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Le réalisme de Bonald
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INSTITUT D'ACTION FRANÇAISE
Comte Léon DE MONTESQUIOU
Le réalisme
de Bonald
NOUVELLE
LIBRAIRIE NATIONALE
85, RDE DE RENNES
PARIS
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tout let pay*.
SABLE
OLLECViC
SABLE
AVANT-PROPOS
Il existe plusieurs recueils de pensées deBonald.
Il existe aussi un recueil de morceaux choisis, qui
a été édité par la Librairie Nationale. Pour moi
ce que j'ai voulu donner, ce sont des pages de ce
grand philosophe, les pages qui m'avaient le plus
particulièrement frappé. Simplement, j'ai groupé,
classé ces pages autour de quelques sujets, puis
les ai reliées par de courtes explications ou transi-
tions. Voilà tout mon travail.
Quelque modeste qu'il soit, j'espère qu'il a son
utilité. Les sujets de philosophie politique qui sont
traités ici ont une importance capitale pour l'avenir
de notre pays. Or les pages de Bonald que j'ai
extraites, relatives à ces sujets, sont éminemment
propres à restaurer dans les esprits la vérité politi-
que, en convainquant par leur solide et profond
raisonnement, et en touchant par leur éloquence.
AVANT-PROPOS
Mais, perdues qu'elles sont dans une œuvre volu-
mineuse et dont la lecture demande quelque travail,
— «je ne sais pas l'art d'être clair, disait Bonald,
pour qui ne veut pas être attentif*, — ces pages,
là où elles se trouvent, ne rencontreront jamais, je
le crains, qu'un petit nombre de lecteurs. Aussi
aurai-je atteint mon but si j'ai simplement réussi
à les mettre en lumière.
CHAPITRE I.
LE RÉALISME DE BONALD.
CHAPITRE I.
LE REALISME DE DONALD.
Dans mon Exposé du système politique d'Au-
guste Comte Q), j'ai montré que les conserva-
teurs pouvaient tirer de ce philosophe — comme
celui-ci d'ailleurs les avait lui-même invités à
le faire — une profonde critique des dogmes
révolutionnaires et une solide défense des prin-
cipes d'ordre. En analysant Donald je montrerai
qu'il est de son côté un maître pour les es-
prits les plus réalistes. Et ainsi, en faisant
ressortir la concordance de pensée qu'il y a
sur une foule de questions importantes entre
un Comte et un Bonald. j'aurai facilité, je les-
père, cette alliance que Comte avait souhaitée
1. 1 toI. in-18, a Lu Librairie Nationale.
12 LE RÉALISME DE BONALD.
et cherchée, entre tous les défenseurs de l'ordre
social.
Comte avait lu Bonald. Il le tenait en haute
estime. Il l'a placé d'ailleurs dans son calendrier
des grands hommes, à côté de Joseph de Mais-
tre, mais à un rang, il est vrai, inférieur. Et je
ne sais pas si cela est très juste. Maistre est plus
brillant certes que Bonald, et c'est ce qui fait
que la conspiration du silence n'a pas réussi
aussi bien à son endroit. Mais au point de vue
du fond, de la pensée, Bonald ne le cède en
rien, loin de là, à Joseph de Maistre.
Je parle de conspiration du silence. J'entends
par là cette tactique suivie par la Révolution
pendant tout le XIXe siècle, pour étouffer la
voix des écrivains défenseurs de l'ordre, qu ils
fussent catholiques comme Bonald, ou positi-
vistes comme Auguste Comte. Mais si Bonald a
été négligé, il faut reconnaître qu'il y a ien partie
de sa faute. La lecture de Bonald, en effet,
comme celle de Comte est souvent difficile, pé-
nible. D'ailleurs il l'avouait lui-même. « Je ne
sais pas, disait-il, l'art d'être clair pour qui
ne veut pas être attentif. Cet art du reste il
LE RÉALISME DE B0XALD. 13
ne le rechercha même pas. Il fut, en effet, au
point de vue du succès littéraire un grand mé-
prisant, ou plutôt il eut comme une prévention
contre ce qui peut charmer dans la littérature,
comme une crainte de surprendre, par la grâce
de la forme, la foi du lecteur. Il avait fallu,
pour faire accepter l'erreur, le génie du verbe.
C'était comme un hommage que Bonald rendait
à la vérité que de la présenter sans apparat.
« La déclamation et l'enflure, disait-il, sont pro-
prement l'éloquence de l'erreur; il n'y a que la
vérité qui puisse être simple, comme il n'y a
que la beauté qui puisse se passer d'ornement. »
El il déclarait encore, à propos de son œuvre
fondamentale, sa Théorie du pouvoir: < Je trai-
terai ce sujet en logicien, non en orateur. Je
laisse le coloris à l'auteur d Emile; ses pa-
radoxes en ont besoin. »
Aussi avec quelle ironie, discutant contre Cha-
teaubriand, sur la liberté de la presse, il disait
de son contradicteur :« L'heureux talent de 1 il-
lustre pair le dispense de toute discussion sé-
rieuse, et les éclairs de sa brillante imagination
suffisent à la raison de ses nombreux admi-
1 t LE RÉALISME DE BONALD.
rateurs; mes lecteurs, d'une conception moins
vive, demandent un peu plus. Hors d'état de
les éblouir, je n'aspire qu'à les convaincre, i
C'était d'ailleurs chez Bonald comme une tac-
tique d'écarter dans les discussions ce qui peut
éblouir, pour ne s'en tenir qu'à ce qui con-
vainc. C'est que sur ce terrain de la lors-
que, de la dialectique, il était assuré de l'empor-
ter. «Je n'emploierai», écrivait-il par exemple
à propos de son étude sur le divorce, je n'em-
ploierai, dans cette discussion, que l'éloquence
de la raison... Si l'imagination peint avec les
couleurs les plus vives, les effets déplorables
du divorce, elle ne présente pas un tableau
moins animé des suites trop souvent malheureu-
ses des unions indissolubles; et dans cette lutte
incertaine, la vérité ne triomphe que par le
hasard du talent. Donnons à ses succès une
chance plus assurée, en combattant pour elle
avec les armes qui lui sont propres, et dont l'er-
reur ne saurait se servir sans trahir sa fai-
blesse. »
Mais alors qu'il ne veut que convaincre, et par
les moyens les plus simples, Bonald atteint sou-
LE RÉALISME DE BONALD. 15
vent, sans l'avoir cherché, à une très grande
force de séduction. Certes la parole est toujours
grave, sévère, et c'est avec regret que Bonald
parle du temps où l'on n'avait pas encore
acquis, à force d'esprit, le triste privilège de
mépriser les inspirations du sens commun. »
Mais cette parole grave supporte ordinairement
une pensée noble et élevée, ce qui donne à
l'ensemble quelque chose de majestueux, et
d'une majesté qui n'a rien d'impassible. Car
cette parole est soulevée, réchauffée par la
vive émotion, l'indignation profonde, intellec-
tuelle et sentimentale, d'un puissant cerveau et
d'un cœur ardent, devant les efforts tentés pour
ruiner Tordre social.
Comparant Corneille et Racine, Bonald écri-
vait : « Ce sont deux fleuves; mais l'un, voi-
sin des montagnes où il a pris sa source, pré-
cipite ses eaux, quelquefois troublées, par d'é-
normes cataractes, et paraît plus imposant et
plus vaste par le fracas de sa chute; tandis que
l'autre, plus avancé dans son cours, aussi pro-
fond, mais plus limpide, aussi abondant mais
plus tranquille, coule avec une majestueuse uni-
16 LE RÉALISME DE BONALD.
formité. et entraîne, par la continuité de sa
force, plus sûrement que son rival par l'impé-
tuosité de ses mouvements.
Eh bien, cette image d'un fleuve majestueux
qui entraîne, dans sa tranquillité apparente, par
la continuité de sa force, peut souvent s'ap-
pliquer à Bonald lui-même.
Sainte-Beuve disait de Bonald qu'il était
l'un des écrivains dont il y aurait le plus de
grandes pensées à extraire. Son raisonnement
est serré et dense, écrivait Sainte-Beuve, et si
subtil, qu'une fois qu'on est au-dedans, on ne
voit presque plus le jour, ni le ciel qu'il veut
précisément nous montrer. Le plus sûr et le
plus commode pour juger des belles parties
de Bonald, c'est de briser, de secouer en quel-
que sorte son réseau, et de ne voir que les
pensées mêmes qui s'en détachent. Alors, quan-
tité de définitions et de sentences d'or appa-
raissent. » Et il est vrai, qu'il y a de belles
et profondes pensées à tirer de Bonald, car la
phrase chez Bonald est pleine en même temps
que concise. Elle ne renferme pas de mots inu-
tiles. Elle frappe. Il existe d'ailleurs plusieurs
LE RÉALISME DE BONALD. 17
recueils des pensées de ce philosophe, dont l'un
esl de sa propre main. Mais on ne trouve pas
seulement en lui des pensées, on y rencontre
aussi des pages superbes, superbes par leur
élévation et leur noblesse. Et le travail, en quel-
que sorte, que je veux tenter, c'est d'extraire,
encadrer, taire ressortir un certain nombre des
belles pages de Bonald. qui se trouvent perdues
dans (les livres où il est probable que peu iront
les chercher. Car, comme le disait encore
Sainte-Beuve, ce sont de ces ouvrages qui, à
cause de leur forme obscure, difficile et dog-
matique . sont foits pour être médités et ex-
traits par quelques-uns.
Ainsi que je viens de L'exposer, personne n'a
donc été moins littérateur que Bonald. J'entends
par là qu'il n'a jamais écril pour écrire, pour
briller. Il a écrit par pur sentiment du de-
voir: Je n'ai jamais écrit par goût, disait-il,
encore moins par ambition et par intérêt; j ai
rempli un devoir, et j'ai pris la plume sous 1 in-
fluence d'une irrésistible impression.
Auguste Comte disail qu'en chaque siècle
les plus grands esprits sont d'ordinaire atti-
Le réalisme de Bi a
18 LE RÉALISME DE BONALD.
rés vers les opérations exigées à ce moment-là
par les plus grands besoins de la société. Bo-
nald a pris la plume parce qu'il a pensé que
la besogne la plus urgente alors était de com-
battre les idées révolutionnaires et restaurer
dans les cerveaux la vérité politique. D'ailleurs
quand il commença à écrire les circonstances
ne lui permettaient pas de servir sa patrie au-
trement. C'est ce que montrera un court exposé
de sa biographie.
Bonald naquit en 1754 à Milhau, en Rouerguc.
Au sortir du collège il entra dans les Mousque-
taires, et y resta jusqu'à leur suppression, en
1776. Revenu dans sa ville natale, il fut élu
maire en 1785; en 1790 membre de l'assemblée
du département; bientôt après président de l'ad-
ministration départementale. Mais il ne tarda
pas à démissionner, à cause de la constitution
civile du clergé, qui venait d'être décrétée.
« Je donnerai toujours, écrivait-il en cette oc-
casion à ses collègues, l'exemple de la sou-
mission la plus profonde à l'autorité légitime;
LE RÉALISME DE BOXALD. 19
mais sur les objets d'un ordre supérieur, je ne
me séparerai pas de cette autorité de l'Eglise,
que les éléments les plus familiers de ma
croyance m'ont appris à reconnaître dans le
corps des pasteurs unis à leur chef... L'Assem-
blée a décrété des changements dans la disci-
pline ecclésiastique et dans la constitution du
clergé. Le roi. sur des instances réitérées, a sanc-
tionné ces décrets, mais le chef de l'Eglise se
tait, mais les premiers pasteurs rejettent una-
nimement ces innovations... Et moi, à qui il
est commandé de croire, et non de décider,
j'irais prévenir la décision du chef de l'Eglise,
braver l'opinion unanime de mes pasteurs, dés-
honorer ma religion en plaçant les prêtres en-
tre la conscience et l'intérêt...
Peu après cette démission, sur les instances
de sa famille qui craignait pour ses jours, il
se décida à émigrer.
Il ne lui restait plus d'autre moyen de ser-
vir sa patrie, que de s'appliquer à réfuter les
erreurs funestes auxquelles elle était en proie.
C'est alors qu'il commença donc à écrire et
qu'il composa son premier ouvrage, qui est en
20 LE RÉALISME DE BONALD.
même temps son ouvrage fondamental, celui
où il pose les principes qu'il ne fera dans la
suite que développer, ou appliquer à une ques-
tion particulière: la Théorie du pouvoir poli-
tique et religieux. Il avait alors 40 ans.
Après six ans d'exil, Bonald rentra en France,
mais les événements du 18 fructidor l'obligè-
rent à se cacher dans Paris pendant cinq ans.
C'est en partie au cours de cette retraite forcée
qu'il composa l'Essai analytique sur les lois
naturelles de l'Ordre social, les Recherches phi-
losophiques sur les premiers objets des con-
naissances morales, la Législation primitive, le
Divorce considéré au XIXe siècle, puis un re-
cueil de Pensées, et enfin sa critique de l'ou-
vrage de Mme de Staël sur la Révolution fran-
çaise. Plus tard il publia sa Démonstration phi-
losophique du principe constitutif de la so-
ciété qui est comme le résumé de sa Théorie
du pouvoir. »
Ajoutons, puisque nous en sommes à la liste
de ses œuvres, que nous avons de lui encore une
foule de brochures, de discours et d'ariicles de
journaux parus nolammeni dans le Mercure de
LE RÉALISME DE BONALD. 21
France, le Journal des Débals et le Conserva-
teur. Dans l'édition de ses œuvres complètes
ces divers articles et discours sont recueillis
dans deux volumes intitulés « Mélanges ».
Quand Bonald put sortir sans danger de sa
retraite, il retourna s'installer aux environs de
sa ville natale, dans une petite terre qui était
tout ce qui lui restait d'une fortune que la
Révolution avait détruite. Il s'était fait alors
connaître par ses écrits. Aussi Bonaparte le
nomma conseiller de l'Université. Vers le même
temps Louis Bonaparte, roi de Hollande, le pria
de se charger de l'éducation de son fils, le futur
Napoléon III, par une lettre qui commence ain-
si : Après avoir cherché partout, j'ai réfléchi,
Monsieur, que sans vous connaître autrement,
vous étiez un des hommes que j'estime le plus. »
C'étaient là des paroles flatteuses. Pourtant
Bonald n'accepta pas la place qui lui étai^ ainsi
offerte.
Sous la Restauration dès la première convo-
cation des chambres, Bonald fut nommé dé-
puté, et il le resta jusqu'à ce qu'il fût élevé
par Louis XVitI à la dignité de pair de France
22 LE RÉALISME DE BONALD.
et de ministre d'Etat. Il fut nommé également
par le roi membre de l'Académie française.
Dans les deux chambres il prit part à toutes
les discussions importantes. En 1827 il se
trouva chargé de la présidence de la commis-
sion de censure que Charles X venait d'établir,
et c'est en cette qualité qu'il polémiqua, d'une
façon même assez vive, sur la liberté de la
presse contre Chateaubriand. Il avait collaboré
auparavant avec celui-ci au Conservateur, une
petite revue qui avait beaucoup d'analogie avec
la revue d'Action française.
Quelques mois avant la Révolution de 18 ÎO
Bonald avait quitté Paris, et s'était retiré chez
lui, à Milhau, « l'âme remplie de noirs pres-
sentiments. » Il ne sortit plus de cette retraite,
et y mourut le 24 novembre 1840, dans sa 87e
année.
Je n'en dirai pas plus long sur la vie de Bo-
nald. Je renvoie ceux qui voudraient en savoir
plus, à la biographie de laquelle j'ai tiré les
quelques détails que je viens de donner, et qui
se trouve en tête de la Théorie du pouvoir, et
qui est signée de son tils, le vicomte de Bonald.
LE RÉALISME DE BONALD. 23
Cette biographie se termine par ces mois qui
pourraient servir d'épilaphe à ce noble philo-
sophe : « Tout ce qu'adorait ce siècle, la fortune,
la gloire, la faveur populaire, si inconstante cl
souvent si mal placée, il ne l'adorait pas. Ces
vanités n'étaient pas le but de ses travaux. Il ne
vit jamais qu'une seule chose: son devoir, c'est-
à-dire l'obligation de consacrer à la religion
et à la défense de l'ordre social, les talents que
le ciel lui avait départis.
Ces lignes sont à rapprocher d'une remarque
que Louis Veuillot faisait de son côté sur ce
même philosophe: Avec un esprit ferme, écri-
vait-il, pénétrant, très cultivé, avec un goût ex-
quis, une aménité parfaite, et qui ne s'est pas
plus démentie que ses convictions durant un
combat de quarante années, avec une vie droite,
modeste, toute donnée aux lettres, et cependant
toute pure, on dirait volontiers toute sainte, avec
ces mérites et ces vertus, il ne rencontra que
l'impopularité la plus violente qui fût jamais, i
Cela est vrai. Mais les causes que je crois voir
;"i cette impopularité sont précisément ce qui
doit faire accueillir favorablement Bonald par
24 LE RÉALISME DE BONALD.
les générations actuelles. Les contemporains de
Bonald ont probablement été rebutés par ce
qu'il y a chez lui de 1res dogmatisant, de très
affirmatif. Et certes Bonald n'est pas un dilet-
tante ni un sceptique. 11 n'est pas de ceux qui
se plaisent à se balancer aimablement entre plu-
sieurs opinions sans jamais choisir, ou qui se
déchirent sur le doute. Avec une ferme et par-
fois même quelque hautaine assurance il tran-
che, il affirme : « Il est dans la nature des cho-
ses, déclarait-il, que l'erreur soit honteuse et
timide, et que la vérité soit haute et fière; et
Irop longtemps en Europe on a vu le contraire. »
Mais cette haute et fière assurance est précisé-
ment ce qui lui donne de pouvoir faire impres-
sion sur les esprits de nos contemporains. Je
suis persuadé, en effet, que de plus en plus
c'est aux convaincus qu'on prêtera attention.
On est las de ceux qui cherchent éternellement
sans jamais aboutir, jamais conclure.
Une seconde cause que je verrais à son impo-
pularité est qu'il n'a jamais fait, — comme cer-
tains de son parti, comme un Chateaubriand
par exemple — aucune concession à la Révolu-
LE RÉALISME DE BONALD. 25
tion. La vérité il l'a affirmée entière et sans
craindre de heurter les préjugés du temps, à la
solidité desquels d'ailleurs il ne croyait pas :
Non seulement, disait-il, il est conséquent à
certaines opinions de croire au retour de Tordre
dans la société, mais il est extrêmement utile
d'en indiquer les moyens, quelque éloignés
même qu'ils paraissent des idées dominantes,
parce qu'il n*y a rien de plus faible et de plus
variable que des idées dominantes quand elles
sont fausses. « Mais cette haute affirmation de
la pleine vérité est encore une raison pour que
Uonald soit écouté actuellement. Ce n'est pas,
eu effet, par un mélange timide de demi-vérités
et d'erreurs qu'on aura chance à présent d'agir
sur les esprits. Le Play disait de Tocqueville :
Le défaut de Tocqueville est d'avoir manqué
de courage pour dire la vérité qu'il savait, et
pour attaquer l'erreur qu'il apercevait. Beau-
coup manquent de ce courage, et cachent ce
manque de courage sous le nom cLhableté. Ils
disent habiles les concessions aux préjugés dé-
mocratiques. C'est Le Play que je laisserai
encore leur répondre: Je ne connais rien de
26 LE RÉALISME DE BONALD.
plus dangereux, écrivait-il, que les gens qui
propagent les idées fausses, sous prétexte que
la nation ne voudra jamais y renoncer. Si elle
n'y renonce pas, elle périra; mais ce n'est pas
un motif pour accélérer la décadence en adop-
tant l'erreur. Il n'y a pas d'autre règle de ré-
forme que de chercher le vrai et de le confes-
ser quoi qu'il arrive. »
Et telle a été exactement la règle suivie par
Bonald, dans sa défense de l'ordre religieux et
social.
Pour avoir ainsi refusé toute concession aux
idées démocratiques, dites libérales, Bonald a
été taxé d'intolérance. Avant d'envisager ce
grief, je commencerai par demander: Qu'est-ce
qu'une idée libérale? Je sais ce quest une idée
vraie ou fausse, précise ou vague, claire ou
obscure. Mais une idée peut-elle être libérale,
peut-elle être généreuse, noble? On applique
souvent de nos jours ces qualités aux idées.
Mais on ne réfléchit pas assez à ce qu'on dit.
Ces qualités sont qualités de cœur, non d'es-
prit. Certes à la base de toute idée, il y a un
sentiment. Je veux dire que tout effort de lin-
LE RÉALISME DE B0XALD. 27
telligence a sa cause primordiale clans le cœur.
C'est, en effet, pour éclairer et arriver à satis-
faire un sentiment, une impulsion de notre être,
que nous nous sentons le besoin de lumières.
C'est à ce sentiment, premier moteur ds l'es-
prit, et àee sentiment seul qu'il faut appliquer
les épithètes de libéral, noble, généreux, ou les
qualificatifs opposés, si on veut les appliquer
à quelque chose dans le travail de lïnteUi-
gence.
Or si je cherche les sentiments que cachent
les idées dites libérales ou démocratiques, je
trouve le plus ordinairement de l 'égoïsme, de
l'envie, de la haine, de l'insubordination, bref
les sentiments les plus bas qui soient. Au con-
traire je vois Bonald travaillant et développant
ses théories politiques, uniquement poussé.
comme je l'ai déjà dit. par l'amour de la patrie
et le culte du devoir.
D'ailleurs, puisqu'on cherche à écraser Bonald
sous l'épithète d intolérant, qu'est-ce que la
tolérance dans le domaine des idées? C'est sim-
plement du scepticisme. Admettre intellectuel-
lement que l'on pense autrement que soi. c'est
28 LE RÉALISME DE BONALD.
montrer, en effet, que l'on ne croit pas à ce
que l'on avance. Or Bonald était assuré de la
vérité des principes qu'il défendait. Et il pouvait
manifester cette assurance sans qu'elle prît la
forme de l'orgueil, puisque ces principes, il ne
les avait pas inventés, qu'il les tenait de la sa-
gesse des siècles, et qu'avant qu il les affirmât,
ces principes avaient fait suffisamment leur
preuve dans le domaine de l'expérience.
D'ailleurs Bonald se déclare toujours prè! à
s'en rapporter en toute chose aux autorités com-
pétentes: ' Animé, déclarait-il. du seul motif
de chercher la vérité, du seul désir de la ré-
pandre, je n'ai point porté dans 1 1 recherche de
la vérité les préventions d'un homme de parti.
ni dans sa publication l'orgueil d'un réforma-
teur. Je reconnais en politique uae autorité in-
contestable qui est celle de l'histoire, et dans
les matières religieuses une autorité infaillible,
qui est celle de l'Eglise; et je soumets à 1 auto-
rité de l'Eglise la partie de mon ouvrage qui
traite de la religion, comme je soumets la par-
tic politique à l'autorité des faits. Et ainsi, s il
se trompe, ce sera sans grand dommage causé.
LE RÉALISME DE BONALD. 29
Mes erreurs, après tout écrit-il, ne sauraient
être dangereuses : ce ne sont pas celles que
l'ignorance propage, mais celles que l'orgueil
défend, qui font le malheur des sociétés.
J'ai dit que la tolérance intellectuelle était du
scepticisme. Mais il en est, il est vrai, qui, sans
être sceptiques, se déclarent tolérants, parce que
dans les discussions ils prennent volontiers la
position mitoyenne et accordent une part de
vérité à chacun. Et ceci, en effet, n'est plus vrai-
ment du scepticisme. Mais c'est mollesse d'es-
prit. « Si la vertu, qui est relative, remarque
Bonald, peut se trouver à égale dislance des
deux extrêmes opposés, la vérité, toujours ab-
solue, n est jamais que dans l'un ou l'autre
extrême. Elle n'a pas de degrés. Une chose
est vrai'' ou fausse. Elle ne peut pas être plus
ou moins vraie. Ainsi, continue Bonald, ceux
qui prennent par goût, et. à ce qu'ils croient
par modération de caractère, les opinions
moyennes sont tout simplement des esprits
moyens ou médiocres . — « La vérité leur
parait un excès comme Terreur. Trop sages
pour s'arrêter à celle-ci, trop faibles pour s'éle-
3() LE RÉALISME DE BONALD.
ver jusqu'à celle-là, ils restent au milieu, et
donnent à leur faiblesse le nom de modération
et d'impartialité, oubliant que, s'il faut être im-
partial avec les hommes, on ne peut pas. en
morale, rester indifférent entre les opinions. »
Ainsi ceux qui se donnent le titre d'impartiaux,
conclut Bonald, sont le plus souvent des hom-
mes sans caractère, et nul plus qu'eux n'usurpe
ce titre, car. écrit-il. dans le combat de la
vérité contre l'erreur, la partialité la plus cou-
pable est la prétendue impartialité des indif-
férents. »
Si vous êtes certain de ce que vous avancez,
si vous avez une conviction forte, il vous sera,
comme je l'ai dit, impossible de rien concéder
à votre adversaire. Après cela, le laissercz-vous
nuire par la propagation de son erreur; combat-
trez-vous cette erreur ou non? Ceci est une
question d'espèce et de circonstances. Ce qui
signifie que la tolérance est chose relative. Le
Play formulait à ce point de vue une règle ex-
cellente: * La tolérance, disait-il, est opportune
et utile quand la dose de mal que l'on tolère est
inférieure à celle qui naîtrait de la repris-
LE RÉALISME DE B0XALD. 31
sion. i Or cette règle est précisément celle pro-
posée par Bonald et qu'il formule d'ailleurs
presque dans les mêmes termes.
Bonald commence par offrir à notre médi-
tation la parabole de l'ivraie et du bon grain.
Après avoir menacé des derniers malheurs,
écrit-il. les sociétés où le pouvoir est divisé,
c! est-à-dire les sociétés en révolution. Jésus-
Christ prescrit aux gouvernements des règles
de prudence dans les remèdes qu'il faut appor-
ter à cette division: et il leur propose la belle
parabole de l'ivraie jetée sur le bon grain par
l'homme ennemi, pendant le sommeil du père
de famille, et qui ne peut être arrachée sans
perte peur le bon grain lui-même. Et n'est-ce
pas la vivante imago de ces fausses doctrines
répandues dans la société pendant le sommeil
des gouvernements, et que la violence ne pour-
rait peut-être extirper sans de dangereux dé-
chirements?
Après quoi Bonald établit cette distinction.
La tolérance est absolue ou conditionnelle, et
en quelque sorte provisoire. Absolue, elle est
synonyme d'indifférence ; et c'est celle que les
32 LE RÉALISME DE BONALD.
philosophes du XVIIIe siècle ont voulu éta-
blir. » Et Bonalu rappelle ici que c'est la
seule qu'il combatte. Puis il poursuit : « La
tolérance provisoire ou conditionnelle signifie
support; c'est celle que la sagesse conseille et
que la religion prescrit... La tolérance condi-
tionnelle, ou le support, doit être employée à
l'égard de Terreur, et même à l'égard de la
vérité. Cette tolérance consiste à attendre 1?
moment favorable au triomphe pacifique de
la vérité, et à supporter l'erreur, tant qu'on ne
pourrait la détruire sans s'exposer à des maux
plus grands que ceux que l'on veut empêcher.
« La tolérance absolue, ou l'indifférence; ne
convient ni à la vérité ni à l'erreur, qui ne peu-
vent jamais être indifférentes à l'être intelli-
gent, nécessité par sa nature à rechercher er
tout la vérité et à la distinguer de l'erreur,
pour embrasser l'une et rejeter l'autre.
« La tolérance absolue, comme l'ont entendu
nos sophistes, ne conviendrait donc qu'à ce qir
ne serait ni vrai ni faux, à ce qui serait indiffé-
rent en soi. Or, je ne crains pas d'avancer qu'il
n'y a rien de ce genre, d'indifférent dans les
LE RÉALISME DE BONALD. 33
principes moraux, c'est-à-dire religieux et po-
litiques, de la science de l'homme et de la so-
ciété; d'où il suit que la tolérance philosophique
n'est pas d'un usage fort étendu, et qu'il eût
été raisonnable de définir la tolérance, avant de
déclamer avec tant d'aigreur contre l'intolé-
rance. »
Bonald nous expose alors, dans une page
magistrale, que celte tolérance absolue que
certains voudraient établir dans les opinions
morales, nous ne la trouvons nulle part, ni dans
la nature, ni dans les lois, ni dans les mœurs,
ni dans les sciences, ni dans les arts. On com-
prendra mieux, lorsque j'aurai donné cette
page, quelle utopie ou quel sophisme se cache
sous ce mot de tolérance tel que l'ont entendu
les penseurs révolutionnaires.
L'homme, écrit Bonald, est soumis dans la
disposition qu'il fait de son corps, ou des corps
extérieurs au sien, à un ordre de lois contre
lesquelles la nature ne tolère pas d'infraction.
Là. tout est déterminé, rien n'est indifférent.
L'homme tombe, s'il manque aux lois de la gra-
vité dans le mouvement qu'il donne à son corps;
Le réalisme ue Bonald. 3
34 LE RÉALISME DE B0NALD.
il est écrasé sous les ruines de sou édifice, s'il
les élève hors de la perpendiculaire; il ne re-
cueille aucun fruit de ses labeurs, s'il sème ou
s'il moissonne avec une autre disposition de sai-
sons que celle que la nature a prescrite pour la
culture des terres ; il périt lui-même, s'il manque
aux lois de la tempérance sur les plaisirs et
même sur les besoins.
« Les lois humaines ne sont que des décla-
rations publiques d'intolérance; et. soit qu'elles
prescrivent ou qu'elles défendent, elles ne lais-
sent rien à nos caprices, et règlent toutes nos
actions civiles, sous des peines dont la plus lé-
gère est la nullité des actes que nous faisons
sans les consulter. Leur importune prévoyance
s'étend même jusque sur nos dernières inten-
tions, qu'elles ne respectent qu'autant qu'elles
s'accordent avec leur volonté: et, après avoir
vécu sous leur domination, il faut, pour ainsi
dire, mourir dans leur intolérance.
« Les mœurs sont encore moins tolérantes
que les lois; et ce que les lois ne sauraient at-
teindre, les mœurs le soumettent à leur juridic-
tion. Elles ne punissent pas. il est vrai par des
LE RÉALISME DE BONALD. 35
supplices, mais elles flétrissent par le blâme,
elles frappent de ridicule tout ce qui s'écarte
de ce qu'elles ont réglé comme honnête, séant.
ou seulement convenable, quelquefois de ce
qu'elles commandent d'irrégulier. ou même d'il-
légitime; car trop souvent les mœurs se met-
tent en contradiction avec les lois, et l'homme
se trouve placé entre deux -intolérances égale-
ment redoutables, celle des lois et celle des
mœurs. Aux yeux de ce législateur arbitraire,
rien n'est indifférent, pas même ce qui paraît
inutile. Les mœurs règlent avec autorité jus-
qu'aux manières, jusqu'au mode de s'énoncer,
de se vêtir, de saluer, etc., jusqu'aux formules
d'une civilité souvent puérile; et même plus les
rangs sont élevés, et par conséquent les hom-
nns éclairés, plus les prescriptions sont impé-
rieuses, et plus leur observation est indispen-
sable.
■ Les sciences sont ce qu'il y a au monde de
moins tolérant. Que sont les livres et hs chai-
res d'instruction, que des cours publics dinto-
lérance? Les sciences ont leurs tribunaux et
leurs juges, à la fois dénonciateurs et parties.
36 LE RÉALISME DE BONALD.
pas toujours pairs de l'accusé, qui prononcent
souvent sans l'entendre, et quelquefois sans
l'écouter. La critique ne tolère pas un prin-
cipe hasardé, une conséquence mal déduite, une
démonstration vicieuse, une citation inexacte,
une fausse date, un fait controuvé...
« Les arts eux-mêmes, ces délassements de
l'esprit, ou ces occupations de l'oisiveté, sont-
ils autre chose qu'un champ de bataille où
l'intolérance du bon goût combat contre un
goût faux ou corrompu?...
