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LE RÉALISME DE PASCAL
Pierre -Marie LAHORGUE
LE RÉALISME DE PASCAL
ESSAI DE SYNTHÈSE
Philosophique, Apologétique et Mystique.
Cette est ia vie éternelle.
Qu'ils te connaissent seul vrai Dieu.
Et celui que tu as envoyé. Jésus-Clirist.
GABRIEL BEAUCHESNE. ÉDITEUR
A PARIS, RUE DE RENNES, 117
MCMXXIII
VIII PRÉFACE
faction d'un caprice. Il veut çiçre, en s'unissant aux sources
même de VètrcAi Cette est la çie éternelle, qu'ils te connaissent seul
vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » La connais-
sance pratique, qui suppose Veffort de Vâme tout entière, Pascal
veut l'acquérir par des ?7ioyens proportionnés en même temps
à notre nature et à Dieu. Il commence donc par étudier tous les
désirs et toutes les puissances de l'âme, et il nous laisse une
description de l'homme, faite de contrastes et poussée au noir.
Il se montre réaliste dans cette étude. Réaliste il l'est encore par
le souci de choisir les moyens les plus efficaces de nous unir à
Dieu, les plus nobles comme les plus vulgaires. Rien de mou ni
de chimérique dans sa méthode.
Nous avons essayé de mettre en relief ce réalisme dans chacun
des champs où se déploie notre activité naturelle ou surnaturelle ;
en philosophie, quand nous cherchons la vérité et la paix ; en
apologétique, dans l'e§ort pour découvrir la^ vraie religion ; en
mystique, lorsque nous voulons expérimenter les bienfaits de la
présence divine.
Toutefois, nous ne négligerons pas l'examen des autres prin-
cipes, l'exemplarisme, les proportions, le milieu, qui éclairent
également le système de Pascal.
Pour les développer, les « Pensées » et les opuscules ont été
surtout mis à contribution. L'histoire a été utilisée dans une
mesure beaucoup moindre.
Que ceux qui ont bien voulu nous aider de leurs conseils ou de
leurs encouragements reçoivent ici l'expression de notre recon-
naissance, spécialement MM. L. de Grandmaison, Monbrun,
Cavallera et Romeyer.
Pau, en la fête de saint Augustin, 28 aoiXt 1919.
LE RÉALISME DE PASCAL
PREMIÈRE PARTIE
LA PHILOSOPHIE
CHAPITRE PREMIER
Les lois générales du monde.
Ce chapitre expose ce que nous appeloîis la métaphysique de Pascal,
les idées les plus générales de sa philosophie : elles se ramènent à trois :
reaemplarisme, les proportions, la finalité.
1. La première nous fait connaître selon quelle loi le monde a été créé :
c'est la loi de V imitation ou de rcxcmplariFiiie. Vunivcrs est une série
d'images dégradées, dont les moins parfaites reproduisent les plus parfaites
et V ensemble Dieu, modèle suprêtne.
Pascal s'attache à montrer com.ment l'homme porte en lui un original
de beauté, de bonté, et de vérité.
2. Les deux autres idées nous indiquent les lois qui régissent Vactivité
des créatures.
a) Certains rapports ou proportions ont tié établis entre elles en sorte
qu'elles peuvent agir et réagir les unes sur les autres.
Cette activité ne s'égare pas dans toutes les directions. En chaque homme
elle est proportionnée à ses besoins particuliers, à son tempérament et à ses
goûts.
Pascal applique ces principes à l'ait d'agréer, qui est l'art de propor-
tionner les vérités à l'esprit des disciples.
b) Outre les besoins particuliers, propres à chaque individu, il en est un
commun à tous les hommes : le besoin de Dieu. Inné au cœur humain,
l'amour le pousse à le joindre son objet infini au delà des créatures et lui
impose sa loi : la loi de la finalité.
I. — L'Exemplarisme.
« Les choses corporelles ne sont qu'une image des spiri-
tuelles, et Dieu a représenté les choses invisibles dans les
visibles. Cette pensée est si générale et si utile, qu'on ne doit
point laisser passer un espace notable de temps sans y songer
avec attention ^. )>
1 p. 88.
L'auteur a, dans le coi.rs du présent ouvrage, souligné lui-même quelques frag-
ments du texte de Pascal cité d'après l'édition Brunschwicg. Sa mort inopinée à
Madagascar, tù il était missionnaire, ne 'ui a pas permis de revoir lui-même les
dernières épreuves. {Note de l'éditeur)
LAHCKGXJE : LE BÉAUSME TE PASCAL. 1
2 L\ PHILOSOPHIE
Ce qu'il conseille à sa sœur, Pascal peut l'avoir oublié pour
lui-même pendant la période de sa dissipation mondaine. Mais
au temps de sa deuxième, comme de sa première ferveur, on
peut dire que cette pensée est présente à son esprit. Elle est
une des raisons de son recueillement intérieur et de sa vie
mystique, elle le poursuit dans ses lectures spirituelles et se
présente à lui à travers l'Ancien Testament et les miracles du
Nouveau pour lui montrer partout des réalités nobles et solides
à travers les figures. Les phénomènes du monde matériel et les
événements humains ne sont que l'expression sensible de la
volonté divine à l'égard des élus. On peut donc dire que la
présence de Dieu ne le quitte pas ; elle est le motif de ses actes
et le fond de sa pensée.
Métaphysique exemplarîste. Idées fondamentales : l'idée
d'imitation. — Sa métaphysique elle-même se ressent de cet
état d'esprit. Il est à peine question de la cause efficiente dans
les « Pensées. » Mais sous des noms divers, les causes exemplaire,
fmale et formelle reviennent sans cesse. Dieu est comme l'âme
de notre âme, la cause quasi-formelle de notre vie surnatu-
relle ; voilà tout le principe de la vie mystique. Dieu est notre
fin ; il faut tout sacrifier à sa recherche et à son amour, telle
est la maxime de l'Apologétique et de l'Ascétisme; Dieu est le
modèle d'après lequel toutes choses ont été faites : le Christ,
l'Église, la Synagogue, l'homme et le monde matériel. Cette
théorie exemplariste, Pascal l'emprunte à l'auteur de i'épître
aux Hébreux, à S* Augustin et aux auteurs mystiques, et il se
l'assimile au point d'en faire un des fondements de toute son
œuvre de philosophe, d'Apologiste et de Mystique. Le philo-
sophe considère le monde comme un système de copies de cette
Beauté originale qui est Dieu ; les moins parfaites reproduisent
les plus parfaites et doivent nous conduire à la connaissanc3 et
à l'amour de l'original ; toutes sont, en effet, des idoles et il
n'y a qu'une divinité ; l'Apologiste étudie, dans la Synagogue,
ses personnages et son histoire, la figure et la première ébauche
de l'Éghse et de son fondateur ; le mystique jouit de la pré-
sence de Dieu à travers les créatures ; tandis qu'elles sont des
voiles impénétrables aux yeux charnels, elles sont des images
transparentes aux yeux purs.
L'idée d'unité. — Cette idée d'universelle imitation en sup-
LES LOIS GÉNÉRALES ITTI MONDE 3
pose une autre, aussi fondamentale dans la philosophie pasca-
Jienne : celle d'unité. Les images ne reproduisent qu'un modèle:
Dieu ; l'unité est au principe de la création. Elle est dans la
création elle-même qui forme un tout ; car ces images ne sont
pas d'égale perfection ; elles sont inégales et dépendantes les
unes des autres, dans la mesure de leur déficience : le monde
matériel a été fait pour Thomme, l'homme pour le Christ, et
l'ÉgHse et le Christ pour Dieu. Chacun de ces trois ordres
forme un tout dont les parties sont si bien liées entre elles
qu'on ne peut toucher à l'une des extrémités sans ébranler
l'autre.
Dans le monde matériel « le moindre mouvement importe à
toute la nature ; la mer entière change pour une pierre ^. » Le
monde des idées n'étant qu'un reflet de l'autre, on ne pourra
en connaître une sans les explorer toutes. « Les parties du
monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l'une
avec l'autre, que je crois impossible de connaître l'une sans
l'autre et sans le tout. L'homme, par exemple, a rapport atout
ce qu'il connaît. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps
pour durer, de mouvement pour vivre, d'éléments pour le
composer, de chaleur et d'ahments pour [se] nourrir, d'air
pour respirer ; il voit la lumière, il sent les corps ; enfm tout
tombe sous son alhance. Il faut donc pour connaître l'homme
savoir d'où vient qu'il a besoin d'air pour subsister; et pour
connaître l'air, savoir par où il a ce rapport à la vie de
l'homme.... ^ »
Cette unité est plus parfaite encore dans le monde social.
L'individu dépend de la famille, celle-ci de la commune, et
chaque société particulière d'une autre plus étendue. L'huma-
nité est un corps de membres pensants. « Dieu ayant fait le ciel
et la terre, qui ne sentent pjirit le bonheur de leur être, il a
voulu faire des êtres qui le connussent, et qui composassent un
c:?ps de membres pensants. Car nos membres ne sentent point
le bonheur de leur union.... ^ »
L'unité idéale, enfm, se trouve réahsée dans le corps mys-
tique du Christ qui est F Église. Notre-Seigneur ne l'a pas aban-
donnée en remontant au ciel ; il est resté au milieu des siens et
en chacun d'eux, pour y continuer l'infusion de la vie surnatu-
relle. Comme l'âme est dans le corps, la sève du tronc en chaque
rameau vivant, ainsi le Christ est dans ses fidèles, principe de
1 505. — 2 p. 355. — 3 482.
;4 LA PHILOSOPHIE
vie et d'unité. Aucune autre société ne peut donc rivaliser de
cohésion avec la société des chrétiens. « Elle est toute le corps
du Christ en son patois ». Les autres n'ont que des chefs
visibles, extérieurs à leurs membres ; l'Église en a aussi dans la
personne de ses papes, mais, en outre, elle a un chef intérieur^
toujours présent et toujours agissant. En ceux qui souffrent,
« Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde », en ceux qui
peinent, il porte le fardeau et le rend léger. Les autres sociétés
n'embrassent que ceux dont le corps est encore vivant ;
l'Église est la société des âmes ; elle comprend celles de la terre
et celles du ciel et fait circuler des unes aux autres, par la
communion des saints, un même courant de vie. Les martyrs
sont « nos membres. Nous avons un hen commun avec eux :
leur résolution peut former la nôtre, non seulement par
l'exemple, mais parce qu'elle a peut-être mérité la nôtre ^ »
Moins apparente que dans les ensembles, cette unité se
retrouve jusque dans les moindres détails de l'univers ;« ...les
plus petites et les plus viles parties du monde représentent au
moins par leur unité la parfaite unité qui ne se trouve qu'en
Dieu 2... )) En passant de l'une à l'autre, on les voit comme
formées d'après un modèle unique. Elles paraissent différentes
et elles le sont en effet, et cependant que de ressemblances
trahissent la main du même ouvrier ! « La nature s'imite : une
graine, jetée en bonne terre, produit ; un principe, jeté dans un
bon esprit, produit; les nombres imitent l'espace, qui sont de
nature si différente. Tout est fait et conduit par un même
maître : la racine, les branches, les fruits; les principes, les
conséquences ^. » On comprendra mieux l'intérêt que Pascal
doit attacher aux idées d'unité et d'imitation « si l'on se
rappelle que sa théorie des sections coniques, ouvrage de sa
jeunesse, admiré de Descartes et de Leibniz, et où dut se trou-
ver déjà en germe toute sa manière de comprendre les mathé-
matiques, paraît avoir été fondée sur cette conception mise en
avant par le profond géomètre Desargues, que les propriétés
d'une figure compliquée peuvent être considérées comme des
modifications et des ressemblances d'une figure plus simple *. »
Le modèle suprême : la charité de Dieu. — Tous les attributs
divins se reflètent dans la création : la puissance, la sagesse,
1 481. — 2 p. 89. — 3 119. — 4 Ravaisson. La philosophie de Pascal. R. D. M.,
15marsl887, p. 414.
I
LES LOIS GENERALES DU MONDE &
l'amour. Parmi eux, Pascal considère principalement ce dernier.
Le monde a été fait pour aider l'homme à aimer Dieu ; tout
doit donc l'instruire de son devoir. La charité est la fm et tout
ce qui n'est pas la dernière fm est moyen, figure et promesse,
sinon, il faudrait nier la sagesse de Dieu et sa puissance à coor-
donner les parties du monde selon son dessein premier. Nous
ne pouvons parler de Dieu en cette manière. Nous dirons donc :
« Tout ce qui ne va point à l'unique but en est la figure ^. «
Considérons le terme de nos efforts : Dieu lui-même. Les
élus le voient face à face, ainsi que des enfants contemplent
leur père ; ils l'aiment parfaitement et pour toujours. Dieu
est charité et il s'entoure au ciel d'âmes embrasées pour lui
d'une charité sans mélange d'égoïsme.a Dieu est environné de
gens pleins de charité, qui lui demandent les biens de la charité
qui sont en sa puissance : ainsi il est proprement le roi de la
charité ^. » Le bienheureux état des saints qui composent sa
cour est appelé la gloire, parce qu'il célèbre le triomphe défi-
nitif des bonnes volontés sur les Babyloniens, qui sont nos
passions.
Première image : le Christ et l'Église. — Dans le but de nous
associer à cette victoire et à ce bonheur, Dieu nous envoie son
Fils, égal à lui-même. Aucune créature n'est une image aussi
parfaite de la divinité que le Verbe incarné, image et caractère
de votre substance, ô mon Dieu. Sa mission consiste à rendre
les hommes plus semblables à Dieu, et moins indignes de jouir
de sa présence au ciel. La création en a fait des images du Père,
mais la faute originelle est venue les déformer ; l'œuvre du
Rédempteur sera d'imprimer à nouveau sur les âmes son por-
trait effacé ^. Sa prédication, ses sacrements, son Église, ses
miracles tendent à ce but. Écoutez-le • il nous donne le com-
mandement de la perfection, mais^ d'une perfection sans
hmites, puisqu'il « nous en propose un modèle où elle se trouve
infinie quand il dit : Soyez donc parfaits comme votre Père
céleste est parfait ». Regardez-le : il a voulu vivre au miheu
des hommes pour mettre ce modèle sous leurs yeux. Aucun ne
pourra dire désormais : le ciel est trop haut pour aller y cher-
cher des exemples de vertu ; le ciel s'est abaissé jusqu'à la terre,
et il suffit de contempler Jésus-Christ pour connaître notre
devoir. « Car il est par sa gloire tout ce qu'il y a de grand,
» 670. — 2 p. 238. — 3 p. 59.
LA PHILOSOPHIE
étant Dieu, et est par sa vie mortelle tout ce qu'il y a de chétif
et d'abject. Pour cela il a pris cette malheureuse condition,
pour pouvoir être en toutes les personnes, et modèle de
toutes conditions 1. » Peut-être l'idéal paraîtra-t-il encore trop
élevé ? Il l'est en efîet pour nos seules forces ; mais le Christ a
mis sa puissance dans les sacrements afm de secourir notre
faiblesse, et de la rendre capable de cette gloire où tous nous
devons tendre. Aussi le plus grand d'entre eux, l'Eucharistie^
qui nous unit au Christ, est-il la figure parfaite de l'union qui
sera consommée au ciel ^
Les chrétiens n'ont pas lieu de désespérer. Les secours leur
sont promis pour réaliser leur idéal. Dieu leur donne des biens
temporels, à plus forte raison leur donnera-t-il les biens spiri-
tuels. Que s'il fait des miracles pour guérir leurs corps, com-
ment leur refuserait-il des grâces pour triompher de la convoi-
tise ? Car la nature est une image de le grâce et les miracles
visibles sont image des invisibles : ut sciatis... tihi dico : surge.
Afin que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir ici-
bas de remettre les péchés, je te l'ordonne : Lève-toi et marche
(St Marc, 2^0).
Venez donc à moi. Seigneur, afm de réformer ma raison
corrompue et de conformer mes sentiments aux vôtres (p. 62).
Deuxième image : la Synagogue. — L'ordre de .Jésus-Christ,
qui est celui de l'Église, de la grâce et de la charité, est, ici-bas,
l'image la plus parfaite de la gloire. Dans l'Église la vérité
est couverte... dans le ciel elle est découverte. Mais l'ÉgHse
elle-même, avant d'exister, a été figurée dans la Synagogue.
Elle est, dans l'ordre décroissant, la deuxième image de Dieu
dans le monde. « Fais toutes choses, selon le patron qui t'a été
montré sur la montagne » disait Jehovah à Moïse. « Sur quoi
S* Paul dit que les Juifs ont peint les choses célestes. » « La
rehgion des Juifs a donc été formée sur la ressemblance de la
vérité du Messie ; et la vérité du Messie a été reconnue par la
religion des Juifs, qui en était la figure ^ ».
L'histoire elle-même du peuple hébreu est une annonce du
règne Messianique. « Isaïe, dit que la Rédemption sera comme
le passage de la mer Rouge. Dieu a donc montré en la sortie
d'Egypte, de la mer, en la défaite des rois, en la manne, en
toute la généalogie d'Abraham, qu'il était capable de sauver,
» 785. — ' 670. — 3 673-674.
LES LOIS GENERALES DU MONDE 7
de faire descendre le ciel du ciel... Il nous adore appris enfin
que toutes ces choses n'étaient que figures, et ce que c'est que
« vraiment libre », « vrai Israélite », « vraie circoncision »,
« vrai pain du ciel ^ ».
Troisième image : la nature. — En descendant toujours
l'échelle des êtres, au-dessous de la rehgion d'Israël qui appar-
tient encore à l'ordre de la grâce, nous trouvons la nature. En
font partie tous les êtres, animés ou inanimés et l'homme lui-
même, si on le considère en dehors de toute élévation surna-
turelle. La nature est une image de la grâce parce que Dieu
« a fait dans les biens de la nature ce qu'il devait faire dans
ceux de la grâce, afin qu'on jugeât qu'il pouvait faire l'invi-
sible, puisqu'il faisait bien le visible ^ ». Elle a des perfections
« pour montrer qu'elle est l'image de Dieu, et des défauts, pour
montrer qu'elle n'en est que Timage ^ ». Ainsi les cœurs épris
d'infini sont éloignés de donner leurs hommages à des idoles
grossières et impuissantes à les exaucer. S'ils sont purs,
d'ailleurs, les défauts eux-mêmes leur sont une occasion de
s'élever à Dieu. « Les maux du corps ne sont autre chose que
la punition et la figure tout ensemble des maux de l'âme ». Ils
espèrent aussi les voir devenir les remèdes du péché.
Parmi toutes les créatures, Pascal s'attache surtout à
l'étude de la plus belle, à celle de l'homme. L'originalité de son
système consiste à développer cette idée : l'homme est non
seulement l'image de Dieu, mais le modèle sur lequel les autres
ont été faites. D'autres, en termes différents, l'ont déjà dit,
mais peut-être ont-ils moins insisté que Pascal sur cette pen-
sée. Son esthétique, sa morale et sa logique même s'en ins-
pirent.
Exemplarisme humain en esthétique. — Chacun porte en
soi le modèle ou l'original d'une « beauté dont il cherche une
copie dans le grand monde ». En quoi consiste cet original ?
Dans des tendances communes à tous les hommes, ou propres
à chacun, les unes héritées et les autres acquises, les unes
constantes, les autres qui dépendent de la disposition où on se
trouve *. (( Selon que l'on s'aperçoit que ce qui est au dehors
y convient ou s'en éloigne, on se forme des idées de beau ou
de laid sur toutes choses ^ ». « Tout ce qui est formé sur ce
» G75. — 2 643. — 3 580. — « p. 127. — ^ p. 126.
8 LA PHILOSOPHIE
modèle nous agrée: soit maison, chanson, discours, vers, prose,
femme, oiseaux, rivière, arbres, chambres, habits, etc. Tout ce
qui n'est pas fait sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le goût
bon.
Et, comme il y a un rapport parfait entre une chanson et
une maison qui sont faites sur le bon modèle, parce qu'elles
ressemblent à ce modèle unique quoique chacune selon son
genre, il y a de même un rapport parfait entre les choses faites
sur le mauvais modèle. Ce n'est pas que le mauvais modèle
soit unique, car il y en a une infmité; mais chaque mauvais
sonnet, par exemple, sur quelque faux modèle qu'il soit fait,
ressemble parfaitement à une femme vêtue sur ce modèle ^ ».
En morale. — Pour beaucoup la morale n'étant qu'une sorte
d'esthétique, elle s'inspirera aussi de leurs goûts particuliers.
La loi générale cédera devant les caprices de chacun. Qu'appel-
lent bien, ceux dont le coeur est dépravé ? Ce qui correspond
à la fin qu'ils se proposent, et cette fm est leur satisfaction
personnelle ; les ennemis de leurs intérêts égoïstes sont les
s^uls à craindre. C'est ainsi que les Juifs entendaient les livres
saints dans un sens tout grossier, car l'intelligence des biens
promis dépend du cœur qui appelle « bien ce qu'il aime ^ ».
Quand le moi s'est fait le centre du monde il n'obéit plus qu'à
sa propre loi. « Sequere naturam » devient sa devise, et par
nature il entendra sa chair, plus souvent encore que son esprit.
En logique. — Il semblerait que la vérité dût être du moins
considérée en elle-même et non toujours par rapport à nous ;
on voudrait que l'esprit fût une table rase et bien nette de
toute écriture précédente, où la vérité pût être réfléchie sans
crainte d'être déformée. Sur le miroir de l'âme, toutefois, un
modèle est déià latent. Qu'un objet se présente, l'image inté-
rieure viendra à la surface de l'âme et nous jugerons de la
vérité des choses d'après cette image. Gomme nous avons une
norme de beauté, nous avons une norme de vérité. A vrai dire,
c'est la même : elle s'appelle l'amour du bien. Quand un objet
aimable apparaît, il se porte vers lui ; mais bien avant son
apparition, il existe à l'état d'habitude inconsciente, et au
moment voulu il imposera un choix à l'esprit.
Or toute vérité est aimable ; il n'existe pas de vérité qui ne
> 32. — 2 758.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 9
soit en môme temps un bien ou ne mène à lui. Car la vérité
n'est qu'une « idole » du bien et de la charité, qui seules sont
des réalités. Aussi n'y a-t-il pas de recherche scientifique où
la vérité soit la fin dernière : on vise toujours à quelque bien,
Dieu, les âmes, la satisfaction de la curiosité, les applaudisse-
ments du public, la complaisance en soi-même. La vanité est
si ancrée au cœur de l'homme que chacun veut avoir des admi-
rateurs. Ceux qui passent pour les plus désintéressés dans leurs
études, les philosophes, en veulent ^. Ils trouveront dans la
nature ce que les Juifs trouvaient dans l'Écriture,- les vérités
qu'ils ont au fond du cœur ^.
Ce n'est pas que d'autres causes ne puissent concourir, avec
l'amour du bien, à nous faire trouver la vérité ; les habitudes
héréditaires ou acquises, l'éducation, la vigueur d'esprit y ont
leur part ; mais tous ces facteurs ont été subordonnés à l'amour
et leurs influences combinées ont contribué à la formation du
goût intellectuel. Tout n'y est pas subjectif ; il a des vues
objectives et des tendances communes avec celles des autres ;
sinon les conversations seraient impossibles, et nous ne pour-
rions pas connaître l'esprit des hommes, et par conséquent
leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous-
mêmes avec les autres ^.
Mais beaucoup de circonstances particuhères déterminent
le modèle d'après lequel nous jugerons. Les conversations y
ont une grande part ; elles peuvent beaucoup pour former on
pour déformer l'esprit. « 11 importe donc de tout de bien savoir
choisir, pour se le former et ne le point gâter ; et on ne peut
faire ce choix, si on ne l'a déjà formé et point gâté *. » Quand
il est sûr, il tient lieu de toutes les règles écrites et peut s'en
passer. « La vraie éloquence se moque de l'éloquence, la vraie
morale se moque de la morale ^ » Sa sûreté l'emporte même sur
celle des règles écrites dans les traités de pédagogie. 11 a la
précision d'une montre et on n'a qu'à s'en référer à lui pour
apprécier un ouvrage. « Ceux qui jugent d'un ouvrage sans
règle sont, à l'égard des autres, comme ceux qui ont une
montre ® à l'égard des autres. L'un dit : « il y a deux heures »,
l'autre dit : « il n'y a que trois quarts d'heure ». Je regarde
* 150. — 2 575 — 3 p, 132. — 4 e — 54 — 65^ ]vj Brunschvicg propose de lire :
« qui n'ont pas de montre ». Le texte porte cependant « ont une montre ». Aux
yeux de ceux « qui sont accoutumés à raisonner par principes » dans les cho-
ses du sentiment (3), cette montre ressemble à la fantaisie, mais elle marque
sûrement l'heure. Il faudrait une rèprle pour le sentiment, objecte M. Brunschvic.fî.
10 LA PHILOSOPHIE
ma montre, et je dis à l'un : « Vous vous ennuyez » ; et à l'autre :
le temps ne vous dure guère, car il y a une heure et demie, que
je me moque do ceux qui me disent que le temps me dure à moi,
et que j'en juge par fantaisie ; ils ne savent pas que je juge par
ma montre. »
La montre s'affole parfois et devient incapable de marquer
exactement l'heure. Ces accidents tiennent aux passions de
l'âme, bizarres et changeantes. « Chacun a ses fantaisies, con-
traires à son propre bien, dans l'idée même qu'il a du bien ; et
c'est une bizarrerie qui met hors de gamme ^. » 11 juge « selon
ce qu'il est » à un moment donné, c'est-à-dire selon son état
actuel, et selon ce que les autres circonstances dont il n'est
pas l'auteur, ont mis en lui ^ On voit ce que nous devons
attendre d'un esprit dépravé : l'erreur et le mensonge. « Quoique
les personnes n'aient point d'intérêt à ce qu'elles disent, il ne
faut pas conclure de là absolument qu'ils ne mentent pas ;
car il y a des gens qui mentent simplement pour mentir ^. « Ces
gens-là portent en eux-mêmes de singuliers modèles de vérité !
A cause d'eux et de certaines expressions qui reviennent sou-
vent, nous sommes obligés de poser cette question : Pascal
enseigne-t-il le subjectivisme de nos connaissances ?
Le subjectivisme : le modèle intérieur. — Si on veut dire par
là que nos jugements n'ont aucune valeur objective, il faut
répondre négativement ; si l'on entend par là qu'ils dépendent
de nos puissances, de leur vigueur et de leurs penchants, il
faut répondre par l'affirmative. En quoi consistent ce modèle de
beauté et de bonté, et cette montre^ d'après laquelle nous
jugeons des ouvrages d'esprit, et ce cœur qui porte en son fond
les vérités ? Ces expressions ne veulent pas dire, tout simple-
ment, que nous avons le pouvoir d'aimer et de connaître.
Pascal ne veut pas voir dans l'âme humaine une pure capa-
cité de recevoir toutes les impressions de vérité et de beauté ;
cette passivité, en général, lui déplaît ; il ne lui reconnaît pas
davantage une spontanéité et une activité telles qu'il puisse
indifféremment choisir tout bien et tout çrai ; il a trop présente
à l'esprit la médiocrité humaine. Tiendrait-il pour un certain
— Point, l'évidence suffît, « il est... inutile... et ridicule que la raison demande
au cœur des preuves de ses premiers principes » (282) et des questions qui de-
mandent à être embrassées « d'une vue » (3).
» 106. — 2 105. — ' 108.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE If
inncisme^ d'après lequel nous pourrions découvrir, gravées au'
fond de notre âme, sinon toutes les vérités, du moins une
partie d'entre elles ? 11 ne le semble pas, malgré les appa-
rences.
En quoi il consiste. — Pour les vérités surnaturelles, Pascal
soutient la passivité. Soumission de la raison : tel est le pré-
cepte ; il n'est pas en notre pouvoir de faire jaillir la lumière
de la foi ; Dieu éclaire qui il lui plaît, quand il lui plaît ; le
domaine de la nature est ouvert aux libres investigations de
l'homme. Il peut et doit y faire usage de sa raison. Qu'il ne
s'illusionne pas cependant, il ne doit pas se porter téméraire-
ment à la recherche de toutes les vérités. Certaines sont inter-
dites à tous parce qu'ils ne sont pas des êtres infinis, mais
bornés. D'autres, plus à la portée de l'esprit sont à jamais
couvertes d'un voile : il ne les verra point parce qu'il n'en porte
pas en lui le modèle. Ce modèle consiste dans des besoins particu*
tiers et des aptitudes correspondantes qui nous poussent à recher-
cher tel genre d'objets de préjérence à tel autre ^. On ne cherche
pas sûrement une beauté, une vérité, un bien, « l'on y désire
mille circonstances qui dépendent de la disposition on Von se
trouve 2 )), (( il ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d'ob-
jets 3 ». Il cherche, mais il choisit seulement ce qui lui agrée,
ce qui correspond à « l'original de sa beauté ». De même toute
vérité ne sera pas découverte par tous, mais seulement celle
d'un certain ordre pour lequel il leur a été donné d'avoir le sens
droit « et non dans les autres ordres, oii ils extravaguent ^ ».,
Ce que l'exemplarisme de Pascal met en relief^ c'est donc la
différence des talents, des vocations. On serait tenté d'y voir
du déterminisme si, dans chaque ordre, il n'y avait pas assez
d'objets pour permettre à la liberté de choisir. Mais ne peut-on
pas y voir du subjectivisme ?
Il est certain que dans la théorie pascalienne, le jugement
dépend beaucoup de nos dispositions physiques, morales et
intellectuelles, surtout de nos dispositions morales. Incon-
sciemment le plus souvent, mais en réalité toujours^ nous cher-
chons un bien particulier, le nôtre, celui qui correspond à notre
« nature faible ou forte, telle qu'elle est ». Cet appétit de bon-
* Voici une définition plus abstraite du modèle : il « consiste en un certain
rapport entre notre nature faible ou forte, telle qu'elle est, et la chose qui nous
plaît > (32). — 2 p. 127. — 3 p, 126. — " 2.
12 LA PfilLOSOPHIE
heur guide nos recherches, tend à nous imposer des jugements
et des déterminations. Mais si notre état général est sain,
pourquoi les jugements qui en dépendent n'auraient-ils pas
une valeur universelle, reconnue par tous les hommes ? Ceux
qui ont le goût bon parlent selon la nature, ils dépeignent sans
exagérer les passions et les effets, en sorte qu'on trouve dans
soi-même la vérité de ce qu'on entend ^. Ils écrivent comme
des hommes et non comme des « auteurs » et tous les bons
juges sont d'accord avec eux.
La part de l'objet dans le jugement. — De ce que tous les
hommes sont du même avis, suit-il nécessairement que cet
avis est objectivement vrai ? N'y peut-il pas avoir déforma-
tion de la réalité par nos facultés, bien que cette déformation
soit faite dans le même sens par tous ? L'accord des senti-
ments prouve bien que nous avons tous été coulés dans lo
même moule, mais il prouve moins la valeur objective de nos
idées. Pascal maintient celle-ci, au moins dans une certaine
mesure. Dans tout jugement entre à la fois quelque chose du
sujet et quelque chose de l'objet. Cela est vrai, même dans les
jugements d'esthétique où la part du sujet semble exclusive.
Ils sont fondés sur un i'. certain rapport entre notre nature,
faible ou forte, telle qu'elle est, et la chose qui nous plaît ^ « On
y tient donc compte des qualités intrinsèques aux objets.
Au début de la vie intellectuelle. — Celles-ci d'ailleurs sont
connues avant nos besoins subjectifs .Notre modèle de beauté,
de bonté, de vérité existe, à l'état d'ébauche, bien avant notre
premier contact avec le beau, le bien et le vrai ; mais il est
latent. Nous ignorons et nos passions et nos facultés avant
d'avoir eu l'occasion de les produire. On n'arrive pas dans le
monde avec des idées toutes faites, elles se dessinent peu à peu,
par la comparaison que l'on fait de l'extérieur avec notre
intérieur, et selon « que l'on s'aperçoit que ce qui est au dehors
y convient ou s'en éloigne, on se forme des idées de beau ou
de laid sur toutes choses ^ ».
Dans la suite: en esthétique. — Dans ces idées, maintenant
distinctes, la part du sujet et de l'objet varie avec la nature
des jugements. Dans les jugements d'esthétique, celle du
M4. — 2 32. — ' p. 120.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 13
sujet remporte. Ici les objets ont été faits pour l'individu en
particulier, beaucoup plus que pour l'Iiomme en général. Aussi
a-t-on dit qu'il ne faut pas disputer des goûts et des couleurs.
Chacun les apprécie d'après son tempérament ; il a son idée
de beauté « ... à laquelle il les rapporte; c'est sur ce principe
qu'un amant trouve sa maîtresse plus belle, et qu'il la propose
comme exemple ^ ».
Cependant lorsque, dans la b^^auté, on ne considère plus le
rapport des formes sensibles, mais celui des formes intelligi-
bles comme dans un discours ou un poème, le corps influence
moins le jugement et il a une portée plus générale. Aussi les
hommes de goût apprécient-ils à peu près de la même manière
les œuvres d'art.
En morale. — Dans les jugements de moralité, la part pure-
ment subjective peut l'emporter sur l'autre ; ou celle-ci peut
dominer seule. Tout dépend du but que l'on poursuit. L'idéal
est-il la charité ? Comme, d'un côté, toute la morale se réduit
à cet « unique nécessaire» et comme, de l'autre, chacun trouve
au dehors ce qu'il a « au fond de son cœur », on portera des
jugements obiec-tifs, valables pour tous. Mais quand l'idéal
est la cupidité, quand le « moi » s'est fait le centre du monde et
qu'il rapporte tout à lui, sa règle est purement subjective ;
elle ne peut s'appliquer aux autres. « Quel dérèglement de juge-
ment » que de se mettre « au-dessus de tout le reste du monde »,
de mieux aimer « son propre bien, et la durée de son bonheur,
et de sa vie, que celle de tout le reste du monde ^ ! »
C'est donc dans la mesure où l'homme renonce à rapporter
les choses à lui-même que son jugement est plus objectif. En
effet, si l'amour de son corps ou de sa volonté n'est pas la
seule des puissances trompeuses, elle est une des plus actives.
De là, il nous est possible de prévoir quelle sera la valeur
objective des sciences telles que la géométrie ou la physique.
Elles peuvent être utiles à l'individu et lui rapporter de la
gloire ou des plaisirs ; il faut donc se méfier de leur emprise
sur le cœur. Toutefois, en général, le savant ne leur demande
d'abord que de satisfaire sonamour delà vérité. Il la recherche
pour elle-même beaucoup plus que pour lui. La trouve-t-il
alors ? Toucher la réalité, même avec des mains pures et
légères, n'est-ce pas la déformer ? Pascal veut bien que le discours
1 p. 127. — 2 456. — » 26.
14 LA PHILOSOPHIE
exprime exactement la pensée ; il en est la « peinture ^ », mais
la pensée est-elle une peinture fidèle des objets ? Pas toujours ;
nos facultés ne reçoivent pas les images des choses pures ; nous
mêlons nos qualités aux leurs, et de là résulte une image com-
posite, infidèle par rapport aux objets extérieurs. « Nous les
teignons de nos qualités, et empreignons [de] notre être
composé toutes les choses simples que nous contemplons ^. » Il
s'agit de l'analogie, sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Les habiles en ont conscience, mais les autres ? Et les habiles
eux-mêmes savent-ils jusqu'à quel point l'esprit le plus pur
de préjugés, d'amour propre, de toute cause d'inexactitudes,
est capable de donner un portrait fidèle du monde exérieur.
Pascal ne pousse pas le problème jusque là ; il se contente de
maintenir, en termes généraux, l'objectivité de nos connais-
sances. (.( L'homme ne peut tout voir » ; il n'est fait que pour
voir certaines qualités des choses, celles qui correspondent à
ses besoins et à ses aptitudes, mais « il ne se peut tromper dans
le côté qu'il envisage », au moins ordinairement, « comme les
•appréhensions des sens sont toujours vraies ^ ».
Cela revient à dire que, dans toute erreur, il y a une âme
de vérité, et on a plaisir à entendre décerner par un soi-disant
sceptique un certificat d'infaillibilité à nos puissances.
Supposons la table de notre âme aussi nette que possible
de toute cupidité, embrasée seulement de l'amour de Dieu
et de toute vérité, alors elle sera dans les conditions voulues
pour bien juger. L'erreur vient de suivre son modèle de vérité ;
or, ce modèle-là est une caricature, différente selon les passions
de chacun. Il y a une vérité, il n'y a qu' « un modèle unique »
de vérité, il y a une infinité de « mauvais modèles ». L'original
resplendissant de beauté, de bonté, de vérité est Dieu seul ;
A le suivre, on ne se trompe pas. « Faites-moi la grâce. Seigneur,
de réformer ma raison corrompue, et de conformer mes senti-
ments aux vôtres ^ ». Ceux qui veulent juger en dehors de lui
et de ses règles, dans leur orgueil, s'égalent à la divinité.
« Eritis sicut dii scientes honum et malum. Tout le monde fait
le Dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais; et s'afïligeant
ou se réjouissant trop des événements ^ ».
On se rapproche de la souveraine règle par la tendance au
général. Il ne faut pas juger des choses en les morcelant, en
Jes séparant les unes des autres, mais au contraire en les
» p. 357. — 2 9. — » p. 62. — « p. 577.
LES LOIS GÉNÉRALES DL' MONDE 15
remettant dans leur véritable cadre, dans la nature où « toutes
sont causées ou causantes, médiates et immédiates ». « Tous
errent d'autant plus dangereusement qu'ils suivent chacun
une vérité, leur faute n'est pas de suivre une fausseté, mais
de ne pas suivre une autre vérité.^». L'erreur consiste à juger
d'un ensemble, (et tout tient à l'ensemble) d'après son rapport
à un point particulier, et surtout par rapport à nous-mêmes.
Il faut replacer nous-mêmes et les autres dans l'ample sein
de la nature. « Il ne faut pas juger de la nature selon nous,
mais selon elle ^ » « En chaque action, il faut regarder, outre
l'action, notre état présent, passé, futur, et des autres à qui
elle importe, et voir les liaisons de toutes ces choses. Et lors
on sera bien retenu \ »
La pente vers le particulier et « vers soi est le commence-
ment de tout désordre ^.. )>
II. — Les Proportions.
Le Proportionnalisme, corollaire de l'exemplarisme et du
finalisme. — Une conséquence de l'exemplarisme de Pascal
est sa théorie des proportions. Le mot, si fréquent sous sa p
plume, lui a été peut-être fourni par ses lectures de savant, tv^
mais la chose qu'il exprime, il l'a trouvée dans sa philosophie.
Puisque toutes choses ont été faites sur le même patron,
puisqu'elles ont une même mesure, elles auront quelques
rapports, non seulement avec le modèle, mais aussi entre
elles. La nécessité des proportions découle de l'unité du
monde.
Elle est également imposée à Pascal par son fmalisme.
Il ne conçoit pas en effet l'univers comme un tout dont les
lignes de détail et d'ensemble ont été déterminées, ne çarietur.
C'est un « devenir », qui se perfectionne en se mouvant vers
un but donné. Dans ce mouvement, toutes les parties sont
entraînées, non pas individuellement, chacune pour soi,
mais liées et subordonnées entre elles, comme les pièces d'une
immense machine. Il faut donc que les divers rouages soient
adaptés, proportionnés les uns aux autres.
Le « proportionnalisme » de Pascal, si on peut ainsi parler,
consiste dans une coordination et subordination des éléments
telles que chacun influe sur les autres selon ses forces et
^ 863. — • 457. — » 505. — « 477.
10 LA PHILOSOPHIE
selon le degré de réceptivité du patient. Il suppose la ressem-
blance des natures et demande une adaptation des efforts.
Dieu est au-dessus du système. Il en est le principe et la fin ;
il agit sur lui mais il ne saurait être influencé par le monde
des créatures. Lui seul reste toujours le même. Le Christ
fait partie du système, par sa nature humaine et par l'ordre
de la grâce qu'il a fondé. Non seulement il est principe d'action,
comme son Père, mais il est aussi capable de pâtir comme
les autres créatures. Chef de l'Église, il lui appartient d'infuser
dans ses membres la vie surnaturelle, et nul autre que lui
ne peut commencer cette œuvre ni la couronner. Il donne
par conséquent plus qu'il ne reçoit.
Rapport entre les différentes parties du monde. — Au-
dessous de lui, les hommes agissent et réagissent les uns sur
[les autres, tant dans l'ordre de la grâce que dans celui de
*la nature. Le corps mystique unit tous les fidèles et leur
permet de se communiquer mutuellement leurs mérites. Les
plus saints y sont les plus influents. Les sociétés civiles
'forment aussi un corps « de membres pensants », où chacun
doit travailler an bien général. L'autorité y revient de droit
aux plus habiles, mais il est plus sage de la laisser à ceux qui
ont les avantages de la force ou de la naissance.
Enfin, au dernier échelon des êtres nous trouvons les créa-
tures autres que l'homme ; faites pour recevoir son comman-
dement, elles peuvent cependant dominer sur lui.
Aucun des différents ordres n'est complètement séparé
des autres. La nature ne peut pas s'élever jusqu'à la grâce,
mais la grâce peut descendre jusqu'à la nature et l'élever.
En dehors de l'homme et de l'ange, nulle créature n'est capable
de recevoir la grâce. Le monde matériel ou animé peut
agir sur notre âme par l'intermédiaire du corps, mais il ne
saurait devenir esprit; notre pensée le dirige mais elle ne peut
se communiquer à lui ^.
Toutes les parties du monde n'intéressent pas également
Pascal. Les grandes hgnes d'un système sont indiquées dans
son œuvre, mais il n'appuie que sur certaines. Théologien,
il n'étudie pas la merveilleuse cohérence de la doctrine catho-
lique, mais seulement l'harmonie de la rehgion avec notie
nature. Philosophe, l'homme le retient presque complètement,
' 792.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 17
et dans l'homme, il étudie surtout les rapports de l'esprit
avec la vérité, ou de notre cœur avec la société ^.
La religion chrétienne est proportionnée à l'homme. — Jésus-
Christ est « le véritable Dieu des hommes ». Par sa nature
divine il est tout ce qu'il a de grand, et par là il peut nous
élever jusqu'au ciel et être le modèle de ceux qui sont les plus
grands au royaume de la charité. Par sa nature humaine, il
est tout ce qu'il a de petit afin que personne ne fût rebuté par
son éclat. Il offre le salut à tous,» en tant qu'il est en lui 2», et
d'une manière proportionnée à leur état. Ils sont gonflés d'or-
gueil, ou abattus par le désespoir. Qu'une doctrine soit claire,
ils en attribueront l'intelligence à leurs mérites ; qu'elle soit
obscure, ils ne perservéreront pas à l'étudier. Il leur faut une
religion pleine de clartés pour exciter leur courage, et pleine
de mystères pour leur faire comprendre leur misère. Telle est
la rehgion chrétienne. Dans ses preuves « il y a assez de clarté
pour éclairer les élus et assez d'obscurité pour les humilier ^ ».
Il y a autant de genres d'esprits que d'individus, et chacun a
ses exigences. Les uns veulent un grand nombre de preuves, les
autres n'en exigent qu'une, mais ils l'approfondissent. « La
religion est proportionnée à toutes sortes d'esprits. Les pre-
miers s'arrêtent au seul établissement, et cette religion est
telle que son seul établissement est suffisant pour en prouver
la vérUé ; les autres vont jusqu'aux apôtres. Les plus ins-
truits vont jusqu'au commencement du monde. Les anges la
« voient encore mieux, et de plus loin *». Les plus habiles qui
ont le goût de l'étude et l'intelligence pour comprendre sont
frappés par l'argument des prophéties. Il demande de longues
investigations dans le passé et, dans le présent, une vue d'en-
semble sur toute l'histoire. Mais quand on l'a compris, quelle
lumière ! et comme la sagesse de Dieu qui adapte toujours les
moyens à la fin, resplendit en cette preuve ! Il fallait aux
hommes de tous les temps un argument toujours nouveau, tou-
jours à leur portée ! Aussi Dieu, après avoir prédit la conver-
sion des Gentils et la dispersion des Juifs, réalise-t-il toujours
sa parole à la face de tous les peuples ! Voilà le « miracle subsis-
tant ^ » proportionné à la durée même de l'Éghse. D'autres,
moins instruits ou plus grossiers, sont plus frappés par les
» Ce dernier point fera l'objet d'un chapitre spécial. — * 781. — • 578. — * 285.
— «838.
LABOBGUE : LE RÉALUUK DE PABCAL
18 LA PHILOSOPHIE
miracles sensibles. Dieu ne veut pas les laisser sans preuves et,
pour eux, il guérit les malades et ressuscite les morts afin que
rhomme entier soit convaincu, en son corps par les miracles,
et ensuite en son âme par la vérité ^
Après avoir converti les pécheurs, Jésus-Christ n'oublie pas
que la nature reste la même dans son fond. Ni l'orgueil ni la
paresse n'ont été entièrement déracinés, ni les habiles n'ont
renoncé à leurs études ni les simples n'ont pu devenir savants.
Aussi la religion chrétienne doit-elle tenir compte de cette
diversité de tempéraments, et en chacun d'eux, d'un certain
mélange de grandeur et de misère. Elle s'applique à les garder
tous dans un juste milieu, aussi loin de la présomption que de
l'abattement. (( Les autres rehgions; comme les païennes, sont
plus populaires, car elles sont en extérieur ; mais elles ne sont
pas pour les gens habiles. Une religion, purement intellectuelle
serait plus proportionnée aux habiles; mais elle ne servirait
pas au peuple. La seule religion chrétienne est proportionnée
à tous, étant mêlée d'extérieur et d'intérieur. Elle élève le
peuple à l'intérieur, et abaisse les superbes à l'extérieur ; et
n'est pas parfaite sans les deux, car il faut que le peuple
entende l'esprit de la lettre, et que les plus habiles soumettent
leur esprit à la lettre ^. » « Les philosophes ne prescrivaient
oint des sentiments proportionnés aux deux états.
Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure, et ce
n'est pas l'état de l'homme. Ils inspiraient des mouvements
de bassesse pure, et ce n'est pas l'état de l'homme. Il faut
des mouvements de bassesse, non de nature, mais de pénitence ;
non pour y demeurer, mais pour aller à la grandeur. Il faut
des mouvements de grandeur, non de mérite, mais de grâce,
et après avoir passé par la bassesse ^ » -.ruh -rc • ::^'«:ri>,-i /iVi
L'homme doit s'adapter à son action. — Comme la religion
s'adapte à nos besoins et mesure ses lumières à nos facultés,
de même nous devons aussi nous adapter à son action. Nous
ne pouvons rien faire pour mériter la grâce ; notre ordre
naturel n'a pas de proportion avec l'ordre surnaturel. Mais
nous pouvons nous rendre moins indignes de recevoir les dons
de Dieu. Nos études et nos mortifications leur frayent un
chemin. « Il faut ouvrir son esprit aux preuves, s'y confirmer
par la coutume, mais s'offrir par les humihations aux ins-
» 806. — » 251. — « 525.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 19
pirations, qui, seules, peuvent faire le vrai et salutaire
elïeti...»
Il faut proportionner la vérité à l'homme. — Cette même
loi des proportions régit la nature, et spécialement les rapports
de l'esprit à la vérité. Écrivain et homme du monde, Pascal
recherche les moyens de faire pénétrer ses convictions dans
l'esprit et dans le cœur des autres. Éducateur ou ami des
régents deîPort- Royal, il s'intéresse aux méthodes d'éducation ;
apologiste, son effort tend à découvrir la brèche par où il
pourra faire entrer la rehgion dans les coeurs endurcis. Les
uns n'ont, pour ainsi dire, qu'une ouverture sur le monde
extérieur : l'intérêt. Il s'adaptera à leur égoïsme étroit dans
l'argument du pari ; les autres en ont peur. Pascal propor-
tionnera ses preuves à leur faiblesse et montrera la rehgion
aimable. « Mais de la vouloir mettre dans l'esprit et dans le
cœur par la force et par les menaces, ce n'est pas y mettre la
religion, mais la terreur ^.)) D'autres enfin ont du mépris pour
la religion. « Pour guérir cela, il faut commencer par montrer
que la religion n'est point contraire à la raison ^ ».
L'éloquence consiste à proportionner la vérité à l'esprit. —
L'art de persuader et l'art d'agréer demandent donc une con-
naissance approfondie de l'esprit humain en général et de
celui de ses auditeurs ou de ses lecteurs en particulier. Ils
exigent ensuite qu'on proportionne toujours ses leçons à leur
capacité. L'éloquence, en effet, consiste « dans une correspon-
dance qu'on tâche d'établir entre l'esprit et le cœur de ceux à
qui l'on parle, d'un côté, et de l'autre les pensées et les expres-
sions dont on se sert; ce qui suppose qu'on aura bien étudié le
cœur de l'homme pour en savoir tous les ressorts, et pour trou-
ver ensuite les justes proportions du discours qu'on veut y
assortir. Il faut se mettre à la place de ceux qui doivent nous
entendre, et faire essai sur notre propre cœur du tour qu'on
donne à son discours, pour voir si l'un est fait pour l'autre, et
si l'on peut s'assurer que l'auditeur sera comme forcé de se
rendre * ». ],
A ses deux entrées. — Avant de faire pénétrer la vérité dans
l'esprit, il faut donc s'engager dans les avenues qui y coh-
^ 245. — 2 185. — » 187. — « 15.
20 LA PHILOSOPHIE
duisent. « Nul n'ignore qu'il y a deux entrées par où les vérités
sont reçues dans l'âme qui sont sesdeuxprincipales puissances :
l'entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de
l'entendement, car on ne devrait jamais consentir qu'aux
vérités démontrées, mais la plus ordinaire, quoique contre
nature, est celle de la volonté, car tout ce qu'il y a d'hommes
sont presque toujours emportés à croire non par la preuve
mais par l'agrément ».
Il ne suffît pas de connaître, en général, ces deux portes,
il faut descendre au détail. Chacune a ses dimensions, sa forme,
nous voulons dire ses principes et les premiers moteurs de ses
actions. « Ceux de l'esprit sont des vérités naturelles et con-
nues à tout le monde, comme que le tout est plus grand que
la partie, outre plusieurs axiomes particuliers que les uns
reçoivent et non pas d'autres, mais qui, dès qu'ils sont admis,
sont aussi puissants, quoique faux, pour emporter la créance,
que les plus véritables^. » A ces principes, l'esprit rattache les
conclusions. Si les hens sont trop lointains, ils deviennent pra-
tiquement inexistants et le champ des découvertes ne s'étend
plus. Il y a un abîme entre le connu qui sert de base, et l'in-
connu où on tend. Le raisonnement, explicite ou implicite,
doit jeter un pont entre les deux, faute de quoi l'esprit ne
saurait s'assimiler un exposé. Avide de clarté, il refuse de s'en-
gager dans les ténèbres, et il déclare obscur tout ce qui n'a
pas de rapport avec les principes admis.
A son amour de la nouveauté. — 11 aime la nouveauté autant
que la lumière. De même que les besoins du cœur renaissent
toujours parce qu'il a été créé pour l'infmi, de même la curio-
sité de son esprit ne connaît pas de sommeil. « Quoi de nou-
veau ? » est une question perpétuelle.
De la vérité. — Mais cet amour de la nouveauté n'est pas
aveugle. Toute réponse ne saurait le satisfaire. Elle doit être
vraie, c'est-à-dire proportionnée à la réalité. Outre ces besoins
communs à tous, il y en a de particuliers à chaque nature
d'esprit.
A son tempérament particulier. — Certains veulent des
définitions, des démonstrations, un exposé de la doctrine, serré
» p. 186.
LIS LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 21
autant que lent. Leur tournure géométrique les dispose mal à
se reconnaître dans la complexité et la ténuité des faits. Au
contraire, l'esprit de finesse, plus souple et plus alerte, se plaît
dans le complexe et le multiple. Ces tempéraments intellectuels
demandent à être traités de façon différente.
Au but du discours. — La méthode devra varier encore selon
le but poursuivi. Veut-on éclairer l'esprit ou réchauffer le
cœur ? Le chemin qui mène à l'un ne va pas toujours jusqu'à
l'autre. L'esprit a son ordre qui est par principes et par
démonstration, le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu'on
doive être aimé en exposant d'ordre les causes de l'amour. Ce
serait ridicule.» Jésus-Christ, S* Paul ont l'ordre de la charité...
car ils voulaient échauffer, non instruire. S* Augustm de même,
Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque
point qu'on rapporte à la fm, pour la montrer toujours ^ ».
Application des principes : 1° éditer V ordre synthétique. —
Venons à l'application de ces principes. Pour satisfaire à
notre besoin de clarté, le Maître devra éviter l'ordre synthé-
tique qui veut renfermer toute une doctrine dans un mot ou
dans un principe. Ce mot, commode et clair pour lui, est obscur
pour les disciples. Ils admettent bien les principes, mais c'est
souvent inconsciemment et ils ne les découvrent que peu à peu
à l'occasion des faits. Leur esprit ne va pas du général au parti-
culier, mais au contraire du particulier au général. La nature
leur propose un concret, semblable à d'autres concrets, mais
différent aussi, ayant sa physionomie propre. Elle amis toutes
ses vérités chacune en soi-même ; notre art les renferme les
unes dans les autres, mais cela n'est pas naturel, chacune tient
sa place ^
Ce n'est pas que, dans les cas particuliers, l'esprit ne découvre
des principes généraux, mais il ne voit pas avec la même
clarté que son maître. Quelques-uns lui sont bien familiers
mais non pas tous. Chacun a les siens, et il en résulte « qu'on
se persuade mieux, pour l'ordinaire, par les raisons qu'on a
trouvées soi-même, que par celles qui sont venues dans l'eS'
prit des autres ^ ». Alors, en effet, il les rattaché à ses axiomes
particuhers et il se repose dans leur évidence.
Auteurs et professeurs protestent et font valoir les avan*
» 283. — 2 20. — » 10.
22 l'A PHILOSOPHIE
tages de leur synthèse. « Mais voilà, tout est enfermé dans
un mot » : Abstine, sustine ; suivre la nature, faire ses affaires
parti culières sans in j ustice. — « Oui , mais cela est inutile, si on ne
l'explique ; et quand on vient à l'expliquer, dès qu'on ouvre ce
précepte qui contient tous les autres, ils en sortent en la pre-
mière confusion que vous vouliez éviter. Ainsi, quand ils sont
tous renfermés en un, ils y sont cachés et inutiles, comme un en
coffre^. » Dans la pratique, pour être entendu dans ces matières
où les principes généraux ne se laissent pas facilement saisir,
il faudra partir de cas concrets « et ensuite remarquer, dans la
chose dont il s'agit, quel rapport elle a avec les principes
avoués» du disciple-. Il ne les voit pas tous, et dans ceux mêmes
qu'il admet, il ne voit ni toutes les conséquences ni toutes les
applications. Mais il en voit quelques-uns et il est heureux
que ses maîtres le remarquent. Il faut tenir compte de son
point de vue quand on veut le reprendre avec utilité. Nous
devons montrer « par quel côté il envisage la chose, car elle est
vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité,
mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente
de cela car il voit, qu'il ne se trompait pas et qu'il manquait
seulement à voir tous les côtés 3... »
Toutefois, quand les principes sont admis de tous et qu'il
s'agit seulement de démontrer une vérité qui s'y rattache il
est bon de pratiquer l'ordre synthétique. On le fait couram-
ment en géométrie.
% 2o Être universel. — Pour retenir longtemps l'attention d'un
esprit qui cherche la vérité sous toutes ses faces, il est néces-
saire de fournir une matière toujours nouvelle à sa curiosité.
L'homme est plein de besoins *. Il aime la musique, la
poésie, autant que les sermons ou les mathématiques. Le
maître préféré sera celui qui pourra répondre à toutes ses
questions. Ce sera l'honnête homme ou l'homme universel ;
lui s'accomode à tous ses besoins généralement ^ Puisqu'on
ne peut-être à la fois universel et profond, il faut savoir un
peu de tout, car il est bien plus beau de savoir quelque chose
de tout que de savoir tout d'une chose ; cette universalité
est la plus belle. « Si on pouvait avoir les deux, encore mieux,
mais s'il faut choisir, il faut choisir celle-là, et le monde le sent
et le fait, car le monde est un bon juge souvent ^. » Les gens uni-
» 20. — » p. 187. — • 9. — ♦ 9. — » 36. — • 37.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 23
versels n'ont ni l'enseigne de poète, ni celle de mathématicien.
On ne dit d'aucun d'eux : il est prédicateur ou éloquent, mais
on dira : il est honnête homme, c'est-à-dire qu'il est tout cela :
géomètre, mathématicien, éloquent, poète, et juge de tout cela,
« Ils parleront de ce qu'on parlait quand ils sont entrés. On ne
s'aperçoit point en eux d'unequalité plutôt que d'une autre,hors
de la nécessité de la mettre en usage ; mais alors on s'en sou-
vient, car il est également de ce caractère qu'on ne dise point
d'eux qu'ils parlent bien, quand il n'est pas question du lan-
gage, et qu'on dise d'eux qu'ils parlent bien, quand il en est
question \ »
Non seulement l'honnête homme est capable de satisfaire
notre universelle curiosité, au moins jusqu'à un certain point,
mais il le fait de telle sorte qu'il répond aussi à notre besoin
d'exactitude. L'esprit ne cherche que la vérité; il veut qu'il y
ait proportion entre les mots et les choses. Le goût réprouve
les exagérations autant que les diminutions. « Je hais égale-
ment le bouffon et l'enflé : on ne ferait son ami ni de l'un ni de
l'autre -. » La règle est l'honnêteté. L'honnête homme s'adresse
d'abord à l'intelligence comme notre dignité l'exige, mais il
n'oublie pas que nous avons une imagination et un cœur ; i)
s'adresse donc à elles aussi quand il faut et en restant toujours
dans la mesure et le naturel.
Rien ne plaît comme le style naturel d'un homme connais-
sant bien tous les besoins de ses lecteurs et capable de les
satisfaire tous à la fois. « Il faut de l'agréable et du réel ; mais
il faut que cet agréable soit lui-même pris du vrai ^ »« Quand
on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s'at-
tendait de voir un auteur et on trouve un homme. Au lieu que
ceux qui ont le goût bon, et qui, en voyant un livre croient
trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur :
plus poetice qjam humane locutus es*. » En effet, le poète, à la
manière de Malherbe dit « de petites choses avec de grands
mots » siècle d'or, merveille de nos jours, fatal « et on appelle
ce jargon beauté poétique ^ ». II masque et déguise la nature *.
Dans quelle mesure on reçoit la vérité. — La vérité ainsi
adaptée aux besoins des lecteurs ou des auditeurs, dans quelle
mesure sera-t-elle reçue par eux ? Nous le dirons plus en
détail en étudiant la portée de nos puissances dans le chapitre
» 34. — • 30, note 2. — • 25. — * 29. — • 33. — • 49.
24 LA PHILOSOPHIE
de la connaissance naturelle. Mais, parlant en général on peut
dire qu'elle sera reçue en proportion de la vigueur de l'esprit
et de la direction de ses penchants. Considéré en lui-même, le
monde s'offre identique à tous les regards. Que de différentes
manières de le voir ! Le monde est le même, mais les yeux
sont divers, aussi chacun le voit-il avec sa lumière. « A mesure
qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes ori-
ginaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence
entre les hommes ^. » «^ mesure qu'on a plus de lumière, on
découvre plus de grandeur et de bassesse dans l'homme ^. »
Ce qui est vrai des choses l'est également de leurs images
les mots. A toutes les oreilles ils sonnent de la même manière
et chacun cependant les entend diversement. « Ceux qui ont
l'esprit de discernement savent combien il y a de la différence
entre deux mots semblables, selon les lieux et les circonstances
qui les accompagnent. Croira-t-on en vérité que deux personnes
qui ont lu et appris par cœur le même livre le sachent égale-
ment ; si l'un le comprend en sorte qu'il en sache tous les
principes, la force des conséquences, les réponses aux objec-
tions qu'on peut y faire et toute l'économie de l'ouvrage ;
au lieu qu'en l'autre ce soient des paroles mortes et des
semences qui, quoique pareilles à celles qui ont produit des
arbres si fertiles, sont demeurées sèches et infructueuses
dans l'esprit stérile qui les a reçues en vain ^.
Les esprits diffèrent non seulement de vigueur mais aussi
de direction et de méthode. Ils ne cherchent pas les mêmes
vérités et, dans chaque vérité, ils ne considèrent pas la même
face. Un mathématicien voit partout des théorèmes. Ne me
présentez pas à lui, « il me prendrait pour une proposition ».
Un guerrier voit partout des adversaires. Je le fuis « il me
prendrait pour ime place assiégée ^w.Les regards sont comman-
dés dans le secret, par la vigueur intellectuelle, faible ou forte,
pai' le tempérament particulier. C'est ce que Pascal appelle
le « modèle » intérieur auquel nous rapportons le dehors ^
Les proportions et l'art d'agréer. — Le cœur y tient plus de
place que l'esprit ; c'est pourquoi l'art de persuader n*est
souvent que l'art d'agréer. On ne devrait jamais consentir
^7. — * 443. — 3 p. 192. — * 36. — * Saint Thomas ne pense pas autrement
« K'ihil potest ordiriari in aliquem fînem, nisi prsetxisiat in ipso 'quaedam pro-
portio ad finem » De veritate. q. 14, a. 2.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 25
qu'aux vérités démontrées. « Car tout ce qu'il y a d'hommes
sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve,
mais par l'agrément ^ » Bien peu de vérités entrent dans l'âme
par l'esprit au lieu qu'elles y sont introduites en foule par les
caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonne-
ment. « Dites-nous des choses agréables et nous vous écoute-
rons, disaient les Juifs à Moïse ; comme si l'agrément devait
régler la créance ^. » Nous devons cependant tenir compte de
ces penchants et nous y accommoder sans porter atteinte au
vrai. Quels sont les principes de la volonté ? Ce sont « cer-
tains désirs naturels et communs à tous les hommes, comme le
désir d'être heureux, que personne ne peut ne pas avoir, outre
plusieurs objets particuliers que chacun suit pour y arriver, et
qui, ayant la force de nous plaire, sont aussi forts, quoique per-
nicieux en effet, pour faire agir la volonté, que s'ils faisaient
son véritable bonheur ^. »
La diversité des complexions qui fait celle des goûts
demande une étude de chacun des sujets à qui l'on veut agréer.
Il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, connaître
les choses qu'elle aime, et ensuite remarquer, dans la chose
dont il s'agit, quels rapports elle a avec les objets délicieux
qui lui plaisent ordinairement ^
Si les principes du plaisir étaient fermes et stables, il serait
facile de donner des régies de l'agrément. Mais» ils sont divers
en tous les homme et variables dans chaque particulier avec
une telle diversité qu'il n'y a point d'homme plus diffè-
rent d'un autre que de soi-même dans les divers temps*».
Aussi Pascal se déclare-t-il incapable de traiter à fond cette
matière.
En Apologétique, il se contentera de recommander la
recherche du bien universel, du bonheur de tous. Dans cette
disposition d'âme, on sera plus à même de trouver la vérité.
Ce qui correspond à nos goûts particuliers, à nos intérêts, à
notre égoïsme se trouve le plus souvent mauvais et faux ; dans
les questions morales et religieuses le bien et la vérité sont
universels. Soyons épris du bien général, soyons soumis à
l'âme universelle qui gouverne tout le corps. Alors les biens
particuliers ne nous agréeront que s'ils sont en même temps le
bien de tous, l'esprit ne sera plus la dupe du cœur dans l'étude
de la vérité universelle.
» p. 185. — * p. 186. — » p. 187. — « p. 188»
26 I.A PHILOSOPHIE
III. — La Finalité et l'Amour.
Comme il y a un seul principe de tout, il y a une seule fin
de tout ; « tout par lui, tout pour lui i ». Dieu, après avoir créé
le monde, le ramène à lui par sa Providence extérieure et par
les directions intérieures qu'il donne aux créatures raison-
nables. Aucune d'entre elles ne doit trouver sa fm en elle-même.
La plus excellente de toutes, le Christ, ne veut avoir d'autre
but que la volonté de son père. Dès son entrée dans le monde,
il a dit : « Seigneur, les sacrifices ne te sont point agréables ; mais
tu m'as donné un corps. Lors j'ai dit : voici que je viens pour
faire, ô Dieu, ta volonté, et ta loi est dans le milieu de mon
cœur 2. ))
Dieu a tout fait pour le Christ. — 11 est le Médiateur parfait
entre le ciel et la terre. Dieu ne regardeles hommes que dans son
Fils ; ils ne lui sont agréables que dans la mesure où ils retrou-
vent la vie et les vertus de Jésus-Christ. En dehors de lui, ils
lui sont étrangers et abominables. Aussi le Père a-t-il tout
créé pour lui amener les hommes, afin qu'à son tour le Christ
les lui présentât, régénérés. Dans l'histoire du monde, « Jésus-
Christ est l'objet de tout, et le centre où tout tend^)).« Jésus-
Christ, que les deux Testaments regardent, l'Ancien comme son
attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur
centre ^ »
Pour l'Église. — Dans le plan divin, l'œuvre du Christ n'est
pas séparée de son fondateur. Les événements les plus éloi-
gnés concourent à la figurer, à la prédire, à l'étabhr. Quand elle
est bâtie sur le roc, qui est le Christ lui-même, elle continue à
être le centre des agitations humaines ; ses ennemis, sans le
savoir, travaillent à la purifier, et ses enfants la consolent par
leur fidéhté. Sa doctrine explique les « contrariétés » de notre
nature, et sa morale est le seul remède efficace de nos concu-
piscences. Enfin, elle est « tellement l'objet et le centre où
toutes choses tendent, que qui en saura les principes puisse
rendre raison et de toute la nature, de l'homme en particulier,
et de toute la conduite du monde en général '^ ».
L'univers matériel lui-même doit nous conduire à Dieu. Il
» 489. — • p. 99. — • p. 580. •- • 740. — • p. 579.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 27
est, par son étendue, une image de son immensité et de sa
toute-puissance.
Pour nous ramener à Lui, Dieu met l'amour au fond de notre
cœur. — Dieu ne veut pas nous ramener à lui, uniquement
par la contemplation du monde, de l'Église ou du Christ. Les
saintes pensées ne sont pas la sainteté bien qu'elles en soient le.
chemin : elle est affaire de cœur, d'action, de charité. Pour
nous obhger à sortir de nous-mêmes, à chercher le bonheur à
travers les autres créatures, et à nous lasser dans cette pour-
suite tant que nous avons pas trouvé un Bien infmi, Dieu
nous a créés imparfaits et pleins de besoins. « Nous sommes
pleins de choses qui nous -jettent au dehors. Notre instinct
nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur hors de
nous. Nos passions nous poussent au dehors, quand même les
objets ne s'offriraient pas pour les exciter ^. » Toutes se
ramènent à l'amour du bonheur ; l'homme « veut être heureux,
et ne çeut être qu'heur eux ^qI ne peut ne vouloir pas l'être ^ ».
Dans son fond, cet amour n'est pas seulement celui de notre
personne, mais aussi Tamour de l'être universel, principe du
nôtre, et seul capable de nous satisfaire.
Celui de la beauté. — Mais cet objet ultime de nos aspira-
tions, nous le cherchons comme à tâtons parmi les créatures.
« In omnibus requiem quœsivi ^. » Nos semblables nous appa-
raissent, d'abord, comme les plus capables de calmer l'inquié-
tude de notre cœur, en nous donnant leurs affections, leurs
volontés, leurs applaudissements. Car nous sommes faits pour
l'amour, pour l'ambition et pour la gloire. L'homme cherche
une beauté qui « consiste non seulement dans la convenance^
mais aussi dans la ressemblance : elle la restreint et elle l'en-
ferme dans la différence du sexe * ». Comme il a le cœur vaste,
il cherche des amitiés plutôt dans des conditions au-dessus delà
sienne. 11 est fait pour grandir, et ces hautes amitiés répondent
mieux à son besoin de croissance. Le cœur de l'homme-
est grand, «les petites choses flottent dans sa capacité; il n'y a
que les grandes qui s'y arrêtent et qui y demeurent ^. » Dans
quelle mesure ? Dans la mesure où elles ressemblent davantage
à la Beauté infinie dont elles sont le reflet.
Parce que toute beauté est une image de celle de Dieu, vers
» 464. — M69. — • 165. — * p. 126. — » p. 129.
30 LA PHILOSOPHIE
laquelle la nature nous porte, les premières flammes de l'amour
paraissent innocentes et pures. Il se confond avec la raison
elle-même, quoiqu'il soit occasionné par le corps ^. « L'amour
et la raison n'est qu'une même chose. C'est une précipitation de
pensées qui se porte d'un côté sans bien examiner tout, mais
c'est toujours une raison 2... » Cette pureté première le rend
généreux. Comme la beauté promet le bonheur parfait, on
donne sans compter pour gagner ses bonnes grâces. Il semble
que l'on ait toute une autre âme quand on aime que quand on
n'aime pas. On s'élève par cette passion et l'on devient toute
grandeur... «L'on devient magnifique sans l'avoir jamais été.
Un avaricieux même qui aime devient libéral, et il ne se sou-
vient pas d'avoir jamais eu une habitude opposée ^. » Serait-on
ainsi prodigue de ses travaux, de ses biens, romprait-on tous
les liens de la famille si, à travers les créatures, on n'était poussé
vers le Souverain Bien, dont elles sont l'image ?
Celui de la gloire. — Quand le feu de l'amour s'éteint, alors
que la place est belle pour l'ambition... «qu'une vie est heureuse
quand elle commence par l'amour et finit par l'ambition * ! »
Les grands esprits ne sont pas faits pour eux seuls ; ils veulent
commander aux autres et se les assujettir ; la résistance excite
leur amour-propre et ils s'obstinent à la vaincre, car il leur
paraît plus glorieux de régner sur des volontés d'hommes que
sur des cœurs de femmes. Ceux qui ne peuvent pas régner
veulent du moins gagner l'estime des autres. « La douceur de
la gloire est si grande, qu'à quelque objet qu'on l'attache, même
à la mort, on l'aime ^. )> Et cela n'a rien qui étonne : nous
sommes faits pour un empire, un éclat, une victoire infiniment
au-dessus de toutes les grandeurs temporelles ^.
Celui de la ^'érité. — De même, créés pour voir la plus belle
des vérités, celle qui, dans son unité, les contient toutes, a la
Majesté de Dieu », nous sommes avides de savoir et « incapables
de ne pas souhaiter la- vérité ' >^
L'amour vicié par la concupiscence ne satisfait pas l'homme.
— Cet appétit de bien universel est vicié par la concupiscence.
Quand l'homme s'est fait Dieu et centre du monde, quand il a
voulu chercher sa béatitude dans les créatures et spécialement
1 p. 124. — 2 p. 138. — » pp. 133, 134. — * p. 124. — "* 158. — « 793. — ' 437.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 29
en lui-même, tout se révolte contre lui, l'asservit, le dégrade
et le laisse vide de tout bien.
L'amour de la beauté devient concupiscence de la chair,
qui entraîne l'homme à tous les excès et à toutes les folies.
Les effets sont effroyables. Il ne paraît rien dans ses débuts.
Corneille l'appelle un je ne sais quoi et il « remue toute la terre,
les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre :
s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé ^ ».
L'amour de la vérité devient concupiscence des yeux, pure
et vaine curiosité. On étudie, non pour devenir meilleur, mais
pour se distraire et pour amuser les autres, au prix de leur
admiration. « Le plus souvent on ne veut savoir que pour en
parler. Autrement on ne voyagerait pas sur la mer, pour ne
jamais en rien dire, et pour le seul plaisir de voir, sans espé-
rance d'en jamais communiquer ^ »
L'amour légitime de la gloire devient orgueil de la vie. On
se croit un tout et on n'aime les autres que pour se les asser-
vir. Mais, cet égoïsme, comment pourrait-il faire notre bon-
heur ? L'homme n'ayant point en soi de principe de vie n«
fait que s'égarer et s'étonne dans l'incertitude de son être
sentant bien qu'il n'est pas la source de l'être et ne voyant pas
où elle est ^
Le cœur, purifié par la grâce, mène à Dieu — Heureux celui
que la grâce touche alors ! Elle transforme son cœur et lui
donne à nouveau l'amour de l'être universel. Sa vie avait com-
mencé par là. « Le cœur aime l'être universel naturellement,
et soi-même naturellement * ... )^
Et cet amour dirigeait toutes ses pensées et toutes ses actions.
Puis la convoitise est venue supplanter la charité ; elle a pris
le sceptre du commandement et mené notre âme vers les biens
particuliers et les idoles multiples. Leur multitude aurait dû
l'avertir de leur fausseté. Car de même qu'il y a un seul
modèle de beauté et une infinité de mauvais % de même qu'il
y a une seule manière de faire le bien et une infinité de faire
le mal ^, ainsi il n'y a qu'un seul Dieu, Maître de tous et objet
de leurs désirs. Maintenant l'âme comprend ; le cœur purifié
lui a donné de nouvelles lumières. Elle voit<( un gouffre infini »
au fond de son être, c'est-à-dire un besoin de bonheur infini ;
t un objet infini et immuable » peut seul le remplir. Les objets
* 162. — » 152. — • 483. — * 277. — " 32. — • 408.
30 LA PHILOSOPHIE
particuliers sont trop petits, et leur somme même est infé-
rieure à l'infini i.
A travers le monde sensible. — Elle commence à rechercher
cet objet au-dessus de soi, et de toute créature. Que leur amour
lui paraît vil maintenant ! Autrefois, Pascal confondait la
raison et l'amour. Il condamnait les poètes d'avoir dépeint
l'amour aveugle. « Il faut, disait-il, lui ôter son bandeau, et lui
rendre désormais la jouissance de ses yeux ^. Maintenant, ceux
qui s'attachent au monde lui paraissent abandonner la réalité
pour la figure ; ils sont dans un aveuglement brutal, charnel
et judaïque ^. Sages et bienheureux, au contraire, sont les
justes qui usent des images pour jouir de Celui qu'elles
représentent.
Et la vérité. — Rien n'est beau comme la pensée, disait-
il jadis. Elle est la gloire de l'homme dont tout l'effort doit
tendre à connaître la vérité, à « comprendre » le monde pour
mieux le dominer. Ses sentiments ont bien changé à cette
heure et il répète avec son Maître : « et que sert à l'homme de
gagner l'univers entier s'il vient à perdre son âme ? » Univers
et vérité, c'est tout un et l'un est aussi vain que l'autre. La
vérité n'est qu'une « idole ^ », sans yeux pour voir les besoins
de notre cœur, sans oreilles pour entendre nos cris, sans mains
pour nous secourir. Que ceux qui l'invoquent lui deviennent
semblables, vains et vides !
Par Jésus- Christ. — L'étude est le plus noble des métiers s,
mais ce n'est qu'un métier, et s'il ne nous donne pas le pain
qui nourrit, il faut l'abandonner. L'unique nécessaire est la
connaissance qui donne la vie. « Cette est la vie éternelle^ qu'ils
te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-
Christ. » Il ne faut donc aimer et chercher que Jésus-Christ et
son ordre, la vérité avec la charité : « La vérité hors de la cha-
rité n'est pas Dieu, et est son image et une idole, qu'il ne faut
point aimer, ni adorer ^... »
Mais Dieu est charité. A ses élus il donne cet amour qui
fait connaître la vérité utile au salut : « inclina cor meum » ;
cette vérité, fille de la charité divine, nous reconduit au Père
par la pratique de la sagesse. L'une et l'autre viennent de
» 425. — 2 p. 133. — » pp. 89, 90. — * 582. — • p, 229. — • 582.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 31
Dieu, par Jésus-Christ. Aussi, tandis que les philosophes se
glorifient en eux-mêmes, les chrétiens, tout aussi épris de gloire
mais plus épris de justice, ne se glorifient-ils qu'en Dieu, prin-
cipe de leurs vertus : « Qui gloriatur, in Domino glorietur. »
En quoi consiste la charité. — La charité infusée par la grâce
ne consiste pas à ne plus s'aimer, cela est impossible « parce
que chaque chose s'aime plus que tout », mais à ne plus s'aimer
exclusivement et principalement. Le cœur que Dieu possède
ne peut plus tout rapporter au « moi », comme au centre du
monde. Il sait bien qu'il n'est pas l'être nécessaire, absolu,
digne de tout amour, et de toute obéissance. « Je sens que je
puis n'avoir point été, car le moi consiste dans la pensée ;
donc moi qui pense n'aurais point été, si ma mère eût été tuée
avant que j'eusse été animé ; donc je ne suis pas un être néces-
saire. Je ne suis pas aussi éternel, ni infini ; mais je vois bien
qu'il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini ^. »
A aimer l'être nécessaire. — Puisque je ne suis pas néces-
saire, « il est injuste qu'on s'attache à moi, quoiqu'on le fasse
avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j'en
ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n'ai
pas de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir ? Et ainsi
l'objet de leur attachement mourra... il faut qu'ils passent leur
vie et leurs soins à plaire à Dieu, ou à le chercher ^. »
Tous en effet, nous dépendons de l'être nécessaire, universel,
comme les membres dépendent du corps. L'amour que nous
portons à nous-mêmes et aux autres doit toujours s'inspirer
de cette considération. « Être membre, est n'avoir de vie,
d'être et de mouvement que par l'esprit du corps et pour le
corps. Le membre séparé, ne voyant pbis le corps auquel il
appartient n'a plus qu'un être périssant et mourant ^ » La
nature et l'ordre nous font donc une loi de nous attacher au
corps et de l'aimer plus que nous-mêmes. « Si les pieds et les
mains avaient une volonté particulière, jamais ils ne seraient
dans leur ordre qu'en soumettant cette volonté particulière
à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de
là, ils sont dans le désordre et dans le malheur ; mais en ne
voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien *. » Leur
béatitude, aussi bien que leur devoir, consistant à consentir
1 469. — 2 471. — » 483. — « 475.
32 LÀ PHILOSOPHIE
à la conduite de l'âme entière à qui ils appartiennent, qui les
aime mieux qu'ils ne s'aiment eux-mêmes.
A lui subordonner Tamour de soi. — La vraie charité con-
siste donc à aimer, au fond de notre être, celui qui en est le
principe, à se soumettre à lui, et à aimer en lui toutes les autres
créatures. L'amour de Dieu est distinct de l'amour de soi
comme la source est différente du ruisseau, et l'âme du corps ;
mais ces deux amours ne s'opposent pas en telle sorte qu'on ne
puisse aimer Dieu sans se haïr soi-même tout entier. L'amour
divin n'impose que la haine du mal, c'est-à-dîre de nos con-
voitises, mais un amour de soi légitime ne peut exister sans
l'amour du Bien infini, universel, général. Le Bien général
peut exiger parfois le sacrifice d'un bien part^cuher, celui de
la vie corporelle par exemple, « car il faut que tout le membre
veuille bien périr pour le corps, qui est le seul pour qui
tout est ^ ». C'est ainsi que la main se sacrifie pour sauver la
tête et le soldat pour la patrie. Mais le membre n'abandonne
cette vie inférieure que pour acheter un bonheur plus parfait.
A cela il ne peut renoncer car « il veut être heureux et ne veut
être qu'heureux et ne peut ne vouloir pas Vêtre^)). La haine totale
de soi est contre nature, mais la subordination de son amour
à l'amour du bien général est selon l'ordre, la justice et notre
propre intérêt. Il tend à nous unir plus intimement à la source
du bonheur qui est en nous comme notre âme. « Le bonheur
n'est ni hors de nous, ni dans nous; il est en Dieu, et hors et
»476. — M69.
Les idées de Pascal sur l'amour ont quelque analogie avec celles de saint
Thomas. « Finis ultimus cujuslibet facientis in quantum est faciens est ipsemet ;
utimur enim factis a nobis propter nos ; et si aliquid aliquando propter alium
homo faciat, hoc refertur in bonum suum, vel utile vel delectabile vel honestum
(3. Contra Gentes, 17, 7).
Parce que la partie, le membre aime le corps plus que lui-même, parce que
l'amour tend au bien universel comme à la source de tout bien particulier, chacun,
en verttt même de l'amour qu'il se porte, aime Dieu plus que lui-même.
« Videmus quod una quaeque pars naturalis quadam inclinatione operatur ad
bonum totius etiam cum periculo aut détriment© proprio, ut patet cum aliquis
manum exponit gladio ad defensionem capitis ex quo dependet salus totius cor-
poris. Unde naturale est ut quaelibet pars suo modo plus amet totum quam se
ipsam. Unde et secundum hanc naturalem inclinationem, et secundum politi-
cam virtutem bonus civis se exponit pro bono communi. Manifestum est autem
quod Deus est bonum commune totius universi et omnium partium ejus, unde
quaelibet creatura suo modo, naturaliter plus amat Deum quam se ipsam, insen-
sibilia quidem naturaliter, bruta vero animalia sensitive, creatura vero rationalis
per Jntellectualem amorem, quae dilectio dicitur {Quodlibetum, I, a. 8).
Si Dieu nous était totalement étranger nous ne saurions l'aimer.
LES LOIS GÉNÉRA.LES DU MONDE 33
dans nous ^ « Il nous unit davantage à ce Dieu qui nous a
faits par charité : « qui adhœret Deo, uniis spiriiiis est. »
PASCAL ET DESGARTES
Le système de Pascal est celui de la destinée humaine. —
Nous trouvons Dieu à la base du système pascalien et nous
le trouvons à la fin. II commence par la contemplation de la
divinité dans le monde, et ce début semble annoncer une philo-
sophie platonique, toute tissée de théories et de démonstra-
tions, et nous nous trouvons à la fin devant une théologie ascé-
tique et mystique. Pascal veut nous unir à Dieu et il ne veut
que cela ; le reste n'est que vaine spéculation. Tout ce qui,
dans son système, s'étend entre le point de départ et le point
d'arrivée vise à cet unique nécessaire : la charité. L'entre-deux,
que nous avons appelé « les proportions », peut laisser croire
qu'il s'agit encore de pure théorie" ; la lecture nous apprend
qu'il s'agit au contraire de questions pratiques, d'adaptation
de la vérité à notre intelligence et à la fin pour laquelle nous
sommes créés. Cette fin commande tout le système, le déve-
loppement et la cohésion des parties, choix de certains points
à l'exclusion des autres. Tandis que d'autres philosophies font
une place très large à l'origine du monde, à la nature de la
matière, à sa distinction d'avec la vie, Pascal les néghge volon-
tairement ou les indique à peine. Il lui suffît de savoir que le
monde n'est pas nécessaire mais créé, que l'âme est immortelle
et différente de la matière. Du premier point il n'apporte
aucune preuve, mais le second lui paraît digne des princi-
pales et sérieuses occupations ^. Car toutes les actions doivent
prendre des routes différentes selon qu'il y aura des biens
éternels à espérer ou non. Sur ce fondement, il bâtit son sys-
tème de la destinée humaine. Le premier but de l'Apologétique
« Non enim*esset in natura alicujus qiiod amaret Deum nisi ex eo quod unum-
quodque dependet a bono quod est Deiis » (1, q. 60, a. 5, ad. 2).
L'égoisme est pour saint Thomas comme pour Pascal, un effet de la chute
originelle.
