Comment commence-t-elle? 


M. TEYSSONNIÈRES. — Je vais vous la donner, monsieur le Pré- 
sident. 
M. TevssonxièRes, remettant les deux pièces au Conseil. — Voilà 


les pièces 29 et 30. 

Je désirerais que cette lettre » fàt examinée d’une manière plus 
particulière par tout le monde, pour l’observation que je viens 
d'indiquer. 

Je demande la permission de lire sur cette lettre » l'opinion de 
M. Manau dans son réquisitoire 

« Nous vous recommandons, messieurs, l’# majuscule de « Mon- 
sieur » et de « Madagascar »; c’est une forme toute particulière que 
vous trouverez dans la correspondance d'Esterhazy, à part une autre 





forme d’»# aussi particulière qu'à certaines dates on peut rencontrer; 
vous ne trouverez jamais ni l’une ni l’autre chez Dreyfus. » 

Vous venez de voir qu'il y en a deux qui non seulement sy 
trouvent, mais qui se superposent de la manière la plus identique. 
Je tenais à faire cette constatation. 

Donc, notre conclusion est celle-ci; je vais la résumer : nous 
avons la similitude du graphisme ; l’espacement entre les lignes, la 
longueur des treize premières lignes du‘bordereau correspondant 
avec les treize premières lignes de la pièce n° 2, qui ont exactement 
106 millimètres, la même longueur dans les mots, les lignes ascen- 
dantes et les courbes tantôt concaves et tantôt convexes; nous 
avons la variété dans toutes les formes de lettres qui se trou- 
vent dans le bordereau comme dans les pièces de comparaison, 
nous avons ensuite 28 similitudes très remarquables par la forme 
exacte dans laquelleelles se trouvent, par leurs propres dimensions; 
et nous en avons six dont les mots ou parties de mots se super- 
posent d’une manière identique. Je ne crois pas qu’il soit possible, 
dans une expertise en écriture, de trouver une démonstration plus 
tangible que celle que je viens de faire. Du moins telle a été ma 
conviction que J'espère que vous partagerez. 


Le PrésinexT. — C’est tout ce que vous avez à dire? Messieurs 
les membres du Conseil ont-ils une observation à faire? 
Le capiraINe BeauvaIs. — Puisque le témoin est un ancien ex- 


pert, et puisqu'il se dit même le doyen des experts de France, je 
désirerais lui poser quelques questions : d’abord, monsieur, trou- 
vez-vous que le bordereau présente à première vue, comme on l’a 
dit, un caractère d'illisibilité? 

M. TeyssoNnièREs. — Non. - 

Le capIraxE BEAUvAISs. — Avez-vous connaissance d’une copie du 
bordereau qui figure au dossier de 1894 et qui est la copie exacte 
par le capitaine Dreyfus du bordereau, pièce qui n’a pas été pho- 
tographiée ? 

M. Teyssonnières. — Je n'ai vu qu’une photographie du borde- 
reau que j'ai contrôlée sur le bordereau original, en la suivant 
ettre par lettre, mot par mot, attendu qu'aucun des experts de 
4894 n’a voulu se charger d’emporter chez lui une pièce qui parais- 
sait avoir une importance si considérable; alors nous avons opéré 
au moyen de photographie et cette photographie, avant d'en faire 
usage, je l'ai contrôlée de la manière la plus exacte, la plus minu- 
tieuse, et c’est cette photographie que j'ai encore entre les mains, 

Le carrTAINE Beauvais. — Je ne parle ni de cette photogra- 





/ 





— 455 — 


phie ni du bordereau; je vous parle d’une pièce qui est une copie 
faite par l'accusé, du bordereau, qui lui a été dicté. 

M. TeyssonnièREs. — Je n’en ai jamais eu connaissance. 

Le caprraxe BEAUVAIS. — C’est la pièce 22, du dossier de 1894, 
c'est une pièce faite par le capitaine Dreyfus; avez-vous connais- 


sance de cette pièce? 


M. TeyssonniÈèREs. — Je ne l’ai jamais vue. 

La pièce en question est placée sous les yeux de M. Teyssonnières. 

LE capiraxe Beauvais. — Voulez-vous la comparer avec le 
bordereau en photographie ou en original? 

M. Teyssonnières. — Je vous remercie de m’avoir montré cette 
pièce, parce que j'avais oublié une chose très importante et très 
intéressante. 

Lorsque je fus appelé devant la Chambre criminelle de la Cour 
de cassation, un conseiller insista beaucoup pour me poser une 
question à laquelle semblaient s’opposer d’autres conseillers; je ne 
connaissais aucun des noms de ces messieurs, je ne puis savoir le 
nom du conseiller qui me posait la question, mais après une dis- 
cussion entre eux, il me posa la question suivante : « Avez-vous 
remarqué que le bordereau ne comporte pas d’alinéas, tandis que 
Dreyfus fait toujours des alinéas ». Ma réponse fut celle-ci: «Jen'ai 
pas eu le temps de contrôler ce que vous me demandez, je ne 
pourrai pas répondre à cette question. » Or, rentré chez moi, je fus 
préoccupé de cette question qui paraissait avoir, aux yeux du con- 
seiller, une importance considérable, et alors je trouvai très 
extraordinaire qu’on me posât cette question, attendu que la pièce 
écrite sous la dictée, avant l'arrestation de Dreyfus, la première 
pièce qui a motivé son arrestation, c'est la pièce n° 2; je vous prie 
de prendre cette pièce et de voir que les petits mots : « 1°, 20 » 
sont sans marge, sans retrait pour former l'alinéa. Est-c2 que jeme 
suis bien expliqué? 

LE capiTAINE BEAUVAIS. — Oui, il s’agit de la lettre dictée? 

M. Teyssonnières. — Eh bien! vous voyez que les « 2° et 39 » 
restent dans la marge tout droit,-il n’y a pas de rentré, pour 
indiquer l’alinéa. 

Or, justement dans la pièce que vous me montrez ici, il y a des 
alinéas. Donc, quand je disais que Dreyfus variait considérablement 
son écriture, en voilà la meilleure preuve, c'est que la pièce écrite 
sous la dictée ne comporte pas d’alinéas, de même quele bordereau, 
tandis que plus tard, dès qu’il a été arrêté ou soumis à d’autres 
expériences, il s’est ravisé ou a écrit différemment selon son ha- 











2 
L. 














. Son 








bitude. Je n'ai pas à apprécier pourquoi Dreyfus a fait tantôt dos 
alinéas et tantôt n’en a pas fait, mais je constate qu'ici il en a fait 
qui ne sont pas dans la pièce n° 2 et dans le bordereau. 

Le caprraiNE BEAUVAIS, — On vous avait montré d’autres pièces, 
la lettre dictée? 

M. TEYSSONNIÈRES. — Oui, monsieur. 

Le cAPITAINE BEAUVAIS. — Vous avez eu entre les mains les pièces 


. 


» 4,5, 6? à 


M. TeyssoNNIÈREs, — Oui, j'ai eu toutes les pièces de comparai- 


Le caprraxe Beauvais. — Eh bien ! et celle-là? 

M. TexsssoxxièRes. — Non, je ne l’ai jamais vue. 
LE CAPITAINE Beauvais. — Voulez-vous la comparer au borde- 
reau ? 

M. TEYssoNNiÈREs, — Je ne pourrai, bien entendu, vous donner 
qu'une appréciation bien faible. La Cour de cassation nous posa 
une question assez extraordinaire. On assembla les sept experts et 
on dit aux experts: « Vous allez passer pendant la démonstration 
de M. Bertillon dans le cabinet du Conseil; les experts de 1894 
examineront l'écriture d’Esterhazy qu'ils ne connaissent pas et 
ceux de 1897 examineront l'écriture de Dreyfus qu'ils ne connaissent 
pas non plus, vous verrez que cela peut apporter quelques modi- 
fications à vos conclusions. » 

On nous remit donc 14 ou 15 dossiers, nous nous partagemes 
ces dossiers au hasard: les uns les examinèrent, les autres s’en 
occupèrent fort peu; et lorsque l’on avait trouvé des pièces de com- 


paraison, le bordereawétait dans d’autres mains. En effet il aurait 


fallu que nous layons tous à la fois. Or je ne dirai pas qu’on se 
l’arrachait, mais on se le passait de main en main, de sorte qu’au- 
cun d’entre nous ne pouvait l’examiner pendant un temps suffi- 


sant. La plupart des experts, découragés, abandonnèrent toute 


vérification. 

Je me rappelle pourtant que M. Charavay qui se trouvait à côté 
de moi prit ainsi que moi des notes aussi sérieuses que possible 
pendant les deux ou trois heures qui nous furent accordées; per- 
sonnellement j’ai consigné ces observations dans l’interrogatoire 
que je subis devant la Cour de cassation après cet examen. J'ai 
signalé que dans les lettres d’Esterhazy, que je voyais pour la pre- 
mière fois, j'avais trouvé quelques lettres qui offraient une assez 
grande ressemblance avec l'écriture du bordereau. Je les ai relevées 
dans ma déposition, je dois dire tout ce que j'ai constaté. 





Dés. di à nn 





Le 


Et ici je vous donnerai connaissance des notes que j'avais 
prises sur les ressemblances d'écriture. 

Elles n’apprendront rien en ce sens que dans l’écriture de l’inculpé 
qui était joint à Dreyfus, je trouve huit ou dix choses absolument 
typiques qui feraient croire que c’est l’auteur du bordereau; tandis, 
au contraire, que je l'ai écartécomme j'ai écarté Esterhazy, attendu 
qu'il est absolument impossible d'y trouver cette ponctuation du 
mot « officier » avec un point formant une /. Il y a pourtant des 
analogies, des ressemblances qu'on peut discuter, mais on ne trou- 
vera pas cette manière de-tracer le point. 

De toutes façons, vu le peu de temps qui nous fut accordé, nous 
ne pûmes nous prononcer. 

Mais M. Gobert et M. Pelletier furent convaincus en cinc ou dix 
minutes, et déclarèrent immédiatement que le bordereau était de 
l'écriture d’Esterhazy. 

Je ne suis pas de cette force; et alors, en ce moment, vous me 
demandez d'émettre mon opinion en comparant cette pièce avec 
celle du bordereau. J'avoue que si vous voulez m’accorder deux ou 
trois jours, je le ferai sérieusement. 

Le caprraixe Beauvais. — La question est que cette pièce n’a pas 
été soumise à l'expertise de M. Teyssonnières ; elle aurait dû l’être 
au même titre que les autres. 


M. TeyssonnièRes. — Dans les débats. je vois qu'on a fourni 


beaucoup de documents aux uns et pas beaucoup aux autres. 

LE caprraxe Beauvais. — Vous êtes un expert très ancien. Je 
vous demanderai ce que vous pensez du mot in extenso dont vous 
avez déjà parlé. Vous avez fait remarquer que les mots in et 
extenso étaient à une certaine distance l’un de l’autre; mais il y a 
encore en plus à faire remarquer que l’? de in est bien séparé 
de l’n et que l'o est bien séparé de l’s. A ce propos je vous deman- 
derai de nous dire si dans le bordereau vous n'avez pas trouvé 
qu'à chaque ligne les qui entrent dans les mots composant chaque 
ligne, les ÿ ont une caractéristique absolument remarquable, 
- car, même quand l’ commence un mot et les trois quarts du temps 
quand il est au milieu du mot, cet ? est coupé court, il est absolu- 
ment isolé. 

Prenez lebordereau et vous verrez que les deux ? dans «indi- 
quant » sont isolés, de même dans « désiré », dans « monsieur » 
3e ligne, ainsi que l’i de « intéressant » ; dans «frein », Pi est isolé; 
dans « hydraulique » y et { sont isolés; dans « pièce », 6° ligne, 
: est isolé ; dans « modification » les 3 ÿ sont isolés, aussi bien sur 








ET LATE ue 











ut de UP” 


la ligne 8 que sur la ligne 10; dans la ligne 11, là de « formation « 
est isolé ainsi que l’i de « archiviste »; à la ligne 12 également; à 
la ligne 17, le mot « disposition», — voilà encore un mot; — cer- 
tain mot comme « disposition » est écrit en 5 fois, vous pouvez 
l’examiner; c’est-à-dire qu’il y a là-dedans deux ? d’abord, qui 
sont complètement isolés et puis d, puis s de « dis» :ily a « dis » 
première, « pos » deuxième, « i » troisième, « £ » quatrième, et 
«ion » cinquième, 

M. TeyssonxièRes. — Je vais répondre à votre question. L’habi- 
tude que nous avons signalée de mettre un point sur l’? formant 
un 7 empêche toute liaison de la lettre ; avec la lettre suivante. 
Voyez le mot «officier ». 

Le cAPrrAINE BEAUvAIs. — C’est la même chose. 

M. TeyssonnièrEes. — Il abandonne la plume parce qu’il a l’habi- 
tude de relier le point à la lettre suivante. C’est toujours le même 
système, vous avez li qui forme un 7 comme dansle mot «officier ». 
Tous les À que vous venez de m'indiquer sont exactement faits 
comme ceux du mot « officier ». 

Le cariTAINE Beauvais. — Eh bien ? 

M. TeyssonnièREs. — Je n’en ai pas parlé parce qu'on craint tou- 
jours de s’allonger, c’est quelquefois un tort. La disposition me 
paraît plus caractéristique comme type dans le mot «officier » etsi 
j'ai indiqué le mot « officier » c’est parce qu’il y avait en même 
temps superposition exacte. 

LE caprraINE BEAUvAIS. — Avez-vous remarqué les { 7°? 

M. TEYSSONNIÈRES. — Oui, monsieur. 

Le cariTaixe Beauvais. — Dans la 7° ligne, dans la 15° et dans 
la 47e. 


M. Tevssonnières. — C'est au mot « couverture »? 
LE CAPITAINE BEaAuUvaIs. -— Non, au mot troupe. 
M. TeyssoxniÈRes. — Ah! oui, tr. 


Le caprraixe Beauvais. — Oui, et puis, ligne 45, #, dans «extrè- 
mement » et ligne 17. 

M. Teyssonnières, — Oui el dans « adressé ». 

Le capirAINE BEAuvaAIS. — Oui, avez-vous remarqué cette forme ? 

M. Teyssoxnières. — Oui, je l’ai remarquée. Je l'avais déjà dans 
les pièces de comparaison qui m'ont paru suffisantes; autrement, 
si je voulais m’étendre dansmon rapport je pourrais trouver encore 
15 ou 20 exemples. J’en ai trouvé depuis, mais pour ne pasprolon- 
ger, j'ai préféré m'en tenir à mon premier rapport, et je préfère dire 
que je n’ai rien trouvé de nouveau depuis ce moment-là. 





Me DEemaxce. — Voulez-vous, monsieur le Président, avoir 
l’obligeance de demander à M. Teyssonnières s’il considère que le 
bordereausoit écrit d’une écriture courante? 

Le PRÉSIDENT, &w témoin. — Le bordereau est-il à votre avis 
écrit d’une écriture courante? 

M, TeyssonniÈREs. — J’ai dit dans mon rapport ceci qu’on a pen- 
dant 3 ou 4 ans cherché à expliquer où à déformer, j'ai dit — et 
voilà les expressions techniques et exactes de mon rapport — : 
«Nous faisons remarquer que l'écriture de la pièce présente tous 
les caractères d’un déguisement d'écriture, mais dans laquelle le 
naturel reprend quand même le dessus. » 

Toutes les fois qu’on a cité cette phrase on s'est abstenu de 
mettre les mots « mais dans laquelle le naturel reprend quand 
même le dessus ». Alors donc, et c’est la réponse que j'ai à faire à 
M° Demange, je pense que c’est une écriture assez cursive tout en 
y trouvant une certaine hésitation, voilà pourquoi je dis qu'il y a 
un certain déguisement, mais que sous ce déguisement le naturel 
reprend le dessus. 

Me DEmaxce. — Ma seconde question est celle-ci : M. Teysson- 
nières est expert depuis longtemps dans sa spécialité, mais voulez- 
vous, monsieur le Président, lui demander depuis combien de 
temps il fait des expertises d'écriture ? 

Le PRÉSIDENT, au témoin. — Depuis combien de temps faites-vous 
des expertises d'écriture ? 

M. TeyssonniÈREs. — Depuis 1864 

Me Demaxce. — Des expertises d’ecriture ? Bien. 

Le caprraAINE Dreyrus. — Il y a dans la déposition de M. Teysson- 
nières quelques observations qui me paraissent complète ment 
inexactes. Je l’ai déjà fait remarquer dans ma déposition de 1894. 
Il y a, entre autres, l'observation qui est relative aux alinéas. Pour 
le commencement des phrases, quand j’entame une idée nouvelle, 
chaque fois que dans une lettre ou dans un écrit quelconque j'en- 
tame une idée nouvelle, je passe à la ligne, je fais toujours un 
alinéa. Je ferai remarquer que dans cette pièce de comparaison 
n° 9, il y a 4°, 20, 30. Généralement, quand je mets 1°, 2°, 30, Je 
- mets presque toujours un trait avant. 

LE PRésipeNT. — Une accolade ? 

LE CAPITAINE DREYFUS. — Oui, mon colonel. Je ne puis pas expli- 
quer tous les points, il faudrait avoir les pièces sous les yeux. 

M° Demaxce. — Je vous demande la permission, avant le départ 
du témoin, de vouloir bien le prier de déposer entre les mains du 











greffier les pièces de comparaison dont il s’est servi et que mon 
client n’a pas eu sous les yeux. Il les reprendra à l’audience 
suivante. 

Le Présinextr. — C'est entendu. Avez-vous quelque chose à 
ajouter ? 2 

M. Teyssoxxières. — Ne croyez-vous pas qu'il serait utile que je 
précise ce qui s’est passé autour de cette affaire? 

Le Présexr. — Non, on vous entend ‘comme expert et voilà 
tout. 

M. TeyssoxniÈREs. — J'ai tenu à vous faire cette demande. 

Le PrésipexT. — Vous êtes appelé comme expert, et voilà tout. 
Avez-vous quelque chose de particulier à dire ou est-ce une appré- 
ciation générale sur l'affaire? 

M. Teyssoxxières. — Non, ce sont des faits particuliers ou plutôt 
ce sont des manœuvres qui ont failli me nuire considérablement et 
qui m'ont mème considérablement nui. 

Le Présent, — Ce sont des faits personnels? 

M. Tevssonnières. — Ce sont des faits touchant l'expertise. 
veux vous dire simplement ceci : devant vous je suis un témoin, 
mais peut-être devant un autre tribunal suis-je un accusé. 

Le Présinexr, — Non, vous n'êtes pas un accusé, vous êtes un 
témoin qui dépose, et voilà tout. 

M TeyssoxniÈRes. — Je vous demande pardon, j'ai été attaqué. & 

Le Présinexr. — Nous n'avons pas à entrer dans ce que disent 
les journaux, 

M. Teyssowières. — Je parle durapport de M. Ballot-Beaupré.… 

Le Présinexr. — Nous n’avons pas à nous occuper du rapport 
de M. Ballot-Beaupré, ni de ce qu'a pu dire un magistrat dans une 
autre enceinte. 

L'audience est suspendue à 9 h. un quart. 


SOIXANTE-SEPTIÈME TÉMOIN 
M. CHARAVAY 


M. Charavay, Étienne, 51 ans, archiviste-paléographe, expert 
en écriture près le tribunal de la Seine. 

Le PrésipexT, — Vous avez fait l’expertise du bordereau. Veuil- 
lez nous faire connaître le résultat de vos recherches. 

M. Caravay. — Le 21 octobre 1894, j’ai reçu une communica- 
tion de la Préfecture de police de me réndre chez M. le préfet. Le 22, : 








— A61 — 


je m'y suis rendu, et jy ai trouvé deux de mes collègues, MM, Pel- 
letier et Teyssonnière. On nous à demandé de nous charger d’une 
expertise consistant à comparer une pièce écrite sur papier pelure 
et quiest connue sous le nom de bordereau, avec diverses écritures 
de compara son. Nous avons tous les trois accepté la mission, et nous 
avons prêté serment devant M. le préfet de police. On nous a 
demandé le secret le plus absolu, et on nous a dit que nous devions 
faire un rapport séparé. 

J'ai pris connaissance de la pièce en question, et après l’avoir 
lue, j'ai demandé si c'était un document sérieux, parce que je savais 
que souvent ces documents d’espionnage étaient des documents 
sans importance, et que beaucoup de gens écrivaient pour livrer de 
prétendus secrets simplement dans le but de gagner de largent. 

On m'a répondu qu’il ne pouvait pas y avoir de doutes sur 
l’importance de la pièce, parce qu’elle avait été trouvée dans un 
lieu qu'on ne pouvait m'indiquer, mais qui ne laissait aucun doute 
sur son authenticité, 

Jai demandé à ne pas emporter le document, étant donné son 
caractère, et si on ne pouvait pas le faire photographier. C’est dans 
ces circonstances que J'ai été mis en rapports avec M. Bertillon, que 
je ne connaissais encore que de réputation, et que M. Bertillon m’a 
donné le fac-similé du bordereau et des pièces de comparaison. 

Le premier travail auquel je me suis livré fut de voir, dans les 
diverses écritures qui nous étaient soumises, quelle était celle pou- 
vant se rapprocher du document à vérifier; pour ma part je n’ai 
trouvé qu’une écriture ayant «à priori des analogies avec le borde- 
reau, et c'est cette pièce-là que j’ai mise de côté. 

Alors on nous à donné un certain nombre de comparaisons 
de l'écriture anonyme soupçonnée. Ces pièces étaient des rap- 
ports ou des minutes de lettres écrites sur du papier à en- 
tête du ministère de la Guerre, et divers corps d'écriture également 
anonymes, reproduisant quelques-uns des termes de la pièce 
incriminée. 

J'ai travaillé seul, tout d’abord chez moi, vérifiant ensuite sur 
l'original qui était resté enfermé dans le coffre-fort de M. Cavard. 

Jai pensé tout d’abord, qu'étant donné le caractère même du 
document, celui-ci ne pouvait être qu’en écriture dissimulée. Je 
suis donc parti de ce principe que le document était une écriture 
dissimulée. J'ai relevé entre l'écriture du bordereau et l'écriture de 
comparaison un certain nombre de dissemblances et de ressem- 
blances, et j'ai attribaé les dissemblances au fait même que la pièce 





nie PT 


# 


| — 462 — 


était en écriture dissimulée; en résumé, J'ai pensé qu’on pouvait 
attribuer à la même main, et la pièce incriminée, et les pièces de 
comparaison. J'ai eu soin, dans mon rapport, de bien indiquer les 
dissemblances et les ressemblances, et j'ai dit à la fin qu'il était pos- 
sible que dans les écritures comme dans les physionomies il y eût 
un sosie, que plus on a d’écritures devant soi, plus on a de chances 
de trouver des écritures semblables, et que moins on a d’écritures, 
plus les chances diminuent. 

J'ai déposé mon rapport le 28 octobre 1894. 

J'ai su par les journaux le nom et la situation de la personne 
dont j'avais eu l'écriture entre les mains. Jai pensé que peut-être 
dès l'instant où l'anonymat n’existait pas, on nous ferait revenir et 
qu’on ferait comme l’on procède ordinairement, que selon l'usage 
l’on nous confronterait avec l’accusé. J’ai reçu simplement un avis à 
comparaître devant le Conseil de guerre. 

LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT, — Monsieur le Président, on 
n'entend pas. 

Le PrésIpeNT. — Veuillez parler plus haut, 

M. CHaravar. — Je vous remercie de m'en faire l’observation, 
car je croyais parler assez fort. 

J'ai donc déposé mon rapportle 28 octobre 1894. J’ai été appelé 
devant le conseil de guerre comme témoin. 

J'ai fait connaître les raisons qui m’avaient fait attribuer le 
document incriminé à l'écriture qui était celle de l'inculpé, et j'ai 
produit la possibilité d'un sosie. Le Président a demandé au défen- 
seur s’il avait quelque chose à dire. Celui-ci a répondu négati- 
vement. L’inculpé a dit : « En effet, cette écriture ressemble à 
mon écriture, mais ce n’est pas mon écriture. » 

Voilà ce qui s'est passé en 1894. 

Maintenant, je dois faire connaître au Conseil les raisons qui 
m'ont fait changer d’opinion. 

J'ai été appelé en 1897 par M. le général de Pellieux à procé- 
der à une expertise qui visait l'affaire Esterhazy et une lettre 
appelée « du uhlan ». J'ai dit à ce moment que je ne voulais 
pas m'occuper de nouveau du bordereau, parce que j’estimais que, 
actuellement, étant donné qu’on avait découvert de l’écriture que 
l’on supposait être analogue à celle du bordereau, l'expertise ne 
pouvait avoir lieu dans des conditions favorables que si on avait 
d’une part le bordereau, d'autre part de l'écriture de l’inculpé de 
1894; d’autre part encore, de la nouvelle écriture. Il fallait les 
trois. À mon avis, il était indispensable, pour faire une expertise 








— A63 — 


sérieuse, d’avoir ces trois éléments. On m'a répondu qu’il n’était 
pas possible de s'occuper de l'écriture de Dreyfus parce qu’il n'y 
avait pas de revision et qu’on ne pouvait pas rouvrir l'affaire de 
cette façon. J’ai donc refusé de m'occuper de l'expertise. 

Ensuite je n’ai plus voulu me mêler de la question parce que 
J'estimais que mon rôle d'expert officiel en 1894 m'’imposait 
le secret professionnel et que, quand on est tenu par le secret 
professionnel, il est impossible de commencer une polémique et de 
la suivre, parce qu’on est à chaque instant arrêté par le secret. Je 
suis donc resté en dehors des polémiques. J'avais des doutes parce 
que j'avais vu la nouvelle écriture, mais je n’ai pas voulu les faire 
connaître. J’ai attendu que la revision légale fût faite, si elle était 
ordonnée, pour revoir.les choses et savoir d’une façon définitive si 
je m'étais trompé ou si j'avais eu raison en 1894. 

La revision a donc été décidée et j'ai été appelé le 18 janvier 
1899 devant la Cour de cassation 

Je m'y suis trouvé avec tous les experts de 1894 et de 1897; on 
a mis alors à notre disposition le bordereau original de 1894, des 
lettres de l'écriture du capitaine Dreyfus et des lettres de l’écriture 
du commandant Esterhazy,et on nous a dit : « Examinez le borde- 
reau et les deux écritures qui vous sont soumises, vous nous direz 
ensuite si après les avoir vues vous maintenez ou non les conclu- 
sions de votre rapport. » 

J'ai examiné le bordereau que je n’avais pas vu depuis 1894, 
J'ai réexaminé l'écriture non plus anonyme mais certaine du capi- 
taine Dreyfus et en même temps un certain nombre de lettres du 
commandant Esterhazy écrites sur papier pelure, sur un papier 
absolument analogue à celui du bordereau, entre autres une lettre du 
17 août 1894. J'ai été frappé des ressemblances absolues et au point 
de vue de l’aspect général et au point de vue des détails entre les 
deux écritures. J'ai constaté que les dissernblances que j'avais rele- 
vées autrefois entre l'écriture du bordereau et celle du capitaine 
Dreyfus étaient au contraire des ressemblances entre l'écriture du 
bordereau et celle du commandant Esterhazy. Étant donné qu'il y 
avait maintenant une écriture absolument semblable à celle du bor- 
dereau, il ne m'était plus possible d'attribuer le bordereau au capi- 
taine Dreyfus et il y avait toute chance de l’attribuer au comman- 
dant Esterhazy. Néanmoins je me suis borné à indiquer à la Cour 
de cassation, répondant strictement à sa question : « Maintenez- 
vous vos conclusions? » que je ne pouvais pas les maintenir parce 
qu'il y avait maintenant un nouvel élément graphique dans 


“ 











D RM | à) 


l'affaire, une nouvelle écriture identique à l'écriture du bordereau, 
tandis que l'écriture de Dreyfus s’en différenciait par un certain 
nombre de points que j'avais relevés dans mon rapport de 1894. Dans 
ces conditions, il me paraissait nécessaire de procéder à une nou- 
velle expertise. 

Je me suis borné à cette déclaration, vu que, si j'avais les élé- 
ments suffisants pour attribuer au commandant Esterhazy l'écriture 
du bordereau, je n'avais pas cependant assez d'éléments pour pou- 


voir déterminer à ce moment s’il n’y avait pas là un faux par imi- 


tation Car, en définitive, on peut toujours dire : « C’est bien 
mon écriture, mais c’est une imitation de mon écriture » Dans 
les contitions où nous nous trouvions, il ne m'était pas possible 
de fairé cette constatation. Je pensais.que mes collègues, 
voyant cette nouvelle écriture, penseraient comme moi et que nous 
aurions l’occasion de refaire devant la Cour de cassation une nou- 
velle expertise avec les deux documents que j'avais devant moi. 
Quand j'ai vu que j'étais seul de mon avis, j'ai pensé que j'avais un 


devoir : c'était de faire moi-mÿme, pour ma conscience, cette 


expertise que la Cour de cassation ne nous demandait pas et qui 
me paraissait indispensable. Je me suis donc procuré un bon fac- 
similé du bordereau, j'avais vu l'original, je pouvais travailler sur 
un fac-similé de lécriture du capitaine Dreyfus, de celle du 
commandant Esterhazy. Je me suis rendu compte qu'il y avait 
absolument identité d’écritures, que toutes les dissemblances que 
J'avais relevées entre l’écriture du capitaine Dreyfas et celle du 
bordereau étaient au contraire des ressemblances dans l'écriture 
d'Esterhazy. (Mouvement.)J'en ai déduit ce qui me paraissait natu- 
rel et logique : que dès l'instant que deux écritures sont sembla- 
bles, elles appartiennent au même personnage. Je tenais à ce que 
mon sentiment devint public etje ne savais pas exactement com- 
ment m'y prendre, puisque la Cour de cassation ne m'avait pas 
consulté 

Sur ces entrefaites il m’arriva une lettre d'un maitre et d’un ami, 
M. Gabriel Monod, de qui j'ai été l'élève à l'École des Hautes-Études 
en 1869, dont je m'honore d’être resté le disciple et l’ami, qui me 
disait simplement qu'il avait vu avec tristesse que je n'avais pas 
été assez affirmalif dans ma déposition à Ja Cour de cassation, mais 
sans me demander absolument ni réponse, ni quoi que ce soit. 
C’est alors que je lui ai répondu la lettre où j'ai exposé plus nette- 
ment l'impression que j'avais, lettre qui a été communiquée à la 
Cour de cassation et que vous connaissez, monsieur le Président. 





— 465 — 


Voilà mon rôle dans cette affaire. Maintenant je tiens à 
répondre, si vous me le permettez, à une insinuation qui se trouve 
dans la déposition de M. le général Mercier. 

M. le général Mercier, et celui qui lui a fourni les éléments de la 
note, et qui, par une indiscrétion dont je ne l’aurais pas cru capable, 
a communiqué un document qui ne lui appartenait pas, M. le 
général Mercier s’étonne qu'ayant connu en 1897 l’écriture d’Ester- 
hazy, je n’aie pas à ce moment déclaré que le bordereau était 
d'Esterhazy. La raison est bien simple : j'étais tenu d’une part tou- 
jours par le secret professionnel; d’autre part, si J avais l’écriture 
d'Esterhazy, je n’avais pas celle de Dreyfus, ni le bordereau, puis- 
qu’en 1897 je n’ai pas été du tout expert dans l’affaire du borde- 
reau, mais seulement pour la lettre « du uhlan »; et par consé- 
quent, quelques doutes que j’aie pu avoir, d’abord je n'avais pas les 
éléments pour pouvoir faire un rapport et ensuite qu'aurait-on dit 
si, au moment où il y avait les experts officiels nommés pour 
savoir si le bordereau était oui ou non du commandant Esterhazy, 
j'avais pesé dans la balance et donné à ce moment-là mon opinion”? 
On aurait dit : «Il pèse sur ses collègues, et c’est là un acte d’indé- 
licatesse. » Je n’ai pas cru devoir le faire et je ne l'ai pas fait. 

Si maintenant on veut savoir quel a été, comme le dit M. le 
général Mercier, mon chemin de Damas, il n’est pas besoin de 
croire qu'il y a là des motifs inavouables (Mouvement.) Je proteste 
de la façon la plus formelle contre cette insinuation qui certaine- 
ment dépasse ce qu'a voulu dire M. le général Mercier, il n’a 
pas voulu porter atteinte à l’honorabilité d'un homme qu’il ne con- 
naît pas, mais que d’autres connaissent. Mon chemin de Damas a 
été extrêmement simple : c’est la découverte de l'écriture d’Ester- 
hazy, c'est le faux Henry, c’est l'enquête de la Chambre criminelle, 
c’est l'arrêt de la Cour de cassation; c’est enfin ma conscience qui 
ne me permettait pas de ne pas revenir sur mon opinion quand 
je suis convaincu que je me suis trompé en 1894. (Sensation.) Il y a 
encore une chose dont il faut tenir compte, c’est l’aveu même du 
commandant Esterhazy. Oh! je sais bien que cet aveu peut paraître 
suspect; toutefois il est de règle, en critique historique, de rejeter un 
témoignage suspect. Mais quand ce témoignage concorde avec la 
réalité des faits, ou avec d’autres témoignages qui sont considérés 
comme sincères, nous le retenons, et c’est le cas ici. Et c’est pour 
cela que l’aveu d’Esterhazy doit être retenu. 

Voilà, monsieur le Président, tout ce que j’ai à dire. Je n'entre 
pas dans des démonstrations graphiques, je n’y entrerai que si vous 

1. 30 





me le demandez, — parce que Sn ne veux pas abuser de vos instants, 
et que vousavez à entendre les experts officiels de la Cour de cas- 


sation qui, eux, ont dressé un rapport sur la question et ne pour- 
ront pas faire autrement que de vous donner des renseignements 
techniques. | 

Je demanderaiseulement à ajouterun mot, monsieur le Président, 
et pour résumer ma déposition d’une façon aussi claire et aussi nette 
que possible. Je tiens à déclarer ceci, c’est qu’en 1894, abusé par 
une ressemblance graphique, je me suis trompé en attribuant la 
pièce appelée bordereau à l’auteur d'une écriture anonyme qui était 
celle du capitaine Dreyfus, Ayant trouvé un nouvel élément d’écri- 
ture, j'ai reconnu mon erreur et c’est pour moi un très grand sou- 
lagement de conscience de pouvoir devant vous, messieurs, et 
surtout devant celui qui a été victime de cette erreur, déclarer que 
je me suis trompé en 1894 et que j'estime actuellement que l’écri- 
ture du bordereau n’est pas l’œuvre graphique du capitaine 
Dreyfus, mais qu’elle est celle du commandant Esterhazy. (Sensation. ) 

LE Présrpexr. — Vous nous avez dit, dans votre déposition, que 
devant la Cour de cassation on vous a communiqué à la fois le 
bordereau, de l'écriture de Dreyfus et de celle du commandant 
Esterhazy: combien de temps avez-vous eu ces pièces entre les 


mains pour vous former votre opinion ? 


M. Cuaravay. — Nous avons eu à peu près deux ou trois heures 
à nous tous; par conséquent nous n'avons pas pu consacrer ces 
trois heures chacun à cet examen. 

Le PRÉSIDENT. = Par conséquent, cet examen a été rapide; mal- 
gré cela, vous l’avez jugé suffisant ? 

M. Cuaravayr, — Oui, monsieur le Président, et je crois que dans 
cette affaire, la question est beaucoup plus claire qu’elle ne semble 
et qu'il suffit de comparer le bordereau aux deux écritures pour 


que la chose saute aux yeux ; il suffit du simple bon sens pour 


cela. (Mouvement. Vous pourriez le faire admirablement. 

Le Présinexr. -- Avez-vous eu le temps de faire des comparai- 
sons techniques de types d'écriture? Avez-vous eu assez de temps 
pour faire votre examen ? 

. M. Cuaravay. — Oui, mon colonel. Je vous ai dit tout à l'heure 
qu'ensuite j'ai fait une expertise. 

Le Présinexr. — Vous l’avez faite depuis, chez vous ? 


M. Cuaravayr, — Oui, mais à ce moment-là, le premier examen 
était suffisant pour constater les ressemblances qui existaient entre 


les deux écritures. 











Le PrésipeNTr. — Vous avez eu assez de temps pour vous rendre 
compte ? 


M. Caaravar. — Pas pour dresser un rapport; pour me faire une 


opinion personnelle, oui, mais non pour faire un rapport. 
LE caprrAINE BEAUVAIS. — Je demanderai à M. Charavay, comme 
je l'ai fait pour M. Teyssonnières, si, parmi les pièces qui ont été 


soumises à son expertise, il a eu la copie du bordereau faite par 


l'accusé ? 

Cette pièce passe sous les yeux du témoin. 

LE coMMANDaANT CARRIÈRE. — Cette copie a été faite postérieure- 
ment à l'expertise de 1894 ; ces messieurs ne pouvaient pas en avoir 
connaissance à ce moment. 

M. Cuaravay. — Nous avons eu entre les mains la pièce qui 
reproduit quelques termes du bordereau et qui a été écrite dans des 


conditions toutes particulières sous la dictée du colonel du Paty de : 


Clam. Mon rapport est du 98 et la copie de la pièce dont vous parlez 
est du 29 octobre. En effet, mon rapport est du 28 octobre. 

LE CAPITAINE BEAUVAIS. — Avez-vous vu la pièce lors de votre 
dernière expertise ; l’avez-vous eue devant la Cour de cassation ? 

. M, CHaravay. — Non, monsieur. É 

Me Demaxce. — Je voudrais poser au témoin une question gra- 
phique : tout à l'heure, M. Teyssonnières a appelé particulièrement 
l'attention du Conseil sur le papier gélatiné avec lequel il à fait un 
décalque et sur la lettre majuscüle }/ du mot « monsieur » et du 
mot « Madagascar », qui, pour lui, était tout à fait caractéristique 
et qui lui faisait attribuer le bordereau à Dreyfus. 

M. Charavay n’a-t-il pas, en 1894, également invoqué cette 
lettre majuscule M et aujourd’hui, puisqu'il a changé d’avis, 
voudrait-il dire pourquoi cette lettre majuscule n’a plus la même 
valeur qu’elle à conservée aux yeux de M. Teyssonnières ? 

Le Présinpenr. — Vous avez attribué une grande importance à 
la forme de A majuscule ; vous avez changé d'opinion depuis ; 
quelle est maintenant votre opinion à ce sujet ? 

M. Cnaravay. — L’M de « Madagascar » n'est pas du tout celui 
du capitaine Dreyfus; je ne l’ai retrouvé qu’une fois dans un 
document du ministère de la Guerre; comme je pensais à ce 
moment-là à une dissimulation, je-me suis dit : Puisque je retrouve 
un M,ila pu être fait une autre fois, cela peut donc être de la 
même main. Le cas n’est plus du tout le même aujourd'hui; cet 
M est l’'M ordinaire du commandant Esterhazy, alors qu'il était 
exceptionnel pour Dreyfus, puisque je ne l'ai trouvé qu'une fois; 



























— 468 — 
il n’est pas l’M ordinaire du graphisme du capitaine Dreyfus, c’est 
bien l'M du graphisme ordinaire du commandant Esterhazy, par 
conséquent la valeur de mon observation tombe. 

Le capiTAINE DREYFUS. — Je désirerais avoir quelques détails 
graphiques de la part de M. Chavaray. 

M.Cuaravayx. — Ce sont bien les ressemblances de l'écriture du 
bordereau avec l'écriture du commandant Esterhazy qui me sont 
demandées ? 

Le PrésiDexT. — Non, ce sont toutes vos observations gra- 
phiques, toutes les constatations sur lesquelles vous avez pu baser 
votre changement d'opinion ; les ressemblances de l'écriture du 
bordereau avec celle d’Esterhazy, et ses dissemblances avec celle 
de Dreyfus. 

M. Cnaravay, — Tout d'abord j'avais constaté en 1894 qu'il y 
avait un certain nombre de dissemblances entre l'écriture du capi- 
taine Dreyfus et celle du bordereau; je ne m’en souviens plus 
exactement, mais j'avais remarqué notamment l'A majuscule dont 
on à parlé tout à l'heure; et c’est quand jai examiné la question 
des dissemblances que j'ai constaté que j'avais trouvé une fois cette 
lettre; mais ce n’en est pas moins une dissemblance avec le gra- 
phisme ordinaire. AL, 

Il y à aussi la question du double « SS ». Ce caractère est tout 
à fait différent de place dans le bordereau ou dans l'écriture du 
capitaine Dreyfus. 

Il y a quelques autres dissemblances que j'ai relevées. 

Quant aux ressemblances entre le bordereau et l'écriture d’Es- 
terhazy, les voici : 

C’est le même module de caractères, c’est la même forme d’écri- 
ture, 

Dans le bordereau on ne trouve pas d’alinéas, c’est-à-dire pas 
de blanc, aux alinéas. C’est une disposition que nous trouvons éga- 
lement dans les lettres du commandant Esterhazy qui nous ont été 
soumises. 

Nous avons encore un point qui est assez particulier. Cette ob- 
servation n’est pas de moi, mais d’un des experts qui ont été con- 
sultés, et, si j'ai bonne mémoire, c’est M. Moriaud. 
= Dans le bordereau, les lignes de l'écriture présentent souvent une 
concavité dirigée vers le haut. 

C’est en effet une particularité très répandue chez ceux qui ont 
appris à écrire en France. J'ai retrouvé celte même concavité des 
lignes chez le commandant Esterhazy ; chez Dreyfus au contraire, 


— 469 — 


la cavité va vers le bas, et nous trouvons beaucoup de mots du com-. 


mencement et de la fin de chaque ligne, qui sont un peu plus bas 
que ceux du milieu. 

Dans le premier cas, il semble qu'on a tenu le papier penché vers 
la gauche, le coude éloigné du corps; dans le second cas, au con- 
traire, le papier a été tenu droit et le coude rapproché du corps, 
méthode la plus commode pour écrire. 

J'ai aussi constaté dans le bordereau qu’un certain nombre de 
lettres et les majuscules qui commençaient les mots étaient beau- 
coup plus hautes que le reste du mot. Or c'est un fait qu’on 
constate dans l'écriture du commandant Esterhazy. 

Les doubles S qui étaient différentes dans l'écriture du borde- 
reau et dans l'écriture de 1894 sont au contraire absolument sem- 
blables dans l’écriture du commandant Esterhazy. 

L’M, je crois l'avoir déjà dit, est absolument semblable ; enfin, 
il y a là un fait qui m'a frappé tout particulièrement, c’est la dif- 
férence entre les À. L’A de l’écriture du capitaine Dreyfus est 
plutôt un À français, tandis que l’A de l’écriture d’'Esterhazy pro- 
cède de l’A allemand. Il y a encore un point qui est celui-ci: c’est 
Vaccentuation qui existe sur la préposition À. J'ai trouvé dans le 
bordereau une accentuation sur la préposition À, accentuation 
qu’on ne trouve pas, si je ne me trompe, dans l'écriture de Dreyfus, 
et qu'on trouve au contraire dans l'écriture d’Esterhazy. Il faudrait 
avoir sous les yeux les documents pour pouvoir juger. Enfin, il y a 
certains mots qui sont absolument semblables. Je prendrai le mot 
«adresse » et le mot « manœuvre » ; ces mots sont tellement iden- 
tiques dans les deux écritures qu'on pourrait parler de décalque; 
ils sont absolument semblables. Voilà quelles sont les raisons 
générales qui m'ont fait penser que la pièce était du comman- 
dant Esterhazy et qu'elle n’était certainement pas du capitaine 


Dreyfus. 
LE CAPITAINE DREYFUS. — Merci ! merci! 
Le PRÉSIDENT. — Avez-vous autre-chose à déclarer? 
M. CHaravay. — Non. 
Le PrésipeNT, au capitaine Dreyfus. — Avez-vous quelques 


observations à présenter ? 
LE CAPITAINE DRevrus, — Non, mon colonel. 
LE PRÉSIDENT, du témoin. — Vous pouvez vous retirer. 
Faites entrer le témoin suivant, M. Pelletier. 