« Et remarquez que les écrivains qui ont le
plus hautement réclamé la tolérance sur toute
autre matière, sont précisément ceux qui ont
porté le plus loin l'intolérance littéraire. La
critique, entre les mains de Voltaire, n'a pas
toujours fait grâce aux plus beaux génies du
siècle précédent; et trop souvent elle a pris,
envers les contemporains, le caractère du li-
belle diffamatoire, et jusqu'au ton outrageant
et grossier de la plus vile populace...
« Cependant, il faut le dire, celte intolérance
que nous exerçons les uns contre les autres
sur nos opinions, sur nos actions, sur nos pro-
LE RÉALISME DE BONALD. 37
ductions, et qui est la source de tant de juge-
ments faux ou téméraires, de tant de haines
et de discordes, cette intolérance vient d'un
principe naturel à l'homme; et même Ion peut
dire qu'elle est dans Tordre. C'est parce que
la perfection est l'état naturel à l'homme, l'état
qui lui est commandé, que l'homme est. et
même doit être intolérant, de tout ce qui s'écarte,
dans tous les genres, du vrai, du beau et du
bon. qu'il conçoit ou qu'il imagine. Il est intolé-
rant en tout, parce qu'en tout il y a vrai et faux,
bien et mal. ordre et désordre: bien et mal mo-
ral, bien et mal philosophique; bien et mal po-
litique; bien et mal littéraire, oratoire, poéti-
que, etc.. elc. ; bien et mal dans les lois comme
dans les arts: dans les mœurs comme dans les
manières; dans les procédés comme dans les
opinions; dans les spéculations comme dans
la pratique. Plus l'homme connaît de vérités,
mieux il sent le beau et le bon, et plus il est
blessé de ce qui leur est opposé; et Vollaire
n'était plus intolérant qu'un autre en littérature,
que parce qu'il avait un sentiment plus vif des
beautés littéraires, et le coût plus sûr et plus
exercé sur ces matières.
38 LE RÉALISME DE BONALD.
En résumé, plus nous sommes certains de la
vérité, plus nous avons le sentiment du beau et
du bon, plus nous avons le désir de perfection,
moins nous pouvons tolérer l'erreur. La tolé-
rance de l'erreur est de l'indifférence à l'égard
de la vérité, du beau, du bon, de la perfection.
Voilà ce que Bonald nous montre admirable-
ment.
Mais si nous sommes intolérants envers l'er-
reur, quelle attitude aurons-nous envers ceux
qui la professent? Ceci est une autre question
et à ce point de vue nul ne doit être moins taxé
d'intolérance que Bonald. La biographie qu'a
faite de lui son fils en fait foi : « On a repro-
ché à M. de Bonald, remarquait-il, d'être absolu
dans ses principes; mais au moins ceux qui
Font connu savent combien il était indulgent
pour les personnes. « Au physique, disait-il, la
force employée avec adresse, vient à bout de
tout; au moral, des principes inflexibles et un
caractère liant prennent sur les hommes un
grand ascendant. »
C'est exactement la même pensée que le fa-
meux précepte d'Auguste Comte: < Conciliant
LE RÉALISME DE BONALD. '39
en fait, inflexible en principe, > D'être inflexi-
ble en principe ne vous empêche, en effet,
nullement d'être conciliant en fait: « On peut
être modéré, remarquait Bonald. avec des opi-
nions extrêmes, ('.est ce qu'affectent de ne pas
croire ceux qui sont violents avec des opinions
faibles et mitoyennes. » De même établissant
une comparaison entre Bossuet et Fénelon, il
écrivait : Bossuet avait sa douceur et Fénelon
sa force; mais les âmes faibles, qui n'en sont
pas pour cela moins injustes, moins prévenues,
même moins haineuses, ne comprennent pas
plus la douceur d'une âme forte, que la fermeté
d'une âme douce.
« J'aime les hommes faciles, disait-il encore,
faibles si l'on veut, sur les choses indifférentes
et dans le détail de la vie, et qui réservent
leur fermeté pour les grandes occasions; assez
souvent les gens raides sur les petits intérêts
sont faciles et même faibles sur les choses im-
portantes.
Quant à l'effet que tend à produire la lecture
de Bonald sur celui qui le médite et le pénètre
1 ien, peut-on dire qu'il pousse à linquisition
40 LE RÉALISME DE BONALD.
et à l'intolérance, celui qui écrit : Les peuples
se gouvernent par des exemples plutôt que par
des lois, et par des influences plus que par des
injonctions » ; ou qui écrit encore : Il faut,
quand on gouverne, voir les hommes tels qu'ils
sont, et les choses telles qu'elles doivent être;
souffrir l'imperfection des hommes et tendre
de toutes ses forces à la perfection dans les
choses; car, à la longue, les bonnes institu-
tions rendent les hommes meilleurs. Beaucoup
de gens, au contraire, demandent la perfection
dans les hommes et sont toujours contents des
choses, quelles qu'elles soient » ; ou qui décla-
rait encore : « Il faut au Français l'éclat de
la monarchie et la vigueur du pouvoir uni-
que; mais que votre fermeté ne soit pas sans
indulgence, ni votre sagesse sans grâces » ?
En regard transcrivons ces autres lignes de
Bonald: « Des législateurs présomptueux font
des lois qu'ils croient parfaites; et comme elles
ne sauraient s'établir, ils s'en prennent aux
hommes rde la résistance que les choses leur op-
posent. Rien ne peut les faire revenir de cette
fatale méprise qui les conduit aux dernières
LE RÉALISME DE BONALD. 41
violences, tels que des enfants qui tombent dans
des accès de rage de ne pouvoir l'aire une chose
au-dessus de leurs forces. C'est là la grande er-
reur de l'Assemblée Constituante.
Pour ceux qui jugenl avec raison que la
France, divisée comme elle l'est actuellement,
a besoin dans ses gouvernants d'un grand es-
prit de conciliation, cet esprit je le demande,
est-ce dans les législateurs présomptueux »
des assemblées parlementaires, qu'on aura
chance de le trouver, ou bien dans les vues et
les conseils politiques de Bonald?
J'ai dit que Bonald avait été exempt de tout
virus révolutionnaire. Pour être tout à fait exact
il me faut pourtant signaler un point où il a
versé dans une certaine mesure, à un moment
de sa vie, dans la Révolution. Je veux parler
de cette approbation du gallicanisme que nous
trouvons dans ses premiers ouvrages, approba-
tion où l'a sans doute entraîné sa grande ad-
miration pour Bossuet. Dans sa Théorie du
pouvoir, nous le voyons notamment déclarer
42 LE RÉALISME DE BONALD.
que « le pape a au-dessus de lui une autorité
extérieure, celle du concile général; que ce
n'est pas au pape, mais à l'Eglise en corps
qu'appartient l'infaillibilité. Ceci ne cadre pas
avec tout le reste de son œuvre. Il est d'ail-
leurs nécessaire de remarquer qu'il est revenu
plus lard de son erreur, et je croirais assez
que la lecture de Joseph de Maistre n'a pas
été étrangère à ce revirement. Ce revirement
est accusé dans ces lignes écrites en 1829: « Les
libertés de l'Eglise gallicane, qu'on a exhumées
de la poussière des écoles, et dont on a fait tant
de bruit, ont merveilleusement servi à tous ceux
qui ont voulu opprimer l'Eglise, et aux ma-
gistrats jaloux du pouvoir du clergé, et à Bo-
naparte, à cheval, disait-il, sur les quatre
articles, pour faire la guerre au Saint-Siège. >
Puisque nous en sommes au chapitre des re-
proches qu'on peut faire à Bonald. disons un
mot, pour que la chose soit liquidée, d'une
comparaison qu'on retrouve souvent chez lui en-
tre les Grecs et les Romains crime part, et les
Germains de l'autre, comparaison qui est sous
sa plume tout à l'avantage de ces derniers. Bo-
LE RÉALISME DE BONALD. 43
nald csl très sévère pour l'antiquité grecque et
romaine. C étaient des peuples policés, décla-
rait-il, c'est-à-dire ayant atteint a une grande
perfection des arts. Mais ce n'étaient pas des
peuples civilisés, car la civilisation réside dans
la perfection des lois. Or, les Grecs et les Ro-
mains obéissaient aux lois les plus fausses qu'on
puisse imaginer. Chez eux, les désordres les
plus graves, les plus destructifs de tout ordre
public ou domestique, étaient constitués par des
lois, ou autorisés par des coutumes qui avaient
force de lois. Il va jusqu'à dire que < malgré
toute leur politesse, leur urbanité, leur atti-
cisme, ils étaient de vrais barbares. Et il
déclare que les Germains malgré leur état
inculte et grossier , étaient plus civilisés, car
leurs mœurs étaient de beaucoup meilleures
que les lois des Grecs et des Romains.
Il est vrai que Bonald parle des mœurs des
Germains telles que les décrit Tacite . Xous
savons par son fils que Bonald lorsqu'il était
en exil et qu'il composait son ouvrage fonda-
mental, n'avait avec lui pour toute bibliothèque
que les œuvres de Bossuet quelques livres de
41 LE RÉALISME DE BONALD.
Tacite, l'Esprit des lois et le Contrat social. De
même qu'il aura été impressionné par Bossuet
au point de vue gallican, il l'aura été par Ta-
cite au point de vue de l'antiquité. C'est ainsi
qu'il est tombé dans une admiration des Ger-
mains que Ton n'est habitué à trouver que chez
les historiens romantiques ou révolutionnaires.
Mais laissons de côté toutes ces questions qui
ne sont que secondaires dans l'œuvre de Bo-
nald, et venons-en à l'objet principal de ce
travail, à ce que j'ai intitulé son réalisme.
Il est probable que ceux qui ne connaissent
Bonald que par ouï-dire seront étonnés d'en-
tendre parler de réalisme à propos de ce phi-
losophe. On est plus habitué, en effet, à accoler
à son nom l'épithète de métaphysicien. Certes
Bonald n'a pas été sans faire de la métaphy-
sique; mais il n'en a fait que là où il est lé-
gitime d'en faire, c'est-à-dire dans les questions
que l'on ne peut résoudre autrement, dès lors
que l'esprit se refuse à les laisser sans so-
lution. Mais ce n'est point cette partie de l'œu-
vre de Bonald où il fait de la métaphysique.
LE RÉALISME DE BONALD. 45
et où il en fait, je le répète, très légitimement,
qu'il est dans mon plan d'exposer. Cette partie-
là d'ailleurs, notamment les Recherches phi-
losophiques sur les premiers objets des con-
naissances humaines », n'est pas, à mon sens,
ce qu'il y a de meilleur chez Bonald. Et je
serais assez de l'opinion de M. Ancelot qui, dans
l'éloge qu'il faisait de Bonald en lui succédant
à l'Académie, déclarait que « parfois, peut-être,
il excéda lui-même ses forces, notamment dans
sa dissertation sur l'origine du langage. »
Ce que j'exposerai c'est Bonald discourant
sur la société, sur la politique. Ici Bonald mon-
tre un esprit profondément positif. Ce qui a pu
induire en erreur le lecteur superficiel c'est
que, lorsqu'il nous trace quelque règle sociale,
Bonald déclare souvent: «La volonté de Dieu
est que .... ■> Celui qui ne connaît pas bien Bo-
nald sera sans doute tenté de se figurer qu'une
telle expression sous sa plume signifie qu'il n'en-
tend nous donner d'autre raison à la règle qu il
nous trace que la volonté de Dieu; qu'il pré-
tend en un mot nous imposer les grands prin-
cipes qu'il détend au nom de sa foi. Il n'en est
46 LE RÉALISME DE BONALD.
rien. Et l'on peut remarquer au contraire chez
Bonald un constant scrupule de tirer argument
de la religion qu'il professe. La recherche des
principes sociaux c'est au moyen exclusivement
de la raison, de l'expérience, de 1 histoire qu'il
la poursuit. Et ce n'est que lorsque, par ces
moyens tout positifs, il a établi une loi. qu'il se
permet de nous présenter à l'appui un texte
de l'Ecriture ou un commandement de l'Eglise.
II prend soin d'ailleurs de le faire remarquer:
« L'on s'apercevra sans doute, écrit-il, que si
je cite la religion chrétienne à l'appui de mes
raisonnements, c'est pour en faire voir la con-
formité à la raison la plus éclairée et nulle-
ment pour y chercher des motifs capables de
subjuguer la raison. »
Ainsi Bonald donne comme fondements aux
lois et principes qu'il nous propose la raison
et l'expérience, avant d'invoquer à leur propos
la volonté de Dieu. Pourquoi la volonté de Dieu?
Parce que les lois auxquelles la société doit
se conformer pour vivre, c'est Dieu, nous dé-
clare Bonald. qui en est l'auteur, car il est
l'auteur de tout ordre dans la nature. Obéir à
LE RÉALISME DE BONALD. 47
ces lois c'est donc obéir à Dieu. C'est ce que
Bonald nous expose dès le début de son pre-
mier ouvrage: « La nature des êtres en société,
nous dit-il, la volonté de Dieu, veulent la même
chose ou sont conformes. Aussi nature des êtres
sociaux ou de la société, volonté sociale, volonté
de Dieu même, sont des expressions synonymes
dans cet ouvrage.
Ceci nous éclaire sur ce qu'il faut entendre
par la théorie du droit divin, cette théorie qu'on
a tant défigurée par ignorance ou mauvaise foi.
Bonald, contre la caricature qu'il prévoyait qu'on
en ferait, avait pourtant mis en garde lui-même
le lecteur au cours de sa critique sur Mmc de
Staël. Mc de Staël, écrivait-il, a singulière-
ment brouillé toutes ces idées; et elle parle de
la doctrine du droit divin comme si ceux qui la
professent croyaient que la Divinité avait, par
une révélation spéciale, désigné telle ou telle fa-
mille pour gouverner un Etat, ou que l'Etat lui
appartînt comme un troupeau appartient à son
maître. Il est facile d'avoir raison contre ses
adversaires, lorsqu'on leur prête gratuitement
des absurdités.
48 LE RÉALISME DE BONALD.
Qu'est-ce donc que le droit divin? Reportons-
nous à ce que nous venons de dire plus haut.
Le pouvoir de droit divin, le pouvoir légitime
sera celui qui se trouvera constitué suivant les
lois naturelles, celui qui aura < ce qu'il faut pour
remplir la fin de la société, qui est de conduire
les hommes à la perfection des lois et des
mœurs ». Aussi lorsque Bonakl déclare la mo-
narchie de « droit divin », il entend par là qu'il
la considère comme le gouvernement constitué
par excellence pour remplir la fin de la so-
ciété. Pour mieux d'ailleurs préciser sa pensée,
il ajoute: «Le pouvoir d'un père sur ses en-
fants, d'un maître sur ses domestiques, est aussi
un pouvoir divin, parce qu'il est fondé sur la
nature, et qu'ils sont l'un et l'autre un pouvoir
légitime et naturel. Ainsi, dans ce sens, tout ce
qui est légitime est divin, puisque la légitimité
n'est que la conformité aux lois dont Dieu est
l'auteur. »
Derrière un langage parfois de métaphysi-
cien on aperçoit donc le profond réalisme de
Bonald. Bonald proclame — ce qui à mon
sens suffirait à le faire ranger parmi les esprits
LE RÉALISME DE BONALD. 49
réalistes — le grand principe qui forme le fon-
dement de la philosophie d'Auguste Comte, et
(pie pour sa part Bonald formule ainsi: « Il est
des lois pour l'ordre moral ou social, comme il
est des lois pour l'ordre physique, des lois dont
les passions des hommes peuvent bien momen-
tanément retarder la pleine exécution, mais
auxquelles tôt ou tard la force invincible de
la nature ramène nécessairement les sociétés* ».
J'ajouterai: à moins que les sociétés, s'opiniâ-
trant dans leur résistance, ne finissent par périr,
ce qui est d'ailleurs encore une manière d'obéi:-
aux lois.
Tout est soumis à des lois, voilà la base de la
philosophie sociale de Bonald, comme elle l'est,
ainsi que je viens de le rappeler, de celle
d'Auguste Comte. Et Bonald pousse ce prin-
cipe jusqu'à répéter avec Leibnitz: Le hasard
n'est que l'ignorance des lois naturelles. »
Avant de tirer de ce grand principe la con-
séquence qu'il renferme, je voudrais m' arrêter
un instant sur la définition que Bonald nous
donne des lois. Il nous propose la définition
I.e réalisme de B n.iM. 4
50 LE RÉALISME DE BONALD.
de Montesquieu: « Les lois sont des rapports
nécessaires qui dérivent de la nature des êtres. »
Il y a, dans cette définition adoptée par Bo-
nald, un mot, le mot nature que l'on retrouve
souvent dans le vocabulaire révolutionnaire, et
notamment chez Rousseau. Mais ce mot a chez
Rousseau et chez Bonald des acceptions abso-
lument différentes, et même contradictoires.
Rousseau oppose la nature à la société. Selon
lui il y a un état naturel qui est bon, et un
état social qui est mauvais. On connaît son apho-
risme préféré: « La nature a fait l'homme heu-
reux et bon, la société le déprave et le fait
misérable. » J. J. Rousseau, « le romancier de
l'état sauvage, le détracteur de l'état civilisé .
écrit Bonald, « place l'état naturel de l'homme
individu ou social, dans l'état natif ou impar-
fait. De là sa prédilection affectée pour les
enfants, au moins pour ceux d' autrui, et son
admiration insensée pour l'état sauvage.
Pour Bonald au contraire l'état naturel est op-
posé à l'état natif ou imparfait, l'état naturel
est l'état "parfait, et l'état parfait est l'état de
société.
LE RÉALISME DE BONALD. 51
« La nature d'un être, définit Bonald, est ce
qui le constitue ce qu'il est; c'est la loi parti-
culière de son existence ou de son être.
« La nature des êtres est ce qui les conserve
tels qu'ils sont; c'est l'ensemble des lois gé-
nérales de leur conservation. »
Et Bonald nous explique: puisque ces lois
conservent les êtres, ces lois sont bonnes. Or
comme la nature est l'ensemble de ces lois, elle
est donc bonne également. Nature des êtres, ou
leur bonté absolue, leur perfection sont donc
synonymes. »
Et Bonald nous éclaircit son raisonnement par
cet exemple: Le chêne commence dans le
gland, l'homme dans l'enfant... Le gland, l'en-
fant, voilà l'état natif ; le chêne parvenu à sa
maturité, l'homme fait, voilà l'état naturel: et
comme tout être tend également à se placer dans
son état naturel, et ne peut subsister, s'il n'y
parvient, le gland périt, s'il ne devient chêne,
et l'enfant, s'il ne devient homme.
« Etat natif, état naturel, distinction essen-
tielle, fondamentale, que Hobbes, que J. J. Rous-
seau, que tant d'autres ont méconnue: de là leurs
méprises et nos malheurs.
52 LE RÉALISME DE BONALD.
Et Bonald conclut: « L'état natif, ou l'état ori-
ginel est donc pour un être un état de faiblesse
et d'imperfection; l'état naturel ou la nature
est un état de développement, d'accomplisse-
ment, de perfection. Un esprit exercée à méditer
entrevoit dans le lointain de hautes conséquen-
ces enfermées dans ce principe. « Certains phi-
losophes, dit Leibnitz, ont pensé que l'état na-
turel d'une chose est celui qui a le moins d'art ;
ils ne font pas attention que la perfection com-
porte toujours l'art avec elle.
« Cette pensée d'un des plus grands esprits
qui aient paru parmi les hommes est, si l'on
y prend garde, une opinion universellement
reçue. Ne dit-on pas qu'il n'y; a rien de si difficile
à atteindre que le naturel? Et tout le faux, le
guindé, Y innaturel se présente comme de lui-
même, et semble inné dans l'homme; ce n'est
qu'à force d'art, d'étude et d'efforts sur lui-
même qu'il devient naturel dans ses manières,
naturel dans ses discours, naturel dans ses pro-
ductions, bon, en un mot, dans tout son être.
« Appliquons ces principes à la société. L'état
sauvage de société est à l'état civilisé ce que
LE RÉALISME DE BONALD. 5H
l'enfance est à l'état d'homme fait. L'état sau-
vage est l'état natif : donc il est faible et impar-
fait; il se détruit ou se civilise. L'état civilisé est
l'état développé, accompli, parfait; il est 1 état
naturel. »
Ainsi donc Rousseau et Bonald ont prétendu
l'un et l'autre ramener les hommes à la nature.
Mais tandis que le premier entendait par là
ruiner la civilisation, détruire la société, le se-
cond entendait restaurer et consolider Tordre
social.
J'en reviens au grand principe réaliste pro-
clamé par Bouald: il est des lois pour l'ordre
moral et social, comme il est des lois pour
l'ordre physique. Ce principe est capital, fon-
damental, car quiconque le reconnaît et en tire
les conséquences qu'il renferme, se voit forcé
de rejeter tous les systèmes politiques révo-
lutionnaires. Sous prétexte de liberté la Révo-
lution livre, en effet, la société aux caprices des
individus. Elle dit au citoyen: formule ta vo-
lonté et elle sera la loi. Mais dès lors qu'il y
a des lois pour l'ordre social comme pour l'or-
54 LE RÉALISME DE BONALD.
dre physique, ces lois ne dépendent pas de notre
volonté, et comme le dit Bonald, « l'homme ne
peut pas plus donner une constitution à la société
religieuse ou politique, qu'il ne peut donner la
pesanteur au corps, ou l'étendue à la matière.
Dès lors qu'il y a des lois il s'agit de les dé-
couvrir et non de les mettre aux voix. Cette
remarque est de Taine qui ajoute: « Nos pré-
férences seraient vaines; d'avance la nature et
l'histoire ont choisi pour nous; c est à nous
de nous accommoder à elles, car il est sûr
qu'elles ne s'accommoderont point à nous. La
forme politique et sociale dans laquelle un peu-
ple peut entrer et rester, n'est pas livrée à
son arbitraire, mais déterminée par son carac-
tère et son passé.... On doit donc renverser
les méthodes ordinaires, et se figurer la nation
avant de rédiger la constitution. »
Il y a d'ailleurs dans ce passage de Taine,
malgré l'esprit positif qu'il manifeste, comme un
reste de préjugé révolutionnaire, car il y parle
de rédiger une constitution. Cela semble indi-
quer chez lui la pensée qu'une constitution pour
exister, être valable, être solide, doit être ré-
LE REALISME DE BONALD. OO
digée, être écrite. Celte croyance date de la
Révolution. Les révolutionnaires ont poussé
même ce préjugé jusqu'à prétendre que la
France de l'ancien régime n'ayant pas de consti-
tution délibérée, votée, écrite, n'avait pas de
constitution. Assertion absurde, déclarait Bo-
nald, car la constitution d'un peuple est le
mode de son existence; et demander si un
peuple qui a vécu quatorze siècles, un peuple
qui existe, a une constitution, c'est demander,
quand il existe, s'il a ce qu'il faut pour exister;
c'est demander si un homme qui vit, âgé de
quatre-vingts ans, est constitué pour vivre. »
C'est insensiblement, par la conspiration de
mille agents, avec laide des siècles que se fait
loule grande création politique, et non pas par
quelques hommes délibérant et écrivant. Et
si l'on écrit, ce qu'on écrit n'a de valeur qu'au-
tant qu'on ne fait que fixer ce qui existait déjà
sous forme de coutume. Une constitution, doit
être l'œuvre du temps, l'œuvre de la nature:
On veut, dit le président Hénault que cite Bo-
nald, que l'on vous dise que telle année, à tel jour,
il y eût un édit pour rendre vénales les charges
5G LE RÉALISME DE BONALD.
qui étaient électives; or, il n'en va pas ainsi de
tous les changements qui sont arrivés dans les
Etats par rapport aux mœurs,aux usages,à la dis^-
cipline; des circonstances ont précédé, des faits
particuliers se sont multipliés, (voilà la nature),
et ils ont donné, par succession de temps, nais-
sance à la loi générale sous laquelle on a vécu. »
C'est ainsi que s'était constitué l'ancien ré-
gime. Et Bonald nous l'expose dans une page
magistrale.
« Si le développement insensible des institu-
tions monarchiques, tel que je l'ai présenté,
écrit-il, ne s'accorde pas avec les systèmes de
quelques écrivains célèbres sur les premiers
temps de notre histoire et l'origine de nos éta-
blissements politiques, c'est que leurs auteurs
ont voulu trouver un législateur là où ils ne de-
vaient chercher que la nature, et assigner des
époques fixes à la législation, lorsqu'il ne fal-
lait qu'en étudier la marche et en observer les
progrès. L'art met à découvert ses procédés;
la nature dérobe ses opérations à nos regards et
ne nous laisse apercevoir que des résultais. Si
un peintre veut représenter un arbre, je vois
LE RÉALISME DE BONAL'D. 57
les pinceaux, la toile, et les couleurs: je vois
le tronc se dessiner, les branches s'étendre,
le feuillage naître: c'est l'ouvrage de l'homme,
copie imparfaite et périssable des productions
de la nature. La terre reçoit le fruit qui doit
produire le chêne; elle referme son sein et
travaille en secret. L'arbre se développe de son
germe; mais qui racontera les merveilles de
cette génération? Il croît, il s'élève; mais qui
le voit s'élever et croître? Battu par les orages,
il n'en est que plus robuste: retranché par le
fer, il en devient plus vigoureux; il verra passer
les générations et les siècles; et le vieillard, qui
dans son enfance se courbait pour redresser
sa tige, en contemple la hauteur, et, assis à
son ombre, réfléchit avec douleur à la rapidité
du temps. Voilà l'ouvrage de la nature: voilà
la société.
« Nous connaissons la législation politique de
la Grèce et de Rome; nous distinguons ce qui
est de Romulus ou de Solon. de Numa ou de
Lycurgue; les motifs du législateur, l époque
précise de ses institutions, leur objet, leurs
dispositions, leurs effets, rien ne nous échappe;
58 LE RÉALISME DE BONALD.
et nos propres institutions, ces institutions qui
subsistent encore, et sous lesquelles nous vi-
vons, ces institutions récentes, si nous les com-
parons à celles des Grecs et des Romains, et
sur lesquelles nous avons des monuments con-
temporains de tous les âges de la monarchie,
elles ne sont pour nous qu'une matière à sys-
tèmes et un sujet de disputes. Qui est-ce qui a ré-
glé l'ordre de la succession, établi l'indivisibilité
de la couronne, l'inaliénabilité des domaines?
Y avait-il plusieurs ordres de citoyens sous la
première et la seconde race? Quelles étaient les
fonctions des assemblées générales, ou l'origine
de la pairie? Quelle est l'époque certaine de
l'hérédité des fiefs, de l'introduction de la ma-
gistrature, de l'inamovibilité des offices, de la
vénalité des charges? Nous l'ignorons; mais
nous voyons un ordre de succession invariable,
une couronne indivisible, une noblesse héré-
ditaire, une magistrature inamovible; nous
voyons la France, ce chêne antique, croître peu
à peu, et par des progrès insensibles étendre
sur toute l'Europe son ombre protectrice, et,
courbé par les vents, redresser sa tête altière.
LE RÉALISME DE BONALD. 59
Qu'on ne me parle pas des hommes ni de leurs
motifs: la nature les fait servir à ses desseins;
qu'on ne m'oppose pas des faits contraires, la
nature les ramène à son plan; qu'on ne mal-
lègue pas des dates, la nature ne connaît pas
d'époques dans ses opérations, parce qu'elle
opère sans cesse. »
Ainsi donc, le déclare Bonald, la nature seule
doit faire des lois, la nature seule â le pouvoir
législatif.
Or comment la nature fait-elle des lois? De
deux manières. D'abord, comme vient de
nous l'expliquer Bonald, elle introduit dans la
société des coutumes qui acquièrent force de
lois. Et Bonald nous rappelle qu'autrefois en
France toutes nos lois politiques n'étaient que
des coutumes dont on ne pouvait assigner l'é-
poque, ni fixer l'origine.
Ensuite la nature indique à la société le vice
d'une loi défectueuse ou incomplète, par le ca-
ractère des troubles dont celle-ci est agitée;
comme dans le corps humain elle indique l'es-
pèce de remède par le genre de la maladie,
t En no mot, écrit Bonald, quand la nature
60 LE RÉALISME DE BONALD.
de la société exige une loi nouvelle, la néces-
sité introduit une nouvelle coutume; quand
la nature demande la correction, la modifica-
tion, le développement d'une loi existante, il
survient des troubles dans la société qui en
avertissent. Quand la succession héréditaire
dans l'aîné des mâles de la maison régnante est
devenue nécessaire à l'étendue, aux circonstan-
ces de la société française, la coutume s'en est
introduite sans qu'on puisse en assigner l'épo-
que, ni en nommer l'auteur. Quand la loi. qui
veut que l'impôt extraordinaire soit consenti
par la nation sur la demande du monarque,
a été enfreinte, les troubles entre le pouvoir de
l'Etat et les corps dépositaires des lois ont
agité la France: celait un avertissement de la
nature, et comme un accès de fièvre du corps
social qui annonçait un vice intérieur. »
Ne pas songer à bâtir en un seul jour; cons-
truire l'édifice politique en recueillant pierre
par pierre ce que la pratique, l'expérience aura
fait reconnaître bon, utile, nécessaire; réformer
ce qui est la cause de troubles, en un mot écou-
ter la nature, voilà ce que Bonald nous conseille.
LE RÉALISME DE BONALD. 61
C'est en somme ce que Charles Maurras ap-
pelle, à propos d'un autre grand écrivain :
» l'empirisme organisateur. »
Il n'y a rien de plus réaliste, de plus posi-
tif, de plus sage et sensé que cette manière
de procéder. Remarquons d'ailleurs que ce sont
les plus grands esprits qui s'y sont rangés,
et que c'est au contraire les médiocres qui ont
prétendu faire des constitutions.
Mais si on regarde comme absurde de ré-
diger une constitution, on peut du moins cher-
cher à poser les principes politiques fonda-
mentaux, principes reconnus par la raison et
confirmés par l' expérience des siècles, par 1" his-
toire. Ce sont quelques-uns de ces principes
que nous étudierons avec Bonald.
CHAPITRE II.
L'INDIVIDUALISME.
CHAPITRE 1 1.
L INDIVIDUALISME.
Ces grands principes sociaux que Bonald re-
met en lumière ont été combattus par la philo-
sophie révolutionnaire. Aussi toute l'œuvre de
Bonald sappliquc-t-ellc à réfuter cette philo-
sophie.
Mais avant d'entrer dans le détail de cette
philosophie et des principes qu'il convient de
lui opposer, je voudrais donner, en quelques
mots, une vue d'ensemble de Bouald sur la
Révolution.
Pour Bonald c'est une erreur de distinguer
deux époques dans la Révolution, afin, comme
Le t'ont les libéraux, d'en approuver lune et
condamner l'autre. Il n'est permis de distinguer
Le réalisme de Bonald. 5
66 LE RÉALISME DE BONALD.
deux époques, qu'à la condition, de regarder
la seconde comme un enchaînement logique et
fatal de la première. En d'autres termes, 93
n'est pas une déviation de 89. Il n'en est même
pas un effet excessif, il en est un effet normal.
D'excès de la Révolution je n'en connais pas, dé-
clare Bonald. « Tous les crimes qu'elle a pro-
duits n'en ont été que les conséquences natu-
relles et prévues par les bons esprits, pour hor-
ribles qu'elles aient été. Il est tout à fait naturel
de chasser ou de détruire ceux qu'on a dépouil-
lés, de les haïr et de les calomnier après les
ïivoir proscrits. Il est naturel que le pouvoir,
jeté au peuple comme une largesse, ait été ravi
par les plus audacieux, et qu'enivrés d? leur
nouvelle fortune, des hommes, élevés des der-
niers rangs au faîte du pouvoir, n'aient gardé
aucune modération dans son exercice. Il est
naturel qu'après avoir détruit la royauté, on
n'ait plus voulu de roi, et qu'après avoir ou-
tragé le roi, on ait craint de laisser vivre celui
qu'on avait outragé. C'était sans doute des excès
en morale; mais ce n'était pas des excès en ré-
volution: c'était des accidents, comme les cou-
l'individualisme. 67
vulsions et le délire sont des accidents dans
quelques maladies, et non des excès.
