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Full text of "Le réalisme de Bonald"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/leralismedebonOOmont 


Le  réalisme  de  Bonald 


DU  MEME  AUTEUR 


Le  Salât  publio,  un  vol.  in-18  jésus,  broché  ....    3  fr,  50 

La  Raison  d'État,  un  vol.  in-18  jésus,  broché      ...     3  fr.  50 

Les  Raisons  du  Nationalisme,  un  vol.  in-18  jésus, 
broché 3  fr.  50 

Le  Système  politique  d'Auguste  Comte,  un  vol.  in-18 

jésus,  broché 3  fr.  50 

Las  Consécrations  positivistes  de  la  vie  humaine,  un 

vol.  in-18  jésus,  broché 3  f  r.  50 

De  l'Anarchie  à  la  Monarchie,  brochure 0  fr.  15 

Pensées  choisies  de  nos  Maîtres,  brochure  .     .    .    .  0  fr.  30 

Ll  Crise  royaliste  ou  l'Intrigue  juive   contre  l'Action 

française,  brochure 0  fr,  15 

La  Noblesse,  suivie  d'extraits  de  Blanc  de  Saint-Bonnet 

$ur  le  même  sujet,  brochure 0  fr.  15 

La  politique  de  l'Action  Française,  réponse  à  MM. 
Lugan  et  J.  Pierre,  brochure,  en  collaboration  avec 
M.  Lucien  Moreau 0  fr.  40 


INSTITUT     D'ACTION     FRANÇAISE 


Comte     Léon     DE     MONTESQUIOU 


Le  réalisme 
de  Bonald 


NOUVELLE 
LIBRAIRIE     NATIONALE 

85,     RDE     DE     RENNES 

PARIS 


Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tout  let  pay*. 


SABLE 
OLLECViC 

SABLE 


AVANT-PROPOS 


Il  existe  plusieurs  recueils  de  pensées  deBonald. 
Il  existe  aussi  un  recueil  de  morceaux  choisis,  qui 
a  été  édité  par  la  Librairie  Nationale.  Pour  moi 
ce  que  j'ai  voulu  donner,  ce  sont  des  pages  de  ce 
grand  philosophe,  les  pages  qui  m'avaient  le  plus 
particulièrement  frappé.  Simplement,  j'ai  groupé, 
classé  ces  pages  autour  de  quelques  sujets,  puis 
les  ai  reliées  par  de  courtes  explications  ou  transi- 
tions. Voilà  tout  mon  travail. 

Quelque  modeste  qu'il  soit,  j'espère  qu'il  a  son 
utilité.  Les  sujets  de  philosophie  politique  qui  sont 
traités  ici  ont  une  importance  capitale  pour  l'avenir 
de  notre  pays.  Or  les  pages  de  Bonald  que  j'ai 
extraites,  relatives  à  ces  sujets,  sont  éminemment 
propres  à  restaurer  dans  les  esprits  la  vérité  politi- 
que, en  convainquant  par  leur  solide  et  profond 
raisonnement,  et  en  touchant  par  leur  éloquence. 


AVANT-PROPOS 

Mais,  perdues  qu'elles  sont  dans  une  œuvre  volu- 
mineuse et  dont  la  lecture  demande  quelque  travail, 
—  «je  ne  sais  pas  l'art  d'être  clair,  disait  Bonald, 
pour  qui  ne  veut  pas  être  attentif*,  —  ces  pages, 
là  où  elles  se  trouvent,  ne  rencontreront  jamais,  je 
le  crains,  qu'un  petit  nombre  de  lecteurs.  Aussi 
aurai-je  atteint  mon  but  si  j'ai  simplement  réussi 
à  les  mettre  en  lumière. 


CHAPITRE  I. 

LE  RÉALISME  DE  BONALD. 


CHAPITRE  I. 


LE    REALISME    DE    DONALD. 


Dans  mon  Exposé  du  système  politique  d'Au- 
guste Comte  Q),  j'ai  montré  que  les  conserva- 
teurs pouvaient  tirer  de  ce  philosophe  —  comme 
celui-ci  d'ailleurs  les  avait  lui-même  invités  à 
le  faire  —  une  profonde  critique  des  dogmes 
révolutionnaires  et  une  solide  défense  des  prin- 
cipes d'ordre.  En  analysant  Donald  je  montrerai 
qu'il  est  de  son  côté  un  maître  pour  les  es- 
prits les  plus  réalistes.  Et  ainsi,  en  faisant 
ressortir  la  concordance  de  pensée  qu'il  y  a 
sur  une  foule  de  questions  importantes  entre 
un  Comte  et  un  Bonald.  j'aurai  facilité,  je  les- 
père,  cette  alliance  que  Comte  avait  souhaitée 

1.  1  toI.  in-18,  a  Lu  Librairie  Nationale. 


12  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

et  cherchée,  entre  tous  les  défenseurs  de  l'ordre 
social. 

Comte  avait  lu  Bonald.  Il  le  tenait  en  haute 
estime.  Il  l'a  placé  d'ailleurs  dans  son  calendrier 
des  grands  hommes,  à  côté  de  Joseph  de  Mais- 
tre,  mais  à  un  rang,  il  est  vrai,  inférieur.  Et  je 
ne  sais  pas  si  cela  est  très  juste.  Maistre  est  plus 
brillant  certes  que  Bonald,  et  c'est  ce  qui  fait 
que  la  conspiration  du  silence  n'a  pas  réussi 
aussi  bien  à  son  endroit.  Mais  au  point  de  vue 
du  fond,  de  la  pensée,  Bonald  ne  le  cède  en 
rien,  loin  de  là,  à  Joseph  de  Maistre. 

Je  parle  de  conspiration  du  silence.  J'entends 
par  là  cette  tactique  suivie  par  la  Révolution 
pendant  tout  le  XIXe  siècle,  pour  étouffer  la 
voix  des  écrivains  défenseurs  de  l'ordre,  qu  ils 
fussent  catholiques  comme  Bonald,  ou  positi- 
vistes comme  Auguste  Comte.  Mais  si  Bonald  a 
été  négligé,  il  faut  reconnaître  qu'il  y  a  ien  partie 
de  sa  faute.  La  lecture  de  Bonald,  en  effet, 
comme  celle  de  Comte  est  souvent  difficile,  pé- 
nible. D'ailleurs  il  l'avouait  lui-même.  «  Je  ne 
sais  pas,  disait-il,  l'art  d'être  clair  pour  qui 
ne  veut  pas  être  attentif.      Cet  art  du  reste  il 


LE    RÉALISME    DE    B0XALD.  13 

ne  le  rechercha  même  pas.  Il  fut,  en  effet,  au 
point  de  vue  du  succès  littéraire  un  grand  mé- 
prisant, ou  plutôt  il  eut  comme  une  prévention 
contre  ce  qui  peut  charmer  dans  la  littérature, 
comme  une  crainte  de  surprendre,  par  la  grâce 
de  la  forme,  la  foi  du  lecteur.  Il  avait  fallu, 
pour  faire  accepter  l'erreur,  le  génie  du  verbe. 
C'était  comme  un  hommage  que  Bonald  rendait 
à  la  vérité  que  de  la  présenter  sans  apparat. 
«  La  déclamation  et  l'enflure,  disait-il,  sont  pro- 
prement l'éloquence  de  l'erreur;  il  n'y  a  que  la 
vérité  qui  puisse  être  simple,  comme  il  n'y  a 
que  la  beauté  qui  puisse  se  passer  d'ornement.  » 
El  il  déclarait  encore,  à  propos  de  son  œuvre 
fondamentale,  sa  Théorie  du  pouvoir:  <  Je  trai- 
terai ce  sujet  en  logicien,  non  en  orateur.  Je 
laisse  le  coloris  à  l'auteur  d Emile;  ses  pa- 
radoxes en  ont  besoin.  » 

Aussi  avec  quelle  ironie,  discutant  contre  Cha- 
teaubriand, sur  la  liberté  de  la  presse,  il  disait 
de  son  contradicteur  :«  L'heureux  talent  de  1  il- 
lustre pair  le  dispense  de  toute  discussion  sé- 
rieuse, et  les  éclairs  de  sa  brillante  imagination 
suffisent  à  la  raison  de    ses   nombreux  admi- 


1  t  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

rateurs;  mes  lecteurs,  d'une  conception  moins 
vive,  demandent  un  peu  plus.  Hors  d'état  de 
les  éblouir,  je  n'aspire  qu'à  les  convaincre,   i 

C'était  d'ailleurs  chez  Bonald  comme  une  tac- 
tique d'écarter  dans  les  discussions  ce  qui  peut 
éblouir,  pour  ne  s'en  tenir  qu'à  ce  qui  con- 
vainc. C'est  que  sur  ce  terrain  de  la  lors- 
que, de  la  dialectique,  il  était  assuré  de  l'empor- 
ter. «Je  n'emploierai»,  écrivait-il  par  exemple 
à  propos  de  son  étude  sur  le  divorce,  je  n'em- 
ploierai, dans  cette  discussion,  que  l'éloquence 
de  la  raison...  Si  l'imagination  peint  avec  les 
couleurs  les  plus  vives,  les  effets  déplorables 
du  divorce,  elle  ne  présente  pas  un  tableau 
moins  animé  des  suites  trop  souvent  malheureu- 
ses des  unions  indissolubles;  et  dans  cette  lutte 
incertaine,  la  vérité  ne  triomphe  que  par  le 
hasard  du  talent.  Donnons  à  ses  succès  une 
chance  plus  assurée,  en  combattant  pour  elle 
avec  les  armes  qui  lui  sont  propres,  et  dont  l'er- 
reur ne  saurait  se  servir  sans  trahir  sa  fai- 
blesse. » 

Mais  alors  qu'il  ne  veut  que  convaincre,  et  par 
les  moyens  les  plus  simples,  Bonald  atteint  sou- 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  15 

vent,  sans  l'avoir  cherché,  à  une  très  grande 
force  de  séduction.  Certes  la  parole  est  toujours 
grave,  sévère,  et  c'est  avec  regret  que  Bonald 
parle  du  temps  où  l'on  n'avait  pas  encore 
acquis,  à  force  d'esprit,  le  triste  privilège  de 
mépriser  les  inspirations  du  sens  commun.  » 
Mais  cette  parole  grave  supporte  ordinairement 
une  pensée  noble  et  élevée,  ce  qui  donne  à 
l'ensemble  quelque  chose  de  majestueux,  et 
d'une  majesté  qui  n'a  rien  d'impassible.  Car 
cette  parole  est  soulevée,  réchauffée  par  la 
vive  émotion,  l'indignation  profonde,  intellec- 
tuelle et  sentimentale,  d'un  puissant  cerveau  et 
d'un  cœur  ardent,  devant  les  efforts  tentés  pour 
ruiner  Tordre  social. 

Comparant  Corneille  et  Racine,  Bonald  écri- 
vait :  «  Ce  sont  deux  fleuves;  mais  l'un,  voi- 
sin des  montagnes  où  il  a  pris  sa  source,  pré- 
cipite ses  eaux,  quelquefois  troublées,  par  d'é- 
normes cataractes,  et  paraît  plus  imposant  et 
plus  vaste  par  le  fracas  de  sa  chute;  tandis  que 
l'autre,  plus  avancé  dans  son  cours,  aussi  pro- 
fond, mais  plus  limpide,  aussi  abondant  mais 
plus  tranquille,  coule  avec  une  majestueuse  uni- 


16  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

formité.  et  entraîne,  par  la  continuité  de  sa 
force,  plus  sûrement  que  son  rival  par  l'impé- 
tuosité de  ses  mouvements. 

Eh  bien,  cette  image  d'un  fleuve  majestueux 
qui  entraîne,  dans  sa  tranquillité  apparente,  par 
la  continuité  de  sa  force,  peut  souvent  s'ap- 
pliquer à  Bonald  lui-même. 

Sainte-Beuve  disait  de  Bonald  qu'il  était 
l'un  des  écrivains  dont  il  y  aurait  le  plus  de 
grandes  pensées  à  extraire.  Son  raisonnement 
est  serré  et  dense,  écrivait  Sainte-Beuve,  et  si 
subtil,  qu'une  fois  qu'on  est  au-dedans,  on  ne 
voit  presque  plus  le  jour,  ni  le  ciel  qu'il  veut 
précisément  nous  montrer.  Le  plus  sûr  et  le 
plus  commode  pour  juger  des  belles  parties 
de  Bonald,  c'est  de  briser,  de  secouer  en  quel- 
que sorte  son  réseau,  et  de  ne  voir  que  les 
pensées  mêmes  qui  s'en  détachent.  Alors,  quan- 
tité de  définitions  et  de  sentences  d'or  appa- 
raissent. »  Et  il  est  vrai,  qu'il  y  a  de  belles 
et  profondes  pensées  à  tirer  de  Bonald,  car  la 
phrase  chez  Bonald  est  pleine  en  même  temps 
que  concise.  Elle  ne  renferme  pas  de  mots  inu- 
tiles. Elle  frappe.  Il  existe  d'ailleurs  plusieurs 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  17 

recueils  des  pensées  de  ce  philosophe,  dont  l'un 
esl  de  sa  propre  main.  Mais  on  ne  trouve  pas 
seulement  en  lui  des  pensées,  on  y  rencontre 
aussi  des  pages  superbes,  superbes  par  leur 
élévation  et  leur  noblesse.  Et  le  travail,  en  quel- 
que sorte,  que  je  veux  tenter,  c'est  d'extraire, 
encadrer,  taire  ressortir  un  certain  nombre  des 
belles  pages  de  Bonald.  qui  se  trouvent  perdues 
dans  (les  livres  où  il  est  probable  que  peu  iront 
les  chercher.  Car,  comme  le  disait  encore 
Sainte-Beuve,  ce  sont  de  ces  ouvrages  qui,  à 
cause  de  leur  forme  obscure,  difficile  et  dog- 
matique .  sont  foits  pour  être  médités  et  ex- 
traits par  quelques-uns. 

Ainsi  que  je  viens  de  L'exposer,  personne  n'a 
donc  été  moins  littérateur  que  Bonald.  J'entends 
par  là  qu'il  n'a  jamais  écril  pour  écrire,  pour 
briller.  Il  a  écrit  par  pur  sentiment  du  de- 
voir: Je  n'ai  jamais  écrit  par  goût,  disait-il, 
encore  moins  par  ambition  et  par  intérêt;  j  ai 
rempli  un  devoir,  et  j'ai  pris  la  plume  sous  1  in- 
fluence d'une  irrésistible  impression. 

Auguste  Comte  disail  qu'en  chaque  siècle 
les  plus   grands   esprits   sont   d'ordinaire    atti- 

Le  réalisme  de  Bi  a 


18  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

rés  vers  les  opérations  exigées  à  ce  moment-là 
par  les  plus  grands  besoins  de  la  société.  Bo- 
nald  a  pris  la  plume  parce  qu'il  a  pensé  que 
la  besogne  la  plus  urgente  alors  était  de  com- 
battre les  idées  révolutionnaires  et  restaurer 
dans  les  cerveaux  la  vérité  politique.  D'ailleurs 
quand  il  commença  à  écrire  les  circonstances 
ne  lui  permettaient  pas  de  servir  sa  patrie  au- 
trement. C'est  ce  que  montrera  un  court  exposé 
de  sa  biographie. 


Bonald  naquit  en  1754  à  Milhau,  en  Rouerguc. 
Au  sortir  du  collège  il  entra  dans  les  Mousque- 
taires, et  y  resta  jusqu'à  leur  suppression,  en 
1776.  Revenu  dans  sa  ville  natale,  il  fut  élu 
maire  en  1785;  en  1790  membre  de  l'assemblée 
du  département;  bientôt  après  président  de  l'ad- 
ministration départementale.  Mais  il  ne  tarda 
pas  à  démissionner,  à  cause  de  la  constitution 
civile  du  clergé,  qui  venait  d'être  décrétée. 

«  Je  donnerai  toujours,  écrivait-il  en  cette  oc- 
casion à  ses  collègues,  l'exemple  de  la  sou- 
mission la  plus  profonde  à  l'autorité  légitime; 


LE    RÉALISME    DE    BOXALD.  19 

mais  sur  les  objets  d'un  ordre  supérieur,  je  ne 
me  séparerai  pas  de  cette  autorité  de  l'Eglise, 
que  les  éléments  les  plus  familiers  de  ma 
croyance  m'ont  appris  à  reconnaître  dans  le 
corps  des  pasteurs  unis  à  leur  chef...  L'Assem- 
blée a  décrété  des  changements  dans  la  disci- 
pline ecclésiastique  et  dans  la  constitution  du 
clergé.  Le  roi.  sur  des  instances  réitérées,  a  sanc- 
tionné ces  décrets,  mais  le  chef  de  l'Eglise  se 
tait,  mais  les  premiers  pasteurs  rejettent  una- 
nimement ces  innovations...  Et  moi,  à  qui  il 
est  commandé  de  croire,  et  non  de  décider, 
j'irais  prévenir  la  décision  du  chef  de  l'Eglise, 
braver  l'opinion  unanime  de  mes  pasteurs,  dés- 
honorer ma  religion  en  plaçant  les  prêtres  en- 
tre la  conscience  et  l'intérêt... 

Peu  après  cette  démission,  sur  les  instances 
de  sa  famille  qui  craignait  pour  ses  jours,  il 
se  décida  à  émigrer. 

Il  ne  lui  restait  plus  d'autre  moyen  de  ser- 
vir sa  patrie,  que  de  s'appliquer  à  réfuter  les 
erreurs  funestes  auxquelles  elle  était  en  proie. 
C'est  alors  qu'il  commença  donc  à  écrire  et 
qu'il  composa  son  premier  ouvrage,  qui  est  en 


20  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

même  temps  son  ouvrage  fondamental,  celui 
où  il  pose  les  principes  qu'il  ne  fera  dans  la 
suite  que  développer,  ou  appliquer  à  une  ques- 
tion particulière:  la  Théorie  du  pouvoir  poli- 
tique et  religieux.  Il  avait  alors  40  ans. 

Après  six  ans  d'exil,  Bonald  rentra  en  France, 
mais  les  événements  du  18  fructidor  l'obligè- 
rent à  se  cacher  dans  Paris  pendant  cinq  ans. 
C'est  en  partie  au  cours  de  cette  retraite  forcée 
qu'il  composa  l'Essai  analytique  sur  les  lois 
naturelles  de  l'Ordre  social,  les  Recherches  phi- 
losophiques sur  les  premiers  objets  des  con- 
naissances morales,  la  Législation  primitive,  le 
Divorce  considéré  au  XIXe  siècle,  puis  un  re- 
cueil de  Pensées,  et  enfin  sa  critique  de  l'ou- 
vrage de  Mme  de  Staël  sur  la  Révolution  fran- 
çaise. Plus  tard  il  publia  sa  Démonstration  phi- 
losophique du  principe  constitutif  de  la  so- 
ciété qui  est  comme  le  résumé  de  sa  Théorie 
du  pouvoir.  » 

Ajoutons,  puisque  nous  en  sommes  à  la  liste 
de  ses  œuvres,  que  nous  avons  de  lui  encore  une 
foule  de  brochures,  de  discours  et  d'ariicles  de 
journaux  parus  nolammeni  dans  le  Mercure  de 


LE   RÉALISME    DE    BONALD.  21 

France,  le  Journal  des  Débals  et  le  Conserva- 
teur. Dans  l'édition  de  ses  œuvres  complètes 
ces  divers  articles  et  discours  sont  recueillis 
dans   deux   volumes   intitulés   «  Mélanges  ». 

Quand  Bonald  put  sortir  sans  danger  de  sa 
retraite,  il  retourna  s'installer  aux  environs  de 
sa  ville  natale,  dans  une  petite  terre  qui  était 
tout  ce  qui  lui  restait  d'une  fortune  que  la 
Révolution  avait  détruite.  Il  s'était  fait  alors 
connaître  par  ses  écrits.  Aussi  Bonaparte  le 
nomma  conseiller  de  l'Université.  Vers  le  même 
temps  Louis  Bonaparte,  roi  de  Hollande,  le  pria 
de  se  charger  de  l'éducation  de  son  fils,  le  futur 
Napoléon  III,  par  une  lettre  qui  commence  ain- 
si :  Après  avoir  cherché  partout,  j'ai  réfléchi, 
Monsieur,  que  sans  vous  connaître  autrement, 
vous  étiez  un  des  hommes  que  j'estime  le  plus.  » 

C'étaient  là  des  paroles  flatteuses.  Pourtant 
Bonald  n'accepta  pas  la  place  qui  lui  étai^  ainsi 
offerte. 

Sous  la  Restauration  dès  la  première  convo- 
cation des  chambres,  Bonald  fut  nommé  dé- 
puté, et  il  le  resta  jusqu'à  ce  qu'il  fût  élevé 
par  Louis  XVitI  à  la  dignité  de  pair  de  France 


22  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

et  de  ministre  d'Etat.  Il  fut  nommé  également 
par  le  roi  membre  de  l'Académie  française. 
Dans  les  deux  chambres  il  prit  part  à  toutes 
les  discussions  importantes.  En  1827  il  se 
trouva  chargé  de  la  présidence  de  la  commis- 
sion de  censure  que  Charles  X  venait  d'établir, 
et  c'est  en  cette  qualité  qu'il  polémiqua,  d'une 
façon  même  assez  vive,  sur  la  liberté  de  la 
presse  contre  Chateaubriand.  Il  avait  collaboré 
auparavant  avec  celui-ci  au  Conservateur,  une 
petite  revue  qui  avait  beaucoup  d'analogie  avec 
la  revue  d'Action  française. 

Quelques  mois  avant  la  Révolution  de  18  ÎO 
Bonald  avait  quitté  Paris,  et  s'était  retiré  chez 
lui,  à  Milhau,  «  l'âme  remplie  de  noirs  pres- 
sentiments. »  Il  ne  sortit  plus  de  cette  retraite, 
et  y  mourut  le  24  novembre  1840,  dans  sa  87e 
année. 

Je  n'en  dirai  pas  plus  long  sur  la  vie  de  Bo- 
nald. Je  renvoie  ceux  qui  voudraient  en  savoir 
plus,  à  la  biographie  de  laquelle  j'ai  tiré  les 
quelques  détails  que  je  viens  de  donner,  et  qui 
se  trouve  en  tête  de  la  Théorie  du  pouvoir,  et 
qui  est  signée  de  son  tils,  le  vicomte  de  Bonald. 


LE   RÉALISME    DE    BONALD.  23 

Cette  biographie  se  termine  par  ces  mois  qui 
pourraient  servir  d'épilaphe  à  ce  noble  philo- 
sophe :  «  Tout  ce  qu'adorait  ce  siècle,  la  fortune, 
la  gloire,  la  faveur  populaire,  si  inconstante  cl 
souvent  si  mal  placée,  il  ne  l'adorait  pas.  Ces 
vanités  n'étaient  pas  le  but  de  ses  travaux.  Il  ne 
vit  jamais  qu'une  seule  chose:  son  devoir,  c'est- 
à-dire  l'obligation  de  consacrer  à  la  religion 
et  à  la  défense  de  l'ordre  social,  les  talents  que 
le  ciel  lui  avait  départis. 

Ces  lignes  sont  à  rapprocher  d'une  remarque 
que  Louis  Veuillot  faisait  de  son  côté  sur  ce 
même  philosophe:  Avec  un  esprit  ferme,  écri- 
vait-il, pénétrant,  très  cultivé,  avec  un  goût  ex- 
quis, une  aménité  parfaite,  et  qui  ne  s'est  pas 
plus  démentie  que  ses  convictions  durant  un 
combat  de  quarante  années,  avec  une  vie  droite, 
modeste,  toute  donnée  aux  lettres,  et  cependant 
toute  pure,  on  dirait  volontiers  toute  sainte,  avec 
ces  mérites  et  ces  vertus,  il  ne  rencontra  que 
l'impopularité  la  plus  violente  qui  fût  jamais,  i 

Cela  est  vrai.  Mais  les  causes  que  je  crois  voir 
;"i  cette  impopularité  sont  précisément  ce  qui 
doit  faire  accueillir  favorablement  Bonald  par 


24  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

les  générations  actuelles.  Les  contemporains  de 
Bonald  ont  probablement  été  rebutés  par  ce 
qu'il  y  a  chez  lui  de  1res  dogmatisant,  de  très 
affirmatif.  Et  certes  Bonald  n'est  pas  un  dilet- 
tante ni  un  sceptique.  11  n'est  pas  de  ceux  qui 
se  plaisent  à  se  balancer  aimablement  entre  plu- 
sieurs opinions  sans  jamais  choisir,  ou  qui  se 
déchirent  sur  le  doute.  Avec  une  ferme  et  par- 
fois même  quelque  hautaine  assurance  il  tran- 
che, il  affirme  :  «  Il  est  dans  la  nature  des  cho- 
ses, déclarait-il,  que  l'erreur  soit  honteuse  et 
timide,  et  que  la  vérité  soit  haute  et  fière;  et 
Irop  longtemps  en  Europe  on  a  vu  le  contraire.  » 
Mais  cette  haute  et  fière  assurance  est  précisé- 
ment ce  qui  lui  donne  de  pouvoir  faire  impres- 
sion sur  les  esprits  de  nos  contemporains.  Je 
suis  persuadé,  en  effet,  que  de  plus  en  plus 
c'est  aux  convaincus  qu'on  prêtera  attention. 
On  est  las  de  ceux  qui  cherchent  éternellement 
sans  jamais  aboutir,  jamais  conclure. 

Une  seconde  cause  que  je  verrais  à  son  impo- 
pularité est  qu'il  n'a  jamais  fait,  —  comme  cer- 
tains de  son  parti,  comme  un  Chateaubriand 
par  exemple  —  aucune  concession  à  la  Révolu- 


LE   RÉALISME    DE    BONALD.  25 

tion.  La  vérité  il  l'a  affirmée  entière  et  sans 
craindre  de  heurter  les  préjugés  du  temps,  à  la 
solidité  desquels  d'ailleurs    il  ne  croyait  pas  : 

Non  seulement,  disait-il,  il  est  conséquent  à 
certaines  opinions  de  croire  au  retour  de  Tordre 
dans  la  société,  mais  il  est  extrêmement  utile 
d'en  indiquer  les  moyens,  quelque  éloignés 
même  qu'ils  paraissent  des  idées  dominantes, 
parce  qu'il  n*y  a  rien  de  plus  faible  et  de  plus 
variable  que  des  idées  dominantes  quand  elles 
sont  fausses.  «  Mais  cette  haute  affirmation  de 
la  pleine  vérité  est  encore  une  raison  pour  que 
Uonald  soit  écouté  actuellement.  Ce  n'est  pas, 
eu  effet,  par  un  mélange  timide  de  demi-vérités 
et  d'erreurs  qu'on  aura  chance  à  présent  d'agir 
sur  les  esprits.  Le  Play  disait  de  Tocqueville  : 

Le  défaut  de  Tocqueville  est  d'avoir  manqué 
de  courage  pour  dire  la  vérité  qu'il  savait,  et 
pour  attaquer  l'erreur  qu'il  apercevait.  Beau- 
coup manquent  de  ce  courage,  et  cachent  ce 
manque  de  courage  sous  le  nom  cLhableté.  Ils 
disent  habiles  les  concessions  aux  préjugés  dé- 
mocratiques. C'est  Le  Play  que  je  laisserai 
encore  leur  répondre:     Je  ne  connais  rien  de 


26  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

plus  dangereux,  écrivait-il,  que  les  gens  qui 
propagent  les  idées  fausses,  sous  prétexte  que 
la  nation  ne  voudra  jamais  y  renoncer.  Si  elle 
n'y  renonce  pas,  elle  périra;  mais  ce  n'est  pas 
un  motif  pour  accélérer  la  décadence  en  adop- 
tant l'erreur.  Il  n'y  a  pas  d'autre  règle  de  ré- 
forme que  de  chercher  le  vrai  et  de  le  confes- 
ser quoi  qu'il  arrive.  » 

Et  telle  a  été  exactement  la  règle  suivie  par 
Bonald,  dans  sa  défense  de  l'ordre  religieux  et 
social. 

Pour  avoir  ainsi  refusé  toute  concession  aux 
idées  démocratiques,  dites  libérales,  Bonald  a 
été  taxé  d'intolérance.  Avant  d'envisager  ce 
grief,  je  commencerai  par  demander:  Qu'est-ce 
qu'une  idée  libérale? Je  sais  ce  quest  une  idée 
vraie  ou  fausse,  précise  ou  vague,  claire  ou 
obscure.  Mais  une  idée  peut-elle  être  libérale, 
peut-elle  être  généreuse,  noble?  On  applique 
souvent  de  nos  jours  ces  qualités  aux  idées. 
Mais  on  ne  réfléchit  pas  assez  à  ce  qu'on  dit. 
Ces  qualités  sont  qualités  de  cœur,  non  d'es- 
prit. Certes  à  la  base  de  toute  idée,  il  y  a  un 
sentiment.  Je  veux  dire  que  tout  effort  de  lin- 


LE   RÉALISME    DE    B0XALD.  27 

telligence  a  sa  cause  primordiale  clans  le  cœur. 
C'est,  en  effet,  pour  éclairer  et  arriver  à  satis- 
faire un  sentiment,  une  impulsion  de  notre  être, 
que  nous  nous  sentons  le  besoin  de  lumières. 
C'est  à  ce  sentiment,  premier  moteur  ds  l'es- 
prit, et  àee  sentiment  seul  qu'il  faut  appliquer 
les  épithètes  de  libéral,  noble,  généreux,  ou  les 
qualificatifs  opposés,  si  on  veut  les  appliquer 
à  quelque  chose  dans  le  travail  de  lïnteUi- 
gence. 

Or  si  je  cherche  les  sentiments  que  cachent 
les  idées  dites  libérales  ou  démocratiques,  je 
trouve  le  plus  ordinairement  de  l 'égoïsme,  de 
l'envie,  de  la  haine,  de  l'insubordination,  bref 
les  sentiments  les  plus  bas  qui  soient.  Au  con- 
traire je  vois  Bonald  travaillant  et  développant 
ses  théories  politiques,  uniquement  poussé. 
comme  je  l'ai  déjà  dit.  par  l'amour  de  la  patrie 
et  le  culte  du  devoir. 

D'ailleurs,  puisqu'on  cherche  à  écraser  Bonald 
sous  l'épithète  d  intolérant,  qu'est-ce  que  la 
tolérance  dans  le  domaine  des  idées?  C'est  sim- 
plement du  scepticisme.  Admettre  intellectuel- 
lement que  l'on  pense  autrement  que  soi.  c'est 


28  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

montrer,  en  effet,  que  l'on  ne  croit  pas  à  ce 
que  l'on  avance.  Or  Bonald  était  assuré  de  la 
vérité  des  principes  qu'il  défendait.  Et  il  pouvait 
manifester  cette  assurance  sans  qu'elle  prît  la 
forme  de  l'orgueil,  puisque  ces  principes,  il  ne 
les  avait  pas  inventés,  qu'il  les  tenait  de  la  sa- 
gesse des  siècles,  et  qu'avant  qu  il  les  affirmât, 
ces  principes  avaient  fait  suffisamment  leur 
preuve  dans  le  domaine  de  l'expérience. 

D'ailleurs  Bonald  se  déclare  toujours  prè!  à 
s'en  rapporter  en  toute  chose  aux  autorités  com- 
pétentes: '  Animé,  déclarait-il.  du  seul  motif 
de  chercher  la  vérité,  du  seul  désir  de  la  ré- 
pandre, je  n'ai  point  porté  dans  1 1  recherche  de 
la  vérité  les  préventions  d'un  homme  de  parti. 
ni  dans  sa  publication  l'orgueil  d'un  réforma- 
teur. Je  reconnais  en  politique  uae  autorité  in- 
contestable qui  est  celle  de  l'histoire,  et  dans 
les  matières  religieuses  une  autorité  infaillible, 
qui  est  celle  de  l'Eglise;  et  je  soumets  à  1  auto- 
rité de  l'Eglise  la  partie  de  mon  ouvrage  qui 
traite  de  la  religion,  comme  je  soumets  la  par- 
tic  politique  à  l'autorité  des  faits.  Et  ainsi,  s  il 
se  trompe,  ce  sera  sans  grand  dommage  causé. 


LE   RÉALISME    DE    BONALD.  29 

Mes  erreurs,  après  tout  écrit-il,  ne  sauraient 
être  dangereuses  :  ce  ne  sont  pas  celles  que 
l'ignorance  propage,  mais  celles  que  l'orgueil 
défend,  qui  font  le  malheur  des  sociétés. 

J'ai  dit  que  la  tolérance  intellectuelle  était  du 
scepticisme.  Mais  il  en  est,  il  est  vrai,  qui,  sans 
être  sceptiques,  se  déclarent  tolérants,  parce  que 
dans  les  discussions  ils  prennent  volontiers  la 
position  mitoyenne  et  accordent  une  part  de 
vérité  à  chacun.  Et  ceci,  en  effet,  n'est  plus  vrai- 
ment du  scepticisme.  Mais  c'est  mollesse  d'es- 
prit. «  Si  la  vertu,  qui  est  relative,  remarque 
Bonald,  peut  se  trouver  à  égale  dislance  des 
deux  extrêmes  opposés,  la  vérité,  toujours  ab- 
solue, n  est  jamais  que  dans  l'un  ou  l'autre 
extrême.  Elle  n'a  pas  de  degrés.  Une  chose 
est  vrai''  ou  fausse.  Elle  ne  peut  pas  être  plus 
ou   moins   vraie.   Ainsi,   continue   Bonald,   ceux 

qui  prennent  par  goût,  et.  à  ce  qu'ils  croient 
par  modération  de  caractère,  les  opinions 
moyennes  sont  tout  simplement  des  esprits 
moyens  ou  médiocres  .  —  «  La  vérité  leur 
parait  un  excès  comme  Terreur.  Trop  sages 
pour  s'arrêter  à  celle-ci,  trop  faibles  pour  s'éle- 


3()  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

ver  jusqu'à  celle-là,  ils  restent  au  milieu,  et 
donnent  à  leur  faiblesse  le  nom  de  modération 
et  d'impartialité,  oubliant  que,  s'il  faut  être  im- 
partial avec  les  hommes,  on  ne  peut  pas.  en 
morale,  rester  indifférent  entre  les  opinions.  » 
Ainsi  ceux  qui  se  donnent  le  titre  d'impartiaux, 
conclut  Bonald,  sont  le  plus  souvent  des  hom- 
mes sans  caractère,  et  nul  plus  qu'eux  n'usurpe 
ce  titre,  car.  écrit-il.  dans  le  combat  de  la 
vérité  contre  l'erreur,  la  partialité  la  plus  cou- 
pable est  la  prétendue  impartialité  des  indif- 
férents. » 

Si  vous  êtes  certain  de  ce  que  vous  avancez, 
si  vous  avez  une  conviction  forte,  il  vous  sera, 
comme  je  l'ai  dit,  impossible  de  rien  concéder 
à  votre  adversaire.  Après  cela,  le  laissercz-vous 
nuire  par  la  propagation  de  son  erreur;  combat- 
trez-vous  cette  erreur  ou  non?  Ceci  est  une 
question  d'espèce  et  de  circonstances.  Ce  qui 
signifie  que  la  tolérance  est  chose  relative.  Le 
Play  formulait  à  ce  point  de  vue  une  règle  ex- 
cellente: *  La  tolérance,  disait-il,  est  opportune 
et  utile  quand  la  dose  de  mal  que  l'on  tolère  est 
inférieure  à    celle  qui  naîtrait    de    la    repris- 


LE    RÉALISME    DE    B0XALD.  31 

sion.  i  Or  cette  règle  est  précisément  celle  pro- 
posée par  Bonald  et  qu'il  formule  d'ailleurs 
presque  dans  les  mêmes  termes. 

Bonald  commence  par  offrir  à  notre  médi- 
tation la  parabole  de  l'ivraie  et  du  bon  grain. 

Après  avoir  menacé  des  derniers  malheurs, 
écrit-il.  les  sociétés  où  le  pouvoir  est  divisé, 
c! est-à-dire  les  sociétés  en  révolution.  Jésus- 
Christ  prescrit  aux  gouvernements  des  règles 
de  prudence  dans  les  remèdes  qu'il  faut  appor- 
ter à  cette  division:  et  il  leur  propose  la  belle 
parabole  de  l'ivraie  jetée  sur  le  bon  grain  par 
l'homme  ennemi,  pendant  le  sommeil  du  père 
de  famille,  et  qui  ne  peut  être  arrachée  sans 
perte  peur  le  bon  grain  lui-même.  Et  n'est-ce 
pas  la  vivante  imago  de  ces  fausses  doctrines 
répandues  dans  la  société  pendant  le  sommeil 
des  gouvernements,  et  que  la  violence  ne  pour- 
rait peut-être  extirper  sans  de  dangereux  dé- 
chirements? 

Après   quoi    Bonald   établit   cette   distinction. 

La  tolérance  est  absolue  ou  conditionnelle,  et 
en  quelque  sorte  provisoire.  Absolue,  elle  est 
synonyme  d'indifférence  ;  et  c'est  celle  que  les 


32  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

philosophes  du  XVIIIe  siècle  ont  voulu  éta- 
blir. »  Et  Bonalu  rappelle  ici  que  c'est  la 
seule  qu'il  combatte.  Puis  il  poursuit  :  «  La 
tolérance  provisoire  ou  conditionnelle  signifie 
support;  c'est  celle  que  la  sagesse  conseille  et 
que  la  religion  prescrit...  La  tolérance  condi- 
tionnelle, ou  le  support,  doit  être  employée  à 
l'égard  de  Terreur,  et  même  à  l'égard  de  la 
vérité.  Cette  tolérance  consiste  à  attendre  1? 
moment  favorable  au  triomphe  pacifique  de 
la  vérité,  et  à  supporter  l'erreur,  tant  qu'on  ne 
pourrait  la  détruire  sans  s'exposer  à  des  maux 
plus  grands  que  ceux  que  l'on  veut  empêcher. 

«  La  tolérance  absolue,  ou  l'indifférence;  ne 
convient  ni  à  la  vérité  ni  à  l'erreur,  qui  ne  peu- 
vent jamais  être  indifférentes  à  l'être  intelli- 
gent, nécessité  par  sa  nature  à  rechercher  er 
tout  la  vérité  et  à  la  distinguer  de  l'erreur, 
pour  embrasser  l'une  et  rejeter  l'autre. 

«  La  tolérance  absolue,  comme  l'ont  entendu 
nos  sophistes,  ne  conviendrait  donc  qu'à  ce  qir 
ne  serait  ni  vrai  ni  faux,  à  ce  qui  serait  indiffé- 
rent en  soi.  Or,  je  ne  crains  pas  d'avancer  qu'il 
n'y  a  rien  de  ce  genre,  d'indifférent  dans  les 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  33 

principes  moraux,  c'est-à-dire  religieux  et  po- 
litiques, de  la  science  de  l'homme  et  de  la  so- 
ciété; d'où  il  suit  que  la  tolérance  philosophique 
n'est  pas  d'un  usage  fort  étendu,  et  qu'il  eût 
été  raisonnable  de  définir  la  tolérance,  avant  de 
déclamer  avec  tant  d'aigreur  contre  l'intolé- 
rance. » 

Bonald  nous  expose  alors,  dans  une  page 
magistrale,  que  celte  tolérance  absolue  que 
certains  voudraient  établir  dans  les  opinions 
morales,  nous  ne  la  trouvons  nulle  part,  ni  dans 
la  nature,  ni  dans  les  lois,  ni  dans  les  mœurs, 
ni  dans  les  sciences,  ni  dans  les  arts.  On  com- 
prendra mieux,  lorsque  j'aurai  donné  cette 
page,  quelle  utopie  ou  quel  sophisme  se  cache 
sous  ce  mot  de  tolérance  tel  que  l'ont  entendu 
les  penseurs   révolutionnaires. 

L'homme,  écrit  Bonald,  est  soumis  dans  la 
disposition  qu'il  fait  de  son  corps,  ou  des  corps 
extérieurs  au  sien,  à  un  ordre  de  lois  contre 
lesquelles  la  nature  ne  tolère  pas  d'infraction. 
Là.  tout  est  déterminé,  rien  n'est  indifférent. 
L'homme  tombe,  s'il  manque  aux  lois  de  la  gra- 
vité dans  le  mouvement  qu'il  donne  à  son  corps; 

Le  réalisme  ue  Bonald.  3 


34  LE    RÉALISME    DE    B0NALD. 

il  est  écrasé  sous  les  ruines  de  sou  édifice,  s'il 
les  élève  hors  de  la  perpendiculaire;  il  ne  re- 
cueille aucun  fruit  de  ses  labeurs,  s'il  sème  ou 
s'il  moissonne  avec  une  autre  disposition  de  sai- 
sons que  celle  que  la  nature  a  prescrite  pour  la 
culture  des  terres  ;  il  périt  lui-même,  s'il  manque 
aux  lois  de  la  tempérance  sur  les  plaisirs  et 
même  sur  les  besoins. 

«  Les  lois  humaines  ne  sont  que  des  décla- 
rations publiques  d'intolérance;  et.  soit  qu'elles 
prescrivent  ou  qu'elles  défendent,  elles  ne  lais- 
sent rien  à  nos  caprices,  et  règlent  toutes  nos 
actions  civiles,  sous  des  peines  dont  la  plus  lé- 
gère est  la  nullité  des  actes  que  nous  faisons 
sans  les  consulter.  Leur  importune  prévoyance 
s'étend  même  jusque  sur  nos  dernières  inten- 
tions, qu'elles  ne  respectent  qu'autant  qu'elles 
s'accordent  avec  leur  volonté:  et,  après  avoir 
vécu  sous  leur  domination,  il  faut,  pour  ainsi 
dire,   mourir   dans   leur  intolérance. 

«  Les  mœurs  sont  encore  moins  tolérantes 
que  les  lois;  et  ce  que  les  lois  ne  sauraient  at- 
teindre, les  mœurs  le  soumettent  à  leur  juridic- 
tion. Elles  ne  punissent  pas.  il  est  vrai   par  des 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  35 

supplices,  mais  elles  flétrissent  par  le  blâme, 
elles  frappent  de  ridicule  tout  ce  qui  s'écarte 
de  ce  qu'elles  ont  réglé  comme  honnête,  séant. 
ou  seulement  convenable,  quelquefois  de  ce 
qu'elles  commandent  d'irrégulier.  ou  même  d'il- 
légitime; car  trop  souvent  les  mœurs  se  met- 
tent en  contradiction  avec  les  lois,  et  l'homme 
se  trouve  placé  entre  deux -intolérances  égale- 
ment redoutables,  celle  des  lois  et  celle  des 
mœurs.  Aux  yeux  de  ce  législateur  arbitraire, 
rien  n'est  indifférent,  pas  même  ce  qui  paraît 
inutile.  Les  mœurs  règlent  avec  autorité  jus- 
qu'aux manières,  jusqu'au  mode  de  s'énoncer, 
de  se  vêtir,  de  saluer,  etc.,  jusqu'aux  formules 
d'une  civilité  souvent  puérile;  et  même  plus  les 
rangs  sont  élevés,  et  par  conséquent  les  hom- 
nns  éclairés,  plus  les  prescriptions  sont  impé- 
rieuses, et  plus  leur  observation  est  indispen- 
sable. 

■  Les  sciences  sont  ce  qu'il  y  a  au  monde  de 
moins  tolérant.  Que  sont  les  livres  et  hs  chai- 
res d'instruction,  que  des  cours  publics  dinto- 
lérance?  Les  sciences  ont  leurs  tribunaux  et 
leurs  juges,  à  la  fois  dénonciateurs  et  parties. 


36  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

pas  toujours  pairs  de  l'accusé,  qui  prononcent 
souvent  sans  l'entendre,  et  quelquefois  sans 
l'écouter.  La  critique  ne  tolère  pas  un  prin- 
cipe hasardé,  une  conséquence  mal  déduite,  une 
démonstration  vicieuse,  une  citation  inexacte, 
une  fausse  date,  un  fait  controuvé... 