} 





7e 


Maitre DÉCHETS, 


le 














SOIXANTE-HUITIÈME TÉMOIN 
M. PELREMER 


ks M. Pelletier Eugène, expert e en écritures près la Cour d'appel, de 
Paris, 3, rue de Valois, à Paris. 

Le PRÉSIDENT, — Vous avez été appelé en 1894 à fin d'expertise dela 
pièce dite le bordereau. Veuillez nous en faire connaître les résultats, 

M. Pezcerier, — Messieurs, avant d'apporter mon témoignage 
devant vous et de vous faire la description technique de mon tra- 
vail, je tiens à préciser un point sur lequel je suis en désaccord avec 
M. le général Mercier : je le ferai brièvement et respectueusement. 

En ce qui me concerne, M. le général Mercier a dit dans sa 
déposition : « M. Pelletier refusa de se servir des lettres que lui 
offrait M. Bertillon. » A cette première attaque, je réponds : Je 
suis heureux de ne pas m'être rendu chez M. Bertillon, car cette 
démarche aurait pu me faire commettre une erreur. En expert 
consciencieux, je ne devais pas aller chez M. Bertillon, dont 
l’opinion était faite et, puisque deux personnes avaient été 
consultées, pourquoi cette invitation à me rendre plutôt chez 
M. Bertillon que chez l’autre expert? D’ailleurs, j'ajoute que les 
pièces qui m'avaient été soumises me semblaient suffisantes pour 
me faire une opinion. 

M. le général Mercier ajoute : « M. Pelletier eut une petite his- 
toire qui me mit un peu en défiance contre lui. Se trouvant appelé 
en même temps à deux réunions qui devaient avoir lieu, l’une pour 
les expertises et l’autre pour je ne sais quelle affaire judicaire, 
il écrivit à chacune des deux réunions qu’étant obligé de se 
trouver à l’autre, il ne pouvait pas se trouver à celle dans laquelle 
sa présence était indispensable à l'audience ; cela me mit un peu en 
défiance contre lui. De sorte que, quand il conclut contre Fidentité 
de l'écriture du capitaine Dreyfus avec celle du bordereau, son 
témoignage me parut un peu suspect. » 

Il semblerait donc résulter de cette déposition que je ne me 
serais pas rendu aux convocations qui m'ont été adressées par le 


magistrat instructeur de 1894. 


Or, à l’époque où j'ai été convoqué au Conseil de guerre — en 
novembre 489% — mon rapport élait déposé depuis le 26 octobre. 
(Mouvement.) M. le général Mercier laisse entendre que mes con- 
clusions ont pu être modifiées après la date de cette convocation et 
qu’elles lui parurent suspectes, À cet argument, messieurs, j'oppose 








En" ane 


simplement le témoignage des faits. J'ai été chargé le 22 octo- 
bre 1894 de la vérification en question. J'ai déposé mon rapport, 
c’est exact, le 26 octobre, et ce n’est qu’en novembre que j'ai été 
appelé à l'instruction pour y subir un véritable interrogatoire,. 


Puis, l'autorité militaire elle-même a déposé une plainte contre 
moi à M. le Procureur général, et il a été établi que j'étais témoin 
à la Cour d’assises à ce moment. D'ailleurs j'avais eu soin d'aviser 


M. le Commissaire du Gouvernement qu'un cas de force majeure 
m'obligeait à retarder ma comparution. Mais ce que je tiens à pré- 
ciser, c’est que M. le général Mercier n'avait aucune raison de sus- 
pecter mes conclusions à venir, puisque ces conclusions étaient 
prises et connues depuis le 26 octobre. 

Il ne mereste plus, messieurs, après avoir vidé ce débat personnel, 
qu'à vous faire connaître comment mes vérificationsontété effectuées. 

Le PrésIpeNTr. — Avant ceci, une observation : vous avez été à 
la Cour d'assises? 

M. Pezzerter. — Parfaitement. 

Le PrésipexTr. — Vous avez fonctionné comme expert à la Cour 
d'assises ? 

M. PeLceTier. — Oui. 


Le Présrpexr. — N'avez-vous pas été excusé à la Cour d'assises? 


M. Pezcerier. — Non. J’ai demandé la permission de m’absenter 
pour me rendre à une autre convocation après ma déposition... 


Le PrésipenT. — A laquelle vous ne vous êtes pas rendu? 

M. Peizerter. — Non, l'heure fixée était passée. 

Le Présexr. — Enfin, vous ne vous êtes rendu ni dans un 
endroit ni dans un autre ? 

M. Pezrerier, — Si, j'étais à la Cour d'assises. 


Le Présinenr. — Vous avez été témoin à la Cour d'assises? Vous 


avez déposé comme témoin à la Cour d'assises? 

M. Peczerrer. — Parfaitement. 

Le Présrenr. — C’est bien, continuez. 

M. Pezcerier. — C’est donc le 22 octobre 1894 que j'ai été chargé 
d'examiner une lettre anonyme appelée depuis bordereau. A cet effet, 
on m'a remis divers spécimens de comparaison émanant de plu- 
sieurs personnes, lesquelles personnes étaient désignées sous les 
n°s 4 et 2, ce n’est donc que plus tard que, comme tout le monde, 
J'ai connu le nom de l’inculpé, le capitaine Dreyfus. De cette per- 
sonne, on m'a remis divers feuillets numérotés de 1 à 10 quiavaient 


été tracés en plusieurs genres d'écriture debout, main gantée, main 
nue, sabre au côté. Ces divers feuillets portent les numéros 354, 355 














D ler 





2 TT 


et 358; ils sont écrits sur papier du ministère de la Guerre. Enfin, 
on m'a remis quatre minutes sur papier ad hoc du ministère de la 
Guerre et diverses notes rédigées sur papier format Tellière. Je 
laisse de côté l'écriture de l’autre personne, qui n’avait aucun rap- 
port avec celle du bordereau. 

J’ai donc comparé l'écriture du bordereau avec les éléments de 
comparaison dont je vous ai donné connaissance. L'écriture du 
bordereau ne semble nullement déguisée, il a toutes les apparences 
d’une pièce écrite franchement et d'une façon normale, il doit en 
d'autres termes représenter exactement le graphisme de son auteur. 
Si donc on avait un spécimen d'écriture de la personne qui a écrit 
le bordereau, on devait y retrouver le cachet spécial du dit docu- 
ment, jusqu'aux plus intimes détails des lettres, sans se borner aux 
formes générales. Je le répète, le bordereau a toutes les appa- 
rences d’une écriture naturelle, faite au courant de la plume. Je 
rapproche donc le bordereau des divers documents de comparaison. 
Les différents spécimens d'écriture de la première personne, le 
capitaine Dreyfus, sont, d’une façon générale, d’un même type. Je 
fais remarquer que ce genre de graphisme est commun à beaucoup 
de personnes ayant l'habitude d’écrire un peu rapidement et négli- 
gemment. Il y a d’ailleurs entre les spécimens d'écriture du capi- 
taine Dreyfuset les autres documents une certaine différence au point 
de vue de l’ordonnancement des lettres; j’expliquerai cette expres- 
sion tout à l'heure. Dans le document litigieux, l’’écriture est, si je 
puis m’exprimer ainsi — sautillante; de plus elle est sobre, alors que 
dans les pièces de comparaison, même dans celles tracées en différents 
genres et dans différentes positions, les lettres reposent beaucoup 
mieux sur la portée, sont moins irrégulières de forme et plus agré- 
mentées : cette constatation a, selon moi, beaucoup d'importance. 

Je dis, messieurs, que de ce premierexamen et de l’aspect général, 
j'ai tiré la conclusion qu'il y avait une grande différence dans 
l'ordonnancement des lettres. Par cette expression ordonnancement, 
j'entends que le bordereau a été tracé d’une écriture couchée, pen- 
chée, à bases arrondies, d’où un écart relativement assez grand 
entre chaque lettre, tandis que dans les documents de comparaison 
l'écriture est filiforme, les lettres en un mot sont plus tassées, d’où 
différence dans l’aspect général. 

Il est évident qu’on peut retrouver entre les pièces de compa- 
raison et le document incriminé quelques analogies de détail, mais 
on remarquera qu'elles sont banales et pourraient se retrouver sous 
bien d’autres mains expérimentées. Par exemple, les spécimens de 





— À7T3 — 


comparaison nous montrent quelques minuscules finales s arrondies 
et peu formées, à l'instar de celles du document en cause. Mais 
dans quelle écriture un peu habile et un peu négligée ne retrouve- 
rait-on pas cette particularité? Du reste, si l’on veut bien se péné- 
trer de l’exécution intime de toutes les lettres $, soit à la fin, soit 
dans le corps des mots du document ineriminé, on remarquera qu’il 
n’y a pas une véritable et complète analogie entre ces minuscules s 
et celles plus anguleuses des pièces de comparaison. Même observa- 
tion pour la banalité et la différence d’exécution intime des minus- 
cules 4 de forme anglaise et les minuscules p, 4, 4 et aussi parfois 
des minuscules. 

D'ailleurs, à côté de ces analogies vagues, on pourrait citer de 
sérieuses dissemblances, même en s’en tenant à de simples formes 
de lettres : ainsi les minuscules f et ff doubles, les minuscules j et s 
très originales dans le document incriminé ne se retrouvent pas 
dans les pièces de comparaison. De même les minuscules qui, dans 
la pièce incriminée, ne dépassent pas sensiblement le niveau 
général de l'écriture, s'élèvent beaucoup au-dessus dans les spéci- 
mens de comparaison. 

La majuscule M dans le mot « Madagascar » n’est pas habi- 
tuelle sous la plume du capitaine Dreyfus. Tout en étant de même 
forme générale, elle n’est pas identique dans le document litigieux. 

Dans le bordereau, elle est arrondie à la base; dans les pièces 
de comparaison, elle est angulaire, pointue... 

Le PréstpenT. — Je ne vois pas cette remarque dans votre rapport. 

M. Pecerter. — Ceci n’y est pas, en effet. Je dis que lorsqu'il 
s’agit de comparer des écritures rapides, négligées, émanant d’écri- 
vains expérimentés, il ne faut pas se référer seulement aux formes 
des lettres ni même au seul type général de l’écriture, mais il faut 
surtout tenir compte du cachet spécial quise dégage principalement 
de l’ordonnancement des lettres et des mots. Or, nous avons dit 
quelles dissimilitudes il y avait à ce point de vue entre l’écriture du 
bordereau et celle du capitaine Dreyfus ; on pourrait même ajouter 
qu'il existe une autre différence portant sur une particularité impor- 
tante de l'écriture de comparaison et qui consiste dans l'agrémenta- 
tion de certaines lettres initiales. Je veux parler de ces traits graphi- 
quesrelativementassezlongs qui, dans quelques cas, servent de début 
aux minuscules m, p, j, s, v, etc. Dans le document incriminé, au 
contraire, ces mêmes lettres débutent généralement d’une façon plus 
simple, et si parfois on peut constater la présence de ce trait, il est 
en tout cas moins apparent et même presque à l’état embryonnaire. 








— A74 — 
* J'estime qu'entre les pièces de comparaison et la pièce incri- 
minée, il n’y a que le rapport du genre à l'espèce. 
En présence de ces constatations, messieurs, j'ai dit dans mes 


conclusions que je ne me croyais pas autorisé à attribuer au capi- 
taine Dreyfus le document incriminé. 


Le PRÉSIDENT. — Vous maintenez vos conclusions? 

M. Pgceriter. — Je maintiens mes conclusions dans toute (QE 
intégralité. 

Me DeuaxcEe. — Voulez-vous demander à M. Pelletier si, à la 


Cour de cassation, il a été au nombre des experts à qui on a montré 
l'écriture d'Esterhazy et s’il a une opinion sur ce point? 

Le Pnésbexr, du témoin. — Étiez-vous parmi les experts aux- 
quels on a montré le bordereau, les pièces émanant d’Esterhazy, 
et d’autres émanant du capitaine Dreyfus? 

M. PezLerter. — Parfaitement. 

Le Présent. — Quel a été le résultat de l'inspection assez 
rapide que vous avez faite de ces pièces ? É 

M. Pezcerrer. — Je n'ai pas eu l'écriture du commandant Ester- 
hazy assez longtemps en main pour me faire une opinion sérieuse; 
ce que j'ai pu dire à la Cour de cassation n’est qu’une simple appré- 
ciation. Mon travail a porté sur l’étude du document incriminé et 
sur les pièces de comparaison émanant du capitaine Dreyfus. Je me 
suis fait une idée personnelle, mais, je le répète, je n’ai pas eu 
assez longtemps en main les pièces pour donner un avis formel. 

Le Présipenr. — Vous n’avez pas eu à donner votre avis sur les 
pièces Dreyfus et Esterhazy ? 

M. Peccerier, — J'ai dit que les dissemblances signalées dans 
mon rapport se retrouvaient dans les pièces émanant d’Esterhazy ; 
mais ce n’est qu'une appréciation. 


Le Présipexr. — C’est bien de l'accusé ici présent que vous : 
entendez parler ? 
M. PezLerier. — Oui, je l’ai vu en 1894. 


Des affaires personnelles m’obligent à me retirer, pensez-vous 
qu’il soit nécessaire que je reste? 
La défense ne S'y oppose pas. 


Le Présinexr. — Et vous, monsieur le Commissaire du Gouver- 
nement ? | 

Le CommissamRE pu GOUVERNEMENT. — Je fais des réserves... Je ne. 
sais pas. 


Le Présinexr, du témoin. — Vous pourrez sans doute vous retirer. 
après l’audition des autres experts en écritures. 





LAS. 4” 





SOIXANTE-NEUVIÈME TÉMOIN 
M. COUARD 


M. Couard, Émile-Louis, 44 ans, ancien élève de l'École des 
chartes, archiviste-paléographe, expert en écritures devant les 
tribunaux de Seine-et-Oise. 

Le Préspexr. — Vous avez été appelé à faire l'expertise de 
l'écriture du commandant Esterhazy lors de son procès; veuillez 
nous dire ce que vous avez remarqué à ce sujet. 

M. Couarp. — Le 12 décembre 1897, le commandant Ravary 
m'écrivit une lettre pour me demander d’accepter une mission 
d'expertise en écritures. Après avoir réfléchi quelques instants, je 
lui répondis que je me trouverais le mardi 44 décembre au rendez- 
vous qu’il me donnait, c’est-à-dire au Cherche-Midi. 

Je m’y rencontrai avec M. Belhomme et avec M. Varinard, et il 
importe de faire de suite une remarque qui a son importance : je 
connaissais M. Belhomme pour avoir fait avec lui une expertise 
six mois avant, ainsi que M. Charavay, à Rambouillet; je ne l'avais 
jamais vu avant, je ne l’avais pas revu depuis; quant à M. Vari- 
nard, je ne m'étais jamais trouvé en rapports avec lui. 

Le commandant Ravary nous demanda d’accepter la mission 
d'expertiser une pièce nommée « bordereau » et des pièces de com- 
paraison émanant du commandant Esterhazy. Nous lui fimes cette 
réponse, et elle a son importance : «Mon commandant, avant de vous 


répondre, permettez-nous de vous poser une question : Ferons-nous 


notre expertise sur le bordereau original lui-même, ou la ferons- 
nous sur des reproductions, fac-similé ou photographie? » 

Notre intention était celle-ci : si le commandant nous avait 
déclaré que nous n’aurions pas à notre disposition le bordereau, 
nous aurions refusé la mission qui allait nous être confiée, parce 
que nous estimions que dans une question aussi grave que celle-là, 
il était indispensable d'avoir sous les yeux la pièce elle-même, car 
la physionomie d’une écriture ne peut se traduire que par l'écriture 
elle-même. ( Rires.) à | 

Le commandant Ravary nous montra alors une enveloppe et 
nous dit : « Le bordereau est dans cette enveloppe, il sera mis à 
votre disposition. De plus, vous aurez chacun une photographie 
que vous pourrez emporter chez vous pour compléter votre travail, 
pour compléter les notes que vous aurez prises sur le bordereau, 
parce que le bordereau ne quittera pas mon cabinet. » 

















Nous avons accepté cette mission. 

Quelques instants après, une demi-heure environ, le comman- 
dant Esterhazy vint dans le cabinet du commandant Ravary. Nous 
lui avons dicté un corps d'écriture qui doit se trouver dans le dos- 
sier de l’affaire de 1897. Cette expérience a son importance aussi. 
Nous agissions vis-à vis du commandant Esterhazy comme dans 
toutes les expertises civiles ou criminelles nous agissons vis-à-vis 
de tout accusé ou inculpé: nous voulons savoir comment cet 
homme écrit, quelle est sa manière de tenir la plume, et nous fai- 
sons à ce moment des observations qui ont leur importance. 

Cette dictée ayant été faite, je n'ai plus revu le commandant 
Esterhazy avant le jour de sa comparution en conseil de guerre. Je 
l’ai vu le deuxième jour du Conseil, sans naturellement lui avoir 
parlé dans l'intervalle ; ce jour-là il était au banc des accusés. 

Voilà par conséquent un premier point établi: il n’a existé 
entre les experts de 1897 d’une part et le commandant Esterhazy 
de l’autre aucun rapport tendant à faire croire que les experts de 
1897 ont pu être influencés d’une manière quelconque par le com- 
mandant Esterhazy. Je le dis parce que j'aurai l’occasion de revenir 
sur ce point tout à l’heure. 

Comment nous sommes-nous acquittés de notre mission ? Nous 
avons fait ce que nous faisons ordinairement dans les expertises : 
nous avons commencé par étudier les pièces de comparaison, c’est- 
à-dire les pièces dont l'écriture est indéniable, celles qui sont bien 
de la personne dont nous avons à examiner plus tard la pièce qu'on 
veut rapprocher de son écriture. 

Nous avons examiné toutes ces pièces de comparaison et nous 
les avons examinées séparément : pendant que mes collègues étu- 
diaient certaines pièces, j'en étudiais certaines autres qui me reve- 
naient ensuite. Nous les avons ainsi vues toutes. 

Je vous disais que ceci a une importance considérable. En effet 
si les pièces sur lesquelles on fait cette comparaison ne sont pas 
d’un authenticité certaine, l’expert est fatalement amené à des con- 
clusions qui seront fausses. C’est ce qui est arrivé à propos du tes- 
tament de Laboussinière ; je n’ai pas été mêlé à cette affaire, mais 
je la connais assez pour en parler. Dans cette affaire, les experts 
se sont trompés et ne pouvaient pas ne pas se tromper parce que 
les pièces de comparaison étaient des pièces fausses ; c’étaient les 
pièces qui avaient servi à la fabrication du faux testament ; et ils 
avaient raison de dire que le testament était de l'écriture de celui 
qui avait établi les pièces de comparaison, parce que c’étaient les 





— ÀTT — 


pièces de comparaison qui avaient servi à fabriquer le faux testa- 
ment. 

Nous avons ainsi procédé avec le plus grand soin. Quand nous 
avons eu l'écriture du commandant Esterhazy, nous avons examiné 
le bordereau. Où l’avons-nous examiné? je vous l'ai dit : au Cher- 
che-Midi. Nous l’avons examiné séparément ; nous nous sommes 
rendus séparément au Cherche-Midi ; nous avons travaillé séparé- 
ment sur le bordereau. Nous avons travaillé avec le commandant 
Ravary qui nous remettait l'enveloppe où se trouvait le bordereau ; 
nous nous installions dans un coin sur une petite table ; nous ne 
causions avec personne et quand nous avions fini, nous remettions 
le bordereau au commandant Ravary. Quand cette deuxième opé- 
ration a été finie, alors nous nous sommes réunis ; nous nous 
sommes réunis pour la première fois chez un d’entre nous, M. Bel- 
homme, et nous avons procédé à la rédaction d'un rapport, d’un 
rapport unique qui a été signé et déposé le 26 décembre 1897, et 
remis au commandant Ravary, au Cherche-Midi,le 27 décembre à 
9 heures du matin. (Rires.) 

Voilà l’historique de lexpertise. Nous avons donc déposé un 
rapport et quand un homme est venu dire : «J'accuseles trois experts, 
les sieurs Varinard, Couard et Belhomme, d’avoir fait des rapports 
mensongers et frauduleux, à moins qu’une expertise médicale ne 
les déclare atteints d’une maladie de la vue ou du jugement, » je dis 
que cet homme ne connaissait pas le rapport, puisqu'il a dit qu'il 
y avait des rapports, et ne pouvait pas le connaître puisqu'il n’était 
connu que du commandant Ravary et du Conseil de guerre. 

Atteint d’une maladie de la vue? Oh! non, je ne crains rien sur ce 
point : je travaille nuit et jour sans lunette ni lorgnon. Je ne suis 
atteint, j'en suis convaincu, d'aucune maladie du jugement, car je ne 
dirai pas comme l’a dit l’auteur de la lettre « J’accuse » je ne dirai 
pas « des rapports » lorsqu'il y a « un rapport ». (Rires.) 

Quelques jours s'écoulent. Nous déposons devant le Conseil de 
guerre, nous maintenons nos conclusions. Un peu plus tard, on 
vient me questionner et on me demande si mes sentiments ne se sont 
pas modifiés. Je réponds qu’ils se sont si peu modifiés que je don- 
nerais ma tête à couper que le bordereau n’a pas été écrit par le 
commandant Esterhazy. (Rires.) Ceci se lit en toutes lettres dans le 
journal Le Temps, puisque c’est une interview du Temps qui a 
rapporté ce propos que je ne désavoue pas, puisque la phrase est 
absolument exacte. 

Vous avez vu comme notre expertise a été faite, quelles sont les 














pièces quinous ont été fournies, quellessontles con clüsions auxquelles 
nous sommes arrivés ? Quand nous avons étudié les pièces de com- 
paraison, nous avons vu que l'écriture du commandant Esterhazy 


est avant tout une écriture franche, très naturelle; quand il com- 


mence sa lettre, il va jusqu’au bout en écrivant de la même manière 
et les pièces de comparaison sur lesquelles nous avons opéré sont 
des pièces qui se rapportent aux années 1882, 1 groupe; 1884, 
2e groupe ; 1894, 1897, dernier groupe. 

Cette écriture, elle est mauvaise ; elle peut prêter à des confu- 
sions ; mais ce qui ne se modifie pas, c’est son allure générale ; et 
du reste, quand on a vu le commandant Esterhazy écrire, comme 


- nous l’avons vu, on se rend compte que c’est l'homme qui est 


emporté par son mouvement et qui va d'un bout à l’autre exacte- 
ment avec la même allure, la même rapidité, le même mouvement. 
Or, en est-il ainsi dans le bordereau? Mais dans le bordereau, c’est 
précisément tout le contraire. Le bordereau est avant tout une écri- 
ture dont l’auteur a écrit avec des précautions qui se sentent à tous 
les mots. C’est tout le contraire de l'écriture d’Esterhazy ; c’est une 
écriture dans laquelle on sent que la main n’avance pas; on le sent 
parfaitement ; et ceci est tellement vrai que si on n’avait pas con- 
fiance en nous, qui sommes les experts choisis par le commandant 
Ravary, je dirais que ces constatations ont été faites dans des 
termes identiques par des experts d’une renommée incontestable, 
par des savants, par ceux qui ont contribué à faire de la grapho- 
logie une science rigoureuse, ayant ses règles et ses lois, par ces 
experts, que M. Bernard Lazare a cherchés en France et à l’étran- 
ger, en France, «parce quela conscience de ceux auxquels je m’adres- 
sais, dit M. Bernard Lazare, les rendait propres à juger équitable- 
ment, et à l'étranger parce que, continue-t-il, je pensais qu'ils 
seraient peu accessibles aux préjugés ». Or, que dit du bordereau, 
c’est-à-dire du fac-similé du bordereau, — car il n’a pas vu Porigi- 
nal, — M. Crépieux-Jamin, l’un de ces experts auxquels on s'est 
adressé ? Voici ce qu’il en dit lui-même: « Cette pièce n’est pas 
exempte de tares, écrite en deux fois, avec des marques de contrac- 
tion, elle m’inspire une forte méfiance. » 

Voici l'avis d’un homme qui n’a pas été choisi par le Conseil de 
guerre, qui a été choisi par M. Bernard Lazare : « Ne sont-ils pas 
étranges absolument ces mots « campagne » « extrèmement » 
« Ministère » ? 

« Ce sont là des mouvements qui témoignent d’une contraction 
comme celle qui frappe les faussaires. | 





4 





7 


« Et à la fin de la dernière ligne, les mots : « je vais partir en 
«manœuvres » sont d’une inégalité choquante et d’une netteté plus 


que médiocre. Le tracé contracté est évident, » 


Ce n'est pas moi qui le dis, c’est M. Crépieux-Jamin, l’un des 
maîtres de la science. 

Mais enfin, supposons qu’il se soit trompé. Que dit donc M. Bril- 
let, graphologue, expert en écritures, demeurant à Issoudun, rue 
Jeanne-d'Arc, n° 41 ? 

[Il remarque une agitation poussée jusqu’au tremblement, et 
analogue à celle qui se produit chez les individus affectés de trou- 
bles cardiaques ou pulmonaires, ou qui sont sous l'impression d’in- 
toxication par l’alcool ; que l’inhibition est supérieure à la dynamo- 
génie, et qu'elle se traduit par des hachures, des hésitations, 
des éraillures, des retouches. 


11 y remarque une inégalité résultant du tremblement et des. 


hésitations, ainsi que de la différente inclinaison des lettres, et de 
la direction des traits et des lignes. 

Voilà ce que nous dit M. Brillet, qui a bien soin de nous faire 
constater qu'il y a dans Je bordereau au moins deux trains d’écri- 
ture. 

« Le double train d'écriture se remarque très nettement dans ce 
document; le premier train du commencement à la dix-huitième 
ligne incluse, et le second de la dix-neuvième à la vingt-cinquième 
ligne, En laissant de côté Les six dernières lignes qui pourraient à 
la rigueur constituer un troisième train d'écriture. 


Nous avons (rois trains d'écriture pour trente lignes, un train 


pour dix lignes. 
« De façon que le document semble avoir été écrit à trois 


reprises différentes au moins, avec application, avec hésitation, et 


même plus, avec intention de falsifier peut-être. 

« Il présente tout au moins le caractère d’une écriture anor- 
male. » 

Voilà ce que nous dit M. Brillet. 

Mais enfin, il est encore en France, il peut avoir encore quelques 
préjugés. L 

Adressons-nous à la Suisse et voyons ce que nous dit M, Moriaux. 

« Pris en lui-même le bordereau est suspect. Si l’on en fait une 
lettre ordinaire, il y a en lui de l’inexplicable. 

« Supposer qu'un vrai coupable ait dissimulé son écriture sans 
d’autre but que de se cacher est insuffisant. Tout s’éclaire, toutes 
les difficultés s’évanouissent si l’on admet que le faussaire a voulu 














— 480 — 


imiter l'écriture de Dreyfus. Le manque d'homogénéité du borde- 
reau, les lettres grosses et les mots grands parsemant l'écriture 
petite. le caractère différent de l'écriture quand elle est lente et 
quand elle est rapide, et surtout le fait que lorsqu'elle ressemble à 
celle de Dreyfus Fapplication y est manifeste ; enfin, les contrac- 
tions nerveuses en font foi. » 

Ne sommes-nous pas encore assez loin de la France, nous sommes 
en Suisse; mais allons plus loin si vous le permettez, en Amérique; 
nous arrivons à New-York, 265 broadway, chez M. David Carvalho, 
citoyen américain, consacrant depuis 22 ans la plus grande partie 
de son temps à l’étude et à la comparaison des écritures, dans le 
but de témoigner devant les cours de justice. 

Ayant eu l’occasion pendant ce laps de temps, après examen, 
d'exprimer une opinion dans plusieurs milliers de cas, je cite ses 
propres expressions : le déclarant, compétent en tout ce qui con- 
cerne la distinction par l'écriture entre des documents authentiques 
ou des documents forgés ou simulés, David Carvalho qui, à tous 
ces titres, en présence desquels je sens ma faiblesse, nous déclare 
Ceci: 

A première vue, le déclarant est frappé par le fait que l’échan- 
tillon C, c’est-à-dire le bordereau, qui représente l'écriture con- 
testée, est en grande partie simulé, en ce sens que ladite écriture 
n’est pas harmonique; elle varie et en ce qui concerne ce qu’on 
pourrait appeler ces particularités dominantes, lesdites particu- 
larités se trouvent être des exagérations et dans leurs répétitions 
elles sont reproduites avec tant de soin qu’elles indiquent un parti 
pris de simulation de la part de l'auteur, dans le but de reproduire 
et de rendre plus apparents lesdits points spéciaux, le déclarant a 
appris par l’expérience, que dans une tentative pour déguiser sa 
propre écriture, l’auteur essaie d'éviter les traits caractéristiques 
dominants et apparents de son écriture et non pas de les rendre 
plus intenses en cherchant à les répéter et à les multiplier, 
tandis que d’autre part, s’il tente d’imiter l’écriture d’un autre, il 
recherchera ces traits caractéristiques dominants et apparents, afin 
de les rendre plus intenses pour attirer pour ainsi dire l'attention 
plus particulièrement sur ces points spéciaux, tel dans ce cas. Le 
déclarant estime qu’il se trouve contenu dans ladite pièce suspecte 
des preuves qu’elle est une copie ou une tentative de simuler l’écri- 
ture de quelqu'un. Voici le sentiment de M. David Carvalho, et il 
termine en disant : « Cette écriture n’est pas une pièce dans laquelle 
une personne aurait dissimulé son écriture naturelle, mais au co, 





ne diese y le OR y 6 fe L'URSS 


2: 


BUT" cie 


traire une tentative faite par quelqu'un en vue de reproduire et 
d’imiter l’écriture d’une autre personne. » 

Eh bien, je tiens à remarquer, monsieur le Président, que je ne 
prononcerai pas une seule fois le nom du capitaine Dreyfus ; je suis 
expert dans l'affaire du commandant Esterhazy, je n’ai vu absolu- 
ment que le bordereau d’une part et l'écriture d'Esterhazy de l’autre, 
et, fidèle à mes convictions, à nos principes qui consistent à dire 
qu'on ne peut étudier une écriture que sur les documents mêmes, 
je déclare ne pas connaître l’écriture du capitaine Dreyfus. 

Mais enfin, je dis que l’écriture en présence de laquelle nous nous 
trouvons, de l’aveu même des experts opposés. est une écriture qui 
n’est ni franche ni naturelle, une écriture dans laquelle nous trou- 
vons des tremblements, des hésitations, des hachures, des modifi- 
cations telles que je ne puis l’attribuer au commandant Esterhazy. 
Est-ce son écriture, qu’on a voulu imiter ? c’est possible ; est-ce une 
autre? c’est encore possible. Ce qu’il y a de certain c’est que j’ai été 
frappé par ce double $S, qu’il n’est pas bien difficile d’imiter ; car il 
n’est pas difficile de se dire : On fait d’abord un grand S puis un 
petit s : le commandant Esterhazy fait le contraire, il fait un petit 
s et un grand S; introduire cela dans une écriture est la chose 
du monde la plus facile. 

Donc, nous sommes en présence d’une écriture qui n’est ni 
franche ni naturelle et dans laquelie on a probablement voulu 
imiter l’écriture de quelqu'un. En tout cas, celui qui écrivait le bor- 
dereau avait-il sous son papier pelure quelque chose qu'il suivait 
continuellement, revenait-il pour certains mots, tels que « manœu- 
vres », « artillerie », la chose est possible, je ne me charge pas de 
résoudre la question. 

Mais, dira-t-on, quand vous avez fait l’expertise de 1897, vous 
n’aviez pas certaines pièces qui ont été produites depuis, et notam- 
ment, paraît-il, une lettre du mois d’aoùt 1894, qui est sur papier 
pelure, dans laquelle on trouve de lécriture du commandant 
Esterhazy. 

D'abord cette lettre je ne l'ai pas examinée, je n’en ai pas fait 
l’expertise, mais enfin quelle est sa valeur comme authenticité? Elle 
est reconnue par le commandant Esterhazy. Oh! je crois qu’à 
l’heure qu'il est il reconnaîtra tout ce qu'on voudra’ lui faire recon- 
naître et ce n’est pas sa parole qui me donnera une conviction 
quelconque ; car enfin, de deux choses l’une, ou il faut admettre ce 
qu'il dit depuis le commencement jusqu’à la fin, et alors, je tombe 
dans la théorie du bloc, je dois tout admettre, y compris la culpa- 

IT. 31 








(2 





DE NN Me Te 1 





— 482 — 


bilité de Dreyfus qu'il affirme. Pour moi je dis qu’à partir de 1897 
je ne crois plus absolument rien de ce que dit le commandant 
Esterhazy, parce que les pièces qui noussont produites ne sont pas 
dans des conditions telles qu’elles puissent nous inspirer la moindre 
confiance. Il dit ceci aujourd’hui, rien ne prouve que l’année pro- 
chaine il ne dira pas autre chose. 

D'ailleurs, remarquons-le bien, Esterhazy n'est pas le premier 
venu. Dans le recueil des expertises de M. Bernard Lazare, M. de 
Rougemont — je ne le connais pas — a établi, paraît-il, que X, 
c’est-à-dire l’auteur inconnu du bordereau, est un homme éminem- 
ment doué; il agit avec calme, une prudence extrême, il possède 
un empire sur soi extrême, une habileté de dissimulation rare; son 
écriture laisse l’impression d'une intelligence de premier ordre, 
mais d’un caractère moral en train de faire naufrage complet. Par 
conséquent, sa déclaration n’a sur moi aucune espèce d’action. 

Je vous ai dit comment avait été faite notre expertise, les pièces 
de comparaison que nous avions eues sous les yeux, les exclusions 
auxquelles nous sommes arrivés; je me tiens prêt, monsieur le 
Président, à donner au Conseil toutes les explications qu’il voudra 
bien me demander. 

Le PrésipexT. — Veuillez faire connaître quelles sont les cons- 
tatations graphiques que vous avez faites et qui vous ont fait attri- 
buer le bordereau à Dreyfus. 

M. Couarn. — J'ai écrit le bordereau moi-même quelques jours 
après avoir été chargé de l'affaire ; pour écrire ces 30 lignes, recto 
et verso, il m’a fallu 7 minutes 1/2; eh bien, je n’admettrai jamais 
que pour écrire ces 30 lignes le commandant Esterhazy ait changé 
trois fois d'écriture, car l’écriture change. Je n’ai pas le bordereau 
sous les yeux. 

M. le Président fait passer le bordereau à M. Couard. 

M. Couarp. — Il est évident qu’une fois arrivé à la 15e ligne, il 
y a eu une reprise. Si je regarde le mot « extrêmement » qui se 
trouve sur la même ligne, je vois qu’il est écrit avec des tremble- 
ments très caractéristiques et très apparents. Si je vais plus loin je 
vois des tremblements aussi sur le mot « ministère ». Vous avez 
une photographie entre les mains, mais tout ce qui est indiqué sur 
la photographie dépasse un peu ce qui est sur l'original. Cependant, 
dans le mot « ministère », il y a des tremblements; en arrivant au 
verso, je vois que l’écriture va encore une fois changer d'allure : 
:Île est sensiblement plus arrondie, moins anguleuse, et les angles 
sont une des caractéristiques de l'écriture d’Esterhazy; je trouve 





Rs 


— 483 — 


des angles et des traits fort allongés au-dessus de la ligne chez 
Esterhazy, là je ne les trouve pas. 

À la 4e ligne du verso je trouve le mot « manœuvre » et je 
retrouve le même mot « manœuvre » dans les dernières lignes : Je 
vais partir en maœuvres. Eh bien, il est pour moi certain que celui 
qui a écrit ce mot « manœuvre » avait sous le papier quelque chose 
qui luiservait pour faire un calque. Voilà monsentiment. En somme, 
je me trouve en présence d’une écriture toute différente par son 
train, par son allure, de ce qu’est l'écriture d’Esterhazy. 

Voilà les points essentiels que je signalerai au Conseil. Nous 
étions trois experts, nous avions fait un rapport, mes collègues 
pourront peut-être compléter sur d’autres points les observations 
que je présente ici. 

Le PrésipexT. — Vous concluez que l’écriture du bordereau n’est 
pas du commandant Esterhazy ? 

M. Couar». — Je conclus que l'écriture du bordereau n’est pas 
du commandant Esterhazy. 

Le Présipexr, — Et avec l'écriture de Dreyfus vous ne faites 
aucune confusion ? 

M. Couarp. — Je m'y refuse absolument, Parce que je ne fais 
d’expertises d’écritures que sur les écritures elles-mêmes et je nai 
Jamais eu d'écriture de Dreyfus. Je fais cependant une restriction ; 
le 19 janvier, je crois, nous avons été convoqués et entendus par la 
Cour de cassation; or, ce jour-là, il était environ une heure. M. le 
président Lœw nous a réunis dans la Chambre criminelle, il à 
réuni là les experts de 1897 et ceux de 1894. Nous étions, par con- 
séquent, au nombre de sept. Après avoir quitté la Chambre crimi- 
nelle, nous sommes entrés dans la Chambre du conseil. Sur la table 
on à apporté le bordereau que je revoyais pour la première fois 
depuis décembre 1897. On a apporté également des monceaux de 
papiers d'Esterhazy et des monceaux de papiers de Dreyfus. Je n'ai 
donc pu jeter qu’un coup d'œil forcément très rapide sur l'écriture 
du capitaine Dreyfus. Je ne puis donc pas dire que nous ayons fait 
une expertise dans ces conditions. M. le président Lœw lui-même 
l'a reconnu. Il nous a dit en effet: « Je ne vous demande pas de 
faire une expertise ; je vous demande seulement si vous modifiez 
vos conclusions. Cette expertise, en effet, paraît nécessiter un temps 
bien autrement long que les quelques minutes que vous avez eues 
à votre disposition pour étudier les pièces de comparaison. » 

Nous étions sept pour prendre connaissance du bordereau d’un 
côté et de cinquante à soixante pièces de l’autre. Nous ne pouvions 











+ 





— ASk —. 


donc avoir les pièces dont il s’agit à notre disposition que pendant 
un temps extrêmement court. Il n’y a donc pas eu une expertise 
proprement dite. Je maintiens les termes de mon rapport de 1897 
et mes conclusions ne sont pas modifiées. 

Le Présinexr, — Le temps pendant lequel vous avez examiné ces 
pièces n’a pas modifié votre conviction ? Vousavez vu à ce moment 
l'écriture du capitaine Dreyfus ? 

M. Covarp. — Oh! je l'ai vue si rapidement! 

Le PrésipenT. — Vous n’avez pas eu le temps matériel de l’exa- 
miner ? 


M Couarp. — Non, monsieur le Président. Il ÿ a des lettres qui. 


sont les mêmes, mais... 

Le PrésipexT. — Vous ne l’avez pas vue assez longtemps pour 
pouvoir vous former une opinion? 

M Couarr. — Non, monsieur le Président, 

Me Deuaxce. — Voulez-vous demander à M. Couard s’il main- 
tient ce qu’il a dit devant la Cour de cassation, à savoir que sur le 
recto et sur le verso du bordereau, il ÿy avait quatre ou cinq mots 
calqués sur l'écriture du commandant Esterhazy? 

Le PrésInexT. — Pouvez-vous maintenir devant le Conseil de 
guerre que sur le recto et sur le verso du bordereau, il y avait des 
mots calqués sur l'écriture x\lu commandant Esterhazy? 

M. Couarp. — Je voudrais bien avoir connaissance des termes 
exacts de ma déposition devant la Cour de cassation. 

Me Demaxce. — C’est à la page 350, au bas de la page, que je 
relève ceci : « Je ne prétends pas qu'au recto il y ait eu calque de 
l'écriture d'Esterhazy pour tous les mots, mais seulement que 
quatre ou cinq de ces mots, tant au recto qu’au verso, ont pu être 
calqués. » 

Le Présinexr, — Maintenez-vous cette déposition ? 

M. Couarr. — Mon Dieu, monsieur le Président, ma réponse est 
bien simple. Je ne connais qu’une écriture, l'écriture d’Esterhazy, 
et j'ai dit: Voilà des mots dans lesquels il y a calque, je connais 
l'écriture Esterhazy, il y a des rapports avec l’écriture Esterhazy, 
pour moi il ya calque. 

Si je connaissais l'écriture de Dreyfus que je ne connais pas, je 
vous dirais peut-être qu'il y a calque, mais je n’en sais rien, je ne 
sais pas comment Dreyfus écrit « manœuvres ». Je prétends et je 
déclare ceci : C'est qu'il y a des mots qui sont certainement calqués. 

Au moment où j'ai fait ma déposition, je ne connaissais et en ce 

1. Page 506 de notre édtition. (Note de l'Editeur.) 











— 485 — 


moment je ne connais encore que l'écriture d’Esterhazy ; y a-t-il des 
rapports entre lécriture d’Esterhazy et l'écriture de Dreyfus? Je 
n’en sais rien, maisenfin je prétends que pour ces mots il ya calque. 

Le PrésipenT. — Calque de l'écriture d’Esterhazy ? 

M. Covarp. — Je ne connais pas d’autre écriture. 

Me DemAnce. — Étant donné que M. Couard avait de l'écriture 
d'Esterhazy, étant donné qu’il avait le bordereau où il a trouvé des 
mots calqués, en a-t-il conclu que ces mots étaient calqués sur 
écriture d’Esterhazy ? 

M. Couarr. — Nous avons conclu qu’il y avait calque, nous ne 
connaissions qu'une seule écriture, l'écriture d’Esterhazy, nous 
avons conclu que c'était un calque de l'écriture d’Esterhazv, mais 
il y a peut-être une autre écriture qui s'applique également à ce 
calque. Ce que je prétends, c’est qu’il y a eu calque pour ces 
mots-là. 

Me Demaxce. — Je n'ai pas d’autre question à poser au témoin, 
mais tout à l'heure, dans sa déclaration, il a émis un avis sur la 
sincérité de deux pièces qui avaient été versées à la Cour de cassa- 
tion, les deux lettres de M. Esterhazy, du 17 avril 1892 et du 
17 août 1894. J'ai l'honneur de vous demander, en vertu de votre 
pouvoir discrétionnaire, la lecture de l’ordonnance qui a été prise 
par M, le conseiller Atthalin et des pièces qui ont été reçues en 
vertu de cette ordonnance. C’est page 467! de l'impression. 


Le PrRésipeNT. — Monsieur le greffier, veuillez donner lecture de : 


AS 


cette pièce. 
LE crerrier Coupors donne lecture des pièces suivantes : 


Paris, le T février A889. — Nous, Laurent Atthalin, conseiller à 
la Cour de cassation, etc. 


LE Présipexr, — Ne donnez lecture que de ce qui est utile. 
LE GrerrIER Coupors, lisant : 


Le 7 novembre 1898, il a été saisi chez le sieur Sch@idt une 
lettre datée de Courbevoie, 17 avril 1892, adressée par le comman- 
dant Walsin-Esterhazy à M. Rieu, ladite lettre commençant ainsi: 
Monsieur, je reçois votre lettre », et finissant ainsi : (Si ce lieu de 
rendez-vous pouvait vous agréer. » M. le juge d'instruction est prié 
de vouloir bien représenter cette lettre, laquelle est écrite sur papier 
pelure quadrillé, à M. Rieu, lequel dira s+ la lettre qui lui sera ainsi 
représentée et qu’il visera ne varietur est bien celle méme qu'ilareçue 
le AT avril 1892; si la lettre du 17 avril 1892 était bien sur papier 


1. Page 674 de notre édition, (Note de l'Editeur.) 








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— 486 — 





pelure quadrillée, comme l’est celle saisie le 6 novembre 1898 ; si 


; le format, la couleur de l'encre sont les mêmes, si des annotations 
3 contemporaines à la réception de la lettre l'identifient (par exemple 
1425 
| le calcul __# tracé à l’angle inférieur droit de la lettre au recto). 
2 1380 
} M. Rieu expliquera, en outre, d’une manière détaillée, à quel 


ordre de circonstances et de faits se réfère la lettre susvisée ; il repré- 
sentera, s’il y échet, son livre de correspondances, sur lequel 
M. le juge d'instruction relèvera toutes mentions se rapportant soit 
à ladite lettre, soit à celles qui l’ont précédée ou suivie; en un mot, 
M. le juge d'instruction voudra bien recevoir de M. Rieu toutes dé- 
clarations utiles à la détermination de l'authenticité de la lettre 
datée du 17 avril 1892 et saisie le 7 novembre 1898. 