« Ces conséquences étaient, je le répète, iné-
vitables, parce qu'elles étaient naturelles et que
l'arbre portait son fruit. Ces conséquences se
seraient développées tôt ou tard: elles se déve-
lopperaient encore aujourd'hui; et seulement
il y aurait plus d'art dans la violence, plus de
méthode dans la destruction; il se ferait autant
de mal. et il serait seulement plus irrémédia-
ble.
Et Bonald conclut à l'adresse des libéraux :
« Des hommes, comme il en est tant, avec de
l'esprit sans connaissances, des vertus sans ju-
gement, des intentions droites sans défiance,
hors d'état de prévoir le mal, parce qu'ils sont
incapables de le faire, posent un principe qui
leur paraît une vérité démontrée, et ils gémis-
sent ensuite des conséquences qu'on en a ti-
rées, et du mal qu'il a produit. Ce sont des
enfants qui pressent la détente d'une arme à
feu et sont tout effrayés de voir partir le coup.
L'enfant ne savait pas que l'arme était char
gée de passions qui n'attendent qu'une étiu-
68 LE RÉALISME DE B0NALD.
celle pour faire explosion: et j'ose dire qu'il
n'y a pas un principe politique posé en 1789,
dont une dialectique rigoureuse ne fît sortir
toute la Révolution. »
C'est à Ces principes politiques, à leur dérou-
lement logique qu'est donc due la Révolution.
Et il faut se garder d'y voir, comme le fait
Mme de Staël, une révolte du peuple français,
causée par un état de souffrance et d oppression,-
Le témoignage de Ronald sur ce point est im-
portant à retenir, car Ronald parle ici de ce
qu'il avajt vu de près, de ce qu'il avait vécu.
Or ce témoignage le voici: Ce motif d'un état
de souffrance et d'oppression, écrit-il, trouvé
après coup, est démenti par tous les souvenirs,
et, jose le dire, par l'opinion de toute l'Europe,
la douceur reconnue de nos mœurs, la perfec-
tion de nos lois. Le peuple français était même
plus heureux dans les années qui précédèrent
la Révolution, qu'il ne T avait jamais été, puis-
que les seules lois dont quelques portons de
Français pussent se plaindre, telles que la ser-
vitude de la glèbe, les droits de mainmorte, ou
les ordonnances contre les protestants avaient
été abolies par Louis XVI. »
l'individualisme 69
C'est donc avant tout des principes erronnés,
je le répète, qu'il faut voir à la racine de la
Révolution, cette Révolution qu'on n'a jamais
mieux définie que dans cette formule de Bo-
nald. frappante par sa force et sa concision:
« Un appel fait à toutes les passions par toutes
les erreurs. »
Ce sont les plus capitales de ces erreurs que
nous allons étudier avec Bonald. et en regard
nous établirons avec lui la vérité politique.
La philosophie révolutionnaire a comme fon-
dement L'individualisme . Quelle est la pen-
sée de Ronald sur l'individualisme, voilà ce que
je commencerai par exposer.
Comme son nom l'indique. L'individualisme
est une doctrine qui ne considère que l'indi-
vidu. La philosophie révolutionnaire isole,
abstrait l'homme de la société, et c'est sur
cette abstraction qu'elle raisonne. Commen-
çant par méconnaître le rôle de la société dans
la formation de l'homme, rien d'étonnant à ce
qu'elle aboutisse à des conséquences sociales
ruineuses.
70 LE RÉALISME DE BONALD.
L'homme se fait lui-même, déclare l'indivi-
dualiste. La société fait l'homme, riposte Bo-
nald. Tels sont les axiomes de la philosophie de
l'anarchie et de la philosophie de l'ordre. Nous
allons voir ce qui résulte de ces deux thèses
opposées.
Prétendre que l'homme se fait lui-même, c'est
prétendre que ce qu'on trouve chez lui de bien
moral, il le tient de lui-même, que ce bien existe
naturellement en lui. C'est là la pensée de tous
les révolutionnaires. Mais si le bien existe na-
turellement dans lhomme, d'où lui vient le mal ?
Le mal lui vient du dehors, il lui vient de la so-
ciété : « L'homme est bon naturellement, dé-
clare Rousseau, la société le déprave et le rend
misérable. » La conséquence logique d'un tel
axiome, c est la liane, le dénigrement la des-
truction recherchée de la société. Les protes-
tants se sont appliqués à détruire la société
religieuse; les révolutionnaires qui les ont sui-
vis, la société civile et politique. Et les uns et
les autres pensaient travailler ainsi au progrès
de l'humanité.
Bonald déclare au contraire : « Nous sommes
L'INDIVIDUALISME. 71
mauvais par nature, bons par la société. > El il
ajoute : i Aussi tous ceux qui, pour constitue-
la société, ont commencé par supposer que nous
naissions bons, frappés des désordres que la so-
ciété n'empêche pas, et oubliant tous ceux qu'elle
prévient, ont fini, comme Jean-Jacques, par
croire que la société n'était pas dans la nature
de l'homme.
Nous sommes mauvais par nature, bons par
la société. C'est la thèse de l'ordre. Elle aboutit,
en effet, logiquement à la recherche de la con-
solidation et du perfectionnement de la société.
Si nous sommes bons par la société, pour nous
rendre meilleurs, rendons la société meilleur!-,
pour atteindre à l'individu, travaillons sur ce
qui le conditionne. ; Il faut faire la société
bonne, écrit Bonald, si l'on veut que l' homme
soit bon; il faut qu'à son entrée dans la sociét»''
il y trouve, établi par les lois, pratiqué dans les
mœurs, enseigné par les écrits, rappelé par
les arts, autorisé, accrédité par tous les moyens
dont la société dispose, tout ce qui peut aider
un naturel heureux ou fortifier une âme faibl.
et continuer une bonne éducation ou réformer
une éducation vicieuse. »
72 LE RÉALISME DE BONALD.
Remarquons que si les révolutionnaires, en
concentrant leurs regards sur l'individu, en ar-
rivent à oublier la société, ou à ne diriger leur
pensée vers elle que pour en méconnaître le rôle
bienfaisant et s'efforcer à des destructions, par
contre les philosophes de l'ordre en disant: so-
ciété d'abord n'oublient pas l'homme. Leur phi-
losophie n'est pas. comme on a voulu le faire
croire, un anéantissement de l'individu. C'est au
contraire l'individualisme qui est l'écrasement
de l'individu, car l'individualisme aboutit à
émietter tous les groupements, et à laisser un
pygmée, le citoyen isolé, en face d'un colosse.
l'Etat. Si Bonald, avec tous les grands esprits,
défend l'ordre social, c'est donc pour le bien de
l'Humanité, et en définitive pour le bien du plus
grand nombre. Il n'est pas démocrate, certes.
Mais démocrate ne signifie pas démophile. Et la
démophilie, ou amour du peuple, de la nation,
n'entraîne pas après elle la démocratie, bien au
contraire.
Personne d'ailleurs n'a plus pensé que Bonald
au bien du plus grand nombre, et s'il veut par
exemple la concentration du pouvoir politique,
l'individualisme. 73
et s'il veut des privilèges héréditaires, ce n'est
point pour L'avantage d'un monarque et dune
aristocralie. c'est pour l'avantage de la société,
et donc finalement pour l'avantage de tous ceux
qui la composent Les sujets publics, ou le
peuple, déclarait-il, est le ternie de la volonté
du pouvoir et de l'action des ministres, et c'est
à son utilité que tout se rapporte dans la so-
ciété, constitution et administration. — s La
société, écrivait-il encore, est établie pour l'avan-
tage général, et non pour le bien particulier,
puisqu'il faut au contraire que le particulier
souffre pour le bien général. Les sophistes qui
ont traité de la société n'y voient que 1 individu,
et Pupendorff lui-même dit que les lois sont
faites pour l'avantage du chef : erreur grossière,
puisque le chef doit le premier s immoler pour
le salut de ses membres. Toute société, dans
ce sens, est une république, res publica, la
chose de tous, et non la chose de chacun, et
alors, dit J.-J. Rousseau, la monarchie elle
même est une république . Dans le siècle der-
nier, les bons auteurs appelaient toute forme
d'Etat république; ce n'est que dans ce siècle
74 LE RÉALISME DE BONALD.
qu'on a donné exclusivement cette dénomination
au gouvernement populaire, de tous les Etats
celui où chacun est le plus occupé de soi et
où tous sont le moins occupés des autres.
Je rappellerai à ce propos, car c'est une équi-
voque dont on joue beaucoup, que c'est dans
ce sens aussi que Auguste Comte entendait le
mot république, dans ce sens de « res publiai .
la chose de tous, et non dans le sens de gou-
vernement de tous, de gouvernement populaire.
Qu'on se souvienne seulement de son axiome
énergique : « Tout choix des supérieurs par les
inférieurs est profondément anarchique. a
Une autre conséquence de l'individualisme,
c'est que cette doctrine exaltant l'individu au
détriment du corps social est portée à ne voir
dans l'individu que des droits. Et comme elle
regarde tout encadrement des individus comme
une diminution de leurs droits, de leur liberté,
elle est amenée logiquement à préconiser l'é-
miettement de la société. Toutes les destruc-
tions révolutionnaires sortent ainsi fatalement
de la théorie des droits de l'homme, les droits
de l'homme », ces mots effrayants, dit Bonald.
l'individualisme. 75
qu'on entendit retentir à la veille des crises
révolutionnaires comme un signal de déso-
lation et de mort .
c La philosophie du dernier siècle, écrit-il à
ce propos, ignorante au suprême degré de tout
ce qui constitue l'état moral de la société, et
par là même profondément habile dans l'art de
létruire, toujours dans les extrêmes, n'a vu que
homme et l'univers, et jamais la société. D'un
côté elle a, si j'ose me servir de cette expres-
sion familière, haché menu les états et les fa-
milles, où elle n'a vu ni pères, ni mères, ni en-
fants, ni maîtres, ni serviteurs, ni pouvoirs, ni
ministres, ni sujets, mais seulement des hom-
mes, c'est-à-dire des individus, ayant chacun
leurs droits, et non des personnes liées entre
i par des rapports; et elle a tout confondu
en voulant tout égaliser, et tout dissous, en vou-
1 nt tout affranchir. De l'autre, elle n'a proposé
à nos affections que le genre humain, l'humanité
tout entière, et elle a anéanti les affections en
voulant les ét( ndre au delà même de la capacité
de nos cœurs et de la possibilité de nos rela-
tions. Mais c'est surtout l'esprit public de nation,
76 LE RÉALISME DE B0NALD.
de famille ou de corps qu'elle s'est opiniâtre-
ment attachée à détruire, et elle l'a poursuivi
jusque dans les corporations d'arts mécaniques,
dans lesquelles il produisait en général des ef-
fets excellents.
On sait quel magistral et impressionnant ta-
bleau Taine notamment a tracé de toutes ces
destructions nécessitées par la philosophie ré-
volutionnaire, par les Droits de l'Homme. >
Considérant non 1 individu isolé, mais r homme
en société, Bonald voit en lui non des droits,
mais des devoirs. Dans la société, déclarc-t-il,
il n'y a pas de droits, il n'y a que des devoirs.
C'est identiquement la pensée exprimée par Au-
guste Comte : Chacun, disait-il, a des devoirs
et envers tous, mais personne na aucun droit
proprement dit. Et pour ceux qui s'effraie-
raient de cette assertion, je rappellerai que
Comte faisait remarquer que les justes garan-
ties individuelles > se trouvent suffisamment
résulter « de celte universelle réciprocité d'obli-
gation. » Que j'aie un droit envers les autres ou
que les autres aient un devoir envers moi. le
résultat n'en est-il pas le même pour ce qui
l'individualisme. 77
me touche? Sauf que celte substitution des de-
voirs aux droits a l' avant âge d'écarter les dan-
gers politiques et moraux où nous jette l'exal-
tation moderne des droits individuels.
Comment d'ailleurs en bonne logique l'indi-
vidu aurait-il des droits, puisqn il doit tout à la
société? L'homme n'existe que par la société,
écrit Bonald. et la société ne le forme que pour
elle: il doit donc employer au service de la
société tout ce qu'il a reçu de la nature, et tout
ce qu'il a reçu de la société, tout ce qu'il est et
tout ce qu'il a.
Et il dit encore plus explicitement: « La reli-
gion veut que l'homme social fasse son devoir
dans le poste que la société lui assigne. Or,
quel est le devoir de l'homme social? Le devoir
de l'homme social, son devoir le plus simple,
le plus indispensable, esl d'employer, à l'utilité
de la société, toutes les Facultés que la nature
lui a données, que la société a développées par
l'éducation, et auxquelles elle fournit l'occasion
de se déployer par la profession dans laquelle
elle place l'homme. Si l'homme social avait
une mesure fixe de devoir, il pourrait s'enor-
78 LE RÉALISME DE BONALD.
gueillir lorsqu'il outrepasserait cette mesure;
mais les facultés de l'homme sont la seul
mesure de ses devoirs envers la société. Ainsi
celui qui fait les actions les plus héroïques, ou
se livre aux travaux les plus utiles, ne fait que
son devoir, et ne fait pas plus que son devoir,
puisqu'il ne fait qu'employer à l'utilité de la
société les facultés qu'il a reçues, et que la
société a perfectionnées. L'homme n'a donc
pas à s'enorgueillir, puisqu'il ne fait que son
devoir; il peut donc être modeste au milieu de
la gloire des plus grands succès, comme il peut
être pauvre au milieu des richesses, et tempé-
rant au milieu des plaisirs. »
Ici encore nous retrouvons la même pensée
chez Comte. « Nous naissons, remarquait-il,
chargés d'obligations de toute espèce, envers
nos prédécesseurs, nos successeurs et nos con-
temporains. Elles ne font ensuite que se déve-
lopper ou s'accumuler avant que nous puissions
rendre aucun service... Quels que puissent être
nos efforts, la plus longue vie bien employée
ne nous permettra jamais de rendre qu'un?
portion imperceptible de ce que nous avon-
reçu. »
l'individualisme. 79
Puisque toute une vie, la mieux remplie qu'il
soit, ne suffit pas pour nous acquitter envers la
société, fuir volontairement l'existence, c'est
donc forcément partir avant d'avoir payé sa
dette, avant d'avoir accompli tout son devoir.
C'est là-dessus que Comte se base pour défendre
et honnir le suicide. Il est curieux d'observer
que le croyant Bonald nous propose le même
argument, désireux qu'il est de s'en tenir, dans
la défense de Tordre, uniquement à des motifs
d'intérêt social. « Je regarde le suicide, écrit-il
comme un crime de lèse-société au premier
chef, et par conséquent comme un acte sévère-
ment défendu par l'auteur et le conservateur
des sociétés, qui ne veut pas que les bons
fraudent la société du service qu'ils lui doivent,
ni les méchants de l'exemple du repentir ou
du châtiment. »
De l'individualisme, de la théorie des droit-
de l'homme, sort naturellement le pouvoir élec-
tif. Le gouvernement le plus en harmonie avec
la philosophie révolutionnaire est la République
80 LE RÉALISME DE BONALD.;
démocratique, qui prétend remettre une part du
pouvoir à chaque individu. Au contraire le gou-
vernement en harmonie avec la philosophie
sociale de Bonald est la monarchie héréditaire.
Cette philosophie considère, en effet, la société
comme un corps général dont l'existence em-
brasse le passé, le présent, l'avenir. L'homme
meurt: la société vit et se maintient à travers
les générations qui se succèdent. Or seule la
monarchie héréditaire offre ce caractère de
durée, d'immortalité.
Dans la république démocratique, au con-
traire, la société n'est plus un corps général,
mais simplement une réunion d'individus; la
volonté générale n'est qu'une somme de vo-
lontés particulières. En un mot tout s'y indivi-
dualise, tout s'y restreint et s'y concentre dans
le présent, d'accord en cela avec la doctrine ré-
volutionnaire. Voici d'ailleurs le parallèle que
Bonald établit.
« Dans la monarchie, écrit-il. tout est social,
religion, pouvoir, distinctions.
« Dans 1 Etat populaire, tout est individuel:
chacun a sa religion, chacun a son pouvoir.
l'individualisme. 81
chacun veut se distinguer ou dominer par ses
talents ou par sa force.
« Dans la monarchie, parce que le pouvoir est
social, sa limite est dans les institutions so-
ciales.
« Dans la démocratie, parce que le pouvoir
est individuel, sa limite est dans l'homme.
■ La monarchie considère l'homme dans la
société, ou membre de la société, ou l'homme
social.
* La république considère l'homme hors de
la société, ou l'homme naturel.
« Et comme la société est faite pour l'homme
et l'homme pour la société, la monarchie qui
considère l'homme dans ses rapports avec la
société, convient à l'homme et à la société.
* Et la république qui considère l'homme
sans rapport avec la société, ne convient ni
à la société, ni à l'homme. »
Dans la défense de cette thèse le philosophe
que Bonald sera le plus naturellement amené
à réfuter sera Rousseau. C'est chez son théori-
(im le plus illustre qu'il va chercher, pour la
combattre, la philosophie révolutionnaire. L'œu-
I.e réalisme de Ronald. 6
82 LE RÉALISME DE BONALD.
vre de Bonald est une admirable critique de
l'œuvre de Rousseau. Et je ne crois pas, notam-
ment, qu'on ait jamais porté un jugement plus
frappant dans sa justesse et sa concision, sur
la pensée et l'œuvre du doctrinaire de la Ré-
volution, que celui formulé par Bonald dans
ces quelques lignes: « L'auteur du Contrat so-
cial dans la société ne vit que l'individu, et
dans l'Europe ne vit que Genève; il confondit
dans l'homme la domination avec la liberté,
dans la société la turbulence avec la force,
l'agitation avec le mouvement, l'inquiétude avec
l'indépendance, et il voulut réduire en théorie
le gouvernement populaire, c'est-à-dire fixer
l'inconstance et ordonner le désordre. »
Celte question du gouvernement, nous aurons
à en reparler. Je passe donc tout de suite à la
question de la religion. La religion en harmo-
nie avec l'individualisme est le protestantisme,
ou la liberté du choix, choix des croyances,
choix de la morale à suivre, laissée à chaque
individu.
Le protestantisme ou religion individualiste
est tout entier contenu dans cet aphorisme de
l'individualisme. 83
Rousseau: < Ce que Dieu veut qu'un homme
fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre
homme, il le lui dit à lui-même, et l'écrit au
fond de son cœur. >
« Il y a dans cette phrase, remarque Bonald,
autant d'erreurs que de mots. Où sera donc la
règle publique et sociale des actions humaines?
Chaque homme sera donc juge de ce qui est
écrit au fond de son cœur, puisque seul il y
peut lire. Et sur quelle loi la société pourra-
t-elle juger celui à qui Dieu a parlé à lui-même,
ou condamnera des actions dont l'homme assu-
rera avoir lu Tordre écrit au fond de son
cœur? Comment dans un Etat, les tribunaux
jugeraient-ils les coupables, si le prince n'eût
intimé à ses sujets les lois, qu'en parlant a
l'oreille de chacun d'eux?
i Les sophistes, comme Toussaint et Hclvé-
tius, qui ont nié le pouvoir du père et les de-
voirs des enfants, et Jean-Jacques lui-même
qui a étouffé les sentiments paternels, n'avaient
donc sur ce premier objet dos affections de
l'homme et de ses obligations, rien d'écrit au
fond de leur cœur! Cette écriture peut faire
84 LE RÉALISME DE B0NALD.
image dans une déclamation et arrondir une
phrase; mais on ne fonde pas la société sur une
métaphore, et le christianisme qui entend bien
mieux les intérêts de la société et Tordre des
relations des êtres entre eux, loin de nous livrer
chacun à notre sens privé et à nos inspirations
personnelles, nous défend d'écouter les révé-
lations même d'un ange, si elles étaient con-
traires à la parole ou à l'écriture, expression
publique de la volonté du souverain manifestée
à la société. »
Bonald écrit encore: « La supposition que
Dieu fera connaître ses volontés sociales ou
générales à chaque individu par une inspiration
particulière, laisse la société sans garantie con-
tre renthousiasme qui raconte des visions, ou
la fourberie qui en invente; et ce moyen indi-
viduel et privé ne peut, sans contradiction, être
proposé pour règle à la société. C'est ce qui a
perdu les sectes protestantes qui, à la place
d'une autorité visible parlante et écrivante,
qu'elles ont rejetée, ont érigé le sens privé et
l'inspiration particulière en loi générale et cons-
tante de la société; fanatisme insensé, qui peut
l'individualisme. 85
consacrer toutes les visions et légaliser tous
les forfaits! >
Dans cette religion individualiste il y a plu-
sieurs degrés. Il y a Luther, il y a Rousseau,
il y a Kant. C'est-à-dire il y a l'individualisme
chrétien, l'individualisme déiste, l'individua-
lisme philosophique. C "est ce que Donald re-
marque: La doctrine du Luthérianisnie, écrit-
il, est fondée sur un principe semblable (à la
doctrine de Rousseau), avec cette différence que
les purs déistes, comme Jean-Jacques, pensent
qu'il n'a jamais existé de révélation extérieure
de Dieu à la société humaine, et que l'homme
trouve toutes les lois au fond de son cœur, au
lieu que Luther admet l'existence d'une révé-
lation primitive: mais il pense que l' homme
trouve dans sa raison les lumières nécessaires
pour l'expliquer, c'est-à-dire que les uns veu-
lent que l'homme soit sa loi à lui-même, et
que les autres veulent que l'homme soit à lui-
même son magistrat. La doctrine de Kant, née
au sein de l'école luthérienne, ne me parait pas
être autre chose, autant qu'on peut juger la
pensée à travers le voile myslcricu i de l'ex-
pression. »
86 LE RÉALISME DE BONALD.
Luther nous donne un livre comme guide.
Mais il déclare qu'il appartient à chacun din-
terpréter ce livre. Rousseau donne à chacun
comme guide sa conscience. Kant la loi morale
inscrite en nous. Tout cela revient au même au
point de vue des dangers moraux et sociaux qui
en résultent. C'est dans tous les cas l'exalta-
tion du sens privé.
Ce n'est pas que Bonald nie qu'il y ait en nous
des lois morales, en notre conscience une voix
qu'il faut écouter. Mais ces lois, déclare-t-il, si
elles sont innées quelque part, le sont dans la
société et non dans l'homme. Dans l'homme
elles sont le fruit d'une acquisition; il les doit
à la société.
« La connaissance des vérités morales, écrit
Bonald, qui sont nos idées, est innée, non dans
l'homme, mais dans la société: dans ce sens
qu'elle peut ne pas se trouver dans tous les
hommes, et qu'au contraire elle ne peut pas ne
pas se trouver plus ou moins dans toutes les
sociétés, puisqu'il ne peut même y avoir aucune
forme de société sans connaissance de quelque
vérité morale. Aussi l'homme entrant dans la
l'individualisme. 8?
société, y trouve cette connaissance comme une
substitution toujours ouverte à son profit, sous
la seule condition de l'acquisition de la parole,
perpétuellement subsistante dans la société. »
Dès lors qu'il y a société, même embryon de
société, il y a connaissance de certaines lois
morales, certaines lois d'ordre, certaines lois
sociales, puisque la connaissance et la pratique
de ces lois sont la condition d'existence de toute
société. Par son existence même toute société
nous prouve qu'elle suit certaines lois dont son
existence dépend. C'est donc avec juste raison
qu'on peut dire qu'il y a dans toute société des
idées morales innées. Ces idées connues de la
société ne le sont point de nous comme le pré-
tendent les sectateurs de la religion individua-
liste. Mais comme nous naissons et vivons dans
la société, ces idées s'infiltrent en nous, soit
directement par la révélation que nous en font
nos parents ou nos supérieurs, soit indirecte-
ment et plus insensiblement par la pénétration
des mœurs au milieu desquelles nous vivons,
par L'atmosphère sociale en quelque sorte que
nous respirons. Ces idées nous pénètrent si in-
88 LE REALISME DE BONALD.
sensiblement que nous ne nous apercevons pour
ainsi dire pas du moment de leur acquisition;
si bien que les ayant acquises, nous sommes
tentés de nous figurer les avoir toujours pos-
sédées. Nous les disons inscrites naturellement
dans notre conscience, parce qu'elles y ont été
inscrites par la complicité de tant d'agents, que
nous ne pouvons démêler et distinguer claire-
ment ces agents.
« Laissons, écrit Bonald, cette expression,
lois naturelles gravées au fond des cœurs, dans
ce sens qu'il ne soit besoin d'aucune autorité
visible pour nous les faire connaître et nous les
faire observer; ces lois que l'on croit gravées
au fond des cœurs parce qu'on ne peut se ren-
dre compte du moment où l'instruction des
leçons et des exemples en a développé l'idée,
et qu'on croit avoir toujours sues, parce qu on
ne se rappelle pas les avoir jamais apprises.
Ces lois expriment ce que Dieu veut que
r homme fasse, mais Dieu a voulu que l'être
intelligent les reçût d'un autre être semblable
à lui, par une transmission orale ou écrite; en
sorte que ces lois sont un fonds commun, et
l'individualisme. 89
comme le patrimoine de la société, que son au-
teur, père des hommes, a substitué à ses enfants
de génération en génération, et que le pouvoir
domestique dans la société domestique, le pou-
voir public dans la société publique, font valoir,
et doivent même accroître au profit de leurs su-
bordonnés.
En résumé cette richesse morale que les doc-
trinaires révolutionnaires prétendent exister na-
turellement en nous, est le fruit de la civilisa-
tion, lhéritage des générations disparues qui
nous est transmis par le moyen de la société.
Cette richesse qui nous est ainsi transmise à
travers les siècles, nous pourrons peut-être par
nos propres efforts l'augmenter, et c'est même
un devoir pour chacun de s'y efforcer. Mais
nous n'y parviendrons jamais que dans une
infime mesure en comparaison de ce que nous
tenons de la société.
Toutes ces idées on les retrouve dans Auguste
Comte encore plus développées peut-être, car
elles forment la base même de sa philosophie
sociale. On connaît ses formules: L'homme
le plus habile et le mieux actif ne peut jamais
90 LE RÉALISME DE BONALD.
rendre qu'une minime portion de ce qu'il a,
reçu. » Et cette autre si saisissante, qui résume
en quelque sorte tout ce que nous venons d'ex-
poser: « Les vivants sont gouvernés de plus
en plus par les morts. »
Donc, en politique, la république démocra-
tique, en religion le protestantisme sous ses
diverses formes, voilà l'individualisme ou doc-
trine de l'anarchie. Au contraire, en politique,
la monarchie, en religion, le catholicisme, voilà
la doctrine conservatrice de la société.
Or il y a nécessairement affinité entre la
forme politique et religieuse de chaque société.
La démocratie appelle la démocratie, l'anarchie
appelle l'anarchie; au contraire Tordre poli-
tique appelle l'ordre religieux, et réciproque-
ment. C'est sur quoi Bonald attire notre atten-
tion: « Si chaque religion ou secte différente
de religion, nous dit-il, correspond à une forme
particulière de gouvernement, il est évident que,
dans chaque société, le gouvernement doit faire
un secret effort pour établir la religion qui a
l'individualisme. 91
le plus d'analogie avec ses principes, ou la re-
ligion tendre à établir le gouvernement qui lui
correspond. »
Il y a sur ce sujet une page très suggestive
de M. Pillon. ancien ami et collaborateur de
Renouvier, et que j'engage vivement à méditer,
car elle nous donne la raison profonde des
luttes que nous voyons se dérouler sous nos
yeux.
« L'obstacle à la républicanisation de lame
française, écrit M. Pillon. c'est le catholicisme.
Il n'est pas possible que la France conserve la
République si elle n'a pas la force de rompre
avec le catholicisme, de soustraire ses femmes
et ses enfants à l'influence de cette religion.
Le catholicisme, religion monarchique, religion
de sujets, ne peut être la religion des libres
citoyens d'une démocratie. Ou la France répu-
blicaine se décatholicisera. sortira de l'ancien
régime spirituel, ou le catholicisme lui rendra
tôt ou tard la monarchie. Guizot a écrit que < le
catholicisme est la plus grande école de res-
pect que le monde ait eue. Cela est vrai pour
qui ne connaît et ne conçoit de respect, de vé-
92 LE RÉALISME DE BONALD.
nération, que de l'inférieur pour le supérieur.
Oui, le catholicisme est une grande école de
vénération et de soumission monarchiques,
mais, par cela même, une école détestable d'in-
dépendance et de dignité républicaines.
« Comme le catholicisme est une religion
monarchique, le protestantisme (je parle ici
surtout du protestantisme français, qui n'est
pas d'ailleurs autre que le protestantisme
suisse, écossais et américain) mérite le nom de
religion républicaine. J'entends qu'il est en
parfaite harmonie avec des institutions fondées
sur le principe démocratique et électif.
Et M. Pillon conclut: « Oui, la réforme est
la mère de la démocratie moderne, comme
l'Eglise papiste est la mère des royautés et des
aristocraties. Mais il faut considérer cet office
de maternité, non comme un simple fait histo-
rique et temporaire, mais comme une néces-
sité constante. Il faut que l'esprit démocratique
soit nourri et entretenu constamment par la
cause qui lui a donné naissance. C'est ici qu on
peut dire vraiment que, la cause ôlée, le fait
ne peut subsister. »
l'individualisme. 93
C'esl ce que Michelet avait résumé ainsi:
« La vie du catholicisme, c'est la mort de la
République. La vie de la République, c'est la
mort du catholicisme. » Et plus près de nous,
YValdeck-Rousseau, dans l'un de ses derniers
discours: «Il existe une entente naturelle entre
le régime républicain et le culte protestant, car
L'un et l'autre reposent sur le principe du libre
examen. Ajoutons: par contre il existe une
hostilité naturelle entre la République et le ca-
tholicisme, et ceux qui chercheront à les récon-
cilier, y perdront leur temps et leurs efforts
Or de tout ceci Bonald nous eu avait déjà
avertis. « On n'a qu'à jeter les yeux sur l'Eu-
rope, écrit-il. et réfléchir à l'union naturelle
qu'ont entre eux deux systèmes fondés égale-
ment sur la nature de l'homme, dont l'un règle
ses volontés, et l' autres ses actions, pour se
convaincre de l'influence réciproque qu'exer-
cent l'un sur l'autre la religion et le gouverne-
ment. Le catholicisme s'allie naturellement à
l'unité du pouvoir politique, parce qu'il est un
aussi, et le protestantisme penche vers la démo-
cratie, parce qu'il est populaire comme elle, et
94 LE RÉALISME DE BONALD.
qu'il établit dans 1 Eglise l'autorité des fidèles,
comme la démocratie établit dans l'Etat l'au-
torité des sujets ou la souveraineté; car c'est
le presbytérianisme qui. le premier, en a fait
un dogme politique. Le presbytérianisme est
donc une démocratie religieuse, et la démo-
cratie un presbytérianisme politique; et c'est
précisément ce qui a fait naître dans toute l'Eu-
rope, tantôt la réformation au sein de la démo-
cratie, et tantôt la démocratie au sein de la ré-
formation. »
Il y a, il est vrai, à cette thèse, une objection
assez courante. On dit: mais il y a des catho-
liques qui sont républicains — et il y en a
précisément bon nombre actuellement — et
d'autre part il y a des protestants qui sont mo-
narchistes. N'est-ce point la preuve que catho-
licisme et république peuvent faire bon ménage,
ainsi que protestantisme et monarchie? Cette ob-
jection, Bonald lavait déjà réfutée.
Il la réfute d'abord en la prenant sous son
aspect général. < Les hommes, dit-il. qui pro-
fessent une doctrine fausse, sont souvent meil-
leurs que leurs principes par caractère par
l'individualisme. 95
réflexion, même, à leur insu, par la secrète in-
fluence d'une meilleure doctrine dans laquelle
ils ont été élevés, et qui est généralement pro-
fessée autour d'eux. »
Puis, il aborde le point spécial qui nous
occupe. « Quand j'ai dit, déclare-t-il, que le pro-
testantisme conduisait à la démocratie, et la
religion catholique à la monarchie, je n'ai pas
prétendu que tous les protestants fussent démo-
crates, ou tous les catholiques royalistes; j'ai
connu trop d'exemples du contraire; mais cette
anomalie s'explique aisément. Il y a beaucoup
de protestants qui sont meilleurs que leurs prin-
cipes, et beaucoup trop de catholiques qui sont
moins bons que les leurs. »
Que beaucoup de catholiques soient moins
bons que leurs principes, c'est là un fait qui
est devenu encore plus vrai de notre temps que
du temps de Bonald, et qui est une des causes
les plus importantes de nos défaites et désastres.