«  Les  arts  eux-mêmes,  ces  délassements  de 
l'esprit,  ou  ces  occupations  de  l'oisiveté,  sont- 
ils  autre  chose  qu'un  champ  de  bataille  où 
l'intolérance  du  bon  goût  combat  contre  un 
goût  faux  ou  corrompu?... 

«  Et  remarquez  que  les  écrivains  qui  ont  le 
plus  hautement  réclamé  la  tolérance  sur  toute 
autre  matière,  sont  précisément  ceux  qui  ont 
porté  le  plus  loin  l'intolérance  littéraire.  La 
critique,  entre  les  mains  de  Voltaire,  n'a  pas 
toujours  fait  grâce  aux  plus  beaux  génies  du 
siècle  précédent;  et  trop  souvent  elle  a  pris, 
envers  les  contemporains,  le  caractère  du  li- 
belle diffamatoire,  et  jusqu'au  ton  outrageant 
et  grossier  de  la  plus  vile  populace... 

«  Cependant,  il  faut  le  dire,  celte  intolérance 
que  nous  exerçons  les  uns  contre  les  autres 
sur  nos  opinions,  sur  nos  actions,  sur  nos  pro- 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  37 

ductions,  et  qui  est  la  source  de  tant  de  juge- 
ments faux  ou  téméraires,  de  tant  de  haines 
et  de  discordes,  cette  intolérance  vient  d'un 
principe  naturel  à  l'homme; et  même  Ion  peut 
dire  qu'elle  est  dans  Tordre.  C'est  parce  que 
la  perfection  est  l'état  naturel  à  l'homme,  l'état 
qui  lui  est  commandé,  que  l'homme  est.  et 
même  doit  être  intolérant,  de  tout  ce  qui  s'écarte, 
dans  tous  les  genres,  du  vrai,  du  beau  et  du 
bon.  qu'il  conçoit  ou  qu'il  imagine.  Il  est  intolé- 
rant en  tout,  parce  qu'en  tout  il  y  a  vrai  et  faux, 
bien  et  mal.  ordre  et  désordre:  bien  et  mal  mo- 
ral, bien  et  mal  philosophique;  bien  et  mal  po- 
litique; bien  et  mal  littéraire,  oratoire,  poéti- 
que, etc..  elc.  ;  bien  et  mal  dans  les  lois  comme 
dans  les  arts:  dans  les  mœurs  comme  dans  les 
manières;  dans  les  procédés  comme  dans  les 
opinions;  dans  les  spéculations  comme  dans 
la  pratique.  Plus  l'homme  connaît  de  vérités, 
mieux  il  sent  le  beau  et  le  bon,  et  plus  il  est 
blessé  de  ce  qui  leur  est  opposé;  et  Vollaire 
n'était  plus  intolérant  qu'un  autre  en  littérature, 
que  parce  qu'il  avait  un  sentiment  plus  vif  des 
beautés  littéraires,  et  le  coût  plus  sûr  et  plus 
exercé  sur  ces  matières. 


38  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

En  résumé,  plus  nous  sommes  certains  de  la 
vérité,  plus  nous  avons  le  sentiment  du  beau  et 
du  bon,  plus  nous  avons  le  désir  de  perfection, 
moins  nous  pouvons  tolérer  l'erreur.  La  tolé- 
rance de  l'erreur  est  de  l'indifférence  à  l'égard 
de  la  vérité,  du  beau,  du  bon,  de  la  perfection. 
Voilà  ce  que  Bonald  nous  montre  admirable- 
ment. 

Mais  si  nous  sommes  intolérants  envers  l'er- 
reur, quelle  attitude  aurons-nous  envers  ceux 
qui  la  professent?  Ceci  est  une  autre  question 
et  à  ce  point  de  vue  nul  ne  doit  être  moins  taxé 
d'intolérance  que  Bonald.  La  biographie  qu'a 
faite  de  lui  son  fils  en  fait  foi  :  «  On  a  repro- 
ché à  M.  de  Bonald,  remarquait-il,  d'être  absolu 
dans  ses  principes;  mais  au  moins  ceux  qui 
Font  connu  savent  combien  il  était  indulgent 
pour  les  personnes.  «  Au  physique,  disait-il,  la 
force  employée  avec  adresse,  vient  à  bout  de 
tout;  au  moral,  des  principes  inflexibles  et  un 
caractère  liant  prennent  sur  les  hommes  un 
grand  ascendant.  » 

C'est  exactement  la  même  pensée  que  le  fa- 
meux précepte  d'Auguste   Comte:    <  Conciliant 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  '39 

en  fait,  inflexible  en  principe,  >  D'être  inflexi- 
ble en  principe  ne  vous  empêche,  en  effet, 
nullement  d'être  conciliant  en  fait:  «  On  peut 
être  modéré,  remarquait  Bonald.  avec  des  opi- 
nions extrêmes,  ('.est  ce  qu'affectent  de  ne  pas 
croire  ceux  qui  sont  violents  avec  des  opinions 
faibles  et  mitoyennes.  »  De  même  établissant 
une  comparaison  entre  Bossuet  et  Fénelon,  il 
écrivait  :  Bossuet  avait  sa  douceur  et  Fénelon 
sa  force;  mais  les  âmes  faibles,  qui  n'en  sont 
pas  pour  cela  moins  injustes,  moins  prévenues, 
même  moins  haineuses,  ne  comprennent  pas 
plus  la  douceur  d'une  âme  forte,  que  la  fermeté 
d'une  âme  douce. 

«  J'aime  les  hommes  faciles,  disait-il  encore, 
faibles  si  l'on  veut,  sur  les  choses  indifférentes 
et  dans  le  détail  de  la  vie,  et  qui  réservent 
leur  fermeté  pour  les  grandes  occasions;  assez 
souvent  les  gens  raides  sur  les  petits  intérêts 
sont  faciles  et  même  faibles  sur  les  choses  im- 
portantes. 

Quant  à  l'effet  que  tend  à  produire  la  lecture 
de  Bonald  sur  celui  qui  le  médite  et  le  pénètre 
1  ien,   peut-on   dire    qu'il  pousse  à  linquisition 


40  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

et  à  l'intolérance,  celui  qui  écrit  :  Les  peuples 
se  gouvernent  par  des  exemples  plutôt  que  par 
des  lois,  et  par  des  influences  plus  que  par  des 
injonctions  »  ;  ou  qui  écrit  encore  :  Il  faut, 
quand  on  gouverne,  voir  les  hommes  tels  qu'ils 
sont,  et  les  choses  telles  qu'elles  doivent  être; 
souffrir  l'imperfection  des  hommes  et  tendre 
de  toutes  ses  forces  à  la  perfection  dans  les 
choses;  car,  à  la  longue,  les  bonnes  institu- 
tions rendent  les  hommes  meilleurs.  Beaucoup 
de  gens,  au  contraire,  demandent  la  perfection 
dans  les  hommes  et  sont  toujours  contents  des 
choses,  quelles  qu'elles  soient  »  ;  ou  qui  décla- 
rait encore  :  «  Il  faut  au  Français  l'éclat  de 
la  monarchie  et  la  vigueur  du  pouvoir  uni- 
que; mais  que  votre  fermeté  ne  soit  pas  sans 
indulgence,  ni  votre  sagesse  sans  grâces  »  ? 

En  regard  transcrivons  ces  autres  lignes  de 
Bonald:  «  Des  législateurs  présomptueux  font 
des  lois  qu'ils  croient  parfaites;  et  comme  elles 
ne  sauraient  s'établir,  ils  s'en  prennent  aux 
hommes  rde  la  résistance  que  les  choses  leur  op- 
posent. Rien  ne  peut  les  faire  revenir  de  cette 
fatale  méprise  qui  les    conduit  aux  dernières 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  41 

violences,  tels  que  des  enfants  qui  tombent  dans 
des  accès  de  rage  de  ne  pouvoir  l'aire  une  chose 
au-dessus  de  leurs  forces.  C'est  là  la  grande  er- 
reur  de    l'Assemblée    Constituante. 

Pour  ceux  qui  jugenl  avec  raison  que  la 
France,  divisée  comme  elle  l'est  actuellement, 
a  besoin  dans  ses  gouvernants  d'un  grand  es- 
prit de  conciliation,  cet  esprit  je  le  demande, 
est-ce  dans  les  législateurs  présomptueux  » 
des  assemblées  parlementaires,  qu'on  aura 
chance  de  le  trouver,  ou  bien  dans  les  vues  et 
les  conseils  politiques  de   Bonald? 


J'ai  dit  que  Bonald  avait  été  exempt  de  tout 
virus  révolutionnaire.  Pour  être  tout  à  fait  exact 
il  me  faut  pourtant  signaler  un  point  où  il  a 
versé  dans  une  certaine  mesure,  à  un  moment 
de  sa  vie,  dans  la  Révolution.  Je  veux  parler 
de  cette  approbation  du  gallicanisme  que  nous 
trouvons  dans  ses  premiers  ouvrages,  approba- 
tion où  l'a  sans  doute  entraîné  sa  grande  ad- 
miration pour  Bossuet.  Dans  sa  Théorie  du 
pouvoir,   nous   le   voyons   notamment   déclarer 


42  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

que  «  le  pape  a  au-dessus  de  lui  une  autorité 
extérieure,  celle  du  concile  général;  que  ce 
n'est  pas  au  pape,  mais  à  l'Eglise  en  corps 
qu'appartient  l'infaillibilité.  Ceci  ne  cadre  pas 
avec  tout  le  reste  de  son  œuvre.  Il  est  d'ail- 
leurs nécessaire  de  remarquer  qu'il  est  revenu 
plus  lard  de  son  erreur,  et  je  croirais  assez 
que  la  lecture  de  Joseph  de  Maistre  n'a  pas 
été  étrangère  à  ce  revirement.  Ce  revirement 
est  accusé  dans  ces  lignes  écrites  en  1829:  «  Les 
libertés  de  l'Eglise  gallicane,  qu'on  a  exhumées 
de  la  poussière  des  écoles,  et  dont  on  a  fait  tant 
de  bruit,  ont  merveilleusement  servi  à  tous  ceux 
qui  ont  voulu  opprimer  l'Eglise,  et  aux  ma- 
gistrats jaloux  du  pouvoir  du  clergé,  et  à  Bo- 
naparte, à  cheval,  disait-il,  sur  les  quatre 
articles,  pour  faire  la  guerre  au  Saint-Siège.  > 
Puisque  nous  en  sommes  au  chapitre  des  re- 
proches qu'on  peut  faire  à  Bonald.  disons  un 
mot,  pour  que  la  chose  soit  liquidée,  d'une 
comparaison  qu'on  retrouve  souvent  chez  lui  en- 
tre les  Grecs  et  les  Romains  crime  part,  et  les 
Germains  de  l'autre,  comparaison  qui  est  sous 
sa  plume  tout  à  l'avantage  de  ces  derniers.  Bo- 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  43 

nald  csl  très  sévère  pour  l'antiquité  grecque  et 
romaine.  C  étaient  des  peuples  policés,  décla- 
rait-il, c'est-à-dire  ayant  atteint  a  une  grande 
perfection  des  arts.  Mais  ce  n'étaient  pas  des 
peuples  civilisés,  car  la  civilisation  réside  dans 
la  perfection  des  lois.  Or,  les  Grecs  et  les  Ro- 
mains obéissaient  aux  lois  les  plus  fausses  qu'on 
puisse  imaginer.  Chez  eux,  les  désordres  les 
plus  graves,  les  plus  destructifs  de  tout  ordre 
public  ou  domestique,  étaient  constitués  par  des 
lois,  ou  autorisés  par  des  coutumes  qui  avaient 
force  de  lois.  Il  va  jusqu'à  dire  que  <  malgré 
toute  leur  politesse,  leur  urbanité,  leur  atti- 
cisme,  ils  étaient  de  vrais  barbares.  Et  il 
déclare  que  les  Germains  malgré  leur  état 
inculte  et  grossier  ,  étaient  plus  civilisés,  car 
leurs  mœurs  étaient  de  beaucoup  meilleures 
que  les  lois  des  Grecs  et  des  Romains. 

Il  est  vrai  que  Bonald  parle  des  mœurs  des 
Germains  telles  que  les  décrit  Tacite  .  Xous 
savons  par  son  fils  que  Bonald  lorsqu'il  était 
en  exil  et  qu'il  composait  son  ouvrage  fonda- 
mental, n'avait  avec  lui  pour  toute  bibliothèque 
que  les  œuvres  de  Bossuet  quelques  livres  de 


41  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

Tacite,  l'Esprit  des  lois  et  le  Contrat  social.  De 
même  qu'il  aura  été  impressionné  par  Bossuet 
au  point  de  vue  gallican,  il  l'aura  été  par  Ta- 
cite au  point  de  vue  de  l'antiquité.  C'est  ainsi 
qu'il  est  tombé  dans  une  admiration  des  Ger- 
mains que  Ton  n'est  habitué  à  trouver  que  chez 
les  historiens  romantiques  ou  révolutionnaires. 

Mais  laissons  de  côté  toutes  ces  questions  qui 
ne  sont  que  secondaires  dans  l'œuvre  de  Bo- 
nald,  et  venons-en  à  l'objet  principal  de  ce 
travail,  à  ce  que  j'ai  intitulé  son  réalisme. 

Il  est  probable  que  ceux  qui  ne  connaissent 
Bonald  que  par  ouï-dire  seront  étonnés  d'en- 
tendre parler  de  réalisme  à  propos  de  ce  phi- 
losophe. On  est  plus  habitué,  en  effet,  à  accoler 
à  son  nom  l'épithète  de  métaphysicien.  Certes 
Bonald  n'a  pas  été  sans  faire  de  la  métaphy- 
sique; mais  il  n'en  a  fait  que  là  où  il  est  lé- 
gitime d'en  faire,  c'est-à-dire  dans  les  questions 
que  l'on  ne  peut  résoudre  autrement,  dès  lors 
que  l'esprit  se  refuse  à  les  laisser  sans  so- 
lution. Mais  ce  n'est  point  cette  partie  de  l'œu- 
vre de  Bonald  où  il  fait  de  la  métaphysique. 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  45 

et  où  il  en  fait,  je  le  répète,  très  légitimement, 
qu'il  est  dans  mon  plan  d'exposer.  Cette  partie- 
là  d'ailleurs,  notamment  les  Recherches  phi- 
losophiques sur  les  premiers  objets  des  con- 
naissances humaines  »,  n'est  pas,  à  mon  sens, 
ce  qu'il  y  a  de  meilleur  chez  Bonald.  Et  je 
serais  assez  de  l'opinion  de  M.  Ancelot  qui,  dans 
l'éloge  qu'il  faisait  de  Bonald  en  lui  succédant 
à  l'Académie,  déclarait  que  «  parfois,  peut-être, 
il  excéda  lui-même  ses  forces,  notamment  dans 
sa  dissertation  sur  l'origine  du  langage.  » 

Ce  que  j'exposerai  c'est  Bonald  discourant 
sur  la  société,  sur  la  politique.  Ici  Bonald  mon- 
tre un  esprit  profondément  positif.  Ce  qui  a  pu 
induire  en  erreur  le  lecteur  superficiel  c'est 
que,  lorsqu'il  nous  trace  quelque  règle  sociale, 
Bonald  déclare  souvent:  «La  volonté  de  Dieu 
est  que  ....  ■>  Celui  qui  ne  connaît  pas  bien  Bo- 
nald sera  sans  doute  tenté  de  se  figurer  qu'une 
telle  expression  sous  sa  plume  signifie  qu'il  n'en- 
tend nous  donner  d'autre  raison  à  la  règle  qu  il 
nous  trace  que  la  volonté  de  Dieu;  qu'il  pré- 
tend en  un  mot  nous  imposer  les  grands  prin- 
cipes qu'il  détend  au  nom  de  sa  foi.  Il  n'en  est 


46  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

rien.  Et  l'on  peut  remarquer  au  contraire  chez 
Bonald  un  constant  scrupule  de  tirer  argument 
de  la  religion  qu'il  professe.  La  recherche  des 
principes  sociaux  c'est  au  moyen  exclusivement 
de  la  raison,  de  l'expérience,  de  1  histoire  qu'il 
la  poursuit.  Et  ce  n'est  que  lorsque,  par  ces 
moyens  tout  positifs,  il  a  établi  une  loi.  qu'il  se 
permet  de  nous  présenter  à  l'appui  un  texte 
de  l'Ecriture  ou  un  commandement  de  l'Eglise. 
II  prend  soin  d'ailleurs  de  le  faire  remarquer: 
«  L'on  s'apercevra  sans  doute,  écrit-il,  que  si 
je  cite  la  religion  chrétienne  à  l'appui  de  mes 
raisonnements,  c'est  pour  en  faire  voir  la  con- 
formité à  la  raison  la  plus  éclairée  et  nulle- 
ment pour  y  chercher  des  motifs  capables  de 
subjuguer  la  raison.  » 

Ainsi  Bonald  donne  comme  fondements  aux 
lois  et  principes  qu'il  nous  propose  la  raison 
et  l'expérience,  avant  d'invoquer  à  leur  propos 
la  volonté  de  Dieu.  Pourquoi  la  volonté  de  Dieu? 
Parce  que  les  lois  auxquelles  la  société  doit 
se  conformer  pour  vivre,  c'est  Dieu,  nous  dé- 
clare Bonald.  qui  en  est  l'auteur,  car  il  est 
l'auteur  de  tout  ordre  dans  la  nature.  Obéir  à 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  47 

ces  lois  c'est  donc  obéir  à  Dieu.  C'est  ce  que 
Bonald  nous  expose  dès  le  début  de  son  pre- 
mier ouvrage:  «  La  nature  des  êtres  en  société, 
nous  dit-il,  la  volonté  de  Dieu,  veulent  la  même 
chose  ou  sont  conformes.  Aussi  nature  des  êtres 
sociaux  ou  de  la  société,  volonté  sociale,  volonté 
de  Dieu  même,  sont  des  expressions  synonymes 
dans  cet  ouvrage. 

Ceci  nous  éclaire  sur  ce  qu'il  faut  entendre 
par  la  théorie  du  droit  divin,  cette  théorie  qu'on 
a  tant  défigurée  par  ignorance  ou  mauvaise  foi. 
Bonald, contre  la  caricature  qu'il  prévoyait  qu'on 
en  ferait,  avait  pourtant  mis  en  garde  lui-même 
le  lecteur  au  cours  de  sa  critique  sur  Mmc  de 
Staël.  Mc  de  Staël,  écrivait-il,  a  singulière- 
ment brouillé  toutes  ces  idées;  et  elle  parle  de 
la  doctrine  du  droit  divin  comme  si  ceux  qui  la 
professent  croyaient  que  la  Divinité  avait,  par 
une  révélation  spéciale,  désigné  telle  ou  telle  fa- 
mille pour  gouverner  un  Etat,  ou  que  l'Etat  lui 
appartînt  comme  un  troupeau  appartient  à  son 
maître.  Il  est  facile  d'avoir  raison  contre  ses 
adversaires,  lorsqu'on  leur  prête  gratuitement 
des  absurdités. 


48  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

Qu'est-ce  donc  que  le  droit  divin?  Reportons- 
nous  à  ce  que  nous  venons  de  dire  plus  haut. 
Le  pouvoir  de  droit  divin,  le  pouvoir  légitime 
sera  celui  qui  se  trouvera  constitué  suivant  les 
lois  naturelles,  celui  qui  aura  <  ce  qu'il  faut  pour 
remplir  la  fin  de  la  société,  qui  est  de  conduire 
les  hommes  à  la  perfection  des  lois  et  des 
mœurs  ».  Aussi  lorsque  Bonakl  déclare  la  mo- 
narchie de  «  droit  divin  »,  il  entend  par  là  qu'il 
la  considère  comme  le  gouvernement  constitué 
par  excellence  pour  remplir  la  fin  de  la  so- 
ciété. Pour  mieux  d'ailleurs  préciser  sa  pensée, 
il  ajoute:  «Le  pouvoir  d'un  père  sur  ses  en- 
fants, d'un  maître  sur  ses  domestiques,  est  aussi 
un  pouvoir  divin,  parce  qu'il  est  fondé  sur  la 
nature,  et  qu'ils  sont  l'un  et  l'autre  un  pouvoir 
légitime  et  naturel.  Ainsi,  dans  ce  sens,  tout  ce 
qui  est  légitime  est  divin,  puisque  la  légitimité 
n'est  que  la  conformité  aux  lois  dont  Dieu  est 
l'auteur.  » 

Derrière  un  langage  parfois  de  métaphysi- 
cien on  aperçoit  donc  le  profond  réalisme  de 
Bonald.  Bonald  proclame  —  ce  qui  à  mon 
sens  suffirait  à  le  faire  ranger  parmi  les  esprits 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  49 

réalistes  —  le  grand  principe  qui  forme  le  fon- 
dement de  la  philosophie  d'Auguste  Comte,  et 
(pie  pour  sa  part  Bonald  formule  ainsi:  «  Il  est 
des  lois  pour  l'ordre  moral  ou  social,  comme  il 
est  des  lois  pour  l'ordre  physique,  des  lois  dont 
les  passions  des  hommes  peuvent  bien  momen- 
tanément retarder  la  pleine  exécution,  mais 
auxquelles  tôt  ou  tard  la  force  invincible  de 
la  nature  ramène  nécessairement  les  sociétés*  ». 
J'ajouterai:  à  moins  que  les  sociétés,  s'opiniâ- 
trant  dans  leur  résistance,  ne  finissent  par  périr, 
ce  qui  est  d'ailleurs  encore  une  manière  d'obéi:- 
aux  lois. 

Tout  est  soumis  à  des  lois,  voilà  la  base  de  la 
philosophie  sociale  de  Bonald,  comme  elle  l'est, 
ainsi  que  je  viens  de  le  rappeler,  de  celle 
d'Auguste  Comte.  Et  Bonald  pousse  ce  prin- 
cipe jusqu'à  répéter  avec  Leibnitz:  Le  hasard 
n'est  que  l'ignorance  des  lois  naturelles.  » 

Avant  de  tirer  de  ce  grand  principe  la  con- 
séquence qu'il  renferme,  je  voudrais  m' arrêter 
un  instant  sur  la  définition  que  Bonald  nous 
donne  des  lois.   Il  nous   propose  la  définition 

I.e  réalisme  de  B   n.iM.  4 


50  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

de  Montesquieu:  «  Les   lois  sont  des  rapports 
nécessaires  qui  dérivent  de  la  nature  des  êtres.  » 

Il  y  a,  dans  cette  définition  adoptée  par  Bo- 
nald, un  mot,  le  mot  nature  que  l'on  retrouve 
souvent  dans  le  vocabulaire  révolutionnaire,  et 
notamment  chez  Rousseau.  Mais  ce  mot  a  chez 
Rousseau  et  chez  Bonald  des  acceptions  abso- 
lument différentes,  et  même  contradictoires. 

Rousseau  oppose  la  nature  à  la  société.  Selon 
lui  il  y  a  un  état  naturel  qui  est  bon,  et  un 
état  social  qui  est  mauvais.  On  connaît  son  apho- 
risme préféré:  «  La  nature  a  fait  l'homme  heu- 
reux et  bon,  la  société  le  déprave  et  le  fait 
misérable.  »  J.  J.  Rousseau,  «  le  romancier  de 
l'état  sauvage,  le  détracteur  de  l'état  civilisé  . 
écrit  Bonald,  «  place  l'état  naturel  de  l'homme 
individu  ou  social,  dans  l'état  natif  ou  impar- 
fait. De  là  sa  prédilection  affectée  pour  les 
enfants,  au  moins  pour  ceux  d' autrui,  et  son 
admiration  insensée  pour  l'état  sauvage. 

Pour  Bonald  au  contraire  l'état  naturel  est  op- 
posé à  l'état  natif  ou  imparfait,  l'état  naturel 
est  l'état  "parfait,  et  l'état  parfait  est  l'état  de 
société. 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  51 

«  La  nature  d'un  être,  définit  Bonald,  est  ce 
qui  le  constitue  ce  qu'il  est;  c'est  la  loi  parti- 
culière de  son  existence  ou  de  son  être. 

«  La  nature  des  êtres  est  ce  qui  les  conserve 
tels  qu'ils  sont;  c'est  l'ensemble  des  lois  gé- 
nérales de  leur  conservation.  » 

Et  Bonald  nous  explique:  puisque  ces  lois 
conservent  les  êtres,  ces  lois  sont  bonnes.  Or 
comme  la  nature  est  l'ensemble  de  ces  lois,  elle 
est  donc  bonne  également.  Nature  des  êtres,  ou 
leur  bonté  absolue,  leur  perfection  sont  donc 
synonymes.  » 

Et  Bonald  nous  éclaircit  son  raisonnement  par 
cet  exemple:  Le  chêne  commence  dans  le 
gland,  l'homme  dans  l'enfant...  Le  gland,  l'en- 
fant, voilà  l'état  natif  ;  le  chêne  parvenu  à  sa 
maturité,  l'homme  fait,  voilà  l'état  naturel:  et 
comme  tout  être  tend  également  à  se  placer  dans 
son  état  naturel,  et  ne  peut  subsister,  s'il  n'y 
parvient,  le  gland  périt,  s'il  ne  devient  chêne, 
et  l'enfant,  s'il  ne  devient  homme. 

«  Etat  natif,  état  naturel,  distinction  essen- 
tielle, fondamentale,  que  Hobbes,  que  J.  J.  Rous- 
seau, que  tant  d'autres  ont  méconnue:  de  là  leurs 
méprises  et  nos  malheurs. 


52  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

Et  Bonald  conclut:  «  L'état  natif,  ou  l'état  ori- 
ginel est  donc  pour  un  être  un  état  de  faiblesse 
et  d'imperfection;  l'état  naturel  ou  la  nature 
est  un  état  de  développement,  d'accomplisse- 
ment, de  perfection.  Un  esprit  exercée  à  méditer 
entrevoit  dans  le  lointain  de  hautes  conséquen- 
ces enfermées  dans  ce  principe.  «  Certains  phi- 
losophes, dit  Leibnitz,  ont  pensé  que  l'état  na- 
turel d'une  chose  est  celui  qui  a  le  moins  d'art  ; 
ils  ne  font  pas  attention  que  la  perfection  com- 
porte toujours  l'art  avec  elle. 

«  Cette  pensée  d'un  des  plus  grands  esprits 
qui  aient  paru  parmi  les  hommes  est,  si  l'on 
y  prend  garde,  une  opinion  universellement 
reçue.  Ne  dit-on  pas  qu'il  n'y;  a  rien  de  si  difficile 
à  atteindre  que  le  naturel?  Et  tout  le  faux,  le 
guindé,  Y  innaturel  se  présente  comme  de  lui- 
même,  et  semble  inné  dans  l'homme;  ce  n'est 
qu'à  force  d'art,  d'étude  et  d'efforts  sur  lui- 
même  qu'il  devient  naturel  dans  ses  manières, 
naturel  dans  ses  discours,  naturel  dans  ses  pro- 
ductions, bon,  en  un  mot,  dans  tout  son  être. 
«  Appliquons  ces  principes  à  la  société.  L'état 
sauvage  de  société  est  à  l'état  civilisé  ce  que 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  5H 

l'enfance  est  à  l'état  d'homme  fait.  L'état  sau- 
vage est  l'état  natif  :  donc  il  est  faible  et  impar- 
fait; il  se  détruit  ou  se  civilise.  L'état  civilisé  est 
l'état  développé,  accompli,  parfait;  il  est  1  état 
naturel.  » 

Ainsi  donc  Rousseau  et  Bonald  ont  prétendu 
l'un  et  l'autre  ramener  les  hommes  à  la  nature. 
Mais  tandis  que  le  premier  entendait  par  là 
ruiner  la  civilisation,  détruire  la  société,  le  se- 
cond entendait  restaurer  et  consolider  Tordre 
social. 

J'en  reviens  au  grand  principe  réaliste  pro- 
clamé par  Bouald:  il  est  des  lois  pour  l'ordre 
moral  et  social,  comme  il  est  des  lois  pour 
l'ordre  physique.  Ce  principe  est  capital,  fon- 
damental, car  quiconque  le  reconnaît  et  en  tire 
les  conséquences  qu'il  renferme,  se  voit  forcé 
de  rejeter  tous  les  systèmes  politiques  révo- 
lutionnaires. Sous  prétexte  de  liberté  la  Révo- 
lution livre,  en  effet,  la  société  aux  caprices  des 
individus.  Elle  dit  au  citoyen:  formule  ta  vo- 
lonté et  elle  sera  la  loi.  Mais  dès  lors  qu'il  y 
a  des  lois  pour  l'ordre  social  comme  pour  l'or- 


54  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

dre  physique,  ces  lois  ne  dépendent  pas  de  notre 
volonté,  et  comme  le  dit  Bonald,  «  l'homme  ne 
peut  pas  plus  donner  une  constitution  à  la  société 
religieuse  ou  politique,  qu'il  ne  peut  donner  la 
pesanteur  au  corps,  ou  l'étendue  à  la  matière. 
Dès  lors  qu'il  y  a  des  lois  il  s'agit  de  les  dé- 
couvrir et  non  de  les  mettre  aux  voix.  Cette 
remarque  est  de  Taine  qui  ajoute:  «  Nos  pré- 
férences seraient  vaines;  d'avance  la  nature  et 
l'histoire  ont  choisi  pour  nous;  c  est  à  nous 
de  nous  accommoder  à  elles,  car  il  est  sûr 
qu'elles  ne  s'accommoderont  point  à  nous.  La 
forme  politique  et  sociale  dans  laquelle  un  peu- 
ple peut  entrer  et  rester,  n'est  pas  livrée  à 
son  arbitraire,  mais  déterminée  par  son  carac- 
tère et  son  passé....  On  doit  donc  renverser 
les  méthodes  ordinaires,  et  se  figurer  la  nation 
avant  de  rédiger  la  constitution.  » 

Il  y  a  d'ailleurs  dans  ce  passage  de  Taine, 
malgré  l'esprit  positif  qu'il  manifeste,  comme  un 
reste  de  préjugé  révolutionnaire,  car  il  y  parle 
de  rédiger  une  constitution.  Cela  semble  indi- 
quer chez  lui  la  pensée  qu'une  constitution  pour 
exister,  être  valable,   être  solide,   doit  être  ré- 


LE    REALISME    DE    BONALD.  OO 

digée,  être  écrite.  Celte  croyance  date  de  la 
Révolution.  Les  révolutionnaires  ont  poussé 
même  ce  préjugé  jusqu'à  prétendre  que  la 
France  de  l'ancien  régime  n'ayant  pas  de  consti- 
tution délibérée,  votée,  écrite,  n'avait  pas  de 
constitution.  Assertion  absurde,  déclarait  Bo- 
nald,  car  la  constitution  d'un  peuple  est  le 
mode  de  son  existence;  et  demander  si  un 
peuple  qui  a  vécu  quatorze  siècles,  un  peuple 
qui  existe,  a  une  constitution,  c'est  demander, 
quand  il  existe,  s'il  a  ce  qu'il  faut  pour  exister; 
c'est  demander  si  un  homme  qui  vit,  âgé  de 
quatre-vingts  ans,  est  constitué  pour  vivre.  » 

C'est  insensiblement,  par  la  conspiration  de 
mille  agents,  avec  laide  des  siècles  que  se  fait 
loule  grande  création  politique,  et  non  pas  par 
quelques  hommes  délibérant  et  écrivant.  Et 
si  l'on  écrit,  ce  qu'on  écrit  n'a  de  valeur  qu'au- 
tant qu'on  ne  fait  que  fixer  ce  qui  existait  déjà 
sous  forme  de  coutume.  Une  constitution,  doit 
être  l'œuvre  du  temps,  l'œuvre  de  la  nature: 

On  veut,  dit  le  président  Hénault  que  cite  Bo- 
nald,  que  l'on  vous  dise  que  telle  année,  à  tel  jour, 
il  y  eût  un  édit  pour  rendre  vénales  les  charges 


5G  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

qui  étaient  électives;  or,  il  n'en  va  pas  ainsi  de 
tous  les  changements  qui  sont  arrivés  dans  les 
Etats  par  rapport  aux  mœurs,aux  usages,à  la  dis^- 
cipline;  des  circonstances  ont  précédé,  des  faits 
particuliers  se  sont  multipliés,  (voilà  la  nature), 
et  ils  ont  donné,  par  succession  de  temps,  nais- 
sance à  la  loi  générale  sous  laquelle  on  a  vécu.  » 

C'est  ainsi  que  s'était  constitué  l'ancien  ré- 
gime. Et  Bonald  nous  l'expose  dans  une  page 
magistrale. 

«  Si  le  développement  insensible  des  institu- 
tions monarchiques,  tel  que  je  l'ai  présenté, 
écrit-il,  ne  s'accorde  pas  avec  les  systèmes  de 
quelques  écrivains  célèbres  sur  les  premiers 
temps  de  notre  histoire  et  l'origine  de  nos  éta- 
blissements politiques,  c'est  que  leurs  auteurs 
ont  voulu  trouver  un  législateur  là  où  ils  ne  de- 
vaient chercher  que  la  nature,  et  assigner  des 
époques  fixes  à  la  législation,  lorsqu'il  ne  fal- 
lait qu'en  étudier  la  marche  et  en  observer  les 
progrès.  L'art  met  à  découvert  ses  procédés; 
la  nature  dérobe  ses  opérations  à  nos  regards  et 
ne  nous  laisse  apercevoir  que  des  résultais.  Si 
un  peintre  veut  représenter  un  arbre,  je  vois 


LE    RÉALISME    DE    BONAL'D.  57 

les  pinceaux,  la  toile,  et  les  couleurs:  je  vois 
le  tronc  se  dessiner,  les  branches  s'étendre, 
le  feuillage  naître:  c'est  l'ouvrage  de  l'homme, 
copie  imparfaite  et  périssable  des  productions 
de  la  nature.  La  terre  reçoit  le  fruit  qui  doit 
produire  le  chêne;  elle  referme  son  sein  et 
travaille  en  secret.  L'arbre  se  développe  de  son 
germe;  mais  qui  racontera  les  merveilles  de 
cette  génération?  Il  croît,  il  s'élève;  mais  qui 
le  voit  s'élever  et  croître?  Battu  par  les  orages, 
il  n'en  est  que  plus  robuste:  retranché  par  le 
fer,  il  en  devient  plus  vigoureux;  il  verra  passer 
les  générations  et  les  siècles;  et  le  vieillard,  qui 
dans  son  enfance  se  courbait  pour  redresser 
sa  tige,  en  contemple  la  hauteur,  et,  assis  à 
son  ombre,  réfléchit  avec  douleur  à  la  rapidité 
du  temps.  Voilà  l'ouvrage  de  la  nature:  voilà 
la  société. 

«  Nous  connaissons  la  législation  politique  de 
la  Grèce  et  de  Rome;  nous  distinguons  ce  qui 
est  de  Romulus  ou  de  Solon.  de  Numa  ou  de 
Lycurgue;  les  motifs  du  législateur,  l  époque 
précise  de  ses  institutions,  leur  objet,  leurs 
dispositions,  leurs  effets,  rien  ne  nous  échappe; 


58  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

et  nos  propres  institutions,  ces  institutions  qui 
subsistent  encore,  et  sous  lesquelles  nous  vi- 
vons, ces  institutions  récentes,  si  nous  les  com- 
parons à  celles  des  Grecs  et  des  Romains,  et 
sur  lesquelles  nous  avons  des  monuments  con- 
temporains de  tous  les  âges  de  la  monarchie, 
elles  ne  sont  pour  nous  qu'une  matière  à  sys- 
tèmes et  un  sujet  de  disputes.  Qui  est-ce  qui  a  ré- 
glé l'ordre  de  la  succession,  établi  l'indivisibilité 
de  la  couronne,  l'inaliénabilité  des  domaines? 
Y  avait-il  plusieurs  ordres  de  citoyens  sous  la 
première  et  la  seconde  race?  Quelles  étaient  les 
fonctions  des  assemblées  générales,  ou  l'origine 
de  la  pairie?  Quelle  est  l'époque  certaine  de 
l'hérédité  des  fiefs,  de  l'introduction  de  la  ma- 
gistrature, de  l'inamovibilité  des  offices,  de  la 
vénalité  des   charges?    Nous  l'ignorons;  mais 
nous  voyons  un  ordre  de  succession  invariable, 
une  couronne  indivisible,    une  noblesse  héré- 
ditaire,   une    magistrature     inamovible;     nous 
voyons  la  France,  ce  chêne  antique,  croître  peu 
à  peu,  et  par  des  progrès  insensibles  étendre 
sur  toute  l'Europe  son  ombre  protectrice,  et, 
courbé  par  les  vents,  redresser  sa  tête  altière. 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  59 

Qu'on  ne  me  parle  pas  des  hommes  ni  de  leurs 
motifs:  la  nature  les  fait  servir  à  ses  desseins; 
qu'on  ne  m'oppose  pas  des  faits  contraires,  la 
nature  les  ramène  à  son  plan;  qu'on  ne  mal- 
lègue pas  des  dates,  la  nature  ne  connaît  pas 
d'époques  dans  ses  opérations,  parce  qu'elle 
opère  sans  cesse.  » 

Ainsi  donc,  le  déclare  Bonald,  la  nature  seule 
doit  faire  des  lois,  la  nature  seule  â  le  pouvoir 
législatif. 

Or  comment  la  nature  fait-elle  des  lois?  De 
deux  manières.  D'abord,  comme  vient  de 
nous  l'expliquer  Bonald,  elle  introduit  dans  la 
société  des  coutumes  qui  acquièrent  force  de 
lois.  Et  Bonald  nous  rappelle  qu'autrefois  en 
France  toutes  nos  lois  politiques  n'étaient  que 
des  coutumes  dont  on  ne  pouvait  assigner  l'é- 
poque, ni  fixer  l'origine. 

Ensuite  la  nature  indique  à  la  société  le  vice 
d'une  loi  défectueuse  ou  incomplète,  par  le  ca- 
ractère des  troubles  dont  celle-ci  est  agitée; 
comme  dans  le  corps  humain  elle  indique  l'es- 
pèce de  remède  par  le  genre  de  la  maladie, 
t  En  no  mot,  écrit  Bonald,  quand  la  nature 


60  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

de  la  société  exige  une  loi  nouvelle,  la  néces- 
sité introduit  une  nouvelle  coutume;  quand 
la  nature  demande  la  correction,  la  modifica- 
tion, le  développement  d'une  loi  existante,  il 
survient  des  troubles  dans  la  société  qui  en 
avertissent.  Quand  la  succession  héréditaire 
dans  l'aîné  des  mâles  de  la  maison  régnante  est 
devenue  nécessaire  à  l'étendue,  aux  circonstan- 
ces de  la  société  française,  la  coutume  s'en  est 
introduite  sans  qu'on  puisse  en  assigner  l'épo- 
que, ni  en  nommer  l'auteur.  Quand  la  loi.  qui 
veut  que  l'impôt  extraordinaire  soit  consenti 
par  la  nation  sur  la  demande  du  monarque, 
a  été  enfreinte,  les  troubles  entre  le  pouvoir  de 
l'Etat  et  les  corps  dépositaires  des  lois  ont 
agité  la  France:  celait  un  avertissement  de  la 
nature,  et  comme  un  accès  de  fièvre  du  corps 
social  qui   annonçait  un  vice  intérieur.  » 

Ne  pas  songer  à  bâtir  en  un  seul  jour;  cons- 
truire l'édifice  politique  en  recueillant  pierre 
par  pierre  ce  que  la  pratique,  l'expérience  aura 
fait  reconnaître  bon,  utile,  nécessaire;  réformer 
ce  qui  est  la  cause  de  troubles,  en  un  mot  écou- 
ter la  nature,  voilà  ce  que  Bonald  nous  conseille. 


LE    RÉALISME    DE    BONALD.  61 

C'est  en  somme  ce  que  Charles  Maurras  ap- 
pelle, à  propos  d'un  autre  grand  écrivain  : 
»  l'empirisme   organisateur.  » 

Il  n'y  a  rien  de  plus  réaliste,  de  plus  posi- 
tif, de  plus  sage  et  sensé  que  cette  manière 
de  procéder.  Remarquons  d'ailleurs  que  ce  sont 
les  plus  grands  esprits  qui  s'y  sont  rangés, 
et  que  c'est  au  contraire  les  médiocres  qui  ont 
prétendu   faire   des   constitutions. 

Mais  si  on  regarde  comme  absurde  de  ré- 
diger une  constitution,  on  peut  du  moins  cher- 
cher à  poser  les  principes  politiques  fonda- 
mentaux, principes  reconnus  par  la  raison  et 
confirmés  par  l' expérience  des  siècles,  par  1" his- 
toire. Ce  sont  quelques-uns  de  ces  principes 
que  nous  étudierons  avec  Bonald. 


CHAPITRE    II. 

L'INDIVIDUALISME. 


CHAPITRE     1 1. 


L  INDIVIDUALISME. 


Ces  grands  principes  sociaux  que  Bonald  re- 
met en  lumière  ont  été  combattus  par  la  philo- 
sophie révolutionnaire.  Aussi  toute  l'œuvre  de 
Bonald  sappliquc-t-ellc  à  réfuter  cette  philo- 
sophie. 

Mais  avant  d'entrer  dans  le  détail  de  cette 
philosophie  et  des  principes  qu'il  convient  de 
lui  opposer,  je  voudrais  donner,  en  quelques 
mots,  une  vue  d'ensemble  de  Bouald  sur  la 
Révolution. 

Pour  Bonald  c'est  une  erreur  de  distinguer 
deux  époques  dans  la  Révolution,  afin,  comme 
Le  t'ont  les  libéraux,  d'en  approuver  lune  et 
condamner  l'autre.  Il  n'est  permis  de  distinguer 

Le  réalisme  de  Bonald.  5 


66  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

deux  époques,  qu'à  la  condition,  de  regarder 
la  seconde  comme  un  enchaînement  logique  et 
fatal  de  la  première.  En  d'autres  termes,  93 
n'est  pas  une  déviation  de  89.  Il  n'en  est  même 
pas  un  effet  excessif,  il  en  est  un  effet  normal. 
D'excès  de  la  Révolution  je  n'en  connais  pas,  dé- 
clare Bonald.  «  Tous  les  crimes  qu'elle  a  pro- 
duits n'en  ont  été  que  les  conséquences  natu- 
relles et  prévues  par  les  bons  esprits,  pour  hor- 
ribles qu'elles  aient  été.  Il  est  tout  à  fait  naturel 
de  chasser  ou  de  détruire  ceux  qu'on  a  dépouil- 
lés, de  les  haïr  et  de  les  calomnier  après  les 
ïivoir  proscrits.  Il  est  naturel  que  le  pouvoir, 
jeté  au  peuple  comme  une  largesse,  ait  été  ravi 
par  les  plus  audacieux,  et  qu'enivrés  d?  leur 
nouvelle  fortune,  des  hommes,  élevés  des  der- 
niers rangs  au  faîte  du  pouvoir,  n'aient  gardé 
aucune  modération  dans  son  exercice.  Il  est 
naturel  qu'après  avoir  détruit  la  royauté,  on 
n'ait  plus  voulu  de  roi,  et  qu'après  avoir  ou- 
tragé le  roi,  on  ait  craint  de  laisser  vivre  celui 
qu'on  avait  outragé.  C'était  sans  doute  des  excès 
en  morale;  mais  ce  n'était  pas  des  excès  en  ré- 
volution: c'était  des  accidents,  comme  les  cou- 


l'individualisme.  67 

vulsions   et   le  délire   sont  des   accidents   dans 
quelques  maladies,  et  non  des  excès. 

«  Ces  conséquences  étaient,  je  le  répète,  iné- 
vitables, parce  qu'elles  étaient  naturelles  et  que 
l'arbre  portait  son  fruit.  Ces  conséquences  se 
seraient  développées  tôt  ou  tard:  elles  se  déve- 
lopperaient encore  aujourd'hui;  et  seulement 
il  y  aurait  plus  d'art  dans  la  violence,  plus  de 
méthode  dans  la  destruction;  il  se  ferait  autant 
de  mal.  et  il  serait  seulement  plus  irrémédia- 
ble. 