« Bonum partis est propter bonum totius.... Unde homo in statu naturse inte-
grœ dilectionem sui ipsius referebat ad amorem Dei sicut ad fmem et similiter
dilectionem omnium aliarum rerum et ita Deum diligebat plus quam seipsum
et super omnia. Sed in statu naturaj corruptœ homo ad hoc déficit secundum
appetitum voluntatis rationalis quse propter corruptionem natursp sequitur
bonum privatum nisi sanetur per gratiam Dei. » (1, 2, q. 109, a. 3).
> 465.— » p. 416.
LAHORQUE : LE EKAUSME DE PASCAL!
34 LA PHILOSOPHIE
sera de forcer l'indifférent à étudier cette destinée, et le
deuxième de lui imposer la solution chrétienne. Toutes les
autres études, la contemplation de l'infini, les recherches his-
toriques ou scripturaires, la valeur de la connaissance, sont
subordonnées à cette fin : le salut de Vhomme ; et, si elles n'y
ont aucun rapport, elles sont inutiles et incertaines. /,p,^.
Descartes et Pascal. — On pourrait, en passant de l'œuvre de
Pascal à celle de Descartes, s'attendre à les voir marcher paral-
lèlement, vers le même terme. Tous deux avaient du génie.
Une même formation scientifique et rehgieuse semble, à priori,
leur avoir donné les mêmes goûts et les mêmes méthodes.
Cependant l'un s'arrête où l'autre commence. Descartes nous
montre Dieu créateur du monde et de l'homme ; il s'attarde à
décrire la formation des choses et à démontrer la valeur de
nos connaissances. Puis, essoufflé, il ne peut plus apprendre à
l'homme comment il doit vivre. Pascal ne s'occupe guère que
de lui ; son origine l'intéresse, mais sa fin plus encore, et il
s'attache à nous montrer le chemin du ciel, et au tenue, V unique
Réalité.
r
Différence de tempéraments et de buts. — Ces deux génies
n'ont pas les mêmes goûts naturels. Aussi capable de spécu-
lations que son contemporain, Pascal a de plus l'amour du
concret, du pratique, de l'utile. // çeut que les études servent et,
il écrira « contre ceux qui approfondissent trop les sciences ^ »
sans rechercher jamais leurs applications. Pour lui, il ne
dédaignera pas de s'occuper du haquet, de la brouette, des
omnibus, de la machine arithmétique. La grâce est venue se
greffer sur ses dispositions naturelles et les tourner vers l'apot
stolat. Sa foi, il la communiquera à d'autres, il convertira lesj
pécheurs, il mènera les justes à la perfection, il écrira pouil
montrer à tous que le bonheur est en Dieu seul. Descartes a la'
même foi et il ne nous appartient pas de dire ici que sa charité'
fut inférieure à celle de Pascal. Dieu seul est juge des cœurs.
Mais, du moins, nous pouvons constater qu'elle ne se manifeste
pas de la même manière. \ Descartes ne travaille que sur le
terrain de la raison théorique ; le soin de conduire les âmes à
Dieu, d'éclairer leur foi et de fortifier leur volonté, il le laisse à
l'Éghse. Sans nier la subordination de la raison à la foi, il ne
' 76.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 35
s'occupe pas du surnaturel. L'étude de la nature lui suffit.
Pascal n'ignore pas la distinction des ordres ; il la posera avec
beaucoup de netteté. Mais l'ordre de Jésus est non seulement le
plus important de tous, mais il pénètre l'autre, se le subor-
donne, l'attire à lui. « La grâce sera toujours dans le monde...
tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé. » S'il avait
donc un choix à faire, il ne s'occuperait que de théologie mys-
tique, et il rangerait l'étude des sciences et celle de la philo-
sophie au même rang qu'un métier de maçon et de menuisier.
Mais il doit travailler à convertir les esprits forts dont toute
la foi est en la philosophie. 11 s'en occupera donc, il la fera
entrer à sa place dans son système de la destinée humaine. Il
parlera de la nature humaine pour lui apprendre à être modeste ;
il lui dira la valeur de ses facultés pour rabattre sa superbe,
sans la décourager ; puis il l'introduira dans l'étude des preuves
de la reUgion et, sur ce terrain, où la philosophie se mêle à la
théologie, il s'attardera davantage. Il ne quittera son disciple
qu'après l'avoir vu à genoux et près de goûter « les charmes
de la piété ».
La différence des buts apparaît dans la morale. — Rien ne
montre mieux la différence des deux buts poursuivis que la
comparaison entre la morale de Descartes et celle de Pascal.
Celui-ci veut, avant tout, rendre Vhomme meilleur et, comme
l'homme est faible, il cherche tout de suite un appui solide
en Jésus-Christ. Puis, il lui rappelle sa nature : il ne s'appar-
tient pas, il appartient à Dieu et à la société. Tout son effort
sera, par conséquent, de viser au bien général et de combattre
la triple convoitise. Cette morale est un corollaire des principes
généraux énoncés sur Dieu et la nature humaine. Elle fait
partie du système pascalien. Celle de Descartes est un à-côté.
11 vise beaucoup moins à régler ses mœurs et celles d'autrui
qu'à assurer la tranquilité de son esprit. « Les trois maximes
(qui résument sa morale) n'étaient fondées que sur le dessein
que j'avais de continuer à m'instruire. » Et ces maximes, il ne
se met pas en peine de les déduire d'un principe général, de
les rattacher à son système. Ce sont des matériaux épars :
« obéir aux lois et aux coutumes de mon pays » — a être ferme et
résolu dans mes actions » — a tâcher toujours à me vaincre,
plutôt que la fortune ».
36 LA PHILOSOPHIE
Le Dieu de Descartes est cause efficiente. — C'est dans ces
dispositions différentes qu'ils abordent tous les deux Tétude de
la divinité. Chacun y voit ce qu'il a au fond de son cœur. Le
Dieu de Descartes pénètre toute sa philosopliie ^ ; il cré^ le
monde librement avec ses lois et sa matière ; il le conserve.
L'homme est sa créature la plus parfaite parce que lui seul
est libre ; la véracité divine garantit la certitude de nos con-
naissances. Dieu est à la base de son œuvre, mais il n'y inter-
vient que pour la conserver, et il n'apparaît pas pour la cou-
ronner en l'attirant à lui. Descartes rejette les causes finales,
et parce qu'elles sont pratiquement inconnaissables, et parce
qu'on ne saurait appliquer à Dieu des concepts humains. Dans
rinfrni toutes les notions se confondent ; il n'y a en Dieu
aucune distinction, pas même de raison entre sagesse, fin,
puissance, bonté. Nous ne savons de Lui qu'une chose : il est
la cause libre de tout le créé.
Le Dieu de Pascal est charité et cause finale. — Pascal parle
des attributs divins comme tout le monde, et il s'arrête avec
complaisance sur la bonté, la cause exemplaire, la sagesse qui
ordonne les moyens à la fm. Il s'étend sur l'exemplarisme, mais
il met sa joie à contempler l'action libre de Dieu non seule-
ment au début de la création, mais encore maintenant. Après
avoir donné « la chiquenaude » au monde, sa charité ne l'a
pas abandonné au jeu des lois rigides. La grâce intervient
Hl)rement, à chaque minute, dans la vie de ses élus, pour les
soutenir, les diriger, et les sauver selon le plan de la Sagesse.
Sa grâce nous est absolument nécessaire. Pascal ne peut par-
donner à Descartes d'avoir visé « dans toute sa philosophie »
se passer de Dieu ; ^l ne l'a fait intervenir que pour mettre le
monde en mouvement ^. Enfin, et surtout, le Dieu de Pascal est
notre fin : il nous attire et nous ne pouvons trouver qu'en lui
notre repos.
Le Dieu de Descartes est le Dieu des savants ; il apparaît
comme auteur des éléments et des vérités géométriques. Le
Dieu de Pascal est le Dieu des chrétiens, qui remplit Vâtne de
consolations et la rend incapable d'autre fin que lui-même.
Homogénéité du monde d'après Descartes. Hétérogénéité
' Cf. J. Bavi.ac, Bulletin de littérature Ecclésiastique, Janvier-février 1918 :
L' interpréta' ion de la philosophie de Descaries. — * 77.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE 37
d*après Pascal. — Si divergents en théologie, il semble que ces
deux génies ont dû concevoir la physique de la même manière.
Et, en effet, Pascal souscrit aux principes généraux du système
cartésien : « Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mou-
vement i.... » Quand il faut descendre aux détails, Taccord ne
subsiste plus. Non seulement composer la machine avec des
figures et du nouvement est ridicule, pénible, inutile au salut,
mais cela est incertain. Autant que Descartes, Pascal est péné-
tré de l'unité du monde ; il voit partout des images de Dieu et
de rhommej Son système est à ce point de vue au moins aussi
cohérent que celui de Descartes, mais, plus que celui-ci, il voit
combien les éléments en sont hétérogènes, irréductibles les uns
aux autres. Les monistes ne peuvent pas se réclamer de lui ;
il les a condamnés par avance, v A mesure qu'on a plus d'es-
prit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. Les gens du
commun ne trouvent pas de différences entre les hommes», ^ni
entre les choses. Ils les voient toutes semblables, ils veulent
les réduire à l'unité malgré les apparences. « La nature a mis
toutes ses vérités chacune en soi- ?7iêfne'^ noire art les renferme
les unes dans les autres, mais cela n'est pas nature] : chacune
tient sa place ^
Descartes considère l'homme comme un tout. -4 L'homme
enfin n'est pas considéré de la même façon par les deux philo-
sophes. Descartes le considère comme un tout assez complet et
assez solide pour servir de base à son système.Ul le voit inclus
dans le « Cogito ». Dans notre pensée il découvre, implicite'*
ment contenue, notre existence : w je pense donc je suis. »
L'esprit se suffit à lui-même ; l'idée de Dieu ne lui est pas donnée
par l'étude de l'univers; il la porte innée, en soi, et cette idée
lui garantit la valeur de toutes les autres idées, claires et dis-
tinctes. Descartes a isolé l'esprit humain du monde extérieur ;
la vérité de son existence ne s'impose pas directement à nous ;
la véracité divine nous en est la garantie unique. L'idéaHsme
et ses conséquences sont en germe dans cette méthode. Les
philosophes, ses successeurs, commenceront, comme lui, par
l'étude de la pensée, incapables de remonter jusqu'à Dieu, ils
échoueront à prouver l'existence du monde et ils s'enfermeront
dans un subjectivisme toujours plus étroit.
> 79. — « 7. — » 21.
38 LA PHILOSOPHIE
y
Pascal le considère comirie le terme d'un rapport. — Pascal
suit une voie tout opposée.! Il constate d'abord un fait. Nos
études ne prennent pas l'homme pour leur premier objet. Nous
connaissons plus vite et mieux le monde extérieur que nous.
C'est un effet de notre nature : elle a mis en nous des besoins
« qui nous jettent dehors ». Le péché, en faisant naître l'ennui
au fond de l'âme et la nécessité de le dissiper dans les amuse-
ments, n'a fait qu'exagérer cette tendance. Lorsqu'il, peut
enfm, avec beaucoup de peines, s'étudier lui-même, Pascal
reconnaît aussitôt que l'homme n'est pas un tout, mais l'in-
fime partie d'un tout dont il dépend dans les moindres de ses
opérations. Un des morceaux les plus achevés de son œuvre,
celui qui s'intitule « Disproportion de l'homme ^ », nous donne
le clef de son système. L'homme y est représenté perdu dans
l'immensité de l'univers, relié à lui par son corps et par son
âme. Il a besoin de lui pour vivre et pour penser. Mais ce pas-
sage n'est pas le seul. Jamais l'homme n'est représenté indé-
pendamment de son milieu : tantôt il est dans l'univers comme
dans une île déserte, tantôt comme en un cachot, tantôt comme
dans un temple. Sa morale est basée sur l'allégorie « des mem-
bres pensants ». La société est un corps.
De cette conception du monde, où aucune partie ne saurait
à aucun moment subsister sans le tout, est né le « proportion-
nahsme » de Pascal. Chaque unité de l'univers y est considérée
comme le terme d'un rapport, l'autre terme est le reste du
monde. Entre les deux, pour régler leurs actions réciproques,
règne la loi des « proportions ». Or connaître l'un des termes
du rapport, comme telj c'est en même temps poser l'autre.
« L'un dépend de l'autre, et l'un conduit à l'autre ». Pascal
loue Descartes de la vigueur d'intelhgence qu'il a montré en
déduisant tout un système du « Cogito », mais il ne le suit pas
dans cette voie. Son aversion pour le << Moi » haïssable l'empêche
de songer à le prendre pour base de sa philosophie. Les
convictions proportionnalistes l'en détournent encore davan-
tage. Le monde et le Moi ne lui apparaissent pas isolés, ils sont
donnés en même temps, et s'il y avait une priorité dans l'ordre
de la connaissance, Pascal estimerait sans doute que nous con-
naissons plus tôt les objets que nous-mêmes. Bien loin de sou-
tenir les idées innées, il ne voit dans l'âme qu'une « capacité
vide 2 ». Un disciple de Pascal pourra se demander comment
• -2. — » 423.
i
I.A NATl iRE HUMAINE 39
nous connaissons les objets, mais il ne discutera pas qu'ils
ne soient connus en eux-mêmes, et non pas en nous ; jamais il
ne sera idéaliste.
CHAPITRE DEUXIÈME
La Nature humaine. — Le Milieu. Le "bas bout**.
yoits avons i'u quelles étaient les lois générales de l'activité humaine.
Il faut maintenant étudier quelle est sa portée. Dans quelle mesure peut-
elle atteindre les objets qui lui sont proportionnés ?
V intensité d'une énergie dépend de la nature qui en est le principe.
Examinons la nature de V homme en elle-même et par comparaison avec
les autres êtres vivants.
L'homme nous apparaît au milieu du monde entre Fange et la bête,
entre Vin fini de grandeur et Vinfini de petitesse, composé d'âme et de corps.
Son activité sera comme sa nature : faite d'amour de soi et d'amour du
prochain, pleine de pensées et de sensations, allant des unes aux autres,
oscillant entre les deux extrêiyies et restant surtout au milieu. La portée de
ses puissances, à les prendre normalement, sera médiocre.
Le péché a fait descendre ces puissances au-dessous de la médiocrité :
il y a plus de sensations que de pensées, plus d'égoïsme que de charité ; on
coîistate même, à côté d'un amour indéracinable de vérité et de bonheur,
une opposition inquiétante à ces objets de nos facultés supérieures.
La nature humaine. — Le milieu. Le "bas bout".
/ Qu'est-ce que l'homme ? quel est le fond de son être ? est-il
un tout, une grandeur capable de se suffire ; est-il un rien
méprisable et tremblant ? est-il un ange qui plane au-dessus
du monde animal, ou une bête qui rampe à la conquête d'un
bien matériel, capable d'assurer son appétit ? est-il indépen-
dant, ou est-il lié, par le plus intime de son être, au monde qui
l'entoure et à la cause qui soutient le monde ?
A qui lui aurait posé ces questions, Pascal n'aurait pas
répondu directement. Il aurait invité son interlocuteur à sortir
pour contempler la nature, il lui aurait montré la cohésion,
des parties de l'univers et la dépendance de l'homme par rap-[
port à lui, jusqu'à le faire trembler en constatant qu'il est un?
néant au regard de l'infmi de grandeur. Puis, l'ayant abaissé, \
il l'aurait élevé, il lui aurait montré les insectes, les atomes de \
l'air et du sang, il aurait présenté à son imagination l'infini de
petitesse, et l'ami en serait venu à se sentir un tout à l'égard
^
40 LA PHILOSOPHIE
du néant. En ce moment un cri d'admiration pour l'homme,
roi de l'univers qu'il domine et comprend, serait monté à ses
lèvres, cri de l'ange, conscient de sa force et de sa beauté. Il
faut rabaisser cette superbe, aurait pensé Pascal ; tu crois être
un ange, parce que tu as l'intelligence, écoute donc la voix
honteuse de tes sens ! Et ainsi, tantôt exalté, tantôt abaissé,
ayant pris tour à tour conscience d'être sujet et d'être roi,
l'ami anxieux se serait tourné vers Pascal, pour lui dire : Que
suis-je donc ? — L'homme est une médiocrité dépendante,
un milieu ^ entre deux extrêmes qui le soutiennent. /
I
L'homme au centre du monde. — Il est au centre du monde,
mais il n'en est pas le centre, vers qui tout converge et qui
domine tout ; il est au centre comme le point de soudure entre
le monde de l'esprit et celui de la matière, entre l'infini de
grandeur et l'infini de petitesse. Comparé aux masses énormes
de la terre et des cieux, parmi lesquelles l'imagination se perd,
son corps n'est rien ; auprès des infiniments petits du monde
animal, il apparaît, à son tour, comme un tout. Il est dans
la nature, un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du
néant, un milieu entre rien et tout ^
Le haut bout. — Par son âme, il s'élève au-dessus du monde
animal et participe des natures spirituelles, par la grâce il par-
ticipe de la nature divine elle-même. Une première naissance,
commune à tous, nous fait entrer dans la famille d'Adam ; une
seconde naissance fait entrer les chrétiens dans la famille de
Dieu ^ La grâce opère cette élévation. Elle nous est aujour-
d'hui donnée après notre venue dans le monde tandis que nos
premiers parents la reçurent à l'instant même de leur création *
En ce bienheureux moment, deux amourè furent infusés à leur
cœur, l'un pour Dieu, l'autre pour soi-même, avec cetl^ loi que
l'amour de Dieu serait infini, c'est-à-dire sans aucune fin que
Dieu même et que l'amour de sdi serait fini et rapporté à Dieu ^.
Une avidité infinie le portait vers le souverain Bien et il y allait
par des chemins éclairés et droits. Le créateur l'avait, en effet,
rempli de lumière et d'intelligence en lui communiquant « sa
gloire et ses merveilles ». L'œil voyait alors la majesté de Dieu.
» p. 352. — » p. 350. — « 521, 434, p. 533. — * 434. — « p. 102.
LA NATURE HUMAINE 41
Les sens ne lui étaient pas rebelles et toutes les créatures lui
étaient soumises ^ La grandeur de l'homme était si évidente,
qu'il avait pleine conscience de sa dignité ^ La chute origi-
nelle lui a enlevé sa dignité d'enfant de Dieu ; le baptême la
lui rend, mais en laissant subsister la convoitise.
Le bas bout. — Des hauteurs sublimes propres à l'état de r
grâce, l'homme est ramené très bas par la nature de son corps. ■
Il a besoin de manger, de boire, de dormir, de se distraire.
S'il monte, c'est pour descendre bientôt ; il ne peut, malgré son
élévation, sortir de l'humanité. Il participe de l'un et de l'autre,
sans pouvoir exclure aucun des extrêmes. 11 n'est « ni ange^ ni
I ête » ?nais homme ^. Ne tendez donc pas votre esprit comme
si vous étiez un ange, ne vous laissez pas abattre par les pas-
sions au point de tomber au rang des bêtes, donnez tour à tour
à l'âme et au corps ce qui leur convient^
Le milieu. — Restez au milieu, v Rien que la médiocrité n'est
bon.))ïl« refuse d'être au bas bout, non parce qu'il est bas, mais
parce qu'il est bout; car je refuserais de même qu'on me mit
au haut. C'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu*. La^
grandeur de l'âme humaine consiste à savoir s'y teilir ; tant
s'en faut que la grandeur soit à en sortir, qu'elle est à n'en point
sortir ^. » /
* pp. 522, 523. — * Cette description de l'état de grâce incomplète et impr.'-
cise à cause, de ses métaphores est cependant susceptible d'une interprétation
orthodoxe. Quelques traits ne conviennent qu'à l'état de grâce : 2« naissance —
élévation ; d'autres peuvent se trouver dans l*état de nature pure, vg. l'exemp-
tion de la concupiscence ; enfin la contemplation de la Majesté de Dieu ne
convient proprement qu'à l'état de gloire. — * 358.
* Le p. Yves de Paris. Théologie naturelle, t. ii, pp. 230-233.
« L'âme humaine est vraiment le milieu de l'univers... le nœud du monde
est archétype et corporel... Comme sa nature est mitoyenne ainsi on remarque en
ses actions un pouvoir mêlé et qui tient de deux différents principes, La partie
supérieure porte un sentiment de Dieu, d'où naît la religion commune entre toi s
les peuples, c'est où elle reçoit les lumières autres que celle du raisonnement ;
c'est où elle a l'idée du bien et du vrai...
En l'autre partie, elle emprunte les principes de ses connaissances du rapport
des sens ; elle fait de longues enquêtes parmi les choses matérielles... et les met
à la torture de mille expériences pour en tirer le secret d'une vérité...
Sa nature ainsi mitoyenne, fait que nous sommes seulement capables de
choses qui sont dans la médiocrité, on ne meurt pas de tristesse mais aussi de joie...
La paix et la guerre, le repos et le travail nous deviennent insupportables s'ils
continuent sans relâche ; notre vie qui s'entretient par le mouvement, se plaît
dans la vicissitude, les plus charmantes délices deviennent fades et perdent <îe
leur douceur si on ne leur donne le change... »
* 3/8.
42 LA PHILOSOPHIE
L*activité de Thomme. — De là, il ne faut point conclure à
rimmobilité. Ce n'est pas comme en un point mort que nous
devons rester au milieu. « Notre nature est dans le mouvement,
le repos entier est la mort. » L'homme a toutes les vocations
sauf celle de rester en chambre ^. Il est plein de choses qui le
jettent dehors ; il doit sortir sous peine de mourir de faim et
d'ennui.
Est ondoyante. — Pour vivre il entrera en contact avec le
monde extérieur. Ce monde est divers, complexe, et l'âme elle-
même a diverses inclinations. Rien n'est simple de ce qui
.-.'offre à l'âme et l'âme ne s'offre jamais simple à aucun sujet.
De là vient qu'on « pleure et qu'on rit d'une même chose- ».
Par suite, l'homme est inconstant.» On croit toucher des orgues
ordinaires, en touchant l'homme. Ce sont des orgues, à la vérité,
juais bizarres, changeantes, variables ^. »
Pas capricieuse, mais oscillant entre les deux bouts. — Cette
activité ondoyante n'est pas capricieuse, elle est soumise à la
loi du rythme. De même que notre nature tient du haut et du
bas, ainsi notre mouvement va aux extrêmes. Il est comme une
oscillation entre les deux points extrêmes... il y touche sans
§'y arrêter; c'est au centre que le mouvement paraît s'attarder.
Ne nous parlez pas de progrès indéfinis dans le même sens.
Cela n'est vrai, ni dans le monde matériel, ni dans l'histoire de
rhumanité, ni dans la vie des individus. Nous aurons tou-
jours de plus habiles et de moins habiles, de plus élevés et de
plus misérables, du dessus et du dessous. La nature passe
et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus
que jamais. Itus et reditiis. Le flux de la mer se fait ainsi ; le
soleil semble marcher ainsi... «La nature de l'homme n'est pas
d'aller toujours, elle a ses allées et çe?iiies... IdiUàvre a ses fris-
sons et ses ardeurs... les inventions des hommes de siècle en
siècle vont de même. La bonté et la mahce du monde en général
en est de même... Les princes et les rois jouent quelquefois
Ils ne sont pas toujours sur leurs trônes ; ils s'y ennuient. La
grandeur a besoin d'être quittée pour être sentie * »... « Cet
homme, né pour connaîtrel'univerSjpour jugerdeto^utes choses,
pour régir tout un État, le voilà occupé et .tout remph du
soin de prendre un Hèvre. Et s'il ne s'abaisse à cela et
1 129, 138. — » 112. — » 111. ~ « 354. 355. 532.
I \ NATURE HUMAINE 43
vcuillo toujours être tendu, il n'en sera que plus sot, parce
qu'il voudra s'élever .au-dessus de l'humanité, et il n'est
qu'un homme, au bout du compte, c'est-à-dire capable de peu
et de beaucoup, de tout et de rien : il n'est ni ange ni bête,
mais homme ^. » Le malheur veut que qui veut faire l'ange fait
la bête. Pour avoir voulu sortir de l'humanité, il est tombé au-
dessous de la raison et s'est porté au bas bout. « Car la nature
nous a si bien mis au milieu que si nous changeons un côté de
la balance, nous changeons aussi l'autre : Je fesons, zôa tré-
kei. Cela me fait croire qu'il y a des ressorts dans notre tête, qui
sont tellement disposés que qui touche l'un touche aussi le
contraire ^. «
Médiocrité de ractivité intellectuelle. — Cette loi du juste
milieu règle l'exercice de toutes nos facultés. L'homme veut
la vérité et il la cherche par tous les chemins, par l'esprit et
par les yeux, par les travaux de la spéculation et dans le repos
de la contemplation. L'imagination et les sens le mènent au
vrai aussi bien que l'esprit. Ils veulent voir tour à tour. Com-
bien de temps chacun ? Un temps proportionné à notre nature
qui ne peut pas rester aux extrêmes. Les sens et les facultés
voient leur exercice conditionné par les circonstances exté-
rieures. « Trop et trop peu de çin. Ne lui en donnez pas : il ne
peut trouver la vérité. Donnez-lui en trop, de même. » Il faut
tenir le juste milieu, entre les impressions de l'enfance et celles
de l'âge mûr ; il faut conserver la vivacité du jeune âge et la
modérer par la sage lenteur de la vieillesse. Si on est trop jeune
l'on ne juge pas bien, trop vieil de même, « si on n'y songe pas
assez on ne comprend pas, si on y songe trop on s'entête et
on s'en coiffe. Si on considère son ouvrage incontinent après
l'avoir fait, on en est encore tout prévenu, si trop longtemps
après, on n'y entre'' plijs. Ainsi les tableaux vus de trop loin ou
de trop près ; et il n'y a qVun point indivisible qui soit le véritable
lieu^les autres sont trop près, ou trop loin, trop haut ou trop
bas ^. La perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais
dans la vérité et dans la morale, qui l'assignera ? »
Sa portée. — L'exercice de l'intelHgence dépend donc des
conditions extérieures, d'une certaine atmosphère moyenne,
en dehors de laquelle on ne saurait juger sainement. Le résul-
» l'iO. — » 70. — » 69, 71, 381.
44 LA PHILOSOPHIE
tat de cette action combinée de la moyenne extérieure et de
la moyenne intérieure fera que notre esprit aura dans la
recherche de la vérité une portée médiocre. Il n'atteindra
convenablement que les objets proportionnés à ses faibles
forces ^. Les extrêmes seront pour lui comme s'ils n'existaient
pas : il y touchera, sans y pénétrer profondément.
« Médiocrité » de l'activité morale. — De même en morale.
Composé de corps et d'âme, de faiblesse et de grandeur,
l'homme devra entretenir des sentiments de crainte et de con-
fiance, rester à égale distance de la paresse etde la présomption.
Dans la recherche du bien, il se souviendra qu'il est membre
d'un corps social, et qu'il doit par suite procurer aussi le bien
des autres. L'activité de la volonté comme celle de l'intelH-
gence est conditionnée par les circonstances extérieures. Pour
être normale, il ne faut ni trop, ni pas assez de lois.a II n'est pas
bon d'être trop Hbre. Il n'est pas bon d'avoir toutes les néces-
sités ^. )) Il pourra s'élever jusqu'aux cimes, mais sans soutenir
longtemps son vol. Lesstoïques «concluent qu'on peut toujours
ce qu'on peut quelquefois. » Mais ce sont là des mouvements
fiévreux que la santé ne peut imiter. Ces grands efforts d'es-
prits où l'âme touche quelquefois, sont choses où elle ne tient
pas, elle y saute seulement ^.
La vertu d'un homme devra donc se mesurer^ non par ses
efforts mais par son ordinaire ^. S'il se maintient dans les
sommets, à la bonne heure, c'est un héros ; sinon, il ne sort
pas du commun. D'ailleurs, la grande vertu sera celle qui mettra
en action l'ensemble des forces, les violentes comme les douces,
de façon à développer l'homme harmonieusement. Je n'admire
donc pas « l'excès d'une vertu... si je ne vois en môme temps
l'excès de la vertu opposée, comme en Épaminondas, qui avait
l'extrême valeur et l'extrême bénignité. Car, autrement, ce
n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur
pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la
fois et remplissant tout Ventre-deux. Mais peut-être que ce
n'est qu'un soudain mouvement de l'âme de l'un à l'autre de
ces extrêmes, et qu'elle n'est jamais en effet qu'en un point,
comme le tison de feu. Soit, mais au moins cela marque Tagi-
lité de l'âme, si cela n'en marque l'étendue ^. »
* La portée de notre intelligence fera la matière d'une étude plus détailke ;
nous n'avons voulu ici qu'indiquer la loi générale de son activité. — ^ 379. — ' 350,
352. — « 362. — * 353.
LA NATURE HUMAINE 45
Idéal de l'activité : rester « au milieu ». — Rester au milieu
no sora donc pas rester au repos mais s'attarder plus souvent
aux alentours du centre, et atteindre parfois aux deux bouts.
Le bout d'en haut sera le travail, la recherche intellectuelle
ardente, la lutte obstinée contre les passions, à la conquête de
la justice, du courage, du calme intérieur. Il est tout illiîminé
par les clartés qui rayonnent de l'âme forte. Au bas bout, on
se souvient que cette âme est unie a un corps faible ; on y sent
le besoin de détente, de repos, de douceur à l'égard des autres,
de patience et d'humihté à l'égard de soi-même. Je ne veux
pas du haut seulement, il me conduirait à l'orgueil, à la folie
en somme, puisque, en voulant faire l'ange, je sortirais de l'hu-
manité, et de ma vraie grandeur. Je ne veux pas davantage du
bas bout; je sortirais encore de l'humanité par les portes de la
paresse, du désespoir, de la crainte et de la sensualité. Pour
arriver à la grandeur, je me souviendrai que je suis homme,
capable de peu et de beaucoup. Je tempérerai l'ardeur d'une
étude peut-être présompteuse par l'humihté de la contempla-
tion ; j'adoucirai la justice ; je relèverai la crainte par la con-
fiance et je rabattrai la confiance par la crainte, je combattrai
la paresse par le travail et après le travail, je me donnerai du
repos.
II
Le péché originel nous ramène au « bas bout ». — Tel est
l'idéal de notre activité ; c'est selon ce rythme que travail-
laient harmonieusement les facultés de notre premier père,
quand il sortit des mains du Créateur. Il y avait alors union
entre le haut et le bas. Depuis le péché originel l'harmonie
est rompue, et l'homme a été ramené au bas bout. Adamw n'a
pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption.
Il a voulu se rendre centre de lui-même,» dit la Sagesse de Dieu»
et indépendant démon secours. Il s'est soustrait de ma domina-
tion; et, s'égalant à moi par le désir de trouver cette félicité en
lui-même, je l'ai abandonné à lui ; et, révoltant les créatures,
qui lui étaient soumises, je les lui ai rendues ennemies : en sorte
qu'aujourd'hui l'homme est devenu semblable aux bêtes et
et dans un tel éloignement de moi, qu'à peine lui reste-t-il
une lumière confuse de son auteur : tant toutes ses connais-
sances ont été éteintes ou troublées! Les sens, indépendants de
46 LA PHILOSOPHIE
la raison, et souvent maîtres de la raison, ont emporté à la
recherche des plaisirs ^. «
La concupiscence devient notre nature. — Le voilà plongé
dans les misères de la concupiscence qui est devenu sa seconde
nature. Ce mauvais fond, figmentum malum^ pourra bien être
couvert, il ne sera jamais ôté -. Comme un mauvais levain, il
fera fermenter toute la masse de l'humanité, et la masse des
passions de chacun de nous, pour tout corrompre. Mis dans
1 homme, à l'heure où il est formé, il est appelé par l'Écriture
« mal, prépuce, immonde, ennemi, scandale, cœur de pierre,
aquilon » et sous ces noms divers, il signifie toujours la mah-
gnité, cachée et empreinte au cœur de l'homme. « Elle est
appelée roi, dans l'Ecclésiaste, parce que tous les membres
lui obéissent, et vieux parce qu'elle est dans le cœur de
l'homme depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse; et fol, parce
qu'elle conduit l'homme dans la voie de [perdition] qu'il ne
prévoit point ^. »
Elle consiste dans Tamour-propre. — Elle consiste dans
l'amour exclusif de soi. L'homme a perdu l'amour de Dieu ^
et l'amour de soi est « resté seul dans cette grande âme capable
d'un amour infini cet amour-propre s'est étendu et débordé
dans le vide que l'amour de Dieu a quitté ; et ainsi, il s'est
aimé seul et toutes choses pour soi, c'est-à-dire infiniment » '^.
Amour injuste, puisque, étant pleins de défauts, nous ne
pouvons désirer devenir le centre des cœurs ; amour détes-
table, puisqu'il s'asservit les autres ; amour irréaHsable,
puisque tous désirent la même chose *.
Ses suites : inquiétude, contrariété, rupture d'équilibre. — Il
semble qu'en cet état, s'étant mis à la place de Dieu et au
centre du monde, l'homme dût être conscient de sa dignité
et vivre tranquille. Il n'en est rien. Il n'a pas d'assurance
en son état ; il est inquiet au sujet de sa nature même,
€t ne sait à quel rang se mettre. « Levez vos yeux vers Dieu,
disent les uns ; voyez celui auquel vous ressemblez et qui vous
a fait pour l'adorer ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez
le suivre... Et les autres lui disent : Baissez vos yeux vers la
terre, chétif ver que vous êtes et regardez les bêtes dont vous
' 'i30. — » io3. — « 'i'iG. — « 277. — » pp. 102-104. — • 456, 471, 492.
L\ NATURE HUMAINE 47
êtes le compagnon... Qui ne voit par tout cela que l'honinrie est
égaré, et qu'il est tombé de sa place, qu'illacherche avec inquié-
tude, et qu'il ne peut plus la retrouver ^ ? »
Cette inquiétude se retrouve dans toute notre activité.
Ses oscillations ont perdu leur ampleur première, elles
n'atteignent plus les bouts ; elles ne remplissent guère qu'un
des champs de notre être ; on est ou plein de crainte ou plein
de présomption, mais on ne sait plus craindre ou espérer à la
lois. L'homme s'abandonne à la volupté où à l'orgueil, mais
il ne sait plus traiter les passions en servantes et s'humilier
lui-même devant Dieu. A examiner son intelligence nous la
trouvons obscurcie. Elle ne saisit guère plus que les vérités
exposées sous une forme sensible et grossière ; les grandeurs
mathématiques l'intéressent plus que Dieu, le monde extérieur
plus que son âme, le divertissement plus que l'étude.
Quoi qu'il fasse cependant, il ne peut détruire aucun des
deux bouts. 11 a beau s'enfler et se proclamer Dieu, les passions
restent toujours et accusent l'homme d'impuissance ; quand
il s'y abandonne il ne réussit pas, pour autant, à étoufTer la
voix de la raison qui condamne ses désordres. En cet état, où
l'homme semble comme coupé en deux et opposé à lui-même,
il est un singulier mélange de grandeur et de misère. La misère
toutefois l'emporte sur la grandeur. La noblesse serait de con-
naître et d'aimer le bien, l'abjection consiste à être plein d'er-
reurs et de concupiscence. Faisons l'inventaire de cette pau-
vreté et de cette richesse.
ÏII
La grandeur de l'homme consiste dans la pensée. — Le moi
consiste dans la pensée. Je puis bien concevoir un homme sans
mains, pieds, tête (car ce n'est que l'expérience qui nous
apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds), mais je
ne puis concevoir l'homme sans pensée. Ce serait une pierre
ou une brute. Par elle, on entre dans l'humanité, et on en sort
dans la mesure où on lui désobéit.
SDn essence est de « comprendre ». — Aussi la raison nous
' 427, 431. Dans celte description du péché originel, Pascal insiste princi-
palement sur ses conséquences, la convoitise et les misères de toutes sorte?,
et il laisse de côté l'esKence mt'me du péché, la privation de la grâc« sancti-
fiante.
48 LV PHILOSOPHIE
commande-t-elle plus impérieusement qu'un maître, « car en
désobéissant à l'un on est malheureux, et en désobéissant à
l'antre on est un sot ^. » La pensée est quelque chose d'admi-
rable par sa nature. Ce n'est point de l'espace que je dois cher-
cher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée : par
l'espace l'univers me comprend et m'engloutit comme un
point ; par la pensée je le comprends. « L'homme n'est qu'un
roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant.
Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une
vapeur, une goutte d'eau suffit, pour le tuer. Mais, quand l'uni-
vers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui
le tue... et l'avantage que l'univers a sur lui; l'univers n'en sait
rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de
là qu'il faut nous relever et non de l'espace et de la durée, que
nous ne saurions remplir. ^ »
Cette dignité est si haute, si essentielle à l'homme qu'il no
la perd jamais tout entière. Jusque dans ses misères, il reste
grand seigneur. « La grandeur de l'homme est grande en ce
qu'il se connaît misérable. » Et se reconnaître tel, c'est prouver
que l'on ne doit pas être ainsi et que l'on est capable de remon-
ter aux sommets. Un arbre ne se reconnaît pas misérable, une
maison ruinée ne l'est pas. Il n'y a que l'homme de misérable,
(( mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable^. »
Enfin nous avons une si grande idée de la pensée et de l'âme
humaine que nous ne pouvons souffrir d'en être méprisés.
Toute la félicité de l'homme consiste à jouir de l'estime des
autres. «Quelque possession qu'il ait sur la terre, quelque santé
et quelque commodité essentielle qu'il ait, il n'est pas satisfait,
s'il n'est pas dans l'estime des hommes. Il estime si grande la
raison de l'homme, que, quelque avantage qu'il ait sur la terre,
s'il n'est placé avantageusement aussi dans la raison de
l'homme, il n'est pas content. C'est la plus belle place du
monde *. »
La misère de l'homme consiste dans la « sottise » de la pensée.
— Cette place, pour n'être pas vide, doit posséder la vérité, elle
aspire de toutes ses forces à sa conquête. Que trouve-t-elle ?
que valent les pensées qui la remplissent ? «Qu'est-ce que cette
pensée? qu'elle est sotte ^ ! » Elle ne sait pas choisir des objets
dignes de son étude : Dieu et soi-même, et dans ceux auxquels
' 3^.5. — 2 3'i7. — » 397-391». — * 400, 404. — » 365.
LA NATURE HUMAINE 49
elle s'applique, trop souvent, elle no peut découvrir la vérité.
La plus belle place du monde est pleine de ténèbres !
L'esprit est vide. — Adonné à la vie des sens, l'homme n'agit
plus parla pensée qui fait son être. Son devoir serait de pen-
ser comme il convient ; l'ordre exige de commencer par l'étude
de soi, de son auteur et de sa destinée.» Or à quoi pense le
monde ? Jamais à cela ; mais à danser, à jouer du luth, à chan-
ter, à faire des vers, à courir la bague, Ur., à se battre, à se faire
roi, sans penser à ce que c'est qu'être roi, et qu'être homme. »
Çette_sottise est si grande qu'elle s'ignore. « Ce qui m'étonne
le plus c'est de voir que tout le monde n'est pas étonné de sa
faiblesse. On agit sérieusement, et chacun suit sa condition, non
pas parce qu'il est bon en effet de la suivre puisque la mode en
est ; mais comme si chacun savait certainement où est la raison
et la justice. On se trouve déçu à toute heure; et, par une plai-
sante humilité, on croit que c'est sa faute et non pas celle de
l'art, qu'on se vante toujours d'avoir... L'homme est capable
des plus extravagantes opinions puisqu'il est capable de croire
qu'il n'est pas dans cette faiblesse naturelle et inévitable et de
croire qu'il est, au contraire, dans la sagesse naturelle ^. )>
Et même fermé à la vérité. — Non seulement la plus belle
place du monde est fréquemment vide de vérité, mais elle est
fermée à toute lumière qui pourrait blesser notre amour-
propre. Il y a différents degrés dans cette aversion pour la *
vérité, mais on peut dire qu'elle est en tous à quelque degré, Uî*iA^^^
parce qu'elle est inséparable de la concupiscence. Notre moi ^ itJRJ^
s'aime plus que tout et il se veut plein de quahtés. En fait, il jA ^^
est plein de défauts. C'est pourquoi, il conçoit une haine mor-
telle contre cette vérité qui le reprend et le convainc de ses
imperfections. Ne pouvant l'anéantir en elle-même il la
détruit, autant qu'il le peut, dans sa connaissance et dans celle
des autres. De là vient, chez ceux qui reprennent, la nécessité
de prendre des détours et des tempéraments ; de là, chez ceux
qu'on reprend l'amertume de la médecine, même édulcorée ;
on en prend le moins possible, toujours avec dégoût et souvent
avec dépit contre ceux qui la présentent ; de là, chez ceux qui
ont intérêt à notre amitié, la dissimulation de nos défauts, la
flatterie ; nous aimons à être trompés, on nous trompe ; par
' l'i6, 365, 374, 439, 440.
LiHOROUE : LE RÉALISME DK PASCAL 4
50 LA PHILOSOPHIE
suite, à mesure que nous nous élevons dans la fortune et que
i^ notre amitié devient plus avantageuse aux autres, nous éloi-
^j>3\ gnons-nous de la vérité. Personne ne veut nous déplaire et
'^ s'aliéner notre cœur en nous dévoilant nos défauts. Bref,
^ r^y l'union entre les hommes est le plus souvent fondée sur cette
!" kV mutuelle tromperie. La vie n'est qu'une illusion perpétuelle.
^ ♦( L'homme n'est... que déguisement, mensonge, hypocrisie en
^ soi-même et à l'égard des autres... et ces dispositions, si éloi-
gnées de la justice... ont une racine naturelle dans son
cœur 1. »
Grandeur du cœur humain fait pour aimer Dieu. — Par la
pensée, l'homme comprend l'univers et s'élève jusqu'à son
auteur, par le cœur il atteint également l'infini. Dans l'état de
grâce l'homme est élevé au-dessus de toute nature, rendu
comme semblable à Dieu et participant de sa divinité. « DU
estis^))A\ est si grand que rien de petit ne peut le satisfaire,
et que tout le créé est trop petit pour le roi de la création.
« Astres, ciel, terre, éléments », rien ne peut lui tenir place
du vrai bien, parce qu'un gouffre infini « ne peut être rempli
que par un objet infini et immuable, c'est-à-dire que par Dieu
même ^. » Fait à l'image du créateur, l'homme ne peut se
reposer qu'en Lui.
Il en a toujours quelque conscience. — Les sentiments de
grandeur sont si naturels à l'homme qu'il lui en reste toujours
quelque conscience, même dans ses défaillances les plus pro-
fondes. « Malgré la vue de toutes nos misères, qui nous touchent,
et nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct que nous
ne pouvons réprimer qui nous élève ^. » « Haussez la tête,
hommes hbres, dit Épictète ^ » La vue même de nos défauts
ne peut abattre ce reste superbe de grandeur. L'orgueil contre-
pèse toutes nos misères ; ou il les cache, ou, s'il les découvre,
il se glorifie de les connaître ^. Confesserait-il son malheur et
ces hontes que cet aveu serait encore un signe de noblesse. Car
appeler misère ce que nous appelons nature dans les animaux,
n'est-ce pas reconnaître qu'on est capable d'un état meilleur ?
' 100. — Les mystiques de cette époque ne parlent pas autrement : « I es
hommes sont infiniment pleins de mensonge. Nous nous déguisons sans cesse
à nous-mêmes et aux autres. » Cf. Lallemant. Doctrine spirituelle, .sect. I,
ch. I. art. III, p. 63 de l'édit. LecofTre (1876). — « p. 533. — • 425. — « 411. —
» 431. — • 405.
LA NATURE HUMAINE
Misère de ce cœur : convoitise de la chair. — Hélas, il ne vJ^V^
cherche pas à s'élever. Fait pour aimer le Bien universel, il
n'aime que soi ; du moins il devrait préférer son âme à son
corps ! En effet il vit et travaille pour ses sens et il se rend
esclave des créatures. Les fleuves de la concupiscence le sai-
sissent, l'entraînent et, roulé dans leur fange, l'homme ne peut
même plus y trouver le repos. Le remords l'empêche de jouir
en sécurité.
Agitation. — Alors il cherche à l'étouffer dans l'amusement. .c^c
Jeux, tumultes, guerres, récréations, toutes les occupations et Ç;^ ^ "^
tous les métiers n'ont qu'un but : étourdir l'homme, l'empêcher ^ ^j^
de songer à lui. Mais au milieu de ces agitations un autre îl^f '^^
instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première \/ (t-
nature, lui fait connaître que le bonheur n'est en effet que f/n^.
dans le repos et non dans le tumulte et de ces deux instincts IF *^"
contraires il se forme un projet confus qui se cache à sa vue
dans le fond de l'âme qui porte à tendre au repos par l'agita-
tion ^.
Vanité. — La faute des hommes « n'est pas en ce qu'ils
cherchent le tumulte, s'ils ne le cherchaient que comme un ,^ i^-»,
divertissement; mais le mal est qu'ils le recherchent comme si
la possession des choses qu'ils recherchent les devait rendre
véritablement heureux, et c'est en quoi on a raison d'accuser
leur recherche de vanité ^ )>...
S'ils demandaient aux créateurs le bonheur, ils mérite-
raient déjà d'être accusés de folie. Il y a pire. Nous ne cher-
chons jamais les choses mais la recherche des choses. « Rien ne
nous plait que le combat, mais non pas la victoire, on aime à
voir les combats des animaux non le vainqueur acharné
sur le vaincu ; que voulait-on voir sinon la fm de la victoire ?
et dès qu'elle arrive on en est saoul. Ainsi dans le jeu,
ainsi dans la recherche de la vérité. On aime à voir, dans les
disputes, le combat des opinions ; mais, de contempler la
vérité trouvée, point du tout; pour la faire remarquer avec
j)laisir, il faut la faire voir naître de la dispute. De même,
dans les passions, il y a du plaisir de voir deux contraires se
heurter, mais, quand l'une est maîtresse ce n'est plus que
brutahté ^. »
' 139. — «p. 393. — » 135.
52 LA PHILOSOPHIE
Haine de soi. — La vanité de nos recherches est tout à fait
conforme à celle de l'être que nous voulons satisfaire. Pour qui
travaillons-nous ? pour notre moi réel ? — Point pour un moi
imaginaire, pour celui qui tient Heu du moi véritable dans
l'opinion d'autrui. Tous travaillent à se faire un nom, ils lui
sacrifient leur repos, leur bonheur réel, et même la vie pourvu
qu'on en parle ^.
Ne pouvant rendre heureux ni l'être réel, ni l'être imaginaire,
l'homme désespéré en vient au dégoût et au désespoir. Il
court sans souci dans le précipice de la mort après avoir mis
quelque chose devant ses yeux pour s'empêcher de le voir.
« Oh ! quelle vie heureuse, dont on se délivre comme de la
peste '^ ! »
Tel est le véritable état de l'homme. Il naît avec l'amour de
Dieu et l'amour de soi ; il en vient à se montrer contraire à
l'un et à l'autre. Al est fait pour aimer le créateur et il n'aime
que les créatures; il devrait dominer sur elles, et elles dominent
sur lui par la force ou par la douceur ; il aspire au repos et
les fleuves de feu de Babylone l'emportent et le brûlent. Oh
que « le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure ^ » ! Et
tout de même nous sommes toujours obligés de confesser sa
grandeur !
ÏV
Le problème des contrariétés. — a Quelle chimère est-ce donc
que l'homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos,
quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge de toutes
choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai, cloaque d'in-
certitude et d'erreur ; gloire et rebut de l'univers... Nous sou-
haitons la vérité, et ne trouvons en nous qu'incertitude. Nous
cherchons le bonheur, et ne trouvons que misère et mort.
Nous sommes incapables de ne pas souhaiter la vérité et le
bonheur, et sommes incapables ni de certitude ni de bon-
heur *. ))
Sa solution. — ■ Il est très avantageux de montrer à l'homm*'
sa grandeur et sa misère. Il est dangereux de trop lui faire
voii qu'il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur.. Il
; est encore dangereux de lui montrer sa grandeur indépen-
i » 153. — * 3G1, 183. — 3 143. — < 434, 437.
LA CONNAISSANCE NATURELLE 53
tlamnient de sa bassesse ; et il lui est funeste d'ignorer l'une et
l'autre. A connaître l'une, il s'élève à l'orgueil, à connaître
l'autre il tombe dans la paresse, à les ignorer il est un sot.w S'il
se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante et je le contredis
toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre
incompréhensible ^ » et qu'il demande à l'auteur de son être
la solution de l'énigme. 11 lui sera répondu qu'il est tombé pour
avoir voulu s'élever au-dessus de sa nature. C'est sortir de
l'humanité que de sortir du miheu.
S'il cherche le bonheur en lui-même, jelui montre son impuis-
sance et sa misère ; s'il le cherche dans les créatures je lui fais
voir leur vanité, je veux qu'il soit lassé et fatigué par l'inutile
recherche du vrai bien afin qu'il tende les bras au Libérateur ^.
Jésus-Christ le remettra au miheu dans la modestie.
Conclusions pratiques : amour modéré de soi, — Que l'homme
s'estime à son prix. Qu'il s'aime ! car, il y a en lui une nature
capable de bien, mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses
qui y sont. Qu'il se méprise, parce que cette capacité est vide,
mais qu'il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle.
Qu'il se haïsse, qu'il s'aime; il a en lui la capacité de connaître
la vérité et d'être heureux, mais il n'a point de vérité ou con-
stante ou satisfaisante.
Pour trouver la vérité. — « Je voudrais donc porter l'homme
à désirer d'en trouver, à être prêt, et dégagé des passions, pour
la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance
s'est obscurcie par les passions; je voudrais bien qu'il haït en
soi la concupiscence qui le détermine d'elle-même, afin qu'elle
ne l'aveuglât point pour faire son choix et qu'elle ne l'arrêtât
point quand il aura choisi ^. »
CHAPITRE TROISIEME
La connaissance naturelle.
Nous aidons vu au chapitre précédent^ que notre puissance de connaître
avait été diminuée par le péché originel. Dans ce nouvel état, quelle est
sa portée ? pouvons-nous encore posséder la vérité avec certitude et par
quels moyens ?
' 420. — » 422. — > 423.
54 I.A PHILOSOPHIE
1. Demandons-nous d^ abord si nous sommes proportionnés aux objets
que nous coulons connaître.
2. Ensuite, quelles sont nos facultés ? Il faut peu compter sur la raison
« ployable en tous sens » et lente en ses opérations.
Le cœur, faculté des principes premiers, et V es prit de finesse, faculté
du complexe nous donnent plus de lumière. Ils sont grandement aidés par
r amour et la coutume. Vun aide à conquérir, et Vautre à garder ses con-
quêtes.
3. Mais en face d'eux se dresse la troupe des puissances trompeuses :
r imagination, V amour-propre...
4. Que peuvent sauver du désastre les puissances de vérité 7 Elles
atteignent les principes premiers et quelques rares vérités. Au-delà,
par rapport à V ensemble des vérités, le scepticisme est le vrai.
5. Nous n'en serons sauvés que par les lumières de la révélation, comme
nous n'avions été sauvés de la haine des hommes que par la grâce de
Jésus-Christ.
La connaissance naturelle d'après Pascal.
Définition de la connaissance. — Connajitre, c'est posséder
intellectuellement un objet, c'est le comprendre au sens éty-
mologique du mot. Par l'espace, l'univers me comprend, par la
pensée, je le comprends, je le domine, je lui enlève le secret de
ses lois. Cette maîtrise intellectuelle nous fait les rois du monde
matériel. Toute la grandeur de l'homme consiste dans la pen-
sée ^. Par son corps, il n'est qu'un « roseau, le plus faible de
la nature » : une vapeur, une goutte suffisent à le tuer, mais
c'est « un roseau pensant )>. Même quand l'univers l'écraserait
l'homme serait plus noble que lui, car « il sait qu'il meurt ^ »,
La connaissance est la mesure de notre noblesse. Mais quelle
est la mesure de la connaissance ? Que pouvons-nous connaître ?
Où s'arrêtent nos lumières ? Quels sont les rapports de nos
facultés aux intelligibles ?
I
LES PROPORTIONS
Toute connaissance suppose d'abord un rapport entre notre
nature et les objets. Que l'homme contemple donc l'univers et
qu'il examine s'il y a quelque « proportion ^ » avec le monde
extérieur ; entre le sujet connaissant et l'objet à connaître, il
faut nécessairement une certaine proportion d'égalité ou de
simiUtude ou de connaturalité. On peut en distinguer trois.
» ;ji6. — » 3'*:. — » 347.
L\ CONNAISSANCE NATURELLE 55
1® Proportion de grandeur. — Il faut être égal à l'objet pour
le bien connaître ; l'infini n'est compris parfaitement que par
Tint] ni ;
2^ Proportion de simplicité. — Le simple n'est bien connu
que par le simple, le composé ne peut connaître le simple, pro-
prement, sans analogie.
3^ Proportion de moralité. — Le bien n'est connu que par les
bons. On n'entre dans la vérité que par la charité.
Prenons-les en détail.
A. — Proportion de grandeur.
Pour comprendre l'infini, il faut être infini. Or, dans le
monde, l'esprit ne voit que de l'infini. Tout y paraît divers,
voire opposé. Le petit est contraire au grand, l'esprit à la
matière, le bien au mal. Et cependant tout se tient, tout s'en-
chaîne, tout se répercute à l'infini.
L'infini de grandeur. — Il y a d'abord l'infini de grandeur.
Le monde visible n'est qu'un trait dans le vaste sein de la
nature. L'imagination s'épuise plus vite à concevoir des
mondes au delà des espaces visibles que la nature ne se lasse
d'en produire. Elle n'enfante que des atomes au prix de la
réalité des choses. L'univers est une sphère dont le centre est
partout et la circonférence nulle part.
L'infini de petitesse. — Il y a aussi l'infini de petitesse.
Chaque partie du ciron est un monde, et celui-ci un autre encore
et toujours ainsi sans repos, si bien que l'esprit se perd dans
l'infini de petitesse comme il se perdait tout à l'heure dans l'in-
fini de grandeur ^.
Il n'y a que de Tinfini. — Bien plus, il n'y a que de l'infini.
Toutes les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel
enchaînement l'une avec l'autre, que je crois impossible de
connaître l'une sans connaître l'autre et sans le tout. Par
exemple, pour connaître l'homme il faut savoir d'où vient qu'il
a besoin d'air pour subsister, « et pour connaître l'air, savoir
par où il a ce rapport à la vie de l'homme », etc., etc. ^
Tout se tient, le petit est hé au grand, l'infini de petitesse à
l'infini de grandeur. « Ces extrémités se touchent et se
J 72. — » 72, p. 355.
56 LA PHILOSOPHIE
réunissent à force de s'être éloignées, et se retrouvent en Dieu,
et en Dieu seulement ^. »
Ce qui est vrai dans le monde matériel l'est aussi dans le
monde des idées. Les principes des sciences sont en nombre
infini ; ceux qu'on propose pour les derniers ne se soutiennent
pas d'eux-mêmes, ils en ont d'autres pour appui, et ainsi indé-
finiment. Ces sciences sont également infinies dans l'étendue de
leurs recherches et dans le nombre de leurs conclusions -.
Capacité de l'esprit. — Tel est le monde à connaître, tel est
l'empire à conquérir. En face de l'infini quelle est la capacité
de l'esprit humain ? Est-elle infinie, est-elle finie ? — L'esprit
de l'homme tient dans le monde des idées la place de son corps
dans le monde matériel : il est au miheu. Au regard de l'infini
de wrandeur, son corps est un néant, il est un colosse, un
monde ou plutôt un tout au regard de l'infini de petitesse ^. —
Son esprit n'est pas fait pour les extrêmes. « Ce que nous avons
d'être nous dérobe la connaissance des premiers principes »,
qui, ténus et déhcats à la façon de l'infini de petitesse,
paraissent naître du néant, « et le peu que nous avons d'être
nous cache la vue de l'infini »*. Nous sommes trop grands pour
comprendre le petit, et trop petits pour comprendre le grand.
Il ne perçoit que le milieu. — Que pouvons-nous donc per-
cevoir ? En général, l'esprit n'est fait que pour les apparences,
c'est-à-dire pour ce qui tient le milieu entre le néant d'où
sortent les premiers principes et l'infini où sont portées les con-
clusions. Il comprend ce qui apparaît aux sens et ce qu'il peut
en induire ou en déduire immédiatement. A mesure qu'il
s'éloigne de ce centre, soit pour remonter aux principes, soit
pour descendre aux conclusions, la vérité s'obscurcit. Que fcra-
t-il donc ? Sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des
choses dans un désespoir éternel de connaître leur principe et
leur fin. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertrjns
et flottants, poussés d'un bout vers l'autre. « Quelque terme où
nous pensions nous attacher ..il branle, et nous quitte ; et si nous
le suivons, il échappe à nos prises ; nous glisse et fuit d'une
fuite éternelle ^. » Rien ne peut fixer le fini entre deux infinis ^.
' 72, p. 352. — * 72, p. 351. — ' 72, p. 350. — < 72, p. 358. — • 72, p. 354. —
• Pascal ne dit pas : l'esprit oscille entre deux contradictions, ce serait le scep-
tici.sme ; il dit : l'esprit oscille entre deux termes positifs, les deux infinis, et il
en déduit notre médiocrité intellectuelle.
LA CONNAISSANCE NATURELLE 57
Il connaît proprement le fini. — En particulier, nous con-
naissons proprement sans analogie le fini, parce qu'il est étendu
comme nous et qu'il a des bornes comme nous.
Improprement linfini et les vérités essentielles. — Nous
savons qu'il y a un infmi de quantité, car il est étendu comme
nous, mais nous ignorons sa nature, car il n'a pas de bornes
comme nous. Ainsi, nous savons bien qu'il y a un nombre
infmi. Mais qui dira s'il est pair ou impair ? Et cependant, il
doit être l'un ou l'autre ^ De même, l'homme n'aura qu'une
connaissance incomplète des vérités essentielles. Par là, il faut
entendre une proposition simple et cependant capable de s'ap-
pliquera l'infini variété des cas. Par exemple :1e bien est aimable.
Ces vérités sont rares. Notre esprit fini ne voit qu'un côté
des questions. Chaque chose est ici vraie en partie et fausse
en partie. On dira : la chasteté est bonne : non, car le monde
finirait ; le mariage ? non, la continence vaut mieux. Nous
n'avons ni vrai ni bien qu'en partie et mêlé de mal et de faux -.
Il doit tenir compte des vérités contraires. — Par suite, peur
rapprocher de plus près des vérités essentielles qui dans leur
brièveté et dans leur simplicité embrassent les extrêmes, le
grand et le petit, le matériel et le spirituel, le temps et l'éter-
nité, la figure et la réalité, l'esprit devra tenir compte des deux
contraires. L'erreur ne vient pas de suivre une fausseté, mais
de ne pas suivre une autre vérité ^ et l'hérésie consiste à
choisir dans l'ensemble du dépôt révélé une vérité à l'exclusion
des autres ^.
B. Proportion de simplicité.
Le simple n'est connu proprement que par le simple. Une
nature composée de matière et d'esprit ne connaîtra une nature
simple que par analogie avec elle-même. On juge des autres
d'après soi, on leur prête ses idées et ses sentiments, et on se
trompe souvent, bien que les autres soient de la même nature
que nous. A plus forte raison y aura-t-il erreur ou du moins y
aura-t-il écart entre les natures différentes de la nôtre et la
manière d'en parler. On s'exprime à leur occasion par analogie,
par métaphore. Nous sommes seuls à être composés de matière
et d'esprit. En dehors de nous, il n'y a que matière ou qu'esprit.
> 233, p. 436. — » 385. — » 8G3. ~ * 8C2.
58 lA PHILOSOPHIE
Ces natures différentes de la nôtre nous les teignons de nos qua
lités, et il nous arrive de parler spirituellement des choses cor-
porelles et corporellement des choses spirituelles.
L'analogie. — Les philosophes disent hardiment que les
corps tendent en bas ou aspirent à leur centre, ce qui est le fait
des esprits, et en parlant des esprits, ils leur attribuent le mou-
vement d'une place à l'autre, ce qui est le propre des corps ^.
Que conclure de là, sinon que la connaissance des natures
dilTérentes de la nôtre sera forcément impropre, analogique.
C, — Proportion de moralité
On connaît le bien dans la mesure où on est bon. Pour com-
prendre les vérités morales il faut être généreux et sans pas-
sions.
Effets de l'amour. — L'amour produit « une précipitation
de pensées » dans un sens à l'exclusion des autres ^. Il nous
oblige à penser à ce qui nous agrée, il fixe notre attention et
nous rend plus apte à le connaître. Bien mieux, il obhge l'es-
prit à chercher et à trouver des raisons qui le justifient. On
est d'abord agréablement ou désagréablement impressionné
par les objets, à cause de nos sentiments à leur endroit, et
sous l'empire de ces affections l'esprit travaille et cherche les
motifs de l'impression produite. Ces motifs ne sont pas la cause
de l'impression agréable ou désagréable ressentie tout d'abord ;
ils en sont plutôt les effets ^.
Nécessité d'aimer le bien général. — De là, concluons à la
nécessité de nous éprendre toujours davantage du bien général M
si nous voulons arriver au vrai. La nature nous porte à aimer "
l'être universel et soi-même naturellement *. C'est un mouve-
ment spontané et qui accompagne nos premières connaissances
Il faut le suivre et le fortifier soigneusement, car on peut s'en-
durcir contre l'amour de l'être universel à son gvQ. La pente
vers soi est le commencement de tout désordre non seulement
en pohtique, en morale, mais en logique même. Cette « précipi-
tation de pensées », fruit de l'amour ne se produira plus qu'en
faveur de soi. Dans le monde des idées on fera son choix en
1 72, p. 357. — 2 p. 133. — » 276. — * 277.
L\ CONNAISSANCE NATURELLE 59
faveur de la morale relâchée. Ceux qui n'aimeront pas la vérité
s'arrêteront dans sa recherche sous prétexte qu'elle est con-
testée ^
Ceux qui ne seront pas généreux ne comprendront rien à la
générosité et les charnels ne comprendront pas davantage les
grandeurs de Tesprit.
II
LES FACULTÉS DE CONNAÎTRE
Nous avons vu quel était le rapport de notre esprit avec le
monde des idées; si nous étudions l'âme de plus près, nous
voyons que la vérité y pénètre par deux entrées directes :
l'instinct intellectuel et la raison. En outre, d'autres facultés
que nous appellerons auxiliaires qui aident l'âme à conquérir
le vrai, ou à mieux conserver ses conquêtes ; ce sont l'amour et
la coutume.
A. — Les facultés directes
\^ L'instinct intellectuel
L'indémontrable. — • Dans le monde des êtres, il y a un être
indépendant, le premier. Tout dépend de lui et lui ne dépend
de rien.
Dans le monde des idées, il est également des idées pre-
mières. Toutes les autres y tendent comme à leur fin et en des-
cendent comme de leur principe. Par exemple : le tout est plus
grand que la partie ; il y a trois dimensions dans l'espace ; la
paix est le souverain bien, etc., etc.,
Autour de ces premiers principes, d'autres idées gravitent,
en relation avec eux par des liens ténus et nombreux ; si ténus,,
qu'on a des peines infinies à les voir et qu'on ne saurait les
montrer à ceux qui n'ont pas bonne vue ; si nombreux qu'il est
impossible de les énumérer tous et de les expliquer. Il faudrait
des volumes pour rendre compte d'une intuition du concret.
Ces liens déhcats et multiples, on les voit d'un regard synthé-
tique, d'un seul eoup et naturellement, sans art, on perçoit le
chemin qu'ils suivent des principes aux conclusions, en morale,
en éloquence, en philosophie même.
» 201.
60 LA PHILOSOPHIE
Le premier groupe d'idées est indémontrable, parce qu'il est
le premier et ne saurait être rattaché à d'autres. Ce qui le met
à la première place, c'est son extrêîTie évidence.
Le deuxième groupe est indémontrable à cause de la multi-
tude et de la délicatesse de ses principes. Il jouit de l'évidence
mais en degré inférieur à ceux du premier groupe. L'erreur y
est possible, faute de tenir tous les principes à la fois : il est
difficile qu'il n'en échappe. Au contraire, l'erreur est impos-
sible quand on traite les premiers principes.
Les facultés de rindémontrable. — Dans la philosophie de
Pascal, il est une faculté de l'indémontrable. Plusieurs noms
lui sont donnés qui expliquent chacun quelqu'une de ses pro-
priétés.
La spontanéil é, la rapidité et la sûreté de ses jugements lui
valent le nom d'instinct ^
Parce que son objet est fm, ténu, délié et que pour le voir
il faut avoir la vue fme on l'appellera a esprit de finesse ^ ».
Cette faculté appHque les règles de l'art sûrement, quoique
tacitement et sans rien exprimer : aussi, l'appelle-t-on juge-
ment 3.
A cause de la difficulté où elle est d'expliquer son jugement,
à cause de l'indéfinissable et de l'indémontrable de son évi-
dence, qui lui donne quelque ressemblance avec le vague d'un
sentiment, cette faculté reçoit encore les noms de «sentiment »
et de « cœur * ».
1 344. — 2 1, 4. — 3 1, p. 318. — * 282 :
Le cœur, l'esprit de finesse, le sentiment... nous paraissent présenter quelques
analogies avec le «sens des inférences » {illative sensé) de Newman. Nous citons
d'après la traduction de M, Henri Brémond. Nen'man Psychologie de la Foi.
1° Même objet : l'indémontrable (tel, soit à cause de son évidence, soit à cause
de sa complexité).
« C'est une faculté d'entrer avec une justesse instinctive dans les principes, les
doctrines et les faits, de discerner promptement quelle conclusion — nécessaire
ou seulement convenable — s'en dégage. C'est l'intime compréhension d'un
bloc de données intellectuelles. » P. 266.
« On l'appelle souvent le judicium prudentis viri. » P. 267.
2« Même but : suppléer la logique formelle, géométrique, dépasser la lettre
des ai^uments et atteindre la vérilé.
« Il n'exclut pas, il supplémente la logique. » P. 267.
• C'est l'âme qui raisonne et qui contrôle ses propres raisonnements. Aucun
appareil technique ne la dispense de cette activité et de ce contrôle. Certes, les
mots nous rendent de grands services, ils étendent le domaine de nos conclusion^,
notvs aident à en montrer la valeur et aies communiquer aux autres. Mais l'âme
pensante est plus diverse et plus vigoureuse qu'aucune de ses œuvpe3,y compris le
langage. La marge... entre une argumentation verbale et une conclusion concrète,
LA CONNAISSANCE NATURELLE 61
De même qu'on ne saurait facilement définir un sentiment
d'amour, de même on ne saurait expliquer qu'il y a trois dimen-
sions dans Tespace et qu'on ne rêve pas.
Supériorité du cœur sur la raison. — L'instinct intellectuel
l'emporte sur la raison en plusieurs manières.
La raison reçoit de l'instinct les premiers -principes sans les
quels elle ne saurait raisonner droit. L'instinct seul a les clefs
du royaume des idées. La raison l'expliquera, mais seulement
lorsque l'instinct lui aura montré la route.
La certitude que nous donne l'instinct est supérieure à celle
qui nous vient par la raison ^
La difficulté que nous éprouvons à démontrer les premiers
principes ne vient pas, en effet, de leur obscurité, mais de leur
extrême évidence. Le cœur, l'instinct, le sentiment combattront
victorieusement les pyrrhoniens. A leur « que sais- je ? » ils
opposent un invincible : je sais. L'instinct abattra aussi la
superbe des dogmatistes. A leur ambition de tout démontrer,
il opposera Timpuissance à prouver l'évident ^
Enfin, l'instinct l'emporte sur la raison par la sublimité de
son objet. La raison ne s'occupera jamais que des choses natu-
relles. Le cœur deviendra la faculté du surnaturel. Dieu relè-
vera au-dessus de sa puissance native et il lui donnera de le
connaître par la foi ^ ; le cœur, faculté des principes, devien-
dra faculté surnaturelle du Principe de tous les êtres.
« Instinct et raison, marques de deux natures ^. » L'ins-
tinct est un reste de la nature primitive ; la raison, dépendante,
lente en ses opérations, est une marque de la nature tombée.
2o La raison
Son rôle: démontrer. — Sa tâche est de démontrer, de tirer
c'est l'action subtile "et pénétrante de l'âme pensante qui la remplit. Elle déter-
mine, ce qu'aucune science ne pourrait faire, quelle est la limite des probabilités
convergentes, et quelles preuves suffisent. Le pouvoir de juger en dernier ressort
entre l'erreur et la vérité, est ce que j'appelle illatUc se?ise. » Pp. 265-266.
30 Même méthode qui est de dépasser la méthode.
« Cet Organon vivant est un don personnel et non pas seulement une méthode.»
P. 265. « Telle est principalement la manière dont tous les hommes raisonnent,
qu'ils aient été ou non favorisés de la nature, — ce n'est point à l'aide d'une règle,
mais par une faculté intérieure, « P. 212.
^ Ceci est vrai seulement par rapport aux premiers principes. En matière d'art,
de morale, d'éloquence, le sentiment est susceptible, sous l'influence de l'éducation
et du milieu, de se déformer. Cf. 5, 6, 274. — * 282, pp. 167, 173.— '284.— «344.
62 LA PHILOSOPHIE
à l'infini les conclusions des principes, ou de ramener la diver-
sité des idées à l'unité des principes. Le cœur, lui, marque le
point de départ de ses opérations. Elle est « ployable à tous
sens * », c'est-à-dire qu'elle mène à l'erreur ou à la vérité,
selon les principes qu'elle a reçus. Elle ne saurait raisonner
droit que sur des principes bien établis.
Sa dépendance du cœur. — Son premier devoir est de se
soumettre à l'instinct intellectuel. Sa dernière démarche est
de reconnaître qu'une infinité de choses la dépassent. Elle
n'est que faible si elle ne va pas jusque là 2.
Cette faculté qui devrait être soumise, humble et modeste,
Pascal l'appelle la « superbe puissance du raisonnement ^ ».
Elle est la faculté de l'orgueil et la reine de la nature déchue.
Pour démontrer, il faut diviser, et quand on divise on a
plus facilement l'impression de dominer, de comprendre. Par
ses démonstrations poussées toujours plus loin, la raison
étend son domaine et se sent plus maîtresse de l'univers.
Est-ce à cause de cela qu'elle nous porte à l'orgueil ? — Peut-
être.
B. — Les i acuités auxiliaires.
Il faut entendre par là les puissances qui ne perçoivent pas
la vérité, mais qui aident l'intelligence à la trouver ou à la
garder. Deux sont chères à Pascal : l'amour et la coutume.
1° L' amour. — Nous en avons déjà parlé au sujet de la pro-
portion morale.
2o La coutume. — Elle agit sur le corps et sur l'esprit.
Son action sur le corps. — Le corps ou l'automate est ployé
par elle dans un certain sens. Il contracte des habitudes phy-
siques qui, toujours associées à un groupe d'idées ou de senti-
ments rendent leur éveil plus facile. Un signe de croix, une
génuflexion remplissent l'âme de pensées religieuses. C'est à
la coutume, aux habitudes créées chez l'enfant par l'éducation^
qu'il faut attribuer la facilité à exercer un métier ou même une
profession libérale.
Son action n'est pas moins grande sur l'esprit.
» 27'*. — 2 267. — ' p. 185.
LA CONNAISSANCE NATURELLE
Sur Tesprit. — Pourvu que les choses se répètent, nous serons
inclinés à les croire sans preuve. Qui a démontré qu'il fera jour
demain, et cependant, quoi de plus cru ? Il y a des proposi-
tions démontrées ; mais les preuves en sont si nombreuses et
si ténues qu'il est d'abord impossible àl'esprit de les embrasser
d'un coup d'œil synthétique. L'habitude facilite les regards
d'intuition jusque dans les sciences abstraites. C'est ainsi que
les propositions géométriques deviennent, grâce à elle, des
sentiments ^.
III
LES PUISSANCES TROMPEUSES
Nous avons vu quelle était la portée morale des facultés
lorsque rien ne venait gêner leur action. Reste à examiner com-
ment cette portée est diminuée par les influences néfastes de
l'intérêt, de l'imagination et de la coutume. Les puissances qui,
tout à l'heure, servaient l'intelligence, vont l'asservir et Tégc-
rer.
L'homme tonnait d'autant mieux que d'un geste plus ample
il essaie d'étreindre l'infini, et que, dans son emprise, il peut
tenir les deux contraires le petit et le grand, le spirituel et le
temporel. Tout l'effort des puissances trompeuses visera à
rétrécir le champ de sa vision. Alors que l'homme devrait s'éle-
ver jusqu'à l'infini et jusqu'à l'amour du bien général, les
facultés ennemies lui inspireront des amours égoïstes et ferme-
ront son horizon intellectuel à la frontière des intérêts.
i° L'amour-propre. — La première et la principale source
d'erreur est, en eiïei^V intérêt personnel. On connaît le bien dans
la mesure où on est bon et on est bon dans la mesure de son
amour pour le bien général et pour l'être universel. La concu-
piscence, en faisant du moi le centre du monde, aveugle l'es-
Drit sur tout ce qui ne gravite pas immédiatement autour de
lui.
La volonté est un des principaux organes de créance. Elle ne
voit pas, mais elle fait voir. Elle arrête l'attention de l'esprit à
ce qui lui plaît, et comme les choses sont vraies ou fausses
» 95.
G 4 I.A PHILOSOPHIE
selon la face considérée, autant dire que la volonté fait le vrai
ou le faux ^.
Notre propre intérêt nous crève ainsi agréablement les yeux,
et l'esprit devient la dupe du cœur, à moins que, pour ne pas
tomber dans l'amour-propre on ne devienne le plus injuste du
monde. Le plus sûr moyen de perdre une affaire toute juste
est parfois de la recommander aux parents de certains juges 2.
Cette injustice de l'amour-propre se manifeste tout d'abord
en tout ce qui touche à notre honneur. Sur ce point, il peut
nous mener jusqu'à la haine de la vérité. On veut être aimé et
estimé des autres, mais la vérité nous montre nos défauts et
nous prouve que nous ne sommes dignes nid'estimeni d'amour.
Alors, naît la plus injuste des passions, la haine de la vérité.
Ne pouvant l'anéantir en elle-même, l'homme cherche à
l'anéantir dans la connaissance. Il se cachera ses défauts à
lui-même, il ne souffrira pas qu'on lui en parle. Il les cachera
aux autres ^
L'amour-propre nous illusionnera encore en ce qui ne touclîe
pas directement à notre honneur, pourvu que cela touche à nos
intérêts. L'affection ou la haine change la justice de face.
Et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus
juste la cause qu'il plaide.
2^ L'imagination. — Après la volonté, la plus puissante des
facultés trompeuses est V imagination. Ses eïîeissonilesmêmes :
resserrer notre champ visuel, soit sous l'influence de la passion
comme chez l'avocat de tout à l'heure, soit en dehors de toute
/jpression extérieure. L'imagination, en effet, relève des sens et
/)ceux-ci ne sont pas faits pour le général, l'abstrait, mais pour
'le particulier, le concret. Subir l'influence de l'imagination sera
[donc se traîner dans les bas-fonds de la matière, au lieu de
[planer au-dessus- des contingences. Ses impressions sont si
I fortes qu'elles entraînent facilement l'affection du cœur et
1 l'adhésion de l'esprit.
Au lieu de considérer toutes les faces des objets, ce qui est
une des conditions de la vérité, elle ne nous arrête qu'à un seul,
et d'ordinaire au plus petit. « Ne diriez-vous pas que ce magis-
trat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un
peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il
juge dos choses dans leur nature sans s'arrêter à ces vaines cir-
' 99. — 2 82. — 3 100.
LA CONNAISSANCE NATURELLE 65
constances qui ne blessent que l'imagination des faibles ?
« Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout
dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa
charité... Que le prédicateur vienne à paraître, que la nature lii
ait donné une voix enrouée et un tour dévisage bizarre... quel-
ques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gra-
vité de notre sénateur ^. »
Non seulement, elle ne présente qu'un côté des choses, mais \
elle les déforme. Elle « grossit les petits objets jusqu'à en rem-
plir notre âme, par une estimation fantastique ; et, par une inso-
lence téméraire, elle amoindrit les grands jusqu'à sa mesure,
comme en parlant de Dieu ^. »
30 La coutume. — La coutume est principe de certitude sur
des propositions vraies, elle est également principe d'erreur sur
des propositions fausses.
Sa méthode est celle des autres puissances trompeuses, elle
empêche de changer le cours ordinaire de nos pensées et le fixe
au point qu'elles ont regardé tout d'abord. Pourquoi les advei -
saires nient-ils la possibilité de la résurrection ? Lequel est
le plus facile de naître ou de ressusciter ? Que ce qui n'a jamais
été soit ou que ce qui a déjà existé soit encore? a La coutume
nous rend l'un 'facile, le manque de coutume rend l'autre
impossible : papulaire façon de juger ^ ! »
Elle crée aussi les préventions. On ne juge pas les choses
d'après elles-mêmes, mais d'après ce qu'on en dit. De là
viennent les préjugés de l'enfance en faveur des professions ou
contre elles. « C'est un excellent couvreur, dit-on. » Eh bien, je
monterai sur les toits, se dit l'enfant ^.
Cette influence néfaste des puissances trompeuses conduit à
une modeste estime de notre raison. Plaisante raison qu'un
vent manie en tout sens. L'homme est si heureusement
fabriqué qu'il n'a aucun principe juste du vrai et plusieurs
excellents du faux. «La justice et la vérité sont deux pointes si
subtiles, que nos instruments sont trop mousses pour y toucher
exactement. S'ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et
appuyent tout autour, plus sur le faux que sur le vrai ». —
« L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur, naturelle et inef-
façable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité,tout l'abuse^»...
Cette conclusion pessimiste nous livre-t-elle la vraie pensée
1 82, p. 364. — » 84. — » 222. — < 97. — » 82. — • 83.
LAHOBGUE : LE RÉALISME DB PASCAL. 5
66 LA PHILOSOPHIE
de Pascal ? Pascal est-il pyrrhonien ? C'est ce qui nous reste à
examiner.
IV
LE PYRRHONISME
Définition. — La « cabale pyrrhonienne consiste à cette
ambiguïté ambiguë, et dans une certaine obscurité douteuse,
dont nos doutes ne peuvent ôter toute la clarté, ni nos
lumières naturelles en chasser toutes les ténèbres ^. » Son
incertitude roule sur elle-même et s'en va répétant : que
sais-je? ou bien : il n'est pas certain que tout soit incertain 2.
Sa manière consiste à «embrouiller... la matière», à ternir nos
clartés naturelles en accumulant contre une opinion les objec-
tions et les probabilités contraires ^.
A la vérité, ses tenants sont rares. Peu parlent du Pyrrho-
nisme en doutant. L'homme ne peut même pas douter.
Aussi, mets-je en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien
effectif parfait. La nature soutient la raison et l'empêche
d'extravaguer à ce point.
Il y a cependant tant de pensées favorables aux pyrrhoniens
et tant d'autres qui leur sont opposées, qu'il est nécessaire de
les mettre en regard avant de donner une conclusion raisonnée
sur ce point.
ARGUMENTS POUR ET CONTRE LE PYRRHONISME
A. — Arguments a posteriori.
lo La faiblesse de la raison, manifestée par ses erreurs, est
si grande qu'elle s'ignore. La noblesse de l'homme est dans la
pensée * ; sa faiblesse la plus honteuse sera donc l'impuis-
sance à connaître la vérité, et l'impuissance la plus manifeste
sera d'ignorer la faiblesse évidente.
« Cette secte se fortifie plus par ses ennemis que par ses amis,
car la faiblesse de l'homme parait bien davantage en ceux qui
ne la connaissent pas qu'en ceux qui la connaissent ^. »
Cette faiblesse est intense, un rien trouble l'exercice de la
pensée. « Hasard donne les pensées et hasard les ôte ^ « « Ne
vous étonnez pas s'il ne raisonne pas bien à présent ; une
• 392. — « 387. — » 392. — * 365. — » 376. — « 370.
LA CONNAISSANCE NATURELLE 67
mouche bourdonne à ses oreilles... Si vous voulez qu'il puisse
trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec
et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes
et les royaumes ^ »
2° Cette impuissance s'étend à tout en quelque manière :
« Nihil tam absurde dici potest quod non dicatur ab aliquo phi-
losophorum ^. » Les hommes avant Jésus-Christ ne savaient
où ils en étaient, ni s'ils étaient grands ou petits et ceux qui
ont dit l'un ou l'autre n'en savaient rien et devinaient sans rai-
son et par hasard et même ils erraient toujours en excluant l'un
ou l'autre ^
Contre les arguments a posteriori.
10 Cette faiblesse n'est pas si intense que quelques-uns au
moins n'en puissent avoir conscience.
Pascal dit de lui-même : « Après bien des changements de
jugement touchant la véritable justice, j'ai connu que notre
nature n'était qu'un continuel changement. »
11 y a aussi l'ignorance savante des habiles. Ayant parcouru
tout C9 que les hommes peuvent savoir, ils «trouvent qu'ils ne
savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d'où ils
étaient partis ; mais c'est une ignorance savante qui se
connaît... ■*. »
2° Tous sont faibles, mais pas au point de tout ignorer ou
de se tromper sur tout.
Quelques vérités nous sont accessibles : les principes pre-
miers ^ — quelques vérités morales d'ordre général : la paix
est le plus grand des biens — quelques-uns vont jusqu'à saisir
les preuves métaphysiques de l'existence de Dieu au moins
pendant quelques instants ^.
B. — Arguments a priori.
lo Nous n'avons aucune certitude au sujet de la valeur de
nos principes de connaissance, puisque nous ignorons leur
auteur : les tenons-nous d'un Dieu bon ou d'un esprit malin ^ ?
Nous ne savons si nous veillons ou si nous rêvons. Les dog-
rnatistes soutiennent que le rêve est trop cohérent pour être
un rêve. — Oui, mais il peut y avoir des rêves cohérents. —
' 366. — * 363. — 3 432. — * 327, 375. — ^ 281, 282. — « 543. — ' 434.
68 LA PHILOSOPHIE
Les dogmatistes : vous n'êtes pas de bonne foi, on ne peut pas
douter des principes de connaissance ^.
2° Les pyrrhoniejis ont réponse à tout : Vous ignorez qui vous
a créés. — A quoi les dogmatistes sont encore à répondre
depuis que le monde dure.
Contre les arguments a priori.
lo II est vrai que la raison ne peut pas démontrer la valeur
de nos facultés de connaître. Elle est également incapable de
définir les termes les plus usuels, mais ce que la raison ne
démontre pas, l'instinct intellectuel le voit en toute évidence.
Ceux qui méprisent le plus les hommes et les égalent aux
bêtes veulent en être admirés et crus et se contredisent à eux-
mêmes par leurs propres sentiments ; « leur nature, qui est plua
forte que tout, les convainquant de la grandeur de l'homme
plus fortement que la raisonne les convainc de leur bassesse ^s.
Malgré nos misères qui nous tiennent à la gorge, nous
avons un instinct qui nous élève ^.