Le Grerrier Coupols lit encore : 


8 février 1899. 


RIEU (Georges-Ernest), 34 ans, tailleur, établi à Paris, 21, rue 
de Richelieu, y demeurant. 

Sur la représentation de la lettre saisie, le 7 novembre 1898, 
chez le sieur Schmidt, agent d’affaires, rue des Archives, n° 9, le 
témoin dit: 

« La lettre que vous me représentez m'a bien été adressée par le 
sieur Esterhazy, alors capitaine de chasseurs à pied. Aucun doute 
ne peut subsister dans mon esprit, car non seulement cette lettre a 
trait à un différend que j'ai eu avec ledit Esterhazy en 1892 et que 
je me rappelle fort bien, mais encore la soustraction qui figure au 

1425 
coin inférieur droit de la première page _ ainsi que le nom Ester- 
1380 
hazy et la mention «12 avril 1892 », figurant ala partiesupérieure 
droite de la quatrième page, émanent de la main de ma mère qui, 
alors, tenait la comptabilité de la maison. 

« Cette lettre fait partie d’une correspondance èchangée entre 
Esterhazy et mon père, alors directeur de la maison, Le sieur 
Esterhazy était alors en garnison en Tunisie lorsque mon père lui 
réclama ierèglement de son compte, s’élevant à environ 1,000 francs. 
Le sieur Esterhazy déclara alors qu'il lui avait fait deux envois 
d'argent en Tunisie, et quand il revint, un jour que j'avais été le 
trouver à Courbevoie, où son bataillon tenait garnison, il me mon- 
tra deux talons de poste pour me prouver qu'il avait envoyé de 
l'argent à mon père. ; 

« Nous avons fait des recherches à la poste, mais nous n avons 
pas trouvé trace de payement fait à notre nom. Mon père à alors 
invité le sieur Esterhazy à faire lui-même des recherches à la poste 
en qualité d’envoyeur de fonds, mais non seulement Esterhazy n'a 
jamais fait connaître le résultat de ses recherches, mais encore il 
n'a jamais voulu remettre entre les mains d’un avoué ou d’un huis- 
sier lesdits talons, autant que je me le rappelle. 





— AST — 


« Lorsque j'ai été à Courbevoie trouver Esterhazy, c'était en 1892, 
deux ou trois jours après la réception de cette lettre. 

« Je vais rechercher si je possède encore le copie de lettres de 
notre maison de 1892, et si je le retrouve, je vous le soumettrai et 
vous pourrez y relever la trace de la cor reéspondance que ma mai- 
son à eue avec Esterhazy. 

«Ma mère se tient à la disposition de la justice : elle demeure 4, 
villa Metillot, à Neuilly (Seine). » 

Lecture faite, etc, 

Ru, Josse, Grcour. 


Paris, le 10 février 1899. 
Monsieur le juge d'instruction, 


J'ai l'honneur de vous écrire au sujet des recherches que j'ai 
faites dans mes copies de lettres au sujet de mon affaire avec Ester- 
hazy, pour laquelle j’ai été appelé à votre cabinet. 

Je n’ai rien trouvé qui me paraisse intéressant. Je n’ai que 
quelques lettres où nous lui rappelions sa dette et où nous lui 
demandions de nous payer. 

Si toutefois vous avez besoin de ces copies de lettres, je les 
tiens à votre disposition. 

Veuillez agréer, Monsieur le juge d'instruction, mes civilités les 
plus empressées. 

RTEU. 


Me DEMANGE. — Maintenant, cela a trait à l’autre lettre... l’or- 
donnance, ce n’est pas la peine. 
Le crerrier Coupors lit encore : 


7 novembre 1899. 


BRILLIÉ (Paul), 30 ans, huissier près le Tribunal de la Seine, 
demeurant à Paris, 6, avenue d'Italie. 


SUR INTERPELLATION 


Je n'ai jamais vu la lettre que vous me représentez (lettre signée 
Esterhazy), datée de, Rouen, 17 août 1894, cotée n° 7, jointe à votre 
procès-verbal d’audition du sieur Callé, huissier en date du 2 no- 
vembre 1898; mais je me rappelle fort bien qu'un jour, dans la 
salle des Pas-Perdus. en sortant.de la salle des référés, autant 
qu'il m'en souvient, à l’époque du procès Zola, soit avant, soit 
après, je crois, mon confrère Callé me dit qu’il possédait une lettre 
d’Esterhazy sur « le fameux papier pelure », datée du camp de 
Châlons, en parlant du camp de Châlons. 

J'ai demandé à Callé à voir cette lettre; il m'a répondu qui} 
me la montrerait, car il ne l’avait pas sur lui. Les Jours suivants 
je n'ai plus pensé à cette lettre. Callé non plus, sans doute, et c'est 
la première fois que je la vois aujourd’hui. Je ne me rappelle Pas 














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si quelqu'un se trouvait avec Callé et moi au moment où Callé m'a 
parlé de cette lettre. Callé ne m’a pas dit à qui il avait pu la mon- 
trer. 


SUR NOUVELLE INTERPELLATION 


Je viens de me servir de l’expression « le fameux papier pelure » 
parce qu'à l’époque les journaux disaient que le bordereau de 
affaire Dreyfus était écrit sur papier pelure. 

Lecture faite. etc. 

BRILLIÉ, JOsSE, GiGour. 


7 novembre 1898. 


DENEUX (Auguste-Emile), trente-cinq ans, huissier près le 
Tribunal de la Seine, 156, rue Montmartre. 


SUR INTERPELLATION 


J'ai vu et j'ai eu entre les mains, à trois ou quatre reprises 
différentes, la lettre que vous me représentez (lettre datée de Rouen 
du 17 août 1894, signée Esterhazy, annexée à notre procès-verbal 
du 2 novembre 1898 et cotée sous le numéro 7). Voici dans quelles 
circonstances j'ai vu cette lettre : C'était à l’époque du procès 
Zola ; mon confrère Callé me dit, comme on parlait des lettres 
Esterhazy, que lui, Callé, en possédait une sur papier pelure ; «et 
comme il l'avait sur lui, il me la montra. Cette lettre était enfer- 
mée dans un portefeuille jaune dont se servait habituellement mon 
confrère. J'avais entre les mains le livre de Bernard Lazare, 
livre publiant une douzaine de rapports d'experts sur le borde- 


_ eau. 


Pour me donner une opinion personnelle, à titre de .simple 


- curiosité, j'ai redemandé, quelque temps après, à mon confrère 


Callé de me montrer de nouveau la lettre d’Esterhazy pour la com- 
parer aux pièces de comparaison données dans lesdits rapports 
d’experts. J’ai donc eu, comme je vous l'ai dit, à trois ou quatre 
reprises différentes cette lettre entre les mains. 

Cette lettre m'intéressait, non seulement à cause de l'écriture 
d’Esterhazy, mais encore à cause du papier dont les journaux par- 
laient, et sur lequel ils disaient qn'était écrit le bordereau de l’af- 
faire Dreyfus. 

C’est mon confrère Callé qui a attiré mon attention sur la nalure 
du papier. 

Je ne me rappelle pas les noms des confrères qui pouvaient se 
trouver là lorsque Callé m’a montré cette lettre. Je crois toutefois 
que mon confrère Lelong l’a vue. Quant à moi, J'en ai parlé à plu- 
sieurs personnes dont je ne me rappelle pas les noms, à l'exception 
de mon confrère Bomsel, audiencier à la Cour de cassation, 40, rue 
Notre-Dame-des-Victoires, et mon ami Tumbeuf, 4 ou 6, rue Robert- 
Lecoin, auxquels je me rappelle avoir parlé de la lettre. 

Lecture, etc. 

DExEUx, Josse, GiGour, 


TE 








— 489 — 


8 novembre 1898. 


LELONG (Joseph-Jules), 46 ans, huissier près le Tribunal de la 
Seine, rue des Déchargeurs, 11, à Paris. 


SUR INTERPELLATION 


Mon confrère Callé m'a montré la lettre que vous me représen- 
tez (lettre datée de Rouen, 17 août 1894, signée Esterhazy, jointe à 
notre procès-verbal du 2 novembre courant et cotée sous le n° 4), à 
l’époque du procès Zola, autant que je me le rappelle, Comme à 
cette époque les journaux disaient que le bordereau Dreyfus était 
sur papier pelure, mon confrère Callé me dit qu’il possédait une 
lettre signée Esterhazy, écrite sur papier pelure, et il me la 
montra. 

La lettre que vous me représentez est bien celle que Callé m’a 
montrée. 1 

Cette lettre m'a d'autant frappé qu’elle commence par ces mots : 
« J'ai reçu en revenant du camp de Chälons, où j'ai été passer 
quinze jours... » alors que les journaux de l’époque prétendaient 


que le commandant Esterhazy n’avait pas quitté sa garnison. 
bÉ q 8 


SUR NOUVELLE INTERPELLATION 
J’ai vu cette lettre deux ou trois fois, car Callé l’a montrée à 
d’autres personnes devant moi; parmi ces personnes, je pourrais 
citer mon confrère Deneux et mon confrère Brillié, je crois ; Deneux 
en a même pris copie sur le dos d’un dossier. 
Lecture, etc. 
LELONG, Josse, Gigour. 


8 novembre 1898. 


DUGAS (Henri-Léon), 48 ans, fabricant de cannes et parapluies, 
82, rue Saint-Lazare, Paris. 


SUR INTERPELLATION 


Je me rappelle parfaitement avoir vu et avoir lu la lettre que 
vous me représentez (lettre datée de Rouen, 17 août 1894, signée 
Esterhazy, jointe à notre procès-verbal du 2 novembre courant 
et cotée n° 7). 


[ y avait quelques jours seulement que les journaux parlaient 


pour la première fois du commandant Esterhazy, lorsqu'un soir, à 


l’heure de l'apéritif, je me trouvai à la brasserie Mollard, en face 

ap »J ONE ; : à 
la gare Saint-Lazare, avec Callés mon ami de collège. Il me dit 

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qu'il possédait une lettre d’Esterhazy, car, dans la conversation, 
je lui avais demandé quel était cet Esterhazy dont les journaux 
parlaient ; et il me montra la lettre que vous venez de me repré- 
senter. 


Callé attira mon attention sur la nature du papier sur lequel la 


lettre était écrite, papier qui pouvait bien ressembler au papier 


désigné par les journaux, sur lequel aurait été écrit le bordereau 
Dreyfus, 








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— 490 — 


J'ai pu parler à plusieurs personnes de cette lettre, mais, mal- 
gré tout mon bon vouloir, je ne me rappelle pas actuellement 
quelles sont ces personnes. 

Lecture. 
Ducas, Josse, GiGour. 


M. le Président fait représenter à M. Couard le bordereau. 

Le PRésipexT, — Voulez-vous voir si c’est bien le bordereau que 
vous avez expertisé? 

M. Couarp. — Parfaitement, monsieur le Président. 

Le Présinexr. — C’est bien de l’accusé ici présent que vous avez 
entendu parler? 

M. Couarp. — Oui, monsieur le Président. 

Le PRÉSIDENT. — Accusé, levez-vous. 

Avez-vous une observation à faire sur la déposition que vous 
venez d'entendre? 

Le caPrrAINE DReyFus. — J’ai une observation à faire : le témoin 
a oublié de dire que tous les experts dont il a cité les noms ont été 
unanimes à conclure que le bordereau n’était pas de moi. 

Le Présipexr. — Faites entrer le témoin suivant. 


SOIXANTE-DIXIÈME TÉMOIN 


M. VARINARD 


M. Varinard, Pierre, 45 ans, expert en écritures, prête serment. 

Le Présinexr, — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui lui 
sont reprochés ? 

M. Varixarp. — Non, monsieur le Président. 


Le Présiexr. — Vous n'êtes ni son allié, ni son parent, ni son 
ami; vous n'êtes pas à son service, ni lui au vôtre? 

M. Varixarr, — Non, monsieur le Président. 

Le Présipexr. — Vous avez été appelé en 1897 à faire l'expertise 


du bordereau à propos de l'affaire Esterhazy. Veuillez nous faire 
connaître le résultat de vos observations. 

M. VariNARD. — J’ai été convoqué avec deux de mes collègues 
pour faire cette expertise et le résultat de nos travaux a été celui-ci: 
le bordereau incriminé n’est pas l’œuvre du commandant Walsin- 
Esterhazy. Je maintiens encore aujourd’hui ces conclusions, malgré 
la déclaration du commandant Esterhazy qui m’échappe complète- 
ment et dont je n’ai pas à m'occuper. Je donnerai donc mes expli- 
cations sur les observations que J'ai faites en 1897. 





— AY — 


Il y a dans l'étude d’une écriture deux séries d’observations à 
faire; les unes sont spéciales à la forme générale de l'écriture, à ce 
que je pourrais appeler le style de l'écriture, et les autres au trait 
lui-même, c’est-à-dire à la délicatesse du trait, La première série 
d'observations varie suivant l’époque et suivant l’écriture; c’est ce 
qui nous permet de distinguer par la forme générale si une écriture 
est étrangère, allemande, italienne, gothique ou romane, ancienne 
ou moderne. 

Cette première partie est absolument impersonnelle; elle est 
simplement la forme habituelle de l'écriture employée par la per- 
sonne. Au contraire, la seconde série d’observations est une série 
d'observations absolument personnelles : ce sont les petits détails 
des traits qui varient avec chaque personne, mais dans une même 
écriture, c’est-à-dire dans une écriture employée par deux personnes 
différentes ou écrivant d’une même manière, c’est-à-dire que deux 
personnes françaises emploieront une même forme extérieure, mais 
qu’elles auront des détails différents dans leurs écritures. La pre- 
mière série d'observations est plus particulièrement appelée la 
paléographie, c’est celle qui est employée et qui est étudiée à l'École 
des Chartes; c’est celle de l'écriture impersonnelle. Au contraire, 
la seconde série, le détail, le petit trait, les observations qu’on 
fait sur la personne même, forment une série d’observations plus 
particulières qui sont le fond de la science graphologique. 

Or, ces signes absolument personnels, je dis qu’ils varient d’une 
personne à l’autre dans la même écriture, c’est-à-dire que deux 
personnes françaises pourront se rencontrer dans la même formule 
de l’écriture qui leur a été enseignée, tandis qu’au contraire elles 
donneront des indications différentes dans les traits. Ces petits 
détails varient suivant la personne; par exemple les pleins seront 
faits pour certaines personnes au commencement, pour d’autres au 
milieu des traits, pour d’autres à la fin. Nous aurons ainsi, suivant 
les cas, un trait gros en haut ou massué à la fin, ou un trait renflé 
au milieu. Tous les éléments de cette écriture sont distincts et 
correspondent à des états physiologiques différents, qui font 
qu'elle forme, pour ainsi dire, l'équation personnelle. Or, dans la 
question qui nous occupe, si on n’étudie que ce qui a rapport à la 
forme, on trouve en effet une ressemblance entre l'écriture du bor- 
dereau et celle du commandant Esterhazy, une ressemblance de 
forme; il y a deslettres qui ont une forme analogue; si on se laisse 
aller dès l’abord, on peut croire à une ressemblance, surtout super- 
ficielle, d’autant plus que c’est seulement la forme qui se manifeste 





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et reste apparente, si on se sert d'un cliché photographique ou de 
reproductions phototypiques. 

Dans le détail réel, les traits re se manifestént plus, ils diepee 
raissen{ cotaplétement : l'écriture perd pour ainsi dire, si j’ose m’ex- 
primer ainsi, sa vie. La question devient tout autre si on s occupe des 
petits détails de traits; c'est ainsi que nous avons pu dire dans 
notre rapport, c'est le point le plus saillant et le plus simple, que 
l'écriture du commandant Esterhazy est formée d’ angles, les lettres 
à la base comportent un petit angle qui est bien caractéristique et 
quilui estbien personnel, — c’est-à-dire que, sur une page d'écriture, 
il ne peut y avoir que de loin en loin quelques petits angles ; tout le 
reste se forme en rond, ce qui est une caractéristique graphologique, 
tandis que l'écriture du bordereau vous donne l’aspect d’un tracé 
à petites courbes, surtout à la base, ce qui indique un caractère 
absolument différent. 

Or, je prétends qu’il est absolument impossible à la personne qui 
a fait l’écriture ronde du bordereau de faire l'écriture anguleuse 
du commandant Esterhazy et il serait impossible de même, au com- 
mandant Esterhazy, de faire l'écriture arrondie du bordereau. Avec 
un peu d'attention il pourrait peut-être, pendant quelques lettres, 
arriver à faire un angle suffisamment apparent, mais au bout de 
quelques lettres, involontairement, l'impulsion de sa main revien- 
drait à la forme personnelle qui est dans son coup de plume, 

Dans l'écriture du commandant Esterhazy, il y a une autre par- 
ticularité, ce sont les finales : le commandant Esterhazy fait des 
finales généraiement pointues, c'est-à-dire que les traits se terminent 
en s’amincissant légèrement, en montant aussi. 

Or, dans le bordereau, — je parle seulement du bordereau ori- 
ginal, — si nous considérons, non pas un grossissement, mais sim- 
plement un trait uniforme, le délié est court et se maintient avec la 
même grosseur. 

Sur la reproduction il peut naturellement y avoir desdifférences, 
c’est une question de photographie. 

C’est donc une question caractéristique, absolument différente, 
car cette différence provient de la manière du coup de plume. Le 
coup de plume d’Esterhazy devient léger au bout ; à la fin de son 
tracé, au contraire, l'auteur du bordereau fait un coup de plume qui 
se maintient d’une manière régulière, et nous constatons qu'il y a 
là des différences absolument importantes aussi impossibles à em- 
ployer pour l’un comme pour l’autre. 

C'est ce qui nous à permis de dire dans notre rapport que nous 





— 493 — 


reconnaissions bien dans le bordereau les formes de lettres spéciales 
de l'écriture d’Esterhazy, mais que ces lettres n’étaient pas dissem- 
blables et que nous constations au contraire des dissemblances 
dans les caractères de Pécriture. 

Nous avons remarqué, non pas des ressemblances, mais au 
contraire des dissemblances, allant jusqu’à de véritables dissimili- 
tudes dans les petits détails que je viens de vous signaler. 

Je maintiens donc absolument le rapport qui a été fait avec nos 
collègues M. Couard et M. Belhomme. 

Quelle que soit la manière dont ce document a pu être tracé, avec 
plus ou moins de rapidité, on voit certainement que le document 
n'est pas naturel. Il y a des hésitations, des tremblements, des 
retouches qui nous indiquent bien qu'il y à eu une observa- 
tion réelle, intensive de la personne à s'appliquer à donner une 
forme spéciale à son écriture; l'écriture ne peut pas être une écri- 
ture naturelle. 

A un autre point de vue, nous avons remarqué que certains 
mots, en prenant le calque, se repèrent l’un sur Pautre. C’est ce 
qui nous à conduit à supposer qu'ils avaient été pris sur une com- 
mune mesure. 

_ Quelle est cette commune mesure? 

Comme nous n'avons pas eu sous les yeux d'exemples de mots 
sur lesquels on puisse rapporter les mots du bordereau, nous 
n'avons pu donner ceci que comme une hypothèse, mais ces mots 
étaient absolument identiques, et nous supposons qu'ils ont été écrits 
sur une commune mesure. Cette hypothèse nous était en quelque 
sorte, je ne dirai pas donnée, mais enfin nous avions reçu une 
déclaration du commandant Esterhazy nous parlant d’un certain 
document. Au moment du Conseil de guerre, j'ai eu l’occasion de 
voir un monsieur cité comme témoin, M. le colonel Bergouignan 
qui venait dire que ce travail il avait vu, qu'il lui avait été soumis. 
Ne voyant pas le lieutenant-colonel Bergouignan cité aujourd'hui, 
je lui ai demandé s’il voulait bien me confirmer mes souvenirs. J’ai 
reçu une lettre du lieutenant-colonel Bergouignan qui les confirme ; 
je m'en vais la passer à M. le greffier. La lettre est d’un tracé un 
peu fin; si vous le désirez, je puis en donner lecture : 


« Monsieur, 
« Vos souvenirs sont exacts. J'ai vuet /u ce travail qui compor- 


tait sept ou huit pages. Mais à l'époque où je l’ai lu, mars 1893, 
Esterhazy s’est borné à me dire que cette étude lui avait été 











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demandée : il n’a pas précisé. C’est seulement en novembre 1897, 
quelques jours après la dénonciation ou plutôt l'accusation portée 
par Mathieu Dreyfus, qu'Esterhazy m'a dit pour quel objet ce tra- 
vail lui avait été demandé par le capitaine Bro, et m'a fait le 
racontar connu. Je n’ai fait au Conseil que reproduire les assertions 
d’Esterhazy telles que je les tenais de lui. Il se pourrait d’autre part 
que ce travail que j'ai lu ait servi à faire une conférence au 74°, 
sur le combat d’Eupatoria et le rôle de la cavalerie dans cette 
affaire. 

« On pourrait en retrouver trace sur le registre des procès- 
verbaux des conférences du 74°. 

« Je pense que tout ce qu’allègue Esterhazy à cette heure 
importe peu : blanc ou noir à quelques jours d'intervalle, quelle 
créance ont ses dires? Nous ne sommes pas au bout de ses inven- 
tions. 

« Veuillez croire, monsieur, à mes sentiments distingués. 


« Signé : BERGOUIGNAN. » 
Tarbes, le 21 août 1899. 


Voilà cette lettre, elle prouve que le document a réellement 
existé. 

Le PrRésipexT. — C’est bien de l’accusé ici présent que vous avez 
entendu parler? 

M. Variarp. — Oui, monsieur le Président. 

Le Présipexr, s’adressant au capitaine Dreyfus. — Avez-vous 
quelque observation à présenter? 

Le caprTAINE DREYFUS. — Aucune, mon colonel. 

M. Varinard s'approche du Conseil et l’informe que M. Belhomme 
sera à sa disposition demain matin. 

Le Présent. — Nous interromprons demain matin l’audition 
des experts et nous entendrons d’abord M. le lieutenant-colonel 
Cordier, M. Gallichet et M. de Freycinet. 

Vous aurez la bonté, monsieur le greffier, de faire afficher cet 
avis dans la salle des témoins. 

M. le Commissaire du Gouvernement se lève. 


LE PRÉésIpeNT. — Vous avez, monsieur le Commissaire du Gou- 
vernement, quelque chose à dire? 
Le COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — J'ai une petite communica- 


tion à faire. J'ai communiqué au Conseil une lettre relative à M. le 
colonel du Paty de Clam et à son état de santé, cette lettre-là indi- 
quait qu’il rédigeait sa déposition pour nous l’envoyer; la déposi- 
tion n’est point venue; alors, je demanderai à monsieur le Prési- 
dent de vouloir bien adresser une commission rogatoire au rappor- 


23 


+ 





_ teur du deuxième Conseil de guerre pour que la déposition de M. d 
_ Paty de Clam soif recueillie dans la forme ordinaire. 
Le Présinenr. — La défense n’a pas d'observations à faire? 
Me DEMANGE. — Aucune. : 


Le Présinexr. — C’est bien; monsieur le Commissaire du Gouver- 
nement, faites préparer cette commission rogatoire et je la signerai. 


La séance est suspendue à A1 heures 3/4 et renvoyée à demain à 


| Gheures1 /2. | = 


|! 














x? 








QUINZIÈME AUDIENCE É : 


Mardi 29 août 1899. 


La séance est ouverte à 6 heures 30 du matin. 


SOIXANTE ET ONZIÈME TÉMOIN 
LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER 


M. Cordier, Albert, 55 ans, lieutenant-colonel en retraite. 

Le témoin prèle serment. s 

Le Présibexr. — Vous étiez lié par le secret nn et 
vous avez fait précédemment une déposition incomplète; aujour- 
d’hui que vous êtes délié de ce secret professionnel, vous êtes en 
mesure de nous dire tout ce que vous savez. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CoRDIER. — Parfaitement. 

Le dimanche 23 septembre 1894, je suis parti en permission de 
quinze jours. La veille au soir, j'avais quitté la section de statis- 
tique à une heure avancée; il n’y avait rien, absolument rien. S'il 
y avait eu quelque chose d’extraordinaire à la section, je ne serais 
pas parti. Par conséquent, le 22 septembre 1894, on ne connaissait 
encore rien de ce qui est devenu l’Affaire que vous savez. 

Je suis rentré de permission le dimanche 7 octobre; le lundi 
8 octobre, vers onze heures du matin, je suis allé au ministère. 
Sandherr n'était pas à ce moment-là dans les locaux de la section; 
on me dit qu’il était dans les bureaux de l'État-major. Quelques 
instants après, il revint, il me parut assez ému, je lui demandai : 
(Qu’y at-il de nouveau? » Il me tend un papier et me dit: «Tiens, 
lis. » Ce papier était la copie du bordereau, c'était une copie sur 
une feuille de Etes écolier, ce n’était pas le bordereau lui-même. 
J’ajouterai qu’à cette époque-là on n'avait pas l'habitude en prin- 
cipe à l'État-major de présenter aux grands chefs ces petites feuilles 
de papier malpropres, hideuses, qui venaient de certains endroits; 
on recopiait sur des feuilles de papier écolier, de mème que la tra- 





duction de la pièce qu’on avait à montrer et les originaux 
n'étaient soumis aux grands chefs que dans des circonstances 
extraordinaires, quand le besoin s’en faisait sentir. 

A la suite de cela, nous avons eu avec Sandherr, comme bien 
vous pensez, une conversation extrêmement animée; cette conver- 
sation a duré plus d’une demi-heure. J’en tirerai seulement les 
points qui peuvent intéresser directement l'affaire dans l'état où 
elle est actuellement. 

Sandherr me dit tout d’abord en deux mots : « Cela vient de 
l'Ambassade. » Il n’avait pas besoin de me dire autre chose, un seul 
mot me suffisait, car j'étais assez initié à ces questions. 

Il me dit ensuite qu’on avait photographié la pièce qui ne 
s'appelait pas à cette époque le bordereau, mais que, pour la clarté 
de l’exposition, j'appellerai à partir de maintenant le bordereau. 

On fait donc photographier ce bordereau; on en avait donné 
des exemplaires aux chefs des bureaux de l’Étal-major de l’armée, 
et, je crois, aussi à quelques directeurs du ministère. On fait 
examiner à droite et à gauche. On n’avait d’abord rien trouvé 
parmi les officiers du cadre; puis à un moment donné, au quatrième 
bureau, les soupçons s'étaient concentrés. Alors Sandherr me 
dit : « On connaît le coupable, c’est le capitaine d’artillerie stagiaire 
Dreyfus. Hein! ajouta-t-il, que j'ai eu du nez de ne pas le prendre 
pour les traductions! » Je vous donne précisément ce détail pour 
vous montrer qu’à ce moment-là, à la section de la statistique, 
nous n’avions aucune présomption contre Dreyfus, que contraire- 
ment à tout ce qui a été dit et imprimé, cet officier n'avait pas 
été l’objet d’une surveillance auparavant, qu'il n'y avait rien 
contre lui. 

Ainsi, le bordereau arrivant à la section de la statistique, ce 
n’est pas Dreyfus qu’on soupçonne, c'est dans un autre bureau, et 
ce n’est pas nous, d’ailleurs il n’y avait rien absolument contre lui 
avant, et j'aurai l’occasion de vous le démontrer tout à l’heure. 

Dans la conversation de Sandherr il y a encore un autre point 
que je vous indique et qui a peut-être son importance (je ne sais 
pas l’état exact de vos connaissances). Sandherr m'a dit : « On vient 
de trouver son nom; le ministre ne le sait pas encore, le général 
de Boisdeffre le lui dira dans l'après-midi. 

Ainsi, à la date du 8 octobre (mes souvenirs sont parfaitement 
précis), tous les soupçons sont cristallisés sur Dreyfus. Ceci va peut- 
être nous aider à trouver la date exacte de l’arrivée du bordereau. 

Comme je l’ai dit, j'étais absent,-mais je crois qu’il est facile de 

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reconstituer cette date. Dreyfus est désigné comme coupable 4 


8 octobre au matin, c'est-à-dire huit jours avant son arrestation, 
qui a eu lieu le lundi 45 octobre. Il n’y avait encore rien au moment 
de mon départ, il a fallu le temps de photographier le bordereau, de 
le distribuer dans les bureaux. Vous vous rappelez les hésitations ; 
en définitive on trouve le capitaine. I à fallu un certain temps pour 
toutes ces opérations. Je crois donc pouvoir dire qu’il est extrême- 


ment probable que le bordereau a été introduit au Ministère dès le 


commencement de la semaine qui a commencé le lundi 24 sep- 
tembre, et peut-être même le lundi matin. 

En outre, dans cette conversation avec Sandherr, il s’est 
passé des incidents qu'il est peut-être utile de rapporter. 

A un moment donné, passe le commandant Henry. Comme je 
vous l’ai dit, c'est d’une copie du bordereau que nous causions. Le 
colonel Sandherr lui dit : « Donnez donc la pièce au commandant 
Cordier. » Henry est assez embarrassé, a l’air un peu gêné ; il dit : 
« Je viens de fermer mon armoire. » Il avait son chapeau sur la 
tête. 

I m’a semblé qu'il allait déjeuner. Or, à ce moment-là, Mme Henry 
était enceinte; il était évident qu'Henry ne tenaït pas à se mettre en 
retard pour son diner. Je dis : « C’est bon, nous avons le temps de 
le voir, nous verrons cela plus tard. Jai la copie, cela me suffit. » 
Voilà comment je n'ai pas vu le bordereau à ce moment-là. Je ne 
puis pas dire si Sandherr a dit d'apporter le bordereau ou d'apporter 


une photographie du bordereau: je n’ai plus cela dans la tête: sil 
[ D Ï + , 


était utile de savoir sice jour-là, et à cette heure, le bordereau était 
encore à la section de statistique, peut-être serait-il possible 
d'interroger utilement sur ce point l’archiviste Gribelin. 

Maintenant, je vais dire quelques mots sur la façon dont le 
secret à été gardé à ce moment sur l’affaire. Dans la conversation 
dont je vous ai parlé tout à l'heure, Sandherr m'avait dit : « Tusais, 
l'affaire est absolument secrète. » Et J'avais compris, d'après ce 
qu'il m'avait dit, qu'il n’y avait, en dehors du chef, des sous-chefs 
d'État-major, et des chefs de bureau, qu'infiniment peu d'officiers 
pour la connaître. Il paraît qu'il n’en était rien. Mais à ce sujet Je puis 
raconter un autre incident qui s’est passé environ une heure ou 
deux après. 

Vers une heure et demie de l'après-midi, je suis monté voir un 
chef de bureau; ce chef de bureau est celui qui était en rapports le 
plas constants avec nous. C'était une affaire de convenance de ma 
part, et une affaire utile au service d’aller le voir dès ma rentrée 








de permission; c'était du reste un de mes vieux amis d'enfance. Eñ 
arrivant,natarellement, il me parla du grand événement. Il était très 
désolé; il ne s’y attendait pas. Nous venons à parler du bordereau; 
je ne l’avais lu qu’une fois; il y avait certains points de détails dans 
notre discussion qui n'étaient pas bien fixés; alors, il tire de son 
tiroir fermé à clef une photographie du bordereau, Je n’en avais vu 
auparavant que la copie. Nous examinons cette photographie, et je 
lui dis : « Mais à propos, tu dois avoir de l'écriture du capitaine 
Dreyfus. Tu dois avoir quelques mémoires? — Oui. » — Et il en 
fit venir sous un prétexte quelconque. 

Alors, il m'installa sur son fauteuil, devant sa table, et je me 
mis à faire la comparaison entre le bordereau et l’écriture de 
Dreyfus. À ce moment, on appela le chef de bureau quelque part, pro- 
bablement chez un grand chef, ou bien il dut sortir pour affaire de 
service, Toujours est-il qu’il partit en me disant : « Fais attention; 
s’il vient quelqu'un, couvre tout de suite les pièces. » On prépare 
aussitôt une immense carte pour couvrir les pièces et mon ami me 
dit : « Tu sais, personne ne le sait, et s’il vient des officiers, 
arrange-toi pour qu'ils ne voient rien, » 

Je donne ce détail pour vous montrer qu'à celte époque j'ai 
toujours cru que très peu d'officiers étaient au courant, D’après 
certaines dépositions, il y en a eu davantage et si j’entre dans ces 
détails, c’est pour répondre à l'inqualifiable déposition de mon 


ancien adjoint, le commandant Lauth, déposition faite devant la: 


chambre criminelle de la Cour de cassation. 

Le commanpaxt Laura. — Je demande la pârole, mon colonel. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — J’ajouterai ceci : c’est qu'il 
résulte de la déposition de M. le commandant Lauth qu'il était en 
longue permission dans le courant du mois d'octobre, circonstance 
que j'avais totalement oubliée. J’ajouterai en outre que j'ai été 
envoyé en mission dans la capitale d’un grand État militaire, voisin 
de la France, entre le 15 octobre et le 4er novembre; je suis parti un 
mardi ou un mercredi, je suis rentré un dimanche. Suis-je parti le 
lendemain ou le surlendemain de l'arrestation du capitaine Dreyfus, 
ou seulement la semaine suivante ? ce sont des détails que je n’ai 
plus maintenant précis dans la mémoire. 

Nous avons maintenant, je crois, fixé autant que possible la 
date d'arrivée du bordereau. Qui l'a apporté? J’ai toujours cru et 
on à toujours dit que c’est la voie ordinaire ; qu'est-ce que c’est que 
la voie ordinaire? Je commencerai par dire qu’il ressort pour moi 
d'une façon très claire que c’est le commandant Henry qui a remis 


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le bordereau au colonel Sandherr; s’il en était autrement j'en serais 
stupéfait, c’est lui qui a dû le remettre, et Sandherr m'aurait prévenu 
si ce n'avait pas été lui. Or qu'est-ce que la voie ordinaire? Nous 
avions autrefois au service des renseignements et depuis très 
longtemps un agent qui a de grandes qualités spéciales et qui a de 
petits défauts. Cet agent fréquentait volontiers les grandes maisons 
et, dans ces grandes maisons, il préférait la société des domestiques 
à celle des maîtres : c’est une affaire de goût. (Rires.) Il rapportait 
souvent de ces grandes maisons des papiers, les uns étaient entiers, 
les autres étaient plus ou moins déchirés. Pendant de longues 
années, cet agent recollait chez lui les papiers déchirés; il en 
faisait le tri lui-même et apportait son butin à l’'État-major. 

À un moment donné ses affaires prospéraient, il lui est arrivé 
souvent de n'avoir pas le temps de tout recoller avant l'heure où il 
devait se présenter. Alors, il est venu souvent au Ministère y 
achever sa besogne en présence de l’officier chargé de ce service 
spécial. Petit à petit, il a été aidé par cet officier. Il paraît que le 
recollage de ces papiers exerce sur certaines personnes une espèce 
de fascination ; c’est comme quand on fait des réussites aux cartes, 
cela attire, et quand on s’est mis à recoller des papiers, on continue 
à en recoller encore, et malheureusement beaucoup d'officiers ont 
suivi cet exemple. Je l’ai déploré et Je le déplore encore, car j'ai 
toujours été hostile à la propension des choses de police, à l’égard 
de certaines personnes et surtout de certains officiers ; j’ai toujours 
regretté cette tendance à la section. Il y a des choses qu'il fallait 
faire absolument, mais il y en a d’autres dont on pouvait se passer 
et cela aurait mieux valu et pour notre honneur à tous et pour le 
pays. 

J'ai dit que cet agent avait quelques petits défauts ; il y a eu des 
histoires de femmes, de concierges, et une histoire, dans lesquelles il 
est inutile d'entrer. Mais, à la suite de ces histoires, une dame, qu'on 
appelait Mme Millescamp, crut bon, pour se venger, de dénoncer à 
l'ambassade d'Allemagne le petit trafic en question. 

Le Présinexr. — Ne nommez pas l’ambassade; dites simplement 
une ambassade étrangère. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corpier. — Ne mettons même pas cela, si 
vous voulez, monsieur le Président, disons une grande maison, 
ou bien la maison avec un grand jardin. 

Cette dame dénonce. 

Nous donnâmes immédiatement l’ordre à l’agent de suspendre 
toutes relations et d’être extrêmement prudent. Puis, on mit en 








— 501 — 


prison la Millescamp; elle fut condamnée à cinq ans... on était sûr 
de son silence.…..le 4 janvier 1894— la date peut être intéressante — 
jusqu’au 4 janvier 4899, c’est-à-dire jusque pendant l'enquête de la 
Chambre criminelle. 

On s’occupa ensuite de savoir comment ces messieurs, après 
les dénonciations, allaient prendre la chose. 

On apprit qu’on tendait des pièges à une bonne dame. Cette 
dame correspondait avec l’agent dont j’ai parlé tout à l'heure ; ce 
dernier ne prenait pas lui-même les petits papiers ; il les recevait 
de la dame et c’est comme cela qu'il nous les fournissait. 

On avait tendu des pièges, dis-je, à cette dame ; il s’est même 
passé un certain nombre de faits assez bizarres ; on s’est brusque- 
ment jeté sur elle pour la fouiller, elle a crié comme si on avait 
voulu attenter à sa vertu, mais on n’a rien trouvé. Elle avait un 
« petit truc » qui n’a pas été dévoilé et que je ne dévoilerai pas. 

Quand nous nous sommes aperçus que la fine mouche s'était 
tirée de tout, nous avons résolu de reprendre les relations. 

C’est le commandant Henry qui s’est chargé de cela, et qui a 
établi directement des relations avec cette dame. 

On a dit, je crois, dans une déposition antérieure que quand 
cette dame avait quelque chose à remettre, elle écrivait ou envoyait 
un petit bleu. Alors on lui donnait un rendez-vous. À cause de ses 
occupations, ces rendez-vous avaient généralement lieu le soir. 

Et, pour plus de sécurité, c'était généralement dans des églises. 

Mais les relations avec cette dame étaient extrêmement difficiles; 
celte dame avait souvent des terreurs épouvantables; je crois bien 
qu’on lui avait raconté (quoiqu’elle ne fût pas très forte) des histoires 
d’exterritorialité ; elle se figurait que dans cette maison avec un 
grand jardin on pouvait s'emparer d'elle et l'emporter dans un pays 

“ointain qu’elle croyait peut-être être la Sibérie ; en tout cas elle ne 
savait pas où c'était. Enfin il lui prenait des terreurs folles. De 
sorte que pendant bien longtemps le commandant Henry a eu toutes 
les peines du monde à la maintenir dans la ligne droite ou plus 
exactement dans son « service ».- 

Entre temps, il y avait l’autre agent auquel on avait dit de rester 
tranquille et qui était fort ennuyé de la chose ; on lui avait maintenu 
son traitement, parce que cet agent avait bien d’autres cordes à son 
arc,etla maison en question était certainement le plus beau fleuron de 
sa couronne, maisil avait une couronne complète; on lui avait donc 
conservé son traitement, seulement son amour propre était un peu 
froissé, en outre comme il était très patriote il voulait continuer à 











travailler de ce côté. Il perdait aussi un peu fargent, ses frais de 


service étaient diminués, ses gratifications € ventuelles également, 
or il y tenait beaucoup, parce qu'il avait une légitime à laquelle il 
était forcé de rapporter ses mois, on connaissait exactement la 
qualité de ses mois, et, comme il voulait avoir un peu d’argent de 
poche, il ne pouvait économiser que sur le petit casuel ; or une 
grande partie de ce casuel avait disparu. Je suis convaincu que cet 
agent, qui était très habile, a dû chercher à renouer de nouvelles 
relations dans ia maison. Il lui est arrivé deux ou trois fois dans cette 


_ année, comme il venait très souvent au ministère — il avait ses 


entrées chez nous sinon quotidiennes du moins plusieurs fois par 
semaine, — de me dire des choses de ce genre : « Ah! mon com- 
mandant ! c’est bien ennuyeux dé ne plus rien avoir là-bas » ; et ceci, 
et cela. Je lui répondais : « Laissez moi tranquille. On vous a dit de 
ne plus vous occuper de cela. » 

Müis il m'est resté dans l’idée qu'il a dù s’en occuper. Voilà 
quelle était la situation. 

Voilà quelle était la situation matérielle et morale de ce qu’on à 
appelé la voie ordinaire le jour où le bordereau a été apporté au 
ministère. Qui la apporté ? je ne puis pas le dire, je ne l'ai pas vu 
et je ne dépose que de faits dont je suis absolument certain et dont 
J'ai été témoin.J’ai terminé en ce qui concerne l’arrivée du bordereau ; 
je ne crois pas avoir rien oublié, et maintenant je passe, si vous le 
permettez, à un autre ordre de faits. 11 s’agit de trouver les fuites 
qui existaient ou qui avaient pu exister au Ministère de la Guerre 
au moment de l'arrestation du capitaine Dreyfus. On a dit beaucoup 
de choses là-dessus et il me semble nécessaire de débroussailler 
cette histoire. 

Je commence par les fuites de Bourges.Jen’en ai pas parlé devant 
Ja Chambre criminelle parce qu'à ce moment-là, je croyais que 


c'était inutile; mais ilen a été tellement question depuis, certaines 


personnes ont tellement insisté là-dessus que je suis forcé de vous 
en dire quelques mots. Je vous rappellerai cela en deux mots seu- 
lement. Un jour — vous connaissez l'histoire —un officier supérieur 
d'artillerie est assassiné ou est l'objet d’une tentative d’assassinat ; 
un artificier, l'artificier Thomas est arrêté, condamné, sa peine est 
commuée, je crois, et il est envoyé au pénitencier d'Avignon, si mes 
souvenirs sont exacts. Or, cet assassin était doublé d’un espion. 
Après sa condamnation, certaines lettres ont été interceptées car, 
chose très caractéristique, nos voisins ne s'étaient pas aperçus de 
Varrestation de leur correspondant. Dans leurs lettres, ils mani- 


22 


PONT PPS M OT PP PP EP ET COTE 








— 503 — 


festaient le désir d’avoir le dessin de projectiles. La chose était très 
intéressante ; nous nous sommes procuré des dessins d’obus etnous 
les avons envoyés aux correspondants de l'artificier Thomas. 
Eux nous ont envoyé ou plutôt ont envoyé à lartificier Thomas de 
l'argent, des billets de banque; c'est nous qui les avons reçus et 
qui les avons versés dans notre caisse. Eh bien, voici donc un 
détail que l’on ignorait peut-être, c’est qu'à cette époque-là nous 
avons livré à nos voisins des dessins d’obus; mais ceci est très 
ancien, je n’insiste pas, et je prie M. le Président et les Membres du 
Conseil de remarquer que je n'insiste pas outre mesure sur ce 
point. 