CHAPITRE III
LA LIBERTÉ.
Le réalisme de Bonald.
CHAPITRE III.
LA LIBERTE.
Nous avons envisage avec Bonald un certain
nombre des conséquences de la philosophie ré-
volutionnaire, de l'Individualisme. Nous allons
nous arrêter à présent particulièrement sur la
notion la plus capitale de cette philosophie, la
notion de Liberté, et nous verrons ce que Bo-
nald y oppose.
On sait ce qu'est la Liberté selon l'indivi-
dualisme, ce qu'est la Liberté révolutionnaire.
La liberté révolutionnaire consiste pour cha-
cun à D'obéir qu'à sa raison et à sa conscience.
Tri est l'axiome. Mais dans l'application un
problème se pose. L homme vit non isolé, mais
en société. Or la vie en société implique des
100 LE RÉALISME DE BONALD.
rapports des individus entre eux, et ces rap-
ports veulent être réglés. Comment cela se peut-
il réaliser sans porter atteinte à la liberté de
chacun? La révolution solutionne la question
ainsi : sur la manière de régler les rapports so-
ciaux, chacun exprimera sa volonté. Cette vo-
lonté de chacun exprimée formera la loi. Et
ainsi tant que les rapports ne seront réglés que
par la loi, — ce qui exclut les mœurs, les coutu-
mes, bref toute tradition, car la tradition est un
ensemble de règles qui nous viennent du passé,
et sur lesquelles par conséquent nous n'avons
pas été consultés — tant donc que les rapports
ne seront réglés que par la loi votée par nous,
il pourra y avoir société et liberté en même
temps, puisqu'en obéissant à la loi nous ne
ferons qu'obéir à ce que nous aurons décrété
nous-mêmes.
Il est vrai que si on entre dans les vues de
la Révolution, il faudrait, comme le remarque
Bonald, pour qu'il y ait vraiment liberté pu-
blique, que chaque citoyen pût se dire: ^ Je
me suis imposé moi-même la loi à laquelle
j'obéis. » Et combien en est-il qui peuvent se
LA LIBERTÉ. 101
faire une telle déclaration? Et d'ailleurs cela
importe peu, car nous verrons que même si
Ton pouvait atteindre à cet idéal et que cha-
cun pût n'obéir qu'à la loi qu'il se serait im-
posée, ce n'est pas à cet idéal qu il faut viser.
Mais voyons d'abord ce que donne en réalité
le règne de la loi par le suffrage universel.
En réalité il donne l'oppression la plus désas-
treuse, car elle s'exerce en faveur de la des-
truction, du pillage et de la ruine. En pratique
le règne de la loi par le suffrage universel
aboutit, en effet, à mettre le pays sous le joug
d'une minorité composée des moins scrupu-
leux, des plus corrompus, des plus corrupteurs,
de ceux qui hésitent le moins à spéculer sur
les appétits et les sentiments les plus bas, et à
les exciter, bref, sous le joug des pires, qui pour
se maintenir au pouvoir pratiquent, sous le
nom de liberté, l'intolérance du bien. « J'ai tou-
jours représenté la souveraineté du peuple com-
me une mystification oppressive . déclarait
Comte. El Bonald : Quand les révolutionnai-
res ont détruit le pouvoir général qui gouver-
nait les peuples, ils veulent mettre à sa place
102 LE RÉALISME DE BONALD.
leur pouvoir particulier, ce qu'ils appellent en-
seigner au peuple à se soumettre à la loi. »
Nous venons de résumer ce qu'est la Liberté
révolutionnaire. Nous avons indiqué à quoi
elle aboutissait dans la pratique. Mais nous
avons ajouté : quand même on pourrait attein-
dre à l'idéal, c'est-à-dire, quand même on pour-
rail l'aire en sorte que chaque citoyen pût se
dire: « Je n'obéis qu'à la loi que je me suis
imposée à moi-même », ce n'est pas à cela qu'il
faudrait viser. Là n'est pas la Liberté.
La Liberté ne consiste pas à n'obéir qu à son
caprice. La Liberté est autre chose.
Qu'est-ce que la Liberté? Bonald nous la dé-
finit exactement comme Auguste Comte. Comte
nous déclare: tout ce qui existe est soumis à des
lois naturelles, indépendantes de notre volonté.
Comme tout ce qui existe, la société est dé-
pendante de telles lois. La vie de la société exige
donc une obéissance de notre part aux lois qui
la conditionnent. Puisqu'il faut, de toute néces-
sité, que nous obéissions, nous ne pourrons donc
êtres libres que dans la mesure où nous obéi-
rons volontairement, ce qui revient à dire: dans
LA LIBERTÉ. 103
la mesure où intérieurement nous nous rappro-
cherons de la perfection.
J'ai résumé la pensée de Comte. On va voir
qu'elle est identiquement la même que celle
de Bonald, sauf que Comte ne franchit pas le
domaine des lois naturelles, tandis que Bonald
s'élève jusqu'à l'auteur de ces lois, jusqu'à Dieu.
Mais cela ne change rien au raisonnement, ni
à la conclusion.
« L'homme religieux et politique, écrit Bo-
nald, n'est libre qu'en obéissant aux lois ou
rapports nécessaires dérivés de la nature des
êtres: mais la volonté générale conservatrice de
la société, la nature de la société, ou, ce qui
est la même chose, la volonté de Dieu même,
veut les lois ou rapports nécessaires dérivés
de la nature des êtres, puisqu'en créant les
êtres, il a produit les rapports qui existent en-
tre eux: donc il est rigoureusement vrai de dire
que l'homme religieux et politique n'est libre
qu'en conformant sa volonté à la volonté de
Dieu.
« Donc l'homme vertueux est libre comme
être intelligent, et plus libre à mesure qu'il
104 LE RÉALISME DE BONALD.
est plus vertueux; je veux dire à mesure qu'il
obéit à un plus grand nombre de lois ou rap-
ports nécessaires.
« Cette vérité a été dans tous les temps une
vérité d'instinct pour le genre humain. Les an-
ciens philosophes disaient que le sage était le
seul roi, le vrai roi, l'homme vraiment libre.
« Donc l'homme vicieux, ou celui qui s écarte
des lois parfaites ou rapports nécessaires qui
lient entre eux les êtres sociaux, n'est pas li-
bre; et il est moins libre à mesure qu'il s écarte
davantage des lois ou rapports nécessaires. »
Bonald écrit encore: L'homme à mesure
qu'il est plus vertueux, et qu'il conforme plus
sa volonté à la volonté divine, gagne en liberté
ce qu'il perd de la faculté de choisir le mal,
comme en devenant vicieux, il perd de sa li-
berté, à mesure qu'il perd en faculté de choi-
sir le bien. »
C'est dans la même pensée que rappelant
cette maxime de S. Paul: Etant lié. je suis
libre, Auguste Comte s'écriait : « Cette belle
maxime caractérise la salutaire influence d'une
digne discipline qui semble, en effet, nous dé-
LA LIBERTÉ. 105
livrer de l'ennui, du doute et de l'irrésolu-
tion que subissent habituellement les âmes dé-
pourvues de règles. »
En résumé le raisonnement de Bonald comme
de Comte est celui-ci: il y a des lois. Si nous
n'y obéissons pas. nous nous détruisons; et ce
n'est point être libre. Si nous y obéissons, mais
par contrainte ou par crainte, ce n'est pas non
plus la liberté. La liberté ne peut donc résider
que dans l'obéissance aux lois par intelligence
et par amour. La liberté par conséquent est
dans la raison et la vertu.
Il ne faut donc pas confondre liberté et libre
arbitre. Nous avons le libre arbitre de choisir
entre le bien ou le mal. entre la soumission aux
lois ou la révolte. Mais nous n'en avons pas la
liberté, puisque choisir la révolte, c'est nous
interdire de parvenir à notre fin, la conserva-
tion et la perfection de notre être.
CHAPITRE IV.
LA FAMILLE.
CHAPITRE IV.
LA FAMILLE.
Nous avons montré que la liberté révolution-
naire réclame que les rapports ne soient réglés
que par la loi votée par la masse des citoyens.
Donc point de mœurs, point de coutumes, rien
qui représente le passé, car sur le passé, puis-
qu'il nous est antérieur, nous n'avons pas été
consultés. Mais pour qu'il n'y ait rien dans la
société qui nous vienne du passé, il faut endet-
ter la société, détruire tout ce qui forme corps,
et a une vie plus longue que la nôtre.
C'est ainsi que la Révolution a été jusquà
s'attaquer à l'organe le plus essentiel â l'organe
fondamental, la famille. Or, comme le remar-
quai! Comte, la défense que fait Bonald de la
110 LE RÉALISME DE BONALD.
famille, est une des meilleures parties de sou
œuvre. Nous nous y arrêterons donc assez lon-
guement. Tout ce qu'il dit est d'ailleurs d'actua-
lité, puisque les attaques contre la famille se
poursuivent de nos jours. Attaques qui. der-
rière la famille, visent la société. Bonald le
constatait déjà de son temps. • On cherche, di-
sait-il, à déconstituer la famille, pour arriver
plus promptement à la désorganisation de
l'Etat. »
Bonald commence par poser en principe,
avec tous les grands philosophes de l'ordre,
que la famille est la vraie cellule sociale :
« L'Etat ne doit voir l'homme que dans la fa-
mille , déclare-t-il. On sait que c'était l'opi-
nion de Comte : Tout être devant se former
de ses semblables, disait-il. l'Humanité se dé-
compose d'abord en cités, puis en familles, mais
jamais en individus. »
Bonald défendant la famille, s'altaque aux
deux principales lois qui l'ont détruite, le
partage égal et le divorce. Il est naturel, ont
déclaré les révolutionnaires pour légitimer leur
mesure destructrice, que le père de famflle par-
LA FAMILLE. 111
tage également ses biens entre ses enfants.
Mais, répond Bonald. il faut s'entendre sur le
mot naturel. « Il y a, écrit-il. des choses plus
fortes que les hommes et les gouvernements,
plus fortes que tout, car elles ont la force de
Dieu même: ce sont les choses raisonnables et
naturelles. Tout le monde est d'accord sur ce
point, mais la difficulté est sur le mot « natu-
relles i que les uns entendent d'une nature, les
autres d'une autre. Donnons-en un exemple.
C'est une chose naturelle assurément que le
partage égal entre tous les enfants des biens
du père commun. Mais la nature qu'on invoque
à l'appui de cette égalité de partage, est la
nature de l'individu qui ne cherche que des
jouissances personnelles sans s'inquiéter des
intérêts de la société. Cependant la société do-
mestique, j'entends la famille agricole, qui a
aussi sa nature et veut sa conservation, en dé-
cide autrement. Elle réclame tout aussi forte-
ment le droit de primogéniture, et une part plus
considérable pour l'aîné de la famille; aussi,
partout où le droit de primogéniture, respecté
dans les temps les plus anciens et des peuples
112 LE RÉALISME DE B0NALD.
les plus sages, a été aboli, il a fallu y revenir
d'une manière ou d'une autre, parce quïl n'y a
pas de famille propriétaire de terres qui puisse
subsister avec l'égalité absolue de partage à
chaque génération, égalité de partage qui. un
peu plus tôt, un peu plus tard, détruit tout éta-
blissement agricole, et ne produit à la fin qu'une
égalité de misère. »
Remarquons d'ailleurs que les ruines pro-
duites par légalité de partage imposée par le
Code civil peuvent être combattues autrement
que par le droit d'aînesse. Elles peuvent lêtre
par la liberté de tester, les parents étant lais-
sés libres de répartir leur héritage comme ils
le jugent préférable pour l'avenir de la fa-
mille. C'est la liberté de tester que préconi-
saient ces deux autres grands défenseurs de la
famille, Le Play et Auguste Comte.
Pour ce qui est du divorce, Bonald l'a réfuté
avec la plus grande force, et par les arguments
les plus nobles. Poussé par son sujet, il s'est
élevé souvent à la plus haute éloquence. Aussi
je ferai, encore plus particulièrement ici. d'a-
bondants extraits de son œuvre.
LA FAMILLE. 113
Bonald pose d'abord en principe — principe
dont l'expérience des siècles a démontré la jus-
tesse — que le mariage est la société naturelle
la plus favorable à la propagation de l'espèce
humaine. Il déclare ensuite qu'il n'y a de ma-
riage véritable que là où il y a union indisso-
luble, et que cette condition est si essentielle que
de la dissolubilité du lien conjugal ou de son in-
dissolubilité dépend en France et partout le sort
de la famille, de la religion et de l'Etat.
« On eût. en 1789. écrit-il. préservé la fa-
mille de sa destruction, en défendant la cons-
titution politique contre la démocratie: il faut
aujourd'hui, pour sauver l'Etat, défendre la
constitution domestique contre le divorce; fa-
culté cruelle, qui ôte toute autorité au père,
toute dignité à la mère, toute protection à l'en-
fant, et qui change la société domestique en
une lutte entre la force et la faiblesse, entre
le pouvoir et les devoirs ; qui constitue la fa-
mille en un bail temporaire, où l'inconstance
du cœur humain stipule ses passions et ses
intérêts, et qui finit où commencent d'autres
intérêts et de nouvelles passions
Le réalisme de Bonald. 8
114 LE RÉALISME DE BONALD.
Bonald écrivait ces lignes sous la Restaura-
tion. Il était donc naturel qu'il pensât à re-
constituer directement la famille. Mais sous un
gouvernement comme le nôtre il eût jugé cette
tentative vaine, et eût déclaré: politique d'a-
bord. Il savait, en effet, que le désordre du
pouvoir appelle invinciblement le désordre de la
société. Du reste il le constate ailleurs. Il re-
marque en effet : « Le divorce était en harmonie
avec la démocratie qui a régné trop longtemps
en France sous différents noms et sous divers
modes. C'étaient, de part et d'autre, le pouvoir
domestique et le pouvoir public livrés aux pas-
sions des sujets; c'était désordre dans la fa-
mille et désordre dans l'Etat: il y avait entre
eux parité et analogie de désordre. Et il y a. si
l'on peut dire, quelque espèce d'ordre là où
tout est désordonné de la même manière et
dans le même sens. »
Sur les effets moraux du divorce Bonald écrit
d'autre part: « Permettre aux époux de se quit-
ter, lorsque, livrés par l'espoir même du di-
vorce à l'inconstance de leurs goûts et la vio-
lence de leurs penchants, ils ont formé ailleurs
LA FAMILLE. 115
des amours adultères; dissoudre leur union,
parce qu'ils ne veulent pas commander à leur
humeur, ou parce que la loi ne veut pas veiller
sur leur conduite; leur permettre de rompre
le lien, lorsqu'ils l'ont relâché par une absence
volontaire; c'est affaiblir la volonté, c'est dé-
praver les actions, c'est dérégler l'homme, c'est
placer la famille et l'Etat dans une situation
fausse et contre nature, puisqu'il faut que la
famille oppose la force de ses mœurs à la fai-
blesse de la loi, au lieu de trouver dans la
force de la loi un appui contre la faiblesse
de ses mœurs. Mais là où la loi est faible, la
règle des mœurs est faussée, et il n'y a plus
de remède à leur corruption inévitable; et là
où la loi est forte, l'autorité publique a une
règle fixe, immuable, sur laquelle elle peut
toujours maintenir les mœurs ou les redresser. »
On saura d'ailleurs ce que Bonald pensait du
divorce lorsque j'aurai dit qu'il le regardait —
ce qui probablement étonnera beaucoup ceux
qui célèbrent notre civilisation — comme plus
destructif de La famille, comme plus pernicieux,
plus corrupteur que la polygamie même. Les
116 LE RÉALISME DEi BONALD.
raisons qu'il en donne sont intéressantes à con-
naître.
« Le divorce, écrit-il, est plus destructif de
la société naturelle ou de la famille que la po-
lygamie, puisqu'il sépare nécessairement les
enfants du père ou de la mère: ce que ne fait
pas la polygamie.
t II est plus destructif de la société politique,
puisqu'il exalte dans les deux sexes l'amour
déréglé de soi ou la passion, en lui offrant des
voies légales de se satisfaire; et qu'en même
temps qu'il ôte tout prix à la force de l'homme,
il laisse sans défense la faiblesse de la femme
qu'il opprime, en l'arrachant à la famille dans
lâge où la nature lui permet de remplir sa fin
sociale, la propagation de l'espèce humaine, et
plus encore lorsqu'elle est dans l'âge auquel la
nature lui refuse cette faculté, et qu'elle n'a de
protection que dans son époux, ni d'existence
que par ses enfants.
« Il est plus destructif de la société reli-
gieuse, puisqu'il permet de désirer la femme
d'autrui, en donnant la facilité de l'obtenir.
« Il est plus funeste à la tranquillité publi-
LA FAMILLE. 117
que, puisque la polygamie se pratique sans
trouble, et que le divorce ne peut s'exercer
sans division.
« Il ost plus funeste pour les mœurs, car il
permet la polyandrie à la femme en même
temps qu'il permet à l'homme la polygamie. »
Bref, déclare Bonald. « la loi qui autorise le
divorce est essentiellement mauvaise, puisque
les mœurs sont obligées d'en réprimer l'usage;
or une loi. qui est en contradiction avec de
bonnes mœurs, est essentiellement mauvaise,
puisque de bonnes mœurs sont elles-mêmes de
bonnes lois ».
Je veux enfin citer, car Bonald s'y élève à la
plus haute et noble éloquence, cette page, qui
est comme la conclusion de la partie de son
œuvre où il traite du divorce.
« Serments de rester toujours unis, sacrés
engagements que l'amour et l'innocence croient
éternels, vous n'êtes point une illusion! La
nature vous inspire à tous les cœurs épris l'un
de l'autre; mais, plus forte que la nature, et
d'accord avec elle contre nos passions, une loi
sainte et sublime vous avait ratifiés; et, arrê-
118 LE RÉALISME DE BONALD.
tant pour toujours le cœur de l'homme à ces
sentiments si purs, hélas! et si fugitifs, elle
avait donné à notre faiblesse le divin caractère
de son immutabilité. Et voilà le législateur du
divorce qui a espéré dans notre inconstance,
et abusé du secret de nos penchants. Sa triste
et cruelle prévoyance est venue avertir le cœur
de ses dégoûts, et les passions de leur empire.
Comme ces esclaves qui se mêlaient au triomphe
des conquérants, pour les faire souvenir qu'ils
étaient hommes, il vient, mais dans des vues
bien différentes, crier à la vertu, aux jours de
ses joies les plus saintes, qu'elle est faible et
changeante, non pour la fortifier, mais pour la
corrompre; non pour lui promettre son appui,
mais pour lui offrir ses criminelles complai-
sances. Au moment que les époux se jurent
une éternelle fidélité, que la religion consacre
leurs serments, que des familles attendries y
applaudissent, une loi fatale verse en secret
son poison dans la coupe de l'union, et cache
l'aspic sous les fleurs. Elle fait retentir aux
oreilles des époux les mots de séparation et de
divorce, et laisse dans le cœur, comme un trait
LA FAMILLE. 119
mortel, le doute de sa propre constance, et la
possibilité d'un essai plus heureux.
Ceci rappelle celte pensée si vraie d'Auguste
Comte, que le cœur humain est fait de telle
sorte que la possibilité d'un autre essai y pousse.
« Aucune intimité, disait-il. ne peut être pro-
fonde sans concentration et sans perpétuité; car
la seule idée du changement y provoque. »
On voit que celte question du divorce, Bonald
comme A. Comte, ne l'a pas seulement traitée
tu profond politique, mais aussi en parfait mo-
raliste, en admirable connaisseur du cœur hu-
main.
Il y a une objection en faveur du divorce, qui
est assez courante. On dil : mais il y a de mau-
vais mariages, des unions insupportables, dans
le sens le plus radical du mot. Bonaid connais-
sait celte objection, mais elle ne l'émouvait pas.
11 déclarait: Que sont, auprès de ces rais -ns
naturelles en faveur de l'indissolubilité du lien
conjugal, tous les motifs humains qu'on peut
alléguer pour justifier la faculté de le dissou-
dre! Qu'importe, après tout, que quelques indi-
vidus souffrent dans le cours de celle vie pas-
120 LE RÉALISME DE BONALD.
sagère, pourvu que la raison, la nature, la
société ne soient pas en souffrance? Et s\
l'homme porte quelquefois avec regret une
chaîne qu'il ne peut rompre, ne souffre-t-il pas
à tous les moments de sa vie, de ses passions
qu'il ne peut dompter, de son inconstance qu'il
ne peut fixer; et la vie entière de l'homme de
bien est-elle autre chose qu'un combat conti-
nuel contre ses penchants? C'est à l'homme à
assortir dans le mariage les humeurs et les ca-
ractères, et à prévenir les désordres dans la
famille, par l'égalité de son humeur et la sa-
gesse de sa conduite. Mais, lorsqu'il s'est dé-
cidé dans son choix contre toutes les lois de la
raison, et uniquement par des motifs de caprice
ou d'intérêt, lorsqu'il a fondé le bonheur de sa
vie sur ce qui en fait le plaisir de quelques
instants, lorsqu'il a empoisonné lui-même les
douceurs d'une union raisonnable, par une con-
duite faible ou injuste; malheureux par sa faute,
a-t-il le droit de demander à la société compte
de ses erreurs ou de ses torts? Faut-il dissoudre
la famille, pour ménager de nouveaux plaisirs à
ses passions, ou de nouvelles chances à son
LA FAMILLE. 121
inconstance, et corrompre tout un peuple, parce
que quelques-uns sont corrompus?
« Combien plus sage est la religion chré-
tienne! Elle interdit aux hommes l'amour des
richesses et des plaisirs, cause féconde de ma-
riages mal assortis; elle ordonne aux enfants
de suivre les conseils de leurs parents, dans
cette action la plus importante de la vie. Une
fois l'union formée, elle commande le support
au plus fort, la douceur au plus faible, la vertu
à tous. Elle s'interpose sans cesse pour pré-
venir les mécontentements, ou terminer les
discussions. Mais si, malgré ses exhortations,
les défauts et les vices changent le lien de
toute la vie en un malheur de tous les jours,
elle le relâche, mais sans le rompre. Elle sé-
pare les corps, mais sans dissoudre la société;
et laissant aux humeurs aigries le temps de
s'adoucir, elle ménage aux cœurs l'espoir et la
facilité de se réunir: et celte religion, qui défend
tout aux passions, et pardonne tout à la fragilité:
cette religion, qui ordonne à l'homme coupable
d'espérer en la bonté de son Créateur, ne
veul pas que la femme imprudente ou légère.
122 LE RÉALISME DE BONALD.
désespère delà tendresse de son époux. La
philosophie élève le divorce entre des époux
comme un mur impénétrable; la religion place
entre eux la séparation comme un voile offi-
cieux. La philosophie, qui rejette de la société
humaine comme de la religion tous les moyens
de grâce et de rémission, flétrit sans retour une
femme plus faible que coupable, par le sceau
ineffaçable du divorce qu'elle imprime sur son
front; et lui ôtant la dignité d'épouse qu'une
seconde union ne saurait lui rendre, et avec
laquelle, comme dit Tacite, on transige une fois
et pour la vie, elle la livre sans défense à toute
l'inconstance de ses penchants; mais la doctrine
de celui qui a pardonné à la femme adultère,
plus indulgente pour la faiblesse humaine, con-
serve à la partie infidèle le nom de son époux,
au moment où, par la séparation, les hommes
lui ôtent les droits d'une femme, et veille encore
sur l'honneur de celle qui n'a pas eu soin de
son bonheur. »
En résumé, à l'encontre des préjugés de notre
temps, la loi du divorce est non seulement une
loi de destruction pour la famille et la société.
LA FAMILLE. 123
mais encore d'une manière générale, une loi de
malheur pour les individus. Et chacun le com-
prendra qui méditera et approfondira cette
pensée de Bonald: « Le plus grand bonheur
que la société puisse procurer à l'homme, est
de le défendre contre les illusions de sa cupidité.
les écarts de son imagination et l'inconstance
de ses goûts. »
CHAPITRE V.
L'AUTORITÉ.
CHAPITRE V.
l'autorité.
Nul n'a mieux que Bonald, avec plus de
clairvoyance, attaqué les gouvernements démo-
cratiques; nul n'a mieux défendu l'autorité.
Qu'on ne se trompe donc point sur une ex-
pression qui revient souvent sous sa plume,
celle de « volonté générale ». Elle n'est jamais
employée par lui que dépouillée de tout sens
démocratique. Quand il dit: volonté générale.
il n'entend nullement, comme on a coutume
de le faire à présent, une somme de volontés
particulières. Simplement il considère que la
société comme tout être vivant possède 1 instinct
de conservation, la volonté de vivre, et c'esl
là ce qu'il appelle volonté générale. « On sup-
pose, écrit-il, que la volonté de tous est ou re-
128 LE RÉALISME DE BONALD.
présente la volonté générale, et l'on ne voit
pas que la volonté de tous, même en la sup-
posant unanime, n'est que la somme des volontés
particulières de l'homme naturel. Volontés es-
sentiellement dépravées et destructrices, au lieu
que la volonté générale ou la volonté du corps
social est essentiellement droite, puisqu'elle n'est
autre chose que la nature ou la tendance na-
turelle d'un être à remplir sa fin. »
La tendance naturelle d'un être est de se
conserver et de progresser. Le gouvernement
le plus conforme à la volonté générale dune
société sera donc celui .qui sera le plus capable
de réaliser ce double vœu de la nature: ordre
et progrès.
Recherchant ce gouvernement, Bonald re-
pousse tout gouvernement électif. Il en résume
ainsi les raisons: «Je ne crains pas d'assurer,
que les élections populaires, comme moyen ré-
gulier et légal de promotion, sont le plus puis-
sant véhicule de corruption publique et privée.
Une nation, qui est une réunion de familles
indépendantes les unes des autres, mais liées
entre elles par les mêmes devoirs religieux
L'AUTORITÉ. 129
et politiques, devient, grâce aux élections, un
vaste marché où l'ambition achète ce que l'in-
trigue vend, où l'homme, tour à tour flatteur
et insolent, s'humilie et se fait rechercher; où
l'éloge effronté de soi. la détraction contre les
autres, et souvent la calomnie, la vénalité, la
captation. etc., sont des voies ordinaires de for-
tune, toutes choses incompatibles avec l'hon-
neur, la vertu, la religion, l'humanité, et sub-
versives de tout ordre social. »
Je rappellerai que Comte déclarait avec en-
core plus de vigueur: Tout choix des supé-
rieurs par les inférieurs est profondément anar-
chique.
Parlant du gouvernement électif Bonald écrit
encore : « Etat funeste qui livre nécessairement
une société à l'influence constante des puis-
sances voisines, et au retour périodique des
troubles civils; fait d'une nation un vaste mar-
ché où l'on met un prix à toutes les ambitions,
et un taux à toutes les consciences, et conduit
ainsi un peuple par la corruption à l'asser-
vissement! Il n'y avait pas de pays en Europe
où régnât une vénalité plus scandaleuse, que
Le réalisme de FonaM )
130 LE RÉALISME DE BONALD.
celui dont les grands excitaient le vif enthou-
siasme de J. J. Rousseau pour avoir dit: malo
periculosam libertatem quam tranquillam servi-
tutem. Ce sophiste ne savait pas que la liberté,
au contraire, est toujours tranquille, et la ser-
vitude toujours orageuse; et lui-même n'a-t il
pas vécu malheureux et agité, pour avoir pré-
féré sa sauvage indépendance à l'accomplisse-
ment des devoirs que la société impose à tous
les hommes? »
Bref, Bonald résumait ainsi son opinion sur
les divers modes de gouvernement: « Les insti-
tutions fortes sont les institutions monarchiques;
les institutions démocratiques sont les plus fai-
bles de toutes, et les opinions démocratiques
elles-mêmes sont une faiblesse de l'esprit si
elles sont sincères, et une faiblesse de caractère
si elles ne le sont pas. >
Ou alors si vous voyez un homme de ca-
ractère qui fait le démocrate, soyez assurés que
cela cache une ambition démesurée. Car, comme
le constate Bonald, « jamais homme fort ne sera
démocrate que par ambition du pouvoir, et pour
l'exercer lui seul. » C'est d'ailleurs ainsi, ajoute-
L'AUTORITÉ. 131
Ml, que finissent d'ordinaire les démocraties,
par un homme qui prend les rênes du pouvoir,
et renvoie tous les gouvernants à leurs af-
faires.
Qu'on ne s'y trompe pas: cet homme, dans
la pensée de Bonald. n'est pas le salut. Ce
n'est pas un homme qu'il faut, en effet, ce sont
des institutions: et quelles institutions? Les ins-
titutions monarchiques. Un homme, il s'en est
trouvé un de génie, et voilà comment Bonald
juge son œuvre: Bonaparte n'a vécu, dit-il, que
pour détruire. Les Jacobins avaient été ses
frères, comme les fédérés ont été ses enfants.
Il n'avait paru que pour régulariser la destruc-
tion, c'est-à-dire pour mieux détruire. >
Quand on prononce le mot de monarchie, à
propos de Bonald. une objection vous est faite
souvent. Mais Bonald, c'est l'absolutisme, c'est
l'arbitraire, c'est le despotisme! Nous allons
nous arrêter sur cette objection, car sa réfu-
tation éclaircira plusieurs questions capitales.
Cette objection confond deux mots: absolu et
arbitraire. Or. déclare Bonald, il est essentiel
132 LE RÉALISME DE BONALD.
de faire la distinction. Et lui-même rétablit
ainsi :
« Le pouvoir absolu est un pouvoir indépen-
dant des hommes sur lesquels il s'exerce; le
pouvoir arbitraire est un pouvoir indépendant
des lois en vertu desquelles il s'exerce.
« Tout pouvoir est nécessairement indépen-
dant des sujets qui sont soumis à son action; car
s'il était dépendant des sujets, l'ordre des êtres
serait renversé: les sujets seraient le pouvoir,
et le pouvoir le sujet. Pouvoir et dépendance
s excluent mutuellement, comme rond et carré.
« Ainsi le pouvoir du père est indépendant
des enfants, le pouvoir du maître est indépen-
dant des serviteurs, le pouvoir de Dieu est in-
dépendant des hommes.
« Mais le pouvoir s'exerce en vertu de cer-
taines lois qui constituent le mode de son exis-
tence et déterminent sa nature; et quand il
manque à ses propres lois, il attente à sa propre
existence, il se dénature et tombe dans l'arbi-
traire... Ainsi le pouvoir du père de famille est
indépendant de ses enfants ou de ses serviteurs;
mais s'il les maltraite, lui dont la première
l'autorité. 133
loi est de les protéger, sil est injuste à leur
égard, il devient arbitraire et tombe sous l'ac-
tion des lois publiques, conservatrices des lois
domestiques, et elles lui ôtent le pouvoir dont
il abuse... Ainsi le pouvoir public est indépen-
dant de ses sujets; mais s'il les opprime, lui
dont le devoir est de les défendre de l'oppres-
sion, il est coupable aux yeux de Dieu, juge su-
prême des rois, et qui les punit par les propres
passions qu'ils ont déchaînées. C'est ici que
croit triompher une philosophie superbe, qui
veut que les rois soient justiciables des sujets;
mais l'oppression, poussée au point où nous
l'avons vue. était impossible à un roi. même à
un tyran; et elle n'a été possible en France
que par le peuple lui-même, représenté par
ses députés, qui donnaient l'argent, et ses sé-
nateurs, qui donnaient les hommes. Si l'on sup-
pose non une oppression sans mesure et sans
exemple, comme celle que le peuple français a
fait peser sur l'Europe, mais des abus de pou-
voir comme il peut en échapper aux gouverne-
ments les mieux ordonnés, ils ne pourraient
être redressés par la force populaire, sans pro-
134 LE RÉALISME DE BONALD.
duire des maux plus grands que ceux auxquels
on veut remédier.