Et  Bonald  conclut  à  l'adresse  des  libéraux  : 
«  Des  hommes,  comme  il  en  est  tant,  avec  de 
l'esprit  sans  connaissances,  des  vertus  sans  ju- 
gement, des  intentions  droites  sans  défiance, 
hors  d'état  de  prévoir  le  mal,  parce  qu'ils  sont 
incapables  de  le  faire,  posent  un  principe  qui 
leur  paraît  une  vérité  démontrée,  et  ils  gémis- 
sent ensuite  des  conséquences  qu'on  en  a  ti- 
rées, et  du  mal  qu'il  a  produit.  Ce  sont  des 
enfants  qui  pressent  la  détente  d'une  arme  à 
feu  et  sont  tout  effrayés  de  voir  partir  le  coup. 
L'enfant  ne  savait  pas  que  l'arme  était  char 
gée   de    passions   qui    n'attendent    qu'une    étiu- 


68  LE    RÉALISME    DE    B0NALD. 

celle  pour  faire  explosion:  et  j'ose  dire  qu'il 
n'y  a  pas  un  principe  politique  posé  en  1789, 
dont  une  dialectique  rigoureuse  ne  fît  sortir 
toute  la  Révolution.  » 

C'est  à  Ces  principes  politiques,  à  leur  dérou- 
lement logique  qu'est  donc  due  la  Révolution. 
Et  il  faut  se  garder  d'y  voir,  comme  le  fait 
Mme  de  Staël,  une  révolte  du  peuple  français, 
causée  par  un  état  de  souffrance  et  d  oppression,- 
Le  témoignage  de  Ronald  sur  ce  point  est  im- 
portant à  retenir,  car  Ronald  parle  ici  de  ce 
qu'il  avajt  vu  de  près,  de  ce  qu'il  avait  vécu. 
Or  ce  témoignage  le  voici:  Ce  motif  d'un  état 
de  souffrance  et  d'oppression,  écrit-il,  trouvé 
après  coup,  est  démenti  par  tous  les  souvenirs, 
et,  jose  le  dire,  par  l'opinion  de  toute  l'Europe, 
la  douceur  reconnue  de  nos  mœurs,  la  perfec- 
tion de  nos  lois.  Le  peuple  français  était  même 
plus  heureux  dans  les  années  qui  précédèrent 
la  Révolution,  qu'il  ne  T avait  jamais  été,  puis- 
que les  seules  lois  dont  quelques  portons  de 
Français  pussent  se  plaindre,  telles  que  la  ser- 
vitude de  la  glèbe,  les  droits  de  mainmorte,  ou 
les  ordonnances  contre  les  protestants  avaient 
été  abolies  par  Louis  XVI.  » 


l'individualisme  69 

C'est  donc  avant  tout  des  principes  erronnés, 
je  le  répète,  qu'il  faut  voir  à  la  racine  de  la 
Révolution,  cette  Révolution  qu'on  n'a  jamais 
mieux  définie  que  dans  cette  formule  de  Bo- 
nald.  frappante  par  sa  force  et  sa  concision: 
«  Un  appel  fait  à  toutes  les  passions  par  toutes 
les   erreurs.  » 

Ce  sont  les  plus  capitales  de  ces  erreurs  que 
nous  allons  étudier  avec  Bonald.  et  en  regard 
nous  établirons  avec  lui  la  vérité  politique. 

La  philosophie  révolutionnaire  a  comme  fon- 
dement L'individualisme  .  Quelle  est  la  pen- 
sée de  Ronald  sur  l'individualisme,  voilà  ce  que 
je  commencerai  par  exposer. 

Comme  son  nom  l'indique.  L'individualisme 
est  une  doctrine  qui  ne  considère  que  l'indi- 
vidu. La  philosophie  révolutionnaire  isole, 
abstrait  l'homme  de  la  société,  et  c'est  sur 
cette  abstraction  qu'elle  raisonne.  Commen- 
çant par  méconnaître  le  rôle  de  la  société  dans 
la  formation  de  l'homme,  rien  d'étonnant  à  ce 
qu'elle  aboutisse  à  des  conséquences  sociales 
ruineuses. 


70  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

L'homme  se  fait  lui-même,  déclare  l'indivi- 
dualiste. La  société  fait  l'homme,  riposte  Bo- 
nald.  Tels  sont  les  axiomes  de  la  philosophie  de 
l'anarchie  et  de  la  philosophie  de  l'ordre.  Nous 
allons  voir  ce  qui  résulte  de  ces  deux  thèses 
opposées. 

Prétendre  que  l'homme  se  fait  lui-même,  c'est 
prétendre  que  ce  qu'on  trouve  chez  lui  de  bien 
moral,  il  le  tient  de  lui-même,  que  ce  bien  existe 
naturellement  en  lui.  C'est  là  la  pensée  de  tous 
les  révolutionnaires.  Mais  si  le  bien  existe  na- 
turellement dans  lhomme,  d'où  lui  vient  le  mal  ? 
Le  mal  lui  vient  du  dehors,  il  lui  vient  de  la  so- 
ciété :  «  L'homme  est  bon  naturellement,  dé- 
clare Rousseau,  la  société  le  déprave  et  le  rend 
misérable.  »  La  conséquence  logique  d'un  tel 
axiome,  c  est  la  liane,  le  dénigrement  la  des- 
truction recherchée  de  la  société.  Les  protes- 
tants se  sont  appliqués  à  détruire  la  société 
religieuse;  les  révolutionnaires  qui  les  ont  sui- 
vis, la  société  civile  et  politique.  Et  les  uns  et 
les  autres  pensaient  travailler  ainsi  au  progrès 
de  l'humanité. 

Bonald  déclare  au  contraire  :  «  Nous  sommes 


L'INDIVIDUALISME.  71 

mauvais  par  nature,  bons  par  la  société.  >  El  il 
ajoute  :  i  Aussi  tous  ceux  qui,  pour  constitue- 
la  société,  ont  commencé  par  supposer  que  nous 
naissions  bons,  frappés  des  désordres  que  la  so- 
ciété n'empêche  pas,  et  oubliant  tous  ceux  qu'elle 
prévient,  ont  fini,  comme  Jean-Jacques,  par 
croire  que  la  société  n'était  pas  dans  la  nature 
de  l'homme. 

Nous  sommes  mauvais  par  nature,  bons  par 
la  société.  C'est  la  thèse  de  l'ordre.  Elle  aboutit, 
en  effet,  logiquement  à  la  recherche  de  la  con- 
solidation et  du  perfectionnement  de  la  société. 
Si  nous  sommes  bons  par  la  société,  pour  nous 
rendre  meilleurs,  rendons  la  société  meilleur!-, 
pour  atteindre  à  l'individu,  travaillons  sur  ce 
qui  le  conditionne.  ;  Il  faut  faire  la  société 
bonne,  écrit  Bonald,  si  l'on  veut  que  l' homme 
soit  bon;  il  faut  qu'à  son  entrée  dans  la  sociét»'' 
il  y  trouve,  établi  par  les  lois,  pratiqué  dans  les 
mœurs,  enseigné  par  les  écrits,  rappelé  par 
les  arts,  autorisé,  accrédité  par  tous  les  moyens 
dont  la  société  dispose,  tout  ce  qui  peut  aider 
un  naturel  heureux  ou  fortifier  une  âme  faibl. 
et  continuer  une  bonne  éducation  ou  réformer 
une  éducation  vicieuse.  » 


72  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

Remarquons  que  si  les  révolutionnaires,  en 
concentrant  leurs  regards  sur  l'individu,  en  ar- 
rivent à  oublier  la  société,  ou  à  ne  diriger  leur 
pensée  vers  elle  que  pour  en  méconnaître  le  rôle 
bienfaisant  et  s'efforcer  à  des  destructions,  par 
contre  les  philosophes  de  l'ordre  en  disant:  so- 
ciété d'abord  n'oublient  pas  l'homme.  Leur  phi- 
losophie n'est  pas.  comme  on  a  voulu  le  faire 
croire,  un  anéantissement  de  l'individu.  C'est  au 
contraire  l'individualisme  qui  est  l'écrasement 
de  l'individu,  car  l'individualisme  aboutit  à 
émietter  tous  les  groupements,  et  à  laisser  un 
pygmée,  le  citoyen  isolé,  en  face  d'un  colosse. 
l'Etat.  Si  Bonald,  avec  tous  les  grands  esprits, 
défend  l'ordre  social,  c'est  donc  pour  le  bien  de 
l'Humanité,  et  en  définitive  pour  le  bien  du  plus 
grand  nombre.  Il  n'est  pas  démocrate,  certes. 
Mais  démocrate  ne  signifie  pas  démophile.  Et  la 
démophilie,  ou  amour  du  peuple,  de  la  nation, 
n'entraîne  pas  après  elle  la  démocratie,  bien  au 
contraire. 

Personne  d'ailleurs  n'a  plus  pensé  que  Bonald 
au  bien  du  plus  grand  nombre,  et  s'il  veut  par 
exemple  la  concentration  du  pouvoir  politique, 


l'individualisme.  73 

et  s'il  veut  des  privilèges  héréditaires,  ce  n'est 
point  pour  L'avantage  d'un  monarque  et  dune 
aristocralie.  c'est  pour  l'avantage  de  la  société, 
et  donc  finalement  pour  l'avantage  de  tous  ceux 
qui  la  composent  Les  sujets  publics,  ou  le 
peuple,  déclarait-il,  est  le  ternie  de  la  volonté 
du  pouvoir  et  de  l'action  des  ministres,  et  c'est 
à  son  utilité  que  tout  se  rapporte  dans  la  so- 
ciété, constitution  et  administration.  —  s  La 
société,  écrivait-il  encore,  est  établie  pour  l'avan- 
tage général,  et  non  pour  le  bien  particulier, 
puisqu'il  faut  au  contraire  que  le  particulier 
souffre  pour  le  bien  général.  Les  sophistes  qui 
ont  traité  de  la  société  n'y  voient  que  1  individu, 
et  Pupendorff  lui-même  dit  que  les  lois  sont 
faites  pour  l'avantage  du  chef  :  erreur  grossière, 
puisque  le  chef  doit  le  premier  s  immoler  pour 
le  salut  de  ses  membres.  Toute  société,  dans 
ce  sens,  est  une  république,  res  publica,  la 
chose  de  tous,  et  non  la  chose  de  chacun,  et 
alors,  dit  J.-J.  Rousseau,  la  monarchie  elle 
même  est  une  république  .  Dans  le  siècle  der- 
nier, les  bons  auteurs  appelaient  toute  forme 
d'Etat  république;  ce  n'est  que  dans  ce  siècle 


74  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

qu'on  a  donné  exclusivement  cette  dénomination 
au  gouvernement  populaire,  de  tous  les  Etats 
celui  où  chacun  est  le  plus  occupé  de  soi  et 
où  tous  sont  le  moins  occupés  des  autres. 

Je  rappellerai  à  ce  propos,  car  c'est  une  équi- 
voque dont  on  joue  beaucoup,  que  c'est  dans 
ce  sens  aussi  que  Auguste  Comte  entendait  le 
mot  république,  dans  ce  sens  de  «  res  publiai  . 
la  chose  de  tous,  et  non  dans  le  sens  de  gou- 
vernement de  tous,  de  gouvernement  populaire. 
Qu'on  se  souvienne  seulement  de  son  axiome 
énergique  :  «  Tout  choix  des  supérieurs  par  les 
inférieurs  est  profondément  anarchique.  a 

Une  autre  conséquence  de  l'individualisme, 
c'est  que  cette  doctrine  exaltant  l'individu  au 
détriment  du  corps  social  est  portée  à  ne  voir 
dans  l'individu  que  des  droits.  Et  comme  elle 
regarde  tout  encadrement  des  individus  comme 
une  diminution  de  leurs  droits,  de  leur  liberté, 
elle  est  amenée  logiquement  à  préconiser  l'é- 
miettement  de  la  société.  Toutes  les  destruc- 
tions révolutionnaires  sortent  ainsi  fatalement 
de  la  théorie  des  droits  de  l'homme,  les  droits 
de  l'homme  »,  ces  mots  effrayants,  dit  Bonald. 


l'individualisme.  75 

qu'on  entendit  retentir  à  la  veille  des  crises 
révolutionnaires  comme  un  signal  de  déso- 
lation et  de  mort    . 

c  La  philosophie  du  dernier  siècle,  écrit-il  à 
ce  propos,  ignorante  au  suprême  degré  de  tout 
ce  qui  constitue  l'état  moral  de  la  société,  et 
par  là  même  profondément  habile  dans  l'art  de 
létruire,  toujours  dans  les  extrêmes,  n'a  vu  que 
homme  et  l'univers,  et  jamais  la  société.  D'un 
côté  elle  a,  si  j'ose  me  servir  de  cette  expres- 
sion familière,  haché  menu  les  états  et  les  fa- 
milles, où  elle  n'a  vu  ni  pères,  ni  mères,  ni  en- 
fants, ni  maîtres,  ni  serviteurs,  ni  pouvoirs,  ni 
ministres,  ni  sujets,  mais  seulement  des  hom- 
mes, c'est-à-dire  des  individus,  ayant  chacun 
leurs  droits,  et  non  des  personnes  liées  entre 
i  par  des  rapports;  et  elle  a  tout  confondu 
en  voulant  tout  égaliser,  et  tout  dissous,  en  vou- 
1  nt  tout  affranchir.  De  l'autre,  elle  n'a  proposé 
à  nos  affections  que  le  genre  humain,  l'humanité 
tout  entière,  et  elle  a  anéanti  les  affections  en 
voulant  les  ét(  ndre  au  delà  même  de  la  capacité 
de  nos  cœurs  et  de  la  possibilité  de  nos  rela- 
tions. Mais  c'est  surtout  l'esprit  public  de  nation, 


76  LE    RÉALISME    DE    B0NALD. 

de  famille  ou  de  corps  qu'elle  s'est  opiniâtre- 
ment attachée  à  détruire,  et  elle  l'a  poursuivi 
jusque  dans  les  corporations  d'arts  mécaniques, 
dans  lesquelles  il  produisait  en  général  des  ef- 
fets excellents. 

On  sait  quel  magistral  et  impressionnant  ta- 
bleau Taine  notamment  a  tracé  de  toutes  ces 
destructions  nécessitées  par  la  philosophie  ré- 
volutionnaire, par  les      Droits  de  l'Homme.    > 

Considérant  non  1  individu  isolé,  mais  r homme 
en  société,  Bonald  voit  en  lui  non  des  droits, 
mais  des  devoirs.  Dans  la  société,  déclarc-t-il, 
il  n'y  a  pas  de  droits,  il  n'y  a  que  des  devoirs. 
C'est  identiquement  la  pensée  exprimée  par  Au- 
guste Comte  :  Chacun,  disait-il,  a  des  devoirs 
et  envers  tous,  mais  personne  na  aucun  droit 
proprement  dit.  Et  pour  ceux  qui  s'effraie- 
raient de  cette  assertion,  je  rappellerai  que 
Comte  faisait  remarquer  que  les  justes  garan- 
ties individuelles  >  se  trouvent  suffisamment 
résulter  «  de  celte  universelle  réciprocité  d'obli- 
gation. »  Que  j'aie  un  droit  envers  les  autres  ou 
que  les  autres  aient  un  devoir  envers  moi.  le 
résultat  n'en  est-il  pas  le  même  pour  ce  qui 


l'individualisme.  77 

me  touche?  Sauf  que  celte  substitution  des  de- 
voirs aux  droits  a  l' avant  âge  d'écarter  les  dan- 
gers politiques  et  moraux  où  nous  jette  l'exal- 
tation moderne  des  droits  individuels. 

Comment  d'ailleurs  en  bonne  logique  l'indi- 
vidu aurait-il  des  droits,  puisqn  il  doit  tout  à  la 
société?  L'homme  n'existe  que  par  la  société, 
écrit  Bonald.  et  la  société  ne  le  forme  que  pour 
elle:  il  doit  donc  employer  au  service  de  la 
société  tout  ce  qu'il  a  reçu  de  la  nature,  et  tout 
ce  qu'il  a  reçu  de  la  société,  tout  ce  qu'il  est  et 
tout  ce  qu'il  a. 

Et  il  dit  encore  plus  explicitement:  «  La  reli- 
gion veut  que  l'homme  social  fasse  son  devoir 
dans  le  poste  que  la  société  lui  assigne.  Or, 
quel  est  le  devoir  de  l'homme  social?  Le  devoir 
de  l'homme  social,  son  devoir  le  plus  simple, 
le  plus  indispensable,  esl  d'employer,  à  l'utilité 
de  la  société,  toutes  les  Facultés  que  la  nature 
lui  a  données,  que  la  société  a  développées  par 
l'éducation,  et  auxquelles  elle  fournit  l'occasion 
de  se  déployer  par  la  profession  dans  laquelle 
elle  place  l'homme.  Si  l'homme  social  avait 
une  mesure  fixe  de  devoir,   il  pourrait  s'enor- 


78  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

gueillir  lorsqu'il  outrepasserait  cette  mesure; 
mais  les  facultés  de  l'homme  sont  la  seul 
mesure  de  ses  devoirs  envers  la  société.  Ainsi 
celui  qui  fait  les  actions  les  plus  héroïques,  ou 
se  livre  aux  travaux  les  plus  utiles,  ne  fait  que 
son  devoir,  et  ne  fait  pas  plus  que  son  devoir, 
puisqu'il  ne  fait  qu'employer  à  l'utilité  de  la 
société  les  facultés  qu'il  a  reçues,  et  que  la 
société  a  perfectionnées.  L'homme  n'a  donc 
pas  à  s'enorgueillir,  puisqu'il  ne  fait  que  son 
devoir;  il  peut  donc  être  modeste  au  milieu  de 
la  gloire  des  plus  grands  succès,  comme  il  peut 
être  pauvre  au  milieu  des  richesses,  et  tempé- 
rant au  milieu  des  plaisirs.  » 

Ici  encore  nous  retrouvons  la  même  pensée 
chez  Comte.  «  Nous  naissons,  remarquait-il, 
chargés  d'obligations  de  toute  espèce,  envers 
nos  prédécesseurs,  nos  successeurs  et  nos  con- 
temporains. Elles  ne  font  ensuite  que  se  déve- 
lopper ou  s'accumuler  avant  que  nous  puissions 
rendre  aucun  service...  Quels  que  puissent  être 
nos  efforts,  la  plus  longue  vie  bien  employée 
ne  nous  permettra  jamais  de  rendre  qu'un? 
portion  imperceptible  de  ce  que  nous  avon- 
reçu.  » 


l'individualisme.  79 

Puisque  toute  une  vie,  la  mieux  remplie  qu'il 
soit,  ne  suffit  pas  pour  nous  acquitter  envers  la 
société,  fuir  volontairement  l'existence,  c'est 
donc  forcément  partir  avant  d'avoir  payé  sa 
dette,  avant  d'avoir  accompli  tout  son  devoir. 
C'est  là-dessus  que  Comte  se  base  pour  défendre 
et  honnir  le  suicide.  Il  est  curieux  d'observer 
que  le  croyant  Bonald  nous  propose  le  même 
argument,  désireux  qu'il  est  de  s'en  tenir,  dans 
la  défense  de  Tordre,  uniquement  à  des  motifs 
d'intérêt  social.  «  Je  regarde  le  suicide,  écrit-il 
comme  un  crime  de  lèse-société  au  premier 
chef,  et  par  conséquent  comme  un  acte  sévère- 
ment défendu  par  l'auteur  et  le  conservateur 
des  sociétés,  qui  ne  veut  pas  que  les  bons 
fraudent  la  société  du  service  qu'ils  lui  doivent, 
ni  les  méchants  de  l'exemple  du  repentir  ou 
du  châtiment.  » 


De  l'individualisme,  de  la  théorie  des  droit- 
de  l'homme,  sort  naturellement  le  pouvoir  élec- 
tif. Le  gouvernement  le  plus  en  harmonie  avec 
la  philosophie  révolutionnaire  est  la  République 


80  LE    RÉALISME    DE    BONALD.; 

démocratique,  qui  prétend  remettre  une  part  du 
pouvoir  à  chaque  individu.  Au  contraire  le  gou- 
vernement en  harmonie  avec  la  philosophie 
sociale  de  Bonald  est  la  monarchie  héréditaire. 
Cette  philosophie  considère,  en  effet,  la  société 
comme  un  corps  général  dont  l'existence  em- 
brasse le  passé,  le  présent,  l'avenir.  L'homme 
meurt:  la  société  vit  et  se  maintient  à  travers 
les  générations  qui  se  succèdent.  Or  seule  la 
monarchie  héréditaire  offre  ce  caractère  de 
durée,  d'immortalité. 

Dans  la  république  démocratique,  au  con- 
traire, la  société  n'est  plus  un  corps  général, 
mais  simplement  une  réunion  d'individus;  la 
volonté  générale  n'est  qu'une  somme  de  vo- 
lontés particulières.  En  un  mot  tout  s'y  indivi- 
dualise, tout  s'y  restreint  et  s'y  concentre  dans 
le  présent,  d'accord  en  cela  avec  la  doctrine  ré- 
volutionnaire. Voici  d'ailleurs  le  parallèle  que 
Bonald  établit. 

«  Dans  la  monarchie,  écrit-il.  tout  est  social, 
religion,  pouvoir,  distinctions. 

«  Dans  1  Etat  populaire,  tout  est  individuel: 
chacun  a   sa   religion,   chacun  a  son   pouvoir. 


l'individualisme.  81 

chacun  veut  se  distinguer  ou  dominer  par  ses 
talents  ou  par  sa  force. 

«  Dans  la  monarchie,  parce  que  le  pouvoir  est 
social,  sa  limite  est  dans  les  institutions  so- 
ciales. 

«  Dans  la  démocratie,  parce  que  le  pouvoir 
est  individuel,  sa  limite  est  dans  l'homme. 

■  La  monarchie  considère  l'homme  dans  la 
société,  ou  membre  de  la  société,  ou  l'homme 
social. 

*  La  république  considère  l'homme  hors  de 
la  société,  ou  l'homme  naturel. 

«  Et  comme  la  société  est  faite  pour  l'homme 
et  l'homme  pour  la  société,  la  monarchie  qui 
considère  l'homme  dans  ses  rapports  avec  la 
société,  convient  à  l'homme  et  à  la  société. 

*  Et  la  république  qui  considère  l'homme 
sans  rapport  avec  la  société,  ne  convient  ni 
à  la  société,   ni  à  l'homme.  » 

Dans  la  défense  de  cette  thèse  le  philosophe 
que  Bonald  sera  le  plus  naturellement  amené 
à  réfuter  sera  Rousseau.  C'est  chez  son  théori- 
(im  le  plus  illustre  qu'il  va  chercher,  pour  la 
combattre,  la  philosophie  révolutionnaire.  L'œu- 

I.e  réalisme  de  Ronald.  6 


82  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

vre  de  Bonald  est  une  admirable  critique  de 
l'œuvre  de  Rousseau.  Et  je  ne  crois  pas,  notam- 
ment, qu'on  ait  jamais  porté  un  jugement  plus 
frappant  dans  sa  justesse  et  sa  concision,  sur 
la  pensée  et  l'œuvre  du  doctrinaire  de  la  Ré- 
volution, que  celui  formulé  par  Bonald  dans 
ces  quelques  lignes:  «  L'auteur  du  Contrat  so- 
cial dans  la  société  ne  vit  que  l'individu,  et 
dans  l'Europe  ne  vit  que  Genève;  il  confondit 
dans  l'homme  la  domination  avec  la  liberté, 
dans  la  société  la  turbulence  avec  la  force, 
l'agitation  avec  le  mouvement,  l'inquiétude  avec 
l'indépendance,  et  il  voulut  réduire  en  théorie 
le  gouvernement  populaire,  c'est-à-dire  fixer 
l'inconstance  et  ordonner  le  désordre.  » 

Celte  question  du  gouvernement,  nous  aurons 
à  en  reparler.  Je  passe  donc  tout  de  suite  à  la 
question  de  la  religion.  La  religion  en  harmo- 
nie avec  l'individualisme  est  le  protestantisme, 
ou  la  liberté  du  choix,  choix  des  croyances, 
choix  de  la  morale  à  suivre,  laissée  à  chaque 
individu. 

Le  protestantisme  ou  religion  individualiste 
est  tout  entier  contenu  dans  cet  aphorisme  de 


l'individualisme.  83 

Rousseau:  <  Ce  que  Dieu  veut  qu'un  homme 
fasse,  il  ne  le  lui  fait  pas  dire  par  un  autre 
homme,  il  le  lui  dit  à  lui-même,  et  l'écrit  au 
fond  de  son  cœur.   > 

«  Il  y  a  dans  cette  phrase,  remarque  Bonald, 
autant  d'erreurs  que  de  mots.  Où  sera  donc  la 
règle  publique  et  sociale  des  actions  humaines? 
Chaque  homme  sera  donc  juge  de  ce  qui  est 
écrit  au  fond  de  son  cœur,  puisque  seul  il  y 
peut  lire.  Et  sur  quelle  loi  la  société  pourra- 
t-elle  juger  celui  à  qui  Dieu  a  parlé  à  lui-même, 
ou  condamnera  des  actions  dont  l'homme  assu- 
rera avoir  lu  Tordre  écrit  au  fond  de  son 
cœur?  Comment  dans  un  Etat,  les  tribunaux 
jugeraient-ils  les  coupables,  si  le  prince  n'eût 
intimé  à  ses  sujets  les  lois,  qu'en  parlant  a 
l'oreille  de  chacun  d'eux? 

i  Les  sophistes,  comme  Toussaint  et  Hclvé- 
tius,  qui  ont  nié  le  pouvoir  du  père  et  les  de- 
voirs des  enfants,  et  Jean-Jacques  lui-même 
qui  a  étouffé  les  sentiments  paternels,  n'avaient 
donc  sur  ce  premier  objet  dos  affections  de 
l'homme  et  de  ses  obligations,  rien  d'écrit  au 
fond  de  leur  cœur!   Cette   écriture   peut   faire 


84  LE    RÉALISME    DE    B0NALD. 

image  dans  une  déclamation  et  arrondir  une 
phrase;  mais  on  ne  fonde  pas  la  société  sur  une 
métaphore,  et  le  christianisme  qui  entend  bien 
mieux  les  intérêts  de  la  société  et  Tordre  des 
relations  des  êtres  entre  eux,  loin  de  nous  livrer 
chacun  à  notre  sens  privé  et  à  nos  inspirations 
personnelles,  nous  défend  d'écouter  les  révé- 
lations même  d'un  ange,  si  elles  étaient  con- 
traires à  la  parole  ou  à  l'écriture,  expression 
publique  de  la  volonté  du  souverain  manifestée 
à  la  société.  » 

Bonald  écrit  encore:  «  La  supposition  que 
Dieu  fera  connaître  ses  volontés  sociales  ou 
générales  à  chaque  individu  par  une  inspiration 
particulière,  laisse  la  société  sans  garantie  con- 
tre renthousiasme  qui  raconte  des  visions,  ou 
la  fourberie  qui  en  invente;  et  ce  moyen  indi- 
viduel et  privé  ne  peut,  sans  contradiction,  être 
proposé  pour  règle  à  la  société.  C'est  ce  qui  a 
perdu  les  sectes  protestantes  qui,  à  la  place 
d'une  autorité  visible  parlante  et  écrivante, 
qu'elles  ont  rejetée,  ont  érigé  le  sens  privé  et 
l'inspiration  particulière  en  loi  générale  et  cons- 
tante de  la  société;  fanatisme  insensé,  qui  peut 


l'individualisme.  85 

consacrer   toutes   les   visions   et  légaliser   tous 
les  forfaits!  > 

Dans  cette  religion  individualiste  il  y  a  plu- 
sieurs degrés.  Il  y  a  Luther,  il  y  a  Rousseau, 
il  y  a  Kant.  C'est-à-dire  il  y  a  l'individualisme 
chrétien,  l'individualisme  déiste,  l'individua- 
lisme philosophique.  C "est  ce  que  Donald  re- 
marque: La  doctrine  du  Luthérianisnie,  écrit- 
il,  est  fondée  sur  un  principe  semblable  (à  la 
doctrine  de  Rousseau),  avec  cette  différence  que 
les  purs  déistes,  comme  Jean-Jacques,  pensent 
qu'il  n'a  jamais  existé  de  révélation  extérieure 
de  Dieu  à  la  société  humaine,  et  que  l'homme 
trouve  toutes  les  lois  au  fond  de  son  cœur,  au 
lieu  que  Luther  admet  l'existence  d'une  révé- 
lation primitive:  mais  il  pense  que  l' homme 
trouve  dans  sa  raison  les  lumières  nécessaires 
pour  l'expliquer,  c'est-à-dire  que  les  uns  veu- 
lent que  l'homme  soit  sa  loi  à  lui-même,  et 
que  les  autres  veulent  que  l'homme  soit  à  lui- 
même  son  magistrat.  La  doctrine  de  Kant,  née 
au  sein  de  l'école  luthérienne,  ne  me  parait  pas 
être  autre  chose,  autant  qu'on  peut  juger  la 
pensée  à  travers  le  voile  myslcricu  i  de  l'ex- 
pression. » 


86  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

Luther  nous  donne  un  livre  comme  guide. 
Mais  il  déclare  qu'il  appartient  à  chacun  din- 
terpréter  ce  livre.  Rousseau  donne  à  chacun 
comme  guide  sa  conscience.  Kant  la  loi  morale 
inscrite  en  nous.  Tout  cela  revient  au  même  au 
point  de  vue  des  dangers  moraux  et  sociaux  qui 
en  résultent.  C'est  dans  tous  les  cas  l'exalta- 
tion du  sens  privé. 

Ce  n'est  pas  que  Bonald  nie  qu'il  y  ait  en  nous 
des  lois  morales,  en  notre  conscience  une  voix 
qu'il  faut  écouter.  Mais  ces  lois,  déclare-t-il,  si 
elles  sont  innées  quelque  part,  le  sont  dans  la 
société  et  non  dans  l'homme.  Dans  l'homme 
elles  sont  le  fruit  d'une  acquisition;  il  les  doit 
à  la  société. 

«  La  connaissance  des  vérités  morales,  écrit 
Bonald,  qui  sont  nos  idées,  est  innée,  non  dans 
l'homme,  mais  dans  la  société:  dans  ce  sens 
qu'elle  peut  ne  pas  se  trouver  dans  tous  les 
hommes,  et  qu'au  contraire  elle  ne  peut  pas  ne 
pas  se  trouver  plus  ou  moins  dans  toutes  les 
sociétés,  puisqu'il  ne  peut  même  y  avoir  aucune 
forme  de  société  sans  connaissance  de  quelque 
vérité  morale.  Aussi  l'homme  entrant  dans  la 


l'individualisme.  8? 

société,  y  trouve  cette  connaissance  comme  une 
substitution  toujours  ouverte  à  son  profit,  sous 
la  seule  condition  de  l'acquisition  de  la  parole, 
perpétuellement  subsistante  dans  la  société.  » 

Dès  lors  qu'il  y  a  société,  même  embryon  de 
société,  il  y  a  connaissance  de  certaines  lois 
morales,  certaines  lois  d'ordre,  certaines  lois 
sociales,  puisque  la  connaissance  et  la  pratique 
de  ces  lois  sont  la  condition  d'existence  de  toute 
société.  Par  son  existence  même  toute  société 
nous  prouve  qu'elle  suit  certaines  lois  dont  son 
existence  dépend.  C'est  donc  avec  juste  raison 
qu'on  peut  dire  qu'il  y  a  dans  toute  société  des 
idées  morales  innées.  Ces  idées  connues  de  la 
société  ne  le  sont  point  de  nous  comme  le  pré- 
tendent les  sectateurs  de  la  religion  individua- 
liste. Mais  comme  nous  naissons  et  vivons  dans 
la  société,  ces  idées  s'infiltrent  en  nous,  soit 
directement  par  la  révélation  que  nous  en  font 
nos  parents  ou  nos  supérieurs,  soit  indirecte- 
ment  et  plus  insensiblement  par  la  pénétration 
des  mœurs  au  milieu  desquelles  nous  vivons, 
par  L'atmosphère  sociale  en  quelque  sorte  que 
nous  respirons.  Ces  idées  nous  pénètrent  si  in- 


88  LE    REALISME    DE    BONALD. 

sensiblement  que  nous  ne  nous  apercevons  pour 
ainsi  dire  pas  du  moment  de  leur  acquisition; 
si  bien  que  les  ayant  acquises,  nous  sommes 
tentés  de  nous  figurer  les  avoir  toujours  pos- 
sédées. Nous  les  disons  inscrites  naturellement 
dans  notre  conscience,  parce  qu'elles  y  ont  été 
inscrites  par  la  complicité  de  tant  d'agents,  que 
nous  ne  pouvons  démêler  et  distinguer  claire- 
ment ces  agents. 

«  Laissons,  écrit  Bonald,  cette  expression, 
lois  naturelles  gravées  au  fond  des  cœurs,  dans 
ce  sens  qu'il  ne  soit  besoin  d'aucune  autorité 
visible  pour  nous  les  faire  connaître  et  nous  les 
faire  observer;  ces  lois  que  l'on  croit  gravées 
au  fond  des  cœurs  parce  qu'on  ne  peut  se  ren- 
dre compte  du  moment  où  l'instruction  des 
leçons  et  des  exemples  en  a  développé  l'idée, 
et  qu'on  croit  avoir  toujours  sues,  parce  qu  on 
ne  se  rappelle  pas  les  avoir  jamais  apprises. 
Ces  lois  expriment  ce  que  Dieu  veut  que 
r homme  fasse,  mais  Dieu  a  voulu  que  l'être 
intelligent  les  reçût  d'un  autre  être  semblable 
à  lui,  par  une  transmission  orale  ou  écrite;  en 
sorte  que  ces  lois  sont  un  fonds  commun,  et 


l'individualisme.  89 

comme  le  patrimoine  de  la  société,  que  son  au- 
teur, père  des  hommes,  a  substitué  à  ses  enfants 
de  génération  en  génération,  et  que  le  pouvoir 
domestique  dans  la  société  domestique,  le  pou- 
voir public  dans  la  société  publique,  font  valoir, 
et  doivent  même  accroître  au  profit  de  leurs  su- 
bordonnés. 

En  résumé  cette  richesse  morale  que  les  doc- 
trinaires révolutionnaires  prétendent  exister  na- 
turellement en  nous,  est  le  fruit  de  la  civilisa- 
tion, lhéritage  des  générations  disparues  qui 
nous  est  transmis  par  le  moyen  de  la  société. 
Cette  richesse  qui  nous  est  ainsi  transmise  à 
travers  les  siècles,  nous  pourrons  peut-être  par 
nos  propres  efforts  l'augmenter,  et  c'est  même 
un  devoir  pour  chacun  de  s'y  efforcer.  Mais 
nous  n'y  parviendrons  jamais  que  dans  une 
infime  mesure  en  comparaison  de  ce  que  nous 
tenons  de  la  société. 

Toutes  ces  idées  on  les  retrouve  dans  Auguste 
Comte  encore  plus  développées  peut-être,  car 
elles  forment  la  base  même  de  sa  philosophie 
sociale.  On  connaît  ses  formules:  L'homme 
le  plus  habile  et  le  mieux  actif  ne  peut  jamais 


90  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

rendre  qu'une  minime  portion  de  ce  qu'il  a, 
reçu.  »  Et  cette  autre  si  saisissante,  qui  résume 
en  quelque  sorte  tout  ce  que  nous  venons  d'ex- 
poser: «  Les  vivants  sont  gouvernés  de  plus 
en  plus  par  les  morts.  » 


Donc,  en  politique,  la  république  démocra- 
tique, en  religion  le  protestantisme  sous  ses 
diverses  formes,  voilà  l'individualisme  ou  doc- 
trine de  l'anarchie.  Au  contraire,  en  politique, 
la  monarchie,  en  religion,  le  catholicisme,  voilà 
la  doctrine  conservatrice  de  la  société. 

Or  il  y  a  nécessairement  affinité  entre  la 
forme  politique  et  religieuse  de  chaque  société. 
La  démocratie  appelle  la  démocratie,  l'anarchie 
appelle  l'anarchie;  au  contraire  Tordre  poli- 
tique appelle  l'ordre  religieux,  et  réciproque- 
ment. C'est  sur  quoi  Bonald  attire  notre  atten- 
tion: «  Si  chaque  religion  ou  secte  différente 
de  religion,  nous  dit-il,  correspond  à  une  forme 
particulière  de  gouvernement,  il  est  évident  que, 
dans  chaque  société,  le  gouvernement  doit  faire 
un  secret  effort  pour  établir  la  religion  qui  a 


l'individualisme.  91 

le  plus  d'analogie  avec  ses  principes,  ou  la  re- 
ligion tendre  à  établir  le  gouvernement  qui  lui 
correspond.  » 

Il  y  a  sur  ce  sujet  une  page  très  suggestive 
de  M.  Pillon.  ancien  ami  et  collaborateur  de 
Renouvier,  et  que  j'engage  vivement  à  méditer, 
car  elle  nous  donne  la  raison  profonde  des 
luttes  que  nous  voyons  se  dérouler  sous  nos 
yeux. 

«  L'obstacle  à  la  républicanisation  de  lame 
française,  écrit  M.  Pillon.  c'est  le  catholicisme. 
Il  n'est  pas  possible  que  la  France  conserve  la 
République  si  elle  n'a  pas  la  force  de  rompre 
avec  le  catholicisme,  de  soustraire  ses  femmes 
et  ses  enfants  à  l'influence  de  cette  religion. 
Le  catholicisme,  religion  monarchique,  religion 
de  sujets,  ne  peut  être  la  religion  des  libres 
citoyens  d'une  démocratie.  Ou  la  France  répu- 
blicaine se  décatholicisera.  sortira  de  l'ancien 
régime  spirituel,  ou  le  catholicisme  lui  rendra 
tôt  ou  tard  la  monarchie.  Guizot  a  écrit  que  <  le 
catholicisme  est  la  plus  grande  école  de  res- 
pect que  le  monde  ait  eue.  Cela  est  vrai  pour 
qui  ne  connaît  et  ne  conçoit  de  respect,  de  vé- 


92  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

nération,  que  de  l'inférieur  pour  le  supérieur. 
Oui,  le  catholicisme  est  une  grande  école  de 
vénération  et  de  soumission  monarchiques, 
mais,  par  cela  même,  une  école  détestable  d'in- 
dépendance et  de  dignité  républicaines. 

«  Comme  le  catholicisme  est  une  religion 
monarchique,  le  protestantisme  (je  parle  ici 
surtout  du  protestantisme  français,  qui  n'est 
pas  d'ailleurs  autre  que  le  protestantisme 
suisse,  écossais  et  américain)  mérite  le  nom  de 
religion  républicaine.  J'entends  qu'il  est  en 
parfaite  harmonie  avec  des  institutions  fondées 
sur  le  principe  démocratique  et  électif. 

Et  M.  Pillon  conclut:  «  Oui,  la  réforme  est 
la  mère  de  la  démocratie  moderne,  comme 
l'Eglise  papiste  est  la  mère  des  royautés  et  des 
aristocraties.  Mais  il  faut  considérer  cet  office 
de  maternité,  non  comme  un  simple  fait  histo- 
rique et  temporaire,  mais  comme  une  néces- 
sité constante.  Il  faut  que  l'esprit  démocratique 
soit  nourri  et  entretenu  constamment  par  la 
cause  qui  lui  a  donné  naissance.  C'est  ici  qu  on 
peut  dire  vraiment  que,  la  cause  ôlée,  le  fait 
ne  peut  subsister.  » 


l'individualisme.  93 

C'esl  ce  que  Michelet  avait  résumé  ainsi: 
«  La  vie  du  catholicisme,  c'est  la  mort  de  la 
République.  La  vie  de  la  République,  c'est  la 
mort  du  catholicisme.  »  Et  plus  près  de  nous, 
YValdeck-Rousseau,  dans  l'un  de  ses  derniers 
discours:  «Il  existe  une  entente  naturelle  entre 
le  régime  républicain  et  le  culte  protestant,  car 
L'un  et  l'autre  reposent  sur  le  principe  du  libre 
examen.  Ajoutons:  par  contre  il  existe  une 
hostilité  naturelle  entre  la  République  et  le  ca- 
tholicisme, et  ceux  qui  chercheront  à  les  récon- 
cilier, y  perdront  leur  temps  et  leurs  efforts 

Or  de  tout  ceci  Bonald  nous  eu  avait  déjà 
avertis.  «  On  n'a  qu'à  jeter  les  yeux  sur  l'Eu- 
rope, écrit-il.  et  réfléchir  à  l'union  naturelle 
qu'ont  entre  eux  deux  systèmes  fondés  égale- 
ment sur  la  nature  de  l'homme,  dont  l'un  règle 
ses  volontés,  et  l' autres  ses  actions,  pour  se 
convaincre  de  l'influence  réciproque  qu'exer- 
cent l'un  sur  l'autre  la  religion  et  le  gouverne- 
ment. Le  catholicisme  s'allie  naturellement  à 
l'unité  du  pouvoir  politique,  parce  qu'il  est  un 
aussi,  et  le  protestantisme  penche  vers  la  démo- 
cratie, parce  qu'il  est  populaire  comme  elle,  et 


94  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

qu'il  établit  dans  1  Eglise  l'autorité  des  fidèles, 
comme  la  démocratie  établit  dans  l'Etat  l'au- 
torité des  sujets  ou  la  souveraineté;  car  c'est 
le  presbytérianisme  qui.  le  premier,  en  a  fait 
un  dogme  politique.  Le  presbytérianisme  est 
donc  une  démocratie  religieuse,  et  la  démo- 
cratie un  presbytérianisme  politique;  et  c'est 
précisément  ce  qui  a  fait  naître  dans  toute  l'Eu- 
rope, tantôt  la  réformation  au  sein  de  la  démo- 
cratie, et  tantôt  la  démocratie  au  sein  de  la  ré- 
formation.  » 

Il  y  a,  il  est  vrai,  à  cette  thèse,  une  objection 
assez  courante.  On  dit:  mais  il  y  a  des  catho- 
liques qui  sont  républicains  —  et  il  y  en  a 
précisément  bon  nombre  actuellement  —  et 
d'autre  part  il  y  a  des  protestants  qui  sont  mo- 
narchistes. N'est-ce  point  la  preuve  que  catho- 
licisme et  république  peuvent  faire  bon  ménage, 
ainsi  que  protestantisme  et  monarchie?  Cette  ob- 
jection, Bonald  lavait  déjà  réfutée. 

Il  la  réfute  d'abord  en  la  prenant  sous  son 
aspect  général.  <  Les  hommes,  dit-il.  qui  pro- 
fessent une  doctrine  fausse,  sont  souvent  meil- 
leurs que  leurs  principes    par  caractère    par 


l'individualisme.  95 

réflexion,  même,  à  leur  insu,  par  la  secrète  in- 
fluence d'une  meilleure  doctrine  dans  laquelle 
ils  ont  été  élevés,  et  qui  est  généralement  pro- 
fessée autour  d'eux.  » 

Puis,  il  aborde  le  point  spécial  qui  nous 
occupe.  «  Quand  j'ai  dit,  déclare-t-il,  que  le  pro- 
testantisme conduisait  à  la  démocratie,  et  la 
religion  catholique  à  la  monarchie,  je  n'ai  pas 
prétendu  que  tous  les  protestants  fussent  démo- 
crates, ou  tous  les  catholiques  royalistes;  j'ai 
connu  trop  d'exemples  du  contraire;  mais  cette 
anomalie  s'explique  aisément.  Il  y  a  beaucoup 
de  protestants  qui  sont  meilleurs  que  leurs  prin- 
cipes, et  beaucoup  trop  de  catholiques  qui  sont 
moins  bons  que  les  leurs.  » 

Que  beaucoup  de  catholiques  soient  moins 
bons  que  leurs  principes,  c'est  là  un  fait  qui 
est  devenu  encore  plus  vrai  de  notre  temps  que 
du  temps  de  Bonald,  et  qui  est  une  des  causes 
les  plus  importantes  de  nos  défaites  et  désastres. 