La nature soutient la raison impuissante « et l'empêche d'ex-
travaguer » à la façon des Pyrrhoniens. I^es intuitions de la
nature l'emportent sur les démonstrations de la raison. En
effet, la raison suppose la nature et elle tient d'elle les premiers
principes qui fondent ses discours. La certitude que nous
donne l'instinct intellectuel est mieux fondée que celle de la
raison. L'impuissance à démontrer ne doit servir qu'à humilier
la raison qui voudrait juger de tout, mais non à combattre
notre certitude, comme si la raison seule était capable de nous
instruire. Notre impuissance à démontrer ou à définir tient
uniquement à l'extrême évidence des objets. En poussant la
recherche de plus en plus loin on arrive à des principes si
clairs qu'on n'en trouve plus qui le soient davantage pour ser-
vir à leur preuve. S'ils sont indémontrables, ce n'est qu'à cause
de leur extrême évidence, ce manque de preuves n'est pas un
défaut mais une qualité ^
Cette extrême clarté naturelle convainc la raison plus puis-
samment que les discours. Nous savons que nous ne rêvons
pas, quelque impuissance que nous ayons à le prouver par rai-
son.
» p. 530. — 2 404. — » 411. — « p. 167.
LA CONNAISSANCE NATURELLE 69
2° Que répond Pascal à la difficulté, insoluble pour les dog-
matistes, tirée de l'incertitude de notre origine ?
Il réplique que la valeur de nos facultés est affirmée par
l'instinct plus fortement que l'existence du démon malin n'est
présumée par la raison. Il pourrait ajouter aussi, confor-
mément à ses principes : dans le monde tout se tient ; le milieu
tient aux deux infinis, et les deux infinis se rejoignent à force
d'être éloignés. Si donc l'un des anneaux, à savoir la connais-
sance par l'instinct est solide, les autres qui le relient au pre-
mier principe, auteur de tout, sont solides aussi. Si l'un des
touts est certain, l'autre est également certain.
PYRRIÎONISME
Ces contradictions apparentes s'expliquent par le but de Pas-
cal. — Ces oppositions de pensées n'indiquent nullement que
Pascal ait changé d'opinion. Elles font partie de ce que Droz
appelait un « système des contradictions » ; Pascal contredit
aux pyrrhoniens au nom de la nature et aux dogmatistes au
nom de la raison; il pousse les premiers à un certain dogma-
tisme et les seconds à un certain pyrrhonisme, leur démontrairt
que leurs systèmes sont trop étroits pour tout expliquer. Il
tient le sien en réserve ; plus compréhensif que chacun d'eux,
celui-ci rend compte à la fois des impuissances de l'un et de
l'autre, il reconnaît l'âme de vérité qui les anime tous deux.
Toutefois il ne découvre son jeu que lentement. Ici la précipi-
tation serait fatale. S'il disait tout de suite : la religion chré-
tienne est la Vérité, il s'attirerait les sourires des sceptiques et
le mépris des dogmatistes : les uns diraient « que sais-je », et
les autres : (^ démontrez-le ». L'orgueil anime les deux systèmes,
il faut l'abattre, sans enlever toutefois la confiance nécessaire
aux études ultérieures.
Exalter l'instinct intellectuel devant les sceptiques. — Au
sceptique qui du bout des lèvres, répète son « que sais-je», il
fera entendre au fond de lui-même les affirmations catégoriques
de la nature. Elle l'empêche d'extravaguer au point de douter
de toutes choses. Il est remarquable que Pascal n'argumente
pas longtemps contre les pyrrhoniens. Comme s'ils n'avaient
pas d'autres adversaires que les dogmatistes exagérés, parti»
70 LA PHILOSOPHIE
sans convaincus du règne universel du raisonnement, les pyr-
rhoniens se rendent, consentent à reconnaître l'instinct intel-
lectuel pour maître, pourvu que la raison raisonnante soit
découronnée. Ainsi ils passent au dogmatisme de l'instinct, du
moins en ce qui concerne les vérités premières, évidentes par
elles-mêmes, sans le secours du raisonnement.
Humilier la raison devant les dogmatistes exagérés. — La
résistance est plus grande au camp dogmatiste. On y veut tout
démontrer. Le Pyrrhonisme doit servir de remède à ce mal et
rabattra cette vanité ^. Les esprits forts viennent avec de
grands mots : « la religion, je la nie ». Au nom de qui ? — au
nom de la raison. — Eh bien, on vous montrera la faiblesse de
cette arme orgueilleuse au nom du pyrrhonisme, qui en cela,
« sert à la religion ^ ». Si l'adversaire s'obstine, on continuera à
l'accabler sous les arguments de Pyrrhon. C'est le meilleur
auxiliaire : « Pyrrhonien pour opiniâtre ^ ». Il faut amener les
dogmatistes à ce pyrrhonisme qui reconnaît l'impossibilité de
tout démontrer et doute de la puissance de la raison, en beau-
coup de points. Ainsi, ils en viendront à se ranger à côté des
pyrrhoniens, sous le sceptre de l'instinct intellectuel et de
l'esprit de fmesse.
Vanter la pensée devant les dogmatistes modérés. — Devant
ces nouveaux convertis au dogmatisme modéré, Pascal exalte
maintenant les puissances de connaître, car « il est dangereux
de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans
lui montrer sa grandeur^». Maintenant plus que jamais, il faut
avoir confiance dans l'esprit de l'homme ; l'heure de l'étude a
sonné. Qu'il ne soit donc plus question de la sottise de notre
pensée, mais de sa grandeur. Ce qu'on vante surtout, ce sont
les facultés de l'indémontrable : l'instinct des principes, le sen»
timent du complexe, l'esprit de fmesse, le cœur, le jugement»
Elles vont plus vite et plus sûrement que la raison; elles ont
plus de lumières qu'elle : aller au vrai avec l'esprit de fmesse,
c'est y aller avec toute son âme, avec le cœur, l'imagination,
les raisonnements implicites ; y aller avec la raison toute
seule, c'est s'y traîner dans un pauvre équipage. Toutefois, il
ne faut pas dédaigner ses services. Qu'elle reçoive humblement
les premiers principes que lui transmet l'instinct intellectuel,
» 390. — 2 391. — ' 51. — * 418.
4
LA CONNAISSANCE NATURELLE 71
mais qu'elle aille ensuite très loin dans la voie des conclusions.
Au fait, jamais elle ne marchera seule. Consciemment ou non,
elle subira l'influence du cœur; et plus cette influence sera selon
l'ordre, plus le cœur sera épris du bien général, plus la raison
verra clair dans l'étude de la religion et de la morale.
Pascal ne nous avoue jamais bien explicitement dans « les
Pensées », jusqu'où va cette puissance de la raison. Mais nous
avons mieux que ses formules, nous avons ses actes. Il suffit de
voir ce qu'il exige d'elle, pour connaître sa confiance en ses
moyens. L'efficacité de ceux-ci grandit avec la pureté du cœur.
Au début de l'Argument du Pari la raison déclare que Dieu
est « infiniment incompréhensible ^ », au milieu, la raison
porte ^ à croire; plus tard elle reconnaît avoir parié « pour une
chose certaine, infinie». Cette raison, autrefois si faible, devient
maintenant d'une pénétration étonnante. Lavoilà qui découvre
à la suite de son maître Pascal, le plan de Dieu dans le monde.
L'étude des prophéties ne l'a pas rebutée et elle est bien payée
de sa peine. Elle pose des principes de critique historique qui
lui permettent d'affirmer l'authenticité des livres saints ; une
philosophie assez complète lui fait voir que tout dans le monde
et l'Écriture doit concourir au perfectionnement moral de
l'homme et à la lumière de cette vérité elle découvre dans le
« Vieux Testament » une figure du Nouveau, elle comprend
enfin que Dieu seul peut prédire l'avenir. A l'examen des
miracles, cette raison apporte le même esprit de critique.
Plusieurs signes lui permettent de discerner les miracles de
Dieu de ceux de Satan. Quand nous faisons la somme des
vérités connues certainement par cette raison tant décriée,
nous sommes tentés de crier à l'exagération ou d'accuser
Pascal de fidéisme. On dit : ces notions si précises et si
étendues, la raison ne les tient pas de ses lumières, mais de
la foi. Il n'en est rien. Pascal connaît fort bien la distinction
de la raison et de la foi, et il n'est presque pas de période de
sa vie où il ne l'affirme expressément.
Puissance de la raison en dehors de la foi. — Lors de sa pre-
mière ferveur, il songe déjà à un grand ouvrage apologétique.
Il s'en ouvre à M. Rebours. Je lui dis, mande-t-il à sa sœur « que
l'on pouvait, suivant les principes mêmes du sens commun,
démontrer beaucoup de choses que les adversaires disent lui
^ 233. — »- p. 440.
72 LA PHILOSOPHIE
être contraires, et que le raisonnement bien conduit portait à
les croire, quoiqu'il les jailh croire sans V aide du raisonnement i. »
Cette lettre est de 1648. Bien loin de s'appuyer sur la foi, nos
connaissances naturelles peuvent l'étayer ; toutes deux, la
raison et la foi, conduisent à la vérité mais par des moyens
différents ; la raison par la démonstration, la foi par l'autorité
et la grâce. Vers le même temps il écrit un projet de préface au
Traité du vide. Les sphères d'action de la science et de la théo-
logie, leurs méthodes, l'indépendance de la première par rap-
port à la seconde y sont nettement marquées. ... Où cette
autorité a la principale force, c'est dans la théologie, parce
qu'elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connais-
sons que par elle ; de sorte que pour donner la certitude entière
des matières les plus incompréhensibles à la raison, il suffit de
les faire voir dans les livres sacrés... parce que ses principes sont
au-dessus de la nature et de la raison et que l'esprit de l'homme
étant trop faible pour y arriver par ses propres efîorts, il ne
p3ut parvenir à ces hautes intelligences s'il n'y est porté par
une force toute puissante et surnaturelle.
Son domaine, sa certitude. — Il n'en est pas de même des
sujets qui tombent sous le sens ou sous le raisonnement :
V autorité y est inutile^ la raison seule a lieu d^en connaître. Elles
ont leurs droits séparés, l'autre avait tantôt tout l'avantage,
ici, l'autre règne à son tour ^.
Pour trouver de nouveaux témoignages en faveur de la rai-
son, il nous faut traverser la longue période de la vie mondaine
et de l'activité scientifique, et arriver au lendemain de la
deuxième conversion. Nous sommes en 1655 ; Pascal, encore
tout ému de la nuit du MemortaZ, s'entretient avec M. de Sacy
sur Épictète et Montaigne. Rien de plus anti-intellectualiste
que leur conversation. Pascal est dans les splendeurs de la foi :
il en goûte la certitude et les douceurs. Les lumières de la
raison comme elles lui paraissent pâles aujourd'hui, surtout
en matière de justice et de religion ! Souvent elle n'a su recon-
naître ni Dieu, ni le Souverain Bien ; « 280 sortes de souve-
rains biens dans Montaigne ^. » Un jour il lui sera dit : « vois
les péchés qui te sont remis». C'est après en être sorti qu'il les
connaîtra. Maintenant qu'il est entré dans les clartés de la foi,
il voit mieux, par comparaison, les ténèbres de la superbe puis-
1 p. 86. — 2 p. 76. — 8 74.
LA CONNAISSANCE NATURELLE 73
sance du raisonnement. « L'Évangile, par sa lumière, exerce
une vertu rétroactive sur nos ténèbres passées ; il nous les rend
visibles; celui qui, avant d'être chrétien, se croyait sûr de beau-
coup de choses, apprend dès lors ce que valait cette certitude,
en quelque sorte gratuite et anticipée ^. » On pourrait s'at-
tendre à la fm de ce dialogue, où Pascal se révèle si fervent
admirateur de Montaigne, à lui entendre embrasser le Pyr-
rhonisme et déclarer tout net : « Le Pyrrhonisme est le vrai. »
Il n'en est rien. Quelle que soit sa joie de voir dans cet auteur
« la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres
armes», cependant il ne consent pas à la déclarer aveugle. Elle
égare seulement les orgueilleux, les soi-disant esprits forts.
Mais ajoute-t-il, « il est difficile^ quand on fait un bon usage
de ses principes^ d'être tenté de troui^er des répugnances dans les
mystères '^ » de la religion. C'est peu, mais être capable de voir
que le christianisme n'est pas contraire au bon sens, n'est pas
être sceptique.
Il n'est rien de tel que la guerre pour apprendre la valeur
des armes. Pascal est engagé dans la lutte contre les Jésuites.
Il y apporte des arguments d'autorité et des arguments de
raison. La 18^ Provinciale (24 mars 1657) lui donne l'occasion
de préciser une fois de plus sa théorie de la connaissance.
Jamais il n'a marqué aussi fermement la nécessité d'une
connaissance naturelle avant l'acte de foi. Impossible de
croire sans avoir, au préalable, entendu et compris. « Je vous
dirai, selon les sentiments de deux des plus grands docteurs
de l'Église, saint Augustin et saint Thomas, que ces trois
principes de nos connaissances^ les sens^ la raison^ et la foi ont
chacun leurs objets séparés^ et leur certitude dans cette étendue.
Et comme Dieu a voulu se servir de l'entremise des sens...
pour donner entrée à la foi, fides ex auditu^ tant s'en faut
que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au con-
traire détruire la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport
fidèle des sens. » Si les sens se trompent, la foi s'évanouit. Mais
leur témoignage n'est utile que s'il est compris. Des sons,
qui n'exprimeraient aucune pensée, resteraient sans valeur,
et qui saisit le sens caché sous la lettre du livre ou les vibra-
tions de l'air sinon l'intelligence ? D'elle on peut dire aussi :
^ ViNET. Études sur Biaise Pascal, p. 241. — ^ p. 162. Il est à noter que
Pascal parle d'un bon usage du Pyrrhonisme. Celui-là ramène l'homme à la
modestie. L'autre, le mauvais, (réfuté au n» 282) le conduit à nier toute certitude.
74 LA PHILOSOPHIE
« Ce serait détruire la foi que de révoquer en doute son rapport
fidèle. »
Trois ans après les Provinciales, en août 1660, Pascal a
complètement renoncé aux études profanes. Il est tout entier
à l'oraison et à son ouvrage d'Apologétique. Le reste ne lui
inspire que du dégoût. Cependant il tient toujours les sciences
en haute estime ; « pour vous parler franchement de la géo-
métrie^ écrit-il à Fermât, je la trouve le plus haut exercice de
r esprit ^ ». Voilà une opinion qu'un sceptique ne pourrait signer.
Pendant les deux années qui suivirent cette lettre, Pascal
recueiUit ses « Pensées » et se prépara à la mort. Ses opinions
ne changent pas. Toujours la raison nous est présentée dis-
tincte de la foi, tellement distincte que l'une peut opérer avec
certitude. Sans avoir reçu ses principes de la foi surnaturelle,
la raison, par ses seules forces peut arriver à produire un acte
de foi naturelle en la vérité de la religion. Ceux qui n'ont pas
(la religion), « nous ne pouvons la [leur] donner que par raison-
nementj en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de
cœur... 2 )) .
Ce raisonnement produit la preuve, instrument de la foi ;
elle la précède, comme plus haut le témoignage des sens et
fait dire « scio », avant de professer « le Credo ». « La foi est
différente de la preuve : l'une est humaine, l'autre est un don de
Dieu. Justus ex fide vivit : c'est de cette foi que Dieu lui-même
met dans le cœur, dont la preuve est souvent l'instrument,
fides ex auditu; mais cette foi est dans le cœur, et fait dire non
scio, mais credo ^. »
C'est la foi qui s'appuye sur la raison et non pas la raison
sur la foi : « J'entends vous faire voir clairement, dit la
Sagesse, par des preuves convainquantes, des marques divines
en moi, qui vous convainquent de ce que je suis, et m'attirent
autorité par des merveilles et des preuves que vous ne puissiez
refuser ; et qu'ensuite vous croyiez (sciemment) les choses que
je vous enseigne.^»
V
De tout ce qui précède, il ressort que Pascal n'est pas un
sceptique. Il reconnaît à tous, du moins en théorie, et en fait,
^ p. 220. — 2 282. — a 248. — * p. 526. Cet exposé historique est d'une
grande importance pour montrer que Pascal n'a jamais passé du dogmatisme
au pyrrhonisme. Il a toujours soutenu la valeur de nos principes de connaissance.
LA CONNAISSANCE NATURELLE 75*
du moins à quelques-uns, le pouvoir de connaître la vérité..
Cependant il y a chez lui trop de mépris pour la raison humaine
pour qu'il ne fasse pas au pyrrhonisme sa part. Laquelle ?
Quelle est à ce sujet sa pensée de derrière la tête ?
Pas de scepticisme absolu. — Rappelons tout d'abord le&
principes généraux d'après lesquels il faut juger l'homme.
Nous sommes un milieu où deux extrêmes se rencontrent t
l'ange et la bête, le tout et le néant, l'instinct et la raison,.
Pour juger équitablement l'homme il faut le prendre selon sa
natui'e et se rappeler que sortir du milieu c'est sortir de l'hu-
manité.
Les principes des pyrrhoniens sur la faiblesse humaine sont
vrais ; mais leurs conclusions sont fausses parce que les prin-
cipes opposés sur la grandeur de l'homme sont vrais aussi^
Leur erreur ne consiste pas à suivre une fausseté, mais à ne pas
suivre une autre vérité. Deux choses instruisent l'homme de
sa nature : l'instinct et l'expérience ; les pyrrhoniens ne voient
que la dernière.
Parce que l'activité de l'homme est une fluctuation entre-^
deux extrêmes, il faut, pour juger de son intensité, prendre
une moyenne de moments et une moyenne d'individus. Les
stoïques concluent de ce qu'on peut toujours par ce que l'on
peut quelquefois. Mais ce sont là mouvements fiévreux que
la santé ne saurait imiter ! Epictète conclut de ce qu'il y a des
chrétiens constants la possibilité pour tous de les imiter. Mais
ces grands efforts d'esprit où l'âme touche quelquefois sont
choses où elle ne tient pas ; elle y saute seulement ^.
La vertu d'un homme « ne se doit pas mesurer par ses efforts,
mais par son ordinaire ^ ».
Basés sur ces principes, nous pouvons essayer de conclure^
Pascal condamne tout d^ abord la méthode pyrrhonienne. Son
défaut capital est de ne considérer qu'un des côtés du pro-
blème : la faiblesse. Elle est réelle, mais la grandeur ne l'est
pas moins. Leurs conclusions tirées de prémisses trop étroites
seront fatalement fausses ^. Sans doute, nous avons « une
impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme», mais
nous avons aussi « une idée de la vérité, invincible à tout le
pyrrhonisme ^ ». La nature confond les pyrrhoniens en oppo-
sant un (( je vois » à leur « que sais-je ? » et la raison confond
» 350, 351. — > 352. — • 394. — * 395.
\J
76 LA PHILOSOPHIE
les dogmatistes par son impuissance à tout prouver. Il fallait
tenir compte des deux tendances.
Pour n'avoir tenu compte que de l'une, le pyrrhonisme sera
ç>rai et fauoip.
Il est le VRAI, c'est-à-direlégitimé parl'attitudederensemble
des hommes avant Jésus-Christ par rapport à l'ensemble des
vérités.
Selon la multitude, il est abject et vil ^ : il a la capacité
de connaître la vérité, « mais il n'a point de vérité, ou cons-
tante, ou satisfaisante ^ ».
Donc, il est vrai de dire, parlant en général de Vensemble
des hommes et de Vensemble des vérités « que l'homme sans Dieu
est dans l'ignorance de tout ^ )>. Ce n'est « qu'un sujet d'erreur
naturelle et ineffaçable sans la grâce* », incapable d'ignorer
absolument et de savoir certainement.
Mais le Pyrrhonisme est le faux si Von considère quelques
i-'érités et quelques hommes. L'instinct naturel, chez tous, donne
la connaissance des premiers principes et la raison elle-même
permet à l'élite de faire de la métaphysique avec succès, et
d'arriver à la certitude dans les sciences naturelles. C'est peu.
L'homme doit avoir plus que la modestie intellectuelle, il
doit avoir l'humilité.
Nécessité de la révélation*et de la foi pour la plupart. — Cette
indigence intellectuelle, générale, profonde conduit Pascal
à reconnaître la nécessité de la révélation pour l'ensemble des
hommes. Sans elle, il est impossible à l'homme d'honorer
Dieu comme il convient et de connaître ses devoirs de morale
élémentaire. Nous ignorons dans quels auteurs Pascal a étudié
l'histoire de l'antiquité. Il est probable qu'il a surtout jugé de
la valeur religieuse et morale des anciens d'après ce qu'il lisait
dans les épitres de saint Paul. Une chose est certaine, pour
Pascal : l'humanité n'a guère connu ni Dieu ni la morale
avant Jésus-Christ.
Les plus habiles d'entre les philosophes ont découvert quel-
ques vérités à peine, et elles disparaissent dans la somme de
leurs erreurs; Aristote refuse une âme aux esclaves, Platon
détruit la famille par sa théorie de la communauté des femmes,
Épictète enseigne que l'âme est une portion de la substance
divine. Beaucoup d'entre eux réservent à une élite l'enseigne-
M15. — 2 423. — 3 389. — ■« 83.
LA CONNAISSANCE NATURELLE 77
ment de la vérité. La foule n'est admise ni au Lycée ni sous
le Portique. Odi projanum çulgiis et arceo : telle est leur
maxime. Quand ils se montrenten public, ils semblent d'ailleurs
partager les superstitions du peuple, et dans leur vie privée
même ils n'honorent pas la divinité. Leurs connaissances
restent des théories abstraites. « Ils ont connu Dieu et ils ne
Font pas glorifié, ou ils ne lui ont pas rendu grâces. Mais ils se
sont égarés dans leurs pensées et leur cœur insensé s'est
obscurci. Ils se disaient sages et ils sont devenus insensés. Et
ils ont transféré l'honneur qui n'est dû qu'au Dieu incorrup-
tible,à l'image d'un homme corruptible, à des figuresd'oiseaux^
de quadrupèdes, de reptiles, c'est pourquoi Dieu les a aban-
donnés aux désirs de leurs cœurs ^. »
Privée des leçons de ses maîtres naturels, ou corrompue par
des exemples, la foule a vite perdu les notions qu'une connais-
sance spontanée avait pu lui donner sur Dieu. Sur les autels,
les idoles seules reçoivent les hommages des fidèles. Le poly-
théisme a tellement perverti l'idée de la divinité, que saint
Paul appellera les Éphésiens des « athées ^ » et que le véritable
Dieu est inconnu aux plus sages d'Athènes ^. Dans ces miheux
païens la morale n'est pas meilleure que la religion. Le chan-
gement des idées et des mœurs ne datera, pour l'ensemble des
hommes que de la prédication évangélique. Les sages de ce
monde ayant refusé de les éclairer, Dieu sauvera les petits par
la folie de la croix et de la doctrine chrétienne '^.
Comment se fait ce passage des ténèbres à la lumière ?
saint Paul, dans son discours de l'Aréopage, s'adresse au bon
sens de ses auditeurs. Ils reconnaissent déjà dans la divinité,
une puissance supérieure aux hommes, s'intéressant à eux,
et à l'ordre du monde, c'est pourquoi ils lui ont élevé un
autel. De ces notions confuses, saint Paul dégage quelques-
conclusions : la création, la spiritualité de Dieu, son immen-
sité, son dessein d'attirer à lui tous les hommes. Jusqu'ici,
le philosophe seul a parlé ; il s'est fait l'éducateur de pré-
tendus sages, qui sans lui, ne seraient peut-être jamais par-
venus à la notion d'un Dieu personnel, pur esprit, créateur et
rémunérateur. Directement, ils doivent ces idées à leur bon
sens ; indirectement à leur maître saint Paul, et à Jésus-
* Épître aux Romains, I, 21 ss. — " Ephes. II, 12. Cette expression ne se trouve
que dans le texte grec. — ' Actes des Apôtres, XVII, 23. « J'ai trouvé un autel
où il était écrit : au Dieu inconnu. Celui que vous honorez sans le connaître, je-
ous l'annonce. » — * I, Cor., I, 20 ss.
"78 LA PHILOSOPHIE
Christ qui leur a envoyé son apôtre. On peut bien dire d'eux ;
avant la venue du Sauveur, le pyrrhonisme était le vrai, car
ils ne savaient ni ce qu'était Dieu, ni ce qu'ils étaient par
rapport à lui. Les Athéniens, qui eurent assez d'humilité pour
-écouter l'apôtre jusqu'au bout accueiUirent au nom de leur
raison, les preuves de la divinité de Jésus-Christ, ils crurent
en lui et acceptèrent l'enseignement de l'Évangile. Leurs
•connaissances religieuses et morales s'enrichirent de tout son
contenu ; ils ne l'acceptaient plus, sur le témoignage de leur
esprit, mais sur celui de la foi, et ainsi on pouvait dire d'eux
qu'ils étaient légitimement fidéistes par rapport à beaucoup de
•vérités.
Fidéisme modéré et légitime de PascaL — Tel nous paraît
être le fidéisme de Pascal : il admet le fidéisme, la ou il
ADMETTAIT LE SCEPTICISME. Or le cœur OU l'instinct intel-
lectuel et tout ce qui dépend de lui échappe à l'emprise de
Pyrrhon. Les premiers principes, une connaissance spontanée
de Dieu sont hors de son domaine, non seulement chez les
plus habiles, mais chez les autres même. Chez l'homme le
plus semblable aux bêtes il reste « une lumière confuse de son
auteur ^ ».
Que faut-il entendre par cet auteur ? La fatalité, l'âme du
monde, le divin ? Pascal parfois est assez explicite sur sa
nature :« Je ne suis pas... éternel, ni infini; mais je vois bien qu'il
y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini 2. »
Ailleurs, quand il traite avec un endurci, il déclare que le Dieu
des chrétiens, personnel, simple, infini « est infiniment incom-
préhensible ^ ». Cela ne veut pas dire que la lumière confuse
soit complètement éteinte. Cet homme est plus ou moins sem-
blable aux Aréopagites de saint Paul : en dehors de quelques
vagues lueurs, il n'y a que doute. Quand de meilleures dispo-
sitions auront intensifié ses « lumières naturelles », le ministre
de l'évangile faisant appel à son intérêt et à son bon sens,
pourra l'amener à la connaissance d'un Dieu personnel et
rémunérateur. Indirectement lui aussi sera redevable à la
foi d'une théodicée nouvelle, bien que sa raison ne l'adopte, en
dernière analyse, que forcée par l'évidence naturelle, « le con-
sentement de vous à vous-même ». Devenu disciple du Christ,
il acceptera, d'autorité, toute une doctrine morale et religieuse,
^ p. 523. — * 469. — » p. 436.
{
LA CONNAISSANCE NATURELLE 79^
dont beaucoup de points pourraient être découverts par la rai-
son. La foi aura chassé le doute, le nouveau converti sera
fidéiste, très légitimement °^.
a) Quelques passages des « Pensées » paraissent contraires à nos conclusions.
Comme les plus graves sont extraits du fragment 434, il importe d'en donner
une brève analyse et de l'éclairer par les endroits parallèles, au risque de nous
répéter :
l» Exposé objectif des arguments pour et contre la valeur de nos principes
naturels de connaissance.
(pp. 528-530 jusqu'aux mots « Voilà la guerre ouverte... »)
Les Pyrrhoniens disent : « Nous n'avons aucune certitude de la vérité de ces
principes, hors la foi et la révélation... » De plus' « personne n'a d'assurance, hors
de la foi, s'il veille ou s'il dort... »
Les Pyrrhoniens font des discours « contre les impressions de la coutume, de
l'éducation, des mœurs, du pays... »
Réponse des dogmatistes : leur a unique fort... est, qu'en parlant de bonne foi
et sincèrement on ne peut douter, des principes naturels. »
Instance des Pyrrhoniens : « l'incertitude de notre origine... enferme celle de
notre nature... »« N'y ayant point de certitude, /lors la foi, si l'homme est créé
par un Dieu bon, par un démon méchant, ou à l'aventure, il est en doute si ces
principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains selon notre origine.»
« A quoi les dogmatistes sont encore à répondre depuis que le monde dure. »
N. B, 1° Les objections des Pyrrhoniens sont empruntées à Descartes et surtout
à Montaigne. Cf. Entretien avec M. de Saci, p. 154. « Et puisque nous ne savons,
dit Montaigne, que par la seule foi qu'un Etre tout bon nous les a donnés véri-
tables (les principes du vrai), en nous créant pour connaître la vérité, qui saura,
sans cette lumière, si, étant formés à l'aventure, ils ne sont pas incertains... »
2° Dans cet exposé, Pascal ne prend encore parti ni pour ni contre Pyrrhon,
et il faut éviter la faute de quelqu'uns qui portent à son actif les pensées des scep-
tiques. Il paraît plutôt les condamner eux et leurs disciples trop tiaïfs quand il
dit : « On le deviendra bien vite, et peut-être trop. »
2° Pascal intervient pour montrer la nécessité de choisir entre les deux partis.
(p. 530 depuis « Voilà la guerre ouverte... » jusqu'à « Que fera donc l'homme ? »
€ Car qui pensera demeurer neutre sera pyrrhonien par excellence... »
3° Il condamne les dogmatistes et les pyrrhoniens, mais plus encore ces derniers
(pp. 530-531 depuis « Que fera donc l'homme » jusqu'à « Connaissez donc
superbe... » et n° 282).
Il condamne les dogmatistes au nom de la raison raisonnante : « La raison
confond les dogmatiques ». Pourquoi ? — Parce que l'homme « si peu qu'on le
pousse, ne peut en montrer aucun titre (de la vérité) , et est forcé de lâcher prise. »
Il condamne les pyrrhoniens au nom de la nature : « La nature soutient la
raison impuissante, et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point. »
(Sur le sens des mots « raison » et « nature » cf. le début du chapitre).
Il s'élève au-dessus des deux partis au nom de la nature (sentiment, instinct
intellectuel, cœur) consciente de sa force. « Depuis que le monde dure » les
dogmatistes étaient impuissants à répondre à la difficulté des pyrrhoniens tou-
chant les premiers principes (cf. Montaigne, pp. 153-154, 528). Lui, Pascal va
les confondre en opposant un dogmatisme critique, motivé, à leur scepticisme
critique. Cf. n" 282. « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison,
mais encore par le cœur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les
premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement qui n'y a point de part,
essaye de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y tra-
vaillent inutilement. Nous savonsque nous ne rêvons point; quelque impuissance
où nous soyons de le prouver par la raison, cette impuissance ne conclut autre
80 LA PHILOSOPHIE
N'est-ce pas le fidéisme qu'enseignent la plupart des théo-
logiens catholiques ? Une de leurs thèses d'Apologétique est
celle ci : a La révélation est utile à l'homme, bien plus elle lui
que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos coii«
naissances, comme ils le prétendent. »
Est-ce au nom de la foi, à la suite de Montaigne que Pascal va justifier nos prin-
cipes de connaissance ? — Non, il va faire appel à une évidejice consciente de sa
lumière. « La connaissance des premiers principes comme qu'il y a espace, temps,
mouvement, nombres est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements
nous donnent... Plût à Dieu que nous connussions toutes choses par instinct et
par sentiment ! »
• Comme la cause qui les rend incapables de démonstration n'est pas leur
obscurité, mais au contraire leur extrême évidence, ce manque de preuve n'est pas
un défaut, mais plutôt une perfection. « (Cf. Esprit géométrique, p. 175).
4° Il abaisse la raison et le « cœur » devant la foi, sur la question de notre
origine, (pp. 531-533 depuis « Connaissez donc, superbe »... jusqu'à « Ces deux
propositions ». Cf. n°^ 432, 282).
Les dogmatistes relevés par Pascal devant les Pyrrhoniens, n'ont pas à s'enor-
gueillir. Pas plus que la raison, le cœur ne peut tout expliquer, aussi est-il impos-
sible de « subsister » dans le dogmatisme aussi bien que dans le Pyrrhonisme ;
dans celui-ci parce que la nature confond les sceptiques, dans celui-là parce que
la nature est incapable de résoudre le problème des « contrariétés ». Il faut, pour
cela, recourir à la révélation :« Le pyrrhonisme est le vrai. Car, après tout, les
hommes, avant Jésus-Christ, ne savaient où ils en étaient, ni s'ils étaient
grands ou petits... Quod ergo ignorantes quseritis, religio annuntiat vobis. » 432.
« Humiliez-vous, raison impuissante ; taisez-vous, nature imbécile : apprenez
que l'homme passe infiniment l'homme, et entendez de votre maître votre con-
dition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu, » p. 531. Lui nous révélera le
mystère du péché originel et, par suite, la raison de nos luttes intimes.
N'avons-nous pas ici une réponse à l'objection tirée du « démon méchant » ?
Pascal, en nous éclairant sur notre origine, ne veut-il pas nous rendre certains de
la vérité de nos principes naturels ? S'il en était ainsi l'auteur des a Pensées »
tournerait dans un cercle vicieux, il appuyerait la foi sur la raison, et la raisori
sur la foi, son système serait bien le fidéisme basé sur le scepticisme.
La vérité nous paraît pouvoir tenir dans les propositions suivantes :
a) Les facultés naturelles se suffisent à elles-mêmes, (dans les limites que nous
avons posées), en effet, elles ont l'évidence de leur propre valeur. Cf. n° 282.
b) Elles trouvent, par elles-mêmes, une base suffisante à la foi. Cf. Deuxième
partie, chapitre I, Moyens de connaître Dieu. B. La raison.
En eiïet la raison « porte à croire, p. 440, le raisonnement bien conduit porte
à croire, p. 86, on peut donner la foi « par raisonnement », une foi « humaine »,
n» 282 (fin).« Jr n'entends pas, (dit la sagesse), que vous soumettiez votre créance
à moi sans raison... j'entends vous faire voir clairement, par des preuves con-
vaincantes, des marques divines en moi... et qu'ensuite vous croyiez,» (Pp. 525-
526).
c) La foi confirme nos certitudes sur la valeur de nos facultés, et de nos premiers
principes.
Elle donne à la plupart des hommes la plupart des autres vérités nécessaires à la
vie morale.
N.-B. Dans l'Apologétique pascalienne, la preuve tirée du péché originel n'est j
pas, elle-même, un argument d'introduction, mais seulement de confirmation^ .
Cf. Deuxième partie, chapitre III. L'immanence relative, l""* preuve.
Une dernière objection. N'y a-t-il pas une trace de fidéisme dans les passages
suivants ? « Si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée
LA CONNAISSANCE NATURELLE 81
est, d'une certaine façon, nécessaire pour que tous les hommes
connaissent les vérités naturelles de Vordre moral rapidement,
en grand nombre avec certitude et sans de graves erreurs ^. »
C'est la doctrine même du Concile du Vatican. « Dans la condi-
tion présente de l'humanité, la connaissance accessible à tous,
ferme, certaine et pure d'erreur, de cela même qui dans les
choses divines n'est pas normalement inaccessible à la raison
humaine. — Cette connaissance doit être attribuée à la révé-
ni de la vérité, ni de la béatitude... » p. 532. Ainsi l'homme n'aurait, même pas
l'idée de la béatitude si le chef de l'humanité n'avait pas connu Dieu dans l'état
d'intégrité originelle. « Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuis-
sance, sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un véritable bonheur, dont il ne
lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide. » P. 519.
R. 1° Si le premier homme n'a connu l'idée de béatitude que par révélation,
ses descendants ne l'auraient reçue que par tradition.
Or il n'y a dans les « Pensées » aucune trace de traditionalisme.
2» L'objection est détruite par le contexte même, cette marque de bonheur
est « vide », p. 519. Donc il n'aurait pas une idée du bonheur.
30 Dans ces textes on pourrait plutôt voir de « l'innéifme ».
Ils sont à rapprocher de ces autres où il est question de « modèle » intérieur
de beauté, de « montre » intime (Cf. l""® partie, chapitre I. L'exemplarisme),
et ils sont à expliquer de la même manière, c'est-à-dire par des besoins innés
et des aptitudes à produire certains actes.
40 Ces textes et quelques autres peuvent s'entendre d'un reste d'élévation ou
de grâce, par lequel l'homme serait encore capable de connaître.
Il y aurait cependant cette différence entre la grâce et la révélation que celle-là
agirait comme « objectum quo », i. e. en tant que lumière subjective, et la révé-
lation comme « objectum quod » i. e. en tant que lumière objective, pouvant
servir d'argument.
La première ne serait pas cennue, la deuxième le serait.
En résumé.
1® On ne peut soutenir que Pascal est purement et simplement pyrrhonien.
Les textes allégués en faveur de cette thèse (pp. 528-529) peuvent fort bien
ne pas donner la pensée authentique de l'auteur.
Ceux qu'on peut lui attribuer avec certitude, sont combattus par d'autres.
Cf. no 282, p. 175, pp. 525-526.
2» Pascal n'est pas purement et simplement fidéiste.
Car la raison est capable de donner des preuves convaincantes de la religion,
p. 526 ; elle les donne en dehors de la foi, n» 248 ; elle peut toute seule, et même
sans la grâce, nous donner une foi humaine, n° 282 (fin).
30 Pascal n'a pas changé d'opinion et passé du dogmatisme au scepticisme et
de là au fidéisme.
Car tous ces textes contraires sont contemporains.
40 Par suite, nous proposons comme plus probable, parce que tenant mieux
compte des textes contraires, la thèse suivante : d'après Pascal : Tous les hommes
connaissent avec évidence, par leurs propres forces, les principes premiers.
La plupart des hommes sont incapables, sans la grâce (lumière subjective),
et sans la révélation (lumière objective) de posséder l'ensemble des vérités secon-
daires.
Dans ces limites seules, le pyrrhonisme est le vrai et le fidéisme aussi.
* Cf. P. CHRISTIAN PESCH, Prtelectiones dogmaticss, i. I, prop. xii.
LAHOROUE : LK BÉALIBME PB PASCAL. 6
82
LA PHILOSOPHIE
lation divine ^. » En termes théologiques et rigoureusement
exacts, n'est-ce pas dire à peu près ce que, dans des raccourcis
parfois vertigineux, affirmait Pascal. L'homme a « en lui la
capacité de connaître la vérité et d'être heureux ; mais il n'a
point de vérité ou constante, ou satisfaisante 2. »
CHAPITRE QUATRIÈME
La Société et la Politique.
Le bonheur est dans la possession du bien universel c'est-à-dire dans
Vunion à Dieu et à la société.
Depuis le péché originel nous sommes contraires à Vun et à Vautre.
Pouvons-nous encore trouver la paix dans une communauté humaine?
1. La grâce en faisant régner la charité permet de fonder Vétat idéal.
On y observe la hiérarchie des grandeurs et chacun règne dans son ordre :
les grandeurs intérieures : la sainteté et Vhabileté V emportent sur les autres,
sur la naissance^ la force, la richesse.
2. Quand Végoisme remplace la charité il faut, pour maintenir Vunion
des citoyens, appliquer le code de la force.
Les grandeurs extérieures seules comptent.
3. Dans quelle mesure faut-il appliquer ces deux codes ? Il n'y a pas
d'autre règle que la prudence.
La Société et la Politique.
Tout se tient dans le monde physique : chaque chose est
causée et causante, aidée et aidante, médiate et immédiate.
L'univers est un bloc rigide : le moindre mouvement importe
à toute la nature ; la mer entière change pour une pierre.
Dans cet univers, l'homme est au milieu^ entre l'infini de
grandeur et l'infini de petitesse.
Tout se tient dans le royaume des idées. Pour exphquer
l'une, il faut recourir à l'autre et de degré en degré l'esprit
se voit obhgé de remonter jusqu'à Dieu. Lui seul, l'Infini, peut
comprendre l'infini.
Au royaume des idées, l'esprit de l'homme occupe la même
^ Concile du Faiican, session II, ch. m ds Revelatione. — ^ 423. Cf.LALLEMANT,
Doctrine spirituelle, p. 187. o La raison qui est très faible ne suffît pas toute seule
pour nous conduire à notre fin. Quelques-uns la comparent aux feux follets qui
luisent la nuit un peu au-dessus de la terre et qui mènent les voyageurs droit aux
rivières et aux précipices ; car, après tout, la raison humaine, si elle n'est éclairée
par la foi, est bien basse et ne peut nous conduire qu'à notre perte. »
LA SOCIÉTÉ ET LA POLITIQUE 83
place que son corps dans le monde matériel. Il a quelque con-
naissance de l'apparence des choses, une médiocre science.
Tout se tient dans les actes humains. Chacune de nos actions
est en rapport, non seulement avec notre passé, notre présent
et notre avenir, mais avec toute l'humanité. Les hommes
forment un corps, chaque individu n'est qu'un membre, dont
le premier devoir sera de reconnaître sa place avec modestie,
et le deuxième de se tenir attaché aux autres par la charité ^
1
LE ROYAUME DE LA CHARITÉ
La constitution du corps social. — Quelle est la constitution
de ce corps ? Celle de tous les corps vivants : il a une âme et
des membres ; parmi les membres, les uns sont supérieurs et
les autres inférieurs .
Son âme. — Dieu est l'âme ^ du corps social. La partie spi-
rituelle est dans 1« corps, et elle n'est pas le corps. Elle est
principe de vie, de celle qui convient à chaque membre, en par-
ticulier, et par suite elle donnele repos dans le bonheur. Elle est
aussi principe de direction, parce qu'elle est supérieure aux
membres. L'âme sait mieux qu'eux-mêmes la nourriture con-
venable à chacun, elle les aime mieux qu'ils ne s'aiment eux-
mêmes 3.
Il est évident que le bonheur est hors de nous. Nous sommes
pleins de choses qui nous jettent dehors. Les passions nous
poussent à sortir, lors même que les objets ne s'offrent pas pour
les exciter. Les objets extérieurs nous tentent et nous appellent
quand même nous n'y pensons pas.
Laissons les stoïques dire : Rentrez au dedans de vous-même,
vous y trouverez le repos. Cela n'est pas vrai.
Il est également certain que cet objet extérieur capable de
nous satisfaire doit être infmi.Le gouffre infini de mon coeur ne
peut être rempli que par un être infmi et immuable. Sera-ce
l'ensemble des autres hommes ? Non, il me faut un être véri-
^ nos 505. 72, 474, 482. — ^ Parfois aussi, il est appelé le corps (cf. n^ 476),
par opposition aux membres, le corps c'est-à-dire le tout, celui qui infuse la vie
aux parties. Le sens est le même que celui d'âme. — * 482, 483, 484, 485, 464,
465, 277.
84 LA PHILOSOPHIE
tablement aimable et les hommes ne sont dignes que de haine.
Mais comment sortir de moi ? J'entends bien les philosophes
crier : Sortez en dehors et cherchez le bonheur dans le diver-
tissement !
Principe de bonheur. — Mais les maladies viennent et me
clouent sur mon lit. D'ailleurs, je me sens impuissant à aimer
autre chose que moi-même ; chaque chose ici-bas s'aime plus
que tout ^. Le principe du bonheur doit être en moi. Où donc ?
Dans l'âme. Elle est en moi comme la racine est dans l'arbre ;
l'aimer, c'est m'aimer.
L'âme n'est pas le corps ; l'une donne et l'autre reçoit.
Ainsi en est-il de Dieu par rapport aux hommes. Il n'est pas
l'homme, parce qu'il est nécessaire, infini, souverainement
aimable ; il est dans l'homme, parce qu'il est le principe de sa
vie. Comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il
faut aimer un être qui soit en nous et qui ne soit pas nous, et
cela est vrai d'un chacun de tous les hommes ; or, il n'y a que
l'Être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous ^
le bien universel est en nous, il est hors et dans nous. Aussi la
nature nous porte-t-elle d'un même mouvement à l'amour de
Dieu et au nôtre ; on aime l'Être universel naturellement et
soi-même naturellement ^.
Les membres supérieurs. — Tous les biens descendent de
Dieu, mais tous n'en viennent pas directement ; entre lui et
les extrémités du corps, il a disposé des membres supérieurs
dont l'ensemble compose la hiérarchie : elle est le canal qui
porte la vie de l'âme aux extrémités.
Dieu est le fondateur de la hiérarchie ; lui-même a donné
aux chefs puissance de bien et de peine pour récompenser
et pour châtier. Les sociétés reçoivent de leur Auteur le pou-
voir de partager les biens. La nature enfin traduit le plan de
Dieu par l'inégalité qu'elle met entre les hommes, donnant aux
uns la faculté de dominer et obligeant les autres à se soumettre *.
Les bases de la hiérarchie. — Quelles sont les bases de la
* 483. — * Pascal songe tout d'abord à l'idéal de la société : l'Église, corps
mystique du Christ. Mais, ses principes, mutatis mutandis, s'appliquent à toute
famille humaine. Lui-même indique qu'il faut commencer la morale — toute
morale — par l'allégorie des membres, no» 474, 482. — » 277. — * 314, 380, 306 ;
p. 234-235.
LA SOCIÉTÉ ET LA POLITIQUE 85
hiérarchie ? A quel signe distinguer le grand du petit, le supé-
rieur de l'inférieur ?
Puisque Dieu est la fin, et qu'il confère le pouvoir pour
mener à lui, la valeur sociale, la place dans la hiérarchie seront
en fonction de cette capacité d'unir à Dieu.
Les 3 ordres de grandeurs. — Il y a trois ordres de grandeurs.
Celui de la charité est le premier. Seul, en effet, il est capable
de nous unir à l'Être universel, parce que la charité vient de
Dieu directement ; elle est une participation de sa nature. Elle
est surnaturelle. Par elle, on entre dans la famille divine. Tout
devient un, le corps et l'âme, l'un est en l'autre, comme les
trois Personnes : Adhaerens Deo iiniis spiritus est ^
La charité. — Rien ne saurait l'égaler. Tous les corps ensemble
et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne
valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d'un
ordre infiniment plus élevé. De tous les corps et esprits, on ne
saurait t^rer un mouvement de vraie charité, cela est impos-
sible et d'un autre ordre, surnaturel.
Elle a son siège dans le cœur ; elle est réservée à Jésus-Christ
et aux saints. Son empire ne s'étend ni par l'admiration ni par
la crainte, mais par l'imitation de l'amour. Et comme cette
imitation est facilitée aux disciples des saints! Les exemples
des païens ne me donnent pas la force de les suivre ; ils me
restent extérieurs, ils ne m'enrichissent pas plus que le fait
de voir la fortune d'un étrang-er. Mais les martyrs sont de ma
famille, ils sont mes membres ; leur vie s'infiltre dans mes
veines, leurs richesses sont celles d'un père ou d'un mari. Les
païens m'indiquent ce qu'il faut faire, les martyrs me méritent
la force de l'accomnlir 2.
La vérité. — Au-dessous de l'ordre de la charité, se place
l'ordre des grandeurs spirituelles ; leur siège est l'intelligence,
et il est infiniment élevé au-dessus des trôaes des rois. Les
grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur
victoire, leur lustre, et n'ont nul besoin des grandeurs char-
nelles, où elles n'ont pas de rapport. De tous les corps on ne
saurait faire réussir une petite pensée : cela est impossible et
d'un autre ordre.
» 483, 793.— * 481.
86 LA PHILOSOPHIE
Ces grandeurs sont le lot des savants. Ils montrent Dieu,
mais ils ne sauraient unir à lui. C'est d'un autre ordre, sur-
naturel ^. Hélas ! au lieu de les faire monter jusqu'au ciel, les
philosophes arrêtent souvent leurs disciples au pied de leur
chaire. Ils croient que Dieu seul est digne d'être aimé et admiré,
et ils ont désiré d'être aimés et admirés des hommes. Quoi !
ils ont connu Dieu et ils n'ont pas désiré uniquement que les
hommes l'aimassent, mais que les hommes s'arrêtassent à
eux 2 !
Les richesses et la force. — Au bas bout de l'échelle des
valeurs sociales, se tiennent les grandeurs charnelles. Elles sont
le partage des rois, des capitaines, des riches. Qu'ils soient
modestes dans leur éclat : ces grands de chair n'éblouissent que
les yeux, et de toutes leurs richesses, on ne saurait faire jaillir
l'éclair de la moindre pensée. Cet ordre donc ignore Dieu. Il ne
règne que sur les sens.
Principes de l'activité. — Nous connaissons la constitution
du corps social. Venons aux principes de son activité. Elle n'a
qu'un but : conserver la vie, l'intensifier autant que possible et
par là nous procurer la plus grande somme de bonheur. L'homme
veut être heureux, et ne veut être qu'heureux et ne peut ne
vouloir pas l'être ^,
Le souverain bien : la paix. — Dans un corps organisé, le
bien de chaque membre suppose nécessairement l'union de
chacun avec tous, leuf entente et leur harmonie. Pas de bon-
heur en société, en dehors de la -paix. Celle-ci est le souverain
bien, et la guerre civile est le plus grand des maux *.
Nécessité de l'ordre. — Mais cette tranquillité entre des
membres inégaux, comment l'assurer en dehors de V ordre ? Si
chacun n'est pas à sa place, c'est-à-dire s'il n'est pas au rang
marqué par sa valeur sociale, par sa faculté plus ou moins
grande de mener au bonheur par l'union à Dieu, jamais il
n'y aura équihbre entre les parties du corps! Les grands de
chair faits pour nourrir le corps, s'ils veulent tyranniser les
esprits et le cœur, troubleront l'ordre au lieu de l'affermir.
Chacun à sa place ! Tout peut nous être mortel, même les
1 793. — 2 463. — » 169. — « 299, 320.
LA SOCIÉTÉ ET LA POLITIQUE 87
choses faites pour nous servir ; comme dans la nature les
murailles peuvent nous tuer et les degrés nous tuer, si nous
n'allons avec justesse ^.
La V^ place à Dieu et aux saints. — Au roi de charité, à Dieu,
la première place. Tendre à Dieu, se laisser gouverner par lui
seul, c'est l'ordre ^, Aux rois de charité, aux saints, et à ceux
qui leur ressemblent, les gens honnêtes, justes, dévoués, la
première place encore puisqu'ils régnent avec Dieu : dii estis ^.
La 2^ aux savants et aux habiles, la 3^ aux capitaines. — La
deuxième est réservée aux savants, aux habiles, à tous ceux
qui ont quelque compétence pour diriger ; et la troisième
revient aux grands de la chair, rois, capitaines et riches.
Chaque catégorie de chefs a ses droits. Les rois de charité
ont droit à l'amour. Les princes de la science ont droit à la
créance. Les grands de chair ont droit à la crainte.
C'est être tyran que vouloir régner en dehors de son ordre
et pour être à la fois aimé par charité, cru d'autorité et redouté
par sa force, il faudrait posséder les trois ordres de grandeurs
simultanément.
Nécessité de la charité pour maintenir l'ordre. — De même
que la paix ne saurait se réahser sans l'ordre, de même l'ordre,
pour exister, a besoin de la charité. L'ordre est l'expression de
la charité et de la justice.
Ce que nous aimons c'est le bien ; ce que nous devons aimer
le plus, c'est le souverain bien, et après lui, tout ce qui y mène
directement.
Charité envers Dieu. — Le plus grand amour sera donc
réservé à Dieu. Il est la fm dernière, la seule capable de nous
contenter, parce qu'elle est seule infiniment aimable, sans
Hmites de temps ou d'espace. Il est le seul vrai bien, faute de
quoi l'homme sera toujours agité. Et parce qu'il se donne libé-
ralement et qu'il nous communique sa propre nature, nous
l'appelons roi de charité.
L'aimer, c'est ou le chercher, ou lui plaire quand on Fa
trouvé. Lui plaire consiste à se laisser gouverner par lui, à lui
obéir en tout, car il doit régner en tout.
^ 505. — 2471, 476. — 3434.
88 LA PHILOSOPHIE
Envers le prochain. — La charité envers Dieu est le premier
commandement de la république chrétienne, et le second est
semblable au premier : il faut aimer le prochain et tendre au
bien général. L'ordre encore exige cet amour du corps entier ;
il est, en efîet, dans l'ordre que le tout soit préféré à la partie, le
corps aux membres.
La charité envers le prochain empêchera chacun de nous
de se faire le centre du corps vers qui tous doivent converger.
Je mourrai, et le cœur de l'homme ne saurait être satisfait
que par un bien immortel. Comme je serais coupable de faire
croire une fausseté, quoique je la persuadasse doucement et
qu'on la crût avec plaisir, de même je suis coupable de me
faire aimer et si j'attire les gens à s'attacher à moi.
Ce désir de s'attacher les hommes peut revêtir deux formes,
et chacune d'elles est injuste et haïssable. La première, plus
odieuse et plus incommode, tend à s'asservir les autres : le
moi devient l'ennemi et le tyran de son prochain. La deuxième
n'est pas incommode ; elle couvre ce qu'il peut y avoir de
désagréable au fond des cœurs, mais elle n'en est pas moins
injuste, car elle fait du moi le centre de l'estime et de l'affec-
tion des autres.
Haine « au moi». — L'homme plein de charité haïra toujours
un « moi » qu'il sait toujours prêt à la tyrannie ou à l'injus-
tice.
Certes, il s'aimera aussi, puisque chaque chose ici-bas s'aime
plus que tout, mais il s'aimera comme un membre du corps,
c'est-à-dire en aimant tout d'abord le corps, de qui, en qui et
pour qui, il tient son être et son bonheur, et ensuite en aimant
sa modeste place dans l'ensemble du corps ^.
En particulier, la charité rappellera aux chefs que la juridic-
tion leur a été donnée non pas dans leur intérêt exclusif, mais
pour le bien des subordonnés. S'il n'est permis à aucun des
membres de retenir pour soi la nourriture destinée aux membres
voisins, à plus forte raison cela est-il interdit aux membres
supérieurs ^. Si nul ne doit s'asservir les autres, ni même les
arrêter à soi, si tous doivent tendre à Dieu et y mener leur
prochain, cela concerne plus spécialement les autorités consti-
tuées : Pasce oves meas, non tuas ^.
Ainsi tout le code de la République chrétienne se tient en
» 483. — * 482, 879. — « 879.
LA SOCIÉTÉ ET LA POLITIQUE 89
deux lois : l'amour de Dieu et du prochain. Cet amour est
Texpression de l'ordre et l'auteur de la paix.
II
LE ROYAUME DE LA FORCE
Nous avons vu l'idéal de l'État : il doit être chrétien. L'union
de ses membres est fondée sur la communauté du but, Dieu,
et la communauté des affections.
G est un idéal ! C'est le pôle supérieur autour duquel gra-
vite l'activité humaine. Il y a aussi le pôle inférieur, le bas
bout ; hélas ! c'est le plus habité. Il attire les sociétés péche-
resses.
L'homme séparé de Dieu. — L'homme ne veut plus être un
membre, mais un tout. Au lieu de dépendre du corps et de lui
apporter son sang comme à sa fm, il veut être corps lui-même,
indépendant de tout ce qui est au-dessus de lui et maître de
tout ce qui, dans sa pensée au moins, se trouve au-dessous.
Par une conséquence inéluctable, le membre, amputé du tronc,
dépérit et meurt. Plus de vie supérieure. La source de la
justice est en Dieu, et il s'est séparé de Dieu.
Ne vit que pour soi. — Voyons les détails de la ruine. Le
point de départ est dans le cœur et la volonté. Le pécheur s'es-
time supérieur aux autres et il s'aime en conséquence. Qu'est
la vie du monde au prix de la sienne ? Pourvu qu'il vive, il
verra avec indifférence la ruine de l'univers. Le bien général
est au delà de son horizon égoïste. Dans sa pensée et dans son
affection, il est un tout, il est supérieur aux autres. Dès lors,
il trouve tout naturel de s'asservir le prochain jusqu'à le
tyranniser ^.
Voilà donc ce tout imaginaire séparé du tout véritable ; le
membre est en dehors de l'influx vital qui descend de Dieu.
Il va s'égarer, dépérir et mourir 2.
Il a la haine de Dieu et de l'autorité. — La première consé-
quence de cette amputation volontaire est l'extinction de la
charité. La sagesse et l'amour du bien général ; la vie supé-
rieure en un mot sombre tout d'abord.
MOO, 456, 457, 463. — ' 483.
90 LA PHILOSOPHIE
Cette ruine s'exprime par la haine de Dieu, de toute auto-
rité émanant delui et qui tend à nous faire sentir notre dépen-
dance et notre petitesse. On a voulu être grand et voici que la
loi de la confession, si douce pourtant et si juste, nous oblige
à songer à notre misère et à la révéler à un autre. Plutôt que
d'obéir à Dieu, une grande partie de l'Europe se révoltera et
se séparera de l'Église ^.
Il est impuissant à faire le bien. — Eloignés du principe de
toute vie morale, nous devenons impuissants à réaliser le peu
d'idéal qui nous reste. Sans lui, on ne peut rien faire, et s'il ne
bénit les quelques semences de vérités restées au fond de l'âme,
jamais elles n'auront d'accroissement 2.
De cette incapacité à aimer Dieu, les philosophes païens
donnent le triste exemple. Ils ont bien reconnu en lui, le seul
être aimable, et, victimes de la concupiscence de leur esprit,
qui, dans l'étude, visait à la curiosité plus qu'à l'amour, ils ont
arrêté à leur personne dans le cœur des disciples les hommages
dus au souverain Bien ^.
A le connaître. — La première conséquence est donc un
rétrécissement du cœur, et la deuxième sera un obscurcisse-
ment de l'intelligence. Parce qu'il n'aimera plus ni Dieu, ni la
justice, ni le bien, il en viendra à ne plus pouvoir les connaître.
Gomme guide, il ne prendra plus la raison, mais les sens. Par la
corruption du péché, l'homme est devenu semblable aux bêtes^.
Toute la dignité, toute la grandeurde l'homme consiste dans
la pensée, et le principe de la morale consiste à bien penser ^,
La pensée est la lampe qui dirige nos pas, et quand la lampe
est fumeuse, on ne saurait marcher droit. Travaillons donc à
bien penser.
Or, voici que la lampe s'éteint. Les hommes manifestent
une prédilection inquiétante pour les opinions relâchées ^. Ce
ne sont plus seulement les mœurs qui sont corrompues, mais,
fait plus grave, les lois. Le modèle est gâté' et par lui tout le
reste le sera.
Il ignore la vraie justice. — CeUe corruption de la raison est
manifestée par tant de différentes et extravagantes mœurs ^.
Dieu est le même partout, l'homme est le même partout et
» 100. — 2 p. 104, p. 460.— 3 463. — " 434.— ^ 347. — « 915. — ' 894. — » 440.
LA. SOCIÉTÉ ET LA POLITIQUE 9t
toujours. La justice devrait donc être constante et universelle.
Or, que voyons-nous ? On est encore à chercher l'essence de la
justice. L'un la met dans l'autorité du législateur, l'autre dans
la commodité du souverain, l'autre dans la coutume présente ^
La justice change avec le temps. Après quelques années de
possession, les lois fondamentales deviennent désuètes. Le
droit a ses époques, l'entrée de Saturne au Lion nous marque
l'origine d'un tel crime.
La justice change avec les pays. Trois degrés d'élévation
du pôle renversent toute la jurisprudence. Ëtes-vous né de
ce côté-ci de la montagne ? Apprenez que les aînés possèdent
tout. C'est la justice. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au
delà.
Sans doute, il y a des lois naturelles! Mais cette belle raison
a tout corrompu. Le larcin, l'inceste, le meurtre des enfants
et des parents, tout a eu sa place entre les actions vertueuses ^
Tel est notre état véritable : impuissance à connaître le
vrai bien : le peuple le met dans les richesses, le plaisir ou le
divertissement, et les philosophes là oii ils pensent ^. Impuis-
sance à réaliser ce reste d'idéal. Les hommes sont faibles et
fous ; ils se haïssent et ne se recherchent que pour s'asservir
les uns aux autres.
Autant Pascal aurait volontiers sacrifié sa vie entière à l'édu-
cation chrétienne d'un prince *, autant il éprouve de dégoût à
parler de pohtique peur les pécheurs. Platon et Aristote se sont
occupés de politique et de lois, mais ils l'ont fait pour se diver-
tir et comme pour régler un hôpital de fous au moins mal qu'il
se pourrait ^
Ces hommes cherchent le bonheur dans le divertissement. —
D'après quels principes faudra-t-il régler cet hôpital ?
La société, désagrégée par l'égoïsme, est un corps malade.
Mais elle reste tout de même un corps, où chacun a besoin
de tous et doit en même temps concourir au bien général.
Plus que jamais l'homme sent le besoin de l'homme. Dieu n'est
plus invoqué ; les relations de l'âme aux membres ont été
coupées, le souverain Bien n'influe plus la vie, mais notre faim
de bonheur n'a pas été apaisée pour autant. Voilàl'homme plus
inquiet que jamais. Le remède à cette inquiétude, il le deman-
dera au divertissement. Pour ne pas sentir son néant, son aban-
» 294. — 2 294. — » 462. — * p. 232. — ^ 331.
92 LA PHILOSOPHIE
don, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance et son
vide, il fera appel aux autres hommes ^. La joie suprême du roi
sera d'être environné de gens uniquement occupés à divertir
le roi et à l'empêcher de penser à lui 2.
L'égoïsme tend à dénouer les liens sociaux, puisque chacun
songe à soi exclusivement, et en même temps il cherche à les
resserrer par la tyrannie, parce que chacun éprouve le besoin
de s'asservir les autres.
Instabilité de la paix. — Dans une société composée de
tyrans, la paix sera forcément précaire. Au fond, en efîet, les
hommes se haïssent. Si chacun savait ce que son meilleur ami
pense et dit de lui, il n'y aurait pas quatre amis dans le monde.
Cela paraît par les querelles que causent les rapports indiscrets ^.
La paix entre les hommes sera donc instable : elle n'est plus
assise sur le roc ferme de la charité, mais elle flotte à la dérive
sur les fleuves de la concupiscence. Les fleuves de Babylone
coulent, et dans leurs eaux de feu les hommes roulent entraînés
et brûlés *.
Il faut la raffermir quand même, cette paix quelconque, car
enfin la paix est le plus grand des biens et la guerre civile est
le plus grand des maux. Elle sera, comme dans toute société,
l'œuvre principale de la hiérarchie.
Base de la hiérarchie : les valeurs extérieures. — Au royaume
des fous ^, il est intéressant de rechercher quelles seront les
bases de la hiérarchie. Puisque les valeurs intérieures de sain-
teté et de science sont ignorées ou méconnues, il faudra recou-
rir aux valeurs extérieures. La richesse, la force, la pluralité des
sufîrages seront les valeurs sociales par excellence, chargées
d'assurer la paix et d'assouvir la faim d'un peuple qui ne
demande plus que le pain et le divertissement, Panem et cir-
censes ! Que nous sommes loin de la charité et de la sagesse !
Surtout la force sera une sohde base de l'ordre. De là vient
que les rois, maîtres des armées, ne suivent pas la pluralité de
leurs ministres ^.
Oui, il est injuste de confier le gouvernement à ceux qui
1 131. — * 139. — » 101. — * 458-459. — ^ La folie et la vanité consistent dans
l'estime des choses qui ne sont pasessentielles comme le sont la vertu et la science.
Le fou recherche la possession de biens qui ne peuvent pas le rendre heureux.
No« 139, 328. — «299.
LA SOCIÉTÉ ET LA POLITIQUE 93
n'ont que les avantages extérieurs de la richesse, de la force,
ou môme de la naissance. Sans doute, l'équité exigerait de
confier le soin de l'État aux plus vertueux et aux plus habiles.
Mais le moyen de les découvrir ? N'oublions pas que les
hommes, au royaume de la concupiscence, sont guidés par
les sens. Les qualités visibles, tangibles sont seules à les frapper,
seules elles nuiront à cette communauté de vues, indispensable
à la paix. La justice est sujette à dispute, la force est très
reconnaissable et sans dispute ^. Que l'on a donc bien fait de
distinguer les hommes par l'extérieur plutôt que par les qua-
lités intérieures ! Qui passera de nous deux, qui cédera la place
à l'autre ? — Le moins habile ? Mais, je suis aussi habile que
lui ! — Il faudra se battre sur cela.
La richesse. — Il a quatre valets, je n'en ai qu'un. Cela est
visible, il n'y a qu'à compter. C'est à moi à céder et je suis un
sot si je conteste ^
La naissance. — Qui va-t-on choisir pour gouverner l'État ?
Le plus vertueux et le plus habile, sans doute ; on ne choisit
pas, en effet, le voyageur qui est de meilleure maison pour gou-
verner un vaisseau. Oui, mais chacun prétend être ce plus ver-
tueux et ce plus habile. Nous choisirons donc, pour diriger
l'État, le premier fils d'une reine. Voilà une qualité incon-
testable, cela est net, et il n'y a point de dispute ^. Le plus
grand des maux, la guerre civile, est écarté par ce moyen.
Elle est certaine, si on veut récompenser les mérites. Le mal
à craindre d'un sot qui succède par droit de naissance n'est ni
si grand ni si sûr *.
Ces grandeurs, fondement de la hiérarchie, ne sont pas des
grandeurs naturelles, mais des grandeurs d'établissement.
Les grandeurs naturelles sont indépendantes de la fantaisie
des hommes, elles consistent dans des quahtés réelles, effec-
tives, de l'âme ou du corps, qui rendent l'une ou l'autre esti-
mable. Telles sont la science, la vertu, la force ^. Les dignités,
la noblesse, les charges dues à l'élection ou à la naissance, sont
de ce genre, et si la force y est, elle n'appartient plus effecti-
vement au corps du roi ou du capitaine, mais aux valets qu'ils
* 298. — » 319. — » 320. — * 313. Pascal, n'aurait pas manqué, s'il avait été
notre contemporain, d'illustrer cette maxime de l'exemple actuel de la Russie,
à propos de laquelle M. Clemenceau disait : « Cela prouve qu'il vaut mieux
avoir un mauvais gouvernement que de ne pas en avoir du tout. » — 'p. 236.
94 LA PHILOSOPHIE
se sont asservis. La volonté des hommes a établi ces grandeurs.
Un jour, le parti le plus puissant a opprimé le plus faible.
Devenu le maître, il a résolu de terminer la guerre et il a décidé
que le pouvoir succéderait selon telle ou telle méthode. Chez
les uns par l'élection, chez les autres par le simple droit de
naissance ^.
Légitimité de l'ordre social basé sur la force. — Bien pauvres
sont les valeurs sociales ! On ne demande presque rien à l'âme ;
on demande presque tout aux sens, à la fantaisie des hommes.
Pascal n'hésite cependant pas à soutenir la légitimité d'un
ordre pareil. Il s'appuie sur deux principes : la paix est le sou-
verain bien ; — la justice et la force doivent toujours être
ensemble pour assurer la concorde. Tous sont d'accord sur la
nécessité de la paix. Pascal explique comme suit la manière
d'unir la justice et la force. La justice sans la force est impuis-
sante, car il y aura toujours des méchants ; la force sans la
justice est tyrannique et accusée. Il faut donc mettre les deux
ensemble : fortifier la justice ou justifier la force. Or, il est plus
facile de justifier la force que de fortifier la justice ^. La jus-
tice est sujette à dispute. Nos sens, qui sont à peu près nos
seuls maîtres, ne voient ni la science ni la vertu, la force est
très reconnaissable et sans dispute.
Si on l'avait pu on aurait fortifié la justice, mais ne le
pouvant, on a justifié la force et on a déclaré qu'il était juste
d'obéir au bras qui assurait la paix. Ainsi la force et la justice
sont ensemble et la paix règne, ce qui est le souverain bien.
Quand le fort armé possède son bien, ce qu'il possède est en
paix. De là vient le droit de l'épée : summum jus, summa inju-
ria. L'extrême injustice, la force, les qualités inférieures sont
devenues la justice; de là vient l'injustice de la Fronde qui a
élevé sa prétendue justice contre la force. Tant pis pour les
moins habiles qui sont d'un avis contraire et rêvent de la
justice idéale ^. Les habiles subissent l'ordre établi sans pro-
tester, parce qu'ils connaissent les avantages de l'ordre établi ^
* 304. — ^ Dans la langue de Pascal, «justice » signifie préférence donnée, en
droit et en fait, aux qualités intérieures de vertu et de science sur les qualités
extérieures de force, de richesse. — ^ 299, 300, 878. — * 337. De ces principes, on
pourrait facilennent tirer cette conclusion : la fin justifie les moyens. Tout est
permis à l'État, pourvu qu'il maintienne la paix. Pascal ne va point jusque-là
et, des exemples qu'il donne, on peut seulement inférer ceci : on peut se servir
de moyens indifférents, moins bons que d'autres (injustes, au sens pascalien du
>mot), quand ils sont seuls capables d'assurer la paix.
LA SOCIÉTÉ ET LA POLITIQUE 95
Née de la force, basée sur les qualités extérieures, l'auto-
rité veillera au maintien de la justice apparente par la force.
Tel est son programme.
La coutume et la force remplacent la justice. — Paix par la
justice, oui ; mais par la grimace de la justice la vraie reste
pratiquement inconnue. Cette grimace, c'est la coutume. La
vraie justice est constante, universelle, elle fait passer la vertu
avant la science et la science avant la force. La coutume l'imite
d'aussi près qu'elle peut, en gardant du moins une certaine
universalité et une certaine constance. Par là, elle ôte la diver-
sité des opinions, racine de toutes les discordes. Si l'on veut
avoir la paix, la suivre est le plus sûr, et l'art de bouleverser
les États est d'ébranler les coutumes établies ^, en sondant jus-
qu'à leur source pour marquer leur défaut d'autorité ou de
justice.
La force fait respecter la coutume. — Le soin de faire obser-
ver la coutume est commis à la force. C'est elle qui en tout aura
le dernier mot. Elle n'est pas la seule source de nos actions ;
il y en a deux : la force et la concupiscence. La force fait les
involontaires, la concupiscence fait les volontaires 2. Mais le
plaisir est trop instable, trop égoïste pour servir de base ferme
à l'ordre social. La force, au contraire, peut s'imposer à tous
et assurer la paix. Elle est capable de régner sur l'imagination,
la raison et la volonté, tant à son profit qu'au profit des autres.
S'impose à l'imagination. — Les cordes qui attachent le
respect des sujets à l'égard des chefs sont des cordes de néces-
sité et d'imagination ; de nécessité, parce que le parti victo-
rieux a décidé de déléguer l'autorité à telle famille, a tel parti,
à tel individu en particulier ; d'imagination, parce que la cou-
tume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours,
d'officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le
respect et la terreur fait croire qu'ils sont effectivement, et en
eux-mêmes, supérieurs aux autres. Il faudrait une raison bien
épurée pour regarder comme un autre homme le Grand Sei-
gneur, environné dans son sérail de quarante mille janis-
saires. Quand il sera seul, l'imagination ne séparera pas sa per-
sonne d'avec sa suite, elle continuera à incliner la machine vers
1 294. — » 344.
96 LA PHILOSOPHIE
le respect, et la raison, ne sachant expliquer l'origine de ce sen-
timent, dira : le caractère de la divinité est empreint sur son
visage \
A la raison. — La force s'impose à la raison elle-même. A
celle du peuple d'abord. Il faut laisser le peuple dans l'igno-
rance de la justice. Naturellement et comme d'instinct, il croit
à la justice des lois, parce qu'elles sont établies. Il faut le
laisser dans cette illusion, c'est le plus sûr moyen d'assurer la
paix. Lui montrer à nu le fragile fondement de la justice
humaine, l'autorité d'une majorité ignorante ou la coutume
locale, c'est ouvrir la porte à la dispute. On le trompe, soit. Mais
le plus sage des hommes, Platon, ne conseillait-il pas de piper
les hommes pour leur bien ^ ?
La force devra, au besoin sévir contre les demi-savants. Ce
sont les grands perturbateurs de l'État. Parce qu'ils savent
quelque chose, ils croient tout savoir. Ils n'ont pas encore la
modestie des habiles, qui, ayant fait le tour des connaissances
humaines, s'aperçoivent de leur ignorance. Eux, font les
entendus, et, forts de leur suffisance, ils troublent le monde
en jugeant mal de tout 3.
A la concupiscence. — La force, enfin, sait régner sur la con-
cupiscence. C'est une chose merveilleuse qu'en flattant la pas-
sion de quelqu'un, on est sûr de lui plaire, même s'il reconnaît
qu'il a tort de la suivre *. La concupiscence devient ainsi le
fondement de la politique; on a tiré d'elle d'admirables règles
de police, de morale et de justice. Au nom de l'intérêt égoïste
embusqué derrière de grands mots, on singe la charité. Plai-
gnons les malheureux, dit-on, l'amitié l'exige. Au fond, le moi
est bien aise de s'attirer la réputation de tendresse sans rien
donner. Le vilain fond de l'homme, figmentum malum, n'est
pas ôté ; il est couvert seulement ^. Pour dominer le peuple^
flattez donc sa concupiscence, donnez avec libéralité, contentez
ses justes désirs, mettez votre plaisir à être bienfaisant et vous
agirez en vrai roi de concupiscence ^
» 304, 308, 82. — « 294, 326. — ' 307. — * 106. — » 451-454. — « 238.
LA SOCItTK KT L\ POLITIQUE ^Z
III
CONCLUSION
Pascal nous a donné deux systèmes de gouvernement. Dai s
l'un, nous voyons la vraie justice sans nulle violence ; dars
l'autre, l'épée affirme tenir le droit. Dans l'un, les grands
régnent par la charité ; dans l'autre, par la force. Dans l'un,
il est dit : la grande persécution est le silence, il faut toujours
crier : justice ! les saints ne se sont jamais tus ^. Dans l'autre,
il est dit : pour le bien du peuple, il faut le piper. Pour prépa-
rer des chefs au premier royaume, Pascal sacrifierait volon-
tiers toute sa vie ; mais pour régler le royaume des fous, quel-
ques maximes écrites comme en se jouant suffisent ^
Où est la vraie pensée de Pascal ? Son idée de derrière la
tête tient-elle dans le premier système ou dans le second ?
Le système politique de Pascal. — Quelquefois dans le pre-
mier, quelquefois dans le second, le plus souvent, dans les deux.
C'est que la nature de Fhomme est dans le changement ^. Il ne
reste jamais au même point: tantôt il monte, tantôt il descend.
II a les passions et il a la raison, et ces deux sont toujours en
guerre. La raison accuseJa bassesse et l'injustice des passions,
et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui veulent
y renoncer ^
Pour rester dans le vrai, il faut tenir compte de ers deux
tendances. L'erreur en politique, comme partout ailleurs, cor-
siste moins à suivre une fausseté qu'à ne pas suivre une autre
vérité. Il n'est pas faux que l'homme soit grand, mais il est
faux qu'il soit seulement grand. Il n'est pas faux que l'homme
soit faible, mais il est faux qu'il soit seulement faible. Il n'est
ni ange, ni bête, mais homme.
Pas d'à priori, pas d'exclusivisme. Ne partons pas d'un sys-
tème tout fait pour l'apphquer coûte que coûte. A ce jeu, tout
se briserait, sans aucun avantage pour la paix. 11 faut partir
de l'homme et considérer son état avant de régler sa vie ^.
Tient à la fois du code de la charité et de celui de la force. —
Quand, sous l'influence de la grâce ou de l'instinct, l'homme
1 920. — - 331. -- 3 37.5. — " 411-'rl3. — ^ 66.
LHOa-^UE : Lr. rtatise ie pascal. 7
98 lA PHILOSOPHIE
cherche à monter, il importe de facihter son ascension en lui
appliquant le code de la charité. Quand le fond mauvais, fig-
mentum malum, l'entraîne au bas bout, il faut le retenir et
lui appliquer la discipline de la force. Ordinairement les deux
codes à la fois entreront en vigueur, dans une mesure dictée
par les circonstances. Toutefois, le code des fous régnera dans
une proportion plus importante. La puissance des rois est
fondée sur la raison, parce que la hiérarchie est nécessaire ; elle
repose aussi sur la folie, c'est-à-dire sur les distinctions exté-
rieures, le droit de la naissance, la force.
Elle s'appuie sur la fohe beaucoup plus que sur la raison,
et ce fondement est admirablement sûr, car rien n'est plus
sûr que la faiblesse du peuple. Ce qui est fondé sur la saine
raison est bien mal fondé, comme l'estime de la sagesse ^.
IV
REALISME ET POSITIVISME
Point de départ commun. — Quand on passe du système
politique de Pascal à la sociologie d'Auguste Comte on est
frappé par les analogies autant que par les différences. Le
royaume de la charité offre beaucoup de ressemblances avec
l'organisation de la société, selon le Catéchisme positiviste.
Cela s'explique, non seulement par les emprunts faits au catho-
licisme par les deux philosophes, mais aussi par la similitude
de leurs méthodes; l'un et l'autre ont une égale aversion pour les
entités métaphysiques. Ils partent du réel pour aboutir au
réel utile. Réalité et utilité sont les deux caractères essentiels
de l'esprit positif, dit Comte, l'Univers doit être étudié non
pour lui-même mais pour l'humanité! — Le point de départ
commun est l'étude de l'homme et de ses besoins.
Mêmes idées sur l'homme. — Pascal et Comte, chacun en sa
langue, nous donnent le même portrait de l'homme. L'indi-
vidu n'existe pas, c'est une pure abstraction ; la réalité c'est
l'homme social, le membre. Nous dépendons de la société par
le passé ; elle nous a donné notre corps, et plus que cela dit
Pascal, nos habitudes sont un don des aïeux. « Qu'est-ce que
»330.
LA SOCIÉTÉ ET LA POLITIQUE 99
nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? Et dans
les enfants, ceux qu'ils ont reçus de la coutume de leurs pères,
oomme la chasse dans les animaux ? ^. » Aussi devons-nous
nous tourner vers eux pour mieux apprendre à vivre. Le culte
du passé fait « que les vivants sont de plus en plus gouvernés
par les morts » pour leur plus grand bien, écrit Comte, et
Pascal : « ... Une des plus solides et plus utiles charités
envers les morts est de faire les choses qu'ils nous ordon-
neraient s'ils étaient encore au monde... et de nous mettre
pour eux en l'état auquel ils nous souhaitent à présent ^.»
Sur ses principes d'actions. — Plus que du passé, nous
dépendons du présent ; le moi ou la charité chez Pascal,
l'altruisme ou l'égoïsme chez Comte sont les principes de nos
actions^f^ous sommes, pour les deux, dominés par le sentiment,
le besoin, le bonheur; nous le cherchons partout, même dans
les recherches qui semblent les plus désintéressés, mais surtout
parmi nos semblables.A^a sagesse consiste à y céder et à lui
fournir un aliment utile, vraiment capable de le satisfaire.
Pascal proscrit la concupiscence des yeux et se détourne du
Dieu des savants; tout ce qui ne tend pas à l'unique nécessaire
qui est la charité, lui paraît abominable. Au nom de l'utili-
tarisme, Comte condamne avec la même rigueur la recherche
scientifique désintéressée, qui au lieu de travailler pour des
fins humaines se perd dans des spécialisations anarchiques.
« Sa philosophie, a-t-on dit spirituellement, est semée de
tabous. Ne défend-il pas l'étude chimique des corps célestes,
n'a-t-il pas vu d'abord avec méfiance l'emploi du microscope
en biologie, la théorie cellulaire, de même que les spéculations
de Fresnel sur la lumière ^ »
Sur l'importance de la morale. — L'important est le dévelop-
pement de l'humanité et de l'homme intérieur. L'humanité,
visée par Comte n'est pas l'ensemble des hommes, mais ce qui
distingue chacun de nous de l'animalité, c'est-à-dire, la raison
et le cœur. Les faire grandir c'est par le fait même travailler
pour le prochainA^'homme intérieur de Pascal est celui que la
charité unit à l'être universel ; celui qui se soumet à ce chef,
travaille en même temps pour tous le corps, puisque le chef
dirige les membres pour le bien de tous./
^92. — 2 p^ 105. — ' Cf. PÉGAUT. Catéchisme positiviste. Introduction, p. XIV.
\jnwersltas ^
BIBLIOTHîCA )
100 LA PIÏILOSOPIITE
Et de la religion. — Développer l'altruisme ou la cha ité,
lui assurer la victoire sur l'égoïsme, est le but de la religion
positiviste et de la religion catholique. Toutes les deux veulent
l'union des cœurs. « La sociologie fit comprendre à Comte que
les religions théologiques avaient rempli une fonction... grave,
celle de réaliser l'unité des cœurs en entretenant et dévelop-
pant des sentiments qui sont la condition éternelle de l'huma-
nité. Il reconnut à leurs cultes une utihté peut-être égale,
peut-être même supérieure à celle denossciences. 11 vaut autant
prier théologiquement que raisonner scientifiquement sans
prière intérieure ^. »
Aussi le sommet de la hiérarchie sociale est-il occupé dans
les deux systèmes par les représentants de la religion. Chez
Pascal : saints, habiles, puissants, tel est l'ordre ; chez Comte :
prêtres de l'humanité, patriciens, prolétaires. Ceux-ci sont
dépendant des patriciens pour la direction des affaires ; et tous
sont soumis aux prêtres, à qui appartient l'éducation.
Différences. — Malgré ces analogies on ne saurait assimiler
le Positivisme de Comte au Réalisme de Pascal. Celui-ci va
plus loin que celui-là dans l'étude de la nature humaine.
L'homme, selon Comte, sans être tout bonté et tout raison, a
cependant assez de forces pour pratiquer la morale sans le
secours du ciel.
Optimisme de Comte. — De cet optimisme fondamental,
découle une autre erreur. Pour se perfectionner l'homme n'a
besoin que de la société; la rehgion de l'humanité suffit à satis-
faire nos aspirations les plus profondes. Par suite, la foi posi-
tive « écarte, comme radicalement inaccessible et profonde
ment oiseuse, toute recherche sur les causes proprement dites
premières ou finales des événements quelconques. Dans ces
conceptions théoriques, elle explique toujours comment et
jamais pourquoi - ».
Pessimisme de Pascal. — Pascal a pénétré plus avant dans
le réel ; il a vu le cœur aspirer à l'infini et incapable d'y par-
venir /ni les individus isolés, ni la multitude ne peuvent nous
rendre heureux. Il faut chercher plus haut que l'humanité
un terme à nos efforts et un remède à nos faiblesses/Autant le
,7* Ibid., p. XXI. — - PÉCAUT. Catéchisme positiviste, p. 52.
à
CONCLUSION. — LE RÉALISME EN PHILOSOPHIE 101
positivisme exclut les causes finales autant le réalisme les
recherche ; l'amour des hommes suffit à notre bonheur, dit
Comte, on ne saurait les aimer sans aimer Dieu.
De là vient que l'un réprouve la force et que l'autre y fait
appel. — Le pessimisme de l'un et l'optimisme de l'autre
imposent tout d'abord à chacun une politique différente.
Telles sont les variations du cœur humain, qu'un système
unique ne suffit pas à le régler ; la charité doit céder le
sciptre à la force, lorsque la convoitise menace de dissocier
les membres de la cité. Comte, au contraire, réprouve tout
appel au « bras séculier ». L'esprit doit gouverner et par les
moyens exclusivement spirituels... Jamais per senne n'a cru
aussi opiniâtrement, aussi naïvement, à la toute puissance de
la raison. II n'est pas démocrate à la façon ordinaire, parce qu'il
est démocrate trop spirituellement ^.
L'un croit au progrès indéfini et non pas l'autre. — Cette
belle confiance lui fait croire à un progrès indéfini dans le
sens du positivisme. L'esprit humain doit passer par trois états :
l'état théologique, l'état métaphysique, l'état positif. L'avè-
nement de celui-ci sera définitif et marquera la fin de la
théologie comme celui de la guerre. «C'est en vain que les par-
ties rétrogrades sentent se galvaniser le cadavre de la théologie
et le cadavre de la guerre. Le règne de l'une et de l'autre est
désormais impossible tandis que l'avènement du positivisme
est nécessaire 2. / Pascal ne croit pas au progrès continu sans
régression aucune, il y aura toujours du haut et du bas dans
l'histoire de l'humanité; et, quand il se produira, ce sera dans le
sens de la théologie et de la charité.