Seulement j'indique aussi que dans les années qui ont suivi il y a 
eu un certain nombre de fuites dont nous nous sommes fortement 
préoccupés. Il y a eu des fuites à Bourges et à Calais et nous en 
avons suivi bien d’autres ailleurs. Ce qu'il y a d’important dans 
cette affaire, c’est que j'ai tout lieu de croire, quoi qu'on en ait dit, 
que ces fuites ne sont pas imputables au capitaine Dreyfus. Voici 
pourquoi : La question a été étudiée très à fond en 1894, dans le 
mois d'octobre et au commencement de novembre, c’est-à-dire en 
temps utile, par le lieutenant-colonel Sandherr en personne. Le 
colonel Sandherr m'en a parlé plusieurs fois et il m’a dit très sou- 
vent à propos de ces choses : « Te souviens-tu de ceci, te souviens- 
tu de cela ? » Et il faisait appel à ma mémoire. | 

Pour ce que j'appelle les fuites de Bourges, fuites qu’on a 
cherché à imputer à Dreyfus, pourquoi le colonel Sandherr 
travaillait-il lui-même cette question? Pourquoi n’en a-t-il pas 
chargé un autre officier ? Pourquoi s’est-il adressé à moi seul à ce 
moment? C’est parce que, à l’époque où ces fuites avaient eu lieu, 
nous étions ensemble à la section de statistique. 

Je rappellerai en passant que je suis entré à la section de 
statistique deux jours après le colonel Sandherr et que j'ai quitté 
la section de statistique huit jours avant lui. Nous avons donc 
été ensemble pendant huit ans et demi passés. Or, à l'époque en 
question, en 1894, aucun des officiers de la section ne faisait partie 
du bureau au moment des fuites de Bourges. C'est pourquoi, quand 
Sandherr avait à faire appel aux souvenirs de quelqu'un, c’est à moi 
seul qu’il s’adressait. Lui-même avait travaillé celte question; or, il 
n’a rien trouvé. S'il avait trouvé quelque chose, il aurait été en 
présence de faits couverts par la prescription ou de faits non cou- 
verts par la prescription. S'il avait trouvé des faits couverts par la 
prescription, il n’aurait pas manqué d’en faire part à l'instruction 











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— 504 — 


puisque c’eûl été une présomption morale contre le capitaine 
Dreyfus qui était poursuivi en ce moment. 

S'il avait trouvé des faits non couverts par la prescription, il est 
évident qu'il les aurait immédiatement signalés et qu'on les aurait 
joints à l'accusation principale contre le capitaine Dreyfus. 

Voilà la première série des fuites dont j'avais à parler. Je ne 
vois plus rien à dire sur cette question. > 

Après cela nous avons eu une grande fuite, une fuite immense, 
dont je ne dirai que quelques mots. 

I s’agit de la fuite de Saint-Thomas d’Aquin, celle qui a abouti 
à l'arrestation du bibliothécaire adjoint Boutonnet. Depuis très long- 
temps nous savions et nous sentions qu’il y avait une fuite consi- 
dérable dans l'artillerie. Nous avions commencé par faire des 
recherches du côté de Saint-Thomas d'Aquin, mais là, probablement 
sous l'influence du patron, on était absolument incrédule. Le colonel 
directeur pour lequel j'ai une grande estime, je ne l’attaque pas le 


moins du monde, ne croyait pas aux espions; j'admets parfaite- 


ment qu’on discute sur l’utilité des espions, qu’on la conteste; mais 
malheureusement il y a un fait qu'il faut bien admettre c’est qu'il 
y en a et le pauvre colonel s'en est bien aperçu quand on a décou- 
vert Boutonnet. On a cherché pendant longtemps ces fuites. Nous 
avons cherché un peu partout, même au ministère, à la direction 
de l'artillerie. Nous avons été très loin dans ce sens. 

. Puis un beau jour, à la suite d’un incident, on a tout recon- 
centré sur Saint-Thomas d'Aquin et on est arrivé à l'arrestation de 
Boutonnet. Il ÿ avait donc là une fuite énorme de documents con- 
cernant l'artillerie; vous pouvez juger infiniment mieux que moi 
de ce qui a pu se passer. Vous êtes beaucoup plus compétents que 
moi-même, pour juger l’importance de la fuite. 

Un peu plus tard, nous avons trouvé encore une autre fuite 
qui, elle aussi, était considérable : cette fuite provenait du ministère 
de la Marine, Il ne faut pas croire, parce que cette fuite provenait 
du ministère de la Marine, qu’elle ne concernait pas la guerre ou 
l'artillerie ou toute autre chose de ce genre-là ; les relations entre 
les deux départements sont assez fréquentes pour que la Marine ait 
connaissance... je dirai à peu près de toutes les choses techniques, 
de toutes les choses nuportantes qui sont connues par la Guerre. 
Par conséquent, les fuites occasionnées par la trahison de Greiner 
ont dù être très considérables et ont pu être, en grande partie, 
d'ordre technique. 

Je n’entrerai pas dans la façon dont Greiner a été arrêté, j'aurai 











Ne 


même sur ce point une prudence qui n’a pas toujours été observée 
ici par des personnes qui ont été mêlées à l’affaire, et Dieu sait s’il 
y en a! Seulement comme j'aurai tout à l'heure à parler d’une pièce, 
je tiens à vous signaler que je crois bien qu'à cette époque nous 
avons remis à une grande administration voisine un certain 
dossier. je ne dis pas la chose entièrement, si c’est nécessaire J’y 
reviendrai tout à l’heure, je vous indique simplement les faits dans 
l’ordre chronologique. 

Après l'affaire Greiner, nous commençons à nous rapprocher de 
l’époque de l'arrestation de Dreyfus. 

Voyons, on nous a dit qu’il y avait des soupçons, qu'on avait 
signalé des personnes au ministère... si vous le voulez bien nous 
allons examiner successivement toutes ces charges ou plutôt toutes 
les indications qui ont été données : ce sont, si vous le voulez, des 
dénonciations. D’abord, il est question d’un certain monsieur, âgé 
de 45 à 50 ans, si je ne fais pas erreur décoré, qui aurait trahi et 
qui aurait porté lui-même des pièces à l'ambassade d'Allemagne, 
« à la maison du grand jardin ». 

Eh bien! je vous ferai remarquer que le signalement de quarante- 
cinq ans, décoré, ne s’applique en aucune façon au capitaine 
Dreyfus. Cela s’appliquerait à l’autre officier dont le nom a été 
prononcé, à l'officier qu’on ne peut plus poursuivre ni condamner, 
C’est son signalement, 


Je vous dirai cependant que je ne sais pas du tout si cela s’ap-. 


plique à lui en l'espèce, et voici pourquoi : 

Dans toutes ces affaires d'espionnage et autres, il faut d’abord 
avoir du bon sens : c’est la première des choses. Or, on nous 
raconte qu’il y a un monsieur, âgé de quarante-cinq ans, décoré, 
qui s’en va dans la maison en question, 

Eh bien! il y a beaucoup de messieurs décorés qui vont dans 
cette maison. Puis, la plupart des gens de la maison sont décorés 
de la Légion d’honneur et portent toujours avec affectation cette 
décoration. C’est pour nous faire honneur, je n'en doute pas, mais 
cela a en outre l'avantage, quand ils sont dehors, de les faire prendre 
pour des compatriotes, et il arrive très souvent à nos officiers d’être 
mélés aux officiers d’autres nations et de les prendre très bien pour 
des camarades, quand ils sont en tenue civile. 

Il y a eu aussi une personne dont je ne veux pas prononcer le 
nom, qui aurait annoncé, quelque temps avant l'affaire du capi- 
taine Dreyfus, qu’il y avait un traître à l’État-major, qu'il y avait 
toutes sortes de choses... Je ne veux pas prononcer le nom de cette 














208 


personne, quoique les journaux en aient parlé encore tout récem< 
ment; je ne la connais d’ailleurs pas du tout, je nai jamais été en 
relalions avec elle, par conséquent, je puis la tenir pour fort hono- 
rable. Seulement, il y a deux motifs importants qui font que je n'ai 
Jamais accordé créance aux indications qui ont été données par elle à 
ce moment-là. La première raison, c'est que beaucoup d'officiers 
étrangers, surtout beaucoup d’attachés militaires, beaucoup d’offi- 
ciers d'État-major étrangers étaient convaincus que beaucoup- 
d'officiers ou de militaires français trahissaient. C’est une conviction 
qu'ils avaient; ils se trompaient complètement, je vais vous dire 
pourquoi et comment ils se sont trompés. | 

La seconde raison pour laquelle je n’attachais pas grande 
importance aux communications qui provenaient de cette per- 
sonne, c'est qu'elle avait comme intermédiaire un agent dont je 
puis bien dire le nom maintenant (il est mort, malheureusement), 
c'est Guénée. Du moment qu’on avait Guénée comme intermédiaire 
je pouvais très difficilement accepter ce qu’on me disait comme 
article de foi, 

Guénée est mort. J’éprouvai un grand chagrin de sa mort car 
J'aurais désiré qu'il vint ici; il vous aurait édifié sur beaucoup de 
points, je vous assure; vous auriez vu comment on fabrique cer- 
laines choses. 

Maintenant, j'arrive à un morceau beaucoup plus gros... Je 


_wentrerai pas dans de grands détails. Il s’agit de l'immense entre- 


prise Richard Cuers, Lajoux et Cie. 

Jespérais bien, messieurs, ne jamais parler de cela; si on 
m'avait dit autrefois qu'il serait question ici, devant un tribunal 
français, devant la France entière, devant le monde entier, de toutes 
ces histoires, on m’eût bien étonné. Devant la Cour de cassation, 
devant la Chambre criminelle j’ai pris les plus grandes précautions 
pour qu’on ne dise jamais ces choses-là; vous pouvez vous en 
assurer en relisant ma déposition. D'ailleurs, je ne faisais en cela 
que suivre les instructions très détaillées et très restrictives qui 
m'avaient été données par le ministre d'alors, M. de Freycinet. £h 
bien, tout a été dévoilé ; tout étant dehors, par conséquent je puis 
m'exprimer librement, 

Vous connaissez cette entreprise : à côté d’an agent étranger se 
place un agent à nous ; après cela on en recrute un autre, puis deux, 
puis trois, et en définitive il arrive à un moment donné que nous 
avons une organisation immense : c’est absolument comme si le 
service français avait entrepris le recrutement du service de l’autre 





côté. C’est nous qui le recrutions; ceci nous procurait deux profits : 
d’abord de pouvoir gaver, — j'emploi ce terme à dessein, — de 
pouvoir gaver l’étranger de faux renseignements; ensuite nos faux 
agents remplissaient chez lui la place de bons agents; et en outre, 
par suite du frottement, nos faux agents nous aidaient à découvrir 
les véritables agents de l’étranger. C’est comme ça qu’il y en a eu 
tant qui ont été pris en France et qui ont été condamnés. ; 

Même une chose vous a été dite, j'aurais bien préféré qu’on ne 
la dît pas, on aurait bien pu l’éviter, mais enfin cela a été dit : 
« Quand à un moment donné les Allemands. pardon, les étrangers 
(Sourires), ont trouvé qu’on prenait vraiment trop de leurs agents, 
Richard Cuers est tombé en disgräce; d’abord il est rentré en 
Suisse, et puis après cela il est allé à Breslau. C’est à ce moment 
qu'on à pu, suivant une expression heureuse, prêter notre monde 
à d’autres étrangers aussi; et on a continué aussi le même système, 
de sorte que de l’autre côté l’affaire a donné de bons résultats. 

Vous voyez donc une organisation immense qui aurait été extré- 
mement utile si la guerre avait éclaté à ce moment. Il y a une 
chose que l’on oublie trop depuis que l'affaire Dreyfus a occupé 
exclusivement l'attention publique; c’est qu'après la guerre 
de 1870, le grand reproche qu’on faisait à l'État-major français 
c'était de ne pas avoir eu d’espions, de ne pas avoir su organiser 
l’espionnage. On attribuait même à ce manque du service d’espion- 
nage tous nos malheurs. On exagère toujours; moi, je crois que 
cela a en effet manqué un peu, mais que nos désastres avaient aussi 
d’autres causes. Or, si la guerre avait éclaté il y à quelques années, 
avec l’organisation que nous avions, c’est nous qui étions les maîtres 
absolus de ce service, et on n’aurait plus eu de reproches à faire à 
l’armée française ni à l'État-major français ; nous étions sûrs de 
notre affaire. 

. Je vous ai décrit en deux mots cetie organisation; je ne vous 
en dirai pas davantage; je vais seulement en tirer deux points, 
examiner si vous voulez deux ordres d'idées qui me paraissent 
avoir une importance très considérable dans cette affaire. 

Je parlerai d’abord de la question qui est la moins importante 
et qui a cependant de l'intérêt, comme vous allez le voir. 

Richard Cuers connaissait parfaitement le français, je vais vous 
le prouver. Il existait à l'État-major de l’armée une correspondance 
très volumineuse de Richard Cuers; cette correspondance doit 
exister encore, elle est écrite en très bon français, en français cou- 
rant. D'ailleurs, je vous dirai que Richard Cuers, avant d’aller s’é- 


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— 508 - 


tablir à Bruxelles, avant de commencer à son insu cette colossale 
entreprise que voussavez, Richard Cuers avait été espion allemand 
à Paris; pour cela il faut connaître à fond le français. Il y a autre 
chose qui va prouver que Richard Cuers connaissait admirablement 
le français : c’est que la plupart des agents qu’il avait ne connais- 
saient pas un seul mot de la langue maternelle de Cuers. Or, Cuers 
qui était en relations continuelles avec eux, qui avait à leur donner 
des instructions, à recevoir leurs rapports, à les analyser, à les 
transmettre, devait être en possession complète de la langue fran- 
çaise. À ce propos je dirai que si je n’ai pas entendu parler Richard 
Cuers, — avait-il même un petit accent je n’en sais rien, — mais Si 
je ne l’ai pas entendu parler, du moins je lai vu causer une fois, 
à Bruxelles, — il n'y a pas d’inconvénient à citer la ville, mais 
je ne citerai pas l'endroit, — je savais que le rendez-vous habituel 
de Richard Cuers était dans un café dont le nom importe peu. Je 
savais l’heure à laquelle il recevait les agents, je ne surveillais pas 
ces agents, car je m’occupais fort peu des questions de police qui 
me répugnaient; mais l’occasion était très propice, je me trouvais 
dans les environs de l’endroit où Cuers devait se rencontrer avec 
les agents. J’entre dans le café, je reconnais immédiatement un 
agent, un homme très bien, ancien sous-officier, je ne sais pas s’il 
n’est pas officier de réserve: il causait amicalement avec Richard 
Cuers. La conversation était très animée. Or, notre agent ne sait 
pas un mot de langue étrangère ; il ne connaît que le français ; la 
conversation avait lieu par conséquent en français ; J'en infère ceci, 
c’est qu'il est indiscutable, incontestable que Richard Cuers con- 
naissait admirablement le français, et c’est pourquoi je m'étonne que, 
dans la fameuse entrevue de Bâle, devant parler au commandant 
Henry qui ne savait pas un mot de langue étrangère, on ait employé 
l'allemand, 

On était obligé de traduire; on a dit aussi que cette entrevue 
avait été très vive, qu’on s'était dit des choses très raides. Eh bien! 
je suis étonné qu’à ce moment-là on n’ait pas parlé français, puisque 
les trois interlocuteurs savaient admirablement le français et que 
deux seulement savaient l'allemand. Voilà ce que j'avais à dire sur 
ce point. 

Maintenant, j’aborde un point plus délicat : ces gens, qui entou- 
raient Richard Cuers, quile renseignaient, qui gavaient l'Allemagne 
de faux documents, étaient obligés d’avoir une certaine position en 
France; quand il s’agissait seulement de faire des reconnaissances 
extérieures, de voir ce qui pouvait se trouver par exemple sur un 


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— 509 — 


chemin de fer, d’aller reconnaître des choses qu’on peut voir à 
l’œil nu... Eh bien, l’agent était tout simplement celui que connais- 
sait Richard Cuers, M X... ou M Y..., généralement, ancien sous- 
officier français, officier de réserve en activité encore, qu'il avait 
embauché. Mais dans bien des cas, quand on posait d’autres 
questions, l'agent était obligé de dire : «Oh! je connais quelqu'un, 
oui, Je pourrais vous trouver ce renseignement. » Alors, l’agent 
était obligé d’être censé avoir séduit, avoir corrompu un militaire 
ou un fonctionnaire français. Il y avait des avatars nombreux chez 
ces gens, et parmi ces avatars, il y en a eu un qui doit remonter à 
1893 ou 1894 et qui a malheureusement dù être terrible ; on a pris 
le rôle d’un employé du ministère de la Guerre français. Si on veut 
en avoir la preuve, on n’a qu’à la rechercher au ministère, où elle 
doit encore se trouver. Les pièces qui concernaient ces sortes 
d’affaires étaient conservées et classées avec le plus grand soin; 
c’étaient les officiers eux-mêmes qui les classaient et vous concevez 
le soin tout particulier qu'on devait apporter à cette classification. 
Si vous voulez bien songer à la quantité énorme de renseignements 
faux que nous envoyions de l’autre côté de la frontière, il ne fallait 
pas se tromper une seule fois; chaque fois qu’on allait passer un 
renseignement faux, il fallait s'assurer s’il était en correspondance 
avec le renseignement transmis précédemment ; en même temps, 
d’un autre côté, nous nous assurions s’il pouvait être utile à notre 
cause. 

Eh bien, ces renseignements admirablement classés doivent 
encore exister, 

Et ce qui me donne confiance entière à ce sujet c’est ce qui s’est 
passé au mois de mai et juin dernier, à l’époque où il y avait une 
certaine instruction conduite par M. le juge Boucart. On était en 
train d’examiner une lettre que M le général Roget, dans sa dépo- 
sition devant la Chambre criminelle, avait audacieusement attribuée 
à son ancien camarade de promotion, le lieutenant-colonel Cordier, 
lettre qui à été reconnue être de M. Lemercier-Picard, actuellement 
décédé. 

Le GÉNÉRAL RoGEr. — Je demanderai la parole, monsieur le Pré- 
sident. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CoRDIER, — Dans celte instruction on à 
apporté d’abord 22 pièces de comparaison, puis ensuite 41 autres, 
total 63 pièces de l'écriture du lieutenant-colonel Cordier, On en a 
pris dans tous les registres, on a pris des notes, des brouillons, des 
« pro memoria », on a déchiqueté certaines pièces, et, je le recon- 








Pr 
DY'e 


. 


né 


puis, avec une très grande habileté. J'ai trouvé qu’on avait fait de 
très grands progrès dans certains travaux, depuis mon départ. 

Je dis cela tout simplement pour prouver que tous les documents 
sont bien classés à la section de statistique, et j’en fais compliment 
à M. l’archiviste Gribelin; c’est probablement depuis qu’il a mis des 
lunettes que cel va si bien! 

Le Président fait un geste. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier. — Monsieur le Président, cela 
m'est sorti tout seul, Je vous demande pardon. Je retire ce que 


. J'ai dit. Je retire les lunettes. (Rires.) 


Si le Conseil le juge convenable, il pourrait très facilement 
s'assurer par lui-même de cet avatar d’un agent qui correspondait 
avec l'étranger. Pour cela ce serait très simple. 

Je vais indiquer où se trouvent les pièces, ou plutôt où elles se 
trouvaient il y a trois ans; on pourra donc les retrouver rapide- 
ment, eten faisant cela, je ne dévoilerai pas les secrets de la section. 

Ces pièces se trouvaient dans une armoire où les capitaines 
rangeaient généralement leurs pièces secrètes. Cette armoire était 
rarement visitée par l’archiviste, les capitaines seuls y mettaient 
leurs affaires, et en outre, pour qu’on retrouve facilement, je don- 
nerai ce détail qui doit être conna du chef actuel du service des 
renseignements, c’est que dans ces armoires qui étaient fermées 
avec deux barres de fer et cadenas à secret souvent changé, ces 
messieurs s’amusaient généralement à mettre nos secrets sous la 
garde de Richard Cuers ou bien de tous les grands adversaires de 
l’autre côté. 

C'était une petite facétie qu’on se permettait, 

Je dis ceci pour que si le Conseil jugeait utile de rechercher les 
dites pflêces, on puisse savoir tout de suite quelle est cette armoire 
que je ne veux pas désigner autrement, vous comprenez pourquoi. 

On trouvera peut-être à la rigueur aussi quelques indices de ces 
faits, soit dans le copie de lettres général se référant à la nation en 
question, soit dans le copie de lettres du commandant Henry; pour 
aller rapidement on pourrait commencer par 1894 et remonter à 
1893. Voilà l'explication que je crois devoir donner au Conseil. 
Maintenant, j’en suis toujours à ce que j’ai appelé l'étude antérieure 
à l'arrestation de Dreyfus, je m'en vais terminer très rapidement. 
Toutes lès fuites dont j'ai parlé n’existaient plus, et je considère 
toutes les dénonciations qui avaient été faites auparavant comme 
sans valeur, mais il y a une fuite qui existait encore au moment de 
l'arrestation de Dreyfus, et, à mon sens, autant que mes souvenirs 


RTE CORRE PRET CURE 






7 | 





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peuvent me le rappeler, la seule fuite qui existait à ce moment : il 


s’agit des plans directeurs. 

Ah! c'est une fuite qui durait depuis bien longtemps. Je crois 
même qu’il y en a eu déjà vers 1891-92, et à ce sujet, il y a une 
chose qui reste obstinément dans ma tête, c’est que la pièce « ce 
canaille de D. »est contemporaine de ces premières fuites de plans 
directeurs. 

Dans sa déposition devant la Chambre criminelle, déposition du 
4 février, M. le général Roget dit à propos de la pièce : « ce 
canaille de D. » que je me suis trompé, que je l'ai confondue avec 
‘une autre pièce où il est question de D. tout court; en l’espèce, 
l'affaire aurait peu d'importance, mais c'est égal, il me reste encore 
quelque chose ici. (1{ se frappe le front.) Je voudrais bien revoir 
cette pièce que je crois très ancienne, afin de constater, comme 
c’est une vieille pièce, si on ne l'aurait pas maquillée pour la rajeu- 
nir (Bruit.) je serais très heureux de la voir pour fixer ce point. 
Si je me suis trompé, cela n'aurait pas grande importance; si j avais 
confondu la pièce «ce canaille de D, » avec une pièce où il y aurait 
un D'tout court, cela ne ferait rien au fond de l’affaire; seulement, 
si la pièce avait été maquillée, cela me permettrait de dire, sans faire 
une seule exception, que la partie de la déposition du 4 février de 
M. ie général Roget, au moins en ce qui me concerne, est fausse, 
absolument fausse depuis la première lettre jusqu’à la dernière. . et 
je le prouverai quand on voudra. 


Ainsi donc il y avait à ce moment des fuites, les fameuses fuites . 


des plans directeurs. On a parlé de Nice, mais il me semble bien 
qu’il y en a eu d’autres, et il me semble aussi que j'ai couru pour 
trouver les fuites des plans directeurs d’une place du nord-est, et, 
passez-moi l’expression, cela devenait même une scie, Nous étions 
obligés pour ces fuites des plans directeurs d’aller demander à 
quatre ou cincç endroits, vous le savez aussi bien que moi, vous 
voyez les endroits auxquels nous allions courir après les plans 
directeurs, et comme il nous arrivait d’autres indices de disparitions 
de plans directeurs, il nous fallait encore recommencer la cérémonie 
et enfin. on était un peu humilié.- 

En tout cas ce n’aurait pas pu être le capitaine Dreyfus qui 
aurait livré ces plans directeurs; nous avons toujours pensé que 
c'était des employés subalternes, il y en a qui ont été filés et 
même un pendant longtemps. Cette fuite a-t-elle cessé depuis, je ne 
le sais pas, mais elle existait encore le jour de mon départet je ne 
sais pas ce qu’il en est advenu, 

















Nous voici donc revenus à la date de l’arrestation du capitaine 
Dreyfus. Dès le 8 octobre, les soupçons s'étaient cristallisés sur lui, 
il n’a été arrêté que le 15 ; mais, à partir du 8 octobre, le rôle de la 
section de statistique a consisté surtout à rechercher ce qu'on 
pouvait savoir de sa vie, de ses relations, etc. 

La section de statistique a employé pour cela ses propres 
moyens et s’est adressée à qui de droit. 

Je dois dire que, dans les commencements, les renseignements 
sur le capitaine Dreyfus étaient abominables; il avait tous les 
défauts, tous les vices, tous : il était débauché, il était joueur. 
enfin les choses les plus abominables. Maintenant, je dois dire que: 
le maximum des charges de ce genre contre le capitaine Dreyfus a 
coïncidé avec la remise du rapport de l'officier de police judiciaire, 
c’est-à-dire du commandant du Paty de Clam au ministre. Ce 
maximum de charges a coïncidé également avec la remise du 
rapport de M. le général Mercier au gouverneur de Paris. C’est au 
moment où l'affaire a été livrée au gouverneur de Paris que les 
charges contre le capitaine Dreyfus paraissaient le plus considé- 
rables, charges non seulement contre lui, mais j’ajouterai presque 
contre sa famille. 

Nous ne cherchions rien contre sa famille, mais nous voulions 
savoir quel était exactement son état de fortune. Cela avait de 
l'importance dans l'affaire. Nous savions que sa fortune était située 
à Mulhouse. On a donc pris des informations à Mulhouse, qui ont 
commencé par être absolument mauvaises. Après la remise du 
rapport au gouverneur de Paris. remise qui a coïncidé ou à peu 
près avec la publicité donnée par la presse à l’arrestation du 
capitaine Dreyfus, les charges en se précisant sont devenues de 
moins en moins mauvaises. Ainsi on disait que Dreyfus était joueur. 
Eh bien, on a cherché dans tous les cercles, on a cherché partout 
et alors on a trouvé plusieurs Dreyfus, sans pouvoir préciser. 

A mesure qu’on avançait on ne pouvait plus rien préciser sur 
Alfred Dreyfus, le capitaine arrêté. 

On a cherché aussi la question des femmes. Autant qu’il m'en 
souvient, tout ce qui a été précisé, c’est que le capitaine Dreyfus, le 
jour de son mariage, n’aurait pas pu porter la couronne d’oranger, 
si toutefois on en donne aux hommes. C’est le cas de beaucoup de 
gens. (/iires prolongés.) 

Seulement il résulte de l'examen complet du rapport, il résulte 
de tout ce que nous avons su, c’est qu'après son mariage il n’en a 
plus été de même. 





— d135 — 


Moi, je crois devoir en conclure que, s’il y a eu certaines choses, 
le capitaine Dreyfus s’est plutôt vanté. Le capitaine Dreyfus, comme 
beaucoup d’autres, aimait à se vanter, et quand on a été comme 
nous jeunes dans les pensions et tout cela... on sait parfaitement 
que généralement ce sont ceux qui se vantent le plus qui en font le 
moins. Eh bien, je crois que le capitaine Dreyfus était absolument 
dans ce cas. Comme cela, comme pour tout le reste, il se vantait et 
il s’est beaucoup vanté. Dieu sait s’il doit s’en repentir maintenant. 

Maintenant je dois dire qu'a mesure que ces charges morales, 
ces charges policières contre Dreyfus diminuaient, on avait derrière 
un autre genre de charges. C’étaient les racontars des camarades, 
c’est ce qui est devenu les dépositions des camarades. Vous les 
avez entendues. Je ne veux pas en parler, vous les apprécierez. 
Cela ne me regarde pas. Mais je ne les ai pas considérées et je ne 
les considère pas comme des accusations. J'ai toujours pensé que 
le capitaine Dreyfus était extrêmement curieux. Il à dû comprendre 
très vite qu'il ne serait pas maintenu à l’État-major de l’armée, Je 
n’ai pas besoin de m’étendre sur ces raisons. Il pouvait être bien 
aise de se dire que le jour où il serait employé dans un état-major 
de corps d’armée ou de division, cela ferait très bien de voir un 
officier bien orienté et très au courant, et que cela lui servirait dans 
l'avenir. Voilà ce que j'ai toujours pensé pour ce genre de pré- 
somptions. 

Maintenant je dirai aussi que les renseignements qui étaient 
arrivés sur le capitaine Dreyfus en ce qui concerne sa situation de 
famille à Mulhouse étaient aussi changés radicalement pendant 
l’instruction : les renseignements qui nous sont arrivés de Mulhouse 
sont devenus excellents, tant au point de vue de la situation maté- 
rielle qu’au point de vue de la situation nationale. 

C’est dans ces conditions que nous étions le jour où Dreyfus a 
été traduit devant le Conseil de guerre. 

Mais avant d’en arriver là il est bon que je dise un mot au Con- 
seil d’une autre question très délicate : la formation d'un dossier. 
On a parlé de dossier secret; j'avoue que je n’ai jamais rien com- 
pris à tout cela, et je vais ajouter en deux mots tout ce que je sais. 

Sandherr à un moment donné, et Sandherr (je tiens à le dire en 
passant pour qu'il n'y ait pas de doute), mon vieux camarade 
Sandherr était un soldat honnète et loyal, un honnête homme et 
un très brave homme même, il est mort honnête homme, je lui 
rends cet hommage; Sandherr, un jour, a prescrit au commandant 
Henry de réunir toutes les pièces pouvant avoir trait directement 


I. 33 











ou indirectement à l'affaire en question. C’est ce que nous faisons 
absolument dans toutes les affaires d’espionnage. Il nous arrivait 
très souvent d’avoir des pièces que nous ne pouvions appliquer à 
personne. Il y avait telle chose. Qu'était-ce? nous n’en savions 
rien. Alors nous avions un certain nombre de pièces qui étaient pour 
ainsi dire en réserve, et à mesure qu’un fait se présentait, on voyait 
s’il y avait lieu de l’appliquer à la personne qui était poursuivie à 
ce moment-là, non pas dans le but de nuire à la personne en parti- 
culier, mais pour la recherche de la vérité. Or, on a recherché tout 
ce qui pouvait intéresser l’Affaire. 

Je me rappelle parfaitement les pièces qui ont été trouvées à ce 
moment-là. La première a été la pièce : «Ce canaille de D. » Sandherr 
me dit : « Qu'est-ce que tu penses de cela? » On a beaucoup parlé de 
cette pièce, que je voudrais tant revoir; pour moi, à ce moment-là, 
c'était une antiquité, à tort ou à raison, Je l’avais dans la tête et je 
l'ai encore. J’ai dit à Sandherr : « Tout cela n’a pas l'air de signifier 
grand’chose, mais enfin il y a une initiale, on peut l’envoyer. » Et 
pour moi c'était à l'instruction que cela devait être porté. 

Puis nous avons examiné les autres pièces. C’étaient des choses 
sans importance, tout le « caput mortuum » de la section; nous ne 
pouvions attribuer des morceaux de pièces secrètes et vous pensez 
bien qu’on n'arrive pas toujours à avoir des pièces entières, on en 
garde de petites bribes, de petits morceaux, dont on comprend le 
sens à moitié, et on comprend que d'autres pièces viennent vous 
fixer sur le sens. Eh bien, Sandherr a examiné à ce moment-là le 
monceau de pièces, on en a écarté, on a élagué, Sandherr a refait 
trois ou quatre fois le paquet, et en définitive il ne devait plus y 
rester grand'chose. En tout cas il restait la pièce « Ce canaille 
deD7:» 

Voilà ce que je crois utile de dire pour l’Affaire, je ne vois pas 
autre chose jusqu’à la condamnation, de Dreyfus. 

A propos de la condamnation, je me rappelle unincident qui 
s’est passé devant la Chambre criminelle. Probablement dans le 
récit à peu près analogue à celui que je viens de faire, sauf que 


je n’ai pas raconté les affaires Richard Cuers, à la Chambre crimi- 


nelle... à un moment donné un conseiller me posa cette question : 
« Je demande au témoin pourquoi il a dit : « Après la condam- 
« nation nous avons été rassurés? » Ce mot-là m'était échappé. Je 
l’expliquaï. 

Le mot rassuré n'impliquait pas une idée d’hostilité contre l’offi- 
cier qui venait d’être condamné, ce mot voulait tout simplement 


dire ceci : Nous savions parfaitement que quand l’Affaire était 
arrivée devant le Conseil de guerre les charges n'étaient pas 
énormes; elles étaient suffisantes. C’est ce qui arrive lorsqu'on 
envoie un accusé devant la cour d’assises : on ne sait pas s’il est 
coupable ou s’il ne l’est pas, c’est la cour d'assises qui décidera. 
Nous savions qu’il n’y avait contre Dreyfus absolument qu'une seule 
pièce, fe bordereau, et nous savions que sur cette pièce deux experts 
s'étaient prononcés pour qu’elle ne fût pas de Dreyfus et trois pour 
qu’elle fût de lui. C’est ce que j'ai dit à la Cour de cassation. Nous 
savions aussi que les témoignages d'officiers étaient nombreux et 
nous les pensions devoir être très graves; mais remarquez que je ne 
les connaissais pas à ce moment, je les connais depuis que je les ai lus, 
et je les trouve moins graves que je ne croyais. Il n’y avait que cela. 
Le Conseil s’est prononcé! Ce qui nous a rassuré c’est l’unanimité du 
Conseil de guerre, s’il y avait eu une seule voix pour Dreyfus au 
Conseil, nous aurions conservé des doutes, j’en aurais conservé. Je 
n’en ai pas eu à ce moment-là précisément à cause de cette unani- 
mité: Les premiers doutes que j’ai éprouvés, je les ai eus quand je 
me suis aperçu, à mon grand étonnement, que ce bordereau que 


je savais pertinemment avoir été apporté au mois de septembre, on 


en avait travesti la date d'arrivée, quand on avait dit au Conseil 
de guerre de 1894 que ce bordereau était du mois d'avril ou de 
mai. C’est ce qui a commencé à éveiller mes doutes. ( Mouvement.) 

Ce qui à aussi contribué à ce moment-là à les éveiller, c’est la : 
campagne, que je me permettrai de qualifier d’infâme, qui a été 
faite contre le colonel Picquart. Je connaissais de longue date le 
colonel Picquart et j'ai toujours eu pour lui la plus grande estime. 
Quand j'ai vu ses anciens subordonnés qui étaient également les 
miens se retourner contre lui et l’accuser injustement, je me suis 
dit : «Il doit y avoir quelque chose. » C’est là que j'ai commencé à 
suivre, et puis c’est là que successivement j'ai examiné loutes les 
charges, que j’ai suivi l'affaire. i 

Un témoin est venu ici dire qu’à une certaine époque je croyais 
à la culpabilité de Dreyfus, que je la proclamais. Oui, j'ai cru à la 
culpabilité de Dreyfus. 

LE COLONEL FLEUR. — Je demande la parole. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corpier. — Et si je n’y avais pas cru j'au- 
rais été le dernier des hommes, moi, officier du service des rensei- 
gnements, de ne pas proclamer alors la vérité. 

J'ai cru à sa culpabilité, mais maintenant je crois complètement 
à son innocence, J'y crois de la façon la plus absolue. (Wouvement.) 





— 016 — 


Je ne dirai qu'un mot: après la condamnation de Dreyfus, nous 
étions absolument tranquilles; comme je vous l’ai dit, il n'a plus été 
question de lui, et pour le pauvre malheureux ce doit être une 
chose navrante, il se figurait que tout le monde s’occupait de sa 
réhabilitation, Ah! ce devait être dans un bien petit cercle, proba- 
blement celui de sa famille. Ailleurs, on ne s'occupait guère de lui. 
Lorsque Sandherr est tombé malade, j'ai remis le service au’colonel 
Piequart. I y a bien eu une petite remise du service faite par 
Sandherr, mais Sandherr à ce moment était très souffrant. ' 

Dans l'intervalle, je dois dire qu’il n’y a qu’une chose concer- 
nant l’affaire Dreyfus qui pourrait avoir quelque intérêt; c’est 
l’arrivée du dossier de l’enquête judiciaire à la section de statistique. 
Je ne puis que signaler le fait. 

Maintenant il y a autre chose qui pourrait encore vous inté- 
resser. On a eu l'air de dire que le colonel Picquart avait été mis à 
la section de statistique pour faire la revision, et pour cela on a 
insinué que le colonel Cordier avait dù lui céder la place exprès 
pour cela. Je suis habitué aux insultes, aux insinuations; je ne m’en 
occupe pas, cela m'est complètement égal, il y a des choses bien 
supérieures à ma personne en celte affaire, tout cela, je m'en fous! 
mais pour l’Affaire je tiens à dire ceci : c'est que depuis plus de dix- 
huit mois tout le monde le savait à l'État-major, et certainement 
mes grands chefs le savaient et diront très bien que, depuis dix- 
huit mois, on savait parfaitement que le colonel Picquart, alors 
commandant Picquart, devait remplacer le colonel Sandherr. Tout 
le monde savait parfaitement que je ne succéderais pas au colonel 
Sandherr et personne, quoi qu'ait dit encore le général Roget, — 
je suis toujours obligé de parler du général Roget, c’est d’ailleurs 
mon camarade de promotion (Sowrires.), — je suis obligé de dire que 
personne au morfde ne pensait que je voulais remplacer Sandherr, 
tout le monde savaitque j'avais demandé à entrer dans le corps du 
contrôle, et j'espère que certains de mes chefs se rappelleront ce 
que je vais leur dire. Dès le mois de janvier 1895, c’est-à-dire 
quelques jours après ma nomination au grade de lieutenant-colonel, 
qui remonte au 24 décembre 1894, c’est-à-dire deux jours après la 
condamnation de Dreyfus, ils me proposaient pour entrer dans le 
corps du contrôle de l'administration de l’armée au titre du « cin- 
quième tour », avec les notes les plus élogieuses. Tout le monde 
savait que, depuis plusieurs années, je ne désirais qu’une chose, 
m'en aller avec mon vieil ami Sandherr, laisser là la section de sta- 
listique, — on finit par se fatiguer dans un service comme celui-là, 








— et finir ma carrière, modestement et paisiblement, dans la peau 
d’un contrôleur. 


Le Présent. — Votre déposition est terminée ? 
LE LIBUTENANT-COLONEL CORDIER. — Oui, mon colonel. 
Le Présmexr. — Vous qui avez vécu dans. l'intimité du colonel 


Sandherr, pouvez-vous nous dire s'il vous a parlé d’une démarche 
faite auprès de lui par les frères Dreyfus ? 

LE LiRUTENANT-COLONEL Corbier. — Parfaitement. Oh ! pour cela, 
c’est très simple. Je n’ai qu’à répéter littéralement ce que j'ai dit à 
la chambre criminelle de la Cour de cassation. Un beau jour, le 
colonel Sandherr en arrivant à la section de statistique me dit : 
« Ah ! sacristi! c’est assommant. » Il était un peu agacé, fort agacé 
même. Je vous demande la permission d'ouvrir ici une parenthèse 
pour que vous voyiez bien la scène et pour vous dire comment les 
choses se passaient à ce moment-là à la section de statistique. Le 
colonel Sandherr venait le matin à l’ouverture du courrier et don- 
nait les premiers ordres ; je venais le remplacer vers 11 heures et 
demie au moment où il allait déjeuner et je ne faisais qu’une séance 
jusqu’au soir vers 6 ou 7 heures, car nous n'observions pas les 
heures à la section de statistique et notre travail se prolongeait au- 
delà des heures réglementaires. J'ai eu cette conversation avec 
Sandherr au moment où il entrait et je crois bien qu’elle dut avoir 
lieu le jour même où il avait reçu la visite des frères Dreyfus ou le 
lendemain, et certainement à une date très rapprochée. Quand 
Sandherr rentrait, je le voyais immédiatement, j'allais lui rendre 
compte de ce quis’était passé pendant les deux ou trois heures de 
son absence et, en même temps, il me donnäit ses instructions. Ce 
jour-là il commença par me parler de certaines choses, puis il 
s’écria : « C’est assommant: on ne me laissera jamais tranquille; on 
vient me relancer Jusque chez moi. » A ce moment-là, je ne connais- 
sais même pas le nom de Mathieu Dreyfus ; il m'était inconnu. 
Depuis, j'en ai souvent entendu parler etje ne le connais pas encore, 
jene sais pas comment il est fait. Sandherr me raconta que deux 
membres de la famille Dreyfus étaient venus le relancer jusque 
chez lui. De ce qu'il m’a raconté, il ne me reste aucune impression 
de tentative de corruption. (Mouvement.) Jesais parfaitement qu’à la 
suite de cela, le colonel Sandherr en a parlé à d’autres personnes; il 
avait beaucoup d'amis de Mulhouse et il estévident qu'en parlant à 
des gens de Mulhouse qui connaissaient la famille Dreyfus il a pu 
entrer dans infiniment plus de détails qu'avec moi; mais avec moi, 
il n’a rien dit de compromettant pour personne. Il n’en reste aucune 





trace dans mon esprit. Je sais parfaitement que Sandherr avait 
remis une note sur ce sujet: je ne crois pas l’avoir lue à ce moment- 
là, et il est même très probable que je ne l'ai pas lue. J’en ai eu 
connaissance par les journaux ; en la lisant avec attention et sans 
parti pris, J'avoue que je n’y vois pas de tentative de corruption. Je 
n y vois, si lestermes en sontexacts, qu’une famille éplorée s’écriant : 
«Nous donnerons toute notre fortune s’il le faut pour qu’on arrive 
à trouver le coupable, » et je comprends très bien cela. Pour moi, 
dans l’attitude de Sandherr, je n’ai vu qu’un homme ennuyé de ce 
qu'on vienne jusque chez lui et rien de plus. 

Le PRÉSIDENT. — Quand vous étiez au bureau des renseigne- 
ments, est-1l venu à votre connaissance que le commandant Ester- 
hazy ait été employé officieusement ou officiellement à ce service ? 

Le LIEUTENANT-COLONEL CoRDIER. — Esterhazy, j'en ai beaucoup 
entendu parler à une certaine époque. C'était dans les premières 
années où j'étais au service des renseignements. Nous avions à ce 
moment pour archiviste M. Rouff, qui avait été lieutenant et qui 
l'avait été même dans mon régiment. M. Rouff était un archiviste 
extrêmement distingué. 

Il s'était trouvé au service des renseignements en même temps 
que Sandherr, de sorte que, pour nous, c'était un véritable ami ; 
il était même tellement fort, tellement adroit, que quand nous 
avions une lettre délicate à écrire, c’est à l’archiviste que nous la 
faisions faire, c'est à M. Roulf. Je dis ceci pour vous expliquer tou- 
tes les confidences que M. Rouff pouvait nous faire ; nous causions 
très librement avec lui. Il m'a très souvent parlé du temps où il 
était au service des renseignements, du vieux temps, du temps an- 
térieur à 1880, antérieur à l’arrivée du colonel Grisot, qui a mar- 
qué une nouvelle phase dans la marche en avant du service des 
renseignements. 

À cette époque, le service des renseignements se composait d’un 
officier supérieur d'état-major qui avait comme adjoints deux lieu- 
tenants, généralement des lieutenants d'infanterie; les adjoints 
d'infanterie étaient le lieutenant Rouff, qui est devenu notre 
archiviste, et le lieutenant Walsin-Esterhazy, qui était au service 
des renseignements et en faisait fort peu, à ce qu’il paraît. Il aimait 
beaucoup à se promener et à s'amuser, c’est l'impression qui m’a 
été donnée d'Esterhazy. En outre, il y avait là un capitaine territo- 
rial, M. Weil, je crois. 

Puis, à un moment donné, lorsque le général de Miribel a quitté 
pour la première fois ses fonctions de chef d’État-major de l'ar- 








— 519 — 
mée, il a placé au service des renseignements le lieutenant Henry. 

Or, il a été question souvent, dans mes conversations avec 
M. Rouff, du lieutenant Walsin-Esterhazy et du lieutenant Henry, 
qui étaient ses collègues au service des renseignements, et ces con- 
versations, je prie le Conseil de le remarquer, sont très anté- 
rieures à l’arrivée au service des renseignements du com- 
mandant Henry, mes conversations avec M. Rouff ont pu avoir 
lieu en 1886, 1887, 1888, 1889. Vous voyez qu’à cette époque-là, je 
ne connaissais que de nom celui qui devait être plus tard le com- 
mandant Henry, qui était le lieutenant Henry, venu au service des 
renseignements en même temps que M. Walsin-Esterhazy. Quant à 
Walsin-Esterhazy, je ne l’ai jamais vu, je ne le connais pas plus 
que le capitaine territorial Weil, je ne connaissais ce dernier que 
de réputation, je savais qu’il venait très souvent au ministère, mais 
je ne le connaissais que de nom. 