CHAPITRE   III 

LA  LIBERTÉ. 


Le  réalisme  de  Bonald. 


CHAPITRE  III. 


LA    LIBERTE. 


Nous  avons  envisage  avec  Bonald  un  certain 
nombre  des  conséquences  de  la  philosophie  ré- 
volutionnaire, de  l'Individualisme.  Nous  allons 
nous  arrêter  à  présent  particulièrement  sur  la 
notion  la  plus  capitale  de  cette  philosophie,  la 
notion  de  Liberté,  et  nous  verrons  ce  que  Bo- 
nald y  oppose. 

On  sait  ce  qu'est  la  Liberté  selon  l'indivi- 
dualisme, ce  qu'est  la  Liberté  révolutionnaire. 
La  liberté  révolutionnaire  consiste  pour  cha- 
cun à  D'obéir  qu'à  sa  raison  et  à  sa  conscience. 
Tri  est  l'axiome.  Mais  dans  l'application  un 
problème  se  pose.  L  homme  vit  non  isolé,  mais 
en  société.   Or  la  vie  en  société  implique  des 


100  LE    RÉALISME   DE    BONALD. 

rapports  des  individus  entre  eux,  et  ces  rap- 
ports veulent  être  réglés.  Comment  cela  se  peut- 
il  réaliser  sans  porter  atteinte  à  la  liberté  de 
chacun?  La  révolution  solutionne  la  question 
ainsi  :  sur  la  manière  de  régler  les  rapports  so- 
ciaux, chacun  exprimera  sa  volonté.  Cette  vo- 
lonté de  chacun  exprimée  formera  la  loi.  Et 
ainsi  tant  que  les  rapports  ne  seront  réglés  que 
par  la  loi,  —  ce  qui  exclut  les  mœurs,  les  coutu- 
mes, bref  toute  tradition,  car  la  tradition  est  un 
ensemble  de  règles  qui  nous  viennent  du  passé, 
et  sur  lesquelles  par  conséquent  nous  n'avons 
pas  été  consultés  —  tant  donc  que  les  rapports 
ne  seront  réglés  que  par  la  loi  votée  par  nous, 
il  pourra  y  avoir  société  et  liberté  en  même 
temps,  puisqu'en  obéissant  à  la  loi  nous  ne 
ferons  qu'obéir  à  ce  que  nous  aurons  décrété 
nous-mêmes. 

Il  est  vrai  que  si  on  entre  dans  les  vues  de 
la  Révolution,  il  faudrait,  comme  le  remarque 
Bonald,  pour  qu'il  y  ait  vraiment  liberté  pu- 
blique, que  chaque  citoyen  pût  se  dire:  ^  Je 
me  suis  imposé  moi-même  la  loi  à  laquelle 
j'obéis.  »   Et  combien  en  est-il  qui  peuvent  se 


LA   LIBERTÉ.  101 

faire  une  telle  déclaration?  Et  d'ailleurs  cela 
importe  peu,  car  nous  verrons  que  même  si 
Ton  pouvait  atteindre  à  cet  idéal  et  que  cha- 
cun pût  n'obéir  qu'à  la  loi  qu'il  se  serait  im- 
posée, ce  n'est  pas  à  cet  idéal  qu  il  faut  viser. 
Mais  voyons  d'abord  ce  que  donne  en  réalité 
le  règne  de  la  loi  par  le  suffrage  universel. 
En  réalité  il  donne  l'oppression  la  plus  désas- 
treuse, car  elle  s'exerce  en  faveur  de  la  des- 
truction, du  pillage  et  de  la  ruine.  En  pratique 
le  règne  de  la  loi  par  le  suffrage  universel 
aboutit,  en  effet,  à  mettre  le  pays  sous  le  joug 
d'une  minorité  composée  des  moins  scrupu- 
leux, des  plus  corrompus,  des  plus  corrupteurs, 
de  ceux  qui  hésitent  le  moins  à  spéculer  sur 
les  appétits  et  les  sentiments  les  plus  bas,  et  à 
les  exciter,  bref,  sous  le  joug  des  pires,  qui  pour 
se  maintenir  au  pouvoir  pratiquent,  sous  le 
nom  de  liberté,  l'intolérance  du  bien.  «  J'ai  tou- 
jours représenté  la  souveraineté  du  peuple  com- 
me une  mystification  oppressive  .  déclarait 
Comte.  El  Bonald  :  Quand  les  révolutionnai- 
res ont  détruit  le  pouvoir  général  qui  gouver- 
nait les  peuples,   ils   veulent   mettre  à   sa   place 


102  LE   RÉALISME   DE   BONALD. 

leur  pouvoir  particulier,  ce  qu'ils  appellent  en- 
seigner au  peuple  à  se  soumettre  à  la  loi.  » 

Nous  venons  de  résumer  ce  qu'est  la  Liberté 
révolutionnaire.  Nous  avons  indiqué  à  quoi 
elle  aboutissait  dans  la  pratique.  Mais  nous 
avons  ajouté  :  quand  même  on  pourrait  attein- 
dre à  l'idéal,  c'est-à-dire,  quand  même  on  pour- 
rail  l'aire  en  sorte  que  chaque  citoyen  pût  se 
dire:  «  Je  n'obéis  qu'à  la  loi  que  je  me  suis 
imposée  à  moi-même  »,  ce  n'est  pas  à  cela  qu'il 
faudrait  viser.  Là  n'est  pas  la  Liberté. 

La  Liberté  ne  consiste  pas  à  n'obéir  qu  à  son 
caprice.  La  Liberté  est  autre  chose. 

Qu'est-ce  que  la  Liberté?  Bonald  nous  la  dé- 
finit exactement  comme  Auguste  Comte.  Comte 
nous  déclare:  tout  ce  qui  existe  est  soumis  à  des 
lois  naturelles,  indépendantes  de  notre  volonté. 
Comme  tout  ce  qui  existe,  la  société  est  dé- 
pendante de  telles  lois.  La  vie  de  la  société  exige 
donc  une  obéissance  de  notre  part  aux  lois  qui 
la  conditionnent.  Puisqu'il  faut,  de  toute  néces- 
sité, que  nous  obéissions,  nous  ne  pourrons  donc 
êtres  libres  que  dans  la  mesure  où  nous  obéi- 
rons volontairement,  ce  qui  revient  à  dire:  dans 


LA  LIBERTÉ.  103 

la  mesure  où  intérieurement  nous  nous  rappro- 
cherons de  la  perfection. 

J'ai  résumé  la  pensée  de  Comte.  On  va  voir 
qu'elle  est  identiquement  la  même  que  celle 
de  Bonald,  sauf  que  Comte  ne  franchit  pas  le 
domaine  des  lois  naturelles,  tandis  que  Bonald 
s'élève  jusqu'à  l'auteur  de  ces  lois,  jusqu'à  Dieu. 
Mais  cela  ne  change  rien  au  raisonnement,  ni 
à  la  conclusion. 

«  L'homme  religieux  et  politique,  écrit  Bo- 
nald, n'est  libre  qu'en  obéissant  aux  lois  ou 
rapports  nécessaires  dérivés  de  la  nature  des 
êtres:  mais  la  volonté  générale  conservatrice  de 
la  société,  la  nature  de  la  société,  ou,  ce  qui 
est  la  même  chose,  la  volonté  de  Dieu  même, 
veut  les  lois  ou  rapports  nécessaires  dérivés 
de  la  nature  des  êtres,  puisqu'en  créant  les 
êtres,  il  a  produit  les  rapports  qui  existent  en- 
tre eux:  donc  il  est  rigoureusement  vrai  de  dire 
que  l'homme  religieux  et  politique  n'est  libre 
qu'en  conformant  sa  volonté  à  la  volonté  de 
Dieu. 

«  Donc  l'homme   vertueux   est  libre  comme 
être  intelligent,   et  plus   libre   à   mesure   qu'il 


104  LE   RÉALISME   DE   BONALD. 

est  plus  vertueux;  je  veux  dire  à  mesure  qu'il 
obéit  à  un  plus  grand  nombre  de  lois  ou  rap- 
ports nécessaires. 

«  Cette  vérité  a  été  dans  tous  les  temps  une 
vérité  d'instinct  pour  le  genre  humain.  Les  an- 
ciens philosophes  disaient  que  le  sage  était  le 
seul  roi,  le  vrai  roi,  l'homme  vraiment  libre. 

«  Donc  l'homme  vicieux,  ou  celui  qui  s  écarte 
des  lois  parfaites  ou  rapports  nécessaires  qui 
lient  entre  eux  les  êtres  sociaux,  n'est  pas  li- 
bre; et  il  est  moins  libre  à  mesure  qu'il  s  écarte 
davantage   des   lois   ou   rapports   nécessaires.  » 

Bonald  écrit  encore:  L'homme  à  mesure 
qu'il  est  plus  vertueux,  et  qu'il  conforme  plus 
sa  volonté  à  la  volonté  divine,  gagne  en  liberté 
ce  qu'il  perd  de  la  faculté  de  choisir  le  mal, 
comme  en  devenant  vicieux,  il  perd  de  sa  li- 
berté, à  mesure  qu'il  perd  en  faculté  de  choi- 
sir le  bien.  » 

C'est  dans  la  même  pensée  que  rappelant 
cette  maxime  de  S.  Paul:  Etant  lié.  je  suis 
libre,  Auguste  Comte  s'écriait  :  «  Cette  belle 
maxime  caractérise  la  salutaire  influence  d'une 
digne  discipline  qui  semble,  en  effet,  nous  dé- 


LA  LIBERTÉ.  105 

livrer  de  l'ennui,  du  doute  et  de  l'irrésolu- 
tion que  subissent  habituellement  les  âmes  dé- 
pourvues de  règles.  » 

En  résumé  le  raisonnement  de  Bonald  comme 
de  Comte  est  celui-ci:  il  y  a  des  lois.  Si  nous 
n'y  obéissons  pas.  nous  nous  détruisons;  et  ce 
n'est  point  être  libre.  Si  nous  y  obéissons,  mais 
par  contrainte  ou  par  crainte,  ce  n'est  pas  non 
plus  la  liberté.  La  liberté  ne  peut  donc  résider 
que  dans  l'obéissance  aux  lois  par  intelligence 
et  par  amour.  La  liberté  par  conséquent  est 
dans  la  raison  et  la  vertu. 

Il  ne  faut  donc  pas  confondre  liberté  et  libre 
arbitre.  Nous  avons  le  libre  arbitre  de  choisir 
entre  le  bien  ou  le  mal.  entre  la  soumission  aux 
lois  ou  la  révolte.  Mais  nous  n'en  avons  pas  la 
liberté,  puisque  choisir  la  révolte,  c'est  nous 
interdire  de  parvenir  à  notre  fin,  la  conserva- 
tion et   la  perfection  de   notre   être. 


CHAPITRE  IV. 

LA  FAMILLE. 


CHAPITRE    IV. 


LA   FAMILLE. 


Nous  avons  montré  que  la  liberté  révolution- 
naire réclame  que  les  rapports  ne  soient  réglés 
que  par  la  loi  votée  par  la  masse  des  citoyens. 
Donc  point  de  mœurs,  point  de  coutumes,  rien 
qui  représente  le  passé,  car  sur  le  passé,  puis- 
qu'il nous  est  antérieur,  nous  n'avons  pas  été 
consultés.  Mais  pour  qu'il  n'y  ait  rien  dans  la 
société  qui  nous  vienne  du  passé,  il  faut  endet- 
ter la  société,  détruire  tout  ce  qui  forme  corps, 
et  a  une  vie  plus  longue  que  la  nôtre. 

C'est  ainsi  que  la  Révolution  a  été  jusquà 
s'attaquer  à  l'organe  le  plus  essentiel  â  l'organe 
fondamental,  la  famille.  Or,  comme  le  remar- 
quai!  Comte,  la  défense  que  fait  Bonald  de  la 


110  LE   RÉALISME  DE   BONALD. 

famille,  est  une  des  meilleures  parties  de  sou 
œuvre.  Nous  nous  y  arrêterons  donc  assez  lon- 
guement. Tout  ce  qu'il  dit  est  d'ailleurs  d'actua- 
lité, puisque  les  attaques  contre  la  famille  se 
poursuivent  de  nos  jours.  Attaques  qui.  der- 
rière la  famille,  visent  la  société.  Bonald  le 
constatait  déjà  de  son  temps.  •  On  cherche,  di- 
sait-il, à  déconstituer  la  famille,  pour  arriver 
plus  promptement  à  la  désorganisation  de 
l'Etat.  » 

Bonald  commence  par  poser  en  principe, 
avec  tous  les  grands  philosophes  de  l'ordre, 
que  la  famille  est  la  vraie  cellule  sociale  : 
«  L'Etat  ne  doit  voir  l'homme  que  dans  la  fa- 
mille ,  déclare-t-il.  On  sait  que  c'était  l'opi- 
nion de  Comte  :  Tout  être  devant  se  former 
de  ses  semblables,  disait-il.  l'Humanité  se  dé- 
compose d'abord  en  cités,  puis  en  familles,  mais 
jamais  en  individus.  » 

Bonald  défendant  la  famille,  s'altaque  aux 
deux  principales  lois  qui  l'ont  détruite,  le 
partage  égal  et  le  divorce.  Il  est  naturel,  ont 
déclaré  les  révolutionnaires  pour  légitimer  leur 
mesure  destructrice,  que  le  père  de  famflle  par- 


LA   FAMILLE.  111 

tage  également  ses  biens  entre  ses  enfants. 
Mais,  répond  Bonald.  il  faut  s'entendre  sur  le 
mot  naturel.  «  Il  y  a,  écrit-il.  des  choses  plus 
fortes  que  les  hommes  et  les  gouvernements, 
plus  fortes  que  tout,  car  elles  ont  la  force  de 
Dieu  même:  ce  sont  les  choses  raisonnables  et 
naturelles.  Tout  le  monde  est  d'accord  sur  ce 
point,  mais  la  difficulté  est  sur  le  mot  «  natu- 
relles i  que  les  uns  entendent  d'une  nature,  les 
autres  d'une  autre.  Donnons-en  un  exemple. 
C'est  une  chose  naturelle  assurément  que  le 
partage  égal  entre  tous  les  enfants  des  biens 
du  père  commun.  Mais  la  nature  qu'on  invoque 
à  l'appui  de  cette  égalité  de  partage,  est  la 
nature  de  l'individu  qui  ne  cherche  que  des 
jouissances  personnelles  sans  s'inquiéter  des 
intérêts  de  la  société.  Cependant  la  société  do- 
mestique, j'entends  la  famille  agricole,  qui  a 
aussi  sa  nature  et  veut  sa  conservation,  en  dé- 
cide autrement.  Elle  réclame  tout  aussi  forte- 
ment le  droit  de  primogéniture,  et  une  part  plus 
considérable  pour  l'aîné  de  la  famille;  aussi, 
partout  où  le  droit  de  primogéniture,  respecté 
dans  les  temps  les  plus  anciens  et  des  peuples 


112  LE    RÉALISME   DE    B0NALD. 

les  plus  sages,  a  été  aboli,  il  a  fallu  y  revenir 
d'une  manière  ou  d'une  autre,  parce  quïl  n'y  a 
pas  de  famille  propriétaire  de  terres  qui  puisse 
subsister  avec  l'égalité  absolue  de  partage  à 
chaque  génération,  égalité  de  partage  qui.  un 
peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  détruit  tout  éta- 
blissement agricole,  et  ne  produit  à  la  fin  qu'une 
égalité  de  misère.  » 

Remarquons  d'ailleurs  que  les  ruines  pro- 
duites par  légalité  de  partage  imposée  par  le 
Code  civil  peuvent  être  combattues  autrement 
que  par  le  droit  d'aînesse.  Elles  peuvent  lêtre 
par  la  liberté  de  tester,  les  parents  étant  lais- 
sés libres  de  répartir  leur  héritage  comme  ils 
le  jugent  préférable  pour  l'avenir  de  la  fa- 
mille. C'est  la  liberté  de  tester  que  préconi- 
saient ces  deux  autres  grands  défenseurs  de  la 
famille,  Le  Play  et  Auguste  Comte. 

Pour  ce  qui  est  du  divorce,  Bonald  l'a  réfuté 
avec  la  plus  grande  force,  et  par  les  arguments 
les  plus  nobles.  Poussé  par  son  sujet,  il  s'est 
élevé  souvent  à  la  plus  haute  éloquence.  Aussi 
je  ferai,  encore  plus  particulièrement  ici.  d'a- 
bondants extraits  de  son  œuvre. 


LA   FAMILLE.  113 

Bonald  pose  d'abord  en  principe  —  principe 
dont  l'expérience  des  siècles  a  démontré  la  jus- 
tesse —  que  le  mariage  est  la  société  naturelle 
la  plus  favorable  à  la  propagation  de  l'espèce 
humaine.  Il  déclare  ensuite  qu'il  n'y  a  de  ma- 
riage véritable  que  là  où  il  y  a  union  indisso- 
luble, et  que  cette  condition  est  si  essentielle  que 
de  la  dissolubilité  du  lien  conjugal  ou  de  son  in- 
dissolubilité dépend  en  France  et  partout  le  sort 
de  la  famille,  de  la  religion  et  de  l'Etat. 

«  On  eût.  en  1789.  écrit-il.  préservé  la  fa- 
mille de  sa  destruction,  en  défendant  la  cons- 
titution politique  contre  la  démocratie:  il  faut 
aujourd'hui,  pour  sauver  l'Etat,  défendre  la 
constitution  domestique  contre  le  divorce;  fa- 
culté cruelle,  qui  ôte  toute  autorité  au  père, 
toute  dignité  à  la  mère,  toute  protection  à  l'en- 
fant, et  qui  change  la  société  domestique  en 
une  lutte  entre  la  force  et  la  faiblesse,  entre 
le  pouvoir  et  les  devoirs  ;  qui  constitue  la  fa- 
mille en  un  bail  temporaire,  où  l'inconstance 
du  cœur  humain  stipule  ses  passions  et  ses 
intérêts,  et  qui  finit  où  commencent  d'autres 
intérêts  et  de  nouvelles  passions 

Le  réalisme  de  Bonald.  8 


114  LE   RÉALISME   DE   BONALD. 

Bonald  écrivait  ces  lignes  sous  la  Restaura- 
tion. Il  était  donc  naturel  qu'il  pensât  à  re- 
constituer directement  la  famille.  Mais  sous  un 
gouvernement  comme  le  nôtre  il  eût  jugé  cette 
tentative  vaine,  et  eût  déclaré:  politique  d'a- 
bord. Il  savait,  en  effet,  que  le  désordre  du 
pouvoir  appelle  invinciblement  le  désordre  de  la 
société.  Du  reste  il  le  constate  ailleurs.  Il  re- 
marque en  effet  :  «  Le  divorce  était  en  harmonie 
avec  la  démocratie  qui  a  régné  trop  longtemps 
en  France  sous  différents  noms  et  sous  divers 
modes.  C'étaient,  de  part  et  d'autre,  le  pouvoir 
domestique  et  le  pouvoir  public  livrés  aux  pas- 
sions des  sujets;  c'était  désordre  dans  la  fa- 
mille et  désordre  dans  l'Etat:  il  y  avait  entre 
eux  parité  et  analogie  de  désordre.  Et  il  y  a.  si 
l'on  peut  dire,  quelque  espèce  d'ordre  là  où 
tout  est  désordonné  de  la  même  manière  et 
dans  le  même  sens.  » 

Sur  les  effets  moraux  du  divorce  Bonald  écrit 
d'autre  part:  «  Permettre  aux  époux  de  se  quit- 
ter, lorsque,  livrés  par  l'espoir  même  du  di- 
vorce à  l'inconstance  de  leurs  goûts  et  la  vio- 
lence de  leurs  penchants,  ils  ont  formé  ailleurs 


LA  FAMILLE.  115 

des  amours  adultères;  dissoudre  leur  union, 
parce  qu'ils  ne  veulent  pas  commander  à  leur 
humeur,  ou  parce  que  la  loi  ne  veut  pas  veiller 
sur  leur  conduite;  leur  permettre  de  rompre 
le  lien,  lorsqu'ils  l'ont  relâché  par  une  absence 
volontaire;  c'est  affaiblir  la  volonté,  c'est  dé- 
praver les  actions,  c'est  dérégler  l'homme,  c'est 
placer  la  famille  et  l'Etat  dans  une  situation 
fausse  et  contre  nature,  puisqu'il  faut  que  la 
famille  oppose  la  force  de  ses  mœurs  à  la  fai- 
blesse de  la  loi,  au  lieu  de  trouver  dans  la 
force  de  la  loi  un  appui  contre  la  faiblesse 
de  ses  mœurs.  Mais  là  où  la  loi  est  faible,  la 
règle  des  mœurs  est  faussée,  et  il  n'y  a  plus 
de  remède  à  leur  corruption  inévitable;  et  là 
où  la  loi  est  forte,  l'autorité  publique  a  une 
règle  fixe,  immuable,  sur  laquelle  elle  peut 
toujours  maintenir  les  mœurs  ou  les  redresser.  » 
On  saura  d'ailleurs  ce  que  Bonald  pensait  du 
divorce  lorsque  j'aurai  dit  qu'il  le  regardait  — 
ce  qui  probablement  étonnera  beaucoup  ceux 
qui  célèbrent  notre  civilisation  —  comme  plus 
destructif  de  La  famille,  comme  plus  pernicieux, 
plus  corrupteur  que  la  polygamie  même.   Les 


116  LE   RÉALISME   DEi  BONALD. 

raisons  qu'il  en  donne  sont  intéressantes  à  con- 
naître. 

«  Le  divorce,  écrit-il,  est  plus  destructif  de 
la  société  naturelle  ou  de  la  famille  que  la  po- 
lygamie, puisqu'il  sépare  nécessairement  les 
enfants  du  père  ou  de  la  mère:  ce  que  ne  fait 
pas  la  polygamie. 

t  II  est  plus  destructif  de  la  société  politique, 
puisqu'il  exalte  dans  les  deux  sexes  l'amour 
déréglé  de  soi  ou  la  passion,  en  lui  offrant  des 
voies  légales  de  se  satisfaire;  et  qu'en  même 
temps  qu'il  ôte  tout  prix  à  la  force  de  l'homme, 
il  laisse  sans  défense  la  faiblesse  de  la  femme 
qu'il  opprime,  en  l'arrachant  à  la  famille  dans 
lâge  où  la  nature  lui  permet  de  remplir  sa  fin 
sociale,  la  propagation  de  l'espèce  humaine,  et 
plus  encore  lorsqu'elle  est  dans  l'âge  auquel  la 
nature  lui  refuse  cette  faculté,  et  qu'elle  n'a  de 
protection  que  dans  son  époux,  ni  d'existence 
que  par  ses  enfants. 

«  Il  est  plus  destructif  de  la  société  reli- 
gieuse, puisqu'il  permet  de  désirer  la  femme 
d'autrui,  en  donnant  la  facilité  de  l'obtenir. 

«  Il  est  plus  funeste  à  la  tranquillité  publi- 


LA  FAMILLE.  117 

que,  puisque  la  polygamie  se  pratique  sans 
trouble,  et  que  le  divorce  ne  peut  s'exercer 
sans  division. 

«  Il  ost  plus  funeste  pour  les  mœurs,  car  il 
permet  la  polyandrie  à  la  femme  en  même 
temps  qu'il  permet  à  l'homme  la  polygamie.  » 

Bref,  déclare  Bonald.  «  la  loi  qui  autorise  le 
divorce  est  essentiellement  mauvaise,  puisque 
les  mœurs  sont  obligées  d'en  réprimer  l'usage; 
or  une  loi.  qui  est  en  contradiction  avec  de 
bonnes  mœurs,  est  essentiellement  mauvaise, 
puisque  de  bonnes  mœurs  sont  elles-mêmes  de 
bonnes  lois  ». 

Je  veux  enfin  citer,  car  Bonald  s'y  élève  à  la 
plus  haute  et  noble  éloquence,  cette  page,  qui 
est  comme  la  conclusion  de  la  partie  de  son 
œuvre  où  il  traite  du  divorce. 

«  Serments  de  rester  toujours  unis,  sacrés 
engagements  que  l'amour  et  l'innocence  croient 
éternels,  vous  n'êtes  point  une  illusion!  La 
nature  vous  inspire  à  tous  les  cœurs  épris  l'un 
de  l'autre;  mais,  plus  forte  que  la  nature,  et 
d'accord  avec  elle  contre  nos  passions,  une  loi 
sainte  et  sublime  vous  avait  ratifiés;  et,  arrê- 


118  LE    RÉALISME   DE    BONALD. 

tant  pour  toujours  le  cœur  de  l'homme  à  ces 
sentiments  si  purs,  hélas!  et  si  fugitifs,  elle 
avait  donné  à  notre  faiblesse  le  divin  caractère 
de  son  immutabilité.  Et  voilà  le  législateur  du 
divorce  qui  a  espéré  dans  notre  inconstance, 
et  abusé  du  secret  de  nos  penchants.  Sa  triste 
et  cruelle  prévoyance  est  venue  avertir  le  cœur 
de  ses  dégoûts,  et  les  passions  de  leur  empire. 
Comme  ces  esclaves  qui  se  mêlaient  au  triomphe 
des  conquérants,  pour  les  faire  souvenir  qu'ils 
étaient  hommes,  il  vient,  mais  dans  des  vues 
bien  différentes,  crier  à  la  vertu,  aux  jours  de 
ses  joies  les  plus  saintes,  qu'elle  est  faible  et 
changeante,  non  pour  la  fortifier,  mais  pour  la 
corrompre;  non  pour  lui  promettre  son  appui, 
mais  pour  lui  offrir  ses  criminelles  complai- 
sances. Au  moment  que  les  époux  se  jurent 
une  éternelle  fidélité,  que  la  religion  consacre 
leurs  serments,  que  des  familles  attendries  y 
applaudissent,  une  loi  fatale  verse  en  secret 
son  poison  dans  la  coupe  de  l'union,  et  cache 
l'aspic  sous  les  fleurs.  Elle  fait  retentir  aux 
oreilles  des  époux  les  mots  de  séparation  et  de 
divorce,  et  laisse  dans  le  cœur,  comme  un  trait 


LA   FAMILLE.  119 

mortel,  le  doute  de  sa  propre  constance,  et  la 
possibilité   d'un   essai   plus   heureux. 

Ceci  rappelle  celte  pensée  si  vraie  d'Auguste 
Comte,  que  le  cœur  humain  est  fait  de  telle 
sorte  que  la  possibilité  d'un  autre  essai  y  pousse. 
«  Aucune  intimité,  disait-il.  ne  peut  être  pro- 
fonde sans  concentration  et  sans  perpétuité;  car 
la  seule  idée  du  changement  y  provoque.  » 

On  voit  que  celte  question  du  divorce,  Bonald 
comme  A.  Comte,  ne  l'a  pas  seulement  traitée 
tu  profond  politique,  mais  aussi  en  parfait  mo- 
raliste, en  admirable  connaisseur  du  cœur  hu- 
main. 

Il  y  a  une  objection  en  faveur  du  divorce,  qui 
est  assez  courante.  On  dil  :  mais  il  y  a  de  mau- 
vais mariages,  des  unions  insupportables,  dans 
le  sens  le  plus  radical  du  mot.  Bonaid  connais- 
sait celte  objection,  mais  elle  ne  l'émouvait  pas. 
11  déclarait:  Que  sont,  auprès  de  ces  rais  -ns 
naturelles  en  faveur  de  l'indissolubilité  du  lien 
conjugal,  tous  les  motifs  humains  qu'on  peut 
alléguer  pour  justifier  la  faculté  de  le  dissou- 
dre! Qu'importe,  après  tout,  que  quelques  indi- 
vidus souffrent  dans  le  cours  de  celle  vie  pas- 


120  LE   RÉALISME   DE    BONALD. 

sagère,   pourvu   que   la    raison,   la   nature,    la 
société    ne    soient    pas    en    souffrance?    Et    s\ 
l'homme    porte    quelquefois    avec    regret    une 
chaîne  qu'il  ne  peut  rompre,  ne  souffre-t-il  pas 
à  tous  les  moments  de  sa  vie,  de  ses  passions 
qu'il  ne  peut  dompter,  de  son  inconstance  qu'il 
ne  peut  fixer;  et  la  vie  entière  de  l'homme  de 
bien  est-elle  autre  chose  qu'un  combat  conti- 
nuel contre  ses  penchants?  C'est  à  l'homme  à 
assortir  dans  le  mariage  les  humeurs  et  les  ca- 
ractères,  et  à  prévenir  les  désordres  dans  la 
famille,  par  l'égalité  de  son  humeur  et  la  sa- 
gesse de  sa  conduite.   Mais,  lorsqu'il  s'est  dé- 
cidé dans  son  choix  contre  toutes  les  lois  de  la 
raison,  et  uniquement  par  des  motifs  de  caprice 
ou  d'intérêt,  lorsqu'il  a  fondé  le  bonheur  de  sa 
vie  sur  ce  qui  en  fait  le  plaisir  de  quelques 
instants,   lorsqu'il   a   empoisonné  lui-même   les 
douceurs  d'une  union  raisonnable,  par  une  con- 
duite faible  ou  injuste;  malheureux  par  sa  faute, 
a-t-il  le  droit  de  demander  à  la  société  compte 
de  ses  erreurs  ou  de  ses  torts?  Faut-il  dissoudre 
la  famille,  pour  ménager  de  nouveaux  plaisirs  à 
ses  passions,  ou   de   nouvelles   chances   à   son 


LA   FAMILLE.  121 

inconstance,  et  corrompre  tout  un  peuple,  parce 
que  quelques-uns  sont  corrompus? 

«  Combien  plus  sage  est  la  religion  chré- 
tienne! Elle  interdit  aux  hommes  l'amour  des 
richesses  et  des  plaisirs,  cause  féconde  de  ma- 
riages mal  assortis;  elle  ordonne  aux  enfants 
de  suivre  les  conseils  de  leurs  parents,  dans 
cette  action  la  plus  importante  de  la  vie.  Une 
fois  l'union  formée,  elle  commande  le  support 
au  plus  fort,  la  douceur  au  plus  faible,  la  vertu 
à  tous.  Elle  s'interpose  sans  cesse  pour  pré- 
venir les  mécontentements,  ou  terminer  les 
discussions.  Mais  si,  malgré  ses  exhortations, 
les  défauts  et  les  vices  changent  le  lien  de 
toute  la  vie  en  un  malheur  de  tous  les  jours, 
elle  le  relâche,  mais  sans  le  rompre.  Elle  sé- 
pare les  corps,  mais  sans  dissoudre  la  société; 
et  laissant  aux  humeurs  aigries  le  temps  de 
s'adoucir,  elle  ménage  aux  cœurs  l'espoir  et  la 
facilité  de  se  réunir:  et  celte  religion,  qui  défend 
tout  aux  passions,  et  pardonne  tout  à  la  fragilité: 
cette  religion,  qui  ordonne  à  l'homme  coupable 
d'espérer  en  la  bonté  de  son  Créateur,  ne 
veul  pas  que  la  femme  imprudente  ou  légère. 


122  LE   RÉALISME   DE   BONALD. 

désespère  delà  tendresse  de  son  époux.  La 
philosophie  élève  le  divorce  entre  des  époux 
comme  un  mur  impénétrable;  la  religion  place 
entre  eux  la  séparation  comme  un  voile  offi- 
cieux. La  philosophie,  qui  rejette  de  la  société 
humaine  comme  de  la  religion  tous  les  moyens 
de  grâce  et  de  rémission,  flétrit  sans  retour  une 
femme  plus  faible  que  coupable,  par  le  sceau 
ineffaçable  du  divorce  qu'elle  imprime  sur  son 
front;  et  lui  ôtant  la  dignité  d'épouse  qu'une 
seconde  union  ne  saurait  lui  rendre,  et  avec 
laquelle,  comme  dit  Tacite,  on  transige  une  fois 
et  pour  la  vie,  elle  la  livre  sans  défense  à  toute 
l'inconstance  de  ses  penchants;  mais  la  doctrine 
de  celui  qui  a  pardonné  à  la  femme  adultère, 
plus  indulgente  pour  la  faiblesse  humaine,  con- 
serve à  la  partie  infidèle  le  nom  de  son  époux, 
au  moment  où,  par  la  séparation,  les  hommes 
lui  ôtent  les  droits  d'une  femme,  et  veille  encore 
sur  l'honneur  de  celle  qui  n'a  pas  eu  soin  de 
son  bonheur.  » 

En  résumé,  à  l'encontre  des  préjugés  de  notre 
temps,  la  loi  du  divorce  est  non  seulement  une 
loi  de  destruction  pour  la  famille  et  la  société. 


LA  FAMILLE.  123 

mais  encore  d'une  manière  générale,  une  loi  de 
malheur  pour  les  individus.  Et  chacun  le  com- 
prendra qui  méditera  et  approfondira  cette 
pensée  de  Bonald:  «  Le  plus  grand  bonheur 
que  la  société  puisse  procurer  à  l'homme,  est 
de  le  défendre  contre  les  illusions  de  sa  cupidité. 
les  écarts  de  son  imagination  et  l'inconstance 
de  ses  goûts.  » 


CHAPITRE  V. 

L'AUTORITÉ. 


CHAPITRE  V. 


l'autorité. 


Nul  n'a  mieux  que  Bonald,  avec  plus  de 
clairvoyance,  attaqué  les  gouvernements  démo- 
cratiques; nul  n'a  mieux  défendu  l'autorité. 

Qu'on  ne  se  trompe  donc  point  sur  une  ex- 
pression qui  revient  souvent  sous  sa  plume, 
celle  de  «  volonté  générale  ».  Elle  n'est  jamais 
employée  par  lui  que  dépouillée  de  tout  sens 
démocratique.  Quand  il  dit:  volonté  générale. 
il  n'entend  nullement,  comme  on  a  coutume 
de  le  faire  à  présent,  une  somme  de  volontés 
particulières.  Simplement  il  considère  que  la 
société  comme  tout  être  vivant  possède  1  instinct 
de  conservation,  la  volonté  de  vivre,  et  c'esl 
là  ce  qu'il  appelle  volonté  générale.  «  On  sup- 
pose, écrit-il,  que  la  volonté  de  tous  est  ou  re- 


128  LE  RÉALISME   DE   BONALD. 

présente  la  volonté  générale,  et  l'on  ne  voit 
pas  que  la  volonté  de  tous,  même  en  la  sup- 
posant unanime,  n'est  que  la  somme  des  volontés 
particulières  de  l'homme  naturel.  Volontés  es- 
sentiellement dépravées  et  destructrices,  au  lieu 
que  la  volonté  générale  ou  la  volonté  du  corps 
social  est  essentiellement  droite,  puisqu'elle  n'est 
autre  chose  que  la  nature  ou  la  tendance  na- 
turelle d'un  être  à  remplir  sa  fin.  » 

La  tendance  naturelle  d'un  être  est  de  se 
conserver  et  de  progresser.  Le  gouvernement 
le  plus  conforme  à  la  volonté  générale  dune 
société  sera  donc  celui  .qui  sera  le  plus  capable 
de  réaliser  ce  double  vœu  de  la  nature:  ordre 
et  progrès. 

Recherchant  ce  gouvernement,  Bonald  re- 
pousse tout  gouvernement  électif.  Il  en  résume 
ainsi  les  raisons:  «Je  ne  crains  pas  d'assurer, 
que  les  élections  populaires,  comme  moyen  ré- 
gulier et  légal  de  promotion,  sont  le  plus  puis- 
sant véhicule  de  corruption  publique  et  privée. 
Une  nation,  qui  est  une  réunion  de  familles 
indépendantes  les  unes  des  autres,  mais  liées 
entre    elles   par   les   mêmes    devoirs    religieux 


L'AUTORITÉ.  129 

et  politiques,  devient,  grâce  aux  élections,  un 
vaste  marché  où  l'ambition  achète  ce  que  l'in- 
trigue vend,  où  l'homme,  tour  à  tour  flatteur 
et  insolent,  s'humilie  et  se  fait  rechercher;  où 
l'éloge  effronté  de  soi.  la  détraction  contre  les 
autres,  et  souvent  la  calomnie,  la  vénalité,  la 
captation.  etc.,  sont  des  voies  ordinaires  de  for- 
tune, toutes  choses  incompatibles  avec  l'hon- 
neur, la  vertu,  la  religion,  l'humanité,  et  sub- 
versives de  tout  ordre  social.  » 

Je  rappellerai  que  Comte  déclarait  avec  en- 
core plus  de  vigueur:  Tout  choix  des  supé- 
rieurs par  les  inférieurs  est  profondément  anar- 
chique. 

Parlant  du  gouvernement  électif  Bonald  écrit 
encore  :  «  Etat  funeste  qui  livre  nécessairement 
une  société  à  l'influence  constante  des  puis- 
sances voisines,  et  au  retour  périodique  des 
troubles  civils;  fait  d'une  nation  un  vaste  mar- 
ché où  l'on  met  un  prix  à  toutes  les  ambitions, 
et  un  taux  à  toutes  les  consciences,  et  conduit 
ainsi  un  peuple  par  la  corruption  à  l'asser- 
vissement! Il  n'y  avait  pas  de  pays  en  Europe 
où   régnât   une  vénalité   plus  scandaleuse,   que 

Le  réalisme  de  FonaM  ) 


130  LE  RÉALISME  DE   BONALD. 

celui  dont  les  grands  excitaient  le  vif  enthou- 
siasme de  J.  J.  Rousseau  pour  avoir  dit:  malo 
periculosam  libertatem  quam  tranquillam  servi- 
tutem.  Ce  sophiste  ne  savait  pas  que  la  liberté, 
au  contraire,  est  toujours  tranquille,  et  la  ser- 
vitude toujours  orageuse;  et  lui-même  n'a-t  il 
pas  vécu  malheureux  et  agité,  pour  avoir  pré- 
féré sa  sauvage  indépendance  à  l'accomplisse- 
ment des  devoirs  que  la  société  impose  à  tous 
les  hommes?  » 

Bref,  Bonald  résumait  ainsi  son  opinion  sur 
les  divers  modes  de  gouvernement:  «  Les  insti- 
tutions fortes  sont  les  institutions  monarchiques; 
les  institutions  démocratiques  sont  les  plus  fai- 
bles de  toutes,  et  les  opinions  démocratiques 
elles-mêmes  sont  une  faiblesse  de  l'esprit  si 
elles  sont  sincères,  et  une  faiblesse  de  caractère 
si  elles  ne  le  sont  pas.   > 

Ou  alors  si  vous  voyez  un  homme  de  ca- 
ractère qui  fait  le  démocrate,  soyez  assurés  que 
cela  cache  une  ambition  démesurée.  Car,  comme 
le  constate  Bonald,  «  jamais  homme  fort  ne  sera 
démocrate  que  par  ambition  du  pouvoir,  et  pour 
l'exercer  lui  seul.  »  C'est  d'ailleurs  ainsi,  ajoute- 


L'AUTORITÉ.  131 

Ml,  que  finissent  d'ordinaire  les  démocraties, 
par  un  homme  qui  prend  les  rênes  du  pouvoir, 
et  renvoie  tous  les  gouvernants  à  leurs  af- 
faires. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas:  cet  homme,  dans 
la  pensée  de  Bonald.  n'est  pas  le  salut.  Ce 
n'est  pas  un  homme  qu'il  faut,  en  effet,  ce  sont 
des  institutions:  et  quelles  institutions?  Les  ins- 
titutions monarchiques.  Un  homme,  il  s'en  est 
trouvé  un  de  génie,  et  voilà  comment  Bonald 
juge  son  œuvre:  Bonaparte  n'a  vécu,  dit-il,  que 
pour  détruire.  Les  Jacobins  avaient  été  ses 
frères,  comme  les  fédérés  ont  été  ses  enfants. 
Il  n'avait  paru  que  pour  régulariser  la  destruc- 
tion, c'est-à-dire  pour  mieux  détruire.  > 

Quand  on  prononce  le  mot  de  monarchie,  à 
propos  de  Bonald.  une  objection  vous  est  faite 
souvent.  Mais  Bonald,  c'est  l'absolutisme,  c'est 
l'arbitraire,  c'est  le  despotisme!  Nous  allons 
nous  arrêter  sur  cette  objection,  car  sa  réfu- 
tation éclaircira  plusieurs  questions  capitales. 

Cette  objection  confond  deux  mots:  absolu  et 
arbitraire.   Or.  déclare   Bonald,  il  est  essentiel 


132  LE  RÉALISME   DE   BONALD. 

de  faire  la  distinction.  Et  lui-même  rétablit 
ainsi  : 

«  Le  pouvoir  absolu  est  un  pouvoir  indépen- 
dant des  hommes  sur  lesquels  il  s'exerce;  le 
pouvoir  arbitraire  est  un  pouvoir  indépendant 
des  lois  en  vertu  desquelles  il  s'exerce. 

«  Tout  pouvoir  est  nécessairement  indépen- 
dant des  sujets  qui  sont  soumis  à  son  action;  car 
s'il  était  dépendant  des  sujets,  l'ordre  des  êtres 
serait  renversé:  les  sujets  seraient  le  pouvoir, 
et  le  pouvoir  le  sujet.  Pouvoir  et  dépendance 
s  excluent  mutuellement,  comme  rond  et  carré. 

«  Ainsi  le  pouvoir  du  père  est  indépendant 
des  enfants,  le  pouvoir  du  maître  est  indépen- 
dant des  serviteurs,  le  pouvoir  de  Dieu  est  in- 
dépendant des  hommes. 

«  Mais  le  pouvoir  s'exerce  en  vertu  de  cer- 
taines lois  qui  constituent  le  mode  de  son  exis- 
tence et  déterminent  sa  nature;  et  quand  il 
manque  à  ses  propres  lois,  il  attente  à  sa  propre 
existence,  il  se  dénature  et  tombe  dans  l'arbi- 
traire... Ainsi  le  pouvoir  du  père  de  famille  est 
indépendant  de  ses  enfants  ou  de  ses  serviteurs; 
mais   s'il   les   maltraite,   lui  dont   la   première 


l'autorité.  133 

loi  est  de  les  protéger,  sil  est  injuste  à  leur 
égard,  il  devient  arbitraire  et  tombe  sous  l'ac- 
tion des  lois  publiques,  conservatrices  des  lois 
domestiques,  et  elles  lui  ôtent  le  pouvoir  dont 
il  abuse... Ainsi  le  pouvoir  public  est  indépen- 
dant de  ses  sujets;  mais  s'il  les  opprime,  lui 
dont  le  devoir  est  de  les  défendre  de  l'oppres- 
sion, il  est  coupable  aux  yeux  de  Dieu,  juge  su- 
prême des  rois,  et  qui  les  punit  par  les  propres 
passions  qu'ils  ont  déchaînées.  C'est  ici  que 
croit  triompher  une  philosophie  superbe,  qui 
veut  que  les  rois  soient  justiciables  des  sujets; 
mais  l'oppression,  poussée  au  point  où  nous 
l'avons  vue.  était  impossible  à  un  roi.  même  à 
un  tyran;  et  elle  n'a  été  possible  en  France 
que  par  le  peuple  lui-même,  représenté  par 
ses  députés,  qui  donnaient  l'argent,  et  ses  sé- 
nateurs, qui  donnaient  les  hommes.  Si  l'on  sup- 
pose non  une  oppression  sans  mesure  et  sans 
exemple,  comme  celle  que  le  peuple  français  a 
fait  peser  sur  l'Europe,  mais  des  abus  de  pou- 
voir comme  il  peut  en  échapper  aux  gouverne- 
ments les  mieux  ordonnés,  ils  ne  pourraient 
être  redressés  par  la  force  populaire,  sans  pro- 


134  LE  RÉALISME   DE   BONALD. 

duire  des  maux  plus  grands  que  ceux  auxquels 
on  veut  remédier. 