CHAPITRE CINQUIÈME
Conclusion. — Le Réalisme en Philosophie.
I. Le Réalisme dans l'étude de l'hoinnae.
Ce qui précède nous permet de préciser la méthode d'études,
suivie par Pascal. Elle est telle qu'on peut l'attendre d'un phy-
sicien et d'un homme du monde. Ses recherches scientifiques
» Ibid. pp. XXIX, XXXI. — 2 Ibid. p. XXXIII.
102 LA PHILOSOPHIE
lui imposaient un recours constant à l'expérience, elle était
la principale condition du progrès dans la vérité. La fréquen-
tation des salons de Rouen et du Poitou lui avaient prouvé que,
pour réussir dans le monde, il fallait avoir les yeux fins et atten-
tifs. Dans ces milieux lettrés plus que savants, Pascal avait,
tout d'abord, parlé en géomètre. Quelques blessures d'amour-
propre s'en étaient suivies, on lui avait fait sentir que des
sciences exactes n'épuisaient pas la réalité, et que le raison-
nement était un chemin bien long pour découvrir le vrai. Dès
lors il avait regardé les hommes avec autant d'attention qu'il
étudiait la nature.
La méthode du péripatéticien et du positiviste. — Tous les
philosophes, quand ils parlent de l'homme, ont bien la préten-
tion de n'en rien dire qui ne soit fondé en réalité, mais cette
réalité ils l'observent plus ou moins longtemps sur un champ
plus ou moins étendu. Un péripatéticien visera d'abord à
définir l'homme, et il s'arrêtera à cette formule : « L'homme
est un animal raisonnable. » De là il tirera, par voie d'analyse,
toute une morale et toute une logique. Mais leur défaut sera
de ne convenir qu'à l'homme idéal et de ne s'appliquer qu'im-
parfaitement aux pécheurs et aux malhabiles. Le positiviste
serrera de plus près la réahté ; cependant des préjugés divers
l'empêcheront d'être attentif aux phénomènes de conscience où
se manifestent des aspirations vers l'Absolu. Délibérément
Dieu et les causes finales seront rejetées de sa philosophie.
Celle de Pascal. — Pascal va plus loin que les deux. Il étudie
l'homme tout entier, sa grandeur et ses faiblesses, son amour
pour les créatures et son amour pour le Créateur. Comme un
disciple d'Aristote ou de Descartes il auralui aussi des formules
pleines, qui renfermeront l'essentiel de la nature humaine :
/«L'homme est un roseau pensant, — La pensée fait la grandeur
de l'homme, — il n'est ni ange ni bête, mais homme.» Mais ces
traits généraux seront accompagnés de lignes de détail qui
en feront un portrait plus ressemblant. Les autres ont cherché
quelle était la nature de notre activité spécifique, et ils l'ont
trouvée spirituelle. Pascal se préoccupe de connaître sa portée;
dans la pratique c'est nécessaire; et il la juge médiocre et pis
encore. Comme le feront plus tard les positivistes, il examine
l'homme concret pour contrôler toujours ses dires d'après leurs
CONCLUSION. — LE RÉALISME EN PHILOSOPHIE 103
actes ; il Tobserve mieux qu'aucun; car il y découvre à la fois
plus de grandeur et plus de misère.
Étendue de son étude. — Nous appelerons sa méthode
d'étude le réalisme. « Réaliste, elle l'est par son point de départ ;
une observation très complète de l'âme humaine, de ses désirs
et de ses haines, de ses capacités et de ses impuissances, dans
tous les ordres. Sans crainte de décourager l'étude, il parle de
pyrrhonisme aux esprits trop confiants et sans crainte de
rebuter les bonnes volontés il décrit leurs faiblesses. Il sait,
il est vrai, mieux qu'aucun stoïcien, relever les courages et
parler de grandeur.
L'originalité des résultats. — Ces études étendues et pro-
fondes aboutissent à définir le caractère de notre activité
une oscillation entre deux extrêmes et à en dire la cause :
la médiocrité de notre nature. C'est là peut-être le trait le plus
original de sa psychologie. D'autres avant lui ou en même
temps que lui ont parlé de milieu, mais ils n'ont pas su en
indiquer la cause ou en suivre les effets. Les stoïciens disent
bien que la vertu est un juste miheu. Pascal explique pourquoi;
il en voit la raison dans notre nature, placée au miheu du
monde. Yves de Paris voit bien que l'homme est au milieu,
mais il n'en tire aucune conclusion pour la manière de régler
notre vie intellectuelle ou morale. Pascal nous donne donc,
autour de cette idée, une philosophie complète, un principe
fécond qu'il apphquera dans les diverses parties de son sytème.
En morale il visera à maintenir l'homme à égale distance de la
paresse et de la présomption ; la pohtique est l'art d'équili-
brer le code de la force et celui de la charité, la Rédemption n'a
qu'un but, ramener l'homme du « bas bout », où le péché l'a
fait descendre, au milieu qui est son véritable état.
II. Le Réalisme dans le règlement de notre activité.
L'étude de notre nature déchue ne nous conduit pas seule-
ment à un portrait réahste, où les taches d'ombre l'emportent
sur les taches de lumière, elle nous indique aussi quel est le
but de notre activité, et quels doivent être les moyens les plus,
efficaces d'y atteindre. Iciapparaîtleréalismedenostendances,
telles que les décrit Pascal.
104 LA PHILOSOPHIE
/L'appétit du bien. — Ce qui les distingue ce n'est pas d'être
la recherche d'une vérité, mais celle d'un bien; avant tout elle
est un appétit, qu'une réaUté appropriée peut seule satisfaire,
il se confond avec la vie même de l'âme, qui tend à persévérer
dans l'être par l'appréhension du bien. De là viennent et l'anti-
intellectualisme de Pascal et son estime pour la morale qui
mène à « l'unique nécessaire ».
L'amour est le mobile de notre activité; chacun de par son
tempérament a son genre d'amour qui incline vers tels objets
à l'exchision des autres. L'éducation peut et doitsouvent modi-
fier ses tendances, mais beaucoup préexistent à toute éduca-
tion et nous sont données avec la vie. L'amour n'est pas intel-
ligence, mais il la précède dans l'ordre de l'activité , la com-
mande, lui donne de voir et de ne pas voir. Comme on a faim
bien avant de connaître le pain, comme notre genre de faim
humaine nous fera choisir à un moment donné le pain de préfé-
rence à un serpent, ainsi l'appétit du bien précède la con-
naissance de tel bien déterminé ; un appétit d'un bien corres-
pondant à notre tempérament, hérité ou acquis, est latent au
fond de notre âme, il est lié à notre intelhgence et quand la
diversité des biens particuliers s'offre à elle, il lui donne de voir
avec plus de clarté ceux qui lui conviennent, et presse la
volonté de les choisir.
Cet amour est diversifié par son objet. S'il tend à la satis-
faction du moi, il s'appelle concupiscence; s'il ne veut que le
bien général et la gloire de Dieu, il s'appelle charité. Elle seule
peut combler un cœur fait pour l'être universel. /
Moyens de l'atteindre : 1^ se faire un tempérament sain. —
Comment l'atteindre ? La nature nous porte confusément à
l'aimer au moins autant que nous. Ces dispositions furent
étouffées par la concupiscence et les habitudes vicieuses.
Aujourd'hui elle nous impose de choisir, pour nous rendre
heureux, non pas les moyens les plus raisonnables, c'est-à-dire
ceux qui correspondent à notre nature de « membres » et nous
unissent davantage au corps social et à son âme, mais les plus
agréables à l'amour-propre sensuel. Que faire donc ? revenir,
autant que possible, à la nature saine, à celle qui fait passer
le bien de tous avant le bien particulier ; mettre autant que
possible, un tempérament charitable à la place d'un tempéra-
ment égoïste. La démonstration de notre devoir y aidera sans
CONCLUSION. — LE RÉALISME EN PHILOSOPHIE 105
doute, mais plus encore la pratique. Le réaliste Pascal ne croit
pas sans limites à l'influence des raisonnements, mais il croit
beaucoup à celle des habitudes.
Un tempérament nouveau a été formé avec le concours de
l'intelligence ; à son tour le tempérament forme l'intelligence ;
il donne môme plus qu'il n'a reçu, car l'influence de la première
a été transitoire, et celle du second est constante. Des yeux
nouveaux et plus pénétrants sont donnés à l'âme ; elle gagne
tout un terrain interdit jadis par les puissances trompeuses ;
l'orgueil, l'intérêt, l'imagination. Elles étaient les forces de
l'égoïsme et de la sensualité qui arrêtaient la vue de l'esprit
aux limites de nos intérêts matériels ; la charité a dilaté les
frontières et l'esprit peut voir toute l'étendue d'un royaume,
qui embrasse l'humanité et dont Dieu est le chef.
2° Rester uni au corps social par charité. — ! Il comprend
alors que son intérêt et son devoir consistent à leur rester unis.
L'union à la société lui donnera la vérité, l'ordre et la paix.
Pascal ne repousse ni un certain fidéisme en logique, ni une
certaine intervention du spirituel en politique. Le bonheur des
hommes l'exige.
30 Ou y être enchaîné par force. — Ce même but ne le fait
pas reculer devant le choix de moyens radicaux à l'égard de
ceux qui voudraient et demeurer égoïstes et ne pas sortir de
l'humanité. Pour les obliger à servir quand même il employera
la force, pour éviter qu'ils n'abusent de la discussion il leur
persuadera que la véritable justice est dans la coutume. Se
scandahse qui voudra, Pascal lui dira qu'au royaume des fous
la hberté et la vérité payent les voies de l'anarchie.
108 l'apologétique
Faiblement. — En somme une élite au moins est capable de
connaître Dieu par les lumières naturelles qui les font remonter
du fini à l'infini. Mais ces lumières sont insuffisantes, intellec-
tuellement et moralement. Pas de satisfaction pour l'esprit ;
les preuves apparaissent faibles ; pas de satisfaction pour le
cœur. « Quand un homme serait persuadé que les proportions
des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles, et dépen-
dantes d'une première vérité en qui elles subsistent... je ne le
trouverais pas beaucoup avancé pour son salut ^. »
Pour que cette connaissance devienne une lumière écla-
tante aux yeux de tous, et capable de réchauffer tous les cœurs,
il faudra qu'un Maître soit donné à l'humanité. « Cette est la
vie éternelle, qu'ils te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu
a-: envoyé, Jésus-Christ ^ o
B. Proportion de Simplicité.
Le composé ne peut comprendre proprement le simple. Notre
connaissance de Dieu sera forcément analogique. Il n'y a rien
de nouveau à dire sur ce point, après ce que nous avons vu à
propos de la connaissance naturelle.
G. Proportion de ?.îoralité.
Le bien est connu par les bons et dans la mesure où ils sont
attachés au bien.
L'homme est indigne de Dieu. — La doctrine catholique nous
représente Dieu comme maître unique des hommes ; dans sa m
justice. Il rend à chacun selon ses œuvres; dans sa Sagesse, Il
proportionne les moyens à la fin ; au lieu de se soumettre à son
Seigneur et de le chercher, l'homme se fait lui-même centre
du monde. Par là, il est manifestement indigne de connaître
Dieu. Il l'est, par sa corruption habituelle, qui le soustrait au
service de Dieu, et à son influence bienfaisante. S'étant égalé
à son Maître « par le désir de trouver sa félicité en lui-même »
il a été abandonné à sa faiblesse et aujourd'hui l'homme
devenu semblable aux bêtes est dans un tel éloignement de
Dieu qu'à peine lui reste-t-il une lumière confuse de son auteur.
C'est la conséquence de son orgueil. Elle l'a rendu ennemi de
^ 556. — » p. 142.
à
INTRODUCTION A l'aPOLOGÉTIQU E 109
Dieu et de toute vérité qui pourrait lui faire connaître sa
misère et ses défauts ^ Il ne cherche pas son Seigneur, et quand
il le cherche sa mauvaise nature est toujours prête à le faire
tomber ou dans l'orgueil ou dans le désespoir. La concu-
piscence est au fond de son être. La clarté augmente sa
superbe, car l'homme est surtout orgueilleux de sa raison, et
cela d'autant plus qu'il comprend mieux. C'est alors surtout
qu'il prend conscience de dominer l'univers. D'autre part
l'obscurité le désespère et le fait s'endormir dans la paresse.
De toute façon, l'homme qui tout-à-l'heure nous apparaissait
capable de Dieu, se montre maintenant incapable de le trouver»
Le Dieu caché. — Que fera la Justice de Dieu ? A ceux qui
le fuient ou le tentent Dieu se cachera, Il pourra s'envelopper
de tels voiles que son secret soit impénétrable et que l'incrédule
vienne à dire :« s'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhen-
sible, puisque, n'ayant ni parties ni bornes, il n'a nul rapport
avec nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce
qu'il est, ni s'il est ^. »
Se découvre par miséricorde. — Les hommes étant toujours
indignes de Dieu en quelque façon si Dieu se manifeste à eux,
c'est par miséricorde. Il augmente alors par sa grâce leur puis-
sance naturelle de connaître. Toutefois la bonté divine
n'exclut pas la sagesse. Se souvenant toujours que le cœur
humain s'enfle d'orgueil, lorsque la conquête de la vérité est
devenue facile, et qu'il s'abandonne au désespoir et à la paresse
lorsque cette conquête devient trop difficile, Dieu adaptera
ses moyens et la conversion de l'homme toujours fragile. Pour
empêcher notre découragement, 11 se découvrira, pour prévenir
notre superbe. Il se cachera.
Dans le cîair-obscur. — Il y a assez de clarté pour éclair r
les élus, et assez d'obscurité pour les humilier. Il y a assez
d'obscurité pour aveugler les réprouvés et assez de clarté pour
les condamner et les rendre inexcusables. « Si le monde sub-
sistait pour instruire l'homme de Dieu, sa divinité y reluirait...
d'une manière incontestable ; mais, comme il ne subsiste que
^ 100. — - 233, p. 436. Ce fragment ne nous paraît convenir dans la pensée
même de Pascal, qu'aux athées endurcis, car il dit aussi que l'homme est
capable de Dieu. D'ailleurs ce passage sert d'introduction à l'argument du
Pari où l'adversaire est un incrédule.
110 l'apologétique
pour instruire les hommes... et de leur corruption et de leur
rédemption, tout y éclate des preuves de ces deux vérités.
'Ce qui y paraît ne marque ni une exclusion totale, ni une pré-
sence manifeste de divinité, mais la présence d'un Dieu qui se
-cache ^. »
Il se cache sous les voiles de la nature, en sorte que « les
impies, voyant les effets naturels, les attribuent à la nature,
sans penser qu'il y en ait un autre auteur ^ ».
Il se découvre aussi; « s'il n'avait jamais rien paru de Dieu,
cette privation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi
bien se rapporter à l'absence de toute divinité, qu'à l'indi-
gnité où seraient les hommes de la connaître ; mais de ce
^u'il parait quelquefois, et non pas toujours, cela ôte l'équi-
voque. S'il paraît une fois, il est toujours... ^ ».
Tous ne le voient pas ; ceux-là voient les miracles de Dieu,
à qui les miracles profitent.
Grâce à Jésus- Christ. — Puisque la clarté dépend de la mora-
lité, et que l'homme ne saurait par ses seules forces se rendre
meilleur, un Rédempteur devra lui être donné. Sa grâce le
rendra humble, ennemi de soi, et ami de Dieu, et il entrera dans
la vie. « Cette est la vie éternelle, qu'ils te connaissent seul vrai
Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ *. »
II. Moyens de connsûtre Dieu.
Les facultés que nous avons vues à l'œuvre dans la connais-
sance naturelle travaillent encore ici. Il faut de plus y ajouter
la grâce. « La religion chrétienne, qui seule a la raison, n'ad-
met pas pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspira-
tion 5 ».
L'inspiration seule produit le salutaire effet. Tous ne sont
pas des enfants, beaucoup ne cherchent même pas à le devenir;
plusieurs le cherchent sans succès immédiat. Pascal distingue
trois catégories d'hommes ; ceux qui croient et pratiquent :
ils sont raisonnables et heureux ; les incrédules qui ne cherchent
pas et vont même jusqu'à tirer vanité de leur indifférence : ils
sont fous et malheureux ; les incrédules qui cherchent : ils
sont raisonnables et malheureux ^. Sa grâce est réservée aux/
premiers et aux derniers. Tous ont à user des facultés natu-
» 556. — 2 p. 215. — ^ 559. — * p. 142. — » 245. — « 257.
INTRODUCTION A l' APOLOGÉTIQU E 111
relies, soit pour acquérir des preuves de la foi, soit pour la
défendre ; chacun en use selon ses besoins.
A. L'Inspiration. — Le Cœur.
Nécessité de la grâce. — L'inspiration seule est capable de
faire les enfants de Dieu. Elle est nécessaire pour le chercher ;
« tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé » par ma
grâce prévenante ; elle est nécessaire pour le trouver définiti-
vement, au moment de l'acte de foi ; « on ne croira jamais d'une
créance utile et de foi, si Dieu n'incline le cœur; et on croira
dès qu'il l'inclinera ^ ».
Sa nature. — G âce et inspiration, c'est tout un, ce n'est rien
d'extérieur à l'homme, ni même rien d'humain. Elle ne con-
siste, ni dans les rites des sacrements, ni dans les miracles, ni
dans les discours des orateurs, ni dans les livres des écrivains.
Dieu peut se servir de ces canaux pour amener en nos âmes les
eaux salutaires, mais le canal n'est pas l'eau. Cette religion,
si grande en miracles, et en science, déclare n'avoir ni sagesse
ni signes, mais « la folie de la croix », qui mérite la grâce. La
science, les preuves, la sagesse tout cela est humain ; la foi
est un don de Dieu et il peut être accordé à l'occasion d'une
lecture dans un livre très commun, alors qu'un grand discours
restera sans fruit ^ ; la preuve fait dire « scio », la foi fait dire
« credo » ^.
La grâce est quelque chose d'intérieur mais non pas de naturel
à la façon d'un acte de volonté ou d'un acte d'intelligence. «La
foi est un don de Dieu; ne croyiez pas que nous disions que
c'est un don de raisonnement ^ » Elle n'est pas donnée aux
mérites de la volonté. La première grâce n'est due qu'à la misé-
ricorde divine^. La grâce ainsi octroyée, ne peut être gardée en
nous par nos seules forces. Il y faut l'action incessante de Dieu,
nous pouvons bien garder dans notre mémoire l'enseignement
d'un homme, mais, de même qu'on ne saurait enfermer dans
une chambre la lumière du soleil quand celui-ci ne brille plus,
ainsi, on ne saurait conserver la grâce, en dehors de l'action
continuelle de Dieu ^.
L'inspiration est donc essentiellement quelque chose de
gratuit, qui nous est accordé par les mérites de Jésus-Christ.
» 284.— 2 587, p. 593.-3 248. — « 279.— ^ p. 60, VI. — «p. 219.
112 l'apologétique
Le siège de l'inspiration. Le cœur. — Le siège de l'inspi-
ration est le cœur". « C'est le. cœur qui sent Dieu, et non la
raison. Voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au cœur, non
à la raison ^. » Le cœur pour Pascal est une faculté de vision
autant que d'amour. Il a l'intuition des premiers principes 2.
Il est aussi la faculté qui se retrouve vite dans la complexité
du concret, arrive sûrement à dégager les principes et à y rat-
tacher les conséquences, tacitement et sans art apparent 3.
Différents noms, esprit de fmesse, jugement, instinct, senti-
ment mettent en relief chacune de ses qualités ; le cœur est la
faculté maîtresse de l'honnête homme, ou de l'homme uni-
versel, celui-ci sait un peu de tout, et il est capable de juger de
tout ^ Mieux que le spéciahste, il atteint l'univers, et il est
plus apte que lui a comprendre Dieu. Pour comprendre, ou du
moins pour connaître l'infmi en quelque manière, il est utile
d'avoir une vue d'ensemble de l'univers, reflet de la majesté
divine. La raison détaille le monde et arrête notre vue, à chaque
preuve, à chaque définition, à chaque atome. Les détails nous
cachent alors la vue de l'ensemble. Le cœur est au contraire
la faculté de la synthèse, il voit d'un seul coup la somme des
parties.
Son humilité naturelle. — Parce qu'il est la faculté du con-
cret, du complexe, de l'indémontrable, le cœur sera aussi la
faculté de l'humilité. Il voit mieux que la raison son impuis-
a) Ce rôle intellectuel attribué au cœur ne doit pas nous surprendre si nous son-
geons qu'il est fréquent dans l'Écriture. Voici comment il est décrit dans lo dic-
tionnaire de la Bible. Art. cœur.
1° Il est le siège de la pensée, de la réflexion, de la méditation. C'est le cœur
qui connaît, qui réfléchit, qui se parle à lui-même. Les pensées montent dans le
cœur ou sur le cœur. Pour appliquer son esprit à une chose on la met dans son
cœur, ou on met son cœur sur elle, on y applique son cœur. Comme la vérité est
la lumière de l'intelligence, les métaphores tirées de la vision .corporelle sont appli-
quées au cœur.
Le cœur reçoit la lumière de la vérité divine ; il a des yeux que cette vérité
illumine. Mais il peut être voilé ou même totalement aveugle, c'est-à-dire igno-
rant et incrédule. Le cœur est ouvert à la loi quand il la connaît. Il ressemble à
une terre dans laquelle la parole de Dieu est semée, à un trésor qui fournit des pen-
sées et des paroles à la bouche.
C'est encore le cœ.ur qui croit, parfois avec lenteur. Un cœur large désigne une
grande intelligence, la petitesse du cœur caractérise la sottise... Le cœur devenu
mauvais par suite de la faute originelle conçoit naturellement des pensées mau-
vaises et inspire les paroles qui les expriment.
2" Le cœur est le siège de la sagesse, qui est un don accordé par Dieuà l'intelli-
gence (Lesêtre).
' 278. — 2 282. — M, 2, i, G. — * 34-37.
INTRODUCTION A l'aPOLOGÉTIQUE 113
sance à résoudre les difficultés, série les problèmes et les traite
séparément. Chaque solution lui apporte un peu de conten-
tement et un peu d'orgueil. Sans doute le dernier mot de l'énigme
lui échappera, mais elle ne le remarquera point. Ce qui l'in-
téresse et la retient, c'est la conquête actuelle, c'est la victoire
du moment. Le cœur, lui, est toujours dans la complexité des
choses, aux prises avec des difficultés insurmontables, plutôt
incliné à» contempler » les merveilles qu'àcv- les rechercher avec
présomption ^ ». Pourquoi donc s'étonner de voir le cœur
devenir, sous l'influence de la grâce, la faculté de la foi ? Le
cœur n'est point quelque chose de simple il tient de l'intelli-
gence et de la volonté. Examinons commuent ces deux pièces se
comportent sous l'action de la grâce.
Celle-ci s'adresse d'abord à la volonté. « Personne n'ignore
qu'il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans
l'âme qui sont ses deux principales puissances, l'entendement
et la volonté. La plus naturelle est celle de l'entendement, car
on ne devrait jamais consentir qu'aux vérités démontrées... Je
ne parle pas ici des vérités divines... Dieu seul peut les mettre
dans l'âme, et par la manière qu'il lui plaît. Je sa^s qu'il a voulu
qu'elles entrent du cœur dans l'esprit, et non pas de l'esprit
dans le cœur. » En parlant des choses humaines on dit qu'il
faut les connaître avant de les aimer... mais pour les choses
divines il faut les aimer avant de les connaître et on n'entre
dans la vérité que par la charité ^.
Ordinairement, quelque connaissance précède ou accom-
pagne cette affection des choses divines, mais il y a si peu de
proportion entre la faiblesse des lumières naturelles et la cha-
leur de l'amour, qu'il faut conclure à une action surnaturelle
et directe de Dieu sur la volonté. Certains « sont touchés au
seul nom de Dieu et par les seules paroles qui les menacent
de l'enfer, quoique ce soit tout ce qu'ils y comprennent et
qu'ils le sussent aussi bien auparavant ^ ».
Premiers effets de la grâce : Téquilibre. — Le but premier de
la grâce est de rétablir dans le cœur l'équihbre entre les senti-
ments de grandeur et ceux de bassesse. « Une personne me
disait un jour qu'il avait grande joie et confiance en sortant
de confession. L'autre me disait qu'il restait en crainte. Je
pensai, sur cela, que de ces deux on en ferait un bon et que
* 72, p. 350. _ « p. 185. — » pp. 93-94.
LAHOreVE : LB réalisme DK PAsCAL. 8
112 l'apologétique
Le siège de l'inspiration. Le cœur. — Le siège de l'inspi-
ration est le cœur". « C'est le. cœur qui sent Dieu, et non la
raison. Voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au cœur, non
à la raison ^ » Le cœur pour Pascal est une faculté de vision
autant que d'amour. Il a l'intuition des premiers principes ^.
Il est aussi la faculté qui se retrouve vite dans la complexité
du concret, arrive sûrement à dégager les principes et à y rat-
tacher les conséquences, tacitement et sans art apparent ^,
Différents noms, esprit de fmesse, jugement, invStinct, senti-
ment mettent en relief chacune de ses qualités ; le cœur est la
faculté maîtresse de l'honnête homme, ou de l'homme uni-
versel, celui-ci sait un peu de tout, et il est capable de juger de
tout •*. Mieux que le spécialiste, il atteint l'univers, et il est
plus apte que lui a comprendre Dieu. Pour comprendre, ou du
moins pour connaître l'infmi en quelque manière, il est utile
d'avoir une vue d'ensemble de l'univers, reflet de la majesté
divine. La raison détaille le monde et arrête notre vue, à chaque
preuve, à chaque défmition, à chaque atome. Les détails nous
cachent alors la vue de l'ensemble. Le cœur est au contraire
la faculté de la synthèse, il voit d'un seul coup la somme des
parties.
Son humilité naturelle. — Parce qu'il est la faculté du con-
cret, du complexe, de l'indémontrable, le cœur sera aussi la
faculté de l'humilité. Il voit mieux que la raison son impuis-
a) Ce rôle intellectuel attribué au cœur ne doit pas nous surprendre si nous son-
geons qu'il est fréquent dans l'Écriture, Voici comment il est décrit dans lo dic-
tionnaire de la Bible. Art. cœur.
1° II est le siège de la pensée, de la réflexion, de la méditation. C'est le cœur
qui connaît, qui réfléchit, qui se parle à lui-même. Les pensées montent dans le
cœur ou sur le cœur. Pour appliquer son esprit à une chose on la met dans son
cœur, ou on met son cœur sur elle, on y applique son cœur. Comme la vérité est
la lumière de l'intelligence, les métaphores tirées de la vision .corporelle sont appli-
quées au cœur.
Le cœur reçoit la lumière de la vérité divine ; il a des yeux que cette vérité
illumine. Mais il peut être voilé ou même totalement aveugle, c'est-à-dire igno-
rant et incrédule. Le cœur est ouvert à la loi quand il la connaît. Il ressemble à
une terre dans laquelle la parole de Dieu est semée, à un trésor qui fournit des pen-
sées et des paroles à la bouche.
C'est encore le cœur qui croit, parfois avec lenteur. Un cœur large désigne une
grande intelligence, la petitesse du cœur caractérise la sottise... Le cœur devenu
mauvais par suite de la faute originelle conçoit naturellement des pensées mau-
vaises et inspire les paroles qui les expriment.
20 Le cœur est le siège de la sagesse, qui est un don accordé par Dieu'à l'intelli-
gence (Lesêtre).
' 278. — 2 282. — M, 2, 4, G. — * 34-37.
INTRODUCTION A l'aPOLOGÉTIQUE 113
sance à résoudre les difFicultés, série les problèmes et les traite
séparément. Chaque solution lui apporte un peu de conten-
tement et un peud'orgueil.Sansdoutelederniermot de l'énigme
lui échappera, mais elle ne le remarquera point. Ce qui l'in-
téresse et la retient, c'est la conquête actuelle, c'est la victoire
du moment. Le cœur, lui, est toujours dans la complexité des
choses, aux prises avec des difficultés insurmontables, plutôt
incliné à(( contempler » les merveilles qu'à« les rechercher avec
présomption ^ ». Pourquoi donc s'étonner de voir le cœur
devenir, sous l'influence de la grâce, la faculté de la foi ? Le
cœur n'est point quelque chose de simple il tient de l'intelli-
gence et de la volonté. Examinons commuent ces deux pièces se
comportent sous l'action de la grâce.
Celle-ci s'adresse d'abord à la volonté. « Personne n'ignore
qu'il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans
l'âme qui sont ses deux principales puissances, l'entendement
et la volonté. La plus naturelle est celle de l'entendement, car
on ne devrait jamais consentir qu'aux vérités démontrées... Je
ne parle pas ici des vérités divines... Dieu seul peut les mettre
dans l'âme, et par la manière qu'il lui plaît. Je sa^s qu'il a voulu
qu'elles entrent du cœur dans l'esprit, et non pas de l'esprit
dans le cœur. » En parlant des choses humaines on dit qu'il
faut les connaître avant de les aimer... mais pour les choses
divines il faut les aimer avant de les connaître et on n'entre
dans la vérité que par la charité ^
Ordinairement, quelque connaissance précède ou accom-
pagne cette affection des choses divines, mais il y a si peu de
proportion entre la faiblesse des lumières naturelles et la cha-
leur de l'amour, qu'il faut conclure à une action surnaturelle
et directe de Dieu sur la volonté. Certains « sont touchés au
seul nom de Dieu et par les seules paroles qui les menacent
de l'enfer, quoique ce soit tout ce qu'ils y comprennent et
qu'ils le sussent aussi bien auparavant ^ ».
Premiers effets de la grâce : Téquilibre. — Le but premier de
la grâce est de rétablir dans le cœur l'équihbre entre les senti-
ments de grandeur et ceux de bassesse. « Une personne me
disait un jour qu'il avait grande joie et confiance en sortant
de confession. L'autre me disait qu'il restait en crainte. Je
pensai, sur cela, que de ces deux on en ferait un bon et que
^ 72, p. 350. _ « p. 185. — » pp. 93-94.
LAHoracE : lb réalisme dk pascal. 8
114 l'apologétique
chacun manquait en ce qu'il n'avait pas le sentiment de
l'autre ^ )). « Il faut des mouvements de bassesse, non de
nature » pour tomber dans le désespoir ou la paresse, mais des
mouvements de pénitence, d'humilité, par l'effet de la grâce,
« non pour y demeurer, mais pour aller à la grandeur 2)). Il faut
des mouvements de grandeur et d'espérance, non pas en vertu
de nos mérites qui nous élèvent à l'orgueil et à la présomption,
mais toujours en vertu de la grâce « et après avoir passé par la
bassesse ». « La connaissance de Dieu sans celle de sa misère
fait l'orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de Dieu,
fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu,
parce que nous y trouvons et Dieu et notre misère ^. » « Cette
est la vie qu'ils te connaissent, seul vrai Dieu, et celui que tu
as envoyé, Jésus-Christ ^ »
L'humilité. L'amour. — Nous sommes plutôt malades
d'orgueil que de paresse. Nous cherchons en nous-mêmes notre
féhcité, au lieu de la chercher au ciel. Aussi Dieu fait-il tout
d'abord « sentir à l'âme qu'il est son unique bien; que tout son
repos est en lui, qu'elle n'aura de joie qu'à l'aimer ». En même
temps, il lui fait abhorrer les obstacles qui la retiennent et
l'empêchent d'aimer Dieu de toutes ses forces, l'amour-propre
et la concupiscence ^. Dieu la remplit d'humilité, de joie, de
confiance, d'amour qui la rendent incapable d'autre fm que
Lui-même ^.
La lumière. — Ainsi incliné, le cœur est prêt à croire, ou
plutôt il croit déjà. L'entendement reçoit une lumière toute
nouvelle, « une connaissance et une vue tout extraordinaire
par laquelle l'âme considère les choses et elle-même » autre-
ment que par le passé. Elle s'élève « au-dessus du commun des
hommes » et condamne leurs maximes. Le monde ne lui
apparaît plus comme le souverain bien, et le cherchant au-
dessus de soi, elle ne le trouve qu'en Dieu '. Son Esprit-Saint
se répand sur les nations ; ses fils et ses filles prophétisent ^ ;
le cœur croit. Les testaments restent inconnus aux simples,
et cependant ils ne manquent pas absolument de preuves. La
sainteté de la religion est leur grand argument. Ils ont dans
le cœur « une disposition intérieure toute sainte ;... ils sentent
i 530. _ 2 525. — " 527. — * p. 142. — ^ 544. — « 556, p. 581. — ' p. 196-198.
— «287.
INTRODUCTION A l' APOLOGÉTIQUE 115
qu'au Dieu les a faits; ils ne veulent aimer que Dieu; ils ne
veulent haïr qu'eux-mêmes ». Ils sentent aussi leur incapacité
de s'unir à Dieu s'il ne descend vers eux. « Et ils entendent
dire dans notre religion qu'il ne faut aimer que Dieu, et ne
haïr que soi-même : mais qu'étant tous corrompus, et inca-
pables de Dieu, Dieu s'est fait homme pour s'unir à nous. Il
n'en faut pas davantage pour persuader des hommes qui ont
cette disposition dans le cœur, et qui ont cette connaissance
de leur devoir et de leur incapacité ^. »
B. La Raison.
Nécessité d'un usage modéré de la raison. — Le chrétien doit
nécessairement user de la raison. Il est homme, et « nier, croire,
et douter bien, sont à l'homme ce que le courir est au cheval 2».
Sans elle la religion chrétienne serait « absurde et ridicule ^)).
Donc, pas de superstition, ne mettez point votre espérance
dans les seules formahtés extérieures *; pas de docilité exces-
sive ; c'est un vice aussi pernicieux que l'incrédulité. Il faut
savoir douter où il faut, assurer où il faut, se soumettre où il
faut. Ceux-là ne se connaissent pas en démonstration, qui
croient pouvoir tout démontrer ; d'autres doutent de tout,
manque de savoir où il faut se soumettre ; et ceux-là se sou-
mettent en tout, qui ne savent pas où il faut juger ^. Nous
devons avoir ces trois qualités : pyrrhonien, géomètre, chrétien
soumis. « Soumission est usage de la raison, en quoi consiste le
vrai christianisme ^. » Deux excès sont à éviter : exclure la
raison, n'admettre que la raison.
En quoi il consiste. — Le premier effort de la raison doit
aller à faire sortir l'incrédule de son indifférence en lui mon-
trant la fohe et les dangers de son état. Celui qui se glorifie de
son indifférence doit tout d'abord être convaincu de folie et
c'est facile.
A convaincre l'indifférent de folie. — L'homme de sens rassis
s'intéresse à ce qui le touche; il n'a pas seulement souci d'un
corps mortel, mais aussi de l'âme qui, peut-être, est immortelle
et de Dieu qui, peut-être, existe, juste rémunérateur. Et ces
questions intéressantes sont des questions obscures. Que-
savons-nous de nous-mêmes ? à peu près rien. L'incrédule ne
»'286. — 2 260. — 3 273. — * 249. — ^ 268. — « 269. — ' 253.
116 l'apologétique
sait pas d'où il vient. Sait-il seulement ce qu'il est ? ce qu'est
son corps, ce que vaut l'âme ^ ? Pourquoi ai-je telle taille,
telle durée ^ ? Pourquoi suis-je ici au milieu d'infmis qui m'en-
ferment comme un atome ^ ? Pourquoi suis-je placé à ce
moment du temps entre deux éternités ? J'entre en effroi
comme un homme, abandonné endormi dans une île déserte
et qui s'éveillerait sans savoir où il est et sans moyen d'en
sortir.
Et l'avenir est encore plus obscur que le passé. Il est ter-
rible de sentir s'écouler tout ce que l'on possède. J'entrevois
la mort. Quelque belle que soit la comédie en tout le reste, le
dernier acte est sanglant ; on jette enfin de la terre sur la tête
et en voilà fini pour jamais ^ Notre condition est celle de
condamnés à mort qui voient égorger tous les jours quelques-
uns de leurs semblables en attendant leur tour.
Et après ? Ce que j'ignore le plus est cette mort que je ne
saurais éviter. Je ne sais si je tombe dans le néant, ou dans les
mains d'un juge irrité. Suis-je immortel, suis-je mortel^ ?
Ces deux problèmes de l'existence de Dieu et de l'immorta-
lité de l'âme méritent cependant une étude approfondie. La
question est plus importante à résoudre que l'opinion deCoper-
nic ^ ou une thèse de philosophie.
La philosophie qui n'est que spéculation ne vaut pas une
heure de peine, et la géométrie est inutile en sa profondeur.
L'essentiel est ma béatitude. Or il est indubitable que toutes
nos actions et nos pensées doivent prendre des routes diffé-
rentes selon qu'il y a ou non des biens éternels à espérer. Il est
impossible de faire une action avec sens et jugement sans
régler notre vue sur ce point '^. La morale change selon que
l'âme est mortelle ou immortelle ^.
L'indifférent n'a pas le souci de son avenir. Comment le
juger ? Quant à sa valeur personnelle, c'est un esprit médiocre,
Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée pour comprendre qu'il
n'y a pas ici de bonheur solide et véritable. Nos plaisirs ne sont
que vanité, et la mort nous mettra dans quelques années dans
l'horrible nécessité d'être éternellement anéantis ou malheu-
reux ^. Rien n'accuse davantage une extrême faiblessse d'es-
prit que d'ignorer le malheur d'un homme sans Dieu ^^
L'indifférent est un esprit léger. Après quelques recherches
1 194. — * 208. — 3 194, 72, 205, 693. — * 210, 212. — » 194. _ « 218.—
' p. 416. — « 219. — » p. 417. — 10 p. 422.
INTRODUCTION A l' APOLOGÉTIQUE 117
il va s'amuser.. Dans une question de cette importance, le bon
sens réclame l'étude. C'est un cœur mal disposé, puisqu'il ne
souhaite pas la vérité des promesses éternelles, qui doivent le
rendre heureux, lui et les autres ; c'est un cœur lâche. On ne
fait pasulo brave contre Dieu». Le courage consiste à confesser
la crainte que chacun éprouve devant l'inconnu.
Quant à la valeur sociale, c'est un homme qu'on ne vou-
drait pas pour ami ^. Quelle confiance peut-on mettre en celui
qui prétend relever de lui seul. Abandonné à soi, l'homme est
inconstance et faiblesse. Comment pourrait-il réjouir et con-
soler ses amis ! Il voit dans l'âme un peu de fumée !
A le déterminer aux études sérieuses. — Supposons l'athée
convaincu de sa folie et résolu à l'étude ; il ne se contentera pas
d'employer quelques heures à la lecture des livres saints ou à
la discussion avec des ecclésiastiques, il examinera à fond si
la vérité de la religion chrétienne est de ces opinions « que le
peuple reçoit par une simplicité crédule», ou de celles qui, bien
qu'obscures, ont un fondement très solide ^
L'évidence sera son. critère de vérité. L'antiquité n'est pas
la règle du vrai, sinon les anciens en auraient manqué, he con-
sentement universel ne doit pas être davantage le motif de
votre créance. La vérité aurait-elle péri si tous les hommes
avaient péri ? Avant d'étudier faites ^donc table rase et met-
tez-vous en l'état de celui qui n'a rien ouï. « C'est le consente-
ment de vous à vous-même, et la voix constante de votre raison,
et non des autres, qui vous doit faire croire ^ ».
L'usage de la raison consiste en trois points : Voir que la
religion n'est pas contraire à la raison. Voir qu'elle est con-
forme à la raison par la multitude de ses preuves. Voir en
quelles occasions il faut se soumettre à l'autorité faute de
preuves directes.
A lever le scandale des mystères. — L'athée se scandalise des
mystères et de l'impossibilité où sont les chrétiens de rendre
raison de leur foi.
Il faut lui montrer que cette impuissance n'est pas contraire
à la raison. C'est en manquant de preuves qu'ils ne manquent
pas de sens. Vous vous étonnez de ne pas comprendre Dieu,
mais l'étonnant serait de le comprendre. S'il y a un Dieu, il
* 196. — * p. 417. — »260.
118 l'apologétique
doit être infiniment incompréhensible. En effet, pour com-
prendre une nature il faut avoir avec elle une proportion de
grandeur ^. Si elle est infinie, il faut être infini pour la com-
prendre. Nous connaissons bien le fini, son existence et nature
« parce que nous sommes finis et étendus comme lui ». Nous
connaissons l'existence de l'infini de quantité parce que nous
sommes étendus comme lui, mais nous ne connaissons pas sa
nature parce qu'il n'a pas de bornes comme nous. Nul ne dira
si le nombre infini est pair ou impair, et cependant il est
l'un ou l'autre. Mais Dieu n'a aucun rapport avec nous. Il
n'a ni l'étendue comme nous, ni des bornes comme nous.
Nous ne connaissons donc ni l'existence ni la nature de Dieu :
« par la foi nous connaissons son existence, par la gloire nous
connaîtrons sa nature ^ »
A démontrer la possibilité de connaître Dieu. — Voilà où
mènent les lumières naturelles de l'incrédule qui juge selon
les sens. Pascal ne se sent pas assez fort pour trouver dans
la nature de quoi le convaincre de l'existence de Dieu. Tou-
tefois il ne veut pas le laisser dans l'ignorance complète de son
créateur. Quand, sous l'influence de la volonté qui a purifié son
esprit, les lumières naturelles sont devenues plus intenses,
Pascal ne s'en tient plus à montrer que la religion n'est pas
contraire à la raison; il tend à prouver la possibilité de l'exis-
tence de Dieu. «Croyez-vous qu'il soit impossible que Dieu soit
infini sans parties ? — Oui. — Je, vous veux donc faire voir
une chose infinie et indivisible. C'est un point se mouvant par-
tout d'une vitesse infinie ; car il est un en tous lieux et est tout
entier en chaque endroit. Que cet effet de nature, qui vous
semblait impossible auparavant, vous fasse connaître qu'il
peut y en avoir d'autres que vous ne connaissez pas encore.
Ne tirez pas cette conséquence de votre apprentissage, qu'il
ne vous reste rien à savoir ; mais qu'il vous reste infiniment à
savoir ^. »
* p. 351. — ^ p. 436. — De là il ne faudrait pas conclure à l'agnosticisme
de Pascal. Plus haut, nous avons vu, en effet, que beaucoup ont eu de Dieu une
connaissance théorique. Ici, il ne s'adresse qu'à l'incrédule obstiné et impuis-
sant à cause de son endurcissement. M. Auguste Valensin remarque excellem-
ment : « Pascal concède (mais disons-le une fois pour toutes, c'est là une conces-
sion ad hominem tout le contexte des Pensées en témoigne), il concède que la
religion chrétienne, que l'existence de Dieu n'est pas susceptible d'une démons-
tration rigoureuse même indirecte. Cf. Revue d Apologétique, 15 octobre 1919,
p. 65. — 3 231.
INTRODUCTION A l' APOLOGÉTIQUE 119
A donner des preuves de son existence. — Il est possible que
Dieu existe ; mais avons-nous des preuves solides de son exis-
tence ? Pascal expose longuement les motifs de croire. Il parle
des prophéties, des miracles, des figures, de la perpétuité ?
Tous ces arguments supposent l'existence de Dieu. Pascal
n'ignore pas les preuves classiques apportées à cet eiïet. Il
indique en passant les démonstrations tirées de l'ordre des
éléments, de l'existence de la vérité ^, de la métaphysique ^.
Nulle part il ne s'arrête à établir sohdement cette base de son
édifice apologétique. Bien plus, il raille les gens habiles qui
s'y attachent. « C'est une chose admirable que jamais auteur
canonique ne s'est servi de la nature pour prouver Dieu. Tous
tendent à le faire croire. David, Salomon, etc. jamais n'ont
dit : Il n'y a point de vide donc il y a un Dieu. Il fallait qu'ils
fussent plus habiles que les plus habiles gens qui sont venus
depuis ^... »
C'est le même esprit railleur qui s'attaque aux géomètres
et aux philosophes. Il veut « écrire contre ceux qui approfon-
dissent trop les sciences ^ » ; il déclare la géométrie inutile en
sa profondeur ; la philosophie ne vaut pas pour lui une heure
de peine. Pourquoi ? — La philosophie, la théodicée naturelle,
les sciences sont deux fois inutiles et impuissantes.
Inutilité de la connaissance de Dieu par la raison. — Impuis-
santes à créer des convictions, impuissantes à nous rendre
heureux, impuissantes à nous convaincre ; la raison agit avec
lenteur, elle s'assoupit et s'égare; une heure après avoir vu, en
métaphysique, les preuves de l'existence de Dieu, elle craint
de s'être trompée ^. A cette faculté il faut préférer le senti-
ment, l'instinct. L'honnête homme vaut mieux que le spécia-
liste 6 ; le cœur l'emporte sur la raison ' ; « se moquer de la
philosophie, c'est vraiment philosopher^. » Impuissantes à nous
donner le salut : « Quand un homme serait persuadé que les-
proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éter-
nelles, et dépendantes d'une première vérité en qui elles sub-
sistent, et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup
avancé pour son salut ». En un mot, « tous ceux qui cherchent
Dieu hors de Jésus-Christ, et qui s'arrêtent dans la nature, ou
ils ne trouvent aucune lumière qui les satisfasse, ou ils arrivent
à se former un moyen de connaître Dieu et de le servir sans
* 556. — 2 543. — » 243. — * 76. — ^ 543. — « 34-37. — » 282. — • 4.
( 12Çf l'apologétique
médiateur, et par là ils tombent, ou dans l'athéisme ou dans
le déisme, qui sont deux choses que la religion chrétienne
abhorre presque également ^ ».
Existence de cette connaissance par le cœur. — La connais-
sance naturelle de Dieu ne commence pas dans les livres, par
l'étude des preuves et le travail de la raison. Elle est, pour
Pascal, presque aussi spontanée que la connaissance de soi.
Elle lui est postérieure en date, mais elle lui ressemble par sa
ip. 581.
Il est curieux de trouver dans un mystique contemporain de Pascal, la même
doctrine sur la connaissance spontanée de Dieu. Cf. Yves de Paris : La
Théologie naturelle. Paris, chez la veuve Nicolas-Buon 1637 (dernière édit.).
La sympathie cause la connaissance de Dieu.
« Nous savons que toutes les voluptés qui gagnent les affections naissent de
la sympathie et que les plaisirs de l'esprit aussi bien que ceux des sens naissent
de la favorable rencontre des choses semblables. // faut donc que ces peuples
(sauvages) portent dans leurs âmes un secret sentiment de Dieu, puisqu'ils aiment
tant ceux qui leur en parlent. » (les missionnaires) t. I, p. 98.
« Que si les sauvages étaient privés de cette connaissance naturelle de Dieu, le
discours qu'on leur en ferait, au lieu de gagner leurs affections, irriterait leurs
■courages, parce qu'il blesserait leur liberté : car on leur prêche Dieu tout-puissant
qui prend la domination sur les hommes... » p. 59.
De même que nous ne saurions voir le soleil s'il n'avait mis en nous une certaine
qualité lumineuse « ainsi notre esprit ne serait pas capable de la moindre pensée
de Dieu, si Dieu même ne lui en avait imprimé Vidée, si un secours particulier de
sa grâce n'en renouvelait le sentiment et si l'infinité de son essence ne le rendait
présent aux âmes. » p. 62.
Au t. II, p. 247 le P. Yves cependant déclare ne pas vouloir prendre parti
en faveur des idées innées, ou des espèces infuses, à la manière de Platon. « Elle
a seulement reçu de Dieu quelques principes naturels, les uns qui regardent la
religion... qui sont comme les semences de plusieurs autres vérités... »
Revenons au P. Yves. Toute connaissance, dit-il en substance, doit commencer
par des principes qu'on trouve sans recherche. S'il fallait les chercher, à quel signe
les reconnaîtrions-nous ? La connaissance du signe, du principe, doit donc pré-
céder celui de la chose signifiée, de la conclusion. Or Dieu est le principe de tout
et spécialement celui de notre bonheur. « Je ne m'étonne pas que l'homme soit
avantagé de ce sentiment de Dieu sans que son étude le lui ait acquis et que sa
méditation l'ait recherché : d'autant que comme les choses naturelles qui ont
leurs êtres et leurs actions mesurées du temps se conçoivent de nos esprits par
une suite de ratiocinations qui se fait avec le temps, aussi Dieu qui est un être
éternel et nécessaire, est compris de la plus haute partie de notre âme par une
façon d'entendre, stable, immobile, qui devance notre recherche, comme le repos
est premier que le mouvement... Ilimporte à notre bonheur. ..que nous le concevions
par cette façon de connaître également libre du temps et de l'erreur... » Comme
nous ne délibérons jamais de la fin mais seulement des moyens qui nous y con-
duisent, cette première appréhension de Dieu qui est notre dernière fin, ne devait
pas dépendre du discours de notre raison, dont les recherches longues et fautives
ne pouvaient être qu'importunes à l'ardeur de nos affections et périlleuses à
notre félicité, pp. 71, 72.
C'est pourquoi, Dieu donne aux hommes « une inclination naturelle pour le
connaître, aussi puissante que celle qui conduit les êtres privés de raison à leurs
fins. Que s'ils se soulèvent contre cet instinct et qu'ils fassent difficulté de suivre
INTRODUCTION A l' APOLOGÉTIQUE 121
rapidité et sa sûreté. De même que la première entraîne néces-
sairement l'amour de soi, ainsi la deuxième entraîne nécessai-
rement l'amour de Dieu, a Je dis que le cœur aime Vêtre uni-
çersel naturellement^ et soi-même naturellement selon qu'il s'y
adonne ; et il se durcit contre l'un ou l'autre, à son ckoix.
Vous avez rejeté l'un et conservé l'autre : est-ce par raison que
vous vous aimez ^ ? »
Si la volonté s'est endurcie contre Dieu, aveuglant ainsi
l'entendement, il faut tout d'abord se purifier de ses fautes, se
débarrasser des passions. L'intelligence redevenue claire verra
de nouveau l'être universel, et l'étude des preuves ^^ l'examen
un mouvement étranger à leur nature, il arrive que cette même résistance combat
leurs desseins, qu'elle est tout ensemble une peine de leur rébellion et un avertis-
sement de leur devoir, pp. 106-107.
Outre cette connaissance de Dieu par l'instinct, nous en avons une autre par
la raison, pp. 107-112.
Mais « ce qui est de plus fâcheux en ceci, et ce qui doit tenir l'homme dans
une crainte perpétuelle, c'est que de lui-même il n'est pas capable de former de bons
sentiments de Dieu, car les lumières de l'instinct n'en donnent que des connais-
sances confuses, et ont peu de force pour le règlement de notre vie ; celles de la
raison sont imparfaites, à cause que n'avons pas seulement une demie vue de la
nature encore ; encore qu'elle ne soit qu'un effet particulier et limité, qui ne peut
représenter toutes les perfections d'une cause universelle et infinie. «T. IV, p. 112.
La grâce sera donc nécessaire, le P. Yves qui commence comme Pascal, finit
aussi comme lui. « Notre âme, qui n'a qu'une puissance finie, ne peut d'elle-même
concevoir une idée de l'infini. » T. I, p. 64.
« Notre âme est une table d'attente qui doit recevoir ce crayon de la main de
Dieu. C'est un miroir qui ne représenterait pas ce soleil s'il ne lui était présent
et si son rayon n'y figurait l'image de sa majesté, » p. 65.
Que de métaphores ! Qu'en conclure ? « Ce crayon » favorise la théorie des idées
innées et ce « rayon » celui des idées acquises, si le P. Yves entend par là la puis-
sance de connaître. La table d'attente favorise cette hypothèse. Le texte suivant
permet la même interprétation. « Et tout ce que notre esprit conçoit de grand
vient en suite de l'inclination que Dieu lui a donné de connaître et d'adorer sa
toute-puissance, » p. 66.
A ces raisons, a priori nous préférons celles tirées de l'expérience.
« Sans Maître et sans autre théologie, l'innocence réclame dans son oppression
le secours d'une souveraine bonté; les serments en attestent la vérité incorrup-
tible, les consciences coupables entendent dans leur intérieur les menaces de la
justice et les bonnes sentent les faveurs de ses consolations.
Ces libres aveux de la nature devraient suffire à l'homme pour le porter à l'ado-
ration de Dieu sans qu'il demandât d'autres démonstrations de son existence et
de son pouvoir... Pourquoi douter des vérités que notre esprit comprend sans
ratiocination et dont il a une connaissance si familière qu'elle se peut dire sensible
et comparer à l'attouchement, p. 70.
Tertullien, dans son Apologétique, pour prouver que nous avons la connais-
sance spontanée de Dieu, fait appel au témoignage de l'âme naturellement chré-
tienne. « Judicem quoque contestatur illum : « Deus videt » et « Deo commendo »...
Deniquepronuntiamhœc, non ad capitolium, sed adcœlumrespicit. »M.L.l, 375.
* 277. — 2 Pour ne pas encombrer le présent chapitre nous renvoyons
à plus tard l'étude de ces preuves. Il nous suffît de marquer ici leur place logique
dans i' Apologétique.
122 l'apologétique
des prophéties et des miracles sera profitable alors. Puis à
l'heure marquée par Lui, Dieu inchnera le cœur à croire. De
la connaissance de Dieu naturelle, théorique et inutile au salut,
l'âme s'élèvera à la connaissance surnaturelle, pratique et
utile au salut. En somme, d'après Pascal, l'instinct, ou le
cœur, connaîtrait Dieu tout d'abord, la raison s'employerait
ensuite à prouver la religion chrétienne, et la grâce donnerait
la foi.
Soumission de la raison au cœur. — L'instinct intellectuel
commence, l'inspiration finit, la raison fait le miUeu. Elle se
soumet au cœur, dont il reçoit les principes, elle devra égale-
ment se soumettre à l'inspiration pour recevoir la foi.
« La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il
y a une infinité de choses qui la surpassent; elle n'est que faible,
si elle ne va jusqu'à connaître cela. Que si les choses
naturelles la surpassent, quedira-t-on des surnaturelles^». C'est
parce que notre religion est surnaturelle et mystérieuse que la
raison doit se soumettre, où elle ne comprend pas. Mais elle re
doit pas obéir sans motifs. Elle ne se soumettrait jamais, si
elle ne jugeait qu'il y a des occasions de se soumettre ^ Ces
occasions sont les clartés des preuves. A cause d'elles il faut
adorer les obscurités. « De deux personnes qui disent de sots
contes, l'un qui a double sens entendu dans la cabale, l'autre
qui n'a qu'un sens, si quelqu'un, n'étant pas du secret, entend
discourir les deux en cette sorte, il en fera même jugement.
Mais si ensuite, dans le reste du discours, l'un dit des choses
angéhques, et l'autre toujours des choses plates et communes, il
jugera que l'un parlait avec mystère, et non pas l'autre : l'un
ayant assez montré qu'il est incapable de telle sottise et
capable d'être mystérieux; et l'autre, qu'il est incapable de
mystère et capable de sottise ^, »
C. La volonté : L'argument du Pari *.
Rôle de la volonté : ouvrir les yeux. — Son action accom-
pagne et précède même souvent celle de l'intelfigence dans la
recherche de la vérité ; bien des gens ne sont en effet persuadés
que par l'agrément. L'intérêt leur crève agréablement les yeux;
mais, quand cet intérêt bien compris est d'accord avec la
* 267. — * 270. — » 691. — « pp. 437-441.
INTRODUCTION A l' APOLOGÉTIQUE 123
vérité et le bien général, il peut aider à les ouvrir. L'esprit
n'est plus alors la dupe du cœur, mais son maître et la fm de
ses efforts. La volonté est un précieux auxiliaire pour l'esprit;/
si son but est toujours le même, faire trouver la vérité, sesv^^^
moyens varient avec les états d'âme. Celle-ci est-elle indiffé-
rente et paresseuse, sans aucun souci de rechercher la lumière,
la volonté s'éprendra des intérêts éternels et aidera l'esprit à
se convaincre de l'existence de Dieu et de notre immortalité.
L'âme au contraire cherche-t-elle douloureusement, dans le
trouble et l'inquiétude? porte-t-elle envie à ceux qui sont
dans la foi ? l'amour de la vérité, de Dieu et de la rebgion
lui feront voir la lumière dans sa splendeur ; l'âme enfin est-
elle devenue fidèle ? la volonté empêchera la créance de
s'effacer en renouvelant toujours le goût des choses spirituelles.
L'amour de soi fait que l'athée cherche, l'amxour de la vérité
fait que le chercheur trouve ; l'amour de Dieu fait que le
fidèle persévère.
L'adversaire de Pascal dans le Pari. — Prenons l'athée
endurci ; la raison l'a convaincu de sa folie ^ ; il a cherché un peu..
11 en est venu à ce point que dans son esprit les motifs pour
et les motifs contre s'équilibrent. Il ne peut nier l'existence de
Dieu ; il y a trop de preuves en sa faveur, il ne saurait l'affir-
mer; elle soulève trop d'objections. Ce n'est plus un ignorant,
mais un hésitant. Sa raison l'incline à croire, mais ses passions
le retiennent. A ce moment, Pascal saisit son adversaire et lui
propose l'argument du pari : au nom de votre intérêt, vivez
comme si Dieu existait, et vous verrez bientôt qu'il existe en
effet; pariez qu'il existe et vous serez convaincu de son existence».
Tout l'argument tient en cette formule. Parier c'est déposer
un gage, comme signe d'une conviction intime, que les faits
viendront confirmer contre l'opinion d'un adversaire.
Le pari suppose deux joueurs, deux gages ou deux enjeux,
deux convictions, l'attente d'un événement qui démontrera
l'erreur du partenaire adverse. Les deux joueurs sont Pascal'
et l'incrédule, l'enjeu est le bonheur de la vie mondaine ; on le
sacrifie, comme si Dieu existait, la conviction n'est que du côté
de Pascal ; du côté de l'adversaire il y a seulement connais-
sance des motifs de croire sans conviction ; l'originalité du parL
' Voir plus haut B.
124 l'apologétique
est en ce qu'il est motivé non par une conviction, mais par
une nécessité.
Les buts du pari. — Le pari vise en fin de compte, à donner
à l'incrédule la certitude de l'existence de Dieu. Son but pre-
mier est d'amener l'âme à se débarrasser de ses passions, à
pratiquer la morale chrétienne comme si Dieu existait. Les
passions sont les grands obstacles. Ce mur abattu, la lumière
pénétrera sans peine à l'intérieur. « J'aurais bientôt quitté les
plaisirs, disent-ils, si j'avais ki foi. » Et moi, je vous dis :
vous auriez bientôt la foi si vous aviez quitté les plaisirs. Or
c'est à vous à commencer. Si je pouvais, je vous donnerais
la foi, je ne puis le faire ni, partant, éprouver la vérité de ce
que vous dites, mais vous pouvez bien quitter les plaisirs et
éprouver si ce que je vous dis est .vrai ^.
Ce qu'il suppose : une connaissance théorique de la religion,
sa conviction. — Pascal n'exige pas de son adversaire la pra-
tique religieuse, sans aucune connaissance préalable. Ce serait
de la superstition ^ Il suppose au contraire que la raison l'in-
cline à croire. Puisque la raison vous y porteet que néanmoins
vous ne le pouvez, travaillez à vous convaincre, non par l'aug-
mentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos
passions ^. L'évidence est telle, qu'elle surpasse ou égale,
pour le moins, l'évidence du contraire, de sorte que ce n'est
pas la raison qui puisse déterminer à ne pas la suivre et ainsi ce
ne peut être que la concupiscence et la malice du cœur ^
C'est donc elle qu'il faut abattre tout d'abord, comme l'ennemi
principal. L'intérêt actuel, la satisfaction des passions retient
la volonté dans le désordre, l'intérêt futur, le salut de l'âme
doit la dégager, la soumettre à la morale chrétienne et per-
mettre à l'intelligence de voir plus clair. C'est à faire com-
prendre cet mtérêt, qu'est destiné l'argument du pari. Par son
fond, l'intérêt, il convient à tous les incrédules, instruits et
libertins, par sa forme il ne convient qu'à un joueur.
La nécessité. — Parions que Dieu existe, non pas sans science
religieuse, mais sans conviction, parions par nécessité et pra-
tiquons la morale chrétienne comme si Dieu existait. Cet
argument suppose au moins que l'existence de Dieu n'apparaît
1 240. — » 249, 250. — " 233, p. 440, fin. — * 564.
INTRODUCTION A. l' APOLOGÉTIQUE 125
pas comme évidemment impossible à la raison ^. Sans cela il
ne faudrait même pas essayer le pari. Pascal ne veut pas aller
contre la dignité de son adversaire en l'engageant, malgré
les révoltes de sa raison, dans les vertus chrétiennes. Il veut
qu'il reste homme. Mais en quoi consiste cette dignité ? Pour
être vraiment homme, il faut suivre les lois qui régissent notre
nature. Elles se réduisent à deux : rechercher le vrai, fuir l'er-
reur, voilà pour la raison ; rechercher le bien, fuit la misère
voilà pour la volonté ^.
On n'agit pas selon la raison quand les preuves, pour et
contre une opinion se faisant équihbre, on adopte néanmoins
un parti. Le plus sage serait de ne pas choisir. S'il est néces-
saire de faire un choix, et que ne pas choisir équivaille à choisir,
la première loi étant sauve, ou plutôt pratiquement inappli-
cable, reste à sauver la deuxième, c'est-à-dire à fuir la misère,
en prenant le parti le plus avantageux ^. *
Or il faut choisir, cela « n'est pas volontaire : vous êtes
embarqué )\ Il vous est impossible de vivre en dehors de toute
morale. Ne pas l'observer c'est la violer. L'observer c'est méri-
ter la récompense de Dieu, s'il existe; la violer c'est mériter sa
colère, s'il existe. Il faut opter et la raison ne le peut. Car, s'il
n'est pas certain que la religion soit, « qui osera dire qu'il est
certainement possible qu'elle ne soit pas *?» Donc, je ne vais
pas contre la raison en choisissant, donc, il est de mon intérêt
de parier que Dieu existe. Si, en effet. Il n'existe pas, je ne
perds rien en l'autre monde, s'il existe, je gagne tout, au ciel.
Les objections de rincrédule. — L'incrédule ne se laisse pas
facilement convaincre. Il oppose deux difficultés; la première
contre le fait même de parier, la deuxième contre l'enjeu.
Il objecte que «le juste est de ne point parier^ », puisqu'il y a
équilibre entre les raisons pour et les raisons contre. Nous
avons déjà entendu la réponse : c'est le pari forcé, « vous êtes
embarqué » dans la vie. La loi morale ne permet pas de vivre
amoral. Tant qu'il n'est pas certain que Dieu n'existe pas, n'être
pas moral, c'est être immoral, ne pas vivre pour Dieu, c'est
^ Pascal a été plus loin ; il a, tout à l'heure, démontré la possibilité d'un infini
autre que l'infini de la nature, cf. B, n» 231. — ^ pp 438-439. — » p. 437. Ceux
qui ont reproché à Pascal de baser la pratique de la religion chrétienne sur
l'intérêt n'ont pas remarqué: l°qu'il s'agit seulement decommencer la conversion;
2° que les motifs d'intérêt sont les seuls capables de combattre efficacement les
passions. — « 234. — « p. 437 (fin).
126 l'apologétique
vivre contre Dieu, ne pas mériter la récompense, c'est mériter
le châtiment. Au nom de votre intérêt, pariez que Dieu existe,
et vivez selon sa loi.
Oui mais je gage trop, réplique l'incrédule, puisque je risque
tout en risquant le bonheur de ma vie. — Non ; — quand
on veut rester homme, il faut fuir la misère et chercher son
bonheur ^ en prenant le parti le plus avantageux. C'est ici
l'existence de Dieu. Pariez pour elle, c'est parier pour l'infini.
« Voyons. Puisqu'il y a pareil hasard de gain et de perte, si
vous n'aviez qu'à gagner deux vies pour une, vous pourriez
encore gager ; mais, s'il y en avait trois à gagner, il
faudrait jouer (puisque vous êtes dans la nécessité déjouer),
et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé à jouer, de
ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois à un jeu où il
y a pareil hasard de perte, et de gain. Mais il y a une éter-
nité de vie et de bonheur. Et cela étant, quand il y aurait
une infmité de hasards dont un seul serait pour vous, vous
auriez encore raison de gager un pour avoir deux, et vous
agiriez de mauvais sens, étant obligé à jouer, de refuser de
jouer une vie contre trois à un jeu où d'une infinité de hasards
il y en a un pour vous, s'il y avait une infinité de vie infini-
ment heureuse à gagner. Mais il y a ici une infinité de vie
infiniment heureuse à gagner, un hasard de gain contre un
nombre fini de hasards de perte, et ce que vous jouez est fini.
Cela ôte tout parti : partout où est l'infini et où il n'y a pas
infinité de hasards de perte contre celui de gain, il n'y a
point a balancer, il faut tout donner, »
L'adversaire essaie de rétablir l'équation à son avantage,
il n'engage pas le fini pour l'infini, mais l'infini pour l'infini. Sa
vie est finie, soit, mais elle est certaine; c'est ce qu'on tient ;
le ciel est peut-être infini, mais il est incertain. Or il y a une
distance infinie entre le certain et l'incertain. Absolument par-
lant la vie est finie ; relativement à l'inconnu, autant dire, au
néant, elle est infinie. Conclusion : la raison elle-même m'oblige
à ne point parier.
Cela n'est pas, réphque Pascal. Il est vrai la distance est
infinie entre le certain et l'incertain, qui est vraiment tel. Mais,
pour être vraiment tel, il faut qu'il y ait un nombre infini de
chances de perte contre lui. La distance n'est plus infinie,
* p. 439 « mais volte béatiludc ».
INTRODUCTION A l' APOLOGÉTIQUE 127
quand il y a quelques chances de gain; à ce moment, l'équi-
libre est rétabli entre l'enjeu et le gain possible. Il est de nou-
veau rompu en faveur du gain, si celui-ci est infini et s'il n'y a
point contre lui un nombre infini de hasards de perte : « s'il y a
autant de hasards d'un côté que de l'autre, le parti est à jouer
égal contre égal; et alors la certitude de ce qu'on s'expose est
égale à l'incertitude du gain : tant s'en faut qu'elle en soit infi-
niment distante. Et ainsi, notre proposition est dans une force
infinie, quand il y a l'efini à hasarder à un jeu où il y a pareils
hasards de gain que de perte, et l'infini à gagner. Cela est
démonstratif ; et si les hommes sont capables de quelque vérité,
celle-là l'est. »
Cette argumentation emporte les dernières résistances de
l'incrédule. Il se résout à chercher non plus par l'esprit seu-
lement, mais par le cœur et la pratique des vertus. Alors vient
cette précipitation de pensées, née de l'amour, qui applique
l'intelligence à l'étude et facihte l'attention. Bien plus; l'es-
prit s'affine et devient plus apte à comprendre. 11 voit que Dieu
est la fin; il cherche les moyens d'y arriver. L'écriture dit dans
son style figuré : Celui qui cherche de tout son cœur est seul
capable de lire le chiffre. Le même texte, le même mot changent
de sens selon la qualité de l'âme. Le spirituel dont Dieu est
l'unique amour, le terme unique où tendent ses désirs, s'il
rencontre dans le texte sacré le mot « ennemi », il l'entend de
ses passions qui sont le seul obstacle à la conquête du souve-
rain bien. Le charnel a mis sur terre son espérance ; l'esprit
devient la dupe de son cœur grossier, et il entend le même mot
des voleurs, des tyrans et des Babyloniens.
A chaque pas qu'il fait dans l'étude, il voit toute la certitude
du gain et tant le néant de ce qu'il hasarde, qu'il reconnaît
à la fin, avoir parié pour une chose certaine, infinie, pour
laquelle il n'a rien donné ^.
Le rôle de la volonté ne s'arrête point là. Parmi ceux qui
pratiquent elle doit empêcher le dégovit des choses spirituelles,
en s'excitant toujours à la justice, on ne s'ennuie point de
manger tous les jours, car la faim renaît : « sans cela on s'en
ennuierait. Ainsi sans la faim des choses spirituelles on s'en
ennuie -. »
> p. 442, — 2 264.
128 l'apologétique
D. La Coutume.
Il ne faut pas nous méconnaître, nous ne sommes pas des
anges. L'homme n'a pas seulement une âme, il a un corps aussi
il est machine et automate autant qu'esprit. La persuasion
entre en nous par ces deux portes, et la coutume tend à les
ouvrir plus facilement l'une et l'autre.
Ecarte les obstacles devant la Vérité. — Elle s'exerce sur le
corps autant que sur l'esprit. Par le corps elle achemine la
vérité vers l'esprit. Elle écarte les obstacles, les passions qui
tiennent aux sens, et Torgueil lui-même. Les passions sont
éliminées par la pratique religieuse ; et comme cette pratique
comporte en même temps une foule de rites extérieurs, où
l'esprit à peu de part, la superbe en est diminuée. Il faut se
mettre à genoux, prier des lèvres, prendre de l'eau bénite afin
que l'homme orgueilleux, qui n'a pas voulu se soumettre à
Dieu, soit maintenant soumis à la créature. « Attendre de cet
extérieur le secours est être superstitieux, ne pas vouloir le
joindre à l'intérieur est être superbe ^. »
Nous y confirme. — Son action sur l'esprit consiste à trans-
former la vision lente, fragmentaire, incomplète des détails en
une intuition synthétique de l'ensemble. La raison ne considère
qu'une preuve à la fois, à les suivre les unes après les autres, elle
s'assoupit et quand elle les a toutes examinées elle les oublie,
si bien qu'une heure après sa démonstration elle craint de
s'être trompée.
La coutume lui vient en aide. Elle lui facihte le passage d'une
preuve à l'autre ; il devient si rapide qu'on ne l'aperçoit plus
et que l'ensemble des démonstrations se présente bientôt à la
fois sous un même regard. De même que par l'effet de l'habi-
tude les démonstrations géométriques deviennent des senti-
ments, ainsi les preuves de la rehgion deviennent aussi des
sentiments ^ C'est l'effet d'une coutume purement intellec-
tuelle. Mais l'habitude agit également sur chacune de nos
facultés, elle les teint de notre créance. L'imagination se remplit
* 250. — * Nous prenons ce terme au sens d'inluilion, comme nous l'Evors
expliqué à propos de la connaissance naturelle.
JÉSUS-CHRIST VÉRITABLE DIEU DES HOMMES 129
d'un monde d'objets religieux ; la volonté éprouve des émo-
tions appropriées aux personnes et aux choses présentées par
l'imagination et par les sens ; le corps lui-même se plie aux
signes de croix, aux génuflexions ; et ces gestes éveillent des
images, et ces images éveillent des actions et des pensées cor-
respondantes ^.
CHAPITRE DEUXIÈME
Jésus-Christ véritable Dieu des Hommes.
La plupart des hommes n'ont de Dieu qu'une connaissance spontanée,
quasi instinctive, rudimentaire. Une connaissance scientifique basée sur
des preuves solides leur fait généralement défaut, et ceux qui le possèdent
sont impuissants à mettre leurs convictions en pratique. Dieu est p3u connu,,
et il est encore moins aimé. Cette impuissance à servir Dieu îunt à une
cause unique : la concupiscence. Vhomme n^aime que soi; ac son être, il
aime surtout le corps, et Vesclavage où les sens réduisent sa pensée le rend
incapable d'étudier les choses divines. L'esprit et le cœur sont malades.
L'un est incapable, et Vautre est indigne de Dieu. D'ailleurs, aurions-
nous sur Dieu des lumières éclatantes, que nous n'en serions pas avancés
pour notre salut. De tous les esprits et de toutes les pensées ensemble^ on
ne saurait tirer un mouvement de charité, indispensable pour entrer au
ciel : c'est d'un autre ordre, surnaturel.
Que faut- il donc à l'homme pour forcer les portes du paradis ? Un
Rédempteur et un Médiateur. Il rachètera son péché, et le guérira de la
concupiscence. — Il sera pour lui un Maître adapté à sa faiblesse, à la fois
obscur et plein d'éclat ; obscur, pour lui faire sentir son indignité, éclatant,
pour lui faire entendre sa grandeur. Il lui donnera cette grâce sans laquelle
le cœur de l'homme ne saurait croire d'une façon utile au salut.
Ce rédempteur de nos péchés, ce médiateur qui apporte du ciel la lumière
et le pardon, peut y présenter nos souffrances, et les faire agréer en les
unissant aux siennes, c'est Jésus-Christ. Sans lui, il nous est impossible
de connaître Dieu pour l'aimer, par lui, nous le pouvons.
I. Sans Jésus-Christ,
il faut que l'homirte soit dans le vice et la misère.
Les hommes se haïssent. — « Hors de lui, il n'y a que vice,
erreur, ténèbres, mort, désespoir ». Sans Jésus-Cbrist le monde
1 252.
LAHORGUE : LE RÉALISME DE PASCAL 9
130 l'apologétique
ne subsisterait pas, car il faudrait ou qu'il fut détruit ou qu'il
fut comme un enfer, détruit, parce que la justice de Dieu ne
saurait supporter la haine des hommes ; un enfer ^, car au fond
les hommes ne peuvent être heureux qu'en leur Créateur.
Ils ne peuvent mériter la charité. — Dieu voulant laisser
subsister le monde nous envoie un Médiateur. Lui seul pouvait
changer nos cœurs. Pour mériter notre conversion e'. notre
salut, il faudrait aimer Dieu. Mais j'ai donné aux créatures, au
monde, à moi-même, un cœur fait par vous. Rien par consé-
quent, ni mes pères, ni mes œuvres ne vous obligent à m'ac-
corder quelque chose, et je n'attends rien de votre miséri-
corde ! Aussi, la conversion des païens était-elle réservée à
la grâce du Messie. Lui seul « devait produire un grand peuple,
élu, saint et choisi ; le conduire, le nourrir, l'introduire dans le
lieu de repos et de sainteté ; le rendre saint à Dieu ; en faire le
temple de Dieu, le réconciher à Dieu, le sauver de la colère de
Dieu, le délivrer de la servitude du péché ^ ». Le monde n'avait
pas connu Dieu, Jésus-Christ l'avait connu et il le fait trouver
par les voies de l'Évangile.
II. Tous peuvent être sauvés.
Sa croix mérite la grâce. — En effet, par sa croix, il mérite
la grâce et il l'offre à tous leshommes. Jésus-Christ est l'auteur
de cette grâce rédemptrice et illuminatrice qui efface les
péchés, donne au cœur la foi et la charité. Sa croix nous la
mérite. Cette religion, si grande en sagesse et en signes déclare
réprouver tout cela pour ne garder que la croix et la folie ^.
Ce qui fait croire, c'est la croix. Si la foi était un don du rai-
sonnement ou de nos mérites, la gloire nous en reviendrait, et
la Passion aurait été inutile, mais elle est un don de Dieu, par
Jésus-Christ « ne evacuata sit crux * ». Par elle, l'esprit de Dieu
f e répand sur nous, et, selon la parole du prophète : les fils et
les filles de l'Église prophétisent à leur tour ^.
L'union à Lui. — Sous l'action de la grâce, notre vie s'élève ;
elle devient la vie du Christ et du même coup, nous redevenons
» p. 60, II, 766, 769. — * 546. — » 587. — * 588. — » 287.
JÉSUS-CHRIST VÉRITABLE DIEU DES HOMMES 131
capables de Dieu et dignes de Lui. La charité du Christ nous
enveloppe, nous serre, nous pénètre et le fait s'identifier avec
nous. Sa Providence dirige la vie de ses fils. Laisse-moi, dit-il,
te conduire à mes règles. Vois comme j'ai bien conduit la Vierge
et les Saints qui m'ont laissé agir en eux. Ne crains point.
Ma direction est bonne et sûre, puisque le Père aime tout ce
que je fais.
Constante. — Son amour ne nous abandonne jamais. Les
ténèbres entreraient dans la salle, si le soleil s'échpsait, le
péché souillerait l'âme si la grâce de Dieu ne s'y infusait conti-
nuellement. Jésus-Christ l'y entretient toujours. Je te suis
présent par mes paroles dans l'Écriture, par mon esprit dans
l'église et parles inspirations, par ma puissance dans les prêtres,
et par ma prière dans les fidèles. Il vit en nous et opère en
nous tout ce qui arrive. Ne te préoccupe pas de l'avenir, c'est
me tenter plus que t'éprouver que de penser si tu ferais bien
telle chose absente : je la ferai en toi si elle arrive. Ne te préoc-
cupe pas de ta conversion, c'est mon affaire. Accomplis les
petites choses comme les grandes à cause de la majesté divine
qui les fait en toi et qui vit de ta vie. Fais les grandes comme
faciles et aisées à cause de ma toute-puissance qui les opère en
ton âme.
Parce qu'il vit notre vie, il souffre aussi avec nous. Il sera en
agonie jusqu'à la fin du monde, souffrant dans les hommes qui
composent son corps mystique.
Elle est offerte à tous. — La grâce de Jésus-Christ est pro-
posée à tous les hommes. Sa charité et son œuvre veulent
atteindre le monde entier. Moïse est venu pour un peuple,
Jésus-Chr'st est né pour tous. Les Juifs sont bénis en Abraham,
toutes les nations sont bénies en sa semence; la loi a été donnée
aux Juifs et à cause de ce bienfait il est écrit : a non fecit taliter
omni nationi ». L'Église n'offre le sacrifice de la Messe que
pour les fidèles, Jésus a offert celui de la Croix pour tous les
hommes.
Même aux pécheurs. — Son amour embrasse même les
pécheurs. Loin de se renfermer dans les bornes de sa famille et
de ses proches, il se répand sur ses ennemis et puis sur ceux de
132 l'apologétique
Dieu ^. Il est plus grand que^celui de nos amis. « Je te suis
plus un ami que tel et tel; car j'ai fait pour toi plus qu'eux, et ils
ne souffriraient pas ce que j'ai souffert de toi et ne mourraient
pas pour toi dans le temps de tes infidélités et cruautés, comrce
j'ai fait et comme je suis prêt à faire et fais dans mes élu8
et au Saint -Sacrement ». Cet amour l'emporte même sur notre
attachement au péché. Je t'aime plus ardemment que tu n'as
aimé tes souillures ^,
Aussi, Jésus-Christ est-il le rédempteur de tous autant qu'il
est en lui. « Ceux qui mourront en chemin, c'est leur malheur,
mais quant à lui, il leur offrait rédemption ^. »
S'il ne les sauve pas tous, c'est qu'il respecte la liberté des
hommes.
III. Gomment Jésus-Christ nous fait-il connaître Dieu ?
A. Sa grâce agit d'abord sur la volonté.
Il inspire la « modestie ». — Nous l'avons déjà vu, tandis que
les vérités humaines entrent de l'intelligence dans le cœur, les
vérités divir .s pénètrent du cœur dans l'intelligence, en sorte
que la charité est le chemin de la vérité. La grâce purifie le cœur
de ses « sales attachements », et surtout de l'attachement à
nous-mêmes. Par une présomption insensée, l'homme a voulu
s'égaler à Dieu, et trouver en soi son bonheur ; comme Dieu,
il s'est fait le centre du monde. La grâce humilie cette superbe,
mais non pas jusqu'au désespoir. Elle inspire des mouvements
de pénitence pour le mener à la grandeur.
Jésus-Christ maintient l'homme dans ce milieu, et par ce
qu'il lui révèle directement de sa misère et de sa dignité, et par
la manière de lui donner sa religion. Le clair-obscur de sa révé-
lation fournit au cœur matière de s'humiher et d'espérer.
Par la révélation de notre misère. — Par le mépris et la haine
de nous-mêmes, le Rédempteur veut nous conduire à l'estime
et à l'amour de Dieu, (c Ceux qui ont connu Dieu sans connaîtra
leur misère ne l'ont pas glorifié, mais s'en sont glorifiés *. »
Quod curiositate cognoçeruntsuperbiœamiserunt^.M'disceux qui
connaissent Jésus-Christ, connaissent en même temps leur
misère, car« ce Dieu-là n'est autre chose que le Réparateur de
» 767. — 2 553. — 3 781. — * 547. — • 543.
<
JÉSUS-CHRIST VÉRITABLE DIEU DES HOMMES 133
notre misère ^ ». Nous ne nous connaissons que par lui. Il n'a
fait autre chose qu'apprendre aux hommes qu'ils étaient
esclaves, malades, malheureux, pécheurs.
Et de notre grandeur. — Un tableau aussi sombre pourrait
nous pousser au désespoir, si nous ne connaissions en môme
temps le réparateur de nos maux. Mais les pécheurs auprès de
Jésus-Christ, sont au milieu, entre la présomption et le déses-
poir, dans la confiance et l'humilité. Ils ne sont pas éloignés
de Dieu, mais approchés. Parce qu'ils se connaissent bi.on en
connaissant Jésus-Christ, Dieu leur pardonne et les guérit. Les
philosophes qui ont connu Dieu sans Jésus-Christ se sont
éloignés de Lui ; non seulement ils n'ont pas été guéris, mais
leur mal s'est aggravé. Quo quisquam optimus est^ pessimiis, si
hoc ipsum^ quod optimus est^ sihi adscrihat ^. Leur science les
rend plus coupables puisqu'ils s'en font une idole.
Par sa manière claire et obscure d'enseigner. — Jésus-Christ,
par sa façon même d'enseigner et de se révéler, maintient ses
disciples au milieu. La clarté nous pousse à la superbe en nous
donnant l'impression d'une victoire facile sur l'ignorance ;
l'obscurité nous porte au découragement et à la paresse. Pour
nous maintenir dans le juste milieu, le Maître nous maintient
dans le clair-obscur, il fait voir quelque chose et non pas tout.
Jésus-Christ, soit qu'il se révèle lui-même, soit qu'il parle de
son Père, nous inspire toujours l'humilité confiante. Il est
vraiment le Dieu des hommes. Plein d'éclat et d'obscurité il
favorise notre espérance et notre humilité. « Jamais homme n'a
eu tant d'éclat, jamais homme n'a eu plus d'ignominie. Tout
cet éclat n'a servi qu'à nous, pour nous le rendre reconnais-
sable; et il n'a rien eu pour lui. » Des trois grandeurs, celle des
corps, celle des esprits, celle de la charité, Jésus n'a gardé que
la dernière ^.
La source de ces contrariétés est dans les deux natures du
Christ et dans ses deux avènements. La nature humaine nous
offre un Dieu humilié jusqu'à la m^ort de la croix; la nature
divine nous révèle un Messie triomphant de la mort par sa mort
même ^. Aucune de ces deux choses ne se trouve exclusive-
ment dans la himière ou les ténèbres, mais chacune se trouve
» 547. — * 549. — » 792, 793. — < 765.
134 l'apologétique
dans un tel état de clarté et d'obscurité que l'Église a eu autant
de peine à montrer qu'il était homme qu'à montrer qu'il était
Dieu 1.