« En effet, continue Bonald, déclarer, le peu-
ple souverain, dans la crainte hypothétique qu'il
ne soit opprimé comme sujet, sans prévoir quel
pouvoir on pourra opposer à celui du peuple,
ou plutôt avec la certitude de n'en avoir aucun
à lui opposer, si, à son tour, il devient oppres-
seur; présupposer l'oppression, pour justifier
la résistance ; ériger le désordre en loi, pour pré-
venir la violation de Tordre, c'est imiter un
insensé qui bâtirait sa maison au milieu d'un
torrent, pour avoir l'eau plus à portée en cas
d'incendie: ce que vous voulez faire faible à
vous opprimer, dit Bossuet avec une raison si
profonde, devient impuissant à vous protéger.
e Je le répète, le pouvoir absolu est un pou-
voir indépendant des sujets; le pouvoir arbi-
traire, un pouvoir indépendant des lois: et lors-
que vous érigez le peuple en pouvoir, vous ne
lui donnez pas un pouvoir absolu, puisqu'il
est dépendant de tous les ambitieux, et le jouet
de tous les intrigants; vous lui conférez néces-
sairement un pouvoir arbitraire, c'est-à-dire un
l'autorité. 135
po u voir indépendant de toutes les lois, même
de celles qu'il se donne à lui-même.
Car « un peuple », s'il en faut croire J.-J.
Rousseau, « a toujours le droit de changer ses
lois, même les meilleures. Car s'il veut se faire
du mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit
de l'en empêcher '
Que le pouvoir populaire soit dépendant de
tous les ambitieux, et le jouet de tous les in-
trigants, c'est ce qui faisait qualifier par A. Com-
te la souveraineté du peuple de « mystifica-
tion oppressive ». Le peuple se croit, ou est dit
libre. Il est en réalité dominé et conduit par des
forces cachées, anonymes, par suite irresponsa-
bles. S'il est un despotisme à craindre c'est
celui-là; Bonald le remarquait: « La tyrannie,
disait-il, n'est aujourd'hui à craindre que de
la part d'une assemblée. » Et de même Comte
déclarait que le parlementarisme ne pouvait que
faciliter le développement de l'oppression en
dispersant la responsabilité.
Continuons avec Bonald à élucider cette ques-
tion de l'absolutisme: « Le pouvoir est essen-
tiellement indépendant, définit Bonald; car un
136 LE RÉALISME DE BONALD.
pouvoir dépendant de quelque autre n'est plus
un pouvoir.
« Summum esse, dit Hobbes, et aliis subjici,
contradictoria sunt. Etre le premier et le plus
haut, et être soumis à quelque autre, implique
contradiction. »
« Il faut, dit le célèbre Kant, que celui qui
devra limiter le pouvoir ait un pouvoir plus
grand ou du moins égal à celui qui est limité;
mais alors c'est le dernier et non le premier qui
a l'autorité suprême, ce qui implique contradic-
tion. »
... « Le pouvoir est définitif, car un pouvoir
qui ne peut définitivement exiger l'obéissance
n'est pas indépendant, n'est pas le pouvoir, puis-
qu'il y a un pouvoir plus grand que lui. celui
de lui désobéir.
« C'est ce pouvoir définitif que des hommes
ignorants ou perfides ont voulu rendre odieux
en l'appelant absolu, et le confondant avec le
pouvoir arbitraire, qui est le moins indépendant,
le moins définitif, le moins absolu de tous les
pouvoirs, puisque sa volonté est sans règle, et
son action sans direction, et qu'il est le jouet
L'AUTORITÉ. 137
de ses propres violences, en attendant d'être
la victime de ceux qu'il opprime.
« Il est bon d'observer que l'Académie fran-
çaise, dans les premières éditions de son Dic-
tionnaire, avait fait absolu synonyme d'arbi-
traire; dans les dernières elles les a distingués,
et depuis que la langue politique a été mieux
faite, il n'est permis qu'à des ignorants en gram-
maire, comme en politique, ou à des factieux,
de les confondre.
Nous ne repousserons donc pas le mot absolu
si on veut l'appliquer au gouvernement monar-
chique; mais à condition qu'on prenne ce mot
dans le sens que vient de définir Bonald, dans
le sens d'indépendant. Il y a une monarchie
indépendante qui est celle dont Bonald prend
la défense. Il y en a une autre qu'il repousse,
une autre, qui est, dit-il, « une lutte permanente
et continuelle entre deux ennemis irréconcilia-
bles; la monarchie et la démocratie », et où l'op-
position entre ces deux antagonistes y est fatale,
parce qu'elle y est naturelle. C'est la monarchie
dépendante, ou monarchie constitutionnelle.
< Dans la monarchie indépendante, explique
138 LE RÉALISME DE BONALD.
Bonald, le roi fait des lois, par conseil, doléan-
ces ou remontrances. Dans la monarchie dé-
pendante, il fait la loi, ou plutôt la loi est faite
par opposition et par débats entre pouvoirs
égaux. Le roi plaide ou fait plaider en faveur de
sa loi, comme un particulier dans sa cause de-
vant des juges. Ainsi la limite au pouvoir, dans
la monarchie indépendante, est dans le droit de
conseil, plus ou moins étendu, suivant le temps
et les hommes, qui agit par raison, mais qui
laisse au pouvoir toute son indépendance. Et
la limite au pouvoir, dans la monarchie dépen-
dante, est dans une opposition aussi forte que
lui-même, qui agit par nombre de voix, et qui le
constitue par conséquent dans un état de dépen-
dance. »
La monarchie constitutionnelle est une monar-
chie où tout est machiné en défiance de l'auto-
rité royale. C'est une monarchie de cette sorte
que Mably avait élaboré pour les Polonais. Ecou-
tons ce que dit Bonald de ce projet de consti-
tution, et nous comprendrons ce qui lui fait
repousser une telle forme de gouvernement.
Après avoir passé en revue toutes les entraves
L'AUTORITÉ. 139
que Mably conseille de mettre à l'exercice du
pouvoir, Bouald écrit: « Rassuré par toutes
ces précautions, auxquelles certainement on
n'aurait rien pu ajouter, s'il eût été question
de conférer la royauté de la Pologne au Kan
des Tartares, Mably dit gravement: « la royau-
té, même héréditaire, bornée à représenter la
royauté de l'Etat, comme un roi de Suède ou
un doge de Venise, recevra des hommages res-
pectueux, et n'aura qu'une ombre d'autorité. »
Il répète ailleurs la même expression, et ne
veut jamais d'autorité qu'une ombre. C'est alors
que. content de lui-même et admirant son ouvra-
ge, il s'écrie avec une naïveté ridicule: « Il me
semble que l'hérédité, accompagnée d? toutes
les précautions que je propose, ne peut inspirer
aucune alarme. » Insensé, qui ne voit pas que
ce qui doit inspirer les plus justes alarmes à
l'homme vertueux est une ombre d'autorité pu-
blique qui laisse usurper à toutes les passions
particulières une autorité réelle! Mais nous
avons entendu les rêveries d'un bel esprit, écou-
lons les oracles du génie: « C'est une grande
erreur, dit Bossuet, de croire qu'on ne puisse
140 LE RÉALISME DE BONALD.
donner de bornes à la puissance souveraine
qu'en se réservant sur elle un droit souverain;
ce que vous voulez faire faible à vous faire
du mal, par la condition des choses humaines,
le devient autant à proportion à vous faire du
bien. et. sans borner la puissance par la force
que vous vous pouviez réserver contre elle, le
moyen le plus naturel pour l'empêcher de vous
opprimer, c'est de l'intéresser à votre salut
Voilà la vérité. Il ne faut pas chercher à en-
traver le pouvoir, mais il faut l'intéresser au
salut des citoyens. En d'autres termes, il faut
un gouvernement dont les intérêts soient liés
aux intérêts du pays. Or, ce gouvernement c'est
la monarchie héréditaire. Car, comme dit Bo-
nald: « lhérédité du trône est la garantie de
toutes les hérédités, et la sauvegarde de tous
les héritages. »
La monarchie que défend Bonald est donc la
monarchie héréditaire, d'une part, de lautre —
indépendante certes — mais tempérée, limitée.
C'est-à-dire, explique Bonald, une monarchie
* où il y a distinction et fixité ou hérédité des
personnes sociales, et homogénéité entre le pou-
L'AUTORITÉ. 141
voir et ses ministres; une famille royale exer-
çant elle seule le pouvoir, des familles minis-
tres occupées à le conseiller ou à le servir, des
familles sujettes occupées de travail et d'in-
dustrie, exerçant des professions lucratives qui
puissent, en les enrichissant, leur permettre de
passer, chacune à leur tour, de la société do-
mestique dans la société publique, ou autrement
dit de la société de soi dans la société de tous. »
L'opposé de la monarchie héréditaire est la
monarchie élective, l'opposé de la monarchie
tempérée est la monarchie despotique. Bonald
les définit ainsi: « La monarchie légalement
despotique telle qu'elle existe en Orient, et plus
près de nous en Turquie, et la monarchie élec-
tive telle qu'elle existait en Pologne, sont celles
où deux des trois personnes (l), le pouvoir et
ses ministres, sont distincts, mais ne sont pas ho-
mogènes.
« Ainsi, en Turquie, le pouvoir est hérédi-
taire, et les ministres, officiers ou agents, comme
1. Les trois personne* que Bonald distingue dans nue société
- >nt : \o pouvoir, les minUtret, les sujrts. Par < ministres > Bonald
entend lc< serviteurs du pouvoir, l'ensemble de ceux qui < jugeut »
et qui < combattent f>.
142 LE RÉALISME DE BONALD.
on voudra les appeler, sont amovibles, et ren-
trent par un caprice du sultan dans les condi-
tions privées d'où un autre caprice les a fait
sortir.
« En Pologne, au contraire, le pouvoir était
électif ou viager, et ses ministres, ou la no-
blesse étaient héréditaires.
« Ces deux causes diamétralement opposées
ont conduit ces deux Etats au même résultat:
faiblesse du gouvernement et oppression des
peuples, en Turquie, par la violence de l'ad-
ministration, en Pologne, par sa faiblesse ou
sa nullité.
*.. « Dans une monarchie élective, le roi est
sous la dépendance des grands héréditaires qui
l'ont nommé et lui ont imposé des conditions.
Dans la monarchie despotique, les ministres ou
agents du pouvoir sont sous la dépendance arbi-
traire du pouvoir, qui peut les révoquer, les
dépouiller et les rejeter eux et leurs enfants dans
les derniers rangs de la société, ou même leur
ôter la vie et les biens. De là, dans la monarchie
despotique, la violence du pouvoir, qui ne trouve
de résistance que dans la révolte des soldats,
l'autorité. 143
qui lui coûte souvent le trône et la vie; et dans
la monarchie élective, la faiblesse du pouvoir,
dépendant de ceux qui l'ont élu.
Ainsi, là où le pouvoir est électif, et où la
noblesse ou les ministres sont héréditaires, il y
a trop de force dans les ministres, et là où le
pouvoir est héréditaire et les ministres amovi-
bles, il y a trop de force dans le pouvoir. Le pre-
mier de ces états de société est anarchie ou
absence de chef: le second est despotisme ou
force excessive et déréglée du pouvoir.
On dira peut-être que dans la monarchie
royale le souverain révoque aussi et destitue
des emplois militaires ou administratifs; mais
s'il révoque le fonctionnaire, il ne destitue pas
le noble, qui ne peut perdre son caractère et
le faire perdre à sa famille que par un juge-
ment infamant et une dégradation judiciaire; or
tout ce qui, dans la société, est légalement in-
dépendant du pouvoir, est un frein aux abus
d'autorité.
On le voit, quand Bonald parle de monarchie
absolue, il est loin de préconiser un gouverne-
ment sans frein, puisqu il considère au contraire
144 LE RÉALISME DE B0NALD.
un tel gouvernement comme dangereux pour
la société. Mais dans la monarchie française,
telle qu'elle était constituée, la société était suf-
fisamment garantie contre les abus du pouvoir.
Et quand je parle de constitution je ne parle pas
de quelque programme élaboré par une assem-
blée qui croit que pour donner une autorité
ou mettre des limites au pouvoir il suffit de les
déterminer et les fixer sur le papier. Je parle
de la constitution telle qu'elle avait été façonnée
par l'action des siècles. Le frein au pouvoir
n'était pas un morceau de papier, mais était des
forces réelles, forces de chair et d'os, forces de
groupements autonomes, forces de privilèges,
forces de respect, force de coutumes, toutes far-
ces que la Révolution s'est appliquée à détruire.
« La France avait plus de constitution qu'au-
cune autre société, écrit Bonald, puisque le pou-
voir général y était plus constitué, c'est-à-dire
mieux défendu et plus limité que dans tout
autre Etat monarchique. Religion publique,
royauté héréditaire, distinctions héréditaires
et permanentes, non seulement dans les per-
sonnes mais dans les choses, immunités du
L'AUTORITÉ. 145
clergé, prérogatives de la noblesse, privilèges
des provinces, des villes, des corps, grands of-
fices de la couronne, prééminence de la pairie,
attributions des cours souveraines, inamovibilité
des charges de magistrature, toul était, quant
à son existence politique, indépendant du monar-
que. Cette inamovibilité des charges, les mœurs
l'avaient étendue à presque tous les emplois ci-
vils et militaires; les professions mécaniques
étaient fixées par l'établissement de maîtrises;
jusqu'aux dernières fonctions de la domesti-
cité, tout existait par soi-même autour du sou-
verain; tout était possédé en titre d'office, tout
était propriété. La propriété, comme une bar-
rière impénétrable, placée par la nature elle-
même entre la faiblesse et la force, formait
autour du monarque une enceinte qu'il ne pou-
vait franchir. »
Ce sont toutes ces limites au pouvoir que
la Révolution a détruites. Et ainsi elle a rendu
possible le despotisme, c'est-à-dire, explique Bo-
nald, i un régime où la nation n'est défendue
des caprices de son chef par aucune fixité d'exis-
tence indépendante du despote. ou plutôt.
Le réalisme de Donald. 10
146 LE RÉALISME DE BONALD.
ajoute-t-il, « n'est pas assez défendue: car il
n'y a pas de pouvoir qui ne soil borné par
quelque endroit. » Le pouvoir du despote, nous
dit-il, est en effet lui-même limité; seulement
la limite est action et non résistance, force de
mouvement et non force d'inertie; c'est-à-dire
que n'étant pas dans les institutions, elle est dans
les hommes; elle est dans les révoltes des sol-
dats, ou dans l'insurrection populaire; et comme
cette limite est désordonnée, elle est toujours
excessive, et ne sait contenir les abus du pou-
voir que par la déposition ou la mort du des-
pote, c'est-à-dire par la destruction du pouvoir
lui-même.
Certes ce n'est pas à dire que sous la monar-
chie française il n'y ait pas eu de troubles,
que la société ne se soit pas trouvée en péril.
Mais ce ne fut pas à cause de sa constitution,
ce fut malgré elle. Et ce fut grâce à sa consti-
tution au contraire que la France sortit victo-
rieuse de toutes les phases difficiles de son his-
toire. Grâce à sa constitution, dit Bonald. et ù
son caractère. Mais n'est-ce pas un peu la interne
chose? Je veux dire est-ce que le caractère.
L'AUTORITÉ. 147
les mœurs ne dérivent pas en grande partie de
la constitution? Pour en être convaincu il n'y
a qu'à voir comme les mœurs se sont dégra-
dées depuis qu'a été ruinée r antique constitu-
tion de notre pays.
Ce caractère, cette constitution, écrit Bonald,
je les retrouve principes féconds d'existence,
dans tous les événements, à toutes les époques
de la vie politique. C'est par l'action de ce dou-
ble ressort que la France démembrée par les
grands vassaux, envahie par ses ennemis, dé-
chirée par les guerres civiles, en proie aux
guerres étrangères, agitée par l'ambition et le
fanatisme, dans la bonne comme dans la mau-
vaise fortune, sous des rois faibles, sous des
rois captifs, sous des rois enfants, sous des rois
en démence, sous une administration trop sou-
vent accablée de besoin et dénuée de principes,
réunit ses parties séparées repousse l'étranger,
accroît sa population, étend son commerce et
son industrie, augmente ses moyens de défense,
crée sa marine, fonde ses colonies, réforme ses
lois, perfectionne ses arts, fortifie ses frontières,
et se place dans les bornes que la nature lui
148 LE RÉALISME DE B0NALD.
a fixées... Voilà l'effet de la constitution de la
France, voilà l'effet du caractère français. »
Un des effets de la constitution de l'ancienne
France était de permettre toute une floraison de
libertés corporatives, de privilèges de villes, de
provinces, de libertés communales, etc.. toutes
ces enclaves dans lesquelles l'activité sociale et
politique des citoyens trouvait à s'exercer pour
le plus grand bien de l'Etat et pour le plus
grand bien des individus eux-mêmes à qui ce
maniement des affaires qui les touchaient de
plus près donnait le sens des réalités. C'est
là, c'est dans toutes ces libertés, qu'était la li-
berté utile, féconde. Et c'est cette liberté que
la Révolution a détruite. Et cela était fatal.
Dès lors que la Révolution ruinait la constitu-
tion, elle devait ligoter l'individu par une ad-
ministration despotique. Car, comme le remar-
que Ronald, quand l'absolu est dans la cons-
titution, l'administration peut être sans danger
modérée; nous ajouterons décentralisée; mais
quand la constitution est faible, il faut que l'ad-
l'autorité. 149
ministration soit très forte sous peine de ne pou-
voir gouverner. C'est ce qui fait, disait-il, que
Bonaparte a mis une force excessive dans son
administration; c'est parce qu'il n'y en avait
aucune dans sa constitution.
t Dans toute société, écrit-il encore plus ex-
plicitement, la constitution qui est le dépôt des
principes, doit être sévère pour que l'adminis-
tration, qui est la discipline des actions, puisse,
sans danger, être indulgente. Si la constitution
est faible, l'administration devra être dure; et
plus dure, à mesure que la constitution sera
plus faible. Il faudra subvenir, par des règles de
fait, à la nullité des principes; et la société res-
semblera à un édifice bâti sur le sable, où il
faut suppléer par des étais multipliés, au peu
de solidité des fondements. Vous affaiblissez la
foi des peuples aux grands principes de la re-
ligion; il vous faudra multiplier les mesures
de surveillance et de répression. Ce que vous
épargnez en instruction forte et sévère pour
l'enfance, vous le dépenserez un jour en ri-
gueurs pour les nommes faits; et parce que
vous aurez porté la mollesse de Solon dans la
150 LE RÉALISME DE BONALD.
morale, vous serez obligé de porter la dureté
de Dracon dans la police. »
Et Bonald illustre celte vérité politique par
une image frappante: « L'homme dans la mo-
narchie, écrit-il, est comme un enfant plein de
vie et de santé dont une mère sage éloigne pru-
demment tous les objets avec lesquels il pour-
rail se blesser; et, l'abandonnant ensuite à son
humeur vive et folâtre, elle sourit à ses jeux.
et voit avec complaisance se développer son
génie inventif et ses forces naissantes.
« Les législateurs, au contraire, commencent
par méconnaître l'homme: ils lui supposent une
volonté naturellement dirigée vers le bien et
ils lui en laissent l'exercice. Bientôt pour ré-
parer leur erreur, ils soni. obligés de multiplier
autour de lui les petites lois et les petites pré-
cautions; ils lui ôtent la liberté de ses actions
naturelles pour lui laisser la licence de ses vo-
lontés politiques; ils ont pris la place de la na-
ture dans leurs institutions, ils prennent dans
leurs règlements la place de la religion...
<'■ L'homme, dans les républiques, ajoute Bo-
nald, est un enfant mutin, à qui une nourrice,
L'AUTORITÉ. 151
également faible et craintive, n'ose rien ôter
de ce qui peut lui nuire, rien permettre de ce
qui peut l'amuser; tantôt elle satisfait ses vo-
lontés les plus désordonnées, tantôt elle con-
trarie ses goûts les plus innocents. D'une main
elle lui présente les aliments les plus nuisibles,
et le flatte de peur qu'il ne s'irrite; de l'autre,
elle le lient par les lisières, et, de peur qu'il ne
tombe, T empêche de marcher.
La monarchie, elle, permet à l'homme de
marcher, de se mouvoir librement dans le cer-
cle de ses intérêts, ses intérêts individuels, ses
intérêts professionnels, ses intérêts de com-
mune, de ville, ou de province, ses intérêts de
classe, etc. Mais quelles sont les limites de ce
cercle? Elles sont posées par les mœurs, les
coutumes, les usages, par l'action même des
forces en présence. Mais il n'est pas besoin
d'ailleurs qu'elles soient déterminées exacte-
ment. Bonald trouve même que cela n'est pas
bon: « C'est, je crois, écrit-il. une grande erreur
de vouloir tracer des lignes précises de démar-
cation entre le pouvoir et l'obéissance, et poser
à l'avance, dans la eonslilulion des sociétés des
152 LE RÉALISME DE BONALD.
limites fixes au pouvoir du chef, à la coopéra-
tion de ses agents, aux devoirs des sujets. Si les
limites sont marquées, chacun en temps de
guerre se porte à son extrême frontière, les
partis sont en présence et le combat s'engage;
et au lieu de disputer pour déterminer les
limites chacun s'efforce de les reculer. S'il reste
un nuage sur ces questions délicates, on passe
à côté les uns des autres sans se rencontrer,
on va quelquefois de part et d'autre un peu trop
loin; mais après quelques excursions chacun
rentre sur son terrain...
« Si jamais il prenait envie à des législateurs
de déterminer avec précision le pouvoir et le
devoir des pères et des enfants, des maris et
des femmes, des maîtres et des serviteurs, la
société de famille serait impossible. On a beau
faire, il faut, dans un Etat comme dans une
famille, un pouvoir discrétionnaire, ou bientôt
la société tout entière, chef et subalternes, ne
sera qu'un troupeau d'automates. »
Mais un tel pouvoir n'est-il pas dangereux?
Ne peut-il échoir, en effet, à un mauvais chef?
Certes, car il n'est pas de régime politique qui
l'autorité. 153
garantisse contre un tel malheur. Mais à ce
point de vue encore c'est la monarchie qui offre
le plus de sécurité, et le pouvoir électif le moins.
Car, comme le remarque Bonald. i l'élection, si
elle pouvait être libre, donnerait au total plus
d'hommes faibles que l'hérédité; car les hom-
mes forts ravissent le pouvoir bien plus souvent
qu'ils ne l'obtiennent ». C'est d'ailleurs une
remarque faite bien souvent qu'il n'est pas
dans toute l'histoire de la monarchie une série
de chefs comparables au point de vue médiocrité
à celle que nous a donnée la République.
D'ailleurs dans un régime c'est l'ensemble
qu'il faul considérer, et non les accidents, les
abus toujours possibles. Il n'est pas de pou-
voir, il n'est pas d'autorité qui soutienne l'exa-
men, si on l'envisage par ce côté. « Si je voulais,
disait Montesquieu, raconter les abus des ins-
titutions les plus nécessaires, je dirais des
choses effroyables. Cela rappelle l'exclama-
tion de Joseph de Maistre: «je ne sais pas ce
qu'est la conscience d'un misérable; mais je
sais ce qu'est la conscience d'un honnête
homme, c'est effrayant! Tout cela nous signifie
154 LE RÉALISME DE BONALD.
simplement que tout ce qui est humain est im-
parfait, et que la meilleure chose a ses défauts.
Seulement, comme dit Donald, il faut poser
comme un des premiers axiomes de la politiqus
qu'on ne doit « jamais s'arrêter aux abus insé-
parables des meilleures choses, ni aux avan-
tages, on peut dire inévitables, qui se ren-
contrent dans les plus mauvaises . Mais c'est
ce que ne font pas les esprits faux. Nos pères,
écrit Bonald, « témoins comme nous, et même
plus que nous, des désordres de quelques mi-
nistres de la religion, du mauvais emploi de
quelques biens ecclésiastiques, n'accusaient pas
la religion du tort de ses ministres, pas plus
que la royauté des fautes des rois; et il était
réservé à la philosophie de nos jours de ré-
trécir la pensée en voyant toujours l'homme et
jamais la société ».
On sait ce que Comte répondait à quelqu'un
qui lui objectait, à propos de son projet d'un
gouvernement spirituel: « Mais ne craignez-
vous pas qu'un tel gouvernement n'abuse? »
Comte répondait: « J'espère bien qu'il abu-
sera. » Il entendait par là: j'espère bien qu il
l'autorité. 135
existera. Vouloir, en effet, qu'un gouvernement
soit mis dans l'impossibilité d'abuser, c'est vou-
loir qu'il n'ait pas d'existence, toute existence
entraînant avec elle l'imperfection. L'objection
de l'interlocuteur de Comte, comme le fait re-
marquer le positiviste qui rapporte cette anec-
dote, est une objection d'ordre parlementaire.
« puisée à l'argumentation de ces doctrines, qui,
à force de réclamer l'équilibre et la pondération
du pouvoir, ont fini par supprimer toute espèce
de gouvernement et de pouvoir ».
Ces doctrines ont envahi et corrompu jus-
qu'aux institutions monarchiques mêmes. Elles
ont cru trouver un remède aux abus possibles
du pouvoir personnel, parce qu'elles appellent
des garanties constitutionnelles. Ces garanties
sont-elles réelles? Loin de là, disait Bonald.
Elles sont un affaiblissement des pouvoirs dans
ce qu'il a de bienfaisant, et un appui pour ce
qu'il a de dangereux. Si le pouvoir veut abuser,
en effet, il le fera bien plus facilement si la res-
ponsabilité se trouve dispersée, et par exemple,
déclare Bonald, je ne crains pas de soutenir,
que jamais le pouvoir absolu de nos rois n'au-
156 LE RÉALISME DE BONALD.
rait osé demander aux peuples ce qu'a obtenu
le pouvoir constitutionnel du monarque armé
de deux Chambres .
Ce n'est pas que Bonald se prononce contre
toute chambre, toute assemblée. Mais il ne veut
pas que les chambres gouvernent, voilà tout.
Le gouvernement, le pouvoir appartient au
roi. Est-ce à dire que les citoyens soient dé-
nués de tout moyen d'agir sur le gouvernement?
Nullement: Il y a d'abord la voie des do-
léances : « Les Etats généraux, écrit Bonald,
n'ont ni ne peuvent avoir de faculté législative,
parce qu ils ne sont pas le pouvoir général de
l'Etat, qu'ils ne sont pas l'organe de sa volonté
générale; et ils ne peuvent procéder que par
doléances, plaintes respectueuses. C était en
France l'usage le plus constant. » Il écrit en-
core: « Les Etats généraux peuvent et doivent
s'adresser au roi par voie de doléances ou de
plaintes respectueuses, pour réclamer l'obser-
vation des lois anciennes, le développement né-
cessaire d'une loi existante, l'abrogation d'une
loi non nécessaire, ou enfin la rédaction d'une
coutume en loi écrite. »
L'AUTORITÉ. 157
Il y a aussi la voie des remontrances, dont
le parlement ne se fit pas faute d'user, dans
les derniers temps de la monarchie, jusqu'à
même en abuser, déclare Bonald. Mais, ajoute-
t-il, « l'abus que les tribunaux ont pu faire dans
ces derniers temps du devoir naturel de re-
montrance n'empêche pas que cette fonction
ne fût ce qu'il y avait de plus excellent dans la
constitution française, et le principe de tout
ce qu'il y avait de grand et d'élevé dans le
caractère français. »
Certes il faut que le commandement soit un,
il faut que la volonté du chef prime toute autre,
sous peine, pour le chef, de cesser d'être le
chef. Mais il est utile, il est nécessaire, que cette
volonté ne soit pas abandonnée à elle-même,
qu'elle soit entourée des conseils de ceux qui
sont en mesure d'apporter des lumières. Si Ton
veut que les citoyens aient un droit dans le
gouvernement, voilà le droit qu'ils ont. c'est
celui de renseigner le pouvoir, et il est impos-
sible de leur retirer ce droit. Ou plutôt, il y a un
seul moyen de leur en empêcher l'exercice, c'est
de rendre le pouvoir vacant. Toute doléance
158 LE RÉALISME DE BONALD.
alors est vaine, tout conseil inutile, puisqu'il
n'y a personne pour écouter, personne de res-
ponsable, personne pour s'inquiéter des inté-
rêts de la nation. Et c'est ce qui arrive sous
le règne des assemblées, qui est le régime par
excellence de l'irresponsabilité.
Mais s'il ne faut pas d'assemblée qui légifère,
cette fonction appartenant au roi, il faut néan-
moins une représentation des contribuables
pour voter l'impôt. Car, écrit Bonald, « si le roi.
pouvoir général, conservateur de la société, doit
mieux que tout autre en connaître les besoins,
les propriétaires seuls peuvent connaître leurs
facultés; et l'impôt n'étant que la partie de la
propriété que demandent les besoins de la so-
ciété, et que permettent les facultés du pro-
priétaire, il en résulte nécessairement que. dans
une société constituée, le roi doit demander
l'impôt et le propriétaire le consentir.
Donc, « 1° Le pouvoir demande; car il est
dans la nature que le pouvoir conservateur de
la société connaisse parfaitement ce qui est né-
cessaire à la conservation de la société.
L'AUTORITÉ. 159
« 2° La société — propriétaire, représentée
par les Etals généraux, octroie ou accorde; car
il est dans la nature que le propriétaire con-
naisse parfaitement ce qu'il peut donner de sa
propriété, et sous quelle forme il lui convient
de le donner.
« 3° Le pouvoir répartit, perçoit, dépense,
rend compte par ses différents agents; car nul
ne peut mieux percevoir que celui qui répartit,
ni rendre compte que celui qui dépense.
« 4° La société approuve la répartition, sur-
veille la perception, reçoit le compte par ses
officiers; car nul autre ne peut mieux approuver
la répartition que celui qui doit payer surveiller
la perception que celui qui paie, recevoir le
compte que celui qui a payé.
« Le pouvoir rend compte, parce que l'em-
ploi se fait par lui; la société reçoit le compte,
parce que l'emploi se fait pour elle. »
Ainsi en était-il dans l'ancienne France. « Le
monarque, écrit Bonald, ne pouvait faire la per-
ception, ni rendre le compte, que par des
agents justiciables et comptables à la société;
et la société ne pouvait éclairer la perception,
160 LE RÉALISME DE BONALD.
ni recevoir le compte, que par des officiers in-
dépendants du monarque et chargés de pour-
suivre et de punir, s'il y avait lieu, la personne
de ses agents. On voit la nécessité des tribunaux
connus en France sous le nom de Chambre
des comptes et de Cours 'des aides; cours sou-
veraines, indépendantes dans leurs fonctions,
inamovibles dans leurs offices. »
Remarquons d'ailleurs que pour les besoins
fixes il n'est pas besoin de renouveler chaque
année le consentement des contribuables. « Si
l'objet de 1 impôt et l'impôt sont fixes, écrit Bo-
nald, la demande une fois faite par le pouvoir
de l'Etat, et le consentement une fois donné
par la nation, il n'y a plus, pour l'impôt fixe
ni nouvelle demande à former de la part du
souverain, ni par conséquent nouveau consen-
tement à accorder de la part de la nation. »
On sait que c'était la pensée du Comte de
Paris qui avait élaboré un projet en ce sens,
le budget des recettes et dépenses fixes devant
jêtre voté pour plusieurs années.
Contrôle, conseil, vote de l'impôt, voilà donc
L'AUTORITÉ. 161
la fonction des assemblées. Q liant aux assem-
blées qui prétendent usurper le pouvoir, gou-
verner, légiférer, Donald les juge avec la plus
grande et la plus juste sévérité, non seulement
au point de vue de l'intérêt national, mais même
au point de vue de l'action pernicieuse qu'elles
exercent sur ceux qui les composent. Ses juge-
ments sont lapidaires; l'expérience nous a suf-
fisamment prouvé qu'ils n'étaient pas exagérés.
Il écrit par exemple: « Les hommes assemblés
fermentent comme les matières entassées; et
Ton est affligé pour l'humanité de voir qu'une
assemblée est presque toujours l'opposé d'une
réunion, que les passions se combattent beau-
coup plus que les sentiments ne s'accordent,
et qu'il y a dans toute assemblée populaire
moins de raison à proportion qu'il y a plus
d êtres raisonnables.