«  En  effet,  continue  Bonald,  déclarer,  le  peu- 
ple souverain,  dans  la  crainte  hypothétique  qu'il 
ne  soit  opprimé  comme  sujet,  sans  prévoir  quel 
pouvoir  on  pourra  opposer  à  celui  du  peuple, 
ou  plutôt  avec  la  certitude  de  n'en  avoir  aucun 
à  lui  opposer,  si,  à  son  tour,  il  devient  oppres- 
seur; présupposer  l'oppression,  pour  justifier 
la  résistance  ;  ériger  le  désordre  en  loi,  pour  pré- 
venir la  violation  de  Tordre,  c'est  imiter  un 
insensé  qui  bâtirait  sa  maison  au  milieu  d'un 
torrent,  pour  avoir  l'eau  plus  à  portée  en  cas 
d'incendie:  ce  que  vous  voulez  faire  faible  à 
vous  opprimer,  dit  Bossuet  avec  une  raison  si 
profonde,  devient  impuissant  à  vous  protéger. 

e  Je  le  répète,  le  pouvoir  absolu  est  un  pou- 
voir indépendant  des  sujets;  le  pouvoir  arbi- 
traire, un  pouvoir  indépendant  des  lois:  et  lors- 
que vous  érigez  le  peuple  en  pouvoir,  vous  ne 
lui  donnez  pas  un  pouvoir  absolu,  puisqu'il 
est  dépendant  de  tous  les  ambitieux,  et  le  jouet 
de  tous  les  intrigants;  vous  lui  conférez  néces- 
sairement un  pouvoir  arbitraire,  c'est-à-dire  un 


l'autorité.  135 

po u voir  indépendant  de  toutes  les  lois,  même 
de  celles  qu'il  se  donne  à  lui-même. 

Car  «  un  peuple  »,  s'il  en  faut  croire  J.-J. 
Rousseau,  «  a  toujours  le  droit  de  changer  ses 
lois,  même  les  meilleures.  Car  s'il  veut  se  faire 
du  mal  à  lui-même,  qui  est-ce  qui  a  le  droit 
de  l'en  empêcher  ' 

Que  le  pouvoir  populaire  soit  dépendant  de 
tous  les  ambitieux,  et  le  jouet  de  tous  les  in- 
trigants, c'est  ce  qui  faisait  qualifier  par  A.  Com- 
te la  souveraineté  du  peuple  de  «  mystifica- 
tion oppressive  ».  Le  peuple  se  croit,  ou  est  dit 
libre.  Il  est  en  réalité  dominé  et  conduit  par  des 
forces  cachées,  anonymes,  par  suite  irresponsa- 
bles. S'il  est  un  despotisme  à  craindre  c'est 
celui-là;  Bonald  le  remarquait:  «  La  tyrannie, 
disait-il,  n'est  aujourd'hui  à  craindre  que  de 
la  part  d'une  assemblée.  »  Et  de  même  Comte 
déclarait  que  le  parlementarisme  ne  pouvait  que 
faciliter  le  développement  de  l'oppression  en 
dispersant  la  responsabilité. 

Continuons  avec  Bonald  à  élucider  cette  ques- 
tion de  l'absolutisme:  «  Le  pouvoir  est  essen- 
tiellement indépendant,  définit  Bonald;  car  un 


136  LE  RÉALISME  DE   BONALD. 

pouvoir  dépendant  de  quelque  autre  n'est  plus 
un  pouvoir. 

«  Summum  esse,  dit  Hobbes,  et  aliis  subjici, 
contradictoria  sunt.  Etre  le  premier  et  le  plus 
haut,  et  être  soumis  à  quelque  autre,  implique 
contradiction.  » 

«  Il  faut,  dit  le  célèbre  Kant,  que  celui  qui 
devra  limiter  le  pouvoir  ait  un  pouvoir  plus 
grand  ou  du  moins  égal  à  celui  qui  est  limité; 
mais  alors  c'est  le  dernier  et  non  le  premier  qui 
a  l'autorité  suprême,  ce  qui  implique  contradic- 
tion. » 

...  «  Le  pouvoir  est  définitif,  car  un  pouvoir 
qui  ne  peut  définitivement  exiger  l'obéissance 
n'est  pas  indépendant,  n'est  pas  le  pouvoir,  puis- 
qu'il y  a  un  pouvoir  plus  grand  que  lui.  celui 
de  lui  désobéir. 

«  C'est  ce  pouvoir  définitif  que  des  hommes 
ignorants  ou  perfides  ont  voulu  rendre  odieux 
en  l'appelant  absolu,  et  le  confondant  avec  le 
pouvoir  arbitraire,  qui  est  le  moins  indépendant, 
le  moins  définitif,  le  moins  absolu  de  tous  les 
pouvoirs,  puisque  sa  volonté  est  sans  règle,  et 
son  action  sans  direction,  et  qu'il  est  le  jouet 


L'AUTORITÉ.  137 

de  ses   propres   violences,   en  attendant   d'être 
la  victime  de  ceux  qu'il  opprime. 

«  Il  est  bon  d'observer  que  l'Académie  fran- 
çaise, dans  les  premières  éditions  de  son  Dic- 
tionnaire, avait  fait  absolu  synonyme  d'arbi- 
traire; dans  les  dernières  elles  les  a  distingués, 
et  depuis  que  la  langue  politique  a  été  mieux 
faite,  il  n'est  permis  qu'à  des  ignorants  en  gram- 
maire, comme  en  politique,  ou  à  des  factieux, 
de  les  confondre. 

Nous  ne  repousserons  donc  pas  le  mot  absolu 
si  on  veut  l'appliquer  au  gouvernement  monar- 
chique; mais  à  condition  qu'on  prenne  ce  mot 
dans  le  sens  que  vient  de  définir  Bonald,  dans 
le  sens  d'indépendant.  Il  y  a  une  monarchie 
indépendante  qui  est  celle  dont  Bonald  prend 
la  défense.  Il  y  en  a  une  autre  qu'il  repousse, 
une  autre,  qui  est,  dit-il,  «  une  lutte  permanente 
et  continuelle  entre  deux  ennemis  irréconcilia- 
bles; la  monarchie  et  la  démocratie  »,  et  où  l'op- 
position entre  ces  deux  antagonistes  y  est  fatale, 
parce  qu'elle  y  est  naturelle.  C'est  la  monarchie 
dépendante,   ou    monarchie    constitutionnelle. 

<  Dans  la  monarchie  indépendante,  explique 


138  LE   RÉALISME   DE   BONALD. 

Bonald,  le  roi  fait  des  lois,  par  conseil,  doléan- 
ces ou  remontrances.  Dans  la  monarchie  dé- 
pendante, il  fait  la  loi,  ou  plutôt  la  loi  est  faite 
par  opposition  et  par  débats  entre  pouvoirs 
égaux.  Le  roi  plaide  ou  fait  plaider  en  faveur  de 
sa  loi,  comme  un  particulier  dans  sa  cause  de- 
vant des  juges.  Ainsi  la  limite  au  pouvoir,  dans 
la  monarchie  indépendante,  est  dans  le  droit  de 
conseil,  plus  ou  moins  étendu,  suivant  le  temps 
et  les  hommes,  qui  agit  par  raison,  mais  qui 
laisse  au  pouvoir  toute  son  indépendance.  Et 
la  limite  au  pouvoir,  dans  la  monarchie  dépen- 
dante, est  dans  une  opposition  aussi  forte  que 
lui-même,  qui  agit  par  nombre  de  voix,  et  qui  le 
constitue  par  conséquent  dans  un  état  de  dépen- 
dance. » 

La  monarchie  constitutionnelle  est  une  monar- 
chie où  tout  est  machiné  en  défiance  de  l'auto- 
rité royale.  C'est  une  monarchie  de  cette  sorte 
que  Mably  avait  élaboré  pour  les  Polonais.  Ecou- 
tons ce  que  dit  Bonald  de  ce  projet  de  consti- 
tution, et  nous  comprendrons  ce  qui  lui  fait 
repousser  une  telle  forme  de  gouvernement. 
Après  avoir  passé  en  revue  toutes  les  entraves 


L'AUTORITÉ.  139 

que  Mably  conseille  de  mettre  à  l'exercice  du 
pouvoir,  Bouald  écrit:  «  Rassuré  par  toutes 
ces  précautions,  auxquelles  certainement  on 
n'aurait  rien  pu  ajouter,  s'il  eût  été  question 
de  conférer  la  royauté  de  la  Pologne  au  Kan 
des  Tartares,  Mably  dit  gravement:  «  la  royau- 
té, même  héréditaire,  bornée  à  représenter  la 
royauté  de  l'Etat,  comme  un  roi  de  Suède  ou 
un  doge  de  Venise,  recevra  des  hommages  res- 
pectueux, et  n'aura  qu'une  ombre  d'autorité.  » 
Il  répète  ailleurs  la  même  expression,  et  ne 
veut  jamais  d'autorité  qu'une  ombre.  C'est  alors 
que.  content  de  lui-même  et  admirant  son  ouvra- 
ge, il  s'écrie  avec  une  naïveté  ridicule:  «  Il  me 
semble  que  l'hérédité,  accompagnée  d?  toutes 
les  précautions  que  je  propose,  ne  peut  inspirer 
aucune  alarme.  »  Insensé,  qui  ne  voit  pas  que 
ce  qui  doit  inspirer  les  plus  justes  alarmes  à 
l'homme  vertueux  est  une  ombre  d'autorité  pu- 
blique qui  laisse  usurper  à  toutes  les  passions 
particulières  une  autorité  réelle!  Mais  nous 
avons  entendu  les  rêveries  d'un  bel  esprit,  écou- 
lons les  oracles  du  génie:  «  C'est  une  grande 
erreur,  dit  Bossuet,  de  croire  qu'on  ne  puisse 


140  LE  RÉALISME  DE   BONALD. 

donner  de  bornes  à  la  puissance  souveraine 
qu'en  se  réservant  sur  elle  un  droit  souverain; 
ce  que  vous  voulez  faire  faible  à  vous  faire 
du  mal,  par  la  condition  des  choses  humaines, 
le  devient  autant  à  proportion  à  vous  faire  du 
bien.  et.  sans  borner  la  puissance  par  la  force 
que  vous  vous  pouviez  réserver  contre  elle,  le 
moyen  le  plus  naturel  pour  l'empêcher  de  vous 
opprimer,  c'est  de  l'intéresser  à  votre  salut 

Voilà  la  vérité.  Il  ne  faut  pas  chercher  à  en- 
traver le  pouvoir,  mais  il  faut  l'intéresser  au 
salut  des  citoyens.  En  d'autres  termes,  il  faut 
un  gouvernement  dont  les  intérêts  soient  liés 
aux  intérêts  du  pays.  Or,  ce  gouvernement  c'est 
la  monarchie  héréditaire.  Car,  comme  dit  Bo- 
nald:  «  lhérédité  du  trône  est  la  garantie  de 
toutes  les  hérédités,  et  la  sauvegarde  de  tous 
les  héritages.  » 

La  monarchie  que  défend  Bonald  est  donc  la 
monarchie  héréditaire,  d'une  part,  de  lautre  — 
indépendante  certes  —  mais  tempérée,  limitée. 
C'est-à-dire,  explique  Bonald,  une  monarchie 
*  où  il  y  a  distinction  et  fixité  ou  hérédité  des 
personnes  sociales,  et  homogénéité  entre  le  pou- 


L'AUTORITÉ.  141 

voir  et  ses  ministres;  une  famille  royale  exer- 
çant elle  seule  le  pouvoir,  des  familles  minis- 
tres occupées  à  le  conseiller  ou  à  le  servir,  des 
familles  sujettes  occupées  de  travail  et  d'in- 
dustrie, exerçant  des  professions  lucratives  qui 
puissent,  en  les  enrichissant,  leur  permettre  de 
passer,  chacune  à  leur  tour,  de  la  société  do- 
mestique dans  la  société  publique,  ou  autrement 
dit  de  la  société  de  soi  dans  la  société  de  tous.  » 

L'opposé  de  la  monarchie  héréditaire  est  la 
monarchie  élective,  l'opposé  de  la  monarchie 
tempérée  est  la  monarchie  despotique.  Bonald 
les  définit  ainsi:  «  La  monarchie  légalement 
despotique  telle  qu'elle  existe  en  Orient,  et  plus 
près  de  nous  en  Turquie,  et  la  monarchie  élec- 
tive telle  qu'elle  existait  en  Pologne,  sont  celles 
où  deux  des  trois  personnes  (l),  le  pouvoir  et 
ses  ministres,  sont  distincts,  mais  ne  sont  pas  ho- 
mogènes. 

«  Ainsi,  en  Turquie,  le  pouvoir  est  hérédi- 
taire, et  les  ministres,  officiers  ou  agents,  comme 

1.  Les  trois  personne*  que  Bonald  distingue  dans  nue  société 
-  >nt  :  \o pouvoir,  les  minUtret,  les  sujrts.  Par  <  ministres  >  Bonald 
entend  lc<  serviteurs  du  pouvoir,  l'ensemble  de  ceux  qui  <  jugeut  » 
et  qui  <  combattent  f>. 


142  LE   RÉALISME  DE   BONALD. 

on  voudra  les  appeler,  sont  amovibles,  et  ren- 
trent par  un  caprice  du  sultan  dans  les  condi- 
tions privées  d'où  un  autre  caprice  les  a  fait 
sortir. 

«  En  Pologne,  au  contraire,  le  pouvoir  était 
électif  ou  viager,  et  ses  ministres,  ou  la  no- 
blesse étaient  héréditaires. 

«  Ces  deux  causes  diamétralement  opposées 
ont  conduit  ces  deux  Etats  au  même  résultat: 
faiblesse  du  gouvernement  et  oppression  des 
peuples,  en  Turquie,  par  la  violence  de  l'ad- 
ministration, en  Pologne,  par  sa  faiblesse  ou 
sa  nullité. 

*..  «  Dans  une  monarchie  élective,  le  roi  est 
sous  la  dépendance  des  grands  héréditaires  qui 
l'ont  nommé  et  lui  ont  imposé  des  conditions. 
Dans  la  monarchie  despotique,  les  ministres  ou 
agents  du  pouvoir  sont  sous  la  dépendance  arbi- 
traire du  pouvoir,  qui  peut  les  révoquer,  les 
dépouiller  et  les  rejeter  eux  et  leurs  enfants  dans 
les  derniers  rangs  de  la  société,  ou  même  leur 
ôter  la  vie  et  les  biens.  De  là,  dans  la  monarchie 
despotique,  la  violence  du  pouvoir,  qui  ne  trouve 
de  résistance  que  dans  la  révolte  des  soldats, 


l'autorité.  143 

qui  lui  coûte  souvent  le  trône  et  la  vie;  et  dans 
la  monarchie  élective,  la  faiblesse  du  pouvoir, 
dépendant  de  ceux  qui  l'ont  élu. 

Ainsi,  là  où  le  pouvoir  est  électif,  et  où  la 
noblesse  ou  les  ministres  sont  héréditaires,  il  y 
a  trop  de  force  dans  les  ministres,  et  là  où  le 
pouvoir  est  héréditaire  et  les  ministres  amovi- 
bles, il  y  a  trop  de  force  dans  le  pouvoir.  Le  pre- 
mier de  ces  états  de  société  est  anarchie  ou 
absence  de  chef:  le  second  est  despotisme  ou 
force  excessive  et  déréglée  du  pouvoir. 

On  dira  peut-être  que  dans  la  monarchie 
royale  le  souverain  révoque  aussi  et  destitue 
des  emplois  militaires  ou  administratifs;  mais 
s'il  révoque  le  fonctionnaire,  il  ne  destitue  pas 
le  noble,  qui  ne  peut  perdre  son  caractère  et 
le  faire  perdre  à  sa  famille  que  par  un  juge- 
ment infamant  et  une  dégradation  judiciaire;  or 
tout  ce  qui,  dans  la  société,  est  légalement  in- 
dépendant du  pouvoir,  est  un  frein  aux  abus 
d'autorité. 

On  le  voit,  quand  Bonald  parle  de  monarchie 
absolue,  il  est  loin  de  préconiser  un  gouverne- 
ment sans  frein,  puisqu  il  considère  au  contraire 


144  LE   RÉALISME   DE   B0NALD. 

un  tel  gouvernement  comme  dangereux  pour 
la  société.  Mais  dans  la  monarchie  française, 
telle  qu'elle  était  constituée,  la  société  était  suf- 
fisamment garantie  contre  les  abus  du  pouvoir. 
Et  quand  je  parle  de  constitution  je  ne  parle  pas 
de  quelque  programme  élaboré  par  une  assem- 
blée qui  croit  que  pour  donner  une  autorité 
ou  mettre  des  limites  au  pouvoir  il  suffit  de  les 
déterminer  et  les  fixer  sur  le  papier.  Je  parle 
de  la  constitution  telle  qu'elle  avait  été  façonnée 
par  l'action  des  siècles.  Le  frein  au  pouvoir 
n'était  pas  un  morceau  de  papier,  mais  était  des 
forces  réelles,  forces  de  chair  et  d'os,  forces  de 
groupements  autonomes,  forces  de  privilèges, 
forces  de  respect,  force  de  coutumes,  toutes  far- 
ces que  la  Révolution  s'est  appliquée  à  détruire. 
«  La  France  avait  plus  de  constitution  qu'au- 
cune autre  société,  écrit  Bonald,  puisque  le  pou- 
voir général  y  était  plus  constitué,  c'est-à-dire 
mieux  défendu  et  plus  limité  que  dans  tout 
autre  Etat  monarchique.  Religion  publique, 
royauté  héréditaire,  distinctions  héréditaires 
et  permanentes,  non  seulement  dans  les  per- 
sonnes   mais    dans  les    choses,  immunités    du 


L'AUTORITÉ.  145 

clergé,  prérogatives  de  la  noblesse,  privilèges 
des  provinces,  des  villes,  des  corps,  grands  of- 
fices de  la  couronne,  prééminence  de  la  pairie, 
attributions  des  cours  souveraines,  inamovibilité 
des  charges  de  magistrature,  toul  était,  quant 
à  son  existence  politique,  indépendant  du  monar- 
que. Cette  inamovibilité  des  charges,  les  mœurs 
l'avaient  étendue  à  presque  tous  les  emplois  ci- 
vils et  militaires;  les  professions  mécaniques 
étaient  fixées  par  l'établissement  de  maîtrises; 
jusqu'aux  dernières  fonctions  de  la  domesti- 
cité, tout  existait  par  soi-même  autour  du  sou- 
verain; tout  était  possédé  en  titre  d'office,  tout 
était  propriété.  La  propriété,  comme  une  bar- 
rière impénétrable,  placée  par  la  nature  elle- 
même  entre  la  faiblesse  et  la  force,  formait 
autour  du  monarque  une  enceinte  qu'il  ne  pou- 
vait  franchir.  » 

Ce  sont  toutes  ces  limites  au  pouvoir  que 
la  Révolution  a  détruites.  Et  ainsi  elle  a  rendu 
possible  le  despotisme,  c'est-à-dire,  explique  Bo- 
nald,  i  un  régime  où  la  nation  n'est  défendue 
des  caprices  de  son  chef  par  aucune  fixité  d'exis- 
tence   indépendante    du    despote.       ou    plutôt. 

Le  réalisme  de  Donald.  10 


146  LE  RÉALISME   DE   BONALD. 

ajoute-t-il,  «  n'est  pas  assez  défendue:  car  il 
n'y  a  pas  de  pouvoir  qui  ne  soil  borné  par 
quelque  endroit.  »  Le  pouvoir  du  despote,  nous 
dit-il,  est  en  effet  lui-même  limité;  seulement 
la  limite  est  action  et  non  résistance,  force  de 
mouvement  et  non  force  d'inertie;  c'est-à-dire 
que  n'étant  pas  dans  les  institutions,  elle  est  dans 
les  hommes;  elle  est  dans  les  révoltes  des  sol- 
dats, ou  dans  l'insurrection  populaire;  et  comme 
cette  limite  est  désordonnée,  elle  est  toujours 
excessive,  et  ne  sait  contenir  les  abus  du  pou- 
voir que  par  la  déposition  ou  la  mort  du  des- 
pote, c'est-à-dire  par  la  destruction  du  pouvoir 
lui-même. 

Certes  ce  n'est  pas  à  dire  que  sous  la  monar- 
chie française  il  n'y  ait  pas  eu  de  troubles, 
que  la  société  ne  se  soit  pas  trouvée  en  péril. 
Mais  ce  ne  fut  pas  à  cause  de  sa  constitution, 
ce  fut  malgré  elle.  Et  ce  fut  grâce  à  sa  consti- 
tution au  contraire  que  la  France  sortit  victo- 
rieuse de  toutes  les  phases  difficiles  de  son  his- 
toire. Grâce  à  sa  constitution,  dit  Bonald.  et  ù 
son  caractère.  Mais  n'est-ce  pas  un  peu  la  interne 
chose?  Je   veux  dire   est-ce   que   le   caractère. 


L'AUTORITÉ.  147 

les  mœurs  ne  dérivent  pas  en  grande  partie  de 
la  constitution?  Pour  en  être  convaincu  il  n'y 
a  qu'à  voir  comme  les  mœurs  se  sont  dégra- 
dées depuis  qu'a  été  ruinée  r  antique  constitu- 
tion de  notre  pays. 

Ce  caractère,  cette  constitution,  écrit  Bonald, 
je  les  retrouve  principes  féconds  d'existence, 
dans  tous  les  événements,  à  toutes  les  époques 
de  la  vie  politique.  C'est  par  l'action  de  ce  dou- 
ble ressort  que  la  France  démembrée  par  les 
grands  vassaux,  envahie  par  ses  ennemis,  dé- 
chirée par  les  guerres  civiles,  en  proie  aux 
guerres  étrangères,  agitée  par  l'ambition  et  le 
fanatisme,  dans  la  bonne  comme  dans  la  mau- 
vaise fortune,  sous  des  rois  faibles,  sous  des 
rois  captifs,  sous  des  rois  enfants,  sous  des  rois 
en  démence,  sous  une  administration  trop  sou- 
vent accablée  de  besoin  et  dénuée  de  principes, 
réunit  ses  parties  séparées  repousse  l'étranger, 
accroît  sa  population,  étend  son  commerce  et 
son  industrie,  augmente  ses  moyens  de  défense, 
crée  sa  marine,  fonde  ses  colonies,  réforme  ses 
lois,  perfectionne  ses  arts,  fortifie  ses  frontières, 
et  se  place  dans  les  bornes  que  la  nature  lui 


148  LE   RÉALISME   DE    B0NALD. 

a  fixées...  Voilà  l'effet  de  la  constitution  de  la 
France,  voilà  l'effet  du  caractère  français.  » 


Un  des  effets  de  la  constitution  de  l'ancienne 
France  était  de  permettre  toute  une  floraison  de 
libertés  corporatives,  de  privilèges  de  villes,  de 
provinces,  de  libertés  communales,  etc..  toutes 
ces  enclaves  dans  lesquelles  l'activité  sociale  et 
politique  des  citoyens  trouvait  à  s'exercer  pour 
le  plus  grand  bien  de  l'Etat  et  pour  le  plus 
grand  bien  des  individus  eux-mêmes  à  qui  ce 
maniement  des  affaires  qui  les  touchaient  de 
plus  près  donnait  le  sens  des  réalités.  C'est 
là,  c'est  dans  toutes  ces  libertés,  qu'était  la  li- 
berté utile,  féconde.  Et  c'est  cette  liberté  que 
la  Révolution  a  détruite.  Et  cela  était  fatal. 
Dès  lors  que  la  Révolution  ruinait  la  constitu- 
tion, elle  devait  ligoter  l'individu  par  une  ad- 
ministration despotique.  Car,  comme  le  remar- 
que Ronald,  quand  l'absolu  est  dans  la  cons- 
titution, l'administration  peut  être  sans  danger 
modérée;  nous  ajouterons  décentralisée;  mais 
quand  la  constitution  est  faible,  il  faut  que  l'ad- 


l'autorité.  149 

ministration  soit  très  forte  sous  peine  de  ne  pou- 
voir gouverner.  C'est  ce  qui  fait,  disait-il,  que 
Bonaparte  a  mis  une  force  excessive  dans  son 
administration;  c'est  parce  qu'il  n'y  en  avait 
aucune  dans  sa  constitution. 

t  Dans  toute  société,  écrit-il  encore  plus  ex- 
plicitement, la  constitution  qui  est  le  dépôt  des 
principes,  doit  être  sévère  pour  que  l'adminis- 
tration, qui  est  la  discipline  des  actions,  puisse, 
sans  danger,  être  indulgente.  Si  la  constitution 
est  faible,  l'administration  devra  être  dure;  et 
plus  dure,  à  mesure  que  la  constitution  sera 
plus  faible.  Il  faudra  subvenir,  par  des  règles  de 
fait,  à  la  nullité  des  principes;  et  la  société  res- 
semblera à  un  édifice  bâti  sur  le  sable,  où  il 
faut  suppléer  par  des  étais  multipliés,  au  peu 
de  solidité  des  fondements.  Vous  affaiblissez  la 
foi  des  peuples  aux  grands  principes  de  la  re- 
ligion; il  vous  faudra  multiplier  les  mesures 
de  surveillance  et  de  répression.  Ce  que  vous 
épargnez  en  instruction  forte  et  sévère  pour 
l'enfance,  vous  le  dépenserez  un  jour  en  ri- 
gueurs pour  les  nommes  faits;  et  parce  que 
vous  aurez  porté  la  mollesse  de  Solon  dans  la 


150  LE   RÉALISME   DE   BONALD. 

morale,  vous  serez  obligé  de  porter  la  dureté 
de  Dracon  dans  la  police.  » 

Et  Bonald  illustre  celte  vérité  politique  par 
une  image  frappante:  «  L'homme  dans  la  mo- 
narchie, écrit-il,  est  comme  un  enfant  plein  de 
vie  et  de  santé  dont  une  mère  sage  éloigne  pru- 
demment tous  les  objets  avec  lesquels  il  pour- 
rail  se  blesser;  et,  l'abandonnant  ensuite  à  son 
humeur  vive  et  folâtre,  elle  sourit  à  ses  jeux. 
et  voit  avec  complaisance  se  développer  son 
génie  inventif  et  ses  forces  naissantes. 

«  Les  législateurs,  au  contraire,  commencent 
par  méconnaître  l'homme:  ils  lui  supposent  une 
volonté  naturellement  dirigée  vers  le  bien  et 
ils  lui  en  laissent  l'exercice.  Bientôt  pour  ré- 
parer leur  erreur,  ils  soni.  obligés  de  multiplier 
autour  de  lui  les  petites  lois  et  les  petites  pré- 
cautions; ils  lui  ôtent  la  liberté  de  ses  actions 
naturelles  pour  lui  laisser  la  licence  de  ses  vo- 
lontés politiques;  ils  ont  pris  la  place  de  la  na- 
ture dans  leurs  institutions,  ils  prennent  dans 
leurs  règlements  la  place  de  la  religion... 

<'■  L'homme,  dans  les  républiques,  ajoute  Bo- 
nald,  est  un  enfant  mutin,  à  qui  une  nourrice, 


L'AUTORITÉ.  151 

également  faible  et  craintive,  n'ose  rien  ôter 
de  ce  qui  peut  lui  nuire,  rien  permettre  de  ce 
qui  peut  l'amuser;  tantôt  elle  satisfait  ses  vo- 
lontés les  plus  désordonnées,  tantôt  elle  con- 
trarie ses  goûts  les  plus  innocents.  D'une  main 
elle  lui  présente  les  aliments  les  plus  nuisibles, 
et  le  flatte  de  peur  qu'il  ne  s'irrite;  de  l'autre, 
elle  le  lient  par  les  lisières,  et,  de  peur  qu'il  ne 
tombe,  T empêche  de  marcher. 

La  monarchie,  elle,  permet  à  l'homme  de 
marcher,  de  se  mouvoir  librement  dans  le  cer- 
cle de  ses  intérêts,  ses  intérêts  individuels,  ses 
intérêts  professionnels,  ses  intérêts  de  com- 
mune, de  ville,  ou  de  province,  ses  intérêts  de 
classe,  etc.  Mais  quelles  sont  les  limites  de  ce 
cercle?  Elles  sont  posées  par  les  mœurs,  les 
coutumes,  les  usages,  par  l'action  même  des 
forces  en  présence.  Mais  il  n'est  pas  besoin 
d'ailleurs  qu'elles  soient  déterminées  exacte- 
ment. Bonald  trouve  même  que  cela  n'est  pas 
bon:  «  C'est,  je  crois,  écrit-il.  une  grande  erreur 
de  vouloir  tracer  des  lignes  précises  de  démar- 
cation entre  le  pouvoir  et  l'obéissance,  et  poser 
à  l'avance,  dans  la  eonslilulion  des  sociétés   des 


152  LE    RÉALISME   DE    BONALD. 

limites  fixes  au  pouvoir  du  chef,  à  la  coopéra- 
tion de  ses  agents,  aux  devoirs  des  sujets.  Si  les 
limites  sont  marquées,  chacun  en  temps  de 
guerre  se  porte  à  son  extrême  frontière,  les 
partis  sont  en  présence  et  le  combat  s'engage; 
et  au  lieu  de  disputer  pour  déterminer  les 
limites  chacun  s'efforce  de  les  reculer.  S'il  reste 
un  nuage  sur  ces  questions  délicates,  on  passe 
à  côté  les  uns  des  autres  sans  se  rencontrer, 
on  va  quelquefois  de  part  et  d'autre  un  peu  trop 
loin;  mais  après  quelques  excursions  chacun 
rentre  sur  son  terrain... 

«  Si  jamais  il  prenait  envie  à  des  législateurs 
de  déterminer  avec  précision  le  pouvoir  et  le 
devoir  des  pères  et  des  enfants,  des  maris  et 
des  femmes,  des  maîtres  et  des  serviteurs,  la 
société  de  famille  serait  impossible.  On  a  beau 
faire,  il  faut,  dans  un  Etat  comme  dans  une 
famille,  un  pouvoir  discrétionnaire,  ou  bientôt 
la  société  tout  entière,  chef  et  subalternes,  ne 
sera  qu'un  troupeau  d'automates.  » 

Mais  un  tel  pouvoir  n'est-il  pas  dangereux? 
Ne  peut-il  échoir,  en  effet,  à  un  mauvais  chef? 
Certes,  car  il  n'est  pas  de  régime  politique  qui 


l'autorité.  153 

garantisse  contre  un  tel  malheur.  Mais  à  ce 
point  de  vue  encore  c'est  la  monarchie  qui  offre 
le  plus  de  sécurité,  et  le  pouvoir  électif  le  moins. 
Car,  comme  le  remarque  Bonald.  i  l'élection,  si 
elle  pouvait  être  libre,  donnerait  au  total  plus 
d'hommes  faibles  que  l'hérédité;  car  les  hom- 
mes forts  ravissent  le  pouvoir  bien  plus  souvent 
qu'ils  ne  l'obtiennent  ».  C'est  d'ailleurs  une 
remarque  faite  bien  souvent  qu'il  n'est  pas 
dans  toute  l'histoire  de  la  monarchie  une  série 
de  chefs  comparables  au  point  de  vue  médiocrité 
à  celle  que  nous  a  donnée  la  République. 

D'ailleurs  dans  un  régime  c'est  l'ensemble 
qu'il  faul  considérer,  et  non  les  accidents,  les 
abus  toujours  possibles.  Il  n'est  pas  de  pou- 
voir, il  n'est  pas  d'autorité  qui  soutienne  l'exa- 
men, si  on  l'envisage  par  ce  côté.  «  Si  je  voulais, 
disait  Montesquieu,  raconter  les  abus  des  ins- 
titutions les  plus  nécessaires,  je  dirais  des 
choses  effroyables.  Cela  rappelle  l'exclama- 
tion de  Joseph  de  Maistre:  «je  ne  sais  pas  ce 
qu'est  la  conscience  d'un  misérable;  mais  je 
sais  ce  qu'est  la  conscience  d'un  honnête 
homme,  c'est  effrayant!     Tout  cela  nous  signifie 


154  LE  RÉALISME   DE   BONALD. 

simplement  que  tout  ce  qui  est  humain  est  im- 
parfait, et  que  la  meilleure  chose  a  ses  défauts. 
Seulement,  comme  dit  Donald,  il  faut  poser 
comme  un  des  premiers  axiomes  de  la  politiqus 
qu'on  ne  doit  «  jamais  s'arrêter  aux  abus  insé- 
parables des  meilleures  choses,  ni  aux  avan- 
tages, on  peut  dire  inévitables,  qui  se  ren- 
contrent dans  les  plus  mauvaises  .  Mais  c'est 
ce  que  ne  font  pas  les  esprits  faux.  Nos  pères, 
écrit  Bonald,  «  témoins  comme  nous,  et  même 
plus  que  nous,  des  désordres  de  quelques  mi- 
nistres de  la  religion,  du  mauvais  emploi  de 
quelques  biens  ecclésiastiques,  n'accusaient  pas 
la  religion  du  tort  de  ses  ministres,  pas  plus 
que  la  royauté  des  fautes  des  rois;  et  il  était 
réservé  à  la  philosophie  de  nos  jours  de  ré- 
trécir la  pensée  en  voyant  toujours  l'homme  et 
jamais  la  société  ». 

On  sait  ce  que  Comte  répondait  à  quelqu'un 
qui  lui  objectait,  à  propos  de  son  projet  d'un 
gouvernement  spirituel:  «  Mais  ne  craignez- 
vous  pas  qu'un  tel  gouvernement  n'abuse?  » 
Comte  répondait:  «  J'espère  bien  qu'il  abu- 
sera. »   Il  entendait  par  là:  j'espère  bien  qu  il 


l'autorité.  135 

existera.  Vouloir,  en  effet,  qu'un  gouvernement 
soit  mis  dans  l'impossibilité  d'abuser,  c'est  vou- 
loir qu'il  n'ait  pas  d'existence,  toute  existence 
entraînant  avec  elle  l'imperfection.  L'objection 
de  l'interlocuteur  de  Comte,  comme  le  fait  re- 
marquer le  positiviste  qui  rapporte  cette  anec- 
dote, est  une  objection  d'ordre  parlementaire. 
«  puisée  à  l'argumentation  de  ces  doctrines,  qui, 
à  force  de  réclamer  l'équilibre  et  la  pondération 
du  pouvoir,  ont  fini  par  supprimer  toute  espèce 
de  gouvernement  et  de  pouvoir  ». 

Ces  doctrines  ont  envahi  et  corrompu  jus- 
qu'aux institutions  monarchiques  mêmes.  Elles 
ont  cru  trouver  un  remède  aux  abus  possibles 
du  pouvoir  personnel,  parce  qu'elles  appellent 
des  garanties  constitutionnelles.  Ces  garanties 
sont-elles  réelles?  Loin  de  là,  disait  Bonald. 
Elles  sont  un  affaiblissement  des  pouvoirs  dans 
ce  qu'il  a  de  bienfaisant,  et  un  appui  pour  ce 
qu'il  a  de  dangereux.  Si  le  pouvoir  veut  abuser, 
en  effet,  il  le  fera  bien  plus  facilement  si  la  res- 
ponsabilité se  trouve  dispersée,  et  par  exemple, 
déclare  Bonald,  je  ne  crains  pas  de  soutenir, 
que  jamais  le  pouvoir  absolu  de  nos  rois  n'au- 


156  LE   RÉALISME   DE   BONALD. 

rait  osé  demander  aux  peuples  ce  qu'a  obtenu 
le  pouvoir  constitutionnel  du  monarque  armé 
de  deux  Chambres    . 

Ce  n'est  pas  que  Bonald  se  prononce  contre 
toute  chambre,  toute  assemblée.  Mais  il  ne  veut 
pas  que  les  chambres  gouvernent,  voilà  tout. 
Le  gouvernement,  le  pouvoir  appartient  au 
roi.  Est-ce  à  dire  que  les  citoyens  soient  dé- 
nués de  tout  moyen  d'agir  sur  le  gouvernement? 
Nullement:  Il  y  a  d'abord  la  voie  des  do- 
léances :  «  Les  Etats  généraux,  écrit  Bonald, 
n'ont  ni  ne  peuvent  avoir  de  faculté  législative, 
parce  qu  ils  ne  sont  pas  le  pouvoir  général  de 
l'Etat,  qu'ils  ne  sont  pas  l'organe  de  sa  volonté 
générale;  et  ils  ne  peuvent  procéder  que  par 
doléances,  plaintes  respectueuses.  C  était  en 
France  l'usage  le  plus  constant.  »  Il  écrit  en- 
core: «  Les  Etats  généraux  peuvent  et  doivent 
s'adresser  au  roi  par  voie  de  doléances  ou  de 
plaintes  respectueuses,  pour  réclamer  l'obser- 
vation des  lois  anciennes,  le  développement  né- 
cessaire d'une  loi  existante,  l'abrogation  d'une 
loi  non  nécessaire,  ou  enfin  la  rédaction  d'une 
coutume  en  loi  écrite.  » 


L'AUTORITÉ.  157 

Il  y  a  aussi  la  voie  des  remontrances,  dont 
le  parlement  ne  se  fit  pas  faute  d'user,  dans 
les  derniers  temps  de  la  monarchie,  jusqu'à 
même  en  abuser,  déclare  Bonald.  Mais,  ajoute- 
t-il,  «  l'abus  que  les  tribunaux  ont  pu  faire  dans 
ces  derniers  temps  du  devoir  naturel  de  re- 
montrance n'empêche  pas  que  cette  fonction 
ne  fût  ce  qu'il  y  avait  de  plus  excellent  dans  la 
constitution  française,  et  le  principe  de  tout 
ce  qu'il  y  avait  de  grand  et  d'élevé  dans  le 
caractère  français.  » 

Certes  il  faut  que  le  commandement  soit  un, 
il  faut  que  la  volonté  du  chef  prime  toute  autre, 
sous  peine,  pour  le  chef,  de  cesser  d'être  le 
chef.  Mais  il  est  utile,  il  est  nécessaire,  que  cette 
volonté  ne  soit  pas  abandonnée  à  elle-même, 
qu'elle  soit  entourée  des  conseils  de  ceux  qui 
sont  en  mesure  d'apporter  des  lumières.  Si  Ton 
veut  que  les  citoyens  aient  un  droit  dans  le 
gouvernement,  voilà  le  droit  qu'ils  ont.  c'est 
celui  de  renseigner  le  pouvoir,  et  il  est  impos- 
sible de  leur  retirer  ce  droit.  Ou  plutôt,  il  y  a  un 
seul  moyen  de  leur  en  empêcher  l'exercice,  c'est 
de   rendre   le   pouvoir   vacant.    Toute   doléance 


158  LE   RÉALISME   DE   BONALD. 

alors  est  vaine,  tout  conseil  inutile,  puisqu'il 
n'y  a  personne  pour  écouter,  personne  de  res- 
ponsable, personne  pour  s'inquiéter  des  inté- 
rêts de  la  nation.  Et  c'est  ce  qui  arrive  sous 
le  règne  des  assemblées,  qui  est  le  régime  par 
excellence  de  l'irresponsabilité. 

Mais  s'il  ne  faut  pas  d'assemblée  qui  légifère, 
cette  fonction  appartenant  au  roi,  il  faut  néan- 
moins une  représentation  des  contribuables 
pour  voter  l'impôt.  Car,  écrit  Bonald,  «  si  le  roi. 
pouvoir  général,  conservateur  de  la  société,  doit 
mieux  que  tout  autre  en  connaître  les  besoins, 
les  propriétaires  seuls  peuvent  connaître  leurs 
facultés;  et  l'impôt  n'étant  que  la  partie  de  la 
propriété  que  demandent  les  besoins  de  la  so- 
ciété, et  que  permettent  les  facultés  du  pro- 
priétaire, il  en  résulte  nécessairement  que.  dans 
une  société  constituée,  le  roi  doit  demander 
l'impôt  et  le  propriétaire  le  consentir. 

Donc,  «  1°  Le  pouvoir  demande;  car  il  est 
dans  la  nature  que  le  pouvoir  conservateur  de 
la  société  connaisse  parfaitement  ce  qui  est  né- 
cessaire à  la  conservation  de  la  société. 


L'AUTORITÉ.  159 

«  2°  La  société  —  propriétaire,  représentée 
par  les  Etals  généraux,  octroie  ou  accorde;  car 
il  est  dans  la  nature  que  le  propriétaire  con- 
naisse parfaitement  ce  qu'il  peut  donner  de  sa 
propriété,  et  sous  quelle  forme  il  lui  convient 
de  le  donner. 

«  3°  Le  pouvoir  répartit,  perçoit,  dépense, 
rend  compte  par  ses  différents  agents;  car  nul 
ne  peut  mieux  percevoir  que  celui  qui  répartit, 
ni  rendre  compte  que  celui  qui  dépense. 

«  4°  La  société  approuve  la  répartition,  sur- 
veille la  perception,  reçoit  le  compte  par  ses 
officiers;  car  nul  autre  ne  peut  mieux  approuver 
la  répartition  que  celui  qui  doit  payer  surveiller 
la  perception  que  celui  qui  paie,  recevoir  le 
compte  que  celui  qui  a  payé. 

«  Le  pouvoir  rend  compte,  parce  que  l'em- 
ploi se  fait  par  lui;  la  société  reçoit  le  compte, 
parce  que  l'emploi  se  fait  pour  elle.  » 

Ainsi  en  était-il  dans  l'ancienne  France.  «  Le 
monarque,  écrit  Bonald,  ne  pouvait  faire  la  per- 
ception, ni  rendre  le  compte,  que  par  des 
agents  justiciables  et  comptables  à  la  société; 
et  la  société  ne  pouvait  éclairer  la  perception, 


160  LE  RÉALISME  DE   BONALD. 

ni  recevoir  le  compte,  que  par  des  officiers  in- 
dépendants du  monarque  et  chargés  de  pour- 
suivre et  de  punir,  s'il  y  avait  lieu,  la  personne 
de  ses  agents.  On  voit  la  nécessité  des  tribunaux 
connus  en  France  sous  le  nom  de  Chambre 
des  comptes  et  de  Cours  'des  aides;  cours  sou- 
veraines, indépendantes  dans  leurs  fonctions, 
inamovibles  dans  leurs  offices.  » 

Remarquons  d'ailleurs  que  pour  les  besoins 
fixes  il  n'est  pas  besoin  de  renouveler  chaque 
année  le  consentement  des  contribuables.  «  Si 
l'objet  de  1  impôt  et  l'impôt  sont  fixes,  écrit  Bo- 
nald,  la  demande  une  fois  faite  par  le  pouvoir 
de  l'Etat,  et  le  consentement  une  fois  donné 
par  la  nation,  il  n'y  a  plus,  pour  l'impôt  fixe 
ni  nouvelle  demande  à  former  de  la  part  du 
souverain,  ni  par  conséquent  nouveau  consen- 
tement à  accorder  de  la  part  de  la  nation.  » 

On  sait  que  c'était  la  pensée  du  Comte  de 
Paris  qui  avait  élaboré  un  projet  en  ce  sens, 
le  budget  des  recettes  et  dépenses  fixes  devant 
jêtre  voté  pour  plusieurs  années. 

Contrôle,  conseil,  vote  de  l'impôt,  voilà  donc 


L'AUTORITÉ.  161 

la  fonction  des  assemblées.  Q liant  aux  assem- 
blées qui  prétendent  usurper  le  pouvoir,  gou- 
verner, légiférer,  Donald  les  juge  avec  la  plus 
grande  et  la  plus  juste  sévérité,  non  seulement 
au  point  de  vue  de  l'intérêt  national,  mais  même 
au  point  de  vue  de  l'action  pernicieuse  qu'elles 
exercent  sur  ceux  qui  les  composent.  Ses  juge- 
ments sont  lapidaires;  l'expérience  nous  a  suf- 
fisamment prouvé  qu'ils  n'étaient  pas  exagérés. 
Il  écrit  par  exemple:  «  Les  hommes  assemblés 
fermentent  comme  les  matières  entassées;  et 
Ton  est  affligé  pour  l'humanité  de  voir  qu'une 
assemblée  est  presque  toujours  l'opposé  d'une 
réunion,  que  les  passions  se  combattent  beau- 
coup plus  que  les  sentiments  ne  s'accordent, 
et  qu'il  y  a  dans  toute  assemblée  populaire 
moins  de  raison  à  proportion  qu'il  y  a  plus 
d  êtres  raisonnables. 