De se révéler, — Jésus-Christ est caché dans l'Écriture qui
l'annonce. « Les prophéties citées dans l'Évangile, vous croyez
qu'elles sont rapportées pour vous faire croire ? Non, c'est
pour vous éloigner de croire ^. » Dieu permet que vos mauvaises
dispositions trouvent dans leur obscurité un sujet de scandale»
« Tout tourne en bien pour les élus, jusqu'aux obscurités de
l'Écriture ; car ils les honorent, à cause des clartés divines»
Et tout tourne en mal pour les autres, jusqu'aux clartés ; car
ils les blasphèment, à cause des obscurités qu'ils n'entendent
pas 3. »
Jésus-Christ est caché dans son premier avènement. Que
disent les prophètes à son sujet ? Qu'il sera évidemment Dieu ?
— Non, mais qu'il sera un Dieu évidemment caché*. Il est
obscur dans sa personne et dans son œuvre. « De trente-trois
ans, il en vit trente sans paraître. Dans trois ans, il passe pour
un imposteur ; les prêtres et les principaux le rejettent ; ses amis
et ses plus proches le méprisent. Enfin il meurt trahi par un des
siens, renié par l'autre et abandonné par tous ^» Comme Jésus-
Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, ainsi sa vérité
demeure parmi les opinions communes sans différence à l'exté-
rieur. Ses disciples demeurent inconnus ou obscurs parmi
les autres hommes.» Je m'en suis réservé sept mille. J'aime les
adorateurs inconnus au monde, et aux prophètes eux-mêmes ^ i^
Cette obscurité enfin, il l'a poussée jusqu'à l'ignominie ne
voulant pas être tué sans les formes de la justice, car il est
plus ignominieux de mourir par justice que dans une sédition
injuste '.
Jésus-Christ se révèle. « Quel homme eût jamais plus d'éclat.
Le peuple Juif tout entier le prédit avant sa venue. Le peuple
gentil l'adore après sa venue. Les deux peuples, gentil et juif,
le regardent comme leur centre^. ^Ceux-là seuls le découvrent
qui sondent les Écritures ^. Il se montre dans les mystères de
son humanité et de l'Eucharistie. Les chrétiens hérétiques l'ont
connu à travers son humanité et adorent Jésus-Christ, Dieu et
1 764. — 2 568. — ' 575. — * p. 214. — » 792. — « 788. — » 790. — » 792. —
•757.
JÉSUS-CHRIST VÉRITABLE DIEU DES HOMMES 135
homme. Mais de le reconnaître sous les espèces du pain, c'est
le propre des seuls catholiques. Il n'y a que nous, que
Dieu éclaire jusque-là. Rendons-lui des grâces infinies, de ce
que s'étant caché en toutes choses pour les autres, il s'est
découvert en toutes choses et en tant de manières pour
nous ^
Sa rehgion, comme sa personne, participe de ce clair-obscur.
Ses preuves sont persuasives, sans être contraignantes. Elles
enseignent ces deux vérités que l'homme est capable de Dieu
et indigne de Lui. Aussi, lui ofîre-t-elle dans sa doctrine des
motifs d'espérer et dans ses mystères l'oecasion de s'humiher.
La vraie religion est cachée par le fait qu'il y a plusieurs reli-
gions, et par le fait aussi que les autres ont des martyrs. Si
Dieu n'eût permis qu'une seule rehgion, elle eût été trop recon-
naissable.
Mais elle a aussi des preuves sohdes. Une des confusions des
damnés sera de s'entendre condamner par cette raison au nom
de laquelle ils ont prétendu condamner la rehgion chrétienne»
B. Jésus- Christ est le médecin de la volonté ;
il est aussi le Maître de l'intelligence.
L'homme éprouve de la difficulté à connaître les vérités
même d'ordre naturel. Nous l'avons vu impuissant à dépasser
les apparences, les vérités premières et d'ordre général, impuis-
sant à se connaître lui-m.ême. Avant Jésus-Christ, les hommes
ne savaient pas s'ils étaient grands ou petits et ceux qui ont
dit l'un ou l'autre l'ont deviné par hasard. Ils se sont même
toujours trompés en excluant l'une ou l'autre de ces deux
vérités.
II nous donne en lui-même des preuves de Dieu. — Leur igno-
rance était plus grande encore à l'égard de Dieu. On n'avait pas
de son existence des preuves, ou satisfaisantes ou constantes.
Une démonstration scientifique manquait à la plupart. Ils
s'arrêtaient à la connaissance spontanée, confuse, suffisante
pour débuter dans la vie morale, insuffisante pour y persévérer,
lorsque les passions viennent obscurcir l'intelhgence. Il fau-
*pp. 214-215.
136 l'apologétique
drait alors des preuves solides et palpables, qui empêchent de
se tourner vers les créatures. Jésus-Christ les donne. Il prend
l'âme au degré le plus bas de la connaissance religieuse. Par
l'instinct intellectuel, confusément et spontanément, elle sait
que Dieu existe et que sa Providence s'étend à tous les hommes.
Jésus-Christ alors, enseigne à cette âme la vérité sur Dieu et
même sur toute vérité. Sa connaissance est en partie directe,
car le Maître l'aide à trouver elle-même la vérité; et en partie
indirecte, puisqu'elle est basée sur l'autorité ; mais elle est
solide comme cette autorité, étendue comme sa révélation. Le
monde n'a pas connu Dieu, mais moi, je l'ai connu Père
Saint, et il l'a fait connaître, et par là, nous avons tous la
vie. « Cette est la vie éternelle, qu'il te connaissent seul vrai
Dieu, et c.dui que tu as envoyé, Jésus-Christ ^ »
Ce qui nous reste des « Pensées » et des « opuscules » de Pas-
cal ne nous fournit pas de longs développements sur Dieu, ses
attributs, sa Providence. Pascal dans les a Pensées » amène
l'indifférent au seuil de l'Église, et s'il s'en remet à elle des
soins de l'instruire, et dans les « Opuscules », il fait de la morale,
de la mystique, mais peu de théologie dogmatique. Il nous
donne plus de détails sur la révélation du Bien et du Vrai par
Jésus-Christ.
Ses exemples nous montrent où est le bien et le vrai. — Le
Messie nous fait connaître où est le vrai bien. Sa vie et ses
exemples nous sont une leçon. Il est le modèle de toutes les
conditions pour mener les hommes à Dieu. Ce qui est arrivé en
Jésus-Christ doit arriver en tous les hommes, et l'imiter c'est
pratiquer te bien puisqu'il n'y a de bon que le chemin du
Ciel, l'imitation de Jésus-Christ humble, charitable, souffrant.
Ne jugeons pas des choses indépendamment du rapport
qu'elles ont avec Dieu. Tout doit y conduire, les maux eux-
mêmes. Le Père a voulu la passion de son fds, il veut aussi la
nôtre, avant de nous glorifier. L'explication de nos souffrances
et de la consolation n'est à chercher ni auprès des créatures
inanimées, ni auprès des hommes. La cause des accidents que
nous appelons maladies n'est pas ici-bas ; la Providence de
Dieu en est l'unique et véritable cause. Il faut donc remonter
jusqu'à l'origine pour trouver un solide allégement. Là, nous
1 p. 142.
LES PREUVES DE JÉSUS-CHRIST 137
verrons que la volonté de Dieu sainte, quoique impénétrable,
conduit tout au bien de son Église et de ses élus, il veut que les
souffrances nous unissent au sacrifice du Christ, pour nous
détacher du corps et de la concupiscence ^.
Vouloir juger sans tenir compte des desseins de Dieu, c'est
vouloir être Dieu soi-même. Seule, la sagesse divine peut juger
des choses en ne consultant que soi. Tous les autres doivent
tenir compte des lois posées par le Souverain du monde. Les
négliger, c'est néghger Dieu; ne consulter que soi, c'est s'égaler
à Dieu. Ainsi firent nos premiers parents. Eritis sicut dii,
scientes boniim et malum. Ainsi font ceux qui déclarent caté-
goriquement et sans appel : cela est bon, cela est mauvais ;
de même ceux qui s'affligent ou se réjouissent trop des évé-
nements.
La vie de Jésus-Christ est la norme du bien. Elle a pour
but de rendre les hommes bons et heureux, elle est la cause
exemplaire et efficace de tout bien. En Jésus-Christ est notre
vertu et notre félicité ^,
CHAPITRE TROISIÈME
Les Preuves de Jésus-Ghxist
Xi 'Immanence de la Foi et les Preuves subjectives.
Uhomme ne saurait par ses seules forces conquérir ni la vérité ni le
bonheur. La terre est un enfer douloureux et ténébreux : sans Jésus-Christ,
elle serait inhabitable. Par lui^ le ciel redevient clément, la lumière brille
dans les ténèbres et la vie ranime les cœurs. Son action se continue à travers
les siècles par la religion chrétienne. En Jésus-Christ et dans VÉglise,
nous avons des preuves solides et palpables de tout ce qu^il nous importe
de savoir, notre origine heureuse tout d^abord, viciée ensuite par le péché
et notre destinée ramenée à sa fin première par le Médiateur.
Tout repose sur lui mais lui-même sur quoi repose-t-il ? Quelles preuves
uvons-nous de sa mission ? Au nom de qui réclame-t-il notre créance ?
Tout d^ abord au nom de notre cœur lui-même. « Si quelqu'un a soif qu'il
vienne à moi et qu'il boive, » dit le Maître. Et nous sommes brûlés d'une
telle soif qu'aucune des eaux amères contenues dans nos citernes ne saurait
étancher. Il dit encore : venez à moi, vous tous qui êtes fatigués ou accablés,
» p. 97. — « 577. — ' 546.
138 l'apologétique
je vous soulagerai. Qui n'éprouve cette fatigue et cet accablement sous le
poids de fautes et d'habitudes vicieuses^ dont il nous est impossible de nous
débarrasser ? Mieux nous nous connaîtrons et plus nous serons attirés vers
le Médecin. Cest pourquoi toute apologétique doit commencer par V étude
de notre cœur et de ses aspirations.
Place du « Moi » dans les « Pensées ». — Le « Moi » tient une
place importante, dans les « Pensées ». Parce qu'il veut se faire
le centre de tout, ce moi haïssable devient l'objet constant des
attaques de Pascal. Il n'est jamais assez mort, peut-on dire ;
aussi ne se lasse-t-il jamais de le combattre.
Même converti ce « Moi » obsède l'esprit de Pascal, et il le
force à partir de lui pour remonter jusqu'à Dieu, à travers les
scories du « figmentum malurn ». Les mots, les arguments, les
théories nous rappellent à chaque instant que l'auteur est con-
centré sur son âme. Le « Moi » se venge de son détracteur en
l'obligeant à s'occuper de lui, quand même. Les termes de cœur,
sentiment, essentiellement subjectifs, nous obligent à des
retours sur nous. Quand il veut prouver la vérité de la rehgion,
l'apologiste nous avertit qu'elle est comme préfigurée au fond de
notre cœur et de notre esprit ; un gouffre infini y reste béant,
et Dieu seul peut le remplir; l'essentielle et substantielle vérité
peut seule répondre à notre ardent désir de pleine lumière.
Enfin, ses théories les plus chères ramènent Pascal au dedans
de lui-même pour y adorer Dieu. S'il est une théorie qui ait eu
de l'empire sur son génie c'est celle du corps mystique. ^J£|
Théorie du corps mystique : Dieu en nous. — Nous sommes
membres d'un corps, dont Jésus-Christ est l'âme ; et comme
l'âme est dans chaque partie du corps. Dieu est en chacun de
nous, plus que nous-mêmes. Il n'est pas nécessaire de tant le
chercher au dehors puisqu'il est si près de nous « in ipso çivi-
muSj mopemur et sumus » disait l'apôtre.
Descartes a fait sortir toute une philosophie de l'étude du
« cogito ». Il lui a suffit d'étudier sa propre pensée pour édifier
un système. Pascal serait-il jaloux des lauriers de son contem-
porain et voudrait-il faire sortir toute une rehgion d'une étude
du cœur ?
Dieu ne se communique pas directement à tous. — Au nom
même de ses principes mystiques, Pascal ne pouvait former un
LES PREUVES DE JÉSUS-CHRIST 139
tel dessein, Dieu est bien en nous tous, mais il ne se commu-
nique pas à tous de la même manière. Certains membres sont
morts et séparés de sa grâce. Les pécheurs auront beau scruter,
leur conscience, ils n'y trouveront qu'une capacité vide de Dieu
un besoin de Lui, mais aussi une impuissance à le connaître,
tant qu'il ne daignera pas se montrer.
Ni toujours. — Lorsque ce jour viendra, jour de vie nouvelle
où ils seront rendus participant de la nature Divine, alors
même ils devront se souvenir qu'ils sont des membres. A
ceux-ci l'influx vital n'est pas communiqué directement par
l'âme, il descend aux membres inférieurs par l'intermédiaire
de la tête. La tête c'est la hiérarchie, le Pape. « Je ne me
séparerai jamais de sa communion ^. » Aussi l'homme est-il
agité par deux mouvements qui semblent se combattre et qui
en réalité se complètent.
La vérité vient de Dieu et des hommes. — 11 est plein de
besoins qui le jettent dehors et l'obligent d'aller chercher la
vérité et le bonheur auprès des autres membres; et après cela,
il se sent reporté vers soi, incapable d'aimer autre chose que
lui-même, et dans cet amour il peut parfois reconnaître l'amour
de l'âme universelle qui réside en son fond. En l'aimant iî
s'aime lui-même. Pour connaître, l'homme doit donc s'adresser
à la fois à la hiérarchie et à Dieu.
Nécessité de la grâce pour croire. — Dans cette théorie, Pas-
cal met surtout en relief la nécessité de la vie nouvelle pour
produire les actes de foi. La grâce le rend membre de l'Éghse,
capable d'entendre sa prédication et d'y donner son assenti-
ment, d'une manière «utile au salut ». Sans elle, toute sagesse
doit être réputée folle ; car le Dieu des Chrétiens n'est pas
celui des philosophes et des savants mais « un Dieu sensible au
cœur », que la grâce incline à croire.
En aucun moment, il ne pourra se fier à ses propres forces
pour persévérer dans la foi. Nous pouvons bien retenir de-
mémoire une leçon de Virgile, mais nous ne pouvons pas conti-
nuer à croire sans le secours de Dieu. Quand la vie se retire
d'un membre, il meurt, quand la lumière ne pénètre plus dans
»^. 219.
140 . l'apologétique
un appartement, il est dans les ténèbres. Ainsi quand l'esprit
de Dieu n'est plus sur les hommes, ils cessent d'être ses fils et
de croire en lui.
Ces principes ne sont pas entièrement ceux desimmanentistes.
— De là il nous est facile de conclure que la méthode apolo-
gétique de Pascal ne sera pas celle de l'immanence absolue.
Les partisans de cette dernière tirent tous leurs arguments, en
faveur de la rehgion, de sa conformité avec les concepts de
notre intelligence et les désirs de notre cœur ; ce qui ne corres-
pond pas à un besoin de l'homme, ce qui n'est pas appelé, exigé
par sa nature ne saurait entrer en lui, devenir assimilable et
utile. Pour savoir ce qu'il lui faut, il n'est donc pas expédient de
consulter le monde extérieur, où les thaumaturges opèrent des
miracles, et où les prophètes annoncent l'avenir ; une seule
preuve compte : La religion proposée répond-elle à mes
désirs ? Mon esprit réclame-t-il la lumière de ses dogmes et
la consolation de sa morale ? Vient-elle satisfaire mes désirs
les plus nobles ? Celui de la béatitude pour mon âme, inca-
pable de trouver le repos dans les créatures; celui de retrouver
Dieu perdu ou de mieux le posséder ^ ?
Sa doctrine vient-elle donner une solution lumineuse aux
problèmes qui tiennent son esprit angoissé ? Que nous apprend-
elle sur notre origine et notre fm ? Aux yeux de l'immanen-
tiste absolu ces questions ont seules de l'importance.
Ils posent le principe suivant :« Ce qui ne correspond pas à
un appel, à un besoin, ce qui n'a pas dans l'homme son point
d'attache intérieur, sa préfiguration ou sa pierre d'attente, ce
qui est purement et simplement du dehors, cela ne peut ni
pénétrer sa vie, ni informer sa pensée, c'est radicalement ineffi-
cace en même temps qu'inassimilablc ^ ».
Ce que Pascal en retiendrait. — Ces métaphores de « préfigu-
ration », de« pierre d'attente» auraient fait sourire Pascal d'un
sourire de complaisance. Il y aurait reconnu ses théories exem-
plaristes. Il a dit lui aus^i que nous portons en nous un modèle de
beauté dont nous cherchons une copie dans le grand monde ;
elle a une place d'attente dans nos cœurs ^. Ce qui est fait sur
ce modèle nous agrée ; le reste nous demeure indifférent.
^ Cf. Art. Immanence, col. 509 et s. dans le Dictionnaire d' Apologétique. —
PiTiTOT, Pascal, pp. 207-209. — « Cf. Immanence, col. 851. — » p. 127.
LES PREUVES DE JÉSUS-CHRIST 141
Ce qu'il rejetterait. — Il n'aurait pas conclu qu'une religion
est fausse du moment où elle ne satisfait pas l'homme. 11 voit
au contraire dans l'indifférence et la haine de beaucoup à l'égard
du christianisme un motif de l'embrasser. Une religion acces-
sible à tous, pécheurs et justes, lui paraîtrait manquer de
justice ; un Dieu qui veut rendre à chacun selon ses œuvres ne
doit pas se révéler aux cœurs mauvais, aussi leur endurcis-
sement est-il un argument en faveur de la pureté de la religion
et de la justice de Dieu.
Le christianisme serait-il passé dans les habitudes de tous les
honnêtes gens que Pascal en serait peut-être ébranlé, mais non
convaincu. Les habiles peuvent faire un acte de foi au « Credo i^
et cependant ne pas être chrétiens; les sages peuvent pratiquer
au moins extérieurement, beaucoup de vertus, et cependant
rester « abominables » devant Dieu. La religion est si haute
qu'aucun de nos efforts ne saurait y atteindre ; elle est si
ample qu'elle remplit nos aspirations naturelles mais en les
débordant encore. C'est que son Dieu n'est pas celui des
savants ni celui des déistes ; il n'est pas un Dieu que l'on
puisse connaître à force d'études ni honorer par la multitude
des actes ; le Dieu des chrétiens est un Dieu qui remplit l'âme
d'humilité, de défiance, de haine de soi. C'est un Dieu qui lui
donne l'amour du Dieu infini et la rend incapable de tout
autre ; c'est un Dieu qui lui donne la certitude, la joie et
jusqu'aux pleurs de joie.
Le cœur humain est bien capable de le recevoir s'il descend,
mais il ne peut monter jusqu'à son trône. Pour cela, il doit
devenir participant de la nature divine, et s'élever au-dessus de
toute nature. La grâce lui est donnée dans ce but. Elle permet
à son intelhgence de faire un acte de foi « utile au salut », et
à son cœur d'aimer Dieu d'une manière qui Lui est agréable.
La formule de rimmanentisme pasealien. — Reprenant le
principe de tout à l'heure : ce qai ne correspond pas à un besoin
de l'homme, cela ne peut entrer en lui ; Pascal ajouterait :
cela est vrai en toute hypothèse, mais il est également vrai
que le Créateur garde sa toute-puissance sur le cœur humain.
Il peut le dilater et le compléter, lui donner de nouveaux
besoins et de nouvelles forces pour le rendre capable de le
142 l'apologétique
trouver et de l'aimer comme on ne peut le faire dans aucune
religion naturelle.
Dieu ne détruit pas la nature. — Aussi bien, la grâce ne
détruit-elle pas la nature humaine ; elle l'élève seulement ; en
ce nouvel état, nos puissances gardent et leurs besoins et leurs
méthodes. La raison, en particulier, continue ses recherches
dans l'univers parmi les phénomènes de la nature et les actions
des hommes, elle les examine selon ses principes et ne donne
son assentiment qu'aux vérités évidentes. Gomme Dieu exerce
son action en chaque âme, il l'exerce aussi dans le monde
extérieur et par là, il peut manifester ses intentions à notre
esprit. Ses miracles sont une secousse qui ébranle laa machine »
et un« éclair » qui montre à l'esprit où est la vraie religion. Ses
prophéties embrassent toute l'histoire de l'humanité et mani-
festent à l'intelligence que l'avènement du Christ est le centre
de l'histoire. Depuis sa mort tout prouve qu'il est arrivé; avant
elle, les hommes les plus religieux l'attendent comme leur
Sauveur.
La méthode apologétique de Pascal ne se confine donc
pas dans les preuves subjectives ; il faut renoncer à le ranger
parmi les immanentistes absolus. Il ne répudie cependant pas
toute méthode d'immanence. Il nous reste à exposer son sys-
tème. L'étude de l'âme humaine, de ses aspirations et de ses
misères y tient une large place mais elle n'est pas prépondé-
rante ; elle est utile aux débutants ^ mais elle ne peut les mener
qu'au seuil de la vérité, quand la conscience a donné du res-
pect pour la religion et fait désirer qu'elle soit vraie, elle doit
passer flambeau à la raison; celle-ci introduiradans le vestibule
de la foi ; les preuves subjectives lui donneront des probabilités ;
les raisons et les preuves objectives lui donneront une certitude
humaine ; l'irxspiration lui donnera les clartés surnaturelles.
L'argument que Pascal tire de Tétude de notre âme tient en
•cette formule ; parce que la religion chrétienne seule résout le
problème de nos « contrariétés », parce qu'elle les réduit, par ce
qu'elle nous donne enfin, le moyen de posséder le vrai bien,
elle est la seule vraie.
* Pascal excepte cependant la preuve tirée du péché originel, elle ne doit être
exposée qu'après les preuves objectives établissant l'autorité de la religion.
<
LES PREUVES DE JÉSUS-CHRIST 143
Le problème des contrariétés et le péché originel. — Elle
résout le problème de ses « contrariétés ». Peu d'hommes se
connaissent ; ils devinent leur misère, leur impuissance et ils
craignent de se regarder en face de peur de rougir de leur
laideur. Comme elle obsède quand même leur esprit, ils font
effort pour la chasser dans le divertissement, ou pour l'anéantir
dans le mensonge.
Contrariétés. — Qu'ils aient une fois le courage de s'étudier.
Ils se reconnaîtront pleins de contrariétés. Elles sont tellement
évidentes que plusieurs en ont conclu à l'existence de deux
âmes. Au fond de notre cœur un gouffre infini a été creusé,
qu'un être infini est seul capable de combler; et, cependant,
nous ne cherchons que le fini ; nous sommes faits pour Dieu et
nous lui sommes contraires. Il est peu connu et peu aimé.
Pourquoi ? pourquoi notre indifférence à l'égard du souverain
Bien, et notre impuissance à le chercher, le jour où no!:s l'avons
découvert ? Peu de sages ont connu ces contrariétés; aucune
philosophie, aucune religion n'a résolu le problème de leur ori-
gine.
Ce qu'en dit la Religion. — Voici la religion chrétienne,
révélée par le Créateur de l'homme pour l'instruire et le guérir.
Comment ne connaîtrait-elle pas sa nature ? Elle enseigne
donc aux hommes ces deux vérités ; et qu'il y a un Dieu dont
les hommes sont capables, et qu'il y a une corruption dans la
nature qui les en rend indignes ^.
Avec les plus sages, le christianisme définit la nature du
Bien vers lequel tendent nos désirs. Il est nécessaire que le Bien
universel que tous les hommes désirent ne soit dans aucune des
choses particulières, qui ne peuvent être possédées que par un
seul, et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur par
le manque de la partie qu'il n'a pas, qu'elles ne le contentent
par la jouissance de celles qu'elles apportent : le vrai bien doit
être tel que tous puissent le posséder à la fois, sans diminution
et sans envie et que personne ne puisse le perdre contre son
gré 2.
Le péché originel en est la eause. — Comment ne pas avoir
^ p. 680.— * p. 520.
144 L APOLOGETIQUE
du respect pour une religion qui a connu le cœur humai»
autant que les plus pénétrants des philosophes ? Ses lumières
nous mènent plus loin que leur sagesse et elle doit nous être
d'autant plus vénérable. Elle seule en effet, répond à notre
question : d'où viennent ces contrariétés ? La révélation nous
le dit. La nature humaine a été corrompue par le péché d'Adam ;
en suite de sa faute, tous naissent coupables, indignes de con-
naître et d'aimer Dieu, voués aux flammes de l'enfer. Mais
c'est une fohe, proteste la raison! — Oui, le péché originel est
folie devant les hommes, mais on le donne pour tel. Vous ne
devez pas me reprocher le défaut de raison en cette doctrine,
puisque je la donne pou^ être sans raison ^.
La folie de cette doctrine explique l'incompréhensible. —
Comment donc la folie d'une doctrine qui révolte nos senti-
ments de justice élémentaire peut-elle être un motif de l'em-
brasser 2 ? C'est que cette folie est le seul moyen d'expliquer
l'incompréhensible. Par un mystère obscur nous nous rendons
compte d'un mystère plus obscur encore. Cette folie est plus
sage que toute la sagesse des hommes. Sapientiiis homnihus.
Car, sans cela, que dira-t-on qu'est l'homme ? « Tout son état
dépend de ce point imperceptible. Et comment s'en fût-il
aperçu par sa raison, puisque c'est une chose contre la raison
et que sa raison, bien loin del'inventerparsesvoies, s'en éloigne
quand on le lui présente ^? »
A ceux qui croient déjà. — Que ferons-nous donc ? Com-
mencer, par ce chapitre, la démonstration de la vérité reli-
gieuse, serait décourager les recherches d'un esprit fort. Ces
fondements ne sont sohdement établis que sur V autorité invio-
lable de la rehgion. Quand l'athée aura fait usage de sa raison
et vérifié que cette autorité est inviolablement assise sur des
preuves objectives, alors la raison devra se soumettre et accep-
ter les données de la révélation. En effet. Dieu, « voulant nous
rendre la difficulté de notre être inintelligible à nous-mêmes,
en a caché le nœud si haut, ou, pour mieux dire, si bas, que
nous étions bien incapables d'y arriver ; de sorte que ce n'est
* 445. — 2 Car qu'y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable '
justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté ? (page 532).
— » 445.
LES PREUVES DE JÉSUS-CHRIST 145
pas par les superbes agitations de notre raison, mais par la
simple soumission de la raison, que nous pouvons véritable-
ment nous connaître ^ ».
Mais ce mystère une fois admis, tout s'éclaire. « De ce prin-
cipe que je vous ouvre, vous pouvez reconnaître la cause de
tant de contrariétés qui ont étonné tous les hommes, et qui les
ont partagés en de si divers sentiments. »
Qui pourra justifier la conduite de Dieu envers l'homme,
sans admettre le péché originel ? Qui expliquera pourquoi II
nous a faits à la fois pour lui et contraires à Lui ? Sa sagesse,
son amour et sa justice s'opposent à ce qu'il nous ait créés, et
pour cette grandeur, dont il y a encore tant de traces, et inca-
pables d'y atteindre ; d'autant plus incapables que la plupart
des hommes n'ont aucun souci du souverain Bien. C'est une
chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même
temps, cette sensibibté pour les moindres choses et cette
insensibilité pour les grandes. D'où viennent ces dispo-
sitions contre nature ? Car c'est bien là un enchantement
incompréhensible. Il marque une force toute puissante qui
le cause ^
Toutefois, si nous ne sommes obligés de voir le doigt de
Dieu en cet assoupissement, comment y reconnaître sa
Justice ? La faute originelle est la réponse à cette ques-
tion : « ... il faut que nous naissions coupables ou Dieu serait
injuste ^ ».
Elle explique nos contrariétés. — Cette même faute nous
permet de comprendre la cause de nos oppositions. Tout ne
nous a pas été enlevé par elle. La miséricorde de Dieu nous a
conservé quelques lambeaux de notre ancienne royauté. Ces
misérables restes nous rendent encore capables d'aspirer vers
le souverain bien et d'éprouver des sentiments de grandeur.
Dans un sujet simple, tout doit tendre au même but, harmo-
nieusement et sans heurt. Dans l'homme, au contraire, la lutte
est ouverte entre la partie supérieure et la partie inférieure.
Les philosophes l'ont à peine connue et ils n'ont jamais étudié
qu'une partie de nos mouvements. C'est pourquoi les uns nous
ont égalé aux bêtes et les autres à Dieu. Écoutez la sagesse
» p. 533. — * p. 533, p. 420. — => 489.
IJkBOROUE : LK BÉALISME DE PAECAI.. 10
146 l'apologétique
divine. Elle vous dira que nous ne sommes plus simplement dans
l'état de notre création mais que nous sommes à la fois dans
l'état de notre création et dans l'état de chute. Ces deux états
étant ouverts il est impossible que vous ne les reconnaissiez
pas ; suivez vos mouvements, observez-vous vous-mêmes, et
voyez si vous n'y trouverez pas les caractères vivants de ces
deux natures. Tant de contradictions se trouveraient-elles dans
un sujet simple ? Il est plus clair que nous sentons en nous-
mêmes des caractères ineffaçables d'excellence, et il est aussi
véritable que nous éprouvons à toute heure les effets de notre
déplorable condition. « Que nous crie donc ce chaos et cette
confusion monstrueuse, sinon la vérité de ces deux états, avec
une voix si puissante, qu'il est impossible d'y résister ^ ? »
Il n'est d'ailleurs pas nécessaire d'étudier ces mouvements
contraires pour conclure à notre double nature. La conscience
de notre misère y suffît. «Car ce qui est nature aux animaux,
nous l'appelons misère en l'homme; par où, nous reconnaissons
que sa nature étant aujourd'hui pareille à celle des animaux, il
est déchu d'une meilleure nature, qui lui était propre autrefois.
Car qui se trouve malheureux de n'être pas roi, sinon un roi
dépossédé ? Trouvait-on Paul-Émile malheureux de n'être
plus consul? Au contraire tout le monde trouvait qu'il était
heureux de l'avoir été, parce que sa condition n'était pas de
l'être toujours ^ ».
Influence Janséniste dans Tœuvre de Pascal. — Toute l'ar-
gumentation de Pascal repose sur les prémisses de sa théologie
janséniste. La doctrine catholique admet la possibilité d'un
état de nature pure, où l'homme serait destiné à une fin natu-
relle, avec des secours naturels pour connaître les misères phy-
siques et morales que nous constatons aujourd'hui. En cet état,
la grâce surnaturelle aurait fait défaut, mais cette absence
n'eut pas été un péché puisque Dieu ne l'ayant jamais donnée,
n'aurait pas enjoint de ne pas la perdre ^.
Les Jansénistes au contraire n'admettent pas la possibilité
d'une fin naturelle; en fait, comme en droit, l'homme a été créé
pour voir Dieu face à face ; et la grâce fait partie constitutive
de la nature. 11 n'y a que deux fins possibles : le ciel ou l'enfer;
un lieu intermédiaire, où l'on serait heureux en dehors delà
* 435. — * 409. — ^ Le j3éché originel en effet consiste dans la privation de la
grâce sanctifiante, en des sujets où elle devrait se trouver.
LES PREUVES DE JÉSUS-CHRIST 147
vision béatifique, est déclaré impossible. Il n'y a qu'un moyen
d'arriver au bonheur, la grâce déiforme ; qu'elle fasse défaut,
et la nature humaine est mutilée, radicalement impuissante à
conquérir le bien. Gomme elle n'a pu être ainsi blessée que par
sa faute, elle est déclarée coupable, et châtiée en conséquence.
Puisque l'humanité n'a pas voulu du ciel elle sera précipitée en
enfer.
Il n'y a rien de plus contraire « aux règles de notre misérable
justice que de damner éternellement un enfant incapable de
volonté pour un péché, où il paraît avoir si peu de part, qu'il
est commis six mille avant qu'il fût en être ^ ». Aussi Pascal
évitera-t-il de proposer, dans son introduction, l'argument
tiré du péché originel. Il découragerait son adversaire. Il en
fera donc un argument de confirmation. Quand l'autorité de la
religion sera solidement établie sur d'autres preuves, quand la
doctrine du péché sera acceptée sur la parole de l'église, alors
elle lui dira : Parce que l'église est seule à rendre raison de nos
contrariétés, elle est la seule vraie.
Donner cet argument pour confirmer une vérité déjà établie
ce n'est pas assez ; il peut figurer parmi ceux qui établissent
l'autorité de la religion ; d'autre part le donner comme une
preuve irréfragable, c'est trop. D'autres hypothèses, en effet,
peuvent expliquer les contrariétés de notre nature.
Ce qu'on peut retenir de l'argument du péché originel. — Si
au lieu d'envoyer indistinctement en enfer tous les pécheurs,
on les divise en deux catégories : d'un côté ceux qui ont commis
des fautes personnelles, et de l'autre, les enfants privés de la
justice originelle ; si on réserve aux premiers les châtiments
éternels et aux autres le séjour des limbes, la justice de Dieu
ne scandahse plus. Le ciel étant ouvert à ceux-là seulement
qui ont la robe nuptiale, les enfants morts sans baptême n'y
ont pas accès ; mais l'enfer étant réservé aux seuls coupables,
les innocents en restent éloignés. La justice de Dieu est sauve.
Cependant notre cœur n'est pas consolé. Il s'est fait de la
bonté divine une idée plus élevée. Quand tout proclame la
munificence du Créateur, comment exphquer son peu de libé-
ralité à l'égard du roi de l'univers. Encore que Dieu ait pu le
créer sans l'enrichir de tous les dons d'Adam et lui laisser quel-
ques-uns des maux dont nous souffrons, il répugne cependant
» p. 532.
148 l'apologétique
à notre façon de concevoir son amour qu'il ait voulu, sans faute
de notre part, nous accabler d'une telle misère. Le dogme du
péché originel satisfait à la fois à la justice et à l'amour. Si
nous sommes malheureux, la faute n'en est pas à la charité de
Dieu, mais à notre révolte première et il convenait que celle-ci
fut châtiée.
Aussi beaucoup d'apologistes, et parmi eux saint Augustin
et saint Thomas trouvent-ils dans la désobéissance d'Adam la
cause de nos malheurs. Ils parlent comme Pascal de nos con-
tradictions, mais ils ne disent pas comme lui : L'homme se
trouve malheureux et aspire à une meilleure condition, donc
cette condition il l'a goûtée jadis ; « car qui se trouve mal-
heureux de n'être pas roi sinon un roi dépossédé ? » (409). Nous
ne pouvons argumenter de la sorte ; pour n'être pas heureux
dans une situation, il suffît en effet d'en imaginer une meil-
leure et de la croire possible.
Même en suivant Pascal, nous ne pouvons partager toute
l'ardeur de sa conviction. Pour lui, la faute originelle est
l'unique explication possible de notre indigence morale ; aussi
conclut-il hardiment : Donc la seule religion qui nous la révèle
est la seule vraie.
Et saint Thomas est moins catégorique. « Des signes pro-
bables du péché originel se manifestent dans l'humanité.
(... Peccati originalis in humano génère, probabiliter quaedam
signa apparent ». Contra gentes IV. o. 52.) La prévarication de
notre premier père n'est pas en effet l'unique hypothèse qui
rende compte de notre nature. Ces flots contraires qui l'agitent
peuvent avoir pour cause la complexité de l'homme. Pascal
lui-même reconnaît que nous ne sommes pas un sujet simple ;
il y a chez nous de l'ange et de la bête ; pourquoi ne pas voir
dans ces « deux bouts » la source des tendances opposées ^ ? »
* V esprit humain abandonné à lui-même peut-il : 1° constater en lui la coexistence
de la grandeur et de la bassesse ; 2° découvrir la raison de ce dualisme ?
Pascal nie ce pouvoir et il tire de cette impuissance de l'homme un argument
en faveur de la vérité et de la transcendance de la religion seule capable d'expliquer
à l'homme sa propre nature (433).
Nous allons examiner successivement -r
1. Ce que Pascal dit explicitement de cette impuissance.
2. Ce qu'il laisse entendre implicitement de cette puissance.
3. Conclure sa véritable pensée.
1. L'homme ne peut rendre raison de son dualisme.
a) // le constate.
Cf. 396, 411. L'instinct nous élève, la raison nous abaisse.
413. On ne peut étouffer ces deux voix.
LES PREUVES DE JÉSUS-CHRIST 149
L'auteur des pensées nous paraît plus heureux quand il
nous montre la religion s'appliquant à ramener la paix dans
notre âme. La lutte est ouverte entre les sens et la raison, entre
la paresse et l'orgueil. Ignorer le combat ou s'abandonner à
l'un des adversaires n'est ni se retirer de la lutte ni obtenir le
repos. Les stoïciens ont beau vouloir nous égaler à Dieu, les
sens les rappellent à la modestie ; les épicuréens, las de monter,
justifient le découragement en disant que nous sommes sem-
blables aux bêtes. Mais leurs excès ne peuvent étouffer la voix
de la raison. Ainsi la guerre continue toujours dans ce cœur
humain qui aspire à la paix.
La religion chrétienne connaît « nos contrariétés ». — La
religion chrétienne ne prétend pas réduire la résistance des
adversaires, en l'ignorant. Dès l'abord, au contraire, elle recon-
naît que la lutte est ouverte. Quand un roi veut faire campagne
contre son voisin, il commence par tenir conseil pour supputer
417. Ce dualisme est tellement frappant que plusieurs ont cru que nous avions
deux âmes, 450, 440.
b) Il ne l'explique pas.
(1) En fait.
Le Pyrrhonisme est le vrai... ils erraient (432) toujours en excluant l'un ou
l'autre (s'ils excluaient l'une des deux parties a fortiori n'en expliquaient-ils pas
l'union. Ceux qui ont tenté une explication de cette coexistence ont conclu à
deux âmes). Un sujet simple leur paraissant incapable de telles et de si soudaines
variétés, d'une présomption si démesurée à unsi horrible abattement de cœur (417),
(2) En droit il ne peut l'expliquer.
Car le péché originel çst un mystère « le plus incompréhensible de tous » (il est
contraire à la raison, 445) p. 532 (fin) 434.
L'homme est un monstre, un chaos, un sujet de contradiction, un prodige
(p. 531) a plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n'est inconcevable
à l'homme » (p. 532, fin).
Les sages du monde ne peuvent l'expliquer et la raison en est qu'ils placent
les contraires dans un même sujet; car l'un attribuait la grandeur à la nature et
l'autre la faiblesse à cette même nature, ce qui ne pouvait subsister; au lieu que
la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents. Tout ce qu'il y a i' in-
firme appartenant à la nature, tout ce qu'il y a de puissant à la grâce, p. 160.
Et cette union Dieu seul pouvait l'enseigner et lui seul pouvait la faire ; et elle
n'est qu'une image ; et qu'un reflet de Vunion ineffable de deux natures dans la
personne d'un Homme-Dieu, p. 160.
(Ceci est tiré de l'entretien avec Monsieur de Saci et exprime bien la pensée
authentique de Pascal. Cf. p. 433).
Il faut, pour qu'une religion soit vraie, qu'elle soit comme notre nature ; qui
l'a connue que la chrétienne ? (Cf. 441-433.)
2. L'homme peut rendre raison de ce dualisme.
Pascal le laisse entendre, cela ressort :
(1) De ses principes sur l'homme. v
Si l'homme est un milieu entre deux infinis, un composé d'ange et de bête, si
sa nature est faite d'une double substance, elle est, par elle-même, capable de
150 l'apologétique
ses foroes. Ainsi devons-nous faire avant de réduire la rési-
stance des sens et de l'égoïsme. De quelles ressources dispo-
sons-nous pour conquérir le bien universel et par là le bon-
heur ? A quel prix devons-nous estimer nos forces ?
Nous inspire des sentiments correspondants aux deux états.
— Puisqu'il y a chez nous du bien et du mal, de la capacité et
de l'impuissance, la raison elle-même réclame que nous ayons
une opinion de nous-mêmes correspondant à notre nature^
Mais il est remarquable que « les philosophes ne prescrivaient
point des sentiments proportionnés aux deux états.
Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure, et ce n'est
pas l'état de l'homme.
Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure, et ce n'est
pas l'état de l'homme ^ ».
Pour rester dans la vérité entière il faudrait une religion
qui enseignât la grandeur, la misère, portât à l'estime et au
mépris de soi, à l'amour et à la haine 2.
I.a religion chrétienne le fait. On peut discuter sur le degré
de connaissance où sont parvenus les philosophes païens, et sur
la justice des sentiments qu'ils ont prescrits à l'homme par
rapport à lui-même. Deux points restent acquis : la sagesse
humaine a, d'après Pascal, tellement eu conscience de nos luttes
intérieures que certains ont pensé que nous avions deux âmes.
Lelirs lumières naturelles pouvaient donc par voie de consé-
grandeur et de faiblesse, elle trouve en soi dans la partie ange, sans recourir à la
grâce, le principe de sa grandeur.
(2) De ses aveux implicites.
a) D'après Pascal, les mouvements d'orgueil, de présomption, sont des mouve-
ments de grandeur qui s'opposent aux mouvements de bassesse tels que le déses-
poir.
Cet instinct qui le porte à se faire Dieu. 492.
Les philosophes « inspiraient des mouvements de grandeur pure » 525.
Cf. etiam, 417, 431.
Or la grâce ne peut en aucune façon être le principe de ces mouvements ; il
faut donc que ce soit la nature.
b) D'après Pascal le principe de ces mouvements de grandeur s'appelle nature^
instinct.
3. Conclusions.
Le Pascal spontané a soupçonné une solution orthodoxe du problème ; il n'en
a pas trouvé la formule ; avant qu'il se fût explicité à lui-même sa pensée, le
Jansénisme l'avait saisi, pénétré de ses doctrines et c"*est lui qui lui donna la for-
mule de la solution.
Ainsi le philosophe spontané pense bien, mais le théologien critique pense et
s^exprime mal.
» 525. — • 494.
LES PREUVES DE JÉSUS-CHRIST 151
quence les mener à nous imposer ces devoirs d'amour et de
haine. Aucune révélation n'était nécessaire.
Par là, elle est digne de respect. — En fait, la révélation seule
nous donne ces préceptes. Qu'en conclure ? Elle est la vérité,
elle est vénérable pour avoir si bien connu l'homme ; notre
raison est inclinée à lui donner son assentiment, mais non pas
invinciblement convaincue de sa transcendance, puisque le
signe qu'elle apporte, un philosophe aurait pu le faire et dire
également : nous sommes dignes d'estime et de mépris.
Elle les guérit. — Il est un argument sur lequel aucune
sagesse humaine ne peut s'appuyer pour gagner des disciples ;
c'est celui des remèdes. Pour peu qu'il rentre en lui-même et
qu'il essaye de pratiquer loyalement la morale, l'homme est
obHgé de reconnaître sa faiblesse. Il pèche d'autant plus que
son idéal est plus haut et ceux-là seuls n'ont pas de faute à
confesser, ou qui n'ont pas d'idéal, ou qui n'examinent pas
leur conduite à son égard.
Les Stoïciens proposent un but élevé à nos efforts; ils veulent
nous faire escalader le ciel. Nous donnent-ils des forces ? Tous
n'ont pas l'indomptable énergie de l'orgueil, qui brave la
coalition des éléments déchaînés et reste impassible au milieu
des ruines. Qu'ofîrent-ils au paresseux, au désespéré ? Leurs
exemples sont bien un stimulant et leurs raisons un autre. Mais
il est des tempéraments si faibles que les bons exemples ne
font que les accabler encore davantage. Ils se disent : nous
sommes d'une autre constitution, ce qui leur est possible ne
res.t pas pour nous.
D'ailleurs, l'orgueil n'est pas le moyen de s'élever jusqu'à
Dieu. Qui veut faire l'ange fait la bête. Notre ascension
morale dépend, tout à la fois, du sentiment de notre misère et
de celui de notre grandeur. La raison elle-même nous en a
persuadés.
Par « la simplicité de l'Évangile ». — Mais qui nous donnera
le moyen de rendre riche la misère, et humble la grandeur ?
Les philosophes ne l'ont pas pu. Les uns considérant la nature
comme incorrompue, les autres comme irréparables, ils n'ont
pu fuir ou l'orgueil ou la paresse, qui sont les sources de tous
152 l'apologétique
les vices, puisqu'ils ne peuvent, sinon ou s'y abandonner par
lâcheté ou s'y abandonner par orgueil...
La seule religion chrétienne a pu guérir ces deux vices, non
pas en les chassant l'un par l'autre par la sagesse de la terre,
mais en chassant l'un et l'autre par la simplicité de l'évan-
gile, car elle apprend aux justes, qu'elle élève par la partici-
pation de la divinité même, qu'en ce sublime état ils portent
encore la source de toute corruption qui les rend, durant toute
la vie, sujets à l'erreur, à la mort, au péché, et elle crie aux
plus impies qu'ils sont capables de la grâce de leur Rédempteur,
Ainsi donnant à trembler à ceux qu'elle justifie, et consolant
ceux qu'elle condamne, elle tempère avec tant de justesse la
crainte avec l'espérance qu'elle abaisse et élève à la fois ^.
Par la force de la grâce. — Oui, mais : « La belle chose de crier
à un homme qui ne se connaît pas, qu'il aille de lui-même à
Dieu ! Et la belle chose de le dire à un homme qui se connaît ! ^ »
Rien ne sert d'apprendre, même par la simplicité de l'évan-
gile, qu'il faut toujours craindre Dieu et toujours espérer en
Lui, si la force de pratiquer ces vertus ne nous est donnée.
Même un homme qui se connaît ne peut aller au ciel ! Aussi
l'Évangile va-t-il plus loin que la sagesse des hommes et que
la loi ancienne elle-même. « La loi obligeait à ce qu'elle ne
donnait pas. La grâce donne ce à quoi elle oblige ^. » ]
C'est elle qui a fait d'un homme plein de faiblesses, de misères,
de concupiscence, d'orgueil et d'ambition, un homme exempt
de tous ces maux *. La grâce est une force intérieure qui nous
donne une vie nouvelle et nous rend capables d'arriver à la fin
qu'elle nous propose. Tandis que la sagesse humaine ne saurait
que nous montrer le Ciel, la sagesse de Dieu échauffe notre
volonté et nous aide à l'escalader.
Ses promesses nous font souhaiter sa vérité. — Elle est donc
supérieure à toute philosophie; dans cette transcendance il faut
voir un signe de son origine, et embrasser une rehgion si néces-
saire. Quand l'efficacité de ces remèdes deviendra-t-elle évi-
dente, et quand, par suite, sera-t-il vrai que cette religion est
divine ? Ce ne pourra être, du moins en ce qui nous regarde,
avant d'en avoir éprouvé la vertu, jusque là ils ne seront que
de séduisantes promesses, capables de nous faire souhaite.^ la
» 435. — - 509. — ' 522. — * 550.
LES PREUVES DE JÉSUS-CHRIST 153
vérité de la religion, mais trop faibles pour imposer un assen-
timent à notre esprit. Encore moins nous permettent-ils de
distinguer le catholicisme d'avec l'hérésie.
Par aucune des preuves subjectives l'apologiste ne saurait
parvenir à la certitude. Celle-ci ne sera donnée que par les
arguments objectifs.
Jusqu'ici nous n'avons parié que d'immanence naturelle.
En dehors de toute influence céleste, le cœur humain exige un
bien infmi et la possibilité de l'atteindre en quelque manière.
La religion chrétienne seule nous offre l'un et l'autre, au delà
de nos exigences naturelles, et c'est pourquoi nous sommes
inclinés à croire.
Les exigences surnaturelles. — Mais, outre ces exigences, il
en est de surnaturelles. La grâce est toujours dans le monde
nous solhcitant à monter plus haut que la terre. Puisqu'elle
nous rend participants de la nature divine, il faut s'attendre à
ce qu'elle mette en nos cœurs un idéal et des besoins nouveaux.
Aucune créature n'a droit à voir Dieu face à face ; à ses fils
adoptifs II donne le droit et le désir de voir la Beauté incréée.
Dès le baptême, il en imprime l'image en nos âmes. L'original
de la beauté, que chacun de nous porte en lui, a été déformé
par le péché originel et par les péchés actuels. Aussi, ne cher-
chait-elle plus dans le monde que des copies proportionnées à
sa laideur. Les créatures devenaient l'objet d'un cœur que le
créateur seul pouvait remplir. Dieu, par sa grâce, réforme cet
original et lui rend son état premier, afin que l'âme ne cherche
plus de copie sur la terre, mais au ciel ; ou plutôt. Il lui enseigne,
en effet, qu'elle n'est pas l'original de la beauté ; elle n'est
elle-même qu'une reproduction de cet exemplaire unique, Dieu,
et tout son bonheur consiste à lui devenir plus semblable. En
ces moments elle prie son créateur de lui donner toujours plus
de faim et plus de soif de la justice, c'est-à-dire de la Beauté
parfaite.
Mon âme vous appartient, puisque votre image y est
empreinte comme sur les pièces d'or, qu'il faut rendre à César.
Vous l'y aviez formée Seigneur au moment de mon baptême,
qui est ma seconde naissance, mais elle est toute effacée, l'idée
du monde y est tellement gravée, que la vôtre n'est plus con-
naissable. « Vous seul avez pu créer mon âme ; vous seul, pouvez
154 l'apologétique
la créer de nouveau; vous seul y avez pu former votre image,
vous seul pouvez la reformer, et y réimprimer votre portrait
effacé, c'est-à-dire Jésus-Christ mon sauveur, qui est votre
image et le caractère de votre substance ^. »
Nous font imiter le Père. — Quand elle est ainsi renouvelée
l'âme ne peut plus trouver satisfaction en rien de créé. Il lui
faut Dieu même de qui elle tend d'approcher par des efforts
incessants. Sa perfection, en effet, ne saurait avoir de limites,
puisque Jésus-Christ nous en propose un modèle où elle se
trouve infinie, quand il dit : « Soyez donc parfaits comme votre
père céleste est parfait ^ »
Et désirer d'être unis à Lui. — Ce père céleste n'est point le
Dieu des philosophes et des savants, ni celui des juifs, ni celui
des déistes. Un tel Dieu la raison toute seule suffit aie trouver.
La grâce fait demander à ses enfants un Dieu, qui s'unisse
paternellement à eux au fond de leur cœur, un Dieu, qui les
remplisse d'humilité, de joie, d'amour et les rende incapables
d'autre bien que lui-même, un Dieu enfin qui se donne seu-
lement à ses fils adoptifs : dii estis.
Au fond même de nos âmes. — Ces aspirations, qui montent
des âmes renouvelées, trouvent au fond même de ces âmes leur
objet. Là où Dieu a suscité les bons mouvements, là aussi il
les arrête. Il est partout, mais spécialement dans les cœurs
chrétiens. Nous ne l'y trouvons pas toujours, et pour le rencon-
trer, c'est-à-dire, pour y éprouver les effets sensibles de la
grâce, il faut bien souvent sortir tout d'abord de nous-
mêmes, aller à l'église, écouter les sermons, recevoir les sacre-
ments. Parfois, aussi, il se présente au fond de l'âme, qui ne l'a
pas cherché au dehors, mais seulement au dedans, par la pra-
tique des vertus. Purifiez tellement mes sentiments, qu'ils
ne répugnent plus aux vôtres, t et qu'ainsi je cous trouve au
dedans de moi-même, puisque je ne puis vous chercher au
dehors à cause de ma faiblesse. Car Seigneur, votre Royaume est
dans vos fidèles ; et ']e le trouverai dans moi-même, si j'y trouve
votre Esprit et vos sentiments ^, »
L'immanence acquise, — Cette activité immanente est sur-
^p. 59. — s p. 9Ô. — » p. 62.
LES PREUVES DE JÉSUS-CHRIST 155
tout l'œuvre de la grâce, le jeu des facultés naturelles y appa-
raît peu. Nous pouvions la trouver aussi bien parmi les nou-
veaux convertis que parmi les parfaits. Il en est un autre, qu'on
peut appeler acquise par la longue pratique de la vie chrétienne.
Trois éléments s'y rejoignent et s'y mêlent : la grâce, le jeu de
toutes nos facultés, les preuves extérieures. L'effort de nos
puissances tend à concentrer dans notre âme et jusque dans
notre corps, les effets de la grâce et ceux des arguments objec-
tifs. Ils visent à fixer toute la lumière du ciel et toute celle de
la terre sous le regard immédiat de notre intelligence.
Par l'étude. — Songez que les preuves de la religion ont
été longues à comprendre ; certaines, les métaphysiques sont
abstraites, impliquées, lointaines, notre esprit les voit à peine.
S'il faut avoir toute son Apologétique présente à l'esprit
chaque fois que nous posons un acte religieux, les tempéra-
ments raisonneurs n'agiront presque jamais. La lumière leur
échappera très vite, et, prisonniers de leur prudence, ils tom-
beront dans le découragement et l'oisiveté. Car :« La raison
agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes,
lesquels il faut qu'ils soient toujours présents, qu'à toute
heure elle s'assoupit ou s'égare, manque d'avoir tous ses'prin-
cipes présents ^ ».
La coutume. — Les motifs de notre créance, il faut les
avoir vus, au moins « une fois en sa vie » sous peine d'être
superstitieux. Mais puisque notre œil fatigué ne peut mainte-
nir constamment sous son regard leurs formes abstraites, com-
ment faire pour marcher, quand même, à leur clarté ? Cette
lumière lointaine qui se cache dans les livres, les sermons, il
faudrait les fixer en nous, en sorte qu'elle nous fut présente
à toute heure ; ces formes abstraites, il faudrait les rendre
concrètes, à ces idées mortes que nous avons tant de peine
à nous assimiler et à rendre vivantes, il faudrait garder la
vie, l'action, afin qu'elles nous meuvent au lieu d'avoir besoin
d'être mues. La coutume opère cette merveille, surtout la
coutume qui phe l'automate. Elle est un principe immanent
et l'instrument par lequel la persuasion se fait.
Les pratiques extérieures. — Quand la démonstration est
' p. 451.
156 l'apologétique
achevée, il faut, sans tarder, se mettre à la pratique : prier
des lèvres, s'agenouiller, prendre de l'eau bénite, écouter le
sermon, voir dans toutes les créatures des images de Dieu,
faire dire des messes, en un mot « nous abreuver et nous
teindre de cette créance... » incliner toutes nos puissances à
cette croyance \ Cela requiert de la constance, des efforts,
l'attention à mettre notre conduite tout entière d'accord
avec nos convictions religieuses.
La grâce. — La grâce soutient toujours notre bonne volonté,
elle empêche de défaillir.
Les facultés abreuvées de créance. — Supposons l'habitude
prise, et l'orgueilleuse machine abêtie. Les preuves de la reli-
gion ne sont plus si loin ; le converti les trouve en lui-même ;
l'esprit a vu les raisons dans les livres étrangers ; il les voit
tout près dans le « sentiment » religieux fruit de la grâce, de
la raison et de la pratique, effet et image de ces trois causes.
Né de la raison, il est légitime et il garde devant l'esprit la
valeur apologétique des motifs aperçus jadis ; dans l'effet il
devine la cause ; la promesse des biens est devenue réalité ;
ces remèdes entrevus et désirés, il en goûte la douceur en
lui-même ; cette paix qui l'envahit est un motif nouveau de
croire. Fruit de la grâce et toujours imprégné par elle (car
la coutume des chrétiens diffère de celle des Turcs en ce qu'ils
ont la foi reçue dans le baptême), ce sentiment est aussi une
lumière surnaturelle, ainsi que nousl'avons vu pour les simples.
Inclinent la raison à croire. — Les preuves sont devenues
vivantes et agissantes sur l'esprit. Il n'a plus besoin de faire
effort pour se convaincre, il est lui-même entraîné à croire,
il y « tombe naturellement ».
En effet, non seulement l'automate n'est plus incliné à
croire le contraire, comme à l'époque du Pari, mais il est
incliné au « Credo » chrétien et il entraîne l'esprit sans qu'il
y pense.
Saint Ignace, dans ses exercices spirituels, conseille au /
retraitant de se créer dans la solitude un cadre en harmonie
avec le but qu'il se propose. Veut-il s'exciter à la honte, à la
douleur, il s'interdira le rire, les récréations, la vue des fleurs j
' p. 450.
LES PREUVES OBJECTIVES 157
OU de la lumière, il ira plus loin, son corps même devra tra-
vailler à exciter dans l'âme des sentiments. Mortifié par les
disciplines et les jeûnes, à genoux ou couché à terre, devant
son prie-Dieu, il inclinera le cœur à l'humilité.
Pascal met en œuvre le même principe : l'influence de
l'extérieur. Mais cet extérieur, il le fait aussi intérieur que
possible. Par l'habitude il est passé dans le corps lui-même.
Celui-ci est modeste, chaste, calme. L'imagination purifiée
prend plaisir à contempler la beauté des choses saintes ; le
cœur est en paix et il goûte la douceur des touches divines.
Toutes les puissances sont abreuvées du bonheur de croire.
Plus actives que la raison, elles la préviennent et l'inclinent à
croire en sorte qu'elle y tombe naturellement ^
CHAPITRE QUATRIÈME
Les Preuves Ojectives
Preuves tirées de l'Ecriture Sainte.
Les preuves suhjectwes ne suffisent pas, elles réclament bien la nécessité
d'une religion mais elles n'indiquent pas d'une façon certaine celle qu'il
faut choisir. L'expérience de chacune pourrait peut-être nous montrer où
est la meilleure ; mais une telle expérience est-elle possible, dans une vie
courte, serait-elle efficace et impartiale dans l'âme humaine, que mènent
trop souvent les préjugés et les habitudes mauvaises ?
Il est une voie plus rapide et plus sûre : elle consiste non plus à demander
à l'homme de porter un jugement sans appel sur l'œuvre divine, mais à
Dieu lui-même de témoigner en sa faveur. Lui ne peut pas se tromper, et il
tient en sa main des « signes » évidents à tous yeux en faveur de la vérité.
Ce sont la doctrine, la morale, la perpétuité. Us miracles, et les preuves
tirées de l'écriture sainte.
Parmi ces preuves objectives, Pascal s'est attaché surtout à ces dernières,
les autres ne sont qu'esquissées, les miracles eux-mêmes ne sont pas étudiés
par rapport à l'Église catholique, mais par rapport à une querelle entre
Jésuites et Jansénistes. Seule l'Écriture a été fouillée avec attention. Elle
est la parole de Dieu en faveur de son Messie. « Jésus-Christ n'a pas voulu
^ La fin de cette pensée oppose les lenteurs delà raison et la rapidité du senti-
ment. Elle conclut ainsi : « il faut donc mettre notre foi dans le sentiment, autre-
ment elle sera toujours vacillante, b
Ce mot de sentiment doit être prisselon l'usage de Pascal, dans un sens intel-
lectuel et affectif tout à la fois. L'auteur le réserve pour les instructions ou les
connaissances, par sympathie de nature, tels que les produisent l'instinct, l'es-
prit de finesse, les habitudes intellectuelles ou morales, les vertus infuses des
chrétiens. Nous en avons déjà parlé à propos de l'acte de foi chez les simples.
158 l'apologétique
du témoignage des démons^ ni de ceux qui n'avaient pas vocation ,' mais de
Dieu et Jean- Baptiste ^ »
Dieu a toujours parlé aux hommes * et sa pensée s^est manifestée
en deux manières ; par ses paroles et par ses actes. Parmi les paroles, les
prophéties paraissent annoncer le Christ, parmi les actes de la Providence
extraordinaire de Dieu, il faut distinguer entre les miracles et les figures.
Les miracles expriment la pensée de Dieu pour le temps présent sans aucune
signification pour Vavenir. Les figures sont des groupes de personnages,
ou d^ événements de Vordre naturel qui sont des analogies avec des person-
nages ou des événements de Vordre de la grâce, et qui en sont, pour cela,
comme V annonce; d'autres fois la figure désigne tel ou tel événement de
V Ancien Testament que Dieu s-uscite pour donner à ses élus comme une
ébauche ^événements ou de personnages plus parfaits que la Providence
réalisera dans les temps nouveaux ^.
Comme la prophétie, la figure annonce le règne messiannique, fnais
tandis que la figure est souvent la parole inarticulée de Dieu, la prophétie
est sa parole articulée. Ici, la pensée se traduit en langage humain et en
termes propres ; là, elle se traduit par de actes ou en termes métaphoriques.
La prophétie signifie directement et par elle-même la pensée divine ; pour
la faire connaître la figure a besoin que le sens à venir soit ajouté.
Parfois d'ailleurs, Pascal ne distingue pas entre la prophétie et la figure.
Miracles, figures et prophéties sont consignées dans V Écriture : V Ancien
Testament annonce le Messie à venir ; le Nouveau nous apprend comment
les prophéties se réalisent dans la personne et dans Vœuvre du Christ :
les deux sont également importants pour prouver la divinité de Notre-
Seigneur et de la religion chrétienne, chacun contient la moitié de V argu-
ment prophétique; V Ancien promet le Nouveau, le nouveau montre la
promesse réalisée. Aussi est-il important d'étudier au préalable V authen-
ticité des livres saints. Avons-nous dans V Ancien Testament la parole de
Dieu exactement transcrite par les auteurs, historiens ou prophètes, et fidèle-
* 784. — 2 807.— 3 Pascal n'a jamais défini ce qu'il entendait parle sens figuré; mais
quelques fragments nous révèlent assez clairement sa pensée. Parfois le sens figuré
est synonyme de sens religieux ou de sens spirituel. Un passage a un sens figuré
lorsque à travers la lettre qui parle des choses du monde, on peut entendre les
réalités de l'ordre de la grâce ; non pas telle réalité en particulier, mais tout un
ordre de biens spirituels qui présentent des analogies avec les biens temporels.
Pascal déduit ce sens du principe suivant. Comme la nature est l'image de la
grâce. Dieu a fait dans les biens de la nature ce qu'il devait faire dans ceux de
la grâce, afin qu'on jugeât qu'il pouvait faire l'invisible puisqu'il faisait bien le
visible. Partant de là, Pascal voit dans les maladies du corps une figure de
celles de l'âme, et dans la guérison des premières une image de la rémission des
péchés.
Dans d'autres passages, la « figure » a un sens plus strict, plus particulier. Tel
personnage, tel événement de l'histoire d'Israël est le type, l'annonce de tel
autre personnage ou de tel autre fait du nouveau testament, a Isaïe, dit que la
rédemption sera comme le passage de la mer Rouge » (675). Adam, Joseph, David
sont des figures de Notre-Seigneur. C'est surtout à propos de ces dermières appli-
cations que Pascal invoque cette règle : qui veut donner un sens de l'Écriture
et ne le prend pas de l'Écriture est ennemi de l'Écriture. Qui, en effet, peut
expliquer les sens cachés mieux que l'auteur ?
C'est pourquoi nous pensons que par sens figuré ou figure, Pascal entend, dans
Ja plupart des cas, le sens religieux ou spirituel.
LES PREUVES OBJECTIVES 159
ment gardée à travers les âges, dans un texte commis à la garde du peuple
juif ? Le nouveau est-il une œuvre de fantaisie ou la narration fidèle de la
vie du Christ ? Ces questions viennent tout d'abord à V esprit de Pascal,
et il s'emploie à les résoudre.
I. Autorité de l'Écriture.
Deux auteurs de TÉcriture : Dieu, Thomme. — Les livres
saints sont autant de Dieu que de l'homme ; l'infaillibilité de
Dieu nous garantit leur^'vérité mieux encore que l'autorité des
écrivains sacrés. L'Écriture a été dictée par le Saint-Esprit,
encore que Pascal ne soit pas certain que tout soit de Lui ^.
Sa théorie de l'inspiration est imprécise, d'ailleurs, il ne saurait
faire fond sur l'autorité divine en parlant aux incrédules. Avant
d'accepter l'inspiration des Testaments il faut croire à l'Église,
et son autorité ,au point où nous en sommes, n'est pas encore
établie. Pascal n'insiste donc pas sur l'inspiration ; il s'étend
au contraire longuement sur l'autorité humaine des livres saints.
Son but est double : 1° prouver que les écrivains ont fidèlement
reproduit la parole de Dieu ; 2° prouver que les gardiens de leurs
œuvres, les Juifs, n'ont pas altéré le texte primitif ^.
A. Les Auteurs de l'Écriture.
Il y a l'historien des premiers âges du monde, et il y a les
prophètes.
Autorité des historiens. — On ne prouve pas l'autorité du
premier, comme on prouve l'autorité des seconds.
Principes : 1^ Toute histoire qui n'est pas contemporaine est
fausse. — Moïse fait le récit de la création du monde, de la
chute, du déluge ; ses hvres contiennent la première révéla-
tion de Dieu aux hommes ; l'annonce du Messie réparateur du
péché originel. Moïse cependant n'est pas contemporain de ces
événements, et un historien mérite d'autant moins de créance
qu'il est plus loin des lieux et des faits.
Les historiens de Mexico, à huit cents ans de l'apparition
du 5® soleil qui éclaire le cinquième du monde ne sont pas
» 5 68. — a 601.
160 l'apologétique
dignes de foi i, « Toute histoire qui n'est pas contemporaine,
ainsi les livres des sibylles et du Trismégiste et tant d'autres
qui ont eu crédit au monde, sont faux et se trouvent faux à
la suite des temps. Il n'en est pas ainsi des auteurs contem-
porains 2, »
Certes, l'auteur de la Genèse ^ n'a été témoin ni du déluge,
ni de la création. Pascal le tient néanmoins pour quasi contem-
porain de ces grands faits. Peu d'intermédiaires le séparent des
événements et ces intermédiaires sont dans des conditions
exceptionnelles qui garantissent leur véracité.
2° La tradition déforme la Vérité. — Si les traditions se
perdent ou se déforment, cela tient à la multitude des témoins
qui se les passent. Chacun oublie un point, en ajoute un autre
ou en modifie un troisième. La vérité s'altère ainsi par le chan-
gement des hommes. Entre Moïse, le déluge et la création, les
témoins sont peu nombreux. « Sem, qui a vu Lamech, qui a vu
Adam, a vu aussi Jacob, qui a vu ceux quiont vu Moïse... «Les
deux choses les plus mémorables qui se soient jamais imaginées,
savoir la création et le déluge, sont si proches de lui qu'on y
touche. Donc le déluge et la création sont vrais *.
3*^ Ainsi que les distractions et la brièveté de la vie. — Une
autre cause d'erreur tient aux distractions de l'esprit. Plus
l'attention se disperse, et moins on est frappé par les évé-
nements ou les récits, moins on en garde le souvenir. Or toute
l'attention des anciens était tournée vers le passé. De quoi les
pères eussent-ils entretenu leurs fils, sinon de l'histoire de leurs
ancêtres, puisque toute l'histoire était réduite à celle-là, et
qu'ils n'avaient point d'études, ni de science, ni d'art, rien
enfin de ce qui occupe une grande partie des discours. Aussi
l'on voit que ces peuples avaient un soin particulier de con-
server leur généalogie.
Une troisième source d'oubli des traditions est la brièveté de
la vie. Les ancêtres meurent souvent avant que les fils aient
atteint l'âge de raison et l'histoire meurt avec eux. Il n'en
était pas ainsi jadis. Les patriarches vivaient longtemps, les
enfants vivaient avec leurs pères qui les entretenaient long-
* 594. — 2 628. — ' Pascal parle du peuple juif selon la science historique de
son temps. Personne aujourd'hui ne soutient que le peuple juif soit le plus ancien
au monde, ni que peu de générations séparent Moïse de la création. — *624, 625.
LES PREUVES OBJECTIVES 161
temps du passé ^ La longuqur de leur vie servait à This-
toire.
L'autorité des prophètes repose sur les miracles. — L'auto-
rité de Moïse repose sur celle des patriarches ; celle des prophètes
s'appuie sur les miracles mêmes de Dieu. «Le Messie a toujours
été cru. La tradition d'Adam était encore nouvelle en Noé et
en Moïse. Les prophètes l'ont prédit depuis, en prédisant tou-
jours d'autres choses, dont les événements, qui arrivaient de
temps en temps à la vue des hommes, marquaient la vérité de
leur mission, et par conséquent celle de leurs promesses tou-
chant le Messie ^. » David prophétise et son miracle arrive ^.
Aussi, les Juifs qui refusaient de recevoir les prophètes étaient-
ils grandement coupables, à cause des miracles qu'ils avaient
faits devant eux ^.
Critique
On ne peut plus retenir les faits qu'il tient pour historiques. —
Ce que Pascal nous dit de Moïse et des patriarches est intéres-
sant pour connaître les opinions exégétiques de son époque. Il
en parle en homme averti, et nul ne peut le blâmer d'avoir
suivi les auteurs qu'il a lus. Depuis le xvii® siècle, les décou-
vertes de toutes sortes ne permettent plus de tenir des posi-
tions que Pascal estimait inébranlables. Moïse nous apparaît
plus éloigné du déluge ; la série des patriarches qui le relient
aux événements n'est peut-être pas complète ; et leur civili-
sation était déjà si avancée qu'ils avaient d'autres matières de
conversation que l'histoire ancienne. On ne peut donc plus
soutenir avec Pascal les propositions suivantes : Moïse est si
près des événements qu'il y touche ; les pères ne s'entrete-
naient avec leurs fils que du temps passé.
Ni les principes cités plus haut. — A défaut des faits, pouvons-
nous du moins retenir les principes de sa critique historique ?
Le premier lui paraît le plus important, il n'est d'ailleurs que
la conclusion des autres : toute histoire, qui n'est pas contem-
poraine n'est pas digne de foi ; son autorité diminue à mesure
qu'elle s'éloigne des événements, parce que toute tradition est
déformatrice.
' 026. — * 616. — » 752. — « 808.
LAHOTfGUa : LK BÉALI9»rR DE PASCAI-, 11
162 l'apologétique
Ces principes, si Pascal les a formulés d'une façon si absolue,
c'est qu'il pensait les voir se vérifier dans l'Écriture et uni-
quement chez elle. L'expérience ordinaire semblait d'ailleurs
lui donner raison. Rien ne se déforme et ne s'amplifie aussi
facilement qu'un récit populaire : crescit eundo.
A la lumière des principes de Pascal, rien, ou presque rien, ne
paraîtrait solide des livres de Moïse : des siècles, des milliers
d'intermédiaires peut-être, le séparent de la création et du
déluge. Et ces intermédiaires, ont été bâtisseurs de villes,
législateurs, artistes et guerriers et n'ont pas prêté à l'histoire
ancienne cette attention concentrée que Pascal leur attribue.
Quelques autres principes de Pascal permettent de sauver l'his-
toire primitive. — Faut-il donc voir dans le Pentateuque un
tissu de légendes ? D'autres principes empruntés également aux
(( Pensées » nous permettent d'éviter cette conclusion. 1^ Pascal
voit une action spéciale de la Providence dans ce fait qu'un
peuple, seul entre tous les autres, ait gardé sa loi intacte, mal-
gré sa sévérité. Pourquoi cette" Providence n'aurait-elle pas
veillé à ce que les assises mêmes de cette loi, les vérités qu'elle
suppose, la création, la chute, la première promesse du Messie,
le déluge, la vocation d'Abraham, pourquoi n'aurait-elle pas
veillé à la conservation de ce dépôt entre les mains d'une élite
religieuse, depuis le commencement du monde jusqu'à Moïse ?
Cette fidélité d'Israël serait inutile, si la loi était sans fonde-
ment ; le miracle de cette Providence à l'égard du peuple élu,
ne s'expUque que si le dépôt confié à ses soins a une valeur
objective ; si elle s'exerce sur un dépôt déjà plus considérable,
à plus forte raison a-t-elle dû s'exercer sur les commencements.
2^ La tradition ne déforme pas tous les faits. Ceux qui ont
une importance plus générale, sont soigneusement recueillis par
l'ensemble des intéressés. Or une vérité se conserve d'autant
plus pure qu'un plus grand nombre de témoins l'a. perçue. Ils
se contrôlent les uns les autres et empêchent les altérations.
C'est le principe de l'universalité du témoignage. Pascal y a
recours pour démontrer l'authenticité du texte des Écritures :
les psaumes chantés par toute la terre ? 11 ne lui est pas difficile
de l'appHquer aux faits cités plus haut, et qui intéressaient
tous les hommes religieux.
Ainsi, d'après les principes mêmes de Pascal, on peut
sauver les livres mosaïques. Pour garder notre foi aux Hvres
LES PREUVES OBJECTIVES 163
des prophètes, nous n'avons besoin que d'interpréter Pascal par
Pascal. Ses principes sont ici plus fermes. Les titres qu'il pro-
duit en leur faveur sont ceux du ciel. Quand un prophète vou-
lait se faire accréditer auprès du peuple, il faisait des miracles
ou il faisait certaines prédictions qui se réalisaient à bref
délai. A partir de ce jour il était ofTiciellement l'homme de
Dieu. Inspiré, il disait les paroles que Dieu mettait sur ses
lèvres, et était incapable d'en proférer d'autres. Balaam voulait
maudire, et quand il était en vue du peuple d'Israël, l'esprit de
Jahvé le forçait à bénir.
Comme leur autorité reposait sur le miracle dont nous devons
parler plus loin, nous n'y insistons pas davantage.
B. Les gardiens des livres. Qualités du peuple Juif.
Les auteurs de l'Écriture ont livré à leurs premiers lecteurs
la parole authentique de Dieu. A la vue de leurs miracles et à
l'examen de leurs titres, les contemporains de Moïse et des pro-
phètes se sont inclinés et ils ont attendu le Rédempteur promis.
Les livres qu'ils ont reçus, les ont-ils transmis intégralement
et fidèlement ? Avant de les ouvrir dans l'espoir de découvrir
le plan de Dieu sur le monde, il faut nous assurer que le plan
de Dieu n'a pas été déformé par les hommes qui auraient porté
une main sacrilège sur les livres saints. Pascal, avant de passer
à l'examen des prophéties, se devait d'étudier le peuple Juif en
tant que gardien de l'Écriture.
Le peuple Juif garde les livres contre son intérêt. — Il y voit
le témoin idéal, un peuple qui garde un texte souvent contre
son intérêt. Il sauvera le corps de l'Écriture, mais d'autres en
sauveront l'esprit. Dieu visiblement l'a suscité pour servir de
témoin au Messie. Il porte les livres, il les aime et ne les entend
point. Les jugements de Dieu lui sont confiés, mais en un hvre
scellé ^.
Il est fidèle à sa loi quand tous les autres peuples changent les
leurs. — Ce que les Juifs montrent du texte sacré montre leur
désintéressement à le conserver.
Leur loi est « la plus sévère et la plus rigoureuse de toutes, en
ce qui regarde le culte de leur rehgion, obhgeant ce peuple, pour
' 641, 621, 622.
164 l'apologétique
le retenir dans son devoir, à mille observations particulières et
pénibles, sur peine de la vie, de sorte que c'est une chose bien
étonnante qu'elle se soit toujours conservée si constamment
durant tant de siècles par un peuple rebelle et impatient comme
celui-ci, pendant que tous les autres États ont changé de
temps en temps leurs lois, quoique tout autrement faciles ^ »
Les codes changent, les philosophies changent-, le peuple Juif
est le seul à ne pas céder à ce besoin inné de changement.
Fidèle jusqu'à la mort. — Ils sont fidèles et sincères contre
leur honneur. Les Juiis portent avec amour et fidélité ce livre
où Moïse déclare qu'il ont été ingrats envers Dieu toute leur
vie, qu'il sait qu'ils le seront plus encore après sa mort ; mai^
qu'il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux. Il déclare
qu'enfin Dieu, s'irritant contre eux, les dispersera parmi tous
les peuples de la terre ^.
Pour garder sa loi et ses livres, ce peuple accepte la persé-
cution, l'exil et la mort. Nous pouvons ajouter foi à son témoi-
gnage quand il nous affirme l'origine divine de l'Écriture. « Je
ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger*. »
Tout dans le texte sacré n'est pas contraire à l'honneur ou à la
tranquilhté du peuple. Certains passages semblent favoriser ses
intérêts. Ce sont les passages obscurs que ce peuple grossier
interprète dans un sens temporel ^
Impartial. — Leur erreur nous est utile. A garder un livre
prophétique qui ne se réalise qu'en nous, on ne peut les accuser
de partialité. Ils ne sont pas des nôtres, donc ils n'ont pas d'in-
térêt à conserver des livres écrits seulement pour nous ^. Dieu
a permis leur erreur, et il les a conservés malgré leur crime,
afin que l'Église eut des témoins au-dessus de tout soupçon.
S'ils avaient été convertis, aux yeux des incrédules, nous
n'aurions eu que des témoins suspects, s'ils avaient été exter-
minés, nous n'en aurions pas du tout ^.
Il leur était impossible d'altérer le texte sacré. — Les Juifs
n'ont pas voulu altérer le texte sacré dans leur intérêt et dans
le nôtre. L'auraient-ils essayé, que leur projet n'aurait pas pit
aboutir. Pascal exige des témoins qu'ils soient toujours et
partout. Toujours, car Dieu s'est toujours communiqué aux
G20. — 2 618. — ' 630-631. — * 593, 630. — ^ 571, 2'^ 745. — « 749, 750.
kLES PREUVES OBJECTIVES 165
hommes, il est nécessaire de pouvoir recueillir toutes ses paroles
et de les transmettre intégralement. Partout, afin que les dires
Ides uns soient contrôlés par les dires des autres. Mahomet n'a
d'autres témoins que lui-même. Jésus-Christ veut que son
témoignage ne soit rien. Mais les Écritures témoignent de
lui, et tout un peuple témoigne d'elles. Elles forment un peuple
et sont reçues par lui, en sorte que les psaumes sont chantés par
toute la terre pendant 400 ans ^.
11 est impossible que tant d'hommes se soient entendus pour
changer les prophéties.
Nous avons le texte original, non celui d'Esdras. — On peut
être sûr de posséder au moins le sens de l'Écriture. 11 y a plus,
nous avons le texte même rédigé par les premiers auteurs. Il
est faux qu'Esdras, au retour de la première captivité de Baby-
lone,ait reconstitué sous la dictée de Dieu les livres perdus. Sur
ce point, les Septante ont fait erreur... L'historien du peuple
Juif, Josèphe, ne dit pas un mot de ce rétablissement. Et pour-
quoi aurait-on, à Babylone, arraché aux Juifs les Écritures ? On
leur laissait le droit de posséder desterres, pourquoileur aurait-
on enlevé la Loi ? Un fait indique l'existence d'un texte à cette
époque. Cyrus prit sujet de la prophétie d'Isaïe pour relâcher
le peuple et rétablir Jérusalem. Dans la pensée de Pascal, le
monarque ne se serait pas contenté de connaître la prophétie
par ouï-dire, mais il aurait appuyé son décret sur le livre même
d'Isaïe. L'existence des livres de l'Écriture à cette époque est
bien vraisemblable. Les prophètes Juifs gardiens attitrés de
l'Écriture ne manquaient pas sur la terre d'exil. Sous Antiochus
et Vespasien où l'on a voulu abolir les livres et où il n'y avait
pas de prophète, on ne l'a pu faire, et sous les Babyloniens où
nulle persécution n'a été faite, et où il y avait tant de prophètes
l'auraient-ils laissé brûler ? Cette hypothèse contredit au
témoignage du second livre d'Esdras et à celui de Josèphe. Ils
marquent non pas qu'il récita tout par cœur comme si le livre
n'avait pas existé, mais qu'il lût le hvre ^. D'ailleurs l'autorité
^ * 596, 618, 620. — * Tous les exégètes contemporains n'ont pas abandonné
\ l'opinion de Pascal, et pour soutenir l'intégrité du texte sacré, ils font appel
aux mêmes arguments que lui. M. le Chanoine Palis fait remarquer en outre
qu'u'n prophète contemporain d'Esdras parle comme lui d'un simple retour à
la loi mosaïque et non de la promulgation d'une loi nouvelle, a Souvenez-vous,
dit Malachie, de la loi de Moïse mon serviteur que je lui ai donnée sur l'Horeb
avec ses préceptes et ses jugements pour tout Israël {Malachie IV, 4). Cf. La
166 l'apologétique
de rÉcriture ne serait pas ébranlée par cet accident, puisqu'il
a été réparé par Dieu même. La perte et la reconstitution de
l'Écriture ne nous sont connus que par les Septante. Or ils
montrent que l'Écriture est sainte. « Donc, si ce conte est vrai,
nous avons notre compte par là ; sinon, nous l'avons d'ailleurs.
Et ainsi ceux qui voudraient ruiner la vérité de notre religion,
fondée sur Moïse, l'établissent par la même autorité par où ils
l'attaquent. Ainsi, parcetteprovidence, elle subsiste toujours^. »
Critique.
Deux principes nous garantissent la probité du peuple à qui
les livres Saints ont été confiés ; son attachement héroïque à
l'Écriture, la multitude des témoins.
Principes de Pascal à retenir. Le miracle de la fidélité. —
Pascal a bien étudié la nature humaine, en lui-même et dans
les autres, et il en a conclu que l'homme n'est que changement.
Tout le pousse à l'inconstance, les nécessités extérieures et
l'ennui intérieur. Israël est un peuple où cette loi ne se vérifie
plus. Là est le miracle, sa constance ne vient pas de la nature,
mais de Dieu.
Cette fidélité héroïque a été bien mise en lumière par Sully-
Prudhomme. Ce qu'il dit de la religion en général s'applique
spécialement aux livres qui la fondent. « L'histoire de toutes
les religions, pourra-t-on objecter, abonde en récits de faits
extraordinaires, en apparence contraires à l'ordre naturel
des choses et ce caractère même les rend tous au même titre
suspects de fraude et d'illusion. 11 faut que des témoignages
certains en assurent l'authenticité pour les imposer à la croyan-
ce. A supposer même qu'on ne les rejette pas tous en principe,
comment discerner les véritables des faux ? C'est une question
que Pascal, nous le savons, n'a point éludée. Mais de quelque
façon qu'il la résolve, si les prodiges accidentels et passa-
gers donnent prise à la critique et motivent une légitime
méfiance, il ne saurait en être de iPiême des prodiges perpé-
tuels, essentiels en quelque sorte, chez leurs sujets, comme le /
sont l'établissement delà religion Judœo-chrétiennCj et l'atta-
Critique nouvelle et l'Œuvre cVEsdras. — Extrait de la Science catholique,
mai 1897, p. 7.
1 632, 634.
LES PREUVES OBJECTIVES 167
chôment de ses adeptes à leur croyanc-^ en dépit des sacrifices
qu'elle impose aux passions. Ce sont là des miracles (au sens
le plus large et le plus exact du mot) qui ne peuvent être
Toeuvre ni de l'imagination ni de la fraude. Nul thauma-
turge n'y sufTirait, à moins de vivre aussi longtemps que
la rehgion même, et d'opérer à la fois sur ressenc3 même de
toutes les âmes ^ ».
L'universalité du témoignage. — La multitude des témoins
du texte est une autre garantie de son intégrité, au moins
substantielle. C'est l'argument dont les apologistes se servent
pour démontrer que le Nouveau Testament n'a pas pu être
altéré dans les premiers siècles. Les manuscrits qui nous restent
de cette époque, ne présentent que des variantes de détail.
Cet accord ne peut être l'effet d'une entente, entre les diverses
communautés chrétiennes. Elles étaient trop nombreuses et
trop éloignées les unes des autres dans l'étendue de l'empire
romain, pour s'entendre à la fois sur un changement. Il faut
donc conclure de la similitude des m.anuscrits, à l'unité d'un
texte original. Pascal argumente de la même façon en faveur de
l'Ancien Testament. Tout un peuple l'a reçu. Ce peuple est
dispersé pendant 400 ans et les mêmes psaumes sont chantés
par toute la terre.