Eh bien, Esterhazy, dont le nom a souvent été prononcé, Ester- 
hazy qui a été au service des renseignements à une époque ancienne 
à ma connaissance, n’a Jamais été employé par nous, depuis que 
Sandherr et moi y étions, c’est-à-dire depuis la fin de 1886, une 
époque, pour fixer les souvenirs, qui est antérieure à l'affaire 
Schnæbelé, jamais Esterhazy n'a été employé au service des ren- 
seignements, ni directement, ni indirectement, pour faire un contre- 
espionnage ; s’il a eu des relations avec notre service, ces relations 
ont été clandestines, je ne les connais pas. 

LE PRÉSIDENT. — Quelle était la nature des relations entre le 
commandant Henry et le colonel Picquart? Ont-ils eu des difficultés: 
de service, des causes d’animosité l’un contre l’autre ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Mon colonel, cela va me mener 
bien loin... Il y a des choses... Enfin, allons-y! (Mouvements 
divers.) 

Comme j'ai eu l’honneur de le dire à la chambre criminelle de 
Ja Cour de cassation, le service à la section de statistique, pendant 
tout le temps que j’y ai été avec mon ami Sandherr, s’est fait, suivant 
une expression que j'ai employée et qu’on m’a reprochée, s’est fait 
comme en famille. 

La consigne donnée par Sandherr était d’ailleurs absolue, non- 
seulement pour nous, mais pour toutes les administrations avec 
lesquelles nous étions en relations; il fallait mettre de l'huile, beau- 
coup d'huile dans les rouages. 

Et c'est comme cela que pendant huit ans, avec notre service 
si difficile, si délicat, si sujet à occasionner des heurts et des 











# 
A 





froissements, nous avons vécu en bonne intelligence avec tout le 


monde. L > 

A l’intérieur du service, c'était la même chose. Nous avions en 
nous tous, officiers du service des renseignements, la confiance la 
plus absolue, Il y avait d'ailleurs une consigne, qui avait été donnée 
encore par le colonel Sandherr et que je crois très bonne pour une 
petite section comme la nôtre ; c'était de travailler les portes . 
ouvertes. 

C’est vers la fin que, pour certaines raisons, les portes étaient 
fermées ; mais pendant de longues années, ceux qui venaient à la 
section pouvaient voir toutes les portes ouvertes. 

Il est vrai qu'il y avait à cela un avantage, c'est que nous étions 
sûrs que personne ne venait écouter derrière. (Rires.) 

Il arrive aussi quelquefois que, quand on est enfermé, on peut 
parler haut sans s’en douter, on se croit bien chez soi, alors que 
peut-être quelqu'un écoute de l’autre côté de la porte. 

Au contraire, quand la porte est ouverte et que quelqu'un vient, 
on entend très bien les bruits de pas dans le corridor et on baisse 
la voix de façon à ne pas être entendu. Cette manière présentait au 
point de vue même du service et de la discrétion des garanties 
plus considérables. 

La bonne harmonie a régné complètement à la section jusqu’au 
moment de l’arrivée du commandant Henry ; je dois dire même 
que la bonne harmonie apparente a duré bien longtemps après son 
arrivée ; mais il y a une chose qu’il faut bien comprendre … j'au- 
rais mieux aimé ne pas parler de tout cela, mais il le faut. 

Le PRésinenT. — Dites seulement le nécessaire. 

LE LIBUTENANT-COLONEL Copier. — Le commandant Henry n'avait 
pas été demandé par le colonel Sandherr, Il lui a été imposé. Et le 
commandant Henry avait des relations très hautes à l'État-major, 
les uns le craignaient, les autres recherchaient un peu son appui, 
eton lui imputait un rôle qu'il n’a pas joué, j'espère, mais enfinäl 
était au milieu de nous et pouvait causer très facilement au grand 
chef, ce qui n’était pas notre cas. Vous voyez, sans que j'insiste, la 
situation. (Mouvement) 

Le commandant Henry a eu quelques «piques » avec le colonel 
Sandherr ; il est vrai que les principes du colonel Sandherr étaient 
tou ours de maintenir la bonne harmonie. Quand il avait eu une 
petite discussion avec Henry, — naturellement, ç'a toujours été en 
dehors du service. — Sandherr se bornait à ne plus causer, à 
regarder Henry dans le blanc des yeux, et mâchonnait un peu de 





papier; à ce moment, Henry comprenait et s’en allait. Vers la fin 
du séjour de Sandherr, il y a eu un assez grand rapprochement 
entre le capitaine Lauth et le commandant Henry, — je ne le lui 
reproche pas, — ils montaient à cheval ensemble tous les matins, 
c'était tout naturel, et l’archiviste Gribelin s'était également rap- 
proché d'Henry. Il ÿ avait une espèce de commencement de 
scission quise produisit à la section de statistique. D’ailleurs un 
incident assez grave avait accentué cetle espèce de scission d’abord 
du côté d'Henry. [lenry, un jour, parce qu’il ne comprenait pas très 
bien toutes les nuances du français, avait été la cause d’un incident 
excessivement grave qui s’est passé dans une ville de l'Est; dans 
cette ville de l'Est, un ancien entrepreneur du génie militaire, pré- 
sident du Tribunal de commerce, occupant une très haute situation 
dans la ville, avait un beau jour été arrêté et emprisonné, et puis, 
on s'était aperçu tout de suite qu'il n’y avait rien. C'était Henry 
qui avait fait l’affaire, et vous concevez que Sandherr s’est trouvé 
menacé par cette affaire; je ne sais comment, elle n’est pas arrivée 
à la connaissance en haut lieu, heureusement, on ne s'en est pas 
trop aperçu, mais naturellement cela a jeté un froid entre Henry et 
Sandherr. 


1 


Fe EURE 
AU | Et Mt: 
|| PES 


Eee 


Ensuite, pour Gribelin, il y avait eu différentes histoires ; ainsi, . 


M. Gribelin ne me démentira pas, un jour, à la suite d’une scène de 
jalousie à propos de l’archiviste Rouff, il était venu offrir son 
tablier au colonel Sandherr qui l'avait pris au mot et avait dit : 
« Très bien, faites votre demande, je la transmettrai. » 

M. GriBezix. — Je demande la parole, mon coionel. 

LE LIBUTENANT-COLONEL Corpier. — Dans le courant de l’après- 
midi, M. Gribelin est venu prier Sandherr d'oublier tout ce qui 
s'était passé. 

Je suis honteux d’entrer dans tous ces détails, mais enfin, c’est 
pour vous montrer la situation de la section de statistique à ce 
moment. 

LE Présipexr., — Je vous ai demandé de préciser la nature des 
relations qu'il pouvait y avoir entre le colonel Picquart et le com- 
mandant Henry. Indiquez-le brièvement. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CoRDIER, — Vous allez comprendre pour- 
quoi j’en parle, . 

Au moment où je remis le service au colonel Picquart, vous 
voyez donc une sorte de scission morale dans la section de statisti- 
que; d'un côté Henry, Lauth et Gribelin. 

Il y avait un autre officier — je ne prononcerai même pas son 





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nom — qui est parti vers cette époque-là; il a demandé à quitter 
la section de statistique, mais je ne veux pas dire ni insinuer le 
moins du monde — il faut que ce soit bien entendu — que ce soit 
précisément pour s’en aller et se mettre de l’autre côté. 

C'est avecces messieurs que Picquart prit le service. Il est évident 
qu'à ce moment-là le commandant Henry a été très froissé de 
voir un officier plus ancien de grade que lui mais infiniment plus 
Jeune prendre la direction de la section. Tout le monde pensait 
qu'Henry, si le général de Miribel avait vécu, espérait avoir la 
direction de la section de statistique; voyant arriver Picquart là, 
il a dù voir toutes ses espérances s’évanouir ; seulement, dans Îles 
premiers temps, il paraît qu'il a marché avec lui. Mais moi, qui 
connaissais très bien le caractère d'Henry, je n'ai pas été étonné 
après cela de la guerre qui a eu lieu entre Henry et Picquart, Henry, 
soutenu par deux officiers de la section, et Picquart de l’autre 
côté. Pour moi, l'affaire grave, l'affaire sérieuse, qu’on a appelée 
l'affaire du faux Henry, a été déterminée par le désir qu'avait 
Henry de se substituer à Picquart..Car, rappelons-nous bien : on a 
parlé du faux national; eh bien! il n’a pas pu y avoir de faux national 
à cette date du mois d'octobre 1896, il n’y avait pas d’agitation au 
dehors, on ne s’occupait pas du tout de l'affaire Dreyfus. Pour moi 
le faux Henry a été destiné tout simplement à démolir Picquart afin 
de permettre à Henry de se mettre à sa place. (Houvement.) 

Le PrRésipexT. — C’est tout ce que vous aviez à dire? Vous n’avez 
rien à ajouter à votre déposition ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corpier. — Non, mon colonel. 

Le Présinexr. — Monsieur le Commissaire du Gouvernement, 
avez-vous quelque question à poser au témoin ? 

Le CommissaIRE Du GOUVERNEMENT. — Non. mon colonel. 

LE Présinexr. — La défense a-t-elle des questions à poser? 

Me LAporr. — J'ai deux ou trois questions à poser à M. le lieute- 
nant-colonel Cordier. Tout d’abord, monsieur le Président, voulez- 
vous lui demander s’il a été au courant des circonstances dans les- 
quelles a été faite l'arrestation du capitaine Dreyfus? 

Le PRésipeNT, du témoin. — Avez-vous des détails à nous donner 


sur les circonstances qui ont accompagné l'arrestation du capitaine 


Dreyfus? 
LE LIEUTENANT-COLONEL CorpiEr. — Ah! la scène du 15 octobre? 
Le Présipexr. — Oui, veuillez nous indiquer brièvement les cir- 
constances de l’arrestation. 
LE LIEUTENANT-COLONEL Corpier. — Oui, j’ai été assez au courant 


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de cette affaire, pendant, avant et après la triste opération qui se 
passait là-haut. Il y avait là M. Cochefert, chef de la Sûreté. Il y 
avait des inspecteurs, il y avait là présent du Paty, il devait y 
avoir aussi le commandant Henry qui était arrivé en tenue dès le 
matin, car il devait emmener le capitaine Dreyfus. [l devait y avoir 
encore M. Gribelin qui servit de greffier et de secrétaire à du Paty. 
Nous avons été mis deux ou trois fois au courant pendant la 
séance de ce qui se passait. 

Ah! je dois dire autre chose. L'autre jour on a reproché au capi- 
taine Dreyfus et on a donné cela comme une preuve de culpabilité 
qu'il s'était regardé dans la glace au moment où on allait l'emmener. 
Ah! ça, c’est trop fort! Si Dreyfus a regardé dans la glace àce moment 
c’est qu'il a vu d’autres têtes que lassienne, Il y avait un jeu de glaces. 
Derrière la portière il y avait deux paires d'oreilles qui écoutaient, 
et si Dreyfus a été troublé à ce moment, c’est qu’il a dû voir autre 
chose que sa figure dans la glace, (Mouvement.) 

Le PrésipexTr. — Vous n’avez pas d’autres détails particuliers à 
donner sur cette scène? 

LE LIEUTENANT-COLONEL CorpiEr. — Non, monsieur le Président. 

Me Laporr. — Si je ne me trompe, M. le colonel Cordier a dû 
passer son service au colonel Picquart dans les premiers jours de 
juillet 4895. A-t-il connaissance qu'à cette date une lettre ait été 
remise au ministère de la Guerre ou du moins au service des rensei- 
gnements par le ministère des Affaires étrangères? Le Conseil sait à 
quoi je fais allusion. C'est la lettre CCC dont je veux parler. M. le 
colonel Cordier connait-il ce fait? Peut-il nous dire s’il a des rensei- 
gnements ou des observations à nous présenter à ce sujet ? 

Le PRÉSIDENT. — Avez-vous connaissance qu'avant votre départ 
le ministère des Affaires étrangères ait remis au service des rensei- 
gnements une lettre relative à des offres de service faites par une 
dame étrangère”? 

LE LIEUTENANT-COLONEL CoRDIER. — Je vois parfaitement ce dont 
it est question. Je demanderai au Conseil d'entrer dans quelques 
détails, parce que c’est une question qui a été fort agitée. 

La date de mon départ du service des renseignements a été fixée 
le 24 juin 1895, et c'est deux ou trois jours après que Picquart est 
venu prendre le service. C’est à la date du 2 juillet qu'officiellement 
j'ai quitté le service des renseignements. Je dis le 2 juillet, et voici 
pourquoi : Les instructions sur les inspections générales à cette 
époque-là décidaient que l’on passait l'inspection à l'endroit où l’on 
était à la date du 1°" juillet; alors on a fixé pour moi le 2 juillet, 





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pour que je n’aie pas à repasser une inspection tout de suite après 
dans un autre corps. C'est le 2 juillet que jesuis parti officiellement, 
mais je ne suis pas parti réellement le 2 juillet, parce que j'ai eu um 
sursis de 45 jours qui m’a été accordé par le général Saussier, 
gouverneur de Paris, et que j’avais en outre mon délai de route, 
qui était de quatre jours. De sorte qu'en droit c’est à partir du 
2 juillet que Picquart, qui était commandant à ce moment-là, a 
pris la direction du service. 

Là encore 1l y a une autre complication. Sandherr, à ce moment- 
là, était bien toujours nominalement le chef du service, mais depuis 
quelques semaines il était sur son lit, paralysé en grande partie et 
absolument hors d'état de faire du service; je crois cependant qu'il 
a pu encore dire quelques mots à Picquart et qu’il lui a remis les 
fonds, Pendant cette période, je mis Picquart complètement au 
courant du service. Picquart, si l’on veut, faisait le service, mais 
moi j'étais à côté de lui, et à ce moment-là Picquart ne faisait rien 
sans me consulter. 

Or, il reste absolument chez moi un souvenir très précis, c’est 
qu'à l’époque où J'ai remis le service au colonel Picquart, nous 
élions en relations avec une dame italienne et par l'intermédiaire 
des Affaires étrangères ; je me rappelle cela d’une facon très nette et 
très claire. Nous avions été déjà plusieurs fois en relations avec des 
dames italiennes... je respecte beaucoup les dames italiennes en 
général, et quand je parle de dames italiennes il ne s’agit évidem- 
ment que de celles qui font le métier d’espion. Or, à Rome, ces 
dames sont, Je crois, très fortes quand il s’agit de relations entre la 
Curie, le Quirinal et d’autres choses de ce genre, mais pour les 
affaires militaires nous en avons employé quelquefois et toujours 
nous avons été roulés. Je me rappelle très bien avoir prémuni Pic- 
quart d’abord contre l'emploi des femmes dans le service. D’une 
façon générale. j'ai toujours été hostile en principe à l'emploi des 
femmes, il y a des exceptions... et à ce propos je me souviens de 
lui avoir dit : « D'ailleurs, tout ce qui porte des robes, il n’en faut 
pas.» Picquart se souviendrapeut-être de cela. Ilme répondit même : 
« Est-ce que vous en avezmaintenant ?—Non,paspour le moment. » 
Je vous donne ces détails, parce qu’il est nécessaire de fixer la 
chose. 

Puis nous avons parlé du maréchal de Saxe. Le maréchal de Saxe, 
dans ses mémoires, raconte qu’il faut employer telle et telle classe 
de personnes, entreautres les moines. au service des renseignements. 
Tout cela était venu certainement à propos de cette fameuse lettre : 





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mais quant à la lettre en elle même, je l’ai oubliée, elle n’est pas 
dans ma mémoire. Je ne me rappelle pas, par exemple, si c’est quel- 
qu'un qui me l’a remise, ou si c’est Picquart qui m’en a parlé. 

Quant au texte de la lettre, en le lisant c’est absurde, on n’a qu’à 
lire cela, on n’en donnerait pas quarante sous à quelqu'un qui vous 
apporterait cette lettre. 

Supposez qu'elle m’ait été remise à moi, dans le service, j'aurais 
dit à Henry : « Classez-moi cela. » Et s’il l'avait jetée au feu j'aurais 
dit : « C’est bien. » C’est une pièce absolument sans valeur. On 
vient nous offrir six mois après la preuve de la culpabilité de 
Dreyfus ! c’est absurde, ce n’est pas sérieux ! 

Je me rappelle très bien qu’il y avait une négociation. 

Le Présipexr. — Vous vous rappelez que cette pièce est arrivée 
à l’époque où vous avez quitté ? 

LE LIBUTENANT-COLONEL CORDIER. — Parfaitement. Est-ce dans les 
derniers jours de juin ou dans les premiers jours de juillet ?.… 

Le Présipexr. — C’est à la fin de votre service ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corprer. — C’est à la fin de mon service. 
Si c’est arrivé dans les derniers jours de juin c’est encore moi qui 
étais responsable ; si c’est dans les premiers jours de juillet, j'allais 
encore en ce moment tous les jours pendant mon sursis au service 
des renseignements voir le commandant Picquart. 


Le Présinexr. — En tout cas vous en avez eu connaissance ? 
C’est ce que vous désiriez savoir, maître Labori ? 
Me Laporr. — Parfaitement, monsieur le Président. 


M. le colonel Cordier va encore plus loin : il croit avoir causé 
avec M. le colonel Picquart de la suite à donner à cette lettre. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corpier. — C’est ce que j'ai dit tout à 
l'heure en disant que de toutes ces affaires italiennes nous en avions 
assez. Je l'ai prémuni contre cela. 

Me LAgorr. — Une question encore qui se rattache à la déposition 
du colonel Cordier. 

Vous lui avez demandé, monsieur le Président, si le colonel 
Sandherr lui avait parlé de démarches faites près de lui par les 
frères Dreyfus. 

Or j'ai vu hier une lettre d’un M. Albert Pagès qui me dit vous 
avoir écrit. Voici ce qu’il déclare 


« Je déclare que le colonel Sandherr avant et après la condam- 
nation de Dreyfus m'a dit n'avoir été l’objet d’aueun chantage, 
d’aucune offre d'argent, d’aucunes propositions, etc. Signé : PAGës. » 








— 226 — 


Je me permets de vous demander, monsieur le Président, si 
vous avez reçu le télégramme ou la lettre et si vous voulez bien en 
ordonner lecture ? 

Le Présipexr. — Je l’ai reçu. Je ne sais pas ce que c’est que ce 
M. Pagès, je n’ai aucun renseignement sur son compte. J’ai reçu 
une dépêche signée Pagès, c’est tout ce que je sais. 

LE COMMANDANT GENDRON, — Je demande la parole. 

LE COMMISSAIRE DU (GOUVERNEMENT. — Si nous voulions répondre 
à toutes les lettres que nous recevons !.. J’en reçois, moi, en 
qualité de Commissaire du Gouvernement; je n’en fais pas état, je 
les classe, parce qu’elles sont sans importance pour la plupart. 

M° Lagon, — Si j'apportais le centième des lettres que j'ai 
reçues, nous aurions un volumineux dossier. 

LE GÉNÉRAL MErCIER. — Je demande la parole sur l'incident. 

Le PrésipexT. — C’est inutile. C’est bien de l'accusé ici présent 
que vous avez entendu parler ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Oui, mon colonel. 

LE Présinexr. — Accusé, levez-vous. Avez-vous des observations 
à faire à la déposition du témoin ? 

LE CAPITAINE DREYFUS. — Il a parlé tout à l’heure de la scène du 
15 octobre ; elle à été tellement fantastique que j'avoue très simple- 
ment que je n’y ai rien compris ; ce qui est le plus étonnant, c’est 
que ma cervelle n’y soit pas restée! (Sensation.) 

Le PRésinENT. — Vous ne vous rappelez pas avoir vu, dans cette 
glace où vous regardiez, se réfléchir l’image d’autres personnes ? 

Le CAPITAINE Dreyrers. — Cette scène a duré trois ou quatre 
heures; elle a été préparée dans de telles conditions que c’est 
quelque chose de fantastique ; je ne sais pas dans quel cerveau 
elle a pu être imaginée ; mais réellement j’en suis sorti sous une 
impression indescriptible. Ma tête tournait absolument. 


Le PrésipexTr. — Vous n'avez rien vu dans cette fameuse 
glace ? 
LE CAPITAINE DREYFUS. — Je ne peux pas me souvenir des détails 


de cette scène. C'était, je vous l’ai dit, fantastique d’un bout à 
l'autre. 

Le Présinexr. — Cela suffit. Commandant Lauth, vous avez 
demandé la parole le premier, vous pouvez déposer. 

Le commandant Lauth s'arance à la barre. 

Le PrésIexT. — Vous avez des observations à faire ? 

LE COMMANDANT LauTH. — J’en ai un certain nombre sur la dépo- 
sillon du colonel Cordier. 





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Le colonel Cordier a déclaré qu’il était allé en permission le 
23 septembre. 

Le Présinexr. — Le 23 septembre 1894. 

Le commanpanr LauTH. — Le 23 septembre 1894, et qu'à ce 
moment-là le bordereau n’était pas encore arrivé à la section de 
statistique. Le colonel Cordier fait là une erreur ; ses souvenirs ne 
sont pas exacts, attendu qu’il a quitté le bureau le 13 septembre ; 
peut-être est-il resté chez lui pour une raison ou pour une autre; 
je ne sais pas s’il est allé se promener; mais à partir du 13 sep- 
tembre, il n’a plus mis les pieds au bureau ; et je suis en mesure de 
le prouver d’une façon matérielle : il n’y a qu'à prendre la corres- 
pondance qui se trouve au bureau ; toutes les correspondances qui 
ressortissaient de son service devaient être corrigées, annotées par 
lui, de façon à pouvoir être tirées à la machine à écrire et trans- 
mises aux scribes du bureau ; or, ces correspondances ne sont plus 
annotées par lui à partir du 13 septembre, et commencent à être 
réannotées par lui à partir du jour de sa rentrée de permission, le 
8 octobre. Depuis le 43 septembre jusqu’au 8 octobre, ou plutôt 
jusqu’au 4 octobre, elles sont annotées de ma main; le 4 octobre, 
je suis parti en permission, et du 4 au 8, elles ont été annotées par 
mon camarade Matton. 

Le Présimenr s'adressant au colonel Cordier. — Vous rappelez- 
vous exactement la date à laquelle vous êtes parti en permission ? 

LE LIEUTENANT- COLONEL CorpiER. — Je me rappelle exactement la: 
date où je suis parti en permission et je ne me rappelle pas du tout 
être resté chez moi à ne rien faire auparavant; ce n’était pas dans 
mes habitudes. Ai-je été en mission, en voyage, auparavant? Je 
n’en sais rien. D'ailleurs je vous ferai remarquer que cela ne ferait 
rien à l’affaire en question, que je sois parti le 13 ou le 23; mais Je 
n’ai aucune idée d’avoir manqué le bureau dans les jours qui ont 
précédé le 23. 

LE commanxDaxT LauTE. — Il y aun fait matériel; c'est que du 
43 au 23, le colonel Cordier n’a pas travaillé au bureau. Était-il en 
mission ? Je ne me le rappelle pas. 


Le Présinexr. — C’est avant le 25; cela n’a pas grande impor- 
tance. 
LE LIEUTENANT-COLONEL Corpter. — Remarquez bien que cela ne 


fait rien du tout à l’Affaire; mais je maintiens absolument ce que 
j'ai dit. 

Le commaxpaxr LauTH. — A partir du 13, le colonel Cordier n’a 
pas mis les pieds au bureau, et comme preuve... 





— 528 — 


LE LIEUTENANT-COLONEL CoRDIER. — Oui, on dit qu'il n’y a pas de 
mon écriture. 

Le commanpanT Laurn, — Les preuves matérielles sont là. 

Le colonel Cordier a ensuite parlé du fait qu'à un moment 
donné on avait demandé des stagiaires ; il a dit à ce propos qu’il 
n’y avait pas manifestation d’antisémitisme à la section de sta- 
tistique. Je suis, sous ce rapport, absolument de son avis. Seule- 
ment, il y avait une exception, c'était lui: attendu qu’à cette 
époque nous lisions tous les jours une dizaine ou une quinzaine de 
journaux politiques, il v avait deux journaux qui restaient tou- 
jours pour lui, c'était la Libre Parole et l’Intransigeant, que per- 
sonne de nous ne lisait à cette époque-là. Lui, il les lisait, les 
dépouillait, venait nous faire des conférences, d’un bureau à l’autre, 
et génait notre travail, en nous parlant d’antisémitisme et de 
l'influence des Juifs. Et en particulier, quand il a été question des 
stagiaires, c’est lui qui est venu dans notre bureau, disant: «On 
vient demander des stagiaires pour nous aider dans notre travail. 
Le colonel Sandherr en a pris deux; on nous a proposé un Juif: 
il ne manquerait plus que cela qu'il y en ait un ici. » C’est pour 
vous montrer le type. (Rumeurs.) 

Dans le reste de la section, personne ne voulait entendre parler 
d’antisémitisme. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier. — Ce que vient de dire M. le 
commandant Lauth est parfaitement exact. M. le général Roget 
lui-même a bien voulu dire dans sa déposition devant la Chambre 
criminelle que j'étais même un antisémite d’un genre particulier, 
que j'avais été antisémite alors qu’il n’y en avait pas encore. On 
me l’a rappelé encore dans les procès que j'ai été obligé de sou- 
tenir à l’occasion de certaines lettres fausses qui n'étaient attri- 
buées; l’avocat de la partie adverse me traitait de précurseur. 
Oui, à ce moment-là, je criais très fort au ministère contre les juifs, 
je ne cache pas mes impressions. J'avais été trompé indignement 
par un officier ministériel israélite (Ætres.); j'ai dù avoir une longue 
correspondance à cette époque avec un procureur de la République 
et toutes sortes de gens, et je faisais, n’ayant pas de presse à copier 
chez moi, tirer le double de ma correspondance sur la presse de la 
section ; si même messieurs les contrôleurs veulent m’imputer quel- 
ques petites choses pour l’usure, je leur indique cela en passant. Oui, 
J'ai été antisémite ; mais mon antisémitisme n'a jamais été et n'ira 
jamais jusqu’à porter témoignage contre un juif parce qu'il est juif ; 
je suis un honnête homme, j’ai une conscience. (Wouvement.) 





— 529 — 


Le commaxpant LaurTH. — M. le colonel Cordier a ensuite expliqué 
que lorsqu’est arrivée la rupture entre les deux agents qui se trans- 
mettaient les papiers, ceux que j’ai appelés l’agent Félix et l'agent 
Pierre, le colonel Henry avait arrangé lui-même ce nouvel état de 
choses. C’est inexact : cet état de choses a été institué d’après les 
ordres du colonel Sandherr par le capitaine Rollin que vous avez 
vu ici comme commandant. Le colonel Henry n’a fait connais- 
sance de l’agent Félix qu’un mois ou deux plus tard. À ce moment 
la canalisation, le système de transmission était déjà établi par les 
soins du capitaine Rollin. Ce n’est donc pas le colonel Henry qui 
est entré en relations avec l’agent Félix. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Ceci est très simple et vous 
allez le comprendre ; la rectification n’est rien du tout. Le com- 
mandant Henry a remplacé le capitaine Rollin dans son service ; 
c’est le capitaine Rollin qui était à cette époque chargé du ser- 
vice du contre-espionnage. Il a été remplacé par le commandant 
Henry. Les deux officiers sont restés longtemps ensemble; le capi- 
taine Rollin à été nommé dans un régiment de Paris et même 
caserné à l’École militaire afin de ne pas s’écarter de la section de 
statistique et d’être à la portée de la section pour les renseigne- 
msnts qu’il pouvait avoir à donner. Ceci est tellement vrai qu’en 
changeant de position, en passant de l’État-major dans un régi- 
ment, il n’a même pas été obligé de changer d’appartement. Il y 
a eu pendant très longtemps un mélange de service, je veux dire. 

un service administré à la fois par le commandant Henry et par le 
capitaine Rollin. À quel moment exactement l'affaire de la femme... 

LE commaxDanT LauTa. — L'affaire Millescamps. 

Le PrésinenT. — Il est inutile de donner les noms. 

Le commanpANT LAUTH, — C’est le capitaine Rollin qui a con- 
duit toute cette affaire; le colonel Henry n’a même pas touché le 
dossier. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CoRDIER. — Ceci est parfaitement possible. 
C'est là une affaire spéciale. Mettons que ce soit le capitaine Rollin 
qui s'en soit occupé au lieu du commandant Henry, cela n’a pas 
d'importance, Ce qui est certain c’est qu'il a passé le service au 
colonel Henry. Si vous voulez, je rectifierai ma déposition de tout 
à l’heüre en disant, au lieu du commandant Henry, l'officier chargé 
du contre-espionnage. 

LE COMMAXDANT LaurH. — Il s’agit également de la question de 
Richard Cuers. Le colonel Cordier a dit que Richard Cuers savait 
parfaitement le français; qu’il existait à la section de statistique 

IT. 34 





— D30 — 


des lettres delui qui dénotaient un homme sachant parfaitement le 
français. 

D'abord, les lettres qui sont à la section de statistique ne déno- 
tent pas un homme sachant parfaitement le français; il a écrit en 
français, personne n’a jamais dit le contraire, moi moins que tout 
autre; mais il faut observer une chose c’est que les lettres qui sont 
à la section sont un peu conçues toujours dans le même thème et 
que, quand un certain nombre de phrases sont faites, il est très 
faciie d’y en ajouter d’autres, de les accoler les unes aux autres et 
de former ainsi une lettre très suffisamment écrite en français. 
Ensuite, on peut très bien comprendre le français quand on le lit, 
par une certaine habitude, l'écrire relativement assez couram- 
ment et ne pas le parler très couramment. De cela, je ne cherche- 
rai qu'une preuve, par exemple: M. le colonel Cordier lit et 
comprend parfaitement, merveilleusement même l’allemand: je me 
suis trouvé deux ou trois fois avec lui à faire des négociations avec 
des Allemands et il n’a jamais ou à peu près pris la parole, ou quand 
il Va prise, je me suis aperçu qu'il n’était pas très habitué à causer 
couramment en allemand pour soutenir une conversation et une 
négociation. 

En outre, il a été répété par tous, aussi bien par le colonel 
Picquart que par les autres témoins qui se sont expliqués à cet 
égard, qu’on m’avait choisi à l’origne, pour aller à Bâle, parce que 
les négociations devaient se faire en allemand, Je ne connaissais 
pas Cuers, je ne savais pas ce qu’il connaissait exactement en fait. 
de français et d'allemand; on a commencé par me désigner, moi, 
en disant: les négociations doivent se faire en allemand, Richard 
Cuers n'est pas suffisamment habitué pour pouvoir soutenir-les 
négociations en français. Du reste, je l’ai déjà demandé lors de ma 
première déposition, et je le répète, ici: je ne demande qu’une 
chose, c’est qu’on convoque M. F., parce que c’est lui qui a envoyé 
la lettre originale pour indiquer au colonel Picquart comment 
devaient se faire les négociations, et je crois me rappeler qu’au 
moment où on m'a expédié à Bâle, le colonel Henry m'a dit que 
Richard Cuers ne sachant pas suffisamment le français pour soutenir 
une négociation, il fallait la faire en allemand. 


Le Présinexr, — En somme, la conversation a eu lieu en alle- 
mand ? 
LE commaxpanr LaurTH. — Oui; il y eut seulement quelques 


phrases en français. J'ajoute que si nous avions vu que Richard 
Cuers savait suffisamment le français pour que la conversation 





: 
1 





puisse avoir lieu ainsi, il eût été plus simple pour moi de la faire 
en français, de façon qu’elle se fasse ouvertement devant tous. 

Le PRÉésIDENT. — Avez-vous autre chose à dire? 

LE commanpant LAUTH. — Oui, monsieur le Président. Le colonel 
Cordier est revenu sur la question de la pièce « Ce canaille de D. »; 
il l’attribue à une époque très lointaine. Or, je déclare que c’est: 
moi qui l’ai recollée; je suis arrivé au bureau au mois d’août 1893, 
et je l’ai recollée à la fin de l’année 183 ; en disant qu’elle porte 
la date d'avril 1894, le colonel Cordier a voulu insinuer qu’on avait 
falsifié la date, qu’on l'avait mise après coup. Eh bien, cela date 
de 1894. | 

J'ajoute, et je l’ai dit dans ma déposition, qu’au moment où 
javais commencé à restaurer ces pièces-là, je m'étais servi d’un 
papier collant spécial. 

Or, il n'y a qu’à consulter le dossier secret pour voir que toutes 
les pièces qui datent du commencement de 1893 sont recollées 
avec une espèce de papier timbre-poste qui n’était pas transparent 
et qu’on était obligé de coller sur les déchirures de façon à ne pas 
cacher l'écriture. 

Or, la pièce « ce canaille de D... » est recollée avec du papier 
gommé transparant, elle est donc de la fin de 1893, quand on a 
commencé à acheter au Bon Marché du papier gommé trans- 
parent. : 

LE LIEUTENANT-COLONEL CoRDiER. — Je voudrais simplement ré- 
péter au Conseil ce que J'ai dit au sujet de la pièce « ce canaille 
de D... », c’est que j'aurais désiré la voir. 

Maintenant, je me permettrai de faire remarquer, que ce soit la 
pièce dont j’ai parlé ou la pièce « ce canaille de D... » ou ce qu’a 
dit le général Roget, je crois que cela ne fait rien à l'affaire. Mais 
je persiste à la demander pour voir si c'est une jeune pièce. 

Si c'est une jeune pièce, tant mieux, 


Le PRÉSIDENT, au commandant Lauth. — Avez-vous quelque 
observation à ajouter ? 
LE commanpanr LaurH. — Oui, mon fcolonel. Le colonel Cor- 


dier a expliqué au Conseil les motifs qui, d’après lui, semblaient 
devoir provoquer un certain dépit chez le colonel Henry de voir 
qu’il n’était pas nommé à la section de statistique, au moment où 
le colonel Sandherr a disparu, et qu’on a nommé un chef plus 
jeune. 

.Ce dépit n’a certainement jamais existé, et je veux en donner 
une preuve bien palpable. 








à 
ee 
4 


— 32 — 


C’est une lettre que le colonel Henry m'a adressée quelques 
jours après que Sandherr avait disparu et que Picquart avait repris 
la direction du service. Je me trouvais à ce moment-là en voyage 
d'État-major dans les Vosges à proximité de Contrexéville, 

La lettre ne porte pas de date, elle indique seulement le jour de 
la semaine, et je demande la permission de vous la communiquer. 
D'ailleurs vous verrez qu’elle se rapporte bien à cette époque-là. Je 


l'ai reçue le 7 aux environs de Contrexéville; la lettre date donc 


du 6. En voici la lecture: 
Lettre du colonel Henry adressée au commandant Lauth 


MINISTÈRE RES } Le 
DE LA GUERRE REPUBLIQUE FRANÇAISE 


Samedi. 
Mon cher ami, 


Merci de votre bonne lettre, j'attendais de vos nouvelles avec 
impatience. 

Le commandant Picquart a pris définitivement le service quel- 
ques jours après votre départ (j'étais parti le 26 juin), et depuis 
lors, tout va très bien. 

Le père Josué — (c'était le colonel Cordier) — a été mis en route 
à la date du 2 juillet pour rejoindre son corps au Puy — il est en 
ce moment en sursis de quinze jours et demande un congé de six 


mois. 
Depuis le 2 juillet nous sommes donc débarrassés de sa per- 


sonne. Il vient bien encore le matin faire quelques apparitions 


dans sa boîte, mais personne n’y fait attention et le commandant 
Picquart moins que tout autre. 

Il est du reste complètement fixé sur son compte et sur sa 
valeur! 

Je crois que tout ira bien avec notre nouveau chef, qui voit 
Juste et promptement, — Il a beaucoup d'initiative et va rapide- 
ment nous débarrasser des quelques parasites que vous savez. 

L'homme de Bruxelles va être expédié avant peu. J’ai déjà posé 
quelques jalons contre celui de Munich. — Pour ce dernier la chose 
sera plus longue, mais nous y arriverons. Nous avons à notre tête 
un homme sérieux, intelligent et actif qui ne demande qu’à aller 
et à bien faire. J’estime que nous sommes appelés avec lui, à faire 
de la bonne besogne, 

Ce n’est pas lui qui aurait raté Cologne! 


(C'est une allusion à une affaire antérieure). 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Heureusement! — Sur une 
observation du président. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Copier dit : « Je vous demande hien 
pardon, je me tais ». (Rires,) 








Ne 


Le commanpanr Laura, continuant de lire. — « Le colonel San- 
dherr est encore un peu fatigué, mais il va beaucoup mieux et se 
dispose à partir en congé lundi prochain. 

Votre homme est retourné là-bas à M... et a rapporté des docu- 
ments: le commandant Picquart en est enchanté et trouve qu'il y 
a dans ce type l’étoffe d’un bon agent. 

Rentrez donc vite, tout va très bien et nous allons pouvoir faire 
ensemble de la bonne besogne. 

Bien tout à vous, 
Signé : J. Hexry. 

L'alezan a reçu un coup de pied et se trouve en ce moment à 
l’infirmerie pour une dizaine de Jours. Heureusement ce ne sera pas 
grave. Néanmoins c’est fort ennuyeux, car il allait parfaite- 


ment. 
PC rE 
Signé: CouPois. 
Copie certifiée conforme à l'original adressé à M. le commandant 
Lauth. 


Rennes, le 27 août 1899. 
Signé: LAUTH. 


LE commanDanT LaurB.— Il y a trois phrases qui n'ont pas d’impor- 
tance ici et qui visent un cheval qu'il avait. 

Le Présent. — C’est tout ce que vous avez à dire? 

Le commanxpanT Laurx. — Le colonel Cordier a également parlé 
des tensions qui pouvaient exister au bureau, comme quoi Henry, 
Gribelin et moi nous aurions fait bande à part, et qu’il y aurait eu 
une tension, et que même un officier qu’il n’a pas nommé — c’est 
bien simple, c’est le capitaine Matton — aurait demandé à quitter 
le service pour éviter cette tension. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corpier, — Non, non, non. 

Le commaxpanr LauTH. — C'était une allusion. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Copier. — Non, pas le moins du monde, 

Le commanpanr Laura. — Je demande pardon au Conseil d’être 
obligé d’entrer dans tous ces petits détails pour expliquer ce qui 
pouvait avoir amené entre le colonel Cordier et nous une toute 
petite tension. Comme le lieutenant-colonel Cordier l’a expliqué 
tout à l'heure, il faisait l’intérim, c’est-à-dire qu’il ne venait pas au 
bureau le matin; il venait au bureau soi-disant à 11 heures 1/2 
et restait jusqu’au soir en même temps que nous: tandis que les 
4 autres officiers venaient le matin à 9 heures, s’en allaient à 
11 heures 1/2, revenaient vers 2 heures et restaient jusqu’à 6 heu 
res 1/2 ou 7 heures. 





Mr 


LAS Li dt 


PET VA. 


Un beau jour, — c'était à la fin de 1894 ou au commencement 
de 4895, — le colonel Sandherr est descendu vers 11 heures 1/2 faire 
son rapport au chef d'État-major; il a eu une lettre à écrire et a eu 
besoin d’un de ses sous-ordres ; en parcourant nos salles il ne trouva 
personne. Le soir il nous à fait une petite observation, disant: 
« Messieurs, je me suis rendu à 11 heures 1/2 dans les bureaux et 
il n’y avait plus personne, je désire qu'au moment où je descends 
au rapport il y ait quelqu'un, et bien entendu que Fun au moins 
d’entre vous reste ici jusqu'à ce que le colonel Cordier qui doit faire 
l'intérim soit arrivé. » 

Nous avons pris bonne note de l'observation, nousnous promettions 


d'en tenir compte. Au bout de trois jours, le fait se reproduisit. Le 


colonel Cordier arrivait, au lieu de 11 heures 1/2, à midi, midi 1/4. 
Nous avons demandé au colonel Cordier quel était le moment 
régulier auquel doit se faire la transmission du service. Il nous 
répondit à 11 heures 1/2. Le commandant Henry à pris la parole, 
puisque c'était le plus âgé, et a dit: « Mon colonel, si vous pouviez 
arriver à l'heure ou du moins à une heure exacte, car l’un d’entre 
nous est obligé de changer sa vie de famille, et cela nous fait arri- 
ver chez nous à 4 heure moins le quart ou 1 heure, ce sont des 
heures très désagréables ; comme il est entendu que la transmission 
doit se faire à 41 heures 1/2, veuillez avoir l’obligeance d’arriver à 
cette heure. 

Ce qui a été fait. 

Néanmoins, deux jours après, le colonel Cordier arrivait encore à 
midi passé. Henry lui a même dit: — ils étaient alors du même 
grade : — Franchement, vous pourriez venir à l'heure ; vous nous 
dérangez tous et il est inutile que nous nous dérangions toujours à 
cause de vous. 

Le colonel Cordier lui à répondu: « Cela m'est égal. » 

Henry lui a répondu: « Moi aussi. » 

Nous avons demandé à ce que tout le monde fit le même ser- 
vice, et sur les quatre officiers qui étaient en sous-ordres, il a été 
convenu que tous les quatre jours lun viendrait à midi et ne ferait 
pas de service le matin. Cela a dérangé le colonel Cordier qui a été 
profondément vexé, et a amené une certaine tension. 


Le Présipenr, au colonel Cordier. — Avez-vous une observation 
à faire? 
LE LIEUTENANT-COLONEL CoRDIER. — Rien du tout. 


Le commanpanr Laurn. — Le colonel Cordier a également dit qu’à 
plusieurs reprises il y avait eu des piques ou des ennuis entre le 








FOR 


commandant Henry et le colonel Sandherr. Il à eu soin d’ajouter 
que cela avait dù se passer en dehors des capitaines. Il est probable 
que ce jour-là, le colonel Sandherr fermait sa porte pour qu’on 
n'entende pas, mais ce qui est certain, c’est que je n'ai jamais 
entendu parler qu'il y ait eu la moindre chose entre le comman- 
dant Henry et le colonel Sandherr. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Cela a existé parfaitement. 
Vous savez très bien que mon vieil ami le colonel Sandherr m'a dit 
des choses qu’il ne disait pas à ses officiers. 

LE comMANDaxT Laurr. — Le colonel Cordier à également fait 
allusion à une gaffe qu'aurait commise le commandant Henry à 
propos d’une affaire Picquet. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corpter. — Je n’ai pas dit le nom. 

Le commanpanr LAuTH. — On peutparfaitement le dire. (Rumeurs.) 
Je ne vois pas pourquoi on dit cela; ce qui est certain, c’est qu’on 
n’a pas procédé à une arrestation et une enquête en temps voulu. 

Le Présinexr. — Vous entendez parler du colonel Sandherr? 

LE commaxpanT LAUtTR. — Oui. Cet homme était déjà prévenu, et 
quand le procureur est allé faire une perquisition chez lui, on a su 
que la veille ou l’avant-veille deux malles pleines de papiers avaient 
passé la frontière. Je ne vois donc pas où il pourrait y avoir une 
gaffe du commandant Henry. 

Le Présinenr, du colonel Cordier. — Avez-vous des observations 
à faire? 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier. — Non, mon colonel. 

LE commanpaANT LAUTH. — Je reviens au dossier ou au papier CCC. 
Le colonel Cordier a dit qu'il avait été au courant des proposi- 
tions CCC; c’est possible et même probable. En effet, au commen- 
cement du mois de juin, cette personne (une dame italienne) avait 
fait des propositions au colonel Sandherr, mais sans parler des 
questions de détail ; elle avait offert ses services, et il existe encore 
actuellement au bureau, à la section de statistique, la lettre d'offres 
de cette personne, au travers de laquelle le colonel Sandherr a écrit 
quelques mots à l’usage du capitaine qui était chargé de ce service, 
et ce service ne regardait absolumeñt pas le colonel Cordier, puisque 
le colonel Sandherr communiquait directement avec le capitaine 
Matton et que jamais le colonel Cordier n’a eu à s'occuper d’une 
question italienne. Le colonel Sandherr donnait les papiers et 
traitait directement avec les capitaines, et le colonel Cordier ne 
s’occupait que des questions allemandes; néanmoins il a pu être 
mis au courant par le colonel Sandherr. Ce qu’il y a de certain 








— D36 — 


c’est que la lettre d'offres existe, et qu’il y a, écrits de la main du 
colonel Sandherr : « Pour Matton, voir aux Affaires étrangères ce 
qu’on peut en tirer », ou quelque chose de ce genre, ce qui est 
certain, c’est que le colonel Sandherr disait à son subordonné de 
suivre l'affaire. 