La  pensée  veut  la  solitude,  disait-il  encore, 
et  l'art  de  parler,  les  assemblées.  La  plupart  des 
hommes  de  nos  jours  n'ont  vécu  que  dans  les 
assemblées  politiques. 

C'est  à  rapprocher  de  cette  exclamation  que 
jetait  Auguste   ''ointe  devant  la  chute  du  par- 

Le  réalisme  de  Bonald.  ci 


162  LE  RÉALISME   DE   BONALD. 

lementarisme,  en  1852:  «  Je  me  sens  profon- 
dément soulagé  du  joug  anarchique  des  par- 
leurs arrogants  et  intrigants  qui  nous  empê- 
chaient de  penser.  » 

Pour  figurer  dans  les  assemblées,  remarquait 
encore  Bonald,  «  le  bon  sens  et  le  génie  ne 
suffisent  plus  aujourd'hui:  il  faut  de  l'esprit, 
et  même  du  bel  esprit;  de  la  facilité  à  parler 
en  public,  qui  peut  ne  pas  se  rencontrer  avec 
la  rectitude  du  jugement  et  la  profondeur  des 
vues;  l'art  de  parler  sans  rien  dire,  et  de  ri- 
poster sans   répondre.  » 

Repoussant  tout  parlementarisme,  remettant 
la  direction,  le  commandement  au  seul,  au  vrai 
chef,  le  roi.  Bonald  répète  avec  Bossuet:  «  Rois, 
gouvernez  hardiment.  ■  Il  entendait  par  là: 
n'ayez  pas  d'hésitation  sur  votre  devoir  pre- 
mier: il  est  de  gouverner.  Marchez  hardiment 
dans  la  voie  tracée  par  ce  devoir  premier. 
Gouverner  est  chez  le  chef  un  devoir,  en  ef- 
fet, bien  plus  encore  qu'un  droit:  «  Qu'est-ce 
que  l'état  de  roi?  écrivait  Bonald.  Le  devoir 
de  gouverner.  Qu'est-ce  que  l'état  de  sujet?  Le 


L'AUTORITÉ.  163 

droit  d'être  gouverné.  Vn  sujet  a  droit  à  être 
gouverné,  comme  un  enfant  à  être  nourri.  C'est 
dans  ce  sens  que  les  peuples  ont  des  droits, 
et  les  rois  des  devoirs.  »  Ce  devoir  de  gouverner 
implique  comme  conséquence  le  devoir  de  main- 
tenir son  pouvoir,  par  tous  les  moyens,  s'il  est 
nécessaire.  C'est  ce  dont  l'autorité  ne  mt  mal- 
heureusement pas  assez  convaincue,  lors  de  la 
Révolution.  «  Grâce  à  des  doctrines  abjectes, 
écrit  Bonald,  les  magistrats  civils  et  militaires, 
des  ministres  de  la  religion  et  de  l'Etat,  les 
chefs  eux-mêmes  se  croyaient  des  abus,  dont  ils 
attendaient,  dont  ils  provoquaient  la  réforma- 
tion. »  Entre  les  deux  camps  opposés,  ajoute- 
t-il,  «  la  victoire  ne  fut  pas  longtemps  indécise. 
Le  pouvoir  avait  douté,  il  fut  vafincu.  » 

Sur  cette  défaite  du  pouvoir,  Bonald  a  une 
page  superbe  et  vibrante  d'indignation,  que  je 
veux  citer  en  entier.  Après  avoir  rappelé  que 
la  nation  française  avait  contracté  des  enga- 
gements envers  la  maison  régnante,  et  que  tant 
qu'elles  subsistaient  l'une  et  l'autre,  ces  enga- 
gements entre  toutes  les  générations  de  celte 
famille  et  les   générations   correspondantes  de 


164  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

cette  nation,  ratifiés  par  dix  siècles  d'existence 
et  de  prospérité,  ne  pouvaient  être  rompus,  il 
écrit:  «  Quelle  est  la  génération  insensée  qui, 
au  mépris  de  la  sagesse  de  ses  pères  et  des 
droits  de  ses  enfants,  est  venue  déchirer  ce 
contrat  sacré,  briser  de  ses  mains  la  chaîne 
mystérieuse  qui  unit  le  passé  à  l'avenir,  pré- 
cipiter nos  rois  du  trône,  et  finir  la  nation  elle- 
même,  cette  nation  si  grande  et  si  majestueuse, 
véritable  reine  de  l'Europe  par  la  força,  la  sa- 
gesse et  la  dignité  de  ses  institutions  politiques, 
autant  que  par  sa  langue,  sa  littérature  et  son 
goût  pour  les  arts,  pour  commencer  une  nation 
nouvelle,  dans  tous  les  vices  et  toutes  les  im- 
perfections de  l'enfance,  l'indocilité,  l'ignorance, 
l'engouement  pour  les  plaisirs  et  les  frivolités, 
le  mépris  de  tout  ce  qui  est  grand  et  sévère  de 
morale,  l'impuissance  du  repos,  le  besoin  de 
l'agitation:  une  nation  qui  a  voulu  être  la 
terreur  des  peuples  dont  elle  était  le  modèle, 
qui  a  mis  sa  gloire  à  régner  par  droit  de  con- 
quête sur  cette  Europe  où  jadis  elle  régnait  par 
droit  d'aînesse?  Que  na-t-elle  pas  détruit  cette 
nation    nouvelle,    et    qua-t-elle    fondé?     Une 


l'autorité.  105 

royauté  sans  pouvoir,  une  noblesse  sans  de- 
voirs, un  clergé  sans  influence,  une  magistra- 
ture sans  autorité,  nue  administration  sans  con- 
sidération et  sans  responsabilité,  des  institutions 
sans  dignité,  un  peuple  sans  frein  et  sans  mo- 
rale, jouet  de  tous  les  intrigants,  dupe  de  toutes 
les  impostures. 

<  Comment  cette  génération,  qui  eût  été  mau- 
dite par  nos  pères,  et  qui  le  sera  par  nos  enfants, 
a-t-elle  pu  s'arroger  le  droit  de  réprouver  le 
passé,  de  déshériter  l'avenir,  de  lui  ravir  cett;? 
succession  de  bonheur  privé  et  d'ordre  public, 
à  laquelle  il  était  substitué?  Usufruitière  elle- 
même  dans  son  existence  passagère,  de  ce 
patrimoine  inaliénable,  à  quel  titre  en  a-t-elle 
usurpé  la  pleine  propriété  pour  le  dissiper 
d'abord  en  institutions  impuissant  s,  et  bientôt 
en  honteuses  et  cruelles  extravagances,  et  pour 
offrir  à  l'Europe,  dans  un  petit  nombre  dan- 
nées,  à  la  place  des  leçons  de  sagesse  et 
de  vertu  que  la  France  lui  avait  données 
pendant  tant  de  siècles,  l'exemple  de  toutes 
les  folies,  de  tous  les  crimes,  d;'  tout  ce  qu  il  y 
aide  plus  vil  dans  les  cœurs  les  plus  dépravés, 


166  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

de  plus  féroce  dans  les  penchants  les  plus 
abrutis,  de  plus  absurde  dans  les  esprits  les 
plus  égarés,  et  pour  tout  renfermer  en  un  mot, 
pour  lui  donner  le  spectacle  d'une  Convention.  » 
Je  terminerai  par  cette  considération  de  Bo- 
nald:  «  La  France  n'a  jamais  été  et  ne  sera 
jamais  une  république,  elle  n'est  qu  une  mo- 
narchie en  révolution.  »  Entendez  par  là  qu'on 
peut  bien  imposer  la  république  à  la  France, 
mais  qu'on  ne  peut  pas  faire  que  ce  soit  le 
gouvernement  naturel  au  pays,  le  gouvernement 
réclamé  par  son  passé,  son  présent  et  son  ave- 
nir, par  ses  mœurs,  par  ses  intérêts,  par  son 
état  social.  On  ne  peut  pas  faire  que  tout  cela 
ne  postule  la  monarchie.  Seule  donc  la  monar- 
chie peut  régner  en  France.  Elle  régnera  par 
l'ordre  si  elle  est  le  gouvernement  existant  en 
fait.  Et  dans  le  cas  contraire  elle  marquera  son 
absence  par  les  troubles  dont  sera  alors  agité  le 
pays.  Et  c'est  là  encore  une  façon  de  régner. 


CHAPITRE   VI. 

LA  NOBLESSE, 


CHAPITRE  VI. 


LA   NOBLESSE. 


Nous  avons  fait  ressortir,  en  parlant  de  la 
monarchie,  que  les  limites  au  pouvoir  ne 
pouvaient  résulter  d'une  fragile  charte  de  pa- 
pier, et  quelles  ne  pouvaient  être  posées 
que  par  les  forces  réelles  existant  dans  l'Etat 
indépendamment  du  monarque.  Et  dans  l'énu- 
mération  de  ces  forces  nous  avons  ciL*  les  dis- 
tinctions héréditaires.  Les  distinctions  hérédi- 
taires sont  une  des  institutions  peut-être  les 
plus  contraires  aux  préjugés  du  temps.  L'héré- 
dité dans  le  pouvoir  on  n'y  ferait  guère  d'ob- 
jection. Mais  on  ne  voit  pas  la  monarchie  sans 
la  noblesse.  Et  c'est  là  ce  qui  suscite  surtout 
l'hostilité.    Ceux    qui   représentent   en    effet     la 


170  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

noblesse  en  France  ne  sont  pas,  tout  au  moins 
dans  les  grandes  villes,  en  faveur.  Il  y  a  sans 
doute  de  leur  faute.  Il  y  a  aussi  de  la  faute  de 
leur  situation.  Ils  ont  conservé  dans  les  relations 
sociales  un  rang,  des  titres,  bref  des  distinc- 
tions, des  privilèges,  tout  honorifiques  il  est  vrai, 
mais  qui  sont  précisément  les  plus  propres  à 
exciter  ou  blesser  la  vanité,  et  ils  ne  sont  pas 
astreints  à  rendre  des  services  correspondants. 
Mais  une  noblesse  mise  à  même  de  remplir  sa 
fonction  et  la  remplissant  effectivement  une 
noblesse  envisagée  sous  son  vrai  aspect  de  classe 
dévouée  particulièrement  au  service  de  l'Etat, 
pourrait  facilement^  je  crois,  redevenir  popu- 
laire. Or  quelles  sont  les  fonctions  de  la  no- 
blesse, quels  sont  les  services  qu'elle  est  ap- 
pelée à  rendre,  voilà  ce  que  nous  allons  étudier 
avec  Bonald. 

«  La  noblesse,  écrit  Bonald,  préserve  les  su- 
jets de  l'oppression  par  son  existence;  le  pou- 
voir, de  la  révolte  par  son  interposition;  la 
société  de  la  conquête  par  son  action. 

«  1°  Elle  préserve  les  sujets  de  l'oppression 
par  sa  seule  existence.  Un  pouvoir  oppresseur 


LA   NOBLESSE.  171 

est  un  pouvoir  qui  peut  tout  détruire,  tout  ren- 
verser, tout  changer;  un  pouvoir  qui  peut  tout 
renverser  est  un  pouvoir  sans  limites:  or  la  no- 
blesse est  une  limite  au  pouvoir  ;  car  le  monar- 
que ne  peut  anéantir  la  noblesse,  qui  est  co- 
existente  à  lui,  fille  comme  lui  de  la  constitution, 
engagée  comme  lui  à  la  société  par  des  nœuds 
indissolubles,  et  marquée  comme  lui  du  carac- 
tère indélébile  d'une  naissance  distinguée  ..  Aussi 
le  premier  soin  des  despotes  est  de  détruire, 
dans  le  pays  qu'ils  conquièrent,  la  noblesse 
comme  une  existence  indépendante,  et  ce  qui 
caractérise  les  Etats  despotiques  est  qu'il  n'y  a 
point  de  noblesse.  » 

La  Révolution  dont  les  principes  ne  pouvaient 
souffrir  aucune  existence  indépendante  du  pou- 
voir, s'appliqua  à  détruire  la  noblesse.  Par  son 
code  civil.  Bonaparte  paracheva  et  perpétua 
l'œuvre  de  destruction.  On  connaît  la  lettre 
qu'il  écrivait  à  son  frère  Joseph:  «  Etablissez 
le  code  civil  à  Naples;tout  ce  qui  ne  vous  sera 
pas  attaché  va  se  détruire  en  peu  d'années,  et 
ce  que  vous  voudrez  conserver  se  consolidera. 
Voilà  le  grand  avantage  du  code  civil...  Il  con- 


172  LE   RÉALISME    DE   BONALD. 

solide  votre  puissance  puisque,  par  lui.  tout 
ce  qui  n'est  pas  fidéîcommis  tombe,  et  qu'il  ne 
reste  plus  de  grandes  maisons  que  celles  que 
vous  érigez  en  fiefs.  C'est  ce  qui  m'a  fait  prêcher 
un  code  civil  et  m'a  porté  à  l'établir.  » 

«  2°,  continue  Bonald.  la  noblesse  défend  le 
pouvoir  de  la  société  par  son  interposition;  c'est- 
à-dire,  en  donnant  l'exemple  de  la  soumission 
aux  autres  sujets,  qui  obéissent  avec  moins  de 
peine  lorsqu'ils  voient  obéir  ceux  qu'ils  sont 
accoutumés  à  respecter;  en  répandant,  en  entre- 
tenant dans  toutes  les  classes  de  la  société  un 
esprit  d'attachement  à  la  constitution  et  de  fidé- 
lité envers  le  pouvoir  ;  eî  il  est  vrai  que  c'est  par 
l'exemple  qu'elle  donne,  ou  par  les  principes 
qu'elle  répand,  que  la  noblesse  prévient  la  ré- 
volte des  sujets  contre  le  pouvoir.   > 

Mais  son  exemple  peut  être  aussi  pernicieux 
que  bienfaisant.  Car,  comme  le  remarque  Bo- 
nald, «  un  peuple  ne  se  déprave  ou  ne  se  cor- 
rige que  par  l'exemple  de  ses  chefs;  c'est  une 
colonne  d'armée  qui  change  de  route  lorsque 
la  tête  change  de  direction.  Et  par  exemple 
la  Révolution  n'a  été  possible  que  parce  que 


LA   NOBLESSE.  173 

ses    principes    en   avaient    été    préalablement 
adoptés  par  les  classes  dirigeantes. 

Enfin  3e  point,  la  noblesse  préserve  la  société 
de  la  conquête  par  son  action.  C'est  dire  que  la 
noblesse  est  une  institution  essentiellement  mi- 
litaire. Bonalcl  en  donne  ici  la  raison.  «  La  so- 
ciété politique,  expliquc-t-il,  ne  pouvait  agré- 
ger à  la  profession  sacerdotale  les  familles 
qu'elle  voulait  distinguer,  puisque  cette  profes- 
sion, dans  la  religion  chrétienne,  n'était  pas 
une  profession  de  famille.  Elle  les  agrégea 
donc  à  la  profession  sociale  défensive  de  la 
société;  en  sorte  que,  par  une  institution  su- 
blime, la  récompense  la  plus  honorable,  le  sa- 
laire le  plus  précieux  dont  la  société  pût  payer 
un  bienfait,  fut  d'admettre  la  famille  du  bienfai- 
teur au  nombre  de  celles  qui  étaient  plus  parti- 
culièrement consacrées  à  la  conservation  de  la 
société,  et  par  leur  naissance  même  dévouées  à 
sa  défense.  Car.  qu'on  ne  s'y  trompe  pas  la 
noblesse  n'est  une  distinction  qu'en  ce  qu'elle 
est  un  engagement  particulier...  Ainsi  l'on  n'est 
pus  militaire,  parce  qu'on  est  d'une  famille  no- 
ble; mais  on  est  noble  parce  qu'on  est  d'une 


174  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

famille  militaire,  quoique  l'individu  puisse  exer- 
cer quelque  autre  profession  également  utile  à 
la  société  et  plus  analogue  à  sa  position.  Le 
service  militaire  social,  constitutionnel  ou  défen- 
sif  est  donc  la  véritable  destination,  le  premier 
motif  de  la  noblesse. 

Cependant  il  y  a  une  autre  noblesse,  qui 
s'était  plus  tard  constituée,  lorsque  la  fonction  de 
juger  se  sépara  de  celle  de  combattre,  c'est  la  no- 
blesse de  robe.  On  pourrait  se  demander  com- 
ment la  fonction  de  juger  s'alliait  avec  la  no- 
blesse, celle-ci  étant  par  définition  la  classe  de 
ceux  qui  remplissent  une  fonction  publique, 
c'est-à-dire  qui  sont  voués  au  service  de  la  so- 
ciété et  non  des  particuliers.  Or,  c'est  surtout 
pour  le  service  des  particuliers  que  fonctionne 
la  justice.  Bonald  voit  l'objection  et  il  y  répond. 
«  Si,  comme  chargée  d'administrer  la  justice 
GÎstributive,  nous  dit-il,  la  magistrature  exer- 
çait une  profession  relative  aux  individus  plutôt 
qu'à  la  société,  comme  dépositaire  des  lois  qui 
s'étaient  extrêmement  multipliées,  comme  char- 
gée de  vérifier  les  lois,  c'est-à-dire  de  n'admet- 
tre  dans   ce   dépôt  sacré   que   l'expression   de 


LA  NOBLESSE.  175 

la  volonté  générale,  la  magistrature  exerçait  une 
fonction  sociale;  elle  fut  donc  profession  distin- 
guée par  la  nature  de  sa  fonction,  profession 
sociale  par  son  objet,  profession  permanente 
comme  la  société.  Puisqu'elle  était  distinction 
sociale,  permanente,  elle  devait,  suivant  l'es- 
prit de  la  monarchie,  et  par  analogie  avec  les 
autres  'distinctions  sociales,  devenir  inamovi- 
ble, et  elle  devint  inamovible  ;  héréditaire,  et 
elle  devint  héréditaire,  en  devenant  propriétaire 
par  la  vénalité. 

Juger,  combattre,  voilà  donc  qui  embrasse 
toutes  les  fonctions  publiques,  puisque,  comme 
le  remarque  Bonald.  tout  se  réduit,  pour  la  so- 
ciété, à  découvrir  ce  que  veut  la  loi.  ce  qui 
est  juger,  et  à  écarter  les  obstacles  qui  s'op- 
posent, au-dedans  comme  au-dchors.  à  l'exécu- 
tion de  la  loi,  ce  qui  est  combattre. 

Ceux  qui  remplissent  ces  fonctions.  Bonald 
les  appelle  ministres  du  pouvoir,  c'est-à-dire 
serviteurs  suivant  l'étymologie  du  mol.  Il  n'en- 
tend donc  pas  par  ministres  >  les  hommes 
chargés  de  diriger  une  partie  quelconque  de 
l'administration  publique;  guerre,  police  finan- 


176  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

ces,  etc.;  ce  ne  sont,  à  proprement  parler,  dit-il, 
que  des  secrétaires  d'Etat,  et  c'est  ce  titre  qu'ils 
portaient  en  France.  Par  «  ministres  »  il  entend 
l'ensemble,  le  corps  des  hommes  qui  jugent 
et  qui  combattent. 

Le  corps  des  ministres  du  pouvoir,  ou  autre- 
ment dit  la  noblesse,  exerce  donc  une  profession 
distinguée  des  autres  par  sa  nécessité  pour  la 
conservation  de  la  société.  Le  noble,  dit  Bo- 
nald,  n'est  distingué  des  autres,  «  que  parce 
qu'il  appartient  à  une  famille  sociale,  c'est-à- 
dire  une  famille  vouée  spécialement  et  sans  re- 
tour à  la  conservation  de  la  société,  et  qui  ne 
peut,  sans  encourir  le  blâme  ou  ranimadversion 
de  la  société,  se  soustraire  à  ses  engagements 
envers  elle.  »  Certes,  remarque  Bonald.  les  arts 
ou  professions  mécaniques  sont  éminemment 
nécessaires  à  la  conservation  de  la  société  natu- 
relle, ou  de  la  famille,  puisqu'on  ne  saurait 
concevoir  la  famille  sans  des  arts  ou  profes- 
sions qui  la  vêtissent,  qui  la  logent,  qui  la  nour- 
rissent. Mais  nécessaires  qu'elles  sont  à  la  con- 
servation de  la  société  naturelle,  elles  sont  pro- 
fessions naturelles  et  non  sociales  ou  politiques. 


LA  NOBLESSE.  177 

en  ce  sens  qu'elles  n'ont  pas  un  rapport  direct 
et  immédiat  à  la  conservation  de  la  société  po- 
litique. Et  la  preuve,  c'est  que  ces  professions 
ont  existé  avant  la  société  politique,  et  peuvent 
exister  sans  elle. 

Nous  avons  dit  que  pour  ne  pas  tomber  dans 
le  despotisme,  il  faut  homogénéité  entre  le  pou- 
voir et  ses  ministres.  Si  le  pouvoir  est  héré- 
ditaire il  faut  une  noblesse  héréditaire,  afin  que 
la  limite  au  pouvoir  ait  autant  de  force  de  ré- 
sistance que  le  pouvoir  â  de  force  d'action.  Mais 
réciproquement  s'il  y  a  hérédité  dans  le  corps 
des  fonctionnaires,  il  faut  l'hérédité  dans  le 
pouvoir.  Nous  avons  déjà  donné  par  ailleurs 
avec  Bonald,  les  exemples  typiques  de  la  Po- 
logne et  de  la  Turquie.  Revenons-y.  pour  éclair- 
cir  encore  la  question. 

«  En  Pologne  et  en  Turquie,  écrit  Bonald, 
l'homogénéité  des  personnes  sociales,  ou  n'a  ja- 
mais existé,  ou  n'existait  plus  depuis  longtemps; 
et  quoique  la  manière  fût  différente  dans  l'un 
et  l'autre  Etat,  le  résultat  a  été  le  même  pour 
tous  les  deux.  Je  m'explique.  Le  pouvoir  ou  le 

I.e  réalism*  de  Bonald.  >  I 


178  LE   RÉALISME   DE    BONALD. 

chef,  en  Pologne,  était  devenu  électif,  et  la  no- 
blesse ou  le  ministère  était  resté  héréditaire. 
En  Turquie,  au  contraire,  le  pouvoir  était  héré- 
ditaire, et  le  ministère  électif,  et  de  là  ces  élé- 
vations subites  et  fréquentes  d'un  jardinier  du  sé- 
rail ou  d'un  icoglan,  aux  premiers  postes  de 
l'Etat;  de  là  un  double  désordre.  Le  chef  élec- 
tif, en  Pologne,  était  devenu  trop  faible  pour 
contenir  dans  de  justes  bornes  le  ministère  hé- 
réditaire, qui,  écarté  de  sa  destination  naturelle, 
faisait  des  lois,  au  lieu  de  servir  à  leur  exécu- 
tion; et  le  roi  n'était  plus  lui-même  qu'un  mi- 
nistre ou  plutôt  un  esclave.  En  Turquie,  le  chef 
héréditaire  n'avait  trouvé  aucune  limite  à  ses 
caprices  dans  la  mobilité  perpétuelle  de  tout 
ce  qui  existait  autour  de  lui,  et  dans  ses  vo- 
lontés arbitraires  plutôt  qu'absolues,  il  n'avait 
été  servi  que  par  des  esclaves  ou  des  satellites. 
De  là  le  despotisme  du  chef  en  Turquie,  et 
le  despotisme  du  patriciat  en  Pologne;  de  là  le 
gouvernement  tumultuaire  des  Turcs,  et  le  gou- 
vernement orageux  des  Polonais  ;  de  là,  en  Tur- 
quie, ces  soldats  qui  se  révoltent  et  qui  dé- 
placent le   pouvoir,  fet  en   Pologne,   ces   luttes 


LA  NOBLESSE.  179 

éternelles  du  chef  et  des  grands  qu'il  voulait 
soumettre;  de  là,  dans  ces  deux  Etats,  l'anar- 
chie, la  misère,  la  dépopulation,  la  faiblesse, 
l'avilissement  la  destruction.  » 

En  Pologne,  dit  Bonald,  le  ministère  héré- 
ditaire faisait  des  lois,  au  lieu  de  servir  à  leur 
exécution.  C'est  là  la  différence  qui  existe  entre 
l'aristocratie  et  la  noblesse,  que  l'on  confond 
souvent  à  tort.  En  France  il  y  avait  une  no- 
blesse; il  n'y  avait  pas  d'aristocratie.  Bonald 
établit  ainsi  la  distinction  :  «  La  noblesse,  dit- 
il,  était  un  corps  de  propriétaires  voués  héré- 
ditairement et  exclusivement  au  service  public. 
L'aristocratie  est  un  corps  de  propriétaires 
voués  héréditairement  et  exclusivement  à  gou- 
verner le  public,  c'est-à-dire  à  faire  des  lois. 
Ainsi,  autrefois,  il  n'y  avait  point  en  France, 
à  proprement  parler,  d'aristocratie,  et  aujour- 
d'hui il  n'y  a  plus  de  noblesse  politique.  »  Il 
écrit  encore  :  «  Partout  où  plusieurs  citoyens, 
quels  que  soient  leur  nombre  et  leur  condition, 
ont  voix  délibérative  dans  la  législation,  il  y 
a  un  patriciat  ou  une  aristocratie,  et  il  n'y  a 
pas  de  noblesse,  dont  l'essence  est  de  servir 
aux  lois  et  non  de  faire  des  lois.  » 


180  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

Donc  en  France  il  ne  faut  parler  que  de 
noblesse.  C'est  elle  que  nous  allons  étudier.  On 
se  souvient  comment  Bonald  définit  la  noblesse. 
C'est  la  classe  dévouée  héréditairement  aux 
fonctions  publiques.  Remarquons  le  mot  dé- 
vouée. Il  est  significatif.  La  noblesse  a  fini  par 
ne  plus  être  envisagée  que  du  côté  prérogative, 
privilège,  mais  c'est  là  une  erreur.  C'est  avant 
tout  du  côté  devoir  qu'il  faut  la  considérer.  Les 
privilèges,  en  effet,  ne  sont  qu'une  compensa- 
tion des  devoirs,  ou  un  moyen  de  les  remplir. 
«  Les  hommes,  dit  Bonaîd.  ne  sont  élevés,  par 
leur  rang  et  leur  fortune,  au-dessus  des  autres 
que  pour  les  servir;  les  honneurs  sont  des  char- 
ges, c'est-à-dire  des  fardeaux,  et  elles  en  por- 
tent le  nom;  des  offices,  c'est-à-dire  des  devoirs, 
officium;  en  un  mot,  tout  ce  qui  est  grand  ne 
l'est  que  pour  servir  tout  ce  qui  est  faible  et 
petit,  et  de  là  sont  venus  les  mots  servir,  ser- 
vice, employés  à  désigner,  dans  la  langue  des 
peuples  chrétiens  seulement,  les  plus  hautes 
fonctions  du  ministère  public.  »  Ces  noms  de 
ministres  ou  serviteurs,  écrit  encore  Bonald, 
disent  à  ceux  qui  en  sont  revêtus,     qu'ils  ne 


LA  NOBLESSE.  181 

sont  établis  que  pour  le  service  de  leurs  sembla- 
bles: que  le  caractère  dont  ils  sont  revêtus  est 
un  engagement  et  non  une  prérogative,  et  qu'ils 
se  méprennent  étrangement  sur  leur  destina- 
tion dans  la  société  lorsqu'ils  se  regardent  com- 
me élevés  au-dessus  des  autres  par  la  supério- 
rité du  rang,  tandis  qu'ils  n'en  sont  distingués 
que  par  l'importance  des  devoirs.  Pensée  qu'il 
résumait  par  ailleurs  ainsi  :  La  noblesse  n'est 
ni  une  prérogative,  ni  un  privilège;  elle  est  un 
service  et  un  devoir  envers  le  pouvoir...  L'or- 
gueil ne  voit,  dans  ce  service,  que  des  distinc- 
tions et  des  supériorités;  la  raison,  la  conscience 
et  la  politique  n'y  voient  que  des  devoirs.  » 
Mais,  remarque  Bonald.  l'imagination  se  ré- 
crie sur  cette  prétendue  servitude.  Elle  ne  voit 
que  l'éclat  et  les  honneurs  de  ces  fonctions. 
«  Elle  juge  ce  qui  devrait  être  par  ce  qui  était 
trop  souvent.  Et  cependant,  ajoute  Bonald, 
•  tels  sont  les  devoirs  auxquels  la  société,  pour 
ses  besoins,  devrait  soumettre  les  familles  con- 
sacrées au  ministère  public,  que  le  dévouement 
deviendrait  pour  les  autres  un  sujet  de  frayeur 
plutôt  qu'un  objet  d'envie. 


132  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

Mais  ces  notions  se  sont  perdues  depuis  long- 
temps. Et  Bonald  voit  dans  la  perte  de  ces  no- 
tions essentielles  une  des  causes  de  la  révo- 
lution. «  La  vanité  de  la  naissance  mise  trop 
souvent  avant  les  devoirs  de  la  noblesse  »  a 
été  peut-être  une  des  causes  les  plus  prochai- 
nes de  la  révolution  «  en  excitant  la  jalousie 
des  sujets  envers  les  ministres;  car  les  hommes 
n'envient  que  les  jouissances,  et  jamais  les  de- 
voirs. » 

Or  la  noblesse  continuera  forcément  à  être 
peu  populaire  tant  qu'on  ne  lui  aura  pas  res- 
titué aux  yeux  du  public  son  véritable  aspect 
de  classe  dévouée  particulièrement  au  service 
de  la  société.  Tout  le  monde  heureusement  n'a 
pas  oublié  ce  que  doit  être  la  noblesse. 

Je  trouve  par  exemple  dans  l'ouvrage  de  M.  le 
Marquis  de  la  Tour-du-Pin,  Vers  un  ordre  so- 
cial chrétien,  cette  belle  page  qui  concorde  si 
parfaitement  avec  les  définitions  de  Bonald: 
<  Les  classes  élevées!..  Y  en  a-t-il  encore?  dira- 
t-on.  Peut-il  tout  au  moins  s'en  reformer?  Et 
tout  d'abord  en  faut-il?  Réponse  bien  difficile 
à  fournir  si  on  la  cherche  ailleurs  que  dans 


LA  NOBLESSE.  183 

cette  belle  définition  de  Le  Play:  classes  su- 
périeures, celles  qui  doivent  leur  dévouement 
aux  classes  inférieures.  Ce  n'est,  en  effet,  ou 
du  moins  ce  ne  doit  être,  dans  une  société  bien 
ordonnée,  aucun  avantage  d'ordre  privé  qui  y 
donne  le  rang,  mais  bien  la  mesure  dans  la- 
quelle cet  avantage  est  tourné  au  service  du 
bien  public,  et  notamment  à  celui  des  classes 
inférieures,  qui  ont  besoin  de  ce  dévouement 
et  qui  y  ont  droit  à  raison  de  leur  propre  uti- 
lité sociale. 

«  Ce  n'est  donc  pas  la  richesse,  mais  l'usage 
de  la  richesse,  pas  le  talent,  mais  l'emploi  du 
talent,  pas  le  don  de  Dieu  quel  qu'il  soit,  mais 
le  sacrifice  de  ce  don  à  l'humanité,  qui  est  le 
principe  de  l'élévation  dans  une  société  chré- 
tienne. Dès  que  les  hautes  classes  cessent  d'être 
dévouées,  elles  manquent  à  leur  mission  et 
s'abîment  en  dépit  de  tout  privilège  et  de  tous 
droits  acquis.  » 

Je  rappellerai  également  que  dans  l'Enquête 
sur  la  Monarchie,  nous  trouvons  cette  belle 
déclaration  du  comte  de  Lur-Saluces:  «  De 
tous  les  privilèges  de  la  noblesse,  un  seul  est 


184  LE   RÉALISME   DE    BONALD. 

essentiel  :  il  ne  consiste  qu'à  avoir  bien  plus 
de  devoirs  que  les  autres.  Tous  les  autres  pri- 
vilèges sont  accessoires  et  pour  ainsi  dire  su- 
perflus. Sans  celui-ci,  point  de  noblesse.  «  No- 
blesse oblige  »,  disait-on.  N'est-il  pas  urgent  de 
réorganiser  ce  privilège,  d'assumer  de  si  nobles 
obligations,  et  ne  voit-on  pas  qu'il  y  a  dans 
ce  sentiment  une  force  précieuse  pour  le  pays?  » 

Voilà  donc  ce  qu'il  faut  faire  ressortir  avant 
tout,  qu'être  noble  c'est  être  engagé  héréditai- 
rement à  remplir  des  devoirs  publics.  Tout  ce 
qui  tend  à  rappeler  ces  devoirs,  Bonald  l'ap- 
prouve donc.  Mais  il  condamne  ce  qui  n'est 
que  distinction  de  pure  vanité.  Ainsi,  il  est 
utile  qu'il  y  ait  des  costumes,  propres  aux  fonc- 
tions publiques;  ils  commandent  le  respect  parce 
qu'ils  annoncent  un  devoir.  Mais  Bonald  n'ai- 
me pas  les  croix  et  les  cordons,  «  pure  dé- 
coration de  la  personne,  dit-il,  qui  blessent  l'a- 
mour propre,  parce  qu'ils  n'ont  rapport  à 
aucune  fonction,  et  altèrent  ainsi  l'égalité  na- 
tive des  hommes  sans  un  motif  assez  social.  » 

«  Il  y  a  trois  siècles  à  peu  près,  écrit-iL  que 
dans  toutes  les  cours  d'Europe  les  princes  créent 


LA  NOBLESSE.  185 

de  nouveaux  ordres  de  chevalerie  pour  les  hom- 
mes, et  quelquefois  même  pour  les  femmes, 
dans  les  vues  politiques,  et  même  religieuses, 
les  plus  innocentes.  Ces  ordres  sont  à  leur  nais- 
sance l'objet  de  la  faveur  la  plus  déclarée  et  de 
l'ambition  la  plus  active,  enrichis,  décorés  par 
les  princes  qui  s'honorent  d'en  porter  les  mar- 
ques, et  cependant  leur  existence,  ou  du  moins 
leur  considération  est  de  courte  durée.  Il  n'est 
pas  même  possible  d'assigner  aucun  bien  véri- 
tablement public  et  durable  qui  en  soit  résulté, 
et  il  est  au  contraire  aisé  d'apercevoir  la  ré- 
volution qu'ont  dû  produire,  dans  les  idées  et 
dans  les  mœurs,  des  institutions  qui  mettent 
chez  les  uns  la  vanité  à  la  place  de  la  conscien- 
ce, et  chez  les  autres  la  jalousie  à  la  place 
du  respect,  parce  qu'elles  distinguent  l'homme 
par  des  marques  extérieures,  sans  l'obliger  à 
des  devoirs  plus  rigoureux. 

Ainsi  ce  qui  différencie  la  noblesse,  de  ces 
ordres  de  chevalerie,  à  part  le  côté  capital  de 
l'hérédité,  c'est  que  la  noblesse  est  une  voca- 
tion en  quelque  sorte  de  l'individu,  ou  plutôt  de 
la  famille  qui  se  trouve  vouée,  en  effet,  spécia- 


186  LE   RÉALISME   DE    BONALD. 

lement  au  service  de  l'Etat.  La  noblesse  est 
tin  devoir,  et  non  une  simple  distinction  hono- 
rifique, nous  ne  saurions  trop  le  répéter.  «  L'ins- 
titution du  ministère  public,  écrit  Bonald,  qu'on 
appelait  noblesse,  n'est  en  elle-même,  ni  une 
décoration  pour  l'Etat,  ni  un  lustre  pour  lin- 
dividu.  Ces  figures  oratoires  peuvent  embellir 
une  harangue,  mais  elles  ne  rendent  pas  raison 
de  cette  institution.  La  décoration  de  l'Etat  est 
sa  force,  et  le  lustre  de  l'homme,  sa  vertu.  Il 
n'y  aurait  jamais  eu  de  noblesse  dans  aucun 
Etat  chrétien  ou  civilisé,  les  seuls  où  l'homme 
ait  des  idées  justes  du  pouvoir  et  des  devoirs, 
si  elle  n'eût  été  qu'une  décoration;  et  elle  n'au- 
rait pas  été,  parce  qu'elle  n'aurait  rien  été. 
La  .noblesse  est  une  fonction  générale,  et  le 
séminaire  des  fonctions  spéciales.  Elle  est  un 
devoir.  » 

Et  c'est  de  ce  devoir  quelle  tire  sa  distinc- 
tion. Elle  n'est  donc  pas  une  distinction  factice, 
elle  est  la  distinction  la  plus  naturelle  qui  soit, 
car  elle  est  basée  sur  les  fonctions.  La  no- 
blesse n'est,  en  effet,  une  distinction  que  parce 
que  le  métier  de  noble  est  plus  distingué  que 


LA  NOBLESSE.  187 

tout  autre,  car  il  est  plus  digne  de  servir  l'Etat 
que  le  particulier.  «  Tous  les  raisonnements  des 
niveleurs  ou  des  esprits  chagrins,  dit  Bonald, 
ne  prévaudront  jamais  contre  cette  raison 
naturelle  et  supérieure  qui  dit  à  l'homme  qu'il 
est  plus  digne  de  lui,  plus  conforme  à  sa  des- 
tination d'agir  sur  l'homme  pour  le  service  de 
la  société  publique,  que  de  travailler  sur  la 
matière  pour  le  service  de  la  société  domesti- 
que. » 

Mais  à  cette  fonction  plus  digne,  plus  con- 
forme à  la  destination  de  l'homme,  à  cette  dis- 
tinction qu'est  la  noblesse  n'est-il  pas  juste  que 
tous  puissent  accéder?  Non  seulement  cela  est 
juste,  mais  aussi  éminemment  utile  à  l'Etat. 
C'est  ainsi  d'ailleurs  qu'il  en  était  en  France, 
comme  nous  le  rappelle  Bonald.  La  noblesse 
n'était  pas  une  classe  fermée,  une  caste.  «  Loin 
qu  elle  fût,  écrit-il,  le  patrimoine  exclusif  de 
quelques  familles,  elle  était  l'objet  et  le  terme 
des  efforts  de  toutes  les  familles,  qui  toutes  de- 
vaient tendre  à  s'anoblir,  c'est-à-dire  à  passer 
de  l'Etat  privé  à  l'état  public,  parce  qu'il  est  rai- 
sonnable et  même  chrétien  de  passer  d'un  état 


188  LE   RÉALISME   DE    BONALD. 

où  l'on  n'est  occupé  qu'à  travailler  pour  soi,  à 
un  état  où,  débarrassé  du  soin  d'acquérir  une 
fortune,  puisqu'on  la  suppose  faite,  l'homme 
est  destiné  à  servir  les  autres  en  servant  l'Etat. 
Une  famille,  en  France,  sortie  de  l'état  d'en- 
fance, et  de  ce  temps  où  elle  dépend  des  autres 
familles  pour  ses  premiers  besoins,  se  propo- 
sait l'anoblissement  pour  but  ultérieur  à  ses 
progrès.  Une  fois  qu'elle  y  était  parvenue,  elle 
s'y  fixait.  L'individu,  sans  doute,  pouvait  avan- 
cer en  grade,  de  lieutenant  devenir  maréchal 
de  France,  et  de  conseiller  devenir  chancelier: 
mais  ces  grades,  s'ils  n'étaient  pas  égaux,  étaient 
semblables;  les  fonctions,  pour  être  plus  éten- 
dues, n'étaient  pas  différentes;  la  famille  ne  pou- 
vait en  recevoir  un  autre  caractère,  et  une  fois 
reçu,  elle  ne  pouvait  le  perdre  que  par  forfai- 
ture. Dans  les  gouvernements  populaires,  une 
famille  ne  peut  aspirer  qu  à  s'enrichir,  et  à  s  en- 
richir davantage,  même  lorsqu'elle  est  opulente. 
Jamais  elle  ne  reçoit  de  caractère  qui  la  voue 
spécialement  au  service  de  l'Etat,  et  même  les 
fonctions  publiques  auxquelles  le  citoyen  riche 
est  passagèrement  élevé,  ne  sont  souvent  qu'un 


LA  NOBLESSE.  189 

moyen  pour  la  famille  de  spéculer  avec  plus 
d'avantage  pour  sa  fortune.  On  n'est  pas  capable 
de  rapprocher  deux  idées,  lorsqu'on  ne  sent 
pas  l'extrême  différence  qui  doit  résulter  pour  ls 
caractère  d'un  peuple  et  les  sentiments  qui 
sont  la  force  ou  la  faiblesse  des  nations,  de 
cette  disparité  totale  danp  leurs  institutions. 

Cette  tendance  qu'ont  les  familles  à  s'élever, 
à  passer  de  l'état  domestique  à  l'état  public, 
est  d  ailleurs  si  louable,  et  si  utile  par  certains 
côtés,  qu'il  est  dit  Bonald.  politique  pour  l'Etat 
de  la  favoriser.  «  L'Etat,  écrit-il.  doit  favoriser 
cette  tendance  qu'ont  toutes  les  familles  à  pas- 
ser de  l'état  purement  domestique  à  l'état  pu- 
blic, tendance  louable  en  elle-même,  puisque 
l'état  domestique  de  société  n'est  que  la  société 
de  soi.  et  que  l'état  public  est  la  société  des 
autres,  et  qui  ne  cesse  pas  d'être  louable,  mê- 
me quand  les  motifs  personnels  de  l'homme 
seraient  vicieux.  L'anoblissement  a  un  autre 
effet  plus  général,  plus  moral,  et  par  consé- 
quent plus  politique;  car  la  politique  et  la  mo- 
rale sont  une  même  chose:  il  empêche  l'accu- 
mulation excessive  des  richesses  dans  les  mê- 


190  LE   RÉALISME   DE    BONALD. 

mes  familles,  et  établissant  un  autre  moyen  de 
considération  que  l'argent,  il  donne  aux  sen- 
timents, aux  opinions,  à  l'esprit  public  enfin, 
une  direction  plus  noble,  plus  digne  de  l'homme, 
et  par  là  même  plus  utile  à  la  société.  » 

Mais,  en  France,  autrefois,  la  classe  de  la 
noblesse  était  ouverte.  L'anoblissement  était  fa- 
cile, trop  facile  même  à  certains  point  de  vue, 
déclare  Bonald.  Assurément,  écrit-il,  on  ne 
pouvait  se  plaindre  en  France  que  de  l'exces- 
sive facilité  de  l'anoblissement;  et  tandis  qu'un 
meunier  hollandais,  ou  un  aubergiste  suisse 
sans  activité,  comme  sans  désir,  bornés  à  servir 
l'homme  pour  de  l'argent,  ne  voyaient  dans  l'a- 
venir pour  eux  et  leur  postérité,  que  le  moulin 
et  l'enseigne  de  leurs  aïeux,  un  négociant  fran- 
çais, riche  de  deux  cent  mille  écus,  entrait  au 
service  de  l'Etat,  achetait  une  charge  et  une 
terre,  plaçait  son  fils  dans  la  robe  et  un  autre 
dans  l'épée,  voyait  déjà  en  perspective  la  place 
de  président  à  mortier  et  celle  de  maréchal 
de  France,  et  fondait  une  famille  politique  qui 
prenait  l'esprit  de  l'ordre  à  la  première  géné- 
ration,  et  les  manières  à  la  seconde.    «  C'est. 