Principes à rejeter : l'aveuglement du peuple Juif voulu par
Dieu. — Il est un autre principe inspiré à Pascal par sa pre-
mière théologie Janséniste, et auquel nous ne pouvons sous-
crire. A lire certaines pensées on croirait que Dieu a choisi le
peuple Juif comme témoin, à cause de ses défauts ; il était
grossier et charnel, très attaché aux choses temporelles. Ces
tendances, Dieu au lieu de les corriger, se serait plu à les con-
server, à les exagérer peut-être, il aurait à dessein semé
l'Écriture de passages à double sens afin d'aveugler ce peuple.
Sous les biens temporels. Dieu entendait les biens spirituels,
mais si les Juifs avaient entrevu ces derniers ils n'auraient
plus eu d'affections à leurs livres. Il les a donc aveuglés par
l'apparence des promesses terrestres; de la sorte il a donné et
des témoins fidèles et des témoins peu suspects de partialité en
notre faveur, aux yeux des incrédules (571).
De telles pensées révoltent et le sens chrétien et le simple
* Sully-Prudhomme ; La vraie religion, selon Pascal, p. 155.
168 '' ii l'apologétique
bon-sens. D'autres, il est vrai, semblent s'inspirer d'une théo-
logie moins farouche.
Elles semblent appartenir à la dernière époque de sa pensée.
L'aveuglement des Juifs aurait pour cause première, non la
volonté de Dieu, mais la volonté dépravée des hommes. Où
est le sage, il entendra ce que je dis ; les justes l'entendront ;
car les vues du Seigneur sont droites, mais les méchants y iréh >
cheront... De quoi se plaint-on si (la religion) est telle qu'on la
puisse trouver en la cherchant ^.
G. Le nouveau testament.
La constance des apôtres dans les tourments : preuve de sin-
cérité. — C'est dans les Évangiles que se réah sent les Prophéties.
Que valent ces nouveaux livres ? Sont-ils l'œuvre de la four-
berie des douze ? Rappelons-nous que le cœur des hommes est
étrangement enclin à la légèreté, aux changements, aux pro-
messes, aux biens. Sur cela, qu'on suive tout au long l'hypo-
thèse des Apôtres fourbes; qu'on s'imagine ces douze hommes
assemblés après la mort de Jésus-Christ, faisant le complot de
dire qu'il est résuscité. Ils attaquent par làtoutes les puissances.
Si peu qu'un des disciples se fut démenti par tous ces attraits,
(des biens) et qui plus est par les tortures et par la mort, ils
étaient perdus. Qu'on suive cela 2, et on sera obhgé de con-
clure que leur constance ne s'explique que par leur sincérité.
Ils n'ont pas pu imaginer les qualités de l'âme du Christ. —
L'examen des livres conduit à la même conclusion. La doctrine
et le style en sont admirables, et les auteurs sont des pêcheurs
ignorants qui n'ont pas fréquentés les écoles.
Si Jésus-Christ n'avait pas vécu sous leurs yeux, où auraient-
ils appris « les qualités d'une âme parfaitement héroïque »
pour la dépemdre en lui ? Et s'ils les ont connues, pourquoi
n'ont-ils pas décrit cette âme constante devant la mort ?
Certes, ils savaient qu'un cœur peut être fort et saint Luc
dépeint saint Etienne plus fort que Jésus-Christ. Pourquoi donc
les apôtres font-ils leur maître « faible dans son agonie ? » Pour
rendre hommage à la vérité et cette vérité est la suivante :
quand ils « le font si troublé, c'est quand il se trouble lui-même :
et quand les hommes le troublent, il est tout fort ^ ». « Jésus
» pp. 589, 590. — * p. 700.— » 800.
LES PREUVES OBJECTIVES 169
souiïre dans sa passion les tourments que lui font les hommes;
mais dans Tagonie il souiïre les tourments qu'il se donne à
lui-même : lurbnre semetipsum. C'est un supplice d'une main
non humaine, mais toute puissante, car il faut être tout puis-
sant pour le soutenir ^ ».
Le style de l'Évangile ne peut venir que de Dieu. — La manière
(le dépeindre Notre-Seigneur et son enseignement est aussi
remarquable que la doctrine elle-même. Pour bien écrire, il
faut se renfermer le plus possible dans le simple naturel, ne
pas faire grand ce qui est petit, ni petit ce qui est grand ^. On
ne saurait toutefois traiter ce qui est grand comme il convient,
si on n'a pas une certaine proportion avec lui. A traiter des
choses sublimes, le style devient facilement tendu et obscur.
On atteint péniblement aux sommets quand on n'est pas à leur
niveau. Un artisan parle mal des richesses, un procureur parle
mal de la guerre, mais le « riche parle bien des richesses, le roi
parle froidement d'un grand don qu'il vient de faire, et Di u
parle bien de Dieu ^ ». Il en parle avec simplicité et sans affec-
tation car il est au-dessus de tout ; il en parle clairement, car
Dieu connaît Dieu. Nous trouvons cela dans l'Évangile. a Jésus-
Christ a dit les choses grandes si simplement qu'il semble qu'il
ne les a pas pensées, et si nettement néanmoins, qu'on voit
i3ien ce qu'il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté
est admirable *. »
De même la modération des historiens évangéliques à
l'égard des bourreaux de Jésus-Christ est la modération du
Dieu-Sauveur à l'égard de ses ennemis. Elle n'est pas affectée,
ce n'est pas une invention. Si cette modestie avait été inté-
ressée, ils l'auraient fait remarquer à leur avantage. Ils ont
agi de cette sorte sans affectation, ils ne l'ont fait remarquer
par personne. Cela témoigne la froideur avec laquelle la
chose a été faite ^.
Critique.
Ses principes de critique sont empruntés à la psychologie et
la philosophie des « proportions ». — 11 faut faire des réserves
sur la théologie et l'exégèse de Pascal, mais on peut admirer
sa psychologie presque sans restrictions. Là, son génie se mani-
feste avec éclat. Quand il l'appHque à démontrer l'authenticité
1 553. — M5. — » 799. — * 797. — <> 798.
170 l'apologétique
du Nouveau-Testament par la critique interne, par l'étude de
la doctrine et de l'âme de Jésus-Christ, il séduit, et pour con-
vaincre il ne lui manque que d'avoir développé ses principes.
Nous n'avons malheureusement qu'une esquisse là où nous
voudrions un tableau.
L'idée fondamentale de toute sa philosophie se retrouve à
la base de son argumentation. Nul ne peut parler convenable-
ment d'un objet, s'il ne lui est proportionné. A la lumière de ce
principe qu'on étudie les discours de Notre-Seigneur et ceux
des philosophes anciens. Laissons de côté les mythes indécents
ou les doctrines qui divinisent les passions pour regarder seu-
lement aux théories moins indignes de la divinité. Quelle
pauvreté d'idées. C'est vraiment un Dieu caché, impénétrable
aux génies eux-mêmes ! Ils ne connaissent en lui que la pre-
mière cause, le premier moteur. Passons aux prophètes juifs :
ils nous montrent Jéhovah terrible ; on ne sait ni le sort qu'il
réserve au juste dans l'autre vie, ni dans quelle mesure il s'in-
téresse à leur âme en ce monde.
A la fm des temps, le Fils paraît. Lui a i>u Dieu, il en parle
bien. Il nous révèle sa nature, la trinité des personnes, leur
amour pour les hommes et l'intérêt qu'elles portent à chacun
en particulier, au point d'habiter dans leur âme. Lui-même se
met au-dessus de tout ce qu'il y a de plus grand dans l'antiquité
juive, au-dessus de Moïse, au-dessus d'Abraham, il s'égale au
Père, et cela sans orgueil. Il en parle froidement comme d'une
chose qui lui est naturelle. Pas de contradictions dans sa théo-
logie, plus étendue cependant et plus profonde que celle de
Platon. D'obscurs pêcheurs de Galilée, étaient-ils capables de
parler de Dieu en cette manière ? Qu'on suive cela et l'on sera
forcé de ne voir dans l'Évangile qu'un écho fidèle des discours
du Fils. Dieu seul pouvait ainsi parler de Dieu, avec cet amour,
cette clarté, et cette simplicité.
Les douze n'étaient pas davantage capables d'inventer le
roman du Christ. Un roman se développe selon un plan uni-
forme où le héros principal l'emporte sur les autres pour le
courage. Or, à juger les choses par l'extérieur, Jésus paraît
moins fort que son disciple Etienne. Les règles du genre, leur
éducation élémentaire devaient les porter à donner de l'âme de
Jésus une description simple, et toute lumineuse. Dans ces
contrastes inattendus, il ne faut donc voir qu'un hommage à
la vérité.
LES PREUVES OBJECTIVES 171
II. Les Figures.
\
L'Écriture est de Dieu. Nous sommes certains de ne pas nous
tromper en recevant les saints livres de témoins tels que les
Juifs. Ouvrons-les donc en toute confiance, pour y lire la
pensée du Créateur.
Dieu a promis un Rédempteur aux hommes, et il a conclu
alliance avec le peuple Juif. La circoncision est le signe de cette
alliance; une loi a été donnée aux Juifs par Jéhovah et des
sacrifices ordonnés dans le temple de Jérusalem exclusive-
ment.
Promesses contraires. — ïl est écrit dans les Livres Saints
que le sceptre restera dans la tribu de Juda jusqu'au Messie
éternel, et ce règne est promis avec serment ; il est écrit aussi,
qu'ils seront sans roi ni prince. L'alliance doit être éternelle et
elle sera changée, la loi durera éternellement, le sacrifice sera
éternel, la loi est bonne et il est dit aussi : les préceptes sont
mauvais, les sacrifices sont abominables. Dieu n'en a pas
demandé. Le sacrifice des Juifs sera réprouvé, et les sacrifices
des païens hors de Jérusalem et en tous heux seront agréés ^.
Commentaires contraires, — Ces promesses ont suscité des
commentaires opposés. Les Juifs charnels attendaient un
Messie temporel. Ils « avaient vieilli dans ces pensées terrestres,
que Dieu aimait leur père Abraham, sa chair et ce qui en sor-
tait ; que pour cela il les avait multipliés et distingués de tous
les autres peuples, sans souffrir qu'ils s'y mêlassent ; que, quand
ils languissaient dans l'Egypte, il les en retira avec tous ces
grands signes en leur faveur; qu'il les nourrit de la manne dans
le désert ; qu'il les mena dans une terre bien grasse ; qu'il leur
donna des rois et un temple bien bâti pour y offrir des bêtes,
et par le moyen de l'effusion de leur sang qu'ils seraient
purifiés, et qu'il leur <levait enfin envoyer le Messie pour les
rendre maîtres de tout le monde ^ ». Les chrétiens grossiers qui
sont les Juifs de la loi nouvelle, sont tout près de l'Israël
ancien. Le Messie spirituel est bien venu ; mais il nous a donné
des sacrements qui opèrent notre salut sans nos efforts et
nous dispensent d'aimer Dieu ^.
' 685-686. — * 607-609-670. — » 607, 609.
172 l'apologétique
Les vrais chrétiens et les Juifs spirituels, qui sont les chré-
tiens de la loi ancienne, ont toujours attendu un Messie, roi de
charité : il leur ferait aimer Dieu, et par cet amour triompher
de leurs ennemis ^. La religion consiste seulement en l'amour
de Dieu et dans la haine de tout le reste.
Si Dieu aime les hommes, ce n'est pas à cause de leur chair
marquée de la circoncision, mais à cause de leurs cœurs cir-
concis. L'extérieur ne sert de rien sans l'intérieur,
L'Écriture a-t-elle un sens. — L'opposition des écrits et des
commentaires est flagrante. Où est la vérité ? Y a-t-il même
une vérité ?Car,enrm, puisque les deux séries de textes sont
également authentiques, également de Dieu, on peut se deman-
der si l'Écriture a un sens.
Une réponse a déjà été donnée. La Sagesse a écrit les livres
saints. Elle no peut pas se tromper, puisqu'elle est vérité; elle
ne veut pas nous tromper, car si Dieu peut tout, il ne peut
cependant pas faire les choses qui contredisent à sa toute-puis-
sance, comme mourir, mentir 2. De ce chef, il faut maintenir
que l'Écriture a un sens.
Oui, parce qu'elle dit des choses angéliques. — Cependant,
comme l'objection se pose à l'occasion du texte, c'est du texte
qu'on va aussi tirer la réponse. Que l'incrédule étudie l'œuvre
de Moïse et des prophètes avec son esprit et tout son cœur,
puisque, aussi bien, il ne reconnaît pas d'autre autorité. L'es-
prit se rendra à l'évidence des clartés, et le cœur en ce qu'il a
de bon fera écho aux sentiments exprimés dans les saints
livres ^. Il faut avouer que la doctrine en est subhme. Nulle
part on ne découvre autant de lumière sur Dieu et sur l'homme.
Or celui qui dit des choses angéliques montre qu'il est inca-
pable de sottise et capable de mystère. Pour le juger, il ne faut
point partir des passages obscurs, mais des intelhgibles. Si ces
derniers sont éclatants, il faut, à cause d'eux, révérer les autres;
s'ils sont plats et communs, l'auteur montre qu'il est capable de
sottise et incapable de mystère. Ses clartés ne peuvent pas y
gagner d'adorateurs à ses obscurités. D'après ces principes,
Mahomet ne mérite aucun crédit. Ce qu'il dit du Paradis et du
reste est ridicule, rien donc n'est mystérieux dans les passages
obscurs. Il n'en est pas de même dans l'Écriture. « Je veux qu'il
' 607-610. — * 654. — ' 260, 556.
I
LES PREUVES OBJECTIVES 173
y ait des obscurités qui soient aussi bizarres que celles de Maho-
met; mais il y a des clartés admirables... La partie n'est donc
pas égale. Il ne faut pas confondre et égaler les choses qui
ue se ressemblent que seulement par l'obscurité et non pas
par la clarté ^... »
Quel est ce sens ? — Concluons que l'Écriture n'est pas un
rêve incohérent et creux, sans rapport avec la réalité. Elle a un
sens. Lequel ? Celui des chrétiens, à l'exclusion de celui des
Juifs ? Celui des Juifs à l'exclusion de celui des chrétiens ?
Des oppositions rencontrées dans l'homme on n'a pas déduit
qu'il était ange ou qu'il était bête, mais qu'il était homme, une
médiocrité capable de peu et de beaucoup. De la passion du
Christ on ne conclut pas à nier sa divinité, et de sa résurrection,
on n'en vient pas à nier son humanité, mais pour concilier les
deux contraires, on affirme qu'il est homme et Dieu tout
ensemble. Pour rester dans la vérité, il faut unir les contraires.
« Tous errent d'autant plus dangereusement qu'ils suivent
chacun une vérité; leur faute n'est pas de suivre une fausseté,
mais de ne pas suivre une autre vérité ^. »
Principes pour en juger : 1° le bon sens accorde les contraires.
L'Écriture nous présente comme un portrait du monde à venir,
où les lignes contraires se heurtent : temporel, spirituel ; alhance
éternelle et changée ; loi sainte, préceptes mauvais ; sceptre éter-
nel, sceptre tombé. On ne peut faire une bonne physionomie
sans accorder les contrariétés, et il ne suffît pas de suivre une
série de qualités accordantes sans accorder les contraires. Pour
entendre le sens d'un auteur il faut accorder tous les passages
contraires. « Tout auteur a un sens auquel tous les passages
contraires s'accordent, ou il n'a point de sens du tout. On ne peut
pas dire cela de l'Écriture et des prophètes ; ils avaient assu-
rément trop bon sens ^. »
2^ Connaît le but de l'auteur. -— On ne saurait facilement
deviner le sens d'un auteur, si on ne connaissait son intention,
son but. Faute d'être renseigné sur la direction de sa marche,
on le cherchera par des chemins détournés. Le terme commande
le choix des routes, la proposition ne se démontre que par
certains arguments, et une pensée déterminée ne s'exprime pas
» 598, 691. — 2 862, 863. — » 684.
174 l'apologétique
par toutes sortes de mots. Avant toutes choses rappelons-nous
le but divin, sûrs de mieux comprendre alors le choix de
ses moyens.
30 Interprète comme figuratif ce qui ne va pas directement au
but. — Ce but doit être toujours présent à la pensée de Dieu et
à l'action de sa Providence, puisque tout est fait pour cet unique
nécessaire. Toute la conduite des choses doit avoir pour objet
l'établissement et la grandeur de la religion ; elle doit être
tellement l'objet et le centre où toutes choses tendent que qui
en saura les principes puisse rendre raison et de toute la nature
de l'homme en particulier et de toute la conduite du monde en
général^. Et en effet Dieu s'est toujours intéressé au salut de
l'homme. Pour affermir l'espérance de ses élus, il leur en a fait
voir l'image dans tous les temps, ne les laissant jamais sans
témoignages de sa puissance et de sa volonté pour leur salut ^.
L'Écriture les a consignés. Le but divin, l'unique nécessaire
est toujours dans le plan de la Providence : il consiste à instruire
l'homme de son salut et à excHer son cœur à l'espérance de la
Rédemption. Ce qui n'est pas but est moyen, et tout sera ce
moyen tant qu'on n'aura pas atteint l'unique nécessaire. Le
moyen peut être direct ou indirect. En matière d'enseignement,
le moyen direct est le mot propre, celui qui garde toujours le
sens naturel et obvie ; le moyen indirect est la figure, le terme
employé par analogie ^.
But de l'Écriture : la charité. ~ Le but est le salut, le montrer
est nécessaire et possible. Tous cependant ne comprennent
pas le salut de la même façon. Tous espèrent la victoire
sur leurs ennemis, mais les uns attendent la ruine des Baby-
loniens, et les autres, l'apaisement de leurs passions ; les uns
aspirent aux richesses de ce monde et les autres à l'or de la
charité. Il est éludent que l'Écriture n'a pas le même sens, dans
la pensée de tous. Chacun y lit ce qu'il a au fond du cœur, les
biens temporels ou les biens spirituels, Dieu ou les créatures ^
car le nom qu'on donne aux choses dépend du bien que nous
en attendons. L'ennemi est ce qui menace notre bien. Si notre
bien est spirituel, l'ennemi sera l'iniquité; s'il est temporel, ce
géra Babylone.
Puisqu'il s'agit de découvrir le sens des livres saints selon
» 556. — 2 644. — ' 670, 643, 665. — * 675.
LES PREUVES OBJECTIVES 175
Dieu, et puisque le sens dépend des biens que Ton poursuit,
cherchons les biens que Dieu nous promet. Il veut établir le
royaume de la charité. L'Écriture elle-même en témoigne abon
damment. Son unique objet est la charité ^.
« La religion des Juifs semblait consister essentiellement
en la paternité d'Abraham, en la circoncision, aux sacrifices,
aux cérémonies, en l'arche, au temple, en Hiérusalem, et enfin
en la loi et en l'alliance de Moïse. Je dis : Qu'elle ne consis-
tait en aucune de ces choses, mais seulement en l'amour de
Dieu, et que Dieu réprouvait toutes les autres choses. Que
Dieu n'acceptait point la postérité d'Abraham. Que les Juifs
seront punis de Dieu comme les étrangers s'ils l'oiïensent.
Deut.. VIII, 19 : « Si vous oubliez Dieu, et que vous suiviez
des dieux étrangers, je vous prédis que vous périrez de la
même manière que les nations que Dieu a exterminées devant
vous. »
Que les étrangers seront reçus de Dieu comme les Juifs s'ils
l'aiment. Is., LVI, 3 : « Que l'étranger ne dise pas : le Sei-
gneur ne me recevra pas. «Les étrangers qui s'attachent à Dieu
seront pour le servir et l'aimer : je les mènerai en ma sainte
montagne, et recevrai d'eux des sacrifices, car ma maison est
la maison d'oraison.... »
Que la circoncision du cœur est ordonnée... « Soyez circon-
cis de cœur ; retranchez les superfluités de votre cœur, et ne
vous endurcissez plus ; car votre Dieu est un Dieu grand, puis-
sant et terrible, qui n'accepte pas les personnes. »
Que Dieu dit qu'il le ferait un jour. Deat. XXX, 6 : « Dieu
te circoncira le cœur et à tes enfants, afin que tu l'aimes de
tout ton cœur. »
L'amour de Dieu est recommandé en tout le Deutéro-
nome... « Je prends à témoin le ciel et la terre que j'ai mis
devant vous la mort et la vie, et que vous aimiez Dieu et
que vous lui obéissiez, car c'est Dieu qui est notre vie ».
Que les Juifs, manque de cet amour, seraient réprouvés
pour leurs crimes et les païens élus à leur place....
Que les biens temporels sont faux, et que le vrai bien est
d'être uni à Dieu. Ps. CXLIII, 15....
Que Dieu fera une nouvelle alliance par le Messie, et que
l'ancienne sera rejetée. Jérém. XXXI, 31 ^ »
Voilà ce que Dieu exige de ses élus, ce pourquoi il promet
> 070. — « 610.
176 l'apologétique
son concours, son Messie, ses récompenses. Au dernier jour
vous consumerez, ô Dieu, le ciel et la terre et toutes les créatures
qu'ils contiennent pour montrer à tous les hommes que rien ne
subsiste que vous et qu'ainsi rien n'est digne d'amour que vous
puisque rien n'est durable que vous ^
Ce qui n'enseigne pas clairement la vérité, l'enseigne en figures.
— L'unique nécessaire, Dieu l'enseigne aux hommes d'une
manière accommodée à leur faiblesse; ils aiment la variété ; ils
sont tantôt justes, tantôt injustes et toujours prêts à pécher.
Tout ce qui ne va pas à l'unique but en est la figure. Puisque
il n'y a qu'un but, tout ce qui n'y va pas en mots propres est
figuré. Dieu diversifie ainsi cet unique précepte de charité
pour satisfaire notre curiosité 2. La ligure en même temps
qu'elle satisfait notre curiosité satisfait à la justice de Dieu. Les
justes, guidés par leur cœur, trouveront Je sens de la parabole,
et pour les pécheurs, elle sera un piège. Et vous rendrez
grâces à Dieu de ce qu'il ne s'est pas découvert aux sages
superbes, indignes de connaître un Dieu si saint ^
Pour interpréter le texte sacré, il faut donc se souvenir des
principes de causalité. La charité est la fin, et la charité est le
principe, la charité est le moyen. Si Dieu, roi de charité, n'était
pas le principe, il ne serait pas la fin ; il est l'objet, le chemin
et la fin *.
Parce qu'elles sont les effets de la puissance et de la bonté
de Dieu, les créatures sont les images du créateur.
Aussi, parlant en général, est-il vrai de dire que toutes
choses couvrent quelque mystère et sont des voiles sur la
majesté divine.
Règles des figures. — Mais il serait faux de vouloir trouver
dans chaque objet de Tordre naturel l'image de n'importe quel
autre objet de l'ordre surnaturel.
1° La ressemblance. — L'image a quelqu'analogie avec l'ori
ginal ; avant de parler de figure, il faut examiner s'il y a
ressemblance. Avec elle, il y aura « des figures claires et
démonstratives »; sans elle, les figures seront « tirées par les
cheveux ^ ». S'il faut éviter de tout prendre littéralement, il
» p. 57, m. — * 670, 6G9. — » 288. — « pp. 89, 200, n"' 488, 489. Cf.
Exemplarisme. — ' 650.
LES PREUVES OBJECTIVES 177
ne faut pas moins se garder de tout prendre spirituellement,
et Texégète aura le devoir de « parler contre les trop grands
figuratifs ^ ».
En tenant compte de la ressemblance, on trouvera aisément
dans l'Ancien Testament les figures des personnages, des objets,
des miracles du Nouveau.
« Jésus-Christ figuré par Joseph: bienaimédesonpère, envoyé
du père pour voir ses frères, etc., innocent, vendu par ses frères
vingt deniers, et par là devenu leur seigneur, leur sauveur, et
le sauveur des étrangers, et le sauveur du monde... Dans la pri-
son, Joseph innocent entre deux criminels ; Jésus-Christ en
la croix entre deux larrons. Il prédit le salut à l'un et la mort
à l'autre sur les mêmes apparences. Jésus-Christ sauve les élus
et damne les réprouvés sur les mêmes crimes ^ «.
u Adam jonna futur L Les six jours pour former l'un, les six
âg^^spour former l'autre; les six jours que Moïse représente pour
la formation d'Adam, ne sont que la peinture des six âges pour
former Jésus-Christ et l'Église. Si Adam n'eût point péché, et
que Jésus-Christ ne fut point venu, il n'y eût eu qu'une seule
alliance, qu'un seul âge des hommes, et la création eût été repré-
sentée comme fait en un seul temps ^. »
Les merveilles de Dieu sur le peuple d'Israël sont l'image des
miracles de sainteté qu'il voulait opérer dans l'Église. Le pas-
sage de la mer Rouge est l'image de la Rédemption (Is. 41).
Dieu voulant faire paraître qu'il pouvait former un peuple
saint d'une sainteté invisible et le rempHr d'une gloire éternelle
a fait des choses visibles. Comme la nature est une image de la
grâce, il a fait dans les liens de la nature ce qu'il devait faire
dans ceux de la grâce, afin qu'on jugeât qu'il pouvait faire
l'invisible parce qu'il faisait bien le visible. « Il a donc sauvé
ce peuple du déluge ; il l'a fait naître d'Abraham, il l'a racheté
d'entre ses ennemis, et l'a mis dans le repos. L'objet de Dieu
n'était pas de sauver du déluge, et de faire naître tout un peuple
d'Abraham pour ne l'introduire que dans une terre grasse. » Il
voulait montrer le pouvoir qu'il a de donner les biens invisibles
par celui qu'il a montré sur les visibles ^.
De même ses miracles sur les corps symbohsent son pouvoir
sur les âmes ; les maladies du corps figurent celles de l'âme. Le
corps ne pouvait être assez malade pour représenter tout ce
dont l'âme souffre. Pour bien exprimer ceci, il en a fallu plu-
* 048-649. — 2 768. — ^ 656. — " 643.
LAHORQUE : LE RÉALI-ME DE P.Vi'CAL. 12
178 L APOLOGÉTIQUE
sieurs. Ainsi, « il y a le sourd, le muet, l'aveugle, le paralytique,
le Lazare mort, le possédé. Tout cela ensemble est dans Tâme
malade ^ ».
2° Leur caractère transitoire. — Un des signes de la figure est
la ressemblance, un autre est son caractère transitoire. Elle est
un moyen d'aller à la réalité; mais elle doit disparaître une fois
ie terme atteint. Elle porte absence et présence, déplaisir et
plaisir. Parce qu'elle promet la charité, elle porte présence et
plaisir, car elle en donne l'espoir en nous donnant les preuves
de la puissance de Dieu, qui doit nous y mener. Présence et
plaisir ne viennent pas du corps de la figure, mais de l'âme, de
la fm perçue à travers la matière. Aussi bien, puisque Dieu veut
nous mener à son amour et que c'est là son but unique, serait-il
indigne de Lui, de ne parler jamais que des biens temporels.
11 en parle donc au figuré.
Mais la figure porte aussi absence et déplaisir. Les biens
actuels sont promis, mais ils restent lointains. L'âme sainte,
à comparer la réalité et Tombre, sent croître son amour pour
celle-là et son dégoût pour celle-ci. Aussi n'attache-t-elle point
son ( œur à la figure. Elle souhaite qu'elle s'efface au plus
tôt devant l'original, c'est pourquoi Dieu et ses prophètes
annoncent la fin de la Loi, du temple de Jérusalem, du
sceptre de David. Un lecteur superficiel, ou un cœur grossier,
ne verra que les contradictions apparentes, les initiés et les
saints comprendront que la figure doit passer et que l'éternité
est promise à la réalité ^.
3^ Le sens figuré doit être révélé. — Jusqu'ici nous avons
raisonné sur les principes révélés par Dieu. Il nous a dit en son
Écriture, que la charité était l'unique nécessaire et nous en
avons conclu que tout le reste était figuré. Le sens spirituel
nous a paru comme implicitement enseigné. Ce n'est pas assez.
Il n'est pas permis d'attribuer à l'Écriture, le sens qu'elle n'a
pas révélé. « Qui veut donner le sens de l'Écriture et ne le prend
pas de l'Écriture, est ennemi de l'Écriture. » Dieu seul parle
bien de Dieu, et à ne pas le suivre on ressemble à l'artisan qui
parle des richesses ou au procureur qui parle de la guerre *.
Les prophètes, pour annoncer l'avenir temporel du peuple
Juif, usaient des figures, de ceinture, de barbe et de cheveux
1 658. — s G78, 659, 685. — » 687, 900, 799.
LES PREUVES OBJECTIVES 179
brûlés ^ Le royaume de la charité était prédit de la môme
manière. Isaïe dit que la Rédemption sera comme le passage
delà mer Rouge. Moïse et David nous parlent de la circoncision
du cœur ^. L'auteur de tous les livres est toujours Dieu dont
nous connaissons le but constant ; les mots qu'il emploie sont
les mêmes dans tous les livres ou Moïse, David, Isaïe et les
autres ont relaté ses paroles et ses gestes. Donc, le sens est le
même partout. Un mot de ces auteurs fait juger de leur esprit,
il donne le sens du chiffre. Quand on surprend une lettre
importante de ce chiffre où l'on trouve un sens clair, on peut
découvrir les autres. Un mot de cette nature détermine à
interpréter tous les autres au sens chrétien, comme un mot
d'Épictète détermine, au contraire, à comprendre le reste au
sens simplement philosophique. Jusque-là l'ambiguïté dure, et
non pas après.
Il l'a été : par les prophètes. — Ce sens figuré, les prophètes
l'insinuent encore quand ils parlent clairement des biens tem-
porels. Si leur esprit n'allait pas au-delà des richesses, il serait
facile de les entendre. Ils disent cependant que leur sens est
voilé, qu'ils seront compris seulement à la fin des temps:
Une élite, même parmi les Juifs, a cependant percé le secret
des prophètes. Les vrais Juifs, comme les vrais chrétiens, ont
toujours attendu un Messie qui leur ferait aimer Dieu. La Tra-
dition ou cabale des Rabbins leur font écho.
Par Jésus-Christ. — Le Nouveau Testament, dont l'autorité
nous est connue est plus explicite encore. Jésus-Christ et les
Apôtres ont levé le sceau, le voile. Ils ont ouvert l'esprit pour
les comprendre.
Deux grandes ouvertures sont celles-là : 1*^ Toutes choses
arrivaient aux Juifs en figures ; la lettre tue, il faut découvrir
l'esprit sous le sens littéral, les choses célestes dans la peinture
que les Juifs en ont faite ; la circoncision, le jeûne, le temple, le
sacrifice, la manne, la liberté n'étaient que l'ombre; la vérité
est autre : la vraie circoncision est celle du cœur, et Jésus
est le « vrai pain du Ciel. » 2^ Un Dieu humilié jusqu'à la Croix,
« il a fallu que le Christ ait souffert pour entrer dans sa gloire :
qu'il vaincrait la mort par sa mort. » Son règne ne sera donc
pas temporel mais spirituel, et pour s'y associer, il faut cher-
' 653. — * 675, 690.
180 l'apologétique
cher l'intérieur, non pas l'extérieur : nos ennemis sont les pas-
sions et non pas les Babyloniens.
C4omme il doit y avoir deux avènements en Jésus-Christ
il y en aura aussi deux en nous. L'un de misère pour abaisser
l'homme superbe, l'autre de gloire pour élever l'homme humi-
lié \
Seul le système chrétien accorde les contraires. -^ Tel est le
système chrétien. Il s'appuye sur la raison et sur l'Écriture ; il
rend compte des passages les plus contraires des prophètes.
Que nous opposent les Juifs ? Un système incomplet qui ne
saurait tout expliquer. Les biens qu'ils cherchent, ils les y
trouvent , mais avec des contradictions. Ils ne sauraient par
exemple accorder la cessation de la royauté prédite par Osée
avec la prophétie de Jacob. Leur erreur vient de ne pas tenir
compte dans leur exégèse du but divin. La doctrine de leur loi
était de n'adorer et de n'aimer que Dieu, mais leur doctrine à
eux en faisait abstraction. Ils ne considéraient que la terre
grasse et la victoire sur les ennemis des bords de l'Euphrate.
Jésus-Cihrist n'a pas dompté les nations par la force, il ne nous
a pas*attribué leurs dépouilles, il a été tué, il a succombé. A
leurs yeux charnels, la prophétie gladiiim tuiim potentissime
n'a plus de sens, et ils rejettent le Messie humilié. En lui seul
cependant, en son règne spirituel, toutes les contradictions
s'accordent. Le véritable sens n'est donc pas celui des Juifs,
mais celui des chrétiens '^.
Conclusions : 1° La vraie religion a toujours existé en figure
ou en réalité. — De cette vérité deux conclusions se déduisent,
l'une en faveur de l'Église, l'autre en faveur du Christ son
fondateur. S'il y a une véritable religion sur la terre, la con-
duite de toutes choses doit conduire à ce centre, comme à
l'unique nécessaire. Toute la conduite des choses doit avoir
pour objet, sous l'impulsion de la Providence, l'étabhssement
et la grandeur de la religion chrétienne ; elle existe en figure
avant Jésus-Christ, elle existe en réahté après lui.
Le Messie spirituel a toujours été attendu. Les hommes
dans le premier âge du monde ont été emportés dans toutes
sortes de désordres, et il y avait cependant des saints comme
Enoch, Lamech, et d'autres qui attendaient en patience, le
1 679, 678, 683, 67'i. — - 68'i, 675, 692, 760.
J
LES PREUVES OBJECTIVES 181
Christ promis dès le conimencement du monde. Noé a vu la
malice des hommes au plus haut degré, et il a mérité de sauver
le monde en sa personne par l'espérance du Messie dont il a
été la figure. Abraham a connu par révélation le mystère du
Messie, et il Ta salué de loin. Isaac et Jacob ont vécu en la
foi, et Jacob mourant s'écrie dans un transport qui lui fait
interrompre son discours : J'attends ô mon Dieu, le salut
que vous avez promis ; Moïse et d'autres croyaient en celui
qu'ils ne voyaient pas, et ils l'adoraient en regardant aux
dons éternels qu'il leur préparait. A la suite des patriarches,
les vrais Juifs ont toujours attendu un Messie qui leur ferait
aimer Dieu, et par cet amour triompher de leurs ennemis. La
répubhque judaïque n'a eu dans cet amour que Dieu pour
maître. Quand ils combattaient, ce n'était que pour Dieu ;
ils n'espéraient qu'en Dieu, ils ne considéraient leurs villes
que comme étant à Dieu et ils les conservaient pour Dieu ^,
20 L'Église réalise les figures. ~ Enfin, ce règne de l'esprit,
à peine ébauché dans la synagogue, a été réalisé avec éclat :
ce Messie, attendu des patriarches, est venu à la consommation
dî^s temps. Il a mis sa loi, non dans l'extérieur mais dans les
cœurs ; il a mis sa crainte, qui n'avait été qu'au dehors dans
le miheu du cœur. Son Esprit s'est répandu dans l'esprit
des hommes et la face de la terre a été changée. Tous les
peuples étaient dans l'infidélité et dans la concupiscence ;
toute la terre fut ardente de charité, les princes quittent leurs
grandeurs, les filles souffrent le martyre. Il produit un grand
peuple élu saint et choisi ; il en fait le temple de Dieu, le récon-
ciHe à Dieu, le sauve de la colère de Dieu, le délivre de la
servitude du péché qui règne visiblement dans l'homme.
Malgré l'opposition de la concupiscence la loi de charité est
victorieuse. D'où vient cette force ? C'est que le Messie est
arrivé ; voilà l'effet et les marques de sa venue. Ainsi Jésus-
Christ est celui que les deux Testaments regardent, l'ancien
comme son attente, le nouveau comme son modèle, tous deux
comme leur centre ^
Critique
Importance des figures dans l'Apologie. — Par le long
exposé qui précède, on voit toute l'importance que Pascal
^ 613, 607, 611.— * 642, 766, 769, 772, 783, 740.
182 l'apologétique
accordait aux figures. Encore devons-nous ajouter que les
fragments cités répondent à une partie seulement du plan
primitif. L'auteur se proposait d'apporter six preuves du
double sens de l'Écriture. Il n'en fournit que deux : par
l'Écriture elle-même, par Jésus-Christ et les apôtres. Des
autres, il ne nous reste que des allusions ^.
Plus encore que le nombre des fragments, les aveux de
Pascal nous révèlent toute la valeur des figures. Il les juge
plus utiles à son dessein que les prophéties de détail. En tête
d'une longue liste de ces dernières, il écrit : Mni^matis ^.
Mais des figures il dit que si elles n'existent pas, s'il n'y a
pas deux sens dans l'Écriture, l'un littéral et l'autre figuré,
le Messie ne sera point venu ; mais s'il y a deux sens, il est
sûr qu'il sera venu en Jésus-Christ.
Aussi emploie-t-il toute sa science et tout son génie à faire
la preuve. Il appelle à son aide l'exégèse de son temps pour
avoir des textes ; la psychologie lui donne un des signes aux-
quels on peut reconnaître la figure, son caractère transitoire
qui porte plaisir et déplaisir. La philosophie lui fournit la
deuxième règle de discernement : la ressemblance. Enfin la
théologie lui donne la troisième : le sens figuré doit être révélé.
Qui peut en effet nous exprimer le sens de l'Écriture mieux que
son auteur ?
Son inspiration divine n'est pas encore acceptée, mais on
avoue que ses auteurs y ont fidèlement consigné la pensée de
Dieu, et à cause de cette fidélité, Dieu lui-même peut être dit
l'auteur de l'Écriture.
Double méthode d'exégèse. — Pour l'interpréter, au sens
figuré, Pascal emploie deux méthodes, l'une directe, l'autre
indirecte ou régressive.
1® Méthode directe : Interpréter T Ancien Testament, par
lui-même. — Par la première, il aborde tout de suite l'Ancien
Testament afin d'établir deux points. 1° L'Écriture a le sens
que lui donne l'Église catholique ; il est le seul capable d'accor-
der les passages contraires. 2^ Elle annonce un royaume reli- j
gieux, ouvert à tous les peuples, dont le Messie sera le fonda-
teur et le chef spirituel.
» 6'i2. — « 727.
LES PREUVES OBJECTIVES 183
Ce qu'on peut retenir de ses résultats. — Remarquons qu'il
est impossible de prouver le second sans le premier ; mais le
premier n'est pas établi sur le fait qu'il accorde les passages
contraires. Les choses angéliques suffisent à montrer que
l'auteur des livres saints est capable de mystère et incapable
de sottise. Ses clartés doivent nous faire révérer ses mys-
tères.
Ce qu'il faut rejeter. — Toute l'argumentation de l'Apologie
ne s'écroule donc pas par le fait que l'exégèse moderne ne
retrouve pas dans l'Écriture toutes les contrariétés signalées
plus haut. Quand Osée (3 *) écrit qu'ils seront sans roi, sans
prince, cela peut s'entendre d'un châtiment temporaire ; si
les sacrifices sont réprouvés, c'est à cause des dispositions
intérieures de ceux qui les offrent; lorsque les préceptes sont
appelés mauvais, il est question du précepte d'immoler à
Moloch. (Ezéchiel 20"^^) D'autres contradictions s'expHquent
par des erreurs de copistes, des différences de documents, des
interpolations ^ ; d'autres enfin sont purement apparentes ;
il y a subordination, mais non opposition entre les biens
temporels et les biens spirituels, entre le royaume de Juda
et celui du Messie ; on peut aimer les premiers, sa famille, sa
fortune et sa Patrie, sans être cependant exclu du Royaume
du Ciel. Dieu qui, dans le passé, avait favorisé son peuple
de multiples faveurs temporelles, pouvait lui en promettre
encore de semblables pour l'avenir, comme gage et figure des
bienfaits de l'ordre spirituel. Malgré toute l'ingéniosité de
Pascal dans cette partie de son œuvre, les apologistes ne
peuvent donc pas l'utiliser.
La partie essentielle doit subsister : la démonstration du
plan de Dieu sur le monde. — Où il garde toute sa valeur,
c'est quand il s'emploie à mettre en relief le plan de Dieu,
à savoir, annoncer et déjà commencer son royaume intérieur
dans l'Ancien Testament, et le réaliser pleinement dans le
nouveau par le Messie. Son œuvre a l'ampleur et la majesté
du Discours de Bossuet sur l'Histoire universelle.
Fidèle à sa résolution d'emprunter tous ses principes à
l'Écriture, il prend pour fonder sa théorie le dessein manifesté
par Dieu à ses prophètes de sanctifier les cœurs. La charité
* Cf. Petitot. Pascal, p. 298. — Lagrangk. Revue biblique, 1906, p. 546.
184 l'apologétique
est l'unique nécessaire, et nos véritables ennemis ne sont
pas les Babyloniens, mais nos passions. A l'appui de sa thèse,
Pascal apporte une longue série de témoignages empruntés
à différents prophètes. Cette base est solide, et susceptible
de longs développements. La mission des prophètes est natio-
nale sans doute, mais avant tout elle est morale et rehgieuse.
Ils travaillent à conserver le peuple juif afin de mieux sauver
le monothéisme, dont il est le gardien. Leur prédication est
une lutte de quatre siècles contre l'idolâtrie et l'immorahté.
Elle montre Dieu esprit, ami des pauvres et des malheureux,
jaloux de garder le cœur de ses fidèles, et ennemi des pratiques
stériles. Le royaume pour le développement duquel il promet
un Messie, est moral avant tout, et par suite il s'ouvre à
toutes les âmes de bonne volonté. Il existe déjà dans le peuple
d'Israël. Aussi Dieu le bénit-t-il dans la mesure de sa fidélité
à la loi intérieure. Ni les sacrifices, ni le temple, ni l'alliance
ne sauveront les Juifs de la perte, s'ils n'observent pas dans
leur cœur les commandements de Dieu ^. Toute la doctrine
des prophètes et toute l'histoire d'Israël ne font donc qu'illus-
trer la thèse de Pascal : Dieu avant toutes choses poursuit l'éta-
bhssement du royaume de la charité ; le Messie sera le ministre
de son dessein.
D'où suit le sens figuratif. — Sur ce fondement inébran-
lable, Pascal élève son système : tout ce qui n'exprime pas
littéralement la charité en est la figure, et doit être entendu
au sens spirituel. Les biens visibles sont l'image des biens
invisibles ; la nature est la figure de la gloire ; les secours de
Dieu pour nos succès temporels sont une promesse a fortiori
des victoires qu'il nous fera remporter contre le péché.
;; La conclusion est-elle dans les prémisses ? Pour l'admettre
ne faut-il pas recourir à la révélation ? on peut y souscrire,
sans avoir encore la foi. 11 suffit de reconnaître que Dieu est
la cause exemplaire de la création, que sa Providence dirige
toutes choses à l'accomplissement de son dessein rehgieux.
De là, tout le reste suit.
Les créatures sont les images de Dieu, chacune selon son
degré de perfection ; à leur tour, les moins parfaites peuvent
être appelées images des plus parfaites ; la nature est l'image
^ Cf. TouzARD. Revue pratique d' Apologétique, 15 septembre 1908, pp. 917
S20: 15 octobre 1908, p. 82.
LES PREUVES OBJECTIVES 185
de la grâce, et la grâce elle-même est l'image de la gloire.
Par l'application des principes de la philosophie. — Puisque
les créatures nous ont été données par Dieu afin de nous per-
mettre d'aller à Lui, et en définitive pour pratiquer la charité
envers Lui, chacune est un secours plus ou moins éloigné,
accordé dans ce but. Quand il ne mène pas directement à
l'unique nécessaire, il en est la figurie et la promesse. Si Dieu,
en effet, s'intéresse à notre corps, à la santé et aux maladies,
à plus forte raison a-t-il le souci de nos âmes. Il «serait indigne
de Dieu » de ne pas entendre par les biens temporels, d'autres
biens (659) ^. Nous pouvons donc nous considérer comme des
criminels dans un cachot, entourés des images de leur libé-
rateur et des instructions nécessaires pour en sortir. Cette
pensée est toujours présente à l'esprit de Pascal et de sa sœur.
Elle est conforme à la saine philosophie et à la tradition catho-
lique. Saint Paul, saint Augustin, saint Bernard et beaucoup
d'autres ont interprété dans ce sens les textes de la Bible.
Dans cet esprit, les Apologistes peuvent donc relire tous
les passages qui n'annoncent pas clairement le royaume inté-
rieur et le Messie spirituel. Un danger sera à éviter : tirer les
figures « par les cheveux », vouloir découvrir trop de détails
du Nouveau Testament dans les textes de l'Ancien. Il faudra
s'en tenir à la règle de Pascal : interpréter au sens spirituel
là où il y a ressemblance ; par exemple dans les grands
coups de la puissance de Dieu pour sauver son peuple on
peut voir une annonce de sa Providence à l'égard de l'Église.
Quelle valeur attribuer aux autres arguments de Pascal
en faveur du sens religieux ? Les prophètes disent que leurs
discours expriment très clairement la promesse des biens tem-
porels et... que néanmoins leurs discours sont obscurs et que
leur sens ne sera point entendu... qu'à la fin des temps (659).
Faut-il en conclure que les prophètes avaient conscience
d'annoncer un royaume spirituel ? Cela n'apparaît pas avec
évidence. Le sens religieux étant dépendant des dispositions
intérieures, les prophètes peuvent fort bien, dans tel ou tel
cas, avoir rapporté les paroles de Dieu, sans en saisir toute
la portée. Il est plus sûr, si leur message reflète exactement
la pensée divine, de faire fond sur le dessein général de Dieu
que sur celui de ses prophètes. Ceux-ci étaient des hommes,
^ Cf. Lagrance, a. c. pp. 542-543.
186 l'apologétique
grossiers parfois comme Balaam, et ne comprenant pas tou-
jours tout le sens de leurs prophéties. Jonas fut tout surpris
de voir que ses prédictions ne se réalisaient pas. C'étaient
aussi des hommes changeants; aussi de ce qu'ils ont quelque-
fois sciemment parlé en figures, on ne peut pas inférer qu'ils
ont toujours poursuivi ce but.
20 Méthode indirecte : interpréter l'Ancien Testament par
le Nouveau. — Une autorité qui offre plus de garanties est
celle de Notre-Seigneur et de ses apôtres. Pascal y fait appel
dans sa méthode indirecte ou régressive. Elle consiste, à partir
des Évangiles, à se mettre tout d'abord à l'école du Maître
pour apprendre dans quel esprit il faut lire « le Vieux Testa-
ment )). Cet esprit, ou cette méthode, nous y montrera partout
le sens figuré.
La foi n'est pas requise pour ouvrir avec confiance l'Évangile
et les écrits apostoHques ; il sufTit de s'être assuré de leur
autorité humaine sur les arguments indiqués plus haut. Une
étude attentive des miracles doit nous persuader ensuite de
la divinité du Maître, et obliger la raison à s'incliner devant
ses enseignements et devant ceux des apôtres qu'il a formés.
Or quand il nous parle des livres saints, ils nous avertissent
d'avoir à découvrir leur vrai sens sous la lettre qui tue : tout
y arrivait en figures.
Cette méthode régressive a l'avantage d'expliquer l'Écriture
par l'Écriture. Elle ne nous fournit pas seulement un principe
qui légitime des déductions, à savoir : Dieu veut le bien de
l'âme, donc tout est figure et promesse de ce bien. Elle nous
montre authentiquement que ces déductions étaient légi-
times ; elle nous donne des yeux nouveaux pour lire les livres
saints.
Toutefois, il faudra, ici comme plus haut, éviter de voir
partout des figures au sens propre du mot et se contenter
le plus souvent de hre dans le texte des promesses générales
des biens spirituels.
III. Les Prophéties de détaiL
Tout n'est pas figure dans la prédiction des biens Messia-
niques. En termes propres, et non pas seulement en termes
voilés, l'Ancien Testament annonce le Nouveau. Ce qui est
LES PREUVES OBJECTIVES 187
exprimé en cette dernière façon s'appelle prophétie. Son objet
est plus étendu que celui de la figure. Celle-ci ne s'occupe guère
que de la nature du Royaume à venir. La prophétie parle
de la personne du Roi, de sa vie, et des temps de son avène-
ment.
Prophéties sur la vie et l'œuvre du Christ. — Il naîtra de la
ville de Bethléem, de la famille de Juda et de David. Il naîtra
enfant. En son commencement il sera petit et croîtra ensuite.
Alors, il doit aveugler les sages et les savants, annoncer l'Évan-
gile aux petits, ouvrir les yeux aux aveugles, rendre la santé
aux infirmes, et mener à la lumière ceux qui languissent dans
les ténèbres.
Mais il sera vendu et trahi, jugé par les Gentils et les Juifs,
craché, souffleté, marqué, affligé en une infinité de manières,
abreuvé de fiel, transpercé, les pieds et les mains percés, tué
et ses habits jetés au sort.
Cependant, il ressuscitera le troisième jour, et il montera
au Ciel pour s'asseoir à la droite de Dieu ^.
Les rois de la terre et tous les peuples l'adoreront. Les Gen-
tils seront convertis par sa grâce prévenante. Ceux qui ne le
cherchaient pas, le trouveront.
Les Juifs, qui l'ont réprouvé, seront rejetés, dispersés, aveu-
glés, et ils subsisteront toutefois jusqu'à la fin du monde ^.
Prophéties du temps. — Toutes ces prophéties s'accom-
pliront au temps marqué par Dieu. Par temps, il faut entendre
un ensemble de circonstances, les unes contemporaines du
Christ, les autres postérieures. Les premières n'ont pas de
lien intérieur apparent avec lui ; les autres sont le résultat
même de sa mission, et elles ne sauraient avoir lieu, s'il n'était
pas venu, pas plus que l'effet ne peut exister tant que la cause
n'a pas été posée. Elles auront donc un rapport intrinsèque
avec leur auteur. Il s'agit ici de la conversion des Gentils, et
de la dispersion des Juifs. Les circonstances contemporaines
ou à peu près du premier avènement, sont l'état du peuple,
l'état du temple, la 4^ dynastie, le nombre des années ^
Quand le sceptre sera sorti de Juda, avant la ruine du temple,
ou sous la domination romaine désignée par la 4^ dynastie,
lorsque les 70 semaines d'années annoncées par le pro-
' No« 727, 734, 715. — » 708, 722, 724. — =» 713, 715, 726, 737.
188 l'apologétique
phète Daniel seront révolus, alors viendra le désiré des na-
tions ^.
IV. Valeur px'obante des Prophéties et des Figures.
La prophétie est la plus grande de toutes les preuves.
Conditions des prophéties. — Toutefois, sa valeur d'argu-
ment n'apparaît que si deux conditions essentielles se trouvent
réalisées, l'une objective et l'autre subjective ; il faut voir
les prédictions accomplies, et il faut être capable de rapporter
à Dieu seul cet accomplissement.
1° Conditions objectives : l'accomplissement. — On n'entend
les prophéties que quand on voit les choses arrivées. Ainsi,
les bons effets de la retraite, de la discrétion, du silence ne se
prouvent qu'à ceux qui les ont ressenties en eux-mêmes,
ïmpleta cerne ^.
Parmi les choses prédites, une des plus importantes est
le temps de l'apparition messianique. Sans lui, le Rédempteur
promis ne saurait être reconnu des bons. Ils sondent les Écri-
tures et ils y lisent ce qu'ils ont au fond du cœur. Pour eux,
il est manifeste que le prophète annoncé étabhra le règne de
la charité. Mais qui sera ce prophète ? à quel signe le distin-
guer parmi tant d'autres qui se succèdent le long des siècles.
Dieu ne se laissant jamais sans témoins ? Moïse a dit qu'un
prophète viendrait ^, mais il ne dit pas que ce sera Jésus de
Nazareth. Sonder l'Écriture ne suffit donc pas, il faut aussi
consulter l'histoire et lui demander si le Christ est venu au
temps de paix.
L'attente des justes se reposera sur l'homme prédestiné,
le jour où un signe du ciel le désignera à la foi des cœurs. Le
miracle est nécessaire *. Beaucoup cependant ne seront pas
contemporains des guérisons opérées par le Sauveur. Afin de
les amener au Christ, Dieu dans sa miséricorde fera le plus
grand des miracles, un miracle subsistant, perpétuel, contem-
porain de toutes les générations à venir. Il prédira l'avène-
ment du Sauveur en un temps déterminé, et ce temps remplira
les siècles, depuis la naissance de l'Éghse jusqu'à la fin ^
* Les exégètes d'aujourd'hui voient dans cette i* dynastie plutôt l'empire des
Séleucides que celui des Romains, et dans le temple contemporain du sauveur
le troisième plutôt que le deuxième. — » 697-698. — ^ 843. — * 812-843. — • 706.
LES PREUVES OBJECTIVES 181)
Au temps marqué. — Que les mots ici ne nous trompent pas.
Par temps, il ne faut pas entendre une date avec jour, mois
et année \ les quatre monarchies, la fm du règne de Juda 2.
Beaucoup de ces événements embrassent plusieurs années.
Une monarchie peut durer longtemps ; pour les septante
semaines de Daniel, on ne sait exactement ni quand elles
commencent, ni quand elles finissent. La différence entre les
dates discutées s'élève à 200 ans. L'état de dispersion du
peuple juif ne finira pas plus que l'état de dispersion des
gentils. La fin du temple est une date plus précise.
Tous ces faits ne sont pas au même degré des preuves
convaincantes. La quatrième monarchie, la fin du règne de
Juda sont un cadre trop vaste pour un seul personnage.
D'autres prophètes que le Christ auraient pu vivre en ce
temps-là.
A la conversion des Gentils. — La dispersion des Juifs
et la conversion des Gentils sont des signes plus personnels de
sa venue ; l'une est l'efTet de sa justice et l'autre celui de sa
grâce. « Jésus-Christ est venu aveugler ceux qui voyaient
clair, et donner la vue aux aveugles; guérir les malades, et
laisser mourir les sains... Tous les peuples étaient dans l'infi-
délité et dans la concupiscence, toute la terre fut ardente de
charité, les princes quittent leurs grandeurs, les filles
souffrent le martyre. D'où vient cette force ? C'est que le
Messie est arrivé ; voilà les effets et les marques de sa venue ^ » :
« Après que bien des gens sont venus devant, il est venu enfin
Jésus-Christ dire : « Me voici, et voici le temps. Ce que les
prophètes ont dit devoir avenir dans la suite des temps, je
vous dis que mes apôtres le ç^ont faire. Les Juifs vont être
rebutés, Jérusalem sera bientôt détruite ; et les païens vont
entrer dans la connaissance de Dieu. Mes apôtres le vont faire
après que vous aurez tué l'héritier de la vigne. » Et puis les
apôtres ont dit aux Juifs :«Vous allez être maudits...»; et aux
païens : « Vous allez entrer dans la connaissance de Dieu. »
Et cela arrive alors *. »
Le temps est donc surtout celui de l'état du monde après
Jésus-Christ. Pendant sa vie, les prophéties sont équivoques,
elles ne sauraient être démonstratives. Aussi Notre-Seigneur et
les apôtres multiplient-ils les miracles pour prouver leur mis-
» :08. — 2 709. — » 771. 772. — « 770.
190 l'apologétique
sion. S'ils invoquent l'Écriture, ce n'est pas afin d'en tirer des
arguments décisifs, mais afm de montrer qu'il n'y a pas de
répugnance entre les prophéties et Jésus-Christ ^. Avant donc
que le Christ ait été mort, ressuscité et qu'il ait converti les
nations, tout n'était pas accompli, et ainsi, il a fallu des mira-
cles pendant tout ce temps. Maintenant, il n'en faut plus
contre les Juifs, caries prophéties accomplies sont un miracle
subsistant ^, proportionné à la durée même du genre humain.
2» Conditions subjectives. — Devant bien des yeux, passe-
ront des Juifs dispersés et des païens convertis, et ils ne verront
pas le miracle, bien des oreilles entendront parler des prophé-
ties et elles ne comprendront pas qu'elles sont accomplies.
L'intelhgence du miracle subsistant dépend de certaines con-
ditions subjectives.
Amour du bien et de la vérité. — Ceux-là comprennent dont
le cœur est pur, les bons voient le bien, ils ont avec lui une
certaine proportion, une certaine connaturalité. Les méchants
sont trop bas pour voir la lumière des sommets. Quiconque n'a
plus que huit jours à vivre trouve que l'accomplissement des
prophéties ne peut pas relever du hasard. Si les passions îe
tiennent, il est aveugle ^ il n'a même pas l'amour de la vérité.
Mais celui qui aime la vérité sonde les Écritures dictées par la
Sagesse, celui qui aime le bien y lit la promesse des biens spiri-
tuels que son cœur désire, et il salue la promesse de son libé-
rateur. Sa vie intérieure le dispose à comprendre l'avènement
du royaume intérieur de la charité. « Ceux qui croient que le
bien de l'homme est dans la chair, et le mal en ce qui le détourne
■des plaisirs des sens, qu'ils s'en soûlent, et qu'ils y meurent.
Mais ceux qui cherchent Dieu de tout leur cœur, qui n'ont
de déplaisir que d'être privé de sa vue, qui n'ont de désir
que pour le posbéder,et d'ennemis que ceux quilesen détournent;
qui s'afïligent de se voir environnés et dominés de tels ennemis ;
qu'ils se consolent, je leur annonce une heureuse nouvelle : il
y a un hbérateur pour eux, je le leur ferai voir, je leur mon-
trerai qu'il y a un Dieu pour eux ; je ne le ferai pas voir aux
autres. Je ferai voir qu'un Messie a été promis, qui délivrerait
des ennemis; et qu'il en est venu un pourdéhvrer des iniquités,
mais non des ennemis *. »
> 737. — * 838-706. — » 694, 693. — « 770. — » 737. — « 694-6932. — ' 692.
LES PREUVES OBJECTIVES 191
La grâce. — La pureté du cœur toutefois ne suffit pas ; la
sagesse elle-même ne suffit pas. Science et raisonnement pré-
parent bien à voir les preuves avec les yeux de la foi ; elles
i\e sauraient donner des yeux. De tous les corps et esprits on
ne saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impos-
sible et d'un autre ordre, surnaturel. Pour qu'il y ait propor-
tion entre l'objet et le sujet, il faut que celui-ci appartienne en
quelque manière à l'ordre de la charité. Ceux qui n'en sont
point ne peuvent pas voir : non estis ex ovibus meis. C'est
la charité, c'est-à-dire la grâce qui donne aux regards fidèles
leur acuité particulière et indispensable. Ils la doivent à la
vertu rédemptrice de la croix, ne sit evacuata crux ^ Par
elle l'esprit de Dieu se répand sur ses fils, lui-même nous
enseigne plus efficacement que les hommes, il se fait sentir à
tous, et tous prophétisent c'est-à-dire parlent de lui non pas
par preuves du dehors, mais par sentiment intérieur et immé-
diat 2.
Il est intérieur comme nos yeux et notre intelligence ; il est
immédiat car il atteint la vérité sans le secours des hommes.
La vision, à son dernier moment, va au-de-là du point que les
hommes ont montré.
Puisque l'intelligence des prophéties dépend de tant de con-
ditions, et que chacun les voit avec ses yeux, chacun les lira
aussi plus ou moins facilement.
Le degré de certitude dépend de nos lumières. — La clarté
pour les justes les mènera à la certitude absolue par des preuves
convaincantes. Les méchants les liront sans les comprendre ;
elles seront ténèbres à leurs yeux. Les prophéties citées dans
l'évangile, vous croyez qu'elles sont rapportées pour vous faire
croire ? non, c'est pour vous éloigner de croire ^.
Les écailles tomberont de leurs yeux dans l'autre vie. « Ce sera
une des confusions des damnés, devoir qu'ils seront condamnés
par leur propre raison, par laquelle ils ont prétendu condamner
la religion chrétienne ». Entre ces deux extrêmes s'étage la
gamme des certitudes et des probabilités, variant avec les
esprits et les cœurs. Les habiles, ceux qui ont assez d'esprit
pour voir la vérité malgré leurs passions, ceux-là atteignent à la
certitude. Car non seulement la religion chrétienne ne choque
aucun principe de la raison, mais elle est la seule à s'appuyer
» 588, — 2 732. — 3 oG8.
192 l'apologétique
sur la raison ; elle est la plus savante de toutes et la plus solide,
étant la seule qui puisse invoquer en sa faveur les prophéties.
Les habiles comme les aigles sont l'exception, la multitude est
incapable de regarder le soleil en face, et elle se plaît dans le
clair-obscur des bas-fonds.
Sans la grâce illuminatrice les prophéties n'ont qu'une valeur
probable pour l'ensemble des hommes. — Faute d'esprit et
faute de charité, l'ensemble des hommes ne verra dans la
religion chrétienne qu'une opinion plus probable que les autres,
et pour arriver à la certitude la grâce lui sera nécessaire, car,
pour la moyenne des intelligences, les prophéties ne sont pas
une preuve absolument convaincante. Mais elle est aussi de
telle sorte qu'on ne peut dire que ce soit être sans raison que
de la croire. Ainsi, il y a de l'évidence et de l'obscurité pour
éclairer les uns et obscurcir les autres. « Mais l'évidence est
telle, qu'elle surpasse, ou égale pour le moins, l'évidence du
contraire ; de sorte que ce n'est pas la raison qui puisse déter-
miner à ne la pas suivre; et ainsi ce ne peut être que la concu-
piscence et la mahce du cœur. Et par ce moyen il y a assez
d'évidence pour condamner et non assez pour convaincre;
afin qu'il paraisse qu'en ceux qui la suivent, c'est la grâce, et
non la raison, qui fait suivre; et qu'en ceux qui la fuient, c'est
la concupiscence, et non la raison, qui fait fuir ^ ».
En quoi consiste la valeur probante de la prophétie : en
l'annonce des actes libres. — La lumière soit naturelle, soit sur-
naturelle, montre que l'annonce d'actes dépendant delà liberté
relève de Dieu seul. «Si vous êtes des dieux, approchez, annon-
cez-nous les choses futures, nous inclinerons notre cœur à vos
paroles. Apprenez-nous les choses qui ont été au commen-
cement, et prophétisez-nous celles qui doivent arriver. Par là
nous saurons que vous êtes des dieux... Mais vous n'êtes rien,
vousn'êtes qu'abominations; etc.. C'est moi qui ai fait prédire
les choses qui sont arrivées, et qui prédis encore celles qui sont à
venir... Je suis le premier et le dernier.,, qui s'égalera à moi, qu'il
raconte l'ordre des choses depuis que j'ai formé les premiers
peuples, et qu'il annonce les choses qui doivent arriver 2... »
Isaïe,ch. 41,42, 44).
Tout dans la prophétie décèle la présence d'un esprit qui
» 56'i. — 2 713,
LES PREUVES OBJECTIVES 103
ordonne avec trop de sagesse et d'une puissance qui sauve avec
trop de succès, pour ne pas y voir Dieu. Une cause inconnue,
fortuite, incohérente et aveugle, le hasard, ne saurait ni prédire,
avec tant de suite et d'harmonie, ni accompHr à propos. S'il est
une loi certaine touchant la nature de l'homme, c'est bien
celle du changement. Inconstance, ennui, inquiétude, voilà sa
condition. 11 n'est pas d'homme plus différent des autres que
de lui-même en divers temps, o J'ai vu tous les pays et
hommes changeants ; et ainsi, après bien des changements de
jugements touchant la véritable justice, j'ai connu que notre
nature n'était qu'un continuel changement, et je n'ai plu»
changé depuis; et si je changeais, je confirmerais mon opinion^. »
Dans l'accord et la continuité des prophètes. — L'effet de cette
loi est suspendu pour les prophètes. Entre eux règne l'acrord,.
ils se font écho les uns aux autres dans l'espace et dans le temps
«Quand un seul homme aurait fait un livre des prédictions de
Jésus-Christ, pour le temps et pour la manière, et que Jésus-
Christ serait venu conformément à ces prophéties, ce serait
une force infinie. Mais il y a bien plus ici, c'est une sui'e
d'hommes, durant quatre mille ans, qui, constamment et sans
variation, viennent, l'un en la suite de l'autre, prédire ce
même avènement. C'est un peuple tout entier qui l'annonce,
et qui subsiste depuis quatre mille années ^... » « Ceci est effec-
tif. Pendant que tous les philosophes se séparent en différentes
sectes, il se trouve en un coin du monde des gens qui sont les
plus anciens du monde, déclarant que tout le mionde est dans
l'erreur, que Dieu leur a révélé la vérité, qu'elle sera toujours
sur la terre. En effet, toutes les autres sectes cessent, celle-là
dure toujours, depuis quatre mille ans ^ ».
Tout cependant les pousse à cesser ou à changer. La loi, si
étroitement liée aux prophètes, est la plus sévère et la plus
rigoureuse de toutes, « de sorte que c'est une chose bien éton-
nante qu'elle se soit toujours conservée si constamment durant
tant de siècles par un peuple rebelle et impatient comme celui-
ci, pendant que tous les autres États ont changé de temps en
temps leurs lois, quoique tout autrement faciles *jj.
En le miracle de la conservation de la religion juive. — Et ce
qui est admirable, incomparable tout à la fois, c'est que cette
1 p. 188, 127, 167, 375. — ^ 710. — " 618. — * 620.
XJLHORGUE : l£ RÉALISME IB PASCAL. 18
194 l'apologétique
religion juive, figure prophétique de la chrétienne, atoujoursété
combattue. «Mille fois, elle a été à la veille d'une destruction
universelle ; et toutes les fois qu'elle a été en cet état, Dieu l'a
relevée par des coups extraordinaires de sa puissance ^ ».
Non seulement la Providence conserve les prophéties, mais
elle leur donne à chaque génération des précisions nouvelles.
Des hommes annoncent de la part de Dieu un Rédempteur,
Abraham vient ensuite dire qu'il naîtrait d'un de ses fils;
Jacob déclare que de ses douze enfants, il naîtrait de Juda ;
Moïse et les prophètes sont venus ensuite déclarer le temps et
la manière de sa venue ; enfin Jésus-Christ est venu dans toutes
les circonstances prédites. Cela est admirable. Il a fait des
miracles et les apôtres aussi qui ont converti tous les païens, et
par là, toutes les prophéties étant accomplies, le Messie est
prouvé pour jamais ^.
Critique.
Quand on compare la place faite aux prophéties de détail,
dans l'Apologie de Pascal, à celle qu'occupent les figures, on
<3st frappé du peu d'importance qu'il leur attribue. Le grand
argument ne paraît pas être pour lui la prédiction de la vie du
Christ, mais celle de son Royaume.
Cependant il est une prophétie de détail qui lui paraît de
valeur : celle de la date à laquelle Notre-Seigneur devait appa-
raîtrez il fallait que les quatre monarchies,idolâtres ou païennes,
la fin du règne de Juda, et les soixante-dix semaines arri-
vassent en même temps, et le tout avant que le deuxième
temple fût détruit » (709).
Malheureusement les exégètes modernes ne lisent pas l'Écri-
ture comme Pascal. Les soixante-dix semaines leur paraissent
se rapporter au temps d'Antiochus Épiphane, plutôt qu'à
celui de Jésus-Christ. « Il est douteux et même improbable que
la quatrième monarchie de Daniel soit l'empire romain. Les
exégètes critiques sont d'accord pour y voir l'empire grec des
Séleucides. Le règne de Juda était depuis longtemps terminé
quand a paru Jésus et la prophétie de Jacob à laquelle il est
fait allusion signifie seulement que le sceptre était tenu en
réserve dans Juda pour le grand roi à venir. Le temple que
visita Jésus était bien plutôt le troisième temple et d'ailleurs
» 613, 614. — • 617, 616.
LES MIRACLES 195
Aggée n'avait pas annoncé que le Messie se présenterait dans
le second ^ ».
Par contre, lorsque, par temps, il veut signifier toute l'époque
postérieure auMessie,et issue de son œuvre, alors sonargumen-
tation garde toute sa force. Figures et prophéties d'ensemble
tendent surtout à promettre ce royaume de charité à tous les
hommes de bonne volonté. La conversion des Gentils par la
grâce du Christ doit l'établir sur l'univers. Les apôtres font de
cette conversion un de leurs principaux arguments. Dès le jour
de la Pentecôte, saint Pierre en voit déjà la réalisation. A leur
suite les premiers Apologistes insistent sur l'accomplissement
des prophéties d'ensemble dans la catholicité de l'Éghse.
CHAPITRE CINQUIÈME
Les Miracles.
La prophétie est la plus grande de toutes les preuç>€S parce qu'elle embrasse
toute Vhistoire du monde et toute Vhistoire de Vunwers. Elle en appelle à
V Ancien Testament, pour montrer le Messie et son royaume annoncés et
figurés ; elle en apppelle au nouveau, pour prouver V accompliissement des
promesses ; elle fait le tour de la terre et elle voit partout les juifs dispersés
et les Gentils convertis, selon la parole que Dieu avait dite au commencement.
Ce miracle subsistant ne suffit pas. Il parle surtout à l'esprit et pas assez
aux sens, or, l'homme, depuis le péché originel, vit surtout par les sens. La
prophétie donc ne saurait être V unique preuve de la religion chrétienne,
même lorsqu'elle est entièrement accomplie.
Dieu, dont la sagesse adapte merveilleusement les moyens à la fin, a
fait le miracle pour convaincre le corps. Il ébranle la machine, étonne
l'esprit, l'oblige à réfléchir sur les causes du « signe » et l'amène, victo-
rieusement à la vérité. Ubi est Deus iuus, demande l'impie. Les miracles
le montrent et sont un éclair *.
Le miracle est un effet qui excède la force naturelle des moyens qu'on
y emploie '. Destiné à convaincre le corps, cet effet sera d'ordre sensible.
Fait pour montrer Dieu par un signe propre à lui seul, il sera d'ordre
surnaturel, venant ^e Dieu il conduira vers Lui ; ses racines plongeront
dans l'abime tandis que la cime s'élèvera jusqu'au ciel.
Parce qu'il est surnaturel il n'appartient qu'à Dieu, à Jésus-Christ ou
aux témoins de la vérité. « Tout homme peut faire ce qu'a fait Mahomet;
car il n'a point fait de miracles... nul homme ne peut faire ce qu'a fait Jésus-
Christ *. »
1 Cf. Lagrànge, a. c. pp. 536, 540. — « 806, 846. — » 804. — « 600.
196 l'apologétique
Aucune créature ne saurait donc faire des miracles. « Ainsi ceux qui
guérissent par V invocation du diable ne font pas un miracle ; car cela
n'excède pas la force naturelle du diable^ ». Toutefois, le diable, Vanté-
chist et leurs suppôts ont aussi leurs signes, qui, à première vue, ressemblent
aux miracles. Ils opèrent « in signis mendacibus rimais avec un tel éclat
qti'il irait fusqu^à séduire les élus s^ il était possible K
I
•
Doctrine pour discerner les vrais miracles d 'avec les faux. —
Il faut pouvoir distinguer le vrai du faux^ sans cela le vrai
miracle est inutile. Tout cependant manifeste son utilité.
Notre-Seigneur en appelle à ses œuvres de l'incrédulité dei^
juifs. Nicodème confesse que, seul, un envoyé de Dieu est
capable de tels signes; la foule suit le Christ à cause d'eux ^
Il y a donc une marque du vrai qui nous garantit infaillible-
ment son origine surnaturelle.
1^ Le miracle est un éclair de Dieu pour discerner les choses
douteuses. — Pour découvrir cette marque, il faut se rappeler
à quelle fm le miracle est accordé. C'est un éclair qui jaillit du
trône de Dieu et montre où est la vérité. Si la doctrine est évi-
dente d'elle-même, le miracle est inutile. Il est fait pour luire
dans les ténèbres, exortum est in tenehris et non pas pour écla-
ter en plein midi. « C'est une chose si visible, qu'il faut aimer un
seul Dieu, qu'il ne faut pas de miracles pour le prouver *. »
Toutes les vérité ne sont pas aussi claires que ce précepte. La
révélation contient des mystères ; or, nul homme n'est digne
d'être cru, sur son autorité privée, quand il nous prétend
révéler les secrets divins. Toute doctrine sur le Dieu révélé est
équivoque, tant qu'elle n'est pas authentiquée par le sceau des
miracles. Ce n'est pas ici le pays de la vérité, elle erre incon-
nue parmi les hommes. Dieu l'a couverte d'un voile qui la
laisse méconnaître à ceux qui n'entendent pas sa voix. Le lieu
est ouvert au blasphème et même sur les vérités de l'évangile,
on en publie aussi de contraires, et on obscurcit les questions
en sorte que le peuple ne peut discerner»; on demande :
qu'avez-vous pour vous faire croire plutôt que les autres ?
Vous n'avez que des paroles, et nous aussi ; si vous avi 'z des
miracles, bien ^.
Étant donné la difficulté de connaître les choses du cieî,
1 804. — 2 842, 850. — ' 803, 852. — « 837. — » 843.
LES MIRACLES 197
même pour les saints et les habiles, Dieu se doit de nous aider
à connaître le vrai, Il ne peut obliger les hommes à croire s'ïl
lie faciUte leur créance. Il y a un devoir réciproque entre Dieu
et les hommes, pour faire et pour donner. Dieu dit : « Venite »
mais II doit aux hommes la lumière et la force nécessaires poiip
venir à Lui. Il les donne en sorte que personne ne peut i'accuser
d'avoir abandonné les siens. Quid debui ? Accusez-moi, dit Di^u
dans Isaïe ; nul ne le peut, car il a prêté sa puissance à l'homme
de sa div)ite, pour nous conduire au ciel. C'est pourquoi, quand ■
un homm£, a pour marque de la communication qu'il a avetc
Dieu, ressuscite les morts, prédit l'avenir, transporte les mers,
guérit les malades, il n'y a point d'impie qui ne s'y rende et
rincrédulité de Pharao et des Pharisiens est i'elïet d'un en-
durcissement surnaturel ^. »
Dans le plan providentiel, le miracle est donc deslitié à
discerner aux choses douteuses : entre les peuples juif et païen,
catholique et hérétique, calomniés et calomniateurs, entre les
deux croix... Ils ont discerné les chrétiens, les saints, les inno-
cents, les vrais croyants.
Mais le miracle lui-même peut être douteux, comment dis-
tinguer entre le sceau authentique et Dieu et les signes men-
teurs du Diable ? Jésus- Christ a recommandé la prudence a
l'égard des merveilles : Ecce ego prœdixi çohis^ ws ergo videte.
Avant de discerner la vérité, le miracle a donc besoin lui-
même d'être discerné. Il ne saurait projeter la lumière si lui-
même n'était brillant : exortum est in ienehris lumen ^
2® Par suite Dieu ne prêtera pas son signe à s^s ennemis. —
Quelles sont les marques du vrai ? — Toutes dérivent du même
principe. Personne ne travaille sciemment contre soi. Ni Beel-
^.ébud ne cherche par des signes menteurs, à ruiner son œuvre,
ni Dieu ne saurait, par ses miracles, travailler contre son nom,
son Christ ou son Église. Si le diable favorisait la doctrine qui
le détruit, il serait divisé, comme disait Jésus-Christ ; si Dieu
favorisait la doctrine qui détruit l'Église, il serait divisé ; Om^rue
regniim dUnsum ^ »
De là, il est facile de conclure quelle sera la règle des
miracles : Dieu ne saurait, en leur prêtant sa puissance, favo-
riser ses ennemis découverts ou cachés. S*ils se cachent ils son*
à craindre, beaucoup plus que s'ils parlent ouvertement contre
' 843. — 2 841, 851. — ^ 820.
198 l'apologétique
Dieu. Rien ne permet, au dehors, de percer leurs desseins;
autoriser des œuvres merveilleuses dans leur camp serait
donc induire les fidèles en erreur. Par suite, qui serait ennemi
couvert. Dieu ne permettrait pas qu'il fit des miracles ouver-
tement. « Il est impossible, par le devoir de Dieu, qu'un
homme cachant sa mauvaise doctrine, et n'en faisant appa-
raître qu'une bonne, et se disant conforme à Dieu et à l'Église,
fasse des miracles pour couler insensiblement une doctrine
fausse et subtile : cela ne se peut. Et encore moins que Dieu,
qui connaît les cœurs, fasse des miracles en faveur d'un tel ^. »
Le danger est moindre dans l'armée de l'Antéchrist et des
faux prophètes ? Eux travaillent manifestement contre Dieu.
L'éclat de leur révolte l'emporte manifestement sur celui de
leurs prodiges. 11 est impossible de voir ici le doigt de Dieu.
Lors donc qu'un homme parlera contre les choses saintes,
quel que soit l'éclat de ses œuvres, nous ne serons pas éblouis :
c'est un faux éclat, ce n'est pas l'éclair de Dieu. Telle est la
règle de Moïse ; les vrais miracles ne mènent pas à l'idolâtrie *,
o'est-à-dire aux simulacres condamnés par Dieu. Les Juifs
avaient une doctrine de Dieu confirmée par les miracles ; il
fallait donc s'y tenir et rejeter toute doctrine contraire.
Telle est aussi la règle de Jésus-Christ : nemo facit ç>irtutem
in nomine meo, et cito possit de me maie loqui. ^ Voilà les exclu-
sions à la foi des miracles, marquées. « Dans le Vieux Testament,
quand on vous détournera de Dieu. Dans le nouveau, quand on
vous détournera de Jésus-Christ ^. »
30 II fait les premiers en faveur de la vérité. — De ce que Dieu
ne saurait favoriser ses ennemis, d'autres conclusions suivent
encore, qui permettent de discerner entre les œuvres merveil-
leuses. 11 faut d'abord que les premiers miracles selon le temps,
soient en faveur de la vérité. On sait toute l'importance des
premières impressions. Elles induisent souvent en erreur.
t C'est une chose pitoyable, de voir tant de Turcs, d'hérétiques,
d'infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule
raison qu'ils ont été prévenus chacun que c'est le meilleur ^ ».
Dieu ne peut pas se désintéresser des siens, son zèle pour la
vérité ne peut être inférieur à celui de Satan pour le mensonge.
Lui laisser la priorité des merveilles serait abandonner son
œuvre. Les premiers miracles seront donc, dans l'histoire de
» 843. — 2 803. — » 839. — * 835. — ^ 98.
LES MIRACLES 199
la vérité, en faveur de Dieu, du Christ et de l'Église, les sorti-
lèges des magiciens ne viendront qu'après, et alors ils seront
inutiles, sans profit pour l'hérétique comme sans danger pour
le fidèle instruit et ferme.
Et par là il rend inutile ceux des schismatiques. — Puisque
les premiers miracles sont en faveur de l'Éghse et de la vérité,
puisque l'une et l'autre sont éternelles, tout ce qui leur est con-
traire appartient à la synagogue de Satan. Il faut leur refuser
toute créance malgré leurs prodiges, car l'Église, autorisée
par les miracles qui ont préoccupé la créance, nous dit qu'ils
n'ont pas la vraie foi. Il n'y a pas de doute, puisque les pre-
miers miracles excluent la foi des leurs ^
L'Église se tairait-elle que leurs signes ne seraient pas un.^
preuve de vérité. Bien que la présomption soit généralement en
faveur du miracle, cependant on peut le tenir pour équivoque
tant que son rapport à la doctrine, indiquée plus haut, n'appa-
raît pas. Au contraire, l'Église, une fois prouvée et évidente,
évident aussi est le schisme, visible négation de la vérité, puis-
qu'il est une visible séparation de l'Éghse; puis donc que le
schisme est une marque plus évidente d'erreur que le miracle
n'est marque évidente de vérité, il ne peut induire en erreur ^
Même si l'Éghse ne condanme pas les miracles des hérétiques,
nous savons qu'ils ne peuvent être des flambeaux aux mains de
ces ouvriers de ténèbres. Ainsi on ne pourra pas dire à Notre-
Seigneur sur l'Antéchrist : Vous m'avez induit en erreur, car
il v( les fera contre Jésus-Christ et ainsi ils ne peuvent induire à
erreur ^ » ceux qui connaissent les preuves de Jésus-Christ. De
même toute tentative pour nous faire renier une doctrine
appuyée sur les miracles des apôtres doit avorter. Si angé-
lus^.
40 II fait les plus grands en faveur de la vérité. — Non seule-
ment les premiers, mais les plus grands d'entre les miracles
doivent être en faveur de la vérité. Autant la puissance de Dieu
l'emporte sur la faiblesse des créatures, autant les miracles
doivent l'emporter sur les prodiges ; autant l'amour de Dieu
pour la vérité l'emporte sur l'attachement de Satan au men-
songe, autant les signes du ciel doivent l'emporter sur les
signes menteurs. « Jamais en une dispute publique où les deux
» 841. — » 851. — » 846. — * 843.
200 l'apologétique
partis se disent à Dieu, à Jésus-Christ, à l'Église, les miracles
ne sont du côté des faux chrétiens, et l'autre côté sans
miracle ^. » « Jamais signe n'est arrivé de la part du diable
sans un signe plus fort de la part de Dieu... » Toujours le
vrai prévaut en miracles ^.
Ou Dieu a confondu les faux miracles en en faisant de plus
grands, ou il les a prédits, et par l'un et par l'autre il s'est
élevé au-dessus de ce qui est surnaturel à notre égard et nous y
a élevés nous-mêmes ^. C'est une chose étonnante que Dieu
seul ait prédit les miracles de ses adversaires. Satan se tait sur
les miracles de Notre-Seigneur, qu'il prévoyait cependant ;
Dieu ne lui a pas permis de les annoncer afin que leur événement
ne fut pas, aux yeux du peuple, une preuve de l'esprit prophé-
tique de Satan. Au contraire si Jésus-Christ n'était pas le
Messie, il aurait induit en erreur parce qu'il a été prédit, ainsi
que son œuvre, et que le tout s'est réalisé.
II
Le miracle discerne la doctrine. — Quand la doctrine évi-
dente, consignée en ces quelques règles de bon sens, a discerné
le miracle, le miracle, à son tour, peut discerner la doctrine
équivoque. Ainsi en a usé Jésus-Christ. Il a vécu saintement,
il a protesté qu'il ne venait pas abolir la loi, mais la parfaire.
Il n'a rien fait de contraire aux règles des miracles. Sa doctrine
cependant a paru équivoque. Certains ne voulaient pas l'ac-
cepter comme fils de Dieu. D'autres lui reprochaient de ne pas
observer le Sabbat. Non est hic homo a Deo, qui sabbatum non
custodit. A quoi les fidèles, les âm^s droites et simples répli-
quaient : Quomodo potest homo peccator haec signa facere *? Les
miracles leur paraissaient plus clairs que la doctrine et en
somme l'éclairaient.
C'est aussi à eux que Notre-Seigneur renvoie, comme à la
meilleure preuve que sa doctrine mystérieuse et subversive
de l'ancienne est bien la doctrine de Dieu, a Si vous ne croyez
en moi, croyez au moins aux miracles. Il les renvoie comme
au plus fort...» Ses ennemis essayent de montrer qu'ils sont
faits par le diable, « étant nécessité d'être convaincus, s'ils recon-
naissent qu'ils sont de Dieu ^
' p. 719. — 2 851, 828. — « 824. — « 834. — « 839.
LES MIRACLES 201
III
Valeur probante du miracle. — Ils ont en effet, une telle
force, que Dieu a dû avertir de n'y pas penser contre lui; et
cependant il est clair que Dieu existe ! Sans cet avertissement ils
eussent été capables de troubler et même de séduire les élus ^.