Il est possible que le colonel Cordier ait pu être au courant, mais 
je voudrais savoir s’il a été au courant de la pièce, s’il a vu la pièce 
dans laquelle il était question de Dreyfus. En effet il y a eu plusieurs 
lettres. Cette femme n’ayant pas reçu de réponse suffisamment 
vite, elle a indiqué qu’elle avait vu des lettres adressées à Dreyfus. 
C’est cette lettre que M. Delaroche-Vernet est venu apporter au 
bureau. 

Le PRÉSIDENT. — Est-ce la première ou la seconde que vous avez 
vue? Etait-il question de Dreyfus dans la lettre que vous avez vue ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL CorDiEer. — Je ne me rappelle plus. Je 
reviens à ce que j'ai dit tout à l'heure. 

Le PRÉSIDENT. — Le nom de Dreyfus n’a été prononcé que dans 
la deuxième lettre? 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Je ne me rappelle plus la lettre 
en elle-même, je me rapelle seulement les négociations. Je ne me 
rappelle plus si cette lettre m’a été présentée, mais dans ce cas 
j'ai certainement dit : « C’est absurde », car à cette époque, qui 
d’entre nous pensait à la culpabilité de Dreyfus? et l’on n’y a pas 
fait plus attention que cela. On a parlé des affaires dont je. m’occu- 
pais et on a dit que Sandherr correspondait directement avec 
l'officier chargé des affaires italiennes, Je n'ai pas besoin de vous 
rappeller que je remplaçais très souvent le colonel Sandherr et que 
par conséquent, j'étais complètement au courant de toutes les 
affaires italiennes tandis que M. le capitaine Lauth se trouvait avoir 
dans le bureau une situation spéciale et qu'il était mon adjoint 
particulier. Le commandant Lauth a été mon adjoint à moi et je 
l'ai traité avec une très grande bienveillance. 

Le commanpanT LaurH. — M. le lieutenant-colonel Cordier a 
déclaré qu’il avait donné d’excellents conseils au commandant Henry 
et qu'il lui avait dit entre autres choses de ne jamais employer de 
femmes pour le service des renseignements. Il faut croire que le 
colonel Henry n’a pas cru devoir suivre les indications de M. le 
colonel Cordier, car trois mois après il nous faisait entrer en com- 
munications avec une femme qui nous à dû rendre des services, 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Je ne lui ai pas dit de ne passe 
servir de femmes, je lui ai simplement dit d'agir avec prudence. Il 








— 317 — 


faut croire que je ne savais pas les manier, car cela ne me réussis- 
sait pas et j'en usais le moins possible. (Rires.) 

LE commANDANT LAUTH. — A propos de cet incident, je vais donner 
lecture au conseil d'une lettre que j'ai reçue de Mme veuve Sandherr. 
C’est au sujet des conseils que M. le colonel Cordier a pu donner au 
colonel Henry et des conseils que le colonel Picquart a pu prendre 
auprès du colonel Sandherr. Cette lettre prouve que le colonel 
Sandherr était malade à ce moment. 

En voici le texte : 


Étretat, 21 août 1899, 
« Cher monsieur, 


« Je lis, dans les comptes rendus sténographiques du procès de 
Rennes, ce qui suit : 

LE COLONEL PIcQuART. — J’ai à répondre que le colonel Sandherr 
est venu une fois certainement et que j'ai été tous les jours chez lui 
pendant les premiers temps, tant que son état lui a permis de me 
recevoir. J’allais rue Léonce-Revnaud entre deux et trois heures, il 
me mettait au courant. » 


« Cette affirmation ainsi présentée est inexacte. Je n’ai pas 
quitté mon mari pendant sa maladie et j'affirme que le colonel 
Picquart n’est pas venu plus de deux fois du milieu de juin au 
6 juillet, date à laquelle nous sommes partis pour la campagne 
pour la santé de mon mari et qu’en outre mon mari n’est pas 
retourné au ministère avant le mois d’avril. 

« Je vous autorise, cher monsieur, à déposer cette lettre entre 
les mains du président du Conseil de Guerre et je serais prête si 
besoin était à venir en déposer. Croyez à mes affectueux souvenirs. 


Signé : « M. SANDHERR. » 


Me Lasorr. — Voulez-vous être assez bon pour déposer l'original 
de cette lettre. 


Le PRésIDENT, — Vous pouvez donner l'original, il sera déposé 
au dossier. 
Le commaxpanr LauTH. — Si je la montrais à M. le défenseur, 


cela suffirait-il ? 

Me Lagorr. — Je n’émets pas le moindre doute sur l'authenticité 
de la lettre et la parfaite exactitude de la copie. 

Le PrésIbexTr. — Vous pouvez la remettre à M. le greffier, il 
l’examinera et la collationnera, 

Me Lasorr. — M. le greffier voudra bien certifier la copie con- 
forme. 

Le PrésinexT., — C'est entendu. 





ZE 538 — 


LE GéNéRAL RoGer. — Je n'ai pas lintention de répondre à M. le 


.colonel Cordier en ce qui m'est personnel. Il à dit que ma déposition 


était absolument fausse, mais il n’a pas dit sur quel point. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Sur tout. 

Le Généraz Roger, — Eh bien, il faut préciser et nous allons 
voir. J'ai dit, monsieur le Président, devant la Cour de cassation, 
à propos de M. Lemercier-Picard, qu'il existait au ministère de la 
Guerre une lettre qui paraissait être du colonel Cordier. M. le 
colonel Cordier a déposé une plainte en faux contre X...; je 
ne sais pas ce qu’il est résulté de cette instruction, ce que je peux 
dire c'est que toutes les personnes qui connaissent l'écriture du 
colonel Cordier reconnaissent son écriture dans celte lettre. Je dois 
dire aussi que lui-même a dit : « C’est bien imité, on a bien imité 
mon écriture. » Je ne sais pas ce que l'instruction a donné, j'ai dit: 
paraît être. 

J'ajoute, car il faut en finir avec Lemercier-Picard (il est mort 
et il n’est pas encore enterré), que je vais dire au Conseil ce que 
Je sais. 

En 1898, je crois (je ne peux pas affirmer la date ici, je ne lai 
pas présente à l'esprit, mais je pourrai l'avoir officiellement et dire 
quand on s’est occupé de Lemercier-Picard pour la première fois 
au ministère), en 1898, je crois, on a trouvé pendu dans son loge- 
ment de la rue de Seine un nommé Leberti-Durand ; ce nommé 
Leberti-Durand avait pris différents noms de Teroil, Lemercier- 
Picard, etc.; on a fait une enquête sur cet individu, on a trouvé 
chez lui la carte d’un médecin de Paris sur laquelle était écrit 
ceci : « Ne dites rien devant le juge d’instruction, quant aux fonds 
ils sont disponibles rue Denfert-Rochereau. » On a fait venir ce 
médecin, il n’a pas reconnu l'individu, il a dit n'avoir jamais eu de 
relations avec lui, je crois qu’il est allé à la Morgue et qu’il ne l'a 
pas reconnu. Voilà ce qu’on assure au ministère. 

Plus tard par les journaux, quand les journaux ont donné les 
différents noms de Lemercier-Picard, on a trouvé que son véritable 
nom était Lehmann-Moïse. On a cherché dans tes fiches du service des 
renseisnements si on connaissait quelqu'un s’appelant ainsi, on en 
a trouvé un en effet. Cet individu s'était présenté au ministère de 
la Guerre dans les conditions suivantes (je rappelle au Conseil ce 
que je disais au commencement, je ne peux pas préciser la date); 
en 1893, je crois, un nommé Lehmann s'est présenté et à 
demandé le commandant Hermite, chef d'escadron, employé au 
premier bureau de l’État-major de l’armée, il l’a demandé au 








— 539 — 


 parloir, on a fait passer un papier au commandant Hermite qui est 
descendu ; il a trouvéläun individu nommé Lehmann-Moïse, israélite 
de Thionville, dont il avait connu la famille; ce Lehmann-Moïse a 
dit qu’il était en mesure de rendre beaucoup de services au bureau 
des renseignements et notamment qu’il connaissait un officier 
allemand de la garnison de Thionville qui était disposé à trahir son 
pays et avec lequel il pouvait se mettre en relation. 

Le commandant Hermite a envoyé le nommé Lemercier-Picard 
au bureau des renseignements; c’est le commandant Lauth qui l'a 
interrogé; le commandant Lauth est présent, il pourra en témoigner. 

Le commaxpanT LAUTH. — Parfaitement. 

Le GcéNéRAL Rocer, — Le commandant Lauth s’est aperçu immé- 
diatement que Lemercier-Picard était un imposteur. Il a raconté 
avoir rendu des services autrefois au ministère; c'était faux. On à 
consulté l’annuaire allemand pour voir s'il y avait un officier du 
nom qu’il avait indiqué à Thionville; il n’en existait pas. On a ren- 
voyé Lemercier-Picard; on ne l’a jamais plus revu qu’une fois, 
dans les conditions que je vais dire. 

En 1895, je crais, est arrivé au service des renseignements une 
lettre venant du garde des Sceaux, dans laquelle un individu, le 
même Lehmann-Moïse, àcemoment détenu dans uneprison à Rouen, 
je crois, prétendait que l’année précédente un officier du ministère 
de Ja Guerre était venu le trouver à la prison de Mazas pour lui 
réclamer des papiers intéressants, Cet officier était décoré. A ce 
moment il n’y avait que deux officiers décorés au service des ren- 
seignements : c'était le lieuterant-colonel Picquart} et le com- 
mandant Henry. Ce n’était ni l’un ni l’autre qui était allé à la 
prison de Mazas et il a été constaté officiellement qu à l'époque 
dont parlait Lemercier-Picard, il n'était pas à Mazas. 

Voilà tout ce qu’on sait de Lemercier-Picard. (Æumeurs.) 

Les journaux ont ensuite prétendu que, dans le commencement 
de 1898, Lemercier-Picard était venu au ministère pour deman- 
der un secours à l’intendant Raison. M. l’intendant Raison n’a 
jamais vu cet individu. Il est certain toutefois que Lemercier- 
Picard est venu au ministère une fois pour demander le comman- 
dant Hermite; le commandant Hermite est descendu, il a reconnu 
le bonhomme et il est remonté dans son bureau sans lui parler. 

Il a été reconnu dans l'instruction de 1898 que Lemercier- 
Picard est un escroc. Le colonel Fleur, qui a connu [emercier- 
Picard, pourra dire qu'il a failli être victime d’une escroquerie de 
cet individu. 


— 540 — 


Voilà ce que j'avais à dire de Lemercier-Picard. 

Le Présent, — Vous avez fini vos observations sur ce point? 

Au témoin. — Avez-vous des observations à faire en échange? 

LE LIEUTENANT-COLONEL Copier. — J'en ai beaucoup à faire. 

Le général Roget a cité de mémoire le texte de sa déposition 
devant la Cour de cassation; mais il y avait, des choses un peu 
plus complètes, si je ne me trompe, et c’est, je crois, facile de 
retrouver le texte de la déposition du général Roget devant la 


chambre eriminelle, Il y a, je crois : « A l’époque où le lieutenant- 


colonel Cordier cherchait à se mettre en relations avec M. Mathieu 
Dreyfus ».. ou une petite phrase de ce genre. 

LE GÉNÉRAL RoGEr, — Je m’en souviens très bien. 

Me Laporr. — C’est à la page 444, 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corner. — Eh bien, jamais de la vie je 
ne me suis mis en relations ni avec ceux que vous appelez les sans- 
patrie ni avec M. Mathieu Dreyfus. 

Je ne me suis mis en relation avec personne. Le texte doit être, 
si j'ai bonne mémoire, à peu près comme ceci : «Il paraît qu'il a pris 
comme intermédiaire un Lehmann. Je n’ai jamais connu Lemercier- 
Picard; tout le monde le connaît, M. le colonel Fleur le connaît 
aussi, moi je ne l’ai pas vu. La première fois qu'on m’a montré un 
Lemercier-Picard, c'était une photographie de mort et de pendu; 
il y a deux mois qu’on m'a montré cela et c'était chez M. le juge 
d'instruction Boucard. Je l’ai bien examinée et cela ne m'a rien 
rappelé du tout. (S’adressant à M. le général Roget qui veut inter- 
rompre) : Je m'adresse, mon général, au Président du Conseil de 
Guerre. 

(Continuant sa déposition). — M. le général Roget dit qu'il yaau 
ministère de la Guerre une lettre qui paraît incontestablement.… 
— ces deux mots paraissent jurer un peu, mais ils sont dans le 
texte de M. le général Roget.… 

Le GÉNÉRAL RoGer. — Personne ne conteste le texte. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER, — «. .qui paraît incontestable- 
ment être de M. le lieutenant-colonel Cordier ». Or, il y a une chose 
que je suis obligé de dire au Conseil, c'est qu’il y a longtemps qu’il 
était question de cette lettre, de la fameuse lettre Lemercier-Picard. 
Quand on a su que j'allais déposer à la Cour de cassation — et vous 
avez devant vous un brave homme qui dit ce qu’il fait — immédia- 
tement on m’a couvert de boue; il y a eu un chantage abominable 
qu'on à essayé d'exercer sur moi. On a commencé par insinuer : 
« Le colonel Cordier ! oh! il était dans un coin au service des rensei- 











— DA — 





gnements; c’est un esprit faible, il n’a rien dans la cervelle, c'est 
un Ramollot; il vient et puis il s’en va prendre un petit verre. » Le 
journal qui a commencé, le Moniteur officiel de ces messieurs, a 
commencé, a insinué cela : «Ce lieutenant-colonel dreyfusard revien- 
dra sans doute à de bons sentiments. Sinon la chose continuera. » 

Le PRÉSIDENT. — Passez sur ces détails. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Je vais tâcher d’abréger. 

On continue les attaques de tout genre et après ma déposition 
que l’on connaissait très bien, puisque maintenant il est parfaite- 
ment su de tout le monde qu’un certain nombre de témoins connais- 
saient tous les jours les dépositions que les autres n’ont connues que 
par la publication du Figaro quelques mois pius tard, après ma dépo- 
sition, dis-je, le 14 janvier, on se dit : Il ne faut plus le ménager et 
alors on fait mettre dans la Libre Parole ceci : « Le colonel Cordier 
osera-t-il nier avoir écrit à Mathieu Dreyfus pour lui offrir ses 
services? » J’ai lu cela dans la Libre Parole à midi moins cinq; à 
midi. 

LE PRÉSIDENT. — Il y a toutes sortes de choses dans ce journal et 
dans les autres. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CorDier. — C’est que tout se tient, mon 
colonel, et je ne serai pas long. Le 14 janvier à midi, je demande 
au ministre de la Guerre, sous les ordres duquel j'étais encore, 
l'autorisation de poursuivre la Libre Parole; ici les dates sont 
importantes. Le 25 au soir, l’avant-veille d'un fameux procès, ou 
plutôt le 26 — la lettre était datée du 925 et je l’ai reçue le 26 — 
je reçois l’autorisation de poursuivre en diffamation le journal en 
question. 

J'aurais préféré que le ministre de la Guerre poursuivit lui-même 
d'office; mais il ne le fit pas; alors je le fis à mes frais. Dans 
l'intervalle, quelques reporters avaient bien voulu venir me trouver. 
Je n’avais pas de communications avec la presse; mais en définitive 
c'était tellement fort, que je dis : « Je vais demander l’autorisation, 
je poursuivrai. » Tous les journaux, les agences même, avaient 
annoncé que je déclarais n’avoir jamais de ma vie écrit à Mathieu 
Dreyfus; je l’avais déclaré partout; c'était parfaitement connu, 
puisque le ministre de la Guerre m’autorisait à poursuivre ceux qui 
avaient dit cela. Eh bien, c’est le 4 février que le général Roget, qui 
était mon camarade de promotion, vient parler de cette lettre et 
fait sa déposition à la Cour de cassation, Or, dans sa déposition, il 
rappelle qu'il m’a rencontré, nous nous sommes promenés, vous 
n’avez pas dit, mon général, le détail... 





L PrésibexT. — Cette affaire, au fond, n’a pas d'intérêt pour 
l'affaire que nous avons à juger. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Mais puisque M. le général 
Roget en a parlé. 

Enfin, je vais abréger. Je constate : Voici une leltre qui est 
arrivée au Ministère, le 26 octobre 1896, qui a été connue par une 
” foule d'officiers qui, dit-on, m'ont attribué cette lettre. J'ai rencontré 
ces officiers tous les jours, personne au monde ne m’en a parlé. Cette 
lettre a existé sous cinq ministres et ces cinq ministres, si on les 
avait interpellés, probablement auraient raconté que le colonel 
Cordier avait écrit à M. Mathieu Dreyfus; or je n’avais pas vu la 
lettre, mais tous les officiers avaient dit que c’était mon écriture. 

Je passe. J'arrive simplement à ceci. Le jour où enfin, dans le 
Figaro, je vois la déposition du général Roget, le jour même je 
dépose entre les mains du Procureur de la République à Paris une 
plainte en faux et usage de faux contre inconnu. Alors une instruc- 
tion très sérieuse a lieu, qui a duré deux mois, et dans cette ins- 
truction on a interrogé toute sorte de monde. Cette lettre était 
absurde. Si vous la voyiez, vous verriez combien elle est absurde. 
Alors, à la suite d’une très longue instruction, M. le juge Boucart a 
rendu une ordonnance où il y a je ne sais combien de considérants. 
La voici, elle est très intéressante, si le Conseil veut en prendre 
connaissance... 

M. le Président fait un geste de refus. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corprer.—Ah! mais pardon ! c’est que c'est 
intéressant, c’est que là-dedans nous retrouvons tous les témoins du 
procès. M. le général Roget, qui a été appelé, a été obligé de dire 
au juge d'instruction : « Oh! ce n’est pas moi, c’est les autres qui 
m'ont dit cela! » On a appelé M. le commandant Rollin, on a appelé 
M. le commandant Lauth, on a appelé enfin M. Gribelin. (Le Colonel 
Cordier se tourne et fait face aux témoins.) 

LE PRÉSIDENT. — Abrégez, abrégez. 


LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier. — Alors, après cela, tout le 
monde... 
Le PrésibexT. — Je ne dois pas laisser dévier le débat. * 


LE LIRUTENANT-CoLONEL Corpier. — Évidemment, mais je réponds, 
mon colonel. 

Le PRÉSIDENT. — Mais répondez plus brièvement. 

LE LIRUTENANT-COLONEL Corpier. — Le résultat de tout cela, c’est 
que la lettre est incontestablement écrite par Lemercier-Picard, que 
le colonel Cordier y est complètement étranger. Maintenant, 





né htssl sit. At. É, : 





— 043 — 


M. Lemercier-Picard étant mort, on ne peut plus poursuivre en 
faux contre lui, et le lieutenant-colonel Cordier s’étant porté Bart 
civile, il est condamné aux frais. 

LE &éNérAL Roger. — Je demande comment on sait que cette 
lettre est de Lemercier-Picard. J’ajouterai autre chose, qu’il est 
bon que le conseil sache. 

Comment la lettre est-elle arrivéeau ministère de la Guerre? La 
lettre n'a pas été apportée par M: .Lemercier-Picard ni par un 
agent quelconque, la lettre est venue de la poste comme lettre 
tombée en rebut. Il est important que le Conseil sache cela. C'est 
ce que j'ai dit d’ailleurs dans ma déposition devant la Chambre 
criminelle. | 

Le PrésipenT, s'adressant au colonel Cordier, qui se prépare à 
répondre. — Nous ne pouvons pas insister sur cette question, qui 
n’a aucune espèce d'intérêt dans l'affaire qui nous occupe. 

LE LiEUTENANT-COLONEL Corpier. — Je vous demande à répondre 
à mon accusateur. 

Le PrésinexT. — D’après le Code d’instruction crimineïle, je 
devrais supprimer cet incident, Soyez bref; vidons-le, puisqu'il 
est commencé; mais je n’en laisserai pas naître d’autres de cette 
nature, 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier, — On dit que la lettre est arrivée 
par la poste, c’est vrai, elle est arrivée par la poste ; mais voilà la 
question de la poste que je ne voulais pas agiter. Je constate que 
c'est le général Roget qui l’a soulevée. 

Le Président. — Soyez bref, 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER, — Oui, c'est par la poste que 
cette lettre est arrivée, et dans quelles conditions l’a-t-on, cette 
lettre ? 

Le PrésinenT. — Il a dit qu’elle était tombée en rebut, 

LE £IBUTENANT-COLONEL CORDIER, — Oui, mais dans quelles condi- 
tions a-t-on cette lettre? Voici une lettre adressée à M. Mathieu 
Dreyfus qu’ensuite on m’a attribuée à moi, 

Comment se fait-il qu’une lettre adressée à M. Mathieu Dreyfus 
se trouve maintenant dansles cartons de la Guerre, alors qu’on doit 
connaître ladresse de M. Mathieu Dreyfus; comment se fait-il 
qu’elle soit là et non entre les mains de son destinataire? Comment 
se fait-il qu’une lettre appartenant à M. Mathieu Dreyfus ait été 
connue de la Libre Parole? (Mouvement.) 

Le Président. — Je vais couper court à cet incident ; il n’a aucun 
rapport avec l'affaire Dreyfus ; il faut qu’il n’en soit plus question; 








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— 44 — 


en vertu de l’article 278 du Code &’instruction criminelle, j'écarte 
absolument cette question. 

LE GÉNÉRAL RoGer. — Je parlerai alors au point de vue de l'affaire 
Dreyfus. M. Cordier vous a parlé de l’artificier Thomas; cela n’a 
aucun rapport avec l'affaire, attendu que le nommé Thomas a été 
condamné en 1886. Il vous a parlé de l’affaire Boutonnet; Bouton- 
net a été condamné en 1890, cela n’a aucun rapport avec l’affaire. 
Il vous a parlé de l'affaire B... : il a été condamné en 1892, cela n'a 
encore aucun rapport. 

Eafin, il vous a dit, arrivant alors au procès de 1894, qu’en 
octobre ou novembre 94 le colonel Sandherrr avait fait des 
recherches pour savoir si des fuites relatives au matériel d’artil- 
lerie s'étaient produites et pouvaient être appliquées à Dreyfus, et 
le colonel Cordier vous a dit que Sandherr n’avait rien trouvé Je 
suis absolument d'accord avec le colonel Cordier sur ce point, et 
alors je m'étonne prodigieusement que le capitaine Freystätter ait 
vu dans les pièces secrètes des fuites applicables à la pyrotechnie. 
Voilà un témoignagne qui est conforme à tous ceux que je connais, 
el je peux parler de ce fait au Conseil parce que j'ai été mêlé à cette 
affaire ; là, je suis témoin direct, je n’apporterai pas seulement des 
arguments. 

En 1898, au printemps, on a fait pour le ministre de la Guerre, 
M. le général Billot, un rapport d'ensemble sur l'affaire Dreyfus, 
on a cherché à ce moment-là les charges qui pouvaient peser sur 
lui, et même les présomptions. C'est à ce moment que le lieutenant- 
colonel Godin, chef du bureau du matériel à la direction de l’artil- 
lerie, a porté au bureau du général Gonse, en ma présence, les 
débris du papier pelure calciné qui était relatif à la livraison du 
chargement des obus à la mélinite. C’est à ce moment que M. Ber- 
tillon a été chargé de l’expertise de ces papiers et qu’il a fait son 
rapport qui n'est pas concluant (/?ires). 

L'autre fuite, relative au matériel d'artillerie, est celle de l’obus 
Robin. Ce n’est qu'en 1896 que la direction de l'artillerie a su par 
un document qui lui venait de l'étranger quelle était d'une manière 
générale la construction du schrapnel d’une puissance étrangère 
et elle a constaté pour la première fois qu’il y avait de très grandes 
analogies entre le schrapnel et l’obus Robin. En 1896, on n'a point 
imputé du tout cette fuite à Dreyfus. Ce n’est que plus tard, en 1897 
ou en 1898— je ne puis préciser la date — que le capitaine Rémusat 
qui commandait alors un batterie alpine, ayant appris qu’on avait 
constaté cette similitude entre le schrapnel et l’obus Robin, fit la 





ET 


déclaration qu'à la fin de 1890 ou au commencement de 1891 
Dreyfus lui avait écrit la lettre que le Conseil connait pour lui 
demander des renseignements sur les expériences de l’obus Robin. 
Je constate donc et je suis témoin personnel que des fuites qui pou- 
vaient provenir de l’École de pyrotechnie ont été reconnues en 1898 
et qu’il ne pouvait par conséquent pas en être question dans le dos- 
sier secret, ce qui infirme singulièrement la déposition du capitaine 
Freystätter. Je pourrais d’ailleurs l’infirmer sur d’autres points. DE 
(Rumeurs.) 

Le Présinexr, au lieutenant-colonel Cordier. — Avez-vous des 
observations à faire sur cette déclaration ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier. — Non, non. 

Le céxéraL Rocer.— Je ne parlerai pas de la pièce: «Ge canaïlle de 
D... » dont ie colonel Cordier a dit devant la Chambre criminelle que 
c'était un passe-partout que cela servait dans tous les procès de 
trahison. Le Conseil sait que la pièce est datée, et enfin le comman- 
dant Lauth vous a dit qu’il l'avait recollée. , 

Quant à la lettre CCC, M. le colonel Picquart est venu vous dire 
qu’on la lui avait remise mais qu’il avait pris l’avis du colonel Cor- 
dier et du colonel Sandherr, il a même dit qu'il avait travaillé avec 
le colonel Cordier pendant quinze jours, je crois, La vérité, vous la 
savez maintenant : c'est que le colonel Picquart a commencé à 
signer le 26 juin, qu'il a pris le service officiellement le 4°* juillet, 
que le colonel Cordier a reçu sa solde le 1°" juillet et a été mis en 
feuille de route le 2. 

Il a bien dit qu'il avait eu un sursis, mais enfin il faut savoir 
s’il était venu au bureau. 

Cette pièce avaitété présentée, comme Je l’ai déjà dit devantle Con- 
seil, avec une autre note provenant de la même personne et apportée 
par M. Delaroche-Vernet, établissant que le ministre des Affaires 
étrangères à ce moment-là ne considérait pas cet agent comme si. 
méprisable; on l’a trouvé depuis peut-être, mais pas à ce moment-là. 

M. Delaroche-Vernet a insisté, disant qu’il avait un dossier où 
se trouvaient des lettres du 5 juin, du 12 juin, du 13 août. 

Celle du 13 août est incontestablement du temps de Picquart, 
celle qui a disparu est celle du 2 juillet, et elle a disparu parce que 
le nom de Dreyfus est dessus. 

Enfin, M. Delaroche-Vernet vous a dit qu’il avait mis le minis- 
tère de la Guerre en mesure de correspondre directement avec cet 
agent, et qu'on n’avait rien fait sous prétexte que cela coûtait très 
cher. 


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Je vous ai dit à quoi on employait l’argent à cette époque. 

Le colonel Sandherr n’attachait pas si peu d'importance à cet 
agent, puisqu'il lui donnait des instructions pour ( suivre l’affaire ». 

Il y a d’ailleurs une note de lui au dossier. 

Le Président demande à M. le lieutenant-colonel Cordier s'il n’a 
aucune observation à faire. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier. — Une simple observation. M. le 
général Roget semble encore mettre en doute ma présence après le 
1e" juillet, Les explications que je vous ai données pour le jour où 
J'ai réellement quitté le service devraient suffire. 

Mais le général Roget vient de nousdireencore que j'avais dis- 
paru du service le 1€ juillet... (S'adressant au général Roget.) 
d'abord c'était le 2... 

Le Présinexr. — Ne vous adressez pas à M. le général Roget. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CorDiER. — J'y allais tous les jours au 
service, ou à peu près tous les jours; et il me semble même que 
dans la lettre si intéressante qui a été lue tout à l’heure par le 
commandant Lauth, la lettre où il est question de « Josué », il y a 
une phrase qui dit qu'on m'aperçoit dans les bureaux, que je. 
reviens. Cela indiquerait alors, et M. le général Roget ne mettra 
e certainement pas cette lettre en doute, que réellement je n’ai quitté 
‘3 Paris que le 20 juillet. 

à LE GÉNÉRAL RoGet, s'adressant de la barre au commandant Lauth. — 
De quelle date est donc la lettre où il est question du « père Josué »? 
LE commanpanT Laurs, de su place. — C’est le 6 que la lettre a été 








écrite. 
nr. LE GÉNÉRAL RoGer. — Je ferai remarquer aussi que M. Picquart 
allait « tous les jours » chez le colonel Sandherr, mais que celui-ci 


; est parti le 6. La lettre lui a été remise le 2 et il est parti le 6. 
à Ceci ne concerne pas M. le colonel Cordier, cela regarde M. Pic- 
| quart et M. Sandherr. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Cornier. — Je regrette, monsieur le Prési- 
dent, d'avoir à dire que cela me regarde de la façon la plus abso- 
lue, vu que, Sandherr étant tombé malade, c’est moi qui avais la 
responsabilité absolue du service. 

J'ai donné des conseils à Picquart; Sandherr a pu lui en donner 
aussi. Picquart était libre de les suivre. Je crois qu’en réalité il a 
suivi mes conseils, et je prends la DENT des conseils que 
je jui ai donnés. Dans tousles cas, la lettre qu’a lue le commandant 
Lauth signale ma présence le 6 juillet aux bureaux de l’État-major. 

Le GÉNÉRAL RoGer. — Je suis encore d'accord sur un grand 





— D47 — 


nombre de points ; ainsi sur le dossier secret nous sommes d’accord. 
Il a dit que c'était Sandherr qui l'avait constitué, et il a rendu hom- 
mage à l’honnêteté de Sandherr. Maintenant, le colonel Cordier a 
parlé, sans avoir bien l'air de les connaître, de documents qui en 
94 révélaient qu'il y avait des fuites à l’'État-major de l’armée. Ces 
documents, le Conseil les connaît. M. Cordier n’en a parlé que d’une 
façon très vague. Le Conseil les connaît, ils existent. On peut 
se demander si les fuites ont continué après la condamnation de 
Dreyfus. M. Picquart, — le Conseil pense bien que quand j'ai voulu 
me faire une idée personnelle sur le fond de l’Affaire, j’ai cherché à 
savoir si ces fuites avaient continué, eh bien! je suis arrivé à des 
conclusions tout à fait opposées à celles du colonel Picquart, et je 
demande la permission d’en parler au Conseil. — M. Picquart a dit 
dans sa déposition devant vous que des fuites importantes s'étaient 
produites après la condamnation de Dreyfus, qu’il allait en parler, 
mais il n'en a cité qu’une, celle qu'il a citée se rapporte au fait 
suivant : En 9,6, un étranger a offert au ministère de la Guerre, ser- 
vice des renseignements, un certain nombre de documents qu’il 
disait avoir en sa possession, en offrant même de nous faire con- 
naître par quelle voie il se les était procurés, et il avait envoyé, 
comme preuve qu'il avait en effet des documents venant de chez 
nous, une page d’un tableau. Cette page était la première page du 
tableau d'effectifs de guerre de corps d’armées mobilisés, ce qu’on 
appelle le tableau F. 

M. Picquart a dit à ce propos qu’il était question de batterie 
de 120, c'était une inexactitude, il a confondu avec une autre fuite, 
puisque c'était la première page du tableau d'effectifs de guerre, 
c'était l’organisation du quartier général du corps d'armée. 

On a envoyé le capitaine Junck faire une enquète au premier 
bureau ; on a constaté au premier bureau qu’effectivement c'était 
la première page du tableau F ; il faut remarquer ce qu'a dit le 
capitaine Junck, que l’agent qui proposait d’envoyer ce tableau a 
dit : « vous ferez bien de vérifier vos totaux, ils sont inexacts. » 

M. Picquart est venu dire que ce tableau était un tableau du 
plan 13, faittrès postérieurement à la condamnation de Dreyfus. 
C’est absolument inexact. Le tableau qu'on envoya avait été faitsur 
une minute des mois de janvier et février 1894 et envoyé ensuite à 
l'imprimerie au mois de mars 1894. Siles totaux sont inexacts, c’est 
dans l’épreuve et non dans le document définitif. Il y a une seconde 
preuve qui date également de 1896. En 1896 est arrivée non pas 

ar le service des renseignements mais par une autre voie à l'Eta 








2 


major de l’armée une notice établie par le grand État-major d’une 
puissance voisine. Celle à laquelle appartient l’agent B. Cette notice 
assez volumineuse a été traduite au 2e bureau de l’'État-major de 
l’armée. Elle avait été établie par l’'Etat-major dont je parle en 1895 
et elle était destinée à être distribuée au moment de l'entrée en 
campagne aux états-majors. Le 2° bureau s’aperçut très rapidement 
que la puissance dont il s’agit était parfaitement au courant de nos 
progrès. En effet, il y avait sur la composition des corps d’armée 
mobilisés qui comprenaient à ce moment trois divisions dites de 
réserves — je puis en parler puisque c’est dans le document — il y 
avait des détails d’une précision telle qu’il était certain qu'on était 
admirablement renseigné. En effet, il y était question de la compo- 
sition des corps d'armée de réserve, de la formation des batteries de 
territoriale, etc. 

Il y avait entre autres une phrase sur laquelle j’appelle l’atten- 
tion du Conseil, qui était la suivante : On peut considérer comme 
faisant partie aussi des corps d'armée mobilisés un détachement de 
commis et ouvriers militaires d'administration, qui est dirigé sur 
la base de concentration pour préparer l'alimentation des corps 
d'armée. Ce détachement se compose de 8 sous-officiers, 25 capo- 
raux et 197 soldats. 

Le 2e bureau saisit de la question le 3° bureau du service des 
renseignements : celui-ci fit compléter l’enquête par le 4" bureau. 
L’enquête a été très consciencieuse et il y a eu une note adressée 
par le 4er bureau à la section de statistique, note qui existe encore 
| dans les archives. 

4 Dans la correspondance qui à eu lieu à ce moment, le 4° bu- 

ù reau dit dans sa note que tous les renseignements qui concernent la 

composition des corps d'armée, etc., sont ou extraits des tableaux 

d'effectifs de guerre des corps d’armée ou fournis par quelqu'un 

très au courant de notre organisation militaire. 

Tous ces renseignements qui figurent dans la notice sont par- 

faitement exacts. Je ferai remarquer qu’ils sont encore extraits du 

: tableau d'effectifs de guerre connu en épreuves au mois 
de mars 1894. 

Mais il y avait quelque chose de plus intéressant, c'est l'effectif 
des détachements de la section des commis d'administration qui 
précède le corps d’armée sur la base de concentration; cet effectif 
ne figurait pas sur le tableau de 1894, non plus sur le tableau D de 
4894 ; ïl n’y figurait pas parce qu’en 1894 on a changé le mode d’ali- 
mentation des corps d'armée sur la base de concentration et qu’on 








n’a pas été fixé de bonne heure sur l’effectif qu’on donnerait à ces 


détachements. De sorte qu’en juin 1894, l’effectif des détachements 
ne figure pas sur le tableau D. 

Get effectif n’a été inscrit qu'à la fin de 1895, et je constate 
avec étonnement que si tous les renseignements possédés par cette 
puissance avant la condamnation sont exacts, ceux qui ont pu 
être donnés après ne le sont pas. Et l'effectif des commis et ouvriers 
d'administration est pris dans le tableau d’effectif de guerre de 
1889. 

* LE LIEUTENANT-coLoNEL Copier. — Je n’ai qu'un mot à dire. 

Tout à l'heure M. le général Roget a parlé du dossier secret. Il 
me semble que j'ai été très explicite, j'ai dit que je ne connaissais 
pas le dossier secret et que je ne suis initié à rien de tout cela. J'ai 
tout simplement voulu donner au Conseil quelques indications sur 
la façon dont on a tiré du « caput mortuum » (c’est l'expression 
dont je me suis servi) de la section de statistique ce qu'on pouvait 
en tirer et voilà tout. 

LE GÉNÉRAL RoGer. — Je constate simplement qu'on a voulu 
établir ici que les fuites au ministère avaient continué et que les 
exemples que je cite prouvent le contraire. 

Le PRésinext, à l’accusé, — Avez-vous des observations à pré- 
senter ? 

Le caprrAINE DREYFUS. — Oui, mon colonel. 

Je ferai remarquer que je n’ai jamais participé à la préparation 
du plan 13 faite dans l’année 1894; je n’y ai participé que d’une 
façon, c’est dans la surveillance des autographiesdu tableau d’ap- 
provisionnement des troupes de couverture. J’ai surveillé pendant 
le mois de septembre cinq ou six de ces tableaux, c’est ma seule 
participation au plan 13. 

M. le général Roget a parlé également tout à l'heure de la 
lettre de M. le capitaine Rémusat que tout le monde connaît, Je serai 
très heureux de connaître la lettre que j'aurais adressée à M. le capi- 
taine Rémusat, je ne la connais pas. 

Le PRésineNT. — Elle est au dossier... 

(S’adressant à M. le général Roget.) Vous n’avez rien à ajouter 
à votre déposition ? 

Le GÉNÉRAL RoGer. — Non, monsieur le Président, 

Le colonel Fleur revient à la barre. 

Le PRésipenr. — {1 s’agit maintenant des rectifications que vous 
auriez à faire à la déposition de M. Cordier. 

Le cocoxez FLeur, — Je veux parler de l'affaire Lehmann-Moïse ; 


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il y a là, en ce qui concerne cette affaire Lemercier-Picard, une ten- 
tative d’escroquerie se rapportant à mon frère et dans laquelle je 
suis mêlé. 

Le PRÉSIDENT. — Vous n'avez à parler ici que si vous avez des 
rectifications à faire à la déposition du témoin. 

LE COLONEL FLEUR. — J'étais en garnison ici comme colonel d’un 
régiment d'infanterie ; mon frère était chef de bataillon dans un 
régiment de Nancy. Un beau jour, il reçoit une dépêche télégra- 
phique provenant de Paris et libellée à peu près de cette façon : 
« Situation très grave à Paris. Urgence m'envoyer de suite trois 
cents francs (ou quatre cents francs, je ne me rappelle plusle chiffre) 
et signée de mon prénom. Mon frère a cherché à se procurer l'ar- 
gent. Il s’est adressé à des parents et à des amis et a envoyé l’ar- 
gent par mandat télégraphique. 

Il a commis la faute ou plutôt la maladresse de ne pas envoyer 
de dépêche au Préfet de police, il a écrit ; mais le lendemain, quand 
la police est arrivée pour prendre Lehmann, il avait disparu. Je 
sais que c’est Lehmann parce que Lehmann a fait la même chose à 
des compatriotes à nous qui habitent Nancy, et qui l’ont raconté à 
mon frère. Ses compatriotes ont dit : « Nous avons perdu notre ar- 
gent et c’est Lehmann qui a fait la chose. » 

Le PrésIpexT, au lieutenant-colonel Cordier. — Avez-vous des 


. observations à faire ? 


LE LIEUTENANT-COLONEL Corner. — Dans la déposition de colonel 
Fleur, il y a une chose à laquelle on n’a pas prêté assez d'attention, 
c’est la date... 


LE coLoxEL FLEUR. — Je n’en ai pas parlé. 

LE PRÉSIDENT. — Avez-vous des observations à faire sur ce que 
vient de dire le colonel Fleur au sujet de Lehmann? 

LE LIEUTENANT-COLONEL EORDIER. — Je n’ai jamais connu Leh- 
mann. 


LE coLoxEL FLEUR, — Je dois déclarer maintenant au Conseil que 
je suis en mesure dele renseigner sur la valeur morale de la dépo- 
sition du colonel Cordier. 

Le Présipexr. — Vous n’avez pas à apprécier la valeur morale 
de sa déposition. 

LE coLoNEL FLEUR. — Alors je vais raconter les faits tels qu’ils 
se sont passés. 

M. Cordier était lieutenant-colonel dans mon régiment. Il mon- 
trait une grande irritation ; son irritation se portait sur les Jjuiës, 
elle se portait également sur le commandant Picquart, qu'il traitait 


- OR 
à 
ue 


avec un grand mépris de créature des juifs; elle se portait encore 
sur M. le général de Boisdeffre et sur M. le général Gonse qui lui 
avaient fait perdre cette position de chef du service des renseigne- 
ments au ministère. Ce n’est pas seulement à moi qu’il la dit; de 
nombreux officiers pourraient venir déposer ici de ces mêmes 
propos. 

Il y en a même plusieurs qui sont voisins et que l’on pourrait 
faire chercher. L’irritation du lieutenant-colonel Cordier augmen- 
tait au fur et à mesure que le temps passait et voici les propos 
graves qu’il m’a tenus : « S'ils ne me replacent pas à l’État-major, je 
leur taillerai des croupières. » Puis le dernier jour de son séjour 
ici, il m’a dit à moi-même : «Moi, mon colonel, je vais passer à la 
maison d’en face. » Je vous avoue que cette phrase m'a frappé. Le 
lieutenant-colônel était venu chez moi et après son départnous nous 
sommes demandé ce qu'il avait voulu dire. Nous sommes arrivés 
à conclure qu’étant fort dans le service de renseignements il allait 
pour occuper ses loisirs se mettre à la disposition du ministère des 
Affaires étrangères. Le temps passe, je prends ma retraite, je ren- 
tre à Versailles et, le 23 août 1898, passant devant la demeure du 
lieutenant-colonel Cordier, je monte chez lui. Je vousdirai que mes 
relations avec le lieutenant-colonel Cordier étaient très cordiales, à 
ce point que le premier mot de Mme Cordier fut pour me dire : 
« Je vous remercie beaucoup de toutes vos bontés pour mon mari. » 
La conversation s’engage également sur la fameuse affaire alors en 
cours. La première observation, le premier propos de M. le lieu- 
tenant-colonel Cordier — et j'ai retenu les détails et les expressions 
qu’il a employés parce que la chose m'a paru grave — le premier 
propos qu’il m'ait tenu fut pour me dire : (Oh ! mon cher colonel, 
il n’ÿ a pas de syndicat. » Je ne lui avais pas parlé de cela et il per- 
sista longuement à vouloir me persuader qu’il n’y avait pas de 
syndicat. (Rumeurs.) 

La deuxième chose est relative au commandant Picquart, celui 
qu’il traitait de créature des juifs, et il me dit : «C’est un très honnête 
homme, mais Henry!.. » Nous avions parlé cent fois de cette affaire 
Dreyfus, et jamais nous n’avions parlé du colonel Henry. Le colo- 
nel Cordier me disait : «Picquart, c’est un très honnête homme...» 

Je lui ai rappelé exactement les paroles dites, les propos qu'il 
m'avait tenus et successivement le colonel Cordier a dû dire : «Oui, 
mon colonel, c’est vrai. — Mais vous m'avez avoué, non pas une fois 
mais cent fois la culpabilité de Dreyfus ! » Je suis parti là-dessus. 
Quelque temps après, le 23 août 1898, à 3 h. 1/2 de l’après-midi, 


— 001 — 





MP PCT l'E SU 





M. Cordier est venu me dire: « Mon colonel, je ne vous dis pas encore 
le contraire au sujet de la culpabilité de Dreyfus, mais il n’est pas 
seul ; il y en a un autre, et peut-être un troisième. » Voilà ce que 
m'a dit M. Cordier ce jour-là, dans un salon. 