LA  NOBLESSE.  191 

dit  Montesquieu,  une  politique  très  sage  en 
France,  que  les  négociants  n'y  soient  pas  nobles, 
mais  qu'ils  puissent  le  devenir.  »  S'il  y  avait 
un  abus,  c'est  que  la  famille-sujette  devenait 
souvent  famille-ministre  avant  d'avoir  fait  une 
fortune  assez  considérable,  je  ne  dirai  pas  pour 
soutenir  son  rang,  mais  pour  en  remplir  effi- 
cacement les  devoirs.  Car,  dans  une  société 
opulente,  telle  que  le  sera  toujours  notre  France, 
il  n'y  a  pas  de  condition  plus  dure  et  plus  dou- 
loureuse, que  celle  d'un  noble  indigent,  sur 
qui  pèsent  toutes  les  charges  de  l'état  public  de 
société,  sans  qu'il  puisse  jouir  des  facilités  que 
présente  pour  s'enrichir  la  vie  domestique  et 
privée.  » 

Et  Bonald  remarque  à  ce  propos:  «  On  a 
déclamé  contre  l'usage  des  anoblissements  à 
prix  d'argent;  mais  on  n'a  pas  fait  attention 
qu'il  est  raisonnable  et  naturel  de  faire  preuve 
de  fortune  pour  être  admis  dans  un  corps  où 
tout  moyen  de  faire  fortune,  où  le  désir  même 
de  la  fortune  doit  être  interdit,  et  que  l'homme 
en  société  étant  essentiellement  propriétaire, 
toute  profession  nécessaire  à  la  société  doit  sup- 
poser la  fortune  ou  la  donner.  » 


192  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

Ainsi,  en  résumé,  toute  famille  pouvait,  sous 
l'ancien  régime,  par  son  industrie,  s'élever  jus- 
qu'à la  noblesse;  et  aucun  individu  n'était  ex- 
clu de  s'élever,  par  son  mérite,  aux  plus  hauts 
emplois.  Yoilà  la  vérité  historique  que  l'esprit 
de  parti  par  un  amas  d'erreurs  ou  de  mensonges 
a  tant  obscurcie  ou  défigurée,  et  que  Bonald  ré- 
tablit dans  sa  pleine  clarté.  Or  il  n'est  pas 
de  vérité  qu'il  soit  plus  utile  de  rétablir.  C'est 
pourquoi  je  crois  bon  d'y  insister  avec  Bonald. 
sans  craindre  d'abuser  de  ses  textes. 

Ainsi,  dit  Bonald,  soit  que  la  famille  anoblît 
les  individus,  soit  que  l'individu  anoblît  la  fa- 
mille, Tépée,  l'Eglise,  surtout  la  magistrature 
ont  vu  dans  tous  les  âges  des  exemples  d'é- 
lévations extraordinaires;  «  et,  s'ils  ne  sont  pas 
plus  fréquents,  remarque-t-il.  c'est  que  les  ta- 
lents extraordinaires  sont  encore  plus  rares 
que  les  exemples:  c'est  que  toute  société  qui  est 
dans  sa  nature  n'a  des  hommes  extraordinaires 
qu'au  besoin,  mais  aussi  les  produit  toujours 
lorsqu'elle  en  a  besoin,  et  la  fortune  d'un  homme 
de  génie,  dans  le  genre  de  son  talent,  n'était 
bornée,  en  France,  que  par  ces  obstacles  qui 


LA  NOBLESSE.  193 

aiguillonnent  le  génie,  loin  de  le  relarder,  et 
qu'il  est  toujours  sûr  de  vaincre.  Ouvrez  la  porte 
bien  large,  et  la  foule  passera.  Or,  c'est  la 
médiocrité  qui  fait  foule;  et  d'hommes  médio- 
cres pour  occuper  des  places,  il  y  en  a  toujours 
assez,  et  ils  trouvent  toujours  trop  de  facilité 
à  s'élever.  » 

«  La  nature  est  avare  d'hommes  supérieurs, 
écrit  encore  Bonald,  et  elle  sème  avec  profu- 
sion les  hommes  médiocres.  L'homme  vraiment 
supérieur  aux  autres  hommes,  celui  que  la  na- 
ture fait  naître  pour  remplir  ses  vues  sur  la 
société,  s'élève  toujours  de  lui-même,  et  malgré 
tous  les  obstacles,  à  la  place  que  la  nature  lui 
assigne;  car,  s'il  avait  les  mêmes  besoins  que 
les  autres  hommes  de  la  faveur  des  circonstan- 
ces ou  du  secours  de  l'éducation,  il  ne  leur 
serait   pas   supérieur. 

Si  donc  nous  voyons  que  dans  un  Etat  cons- 
titué! il  y  a  des  obstacles  aux  élévations  rapides, 
que  les  occasions  de  s'élever  d'un  rang  obscur 
au  faîte  des  honneurs  sont  rares,  nous  répon- 
drons, avec  Bonald,  que  les  hommes  dignes  de 
cette  élévation  sont  encore  plus  rares  que  les 

Le  réalisme  de  Bonald.  13 


194  LE   RÉALISME   DE   BONALD.  | 

occasions  de  s'élever.  Si  nous  voyons  au  con- 
traire un  Etat  ou  les  élévations  subites  sont 
non  l'exception  mais  la  règle,  loin  d'admirer 
Un  tel  état  de  choses  nous  dirons  avec  Bonald 
encore  que  c'est  là  tout  simplement  une  des 
marques  distinctives  du  despotisme.  On  ne  peut 
faire,  écrit  en  effet  Bonald,  «  du  choix  arbitraire 
de  la  part  du  chef  un  moyen  régulier  de  pro- 
motion des  familles  au  ministère  politique,  parce 
jcme  l'élévation  des  familles,  qui  hors  les  temps 
et  les  hommes  extraordinaires  doit  être  lente 
et  successive,  comme  toutes  les  opérations  de 
la  nature,  n'a  alors  d'autre  règle  que  des  ca- 
prices, d'autre  motif  que  la  faveur,  souvent 
d'autre  durée  que  celle  de  l'homme,  semblables 
à  ces  plantes  qui  fleurissent  un  matin,  et  que 
le  soir  voit  sécher.  Ces  métamorphoses  subites, 
qui  font  passer  un  homme  des  derniers  rangs 
de  la  société  aux  premiers  emplois,  et  par  la 
seule  volonté  du  chef,  forment  le  caractère  spé- 
cial du  despotisme  d'un  ou  de  tous.  » 

D'ailleurs  si  la  bonne  constitution  dun  Etat 
veut  que  les  élévations  subites,  que  les  dé- 
classements  brusques   ne   soient  qu'exception- 


LA  NOBLES->L.  19Ô 

nels,  que  l'homme  ne  se  plaigne  pas.  Cette 
règle  est  faite  pour  son  bonheur.  Non  seulement 
parce  que  tout  ce  qui  contribue  à  constituer  la 
société,  contribue  au  bien-être  de  chacun,  mais 
aussi  parce  que  l'élévation  trop  rapide  risque  de 
compromettre  l'équilibre  de  l'individu  et  d'en 
faire  un  malheureux.  C'est  la  thèse  que  Bourget 
a  exposée  dans  YEtape,  et  sur  laquelle  on  a 
beaucoup  discuté,  mais  en  discutant  la  plupart 
du  temps  à  côté  de  la  vraie  question.  Bourget 
n'a  jamais  voulu  prétendre  que  le  passage  d'une 
classe  dans  une  autre  plus  élevée  fût  chose  fu- 
neste. Il  a  simplement  cherché  à  montrer  que 
pour  que  cette  ascension  produisît  des  fruits 
heureux,  il  était  nécessaire,  dans  la  majeure 
partie  des  cas.  que  cette  ascension  fût  progres- 
sive, par  étapes.  Et  que  la  démocratie  qui  érige 
en  système  le  déclassement  était  une  fabrique 
de  malheureux.  D'ailleurs  sur  ce  sujet  M.  de  la 
Tour  du  Pin  a  écrit  quelques  lignes  qui  résu- 
ment si  parfaitement  la  question  que  je  lui 
laisserai  la  parole.  A  ceux  qui  demandent:  Fau- 
drait-il donc  que  la  société  soit  faite  de  compar- 
timents   fermés    et  impénétrables?   il   répond: 


196  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

«  Rien  de  pareil:  les  classes  populaires  sont  la 
réserve  naturelle  des  classes  élevées  et  toutes 
ont  besoin  de  se  compénétrer  pour  vivre.  Seu- 
lement, cette  compénétralion  ne  doit  pas  pro- 
céder par  assaut,  mais  par  infiltration;  autre- 
ment dit,  il  vaut  mieux  que  l'ascension  sociale, 
soit  dans  la  même  classe,  soit  d'une  classe  à 
l'autre,  ait  un  caractère  familial  et  progressif, 
plutôt  que  purement  individuel  et  soudain;  l'une 
s'observe  dans  les  sociétés  paisibles  et  en  pro- 
grès, l'autre  dans  les  époques  troublées  qui 
font  surtout  des  malheureux.  » 

Or,  telle  est  exactement  la  pensée  de  Bonald. 
La  nature,  dit-il.  qui  ordonne  tout  avec  sa- 
gesse», ne  veut  pas  qu'un  individu  passe  des 
derniers  emplois  subitement  aux  premiers,  et 
qu'il  coure  juger  en  venant  de  bêcher  la  terre. 
Il  y  a  même  peu  d'hommes  dont  la  raison  puisse, 
sans  en  être  ébranlée,  supporter  une  élévation 
aussi  subite,  et  de  là  sont  venues  toutes  les  ex- 
travagances du  règne  de  la  terreur.  Tout  ce  qui 
doit  durer  est  lent  à  croître  —  ajoute-t-il,  —  et 
la  constitution  en  France,  d'accord  avec  la  na- 
ture, faisait  passer  la  famille  successivement  par 


LA  NOBLESSE.  197 

des  professions  plus  relevées,  qui  occupaient 
l'esprit  plus  que  le  corps,  tels  que  le  com- 
merce et  la  pratique  des  affaires,  et  elle  la 
disposait  ainsi  à  l'anoblissement. 

La  nature  ne  fait  pas  de  sauts,  tout  ce  qui 
doit  durer  est  lent  à  croître,  voilà  donc  seule- 
ment ce  que  Bonald  rappelle  à  propos  du  re- 
crutement de  la  noblesse.  Mais  ceci  dit,  loin  de 
se  montrer  opposé  au  principe  de  l'anoblis- 
sement, il  considère  que  pour  chaque  famille 
c'est  non  seulement  un  droit,  mais  même  un 
devoir  de  tendre  à  s'élever:  «  Ce  n'est  pas,  écrit- 
il,  comme  on  l'a  dit,  un  droit  à  tous  les  hommes 
d'avoir  part  au  pouvoir,  mais  c'est  un  devoir 
au  moins  politique  à  toutes  les  familles  de  se 
mettre  en  état,  par  le  résultat  naturel  d'une  in- 
dustrie honnête,  de  passer  de  l'état  puremeni 
domestique  de  société;  celui  où  l'on  ne  s'oc- 
cupe que  de  soi  et  de  ses  propres  intérêts,  à 
l'état  public  de  société,  celui  où  l'on  s'occupe 
du  service  des  autres,  et  où.  débarrassé  du  soin 
d'acquérir,  l'homme,  ou  plutôt  la  famille,  n'a 
plus  qu'à  vaquer  à  la  profession  honorable  du 


198  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

ministère  public.  De  là  venait  en  France,  plus 
constituée  que  toute  autre  société  chrétienne, 
cette  tendance  de  toutes  les  familles  à  s'a- 
noblir, c'est-à-dire  à  passer  à  l'état  public  de 
société,  à  cet  état  qui  interdisait  aux  individus 
tout  métier  lucratif,  et  consacrait  la  famille 
elle-même  au  service  de  la  société.  » 

Bonald  soulève  ici  la  question  de  l'interdiction 
qui  était  faite  à  la  noblesse,  <  par  les  mœurs, 
plus  puissantes  que  les  lois  »,  sous  peine  de  dé- 
rogation, d'exercer  aucun  métier  lucratif.  Il  nous 
explique  ailleurs  parfaitement  les  motifs  de 
cette  règle,  qu'on  serait  tenté  de  ne  plus  con- 
sidérer actuellement  que  sous  son  côté  de  simple 
vanité.  Je  ne  sais,  nous  dit  Bonald,  si  elle  est 
très  libérale,  mais  elle  est  très  philosophique, 
très  morale  et  surtout  très  politique.  «  Rien  de 
plus  moral  assurément  qu'une  institution  qui, 
sans  contrainte,  et  par  les  motifs  les  plus  ho- 
norables, offre  un  exemple  on  peut  dire  légal 
et  public,  de  désintéressement  à  des  hommes 
dévorés  de  la  soif  de  l'argent,  et  au  milieu  de 
sociétés  où  cette  passion  est  une  cause  féconde 
d'injustices   et   de  forfaits.   Rien  de  plus   poli- 


LA  NOBLESSE.  199 

tique  que  d'arrêter,  par  un  moyen  aussi  puis- 
sant que  volontaire,  par  le  motif  de  l'honneur, 
l'accroissement  immodéré  des  richesses  dans 
les  mêmes  mains. 

Certes  à  notre  époque  cette  habitude,  que  les 
mœurs  ont  tendu  à  maintenir,  de  s'abstenir 
de  tout  métier  lucratif,  offre  des  dangers.  Car 
de  plus  en  plus  éloignée  d'autre  part,  par  le 
gouvernement,  des  fonctions  publiques,  la  no- 
blesse est  guettée  par  l'oisiveté.  Et  si  l'on  peut 
s'étonner  de  quelque  chose  c'est  que  cette  si- 
tuation anormale  n'ait  pas  produit  de  plus  fu- 
nestes effets.  Il  était  certes  on  ne  peut  plus 
honorable  de  servir  l'Etat  sans  aspirer  à  aucun 
gain.  Mais  dès  lors  que  cette  possibilité  n'est 
plus  accordée,  ce  qui  est  honorable  c'est  de 
chercher  à  pallier  les  effets  du  partage  forcé 
autrement  que  par  l'enjuivement  ou  même  par 
de  simples  spéculations  sur  les  dots.  C'est  là  — 
étant  données  les  circonstances  —  qu'est  la  vraie 
dérogation,  et  non  dans  l'emploi  d'un  métier 
lucratif.  Mais  cela  n'empêche  que  le  point  de 
vue  de  l'ancien  régime  aurait  de  nouveau  son 
utilité  dans  un  temps  où  la  noblesse  exercerait 
ses  fonctions  normales. 


200  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

Tout  moyen  ordinaire  de  fortune  étant  ainsi 
interdit  à  la  noblesse,  il  était  naturel,  déclare 
Bonald,  qu'elle  eût  des  privilèges  pécuniaires. 
D'ailleurs,  comme  le  faisait  remarquer  un  de 
ces  privilégiés,  le  Comte  d'Antraigues,  ces  pri- 
vilèges pécuniaires  se  réduisaient  ordinairement 
à  peu  de  chose,  sinon  à  rien.  Car  si  les  no- 
bles, dit-il,  n'étaient  point  assujettis  personnel- 
lement à  certaines  impositions,  ils  les  payaient 
peut-être  même  plus  chèrement,  par  les  mains 
de  leurs  fermiers. 

Certes  tout  privilège  doit  correspondre  en 
quelque  sorte  à  un  devoir.  Et  on  ne  peut  nier 
qu'au  moment  de  la  Révolution  l'équilibre  se 
trouvait  rompu  en  faveur  des  privilèges.  Mais  ce 
qu'il  fallait  alors,  là  comme  ailleurs,  c'est  ré- 
former et  non  ruiner. 

Un  des  moyens  les  plus  efficaces  pour  faire 
disparaître  les  grandes  familles,  est  le  par- 
tage égal  forcé  des  biens  paternels.  Le  Code 
Napoléon  qui  sur  plusieurs  points  capitaux  a 
perpétué  et  consolidé  la  Révolution,  nous  a 
maintenu   jusqu'à   présent   sous   ce   régime   de 


LA  NOBLESSE.  201 

destruction.  Comme  tous  les  autres  grands  so- 
ciologues, et  notamment  Le  Play  et  Auguste 
Comte,  Bonald  s'élève  contre  un  tel  régime. 
«  Le  philosophe,  écrit-il.  vous  prouvera  par  de 
doctes  raisonnements  qu'il  faut  que  tous  les 
enfants  partagent  également  le  bien  de  la  fa- 
mille; la  nature  vous  prouvera  par  de  grands 
malheurs  qu'il  faut,  pour  que  le  corps  social 
subsiste,  conserver  les  familles  et  consommer 
les  individus.  »  Or  le  partage  égal  détruit  for- 
cément au  bout  de  peu  de  temps  toute  famille. 
€  Dans  les  pays,  écrit  Bonald.  où.  par  l'égalité 
du  partage,  la  loi  force  les  enfants  de  vendre 
tout  ce  qui  pourrait  leur  rappeler  leurs  pères, 
il  n'y  a  jamais  de  famille;  je  dirai  plus,  il  n'y 
a  jamais  de  société,  parce  qu'à  chaque  géné- 
ration la  société  finit  et  recommence.  Les  no- 
vateurs avec  leurs  lois  faites  pour  le  moment 
qui  suit,  pour  l'homme  qui  passe,  hachent 
menu  la  société,  il  me  semble  voir  un  enfant 
qui  a  coupé  un  serpent  en  plusieurs  parties; 
il  s'applaudit  de  les  voir  sautiller,  s'agiter  en 
tous  sens  :  il  croit  voir  plus  de  vie  où  il  voit  plus 
de  mouvement  ;  mais  bientôt  ce  reste  d'esprits 


202  LE  RÉALISME   DE    BONALD. 

animaux,  que  chaque  partie  tenait  du  corps  dont 
elle  avait  été  détachée,  s'exhale:  tout  meurt  et 
l'enfant  étonné  ne  voit  sur  le  sable  que  des 
morceaux  infects  et  inanimés.  » 

Sans  doute  la  libre  disposition  des  biens  lais- 
sée aux  parents  tendrait  à  reconstituer  de  gran- 
des fortunes  immobilières,  qui  sont  celles  que 
le  Code  civil  a  surtout  détruites.  Mais  il  ne  faut 
voir  dans  une  telle  reconstitution  que  des  avan- 
tages. Les  classes  élevées  ont  de  grands  devoirs, 
et  comme  le  remarque  Auguste  Comte,  de 
grands  devoirs  supposent  de  grandes  forces. 
De  plus,  nous  dit  Bonald,  «  les  grands  proprié- 
taires sont  nécessaires  dans  une  grande  société: 
parce  qu'eux  seuls  peuvent  cultiver  en  grand, 
cultiver  avec  intelligence,  et  se  livrer  à  des 
essais  qui  donnent  à  vivre  aux  pauvres,  et  tour- 
nent toujours  au  perfectionnement  de  l'agri- 
culture. C'est  par  un  salaire  payé  à  un  travail 
utile,  plutôt  que  par  des  largesses  faites  à  l'in- 
digent oisif,  que  les  riches  remplissent  leur  des- 
tination religieuse  et  politique,  et  qu'ils  sont 
conformément  aux  vues  de  la  Providence  et 
à  l'intérêt  de  l'Etat,  les  économes   et  les  dis- 


LA  NOBLESSE.  203 

pensateurs  des  fruits  que  la  nature  fait  naître 
pour  tous  les  hommes.  » 

Remarquons  ces  derniers  mots:  économes  et 
dispensateurs  des  fruits.  Ils  marquent  la  pen- 
sée de  Bonald  sur  la  propriété.  L'individualiste 
ne  considère  la  propriété  qu'au  point  de  vue 
de  l'appropriation  et  de  la  jouissance  indivi- 
duelles. Bonald  la  considère  du  point  de  vue 
social.  Tout  capital  est  pour  la  plus  grande  part 
l'œuvre,  non  du  possesseur  actuel,  mais  des 
générations  passées.  Personne  n'est  le  seul  au- 
teur de  sa  richesse.  Que  quelqu'un,  par  exem- 
ple, mette  en  valeur  une  terre  jusqu'alors  inex- 
ploitée, il  doit  tout  au  moins  à  la  société  les 
instruments  et  la  science  qui  lui  ont  été  nécessai- 
res pour  cette  mise  en  valeur.  C'est-à-dire  que  la 
société  a  .mis  à  sa  disposition  le  fruit  d'un  travail 
de  bien  des  siècles,  auprès  duquel  son  travail 
propre  est  de  peu  de  chose.  Tout  capital  étant 
(ainsi  une  œuvre  sociale  il  est  naturel  que  la  ri- 
chesse engendre  des  devoirs  sociaux.  Ces  devoirs 
sont  avant  tout  la  conservation  et  la  bonne  admi- 
nistration de  la  propriété,  et  le  bon  emploi  de 
ses  revenus.  Comme  dit  Bonald  les  riches  sont 


204  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

«  les  économes  et  les  dispensateurs  des  fruits 
que  la  nature  fait  naître  pour  tous  les  hom- 
mes. »  Certains,  il  est  vrai,  seraient  tentés  de 
voir  plus  de  justice  dans  le  partage  égal  de 
ces  fruits  entre  tous.  Mais  le  partage  égal  en- 
gendrerait une  communauté  de  misère  dont  l'en- 
vie démocratique  se  satisferait  peut-être,  mais 
qui  serait  à  bref  délai  la  ruine  de  toute  civili- 
sation et  de  toute  société. 

En  résumé  tout  possesseur  d'un  capital  n'en 
est  en  quelque  sorte  que  l'usufruitier,  en  ce 
sens  que  tenant  ce  capital  des  générations  pas- 
sées il  en  doit  compte  aux  générations  présentes 
et  à  venir.  Ce  point  de  vue  de  Bonald  est  égale- 
ment celui  d'Auguste  Comte.  C'était  d'ailleurs 
un  point  de  vue  qui  était  assez  commun  au- 
trefois, avant  que  l'individualisme  révolutionnai- 
re n'ait  enlevé  toute  dignité,  on  pourrait  même 
dire  tout  fondement  solide,  à  la  propriété,  en 
la  dépouillant  des  devoirs  sociaux  qui  y  sont 
attachés,  et  en  la  faisant  uniquement  généra- 
trice de  droits  individuels. 


CHAPITRE   VIL 

L'ÉDUCATION. 


CHAPITRE  Vil. 


l'éducation. 


Nous  sommes  mauvais  par  nature,  bons  par 
la  société,  avons-nous  dit  plus  haut  avec  Bonald, 
en  opposant  la  thèse  sociale  à  la  thèse  individua- 
liste. Et  nous  avons  ajouté:  si  nous  sommes 
bons  par  la  société,  pour  nous  rendre  meilleurs, 
rendons  la  société  meilleure,  pour  atteindre  à 
l'individu  travaillons  sur  ce  qui  le  conditionne. 

Le  milieu,  en  effet,  dans  lequel  vit  l'individu 
pèse  d'un  tel  poids  sur  lui.  qu'il  est  capital 
pour  sa  formation  morale  que  la  société  ait  de 
bonnes  coutumes  et  de  bonnes  lois,  et  la  fa- 
mille de  bonnes  mœurs.  Il  faut  donc,  comme  dit 
Bonald,  qu'à  son  entrée  dans  la  vie,  chacun 
«  trouve,  établi  par  les  lois,  pratiqué  dans  les 


208  LE   RÉALISME   DE    BONALD. 

mœurs,  enseigné  par  les  écrits,  rappelé  par 
les  arts,  autorisé,  accrédité  par  tous  les  moyens 
dont  la  société  dispose,  tout  ce  qui  peut  aider 
un  naturel  heureux  ou  fortifier  une  âme  faible, 
et  continuer  une  bonne  éducation  ou  réformer 
une  éducation  vicieuse.  Mais  ce  n'est  pas  à 
dire  qu'il  ne  faille  travailler  directement  sur 
l'individu  lui-même.  D'ailleurs  si  nous  avons 
rappelé  l'influence  du  milieu  sur  la  formation 
de  l'individu,  c  est  que  certains  la  regardent 
comme  peu  de  chose  ou  même  comme  rien. 
Mais  personne  ne  conteste  l'importance  de  l'édu- 
cation. C'est  cette  question  que  nous  allons  en- 
visager à  présent  avec  Bonald. 

On  sait  quel  est  l'idéal  de  l'éducation  d'après 
la  Révolution.  Il  est  ainsi  formulé  par  Rous- 
seau: mettre  chacun  en  état  de  choisir  par  lui- 
même  les  croyances  où  le  meilleur  usage  de  sa 
raison  doit  le  conduire.  Ceci  oblige  à  ne  rien 
inculquer  à  l'enfant,  car  ce  serait  attenter  à 
sa  liberté;  à  se  contenter  de  lui  développer  l'es- 
prit critique  pour  le  préserver  des  préjugés 
qui  le  guettent;  à  lui  enseigner,  en  un  mot,  à 
ne  prendre  comme  guide  que  sa  propre  raison. 


L'EDUCATION.  209 

Contre  ce  seul  guide  donné  à  l'individu  par 
la   Révolution,    Bonald  s'élève    dans  une  page 
superbe   d'éloquence   en   même  temps  que  de 
profonde  analyse  du  cœur  humain.   «  La  rai- 
son, nous  dit-on,  suffit  toute  seule,  s'écrie-t-il, 
pour  nous  conduire  à  la  vertu  ;  l'intérêt  seul  suf- 
fit pour  nous  détourner  du  vice  et  nous  éclairer 
sur  notre  bonheur.  Mais  quels  sont  ces  guiJes 
qui,  loin  de  devancer  nos  pas.  ne  viennent  ja- 
mais  qu'après  nous   et  arrivent  toujours   trop 
tard?  La  raison,   sans  doute,  parle  avant  que 
le  désir  ne  soit  satisfait;  mais  elle  n'est  écoutée 
que  lorsque  la  passion  est  refroidie.  Nous  con- 
naissons toujours  assez  l'intérêt  que  nous  avons 
à  pratiquer  la  vertu,  mais  nous  ne  le  sentons 
jamais  que  lorsque  la  vertu  est  pratiquée  et 
la    faute    évitée.    L'homme    avant   que  la   pas- 
sion ait  fait  entendre  sa  voix  impérieuse,  con- 
naît les  motifs  qui  doivent  diriger  sa  conduite: 
il  les  représenterait  tous  à  un  ami  qu'il  verrait 
engagé  dans  la  terrible  lutte  de  la  passion  con- 
tre  le  devoir.   Pourquoi  ces   motifs   disparais- 
sent-ils  de    son    esprit   au    moment    d'en    faire 
usage?  Pourquoi  ne  voit-il  plus  alors  qu'à  tra- 

Lc  réalisme  d«  Bonald.  '  + 


210  LE   RÉALISME   DE   BONALD. 

vers  un  nuage,  ou  même  ne  voil-il  plus  du 
tout  ce  qui  lui  avait  paru  auparavant,  et  qui 
lui  paraîtra  aussitôt  après,  si  clair  et  si  évident? 
Mais  quand  la  passion  est  satisfaite,  le  nuage 
se  dissipe,  l'évidence  reparait,  la  raison  parle 
à  son  esprit  avec  plus  de  force,  et  il  ne  conçoit 
pas  qu'il  ait  pu  la  méconnaître:  lumière  déses- 
pérante qui  n'éclaire  que  des  chutes;  ami  infi- 
dèle qui  disparaît  au  moment  du  danger,  ou 
même,  trop  souvent  séduit  par  la  passion,  cher- 
che à  justifier  ces  mêmes  penchants  qu'il  n'a 
pas  su  réprimer.  Les  hommes  connaissent  tous 
leur  intérêt.  Je  le  veux;  mais  le  grand  intérêt. 
le  seul  intérêt,  pour  un  homme  passionné,  est 
de  se  satisfaire:  tout  autre  plus  éloigné  s'éva- 
nouit devant  celui-là.  et  il  faut,  pour  le  rappe- 
ler à  son  esprit,  la  dure  et  tardive  leçon  de 
l'expérience.  En  un  mot,  et  ce  mot  résout  la 
question,  la  raison  de  l'homme  n'est  que  la 
passion  domptée:  donc  la  raison  toute  seule  ne 
suffit  pas  pour  dompter  la  passion.  L'intérêt  de 
l'homme  est  la  vertu  pratiquée:  donc  la  considé- 
ration de  notre  intérêt  ne  suffit  pas  pour  faire 
pratiquer  la  vertu.  Aussi  la  religion,  qui  connaît 


L'ÉDUCATION.  211 

l'homme  et  le  fond  qu'il  peut  faire  sur  sa  rai- 
son, ne  donne  pas  de  conseils,  elle  intime  des 
ordres;  et,  au  lieu  de  balancer  doctement  les 
motifs  et  les  raisons  qui  doivent  nous  détourner 
de  céder  à  nos  penchants,  elle  nous  donne,  pour 
toute  maxime  de  conduite,  le  précepte  simple 
et  positif  de  fuir  les  occasions  du  crime,  assurée 
qu'elle  est  qu'avec  votre  raison  et  ses  raisonne- 
ments, notre  intérêt  et  ses  motifs,  la  philoso- 
phie et  ses  sentences,  souvent  même,  malgré  des 
secours  plus  puissants,  nous  y  succomberons 
infailliblement.  » 

En  résumé  la  constatation  que  Eonald  fait  ici. 
c'est  que  c'est  le  cœur  qui  domine  la  vie  de 
l'homme.  C'est  donc  l'éducation  du  cœur  — 
Auguste  Comte  dirait  la  culture  de  l'altruisme 
—  qui  est  avant  tout  essentielle  pour  la  pré- 
paration de  rhomm'et  à  la  vie  sociale.  Or.  comme 
Bonald  vient  de  nous  le  décrire  si  éloquemment. 
la  raison,  les  connaissances  acquises,  l'instruc- 
tion ont  peu  d'action  sur  les  passions.  «  On 
peut  prouver  à  quelqu'un  qui  aime,  dit  Bonald. 
qu'il  a  tort  d'aimer,  sans  le  convaincre...  Dire 
à  quelqu'un  qui  aime  qu'il  ne  devrait  pas  aimer. 


212  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

c'est  dire  à  une  pierre  qui  tombe  qu'elle  ne 
devrait  pas  tomber.  Il  faut  opposer  à  T amour 
un  amour  supérieur,  comme  il  faut  opposer  à 
la  force  de  la  pierre  qui  tombe  une  force  supé- 
rieure qui  l'empêche  de  tomber.  Bref,  il  faut 
avant  tout  diriger  les  affections,  les  sentiments. 
C'est  le  but  principal  de  l'éducation. 

Que  sert,  en  effet,  de  nous  donner  la  sim- 
ple connaissance  des  lois  qui  règlent  la  société? 
La  pratique  des  devoirs,  demande  Bonald.  est- 
elle  une  suite  nécessaire  de  la  connaissance  des 
lois?  «Oui,  dit  une  fausse  philosophie,  qui  ne  par- 
le jamais  que  d'éclairer  la  raison  de  l'homme: 
Non,  dit  la  religion,  qui  veut  surtout  échauffer 
son  cœur,  et  qui  regarde  l'amour  comme  la 
faculté  souveraine  des  deux  autres  facultés:  vé- 
ritable pouvoir  dans  l'homme,  puisqu'il  donne 
la  volonté  à  sa  pensée,  et  l'action  à  ses  organes. 

«  Ce  n'est  pas  —  continue  Bonald  —  que  la 
philosophie  ne  reconnaisse  aussi  dans  l'homme 
des  affections  et  un  amour,  mais  c'est  l'amour 
de  soi  dont  elle  fait  le  mobile  de  toutes  nos 
actions,  même  sociales,  et  elle  veut  que  la  bien- 
veillance universelle  ne  soit  qu'un  égoïsme  éclai- 


L'ÉDUCATION.  213 

ré.  La  religion,  au  contraire,  commande,  ins- 
pire l'amour  îles  autres,  et  en  fait  le  fondement 
de  l'altruisme.  Ainsi  une  fausse  philosophie 
commence  par  isoler  les  hommes,  et  les  con- 
centrer en  eux-mêmes  pour  mieux  les  porter  au 
dehors  et  les  réunir  dans  une  réciprocité  de 
secours  et  de  services,  et  la  véritable  sagesse 
nous  dit  que.  pour  servir  les  autres  comme  on 
se  sert  soi-même,  il  faut  les  aimer  comme  on 
s'aime  soi-même.   > 

Ceux  qui  connaissent  Auguste  Comte  retrou- 
veront ici  une  pensée  qu'il  a  particulièrement 
systématisée.  On  sait,  en  effet  le  rôle  que  joue 
l'altruisme  dans  sa  philosophie,  et  comme  il 
S'est  élevé,  ainsi  que  Bonald  le  fait  ici,  contre 
ceux  qui  prétendraient  former  l'homme  social 
en  faisant  appel  uniquement  à  son  intérêt.  Cer- 
tes l'homme  a  parfois  intérêt,  un  intérêt  immé- 
diat, à  pratiquer  la  vertu,  mais  liop  y  insister 
serait  fortifier  l'égoïsme  en  lui.  Et  la  plupart 
du  temps  il  est  faux  qu'on  puisse  lui  faire  pra- 
tiquer la  vertu  simplement  en  faisant  appel  à 
son  intérêt,  en  éclairan  son  égoïsme.  Les  règles 
(!<•   vertu    ne  sont    pas   les   règles   de   bonheur. 


214  LE   RÉALISME   DE   BONALD. 

C'est  ce  que  Bonald  nous  démonlre  dans  des 
pages  si  belles  d'élévation  et  d'indignation  fré- 
missante, que  je  tiens  à  les  donner  ici  dans 
leur  entier.  Parlant  des  philosophes  qui  «  ton- 
dent le  principe  de  la  morale  sur  le  besoin  cons- 
tant du  bonheur  commun  à  tous  les  individus.  » 
et  qui  ont  fait  voir  que,  dans  le  cours  de  la 
vie,  les  règles  de  conduite  pour  être  heureux 
sont  absolument  les  mêmes  que  pour  être  ver- 
tueux »,  Bonald  écrit  : 

s  J'entends..,  cette  bienveillance  universelle, 
cette  charité  pour  tous  les  hommes  que  prescrit 
la  morale,  même  la  plus  faible,  ou  plutôt  qui 
est  la  morale  même  appliquée  aux  relations 
des  hommes  entre  eux.  cette  disposition  cons- 
tante à  s'entr'aider  mutuellement,  à  se  faire 
les  uns  aux  autres  le  sacrifice  de  ses  goûts,  de 
ses  penchants,  souvent  de  ses  intérêts,  quel- 
quefois de  sou  bonheur  et  même  de  sa  vie,  les 
hommes  en  trouveront  le  motif  dans  la  pour- 
suite commune  des  choses  dans  lesquelles  ils 
placent  leur  bonheur  commun,  et  dont  ils  font 
des  besoins  constants,  dans  des  concurrences 
d'ambition    et    de   fortune,    dans    des    rivalités 


L'ÉDUCATION.  215 

d'amour  ou  de  talent!  Ces  objets  que  tous  con- 
voitent, et  que  le  petit  nombre,  quelquefois  un 
seul,  peut  obtenir,  seront  le  lien  de  toutes  les 
affections,  parce  qu'ils  sont  le  but  de  tous  les 
efforts  ;  et  ces  masses  organisées  pour  les  jouis- 
sances, et  sensibles  jusqu'à  la  violence,  che- 
mineront paisiblement,  sans  se  heurter,  sans 
chercher  à  se  devancer  mutuellement,  dans  le 
sentier  étroit  des  honneurs  et  des  plaisirs? 

Mais  il  faut  auparavant  réformer  les  idées 
communes  manifestées  par  une  expression  gé- 
nérale, qui.  d;ms  toutes  les  langues,  fait  de  con- 
current, de  rival,  de  compétiteur,  le  synonyme 
d'ennemi.  Il  faut  réformer  la  nature,,  qui  en 
nous  inspirant  un  désir  égal  de  bonheur,  nous 
a  réparti  si  inégalement  les  moyens  d'y  parve- 
nir, et  qui  n'a  su  donner  que  l'envie  pour  dé- 
dommagement à  la  médiocrité.  11  faut  réformer 
la  société,  qui  n'a  établi  des  lois  et  des  peines, 
qui  n'a  armé  la  justice,  ordonné  la  force,  orga- 
nisé, en  un  mot,  toute  la  machine  des  gouver- 
nements que  pour  prévenir  et  réprimer  les  dé- 
sordres que  ce  désir  constant  et  universel,  ou 
plutôt  cette  fureur  de  bonheur  produit  dans  la 


216  LE  RÉALISME   DE    BONALD. 

société,  et  afin  que  ceux  qui,  faute  de  moyens 
ou  de  circonstances  favorables,  ne  peuvent,  pour 
ainsi  dire,  qu'approcher  les  lèvres  de  cette  onde 
fugitive,  puissent  voir  sans  trop  de  jalousie  leurs 
concurrents  plus  heureux  s'y  désallérer  pleine- 
ment. 

«  Aussi  les  moralistes  païens,  persuadés  que 
ce  désir  commun  de  bonheur,  c'est-à-dire  de 
jouissances,  connue  l'entendent  ces  moralistes, 
loin  d'être  le  principe  de  la  morale,  en  est  le 
plus  dangereux  ennemi,  ne  recommandent  à 
l'homme,  pour  son  bonheur,  que  de  ne  rien 
désirer.  Ils  ne  cherchent  pas  à  diriger  les  désirs, 
mais  à  les  étouffer;  impuissants  à  modérer 
l'homme,  ils  ne  savent  que  l'éteindre,  et  il  n'e^t 
question  dans  leurs  préceptes,  que  d'égalité 
d'âme,  animus  œquus. 

«  Les  mêmes  philosophes  ont  fait  voir  que 
dans  le  cours  de  la  vie,  les  règles  de  conduite 
pour  être  heureux  sont  absolument  les  mêmes 
que  pour  être  vertueux.  >  Et  à  ce  propos,  on 
ne  manque  pas  de  citer  le  mot  de  Franklin, 
si  adroit  dans  la  bouche  d'un  homme  heureux: 
«  Si  les  fripons  connaissaient  les  avantages  alta- 


L'ÉDUCATION.  217 

chés  à  l'habitude  de  la  vertu,  ils  seraient  hon- 
nêtes gens  par  friponnerie.  » 

«  Les  règles  de  conduite  pour  ê!re  heureux 
sont  absolument  les  mêmes  que  pour  être  ver- 
tueux, —  et  sans  doute,  par  une  conséquence 
nécessaire.  —  les  règles  de  conduite  pour  être 
vertueux  sont  absolument  les  mêmes  que  pour 
être  heureux.  —  Le  bonheur  et  la  vertu  sont 
alors  absolument  une  même  chose,  et  qu'on  ob- 
tient par  les  mêmes  moyens;  mais  a-t-on  bien 
réfléchi  aux  résultats  pratiques  d'une  pareille 
maxime  de  conduite  et  ne  voit-on  pas  que, 
si  les  uns  placent  le  bonheur  dans  la  vertu,  les 
autres,  et  ce  sera  certainement  le  plus  grand 
nombre,  placeront  la  vertu  dans  le  bonheur? 
Et  qu'on  ne  pense  pas  que  les  hommes  ne 
trouvent  de  bonheur  que  dans  les  passions,  en 
apparence  si  douces,  à  qui  une  poésie  volup- 
tueuse a  donné  exclusivement  le  nom  de  bon- 
heur: l'ambition,  la  cupidité,  la  vengeance,  la 
haine  même,  sont  des  passions  aussi  violentes 
et  bien  plus  opiniâtres.  Elles  sont  tout  aussi 
naturelles,  ou  si  l'on  veut,  aussi  physiques; 
elles    font   aussi,   dans   leurs    fureurs,    comme 


218  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

l'amour  dans  ses  transports,  bouillonner  le 
sang  et  palpiter  la  cœur;  elles  sont  aussi  le  ton- 
heur,  l'affreux  bonheur  de  celui  qui  les  satis- 
fait. Dites-nous,  ce  bonheur  sera-t-il  aussi  la 
vertu?  et  si,  entraîné  par  vos  principes,  vous 
êtes  poussé  jusqu'à  cette  conséquence,  à  quel 
horrible  désordre  ne  livrez-vous  pas  la  société, 
et  quel  désert  assez  sauvage  pourra  dérober 
l'homme  au  bonheur  de  ses  semblables?  Et 
n'avons-nous  pas  vu  une  application  réelle  et 
à  jamais  mémorable  de  cette  doctrine,  dans 
le  témoignage  que  se  rendaient  à  eux-mêmes 
tant  d'hommes  fameux  dans  notre  révolution 
par  leurs  excès,  qui  s'étaient  identifié  l'épithète 
de  vertueux,  comme  l'adjectif  inséparable  de 
leur  nom,  et  qui,  dans  le  délire  de  leur  civisme, 
se  croyaient  de  bonne  foi  peut-être  plus  ver- 
tueux, à  mesure  qu'ils  étaient  plus  furieux. 

«  Sans  doute,  la  religion  peut  dire  que  les 
règles  de  conduite  pour  être  heureux  sont  ab- 
solument les  mêmes  que  pour  être  vertueux,  » 
parce  qu'elle  fait  de  la  vertu  le  douloureux  exer- 
cice de  la  vie  présente,  et  du  bonheur  la  con- 
dition de  la  vie  future.   Le  bonheur    immense 


L'ÉDUCATION'.  219 

qu  elle  promet  à  la  vertu,  et  les  peines  sans  fm 
dont  elle  menace  le  vice,  peuvent,  même  dès 
cette  vie,  faire  le  bonheur  des  bons  par  1  es- 
pérance, ou  troubler  parla  crainte  le  plaisir  des 
méchants.  Seule,  la  religion  a  connu  l'homme, 
l'homme  qui  pose  avec  tant  d'imprudence  l'ave- 
nir contre  le  présent,  et  le  bonheur  contre  le 
plaisir,  et  dont  la  raison  pour  triompher  d'un 
instant  de  passion,  n'a  pas  toujours  assez  des 
craintes  ou  des  espérances  de  toute  une  éter- 
nité. La  société  civile  peut  dire  aussi  dans  un 
sens  que  les  règles  pour  être  heureux  sont 
les  mêmes  que  pour  être  vertueux.  »  Elle  peut 
le  dire  au  scélérat  qu'une  conduite  criminelle 
a  conduit  sur  un  échafaud,  et  qui  expire  flétri 
par  les  lois  et  déshonoré  aux  yeux  des  hommes. 
Mais  lorsqu  on  rejette  les  domines  de  la  reli- 
gion, et  qu'on  peut  échapper  à  la  vengeance 
de  la  société,  quel  peut  être  le  sens  de  cette 
maxime?  Et  d'ailleurs,  combien  de  crimes  que 
la  société  ne  connaît  pas  assez  pour  les  punir! 
combien  même  qu'elle  ne  peut  connaître?  com- 
bien de  fautes  qu'elle  ne  punit  pas,  même  lors- 
qu'elle les  connaît!  et  suffit-il,  après  tjut.  pour 


220  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

être  vertueux,  de  n'avoir  pas  mérité  le  dernier 
supplice? 

«  Sans  doute,  la  tendresse  pour  ses  proches, 
la  fidélité  à  ses  amis,  la  régularité  à  remplir 
des  devoirs  honorables  et  bien  payéis,  la  bien- 
faisance envers  la  veuve  et  l'orphelin,  les  œu- 
vres éclatantes  et  quelquefois  fastueuses  d'hu- 
manité, toutes  ces  vertus  faciles  de  tempérament 
et  de  circonstances  peuvent  être  confondues 
avec  le  bonheur,  puisque,  loin  qu'elles  exigent 
de  nos  penchants  aucun  sacrifice,  il  nous  en 
coûterait  de  nous  y  refuser,  et  qu'elles  reçoivent 
presque  toujours  leur  récompense  dans  ce 
monde,  aujourd'hui  surtout  qu'on  a  soin  de  les 
faire  enregistrer  dans  les  gazettes.  Mais  les  ver- 
tus obscures  et  pénibles,  qui  n'ont  pour  témoin 
que  la  conscience,  et  que  Dieu  pour  juge,  ces 
vertus  héroïques  que  les  hommes  ignorent,  et 
trop  souvent  calomnient,  et  qui  exigent  le  re- 
noncement à  nos  goûts  ou  à  nos  répugnances, 
à  la  vie  même,  et  quelquefois  à  la  mort,  sont 
un  devoir,  un  triste  et  fier  honneur,  si  Ton  veu(, 
comme  dit  Cx>rneille,  et  ne  sont  pas  un  bon- 
heur; et  c'est  confondre  toutes  les  idées  et  tous 


L'ÉDUCATION.  221 

les  sentiments,  c'est  ôter  à  la  vertu  son  plus 
bel  accompagnement,  et  je  ne  sais  quoi  d'achevé, 
dit  Bossuet,  que  le  malheur  ajoute  à  la  vertu, 
que  d'appeler  heureux  le  soldat  qui  expire  ignoré 
sur  le  champ  de  bataille,  loin  de  sa  patrie  et 
de  ses  proches,  le  magistrat  ou  le  ministre  des 
autels  qui  consument  lentement  leur  vie  dans 
des  fonctions  ingrates  et  pénibles;  et  oserait- 
on  soutenir  que  la  sœur  de  charité,  qui  renonce 
à  tous  les  avantages  de  la  jeunesse  et  de  la  for- 
tune pour  s'ensevelir  dans  des  lieux  infects,  et 
voue  toute  sa  vie  au  soulagement  des  infirmités 
les  plus  dégoûtantes,  et  pour  des  hommes  qu'elle 
ne  connaît  même  pas,  est  plus  heureuse  qu'une 
épouse  honorée,  entourée  de  toutes  les  douceurs 
de  l'opulence,  au  sein  d'une  famille  -chérie  et 
d'une  société  agréable? 