Leur clarté est si vive, leur démonstration est si convaincante
qu'il a été dit : « Croyez à l'Église » ; mais il n'a pas été dit :
« Croyez aux miracles, à cause que le dernier est naturel, et non
pas le premier. L'un avait besoin de précepte, non pas l'autre* ».
Amis et ennemis du Christ, tous se déclarent convaincus par
la preuve des miracles. Saint Augustin avoue que, sans les
miracles il ne serait pas chrétien ^. Les Pharisiens sont prêts
à se rendre si Jésus fait le signe attendu. Quod ergo signiim tu
facis ut ç'ideamus et credamus tibi ? *
D'abord donc qu'on voit un miracle, il faut, ou se soumettre,
ou avoir d'étranges marques du contraire. C'est-à-dire être
certains que le thaumaturge nie un Dieu, ou Jésus-Christ
ou l'Église ^
Vraiment, il n'est pas possible de croire raisonnablement
contre les miracles. Ils sont une preuve trop claire. Que je hais
les douteurs de miracles ^. Leur évidence l'emporte de beau-
coup sur celle des prophéties, parce qu'ils sont plus propor-
tionnés à notre nature, où les sens dominent.
Pour l'apercevoir des conditions subjectives sont nécessaires.
— Cependant de même qu'en face du soleil il y a des aveugles
et des myopes, ainsi en présence des miracles il y a des douteurs
et des négateurs; non seulement les prophéties ont leurs con-
tradicteurs, mais les miracles aussi. La vision est un acte com-
plexe qui dépend non seulement de la clarté des objets, mais
aussi de la santé des organes. L'aveugle tâtonnera en plein midi,
eris palpans in meridie. Objectivement les miracles sont un
éclair, subjectivement cette lumière n'est pas reçue de tous,
parce que beaucoup manquent de cette rectitude qui est la
santé de l'âme et sans laquelle on ne saurait voir les choses de
Dieu : Exortum est in tenebris lumen rectis corde '.
Depuis le péché originel, l'amour de soi a chassé trop loin
l'amour de Dieu, pour qu'on veuille connaître les vérités reli-
» 850. — « 852. — 3 812. — * 842. — » 835. — « 813, 815. — ' 821.
202 l'apologétique
gieuses. Cependant quelques vestiges de cette affection sont
restés chez la plupart et c'est pourquoi ils possèdent quelque
aptitude à connaître Dieu et la religion. Quelle valeur probante
revêtira le miracle aux yeux de l'ensemble des hommes,
pécheurs, mais non pas endurcis ?
Au début de la conversion elle ne dépasse pas celle d'une
grande probabilité suffisante pour commencer une nouvelle vie.
Celle d'un motif, d'une raison, d'une plus grande probabilité.
S'il n'y avait pas de faux miracles, il y aurait certitude ; s'il
n'y avait pas de règles pour les discerner, il n'y aurait pas de
raison de croire. Or, il n'y a pas humainement certitude
humaine, mais raison. Pour arriver à la certitude ici comme
pour les prophéties, quoique dans une mesure moindre, la
grâce sera nécessaire.
11 suit de là non pas qu'on soit dispensé d'accepter la partie
morale de la rehgion et d'agir en conséquence, mais qu'il faut
agir dans une affaire d'où le salut dépend, comme on agit dans
les affaires sérieuses. Il faut pratiquer la rehgion dans la mesure
où on la croit vraie et purifier son cœur dans la mesure où on
connaît son devoir. Si pour commencer la pratique on attend
d'avoir une certitude entière, jamais on ne la possédera. Eh,
que ferait-on dans le monde si on ne voulait travailler que pour
le certain ?« Mais combien de choses fait-on pour l'incertain, les
voyages sur mer, les batailles ! Je dis donc qu'il ne faudrait
rien faire du tout, car rien n'est certain ; et qu'il y a plus de
certitude à la religion, que non pas que nous voyions le jour
de demain : car il n'est pas certain que nous voyions demain,
mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas.
On n'en peut pas dire autant de la religion. Il n'est pas cer-
tain qu'elle soit ; mais qui osera dire qu'il est certainement pos-
sible qu'elle ne soit pas ? ^ » Or, quand on travaille pour demain
on agit avec raison ; donc il faut aussi travailler pour la reli-
gion puisqu'elle a la raison pour elle.
Aussi, comme on est coupable de ne pas suivre la raison, on
est coupable de ne pas s'attacher au Christ, malgré ses miracles,
ISisi fecissem... peccatum non haberent ^.
Pour les pécheurs cette valeur est nulle. — Au-dessus de
cette moyenne des intelHgences, qui, au début de la vie reli-
1 234. — » 811, 808.
LES MIRACLES 2 05
gieuse, ont dans les miracles un motif seulement et non une cer-
titude, il y a les pécheurs endurcis. Ceux-là ne leur attribuent
aucune valeur démonstrative. N'appartenant pas au troupeau
du Christ, ils ne sauraient entendre sa voix. Soumis à l'opéra-
tion de Satan, ils sont séduits, parce qu'ils n'ont pas l'amour de
la vérité. Dieu leur envoie les tentations de l'erreur pour qu'ils
croient au mensonge. La vérité est couverte d'un voile à leurs
yeux ; ils ne sauraient être convaincus par l'Église ^.
Plus on a de charité, mieux on voit sa clarté. — Au-dessus de
la moyenne, s'élèvent ceux qui cherchent Jésus-Christ crucifié,
plein de sagesse et plein de signes 2. Aimant Dieu de tout leur
cœur, ils ne sauraient méconnaîtrel'Églisetantelleiestévidente^
A chaque pas qu'ils font sur le chemin de la charité, ils voient
mieux la certitude du gain, et tant le néant de ce qu'ils
hasardent, qu'ils reconnaissent à la fin avoir parié pour une
chose certaine infinie, pour laquelle ils n'ont rien donné ^
IV
Alors que dans l'Évangile la part des miracles est si grande,
pourquoi dans l'Apologie de Pascal occupent-ils si peu de place.
Les figures et les prophéties sont étudiées dans le détail, et les
guérisons opérées par Notre-Seigneur, sa résurection, qui est le
fondement de notre foi, n'obtiennent qu'une brève mention.
Tout se réduit à une théorie sur les marques auxquelles on
peut distinguer les vrais miracles d'avec les faux.
Caractères polémiques des fragments sur les miracles. — La
mort prématurée de l'ouvrier explique en partie l'inachevé de
l'œuvre. Pour obéir à des goûts personnels il a commencé par
l'étude des prophéties; son désir est de frapper les adversaires,
les esprits forts, par un argument tout spirituel; puis les diffi*
cultes du sujet l'ont retenu longtemps et il n'a plus eu le loisir
de développer la preuve des miracles. Ces raisons ne manquent
pas de valeur, mais elles ne semblent pas exphquer le fond du
problème. Un examen même superficiel des « Pensées » sur
les miracles nous en révèle le caractère polémique. Elles sont
dirigées non contre des athées, mais contre les Jésuites ; elles
ne s'appuient pas sur les « signes » accomplis par Jésus-Christ,
pendant sa vie, mais sur un a signe » qu'il vient d'opérer à Port-
» 842, 843, 850 * 826. — » 232.
204 l'apologétique
Royal même, en faveur d'une nièco do Pascal; Marguerite
Périer a été guérie d'une fistule lacrymale, par l'attouchement
de la sainte Épine ^ ; elles n'ont pas pour but de démontrer
la divinité de l'Église, mais l'innocence de Port-Royal. Les
Jésuites soutiennent que les cinq propositions se trouvent
bien dans l'Augustinus. On pouvait le croire avant le miracle,
maintenant on ne le peut plus. Les Jésuites disent : « Cette
maison n'est pas de Dieu ; car on n'y croit pas que les cinq
propositions soient dans Jansénius. Les autres : Cette maison
est de Dieu; car il y fait d'étranges miracles. Lequel est le
plus clair? Ta quid dicis ? Dico quia propheta est. Nisi esset hic
a DeOy non poterat facere quidquam ^y>. « Ce ne sont point des
hommes qui font ces miracles par une vertu inconnuo et
douteuse... C'est Dieu même; c'est l'instrument de la Passion
de son Fils unique, qui, étant en plusieurslieux, choisit celui ci,
et fait venir de tous côtés les hommes pour y recevoir ces
soulagements miraculeux dans leurs langueurs ^ «Les Jésuites
disent aux religieuses de Port- Royal « qu'elles sont dans la
voie de perdition; que leurs confesseurs les mènent à Genève ;
qu'ils leurs inspirent que Jésus-Christ n'est point en l'Eucha-
ristie, ni en la droite du Père ; elles savent que tout cela est
faux, elles s'offrent donc à Dieu en cet état : Vide si via
iniquitatis in me est. Qu ' arrive -t -il là-dessus ? Ce lieu, qu'on
dit être le temple du diable, Dieu en fait son temple. On dit
qu'il faut en ôter les enfants : Dieu les y guérit. On dit que
c'est l'arsenal de l'enfer : Dieu en fait le sanctuaire de ses
grâces. Enfin on les menace de toutes les fureurs et de toutes
les vengeances du ciel ; et Dieu les comble de ses faveurs. Il
faudrait avoir perdu le sens pour en conclure qu'elles sont
donc en la voie de perdition *. »
De là viennent les lacunes de la théorie. — Ces circonstances
nous expliquent les lacunes et la nature des développements
de cette partie. Tandis que Pascal s'attarde à prouver l'au-
thenticité des prophéties il ne dit rien sur la vérité historique
des miracles. S'il avait pour adversaires des athées, il rappor-
terait les menus détails du fait, les témoins qui le garantissent.
Mais les Jésuites, certains du moins, ne contestent pas la
réalité de la faveur accordée à Marguerite Périer. Ils ne nient
pas davantage sa vérité philosophique, c'est-à-dire qu'ils recon-
» p. 17. — 2 834. — 5 839. — «841.
LES MIRACLES 205
naissent en Dieu son auteur. Pascal n'a pas à faire la preuve
qu'il a tentée à propos des prophéties. Les Jésuites n'ont
qu'un point commun avec les adversaires de celles-ci, la dureté
de cœur.
La nature de ses développements : 1° Sur les dispositions
subjectives. — Aussi insiste-t-il sur la nécessité des dispositions
subjectives nécessaires pour voir le miracle. « Quand le miracle
trompe l'attente de ceux en présence desquels il arrive, et qu'il y
a disproportion entre l'état de leur foi et l'instrument d u miracley
alors il doit les porter à changer. Mais vous, autrement ^ »
Pourquoi ne voient-ils pas ? — « La dureté des Jésuites sur-
passe donc celle des Juifs, puisqu'ils ne refusaient de croire
Jésus-Christ innocent que parce qu'ils doutaient si ses miracles
étaient de Dieu. Au lieu que les jésuites ne ponçant douter
que les miracles de Port- Royal ne soient de Dieu ils ne laissent
pas! de douter encore de l'innocence de cette maison ^. » Bien
plus, cela leur est un prétexte à de nouvelles calomnies, contre
les Jansénistes, a S'il se fait des miracles parmi eux, ce n'est
point une marque de sainteté et c'est au contraire un soup-
çon d'hérésie ^ » Les miracles ne suffisent pas sans la doe-
trine **
2» Sur la doctrine qui discerne. — Tel était le fond du débat.
La grande raison de Pascal pour croire en Port- Royal était la
guérison de sa nièce ; et la grande objection des Jésuites étaient
que le miracle ne sufïïsait pas sans la doctrine. Quelques-uns
parmi eux semblent même avoir douté que la faveur ait été
accordée par Dieu. Tous s'entendaient à défendre cette pro-
position : (( 11 ne faut pas j uger de la vérité par les miracles, mais
des miracles par la vérité. Donc les miracles sont inutiles \ » La
vérité sur laquelle le P. Lingendes et ses frères s'appuyaient
pour nier, sinon la réalité du miracle, du moins son utilité
était la suivante : l'Église infaillible condamne votre doctrine,
donc vos miracles ne peuvent la justifier. Les prodiges d'un
Ange du ciel n'auraient rien prouvé contre l'Évangile de saint
Paul à plus forte raison les vôtres ne valent-ils rien contre les
décisions de Rome.
A cette époque de sa vie, Pascal ne croit pas à l'infaillibilité
1 851. — 2 353_ Le texte est apocryphe mais il rend bien l'idée de Pascal. —
» 849. — « 843. — » 846.
.206 l'apologétique
personnelle du Souverain Pontife ; de son tribunal, il est prêt à
faire appel à celui de Jésus-Christ. Ad tiium, Domine Jesu,
tribunal appello. Or le Christ a répondu par un « éclair. » Il
est convaincu que le miracle a été fait pour la doctrine Jansé-
niste. La vérité sur laquelle les Jésuites appuyent leur objection
■ne le trouble donc pas. Ce qui l'impressionne, ce qui, surtout
-pourrait décontenancer les simples, c'est l'argument tiré de
saint Paul et qui aboutit à la même conclusion : un ange même
ne peut rien tenter contre une doctrine établie. Pascal accepte
l'autorité de l'apôtre, il accepte même la conclusion, et il la
retourne contre ses adversaires.
Oui, je vous le concède, la doctrine discerne les miracles ;
voici ma règle : « 11 faut juger de la doctrine par les miracles,
il faut juger des miracles par la doctrine. Tout cela est vrai,
mais cela ne se contredit pas. Car il faut distinguer les temps ^»*
Au premier temps donc, la doctrine évidente, telle que nous
l'avons exposée plus haut, discerne les miracles. Cette doctrine,
sous entend Pascal, est pour nous tout entière. Au deuxième
temps, les miracles discernent la doctrine douteuse. Voici le
temps venu ; les cinq propositions sont équivoques : les uns les
voient dans l'Augustinus, les autres ne les y voient pas. Où
est la vérité ? Au camp des Jansénistes, ou à celui des Jésuites?
Dieu lui-même vient de répondre en faveur des premiers. « Il
est impossible, par le devoir de Dieu, qu'un homme cachant
sa mauvaise doctrine, et n'en faisant apparaître qu'une bonne, et
se disant conforme à Dieu et à V Église^ fasse des miracles pour
couler insensiblement une doctrine fausse et subtile : cela
ne se peut. Et encore moins que Dieu, qui connaît les cœurs,
fasse des miracles en faveur d'un tel^. » Conclusion : « les cinq
propositions étaient équivoques, elles ne le sont plus 2. »
Le sophisme de Pascal. — A cette argumentation serrée et
cependant sophistique les réponses ne manquent pas. Il faut
accepter tout ce que Pascal dit du premier temps. La doctrine
évidente discerne les miracles en la manière qu'il a décrite. Au
deuxième les miracles de Notre-Seigneur ont établi la divinité
de l'Église et spécialement la fermeté du siège de Pierre. Au
troisième temps, la doctrine rendue évidente par les premiers
miracles permet de juger la doctrine douteuse et rend inutile
;les miracles des dissidents, comme disait le P. lângendes.
> 843. — 2 831.
LES MIRACLES 207
Que signifient donc les miracles qui se font chez les Jansé-
nistes. Il faut examiner les circonstances pour voir à quoi ils
tendent. Celui de la Sainte Épine a eu lieu au monastère des
religieuses où Marguerite Périer faisait ses études. La faveur
a-t-elle été accordée à la jeune fille ou à ses maîtres, pour guérir
la maladie ou pour justifier Jansénius, en faveur de la foi ^ de
rélève ou pour récompenser le zèle des solitaires ? Pascal con-
clut tout de suite pour ces derniers, et leur doctrine, oubliant
que l'enfant pouvait être séparée, devant Dieu, et de sa famille
et de ses maîtres. Lorsque Notre-Seigneur a béni la foi de la
Chananéenne il n'a pas prétendu absoudre les erreurs de ses
compatriotes. La conclusion de Pascal dépasse donc, en bonne
logique, ses prémisses.
Sa théorie vaut en faveur de l'Église. — De ce fait, sommes-
nous autorisés à rejeter sa théorie générale sur les miracles et
leur application particulière à la divinité de l'Église ? Non, le
cas des Jansénistes n'est pas celui de Jésus. Dieu n'a pas promis
de faire des signes en faveur du grand Arnauld et celui-ci n'a
pas prié le ciel de faire un miracle à la face des Jésuites pour
démontrer que les cinq propositions n'étaient pas dans Jansé-
nius. Dieu n'avait nullement confondu sa cause avec celle de
l'ardent polémiste, et s'il guérissait Marguerite Périer dans les
murs de Port-Royal, celui-ci n'avait aucun droit à proclamer
qu'il était le principal objet dans cette faveur. Au contraire. Dieu
a promis les miracles au Messie et à son œuvre ; Jésus-Christ en
appelle à eux comme au signe de sa divinité et Dieu prend
parti pour son Légat devant le peuple, en mettant la vertu du
ciel au service de sa droite. Officiellement et sans aucun doute
possible à cet endroit, la cause de Dieu est celle de Jésus. Il n'y
a donc pas de parité entre les deux cas. Appliquées au cas Jan-
* Au XIV8 siècle l'Église fut partagée en deux obédiences, dont chacune recon-
Raissait son pape. Où était le pape légitime ? On était tenté de demander un
t signe » du ciel. Mais le ciel semblait vouloir perpétuer l'équivoque en donnant
des saints et des miracles à chaque parti. A ce propos, saint Vincent Ferrier écri-
vait : « Nous ne devons pas juger de la légitimité des papes par des prophéties,
des miracles et des visions. Le peuple chrétien est gouverné par des lois contre
lesquelles les faits extraordinaires ne peuvent rien. » En d'autres termes, dit
M. Mourret, les miracles et autres faveurs spirituelles pouvaient être alors donnés
pour récompenser la foi individuelle et édifier le peuple chrétien et non pour servir
de preuves à la légitimité des pontifes. On n'en pouvait donc rien légitimement
conclure ni pour l'un ni pour l'autre des prétendants à la papauté. — Cf. Fer-
NA.ND Mourret, Histoire générale de l'Église. La Renaissance et la Réforme,
p. 128.
208 l'apologétique
séniste, les pensées sur les miracles ne prouvent pas ; elles
gardent toute leur valeur apologétique à l'égard de Jésus-
Christ et de l'Église.
CHAPITRE SIXIEME
Les étapes de la foi.
Nous avons assisté à Veffort extérieur de tous ceux qui voulaient la eon^
version d'une âme, nous avons vu leur tactique pour V obliger à V étude, la
mise en œuvre de leurs arguments pour la convaincre .Au moment où
Dieu va seconder victorieusement la bonne volonté de Vapôtre et celle du
disciple en donnant à ce dernier la grâce de la foi, il est utile de repasser
brièvement le chemin parcouru, afin d'en marquer les étapes, c'est-à-dire
les états intérieurs de Vâme, soit chez le savant, soit chez Vhomme sans cul-
ture. Comment a-t-il réagi, quels ont été les désirs, les résolutions nées suC'
cessivement sous V action de son jnaitre, et ont fait du douteur et de VignO'
rant un ho?nme intéressé à son salut, puis un homme d^ études et enfin un
croyant ?
En même temps, il nous faut montrer que chacun de ces états n'a rien de
contraire à la raison. Pascal, au cours de son « Apologie » s'est parfais
montré si âprement réaliste, si préoccupé du but et si peu scrupuleux, semble-
t-il, sur le choix des moyens qu'il a paru confondre la religion avec la super-
stition. Il demande beaucoup à la volonté, à l'instinct, demande-t-il assez
à la raison ? Sa méthode est-elle légitime ?
En somme ce chapitre poursuit un double but :
1° Marquer les différentes étapes que franchit l'âme du savant ou. du
simple, d'après Pascal.
2° Démontrer que cette rriarche n'a rien de contraire à la raison.
I. Les ôtapes de l'incrédule savant.
C'est surtout de lui que s'occupe Pascal, il le fait avec le zèle
d'un apôtre, qui veut arracher au doute son disciple et l'amener
à la lumière de la foi.
Le point de départ : le doute. — Il ne part pas de la religion
et de ses preuves, laissant à l'incrédule le soin de se convaincre ;
il part de son doute, l'accompagne dans son ascension vers la
lumière, lui fait franchir toutes les étapes de son pèlerinage^
lentement, progressivement.
A le suivre, nous faisons l'analyse de l'acte de foi.
Nous y distinguons quatre temps plus ou moins longs ; il ne
s'agit pas ici de moments de raison, découpés dans un acte
LES ÉTAPES DE LA FOI 209
unique, mais de véritables moments ayant une durée pour la
conscience.
a. — Au premier temps, le futur converti n'étudie pas, ou du
moins, il ne peut pas étudier.
L'athée a connu théoriquement la religion. — 11 apprend
tout de même la religion, sous la pression des circonstances, qui
l'obligent à réciter des leçons dans une école, ou au hasard des
conversations et des lectures.
Un désir plus sérieux de connaître l'a amené parfois à feuil-
leter l'Écriture Sainte ou à consulter quelques ecclésiastiques.
Il en est resté là.
Ses lectures variées, et ses fréquentations diverses lui ont
appris que Dieu et la religion avaient des ennemis ; ceux-ci
avaient formulé des objections et les avaient groupées en
systèmes.
Pourquoi n'a-t-il pas essayé de choisir, en une chose où le
choix est si important, qu'il y va de l'âme et de l'éternité ?
Pourquoi il ne la connaît pas pratiquement. — Impuissance
intellectuelle ? Mais il pouvait consulter les savants, écouter
au moins le mouvement de son cœur ! L'impuissance est sur-
tout morale.
Si. au début, il avait été loyal, sincère, logique, peut-être
n'aurait-il pas donné un assentiment aux dogmes chrétiens,
mais il n'aurait pas choisi non plus, d'être contre sa morale ;
car, à défaut de la révélation, la raison seule lui demandait
d'être fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami
sincère, véritable ^.
Par intérêt, il a choisi de n'aimer que soi, d'être «dans les
plaisirs empestés, dans la gloire, dans les déhces ». Il a choisi
l'injustice en faisant de son moi le centre de tout ^, Encore une
fois ce n'est pas la raison qui l'a fait s'aimer de la sorte. La
nature le portait à s'aimer, mais elle le portait également à
aimer Dieu. « Je dis que le cœur aime l'être universel naturel-
lement », selon qu'il s'y adonne ^
Mais il a préféré ne s'adonner qu'à l'amour de soi, et s'est
durci contre l'amour de Dieu.
Par suite, ses yeux ne voient plus; l'intérêt les lui a agréa-
blement crevés. Ils perçoivent à peine l'injustice morale de sa
conduite et, pour le reste, il s'en tient au scepticisme.
» p. 441. — » 455. — » 277.
LABORGUE : US BÊALISICE DB PÂSOAI,. 14
210 l'apologétique
En somme il connaît, par raison, la théorie de la morale; par
intérêt, il pratique le dérèglement ; par raison, il a connu la
théorie d'une religion naturelle ou révélée, puis il l'a pratique-
ment niée en niant sa morale ; et, maintenant, il doute de ses
dogmes.
La perversion de l'esprit a suivi celle du cœur.
b. — Le deuxième stade est celui de la pratique sans la foi.
L'intérêt doit faire revenir à la pratique. — li'intérêt mal .
entendu a fait sortir de la voie droite. L'intérêt bien entendu
doit y faire rentrer, acheter l'avenir.
C'est le seul langage entendu de l'égoïste ; il doit le mener
d'ailleurs, plus tard, à tous les renoncements.
Le but est excellent ; cette pratique sans la foi l'est-elle
autant ? la fin, pour Pascal, justifierait-elle les moyens ? ne
saurait-on donc devenir chrétien fidèle sans cesser d'être rai-
sonnable ?
Avant de répondre, rappelons-nous ses principes t la religion
n'est pas contraire à la raison, elle y est conforme ; pour être
chrétien il ne faut pas être superstitieux. Telle est sa doctrine
constante ; ne croyons pas facilement qu'il y renonce dès le
seuil de son apologétique.
Il propose deux sortes d'exercices religieux à son néophyte :
la pratique de certains rites spécifiquement chrétiens et qu'on
ne saurait embrasser sans une foi naissante, à moins que d'être
superstitieux. « Suivez la manière par où ils ont commencé :
c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau
bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même
cela vous fera croire et vous abêtira ^ ».
De la morale naturelle. — L'autre série d'exercices consiste
tout simplement en la pratique de la morale naturelle. La foi
n'y est pas nécessaire, la raison y suffit. « Vous serez fidèle,
honnête, humble, reconnaisant, bienfaisant, ami sincère, véri-
table ». Le libertin voit dans la fidélité, la reconnaissance, des
vertus réelles en dehors même de la révélation. S'il allait
jusqu'au bout de ses principes athées, peut-être arriverait-il
à nier tout devoir et toute morale, mais la nature soutient
la raison impuissante et l'empêche d'extravaguer à ce point.
' p. 441.
LES ÉTAPES DE LA FOI 211
Non des rites sous peine d'être superstitieux. — Commencer
par la première série de pratiques, c'est, pour l'incrédule, pro-
faner des rites, et manquer de respect à soi-même. Il n'est pas
permis à un homme raisonnable de faire des gestes dénués de
sens. « Attendre de cet extérieur le secours est être supersti-
tieux ^. » On ne voit pas, d'ailleurs, comment des cérémonies
extérieures, que n'accompagne aucun acte de foi pourraient
diminuer les passions qui sont les grands obstacles. — Qu'un
homme, instruit de la religion et dont la foi s'éveille, se raffer-
misse dans ses croyances par l'observation des rites, qu'il y
trouve le moyen de plier la «machine», de s'humiher, de s'abêtir ^
qu'il fasse avec une foi débile, comme s'il croyait fortement,
nous le comprenons, car il faut que Vextérieur soit joint à Vin-
térieiir c'est-à-dire que l'on se mette à genoux, que l'on prie
des lèvres, « afm que l'homme orgueilleux, qui n'a pas voulu se
soumettre à Dieu soit maintenant soumis à la créature ». Pas-
cal, dont la foi fut autrefois si faible qu'elle touchait à l'infi-
déhté, se donne en exemple à son ami; soit que chez celui-ci,
la mèche fume encore, soit qu'il espère la rallumer et pour ce
* 250. — 2 Cf. Voici d'après Sully-Prudhomme, La vraie religion selon Pascal,
le sens de ces termes :
Machine. — « Ce mot chez lui n'est pas tout à fait synonyme d'automate
comme l'entendait Descartes, mais il l'est à peu près. Pour Descartes la bête dans
ses mouvements en dépit des apparences qui lui prêtent le plus souvent une
expression psychique et une initiative volontaire, n'est qu'un automate matériel,
c'est-à-dire un système mécanique dont le moteur est tout entier d'ordre physique,
n'est en rien psychique. Pascal, par respect pour l'âme humaine, partage cette
opinion. Mais dans l'homme pour lui la machine est purement artificielle, et
c'est le psychique devenu irréfléchi, spontané dans ses actes, par suite de l'habi-
tude qui se substitue à la direction consciente dans l'activité morale et rend les
actes automatiques. L'habitude par cette transformation partielle de l'homme
en automate ou machine peut favoriser singulièrement la conversion de l'âme
au christianisme. »
... La machine sert à deux fins : ou bien à faire tenir le dogme pour vrai par ceux
qui en doutent sans obstination avec la bonne volonté d'y croire, avant même de
le leur avoir prouvé rationnellement, à les préparera en accepter les preuves ;
ou bien à soulager l'attention du croyant en le dispensant de les avoir toujours
présentes à l'esprit. » p. 293.
S'abêtir. — « Le mot s'abêtir, si brutal et si injurieux en apparence sous la plume
de Pascal, est loin dans sa pensée d'affecter réellement et au fond le sens qu'on
est tenté de lui prêter tout d'abord. Ce mot veut dire tout simplement créer en
soi, dans l'exercice de l'intelligence, cet automatisme inconscient qui soumet,
chez les bêtes, l'exercice des organes au gouvernement de la nature dans leur propre
intérêt. Il ne signifie pas du tout consentir à la dégradation morale qu'entraîne
un amoindrissement de l'intelligence. Commander soi-même à son esprit de
renoncer à un effort qui le fatigue ou le dépasse parce qu'il se mesure à un objet
aussi élevé que l'essence et l'œuvre divines, c'est pour l'homme faire acte de
prudence et ce n'est que l'humilier devant Dieu, » p. 295.
212 l'apologétique
temps-là seulement. «Vous voulez aller à la foi,et vous n'en savez
pas le chemin ; vous voulez vous guérir de V infidélité et vous
en demandez le remède : apprenez de ceux qui ont été liés
comme vous, et qui parient maintenant tout leur bien; ce sont
des gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre... »
La pratique de la morale n'oblige pas de renoncer à la raison.
— A commencer par la pratique de la morale naturelle l'athée
ne pèche pas contre la raison, il n'est pas scandalisé par une reli-
gion qui voudrait accepter seulement des aveugles parmi ses
fidèles. Encore une fois, cette manière de voir me paraît s'ac-
corder avec la doctrine générale de Pascal. Il proteste que la
rehgion n'a rien de contraire à la raison, et que celle-ci ne doit
se soumettre que convaincue.
Il ne faudrait pas croire non plus qu'il veut imposer dès le
début à son disciple tout le poids de la morale, des sacrements
et des sacrementaux. La rehgion chrétienne est proportionnée
à toutes sortes de gens, et à toutes sortes d'états ; elle est
capable de prendre l'homme le plus faible et de s'accommoder
tellement à lui qu'elle en fasse un homme fort, lentement et par
progrès. Les conversions soudaines et totales sont rares. Le
commun des hommes ne gravit le chemin qui va de l'incrédu-
lité aux splendeurs de la foi et de la charité que par échelons.
A chaque pas il voit mieux ; voyant mieux il aime davantage
et peut ajouter des pratiques nouvelles aux anciennes. Pascal
a conscience de cette gradation dans la montée :« ... à chaque
pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude
du gain... »
Ne dit-il pas au début qu'il faut renoncer à la raison pour
garder la vie ? (p. 439 fin). — Oui, mais il s'agit ici de la
raison appliquée aux preuves de la religion et non à la morale.
Sans doute celle-ci, observée scrupuleusement, doit mener à
celle-là; et si, à regarder au terme du chemin obscur, on peut
dire «je ne sais où tout cela me mène ^^, on ne renonce pas à sa
raison dès l'entrée ; on n'y avance que guidé par sa lumière et
on peut toujours dire « je sais ce que je fais ».
Voilà donc l'incrédule engagé dans une voie nouvelle ; son
amour autrefois concentré sur lui-même, se répand au dehors
maintenant. Il aime les autres d'une véritable amitié.
Il a souci de sa famille et de ses amis. L'observation de ses
devoirs fortifie son cœur et y répand une joie qu'il ne goûtait
LES ÉTAPES DE L.V FOI 213
pa3 dans les « plaisirs empestés )>. Sa charité veut déborder le
cercle étroit de ses relations précédentes, il tend de plus en plus
au bien général du corps dont il est le membre.
Elle fait souhaiter que la religion soit vraie. — Généreux,
dévoué, humble et bienfaisant, fidèle à tous, qu'a-t-il à craindre
de la Rehgion ? — Rien ?... Elle ne lui apporte désormais que
des espérances, elle lui promet en ce monde des remèdes à ses
faiblesses dont il n'a jamais pu se guérirentièreme: t, et, dans
l'autre, elle lui réserve une récompense que les hommes lui
refusent... liCS dogmes, qui lui faisaient horreur, lui paraissent
maintenant tout aimables, parce qu'ils promettent le vrai bien.
Il -souhaite que la religion soit vraie ^; comment n'aurait-on
pas de l'estime pour une religion qui connaît si bien les défauts
de l'homme et de désir pour la vérité d'une religion qui promet
des remèdes si souhaitables ^ ?
c. — Les yeux nouveaux. — Les grands obstacles, les passions,
sont abattus ; elles étaient les écailles sur les yeux du pécheur,
les voilà tombées. L'âme commence à s'étonner de l'aveugle-
ment où elle a vécu ; elle entre dans une sainte confusion et
dans un étonnement qui lui porte un trouble bien salutaire ;
elle se porte à la recherche du véritable bien ; elle comprend
qu'il faut qu'il ait ces deux quahtés : l'une qui dure autant
qu'elle, et qu'il ne puisse lui être enlevé que de son consente-
ment, et l'autre qu'il n'y ait rien de plus aimable ^
Elle recommence avec des yeux nouveaux l'étude de la reli-
gion et de ses auteurs ; elle entre dans la vue des grandeurs de
son créateur et dans des humiliations et des adorations pro-
fondes, elle s'anéantit en conséquence et ne pouvant former
d'elle-même une idée assez basse, ni en concevoir une assez
élevée de son souverain, elle fait de nouveaux efforts pour se
rabaisser jusqu'aux derniers abîmes du néant, en considérant
Dieu dans des immensités qu'elle multiplie sans cesse.
Les premières prières. — Elle fait d'ardentes prières à Dieu
pour obtenir de sa miséricorde que, s'il lui a plu de se découvrir
à elle, il lui plaise de la conduire à lui et de lui faire connaître
les moyens d'y arriver. Elle fait comme une personne qui,
désirant arriver en quelque lieu, ayant perdu son chemin et
» 187. — « 450. — » p. 198.
214 l'apologétique
connaissant son égarement, aurait recours à ceux qui sauraient
parfaitement ce chemin ^.
Nouvelles études. — Elle étudie donc, elle interroge et elle
écoute ; il ne lui suffît plus de feuilleter l'Écriture Sainte ; la
conversation des ecclésiastiques ne lui paraît plus inutile, au
bout de quelques instants ; elle la prolonge et la renouvelle,
tant que la clarté n'est pas dans son esprit.
Selon sa vigueur d'intelligence, elle pousse plus ou moins
l'étude des preuves de la religion. Une seule lui suffît d'ailleurs,
car la religion est proportionnée à toutes sortes d'esprits. « Les
premiers s'arrêtent au seul établissement ; et cette religion, est
telle que son seul établissement est suffisant pour en prouver
la vérité. Les autres vont jusques aux apôtres. Les plus instruits
vont jusqu'au commencement du monde. Les anges la voient
encore mieux, et de plus loin 2. »
Certitude. — A chaque pas de son étude, il voit tant la cer-
titude du gain, tant le néant de ce qu'il hasarde, qu'il recon-
naît à la lin avoir parié pour une chose certaine, infinie.
L'acte de foi naturelle. — Il peut alors formuler un acte de
foi scientifique. On laleur donne«parrai50^/2eme?i^, en attendant
que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi
n'est qu'humaine, et inutile pour le salut ^ ».
Ainsi sous l'influence de la volonté, la raison arrive au juge-
ment de crédibihté.
Légitimité du rôle du cœur. — Cette influence est-elle légi-
time ? ne sommes-nous pas en présence d'une intrusion tyra-
nique du cœur, hors de son domaine? car, enfin, si notre intérêt
nous crève agréablement les yeux quand il s'agit de ce monde,
pourquoi n'en serait-il pas de même, quand ii s'agit de
l'autre ?
Il fait rentrer le libertin dans Tordre. — Non, il n'y a pas de
comparaison possible entre la tyrannie du cœur chez le libertin
et son rôle chez le néophyte. Chez le premier, la raison con-
damne dès le début les écarts de conduite ; elle reconnaît au
contraire que les efforts sont conformes à ses préceptes, chez le
second. Sans doute, le nouveau converti agit par intérêt, mais
» p. 200. — 2 285. — » 282.
LES ÉTAPES DE LA FOI 215
il se trouve que cet intérêt est aussi celui du prochain; en s'ai-
mant mieux lui-même, il aime mieux les autres, il devient bien-
faisant, ami sincère. Il tend au bien général et par là il entre
dans Tordre et la vérité. La pente vers soi est le commence-
ment du désorde, en guerre, en police, en économie et aussi
en logique.
Combat les puissances trompeuses. — Quelles sont les puis-
sances trompeuses ? la volonté dépravée par la concupiscence ? —
Mais l'homme vertueux la guérit par la charité. — L'imagina-
tion ? — Mais l'homme qui cherche, mortifie ses sens et
refrène ses impressions, il tend de toutes ses forces à donner à
l'intelligence la direction de sa conduite, à aimer son âme plus
que son corps. — La coutume enfin ? — Mais son but est préci-
sément de changer toutes ses habitudes, et de les transformer
en des habitudes saines et généreuses. Toute sa conduite est
réglée par la charité ; en rentrant dans la charité il rentre dans
la véritable nature.
Car, de par sa constitution, il est membre d'un corps ; et
il doit s'aimer comme tel, c'est-à-dire chercher son bonheur en
cherchant en même temps celui de l'ensemble.
Rend humble et obéissant. — Certes, sa charité ne sera
jamais si ardente, qu'elle guérisse toutes ses faiblesses morales
et intellectuelles ; mais il le sait et il ne prétend pas décider de
tout, par lui-même. Il a recours à ceux qui savent parfaite-
ment le chemin et dont il a su apprécier l'autorité. A cause de
ce qu'il a compris en leurs lumières, il les suit dans les sentiers
obscurs, dans l'espoir d'être éclairé tout au bout. La charité se
double d'humilité ; ou plutôt son humihté est fille de sa charité.
En effet, s'aimant comme membre d'un grand corps, comment
pourrait-il s'aimer autrement qu'avec modestie, selon sa
valeur d'organe ? Son rôle est toujours inférieur à celui de l'âme.
Sa béatitude, aussi bien que son devoir, exigent donc qu'il con-
sente à la conduite de l'âme universelle qui l'aime mieux qu'il
ne s'aime lui-même.
Non la raison n'est pas dupe du cœur ; puisqu'elle a donné
son consentement à chacune de ses démarches ; et elle Ta fait
parce qu'elles tendaient au général : la première et essentielle
condition de légitimité pour toute inclination que l'homme
accepterait afin de juger absolument d'après elle, c'est qu'elle
216 l'apologétique
l'incline, non vers une fin inférieure et particulière, mais vers
la Fin dernière de la nature intellectuelle ». Cf. Rousselot, Les
yeux de la i^oi (Recherches de science religieuse 1910, p. 456).
d. — Nécessité de la grâce. — L'homme a fait ce qui était en
lui pour arriver à la foi. Il s'est humilié, il a confessé que les
preuves de la religion étaient sufïisantes, il a fait un acte de foi
naturelle ; Dieu va lui donner la grâce de la foi surna-
turelle. Ce secours lui a été déjà accordé pour chercher ;
sans lui, il n'aurait pu commencer son pèlerinage. « Tu ne me
chercherais pas si tu ne m'avais trouvé. » Il va maintenant
achever sa route et entrer dans le sanctuaire, en disant « Credo »,
sous l'influence de la grâce ; sans elle la foi serait inutile au
salut, parce qu'il n'y a pas de proportion entre l'ordre de l\
charité et celui de l'intelligence. N'entrent au ciel que les
enfants, ceux qui ne sont nés ni de la chair ni du sang, mais de
Dieu, par la vertu de l'eau baptismale et du Saint-Esprit.
Étudiez, scrutez, développez tous les principes et donnez
tous les assentiments possibles aux vérités, vous ne forcerez
pas les portes du Paradis. De tous les corps et esprits on ne
saurait tirer un mouvement de vraie charité ; cela est impos-
sible et d'un autre ordre, surnature). ^.
Elle s'adresse d'abord au cœur. — La grâce pour Pascal,
tombe d'abord sur le cœur, et, par lui, elle pénètre jusqu'à l'in-
telhgence. Nous avons vu que dans sa langue, le cœur était
une faculté affective et une faculté appréhensive, le lieu oii
l'amour de l'être universel se rencontre avec la vue des prin-
cipes premiers. S'il est permis de distinguer dans cette pointe
de l'âme comme deux parties, celle qui aime et celle qui voit,
à laquelle s'adressera tout d'abord la grâce ? Pascal est là-
dessus très explicite : la grâce frappe tout d'abord aux portes
de la volonté : « en parlant des choses humaines on dit qu'il faut
les connaître avant que de les aimer, ce qui a passé en proverbe,
les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu'il
faut les aimer pour les connaître^ et qu'on n'entre dans la vérité
que par la charité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles
sentences 2». La tradition de toutes les écoles justifie sa manière
de voir, quant à la réalité de cette action divine, sinon quant à
son universalité, pour tous et dans tous les cas.
» p. 697. — 2 p. 185.
LES ÉTAPES DE L\ FOI 217
Opinion des mystiques sur ce sujet. Saint Augustin. — « Non
intratur in Veritatem^ nisi per caritatem » dit saint Augustin et
ailleurs il est encore plus explicite a on n'aime pas ce qu'on
ignore complètement, mais dès qu'on aime une chose^ si peu
qu'on la connaisse, Varnour même en entraîne une connais-
sance meilleure et plus pleine)). Non enim diligitur quod penitus
ignoratur sed, cum diligitur quod quantacumque parte cognos-
citur ipsa dilectione effîcitur ut melius et perfectius cognos-
catur ». Saint Thomas enseigne la même doctrine, on croirait
à l'entendre que Pascal n'a fait que le démarquer : « les
choses corporelles sont comme les fruits, il faut les voir pour
les goûter ; mais les choses spirituelles il faut les goûter pour les
çoir ; il est impossible de connaître qu'elle est la bonté de Dieu
et les délices qu'il fait goûter à une âme, si on ne les goûte en
effet » (cf. R. P. Massoulié, 0. P., Traité de la véritable oraison
d'après les principes de saint Thomas. Paris 1901, Chap. IV.
Qu'on peut plus aimer que connaître).
Saint Ignace. — Le plus clair et 1q plus explicite des grands
auteurs mystiques, est, en cette manière, saint Ignace. I^es
auteurs précédents développent principalement l'influence de
la volonté sur l'intelligence et ils laissent seulement entendre
l'action directe de Dieusurlavolonté; saint Ignace, aucontraire,
insiste sur ce dernier point. «C'est le propre de Dieu de consoler
l'âme sans cause précédente, car il n'appartient qu'au créa-
teur de l'âme d'3^ entrer et d'en sortir, de la mouvoir et de l'at-
tirer tout entière à l'amour de sa divine Majesté. Je dis qu'il
n'y a pas de cause précédente lorsque aucun objet capable de
produire cette consolation, ne s'est présenté ni aux senSy ni à
V intelligence^ ni à la çolonté. » (Règles pour le discernement des
esprits. 2® semaine, règle 2.)
Saint Ignace ne parle ici que d'une sorte de consolation mais
il ne généralise pas ; il nous avertit au contraire, que d'autres
consolations, très réelles et très solides, peuvent être causées
par le bon ange, agissant normalement sur les facultés, c'est-
à-dire s'introduisant dans le cœur par l'intelUgence et dans
celle-ci par des objets capables de donner la vie spirituelle,
encore moins saint Ignace réclame-t-il cette intervention divine
pour l'acte de foi.
* J'appelle consolation tout mouvement intérieur de l'âme qui renflammo
d'amour pour son créateur. Reg. p. dise, des esprits 1® sem., reg. 3.
218 l'apologétique
Saint Augustin semble ne réclamer l'amourque pour pénétrer
plus avant dans la vérité, mais il dit aussi qu'une certaine
connaissance de foi, peut précéder la charité parfaite. Toutefois
on conçoit sans peine l'impression que ces paroles de saint Au-
gustin « Non intratur in veritatem nisi per caritatem, » ont
fait sur l'âme mystique de Pascal.
Dieu l'a favorisé à plusieurs reprises de grandes consolations,
dont nous avons la trace dans le Mémorial de 1654 et dans le
Mystère de Jésus. La chaleur de son âme a été ces jours-là si
vive, la lumière qui l'a suivie a été si éclatante, qu'il estime ne
devoir faire dater sa foi que de ces heures bénies. Les années
de vie tiède qui les ont précédées, il les considère comme passées
dans l'infidélité. Comme Dieu est venu alors à son cœur sans
que sa raison l'eut cherché, il conclut que la foi de tous
commence de la même manière. Ce qui s'est produit souvent
pour lui, pourquoi ne se produirait-il pas pour tous, au moins
au début de la vie religieuse ? Il est difficile d'affirmer le fait
autant que de le nier. Mais il nous suffit d'indiquer que cette
doctrine a des racines dans la plus stricte orthodoxie.
II. Les étapes des simples.
Ce qu'on entend par là. — Par là, il faut entendre ceux qui
croient sans avoir lu ni les Testaments, ni les livres qui
traitent des prophéties et des preuves ^. En somme il s'agit
des enfants et des ignorants ; de l'ensemble des hommes, qui
n'a ni temps pour étudier, ni capacité pour comprendre.
Dieu ne les laisse pas sans lumière. Sa religion est propor-
tionné à l'homme, ils ne croiront donc pas sans connaissance ;
elle est proportionnée à toutes sortes d'esprits. Il leur fournira
donc des arguments conformes à leurs aptitudes.
Ses arguments sont d'ordre moral, car ce que l'homme con-
naît le plus facilement, si peu qu'il s'examine, c'est son cœur.
Pourquoi les arguments moraux font-ils impression sur tous.
— La conversion de l'athée instruit a commencé aussi par la
morale. Le dogme n'existait plus pour lui depuis longtemps, il
avait gardé sinon toute la pratique, au moins la théorie des
devoirs ordinaires, qui s'imposent à l'homme social. Si ces
devoirs n'avaient regardé que lui seul, lui imposant un joug
» 287.
LES ÉTAPES DE LA FOI 219
sans le payer de retour, peut-être aurait-il oublié même la
théorie. Mais il bénéficiait de ces préceptes, chaque fois que le
prochain se montrait juste, bienfaisant, aimable. Il avait donc
conservé une éthique, où l'homme fidèle, honnête, humble,
reconnaissant était préférable àrhommeorgueilleux,trompeur,
hypocrite.
Pour arriver à la vérité de la foi, il lui suffit de vivre tou-
jours selon les commandements, d'avouer après des essais mal-
heureux son incapacité à pratiquer toute la loi, et de souhaiter
la vérité d'une religion qui le sauvera du désespoir en guéris-
sant cette impuissance.
Quand il sera parvenu à l'humilité sincère, aux désirs saints,
il sera tout près du terme. Son acte de foi s'appuyera alors sur
des motifs multiples : les prophéties, les miracles, la perpétuité,
la morale ; mais entre tous, la sainteté de l'Église, qui répond
tant aux besoins de son intelligence éprise d'idéal, et de son
cœur affamé de paix, cette sainteté fera peut-êtra l'impression
la plus profonde sirr son âme ; l'homme en effet veut être
heureux, il ne veut que cela ; il lui faut Dieu ; et Dieu « ne se
trouve que par les voies enseignées dans l'Évangile ^ »
Dieu éclaire Tintelligence des simples. — Pascal prend
l'homme simple à ce stade où le savant ne parvient qu'après
de longs efforts. Cet ignorant ne rencontre pas d'obstacles
dans ses passions, mais il n'a rien à attendre des lumières de son
esprit.
S'il n'est pas aveugle par sa faute, il est myope de naissance.
Est-il condamné à ne jamais entrer dans le royaume de Dieu
parce que la nature n'a pas été à son égard prodigue de clartés?
Non, Dieu suppléra à ce qui lui manque.
Selon la parole des saints livres : Dieu répand son esprit
sur les nations, les fils et les filles de l'ÉgHse prophétisent K
Dieu se fait sentir à tous, il n'est plus besoin de maître exté-
rieur pour donner la foi, cette foi, don du raisonnement, serait
humaine et inutile au salut. Aussi, la religion, si grande en
miracles, si grande en science, « après avoir étalé tous ses
miracles et toute sa sagesse, elle réprouve tout cela, et dit qu'elle
n'a ni sagesse ni signes, mais la croix et la folie. » Elle est sage
en regardant à la sagesse qui y prépare et folle aux yeux du
monde en regardant la cause effective, la croix qui mérite la-
» p. 142. -— » 287.
220 l'apologétique
grâce ^. La grâce fait croire sans les preuves du dehors qui pour
les savants eux-mêmes ne sont qu'une préparation lointaine et
naturelle, « mais par sentiment intérieur et immédiat 2». Dieu
lui-même a mis son esprit et sa crainte en leur cœur, et ils
voient, sans que personne les enseigne, les vérités proposées à
leur foi...
Certes l'enseignement extérieur est requis, mais il est l'oc-
casion de la foi, et non sa cause.
Il incline leur cœur. — En quoi consiste cette action de Dieu
sur l'âme des croyants ? quels sont les effets de cette infusion
de son Esprit ?
C'est d'abord une inclination de la volonté à aimer Dieu,
accompagnée d'une illumination de l'intelligence, «ils ont une
disposition intérieure toute sainte... Ils sentent qu'un Dieu les a
faits; ils ne veulent aimer que Dieu; ils ne veulent haïr qu'eux-
mêmes. Ils sentent qu'ils n'en ont pas la force d'eux-mêmes;
qu'ils sont incapables d'aller à Dieu; et que ai Dieu ne vient à
eux, ils ne peuvent avoir aucune communication avec lui ^)». De
cette action divine sur elles, les âmes n'ont pas conscience, elles
ne sauraient donc tirer argument des touches merveilleuses de
la grâce. Elles disent seulement sentir la vérité de la religion,
comme d'autres sentent les vérités naturelles. Et elles n'ont
pas de quoi convaincre un infidèle qui en dit autant de soi ^
Mais ceux qui connaissent les preuves de la religion savent que
ce fidèle est véritablement inspiré de Dieu quoiqu'il ne puisse
le prouver lui-même *.
Ils croient à Poccasion de la prédication. — L'œuvre de la
1 282, 587. — 2 732. — » 286. — * 287. Cf. Saint Thomas, avant Pascal, avait
connu ce témoignage intérieur que Dieu rend à Tàme sur la vérité de la religion.
«... Est etiam qusedam lôcutio exterior, qua Deus nobis perprsedicatoresloqui-
tur ; quœdam in+erior, qua loquitur nobis per inspirationem internam. Dicitur
autem ipsa interior inspiratio locutio qusedam ad similitudinem exterioris locu-
tionis : sicut enim in exteriori locutione proferimus ad ipsum audientem non
ipsam rem quam notificare cupimus, sed signum illius rei.scilicet vocem signifi-
cativam ; ita Deus, interius inspirando non exhibet essentiam suam ad videndum,
sed aliquod suœ essentiae signum, quod est aliqua spiritualis similitude suœ
sapientiae. » (de Veritate, q. 18, a. 3, c).
Cette foi où l'homme entend Dieu et non les autres hommes, saint Thomas,
comme Pascal, l'assimile à l'inspiration prophétique.
« In statu primae conditionis non erat auditus ab homine exterius loquente, sed
a Deo interius inspirante sicut et Prophetse audiebant, secundum illud Psalm. 84,
9. Audiam quod loquatur m me Dominus Deus (II», II»e, q. 5, a. 1, ad. 3 .
I
LES ÉTAPES DE LA FOI 221
grâce s'arrête là, il n'y a pas de révélation directe. Les simples
attendent pour croire qu'un catéchiste ait communiqué sa
science « Fides exauditiD): « ils entendent dire dans notre reli-
gion qu'il ne faut aimer que Dieu, et ne haïr que soi-même : mais
qu'étant tous corrompus et incapables de Dieu, Dieu s'est fait
homme pour s'unir à nous. Il n'en faut pas davantage pour
persuader des hommes qui ont cette disposition dans le cœur,
et qui ont cette connaissance de leur devoir et de leur incapa-
cité ^ »
Leur motif de crédibilité : la sainteté de l'Église. — Leur foi
n'est pas sans motif, encore qu'ils soient incapables de les
exprimer et d'en montrer la transcendance aux infidèles. Dieu
leur donne de voir et non de communiquer aux autres la
lumière. Ils seront apôtres par l'exemple, plus que parla parole ;
leurs motifs est la sainteté de l'ÉgUse, de sa morale et de ses
dogmes. Ils voient que cette doctrine si haute à la fois et si con-
descendante à l'humaine faiblesse ne peut-être qu'une œuvre
divine ; le bienfait des remèdes qu'elle promet à notre concu-
piscence les frappe plus encore peut-être que la beauté de ces
préceptes ; car ils sont profondément humbles.
Pourquoi ce motif entre tous les autres. — Pourquoi la grâce
darde-t-elle ses rayons sur la sainteté de la loi chrétienne,
plutôt que sur les merveilles de l'Écriture, les prophéties ou le
peuple juif ou toutes autres des 12 preuves que Pascal comptait
développer ^ ? Dieu aurait pu éclairer les ignorants sur toutes à
la fois, ou sur n'importe quelle autre. Cependant Pascal n'at-
tribue à la créance des simples que le motif de la perfection
chrétienne.
C'est que chaque preuve, bien comprise, est suffisante à
emporter l'assentiment de l'esprit. Il n'est pas de créature où
on ne trouve l'image du créateur, et il n'est pas de vérité qui ne
soit le reflet de la vérité substantielle ; selon l'acuité de l'esprit
on a plus ou moins de peine àreconnaître l'original dansla copie,
mais il y est. Ne soyons donc pas étonnés, si Dieu n'exige de ses
enfants ni les longues études, ni une connaissance étendue de
l'histoire du monde en général ou de l'ÉgHse en particulier. Il
se contente de leur présenter un signe, un seul, où sa puissance
éclate aux regards purs : la sainteté.
» 286. — 2 289.
222 l'apologétique
Il ne réclame pas d'eux un regard prolongé sur cette note,
ni une enquête pour apprendre des hommes eux-mêmes les
lumières de leurs vertus et pour conclure au delà, à l'interven-
tion de la grâce. Celui qui éclaire tout homme venant en ce
monde, les génies aussi bien que les inteUigences médiocres,
suppléera, en ceux-ci, à l'indigence de la nature. Son Esprit
dilatera leur esprit ; il le rendra capable de voir dans un seul
cœur, le leur, tout ce que peuvent les cœurs humains et de
remonter de la sainteté d'un seul homme, leur curé, à la sain-
teté de Dieu. N'est-il pas dit « que dans le règne de Jésus-Christ
il répandrait son esprit sur les nations ^ ? »
Entre toutes les notes de son Église, Dieu éclaire celle-là
aux yeux de ses fils les plus petits, pour mieux s'adapter à eux.
La grâce ne détruit pas la nature, elle l'élève; or ce que les
petits connaissent le moins mal, par leurs lumières naturelles
c'est encore leur cœur, ses élans vers le bien et son impuissance
à le pratiquer. L'esprit de Dieu ne fait qu'élever cette connais-
sance pour la rendre utile au salut.
Comment il est perçu. — Comment cette sainteté est-elle
perçue ? Est-ce directement ou indirectement ?
Elle est connue indirectement lorsqu'elle est la conclusion
d'un raisonnement au moins implicite, dont les prémisses pour-
raient être les suivantes :
Tout ce qui est conforme à mon sentiment surnaturel de la
sainteté est saint, surnaturel, et réclame mon assentiment ;
Or telle est la doctrine catholique.
La majeure serait donc tout d'abord objet connu et servi-
rait de pont pour passer à la connaissance d'un deuxième
objet, la sainteté de l'Église, l'expérience naturelle aurait
manifesté, au sujet, les mouvements de son cœur; celles des
consolations divines lui auraient révélé d'autres mouvements
évidemment surnaturels. — Telle ne paraît pas être la pensée
de Pascal.
Au lieu d'être un objet connu, distinctement ou même confu-
sément, ces vérités sont la lumière même du sujet, sa force de
perception. Pour comprendre cette manière de voir, il est néces-
saire de rappeler ici la doctrine de Pascal sur l'intuition.
La nature atteint les premiers principes immédiatement sans
raisonnement. Ainsi le cœur connaît qu'il y a trois dimensions
» 287.
LES ÉTAPES DE LA FOI 223
dans l'espace. C4'est de toutes les connaissances la plus sûre et
plût à Dieu que toutes nos connaissances fussent acquises en
cette manière.
Analogies entre l'instinct, l'esprit de finesse, la coutume d'une
part et l'habitude de la grâce d'autre part. — A cet instinct se
rattache l'esprit de finesse ; faculté de synthèse rapide, qui
saisit dans les choses les plus conaplexes, les plus ténues et les
plus diverses, des ressemblances cachées, une unité profonde,
qui permettent de porter sur elles un jugement unique; où
la raison s'embarrasse dans des inductions et des déductions
et n'arrive à conclure qu'après de longs détours, l'esprit de
finesse voit tout de suite le jugement à formuler. Ce n'est pas
qu'il ne fasse aussi ces déductions, mais il les fait facilement,
sans art, avec agilité. Il n'a pas de règles exprimées mais il
est supérieur à la raison qui a des règles. Aussi ceux qui le
possèdent peuvent-ils se moquer des autres. En morale ils
jugent par sentiment et avec certitude et ils se moquent de la
morale, leur véritable éloquence toute naturelle et sans les
méthodes de la rhétorique se moque de l'éloquence, et, quand
ils philosophent, en se moquant des thèses et des démonstra-
tions d'Aristote, c'est alors qu'ils philosophent vraiment.
Cet esprit de finesseappeléencore sentiment, jugement, cœur,
peut s'acquérir par le travail. On se forme l'esprit et le senti-
ment par les conversations et l'étude. La coutume intellec-
tuelle est une seconde nature ^, capable de juger aussi rapide-
ment, aussi sûrement que la première et jusque dans les choses
les plus difficiles et les plus abstraites ; « même les propositions
géométriques deviennent des sentiments ^ ». L'esprit s'est
pour ainsi dire, assimilé le connii^ l'objet est passé dans l'esprit
pour devenir chez lui lumière ; comme la nourriture devient
chair, ainsi la vérité est devenue esprit, force de pénétration
rapide. Autrefois onn'arrivait à percevoirla vérité d'une propo-
sition mathématique qu'après de longs calculs. Qu'elle appa-
raisse de nouveau ! L'esprit fortifié par l'habitude percevra
immédiatement l'identité des termes et dira : Je vois, c'est cela.
Effet de la mémoire, objectera-t-on. Vous avez fait une fois
la démonstration du théorème et, confiant dans la fidélité des
souvenirs, vous donnez votre assentiment à l'énoncé. — Cela
est peut-être vrai du débutant, mais c'est inexact pour le maître.
» 93. — 2 95.
224 l'apologétique
Lui, a le coup d'œil pour voir l'unité du sujet et de l'attribut.
Sa puissance de synthèse s'est étendue par l'usage au point de
percevoir d'une vue le lien entre les premiers et les derniers
théorèmes de la géométrie.
Quelque chose de semblable se passe dans l'acte de foi. L'ha-
bitude au lieu d'être acquise, est ici infuse, mais le mécanisme
de l'appréhension est le même. Une nouvelle nature a été
donnée au chrétien. Par Jla grâce il est élevé au-dessus de toute
la nature, et rendu semblable à Dieu, et participant de la divi-
nité. « Efîundam spiritum meum super omnem carnem. Dii
estis 1 ». Il est remph de lumière et d'intelligence. Dieu lui
communique sa gloire et ses merveilles pour reconnaître son
action surnaturelle dans les miracles, les prophéties, la sainteté
de son Église.
Comme dans l'état de nature il est des vérités que le cœur
perçoit d'une vue, de même dans l'état de grâce, le cœur
rempli de lumière et d'intelhgence perçoit les vérités de foi,
par sentiment intérieur et immédiat. Dans la sainteté d'un
homme ou dans la transcendance morale d'une doctrine, immé-
diatement, sans induction, le cœur pur voit l'œuvre de Dieu,
comme dans un portrait on reconnaît l'original.
CHAPITRE SEPTIÈME
Conclusion. — Le Réalisme en Apologétique.
But pratique de Pascal. — L'Apologie pour Pascal n'est
qu'un moyen. Après avoir démontré la vérité de la religion
chrétienne, son but est d'attacher le nouveau converti à la
seule Réalité subsistante au seul Bien durable, à Dieu. Prouver
ne lui suffit pas, il veut faire aimer; changer l'esprit n'est qu'un
moyen pour changer le cœur. Ce but pratique, l'union au Sou-
verain Bien transparaît à travers l'Apologie et impose à Pas-
cal le choix de beaucoup d'arguments. D'autres se contente-
ront de montrer que la religion catholique est la vérité ; lui
s'attache aussi à mettre en lumière sa bonté, elle est aimable
autant que vraie. — L'Apologétique traditionnelle est presque
exclusivement théorique, elle expose les preuves et pour con-
> p. 533.
CONCLUSION. — LE RÉALISME EN APOLOGÉTIQUE 225
vaincre rlle a foi dans la solidit é de ses prouves, la loyauté et la
vigueur des esprits. Que l'homme soit faible moralement ou
intellectuellement, elle n'en a cure; elle parait s'adresser à des
natures que la concupiscence n'aurait jamais infectées. Celle de
Pascal parle à quelqu'un que nous connaissons bien, le pécheur;
il a de rindiïïérence, du mépris, et parfois de la haine pour la
religion. C'est à cet homme de chair, d'os et de boue qu'il pro-
pose son œuvre.
En quoi consiste son réalisme. — Son réalisme consiste en
deux points: 10 II veut nous donner une chose, et non pas seule-
ment une vérité, le Souverain Bien; 2» il emploie les moyens les
plus efficaces pour persuader l'homme déchu que le Souverain
Bien est dans la rehgion cathoHque et pour garder ensuite nos^
convictions intactes. Le premier point a fait l'objet de son
Ascétisme et de sa Mystique, mais il influe également sur l'Apo-
logie. Le deuxième appartient exclusivement à cette dernier';
Les moyens efficaces: 1° Préparer Pâme à recevoir la vérité et
le bien. — Que l'athée soit gentilhomme de Poitou, de Norman-
die ou d'Ile de France, qu'il ait nom Méré ou Miton, la chose
importe peu. Mais il est libertin d'esprit et de cœur, sans souci
en ce qui regarde l'âme, l'Église, le ciel. Lui tenir des discours
« géométriques » et lui exposer par ordre des thèses solides ne
doit pas être le premier soin. Avant de jeter à pleines mains le
grain de la vérité, le semeur se préoccupe de préparer le
terrain ; si le champ n'est pas labouré et sarclé il sait que scn
travail sera inutile. Pascal connaît la parabole évangéHque,
et une des originahtés de son Apologie est de travailler tout
d'abord les âmes qu'il veut instruire. Avant d'être une doc-
trine qui défend l'ÉgHse elle est un art de persuader aux
esprits la nécessité de l'étude et celui de leur présenter la reli-
gion, sous un aspect aimable.
Au nom de la raison et de l'intérêt. — L'égoïsme et les soucis
matériels ont rendu l'âme dure comme un chemin; les passions
ainsi que des épines étoufîent la bonne volonté et les amuse-
ments ont rendu l'esprit si vain qu'il est incapable de s'appli-
quer longtemps à une étude sérieuse. A nettoyer le champ,
Pascal emploie les instruments qui avaient le plus contribué à
l'embarrasser de mauvaises herbes : l'orgueilleuse raison et
LAHOHGCE : I.E RÉALISME DE PASCAL. 15
226 l'apologétique
l'intérêt. Audacieuscment il tourne la raison contre elle-même
et la contraint à s'avouer folle tant qu'elle n'a pas le souci de
l'unique nécessaire. S'il échoue à la convaincre, il ne craint pas,
dût-on l'accuser de marchandage, de faire appel à l'intérêt, à la
terreur de l'enfer ! Le Maître lui-même n'a-t-il pas dit qu'il
fallait tout vendre pour acheter la pierre précieuse, et sacrifier
un œil pour ne pas aller avec ses deux yeux dans la géhenne ?
Pascal prend l'homme tel qu'il est, et lorsqu'il y voit seu-
lement des défauts, il ne l'abandonne pas pour autant, mais il
se sert de ces défauts mêmes pour le mener à la vertu. La où un
idéaliste se découragerait et laisserait le pécheur mourir dans
le vice, parce que les nobles motifs n'ont pas de prise sur son
âme mercenaire, le réahste Pascal lui parle le seul langage
intelHgible et traite la religion comme une affaire, moins, encore
comme une partie de jeu : il faut parier, vous êtes embarqué !
Un premier résultat a été obtenu ; l'athée a pris au sérieux
l'affaire de la vie, il s'est mis courageusement à pratiquer, non
pas encore la religion, mais les quelques principes de morale,
dont il reconnaît encore la vérité. Un deuxième résultat ne
tarde pas à se produire : l'homme doit avouer son impuissance
à faire le bien, c'est le moment de lui présenter dans la rehgion
un remède à ses faiblesses et de lui faire prendre de plus en plus
conscience de celles-ci. La religion est moins un livre qu'une vie
alimentée par la grâce et l'Évangile ; les faiblesses sont le lot
d'une autre vie, de celle qu'alimentent l'amour-propre et l'er-
reur. C'est donc la réalité la plus complexe à la fois et la plus
à notre portée qui devient objet d'étude.
2^ Présenter la religion à l'esprit de finesse, — Sans répudier
entièrement le secours de la raison raisonnante, Pascal préfère
faire appel à une faculté plus complète et plus apte à scruter
tous les aspects du réel. Il n'y a pas que la vérité dans la vie,
il y a aussi le bien; il n'y a pas dans ces vérités que des prin-
cipes évidents ou des définitions communes, il y a aussi des
vérités ténues, des rapports subtils, plus faciles à voir qu'à
définir. Si on voulait les exprimer toutes, un volume ne suffirait
pas à chaque cas. Qui l'écrirait ? les esprits géométriques sont
rares ; qui ferait la synthèse de ces analyses multiples ? et à
quoi cela servirait-il puisque l'étude est rare, difficile et que
nous sommes à chaque moment pressés d'agir ? A l'esprit géo-
métrique, incomplet, absent ou à peine éveillé, toujours lent,
CONCLUSION. — LE RÉALISME EN APOLOGÉTIQUE 227
il faut préférer l'esprit de finesse. C'est l'âme tout entière qui,
avec lui, se porte au-devant de la vérité, l'instinct des principes;
l'amour du bien, le bon sens]aiguisé par l'expérience; il est chez
tous à quelque degré du fait de la nature et de l'éducation ordi-
naire. Chacun en use chaque jour dans les affaires et dans les
moindres rapports avec les semblables. Mais pour avoir l'esprit
géométrique, il faut l'étude, une éducation savante; parce que
plus complet que la raison raisonnante, l'esprit de finesse est
aussi plus rapide qu'elle, et plus « appréhensif » de réalité. La
raison ne perçoit que la vérité, l'esprit de finesse perçoit aussi le
bien, la raison se plaît dans les idées et les définitions, qui ne
sont qu'un appauvrissement de la réalité, l'esprit de finesse
opère dans le concret riche autant que complexe. A cette faculté
capable de comprendre avec une rapidité particulière tout ce
qui concerne la morale, Pascal présente presque simultanément
deux objets d'étude : le moi, le Christ Jésus. La misère de l'un
fait saisir la grandeur de l'autre; la générosité du Christ et son
autorité nous ouvrent la voie vers tout bien et toute vérité.
Rien n'est facile comme cette étude aux âmes de bonne volonté.
Nous portons toujours notre cœur avec nous et il suffit de
l'ausculter pour connaître ses aspirations et ses impuissances
à les réaliser. Dans ce livre ouvert à tous, aux savants et aux
simples, Dieu lui-même a écrit qu'il était le terme de nos désirs.
30 Lui montrer dans le Christ un modèle concret et un méde-
cin aimable. — L'Écriture, il est vrai, a été souvent couverte
par la poussière des fautes et pour la déchiffrer il est nécessaire
à beaucoup d'écouter le Christ. Ce Maître vit encore dans son
Église; ses enseignements correspondent à ceux de notre cœur,
et ils en disent plus que lui. Notre cœur aspire au repos et il
ne sait où le trouver. Jésus lui dit que son repos sera dans le
Dieu des chrétiens ; le cœur fait de vains efforts pour l'aimer,
Jésus lui en donne le pouvoir. Pascal nous présente le Christ
sous les aspects les plus capables d'impressionner l'âme déjà
en route vers la .vérité; il en fait moins un Docteur qu'un
modèle concretetun médecin aimable. Le Docteur, le Verbe, qui
apporta au monde la plus merveilleuse des doctrines, n'aurait
pas d'accès auprès des simples; les savants eux-mêmes ne l'écou-
teraient que comme un maître, dont les opinions prêtent à la
dispute et arrivent rarement à convertir les cœurs. Ce n'est pas
ainsi que le Christ a paru. A l'éclat d'Archimède, il a préféré
228 l'apologétique
celui de son ordre de sainteté, et avant d'instruire il a com-
mencé par pratiquer. Ca^p if 7^5^^ facere et docere.l^s. doctrine
du Maître c'est tout d'abord sa vie. Ce livre a l'avantage de
pouvoir être compris de tous, de ceux-là même qui ne savent
pas épeler et de donner à chacun la vérité qui lui convient.
Jésus modèle de toutes les conditions. Nous sommes ainsi faits
que la doctrine morale entre dans l'esprit plus facilement par
l'exemple que par l'enseignement oral. On fait comme les autres
font. Où est la vérité ? dans le meilleur des hommes, dans celui
qui s'est livré pour nous. Les chrétiens n'ont pas besoin de
longues études pour savoir où est leur devoir : ils n'ont qu'à
regarder. Un deuxième avantage de l'exemple est de nous
entraîner à l'imitation, et un troisième de gagner notre cœur et
de nous faire accepter d'autorité les enseignements oraux du
Modèle. A cause de sa bonté, que nous avons bien comprise,
nous accepterons une doctrine inaccessible à notre esprit. Tel
est le Maître que Pascal nous présente, un Maître qui dit à ses
disciples incapables de hautes spéculations ; fermez vos livres
et regardez-moi. « Je suis la voie, la vérité. »
Je suis également la vie, c'est-à-dire la force surnaturelle
qui se donne aux bonnes volontés pour leur permettre de pra-
tiquer le bien, je suis celui qui guérit de la concupiscence et y
substitue la charité.
40 Mettre en relief l'argument de la sainteté. — Quel cœur ne
se sentirait pas incliné à souhaiter la vérité d'une rehgion pro-
posée par un Maître si aimable et si facile à comprendre. Si
l'accord de sa doctrine avec les besoins de notre cœur n'était
pas capable de nous convaincre, Pascal nous proposerait des
arguments objectifs, les prophéties et les miracles ; mais dans
leur étude il se souviendrait toujours de notre faiblesse intel-
lectuelle et morale et il les exposerait de la manière qui nous
convient le mieux. Cela est paî^ticulièrement vrai des prophé-
ties. S'il est un argument réservé aux savants, par l'étendue et
Ja nature des connaissances qu'il réclame, c'est celui-là. Et
cependant pour reconnaître sa valeur il faut faire appel à la
science du cœur humain. Il se résume en effet dans l'annonce
et la réahsation du royaume de la charité. Dieu qui veut le
bonheur des âmes mieux que la santé des corps leur promet le
moyens de le trouver, en leur promettant la sainteté, telle est
la première partie de l'argument; Dieu a tenu sa promesse en
CONCLUSION. — LE RÉALISME EN APOLOGÉTIQUE 229
envoyant son fils fonder l'Église ; chacun peut constater les
fruits de sa charité, telle est la deuxième partie. En cours de
route il faudra encore s'appuyer sur la sainteté. C'est elle, qui
sous la forme de fidélité héroïque à une loi sévère, nous garantit
l'authenticité des livres apportés par le peuple juif, c'est elle
sous la forme de la constance dans les tourments, qui nous
rassure sur la valeur des Évangiles présentés par les Apôtres.
Or, nous l'avons remarqué la sainteté est ce qui frappe
toujours davantage les cœurs droits; ils la comprennent faci-
lement et sont attirés par elle. Pascal se conforme donc bien
à notre nature, en mettant le plus difficile des arguments à
notre portée.
50 Confier la vérité à la « machine ». -— Pour garder les motifs
de croire présents à l'esprit, Pascal n'a foi ni dans la vigueur
de la raison ni dans la fidélité de la mémoire. Les facultés spiri-
tuelles sont noyées dans la matière et souvent impuissantes à
l'action. Le composé humain est beaucoup plus dirigé par le
corps que par l'esprit ; l'idée n'en est pas absente, mais au lieu
d'être le produit d'une âme libre de toute attachera la matière
ou acceptant de plein gré son influence, l'idée est imposée à
l'âme, à son insu par les besoins et les habitudes du corps. C'est
un fait d'où on ne peut tirer aucune vanité, mais qu'il ne faut
pas méconnaître, par fierté. Acceptons l'humiliante réalité et
exploitons-la pour notre plus grand bien : soyons réalistes.
L'erreur serait de confier la garde des preuves péniblement
acquises à des facultés nobles mais infidèles, il suffit qu'elles
aient vu leur valeur une fois en la vie ; la prudence consistera à
confier ces vérités à la garde de la machine, en les mettant tout
de suite en pratique. 11 faut rompre le corps au formalisme exté-
rieur des usages religieux, y imprimer comme la lettre de
l'Évangile, afin que cet extérieur et cette lettre suggèrent à
l'âme, les sentiments et l'esprit convenables.
Ainsi s'achève sur une profession de foi, sinon anti-intellec-
tuelle du moins extra-intellectuelle, la plus pratique de toutes
les Apologies. Au début elle s'est attaquée au corps infecté
par les passions, pour le purifier et le réduire sous le joug de
Tesprit ; à la fin elle fait appel à lui, au corps sanctifié, pour
en faire le meilleur auxiliaire de l'esprit, en lui confiant un
dépôt que l'esprit seul est incapable de conserver.
TROISIEME PARTIE
LA MYSTIQUE
— « Oh ! ce discours me transporte, me raidit, etc.
— Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu'il est fait par
un homme qui s'est mis à genoux auparavant et après, pour prier cet Être
infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi
le vôtre, pour votre propre bien et pour sa gloire. » (233)
Pascal ne croit pas pouvoir convaincre ses adversaires sans le secours
de Dieu, qui tient en sa main les intelligences et les cœurs. Il est auprès
des impies le précurseur de son Maître, celui qui montre la voie, essaie de
convaincre par le raisonnement, en attendant que Dieu donne la foi par
sa grâce. Un disciple doit toujours écouter le Maître, afin de recevoir ses
instructions et ses encouragements. Aussi Pascal est-il toujours en prières
et nous venons de V entendre faire remonter jusqu'à Vêtre infini le succès
de sa dialectique. Si nous voulons comprendre son Apologie il faut nous
souvenir qu'il a prié. L'homme du Mémorial, du Mystère de Jésus et de
tant d'autres méditations inconnues, qui transparaissent au travers des
« Pensées », cet homme est plus qu'un penseur, c'est un orant. L'étude
abstraite aurait fait sortir de sa plume quelque manuel didactique et
ennuyeux ; la prière l'a mis en contact avec la réalité divine ; il a senti
les effets de sa présence en son âme, et il a voulu, dans son zèle apostolique,
en faire éprouver le bienfait aux impies. La prière lui a donné mieux que
les lumières qui rayonnent dans son Apologie, elle lui a donné le sentiment
de son néant, elle lui a montré qu'il ne saurait ni connaître utilement Dieu,
ni l'aimer, ni être heureux, sans la pratique des vertus .Elle seule nous rend
capables de recevoir la grâce, en nous donnant des sentiments proportionnés
à notre état.
Lui, Pascal, se met à genoux avant d'argumenter contre les athées :
mais pour que l'athée puisse percevoir la lumière, il faut qu'il s'humilie,
qu'il soumette sa volonté et ses sens à une règle. Ce sera sa façon de se mettre
à genoux. Le jour où il pourra s' agenouiller véritablement et prier, ce jour-là
aura son midi éclatant. Il y a des parties caduques dans l'œuvre de Pascal,
celle-ci doit rester ; on n'arrive à l'amour de Dieu que par l'humilité intel-
lectuelle. Dieu d' Abraham, d'Isaac, de Jacob, non des philosophes et
des savants.
L'étude de la mystique pascalienne nous montrera ce que les « Pensées »
lui doivent comme doctrine et comme méthode. La doctrine s'inspire de ses
méditations, et la méthode de son ascétisme.
Avant de parler de sa mystique, il nous faut expliquer ce qu'on entend
par là. Le terme est employé pour qualifier un certain genre d'union à
Dieu par l'oraison. Il y a trois sortes d'oraisons, La première se fait en
exerçant toutes ses facultés, la mémoire, l'imagination, l'entendement et la
volonté. Elle comprend une multitude d'images, de notions et d'affections.
PRÉSENCE DE DIEU 231
Ceux qui la pratiquent sont appelés des spirituels. Nous en avons un exemple
dans le Mystère de Jésus. La deuxième est celle qui regarde Dieu à travers
peu d'images et peu de notions. Ceux qui la pratiquent sont les contempla-
tifs. Leur regard simple est toujours accompagné d^amour.
La troisième enfin, n'aperçoit pas Vobjet de son amour. Dieu lui-même
se communique à Vâme et V établit dans le repos sans que Vâme soit allée
au devant de lui par des idées, des images et des actes de volonté spontanée.
Peut-être en avons-nous un exemple dans Voraison de Pascal, la nuit de
saint Clément 1654, et dont la trace serait le Mémorial. Ceux qui sont
favorisés de ces grâces exceptionnelles sont appelés « mystiques », au sens
strict. Mais, dans un sens plus large, on appelle mystique celui qui vit
dans V ordre de la grâce. Il cherche, par la prière et la mortification, à mériter
la faveur des consolations, à goûter la douceur de vivre dans la présence
habituelle de Dieu. Ses actions et ses pensées sont dirigées par le Saint-
Esprit et il se rend attentif à ses moindres impulsions. C'est surtout dans
ce dernier sens que Pascal peut être rangé parmi les mystiques.
CHAPITRE PREMIER
Présence de Dieu.
L'homme est plein de choses qui le jettent dehors et
l'empêchent de trouver le repos en lui-même. Au dedans de
son âme, il ne découvre que vide et misère morale, et l'ennui
monte de ce cloaque comme une vapeur lourde.
Il cherche sa consolation dans les créatures et, malgré leur
nombre, leur variété, leur succession rapide, elles se trouvent
en somme si petites qu'elles flottent dans cette immense capa-
cité qu'un bien infmi est seul capable de remphr. Nous cher-
chons la vérité parmi les Maîtres des plus fameuses sectes phi-
losophiques et nous ne trouvons que l'erreur, nous cherchons
le bonheur, et aucune créature parmi les centaines qui, chez
Montaigne, usurpent le titre de souverain bien, ne peut guérir
notre ennui. Notre corps lui-même aspire au repos, au bien-être,
à l'immortalité ; et le travail, les maladies et la mort sont sa
part d'héritage.
En littérature, l'esprit ne se repose qu'auprès de l'honnête
homme, ou de l'homme universel. Sa curiosité universelle ne
trouve de réponses qu'auprès de lui. D'ailleurs, les solutions
données ne sont jamais adéquates, et notre faim de savoir
renaît sans cesse. Mais, enfin, l'homme universel reste, malgré
232 LA MYSTIQUE '
tout, celui qui s'accommode le moins mal à tous nos besoins
généralement ^.
Pour être pleinement heureux il nous faudrait un être vrai-
ment universel, infini, qui apaise notre faim, notre curiosité et
notre inquiétude ; cet être devrait pouvoir être possédé par
tous, car les besoins sont identiques en chacun, sans partage
ou diminution ; car il ne serait plus universel, et nous serions
plus afïïigés par la partie absente que consolés par la partie
présente. Il faudrait enfin, que ce bien souverain consentît à
s'unir toujours aux âmes de bonne volonté, en sorte qu'on ne
pût être privé que par sa faute de sa bienheureuse présence.
L'être universel, le souverain bien existe. Son immensité
le rend présent partout aux corps, aux esprits et aux cœurs.
S'il ne s'unit pas à tous pour les béatifier, s'il reste le Dieu caché,
c'est que beaucoup sont indignes de le connaître.
Aux yeux des impies, il n'est nulle part. Toutes choses leur
sont des voiles qui couvrent Dieu. Voyant les effets naturels,
ils les attribuent à la nature, sans penser qu'il y ait un autre
auteur ^,
La présence de Dieu est manifeste pour les Juifs charnels.
Mais on dirait qu'il est sensible à leur corps seulement. Le
Seigneur est le Dieu qui prend soin des fils d'Israël selon la
chair et le sang. En retour d'un culte extérieur qui marque leur
corps de la circoncision et l'astreint à des rites de purification,
le Seigneur les gardera dans une terre grasse contre les attaques
des Babyloniens et il donnera à chaque fidèle une longue vie ^
La portion des philosophes est un peu plus noble. Dieu est
présent à leur esprit. Ils reconnaissent en Lui la vérité essen-
tielle, l'auteur des vérités géométriques et de l'ordre des
éléments. Ils vont même jusqu'à le proclamer seul digne d'ado-
ration et d'amour. Mais hélas, ces vérités, ils les ont retenues
captives dans leur esprit au lieu de leur permettre de descendre
jusqu'à leur cœur pour y porter des fruits d'humilité, d'amour
et de paix *.
Influence de saint Paul. — Loin d'adorer Dieu et de s'abaisser
devant lui, ils se sont égarés dans les pensées do leur cœur
superbe, jusqu'à vouloir s'égaler à lui ; au lieu de l'aimer et de
lui conquérir des fidèles, ils ont arrêté aux pieds de leurs chaires
une admiration et un amour dus au Maître souverain ^
» 36. — > p. 215. — » 581. — * 280, 582. — » 463, p. 214, p. 561.
PRÉSENCE DE DIEU 233
Il était réservé aux chrétiens de sentir la présence iiniver-
•selle de Dieu, aimante et pacifiante pour leur corps, pour
leur esprit, et surtout pour leur cœur. A eux il a été donné de
jouir souvent de cette bienheureuse présence, car Dieu veut
s'unir à ses enfants à travers les créatures. Pour les étrangers,
toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu, mais pour les
fils du royaume de charité, toutes choses sont des images qui
leur rappellent leur libérateur, leur donnent des instructions,
des espérances et des forces pour sortir de leur cachot ^. Pour
les grossiers, les créatures sont la fm, pour les spirituels elles
sont un moyen, et il leur tarde de les voir disparaître afm d'être
pleinement unis à Celui qui seul subsiste.
L-^s différences sont grandes entre le Dieu des chrétiens et
celui des savants, mais toutes découlent de ce principe : le
Dieu des chrétiens est un Dieu concret qui veut s'unir dès ce
monde à leur cœur pour leur salut ; le Dieu des savants est,
pratiquement, une notion abstraite dont ils ont quelque idée,
sans influence sur leur bonheur ; leur conduite n'est pas régie
par le Dieu de charité, mais par la concupiscence.
Les chrétiens ne considèrent pas Dieu en lui-même à la façon
des philosophes. Aux yeux de ceux-ci. Dieu est une (hérité; aux
yeux des autres, Dieu est un bien. Le premier plan, dans l'es-
prit des philosophes, guidés par leur cœur grossier, est tenu par
les créatures, seule source pratique de bonheur ; les créatures
sont la réalité. Dieu est la vérité théorique. Le premier plan
dans l'esprit des fils de la charité est tenu par le Créateur, il
est la réalité^ la vérité pratique^ le bien.
En dehors de Dieu, il n'y a point d'être ; le véritable néant
est le péché parce qu'il est contraire à Dieu, les créatures ne
sont que la figure ou l'idole de la réahté qui seule subsiste.
Dieu *''. « 0 Dieu, qui devez consumer au dernier jour le ciel
^ p. 89. — 2 p 90 (^f II nous a paru intéressant de rapprocher le Réalisme
de Pascal de celui de Ne\^Tnan, pour faire bien comprendre qu'un chrétien ne
peut s'arrêter au Dieu des savants. Nous empruntons les textes cités à la
traduction de M. Henri Brémond. Newman, La Psychologie de la Foi, —
Essai de biograhie psychologique.