La pensée veut la solitude, disait-il encore,
et l'art de parler, les assemblées. La plupart des
hommes de nos jours n'ont vécu que dans les
assemblées politiques.
C'est à rapprocher de cette exclamation que
jetait Auguste ''ointe devant la chute du par-
Le réalisme de Bonald. ci
162 LE RÉALISME DE BONALD.
lementarisme, en 1852: « Je me sens profon-
dément soulagé du joug anarchique des par-
leurs arrogants et intrigants qui nous empê-
chaient de penser. »
Pour figurer dans les assemblées, remarquait
encore Bonald, « le bon sens et le génie ne
suffisent plus aujourd'hui: il faut de l'esprit,
et même du bel esprit; de la facilité à parler
en public, qui peut ne pas se rencontrer avec
la rectitude du jugement et la profondeur des
vues; l'art de parler sans rien dire, et de ri-
poster sans répondre. »
Repoussant tout parlementarisme, remettant
la direction, le commandement au seul, au vrai
chef, le roi. Bonald répète avec Bossuet: « Rois,
gouvernez hardiment. ■ Il entendait par là:
n'ayez pas d'hésitation sur votre devoir pre-
mier: il est de gouverner. Marchez hardiment
dans la voie tracée par ce devoir premier.
Gouverner est chez le chef un devoir, en ef-
fet, bien plus encore qu'un droit: « Qu'est-ce
que l'état de roi? écrivait Bonald. Le devoir
de gouverner. Qu'est-ce que l'état de sujet? Le
L'AUTORITÉ. 163
droit d'être gouverné. Vn sujet a droit à être
gouverné, comme un enfant à être nourri. C'est
dans ce sens que les peuples ont des droits,
et les rois des devoirs. » Ce devoir de gouverner
implique comme conséquence le devoir de main-
tenir son pouvoir, par tous les moyens, s'il est
nécessaire. C'est ce dont l'autorité ne mt mal-
heureusement pas assez convaincue, lors de la
Révolution. « Grâce à des doctrines abjectes,
écrit Bonald, les magistrats civils et militaires,
des ministres de la religion et de l'Etat, les
chefs eux-mêmes se croyaient des abus, dont ils
attendaient, dont ils provoquaient la réforma-
tion. » Entre les deux camps opposés, ajoute-
t-il, « la victoire ne fut pas longtemps indécise.
Le pouvoir avait douté, il fut vafincu. »
Sur cette défaite du pouvoir, Bonald a une
page superbe et vibrante d'indignation, que je
veux citer en entier. Après avoir rappelé que
la nation française avait contracté des enga-
gements envers la maison régnante, et que tant
qu'elles subsistaient l'une et l'autre, ces enga-
gements entre toutes les générations de celte
famille et les générations correspondantes de
164 LE RÉALISME DE BONALD.
cette nation, ratifiés par dix siècles d'existence
et de prospérité, ne pouvaient être rompus, il
écrit: « Quelle est la génération insensée qui,
au mépris de la sagesse de ses pères et des
droits de ses enfants, est venue déchirer ce
contrat sacré, briser de ses mains la chaîne
mystérieuse qui unit le passé à l'avenir, pré-
cipiter nos rois du trône, et finir la nation elle-
même, cette nation si grande et si majestueuse,
véritable reine de l'Europe par la força, la sa-
gesse et la dignité de ses institutions politiques,
autant que par sa langue, sa littérature et son
goût pour les arts, pour commencer une nation
nouvelle, dans tous les vices et toutes les im-
perfections de l'enfance, l'indocilité, l'ignorance,
l'engouement pour les plaisirs et les frivolités,
le mépris de tout ce qui est grand et sévère de
morale, l'impuissance du repos, le besoin de
l'agitation: une nation qui a voulu être la
terreur des peuples dont elle était le modèle,
qui a mis sa gloire à régner par droit de con-
quête sur cette Europe où jadis elle régnait par
droit d'aînesse? Que na-t-elle pas détruit cette
nation nouvelle, et qua-t-elle fondé? Une
l'autorité. 105
royauté sans pouvoir, une noblesse sans de-
voirs, un clergé sans influence, une magistra-
ture sans autorité, nue administration sans con-
sidération et sans responsabilité, des institutions
sans dignité, un peuple sans frein et sans mo-
rale, jouet de tous les intrigants, dupe de toutes
les impostures.
< Comment cette génération, qui eût été mau-
dite par nos pères, et qui le sera par nos enfants,
a-t-elle pu s'arroger le droit de réprouver le
passé, de déshériter l'avenir, de lui ravir cett;?
succession de bonheur privé et d'ordre public,
à laquelle il était substitué? Usufruitière elle-
même dans son existence passagère, de ce
patrimoine inaliénable, à quel titre en a-t-elle
usurpé la pleine propriété pour le dissiper
d'abord en institutions impuissant s, et bientôt
en honteuses et cruelles extravagances, et pour
offrir à l'Europe, dans un petit nombre dan-
nées, à la place des leçons de sagesse et
de vertu que la France lui avait données
pendant tant de siècles, l'exemple de toutes
les folies, de tous les crimes, d;' tout ce qu il y
aide plus vil dans les cœurs les plus dépravés,
166 LE RÉALISME DE BONALD.
de plus féroce dans les penchants les plus
abrutis, de plus absurde dans les esprits les
plus égarés, et pour tout renfermer en un mot,
pour lui donner le spectacle d'une Convention. »
Je terminerai par cette considération de Bo-
nald: « La France n'a jamais été et ne sera
jamais une république, elle n'est qu une mo-
narchie en révolution. » Entendez par là qu'on
peut bien imposer la république à la France,
mais qu'on ne peut pas faire que ce soit le
gouvernement naturel au pays, le gouvernement
réclamé par son passé, son présent et son ave-
nir, par ses mœurs, par ses intérêts, par son
état social. On ne peut pas faire que tout cela
ne postule la monarchie. Seule donc la monar-
chie peut régner en France. Elle régnera par
l'ordre si elle est le gouvernement existant en
fait. Et dans le cas contraire elle marquera son
absence par les troubles dont sera alors agité le
pays. Et c'est là encore une façon de régner.
CHAPITRE VI.
LA NOBLESSE,
CHAPITRE VI.
LA NOBLESSE.
Nous avons fait ressortir, en parlant de la
monarchie, que les limites au pouvoir ne
pouvaient résulter d'une fragile charte de pa-
pier, et quelles ne pouvaient être posées
que par les forces réelles existant dans l'Etat
indépendamment du monarque. Et dans l'énu-
mération de ces forces nous avons ciL* les dis-
tinctions héréditaires. Les distinctions hérédi-
taires sont une des institutions peut-être les
plus contraires aux préjugés du temps. L'héré-
dité dans le pouvoir on n'y ferait guère d'ob-
jection. Mais on ne voit pas la monarchie sans
la noblesse. Et c'est là ce qui suscite surtout
l'hostilité. Ceux qui représentent en effet la
170 LE RÉALISME DE BONALD.
noblesse en France ne sont pas, tout au moins
dans les grandes villes, en faveur. Il y a sans
doute de leur faute. Il y a aussi de la faute de
leur situation. Ils ont conservé dans les relations
sociales un rang, des titres, bref des distinc-
tions, des privilèges, tout honorifiques il est vrai,
mais qui sont précisément les plus propres à
exciter ou blesser la vanité, et ils ne sont pas
astreints à rendre des services correspondants.
Mais une noblesse mise à même de remplir sa
fonction et la remplissant effectivement une
noblesse envisagée sous son vrai aspect de classe
dévouée particulièrement au service de l'Etat,
pourrait facilement^ je crois, redevenir popu-
laire. Or quelles sont les fonctions de la no-
blesse, quels sont les services qu'elle est ap-
pelée à rendre, voilà ce que nous allons étudier
avec Bonald.
« La noblesse, écrit Bonald, préserve les su-
jets de l'oppression par son existence; le pou-
voir, de la révolte par son interposition; la
société de la conquête par son action.
« 1° Elle préserve les sujets de l'oppression
par sa seule existence. Un pouvoir oppresseur
LA NOBLESSE. 171
est un pouvoir qui peut tout détruire, tout ren-
verser, tout changer; un pouvoir qui peut tout
renverser est un pouvoir sans limites: or la no-
blesse est une limite au pouvoir ; car le monar-
que ne peut anéantir la noblesse, qui est co-
existente à lui, fille comme lui de la constitution,
engagée comme lui à la société par des nœuds
indissolubles, et marquée comme lui du carac-
tère indélébile d'une naissance distinguée .. Aussi
le premier soin des despotes est de détruire,
dans le pays qu'ils conquièrent, la noblesse
comme une existence indépendante, et ce qui
caractérise les Etats despotiques est qu'il n'y a
point de noblesse. »
La Révolution dont les principes ne pouvaient
souffrir aucune existence indépendante du pou-
voir, s'appliqua à détruire la noblesse. Par son
code civil. Bonaparte paracheva et perpétua
l'œuvre de destruction. On connaît la lettre
qu'il écrivait à son frère Joseph: « Etablissez
le code civil à Naples;tout ce qui ne vous sera
pas attaché va se détruire en peu d'années, et
ce que vous voudrez conserver se consolidera.
Voilà le grand avantage du code civil... Il con-
172 LE RÉALISME DE BONALD.
solide votre puissance puisque, par lui. tout
ce qui n'est pas fidéîcommis tombe, et qu'il ne
reste plus de grandes maisons que celles que
vous érigez en fiefs. C'est ce qui m'a fait prêcher
un code civil et m'a porté à l'établir. »
« 2°, continue Bonald. la noblesse défend le
pouvoir de la société par son interposition; c'est-
à-dire, en donnant l'exemple de la soumission
aux autres sujets, qui obéissent avec moins de
peine lorsqu'ils voient obéir ceux qu'ils sont
accoutumés à respecter; en répandant, en entre-
tenant dans toutes les classes de la société un
esprit d'attachement à la constitution et de fidé-
lité envers le pouvoir ; eî il est vrai que c'est par
l'exemple qu'elle donne, ou par les principes
qu'elle répand, que la noblesse prévient la ré-
volte des sujets contre le pouvoir. >
Mais son exemple peut être aussi pernicieux
que bienfaisant. Car, comme le remarque Bo-
nald, « un peuple ne se déprave ou ne se cor-
rige que par l'exemple de ses chefs; c'est une
colonne d'armée qui change de route lorsque
la tête change de direction. Et par exemple
la Révolution n'a été possible que parce que
LA NOBLESSE. 173
ses principes en avaient été préalablement
adoptés par les classes dirigeantes.
Enfin 3e point, la noblesse préserve la société
de la conquête par son action. C'est dire que la
noblesse est une institution essentiellement mi-
litaire. Bonalcl en donne ici la raison. « La so-
ciété politique, expliquc-t-il, ne pouvait agré-
ger à la profession sacerdotale les familles
qu'elle voulait distinguer, puisque cette profes-
sion, dans la religion chrétienne, n'était pas
une profession de famille. Elle les agrégea
donc à la profession sociale défensive de la
société; en sorte que, par une institution su-
blime, la récompense la plus honorable, le sa-
laire le plus précieux dont la société pût payer
un bienfait, fut d'admettre la famille du bienfai-
teur au nombre de celles qui étaient plus parti-
culièrement consacrées à la conservation de la
société, et par leur naissance même dévouées à
sa défense. Car. qu'on ne s'y trompe pas la
noblesse n'est une distinction qu'en ce qu'elle
est un engagement particulier... Ainsi l'on n'est
pus militaire, parce qu'on est d'une famille no-
ble; mais on est noble parce qu'on est d'une
174 LE RÉALISME DE BONALD.
famille militaire, quoique l'individu puisse exer-
cer quelque autre profession également utile à
la société et plus analogue à sa position. Le
service militaire social, constitutionnel ou défen-
sif est donc la véritable destination, le premier
motif de la noblesse.
Cependant il y a une autre noblesse, qui
s'était plus tard constituée, lorsque la fonction de
juger se sépara de celle de combattre, c'est la no-
blesse de robe. On pourrait se demander com-
ment la fonction de juger s'alliait avec la no-
blesse, celle-ci étant par définition la classe de
ceux qui remplissent une fonction publique,
c'est-à-dire qui sont voués au service de la so-
ciété et non des particuliers. Or, c'est surtout
pour le service des particuliers que fonctionne
la justice. Bonald voit l'objection et il y répond.
« Si, comme chargée d'administrer la justice
GÎstributive, nous dit-il, la magistrature exer-
çait une profession relative aux individus plutôt
qu'à la société, comme dépositaire des lois qui
s'étaient extrêmement multipliées, comme char-
gée de vérifier les lois, c'est-à-dire de n'admet-
tre dans ce dépôt sacré que l'expression de
LA NOBLESSE. 175
la volonté générale, la magistrature exerçait une
fonction sociale; elle fut donc profession distin-
guée par la nature de sa fonction, profession
sociale par son objet, profession permanente
comme la société. Puisqu'elle était distinction
sociale, permanente, elle devait, suivant l'es-
prit de la monarchie, et par analogie avec les
autres 'distinctions sociales, devenir inamovi-
ble, et elle devint inamovible ; héréditaire, et
elle devint héréditaire, en devenant propriétaire
par la vénalité.
Juger, combattre, voilà donc qui embrasse
toutes les fonctions publiques, puisque, comme
le remarque Bonald. tout se réduit, pour la so-
ciété, à découvrir ce que veut la loi. ce qui
est juger, et à écarter les obstacles qui s'op-
posent, au-dedans comme au-dchors. à l'exécu-
tion de la loi, ce qui est combattre.
Ceux qui remplissent ces fonctions. Bonald
les appelle ministres du pouvoir, c'est-à-dire
serviteurs suivant l'étymologie du mol. Il n'en-
tend donc pas par ministres > les hommes
chargés de diriger une partie quelconque de
l'administration publique; guerre, police finan-
176 LE RÉALISME DE BONALD.
ces, etc.; ce ne sont, à proprement parler, dit-il,
que des secrétaires d'Etat, et c'est ce titre qu'ils
portaient en France. Par « ministres » il entend
l'ensemble, le corps des hommes qui jugent
et qui combattent.
Le corps des ministres du pouvoir, ou autre-
ment dit la noblesse, exerce donc une profession
distinguée des autres par sa nécessité pour la
conservation de la société. Le noble, dit Bo-
nald, n'est distingué des autres, « que parce
qu'il appartient à une famille sociale, c'est-à-
dire une famille vouée spécialement et sans re-
tour à la conservation de la société, et qui ne
peut, sans encourir le blâme ou ranimadversion
de la société, se soustraire à ses engagements
envers elle. » Certes, remarque Bonald. les arts
ou professions mécaniques sont éminemment
nécessaires à la conservation de la société natu-
relle, ou de la famille, puisqu'on ne saurait
concevoir la famille sans des arts ou profes-
sions qui la vêtissent, qui la logent, qui la nour-
rissent. Mais nécessaires qu'elles sont à la con-
servation de la société naturelle, elles sont pro-
fessions naturelles et non sociales ou politiques.
LA NOBLESSE. 177
en ce sens qu'elles n'ont pas un rapport direct
et immédiat à la conservation de la société po-
litique. Et la preuve, c'est que ces professions
ont existé avant la société politique, et peuvent
exister sans elle.
Nous avons dit que pour ne pas tomber dans
le despotisme, il faut homogénéité entre le pou-
voir et ses ministres. Si le pouvoir est héré-
ditaire il faut une noblesse héréditaire, afin que
la limite au pouvoir ait autant de force de ré-
sistance que le pouvoir â de force d'action. Mais
réciproquement s'il y a hérédité dans le corps
des fonctionnaires, il faut l'hérédité dans le
pouvoir. Nous avons déjà donné par ailleurs
avec Bonald, les exemples typiques de la Po-
logne et de la Turquie. Revenons-y. pour éclair-
cir encore la question.
« En Pologne et en Turquie, écrit Bonald,
l'homogénéité des personnes sociales, ou n'a ja-
mais existé, ou n'existait plus depuis longtemps;
et quoique la manière fût différente dans l'un
et l'autre Etat, le résultat a été le même pour
tous les deux. Je m'explique. Le pouvoir ou le
I.e réalism* de Bonald. > I
178 LE RÉALISME DE BONALD.
chef, en Pologne, était devenu électif, et la no-
blesse ou le ministère était resté héréditaire.
En Turquie, au contraire, le pouvoir était héré-
ditaire, et le ministère électif, et de là ces élé-
vations subites et fréquentes d'un jardinier du sé-
rail ou d'un icoglan, aux premiers postes de
l'Etat; de là un double désordre. Le chef élec-
tif, en Pologne, était devenu trop faible pour
contenir dans de justes bornes le ministère hé-
réditaire, qui, écarté de sa destination naturelle,
faisait des lois, au lieu de servir à leur exécu-
tion; et le roi n'était plus lui-même qu'un mi-
nistre ou plutôt un esclave. En Turquie, le chef
héréditaire n'avait trouvé aucune limite à ses
caprices dans la mobilité perpétuelle de tout
ce qui existait autour de lui, et dans ses vo-
lontés arbitraires plutôt qu'absolues, il n'avait
été servi que par des esclaves ou des satellites.
De là le despotisme du chef en Turquie, et
le despotisme du patriciat en Pologne; de là le
gouvernement tumultuaire des Turcs, et le gou-
vernement orageux des Polonais ; de là, en Tur-
quie, ces soldats qui se révoltent et qui dé-
placent le pouvoir, fet en Pologne, ces luttes
LA NOBLESSE. 179
éternelles du chef et des grands qu'il voulait
soumettre; de là, dans ces deux Etats, l'anar-
chie, la misère, la dépopulation, la faiblesse,
l'avilissement la destruction. »
En Pologne, dit Bonald, le ministère héré-
ditaire faisait des lois, au lieu de servir à leur
exécution. C'est là la différence qui existe entre
l'aristocratie et la noblesse, que l'on confond
souvent à tort. En France il y avait une no-
blesse; il n'y avait pas d'aristocratie. Bonald
établit ainsi la distinction : « La noblesse, dit-
il, était un corps de propriétaires voués héré-
ditairement et exclusivement au service public.
L'aristocratie est un corps de propriétaires
voués héréditairement et exclusivement à gou-
verner le public, c'est-à-dire à faire des lois.
Ainsi, autrefois, il n'y avait point en France,
à proprement parler, d'aristocratie, et aujour-
d'hui il n'y a plus de noblesse politique. » Il
écrit encore : « Partout où plusieurs citoyens,
quels que soient leur nombre et leur condition,
ont voix délibérative dans la législation, il y
a un patriciat ou une aristocratie, et il n'y a
pas de noblesse, dont l'essence est de servir
aux lois et non de faire des lois. »
180 LE RÉALISME DE BONALD.
Donc en France il ne faut parler que de
noblesse. C'est elle que nous allons étudier. On
se souvient comment Bonald définit la noblesse.
C'est la classe dévouée héréditairement aux
fonctions publiques. Remarquons le mot dé-
vouée. Il est significatif. La noblesse a fini par
ne plus être envisagée que du côté prérogative,
privilège, mais c'est là une erreur. C'est avant
tout du côté devoir qu'il faut la considérer. Les
privilèges, en effet, ne sont qu'une compensa-
tion des devoirs, ou un moyen de les remplir.
« Les hommes, dit Bonaîd. ne sont élevés, par
leur rang et leur fortune, au-dessus des autres
que pour les servir; les honneurs sont des char-
ges, c'est-à-dire des fardeaux, et elles en por-
tent le nom; des offices, c'est-à-dire des devoirs,
officium; en un mot, tout ce qui est grand ne
l'est que pour servir tout ce qui est faible et
petit, et de là sont venus les mots servir, ser-
vice, employés à désigner, dans la langue des
peuples chrétiens seulement, les plus hautes
fonctions du ministère public. » Ces noms de
ministres ou serviteurs, écrit encore Bonald,
disent à ceux qui en sont revêtus, qu'ils ne
LA NOBLESSE. 181
sont établis que pour le service de leurs sembla-
bles: que le caractère dont ils sont revêtus est
un engagement et non une prérogative, et qu'ils
se méprennent étrangement sur leur destina-
tion dans la société lorsqu'ils se regardent com-
me élevés au-dessus des autres par la supério-
rité du rang, tandis qu'ils n'en sont distingués
que par l'importance des devoirs. Pensée qu'il
résumait par ailleurs ainsi : La noblesse n'est
ni une prérogative, ni un privilège; elle est un
service et un devoir envers le pouvoir... L'or-
gueil ne voit, dans ce service, que des distinc-
tions et des supériorités; la raison, la conscience
et la politique n'y voient que des devoirs. »
Mais, remarque Bonald. l'imagination se ré-
crie sur cette prétendue servitude. Elle ne voit
que l'éclat et les honneurs de ces fonctions.
« Elle juge ce qui devrait être par ce qui était
trop souvent. Et cependant, ajoute Bonald,
• tels sont les devoirs auxquels la société, pour
ses besoins, devrait soumettre les familles con-
sacrées au ministère public, que le dévouement
deviendrait pour les autres un sujet de frayeur
plutôt qu'un objet d'envie.
132 LE RÉALISME DE BONALD.
Mais ces notions se sont perdues depuis long-
temps. Et Bonald voit dans la perte de ces no-
tions essentielles une des causes de la révo-
lution. « La vanité de la naissance mise trop
souvent avant les devoirs de la noblesse » a
été peut-être une des causes les plus prochai-
nes de la révolution « en excitant la jalousie
des sujets envers les ministres; car les hommes
n'envient que les jouissances, et jamais les de-
voirs. »
Or la noblesse continuera forcément à être
peu populaire tant qu'on ne lui aura pas res-
titué aux yeux du public son véritable aspect
de classe dévouée particulièrement au service
de la société. Tout le monde heureusement n'a
pas oublié ce que doit être la noblesse.
Je trouve par exemple dans l'ouvrage de M. le
Marquis de la Tour-du-Pin, Vers un ordre so-
cial chrétien, cette belle page qui concorde si
parfaitement avec les définitions de Bonald:
< Les classes élevées!.. Y en a-t-il encore? dira-
t-on. Peut-il tout au moins s'en reformer? Et
tout d'abord en faut-il? Réponse bien difficile
à fournir si on la cherche ailleurs que dans
LA NOBLESSE. 183
cette belle définition de Le Play: classes su-
périeures, celles qui doivent leur dévouement
aux classes inférieures. Ce n'est, en effet, ou
du moins ce ne doit être, dans une société bien
ordonnée, aucun avantage d'ordre privé qui y
donne le rang, mais bien la mesure dans la-
quelle cet avantage est tourné au service du
bien public, et notamment à celui des classes
inférieures, qui ont besoin de ce dévouement
et qui y ont droit à raison de leur propre uti-
lité sociale.
« Ce n'est donc pas la richesse, mais l'usage
de la richesse, pas le talent, mais l'emploi du
talent, pas le don de Dieu quel qu'il soit, mais
le sacrifice de ce don à l'humanité, qui est le
principe de l'élévation dans une société chré-
tienne. Dès que les hautes classes cessent d'être
dévouées, elles manquent à leur mission et
s'abîment en dépit de tout privilège et de tous
droits acquis. »
Je rappellerai également que dans l'Enquête
sur la Monarchie, nous trouvons cette belle
déclaration du comte de Lur-Saluces: « De
tous les privilèges de la noblesse, un seul est
184 LE RÉALISME DE BONALD.
essentiel : il ne consiste qu'à avoir bien plus
de devoirs que les autres. Tous les autres pri-
vilèges sont accessoires et pour ainsi dire su-
perflus. Sans celui-ci, point de noblesse. « No-
blesse oblige », disait-on. N'est-il pas urgent de
réorganiser ce privilège, d'assumer de si nobles
obligations, et ne voit-on pas qu'il y a dans
ce sentiment une force précieuse pour le pays? »
Voilà donc ce qu'il faut faire ressortir avant
tout, qu'être noble c'est être engagé héréditai-
rement à remplir des devoirs publics. Tout ce
qui tend à rappeler ces devoirs, Bonald l'ap-
prouve donc. Mais il condamne ce qui n'est
que distinction de pure vanité. Ainsi, il est
utile qu'il y ait des costumes, propres aux fonc-
tions publiques; ils commandent le respect parce
qu'ils annoncent un devoir. Mais Bonald n'ai-
me pas les croix et les cordons, « pure dé-
coration de la personne, dit-il, qui blessent l'a-
mour propre, parce qu'ils n'ont rapport à
aucune fonction, et altèrent ainsi l'égalité na-
tive des hommes sans un motif assez social. »
« Il y a trois siècles à peu près, écrit-iL que
dans toutes les cours d'Europe les princes créent
LA NOBLESSE. 185
de nouveaux ordres de chevalerie pour les hom-
mes, et quelquefois même pour les femmes,
dans les vues politiques, et même religieuses,
les plus innocentes. Ces ordres sont à leur nais-
sance l'objet de la faveur la plus déclarée et de
l'ambition la plus active, enrichis, décorés par
les princes qui s'honorent d'en porter les mar-
ques, et cependant leur existence, ou du moins
leur considération est de courte durée. Il n'est
pas même possible d'assigner aucun bien véri-
tablement public et durable qui en soit résulté,
et il est au contraire aisé d'apercevoir la ré-
volution qu'ont dû produire, dans les idées et
dans les mœurs, des institutions qui mettent
chez les uns la vanité à la place de la conscien-
ce, et chez les autres la jalousie à la place
du respect, parce qu'elles distinguent l'homme
par des marques extérieures, sans l'obliger à
des devoirs plus rigoureux.
Ainsi ce qui différencie la noblesse, de ces
ordres de chevalerie, à part le côté capital de
l'hérédité, c'est que la noblesse est une voca-
tion en quelque sorte de l'individu, ou plutôt de
la famille qui se trouve vouée, en effet, spécia-
186 LE RÉALISME DE BONALD.
lement au service de l'Etat. La noblesse est
tin devoir, et non une simple distinction hono-
rifique, nous ne saurions trop le répéter. « L'ins-
titution du ministère public, écrit Bonald, qu'on
appelait noblesse, n'est en elle-même, ni une
décoration pour l'Etat, ni un lustre pour lin-
dividu. Ces figures oratoires peuvent embellir
une harangue, mais elles ne rendent pas raison
de cette institution. La décoration de l'Etat est
sa force, et le lustre de l'homme, sa vertu. Il
n'y aurait jamais eu de noblesse dans aucun
Etat chrétien ou civilisé, les seuls où l'homme
ait des idées justes du pouvoir et des devoirs,
si elle n'eût été qu'une décoration; et elle n'au-
rait pas été, parce qu'elle n'aurait rien été.
La .noblesse est une fonction générale, et le
séminaire des fonctions spéciales. Elle est un
devoir. »
Et c'est de ce devoir quelle tire sa distinc-
tion. Elle n'est donc pas une distinction factice,
elle est la distinction la plus naturelle qui soit,
car elle est basée sur les fonctions. La no-
blesse n'est, en effet, une distinction que parce
que le métier de noble est plus distingué que
LA NOBLESSE. 187
tout autre, car il est plus digne de servir l'Etat
que le particulier. « Tous les raisonnements des
niveleurs ou des esprits chagrins, dit Bonald,
ne prévaudront jamais contre cette raison
naturelle et supérieure qui dit à l'homme qu'il
est plus digne de lui, plus conforme à sa des-
tination d'agir sur l'homme pour le service de
la société publique, que de travailler sur la
matière pour le service de la société domesti-
que. »
Mais à cette fonction plus digne, plus con-
forme à la destination de l'homme, à cette dis-
tinction qu'est la noblesse n'est-il pas juste que
tous puissent accéder? Non seulement cela est
juste, mais aussi éminemment utile à l'Etat.
C'est ainsi d'ailleurs qu'il en était en France,
comme nous le rappelle Bonald. La noblesse
n'était pas une classe fermée, une caste. « Loin
qu elle fût, écrit-il, le patrimoine exclusif de
quelques familles, elle était l'objet et le terme
des efforts de toutes les familles, qui toutes de-
vaient tendre à s'anoblir, c'est-à-dire à passer
de l'Etat privé à l'état public, parce qu'il est rai-
sonnable et même chrétien de passer d'un état
188 LE RÉALISME DE BONALD.
où l'on n'est occupé qu'à travailler pour soi, à
un état où, débarrassé du soin d'acquérir une
fortune, puisqu'on la suppose faite, l'homme
est destiné à servir les autres en servant l'Etat.
Une famille, en France, sortie de l'état d'en-
fance, et de ce temps où elle dépend des autres
familles pour ses premiers besoins, se propo-
sait l'anoblissement pour but ultérieur à ses
progrès. Une fois qu'elle y était parvenue, elle
s'y fixait. L'individu, sans doute, pouvait avan-
cer en grade, de lieutenant devenir maréchal
de France, et de conseiller devenir chancelier:
mais ces grades, s'ils n'étaient pas égaux, étaient
semblables; les fonctions, pour être plus éten-
dues, n'étaient pas différentes; la famille ne pou-
vait en recevoir un autre caractère, et une fois
reçu, elle ne pouvait le perdre que par forfai-
ture. Dans les gouvernements populaires, une
famille ne peut aspirer qu à s'enrichir, et à s en-
richir davantage, même lorsqu'elle est opulente.
Jamais elle ne reçoit de caractère qui la voue
spécialement au service de l'Etat, et même les
fonctions publiques auxquelles le citoyen riche
est passagèrement élevé, ne sont souvent qu'un
LA NOBLESSE. 189
moyen pour la famille de spéculer avec plus
d'avantage pour sa fortune. On n'est pas capable
de rapprocher deux idées, lorsqu'on ne sent
pas l'extrême différence qui doit résulter pour ls
caractère d'un peuple et les sentiments qui
sont la force ou la faiblesse des nations, de
cette disparité totale danp leurs institutions.
Cette tendance qu'ont les familles à s'élever,
à passer de l'état domestique à l'état public,
est d ailleurs si louable, et si utile par certains
côtés, qu'il est dit Bonald. politique pour l'Etat
de la favoriser. « L'Etat, écrit-il. doit favoriser
cette tendance qu'ont toutes les familles à pas-
ser de l'état purement domestique à l'état pu-
blic, tendance louable en elle-même, puisque
l'état domestique de société n'est que la société
de soi. et que l'état public est la société des
autres, et qui ne cesse pas d'être louable, mê-
me quand les motifs personnels de l'homme
seraient vicieux. L'anoblissement a un autre
effet plus général, plus moral, et par consé-
quent plus politique; car la politique et la mo-
rale sont une même chose: il empêche l'accu-
mulation excessive des richesses dans les mê-
190 LE RÉALISME DE BONALD.
mes familles, et établissant un autre moyen de
considération que l'argent, il donne aux sen-
timents, aux opinions, à l'esprit public enfin,
une direction plus noble, plus digne de l'homme,
et par là même plus utile à la société. »
Mais, en France, autrefois, la classe de la
noblesse était ouverte. L'anoblissement était fa-
cile, trop facile même à certains point de vue,
déclare Bonald. Assurément, écrit-il, on ne
pouvait se plaindre en France que de l'exces-
sive facilité de l'anoblissement; et tandis qu'un
meunier hollandais, ou un aubergiste suisse
sans activité, comme sans désir, bornés à servir
l'homme pour de l'argent, ne voyaient dans l'a-
venir pour eux et leur postérité, que le moulin
et l'enseigne de leurs aïeux, un négociant fran-
çais, riche de deux cent mille écus, entrait au
service de l'Etat, achetait une charge et une
terre, plaçait son fils dans la robe et un autre
dans l'épée, voyait déjà en perspective la place
de président à mortier et celle de maréchal
de France, et fondait une famille politique qui
prenait l'esprit de l'ordre à la première géné-
ration, et les manières à la seconde. « C'est.