<  C'est,  au  contraire,  l'alliance  de  la  vertu  et 
du  malheur  qui  forme  le  beau  idéal  dans  l'ordre 
moral,  et  les  peuples  éclairés  ont  tous,  dans 
leurs  représentations  dramatiques,  montré  les 
plus  grandes  vertus  aux  prises  avec  de  grandes 
infortunes:  idée  vraie  et  naturelle,  dont  toutes 
les  religions  ont  fait  un  dogme,  et  particulier 


222  LE  RÉALISME   DE    BONALD. 

rement  la  religion  chrétienne,  qui  n'est  tout  en- 
tière que  le  beau  idéal  de  la  morale  mise  en 
action,  et  qui.  après  avoir  composé  la  vie  comme 
un  drame,  du  long  combat  de  la  vertu  contre  le 
vice,  a  placé  au  dénouement  le  triomphe  de  la 
vertu. 

«  Ceux  qui  prétendent  que  les  règles  pour 
être  vertueux  sont  absolument  les  mêmes  que 
pour  être  heureux,  pressés  d'expliquer  leur  doc- 
trine, et  d'en  faire  l'application  à  l'état  vrai  de 
l'homme  et  de  la  société,  croient  échapper  aux 
raisonnements  de  leurs  adversaires,  en  soute- 
nant que  la  vertu  trouve  toujours  en  elle-même 
sa  récompense,  et  le  crime  son  châtiment,  et 
que  le  méchant  est  malheureux  par  ses  remords, 
comme  l'homme  juste  est  heureux  de  la  beauté 
idéale  de  la  vertu.  Ce  sont  de  fausses  idées,  sans 
application  possible  à  la  société,  et  dont  l'effet 
inévitable,  partout  où  elles  se  répandent,  est  de 
ruiner  toutes  les  maximes  sur  lesquelles  repo- 
sent l'ordre  public  et  la  sûreté  personnelle.  Sans 
doute,  la  vertu  a  ses  joies  saintes,  et  même 
au  sein  des  souffrances;  c'est  la  mère  qui  en- 
fante avec  douleur,  et  qui,  même  en  expirant. 


l'éducation.  223 

sourit  à  celui  qui  lui  cause  la  mort;  mais  la 
vertu  n'est  pas  le  bonheur.  Si  elle  était  essen- 
tiellement heureuse  dans  ce  monde,  elle  ne  se- 
rait pas  vertu,  parce  qu'elle  ne  serait  pas  un 
combat,  et  comme  la  gloire,  elle  n'a  de  prix 
qu'autant  quelle  est  chèrement  achetée.  Hélas! 
et.  imparfaite  comme  elle  est,  la  vertu  elle- 
même  n'est  pour  nous,  si  j'ose  le  dire,  qu'un 
tourment  de  plus.  L'homme,  même  le  plus  ver- 
tueux, ne  peut  se  considérer  sans  pitié  et  il 
n'appartient  qu'à  l'être  souverainement  parfait 
d'être  heureux  de  la  contemplation  de  lui-même. 
Non,  la  vertu  n'est  pas  le  bonheur,  elle  n'en 
est  que  le  gage  et  l'espérance;  et,  quand  l'éter- 
nelle vérité  nous  dit,  en  parlant  de  la  première 
de  toutes  les  vertus,  la  persécution  soufferte 
pour  la  justice,  heureux  ceux  qui  souffrent,  elle 
ajoute  aussitôt,  parce  qu'ils  seront  consolés;  et 
ainsi  elle  place  hors  de  l'homme  le  prix  de  ses 
sacrifices,  comme  elle  y  prend  le  motif  de  ses 
vertus   et  la  règle  de   ses   devoirs. 

«  On  veut  que  le  coupable  soit  toujours  puni 
par  ses  remords.  Mais  il  faudrait  d'abord  trou- 
ver des  remords  au  fond  de  ces  âmes  où  l'on 


224  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

n'aperçoit  presque  jamais  que  des  regrets:  et 
si  les  remords  sont  produits  par  la  considéra- 
tion de  la  beauté  de  la  vertu  et  de  la  difformité 
du  vice,  où  trouver  le  germe  des  remords  dans 
des  hommes  dont  l'absence  de  toute  éducation 
et  la  grossièreté  des  habitudes  ont  abruti  l'es- 
prit, ou  dans  ceux  dont  de  fausses  doctrines  et 
une  vie  entière  de  désordres  ont  corrompu  le 
cœur'?... 

«  Mais  vous  qui  êtes  doués  de  cet  heureux  na- 
turel qui  vous  fait  voir  le  bonheur  comme  la  ré- 
compense nécessaire  de  la  vertu,  et  le  malheur 
comme  la  suite  infaillible  des  actions  vicieuses, 
avez-vous  réfléchi  aux  conséquences  de  cette  opi- 
nion, ou  plutôt  de  cette  illusion,  après  des  événe- 
ments qui  ont  produit  des  revers  si  accablants  ou 
des  prospérités  si  inespérées?  Ils  étaient  donc 
bien  coupables,  ceux  qui  ont  été  si  malheureux  ! 
Us  étaient  donc  bien  vertueux,  ceux  qui  ont  éprou- 
vé de  si  heureux  destins!  Voulez-vous  accuser 
toutes  les  infortunes  ou  prenez-vous  à  tâche  de 
justifier  toutes  les  prospérités?  Je  ne  sais  même 
si,  au  sortir  d'une  époque  où  Ton  a  vu  les  der- 
niers malheurs  être  le  partage  des  plus  grand?s 


L'ÉDUCATION.  225 

vertus,  et  des  fortunes  si  prospères  qui  ont 
été  le  prix  des  plus  grands  forfaits;  je  ne  sais 
si  cette  doctrine,  qui  place  la  récompense  de 
la  vertu  dans  la  vertu  même,  et  la  peine  suffi- 
sante du  crime  dans  les  remords,  ne  ressemble 
pas  un  peu  trop  à  une  dérision.  On  dirait  qu'on 
accorde  généreusement  aux  malheureux  les 
honneurs  de  la  vertu  pour  se  dispenser  de  les 
plaindre,  tandis  qu'on  se  résigne  courageuse- 
ment aux  remords  qui  suivent  le  crime,  en 
s'en  réservant  le  profit.  On  garde  pour  soi  la 
morale  d'Epicure;  on  impose  aux  autres  le 
stoïcisme  de  Zenon.  Quand  on  est  heureux  on 
est  vertueux:  c'est  peut-être  ce  qu'on  se  dit 
à  soi-même:  mais  quand  on  est  vertueux,  on  est 
assez  heureux:  c'est  ce  qu'on  applique  vo- 
lontiers aux  autres,  et  l'on  y  gagne  d'être  aussi 
tranquille  sur  le  bonheur  de  son  prochain  que 
sur  sa  propre  vertu.  » 

La  conclusion  de  tout  ceci  c'est  que,  éclairer 
la  raison,  éclairer  chacun  sur  son  propre 
intérêt,  cela  ne  peut  suffire  à  former  des  hom- 
mes  pratiquant   Les   vertus  qui   font   vivre    la 

Le  réalisme  de  Bonald.  rs 


226  LE   RÉALISME   DE    BONALD. 

société.  La  société  réclame  pour  vivre  un  cer- 
tain sacrifice  de  nous-mêmes.  La  raison  n'ar- 
rivera jamais  à  elle  toute  seule  à  nous  faire 
consentir  à  ce  sacrifice..  Il  n'y  a  que  le  cœur 
qui  en  soit  capable.  C'est  donc  une  folie  que 
de  penser  pouvoir  remplacer  l'éducation  par 
l'instruction.  Et  c'est  pourtant  à  cette  folie 
qu'aboutissent  nécessairement  les  théories  ré- 
volutionnaires, dont  l'idéal  est  de  mettre  cha- 
cun en  mesure  de  choisir  par  lui-même  les 
croyances  où  le  meilleur  usage  de  sa  raison 
doit  le  conduire.  Certes  l'instruction  a  son 
utilité.  Mais  pour  la  formation  de  l'homme  so- 
cial elle  n'est  qu'accessoire.  L'homme  social, 
dit  Bonald,  est  fait  bien  plus  d'habitudes  que 
d'opinions,  de  souvenirs  que  de  raisonnements, 
de  sentiments  que  de  pensées.  Or,  habitudes, 
souvenirs,  sentiments,  c'est  à  l'éducation  qu'il 
doit  tout  cela.  Il  importe  donc  de  bien  établir 
la  distinction  entre  l'éducation  et  l'instruction 
et  situer  chacune  de  ces  choses  à  son  rang. 
C'est  ce  que  Bolald  fait  avec  une  lumineuse 
clarté. 
«  L'homme,  écrit-il,  peut  se  passer  de  con- 


l'éducation.  227 

naissances  acquises  par  L'instruction;  mais  il 
ne  saurait  vivre  sans  habitudes,  et  s'il  n'en  a 
pas  de  bonnes,  il  en  aura  de  vicieuses. 

«  Les  habitudes  forment  les  sentiments;  car 
la  sympathie,  qui.  même  à  la  première  vue, 
fait  que  les  pères  et  les  enfants  se  reconnaissent 
entre  eux,  ne  se  trouve  que  dans  les  romans. 
Les  connaissances  étendent  et  éclairent  l'esprit; 
ainsi  l'éducation  a  plutôt  pour  objet  de  former 
le  cœur,  et  l'instruction  de  développer  l'esprit. 

«  L'éducation  commence  avec  la  vie,  et  aus- 
sitôt que  l'homme  est  en  état  de  voir;  l'ins- 
truction avec  la  raison,  et  dès  que  l'homme 
est  en  état  de  comprendre  et  de  juger. 

«  Ainsi  un  enfant  peut  avoir  reçu  beaucoup 
de  bonne  éducation,  avant  qu'il  ait  pu  recevoir 
aucune  instruction. 

«  C'est  une  erreur  de  faire  un  objet  d'édu- 
cation des  connaissances  qui  sont  du  ressort 
de  l'instruction,  et  de  vouloir  faire  seulement 
un  objet  d'instruction  des  habitudes  et  des  sen- 
timents qui  doivent  appartenir  à  l'éducation. 

«  C'est  là  le  défaut  capital  du  système  d'é- 
ducation  de   J.    J.    Rousseau,    qui   occupe   son 


228  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

Emile  de  botanique  avant  de  lui  parler  de 
religion  et  de  morale.  Il  veut  faire  de  la  bota- 
nique une  habitude  et  presqu'un  sentiment,  et 
de  la  religion  une  étude  et  une  science  de  rai- 
sonnement, puisqu'il  prétend  qu'on  ne  doit  en 
entretenir  les  enfants  qu'à  l'âge  de  quinze  ans, 
et  même  plus  tard;  et  il  fait  à  peu  près  comme 
un  homme  qui  ne  permettrait  à  un  enfant  de 
marcher  et  de  parler  que  lorsqu'il  aurait  étudié 
les  lois  du  mouvement  et  celles  de  la  gram- 
maire.. 

«  L'homme,  à  tout  âge,  peut  et  doit  acquérir 
des  connaissances;  mais  il  n'est  susceptible 
d'éducation  que  dans  le  premier  âge;  parce  qu'il 
n'y  a  d'habitudes  et  de  sentiments  durables 
que  les  habitudes  et  les  sentiments  que  l'on 
contracte  dans  l'enfance. 

«  L'éducation  est  donc  proprement  domes- 
tique; et  l'enfant  la  reçoit  dans  le  sein  de  sa 
famille,  ou  dans  le  commerce  familier  de  ceux 
avec  qui  il  vit.  L'instruction  est  beaucoup  plus 
publique;  et  l'homme  parvenu  à  l'âge  de  raison 
la  reçoit  dans  les  établissements  publics,  et 
surtout  dans  les  livres,  la  plus  publique  de 
toutes   les   instructions. 


l'éducation.  229 

«  L'instruction  forme  des  savants;  l  éducation 
forme  des  hommes. 

«  Le  peuple,  toujours  enfant,  toujours  au 
premier  âge  de  la  société,  ne  peut  avoir  d'autre 
instruction  que  celle  qu'il  reçoit  de  léducation. 
Il  se  fait  des  habitudes  de  tout,  et  des  senti- 
ments de  toutes  ses  habitudes.  Il  apprend  tout 
de  l'exemple:  religion,  morale,  langage,  agri- 
culture, arts  mécaniques,  vices  et  vertus;  et 
ceux  qui  prétendent  l'instruire  avec  des  livres 
tt  des  cours  publics,  connaissent  bien  peu  les 
choses  de  ce  monde.  » 

Qu'on  ne  crie  pas  à  l'obscurantisme,  et  qu'on 
ne  fasse  pas  dire  à  Bonald  qu'il  est  bon  de 
laisser  le  peuple  dans  l'ignorance.  L'ignorance 
Bonald  la  trouve  funeste.  Mais  c'est  en  voulant 
remplacer  l'éducation  par  l'instruction  qu'on 
laissera  précisément  le  peuple  dans  la  plus 
funeste  ignorance.  On  le  privera,  en  effet,  de 
toutes  les  lumières  qui  ne  peuvent  lui. /venir 
que  de  la  culture  de  ses  sentiments  et  de  la 
formation  d'habitudes.  Et  ce  qu'on  arrivera  à 
lui  donner  par  l'instruction,  ne  sera  ordinaire- 
ment que  des  demi-connaissances,  le  temps  lui 


230  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

manquant  pour  qu'il  puisse  suffisamment  ap- 
profondir les  matières  qu'on  prétend  lui  in- 
culquer. Or,  comme  le  remarque  Bonald,  les 
demi-connaissances  sont  la  pire  des  ignorances; 
elles  font  «  la  honte  de  l'homme  et  le  malheur  de 
la  société.  »  Cependant,  ajoute-t-il,  «  comme  il  se 
trouve,  même  dans  cette  classe,  des  esprits  que 
la  nature  élève  au-dessus  de  leur  sphère,  et 
qu'elle  destine  à  exercer  quelque  profession 
utile  à  la  société,  il  faut,  pour  qu'ils  puissent 
remplir  cette  destination,  que  la  société  leur 
donne  les  premiers  éléments  des  connaissances, 
auxquelles  la  nature  ni  la  raison  ne  peuvent 
suppléer:  c'est  l'objet  des  petites  écoles  établies 
dans  les  villes  et  villages,  où  l'on  enseigne  à 
lire,  à  écrire,  les  principes  de  la  religion  et 
ceux  de  l'arithmétique.  Je  dois  faire  observer 
—  ajoute  Bonald.  —  qu'une  erreur  très  com- 
mune dans  les  personnes  qui  ont  beaucoup  lu, 
peu  médité,  et  encore  moins  observé,  est  de 
croire  au  grand  nombre  de  talents  enfouis... 
Beaucoup  d'auteurs  qui  ont  écrit  sur  l'éducation 
publique  ont  eu  cette  chimère  dans  la  tête;  et 
pour  vouloir  développer  les  talents  cachés,  ils 


l'éducation.  231 

n'ont  pas  cultivé  ou  forme  les  dispositions 
connues  et  ordinaires  de  tous  les  hommes.  Ils 
ont  fait  comme  un  propriétaire  qui  néglige  la 
culture  de  ses  champs,  pour  y  chercher  des 
mines. 

Nous  avons  résumé  l'idéal  révolutionnaire: 
mettre  chacun  en  état  de  choisir  par  lui-même 
les  croyances  où  le  meilleur  usage  de  sa  raison 
doit  le  conduire.  Or.  pour  cela  il  faut  avant 
tout  préserver  l'enfant  contre  les  puissances 
d  autorité  qui  le  guettent;  il  faut  lui  apprendre 
à  ne  rien  accepter  sans  examen  de  ce  qui  lui 
est  proposé  par  autrui.  Cela  se  fera  en  dévelop- 
pant en  lui  l'esprit  critique,  l'esprit  de  doute. 
Et  on  peut,  en  effet,  feuilleter  tous  les  manuels 
de  morale  révolutionnaire.  Ils  présentent  tous 
le  doute  systématique  comme  la  méthode  qui 
assure  la  liberté  de  la  pensée.  Mais,  remarque 
Bonald,  i  on  n'envoie  pas  un  enfant  dans  un 
collège  pour  douter,  on  l'y  envoie  pour  savoir, 
et  l'on  peut  s'en  reposer  sur  les  passions,  du 
soin  de  nous  mettre  des  doutes  dans  l'esprit.  » 

La  réalité  est  que  presque  toute  notre  science 


232  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

nous  vient  d'autrui.  et  nous  vient  d' autrui  par 
autorité.  Si  nous  réduisions  notre  science,  en 
effet,  à  ce  que  nous  avons  contrôlé  ou  pouvons 
contrôler  nous-mêmes,  notre  science  serait  bien 
petite.  Aussi  qu'on  le  veuille  ou  non,  le  grand 
maître  de  l'esprit  humain  ce  n'est  point  le 
doute,  c'est  la  foi.  Auguste  Comte  nous  la  dé- 
montré par  la  plus  profonde  analyse. 

Bonald  en  fait  également  la  remarque:  notre 
destinée  fatale  n'est  pas  de  douter  et  comman- 
der; elle  est  de  croire  et  obéir.  «  Il  faut  croire 
à  quelques  vérités,  écrit  Bonald.  et  obéir  à 
quelques  lois,  sous  peine  de  se  mettre  soi-même 
hors  de  la  société;  et  parce  que  nous  naissons 
et  nous  vivons,  indépendamment  de  notre  vo- 
lonté, membres  de  la  société,  nous  ne  faisons 
réellement,  tout  le  temps  de  notre  vie,  et  avant 
tout  consentement  de  notre  part,  que  croire 
et  obéir.  Nous  recevons,  en  effet,  d'autorité  ou 
de  confiance,  tout  ce  qui  formera  un  jour  nos 
volontés  et  réglera  nos  actions;  nous  le  rece- 
vons de  l'éducation,  qui  est  à  la  fois  instruction 
et  exemple;  nous  en  recevons  tout,  tout,  à 
commencer  par  la  langue  que  nous  parlons,  et 


l'éducation.  233 

qui  exerce  une  influence  si  puissante  et  si 
continue  sur  nos  esprits,  puisqu'elle  est  l'ex- 
pression et  le  dépôt  de  toutes  nos  pensées;  nous 
en  recevons  nos  habitudes  morales  et  physi- 
ques, nos  goûts,  nos  connaissances,  et  jusqu'à 
la  connaissance  de  ceux  à  qui  nous  devons  le 
jour.  » 

«  Il  est  vrai  de  dire,  écrit  encore  Bonald, 
que  l'homme  même  aujourd'hui,  ne  reçoit  ses 
premières  connaissances  que  par  révélation, 
c'est-à-dire  par  la  transmission  que  ses  insti- 
tuteurs lui  font  de  l'art  de  la  parole,  moyen  de 
toute  connaissance  de  la  vérité;  parole  qu'il 
ignore,  si  on  ne  la  lui  transmet  pas.  qu'il  n'in- 
vente pas  quand  il  l'ignore,  et  qui  seule  remplit 
l'intervalle  immense  qu'il  y  a  entre  un  enfant 
stupide  trouvé  dans  les  bois  et  l'homme  civilisé. 

«  Ainsi  le  premier  moyen  de  toute  connais- 
sance est  la  parole  reçue  de  foi  et  sans  examen, 
et  le  premier  moyen  d'instruction  est  l'auto- 
rité. Disccntem  oportet  credere,  dit  Bacon,  doc- 
tum  expendere.  C'est  à  celui  qui  apprend  à 
croire,  à  celui  qui  sait  à  examiner. 

S'il  en  est  ainsi  pour  les  vérités  d'ordre  na- 


231  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

turel,  combien  n'en  doit-il  pas  être  de  même 
à  fortiori  pour  les  vérités  métaphysiques.  C'est 
dans  ce  domaine  qu'il  est  encore  plus  nécessaire 
avant  tout  de  croire  et  obéir.  Le  comprendre, 
c'est  comprendre  toute  la  sagesse  de  l'Eglise. 
J.  J.  Rousseau  disait:  i  Qu'on  me  prouve  que 
je  dois  soumettre  ma  raison  à  une  autorité,  et 
dès  demain  je  suis  catholique.  —  i  La  preuve 
(et  il  y  en  a  d'autres),  répondait  Bonald,  de  la 
nécessité  d'une  autorité,  se  tire  des  extrava- 
gances, des  variations,  des  oppositions,  des 
systèmes  inventés  par  la  raison  humaine.  »  Et 
Bonald  rappelle  ce  qui  sortit  de  la  liberté 
laissée  à  chacun  d'interpréter  les  Ecritures: 
il  en  sortit  les  opinions  les  plus  contradictoires, 
et  les  pratiques  les  plus  opposées.  C'est  que 
l'esprit  de  l'homme  est  dominé  par  ses  passions. 
Et  ses  passions  lui  font  adopter  et  ériger  en  loi. 
surtout  dans  l'ordre  social  où  elles  ont  les  in- 
térêts les  plus  vifs,  ce  qui  est  propre  à  les 
satisfaire.  Aussi  1"  esprit  ne  peut-il  être  éclairé 
et  fixé  que  par  l'autorité.  «  La  philosophie,  dit 
Bonald,  qui  suppose  la  passion  calme  et  la 
raison   éclairée,   ne  peut  conserver  la  société. 


l'éducation.  235 

puisqu'elle  commence  par  méconnaître  la  sour- 
ce des  désordres  qui  la  détruisent.  La  religion, 
qui  suppose  la  raison  bornée  et  la  passion 
violente,  connaît  la  véritable  source  des  désor- 
dres de  la  société  et  pourvoit  à  sa  conservation.  » 
Tout  ce  que  nous  venons  d'exposer  renferme 
la  défense  dune  des  choses  que  la  Révolution 
a  le  plus  attaquées  au  nom  de  la  liberté  de  l'es- 
prit humain:  les  préjugés.  Qu'est-ce  au  juste 
qu'un  préjugé?  Nous  avons  dit  que  l'éducation 
tendait  surtout  à  former  nos  habitudes.  Mais, 
comme  l'explique  Bonald,  en  formant  nos  ha- 
bitudes, l'éducation  «  nous  met  nécessairement 
dans  l'esprit  des  opinions  ou  des  croyances  qui 
sont  aussi  des  connaissances.  »  Ce  sont  ces  con- 
naissances, venues  de  l'éducation,  et  avant  toute 
instruction  proprement  dite,  qu'on  appelle  pré- 
juges, parce  qu'elles  ont  précédé  la  faculté 
d'examiner  et  de  juger.  <  Les  préjugés  sont 
donc,  à  proprement  parler,  dit  Bonald,  les  con- 
naissances que  nous  trouvons,  en  naissant,  re- 
çues et  établies  dans  la  société  qui  nous  les 
transmet  par  l'éducation,  et  les  connaissances 
sont  les  lumières  que  nous  acquérons  par  nous- 


236  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

mêmes;  ainsi  les  préjugés  ont  en  leur  faveur 
l'autorité  de  la  société,  et  les  connaissances  (j'en- 
tends les  connaissances  morales  contraires  aux 
préjugés  reçus),  l'autorité  de  notre  propre  rai- 
son. »  L'autorité  de  la  société  c  est  l'autorité  de 
la  science  et  de  l'expérience  des  siècles.  On 
comprend  que  l'autorité  de  notre  propre  raison 
soit  une  bien  faible  autorité  en  comparaison. 
D'ailleurs,  comme  Bonald  et  Auguste  Comte  le 
remarquent  tous  deux,  ceux  qui  s'élèvent  contre 
les  préjugés,  s'ils  étaient  logiques,  devraient 
avant  tout  se  défaire  de  la  langue  dans  laquelle 
ils  écrivent,  car  elle  est  le  premier  de  nos 
préjugés,  que  nous  recevons  sans  examen,  «et 
même  antérieurement  à  la  faculté  d'examiner  •  ; 
et  ce  préjugé  renferme  tous  les  autres.  Et 
rien  que  ceci  montre  l'erreur  où  l'on  est  plongé 
lorsqu'on  méconnaît  et  cherche  à  combattre 
l'heureuse  influence  des  morts  sur  les  vivants. 
Mais  cette  influence  des  morts  sur  les  vivants, 
ne  l'oublions  pas,  cest  surtout  par  la  société 
qu'elle  se  fait  sentir.  En  parlant  de  l'éducation 
nous  avons  forcément  attaché  notre  pensée  sur 
l'individu.  Mais  si  nous  ne  voulons  pas  tomber 


l'éducation.  237 

dans  l'erreur  des  individualistes,  il  faut  à  pré- 
sent nous  élever  plus  haut,  et  songer  à  la  so- 
ciété. Il  faut  que  nous  rappelions  encore  une 
fois  cet  aphorisme  de  Bonald:  pour  rendre 
l'homme  meilleur,  rendons  meilleure  la  société. 
Proposition  qu'il  importe  de  ne  pas  retourner 
en  disant:  pour  rendre  la  société  meilleure, 
rendons  l'homme  meilleur.  Rendre  l'homme 
meilleur  ne  suffirait  pas.  La  question  sociale 
n'est  pas  une  question  morale.  Bonald  l'affirme 
et  le  démontre.  Si  nous  ne  travaillons  que  sur 
l'individu,  en  négligeant  de  perfectionner  les 
lois  et  la  constitution  de  la  société,  notre  tra- 
vail sera  infructueux.  La  société  si  elle  est 
mal  constituée  détruira,  en  effet,  à  chaque  mo- 
ment notre  œuvre  d'éducation  individuelle,  car 
l'influence  de  la  société  sur  l'homme  est,  le  plus 
souvent,  plus  puissante  à  la  longue  que  l'in- 
fluence de  l'éducation.  Ici  donc,  comme  partout 
ailleurs,  la  question  sociale  domine.  C'est  ce 
que  nous  rappelle  Bonald  qui  résume  parfai- 
tement et  clairement  le  sujet. 

«  On  demande  souvent,  écrit-il,  si  c'est  à  la 
nature  ou  à  l'éducation  qu'il  faut  attribuer  nos 


238  LE   RÉALISME   DE    BONALD. 

bonnes  ou  nos  mauvaises  qualités.  On  ne  man- 
que pas  de  répondre:  à  l'une  et  à  l'autre;  et 
peut-être  pourrait-on  répondre  avec  plus  de 
raison:  ni  à  l'une  ni  à  l'autre,  mais  plutôt  à 
la  société,  dont  l'influence  sur  le  moral  de 
l'homme  est  plus  puissante  que  celle  de  l'é- 
ducation et  même  que  celle  de  la  nature. 

«  En  effet,  la  nature  nous  fait  forts  ou  fai- 
bles, vifs  ou  calmes,  ingénieux,  si  l'on  veut, 
ou  bornés  ;  mais  ces  qualités  ou  ces  défauts  sont 
les  instruments  de  nos  vertus  comme  de  nos 
vices,  et  ne  sont  par  elles-mêmes  ni  des  vices 
ni  des  vertus.  La  nature  même,  sans  le  secours 
de  l'éducation,  peut  faire  de  grands  hommes; 
comme  elle  fait,  malgré  l'éducation,  des  hom- 
mes médiocres. 

«  L'influence  de  l'éducation  n'est  que  celle 
de  l'homme,  ou  du  petit  nombre  d'hommes  de 
qui  nous  la  recevons;  celle  de  leurs  leçons  ou 
de  leurs  exemples,  qui  n'agit  directement  sur 
nous  que  pendant  quelques  années,  et  encore 
à  un  âge  auquel  nous  ne  pouvons  guère  com- 
prendre les  leçons,  ni  réfléchir  sur  les  exem- 
ples. Mais  la  société,  qui  nous  reçoit  des  mains 


l'éducation.  239 

de  la  nature  et  au  sortir  de  l'éducation,  et  qui 
nous  garde  tout  le  temps  de  notre  vie,  c'est-à- 
dire  dans  l'âge  des  passions  et  dans  celui  de 
la  raison,  la  société  agit  sur  nous  de  tout  son 
poids,  et  avec  la  supériorité  infinie  de  force 
que  le  public  a  sur  le  particulier;  et  son  in- 
fluence est  celle  des  mœurs  et  des  lois  que  nous 
trouvons  en  vigueur,  des  institutions  que  nous 
trouvons  établies,  des  coutumes  que  nous  trour 
vons  autorisées,  des  doctrines  que  nous  trou- 
vons accréditées,  en  un  mot,  de  tout  ce  qui 
existe  dans  la  société  de  légal,  et  qui  n'est  pas 
toujours   légitime. 

«  Ainsi,  l'on  ne  doit  pas  entendre  par  1  in- 
fluence de  la  société  sur  l'état  moral  de  l'hom- 
me, l'empire  que  peut  prendre  sur  nous  l'exem- 
ple de  la  conduite  personnelle  du  grand  nombre 
des  hommes,  fût-ce  môme  de  tous,  parce  que 
cette  autorité  de  l'exemple,  qui  n'est  jamais  que 
l'autorité  d'individus  comme  nous,  quelque  en- 
traînante qu'elle  soit,  n'est,  après  tout,  forte  que 
de  notre  faiblesse;  mais  on  doit  entendre  1  au- 
torité de  la  société  elle-même,  considérée  comme 
un  corps  moral,  autorité  irrésistible,  et  devant 


240  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

laquelle  notre  force  ne  peut  être  que  faiblesse.... 

«  La  société,  je  le  répète,  est  donc  la  grande 
institutrice  de  tous  les  hommes,  et  même  la 
seule  institutrice  du  plus  grand  nombre.  Et 
de  quoi  sert,  en  effet,  d'entretenir  pendant  dix 
ans  un  enfant  de  devoirs  et  de  vertus,  lorsqu'il 
ne  doit  rien  trouver  dans  la  société  qui  n'af- 
faiblisse l'effet  de  ces  premières  leçons,  et  que, 
passant  du  monde  idéal  de  l'éducation  dans  le 
monde  réel  de  la  vie,  il  y  rencontrera  d'autres 
instituteurs,  d'autres  leçons,  d'autres  exemples, 
d'autres  doctrines,  d'autres  vices,  d  autres  ver- 
tus? ...  Non:  l'homme  ne  peut  pas  lutter  contre 
la  société.  Si  quelques  naturels  plus  heureux 
et  plus  forts  résistent  à  cette  influence  toute- 
puissante,  un  peu  plus  tôt.  un  peu  plus  tard, 
tous  succombent;  une  nouvelle  société  forme 
de  nouveaux  hommes  et  tout  est  fini.  » 

Et  Bonald  aboutit  ainsi  à  cette  conclusion 
que  j'ai  déjà  citée:  il  faut  faire  la  société  bonne, 
si  l'on  veut  que  l'homme  soit  bon. 

Ceci  signifie:  politique  d'abord,  car  c'est  de 
la  politique  que  découle  une  bonne  ou  une 
mauvaise  constitution  de  la  société. 


l'éducation.  241 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  nous  placions  la  po- 
litique au-dessus  de  la  morale.  Nous  nous 
sommes  souvent  expliqués  là-dessus.  Politique 
d'abord  indique  une  primauté  dans  le  temps, 
non  une  primauté  en  dignité.  Une  mauvaise 
politique  corrompt  forcément  à  la  longue 
une  bonne  morale.  Une  mauvaise  morale  peut 
être  corrigée  par  une  bonne  politique.  Voilà 
ce  que  nous  constatons  avec  Bonald.  et  que 
Bonald  exprime  sous  cette  forme:  «  Les  lois, 
par  cela  même  qu'elles  sont  positives  et  re- 
vêtues de  l'autorité  publique,  doivent,  à  la 
longue,  l'emporter  sur  les  mœurs  qui  ne  sont 
que  domestiques  et  particulières;  parce  que 
l'Etal  est  plus  fort  que  les  familles,  et  le  public 
plus  que  le  particulier.  »  C'est  donc,  conclut 
Bonald.  de  la  bonté  des  institutions  et  des  lois 
qu'il  faut  attendre  la  restauration  des  mœurs. 
Et  Bonald  donne  cet  exemple:  «  Quand  le  chris- 
tianisme commença,  les  mœurs  partout  étaient 
corrompues;  mais  les  lois  qu'il  établit  ame- 
nèrent la  correction  des  mœurs,  et  la  précédè- 
rent Des  lois  parfaites  tendirent  sans  cesse  à 
perfectionner  les  mœurs  et  y  parvinrent...  Ainsi 

L«  réalisme  ds  Bonald.  16 


242  LE   RÉALISME    DE    BONALD. 

tant  que  la  loi  politique  et  civile  est  bonne  et 
droite,  les  gouvernements  ne  doivent  jamais 
trop  s'alarmer  de  la  dépravation  des  mœurs, 
ni  désespérer  de  leur  correction.  » 

Voilà  purement  et  simplement  ce  que  ren- 
ferment ces  deux  mots:  politique  d'abord. 

Qu'on  n'en  tire  donc  pas  surtout  l'idée  d'un 
conflit  entre  la  politique  et  la  morale,  conflit 
dans  lequel  l'avantage  serait  donné  à  la  politi- 
que. Il  n'y  a  pas  d'opposition  entre  la  politique 
et  la  morale,  alors  même  que  l'une  oblige  à 
des  choses  que  l'autre  défend.  Simplement 
chacune  a  son  domaine.  C'est  ce  que  Bonald 
explique  et  commente  dans  une  page  capitale, 
car  elle  ferme  la  porte  à  beaucoup  de  sottises 
qu'on  débite  sur  ce  sujet  de  la  politique  et  ds 
la  morale.  «  Ce  sont  deux  branches  de  la  même 
famille,  écrit  Bonald,  dont  l'une  s'est  élevée 
aux  premières  dignités  de  l'Etat,  tandis  que 
l'autre  est  restée  dans  la  condition  privée.  »  Et 
Bonald  définit:  «  La  politique,  prise  dans  un 
sens  étendu,  est  l'ensemble  des  règles  qui  doi- 
vent diriger  la  conduite  des  gouvernements  en- 
vers leurs  sujets  et  envers  les  autres  Etats. 


l'éducation.  243 

«  La  morale  est  l'ensemble  des  règles  qui  doi- 
vent diriger  la  conduite  des  hommes  envers 
eux-mêmes  et  envers  les  autres. 

«  Si  ces  définitions  sont  exactes,  la  politique 
et  la  morale  sont  semblables.  Seulement  l'une 
a  rapport  au  général,  l'autre  au  particulier: 
celle-là  au  corps  social,  celle-ci  à  l'individu. 

«  Ainsi  l'on  pourra  dire  que  la  politique  est 
aux  gouvernements  ce  que  la  morale  est  aux 
particuliers:  ou  en  transportant  les  termes  com- 
me dans  une  équation,  que  la  politique  doit  être 
la  morale  des  Etats,  et  la  morale,  la  politique 
des  particuliers:  ou  encore,  que  la  politique  est 
la  grande  morale,  la  morale  publique,  par  op- 
position à  la  morale  proprement  dite,  qui  est 
la  morale  privée... 

«  La  politique  et  la  morale  sont  semblables, 
même  lorsqu'elles  se  conduisent  par  des  nia\i 
mes  opposées  en  apparence.  Ainsi  la  morale 
défend  à  l'homme  d'attenter  à  la  vie  de  son 
semblable,  et  même  de  désirer  la  propriété  d'au- 
trui;  et  la  politique  ordonne  ou  permet  aux 
gouvernements  d'ôter  la  vie  aux  méchants,  et 
même  de  disposer  de  la  vie  des  bons    pour  ls 


244  LE   RÉALISME    DE    KONALD. 

service  légitime  de  la  société.  Elle  leur  ordonne 
ou  permet  de  disposer  de  la  propriété  particu- 
lière par  l'impôt,  ou  de  l'employer,  par  droit  de 
préhension,  à  des  objets  d'utilité  publique. 

«  La  morale  dit  à  l'homme  de  ne  pas  faire  à 
autrui  ce  qu'il  ne  voudrait  pas  qu'on  lui  fît  ;  et 
cependant  celte  maxime  d'éternelle  vérité  sup- 
pose une  égalité  parfaite  entre  les  hommes,  et 
ne  peut  par  conséquent  pas  être  à  l'usage  de  la 
société  publique,  ni  même  de  la  société  domes- 
tique; car,  quel  est  le  magistrat  ou  le  père  de 
famille  qui  voudrait  être  soumis  à  tout  ce  qu'il 
est  obligé  d'infliger  de  peines,  ou  d'ordonner 
de  services  à  ses  subordonnés?... 

«  Un  gouvernement  qui  prendrait  la  morale 
privée  pour  règle  de  sa  conduite  publique,  ne 
conserverait  pas  la  société,  et  pourrait  être  op- 
presseur par  faiblesse,  comme  le  particulier  qui 
prendrait  la  politique  pour  règle  de  ses  actions 
privées,  serait,  par  violence,  oppresseur  de  ses 
semblables. 

«  On  peut  donner  des  exemples  de  cette  dou- 
ble erreur. 

«  Nous   avons   vu   des  gouvernements,    pre- 


l'éducation.  215 

nant  à  la  rigueur  les  préceptes  de  la  morale 
privée,  qu'ils  appelaient  philanthropie,  abolir  la 
peine  de  mort,  ce  premier  moyen  de  la  conser- 
vation de  la  société;  nous  avons  sous  les  yeux 
des  sectes  entières,  telles  que  les  quakers,  qui 
s'abstiennent  de  la  guerre,  et  de  prêter  serment 
à  la  justice,  comme  d'actions  illégitimes  et  con- 
traires aux  principes  de  la  morale:  on  peut 
même  remarquer,  dans  l'école  philosophique 
du  XVIIIe  siècle,  une  disposition  générale  et 
habituelle  à  rendre  odieuse  la  politique,  par 
zèle  pour  la  morale... 

«  C'est  alors  la  petite  morale  qui  tue  la 
grande,  pour  me  servir  d'un  mot  fameux  de 
Mirabeau. 

«  Un  particulier  qui,  pour  redresser  les  torts 
dont  il  aurait  à  se  plaindre  dans  sa  personne 
ou  dans  ses  biens,  au  lieu  de  s'adresser  aux 
tribunaux,  attenterait  à  la  vie  de  son  ennemi, 
ou  s'emparerait  à  force  ouverte  des  propriétés 
de  son  voisin,  se  conduirait  par  les  lois  de  la 
politique,  qui  ne  sont  applicables  qu'aux  gou- 
vernements, et  non  par  les  règles  de  la  morale 
privée,  qui  fixent  les  rapports  des  particuliers 


240  LE    RÉALISME    DE    BONALD. 

entre  eux  dans  la  société:  et  ce  serait  alors  la 
grande  morale  qui  tuerait  la   petite,  t 

«  Or,  ajoute  Bonald,  la  première  faute  entraîne 
la  seconde;  c'est-à-dire  que  partout  où  la  petite 
morale  tue  la  grande,  et  où  les  gouvernements, 
par  de  fausses  idées  d'humanité,  abjurent  le 
pouvoir  qu'ils  tiennent  de  Dieu  même,  et  le 
devoir  qu'il  leur  prescrit,  de  réprimer  et  de 
punir,  il  arrive  infailliblement  que  la  grande 
morale  tue  la  petite,  et  que  le  particulier  se 
ressaisit  du  droit  de  se  rendre  à  lui-même  la  jus- 
tice que  le  gouvernement  lui  refuse.  ». 


Je  n'ajouterai  qu'un  mol.  Tout  ce  que  j'ai 
exposé  de  Bonald  vise  un  but  pratique:  restau- 
rer dans  les  esprits  les  institutions  monarchi- 
ques qui  ont  fait  la  grandeur  de  la  France 
et  dont  dépend  sa  grandeur  dans  l'avenir.  Mais 
la  propagande  intellectuelle,  si  elle  est  néces- 
saire, n'est  pas  suffisante.  Il  n'est  pas  probable 
que  la  monarchie  puisse  être  rétablie  pacifi- 
quement. Il  faudra  de  l'énergie,  de  la  violence 
même    parfois,    pour   briser   les   obstacles    qui 


l'éducation.  247 

s'opposeront  au  retour  du  roi.  Or  il  en  est 
qui,  tout  en  admettant  la  vérité  de  tout  ce  que 
nous  avons  exposé  ici  avec  Bonald,  reculent 
devant  les  moyens  de  force  nécessaires,  ou  du 
moins  y  répugnent.  La  violence  reste  toujours 
pour  eux  la  violence,  j'entends  un  moyen  con- 
damnable, quel  que  soit  le  but  ou  la  cause 
qu'elle  tende  à  servir. 

A  ceux-là  je  rappellerai  d'abord  ce  que  Bo- 
nald disait,  qu'on  «  ne  répare  pas  avec  des  tièdes 
ce  qui  s'est  fait  par  des  enragés.  •  Ensuite  que 
si  nous  sommes  libres  de  montrer  de  la  pa- 
tience devant  les  offenses  que  l'on  nous  fait 
ou  les  dommages  que  l'on  nous  cause,  quand 
nous  sommes  seuls  en  jeu.  il  n'en  est  pas  de 
même  quand  c'est  notre  pays  qui  en  est  la  vic- 
time, et  que  d'ailleurs,  comme  le  dit  encore 
Bonald.  «  la  vertu  doit  agir  avant  de  souffrir:  et 
la  vertu  de  la  résignation  n'est  commandée  que 
lorsque  la  vertu  du  courage  est  impossible.  » 
Enfin  j'ajouterai,  toujours  avec  Bonald,  qu'il 
ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  i  la  faiblesse 
est  oppression,  et  même  l'oppression  la  plus 
funeste    ,  ou.  comme  le  dit   un  proverbe,  que 


218  LE   RÉALISME    DE    DONALD. 

«  douceur  est  souvent  violence,  et  violence  dou- 
ceur. » 

Or,  que  l'on  soit  bien  persuadé  de  ceci:  toute 
violence  qui  vise  à  détruire  le  régime  répu- 
blicain et  à  le  remplacer  par  la  monarcbie  est 
douceur,  par  tous  les  maux  qu'elle  tend  à  évi- 
ter; toute  douceur,  qui  consolide  ce  régime  des- 
tructeur est  violence,  par  tous  les  maux  qu'elle 
prépare. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


TABLE. 


AVANT-PROPOS. 



7 

Chapitre       I. 

—  Le  réalisme  de  Bonald.     . 

n 

Chapitre     II. 

—  L'individualisme 

•       65 

Chapitre  III. 

—  La  liberté 

•       99 

Chapitre    IV. 

—  La  famille 

109 

Chapitre     V. 

—  L'autorité 

127 

Chapitre  VI. 

—  La  Noblesse.         

169 

Chapitre  VII. 

—  L'éducation 

207 

ACHEVÉ  D'IMPRIMER 

LE    10  JUIN    I9II 

par  l'imprimerie  Saint-Augustin 

DESCLÉE,    DE    BROUWER   &    Ci< 

LILLE-PARIS-BRUGES 

pour  la  Nouvelle  Librairie  Nationale 
85,  rue  de  Rennes,  Paris 


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