Je suis parti décidé à ne plus avoir de relations avec lui. 

Quelque temps après, étant présent à la conversation, le colonel 
Cordier était très bien avec le médecin-major de mon régiment, 
M. Adam, qui est maintenant en non activité pour infirmités tempo- 
raires à Paris, il y eut une conversation dans laquelle il a été dit la 
même chose. Le colonel Wolf m’a dit un beau jour : « J'ai rencon- 
ré le colonel Cordier et je trouve extraordinaire son changement 
d'opinions; il m’a tenu ce propos, qui avait été tenu au major 
Adam : (D'ici à peu de temps, Adam, ou je serai dans une autre 
situation, ou je serai le dernier des hommes. » Je rapproche ici ces 
deux propos du colonel Cordier : « Je vais passer à la maison d’en 
face » et le propos que je viens de vous dire : « D'ici à peu de temps 
je serai dans une autre situation, ou je serai le dernier des 
hommes, » (Hilarité.) 

Le Présipenr, au lieutenant-colonel Cordier. — Avez-vous une 


‘observation à faire sur cette déclaration ? 


LE LIBUTENANT-COLONEL CORDIER, — Quelques mots seulement, mon 
colonel. [1 y a d’abord un point auquel je n’avais pas fait attention : 
je passerai dans la maison d’en face. J'y songe maintenant, moi, à 
la maison d'en face. Vous savez quelle est la maison d’en face. Elle 
est occupée par M. Lœw, président de la Chambre criminelle, Est-ce 
cela qu’a voulu dire le colonel Fleur ? 

LE coLoxez Figure. — Non, quand on dit maison d’en face. 

LE L1EUTENANT-cOLONEL ConpiER. — Alors je fais partie d’un syn- 
dicat avec M. Lœw? 

LE coLoxEL FLEUR. — Je ne veux pas dire cela, vous savez par 
faitement ce que cela veut dire: c’est abandonner le parti A pour 
passer au parti B avec armes et bagages ; je ne dirai jamais de 
a présence de M. Lœæw dans la maison d’en face. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier, énterrompant. — Ah! il y a une 
chose que j'ai oubliée.en effet, il y avait une chose que je n'avais pas 
comprise ; dans mon procès avec la Libre Parole on m'a signifié que 
J'aurais comme témoins, contre moi, le général Roget, ce qui ne 
m'étonnait pas, le commandant Cuignet que je ne connaissais 
pas, et M. le colonel Fleur. 

Le coroxez Fceur. — Ah! 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier. — J'ai su par une signification, un 





acteextra-judiciaire, et cela m’a bienétonné, qu’il était témoin contre 
moi, Alors j'ai dit: qu'est-ce qu'il vient faire? Maintenant, si vous 
voulez nous allons parler d’autre chose; j’ai encore à répondre à 
deux ou trois points. 

Le colonel Fleur, le 23 août 1898, à 3 heures 1/2 de laprès- 
midi, m’a entendu dire qu’il ÿy avait un faux à l’État-major ; or, re- 
marquez que le 23 août, c’est huit jours avant l'arrestation du 
colonel Henry, c’est à l’époque où le colonel Picquart était en 
prison, où le colonel Henry était encore au pinacle ; alors je m'en 
viens dire dans mon salon à M. le colonel Fleur : «Il ÿ a un faux à 
l’État-major ! » Oui, je le lui ai dit, mais ce faux je l'ai fait connaître 
bien plus tôt à d’autres officiers; dès le lendemain du jour où la 
Chambre avait voté l'affichage, je l’ai dit à un officier supérieur qui 
sortait du ministère; je l’ai dit devantle n° 14, de larue Saint-Domi- 
nique, cet officier entre parenthèses étant presque de la promotion 
de M. Cavaignac qui était le ministre de l’époque, je lui ai dit 
absolument ce que le colonel Picquart avait mis dans sa lettre. Il 
m'a répondu : « Est-ce que vous avez lu le Temps ? » Je lui ai dit 
non. Alors il m’a dit : « Lisez-le, vous trouverez dans une lettre du 
colonel Picquart tout ce que vous venez de me raconter. » Mainte- 
nant je constate que le colonel Fleur dit que j’ai dit que le colonel 
Picquart était un très honnête homme. Cela, je l'ai toujours pensé, 
et le dire à ce moment-là cela pouvait avoir un certain mérite, le 
colonel Picquart étant en prison. 

Maintenant, il y a aussi une chose qui me paraît très importante 
dans sa déposition, c’est ceci : le colonel Fleur a été très étonné que 
je lui parle du colonel Henry. Eh bien, je ne lui en avais pas parlé 
ici, et c’est très simple: je ne lui racontais pas tous nos détails de 
service. À ce moment-là, quand j'étais ici en garnison, le comman- 
dant Henry était passé sous les ordres du colonel Picquart. C’était en 
1896, à l’époque où Picquart dirigeait la section de statistique, et 
Picquart était jeune, très brillant, très au courant, parfaitement 
qualifié pour être mis à la tête de la section de statistique. Je me 
disais : il les domptera, il les fera marcher. Eh bien, ils n’ont pas 
marché. Par conséquent nous sommes absolument d’accord sur ce 
point avec le colonel Fleur. 

LE coLONEL FLeur. — Il y a un propos que le témoin a reconnu 
ici : il a reconnu que le 23 août 1898 il m’a dit son opinion sur le 
capitaine Dreyfus. Je voudrais revenir en deux mots sur ma dépo- 
sition ; pourriez-vous, monsieur le Président, me donner la parole ? 

Le Présinaxr. — A une autre occasion. 








Monsieur l'archiviste Gribelin, vous avez demandé la parole, 
voulez-vous avancer ? 

M L’arcHivistE GRIBELIN. — Je voulais seulement protester contre 
l'expression employée : «J'avais voulu rendre mon tablier. » 

Eh bien si moi, archiviste du colonel Sandherr, j'avais reçu une 
observation de ce genre, je n’aurais pas été deux heures de plus à 
mon bureau. Je suis trop militaire pour «rendre mon tablier», et le 
colonel Sandherr l'était trop pour accepter de ma part une obser- 
vation pareille. J’ai demandé une fois, en 1896, au colonel Picquart 
à me retirer et je l’ai demandé dans une forme régulière. Le colonel 
Cordier nous a accusés d’avoir des relations de presse; ch bien, je 
demande qu’on apporte ici un dossier fourni par M. le colonel 
Cordier au sujet des généraux Billot et Saussier. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER, se tournant vers le général Billot, 
assis au banc des témoins. — Si on vous a dit cela, mon général, on 
vous à trompé. 


LE PRÉSIDENT. — M. le général Mercier, vous avez demandé la 
parole ? 
LE GÉNÉRAL Mercrer. — Monsieur le Président, M. le colonel 


Cordier a dit tout à l’heure dans sa déposition qu’en raison de son 
intimité avec le colonel Sandherr, il avait pu examiner et choisir 
les diverses pièces qui devaient constituer ce qu'on a appelé le 
dossier secret, Je voulais vous prier de demander au colonel Cordier 
s’il avait vu le colonel Sandherr mettre parmi ces pièces une 
traduction quelconque du télégramme du 2 novembre chiffré. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Je crois, mon colonel, qu'ici il 
yaun malentendu complet. La chose dont je parle, à savoir que j'ai 
dit que Sandherr avait donné ordre à Henry de réunir toutesles pièces 
secrètes et autres pouvant avoir trait à l’Affaire, se rapporte à des 
faits qui ont dù se passer fin octobre ou commencement denovembre ; 
à ce moment on a recherché toutes ces pièces, on les a triées ; Je me 
rappelle très bien à cette époque la pièce « Ce canaille de D. » Je me 
rappelle même d’autres pièces plus ou moins déchirées; quant à 
d’autres choses qui se sont passées après, je les ignore. 

Le PRÉésinexT, — Vous n’avez aucun renseignement sur la for- 
mation du dossier qui a été remis au Président du Conseil de guerre 
de 1894. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier. — Non, je ne sais ça que par les 
journaux. 

Le GÉNÉRAL MercIER. — J'ai une seconde observation. M. le colonel 
Cordier a été interrogé par vous sur une soi-disant tentative de 





— 255 — 


subornation que M. Mathieu Dreyfus aurait tenté de commettre 
contre le colonel Sandherr, et M. le colonel Cordier nous a dit que, 
de son entretien avec Sandherr, il résultait que cette tentative 
n’avait pas eu lieu. Je dois à la vérité de dire que je suis d’accord 
avec le colonel Cordier. Je me rappelle que le jour où cet entretien 
a eu lieu, le colonel Sandherr est venu m’en rendre compte et je lui 
ai demandé quelle était l'impression générale qui était résultée pour 
lui de son entrevue avec Mathieu Dreyfus. Il m'a répondu: « Mon 
Dieu, il m’a fait l'effet d’un brave homme disposé à tous les sacri- 
fices pour sauver son frère ». (Sensation.) 

Le PrésIbENT. — Avez-vous d’autres observations ? 

LE LIEUTENANT-COLONEL CorDIER. — Je voudrais seulement ajouter 
un mot. 

On a parlé d'articles de l’Intransigeant où quatre généraux ont 
été attaqués. On m’a attribué ces articles, et cela m'a nui énor- 
mément.Je jure ici sous le serment de ma déposition, que je ne suis 
pas l’auteur de ces articles ; je ne les ai connus que plusieurs jours 
après; je n’y suis pour rien, ni directement ni indirectement. Et 
Dieu sait si on m’en a voulu. 

Le cocoxez FLieur, de sa place. — Monsieur le Président, je vou- 
drais dire un mot en faveur. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER, continuant. — Ces quatre généraux 
étaient : le général Billot, le général Saussier, le général Caillot et le 
général de Boisdeffre. 

Je jure que ce n’est pas moi qui ai écrit ces articles. (Mouvement.) 

LE coLoxEL FLEUR, venant à la barre. — Je n’ai qu’un mot à dire; 
ce n’est pas le colonel Cordier qui a écrit ces articles. Je le tiens du 
rédacteur même de l'Intransigeant avec lequel je me suis trouvé 
sans le connaître au procès Henry-Reinach. 

Le Présinexr déclare la séance suspendue à 9 heures 45. 

La séance est reprise à 10 heures 10. 

Le PrésinexT. — Faites entrer le témoin, M. de Freycinet. 


SOIXANTE-SEIZIÈME TÉMCIN 


M. DE SAULCES DE FREYCINET 


M. DE SAULCES DE FReycner, membre de l’Institut, sénateur. 

Le PrésinexT. — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui lui 
sont reprochés ? 

M. pe Freycixer, — Non, monsieur le Président, 





4" F7) 2e 0 


Le Présipexr. — Vous avez été cité par la défense pour déposer 
au sujet de certaines questions que M° Demange va nous faire 
connaitre. 

M° DemaxGe. — Monsieur le Président, M. le général Mæcier, au 
cours de sa déposition, a prononcé la phrase suivante, que je prends 
dans la sténographie. M. le général Mercier voudra bien rectifier, 
si cela n’est pas exact. 


« Ce n’est qu’en 1896 qu'on s'attache à la piste d’Esterhazy, au 
moment où la campagne commença à grands coups de millions, 
comme vous le savez. À cet égard je tiens à vous faire part 
d'un propos que M. le général Jamont m'a autorisé à répéter 
devant vous. Ayant été voir M. de Freycinet le lendemain du jour 
où il quittait le ministère de la Guerre, M. de Freycinet lui dit : 
«Le Gouvernement dont je faisais partie et que je quitte sait 
que 35 millions sont venus soit de l'Allemagne, soit d'Angleterre, 
pour soutenir l'effort de la campagne dreyfusiste. » | 


Je vous prie, monsieur le Président, de demander à M. de 
Freycinet ce qu'il sait à cet égard. 

Le Présipexr. — Vous avez entendu ce qu'a dit M. le général 
Mercier. Voulez-vous nous dire ce que vous savez relativement à 
cette question. 


M. px Frevaner. — Bien que celte question me paraisse étran- 


gère à l’Affaire et qu’à ce titre j'aurais pu demander à être dispensé 
de répondre, j'ai cependant tenu à venir ici, par respect pour la 
justice et cela, pour ne pas laisser subsister un élément de polémique, 
alors que malheureusement il y en a tant d’autres, et que nul plus 
que moi n’est désireux de les voir disparaître. Ainsi qu'il est dit 
dans le passage qui vient d’être lu, M. le général Jamont est venu 
me voir à mon domicile dès le premier jour de ma démission pour 
me faire.une visite de courtoisie à l'occasion de ma sortie du minis- 
tère. J’ai reçu à cette époque un grand nombre de visites semblables, 
je ne crois pas exagérer en disant que j'ai reçu peut-être plus d’une 
centaine de visites pour le même motif: ma démission. Je n'ai pas 
noté les propos échangés avec les différents interlocuteurs, mais il 
est facile de se rendre compte que nous avons dù effleurer les 
questions du jour selon le tour d’esprit et les préoccupations parti- 
culières de chacun d’entre eux. 

Avec le général Jamont, nous avons naturellement parlé de 
l'armée. Nous avons parlé de l’ébranlement causé par cette cam- 
pagne de paroles et de presse qui se poursuit depuis plus de deux 
années dans les divers pays du monde au sujet de l'affaire Dreyfus 





she if. ‘en.s 





Lee 


J'ai été amené à dire que nos agents du dehors nous signalaient 
des efforts considérables faits par l'initiative privée en faveur de 
cette campagne, campagne très désintéressée en France, j'en suis 
certain (Mouvement.), mais qui l’est peut-être un peu moins à 
l'étranger, et que le spectacle de nos discordes n’est pas fait pour 
diminuer. Je ne suis pas entré dans les détails, je ne connais rien 
de précis à ce sujèt. 

À un autre moment de la conversation, je crois avoir rapporté 
les estimations que j'avais entendu faire par des personnes qui sont 
au courant ou qui se disent au courant des questions de publicité, 
estimations fort arbitraires que je n’ai jamais eu la prétention de 
m’approprier et qui, d’ailleurs, visaient non pas les dépenses qui 
avaient pu être faites dans tel ou tel pays, mais l’effort total de la 
campagne depuis l’origine dans le monde entier. 

Tel est, monsieur le Président, le résumé aussi complet, aussi 
fidèle que mes souvenirs me permettent de l’établir, de cette partie 
de ma conversation avec le général Jamont. 

Ce qui n'avait surtout frappé dans cette entrevue, e’était notre 
préoccupation commune à l’endroit de l’armée. Nous échangions 
nos inquiétudes sur les conséquences possibles de cet état de choses 
s’il devait se prolonger, car il ne faut pas se le dissimuler, les 
attaques auxquelles nous assistons ont une répercussion fâcheuse 
sur les institutions militaires et elles pourraient à la longue enta- 
mer la cohésion de notre armée. Tel était le sujet de nos réflexions ; 
nous nous disions que la discipline pourrait à un moment donné 
avoir à en souffrir. 

Je sais bien qu’on croit que la discipline est sauvegardée suffi- 
samment par les sévérités du code de justice militaire; mais mes- 
sieurs, vous le savez, il y a une discipline plus haute, plus néces- 
saire, comme je le disais un jour à la Chambre des députés, c’est 
celle qui repose sur la confiance des soldats envers ses chefs. Et 
comment, disions-nous avec le général Jamont, cette confiance se 
maintiendrait-elle si les chefs sont dépeints sous les plus noires 
couleurs, et si l’on met obstinément ce tableau sous les yeux du 
soldat, n'est-il pas à craindre qu'à un moment donné sa foi dans la 
capacité et l’honorabilité deses chefs en soit atteinte? Quel en serait 
le résultat, je vous le demande, si nous nous trouvions engagés 
dans une aventure extérieure ? 

Messieurs, c'était là le sujet de nos craintes, c'était là le sujet 
de nos réflexions. 

Ceux de nos compatriotes qui se livrent à ces attaques sous 


ce 








l'excitation d’une passion généreuse, J'en suis sûr, dans le but de 
servir des idées nobles et aimées (Mouvement.), je les adjure de 
se rendre un compte plus exact du danger qu’ils peuvent faire 
courir à notre pays. Ah! messieurs, je le disais au général 
Jamont et je le répète ici, il est bien temps d’en finir! Cessons de 
nous jeter mutuellement à la face ces accusations auxquelles nous 
sommes accoutumés et qui nous discréditent aux yeux de nos 
rivaux; apprenons à nous estimer, et que le jugement de ce 
tribunal impartial vers lequel tout le monde a les yeux tournés 
puisse arrêter nos discordes. Ah! messieurs, préparons-nous (et je 
voudrais que ma faible voix pût être écoutée de tous), préparons- 
nous à accepter ce jugement avec respect, en silence, et qu’il 
ouvre l’ère de la conciliation nécessaire! 

Pardonnez-moi de vous avoir exhalé ces aveux qui partent d’un 
cœur qui n’a plus grand’chose à souhaiter pour lui ici-bas et qui n’a 
qu'une passion, celle de voir sa patrie grande et noble. (Mouvement.) 

J'ai terminé, monsieur le Président. Je vous ai donné la physio- 
nomie exacte de mon entrevue avec le général en chef de nos armées 
en temps de guerre, je n’ai rien de spécial à ajouter. 

LE LIEUTENANT-COLONEL BRONGNIART. — Si vous avez étudié l’affaire 
Dreyfus, avez-vous une opinion personnelle sur l’accusation ? 

M. pe Freycner. — Messieurs les membres du Conseil de guerre, 
je n’ai jamais exprimé d’opinion personnelle sur l’accusation. Mes 
prédécesseurs au ministère de la Guerre ont dû, à raison de leurs 
fonctions, se livrer à une étude approfondie de cette affaire, car ils 
avaient à prendre parti sur les demandes en revision qui ont été 
présentées dans les dernières années; ils ont dû par conséquent se 
former une idée exacte des motifs qui les faisaient s’y opposer. C’est 
ainsi qu'ils ont été conduits généralement, au sein du Parlement, à 
exprimer une opinion contraire à la revision et, par conséquent, dans 
le sens de la culpabilité de l'accusé. Mon rôle a été tout autre. (Mou- 
vement.) Quand le Cabinet dont j'ai fait partie s’est constitué au 
mois de novembre 1898, la revision était décidée, la procédure 
était entamée. Dès ce moment, non pas seulement le ministre de 
la Guerre, mais le gouvernement tout entier a envisagé que son 
rôle devait être de procéder impartialement à la procédure de 
revision et qu'il lui était interdit de formuler une opinion quelcon- 
que qui aurait pu être de nature non pas à influencer, mais à 
paraître vouloir influencer les juges. 

Bien plus, le gouvernement a poussé, j'oserai dire la délicatesse 
en cette matière, jusqu’à s’interdire toute sorte d'enquête. Il a paru 





— 599 — 


qu'à côté de l’enquête solennelle poursuivie par la Cour de cassa- 
tion, toute enquête latérale serait forcément partielle, forcément 
incomplète, ne pourrait que produire un fâcheux effet dans l’opi- 
nion; car on n'y verrait peut-être que le dessein d’incliner à l'avance 
les dépositions des témoins. Celle considération nous a donc arrêtés; 
elle a arrêté en particulier le ministre de la Guerre qui s’est borné, 
je le répète, à son rôle de président impartial, transmettant les 
pièces qui lui étaient demandées, communiquant les citations aux 
témoins, s’interdisant même de parler avec eux de l’objet de leurs 
dépositions. C’est ainsi que, lorsqu’à la Chambre des députés on 
m'a demandé ce que je pensais du fond de cette affaire, j’ai résumé 
en quelques mots les raisons que je viens d'exposer ici au Conseil. 
La Chambre les a comprises. 

Je n’ai pas à formuler d'opinion dans ces circonstances solen- 
nelles. Étant sorti du ministère avec l'attitude que je viens d’indi- 
quer, je ne crois pas devoir ici, messieurs, comme ancien ministre 

de la Guerre, porter un jugement qui se trouverait en désaccord 
avec mon attitude et qui, en outre, ne pourrait être basé que sur 
une étude incomplète des faits, que sur une étude incomplète du 
- dossier. 

Maintenant, je demande au Conseil la permission de garder la 
réserve que j'ai observée jusqu'ici. 

Me Demaxce. — Monsieur le Président, je voudrais simplement 
vous adresser une réflexion, et Je désirerais que M. de Freycinet 
l’entendit. Au début de sa déposition, il a déclaré qu’il aurait pu ne 
pas venir, parce que la question qui devait lui être posée ne lui 
semblait pas avoir un trait direct aux débats dont vous êtes saisi. 
Je tiens à vous dire, de façon que M. de Freycinet l’entende bien, 
que je suis tout à fait de son avis. J’estime que toute la polémique 
qui s’est faite en dehors, autour de l’Affaire, doit rester absolument 
étrangère aux délibérations du Conseil (Mouvement prolongé.); 
la question unique qui nous préoccupe tous est celle de savoir si 
Dreyfus est innocent ou coupable. 

Mais si j'ai prié M. de Freycinet de vouloir bien venir s’expli- 
quer sur le propos qu'on lui prêtait, c’est parce que la phrase que 
J'ai lue tout à l'heure se trouvait dans la déposition du général Mer- 
cier, que c'est le général Mercier qui avait introduit ce propos dans 
sa déposition et j’attache trop de prix — pour la combattre, bien 
entendu — à la déposition de M. le général Mercier, pour avoir 
aissé quoi que ce soit passer inaperçu. Voilà la raison pour laquelle 
nous avons souhaité que M. de Freycinet vint témoigner et quil 





nn. 





— 960 — 


croie bien que nous ne voulions pas l’amener ici pour s'expliquer 
sur autre chose que sur un incident que M. le général Mercier avait 
introduit dans le débat. 

M° Lagon. — Je vous serais reconnaissant, monsieur le Prési- 
dent, pour permettre à M. de Freycinet de bien préciser sa déposi- 
tion, de vouloir bien lui demander s’il connaît un fait qui lui per- 
mette de croire que l'argent étranger a joué un rôle dans la revi- 
sion du procès Dreyfus ? 


M. pe Frevaxer, — Non, monsieur le Président. (Mouvement 
prolongé.) 
Le Présmexr. — Vous ne connaissez aucun fait spécial? aucun 
envoi d'argent ? | 
M. pe Freycxer. — Non, monsieur le Président. 


Me Laporr. — Voulez-vous demander encore à M. le sénateur de. 


Freycinet, monsieur le Président, ce qu'il pense des accusations 
portées dans une certaine presse contre M. Scheurer-Kestner, contre 


M. Trarieux, contre M. Rance, contre M. Brisson, contre les membres 


de la Cour de cassation et tendant à attribuer l'opinion que ces 
personnes ont émise à une manœuvre de corruption. j 

Le Présinexr. — Je ne poserai pas cette question. 

Me Laporr. — Je vais la réduire. 

Le PrésinexT. — Je ne la poserai pas dans ces termes; changez- 
la et je verrai si, sous sa forme nouvelle, je puis la poser. 

Me Lagorr. — Je vais tâcher d’arriver aux résultats que je sou- 
haite par une autre voie. Il y a un homme qui joue dans ce débat 
un rôle important : c’est M. le sénateur Scheurer-Kestner dont la 
parole a été mise en contradiction avec celle d’un témoin sur lequel 
le Conseil est édifié à l'heure qu’il est, le sieur Savignaud. Voulez- 
vous demander à M. de Freycinet ce qu’il pense de la valeur des 
accusations portées contre M. Scheurer-Kestner. 

Le PrésinexTr. — Quelles accusations ? 

Me Lagon. — L’accusation notamment de s'être laissé influen- 
cer par des manœuvres de corruption pour intervenir dans l'affaire 
Dreyfus, 

Le Présinexr. — Je ne poserai pas cette question. (Wurmures.) 

Me Lasorr. — Voulez-vous demander à M. de Freycinet ce qu'il 
pense de la loyauté de M, Scheurer-Kestner ? 

Le Présmexr. — La loyauté de M. Scheurer-Kestner n'est pas en 
cause. 

Me Laporr. — Vous reconnaîtrez, monsieur le Président, que je 
fais tous mes efforts pour accéder à vos désirs. 








— 561 — 


Le Présent. — Vous voulez transformer le débat. 

Me Lagorr. — Je ne veux pas transformer le débat, je veux que 
le Conseil soit éclairé. 

Le PRÉSIDENT. — J’en juge ainsi. 

Me Lagorr. — Monsieur le Président, il y a dans ce débat une 
idée qui joue un rôle prépondérant et dont il faut absolument que 
les esprits des juges soient débarrassés avant le Jugement : c’est 
l'invention du syndicat. 

LE PRÉSIDENT. — Je vous ferai remarquer que ce que vous venez 
de dire ne parle nullement du syndicat. 

Me Laporr. — Je vais préciser. 

Le témoin Savignaud a accusé M. le colonel Picquart d’avoir 
correspondu antérieurement à la fin de l’année 1897, avec M. Scheu- 
rer-Kestner. Ces faits sont démentis. Je ne parle pas seulement du 
démenti du colonel Picquart, mais de celui de M. Scheurer-Kestner, 
qu'est-ce que M. de Freycinet pense à cet égard de la parole de 
M. Scheurer-Kestner ? 

Le Présipexr., — M. de Freycinet n’est pas ici pour s'expliquer 
sur la confiance à accorder aux paroles de M. Scheurer-Kestner. Je 
ne poserai pas la question. 

M.pe FReyacxet. — Je dois dire que je n’aurais eu aucun scru- 
pule à dire ici que M. Scheurer-Kestner est mon ami et que J'ai pour 
lui la plus profonde estime. (WMouvement.) 

Me LaBorr. — Je remercie M. de Freycinet des paroles qu’il vient 
de prononcer et jy vois la preuve qu'il comprend-le sentiment qui 
me guidait dans la question que j'ai eu l’honneur de vous poser. 

Je voudrais poser, monsieur le Président, une autre question à 
M. de Freycinet. 

M. de Freycinet, dans un discours à la Chambre, le 11 mars der- 
nier, s’est expliqué sur ce qu'il pense des secrets relatifs aux ques- 
tions qui concernent la défense nationale, Voulez-vous être assez 
bon pour lui demander, étant donné que M. de Freycinet se souvient 
certainement des paroles qu’il a prononcées, s’il veut avoir l’obli- 
geance de redire devant le Conseil ce qu’il a dit devant la Chambre 
à ce sujet. 

Le PRÉSIDENT. — Voulez-vous, monsieur de Freycinet, dire ce 
que vous pensez de l’importance des secrets en matière de défense 
nationale ? 

M. pe FReyciNET. — Je ne voudrais pas infliger à l’assistance, 
monsieur le Président, une réédition de mon discours à la Chambre 
dont, d’ailleurs, je ne me rappelle pas les termes. 


IT, 36 











Ce que j'ai voulu expliquer à la Chambre et ce que je répète ici 
sans difficulté, c’est que l’on voit souvent régner dans l’opinion 
publique une préoccupation exagérée à l'endroit de ce qu’on appelle 
les secrets de la défense. J’avais surtout en vue, quand je parlais 
ainsi, de prévenir l'opinion contre cette espèce de fièvre qui s’em- 
pare d'elle dès qu’elle entend parler d’une divulgation ou d’une 
trahison. Quand une nation est tellement impressionnable, tellement 
mobile, que l’idée d'une trahison, même dont l’objet n’est pas défini, 
lesimple mot de trahison, secret vendu, suffit pour affoler à certains 
moments les esprits, cela est regrettable. (Wouvement.) Et si nous 
étions à la veille d’une guerre, je serais pour mon compte très 
inquiet de l’impression qu’un tel mot pourrait produire sur l’opi- 
nion. C’est pour réagir à l’avance contre cet état d’esprit que je me 
suis appliqué à indiquer à la Chambre que le nombre des secrets 
qui peuvent être divulgués avec une grande importance n’était pas 
très grand et que le nombre de ceux qui peuvent réellement porter 
un préjudice considérable à l’État est restreint, qu’ils portent sur- 
tout sur les découvertes en matière d'armement et d’explosifs, 
pendant les premières années qui ont suivi ces découvertes. 

J’ajoutais qu'au bout d'un certain temps ces découvertes tom- 
baient plus ou moins dans le domaine public militaire et qu’alors 
les divulgations de renseignements qui pouvaient se produire 
n'avaient plus le même inconvénient, J’ai dit également qu'en ce 
qui concerne la mobilisation, il y avait certaines particularités, 
celles qui concernent par exemple les troupes de couverture qui 
ont un réel intérêt et qu'il y a toute espèce de motifs de ne pas 
faire connaître; mais qu'on abusait un peu de ce grand mot de 
mobilisation, qui est un de ceux qui ont le privilège de frapper le plus 
l'opinion. lorsque dans le public on dit:la mobilisation a été divul- 
guée, l'imagination populaire croit immédiatement qu'on a fait 
passer en quelque sorte à l’ennemi une connaissance à l’aide de 
laquelle il pourrait facilement triompher de nous en temps de 
guerre. J'ai expliqué que dans la plupart des cas les grandes 
lignes de mobilisation se trouvaient marquées par suite de choses 
extérieures, visibles, telles que les lignes de chemin de fer. 

En un mot, tout en reconnaissant qu'il.y a des secrets qui 
ont un grand intérêt pour l'État (et je mets au premier rang 
ceux qui concernent les armes et les explosifs), j'ai voulu pré- 
munir mes compatriotes contre l'émotion exagérée qui pourrait s’em- 
parer d’eux si, une guerre survenant, ils apprenaient que quelques 
secrets sont à l’avance divulgués. Et je dis qu’au-dessus de ces 


a tete 





— 563 — 


secrets de détail il est des choses qui doivent planer : c’est la science, 

c’est la bravoure, c’est la confiance en soi, c'est le patriotisme. Je 
mets ces qualités bien au-dessus de tel ou tel détail qui a pu être 
divulgué ; je dis qu’il y a des secrets PE nous devons essayer de 
garder mais dont je ne voudrais pas qu'on puisse exagérer l'impor- 
tance. 

Tel a été le sens des paroles que j'ai prononcées, et tel est le 
sens des observations que je me permets de reproduire ici, à la 
demande de l'honorable défenseur. 

Le PRÉSIDENT, Au capitaine Dreyfus. — Avez-vous une observation 
à faire? 

LE CAPITAINE DREYFUS. — Rien, mon colonel. 

M. de Freycinet demande au Conseil de querre la permission de se 
retirer. 

LE COMMANDANT CARRIÈRE. — Je n’y vois pas d’inconvénient, 

Le PRÉSIDENT. — Faites entrer le témoin Gallichet. 


SOIXANTE-TREIZIÈME TÉMOIN 


M. GALLICHET (dit Gaz) 


Gallichet, Louis-Henri, 44 ans. journaliste, ne connaissait pas 
l'accusé avant les faits qui lui sont reprochés. 

Le PRésibENT. — Veuillez nous faire connaître les faits qui se 
sont passés entre vous, le colonel Henry, le colonel Cordier, au sujet 
de l'affaire Dreyfus. 

M. GazricHer. — Je vais répéter ma déposition devant la Cour 
de cassation. 

Le Présinexr. — Complétez-la s’il y a lieu. 

M. Gacuicaer. — Lorsque j'appris l'arrestation du capitaine 
Dreyfus, je cherchai à avoir quelques renseignements sur cette 
affaire; étant plus spécialement journaliste militaire, je m’occupai 
d'obtenir des renseignements spéciaux pour les communiquer à 
l/ntransigeant. 

Je me heurtai de toutes parts à un refus, même de la part du colo- 
nel Henry, quoique nous nous connaissions depuis longtemps et 
que nous n’ayons l’un pour l’autre que de l'estime. 

Le Président prie le témoin d'élever la voix. 

M. GazzicHer. — Je me heurtai, dis-je, à un refus absolu de ce 
côté, lorsque je rencontrai un ancien agent du service des rensei- 
gnements qui est aujourd’hui fonctionnaire. Cet agent a rendu de 














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— D64 — 


grands services et a été à un moment donné arrêté en Allemagne et 
condamné à trois mois de forteresse. Il a été nommé chevalier de la 
Légion d'honneur à son retour en France. 

S'il est nécessaire, je le nommerai, il est aujourd’hui fonction- 
naire. Cetagent me dit: « J’ai des renseignements à vous communi- 
quer sur l'affaire Dreyfus, ces renseignements sont de telle nature 
que je peux vous affirmer la culpabilité de Dreyfus. » Je recueillis les 
renseignements de ce monsieur, les publiai dans l’{ntransigeant, et 
n’entendis plus parler de rien pendant longtemps. Quand la cam- 
pagne pour la revision recommença, j’ai lu avec une grande indi- 
gnation un article de journal qui portait contre le colonel Henry 
une accusation, à mon avis, monstrueuse; on prétendait que Henry 
avait été le complice d’Esterhazy et cela semblait assez nécessaire à 
M. Reinach parce qu’il ne pouvait pas arriver à démontrer qu'Es- 
terhazy avait eu communication de certaines pièces; il semblait 
donc tout simple de dire que c'était Henry qui les avait communi- 
quées. Je fus surpris et indigné de cette accusation et mon premier 
soin fut de retrouver la personne qui m'avait donné des renseigne- 
ments au sujet de l’affaire Dreyfus et de lui dire : « Est-ce que vous 
teniez ces renseignements de Henry? » 

Cette personne est prête à venir témoigner ici, si cela est 
nécessaire. 

Voici textuellement ce qu’elle m'a répondu : « Ces renseigne- 
ments, je les tiens du commandant Cordier. J'ai rencontré quelques 
jours après l’arrestation du capitaine Dreyfus, les commandants 
Cordier et Henry qui se promenaient tous deux avec leurs femmes 
sous les arcades de la rue de Rivoli. Ils me connaissaient, je m’ap- 
prochai donc, je leur serrai la main et je leur parlai de l’Affaire qui 
commençait à s’ébruiter. Cordier me dit : « Nous avons pris Drey- 
fus la main dans le sac, vous pouvez donc sans crainte dire aux 
journaux que le capitaine Dreyfus est coupable. » Alors je lui dis : 
« Quelle fut l'attitude de Henry? » L’attitude de Henry fut des plus 
réservées, il insista même pour qu'aucune communication ne fût 
faite à la presse. Voilà tout ce que j'ai à dire, je ne connais pas 
d’autres choses. 

LE LIEUTENANT-COLONEL CoRDIER. — Je demande la parole. 

Le PRÉSIDENT, à l'accusé. — Avez-vous quelques observations à 
présenter ? 

LE cAPITAINE DREYFUS. — Aucune, mon colonel. 

Le Présipexr. — Monsieur le colonel Cordier, veuiilez venir. 

LE LIEUTENANT-COLONEL Corbier. — J'ai entendu quelques mots de 








— 65 — 


la déposition du témoin. Je crois bien qu’il a dit qu'après l’arresta- 
tion de Dreyfus, quelques jours après, j'aurais déclaré que Dreyfus 
était coupable et que j'aurais dit : on pourrait en parler aux jour- 
naux. Ceci confirme ma déposition, car, je l’ai dit, j’ai bien cru à 
la culpabilité de Dreyfus à cette époque. Quant à avoir demandé 
d’en parler aux journaux en général, et à l’{ntransigeant en parti- 
culier, j'en serais bien étonné. Le témoin sait cela de longue 
main. J’ai bien compris que la personne à laquelle il faisait allu- 
sion. 


Le Présinenr. — Mettez-vous le nom sur la personne? Vous sou- 
venez-vous du fait? 
LE LIEUTENANT-COLONEL (CorDiër. — Parfaitement, je mets le 


nom. Le fait, je me le rappelle; il n'y a qu’une chose que je ne 
me rappelle pas, c’est d’avoir dit de le dire aux Journaux. En tout 
cas, ce n'aurait pas été un grand crime. Mais, un détail me semble 
assez drôle, c’est d’avoir dit de le dire à l’/ntransigeant. Je n’ai 
jamais parlé de l’/ntransigeant J'ai déjà été précurseur dans cer- 
taine affaire, je ne veux pas avoir été précurseur à l’/ntransigeant. 
(Sourires.) 

M. GazricHer. — Je maintiens ma déposition et répète que 
la personne qui me l’a communiquée est toute prête à en dé- 
poser. 


LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Si cette personne vient, je 
crois que cela n’a pas d'importance. 
Le PRÉSIDENT. — Vous reconnaissez le fait? 


LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — D’avoir dit quinze jours après 
l'arrestation de Dreyfus qu’il était coupable? Oui, tant qu’on 
voudra; mais je demande à dire à M. Galli. . 

Le PRésipenr, — Pas de colloques entre témoins, 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER, — Puisque cela a été dit, mon 
colonel. Je ne disais rien pour faire prendre la mouche au 
témoin. 

Le Présipenr, 4u lieutenant-colonel Cordier, — C’est tout ce que 
vous avez à dire ? 4 

LE LIEUTENANT-COLONEL CORDIER. — Oui, mon colonel. 

Le Présipenr, — Je vous remercie. (A M. Gallichet.) C'est tout ce 
que vous aviez à dire? 

M. GaLLicuer.— Oui, mon colonel. 

Le Présipenr, à l'huissier. — Faites entrer le témoin suivant, 
M. Belhomme. 

On introduit M. Belhomme. 











ms. SOIXANTE-QUATORZIÈME TÉMOIN è 
#4 M. BELHOMME 
RS 
É- Le PRrésipENTr. — Quel est votre âge? 
: 3h M. BeLnomme. — 79 ans, demain. 


Le Présipenr. — Quelle est votre profession ? 
M. Bezuomue. — Ancien inspecteur d'Académie, expert en écri- 
“4 tures près le Tribunal civil de la Seine. 

LE Présinexr, — Connaissiez-vous l’accusé avant les faits qui lui 
sont reprochés ? | 
9 M. Becnomme. — Je ne l’ai jamais vu. 
# | Le PRésineNTr, — Vous avez été chargé, en 1897, de faire, avec 
__ deux de vos collègues, l'expertise du bordereau lors du procès 
Esterhazy ; je vous prierai de vouloir bien me dire les constatations 
que vous avez faites et les conclusions que vous en avez tirées.. 
2 Voulez-vous d’abord vous asseoir, si vous voulez bien. 
3 M. Bezuomme. — J'ai été chargé des deux expertises Esterhazy, 
D et les deux rapports ont une partie commune. Les vingt pièces de 
44 comparaison dont nous nous sommes servis pour expertiser lalettre 
du Uhlan ont servi aussi pour l’expertise du bordereau. De plus, ces 
__ deux opérations ont été faites séparément, mais dans le même laps 
de temps; je crois par conséquent que, comme je l'ai dit à la 
0 Chambre criminelle de la Cour de cassation, on ne peut pas se 

E rendre compte d’un des rapports sans parler de l'autre. Je vous 

; demande donc de vouloir bien me permettre d'expliquer très briè- 
. ne vement comment les choses se sont passées, et comment nous avons 
e. été amenés, malgré nous, à nous occuper d’une affaire qui nous a 
_ donné pas mal de désagréments. (Rires.) 

; C’est le 30 novembre 1897 que M. le général de Pellieux m'a fait 
appeler — je ne le connaissais pas — et m’a proposé de collaborer 
avec M. Charavay à l'expertise de la lettre du Uhlan, expertise déjà 
: acceptée par M. Charavay. J'ai accepté aussi, mais à la condi- 
tion que cette expertise se ferait dans les conditions prévues par le 
code de procédure civile, ce qui entraînait la désignation d'un troi- 
sième expert, qui a été M. Varinard, pris comme M. Charavay et 
comme moi sur la liste du Tribunal de la Seine. 

Le 1er décembre, nous avons prêté serment. Les pièces nous ont 
été remises, et il a été convenu que certaines seraient photogra- 
phiées. Nous les apportämes immédiatement à M. Bertillon, dont 











— D67 — 


l'atelier est outillé mieux qu'aucun autre. Il fut convenu aussi qu’on 
nous adjoindrait un expert chimiste, dont on n’a pas beaucoup 
parlé, pour répondre à deux des questions posées dans l’ordonnance, 
celle concernant le papier et celle concernant l'encre. 

La confection des photographies et de leurs agrandissements 
ayant demandé quelques jours, nous avions à peine commencé la 
vérification de la lettre du Uhlän, lorsque le commandant Ravary 
nous a invités à expertiser ce qu’on appelle le bordereau, M. Chara- 
vay, très correctement, se récusa : il paraît qu'il avait déjà exper- 
tisé cette pièce en 1894. M Varinard et moi fimes difficulté d’accep- 
ter, craignant d’être menés, malgré nous, à nous occuper de l'affaire 
Dreyfus, ce que nous ne voulions absolument pas faire. C’est 
M. Baudoin, président du Tribunal de la Seine, qui nous a décidés 
en nous disant ceci : « Sur les cinq experts inscrits au tableau, il y 
en a trois qui ont été consultés en 1894 qui sont récusables, et qui 
se feront un devoir de se récuser; il ne reste donc plus que vous 
deux ; de plus, ajouta-t-il, deux ministres viennent de déclarer au 
Parlement qu’il y a une affaire Esterhazy et qu’il n’y a pas d'affaire 
Dreyfus. (Hilarité.) 

Et malgré la parole de deux ministres, nous sommes ici ! 

J'ai donc accepté à contre-cœur et nous nous sommes occupés 
dès le 42 décembre, jour de notre prestation de serment entre les 
mains de M. le commandant Ravary, nous nous sommes occupés 
d'urgence du bordereau. Notre travail a été terminé le 24 décembre 
et nous l’avons déposé au mois de janvier entre les mains du com- 
mandant Ravary. M. Charavay a étudié parfaitement la lettre du 
Uhlan et l’écriture d’Esterhazy, ce qui nous a été très utile dans la 
circonstance. Nous avons achevé notre rapport au commencement 
de janvier et nous l'avons déposé le 8 janvier. C’est donc du 
30 novembre au 8 janvier que nous avons fait ces deux expertises, 
M. Varinard et moi, avec la collaboration de M. Couard pour le 
bordereau et celle de M. Charavay pour la lettre du Uhlan... 

Les lettres que je viens de vous donner et qui sont en tête de 
mon rapport permettent tout de suite de mettre à néant beaucoup 
de racontars de journaux sur lesquels je ne reviendrai pas et sur 
certaines allégations de M. Esterhazy. Ceci est plus important. 
Ainsi, dans sa dernière déclaration, M. Esterhazy — je ne sais à 
propos de quoi — a dit avec assez de véhémence : « J'ai vu, moi, 
M. Belhomme, dans le cabinet de M. le général de Pellieux, le 
20 ou 22 novembre.» 

Or, je n'ai vu pour la première fois le général de Pellieux que 





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le 30 novembre et je n’ai vu pour la première fois M. Esterhazy 
que le 14 décembre, non pas dans le cabinet de M. de Pellieux, 
mais dans le cabinet du commandant Ravary. Voilà la valeur de ce 
témoin. 

Je ne dirai qu'un mot des brouillons de lettres que M. le conseil- 
ler Bard a jugé à propos d'insérer dans son rapport à la Cour de 
cassation. Ces brouillons ont été trouvés dans une potiche, c’est-à- 
dire laissés là pour qu’on les y trouve, car laisser des documents 
dans une potiche, c'est comme si onles mettait entre les mains du 
commissaire de police. 

Je laisse de côté ce qui m'est personnel. Peu importe ce que 
M. Esterhazy peut penser de moi; mais j'aurais voulu donner une 
date à ses lettres et je n’y suis pas parvenu. J’ai pensé qu’il les 
avait écrites dans un momentdemauvaisehumeur (Rires.),aprèsune 
visite qu’il m'a faite à la fin de décembre et dont il est sorti assez 
mécontent. Mais j’y ai trouvé des inexactitudes telles qu’on ne peut 
pas les reporter à cette époque. Ainsi il parle du commandant 
Ravary à propos de la lettre du Uhlan et il s’adresse au général de 
Pellieux au sujet du bordereau dont il demande le décalque. Or, le 
général de Pellieux ne s’est occupé que de la lettre du Uhlan et le 
commandant Ravary ne s’est occupé, lui, que du Bordereau. 