LA NOBLESSE. 191
dit Montesquieu, une politique très sage en
France, que les négociants n'y soient pas nobles,
mais qu'ils puissent le devenir. » S'il y avait
un abus, c'est que la famille-sujette devenait
souvent famille-ministre avant d'avoir fait une
fortune assez considérable, je ne dirai pas pour
soutenir son rang, mais pour en remplir effi-
cacement les devoirs. Car, dans une société
opulente, telle que le sera toujours notre France,
il n'y a pas de condition plus dure et plus dou-
loureuse, que celle d'un noble indigent, sur
qui pèsent toutes les charges de l'état public de
société, sans qu'il puisse jouir des facilités que
présente pour s'enrichir la vie domestique et
privée. »
Et Bonald remarque à ce propos: « On a
déclamé contre l'usage des anoblissements à
prix d'argent; mais on n'a pas fait attention
qu'il est raisonnable et naturel de faire preuve
de fortune pour être admis dans un corps où
tout moyen de faire fortune, où le désir même
de la fortune doit être interdit, et que l'homme
en société étant essentiellement propriétaire,
toute profession nécessaire à la société doit sup-
poser la fortune ou la donner. »
192 LE RÉALISME DE BONALD.
Ainsi, en résumé, toute famille pouvait, sous
l'ancien régime, par son industrie, s'élever jus-
qu'à la noblesse; et aucun individu n'était ex-
clu de s'élever, par son mérite, aux plus hauts
emplois. Yoilà la vérité historique que l'esprit
de parti par un amas d'erreurs ou de mensonges
a tant obscurcie ou défigurée, et que Bonald ré-
tablit dans sa pleine clarté. Or il n'est pas
de vérité qu'il soit plus utile de rétablir. C'est
pourquoi je crois bon d'y insister avec Bonald.
sans craindre d'abuser de ses textes.
Ainsi, dit Bonald, soit que la famille anoblît
les individus, soit que l'individu anoblît la fa-
mille, Tépée, l'Eglise, surtout la magistrature
ont vu dans tous les âges des exemples d'é-
lévations extraordinaires; « et, s'ils ne sont pas
plus fréquents, remarque-t-il. c'est que les ta-
lents extraordinaires sont encore plus rares
que les exemples: c'est que toute société qui est
dans sa nature n'a des hommes extraordinaires
qu'au besoin, mais aussi les produit toujours
lorsqu'elle en a besoin, et la fortune d'un homme
de génie, dans le genre de son talent, n'était
bornée, en France, que par ces obstacles qui
LA NOBLESSE. 193
aiguillonnent le génie, loin de le relarder, et
qu'il est toujours sûr de vaincre. Ouvrez la porte
bien large, et la foule passera. Or, c'est la
médiocrité qui fait foule; et d'hommes médio-
cres pour occuper des places, il y en a toujours
assez, et ils trouvent toujours trop de facilité
à s'élever. »
« La nature est avare d'hommes supérieurs,
écrit encore Bonald, et elle sème avec profu-
sion les hommes médiocres. L'homme vraiment
supérieur aux autres hommes, celui que la na-
ture fait naître pour remplir ses vues sur la
société, s'élève toujours de lui-même, et malgré
tous les obstacles, à la place que la nature lui
assigne; car, s'il avait les mêmes besoins que
les autres hommes de la faveur des circonstan-
ces ou du secours de l'éducation, il ne leur
serait pas supérieur.
Si donc nous voyons que dans un Etat cons-
titué! il y a des obstacles aux élévations rapides,
que les occasions de s'élever d'un rang obscur
au faîte des honneurs sont rares, nous répon-
drons, avec Bonald, que les hommes dignes de
cette élévation sont encore plus rares que les
Le réalisme de Bonald. 13
194 LE RÉALISME DE BONALD. |
occasions de s'élever. Si nous voyons au con-
traire un Etat ou les élévations subites sont
non l'exception mais la règle, loin d'admirer
Un tel état de choses nous dirons avec Bonald
encore que c'est là tout simplement une des
marques distinctives du despotisme. On ne peut
faire, écrit en effet Bonald, « du choix arbitraire
de la part du chef un moyen régulier de pro-
motion des familles au ministère politique, parce
jcme l'élévation des familles, qui hors les temps
et les hommes extraordinaires doit être lente
et successive, comme toutes les opérations de
la nature, n'a alors d'autre règle que des ca-
prices, d'autre motif que la faveur, souvent
d'autre durée que celle de l'homme, semblables
à ces plantes qui fleurissent un matin, et que
le soir voit sécher. Ces métamorphoses subites,
qui font passer un homme des derniers rangs
de la société aux premiers emplois, et par la
seule volonté du chef, forment le caractère spé-
cial du despotisme d'un ou de tous. »
D'ailleurs si la bonne constitution dun Etat
veut que les élévations subites, que les dé-
classements brusques ne soient qu'exception-
LA NOBLES->L. 19Ô
nels, que l'homme ne se plaigne pas. Cette
règle est faite pour son bonheur. Non seulement
parce que tout ce qui contribue à constituer la
société, contribue au bien-être de chacun, mais
aussi parce que l'élévation trop rapide risque de
compromettre l'équilibre de l'individu et d'en
faire un malheureux. C'est la thèse que Bourget
a exposée dans YEtape, et sur laquelle on a
beaucoup discuté, mais en discutant la plupart
du temps à côté de la vraie question. Bourget
n'a jamais voulu prétendre que le passage d'une
classe dans une autre plus élevée fût chose fu-
neste. Il a simplement cherché à montrer que
pour que cette ascension produisît des fruits
heureux, il était nécessaire, dans la majeure
partie des cas. que cette ascension fût progres-
sive, par étapes. Et que la démocratie qui érige
en système le déclassement était une fabrique
de malheureux. D'ailleurs sur ce sujet M. de la
Tour du Pin a écrit quelques lignes qui résu-
ment si parfaitement la question que je lui
laisserai la parole. A ceux qui demandent: Fau-
drait-il donc que la société soit faite de compar-
timents fermés et impénétrables? il répond:
196 LE RÉALISME DE BONALD.
« Rien de pareil: les classes populaires sont la
réserve naturelle des classes élevées et toutes
ont besoin de se compénétrer pour vivre. Seu-
lement, cette compénétralion ne doit pas pro-
céder par assaut, mais par infiltration; autre-
ment dit, il vaut mieux que l'ascension sociale,
soit dans la même classe, soit d'une classe à
l'autre, ait un caractère familial et progressif,
plutôt que purement individuel et soudain; l'une
s'observe dans les sociétés paisibles et en pro-
grès, l'autre dans les époques troublées qui
font surtout des malheureux. »
Or, telle est exactement la pensée de Bonald.
La nature, dit-il. qui ordonne tout avec sa-
gesse», ne veut pas qu'un individu passe des
derniers emplois subitement aux premiers, et
qu'il coure juger en venant de bêcher la terre.
Il y a même peu d'hommes dont la raison puisse,
sans en être ébranlée, supporter une élévation
aussi subite, et de là sont venues toutes les ex-
travagances du règne de la terreur. Tout ce qui
doit durer est lent à croître — ajoute-t-il, — et
la constitution en France, d'accord avec la na-
ture, faisait passer la famille successivement par
LA NOBLESSE. 197
des professions plus relevées, qui occupaient
l'esprit plus que le corps, tels que le com-
merce et la pratique des affaires, et elle la
disposait ainsi à l'anoblissement.
La nature ne fait pas de sauts, tout ce qui
doit durer est lent à croître, voilà donc seule-
ment ce que Bonald rappelle à propos du re-
crutement de la noblesse. Mais ceci dit, loin de
se montrer opposé au principe de l'anoblis-
sement, il considère que pour chaque famille
c'est non seulement un droit, mais même un
devoir de tendre à s'élever: « Ce n'est pas, écrit-
il, comme on l'a dit, un droit à tous les hommes
d'avoir part au pouvoir, mais c'est un devoir
au moins politique à toutes les familles de se
mettre en état, par le résultat naturel d'une in-
dustrie honnête, de passer de l'état puremeni
domestique de société; celui où l'on ne s'oc-
cupe que de soi et de ses propres intérêts, à
l'état public de société, celui où l'on s'occupe
du service des autres, et où. débarrassé du soin
d'acquérir, l'homme, ou plutôt la famille, n'a
plus qu'à vaquer à la profession honorable du
198 LE RÉALISME DE BONALD.
ministère public. De là venait en France, plus
constituée que toute autre société chrétienne,
cette tendance de toutes les familles à s'a-
noblir, c'est-à-dire à passer à l'état public de
société, à cet état qui interdisait aux individus
tout métier lucratif, et consacrait la famille
elle-même au service de la société. »
Bonald soulève ici la question de l'interdiction
qui était faite à la noblesse, < par les mœurs,
plus puissantes que les lois », sous peine de dé-
rogation, d'exercer aucun métier lucratif. Il nous
explique ailleurs parfaitement les motifs de
cette règle, qu'on serait tenté de ne plus con-
sidérer actuellement que sous son côté de simple
vanité. Je ne sais, nous dit Bonald, si elle est
très libérale, mais elle est très philosophique,
très morale et surtout très politique. « Rien de
plus moral assurément qu'une institution qui,
sans contrainte, et par les motifs les plus ho-
norables, offre un exemple on peut dire légal
et public, de désintéressement à des hommes
dévorés de la soif de l'argent, et au milieu de
sociétés où cette passion est une cause féconde
d'injustices et de forfaits. Rien de plus poli-
LA NOBLESSE. 199
tique que d'arrêter, par un moyen aussi puis-
sant que volontaire, par le motif de l'honneur,
l'accroissement immodéré des richesses dans
les mêmes mains.
Certes à notre époque cette habitude, que les
mœurs ont tendu à maintenir, de s'abstenir
de tout métier lucratif, offre des dangers. Car
de plus en plus éloignée d'autre part, par le
gouvernement, des fonctions publiques, la no-
blesse est guettée par l'oisiveté. Et si l'on peut
s'étonner de quelque chose c'est que cette si-
tuation anormale n'ait pas produit de plus fu-
nestes effets. Il était certes on ne peut plus
honorable de servir l'Etat sans aspirer à aucun
gain. Mais dès lors que cette possibilité n'est
plus accordée, ce qui est honorable c'est de
chercher à pallier les effets du partage forcé
autrement que par l'enjuivement ou même par
de simples spéculations sur les dots. C'est là —
étant données les circonstances — qu'est la vraie
dérogation, et non dans l'emploi d'un métier
lucratif. Mais cela n'empêche que le point de
vue de l'ancien régime aurait de nouveau son
utilité dans un temps où la noblesse exercerait
ses fonctions normales.
200 LE RÉALISME DE BONALD.
Tout moyen ordinaire de fortune étant ainsi
interdit à la noblesse, il était naturel, déclare
Bonald, qu'elle eût des privilèges pécuniaires.
D'ailleurs, comme le faisait remarquer un de
ces privilégiés, le Comte d'Antraigues, ces pri-
vilèges pécuniaires se réduisaient ordinairement
à peu de chose, sinon à rien. Car si les no-
bles, dit-il, n'étaient point assujettis personnel-
lement à certaines impositions, ils les payaient
peut-être même plus chèrement, par les mains
de leurs fermiers.
Certes tout privilège doit correspondre en
quelque sorte à un devoir. Et on ne peut nier
qu'au moment de la Révolution l'équilibre se
trouvait rompu en faveur des privilèges. Mais ce
qu'il fallait alors, là comme ailleurs, c'est ré-
former et non ruiner.
Un des moyens les plus efficaces pour faire
disparaître les grandes familles, est le par-
tage égal forcé des biens paternels. Le Code
Napoléon qui sur plusieurs points capitaux a
perpétué et consolidé la Révolution, nous a
maintenu jusqu'à présent sous ce régime de
LA NOBLESSE. 201
destruction. Comme tous les autres grands so-
ciologues, et notamment Le Play et Auguste
Comte, Bonald s'élève contre un tel régime.
« Le philosophe, écrit-il. vous prouvera par de
doctes raisonnements qu'il faut que tous les
enfants partagent également le bien de la fa-
mille; la nature vous prouvera par de grands
malheurs qu'il faut, pour que le corps social
subsiste, conserver les familles et consommer
les individus. » Or le partage égal détruit for-
cément au bout de peu de temps toute famille.
€ Dans les pays, écrit Bonald. où. par l'égalité
du partage, la loi force les enfants de vendre
tout ce qui pourrait leur rappeler leurs pères,
il n'y a jamais de famille; je dirai plus, il n'y
a jamais de société, parce qu'à chaque géné-
ration la société finit et recommence. Les no-
vateurs avec leurs lois faites pour le moment
qui suit, pour l'homme qui passe, hachent
menu la société, il me semble voir un enfant
qui a coupé un serpent en plusieurs parties;
il s'applaudit de les voir sautiller, s'agiter en
tous sens : il croit voir plus de vie où il voit plus
de mouvement ; mais bientôt ce reste d'esprits
202 LE RÉALISME DE BONALD.
animaux, que chaque partie tenait du corps dont
elle avait été détachée, s'exhale: tout meurt et
l'enfant étonné ne voit sur le sable que des
morceaux infects et inanimés. »
Sans doute la libre disposition des biens lais-
sée aux parents tendrait à reconstituer de gran-
des fortunes immobilières, qui sont celles que
le Code civil a surtout détruites. Mais il ne faut
voir dans une telle reconstitution que des avan-
tages. Les classes élevées ont de grands devoirs,
et comme le remarque Auguste Comte, de
grands devoirs supposent de grandes forces.
De plus, nous dit Bonald, « les grands proprié-
taires sont nécessaires dans une grande société:
parce qu'eux seuls peuvent cultiver en grand,
cultiver avec intelligence, et se livrer à des
essais qui donnent à vivre aux pauvres, et tour-
nent toujours au perfectionnement de l'agri-
culture. C'est par un salaire payé à un travail
utile, plutôt que par des largesses faites à l'in-
digent oisif, que les riches remplissent leur des-
tination religieuse et politique, et qu'ils sont
conformément aux vues de la Providence et
à l'intérêt de l'Etat, les économes et les dis-
LA NOBLESSE. 203
pensateurs des fruits que la nature fait naître
pour tous les hommes. »
Remarquons ces derniers mots: économes et
dispensateurs des fruits. Ils marquent la pen-
sée de Bonald sur la propriété. L'individualiste
ne considère la propriété qu'au point de vue
de l'appropriation et de la jouissance indivi-
duelles. Bonald la considère du point de vue
social. Tout capital est pour la plus grande part
l'œuvre, non du possesseur actuel, mais des
générations passées. Personne n'est le seul au-
teur de sa richesse. Que quelqu'un, par exem-
ple, mette en valeur une terre jusqu'alors inex-
ploitée, il doit tout au moins à la société les
instruments et la science qui lui ont été nécessai-
res pour cette mise en valeur. C'est-à-dire que la
société a .mis à sa disposition le fruit d'un travail
de bien des siècles, auprès duquel son travail
propre est de peu de chose. Tout capital étant
(ainsi une œuvre sociale il est naturel que la ri-
chesse engendre des devoirs sociaux. Ces devoirs
sont avant tout la conservation et la bonne admi-
nistration de la propriété, et le bon emploi de
ses revenus. Comme dit Bonald les riches sont
204 LE RÉALISME DE BONALD.
« les économes et les dispensateurs des fruits
que la nature fait naître pour tous les hom-
mes. » Certains, il est vrai, seraient tentés de
voir plus de justice dans le partage égal de
ces fruits entre tous. Mais le partage égal en-
gendrerait une communauté de misère dont l'en-
vie démocratique se satisferait peut-être, mais
qui serait à bref délai la ruine de toute civili-
sation et de toute société.
En résumé tout possesseur d'un capital n'en
est en quelque sorte que l'usufruitier, en ce
sens que tenant ce capital des générations pas-
sées il en doit compte aux générations présentes
et à venir. Ce point de vue de Bonald est égale-
ment celui d'Auguste Comte. C'était d'ailleurs
un point de vue qui était assez commun au-
trefois, avant que l'individualisme révolutionnai-
re n'ait enlevé toute dignité, on pourrait même
dire tout fondement solide, à la propriété, en
la dépouillant des devoirs sociaux qui y sont
attachés, et en la faisant uniquement généra-
trice de droits individuels.
CHAPITRE VIL
L'ÉDUCATION.
CHAPITRE Vil.
l'éducation.
Nous sommes mauvais par nature, bons par
la société, avons-nous dit plus haut avec Bonald,
en opposant la thèse sociale à la thèse individua-
liste. Et nous avons ajouté: si nous sommes
bons par la société, pour nous rendre meilleurs,
rendons la société meilleure, pour atteindre à
l'individu travaillons sur ce qui le conditionne.
Le milieu, en effet, dans lequel vit l'individu
pèse d'un tel poids sur lui. qu'il est capital
pour sa formation morale que la société ait de
bonnes coutumes et de bonnes lois, et la fa-
mille de bonnes mœurs. Il faut donc, comme dit
Bonald, qu'à son entrée dans la vie, chacun
« trouve, établi par les lois, pratiqué dans les
208 LE RÉALISME DE BONALD.
mœurs, enseigné par les écrits, rappelé par
les arts, autorisé, accrédité par tous les moyens
dont la société dispose, tout ce qui peut aider
un naturel heureux ou fortifier une âme faible,
et continuer une bonne éducation ou réformer
une éducation vicieuse. Mais ce n'est pas à
dire qu'il ne faille travailler directement sur
l'individu lui-même. D'ailleurs si nous avons
rappelé l'influence du milieu sur la formation
de l'individu, c est que certains la regardent
comme peu de chose ou même comme rien.
Mais personne ne conteste l'importance de l'édu-
cation. C'est cette question que nous allons en-
visager à présent avec Bonald.
On sait quel est l'idéal de l'éducation d'après
la Révolution. Il est ainsi formulé par Rous-
seau: mettre chacun en état de choisir par lui-
même les croyances où le meilleur usage de sa
raison doit le conduire. Ceci oblige à ne rien
inculquer à l'enfant, car ce serait attenter à
sa liberté; à se contenter de lui développer l'es-
prit critique pour le préserver des préjugés
qui le guettent; à lui enseigner, en un mot, à
ne prendre comme guide que sa propre raison.
L'EDUCATION. 209
Contre ce seul guide donné à l'individu par
la Révolution, Bonald s'élève dans une page
superbe d'éloquence en même temps que de
profonde analyse du cœur humain. « La rai-
son, nous dit-on, suffit toute seule, s'écrie-t-il,
pour nous conduire à la vertu ; l'intérêt seul suf-
fit pour nous détourner du vice et nous éclairer
sur notre bonheur. Mais quels sont ces guiJes
qui, loin de devancer nos pas. ne viennent ja-
mais qu'après nous et arrivent toujours trop
tard? La raison, sans doute, parle avant que
le désir ne soit satisfait; mais elle n'est écoutée
que lorsque la passion est refroidie. Nous con-
naissons toujours assez l'intérêt que nous avons
à pratiquer la vertu, mais nous ne le sentons
jamais que lorsque la vertu est pratiquée et
la faute évitée. L'homme avant que la pas-
sion ait fait entendre sa voix impérieuse, con-
naît les motifs qui doivent diriger sa conduite:
il les représenterait tous à un ami qu'il verrait
engagé dans la terrible lutte de la passion con-
tre le devoir. Pourquoi ces motifs disparais-
sent-ils de son esprit au moment d'en faire
usage? Pourquoi ne voit-il plus alors qu'à tra-
Lc réalisme d« Bonald. ' +
210 LE RÉALISME DE BONALD.
vers un nuage, ou même ne voil-il plus du
tout ce qui lui avait paru auparavant, et qui
lui paraîtra aussitôt après, si clair et si évident?
Mais quand la passion est satisfaite, le nuage
se dissipe, l'évidence reparait, la raison parle
à son esprit avec plus de force, et il ne conçoit
pas qu'il ait pu la méconnaître: lumière déses-
pérante qui n'éclaire que des chutes; ami infi-
dèle qui disparaît au moment du danger, ou
même, trop souvent séduit par la passion, cher-
che à justifier ces mêmes penchants qu'il n'a
pas su réprimer. Les hommes connaissent tous
leur intérêt. Je le veux; mais le grand intérêt.
le seul intérêt, pour un homme passionné, est
de se satisfaire: tout autre plus éloigné s'éva-
nouit devant celui-là. et il faut, pour le rappe-
ler à son esprit, la dure et tardive leçon de
l'expérience. En un mot, et ce mot résout la
question, la raison de l'homme n'est que la
passion domptée: donc la raison toute seule ne
suffit pas pour dompter la passion. L'intérêt de
l'homme est la vertu pratiquée: donc la considé-
ration de notre intérêt ne suffit pas pour faire
pratiquer la vertu. Aussi la religion, qui connaît
L'ÉDUCATION. 211
l'homme et le fond qu'il peut faire sur sa rai-
son, ne donne pas de conseils, elle intime des
ordres; et, au lieu de balancer doctement les
motifs et les raisons qui doivent nous détourner
de céder à nos penchants, elle nous donne, pour
toute maxime de conduite, le précepte simple
et positif de fuir les occasions du crime, assurée
qu'elle est qu'avec votre raison et ses raisonne-
ments, notre intérêt et ses motifs, la philoso-
phie et ses sentences, souvent même, malgré des
secours plus puissants, nous y succomberons
infailliblement. »
En résumé la constatation que Eonald fait ici.
c'est que c'est le cœur qui domine la vie de
l'homme. C'est donc l'éducation du cœur —
Auguste Comte dirait la culture de l'altruisme
— qui est avant tout essentielle pour la pré-
paration de rhomm'et à la vie sociale. Or. comme
Bonald vient de nous le décrire si éloquemment.
la raison, les connaissances acquises, l'instruc-
tion ont peu d'action sur les passions. « On
peut prouver à quelqu'un qui aime, dit Bonald.
qu'il a tort d'aimer, sans le convaincre... Dire
à quelqu'un qui aime qu'il ne devrait pas aimer.
212 LE RÉALISME DE BONALD.
c'est dire à une pierre qui tombe qu'elle ne
devrait pas tomber. Il faut opposer à T amour
un amour supérieur, comme il faut opposer à
la force de la pierre qui tombe une force supé-
rieure qui l'empêche de tomber. Bref, il faut
avant tout diriger les affections, les sentiments.
C'est le but principal de l'éducation.
Que sert, en effet, de nous donner la sim-
ple connaissance des lois qui règlent la société?
La pratique des devoirs, demande Bonald. est-
elle une suite nécessaire de la connaissance des
lois? «Oui, dit une fausse philosophie, qui ne par-
le jamais que d'éclairer la raison de l'homme:
Non, dit la religion, qui veut surtout échauffer
son cœur, et qui regarde l'amour comme la
faculté souveraine des deux autres facultés: vé-
ritable pouvoir dans l'homme, puisqu'il donne
la volonté à sa pensée, et l'action à ses organes.
« Ce n'est pas — continue Bonald — que la
philosophie ne reconnaisse aussi dans l'homme
des affections et un amour, mais c'est l'amour
de soi dont elle fait le mobile de toutes nos
actions, même sociales, et elle veut que la bien-
veillance universelle ne soit qu'un égoïsme éclai-
L'ÉDUCATION. 213
ré. La religion, au contraire, commande, ins-
pire l'amour îles autres, et en fait le fondement
de l'altruisme. Ainsi une fausse philosophie
commence par isoler les hommes, et les con-
centrer en eux-mêmes pour mieux les porter au
dehors et les réunir dans une réciprocité de
secours et de services, et la véritable sagesse
nous dit que. pour servir les autres comme on
se sert soi-même, il faut les aimer comme on
s'aime soi-même. >
Ceux qui connaissent Auguste Comte retrou-
veront ici une pensée qu'il a particulièrement
systématisée. On sait, en effet le rôle que joue
l'altruisme dans sa philosophie, et comme il
S'est élevé, ainsi que Bonald le fait ici, contre
ceux qui prétendraient former l'homme social
en faisant appel uniquement à son intérêt. Cer-
tes l'homme a parfois intérêt, un intérêt immé-
diat, à pratiquer la vertu, mais liop y insister
serait fortifier l'égoïsme en lui. Et la plupart
du temps il est faux qu'on puisse lui faire pra-
tiquer la vertu simplement en faisant appel à
son intérêt, en éclairan son égoïsme. Les règles
(!<• vertu ne sont pas les règles de bonheur.
214 LE RÉALISME DE BONALD.
C'est ce que Bonald nous démonlre dans des
pages si belles d'élévation et d'indignation fré-
missante, que je tiens à les donner ici dans
leur entier. Parlant des philosophes qui « ton-
dent le principe de la morale sur le besoin cons-
tant du bonheur commun à tous les individus. »
et qui ont fait voir que, dans le cours de la
vie, les règles de conduite pour être heureux
sont absolument les mêmes que pour être ver-
tueux », Bonald écrit :
s J'entends.., cette bienveillance universelle,
cette charité pour tous les hommes que prescrit
la morale, même la plus faible, ou plutôt qui
est la morale même appliquée aux relations
des hommes entre eux. cette disposition cons-
tante à s'entr'aider mutuellement, à se faire
les uns aux autres le sacrifice de ses goûts, de
ses penchants, souvent de ses intérêts, quel-
quefois de sou bonheur et même de sa vie, les
hommes en trouveront le motif dans la pour-
suite commune des choses dans lesquelles ils
placent leur bonheur commun, et dont ils font
des besoins constants, dans des concurrences
d'ambition et de fortune, dans des rivalités
L'ÉDUCATION. 215
d'amour ou de talent! Ces objets que tous con-
voitent, et que le petit nombre, quelquefois un
seul, peut obtenir, seront le lien de toutes les
affections, parce qu'ils sont le but de tous les
efforts ; et ces masses organisées pour les jouis-
sances, et sensibles jusqu'à la violence, che-
mineront paisiblement, sans se heurter, sans
chercher à se devancer mutuellement, dans le
sentier étroit des honneurs et des plaisirs?
Mais il faut auparavant réformer les idées
communes manifestées par une expression gé-
nérale, qui. d;ms toutes les langues, fait de con-
current, de rival, de compétiteur, le synonyme
d'ennemi. Il faut réformer la nature,, qui en
nous inspirant un désir égal de bonheur, nous
a réparti si inégalement les moyens d'y parve-
nir, et qui n'a su donner que l'envie pour dé-
dommagement à la médiocrité. 11 faut réformer
la société, qui n'a établi des lois et des peines,
qui n'a armé la justice, ordonné la force, orga-
nisé, en un mot, toute la machine des gouver-
nements que pour prévenir et réprimer les dé-
sordres que ce désir constant et universel, ou
plutôt cette fureur de bonheur produit dans la
216 LE RÉALISME DE BONALD.
société, et afin que ceux qui, faute de moyens
ou de circonstances favorables, ne peuvent, pour
ainsi dire, qu'approcher les lèvres de cette onde
fugitive, puissent voir sans trop de jalousie leurs
concurrents plus heureux s'y désallérer pleine-
ment.
« Aussi les moralistes païens, persuadés que
ce désir commun de bonheur, c'est-à-dire de
jouissances, connue l'entendent ces moralistes,
loin d'être le principe de la morale, en est le
plus dangereux ennemi, ne recommandent à
l'homme, pour son bonheur, que de ne rien
désirer. Ils ne cherchent pas à diriger les désirs,
mais à les étouffer; impuissants à modérer
l'homme, ils ne savent que l'éteindre, et il n'e^t
question dans leurs préceptes, que d'égalité
d'âme, animus œquus.
« Les mêmes philosophes ont fait voir que
dans le cours de la vie, les règles de conduite
pour être heureux sont absolument les mêmes
que pour être vertueux. > Et à ce propos, on
ne manque pas de citer le mot de Franklin,
si adroit dans la bouche d'un homme heureux:
« Si les fripons connaissaient les avantages alta-
L'ÉDUCATION. 217
chés à l'habitude de la vertu, ils seraient hon-
nêtes gens par friponnerie. »
« Les règles de conduite pour ê!re heureux
sont absolument les mêmes que pour être ver-
tueux, — et sans doute, par une conséquence
nécessaire. — les règles de conduite pour être
vertueux sont absolument les mêmes que pour
être heureux. — Le bonheur et la vertu sont
alors absolument une même chose, et qu'on ob-
tient par les mêmes moyens; mais a-t-on bien
réfléchi aux résultats pratiques d'une pareille
maxime de conduite et ne voit-on pas que,
si les uns placent le bonheur dans la vertu, les
autres, et ce sera certainement le plus grand
nombre, placeront la vertu dans le bonheur?
Et qu'on ne pense pas que les hommes ne
trouvent de bonheur que dans les passions, en
apparence si douces, à qui une poésie volup-
tueuse a donné exclusivement le nom de bon-
heur: l'ambition, la cupidité, la vengeance, la
haine même, sont des passions aussi violentes
et bien plus opiniâtres. Elles sont tout aussi
naturelles, ou si l'on veut, aussi physiques;
elles font aussi, dans leurs fureurs, comme
218 LE RÉALISME DE BONALD.
l'amour dans ses transports, bouillonner le
sang et palpiter la cœur; elles sont aussi le ton-
heur, l'affreux bonheur de celui qui les satis-
fait. Dites-nous, ce bonheur sera-t-il aussi la
vertu? et si, entraîné par vos principes, vous
êtes poussé jusqu'à cette conséquence, à quel
horrible désordre ne livrez-vous pas la société,
et quel désert assez sauvage pourra dérober
l'homme au bonheur de ses semblables? Et
n'avons-nous pas vu une application réelle et
à jamais mémorable de cette doctrine, dans
le témoignage que se rendaient à eux-mêmes
tant d'hommes fameux dans notre révolution
par leurs excès, qui s'étaient identifié l'épithète
de vertueux, comme l'adjectif inséparable de
leur nom, et qui, dans le délire de leur civisme,
se croyaient de bonne foi peut-être plus ver-
tueux, à mesure qu'ils étaient plus furieux.
« Sans doute, la religion peut dire que les
règles de conduite pour être heureux sont ab-
solument les mêmes que pour être vertueux, »
parce qu'elle fait de la vertu le douloureux exer-
cice de la vie présente, et du bonheur la con-
dition de la vie future. Le bonheur immense
L'ÉDUCATION'. 219
qu elle promet à la vertu, et les peines sans fm
dont elle menace le vice, peuvent, même dès
cette vie, faire le bonheur des bons par 1 es-
pérance, ou troubler parla crainte le plaisir des
méchants. Seule, la religion a connu l'homme,
l'homme qui pose avec tant d'imprudence l'ave-
nir contre le présent, et le bonheur contre le
plaisir, et dont la raison pour triompher d'un
instant de passion, n'a pas toujours assez des
craintes ou des espérances de toute une éter-
nité. La société civile peut dire aussi dans un
sens que les règles pour être heureux sont
les mêmes que pour être vertueux. » Elle peut
le dire au scélérat qu'une conduite criminelle
a conduit sur un échafaud, et qui expire flétri
par les lois et déshonoré aux yeux des hommes.
Mais lorsqu on rejette les domines de la reli-
gion, et qu'on peut échapper à la vengeance
de la société, quel peut être le sens de cette
maxime? Et d'ailleurs, combien de crimes que
la société ne connaît pas assez pour les punir!
combien même qu'elle ne peut connaître? com-
bien de fautes qu'elle ne punit pas, même lors-
qu'elle les connaît! et suffit-il, après tjut. pour
220 LE RÉALISME DE BONALD.
être vertueux, de n'avoir pas mérité le dernier
supplice?
« Sans doute, la tendresse pour ses proches,
la fidélité à ses amis, la régularité à remplir
des devoirs honorables et bien payéis, la bien-
faisance envers la veuve et l'orphelin, les œu-
vres éclatantes et quelquefois fastueuses d'hu-
manité, toutes ces vertus faciles de tempérament
et de circonstances peuvent être confondues
avec le bonheur, puisque, loin qu'elles exigent
de nos penchants aucun sacrifice, il nous en
coûterait de nous y refuser, et qu'elles reçoivent
presque toujours leur récompense dans ce
monde, aujourd'hui surtout qu'on a soin de les
faire enregistrer dans les gazettes. Mais les ver-
tus obscures et pénibles, qui n'ont pour témoin
que la conscience, et que Dieu pour juge, ces
vertus héroïques que les hommes ignorent, et
trop souvent calomnient, et qui exigent le re-
noncement à nos goûts ou à nos répugnances,
à la vie même, et quelquefois à la mort, sont
un devoir, un triste et fier honneur, si Ton veu(,
comme dit Cx>rneille, et ne sont pas un bon-
heur; et c'est confondre toutes les idées et tous
L'ÉDUCATION. 221
les sentiments, c'est ôter à la vertu son plus
bel accompagnement, et je ne sais quoi d'achevé,
dit Bossuet, que le malheur ajoute à la vertu,
que d'appeler heureux le soldat qui expire ignoré
sur le champ de bataille, loin de sa patrie et
de ses proches, le magistrat ou le ministre des
autels qui consument lentement leur vie dans
des fonctions ingrates et pénibles; et oserait-
on soutenir que la sœur de charité, qui renonce
à tous les avantages de la jeunesse et de la for-
tune pour s'ensevelir dans des lieux infects, et
voue toute sa vie au soulagement des infirmités
les plus dégoûtantes, et pour des hommes qu'elle
ne connaît même pas, est plus heureuse qu'une
épouse honorée, entourée de toutes les douceurs
de l'opulence, au sein d'une famille -chérie et
d'une société agréable?
< C'est, au contraire, l'alliance de la vertu et
du malheur qui forme le beau idéal dans l'ordre
moral, et les peuples éclairés ont tous, dans
leurs représentations dramatiques, montré les
plus grandes vertus aux prises avec de grandes
infortunes: idée vraie et naturelle, dont toutes
les religions ont fait un dogme, et particulier
222 LE RÉALISME DE BONALD.
rement la religion chrétienne, qui n'est tout en-
tière que le beau idéal de la morale mise en
action, et qui. après avoir composé la vie comme
un drame, du long combat de la vertu contre le
vice, a placé au dénouement le triomphe de la
vertu.
« Ceux qui prétendent que les règles pour
être vertueux sont absolument les mêmes que
pour être heureux, pressés d'expliquer leur doc-
trine, et d'en faire l'application à l'état vrai de
l'homme et de la société, croient échapper aux
raisonnements de leurs adversaires, en soute-
nant que la vertu trouve toujours en elle-même
sa récompense, et le crime son châtiment, et
que le méchant est malheureux par ses remords,
comme l'homme juste est heureux de la beauté
idéale de la vertu. Ce sont de fausses idées, sans
application possible à la société, et dont l'effet
inévitable, partout où elles se répandent, est de
ruiner toutes les maximes sur lesquelles repo-
sent l'ordre public et la sûreté personnelle. Sans
doute, la vertu a ses joies saintes, et même
au sein des souffrances; c'est la mère qui en-
fante avec douleur, et qui, même en expirant.
l'éducation. 223
sourit à celui qui lui cause la mort; mais la
vertu n'est pas le bonheur. Si elle était essen-
tiellement heureuse dans ce monde, elle ne se-
rait pas vertu, parce qu'elle ne serait pas un
combat, et comme la gloire, elle n'a de prix
qu'autant quelle est chèrement achetée. Hélas!
et. imparfaite comme elle est, la vertu elle-
même n'est pour nous, si j'ose le dire, qu'un
tourment de plus. L'homme, même le plus ver-
tueux, ne peut se considérer sans pitié et il
n'appartient qu'à l'être souverainement parfait
d'être heureux de la contemplation de lui-même.
Non, la vertu n'est pas le bonheur, elle n'en
est que le gage et l'espérance; et, quand l'éter-
nelle vérité nous dit, en parlant de la première
de toutes les vertus, la persécution soufferte
pour la justice, heureux ceux qui souffrent, elle
ajoute aussitôt, parce qu'ils seront consolés; et
ainsi elle place hors de l'homme le prix de ses
sacrifices, comme elle y prend le motif de ses
vertus et la règle de ses devoirs.
« On veut que le coupable soit toujours puni
par ses remords. Mais il faudrait d'abord trou-
ver des remords au fond de ces âmes où l'on
224 LE RÉALISME DE BONALD.
n'aperçoit presque jamais que des regrets: et
si les remords sont produits par la considéra-
tion de la beauté de la vertu et de la difformité
du vice, où trouver le germe des remords dans
des hommes dont l'absence de toute éducation
et la grossièreté des habitudes ont abruti l'es-
prit, ou dans ceux dont de fausses doctrines et
une vie entière de désordres ont corrompu le
cœur'?...
« Mais vous qui êtes doués de cet heureux na-
turel qui vous fait voir le bonheur comme la ré-
compense nécessaire de la vertu, et le malheur
comme la suite infaillible des actions vicieuses,
avez-vous réfléchi aux conséquences de cette opi-
nion, ou plutôt de cette illusion, après des événe-
ments qui ont produit des revers si accablants ou
des prospérités si inespérées? Ils étaient donc
bien coupables, ceux qui ont été si malheureux !
Us étaient donc bien vertueux, ceux qui ont éprou-
vé de si heureux destins! Voulez-vous accuser
toutes les infortunes ou prenez-vous à tâche de
justifier toutes les prospérités? Je ne sais même
si, au sortir d'une époque où Ton a vu les der-
niers malheurs être le partage des plus grand?s
L'ÉDUCATION. 225
vertus, et des fortunes si prospères qui ont
été le prix des plus grands forfaits; je ne sais
si cette doctrine, qui place la récompense de
la vertu dans la vertu même, et la peine suffi-
sante du crime dans les remords, ne ressemble
pas un peu trop à une dérision. On dirait qu'on
accorde généreusement aux malheureux les
honneurs de la vertu pour se dispenser de les
plaindre, tandis qu'on se résigne courageuse-
ment aux remords qui suivent le crime, en
s'en réservant le profit. On garde pour soi la
morale d'Epicure; on impose aux autres le
stoïcisme de Zenon. Quand on est heureux on
est vertueux: c'est peut-être ce qu'on se dit
à soi-même: mais quand on est vertueux, on est
assez heureux: c'est ce qu'on applique vo-
lontiers aux autres, et l'on y gagne d'être aussi
tranquille sur le bonheur de son prochain que
sur sa propre vertu. »
La conclusion de tout ceci c'est que, éclairer
la raison, éclairer chacun sur son propre
intérêt, cela ne peut suffire à former des hom-
mes pratiquant Les vertus qui font vivre la
Le réalisme de Bonald. rs
226 LE RÉALISME DE BONALD.
société. La société réclame pour vivre un cer-
tain sacrifice de nous-mêmes. La raison n'ar-
rivera jamais à elle toute seule à nous faire
consentir à ce sacrifice.. Il n'y a que le cœur
qui en soit capable. C'est donc une folie que
de penser pouvoir remplacer l'éducation par
l'instruction. Et c'est pourtant à cette folie
qu'aboutissent nécessairement les théories ré-
volutionnaires, dont l'idéal est de mettre cha-
cun en mesure de choisir par lui-même les
croyances où le meilleur usage de sa raison
doit le conduire. Certes l'instruction a son
utilité. Mais pour la formation de l'homme so-
cial elle n'est qu'accessoire. L'homme social,
dit Bonald, est fait bien plus d'habitudes que
d'opinions, de souvenirs que de raisonnements,
de sentiments que de pensées. Or, habitudes,
souvenirs, sentiments, c'est à l'éducation qu'il
doit tout cela. Il importe donc de bien établir
la distinction entre l'éducation et l'instruction
et situer chacune de ces choses à son rang.
C'est ce que Bolald fait avec une lumineuse
clarté.
« L'homme, écrit-il, peut se passer de con-
l'éducation. 227
naissances acquises par L'instruction; mais il
ne saurait vivre sans habitudes, et s'il n'en a
pas de bonnes, il en aura de vicieuses.
« Les habitudes forment les sentiments; car
la sympathie, qui. même à la première vue,
fait que les pères et les enfants se reconnaissent
entre eux, ne se trouve que dans les romans.
Les connaissances étendent et éclairent l'esprit;
ainsi l'éducation a plutôt pour objet de former
le cœur, et l'instruction de développer l'esprit.
« L'éducation commence avec la vie, et aus-
sitôt que l'homme est en état de voir; l'ins-
truction avec la raison, et dès que l'homme
est en état de comprendre et de juger.
« Ainsi un enfant peut avoir reçu beaucoup
de bonne éducation, avant qu'il ait pu recevoir
aucune instruction.
« C'est une erreur de faire un objet d'édu-
cation des connaissances qui sont du ressort
de l'instruction, et de vouloir faire seulement
un objet d'instruction des habitudes et des sen-
timents qui doivent appartenir à l'éducation.
« C'est là le défaut capital du système d'é-
ducation de J. J. Rousseau, qui occupe son
228 LE RÉALISME DE BONALD.
Emile de botanique avant de lui parler de
religion et de morale. Il veut faire de la bota-
nique une habitude et presqu'un sentiment, et
de la religion une étude et une science de rai-
sonnement, puisqu'il prétend qu'on ne doit en
entretenir les enfants qu'à l'âge de quinze ans,
et même plus tard; et il fait à peu près comme
un homme qui ne permettrait à un enfant de
marcher et de parler que lorsqu'il aurait étudié
les lois du mouvement et celles de la gram-
maire..
« L'homme, à tout âge, peut et doit acquérir
des connaissances; mais il n'est susceptible
d'éducation que dans le premier âge; parce qu'il
n'y a d'habitudes et de sentiments durables
que les habitudes et les sentiments que l'on
contracte dans l'enfance.
« L'éducation est donc proprement domes-
tique; et l'enfant la reçoit dans le sein de sa
famille, ou dans le commerce familier de ceux
avec qui il vit. L'instruction est beaucoup plus
publique; et l'homme parvenu à l'âge de raison
la reçoit dans les établissements publics, et
surtout dans les livres, la plus publique de
toutes les instructions.
l'éducation. 229
« L'instruction forme des savants; l éducation
forme des hommes.
« Le peuple, toujours enfant, toujours au
premier âge de la société, ne peut avoir d'autre
instruction que celle qu'il reçoit de léducation.
Il se fait des habitudes de tout, et des senti-
ments de toutes ses habitudes. Il apprend tout
de l'exemple: religion, morale, langage, agri-
culture, arts mécaniques, vices et vertus; et
ceux qui prétendent l'instruire avec des livres
tt des cours publics, connaissent bien peu les
choses de ce monde. »
Qu'on ne crie pas à l'obscurantisme, et qu'on
ne fasse pas dire à Bonald qu'il est bon de
laisser le peuple dans l'ignorance. L'ignorance
Bonald la trouve funeste. Mais c'est en voulant
remplacer l'éducation par l'instruction qu'on
laissera précisément le peuple dans la plus
funeste ignorance. On le privera, en effet, de
toutes les lumières qui ne peuvent lui. /venir
que de la culture de ses sentiments et de la
formation d'habitudes. Et ce qu'on arrivera à
lui donner par l'instruction, ne sera ordinaire-
ment que des demi-connaissances, le temps lui
230 LE RÉALISME DE BONALD.
manquant pour qu'il puisse suffisamment ap-
profondir les matières qu'on prétend lui in-
culquer. Or, comme le remarque Bonald, les
demi-connaissances sont la pire des ignorances;
elles font « la honte de l'homme et le malheur de
la société. » Cependant, ajoute-t-il, « comme il se
trouve, même dans cette classe, des esprits que
la nature élève au-dessus de leur sphère, et
qu'elle destine à exercer quelque profession
utile à la société, il faut, pour qu'ils puissent
remplir cette destination, que la société leur
donne les premiers éléments des connaissances,
auxquelles la nature ni la raison ne peuvent
suppléer: c'est l'objet des petites écoles établies
dans les villes et villages, où l'on enseigne à
lire, à écrire, les principes de la religion et
ceux de l'arithmétique. Je dois faire observer
— ajoute Bonald. — qu'une erreur très com-
mune dans les personnes qui ont beaucoup lu,
peu médité, et encore moins observé, est de
croire au grand nombre de talents enfouis...
Beaucoup d'auteurs qui ont écrit sur l'éducation
publique ont eu cette chimère dans la tête; et
pour vouloir développer les talents cachés, ils
l'éducation. 231
n'ont pas cultivé ou forme les dispositions
connues et ordinaires de tous les hommes. Ils
ont fait comme un propriétaire qui néglige la
culture de ses champs, pour y chercher des
mines.
Nous avons résumé l'idéal révolutionnaire:
mettre chacun en état de choisir par lui-même
les croyances où le meilleur usage de sa raison
doit le conduire. Or. pour cela il faut avant
tout préserver l'enfant contre les puissances
d autorité qui le guettent; il faut lui apprendre
à ne rien accepter sans examen de ce qui lui
est proposé par autrui. Cela se fera en dévelop-
pant en lui l'esprit critique, l'esprit de doute.
Et on peut, en effet, feuilleter tous les manuels
de morale révolutionnaire. Ils présentent tous
le doute systématique comme la méthode qui
assure la liberté de la pensée. Mais, remarque
Bonald, i on n'envoie pas un enfant dans un
collège pour douter, on l'y envoie pour savoir,
et l'on peut s'en reposer sur les passions, du
soin de nous mettre des doutes dans l'esprit. »
La réalité est que presque toute notre science
232 LE RÉALISME DE BONALD.
nous vient d'autrui. et nous vient d' autrui par
autorité. Si nous réduisions notre science, en
effet, à ce que nous avons contrôlé ou pouvons
contrôler nous-mêmes, notre science serait bien
petite. Aussi qu'on le veuille ou non, le grand
maître de l'esprit humain ce n'est point le
doute, c'est la foi. Auguste Comte nous la dé-
montré par la plus profonde analyse.
Bonald en fait également la remarque: notre
destinée fatale n'est pas de douter et comman-
der; elle est de croire et obéir. « Il faut croire
à quelques vérités, écrit Bonald. et obéir à
quelques lois, sous peine de se mettre soi-même
hors de la société; et parce que nous naissons
et nous vivons, indépendamment de notre vo-
lonté, membres de la société, nous ne faisons
réellement, tout le temps de notre vie, et avant
tout consentement de notre part, que croire
et obéir. Nous recevons, en effet, d'autorité ou
de confiance, tout ce qui formera un jour nos
volontés et réglera nos actions; nous le rece-
vons de l'éducation, qui est à la fois instruction
et exemple; nous en recevons tout, tout, à
commencer par la langue que nous parlons, et
l'éducation. 233
qui exerce une influence si puissante et si
continue sur nos esprits, puisqu'elle est l'ex-
pression et le dépôt de toutes nos pensées; nous
en recevons nos habitudes morales et physi-
ques, nos goûts, nos connaissances, et jusqu'à
la connaissance de ceux à qui nous devons le
jour. »
« Il est vrai de dire, écrit encore Bonald,
que l'homme même aujourd'hui, ne reçoit ses
premières connaissances que par révélation,
c'est-à-dire par la transmission que ses insti-
tuteurs lui font de l'art de la parole, moyen de
toute connaissance de la vérité; parole qu'il
ignore, si on ne la lui transmet pas. qu'il n'in-
vente pas quand il l'ignore, et qui seule remplit
l'intervalle immense qu'il y a entre un enfant
stupide trouvé dans les bois et l'homme civilisé.
« Ainsi le premier moyen de toute connais-
sance est la parole reçue de foi et sans examen,
et le premier moyen d'instruction est l'auto-
rité. Disccntem oportet credere, dit Bacon, doc-
tum expendere. C'est à celui qui apprend à
croire, à celui qui sait à examiner.
S'il en est ainsi pour les vérités d'ordre na-
231 LE RÉALISME DE BONALD.
turel, combien n'en doit-il pas être de même
à fortiori pour les vérités métaphysiques. C'est
dans ce domaine qu'il est encore plus nécessaire
avant tout de croire et obéir. Le comprendre,
c'est comprendre toute la sagesse de l'Eglise.
J. J. Rousseau disait: i Qu'on me prouve que
je dois soumettre ma raison à une autorité, et
dès demain je suis catholique. — i La preuve
(et il y en a d'autres), répondait Bonald, de la
nécessité d'une autorité, se tire des extrava-
gances, des variations, des oppositions, des
systèmes inventés par la raison humaine. » Et
Bonald rappelle ce qui sortit de la liberté
laissée à chacun d'interpréter les Ecritures:
il en sortit les opinions les plus contradictoires,
et les pratiques les plus opposées. C'est que
l'esprit de l'homme est dominé par ses passions.
Et ses passions lui font adopter et ériger en loi.
surtout dans l'ordre social où elles ont les in-
térêts les plus vifs, ce qui est propre à les
satisfaire. Aussi 1" esprit ne peut-il être éclairé
et fixé que par l'autorité. « La philosophie, dit
Bonald, qui suppose la passion calme et la
raison éclairée, ne peut conserver la société.
l'éducation. 235
puisqu'elle commence par méconnaître la sour-
ce des désordres qui la détruisent. La religion,
qui suppose la raison bornée et la passion
violente, connaît la véritable source des désor-
dres de la société et pourvoit à sa conservation. »
Tout ce que nous venons d'exposer renferme
la défense dune des choses que la Révolution
a le plus attaquées au nom de la liberté de l'es-
prit humain: les préjugés. Qu'est-ce au juste
qu'un préjugé? Nous avons dit que l'éducation
tendait surtout à former nos habitudes. Mais,
comme l'explique Bonald, en formant nos ha-
bitudes, l'éducation « nous met nécessairement
dans l'esprit des opinions ou des croyances qui
sont aussi des connaissances. » Ce sont ces con-
naissances, venues de l'éducation, et avant toute
instruction proprement dite, qu'on appelle pré-
juges, parce qu'elles ont précédé la faculté
d'examiner et de juger. < Les préjugés sont
donc, à proprement parler, dit Bonald, les con-
naissances que nous trouvons, en naissant, re-
çues et établies dans la société qui nous les
transmet par l'éducation, et les connaissances
sont les lumières que nous acquérons par nous-
236 LE RÉALISME DE BONALD.
mêmes; ainsi les préjugés ont en leur faveur
l'autorité de la société, et les connaissances (j'en-
tends les connaissances morales contraires aux
préjugés reçus), l'autorité de notre propre rai-
son. » L'autorité de la société c est l'autorité de
la science et de l'expérience des siècles. On
comprend que l'autorité de notre propre raison
soit une bien faible autorité en comparaison.
D'ailleurs, comme Bonald et Auguste Comte le
remarquent tous deux, ceux qui s'élèvent contre
les préjugés, s'ils étaient logiques, devraient
avant tout se défaire de la langue dans laquelle
ils écrivent, car elle est le premier de nos
préjugés, que nous recevons sans examen, «et
même antérieurement à la faculté d'examiner • ;
et ce préjugé renferme tous les autres. Et
rien que ceci montre l'erreur où l'on est plongé
lorsqu'on méconnaît et cherche à combattre
l'heureuse influence des morts sur les vivants.
Mais cette influence des morts sur les vivants,
ne l'oublions pas, cest surtout par la société
qu'elle se fait sentir. En parlant de l'éducation
nous avons forcément attaché notre pensée sur
l'individu. Mais si nous ne voulons pas tomber
l'éducation. 237
dans l'erreur des individualistes, il faut à pré-
sent nous élever plus haut, et songer à la so-
ciété. Il faut que nous rappelions encore une
fois cet aphorisme de Bonald: pour rendre
l'homme meilleur, rendons meilleure la société.
Proposition qu'il importe de ne pas retourner
en disant: pour rendre la société meilleure,
rendons l'homme meilleur. Rendre l'homme
meilleur ne suffirait pas. La question sociale
n'est pas une question morale. Bonald l'affirme
et le démontre. Si nous ne travaillons que sur
l'individu, en négligeant de perfectionner les
lois et la constitution de la société, notre tra-
vail sera infructueux. La société si elle est
mal constituée détruira, en effet, à chaque mo-
ment notre œuvre d'éducation individuelle, car
l'influence de la société sur l'homme est, le plus
souvent, plus puissante à la longue que l'in-
fluence de l'éducation. Ici donc, comme partout
ailleurs, la question sociale domine. C'est ce
que nous rappelle Bonald qui résume parfai-
tement et clairement le sujet.
« On demande souvent, écrit-il, si c'est à la
nature ou à l'éducation qu'il faut attribuer nos
238 LE RÉALISME DE BONALD.
bonnes ou nos mauvaises qualités. On ne man-
que pas de répondre: à l'une et à l'autre; et
peut-être pourrait-on répondre avec plus de
raison: ni à l'une ni à l'autre, mais plutôt à
la société, dont l'influence sur le moral de
l'homme est plus puissante que celle de l'é-
ducation et même que celle de la nature.
« En effet, la nature nous fait forts ou fai-
bles, vifs ou calmes, ingénieux, si l'on veut,
ou bornés ; mais ces qualités ou ces défauts sont
les instruments de nos vertus comme de nos
vices, et ne sont par elles-mêmes ni des vices
ni des vertus. La nature même, sans le secours
de l'éducation, peut faire de grands hommes;
comme elle fait, malgré l'éducation, des hom-
mes médiocres.
« L'influence de l'éducation n'est que celle
de l'homme, ou du petit nombre d'hommes de
qui nous la recevons; celle de leurs leçons ou
de leurs exemples, qui n'agit directement sur
nous que pendant quelques années, et encore
à un âge auquel nous ne pouvons guère com-
prendre les leçons, ni réfléchir sur les exem-
ples. Mais la société, qui nous reçoit des mains
l'éducation. 239
de la nature et au sortir de l'éducation, et qui
nous garde tout le temps de notre vie, c'est-à-
dire dans l'âge des passions et dans celui de
la raison, la société agit sur nous de tout son
poids, et avec la supériorité infinie de force
que le public a sur le particulier; et son in-
fluence est celle des mœurs et des lois que nous
trouvons en vigueur, des institutions que nous
trouvons établies, des coutumes que nous trour
vons autorisées, des doctrines que nous trou-
vons accréditées, en un mot, de tout ce qui
existe dans la société de légal, et qui n'est pas
toujours légitime.
« Ainsi, l'on ne doit pas entendre par 1 in-
fluence de la société sur l'état moral de l'hom-
me, l'empire que peut prendre sur nous l'exem-
ple de la conduite personnelle du grand nombre
des hommes, fût-ce môme de tous, parce que
cette autorité de l'exemple, qui n'est jamais que
l'autorité d'individus comme nous, quelque en-
traînante qu'elle soit, n'est, après tout, forte que
de notre faiblesse; mais on doit entendre 1 au-
torité de la société elle-même, considérée comme
un corps moral, autorité irrésistible, et devant
240 LE RÉALISME DE BONALD.
laquelle notre force ne peut être que faiblesse....
« La société, je le répète, est donc la grande
institutrice de tous les hommes, et même la
seule institutrice du plus grand nombre. Et
de quoi sert, en effet, d'entretenir pendant dix
ans un enfant de devoirs et de vertus, lorsqu'il
ne doit rien trouver dans la société qui n'af-
faiblisse l'effet de ces premières leçons, et que,
passant du monde idéal de l'éducation dans le
monde réel de la vie, il y rencontrera d'autres
instituteurs, d'autres leçons, d'autres exemples,
d'autres doctrines, d'autres vices, d autres ver-
tus? ... Non: l'homme ne peut pas lutter contre
la société. Si quelques naturels plus heureux
et plus forts résistent à cette influence toute-
puissante, un peu plus tôt. un peu plus tard,
tous succombent; une nouvelle société forme
de nouveaux hommes et tout est fini. »
Et Bonald aboutit ainsi à cette conclusion
que j'ai déjà citée: il faut faire la société bonne,
si l'on veut que l'homme soit bon.
Ceci signifie: politique d'abord, car c'est de
la politique que découle une bonne ou une
mauvaise constitution de la société.
l'éducation. 241
Ce n'est pas à dire que nous placions la po-
litique au-dessus de la morale. Nous nous
sommes souvent expliqués là-dessus. Politique
d'abord indique une primauté dans le temps,
non une primauté en dignité. Une mauvaise
politique corrompt forcément à la longue
une bonne morale. Une mauvaise morale peut
être corrigée par une bonne politique. Voilà
ce que nous constatons avec Bonald. et que
Bonald exprime sous cette forme: « Les lois,
par cela même qu'elles sont positives et re-
vêtues de l'autorité publique, doivent, à la
longue, l'emporter sur les mœurs qui ne sont
que domestiques et particulières; parce que
l'Etal est plus fort que les familles, et le public
plus que le particulier. » C'est donc, conclut
Bonald. de la bonté des institutions et des lois
qu'il faut attendre la restauration des mœurs.
Et Bonald donne cet exemple: « Quand le chris-
tianisme commença, les mœurs partout étaient
corrompues; mais les lois qu'il établit ame-
nèrent la correction des mœurs, et la précédè-
rent Des lois parfaites tendirent sans cesse à
perfectionner les mœurs et y parvinrent... Ainsi
L« réalisme ds Bonald. 16
242 LE RÉALISME DE BONALD.
tant que la loi politique et civile est bonne et
droite, les gouvernements ne doivent jamais
trop s'alarmer de la dépravation des mœurs,
ni désespérer de leur correction. »
Voilà purement et simplement ce que ren-
ferment ces deux mots: politique d'abord.
Qu'on n'en tire donc pas surtout l'idée d'un
conflit entre la politique et la morale, conflit
dans lequel l'avantage serait donné à la politi-
que. Il n'y a pas d'opposition entre la politique
et la morale, alors même que l'une oblige à
des choses que l'autre défend. Simplement
chacune a son domaine. C'est ce que Bonald
explique et commente dans une page capitale,
car elle ferme la porte à beaucoup de sottises
qu'on débite sur ce sujet de la politique et ds
la morale. « Ce sont deux branches de la même
famille, écrit Bonald, dont l'une s'est élevée
aux premières dignités de l'Etat, tandis que
l'autre est restée dans la condition privée. » Et
Bonald définit: « La politique, prise dans un
sens étendu, est l'ensemble des règles qui doi-
vent diriger la conduite des gouvernements en-
vers leurs sujets et envers les autres Etats.
l'éducation. 243
« La morale est l'ensemble des règles qui doi-
vent diriger la conduite des hommes envers
eux-mêmes et envers les autres.
« Si ces définitions sont exactes, la politique
et la morale sont semblables. Seulement l'une
a rapport au général, l'autre au particulier:
celle-là au corps social, celle-ci à l'individu.
« Ainsi l'on pourra dire que la politique est
aux gouvernements ce que la morale est aux
particuliers: ou en transportant les termes com-
me dans une équation, que la politique doit être
la morale des Etats, et la morale, la politique
des particuliers: ou encore, que la politique est
la grande morale, la morale publique, par op-
position à la morale proprement dite, qui est
la morale privée...
« La politique et la morale sont semblables,
même lorsqu'elles se conduisent par des nia\i
mes opposées en apparence. Ainsi la morale
défend à l'homme d'attenter à la vie de son
semblable, et même de désirer la propriété d'au-
trui; et la politique ordonne ou permet aux
gouvernements d'ôter la vie aux méchants, et
même de disposer de la vie des bons pour ls
244 LE RÉALISME DE KONALD.
service légitime de la société. Elle leur ordonne
ou permet de disposer de la propriété particu-
lière par l'impôt, ou de l'employer, par droit de
préhension, à des objets d'utilité publique.
« La morale dit à l'homme de ne pas faire à
autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fît ; et
cependant celte maxime d'éternelle vérité sup-
pose une égalité parfaite entre les hommes, et
ne peut par conséquent pas être à l'usage de la
société publique, ni même de la société domes-
tique; car, quel est le magistrat ou le père de
famille qui voudrait être soumis à tout ce qu'il
est obligé d'infliger de peines, ou d'ordonner
de services à ses subordonnés?...
« Un gouvernement qui prendrait la morale
privée pour règle de sa conduite publique, ne
conserverait pas la société, et pourrait être op-
presseur par faiblesse, comme le particulier qui
prendrait la politique pour règle de ses actions
privées, serait, par violence, oppresseur de ses
semblables.
« On peut donner des exemples de cette dou-
ble erreur.
« Nous avons vu des gouvernements, pre-
l'éducation. 215
nant à la rigueur les préceptes de la morale
privée, qu'ils appelaient philanthropie, abolir la
peine de mort, ce premier moyen de la conser-
vation de la société; nous avons sous les yeux
des sectes entières, telles que les quakers, qui
s'abstiennent de la guerre, et de prêter serment
à la justice, comme d'actions illégitimes et con-
traires aux principes de la morale: on peut
même remarquer, dans l'école philosophique
du XVIIIe siècle, une disposition générale et
habituelle à rendre odieuse la politique, par
zèle pour la morale...
« C'est alors la petite morale qui tue la
grande, pour me servir d'un mot fameux de
Mirabeau.
« Un particulier qui, pour redresser les torts
dont il aurait à se plaindre dans sa personne
ou dans ses biens, au lieu de s'adresser aux
tribunaux, attenterait à la vie de son ennemi,
ou s'emparerait à force ouverte des propriétés
de son voisin, se conduirait par les lois de la
politique, qui ne sont applicables qu'aux gou-
vernements, et non par les règles de la morale
privée, qui fixent les rapports des particuliers
240 LE RÉALISME DE BONALD.
entre eux dans la société: et ce serait alors la
grande morale qui tuerait la petite, t
« Or, ajoute Bonald, la première faute entraîne
la seconde; c'est-à-dire que partout où la petite
morale tue la grande, et où les gouvernements,
par de fausses idées d'humanité, abjurent le
pouvoir qu'ils tiennent de Dieu même, et le
devoir qu'il leur prescrit, de réprimer et de
punir, il arrive infailliblement que la grande
morale tue la petite, et que le particulier se
ressaisit du droit de se rendre à lui-même la jus-
tice que le gouvernement lui refuse. ».
Je n'ajouterai qu'un mol. Tout ce que j'ai
exposé de Bonald vise un but pratique: restau-
rer dans les esprits les institutions monarchi-
ques qui ont fait la grandeur de la France
et dont dépend sa grandeur dans l'avenir. Mais
la propagande intellectuelle, si elle est néces-
saire, n'est pas suffisante. Il n'est pas probable
que la monarchie puisse être rétablie pacifi-
quement. Il faudra de l'énergie, de la violence
même parfois, pour briser les obstacles qui
l'éducation. 247
s'opposeront au retour du roi. Or il en est
qui, tout en admettant la vérité de tout ce que
nous avons exposé ici avec Bonald, reculent
devant les moyens de force nécessaires, ou du
moins y répugnent. La violence reste toujours
pour eux la violence, j'entends un moyen con-
damnable, quel que soit le but ou la cause
qu'elle tende à servir.
A ceux-là je rappellerai d'abord ce que Bo-
nald disait, qu'on « ne répare pas avec des tièdes
ce qui s'est fait par des enragés. • Ensuite que
si nous sommes libres de montrer de la pa-
tience devant les offenses que l'on nous fait
ou les dommages que l'on nous cause, quand
nous sommes seuls en jeu. il n'en est pas de
même quand c'est notre pays qui en est la vic-
time, et que d'ailleurs, comme le dit encore
Bonald. « la vertu doit agir avant de souffrir: et
la vertu de la résignation n'est commandée que
lorsque la vertu du courage est impossible. »
Enfin j'ajouterai, toujours avec Bonald, qu'il
ne faut pas perdre de vue que i la faiblesse
est oppression, et même l'oppression la plus
funeste , ou. comme le dit un proverbe, que
218 LE RÉALISME DE DONALD.
« douceur est souvent violence, et violence dou-
ceur. »
Or, que l'on soit bien persuadé de ceci: toute
violence qui vise à détruire le régime répu-
blicain et à le remplacer par la monarcbie est
douceur, par tous les maux qu'elle tend à évi-
ter; toute douceur, qui consolide ce régime des-
tructeur est violence, par tous les maux qu'elle
prépare.
TABLE DES MATIÈRES.
TABLE.
AVANT-PROPOS.
7
Chapitre I.
— Le réalisme de Bonald. .
n
Chapitre II.
— L'individualisme
• 65
Chapitre III.
— La liberté
• 99
Chapitre IV.
— La famille
109
Chapitre V.
— L'autorité
127
Chapitre VI.
— La Noblesse.
169
Chapitre VII.
— L'éducation
207
ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE 10 JUIN I9II
par l'imprimerie Saint-Augustin
DESCLÉE, DE BROUWER & Ci<
LILLE-PARIS-BRUGES
pour la Nouvelle Librairie Nationale
85, rue de Rennes, Paris
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