Par conséquent toutes ses allégations sont, je ne dirai pas men- 
songères, mais, enfin, elles prouvent un grand défaut de mémoire et 
d’'exactitude. 

Il en est autrement des déclarations dernières. M. Esterhazy, 
après avoir nié très longtemps, plusieurs années, qu’il fût l’auteur 
du bordereau s’avise aujourd'hui de l’avouer, il dit : « Je suis 
l’auteur du bordereau. » Mais de quel bordereau? (Hilarité.) I y 
a là une équivoque que je suis bien aise de vous faire toucher du 
doigt. 

Il y a eu entre ces deux déclarations absolument contradictoires 
une troisième qui peut servir de transition de l’une à l’autre, il y à 
plus d’un an que je la connais, elle a été rééditée le 14 juillet dans le 
journal La Liberté; M. Esterhazy aurait dit ceci : « C’est moi qui 
suis l’auteur du bordereau, mais non pas du bordereau qui a été 
communiqué aux experts et qui n’est qu'une copie du mien. » 

Cela s’est répandu et a eu beaucoup d'écho dans la presse, il n’y 
a pas eu trop d’hypothèses, toutes se sont produites. Je ne les ai 
pas examinées, je n’entrerai dans aucun détail, mais ces hypothèses 
me paraissent vaines, et je dois dire qu’en pareille matière il est 
toujours très difficile et assez souvent impossible d'arriver à une 





— D69 — 


solution précise. Cependant il y a des indices qui permettent quel- 
quefois de découvrir la vérité. 

Ainsi, par exemple, certains indices m'ont permis de dire que 
les fameux clichés du Figaro et surtout celui du Matin n’ont pas été 
obtenus directement sur l’original ou sur la photographie de l’ori- 
ginal, qu'entre les clichés et la photographie, il y a eu transcription 
intermédiaire, laquelle est un calque; de sorte que ces clichés sont 
la reproduction du calque d’une photographie du bordereau. 

J’ai cherché dans le bordereau lui-même s’il n’y avait pas des 
indices de nature analogue qui me permettent de justifier l’assertion 
de M. Esterhazy; je n’en ai pas trouvé. Cela ne prouve pas qu'il n'y 
en ait pas. (Nouveaux rires.) Je n'ai pas la prétention d’être 
infaillible, et de plus habiles que moi pourront peut-être en décou- 
vrir. Mais tant que ces indices n’auront pas été découverts, je crois 
être parfaitement en droit de dire que le bordereau que nous avons 
expertisé est le seul et unique bordereau. Cest un document frau- 
duleux, truqué, mais je suis persuadé que c’est un document ori- 
ginal et non pas une copie. 

Je prends maintenant la permission d’expliquer comment nous 
nous y sommes pris pour faire notre travail. Ce n’est pas la méthode 
de M. Bertillon, mais il y a d’abord un fait très singulier que je 
tiens à noter, c’est qu'en employant des moyens absolument diffé- 
rents, sans nous connaître, sans nous communiquer le moins du 
monde le résultat de nos recherches, nous sommes arrivés sur les 
points les plus essentiels aux mêmes conclusions. Je vais les indi- 
quer sommairement. 

Tout d’abord je suppose que mon rapport est entre les mains du 
Conseil. 

Le PRÉSIDENT. — Oui. 

M. Beznomme. — Alors je demande instamment à messieurs les 
membres du Conseil de lire dans l’original et non pas dans une 
publication qui en à été faite dernièrement par un journal fémi- 
niste, où les coquilles sont en si grand nombre qu’elles ont com- 
plètement dénaturé le sens du rapport qui est devenu inintelligible. 
Je les prie aussi de ne pas s’en rapporter à l’analyse incomplète et 
inexacte qui en a été faite à la Cour de cassation dans le réquisi- 
toire de M. le procureur général Manau, et je signalerai tout de 
suite deux omissions très regrettables parce qu'elles sont très 
importantes. 

Ce ne sont pas des observations de détail. Les observations de 
détail, je dois le dire, je n’y attache qu'une médiocre importance 


4 
D 





- avis. 





Voici ce que nous avons observé, Dans la partie du bordereau 
que nous avons considérée comme contenant l'écriture véritable de 
l’auteur quel qu'il soit, de ce bordereau, depuis la ligne 19 jusques 
et y compris la ligne 29, nous avons dit que ces 11 lignes sont en 
écriture courante et rapide, et qu’elles nous paraissent être la véri- 
table écriture de l’auteur, de l'écrivain. Nous avons remarqué en 
outre que dans presque tous les mots (vous pourrez le constater, 
messieurs) la HAFAICEE lettre est un peu trop grande, C’est une 
habitude que nous n’avons pas trouvée dans l Cri de M. Ester- 
hazy, habitude très probante, très importante, car elle est incon- 
sciente. 

Une autre remarque, c’est que nous avons trouvé dans l'écriture 
de M. Esterhazy beaucoup de traces d'influence germanique. Quand 
il écrit en français, on s’aperçoit que certaines lettres ont une forme 
approchant de l'écriture allemande; par exemple, M français, 
grand M, M majuscule, Esterhazy lui donne une forme mi-française, 
mi-allemande; le premier jambage est français, celui du milieu et 
le dernier sont allemands. Et, chose singulière, quand il écrit en 
allemand (car nous l'avons fait écrire en allemand comme en fran- 
çais), ce n’est pas l’M allemand qu'il a sous sa plume, c’est encore 
un mélange des écritures allemande et française. C’est une 
remarque assez importante qui a été faite non seulement par nous 
trois mais par M. Charavay, nous sommes donc quatre du même 


Ces remarques-là, je vous prie de les bien retenir, car, encoreun 
coup, ils’agit d’habitudes graphiques, que celui qui les a ne croit pas 
avoir. 

Maintenant, voici comment nous avons procédé. On nous a fait 
observer que nous n’avions pas contresigné le bordereau. M. Couard 
et moi nous avons considéré que la signature de M. Varinard suffi- 
sait parfaitement et voici pourquoi : c’est que quand nous avons eu 
ce bordereau sous les yeux nous avons voulu d’abord lexaminer 
par transparence et il nous en est resté un morceau entre les mains. 
Nous nous sommes dit : « Si nous faisions sur ce document les opé- 
rations habituelles, il finirait par périr. » Alors nous avons prié 
M. Varinard d’en faire un calque. C’est ce que j'ai dit à la Chambre 
criminelle. 

J'ajouterai que nous avions un autre but. Je considère pour 
ma part que la première opération à faire quand on a à vérifier une 
écriture litigieuse et difficile, c’est d’imiter cette écriture, soit à 
main levée, soit en la calquant. 











































Ceci, nous l’avons fait. Pourquoi cette précaution? Parce que, 
deux choses que nous avons à examiner, le détail des lettres 
la physionomie d’une écriture, la plus importante est 
rément la physionomie. Elle résulte de la tenue de la plume, 
résulte aussi des impressions du moment, chose qu’il est très 
fficile de saisir et qu'on ne peut pas-arriver à déterminer automa- 
ement. Ne prenez pas ce que je dis là comme une critique d’un 
e système; je dis que les deux systèmes ont leur valeur et qu'ils 
doivent s’entr’aider. Nous n’opérons jamais sur photographie, parce 
que les photographies les mieux faites ne sont que des portraits de 
Pécriture, et des portraits souvent peu fidèles qui donnent bien 
l’idée de la forme des lettres, mais qui ne donnent pas l’idée de la 
personnalité graphique de l'écrivain. Quant aux clichés, je n’en 
parle pas! on leur fait dire tout ce que l’on veut.(Rumeurs.) Nous ne 
mous sommes pas contentés d’agir ainsi, nous avons demandé au 
jommandant Ravary de faire venir M. Esterhazy, et le 44 décembre 
a été interrogé devant nous. Nous l’avons fait écrire en français et 
. allemand, nous avons pu nous assurer de la conformation de sa 
n, de son coup de plume, de la tenue de la plume et de sa 
bonne foi. 

- Puis, comme nous n'avions pas oublié que l’article 366 du Code 
nstruction criminelle permet bien de se servir contre l'accusé 
rits privés, mais à la condition expresse que ces écrits seront 
onnus par l'accusé, nous avons présenté à M. Esterhazy les 
tre pièces de comparaison produites par M. Mathieu Dreyfus, Je 
dire qu’en ce qui concerne l'écriture, notre impression a été 
ès favorable. M. Esterhazy a écrit légèrement, sans hésitation, et, 
d ce qu’il m'a paru, avec toute la franchise Die ce que nous lui 
avons dicté. 

Quant à lappréciation des pièces, c’est une autre affaire. Nous 
li présentons une pièce : « C’est étonnant, c’est bien mon écriture, 
mais je suis certain de n’avoir jamais écrit cela. » Nous lui présen- 
ons une autre pièce, il répond : « Je n’y comprends rien, tous les 
S qui sont relatés là sont exacts, mais ce n’est pas mon écri- 
.-.» (Hüilarité NUTNTEE ) 

Comme nous n’avions que quatre pièces, et que deux d’entre 
elles étaient contestées, nous avons demandé alors qu’on nous 
permit de nous servir des vingt pièces de comparaison allant de 
82 à 1897 qui nous avaient servi pour expertiser la lettre du 
Uhlan, sans quoi nous n’aurions pas pu nous en tirer, Il faut dire 
que les pièces communiquées par M. Mathieu Dreyfus sont en effet 












— 572 — = 
très suspectes. Ce sont des lettres sans enveloppes, sans dates, on 
ne sait pas ce que c'est. Il y en a une sur laquelle j'aurai l’occasion 
de revenir tout à l'heure; c'est celle qui contient le mot : « adresse », 
et que nous avons cotée X dans notre rapport. É 
Je ne pense pas qu’il soit utile d’entrer dans les détails, car je ne 
pourrais que réciter notre rapport et ce serait un peu long. Si l’ut 
des membres du Conseil désire une explication sur tel ou tel point 
particulier, je suis prêt à la lui donner. Je me borne donc à ces 
considérations générales. 5 
Je dois dire maintenant que notre rapport, quoique écrit très 
simplement et sans aucune de ces expressions assez difficiles à 
comprendre qu’emploient certains experts, — je parle des experts } 
écrivains, — a été mal interprété à la Cour de cassation. Je ne puis 
réciter exactement le texte, mais MeMornard a dit : « Expertise nou- 
velle de trois autres experts qui ont déclaré que le bordereau n'était 
pas de l'écriture plus ou moins déguisée du capitaine Dreyfus, mais 
de l’écriture calquée du commandant Esterhazy, calquée pour la 
majeure partie. » J’ai à ce sujet adressé au premier Président à la 
Cour de cassation, à la date du 9 mai dernier, une lettre qui est un 
peu longue ; c’est une sorte de rapport. Je suppose qu elle est entre 
les mains du Conseil. 4 
Le PRésipenT. — Je ne sais pas si elle est entre les mains du. 
Conseil; mais nous sommes obligés de juger sur les débats oraux. 
Les juges n'ont pas connaissance du dossier ; il faut donc que vous 
disiez oralement tout ce qui est nécessaire pour la clarté de votre 
déposition. Les juges, à l’exception du Président, n’ont pas connais- 
sance préalable du dossier. } 
M. Becnomme. — La pièce existe, je le sais ; si elle n’existe pas 
j'en ai la minute ici et je suis prêt à la communiquer au Conseil. 
Le PRÉSIDENT. — Lisez-la. ; 
M. BeLHomMe. — Seulement cela me gênera, parce que si je 
communique ma minute, il ne me restera rien entre les mains et. 
J'aimerais beaucoup mieux communiquer une copie de ma minute. 
que je ferai faire immédiatement. 


LE PRÉSIDENT. — On en fera faire une copie conforme qui sera 
vérifiée par le commis-greffier. 4 
LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT. — Et on rendra la minute au 
témoin. < 
M. Becnomme. — Si la pièce existe, il est inutile qu’on en fasse. 


une copie; Je vais tâcher, si vous le désirez, de la résumer en quel-. 
ques mots, J’ai dit ceci : dans l’assertion de Me Mornard, il n’y a pat 


1-01 


Le AN CC LÉNEONS Le. «= LL LE NP 
Re "A FA ne * ai 








— 573 — 


in mot qui ne soit erroné. Nous n'avons pas parlé du capitaine 
“Dreyfus, ni de son écriture pour une très bonne raison : c’est que 
ous n’avions pas à parler de son écriture, attendu que nous ne la 
connaissions pas et que c’est le 18 janvier dernier, pour la première 
"fois, que j'ai eu entre les mains pendant quelques minutes dans la 
-salle du Conseil, de la Chambre criminelle, où on ne voit pas très 
clair, et, je le répète, pendant quelques minutes seulement, deux ou 
trois lettres émanant du capitaine Dreyfus. 

$ Il m'était parfaitement impossible, dans ces conditions, d’avoir 
une opinion sur cette écriture. 

Nous n’avons pas dit le moins du monde que le bordereau ait 
été calqué, c’est ce que désirait M. Esterhazy, je crois que cela était 
le but secret de la visite qu’il m’a faite au mois de décembre, sous 
prétexte de me confirmer ses dires devant le commandant Ravary. 
Mais je dois lui rendre cette justice qu’il n’est pas allé jusqu’au bout, 
sans quoi la conversation eût été vite interrompue. 

M. Esterhazy désirait donc nous voir dire que le bordereau est 
une pièce décalquée, calquée sur son écriture à lui; nous ne l’avons 
pas dit; nous n’avons rien dit de pareil; nous avons établi que le 
bordereau pouvait être calqué, attendu qu’il était sur un papier 
pelure, mais nous avons immédiatement repoussé cette idée en 
déclarant d’abord qu’il ne pouvait pas avoir été calqué en entier, 

attendu que le document a un recto et un verso et qu’il y a des 
lignes du verso qui viennent s’appliquer sur les lignes du recto; on 
n’a pu calquer celles-là, c’est bien évident. 
Nous avons simplement constaté toutes Les tarès que renferme 
- cetécrit, des tares telles et tellement nombreuses que je disais l’autre 
jour à un des experts, qui n’est pas de mon avis : Si vous trouviez 
dans un testament la centième partie des tares qui existent dans le 
bordereau, vous déclareriez que le testament est faux. Ce bordereau 
manque absolument d’homogénéité, par conséquent, de sincérité, 
et nous avons dit en propres termes, qu’en opposition avec la 
majeure partie qui est en écriture courante et assez rapide, nous 
remarquons des mots qui ont une autre apparence et nous avons 
établi cinq catégories de mots qui nous paraissent n’être pas d’ac- 
_cord avec les autres, n’être pas dans le même plan. 

La deuxième catégorie comprend quatre mots dont nous avons 
dit qu'ils ne paraissent pas avoir été calqués. Nous n’avons pas 
même affirmé qu’ils fussent calqués, surtout nous n’avons pas dit 
qu'ils étaient calqués sur telle ou telle écriture, nous n’en savions 
rien; nous avons dit tout autre chose que ce qu’on nous attri 





bue, puis; on nous à mis en opposition avec les experts de 1894. 

La lettre dont je vous parlais tout à l'heure n’a pas été sai 
utilité, elle a été communiquée à M. le Procureur général et à la 
Cour de cassation et je dois dire que M. le Procureur dans son 
second réquisitoire à supprimé tout ce qui, dans le premier, n était 
pas, selon nous, exact; il a même supprimé certains mots qui 
n'étaient pas très obligeants pour les experts, je lui ensais beaucoup 
de gré, mais il a conclu de la même façon, il a conservé sa convic- 
tion. Il n’en est pas moins vrai que... je vous demande pardon, (/4 
boit et crache.) 

M. Ballot-Beaupré n’a tenu aucun compte de ce que nous avons 
écrit, il nous a bonnement jetés par-dessus bord en s'appuyant sur 
l’opinion de trois professeurs de l’École des chartes qui sont des 
hommes de grande valeur, mais dont la compétence en matière 
d'écriture ancienne ne s’étend pas tout à fait, je crois, jusqu'aux 


écritures modernes. Je reconnais très bien leur compétence dans 


leur spécialité mais je voudrais bien qu’ils reconnaissent un peu la 
mienne. (Explosion de rires.) Je n’ai pas à parler ici... si,je dois en 
parler, car enfin, M. Charavay en se dédisant comme il l’a fait, cer- 
tainement, en toute conscience, a porté un grand coup. Sa lettre est 
arrivée au moment je pourrais dire psychologique, et elle a été la 
principale cause, je crois, de la détermination prise par le rapporteur 


M. Bard.SiM. Charavay étaitvenu avant d'écrire cette lettre me con- 
sulter, je lui aurais dit : «Prenez connaissance denotre rapport, com- 
mencez par là; voyez, vous avez déclaré contre nous sans savoir 
ce que nous avons fait et ce que nous avons dit»; je lui aurais fait. 
remarquer surtout que dans le rapport sur la lettre du Uhlan il y a 


une partie qui lui appartient en propre. Il m'a taxé d’indiscrétion. 


Je dis, parce que c’est mon droit absolu, quand une association se 
dissout, que chacun prenne sa part de responsabilités. Eh bien, nous 


sommes là, ce que j’avance je puis le prouver, j'ai la minute ici. 
J'ajoute que cette détermination a été bien tardive, car en 
décembre 1897 M.Charavay connaissait très bien l’écriture d’Ester- 


hazy et il aurait pu nous faire des remarques au commencement 
}, I 


de 1899 quand il travaillait avec nous; il aurait dù nous dire : « Mais 
prenez garde, vous vous trompez. » Il ne l’a pas fait. Je n’insisterai 
pas sur ce point. 

Il faut que je parle aussi de la question du papier pelure, dont : 
on a fait tant d’affaires, 

On a eu beaucoup de peine à en trouver, pour une bonne raison, 
c’est qu'on n’en a pas donné à la chambre syndicale, il suffisait de 








è 


AP + senc ot: oo 





: TE — 


le faire, on aurait tout de suite obtenu tous les renseignements 
officiels. 

On nous a communiqué dans la chambre du Conseil deux lettres 
d’Esterhazy, entre autres une qui est du 17 août 1894, je crois. Cest 
une petite lettre adressée par Esterhazy à son tailleur. Elle est sur 
papier pelure. 

J'ai examiné ce papier bien sommairement. Et comme j'ai la 
conception un peu lente et la conviction assez difficile, comme je 
n’ai jamais eu le don d’éblouissement, d’illumination soudaine, je 
n'ai pas d'opinion arrêtée sur cette pièce. 

Mais je remarque qu’on a expertisé le papier, le papier tout 
seul. 

Pourquoi n’a-t-on pas fait expertiser l'écriture ainsi que l’encre? 

L'expert chimiste aurait pu dire si l’encre avait bien l’âge que 
porte la date; il aurait pu voir si l’encre est la même dans le corps 
de la lettre et dans certaines annotations que j’ai aperçues. 

Et quant à l'écriture, je sais bien que M. Esterhazy a reconnu ces 
lettres, mais il faut remarquer qu'il ne l’a pas fait avant sa sortie 
de France. Tout ce que M. Esterhazy pourra dire depuis qu’il n’est 
plus en France, depuis qu’il n’est plus dans l’armée française, je 
n’en ai cure. 

On connaît la situation précaire de M. Esterhazy, et je ne crois 
pas qu’on doive accorder une grande créance à son témoignage. 

Je vais plus loin, je dis, et je crois que cela a été dit avant moi 
par M. Cavaignac, il ne suffit pas de dire : « Je suis l’auteur d’un 
écrit », il faut encore le démontrer. 

Eh bien, que M. Esterhazy vienne, si on veut lui permettre de 
revenir. 

LE PRÉSIDENT. — On le lui a permis. 

M. Become. — Permettez, monsieur le Président, je ne com- 
prends pas, je sais qu'ici on lui a permis; mais depuis que 
M. Esterhazy, trahi par sa cousine, dénoncé par son cousin, pour- 

suivi avec acharnement, a été poussé hors de France et jeté dans 
les bras de ceux qui l’attendaient là-bas et qui le sollicitaient en lui 
promettant la forte somme, M. Esterhazy n’est plus libre d'agir, il 
est le prisonnier de ces gens-là ; et il ne fera que ce qu’ils voudront. 
Il ne viendra pas s'ils ne lui en donnent pas la permission; et tant 
que M. Esterhazy n’aura pas fait sous mes yeux le bordereau qu’il 
prétend avoir fait, je ne croirai pas qu'il en soit l’auteur. 

Le PrésineNT, — C'est tout ce que vous avez à dire? 

M. BELHoMME. — Oui. 








3 
e 
% 





50 


LE PRÉSIDENT. — Je vous prierai de nous donner quelques expli- 
cations techniques sur les causes qui vous ont fait conclure que le 
bordereau n’est pas d’Esterhazy. 

M. Becuomue. — Mon Dieu, je vais prendre tout simplement une 


lettre qui a hypnotisé pas mal d'experts, c'est le double s. Je vous 


prie de vous reporter au commencement de notre rapport dans 
lequel nous avons dit que la source la plus abondante d’erreurs 
dans la vérification d’écritures est le rapprochement prématuré des 
pièces de questions et de comparaison, que souvent il arrive alors 
qu'un détail, même peu important, tire l'œil, qui ne peut plus s’en 
détacher, l'esprit non plus, et dès ce moment-là l'expertise est 
faussée. Eh bien, je crois que ce double s a un peu tiré l’œil à 
certains experts, qui se sont prononcés trop vite, à cause de lui. J’ai 
là un journal tout récent, c'est le Figaro, qui a publié le bordereau 
et des lettres d'Esterhazy. Voilà le bordereau et voilà des lettres 
d’Esterhazy. Ces lettres sont-elles authentiques? Le cliché en est-il 
exact? Je n’en sais rien, je ne garantis pas l’authenticité de cette 
pièce, je ne la connais pas, et je ne sais pas si le cliché est bien fait. 
Eh bien, je me demande si la physionomie générale de cette pièce 
est la même que celle des trois lettres. Je ne trouve en aucune 
façon le même coup de plume, les mêmes traits de plume, je ne 
vois rien, rien qui indique que la personnalité de celui qui a écrit 
ceci — je ne le connais pas — soit la même que celle de M. Ester- 
hazy. Maintenant, voulez-vous prendre les détails? Voulez-vous 
prendre le grand s$, c’est une habitude qui n’est ni française ni 
allemande, je l’ai rencontrée dans un manuscrit d’une soixantaine 


d'années. Je ne sais pas si cette habitude est celle d’Esterhazy. 


Eh bien, il y a donc interversion entre les deux lettres, mais 
cette interversion n’est pas constante dans l’écriture d’Esterhazy; 
il fait souvent de petits s, quelquefois il fait un s allemand, 
comme il y en a sur le bordereau au mot « intéressant ». J'ai 
d'autant mieux remarqué cela que, recherchant sur le borde- 
reau des traces de l’influence germanique, je n’en ai trouvé que 
trois. Voilà la lettre qui n’est pas ls allemand, mais qui ressemble 
beaucoup à l’h allemand. Jamais M. Esterhazy ne fait l’h alle- 
mand, il fait quelque chose de particulier, et c’est bien topique : 
ilfait d’abord l’s allemand, mais il fait un trait remontant, qui 
lie cette lettre à la lettre suivante, et ce trait remontant est tou- 
jours à angle aigu : tenez, le voilà. Eh bien, regardez maintenant, 
vous trouverez d’abord que tous les s présentent la particularité 
que j'ai signalée; il y a là un défaut de proportion qui est pour 





salle, : 






= STR — 


moi le signe le plus certain ; c’est le caractère distinctif, personnel, 

de l'écriture de M. Esterhazy. Tout ce qui était véritablement topi- 
que se retrouvait bien dans les pièces de comparaison, mais dissé- 
miné, tandis que je l’ai trouvé accumulé dans un testament. C’est 
la faute que font presque toujours les faussaires, et c’est bien 
heureux. 

Il y a cinq doubles lettres, et cinq fois l’interversion a lieu. 
D'un autre côté, sur ces cinq doubles s, il y en a quatre qui se 
ressemblent d’une façon particulière : c’est au mot « adresse » qui 
est répété là, c’est au mot, « fasse ». Au lieu de cet angle aigu que 
vous voyez ici, l'e final est tout petit, de sorte que la lettre com- 
plète forme un b. C’est véritablement un 6 qui’se trouve là, et ül 
s’y trouve quatre fois sur cinq. Je l’ai trouvé dans la pièce cotée X, 
au mot « adresse ». J’ai entre les mains plus de trente pièces de 
comparaison contenant de l'écriture de 1882 à 1897; j'ai cherché 
vainement cette lettre elle n'y est pas. je vous le garantis, elle ne 
se trouve qu'une fois, dans une pièce qui a été conteslée par 
M. Esterhazy, elle ne le serait peut-être plus maintenant, car avec 
cet homme-là on ne saït jamais sur quoi compter. Eh bien, elle ne 
s’y trouve plus, et elle est quatre fois sur cinq dans le bordereau ; 
elle me paraît très probante. 

Voilà les explications que j'avais à vous donner. 

Le Présinenr. — Voulez-vous donner des explications sur les 
‘dissemblances caractéristiques que vous avez vues entre l'écriture 
-d’Esterhazy et le bordereau ? 

M. Bezuomme. — Nous avons affaire ici à une pièce de laquelle 
on dit qu’elle est d’une écriture naturelle. Ce n’est pas sérieux. 
Nous avons pour nous — cela a été reconnu — le second réquisi- 
toiretde M. Manau, nous avons pour nous, trois des cinq experts 
de 4894 et nous trois cela fait six. 

Nous avons de plus tous les experts consullés par M. Bernard 
Lazare qui tous ont dit que c’était un document frauduleux. Si on 
allait aux voix sur cette question notre opinion aurait la majorité 
de 20 voix sur 22. Cela est le caractère essentiel de ce document'à 
savoir qu'il est frauduleux. 

Maintenant de quelle nature est la fraude? Nous avons liqué 
certains mots qui me paraissent avoir été calqués. Nous avons 
indiqué l’s double. Je vous ferai remarquer qu'il y a certains mots 
qui sont à l’encre rouge et d’autres à l’encre noire, Cela vient de ce 
que, avant de faire ce travail, nous avons examiné le bordereau et 
nous avons signalé à M. Varinard les mots qui nous paraissaient 

Il. 37 


VC RAL CMTE RO 





ETS er 





devoir être l’objet d’une attention particulière. Il les a tracés à l'encre 


rouge et à l’encre noire. C’est ce que M. le procureur général 


devant la Cour de cassation a pris pour une photographie et c’est 
ce qui a décidé sa détermination et ce qui lui a fait dire que notre 


rapport était la clef de la revision. 

Quant aux détails il y a deux omissions faites par M. Manau 
pour le caractère général de l'écriture. Quant aux petits détails il 
est facile de les imiter à main levée et l’imitation a été faite. C’est 
la plus dangereuse de toutes les omissions. Je n’ai pas pu me livrer 
à cet exercice comme Je le faisais il y a une quinzaine d'années. 

A cette époque je pouvais reproduire à première vue toutes les 
écritures et c'est la bonne condition pour un expert en écriture, car 
on se rend tout de suite compte en imitant l'écriture de la façon 
dont celui qui a écrit tenait la plume et donnait son coup de plume. 
Maintenant cela ne suffit pas. Il faut encore y apporter du bon 
sens. Si par exemple j’ai un testament à examiner, je m’entoure de 
tous les renseignements possibles, de toutes les circonstances, 
matérielles, physiques, morales et intellectuelles où se trouvait le 
testateur à la date du testament, car toutes ces circonstances peu- 
vent modifier cette écriture infiniment, Nous sommes un peu 
comme les experts en tableaux : le coup de plume pour nous est 
à peu près ce qu’est pour eux le coup de pinceau. Ce ne sont pas 
des moyens mathématiques comme les aiment les officiers sortis 
de l’École polytechnique, ce ne sont pas des moyens automatiques, 
nous ne pouvons donner la preuve matérielle de ce que nous avan- 
çons, mais je crois que ces moyens donnent des résultats certains. 
La preuve, c'est que nous sommes arrivés d’abord à soutenir ceci : 
que le document dit bordereau était un document frauduleux. 
M. Bertillon à dit que c'était un document forgé. C'était bien la 
même chose. Nous avons dit qu’il y avait quelques parties calquées 
et d’autres qui étaient en écriture naturelle; M. Bertillon n’a pas 
dit autre chose. Nous sommes arrivés au même résultat par des 
moyens absolument différents, c’est la meilleure preuve que nous 
puissions donner de l'exactitude de notre méthode. 

Je maintiens absolument les conclusions de notre rapport. 

LE PRÉSIDENT. — Vous pensez que le bordereau n’est pas de la 
main d’'Esterhazy ? 

M. Beznomme. — Non, il n’est pas d'Esterhazy. 

LE PrésipexTr. — Devant la Cour de cassation vous avez été 
appelé à comparer l'écriture du bordereau avec l'écriture d’Ester- 
hazy et de l’accusé. 


nr 








— 579 — 


M. BezHoMME, — Oui; 

Le PrésinenT. — Eh bien! avez-vous fait dans cette circonstance 
quelque remarque particulière ? 

M. BELHOMME. — Je n’en ai fait aucune et je n'ai pas voulu en 
faire, car je n’admets pas qu’on puisse faire une expertise d’écritures 
en à minutes. 

A la Chambre criminelle, une pièce m'a été montrée. Quand 
j'étudie une écriture, surtout dans un cas difficile, je commence par 
étudier sérieusement et minutieusement l’écriture de l’inculpé, je 
tâche de me l’approprier. Ce n’est qu'après que ce travail est 
terminé — travail qui demande beaucoup de temps — que je prends 
la pièce et que je cherche à trouver ce qui m’a paru typique dans 
l'écriture que j'ai imitée. 

J'y ai jeté un seul coup d’œil et quand on m'a présenté la pièce 
je n’y ai pas attaché d’importance, J'ai bien imité l’écriture du 
capitaine. J’ai vu des clichés mais ces clichés ne me suffisent 
pas pour donner une opinion. Je ne puis pas dire que je connais 
cette écriture, je ne la connais pas assez pour donner mon opi- 
nicn. 

Le PRésinexr. — C’est tout ce que vous avez à dire ? 

M. Beznomue. — Oui, monsieur le président. 

Me Demance. — M, Belhomme a dit que le bordereau comprenait 
une partie naturelle et une partie calquée ; il a ajouté que la partie 
naturelle n’était pas de l’écriture d’Esterhazy. Je vous prie de lui 
poser la question suivante : la partie calquée fait-elle apparaître 
l'écriture d'Esterhazy ? 

M. Becnomme. — Je n’en sais rien. Nous avons pris simplement 
par éxemple les mots « adresse » (deux fois), « manœuvres » (deux 
fois), « artillerie » (deux fois), « copier, copie, guerre », nous avons 
signalé ces mots et nous avons dit ceci : ces mots nous paraissent 
avoir été calqués; mais nous n’avons pas dit sur quoi ils ont été 
calqués, nous n’avons pas dit à quelle écriture ils appartiennent, 
nous n’en savons rien. 

Me Demaxce. — Voulez-vous alors demander à M. Belhomme en 
prenant son rapport d'expliquer comment il a écrit ceci : « Peut-on 
admettre que Esterhazy ait pris à tâche de les reproduire (les lettres 
identiques à son écriture) en les traçant avec une application sou- 
tenue dans ua écrit qu'il voulait faire attribuer à une autre 
personne? » Voulez-vous demander comment M. Belhomme peut 


- concilier cette phrase avec l'opinion qu'il exprime maintenant qu’il 


ne sait pas de qui était l’écriture calquée? 











vous Rp : Vous : ne l’avez pas sur vous? | & 
M. Becnomme. — Si, je l'ai. Il est bien évident qu'il s agit ici non 
pas de mots calqués, mais de lettres. | 


Me DemanGEe. — Comme la minute est de votre main, si vous 
l'aviez. s 
M. BecHomMEe, — Etes-vous bien sûr qu’elle soit de ma main? 


Vous vous avancez bien! Nous avons fait le rapport à trois et je ne 
pourrais pas vous dire si ce passage-là est de ma main ou de la 
main d’un autre, car voici notre habitude, j'ai oublié de la dire et 

il n’est pas mauvais que le Conseil la sache. Nous faisons notre 
travail chacun en particulier, nous écrivons ce que nous voyons, ce 
que nous pensons, ensuite nous nous réunissons pour en conférer, 
pour discuter, et alors nous prenons dans le travail de chacun ce 
qui est approuvé par les deux autres, puis tout bonnement on le À 
coupe avec des ciseaux et on le colle sur le papier. De sorte que je. 
ne peux pas répondre que la phrase à laquelle vous faites allusion É 
ait été rédigée par moi ou par un autre de ces deux messieurs : Je 
n’en sais rien. C’est moi qui viens vous dire que j’ai coordonné tout 
cela, mais il y a des parties qui ont été rédigées par moi, d’autres 
par Couard, d’autres par Varinard, mais je ne sais pas de Be 
vous parlez. 

Me Demanes. — Je voulais prier M. le Président de poser au 
témoin cette question : Comment les experts, s'ils ne savaient pas 
de qui était l'écriture calquée, ont-ils mis dans leur rapport: 
«N’est-il pas probable au contraire que l’auteur du bordereau, ayant 
l'intention de faire imputer à Esterhazy la fabrication de ce docu= x 
ment, ayant remarqué la forme spéciale de ls double, ne s’en soit : 
emparé pour limiter, » 

M. Becaomue. — C’est bien simple. Nous n’avons pas dit que les | 
mots calqués nous paraissaient être de l'écriture du commandant 
Esterhazy parce que cela ne nous a pas paru évident. Nous avons 
dit que l’imitation de l’s est bien l’imitation de la lettre tracée habi- 
tuellement par M. Esterhazy, il n’y a pas à s'y tromper; et nous ? 
avons terminé par les mots que voici : « Nous pensons qu’il y & là K 

} 
j 





L 
3 
{ 

k 





une imitation maladroite... » « Là »! mais seulement là; nousavons 
bien spécifié qu’il y & une imitation de cette forme spéciale de L’s, 
mais que nulle part ailleurs il n’y a une imitation de l'écriture du 
commandant Esterhazy. | 
Me DemAnce. — Peut-on admettre que le commandant Esterhazy | 














Re était ble de la Rite fes un à écrit qu vil voulait f: ai 
buer à une autre personne ? Rue 
M. Becnomme. — Cela, c’est une autre question... Oui. Je 
_ n’admets pas que M. Esterhazy soit l’auteur du bordereau; il est 
_ retors, je vous le garantis! 12 
Le Présienr. — C’est bien de l’accusé ici présent que vous avez 
entendu parler? ; 
M. Bezuomue. — Oui, monsieur le Président. 

Le PRÉSIDENT. — Accusé, Ever vous... Avez-vous des observa- 
RE _ions à présenter? 

à Le cAprraixE DREYFUS. — Aucune, mon colonel. 
L'audience est levée à AA h. 45. 



















TABLE DES MATIÈRES 





FOME’ FI 


Pages. 


NEUVIÈME AUDIENCE, — 22 août 1899. 


Rentrée de Me Labori à l'audience; allocution de M. le Président et de 


Me Labori, p. 1. — Déposition de M. Grenier, p. 3. — Déposition de 
M. le commandant Rollin, p. 10. — Lecture d’une lettre de M. Lajoux, 
p. 14. — Incident, p. 23. — La pièce du mois de novembre 1897, p. 24. 
— Note sur M. Lajoux, p. 27. — Déposition de M. Ferret, p.29. — Réponse 
du capitaine Dreyfus. p. 33. — Lettres de MM. Lechatelier et Revoil, 
p. 35. — Déposition de M. le lieutenant-colonel Bertin-Mourot, p. 56. 
— Lettre de M: le sénateur Scheurer-Kestner à M. le Président, p. 46. 
— Les notes du capitaine Dreyfus, p. 58. — Question de Me Labori à 
M. le lieutenant-colonel Bertin-Mourot, p, 61. — Observations du 
capitaine Dreyfus, p. 65. — Déposition de M. le lieutenant-colonel 
Gendron, p. 66. — Déposition de M. le capitaine Besse, p.70. — Lec- 
ture des dépositions de MM. Bretaud et Mercier-Milon, p. 72. — Dépo- 
sition de M. le commandant Boullenger, p. T3. — Déposition de M. le 
lieutenant-colonel Jeannel ; le manuel de tir, p. 717. — Observations 
du capitaine Dreyfus, p. 83. — Déposition de M. le commandant 
Maistre, p. 84. — Lettre de M. le capitaine Lemonnier, p. 87. — Réponse 
duicnpiiamenDreNUS DID EEE RC ET A CP Tree he 


DIXIÈME AUDIENCE. — 93 août 1899, 


Déposition de M. le commandant Roy, p. 92. — Déposition de M. le 


commandant Dervieu, p. 94. — Déposition de M. le capitaine Ducha- 
telet, p. 97. — Déposition de M. du Breuil, p. 101. — Lettre de Mme C, 
Bodson, p. 103. — Questions de M° Demange à M. du Breuil, p. 106. 
— Incident, p. 108. — Réponse du capitaine Dreyfus, p. 110. — Dépo- 
sition de M. le capitaine Valdant, p. 112. — Déposition de M. le 
capitaine Le Rond, p. 113. — Le capitaine Le Rond et le lieutenant- 
colonel Picquart, p. 119. — Lecture de la déposition de M. le comman- 
dant Esterhazy devant la Cour de cassation, p. 122. — Lecture des 
Lettres d'Esterhazy au Président de la République, p. 149. — Lecture 
de l’article DIXI, p. 152. — Observations de M. le général Gonse, p. 156. 
— Questions de la défense à M. le général Gonse, p. 1466. — Déclara- 
tion de M. le général de Boisdeffre, p. 173. — Lecture de la déposition 
de Mwe Pays devant la Cour de cassation, p. 174. — Déposition de 
M. le général Lebelin de Dionne, p.178. — Déposition de M. Lonquety, 
in tr act odenu vou Ce pe oo MebDoo be do UE di roi BE 


ONZIÈME AUDIENCE. — 2% août 1899. 


Lecture de la déposition de M. Penot devant la Cour de cassation, 


p. 185. — Lecture de la note du colonel Sandherr, p. 187.— Déposition 
de M. Linol, p. 189. — Déposition de M. le colonel Maurel, p. 191. — 
LA COMMUNICATION DES PIÈCES SECRÈTES AU CONSEIL DE GUERRE DE 1894, 
p. 193. — M. le général Mercier à la barre; questions de Me Labori, 
p.197. — Lettre adressée à la Libre Parole, p. 201. — Suite des ques- 
tions de la défense, p. 202 et suiv. — /ncident, p. 213. — Observations 
de M. le général Roget, p. 216. — M. l'archiviste Gribelin à la barre, 
p. 217. — Renseignement fourni par M. le général Gonse, p. 218. — 
La suppression du commentaire dit de M. du Paty de Clam, p. 291. 
— Déclaration de M. le général Chamoin, p. 223, — LA DÉPÈCHE DU 2 
NOVEMBRE 1894, p. 227, — Réponse du capitaine Dreyfus, p. 231. — 





; 





© 





— 084 — 


Déposition de M. le général Risbourg, p. 232. — Déposition de M. le 
commandant Curé, p.239. — Déposition de M. Billet, p. 242. — Dépo- 
sition de M. Capiaux, p. 243. — Déposition de M. Jules Roche, p. 244. 
— Déposition de M. Desvernine, p. 251. — Déposition de M. le colonel 
Fleur, p. 256. — Lettre de Mre C. Bodson, p. 258. — M. le lieutenant- 
colonel Cordier à la barre, p. 261. — Déposition de M. de Grandmai- 
son, p 266. — Déposition de M. Mertian de Muller, p.274. — Déposi- 
OR SALON AUD PB ERA LETTRE DE CE 


DOUZIÈME AUDIENCE. — 25 aout 1899, 


nsultation médicale au sujet de M. le lieutenant-colonel du Paty de 
Clam, p. 285. — Déposition de M. gi nec van p. 287. — Lec- 
ture de Ja déposition de M. Maurice Weil devant la Cour de cassation, 
p. 291. — Déposition de M. le sergent Lévêque, p. 295. — Déposition 
de M. l'expert Gobert, p. 297. — M. le général Gonse et M. Gobert, 
p. 313. — Déposition de M. Bertillon, chef du service de l'identité judi- 
ciame à Paris, p.84. SNS ONE D DIS AIN LIEU : 


TREIZIÈME AUDIENCE. — 26 août 1899, 


Suite de la déposition de M. Bertillon, p.351. — Questions de la défense 


à M. Bertillon, p. 369. — A. Bertillon et l'écriture du commandant 
 Esterhazy, p. 372. — Observation du capitaine Dreyfus, p. 386. — 


Déposition de M. le capitaine Valério, p.887. — Dépostrion DE M. LE : 


CAPITAINE FREYSTATTER, p. 399. — La communication de pièces secrètes 
au Conseil de guerre de 1894, p. 399. — M. le colonel Maurel à la 
barre, p. 400.— La lecture des pièces, p. 400. — CONFRONTATION ENTRE 
M. LE GÉNÉRAL MercIER ET M. LE CAPITAINE FREYSTATTER, p. 402. — 
Déposition de M. Paraf-Javal, dessinateur, p. 404........,.....,... 


QUATORZIÈME AUDIENCE, — 28 août 1899. 


Déposition de M. l'expert Teyssonnières, p. 445. — Déposition de 


M. Etienne Charavay, archiviste-paléographe, expert en écritures, 
p. 460. — Déposition de M. l'expert Pelletier, p.410. — Déposition de 
M. l'expert Couard, p. 475. — Lecture de l'ordonnance de M. le 
conseiller Laurent Atthalin (7 février 4899; dépositions de M. Rieu, 
de MM. Brillié, Deneux, Lelong, Dugas, devant la Cour de cassation), 
p. 485. — Déposition de M. l'expert Varinard, p. 490.............. : 


QUINZIÈME AUDIENCE. — 29 goût 1899. 


Déposition de M. le lieutenant-colonel Cordier, p. 496. — L'arrivée du 


bordereau au bureau des renseignements, p. 496. — Le procès Milles- 
camp, p.500. — Les fuites de Bourges, p. 502. — L'affaire Boutonnet, 
p. 504. — Richard Cuers, Lajoux, etc., p.506. — M. le lieutenant-colo- 
nel Cordier et M. l’archiviste Gribelin, p. 510. — La pièce Ce canaille 
de D..., p. 514. — L'enquête sur le capitaine Dreyfus, p. 512. — La 
formation d’un dossier, p. 513. — Déclaration de M. le lieutenant- 
colonel Cordier, p.515. — Le colonel Sandherr et MM. Dreyfus, p. 517. 
— Le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel Henry, 
p. 519. — La lettre CCC, p. 523. — M. le commandant Lauth et 
M. le lieutenant-colonel Cordier, p. 526. — Lettre du lieutenant-colo- 
nel Henry au commandant Lauth, p. 582. — Lettre de M" veuve 
Sandherr, p. 537. — M. le général Roget et M. le lieutenant-colonel 
Cordier, p. 538. — La fausse lettre Cordier et la « Libre Parole », 
p. 540. — M. le général Roget à la barre, p. 544. — Observation du 
capitaine Dreyfus, p. 549. — M. le colonel Fleur et M. le lieutenant- 
colonel Cordier: réponse de celui-ci, p. 549 et suiv. — Observation de 
M. l’archiviste Gribelin, p. 554 — Déposition de M. de Freycinet, 
p. 555. — La vérité sur son entretien avec M. le général Jamont. — 
DécLararions DE M. DE FReycixer, p. 558 et 560. — Les secrets de la 
défense, p. 561. — Déposition de M. Gallichet, dit Galli, p. 563. — 
Déposition de M. l'expert Belhomme, p. 566......................., 





Sceaux. — Imprimerie E. Charaire. 


Pages 


185 





à 

285 | 
ro 

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