1. « Qu'est-ce donc que la Foi? croire, c'est sentir, comme une vérité redoutable,
que nous sommes les créatures de Dieu : c'est entrer pratiquement dans le monde
invisible ;c'est réaliser que le monde n'est pas assez pour notre bonheur, c'est nous
élever jusqu'à Dieu, réaliser sa présence, attendre sa visite. » Psychol... p. 312.
Cf. Pascal, n» 544. « Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'âme
qu'il est son unique bien... », n» 286. Ils sentent qu'un Dieu les a faits.
2. Objet de la Foi. « L'objet de notre Foi n'est pas un simple nom auquel nous
rattachons par habitude et sans nous entendre nous-mêmes un certain nombre
234 LA MYSTIQUE
et la terre et toutes les créatures qu'ils contiennent, pour
montrer à tous les hommes que rien ne subsiste que vous, et
qu'ainsi rien n'est digne d'amour que vous, puisque rien n'est
durable que vous ^ ».
Les chrétiens ne voient pas Dieu agir dans le monde comme
les Juifs et les savants. Les savants se désintéressent souvent
de la Providence, et les Juifs grossiers ne considèrent que ses
bienfaits matériels ; les chrétiens sont attentifs à ses biens spi-
rituels et ils savent que, par sa bonté, tout concourt au bien
des élus, même les événements appelés maux.
Dessein constant de Dieu. — Le cœur de Dieu ne change pas
à l'égard de ses fils et il poursuit toujours, à leur égard, le même
but, bien que par des chemins variés, mais adaptés aux besoins
des âmes. Son but est l'amour. Roi de charité, il veut que nous
lui devenions semblables en ne brûlant que de ses feux. Aussi,
tantôt par les douceurs de ses consolations cherche-t-il à nous
unir davantage au bien parfait, et tantôt par les épreuves qu'il
permet nous détache-t-il des biens périssables : Mais, Seigneur,
le changement de ma condition n'en apporte pas à la vôtre...
vous êtes toujours le même, quoique je sois sujet au change-
ment, et vous n'êtes pas moins Dieu quand vous affligez et
de titres et de qualités. Il vit d'une existence personnelle, son identité en fait un
être, un,réelet distinct de tous les autres -.Corrects ou non, les mots dont nous nous
servons ne riment à rien, s'ils ne dressent dans nos cœurs, en pleine lumière, l'image
du Fils de Dieu incarné. » Essai, p. 290.
c La pierre de touche d'une église vivante ce n'est pas tel ou tel lambeau de
doctrine, c'est V Incarnation. Et les apôtres et les symboles primitifs insistent
presque exclusivement non pas sur les doctrines mais sur l'histoire du christia-
nisme. » Essai, p. 287.
Cf. Pascal, le Mystère de Jésus « qui vit notre vie «, n^s 545-554, cf. le Mémorial,
3. L'Église vivante et sainte.
« L'unique chose, écrit un de ses amis, qu'il lui demandait passionnément et
que, hélas, l'Église anglicane de ce temps-là ne pouvait lui donner c'était d'être
l'Église du sacrifice et des formes les plus élevées du dévouement... Il écrivit la
Church of the Fathers pour montrer que les Pères n^ étaient pas de simples argu-
ments mais des hommes vivants qui pouvaient vivre et en fait vivaient leur doc-
trine... Et l'esprit qui menait l'Église deRome avait eu assez de force pour impo-
ser aux hommes les plus durs sacrifices, pour amener non seulement les prêtres
mais de simples laïques, congréganistes, sœurs des pauvres, religieuses hospita-
lières, à accepter le célibat comme une chose toute simple, comme la condition
régulière du ministère apostolique et des œuvres de charité. La dévotion et le
sacrifice, la prière et l'abnégation véritable, en un mot la sainteté semble être la
substance de l'Évangile. » Essai, pp. 403-405.
La sainteté est une des preuves qui ont frappé le plus Pascal, n^^ 772, 769,
783, 286.
» p. 57.
PRÉSENCE DE DIEU 235^
quand vous punissez que quand vous consolez et que vous
usez d'indulgence.
Présence de Dieu dans les événements. — Ce constant des-
sein de Dieu permet à ses élus de le voir en toutes choses et de
jouir de sa présence affectueuse. Les heures de bonheur sont
pour les mondains les heures de divertissement, les heures de
détresse sont les heures de blasphème. Quand il est dans
l'abondance, l'impie oublie le dessein de Dieu qui, par les
dons temporels, cherche à nous faire désirer les biens spiri-
tuels ; son cœur se soûle de plaisirs et il ne peut plus songer à
la charité. Lorsque la main de Dieu s'appesantit sur lui, il
s'irrite contre son Créateur et l'accuse d'injustice : il a bu
l'iniquité comme de l'eau, mais sans le savoir, parce qu'un
bandeau était sur ses yeux charnels « eris palpans in
meridie ».
Le chrétien est tout différent il n'attend du ciel que le soleil
de la justice et la rosée de la grâce ; il espère que ces dons ne
lui manqueront point, mais il sait aussi qu'il ne les mérite pas ;
cette humilité jointe à cette charité lui permettent devoir par»
tout la main de Dieu, miséricordieuse autant que juste.
Les événements ne sont pas un effet du hasard mais d'une
Providence qui a fait de l'Église et des élus le centre de l'uni-
vers, et dirige toutes choses pour leur édification.
Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main, oh ! qu'il
faudrait leur obéir de bon cœur ! La nécessité et les événements
en sont infailliblement... « Souffre les chaînes et la servitude
corporelles; je ne te déhvre que de la spirituelle à présent ^ ».
La terre est un cachot, mais elle n'est un enfer que pour
les impies. Pour eux, pas d'image du Père, pas d'instruction
pour sortir de l'esclavage. Dans un aveuglement brutal ils
s'attachent aux créatures comme à des idoles, ils en font la-
dernière fm et le dernier espoir de leurs désirs ; et comme elles
sont impuissantes à les délivrer, ils sont toujours malheureux.
Par une lumière surnaturelle la vue des justes traverse les
murs épais de leur cachot. Ils bénissent la bonté de Dieu qui
nous donne de nous laisser toujours devant les yeux une image
des biens que nous avons perdus, et de nous environner, dans
la captivité même où sa justice nous a réduits, de tant
d'objets qui nous sont une leçon continuellement présente.
1 p. 576.
236 LA MYSTIQUE
De sorte que nous devons nous considérer comme des crimi-
nels dans une prison toute remplie des images de leur libérateur,
et des instructions nécessaires pour sortir de la servitude ^.
Présence de Dieu dans les personnes. — Cette image du Père
est plus nîtte et plus aimable dans la personne de nos bienfai-
teurs, du moins pour ceux qui ont le cœur pur. « Car, encore que
dans cette sorte de reconnaissance on ne s'arrête pas aux
hommes à qui on s'adresse comme s'ils étaient auteurs du bien
qu'on a reçu par leur entremise, néanmoins cela ne laisse
point de former une petite opposition à la vue de Dieu, et prin-
cipalement dans les personnes qui ne sont pas entièrement
épurées des impressions charnelles qui font considérer comme
source de bien les objets qui le communiquent ^ »
Mais les purs le voient distinctement en tous les justes : les
vertus des autres et les leurs viennent de la même source. Cette
vue de foi les empêche de s'arrêter à la créature, au petit, à
l'abominable, et elle les remplit toujours de nobles pensées; elle
les empêche en même temps de tomber dans l'orgueil. Leurs
vertus, en effet, ne sont pas à eux, mais au Père des lumières de
qui toute sagesse descend et qui se T'éserve toute gloire, et c'est
pourquoi : qui gloriatur in Domino glorietur ^.
« Ne te compare pas aux autres, mais à moi» auteur de tout
bien en chacun de mes élus. «Si tu ne m'y trouves pas, dans ceux
où tu te compares, tu te compares à un abominable » et il n'est
pas bienséant à celui qui a reçu le pardon de se comparer à celui
qui ne l'a pas reçu, il ne convient pas à mes justes de tirer
vanité du péché des autres. « Si tu m'y trouves, compare-t-y.
Mais qu'y compareras-tu ? Sera-ce toi, ou moi dans toi ? Si
c'est toi c'est un abominable «car de toi-même, ver de terre, tu
n'as que le péché. « Si c'est moi, tu compares moi à moi. Or je
suis Dieu en tout *. )>
Présence de Dieu en nous. — Aimer Dieu dans les événements
et dans les personnes ne suffit pas au bonheur. Tant que les ali-
ments ne sont pas en nous ils ne sauraient apaiser notre faim ;
tant que Dieu ne nous est pas intimement uni et que nous ne
pouvons pas expérimenter jusqu'au fond de notre âme les
effets de sa présence, notre inquiétude subsiste.
Les philosophes ont bien soupçonné une partie de la vérité
1 p. 89. — « pp. 91-92. — » p. 400. ~ ■• 555.
PRÉSENCE DE DIEU 237
mais non pas toute, parce qu'ils n'ont pas connu le Dieu de
Jésus-Christ, un Dieu hors de nous et au-dessus de nous par sa
justice et sa grandeur, mais en même temps un Dieu capable
de venir en nous par sa miséricorde.
Les stoïques disent : Rentrez en vous-mêmes, c'est là que
vous trouverez votre repos. Cela n'est pas vrai. Le Dieu qu'ils
veulent nous faire trouver au dedans de nous est semblable à
nous, puisque nous sommes une partie de sa substance ; il est
donc faible comme nous.
Les autres disent :« Sortez en dehors : recherchez le bonheur
en vous divertissant ». Et cela n'est pas vrai, les maladies
viennent ^.
Il est vrai que le bonheur doit être cherché en nous, car qui
peut s'unir à nous sinon ce qui est en nous plus que nous-
mêmes; ni les corps ne peuvent s'unir à mon âme pour la béati-
fier, ni les autres âmes, car elles sont malheureuses comme moi !
Comment d'ailleurs une autre substance spirituelle pourrait-
elle s'unir à moi ? Mais la première cause est en moi, principe
et source de ma vie ; elle est en moi plus que moi-même, car je
m'ignore et elle me connaît, elle m'aime mieux que je ne saurais
le faire, sachant mieux mes besoins et pouvant mieux les
combler.
Comme l'âme dirige les membres et les pousse à travailler
pour eux et pour elle, ainsi le premier principe dirige chacun
de nous, l'attire à lui et à son amour. De là vient qu'un même
mouvement nous pousse à aimer « l'être universel naturelle-
ment, et soi-même naturellement ^w ; delà vient que chaque
chose ici-bas s'aime plus que tout et que « nous ne pouvons
aimer ce qui est hors de nous ^ » sinon pour nous, pour l'être
universel et par lui pour les autres membres *.
Il est vrai que le bonheur doit être cherché hors de nous,
puisque nous sommes pleins de choses qui nous jettent dehors.
Mais cet être universel n'est pas nous ; car il est juste, et nous
sommes injustes ; il est aimable et nous sommes haïssables ;
il est infini et nous sommes finis.
Il est donc à la fois hors de nous et en nous. « Le bonheur
n''3st ni hors de nous, ni dans nous; il est en Dieu, et hors et dans
nous ^ )) Le royaume de Dieu est en nous, est nous-même et
n'est pas nous ^
Ce Dieu qui est en tous ne se communique pas à tous de la
1 465. — 2 277. — ' 485. — « 483. — » 465. — • 485. —
238 LA MYSTIQUE
même manière. Aux Juifs, il donne la santé et une heureuse
suite d'années ; aux savants, il donne la v érité ; mais aux
chrétiens seuls il donne la charité au dedans de leur cœur, et
par elle il les rend heureux. Dieu d'Abraham, d'Isaac et de
Jacob, non des philosophes et des savants. Dieu des chré-
tiens, Dieu de Jésus-Christ ! Le Dieu des chrétiens est un
Dieu d'amour et de consolation, c'est un Dieu qui remplit
l'âme, c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur
misère et sa miséricorde infinie, qui s'unit au fond de leur âme,
qui la rempht d'humilité, de foi, de confiance, d'amour, qui les
rend incapables d'autre fin que de lui-même ^.
Nécessité du Médiateur. — Ce Dieu ne s'unit à nous que par
Jésus-Christ, médiateur unique entre le ciel et la terre. Par un
homme la liaison a été rompue entre eux, et par un homme la
liaison a été rétabhe. Le Père ne regarde les hommes qu'en
Jésus-Christ et par Jésus-Christ, voie et vérité 2. Leurs seules
lumières seraient impuissantes à connaître Dieu d'une manière
utile au salut ; la révélation du Verbe incarné est nécessaire
à ce but. Père Saint, le monde ne t'a pas connu mais moi je
t'ai connu. Aussi faut-il écouter et aimer [le Fils pour con-
naître et aimer le Père. Il ne se trouve que par les voies
enseignées dans l'Évangile. Mais par elles le chemin vers
Dieu est si court qu'on ne peut connaître Jésus sans connaître
son Père et sans vivre de leur vie. « Cette est la çie éternelle^
qu'ils te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as eni^oyé,
Jésus-Christ ^ ». Philippe celui qui me voit voit aussi le Père,
comment peux-tu dire : montrez-nous le Père (Saint Jean, 14 ^).
Jésus-Christ vivant et priant au milieu de nous. — Aussi les
chrétiens en état de grâce connaissent Jésus-Christ vivant
comme ils connaissent le Père vivant. Les savants le rangent
parmi les personnages historiques, morts depuis longtemps,
et qui ne vivent que par leurs œuvres. Les chrétiens le voient
des yeux de la foi, vivant encore d'une vie personnelle, réelle,
quoique invisible à la chair. Il vit mystiquement dans l'Église
^ui est son corps. Ici Pascal est disciple de saint Paul. L'Apôtre
enseigne que le Ckrist est la tête de l'Éghse, le principe de sa
vie surnaturelle ; elle doit se développer jusqu'à la mesure
voulue de DieUj selon l'énergie des charismes donnés à chacun
» pp. 142, 581. — » 466. — » p. 142.
PRFSENCE DE DIEU 239
de ses membres. Les membres sont les fidèles ; les membres
supérieurs sont constitués par la hiérarchie, véritable canal de
la vie surnaturelle. L'ensemble de la tête et des membres forme
Je corps mystique du Christ ^.
Le Christ présent dans la hiérarchie. — Pascal reprend les
pensées de son maître pour les appliquer à l'Église de son temps
et à sa vie intérieure. Cette Éghse, qui vient de sortir des
épreuves de la Réforme, aujourd'hui encore désolée par les
querelles jansénistes, paraît faible et méprisable. Elle parait
gouvernée par des hommes et rien que par des hommes. Cepen-
dant elle est toute le corps du Christ en son patois ^. Le
Christ y est lumière et vie dans son chef visible, le Souverain
Pontife, en dehors duquel il ne peut y avoir ni vérité ni salut.
« Le corps n'est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le
corps. Quiconque se sépare de l'un ou de l'autre n'est plus du
corps, et n'appartient plus à Jésus-Christ... Nous savons que
toutes les vertus, le martyre, les austérités et toutes les bonnes
œuvres sont inutiles hors de l'ÉgUse, et de la communion du
chef de l'ÉgUse, qui est le pape. Je ne me séparerai jamais de
sa communion, au moins je prie Dieu de m'en faire la grâce,
sans quoi je serais perdu pour jamais ^ »
Le Christ lumière éclaire chaque degré de la hiérarchie catho-
lique, en sorte qu'il faut se soumettre au directeur de sa con-
science comme à Jésus-Christ lui-même. « Soumission totale à
Jésus-Christ et à mon directeur ^ )>. « Interroge ton directeur,
quand mes propres paroles te sont une occasion de mal, et de
vanité ou curiosité ^ ».
Présence dans les fidèles et dans les autres. — Le Christ est
présent partout ; aucun de ses fidèles n'est détaché de ce tronc
de vigne, en dehors duquel il se dessécherait : Je te suis pré-
sent par ma parole'dans l'Écriture, par mon esprit dansl'Église,
et par les inspirations de ma puissance dans les prêtres, par ma
prière dans les fidèles.
Aussi Pascal voit-il Jésus-Christ partout. A travers les corps
et malgré les défauts de l'âme, il voit son maître veiller sur lui,
et travailler pour lui.w Je ; considère Jésus-Christ en toutes les
personnes et en nous-mêmes : Jésus-Christ comme père en son
père, Jésus-Christ comme frère en ses frères, Jésus-Christ
^ Cf. Prat. Théologie de Saint Paul, t. II, pp. 413-47. — * 512. — ^ pp. 218-
219. — « p. 143. — * p. 576. — « p. 576.
240 LA MYSTIQUE
comme pauvre en les pauvres, Jésus-Christ comme riche en les
riches, comme docteur et prêtre en les prêtres, Jésus-Christ
comme Souverain en les princes, etc. Car il est par sa gloire
tout ce qu'il y a de grand, étant Dieu, et est par sa vie mortelle
tout ce qu'il y a de chétif et d'abject. Pour cela il a pris cette
malheureuse condition, pour pouvoir être en toutes les* per-
sonnes, et modèle de toutes conditions ^. »
Bien plus, les morts eux-mêmes ne sont plus des disparus ;
séparés de nous-mêmes pour un temps, ils continuent invisi-
blement à vivre pour nous. Que les païens Jes pleurent, puis-
qu'ils n'ont pas d'espérance, que les savants célèbrent leurs
hauts faits et les proposent à notre imitation, ils ne pourront
pas cependant nous asssurer de leur aide, puisqu'ils sont morts!
Les chrétiens rangent leurs morts parmi les membres contem-
porains de leur famille. Le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de
Jacob n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants; c'est pour-
quoi ces patriarches vivent encore. De même les fidèles endor-
mis dans le Christ sont toujours vivants et ils continuent à
travailler pour les autres membres du corps mystique. « Les
exemples des morts généreuses de Lacédémoniens et autres ne
nous touchent guère. Car qu'est-ce que cela nous apporte ?
Mais l'exemple de la mort des martyrs nous touche; car ce
sont nos membres. Nous avons un lien commun avec eux : leur
résolution peut former la nôtre, non seulement par l'exemple,
mais parce qu'elle a peut-être mérité la nôtre. Il n'est rien de
cela aux exemples des païens : nous n'avons point de liaison avec
eux, comme on ne devient pas riche pour voir un étranger qui
l'est, mais bien pour voir son père ou son mari qui le soient ^. »
En soi. — Le Christ n'abandonne aucune de ses brebis pré-
destinées, et il continue encore à vouloir le bien des unes par les
autres, si éloignées qu'elles soiefit dans le temps ou dans l'es-
pace. Outre cette action indirecte, par la hiérarchie et la com-
munion des saints, il faut encore considérer son action directe
sur nos cœurs. Il y vit, amour, lumière, et force.
« Je te parle et te conseille souvent, parce que ton conducteur
ne te peut parler, car je ne veux pas que tu manques de con-
ducteur ^. » Laisse-toi conduire à mes règles, vois comme j'ai
bien conduit la Vierge et les Saints qui m'ont laissé agir en
eux. Et quand il a parlé et indiqué où était son bon plaisir,
1 785. — 2 481. — ' 555.
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 241
Jésus no laisse pas ses amis porter seuls le poids de son joug.
II le porte avec eux. Notre joug est aussi le sien, sans cela il
serait insupportable. « Portez, dit-il, mon joug sur vous ». Ce
n'est pas notre joug, c'est le sien, et aussi il le porte. « Sachez,
dit-il, que mon joug est doux et léger. Il n'est léger qu'à lui et
à sa force divine ^. » Donc, pas d'inquiétude. C'est me tenter
plus que t'éprouver que de penser si tu ferais bien telle ou telle
chose absente : je la ferai en toi si elle arrive... c'est mon affaire
que ta conversion : ne crains point et prie avec confiance comme
pour moi 2.
De cette vie du Christ en nous découlent deux autres consé-
quences ; la première regarde la noblesse de nos actes, la
deuxième, l'amour que nous nous devons.
Puisque la dignité des actions dépend de la majesté de celui
qui les fait et de la noblesse de ses desseins, et que d'ailleurs,
toutes nos bonnes actions sont l'œuvre de Jésus, il n'y aura
rien de petit dans la conduite du chrétien. Dieu agit en lui et
pour Dieu. Quel principe et quelle fin ! Donc, « faire les petites
choses comme grandes, à cause de la majesté de Jésus-Christ
qui les fait en nous, et qui vit notre vie ^ ».
Aimons cette vie du Christ, et alors nous pourrons nous
aimer sans péché, parce que nous aimerons d'un même
amour et Dieu, et le prochain, et nous-mêmes; nous nous aime-
rons comme le membre aime l'âme et le corps dontil fait partie.
« II ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose, sinon
pour soi-même et pour se l'asservir, parce que chaque chose
s'aime plus que tout. Mais en aimant le corps, il s'aime soi-
même, parce qu'il n'a d'être qu'en lui, par lui et pour lui : qui
adhaeret Deo iinus spiritus est... Adhaerens Deo unus spiritus
est. On s'aime, parce qu'on est membre de Jésus-Christ. On
aime Jésus-Chi ist parce qu'il est le corps dont on est membre.
Tout est un, l'un est en l'autre, comme les trois Personnes *. »
CHAPITRE DEUXIÈME
Comment expérimenter la présence de Dieu.
A. La Prière.
Dieu est partout avec sa puissance et son amour, capable de
nous rendre heureux autant qu'on peut l'être en ce monde.
» p. 224. — » 376. — » p. 578. — « 483.
LAHOReVB : UB RÉÀUBIIS DB PASCAL. 16
242 LA MYSTIQUE
Gomment expérimenter cette présence et en ressentir tous les
effets ? Nos efforts y suffisent-ils ? Ils ne suffisent en aucune
manière, ni pour commencer l'œuvre mystique, ni pour la con-
tinuer, ni pour la couronner. La plus belle de nos puissances,
celle qui fait la noblesse de l'homme, est ici radicalement au
dessous de la tâche. La raison peut bien nous faire connaître
Dieu, mais elle ne saurait nous donner ni la foi, ni l'amour.
Qu'il y a loin de connaître Dieu à l'aimer à la façon des
chrétiens ! C'est la distance même du ciel à la terre.
L'ordre de la Sagesse. — Les chrétiens, en effet, sont dans
l'ordre de Jésus-Christ, qui est celui de la sagesse et delacharité.
« De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une
petite pensée...» «Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre
et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits; car il con-
naît tout cela, et soi ; et les corps, rien ».
Il n'y a aucune proportion entre l'ordre des grandeurs char-
nelles et celui des grandeurs spirituelles. Ora la distance infinie
des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie
des esprits à la charité, car elle est surnaturelle ». Elle est
une participation de la nature divine, à laquelle nulle créa-
ture ne peut prétendre ; Dieu l'a donnée gratuitement à notre
premier père, et il en renouvelle le bienfait gracieux aux élus,
qu'il a retirés de la masse de perdition, par un dessein secret.
La grâce les associe à la vie divine, cachée à la curieuse raison.
« Vere tu es Deus absconditus ». « Les saints ont leur empire, leur
éclat, leur victoire, leur lustre, et n'ont nul besoin des grandeurs
charnelles ou spirituelles, où elles n'ont nul rapport, car elles
n'y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges, et non
des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit... Jésus-Christ,
sans bien et sans aucune production au dehors de science, est
dans son ordre de sainteté. Il n'a point donné d'invention, il n'a
point régné ; mais il a été humble, patient, saint, saint à Dieu,
terrible aux démons, sans aucun péché. Oh ! qu'il est venu en
grande pompe et en une prodigieuse magnificence, aux yeux du
cœur, qui voient la sagesse ^ ! »
Cet ordre de la Sainteté divine est celui de la Réalité qui seule
subsiste^ et non c^lui des idées abstraites où se complaît notre
esprit ; c'est l'ordre de l'infini et non celui des créatures, c'est
enfin celui de l'humihté et de l'amour généreux.
^ 793.
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 243
Improportion de la raison à la sagesse. — Quand ils consi-
dèrent la splendeur de cet ordre et la pauvreté des moyens
offerts par la nature pour y pénétrer, Pascal, les mystiques et
tous les chrétiens avec eux ne peuvent plus se contenter de la
raison. Il faut des moyens proportionnés au but surnaturel
pour expérimenter la présence du Dieu de Jésus-Christ.
« Ceux qui, renfermés dans leur étude se bornent à une
science naturelle n'auront jamais sur ce qui regarde Dieu les
lumières qu'il faut avoir. Ils en parlent comme le commun des
hommes, ils pourront même en discourir dans leurs chaires
avec l'applaudissement de leurs auditeurs, mais l'idée qu'ils
s'en formeront sera toujours bien différente de celle des saints
docteurs et ils n'y trouveront pas le goût que les saints y ont
trouvé. Nous ne blâmons pas la philosophie, ni ceux qui l'en-
seignent, elle est très utile, mais on se trompe quand on veut
raisonner sur de certains sentiments que le Saint-Esprit donne
aux grandes âmes ^. »
Il faudra donc que la raison s'incline devant des lumières
supérieures aux siennes, et devenir comme de petits enfants
attentifs aux leçons d'en haut. «La Sagesse nous envoie à l'en-
fance : Nisi efflciamini sicut par^uli ». (271) « Soumission est
usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme» (269).
L'infériorité de la raison tient non seulement à son peu de
lumière mais aussi à sa méthode. Elle répugne à voir la réa-
lité dans toute son étendue ; quand elle s'élève aux idées les
plus générales comme celle d'Être universel, de Bien souverain
elle les trouve si pauvres de réalité, si imprécises, si incapables
de satisfaire la convoitise, dont elle est servante, qu'elle doit
revenir au précis, c'est-à-dire au petit. Elle ne rend service à
la passion qu'en découpant la réalité et en multipUant les con-
cepts. « Ses discours s'étendent par un art sujet à mille fal-
laces; l'on y voit des multiplicités de divisions, de répugnances.
Ils se font avec le temps, ils sont limités à certaines choses et
n'ont leurs progrès que sous la contrainte de certaines règles.
Quoique le raisonnement soit l'acte d'une puissance immaté-
rielle, néanmoins il semble avoir quelque rapport avec les sens
par ces multiplicités... ^ ». De là vient que «chaque chose est
ici vraie en partie, fausse en partie »... (385).
Nous avons bien l'instinct qui nous donne une connaissance
* Surin. Fondements de la vie spirituelle. Paris 1824, p. 85-87. — * Yves de
Paris. Théologie naturelle. Paris 1637, t. II, p. 232. .
244 LA MYSTIQUE
prompte et facile, bien que naturelle, de l'Être universel, mais
« vivant entre les objets sensibles nous n'agréons pas tant
l'instinct qui nous donne une pensée de Dieu prompte, qui nous
surprend et qui est sans suite, que la raison qui nous instruit
avec un progrès de certitude tempéré à notre faiblesse ^ ».
Ces habitudes de la raison raisonnante la préparent mal à
nous mettre en rapports avec le plus universel de tous les êtres.
Fait plus grave, elle nous dispose peu à l'amour de Dieu, sans
lequel il ne peut y avoir ni union ni bonheur. On aime un être
dans la mesure où on le perçoit aimable, c'est-à-dire vivant et
bienfaisant. La raison nous fait de Dieu une image si abstraite
et si lointaine qu'elle ne frappe pas. Bien peu le connaissent ;
les philosophes connaissent son existence, tous n'admettent
pas sa providence ; s'ils en ont quelque idée, ils la voient atten-
tive à l'ordre des éléments, aux saisons, à la vérité, à la justice,
mais ils sont impuissants à l'aimer. « Qu'il y a loin de la connais-
sance de Dieu à l'aimer ^ ». Les connaissances qui s'acquièrent
dans les écoles « font quelquefois si peu de fruits pour les bonnes
mœurs, qu'on peut les comparer à ces régions voisines du pôle
où les jours, qui sont plus longs, laissent néanmoins... la terre
dans une éternelle stérilité ^ ».
La grâce. — Il faudra donc, pour entrer en communication
avec le Dieu des chrétiens, être élevé au-dessus des lumières de
la raison. Ce sera l'œuvre de la grâce, qui éclaire les catholiques
au point de leur faire reconnaître et aimer Dieu en toutes choses.
Il se cache aux autres en mille manières, sous les voiles de la
nature, sous la chair du Verbe incarné, sous le pain eucharis-
tique. Toutes choses couvrent quelque mystère, toutes choses
sont des voiles qui couvrent Dieu ; les chrétiens doivent le
reconnaître en tout... Prions Dieu de nous le faire connaître
et servir en tout, et rendons-lui des grâces infinies de ce que,
s'étant caché en toutes choses pour les autres, il s'est décou-
vert en toutes choses et en tant de manières pour nous.
Sa continuité. — Cette lumière surnaturelle est si néces-
saire qu'on ne saurait s'en passer un seul instant. Nous pou-
vons bien nous souvenir des leçons du catéchisme ou du sermon
par nos propres forces, mais ce souvenir est inutile au salut
s'il n'est accompagné d'un mouvement de charité surnaturelle
» I. t. Id. p. 113. — « 280. — =» Yves de Paris, o. I, t. III, p. 48.
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 245
«ïl faut que la même grâce, qui peut seule en donnerla première
intelligence, la continue et la rende toujours présente en la retra-
çant sans cesse dans le cœur des fidèles pour la faire toujours
vivre, comme dans les bienheureux Dieu renouvelle continuel-
lement leur béatitude, qui est un efTet et une suite de sa grâce,
comme aussi l'Église tient que le Père produit continuelle-
ment le Fils et maintient l'éternité de son essence par une
efYusion de sa substance qui est sans interruption aussi bien
que sans fin ^. »
Elle rend Dieu sensible. — La grâce nous fait entrer dans
l'ordre de la charité, où vivent Dieu, Jésus-Christ et les saints.
Elle nous rend capables de croire non seulement par raison,
mais d'une manière utile au salut, quel que soit notre degré
d'esprit, haut ou bas. Une fois admis dans cet ordre, tous les
objets lui en deviennent familiers, présents, sensibles. Les deux
points extrêmes en sont le premier acte de foi et la gloire. Dans
la gloire nous verrons Dieu face à face, tel qu'il est ; mais la
grâce elle-même est une image de la gloire ; si elle ne nous
découvre pas Dieu, elle nous fait cependant expérimenter et
comme toucher les effets de sa présence dans notre âme. Les
savants n'atteignent qu'une idée abstraite, les fidèles peuvent
parfois sentir la réalité divine au fond de leur cœur. Pour Pas-
cal la chose est certaine dès le premier acte de foi. « Voilà ce
que c'est que la foi, Dieu sensible...^ ». Voit-on l'essence divine
à la façon des bienheureux ? Non, mais on éprouve les bien-
heureux effets de son action, un amour de Dieu et une haine
de soi, tels que la nature ne peut les produire. « Le Dieu des
chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'âme qu'il est son unique
bien; que tout son repos est en lui, qu'elle n'aura de joie qu'à
l'aimer ; et qui lui fait en même temps abhorrer les obstacles
qui la retiennent, et l'empêchent d'aimer Dieu de toutes ses
forces. L'amour-propre et la concupiscence, qui l'arrêtent, lui
sont insupportables. Ce Dieu lui fait sentir qu'elle a ce fond
d'amour-propre qui la perd, et que lui seul la peut guérir. «Sa
présence est si proche et si familière « qu'elle se peut dire sen-
sible et comparer à l'attouchement ^ ».
Ces « charmes de la piété » ne sont pas l'essentiel de la vie sur-
naturelle ; les personnes pieuses peuvent ne pas les éprouver,
elles peuvent même ressentir quelque déplaisir dans le service
^ p. 92. — « 278. — ' Yves de Paris, o. I, t. I, p. 70.
246 LA MYSTIQUE
de Dieu à cause des attaches qu'elles ont gardées au monde,
ou par un secret dessein de la Providence, mais les consolations,
du moins le repos en Dieu, sont l'état normal des enfants de
Dieu, destinés à voir le Père. « La possession sensible de la
grâce est la gloire commencée », l'entrée au ciel est « la gloire
consommée ^. »
Dieu pourrait se présenter à l'intelligence élevée par la grâce
sous forme de notions, ou à travers les images du monde sen-
sible. Il le fait souvent, et Pascal a éprouvé cette présence dans
ses méditations. Toutefois, il ne commence pas son action par
cette superbe puissance du raisonnement. Il fait entrer les
vérités divines dans l'âme de la manière qu'il lui plaît. « Je sais
qu'il a voulu qu'elles entrent du cœur dans l'esprit, et non pas
de l'esprit dans le cœur... Et de là vient qu'au lieu qu'en par-
lant des choses humaines on dit qu'il faut les connaître avant
que de les aimer, ce qui a passé en proverbe, les saints au con-
traire disent en parlant des choses divines qu'il faut les aimer
pour les connaître, et qu'on n'entre dans la vérité que par la cha-
rité, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences » (p. 185).
Que la chose soit possible, qu'on aime avant de connaître,
Pascal n'est pas seul à l'affirmer encore qu'il érige enrègle géné-
rale des expériences mystiques, réservées peut-être à une élite.
Voici que ce dit saint Ignace de ces sortes de consolations : « Il
appartient à Dieu seul de donner de la consolation à l'âme sans
cause précédente, parce qu'il n'appartient qu'au Créateur d'en-
trer dans l'âme, d'en sortir et d'y exciter des mouvements
intérieurs qui l'attirent tout entière à l'amour de sa divine
Majesté. Je dis sans cause, c'est-à-dire sans aucun sentiment
précédent ou connaissance préalable d'aucun objet qui ait pu
faire naître cette consolation au moyen des actes de l'enten-
dement et de la volonté 2. »
Cet état où Dieu se communique ainsi sans formes, sans
images, constitue le plus haut degré de l'oraison passive. On
l'appelle oraison de quiétude, « connaissance de cet Être divin,
non par vue de lumière mais de ténèbres », non par la parole
mais par le silence ^.
D'accord avec les auteurs mystiques ses contemporains ou
* V. Cousin. Jacqueline Pascal, Paris 1845, p. 142. Ce sont les expressions de
Jacqueline dans sa méditation sur le Mystère de Jésus. — » Règles du discerne-
ment des esprits, 2« semaine, 2« règle. — ^ cf Le Jour Mystique par P. de P.
capucin, Paris 1671, t. I, p. 30.
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 247
ses prédécesseurs, Pascal fait du cœur le principal organe de la
créance et de l'union à Dieu. La terminologie est différente,
la doctrine est la même. Ce que les autres appellent centre,
pointe de l'esprit i, Pascal l'appelle cœur. C'est une faculté
d'amour et de connaissance qui en toutes nos opérations spiri-
tuelles tient la première place. Elle appréhende les premiers
principes de la géométrie, de la logique et les livre à la raison
qui les exploite par induction et par déduction. Bien avant les
leçons de l'école elle s'attache à Dieu, et son impuissance à
démontrer ne prouve rien contre la vérité de ses appréhen-
sions. (( Plût à Dieu... que nous connaissions toutes choses par
instinct et par sentiment ! Maisla nature nous a refusé ce bien »,
^. Mystique. — La pointe de l'esprit.
Cf. Le Jour mystique ou l'Éclaircissement de l'oraison et théologie mystique
par le R. Père. P. de P. (Pierre de Poitiers ?), Provincial des capucins de la pro-
vince de Touraine, Paris, 1671, chez Denys Thierry, t. IL
T. II, 1. III, traité VI, ch. 6, sect. XV, pp. 192 ss.
La suprême pointe de l'esprit n'est autre que la volonté et l'intellect, sans
oublier même le sens...
Saint Bonaventure appelle la principale affection de Vâme qui est unie à Véter'
nité, du nom d'apex ou de pointe. Gerson met cet apex, ou pointe de l'esprit
en la puissance affective.
Rusbroche dit que le fer brûle au fond de la volonté ou de la partie amative de.
celui qui aime Dieu sans moyen.
Saint François de Sales dit que Notre-Seigneur au jour de sa Passion retira
toute sa sainte joie dans la cime de son esprit.
... La suprême pointe de l'esprit est non seulement en la volonté, mais encore
en l'entendement, parce que la volonté n'opère point sans lui et spécialement en
la contemplation, de cette pointe d'esprit... et aussi que la foi nue, qui est un acte
d'entendement est en cette pointe d'esprit. Faisons-le dire à nos docteurs mys-
tiques.
Gerson donne le nom de pointe d'esprit à la simple intelligence qui est dans
l'entendement et celui de synderèse à la volonté, mettant cette pointe d'esprit
en l'une et en l'autre puissance. Et ailleurs, il dit que la portion supérieure de
Vâme a deux vertus, deux yeux ou bien deux offices, parce que, dit-il, elle est une
vraie intelligence, et affective ou amoureuse du bien, ce qui veut dire qu'elle est
dans l'entendement, dans la volonté.
Rusbroche, parlant des contemplatifs : ils sont, dit-il, élevés en l'aspect nu de
l'âme, qui est l'œil simple, au-delà de la raison, dans le fond de notre intelligence,
dans lequel fond le Père céleste donne une incompréhensible clarté au-dessus de
notre intellect.
Harphius met aussi l'intelligence en la plus haute partie de l'âme. La contem-
plation, dit-il, naît de V intelligence, qui est une puissance de l'âme immédiate-
ment soumise à Dieu, avec laquelle on connaît les choses divines, autant qu'il est
possible à l'homme ; elle obtient le plus haut lieu, la raison, le moyen ou metoyen,
l'imagination le plus bas.
... Il faut donc dire que cette pointe d'esprit est également dans la volonté et
dans l'intellect, d'où vient qu'Harphius après avoir appelé cette suprême partie du
nom de pointe, de raison, de lumière, d'intelligence, dit qu'à cette puissance
correspond par proportion quelque vertu affective, à qui il donne le même nom
de pointe d'esprit.
248 LA MYSTIQUE
Quand le cœur connaît Dieu, selon les lumières naturelles, il
est aussi légitimement persuadé que lorsqu'il se connaît lui-
même. « Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point ;
on le sait en mille choses. Je dis que le cœur aime l'être uni-
versel naturellement, et soi-même naturellement... est-ce par
raison que vous vous aimez ^ ? »
Primat du cœur. — Dans l'ordre de la grâce comme dans
celui de la nature, le cœur tient toujours le primat. « C'est le
cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c'est que la
foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison ». « Ceux à qui Dieu
a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux
et bien légitimement persuadés 2. »
Dans cette fine pointe de l'esprit, il est permis de distinguer
comme deux parties : l'amour de l'être universel et l'intuition
des principes généraux. Là encore l'amour passe avant l'intel-
ligence, non seulement au début, mais durant tout le cours de
la vie religieuse. Pascal aurait signé ces lignes d'un mystique
son contemporain.
« La principale partie de la vie spirituelle se gouverne plus
par impétuosité d'amour, ou par les lumières que donne cet
amour que par ce qu'Aristote enseigne en ces trois figures...
Quelle est cette science propre aux saints ? C'est de surpasser
par ardeur leur intelligence et concevoir que l'amour, en ce
qui est de Dieu, passe notre entendement et ses raisonne-
ments ". »
Chap. VII. Quelle est la fonction ou l'opération de la suprême pointe de l'es-
prit, pp. 198, ss.
Sect. II. Les pensées et les discours ne sont pas la fonction de la pointe de
l'esprit, mais la seule contemplation.
Sect. III. ... Alvarez de Pas dit que ces paroles obscures de pointe ou de fond
de l'esprit ne signifient autre chose que le même intellect, non pas en tant qu'il
raisonne mais en tant que simplement il regarde et entend; qu'il regarde la vérité
dans les images de la fantaisie... ou par les espèces supérieures sans coopération
de la fantaisie.
Sect. IV. Le P. Constantin... dit que Dieu meut la volonté sans motifs de raisons
et connaissances intellectuelles, s' msmi^anï en ce centre à l'impourveu, mettant la
paix et le repos au milieu de cette âme, chassant le trouble et la trop grande sol-
licitude avec laquelle elle le cherchait par forme d'objet connu, et d'intelligence
actuelle.
C'est ce que l'auteur appelle a contemplation négative qui est sans formes ni
images, ou l'oraison de quiétude, quin'ani pensées, ni actes, mais un seul repos,
sans savoir en quoi elle se repose... »
Il réserve à ceux-ci le nom de mystiques.
» 282, 277, — « 278, 282. — » Surin. Traité inédit de Vamour de Dieu. Édition
Bouix, p. 242.
COMMENT EXPÉRIMENTER L.V PRÉSENCE DE DIEU 249
Le Mémorial. — Pascal a-t-il éprouvé une de ces hautes expé-
riences mystiques qui ont ravi saint Paul au troisième ciel ? Nous
ne le savons pas et rien ne permet derafTirmer. Cequinous reste
de ses écrits ne nous défend pas cependant de parler de son
oraison de quiétude, dont il nous resterait la trace dans le
Mémorial de 1654. Le Mystère de Jésus nous frappe davantage
parce qu'il y a plus de style, plus de pensées, d'images et de
mouvements ; tout simplement il est mieux à notre portée
parce qu'il est davantage l'œuvre de l'homme. La grâce y est,
certes, mais elle ne se substitue pas aux facultés, elle les guide,
et les élève seulement. Aussi y a-t-il un ordre qui nous permet
de suivre le progrès de la méditation ; elle débute par le sou-
venir de la scène au Jardin des Oliviers. L'imagination l'évoque
avec quelques détails, ensuite la raison applique à soi les diffé-
rentes parties du drame, et la volonté forme des résolutions
appropriées.
Dans le Mémorial^ le jeu des facultés est suspendu pendant
deux heures ; aucune scène d'évangile, aucune notion théolo-
gique ne sert d'entrée en matière ; pas de trace de raisonne-
ment ; l'idée d'ailleurs se perd dans le feu des sentiments.
La grâce a pris ici la place de l'homme et, sans effort de sa
part, elle l'a rempli de consolations. Comme dit saint Ignace,
il appartient au seul Créateur d'entrer ainsi dans l'âme sans
connaissance préalable d'aucun objet qui puisse faire naître
cette consolation. Chez Pascal, ce repos où Dieu se donnait à
celui qui ne le cherchait pas dura longtemps, et le souvenir lui
en resta toute la vie. Le manuscrit du Mystère de Jésus, il
l'abandonna parmi ses autres écrits; c'était l'œuvre de l'homme
autant que celle de la grâce. Mais le Mémorial, ou plutôt la
longue oraison de quiétude dont le Mémorial a essayé de fixer
quelques traits, était le don de Dieu, qu'il ne fallait pas ranger
parmi les choses profanes. Aussi Pascal garda-t-il jusqu'à sa
mort, cousue dans la doublure de son pourpoint, la sainte
copie.
Pour la comprendre, il est nécessaire de connaître l'état d'âme
de Pascal à cette époque. Sa sœur, sa confidente, la directrice
de sa conscience en a scruté tous les replis. Jacqueline a suivi
les étapes de la deuxième conversion, qui a commencé fm sep-
tembre 1654, deux mois avant la fameuse nuit de quiétude ^ !
Biaise a confié à sa sœur la profonde désolation de son âme.
» Cousin, o. /. pp. 226-227.
250 LA MYSTIQUE
Ses occupations sont fort grandes et on peut l'y croire attaché.
Peut-être lui-même pour s'étourdir les a-t-il recherchées. Plus
tard il le décrira bien cet état de l'homme qui se jette éperdu-
ment dans le travail pour oublier sa misère. Ses occupations
les plus sérieuses ne sont alors qu'une manière de divertisse-
ment. Mais la grâce est plus forte que le plaisir. Biaise est, de
telle sorte, sollicité à quitter tout cela, par une aversion extrême
qu'il a des folies et des amusements du monde et par le reproche
continuel que lui fait sa conscience qu'il se trouve détaché
de toutes choses.
Il cherche Dieu et Dieu ne se découvre pas. Voilà la grande
désolation. Il était dans un si grand abandonnement du côté
de Dieu qu'il ne sentait aucun attrait de ce côté-là. Un jour,
mieux éclairé sur les voies spirituelles, il écrira qu'on ne peut
chercher Dieu sans être prévenu par sa grâce, tu ne me cher-
cherais pas si tu ne m'avais trouvé. Mais aujourd'hui il croit
être seul dans le désert ; il se porte vers Dieu de tout son pou-
voir mais il sent bien que c'est plus sa raison et son propre
esprit qui s'excitent que non pas le mouvement de celui de
Dieu.
Où le cherche-t-il ? dans les lectures arides des philosophes
et des savants, et aussi, la voie est plus sûre, dans les longues
conversations qu'il entretient avoc Jacqueline. Celle-ci Î3 voit
croître en telle sorte qu'elle ne le connaît plus.
Ces longues semaines de ténèbres finissent dans une illu-
mination soudaine, le lundi 23 novembre 1654, en la fête de
saint Clément.
Feu. — Toute la longue oraison de cette nuit tient en ce
mot écrit en tête du Mémorial. A la suite des savants ses con-
temporains, à travers les livres de Grotius, de Descartes, de
Charron, à la suite même d'Épictète et de Montaigne, Pascal a
cru pouvoir trouver Dieu, et avec lui la paix de l'âme. Sa rai-
son et son propre esprit ont cru suffire à la tâche. Dieu va
mettre fin à l'épreuve de celui qui le cherche obstinément;" et
il va en même temps humiher la superbe puissance du raison-
nement chez un penseur encore trop attaché à ses lumières
naturelles. Il prétend juger avant que sa volonté ne choisisse,
Dieu va s'imposer à cette volonté, y mettre la joie, la paix,
l'assurance et l'amour, avant que l'intelligence n'ait rien pu
décider. On n'entre dans la vérité que par la charité. Cette
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE UE DIEU 251
sentence se vérifie chez Pascal, en cette nuit bienheureuse.
Cette charité embrase le cœur du converti, et brûle sans que la
créature ait besoin d'attiser la flamme par ses actes d'intelli-
gence ou d'imagination. Le Créateur suffit à entretenir la
flamme. Elle ne baisse pas depuis environ dix heures et demie
du soir, jusques environ minuit et demie.
Le premier temps de cette oraison sublime finit alors. Le
second temps commença. « Dans ce second temps, nous dît
saint Ignace, où l'âme est encore toute fervente et comme
pénétré des restes précieux delà consolation passée, elle forme
de son propre raisonnement par une suite de ses habitudes
naturelles et en conséquence de ses conceptions et de ses juge-
ments, sous l'inspiration du bon ou du mauvais esprit, des
résolutions et des décisions qu'elle n'a pas reçues immédiate-
ment de Dieu Notre-Seigneur ^... « Quand donc le premier feu
vint à baisser, Pascal reprit l'usage normal de ses facultés et il
put fixer sur le papier comme les conclusions de ce premier
contact mystique. De brèves sentences tiennent lieu de descrip-
tions, de raisonnements et de résolutions, mais chacune d'elles
est si embrasée du feu récent, qu'elle éclaire de longues per-
spectives sur l'âme de Pascal.
L'ordre du MémoriaL Ordre du cœur. — Nous n'essayerons
pas de montrer le lien logique qui relie entre elles ces courtes
pensées : il est trop lâche. Mais pour parler à ce propos de
« fatras mystique » il faut ignorer qu'il y a deux ordres. « Le
cœur a son ordre ; l'esprit a le sien, qui est par principe et
démonstration ; le cœur en a un autre. On ne prouve pas
qu'on doit être aimé, en exposant d'ordre les causes de l'amour;
cela serait ridicule.
Jésus-Christ, saint Paul ont l'ordre de la charité, non de l'es-
prit; car ils voulaient échauffer, non instruire... Cet ordre con-
siste principalement à la digression sur chaque point qu'on
rapporte à la fin, pour la montrer toujours ^ ».
La fin, que le Mémorial nous montre toujours, est le Dieu
d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. De ce sommet où le cœur de
Pascal se repose dans la joie, les pleurs de joie, nous descendons
jusqu'au Verbe incarné, jusqu'à son Évangile. Mais c'est pour
rebondir jusqu'à la cime ; car Jésus-Christ parle et dit : Mon
* Exercices. Règles du discernement des esprits pour la deuxième semaine. 8« règle.
— • 283.
252 LA MYSTIQUE
Dieu et votre Dieu, il ne s'enseigne et ne se conserve que par
les voies de l'Évangile ; le monde ne t'a pas connu, mais je t'ai
connu.
Dans ses digressions plus lointaines, le cœur de Pascal revient
à lui, le renégat, «je m'en suis séparé; je l'ai fui, renoncé, cru-
cifié ». Ces infidélités le ramènent par contraste à la fidélité de
Dieu. «Mon Dieu, me quitterez-vous ?... Que je n'en sois jamais
séparé !
Renonciation totale et douce. Soumission à Jésus-Christ et à
mon directeur. »
Enfin le point extrême de la digression est atteint quand
Pascal revient à la terre et au monde. Il ne fait qu'y toucher
pour lui dire adieu et reprendre son vol vers les sommets.
« Oubli du monde et de tout, hormis Dieu... Éternellement en
joie pour un jour d'exercice sur la terre ».
Ordre de l'esprit. — L'ordre de l'esprit n'est cependant pas
absolument étranger à cette page. S'il n'y a pas progrès de dis-
cours, il y a gradation dans l'ordre des idées, au moins jusqu'à
un certain point. Au début, on adore le Dieu d'Abraham ; au
milieu les effusions à Jésus-Christ seul médiateur entre Dieu et
les hommes, occupent la place la plus large, parmi d'autres
sentiments ; enfin il y a une sorte de conclusion dans la volonté
de renoncer à tout, en se soumettant à Jésus-Christ et au direc-
teur.
Depuis cette nuit la pensée de Pascal change de direction. —
Cette nuit est capitale dans la vie de Pascal, non seulement
parce qu'elle l'a définitivement converti mais aussi parce que
son esprit en est sorti illuminé. Il s'est levé de la prière avec
des yeux nouveaux : il n'a plus vu, comme jadis, au temps de sa
première ferveur, ni Dieu, ni Jésus-Christ, ni le monde, ni soi-
même. Hier, il était mondain : avant-hier quand il avait pour
la première fois renoncé au siècle, il était théologien d'école,
abstrait; aujourd'hui, il est théologien mystique. Il a expéri-
menté la présence de Dieu, il a goûté combien le Seigneur est
doux. Aussi comme l'accent change des lettres de la première
époque aux « Pensées » ! Autrefois, il avait vu Dieu avec sa foi ;
aujourd'hui il en goûte la suavité. Autrefois, il voyait avec sa
foi seulement, aujourd'hui, il voit avec toute sa charité. Non
intratur in çeritatem, nisi per caritatem. Sa pensée, qui était
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 253
déjà si profonde, devient plus belle et plus vivante, parce qu'elle
est V expression d'un contact avec la réalité divine, et non plus
la description d'une vision lointaine.
Avant d'exposer dans le détail les différences entre sa
théologie d'avant et sa théologie d'après la nuit fameuse, il
est bon d'exposer cette page, toute frémissante de vie surnatu-
relle.
Feu
Dieu d Abraham, Dieu disaac. Dieu de Jacob.
non des philosophes et des savants.
C'est un cri de reconnaissance qui s'échappe tout d'abord
de la poitrine oppressée. Il a trouvé enfm celui qu'il cherchait
ou plutôt Dieu est venu à lui spontanément, en dehors des voies
où il peinait pour le découvrir.
Il s'est épuisé à courir sur les routes de la philosophie et de
la science, et il n'a trouvé qu'impalpables ténèbres ; et Dieu
vient à lui en ce jour, par les voies de la simpHcité. Nisi effi-
ciamini sicut parvuli non intrabitis in regnum cœ lorum. La voie
du ciel n'est pas celle de l'orgueilleuse science, mais celle de
l'ignorance des enfants et des humbles.
Le Dieu qu'il cherche n'est pas celui des philosophes et des
savants, il est celui des simples. Que savaient-ils, ces familiers
de Dieu, Abraham, Isaac et Jacob ? Ils n'étaient ni astrologues
ni mages, mais ils étaient humbles et soumis à la voix du Sei-
gneur ; aussi Dieu ne dédaignait-il pas de se manifester à eux ;
il leur parlait en songe, il s'asseyait à leur table ; il se faisait
sentir à eux.
Voilà le Dieu qu'il trouve !
Certitude, certitude, sentiment, joie. paix.
Il l'a senti tout près de lui, il a eu le sentiment de sa pré-
sence. Certitude, certitude! Quelle folie de le chercher dans les
livres ! La philosophie vaut-elle une heure de peine puisque les
preuves métaphysiques sont si impliquées, et si éloignées du
raisonnement des hommes, qu'elles frappent peu l'esprit. Et
quant au cœur, dans quelle sécheresse le laisse la science !
Le Dieu des patriarches s'est communiqué à son serviteur,
l'esprit en est certain, et le cœur est dans la joie et la paix. Ah î
254 LA MYSTIQUE
si Jacqueline pouvait voir son frère, il ne lui ferait plus pitié,
comme ce matin encore, peut-être.
Dieu de Jésus-Christ.
Deum meum et Deum çestrum.
Pourquoi Dieu s'est-il ainsi manifesté à l'âme de Pascal
malgré « ses horribles attaches » ? La liaison n'est-elle pas
rompue avec le Ciel depuis le péché ? — Si, mais Jésus-Christ
est venu renouer les liens, en purifiant nos âmes. Il les a rendues
simples et humbles comme celles des patriarches, pures comme
celles des apôtres pardonnes, après leur fuite, et il nous a dit :
Mon Dieu est votre Dieu ; Dieu alors est venu à nous.
Ton Dieu sera mon Dieu.
Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.
Jésus a quitté le ciel, il s'est anéanti lui-même « exinanivit
semetipsum » pour nous manifester le Père ; n'est-il pas juste
que pour l'amour de lui nous quittions tout, aussi : la géométrie
inutile en sa profondeur, le monde, où il n'y a pas deux hommes
à s'aimer sincèrement, la famille même, puisque Jésus nous le
commande, a Qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est
pas digne de moi. » De pauvres femmes n'ont-elles pas tout
quitté pour s'attacher à leur mari ? Comme Ruth, je dirai donc
à l'Époux qui me donne son Dieu : « Ton Dieu sera mon Dieu »,
et pour mieux le suivre, j'oublierai le monde et tout, hormis
Dieu.
// ne se trouve que par les voies enseignées dans V Évangile.
Voies d'humihté et d'amour, de crainte et de confiance, de
mortification et de vie surnaturelle. La philosophie stoïcienne
rend orgueilleux, celle d'Épictète engendre la paresse, l'Évan-
gile fait le milieu en nous maintenant à la fois dans l'espérance
et la défiance. Les philosophies humaines mettent le vrai bien
où elles peuvent, l'Évangile le met en Dieu, dans l'infini, qui
est en nous et hors de nous.
Grandeur de Vâme humaine.
vers qui Dieu députe son propre Fils, pour préparer son union
avec elle. Elle paraît si vile aux yeux des philosophes qu'ils
ont égalé l'homme aux bêtes ; elle est si grande aux yeux de
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 255
Dieu qu'il en fait sa fille, participante de sa nature « dii estis »
Père juste^ le monde ne Va pas connu, mais je t'ai connu.
Par un juste décret du Père, Dieu est resté caché au monde.
Vere tu es Deus absconditus. Le monde est la concupiscence de
la chair qui lutte contre l'esprit et le rend aveugle. Les pas-
sions sont toujours les grands obstacles à la foi. Le monde est
encore la concupiscence des yeux. Il aime l'étude pour elle-
même, et non comme une voie vers la charité. Il s'y complaît et
en tire vanité au heu d'en tirer des motifs d'humilité. La con-
naissance de Dieu sans Jésus-Christ mène à l'orgueil et à la
méconnaissance pratique de la divinité « quod curiositate cogno-
çerunt, superbia amiserunt. »
Il est juste que Dieu se cache au monde charnel et orgueil-
leux.
Mais je t'ai connu parce que je suis le Fils. Nemo novit
Patrern nisi Filius et cui i^oluerit Filius revelare.
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je suis du nombre de ceux à qui le Fils a voulu parler du
Père. Sa grâce, en cette nuit, me fait sentir la douceur d'avoir
un Père au ciel ,^ et sur la terre même, puisqu'il me donne la
consolation de sa présence. Mon cœur fond dans les pleurs de
joie.
Je m'' en suis séparé :
Dereliquerunt me fontem aquae çiçae.
Ce fils que le Père étreint en ses bras se souvient d'avoir
été le fils prodigue. Il faisait bon, sous le toit paternel, lors
de la première conversion et les consolations coulaient comme
de source ! Pourquoi ai-je quitté la fontaine des eaux- vives ?
Que les larmes de repentir se mêlent aux larmes de joie !
Mon Dieu, me quitterez vous ?
Que je n'en sois pas séparé éternellement.
Ce serait juste puisque je l'ai abandonné le premier. S'il
permet de nouvelles chutes, ou de nouveaux « abandonne-
ments » de sa grâce sensible, que, du moins, je n'en sois pas
séparé pour l'éternité.
Cette est la ç^ie éternelle, qu'ils te connaissent
seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé^ Jésus-Christ.
256 LA MYSTIQUE
La vie des élus consiste dans la connaissance de Dieu qui les
béatifie. Mais cette vie commence dès maintenant ; la grâce
donne aux brebis choisies des oreilles nouvelles pour entendre
la voix du Pasteur et pour le suivre dans le bercail de l'Église.
Que cette grâce me soit conservée, pour connaître toujours la
voix de Jésus-Christ.
Jésus- Christ.
Jésus-Christ.
Par lui seul la haison est rétablie avec le ciel. Via. Veritas,
En lui nous avons des preuves palpables de l'existence de Dieu.
Sans lui il faudrait ou que le monde fût anéanti ou qu'il
devînt un enfer.
Je m^en suis séparé; je Vai fui, renoncé, crucifié.
Que je n''en sois jamais séparé}
Pendant de longues années de tiédeur et de péché je me suis
séparé de son corps mystique ; j'ai fui sa grâce et ses inspira-
tions ; j'ai renoncé à son amitié, aux sacrements qui devaient
alimenter en moi la vie divine ; je l'ai crucifié et tué dans mon
âme par le péché, le véritable néant, parce qu'il est contraire
à Dieu.
Que je n'en sois jamais séparé.
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans
r Évangile :
Renonciation totale et douce.
Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Comme les enseignements de l'Évangile nous gardent unis à
Dieu, ils nous gardent aussi unis à Jésus-Christ. Ils se résument
dans le renoncement.
Si quelqu'un veut venir après moi qu'il se renonce soi-même,
qu'il porte sa croix et qu'il me suive.
Il faut renoncer aux aises de son corps et pleurer ses péchés.
Veux-tu que ta conversion me coûte toujours du sang sans
qu'elle te coûte aussi des larmes ?
Il faut renoncer à la sagesse du monde et embrasser la folie
de la croix. 11 faut renoncer à sa volonté propre et demeurer
attaché au chef de l'Église, de qui toute vie descend, sans quoi
je ne serais plus qu'un membre desséché et perdu pour jamais.
»
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 25"^
Mais cette renonciation totale sera douce aussi, car Jésus-
Christ fera en moi toutes choses par sa grâce.
Éterfieîlement en joie pour un jour (^exercice sur la
terre.
Non ohlwiscar sermones tuos. Amen.
Révolution dans l'esprit de Pascal. — Ce premier et long
contact de Pascal avec le Père des miséricordes opère une
révolution dans son esprit. Si nous voulions la résumer d'un
mot, nous dirions que d'un intellectuel il fit un afYectif. Jus-
qu'ici, l'inteHigence tenait le premier rang dans son estime;
désormais elle cède le pas au cœur. Il est utile, à ce point de vue,
de comparer les écrits d'avant et ceux d'après la conversion
définitive.
En 1648, les pécheurs sont surtout des aveugles. Ils sont
dans les ténèbres du monde et les suivent par un aveuglement
brutal ^. Dans les « Pensées », si le pécheur reste toujours un
aveugle, il le doit à ses passions ; il est avant tout un homme à
qui Dieu refuse la lumière à cause de ses endurcissements ^,
c'est un monstre dans le cœur duquel nous voyons « cette sen-
sibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité
pour les plus grandes ^ ».
Changement dans sa théorie de la foi. — Sa théorie de la foi
a évolué dans le même sens. Sans doute, ses conversations
avec le chevalier de Méré n'y sont pas étrangères. De lui, il a
appris en effet, la grande importance du cœur dans les connais-
sances naturelles ; mais une expérience lui permet d'affirmer
aussi que les premiers mouvements de la grâce ne s'adressent
pas à l'intelUgence, mais à la volonté.
Autrefois il se préoccupait surtout de maintenir devant son
intelligence la pensée de Dieu. Il ne faut pas laisser passer
un espace notable de temps sans songer avec attention à cette
vérité que Dieu a représenté les choses invisibles dans les
visibles ^. La nécessité de purifier son cœur y est, certes, mais
indiquée seulement et comme en passant ; désormais l'ascèse
passe au premier plan : aimez Dieu, vous le trouverez partout ;
on entre dans la vérité par la charité ; on découvre dans les
objets l'image de la bonté que l'on porte dans son cœur ^
1 p. 89. — 2 p. 526. — « p. 420. — < p. 88. — s 692.
LAHOEQUE : LK REALISME DE PA9CAI,. 17
258 LA MYSTIQUE
C'est à la deuxième période de la vie de Pascal qu'appar-
tiennent les fameuses formules : Dieu incline le cœur à croire *.
« C'est le cœur qui sent Dieu, et non la raison ». Dieu donne la
religion par sentiment de cœur, a Inclina cor meum Deus ». La
doctrine de la foi par l'amour est déjà en germe dans la période
» 278, 282, 284, 287 — Comme pour Pascal, pour Newman le cœur joue un
grand rôle dans la connaissance religieuse. Nous citons les textes suivants
d'après les deux ouvrages de M. Brémond. Newman. Psychologie de la Foi. —
Essai de biographie psychologique.
1. L'amour nous fait chercher le Christ.
t Telle est donc, en toute circonstance, la foi véritable; une présomption, non
cependant une conjecture purement hasardée, — une poursuite, non cependant
celle de la cupidité ou de la passion... un mouvement d'une vérité connue à une vérité
inconnue, retenu dans l'étroit sentier de la vérité, par la loi de Vobéissance qui en
est la compagne inséparable, par la lumière du ciel qui l'anime et qui la guide ; —
qu'elle soit faible et obscure comme chez les païens, ou lumineuse et forte comme
chez les chrétiens ; qu'elle soit le réveil et la lutte de la conscience, ou l'inspira-
tion de l'Esprit ; qu'elle soit comme une timide espérance ou la plénitude de
Vamour, toujours est-il que, sous quelque économie que ce soit, c'est le seul
principe agréable à Dieu, le seul qui le dispose à nous dispenser les mérites de Jésus-
Christ. iPsychol. p. 311.
C'est cette recherche du bien suprême que saint Paul essayait de diriger quand
il parlait aux Athéniens : Il n'en appelait pas purement « au pouvoir qu'il avait
de faire des miracles, mais il regardait fixement les hommes pour voir s'ils avaient
t foi en leur guérison >; il en appelait à tout ce corps d'opinions, d*affections, de
désirs, qui constituait dans chaque homme son moi moral; qui contrairement à
toute conjecture et à tous efforts irréfléchis, s'il était ce qu'il devait être le
faisait marcher résolument dans une direction fixe, le préparant à répondre à
la doctrine de l'apôtre... Il apprenait aux hommes que non seulement il y a un
Dieu tout-puissant et qu'il est partout mais qu'il a certains attributs moraux,
qu'il est juste, vrai, saint, miséricordieux... Psych., p. 310.
Cf. Pascal, no 425.
2. L'amour nous fait trouver le Christ.
« L'âme divinement éclairée voit dans le Christ le véritable objet qu'elle désire
aimer et adorer — Vobjet qui correspond à ses propres affections — et elle met sa
confiance en lui, elle croit parce qu*elle Vaime. » Psych., p. 299. XXI.
€ Mes frères, nous vivons à une époque où l'on attache une grande importance
aux argumenta que l'on peut mettre en avant pour prouver la religion... Loin de
moi la pensée de vouloir contester la beauté et la force des arguments exposés
dans ces livres ; mais je doute beaucoup que ce soient ces arguments qui conduisent
les hommes au christianisme, ou qui les y retiennent... Soyez-en sûrs, mes frères,
le meilleur argument... à la portée de tous... qui est au dedans de nous, argument
convaincant pour l'esprit, persuasif pour le cœur, soit pour prouver l'existence
d'un Dieu, soit pour établir le fondement du christianisme, c'est celui qui découle
d'une attention exacte aux enseignements de notre cœur, et la comparaison entre
les exigences de la conscience et les doctrines de l'Évangile. » Psych., pp. 290, 291.
Cf. Pascal, no 286, 284, 279, 280.
t II est dit encore : « Que l'onction que vous avez reçue de lui habite en vous
et il n'est pas besoin qu'aucun homme vous enseigne... A coup sûr la faculté par
laquelle nous connaissons la vérité nous est ici représentée, non pas comme une
faculté intellectuelle, mais comme une perception morale. » Psychol., p. 301, XXIV.
Cf. Pascal, n«» 732.
3. L'amour garde la foi de toute superstition.
c La foi... considérée comme un principe purement abstrait tend certainement
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 259
de lapremièreconversion,maiselleest enveloppée, vague et sans
relief. Pour entendre « ce langage secret et étranger à ceux qui
le sont du ciel, il faut que la même grâce, qui peut seule en don-
ner la première intelligence, la continue et la rende toujours
présente... dans le cœur des fidèles ^ ». Dans ce cœur, la fonction
intellectuelle a-t-elle le primat sur la fonction affective ? On
est tenté de le croire. Au contraire, cette autre formule ne laisse
plus de doute : pour les choses divines « il faut les aimer pour
les connaître ^. »
Dans ses idées sur Dieu. — En même temps que sa théorie
de la foi s'affermit, sa théologie plonge des racines nouvelles
en Dieu. Il le connaît mieux parce qu'il l'a goûté. Gustate et
videte. Il l'a goûté d'abord, il l'a connu ensuite sous un aspect
nouveau. Au temps de sa première ferveur Dieu était « le véri-
table être ^ », sa Providence était l'unique et véritable cause,
l'arbitre et la souveraine des biens et des maux *. Rien ne
subsistait que lui ^ », donc rien n'était digne d'amour que lui.
Nul fidèle ne peut contester l'exactitude de ses formules, mais
elles sont, hélas, toutes proches de ces autres : Il est la vérité
substantielle, l'auteur des vérités géométriques et de l'ordre
des éléments ; et ces formules laissent le cœur bien vide ^
Mais en la fête de saint Clément, le 23 novembre 1654, Dieu
s'unit au cœur désolé. Il se manifeste alors comme le Dieu des
simples, d'Abraham, d'Isaac, de Jacob; le Dieu de Jésus-Christ
le Dieu de la joie, de la joie, des pleurs de joie, le Dieu de la
paix, celui dont on ne veut plus être séparé et pour l'amour
duquel on renonce à tout '. Qu'on remarque l'affinité de ces
expressions avec celles des « Pensées », postérieures à cette nuit
de grâce I Les idées se ressemblent et quelquefois les mots même
sont empruntés au Mémorial.
« Le Dieu d\Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, le
à faire incliner humblement l'esprit devant tout ce qui se donne comme surna-
turel mais il n'en est pas ainsi d'une foi vraiment religieuse, de la foi d'un esprit
religieux, pénétré d'amour pour Dieu et pour les hommes. L'amour pour les
hommes le fera reculer d'horreur devant toute cruauté. L'amour pour Dieu devant
une fausse adoration... Je dis que le principe de l'amour, agissant non par voie de
recherches ni d'arguments, mais spontanément et comme par instinct portera V âme
a fuir la cruauté, l'impureté, à repousser les prétentions d'une fausse divinité,
même si elle se présente à elle avec des titres surhumains. » Psychol. pp. 303-304.
» p. 92, — * p. 185, — » p. 90. — « p. 96. — * p. 57. — • Je ne trouve qu'un,
seul texte de cette époque où il soit question de Dieu en tant que t Père » (p. 57).
— 'p. 142.
260 L\ MYSTIQUE
Dieu des Chrétiens, est un Dieu d'amour et de consolation, c'est
un Dieu qui remplit l'âme et le cœur de ceux qu'il possède,
c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère,
et sa miséricorde infinie ; qui s'unit au fond de leur âme ; qui la
remplit d'humilité de joie, de confiance, d'amour ; qui les rend
incapables d'autre fin que de lui-même ^ ». (Le Mémorial parle
ici de renoncement).
Le Dieu des chrétiens est un Dieu qui fait sentir à l'âme
qu'il est son unique bien, que tout son repos (le Mémorial parle
de paix) est en lui, qu'elle n'aura de joie qu'à l'aimer, et qui
lui fait abhorer tous les obstacles qui la retiennent... ^
La connaissance de Jésus-Christ se développe dans le même
sens que sa connaissance de Dieu. De théorique elle devient
pratique, de son esprit, elle descend dans son cœur depuis le
jour où il est entré en contact avec le Verbe de vie.
Avant cette date, le Sauveur est considéré surtout comme
modèle, sa prédication nous donne des exemples de perfection,
sa vie dans le corps mystique de l'Église reste une théorie,
plutôt qu'une réalité vivante en chacun de nous.
Sur Jésus- Christ. — En relisant les lettres de cette époque,
on est frappé du peu de place que tient Notrc-Seigneur dans
la vie intérieure de Pascal. Dieu le Père occupe sa pensée. Il
enseigne aux hommes la reconnaissance ^ Dans les moments
d'épreuve, on s'attendrait à voir le Christ souffrant s'approcher
de son disciple et prendre une partie de sa croix. La grande con-
solation serait de monter au Calvaire, soutenu par sa force
divine. Il n'en est rien. Dieu le Père nous présente son Fils,
mais toujours comme modèle de patience, non comme une aide
intérieure. Pascal vient de perdre son père. A ce propos il
écrit à sa sœur un « discours bien consolatif ». Écoutons-le ; il
S3 développe avec la majesté d'une thèse, fort belle sans doute,
mais un peu sèche. Dieu veut tout récapituler dans le Christ,
il voit tout en lui, par lui. Il l'a établi médiateur et modèle
de toutes les conditions, en sorte que tout ce qui est arrivé en
lui doit arriver en chacun des chrétiens.
Or la vie du Christ est un sacrifice : l'oblation a commencé
à sa naissance, il a été immolé sur la croix, et le sacrifice a été
accepté par le Ciel le jour de son Ascension.
Il en est de même de notre père, il a commencé son sacrifice
^ p. 581. — 2 544. — » p. 89.
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 261
au baptême, il l'a achevé sur son lit de mort. Il est aux cieux
maintenant, ne le pleurons pas comme ceux qui n'ont pas
(l'espérance ^.
Dans la « Prière pour.., le bon usage des maladies^)) on devrait
s'adresser au Christ agonisant ou du moins faire une allusion
continuelle à sa Passion. Cette longue et magnifique oraison
est adressée au Père ^ et les douleurs de l' Homme-Dieu y sont
à peine rappelées : donnez-moi «une tristesse conforme à la
vôtre * » réimprimez en moi « votre portrait effacé, c'est-à-dire
Jésus-Christ mon Sauveur ^ » ; seules mes douleurs ont quel-
que ressemblance avec les vôtres ^ Vivez et souffrez en moi,
mon Sauveur ^. La plus consolante de ces pensées, la dernière
n'est pas développée, et dans les autres il ne s'agit que de res-
semblance avec le crucifié. Nous sommes toujours un peu dans
l'abstrait. '^'
Quand Jésus parle, à cette époque, il s'adresse principale-
ment à l'esprit et nous propose en son Père « un modèle » de per-
fection infinie ^
Dans le Mémorial, Jésus-Christ n'est plus autant séparé du
Père. Les écrits précédents pourraient laisser croire qu'on
peut connaître Dieu sans Jésus-Christ ; le Mémorial affirme
hautement notre impuissance à ce sujet. Le Dieu d'Abraham et
des autres est avant tout le Dieu de Jésus-Christ, lui seul peut
le donner : « mon Dieu » devient par moi a cotre Dieu » parce que
seul je le connais, seul je puis le faire connaître. « Père juste,
le monde ne t'a pas connu, mais moi je t'ai connu. » On ne peut
donc trouver Dieu qu'en suivant le Messie. « Il ne se trouve que
par les voies enseignées dans l'Évangile )>... Cette est la vie
qu'ils te connaissent et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ ».
Une seconde idée, mise en relief par le Mémorial, est notre
impuissance à vivre les commandements sans Jésus-Christ.
Les autres écrits nous parlaient bien de la grâce, mais nous
pouvions oubher que cette grâce était tout simplement la vie
mystique du Sauveur dans nos âmes. Cette vérité est de
nouveau mise en pleine lumière. Jésus-Christ ! Jésus-Christ !
Dans ces deux cris quelle douleur et quelle piotestation de
* pp. 95 ss. — * Avec le R. P. Petitot nous datons cette pièce de la
première conversion. Un de nos motifs est que la vie intérieure de Pascal y
paraît moins développée que dans les écrits qui appartiennent incontestablement
à la deuxième époque. En particulier la présence de N.-S. dans l'âme du chrétien,
qui fait le fond de «a mystique d'alors, apparaît ici à peine, à la fin d'une longue
prière : p. 66. — » pp. 56-66. — * p. 64. — » p. 59. — • p. 62.— ' h. 66. — • p. 90.
262 LA MYSTIQUE
fidélité! Cette est la vie qu'ils te connaissent... Jésus-Christ.
« Que je n'en sois jamais séparé ». Si le membre avait toujours
ignoré qu'il appartînt au corps, et qu'il vint à reconnaître son
erreur, « quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d'avoir
été inutile au corps qui lui a influé la vie, qui l'eût anéanti s'il
l'eût rejeté et séparé de soi, comme il se séparait de lui ! Quelles
prières d'y être conservé ! et avec quelle soumission se laisse-
rait-il gouverner à la volonté qui régit le corps... ^ ».
Ces deux pensées : pas de connaissance de Dieu sans la
connaissance de Jésus-Christ, pas de vie morale en dehors de
la vie de Jésus-Christ, deviendront les deux dogmes de l'Apo-
logie.
En Jésus-Christ seul nous avons des preuves solides et pal-
pables de l'existence de Dieu. Cette connaissance n'est plus
dangereuse à notre humilité, comme celle des philosophes, parce
qu'elle est accompagnée de la connaissance de notre misère.
Enfin et surtout cette connaissance n'est plus ni stérile ni décou-
rageante, Jésus-Christ vit en nous et il nous aide à faire ce qu'il
commande. Les nombreuses pensées sur le corps mystique, la
grâce, tendent à ce but ; on peut dire que la vie du Christ fait
palpiter l'âme de Pascal dans le « Mystère de Jésus ». Il la sent
circuler en lui, elle lui donne le courage ; il indique à ses corres-
pondants que la source de la force est au fond même de leur
cœur. Plus de « discours consolatif », plus de grandes thèses.
Qu'on vive la vie du Christ et le joug des épreuves sera léger !
« Portez, dit-il, mon joug sur vous. » Ce n'est pas notre joug,
c'est le sien, et aussi il le porte. « Sachez, dit-il, que mon joug
est doux et léger. Il n'est léger qu'à lui et à sa force divine 2».
Il a senti la réalité de Dieu et de Jésus- Christ. — C'est ainsi
que la théologie de Pascal s'est approfondie en ces deux heures
d'oraison, plus qu'en des années d'études. Il a vu se réahser
la parole de l'Imitation : « J'élève un esprit humble, et par un
seul mot, je lui fais plus comprendre de raisons qui regardent
l'éternelle vérité que les plus savants maîtres des écoles n'en
peuvent enseigner en dix ans ^».
Quand on lit le Mémorial sans attention, on peut se deman-
der comment sa vie a été changée par ce qu'il a ressenti. Qu'y
lisons-nous sinon des notions générales sur Dieu et sur Jésus-
Christ, qu'il connaissait déjà ! Il n'y est en effet question que de
1 476. — 8 p. 224. — 3 L. III, ch. 43.
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 263
rÊtre universel, et de son Messie, sous son aspect le plus général
de Médiateur. Mais tandis que les philosophes s'arrêtent dans
cette lecture, aux concepts abstraits, Pascal a touché la Réalité
il a été brûlé par son feu, et ce feu ne s'est plus éteint. Il ne
nous livre, dans ce petit billet, qu'une infime partie des
lumières dont son esprit est resté irradié. Il connaissait déjà
Dieu et Jésus-Christ, il ne les avait pas sentis opérer en son
âme. La petite feuille ne parait refléter qu'ignorance, elle
est toute sagesse. « L'abondance des lumières célestes et les
plus grands dons de la sagesse divine nous viennent par cette
voie (de la contemplation, qui regarde la vérité universelle).
C'est cette ignorance tant vantée par les Docteurs mystiques,
qui l'ont appelée ainsi, parce que ne découvrant rien de précis
à l'entendement, il semble en effet qu'elle n'apprenne rien de
nouveau^ par quoi l'on soit mieux instruit. Mais, au fond,
c'est une profonde sagesse qui élève l'homme à une connais-
sance sublime de l'éternelle vérité, le remplit de goûts mer-
veilleux et d'impressions divines, qui le pénétrent et dont on ne
connaît bien le prix que par les effets qu'elles produisent. Cest
une grande abondance de lumière^ une fécondité admirable en
toutes sortes de vertus spéculatives et pratiques ^. »
Non seulement laThéologie mais la Philosophie même de Pas-
cal semble avoir été modifiée par sa mystique. Géomètre et
physicien, il a longtemps attribué à la raison la première place
dans la connaissance. L'influence du chevalier de Méré lui a
fait découvrir, pendant sa période mondaine, l'importance du
cœur ou de l'instinct intellectuel pour les principes généraux
et les choses complexes. Ces leçons de «l'honnête homme » ont
été développées par ses expériences, ses lectures mystiques,
et par ses conversations avec de « saints personnages ». Rien
n'est plus ordinaire parmi les auteurs spirituels que les termes
de contemplation, d'être universel, de bien universel. Pascal les
emploie souvent depuis cette époque ^, Toute une doctrine est
latente sous ces expressions.
L'être universel est Dieu, considéré sous son aspect le plus
général. Si l'esprit le regardait avec ses seules lumières, il n'y
verrait pas plus qu'une idée abstraite, confuse et sans influence
sur la vie. Mais la grâce élève l'esprit et le met en contact avec
la réalité de V action divine. L'âme n'a de Dieu qu'une idée géné-
rale d'amour. Mais cette idée renferme comme en un trésor
» SuRirï, Catéchisme spirituel, t. I, p. 95. — ^ 72, 277, 470, 482, 485.
264 LA MYSTIQUE
toutes les vérités particulières et même contraires qui appa-
raîtront à l'occasion, toujours sous l'influence de la grâce. Pour
les voir, il ne faut pas recourir au raisonnement mais à la
simple contemplation, c'est-à-dire à un simple regard que l'âme
jette vers Dieu, avec humilité et confiante.
Pascal reprend la théorie dans la connaissance naturelle. Il
déplore qu'ici-bas chaque chose soit vraie en partie, fausse en
partie ; nous ne connaissons bien que le négatif, le mal et le
faux. Quand on veut parler d'une vérité positive, il faut user
de distinctions et de réserves. Que dira-t-on q ai soit bon ? La
chasteté ? Je me dis que le monde finirait. Le mariage ? Non,
la continence vaut mieux. De ne point tuer ? Non, car les
désordres seraient horribles, et les méchants tueraient les bons ?
De tuer? Non, car cela détruit la nature. Nous n'avons ni vrai,
ni bien qu'en partie et mêlé de mal et de faux... La vérité
essentielle n'est point ainsi, elle est toute pure et toute vraie. Ce
mélange la déshonore et l'anéantit ^.
Mais comment la connaître, ou du moins comment se rappro-
cher d'elle ? La raison y est impuissante ; elle découpe le réel
à l'infini et procède avec trop de lenteur ; il y faut plus de spon-
tanéité, de rapidité ; une vue d'ensemble, jetée sur l'univers, nous
mettra plus en contact avec lui qu'une multitude de regards
donnés aux détails du paysage. Ce ne sera pas encore la con-
templation de la vérité toute pure et toute vraie, mais il faut
tendre au général pour nous rapprocher d'elle ; l'analyse
présomptueuse des détails ne donnera de repos ni à l'esprit ni
au cœur. Qui se considérera soutenu dans la nature entre ces
deux abîmes de l'infini et du néant, tremblera dans la vue de
ses merveilles, et je crois que sa curiosité se changeant en admi-
ration, il sera plus disposé à les contempler en silence^ qu'à les
rechercher avec présomption 2.
B. L'Ascèse.
Travaillez à vous convaincre non par l'argumentation des
preuves de Dieu mais par la diminution de vos passions. Elles
sont les plus grands obstacles qui vous empêchent de voir. Pra-
tiquez la vertu, soyez fidèle, honnête, humble, reconnaissant,
bienfaisant, ami sincère, véritable. Et à chaque pas que vous
ferez dans ce chemin vous verrez tant la certitude du gain et
tant le néant de ce que vous hasardez, que vous reconnaîtrez
» 385. — 2 p. 350.
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 265
à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie.
C'est ainsi que Pascal s'adresse au partenaire athée, dans
son argument du pari. L'ascèse est le chemin de la foi. Elle
est aussi le chemin de toute lumière et celui de l'expérience
mystique en particulier. La présence de Jésus-Christ dans les
cœurs ne se conserve que par les voies enseignéesdansl'Évan-
gile et ces voies sont toutes semées de ronces et d'épines.
Aussi Pascal continue-t-il à parier, c'est-à-dire à tout sacrifier
pour acheter la perle précieuse de l'amitié divine. La vie des
justes eux-mêmes « doit être une pénitence continuelle sans
laquelle ils sont en danger de déchoir de leur justice ^ ». Ils
doivent sans cesse purifier l'intérieur, qui se salit toujours de
nouvelles taches en retenant aussi les anciennes ; puisque sans
ce renouvellement assidu, on n'est pas capable de recevoir ce
vin nouveau (de la grâce) qui ne sera point mis dans de vieux
vaisseaux.
Les maximes ascétiques de Pascal sont celles de l'Évangile.
Les catholiques peuvent les adopter d'autant plus facilement
qu'ils y entendent bien des fois comme un écho de saint Paul. Un
principe que nous connaissons déjà domine toute cette ascèse :
nous avons été unis au Christ par le baptême : depuis, il conti-
nue en nous sa Passion, afin de faire mourir le vieil homme et
ses convoitises, et de nous donner une vie nouvelle, plus
intense.
L'Église est tout le corps du Christ en son patois. Quand
nous y entrons par le baptême « nous sommes offerts et sancti-
fiés ^ » en vue du sacrifice. Vous êtes enseveUs avec le Christ
danslebaptême pour la mort, écrit saint Paul aux Romains (6).
Nous savons que Jésus-Christ entrant dans le monde s'est
considéré et s'est offert à Dieu comme un holocauste et une véri-
table victime ; que sa naissance, sa vie, sa mort, sa résurrection,
son ascension, et sa présence dans l'Eucharistie, et sa séance
éternelle à la dextre, n'est qu'un seul et unique sacrifice, nous
savons que tout ce qui est arrivé en Jésus-Christ doit arriver
dans tous ses membres. Considérons donc la vie comme un
sacrifi.ce * et souffrons afin de compléter ce qui manque à
la Passion du Christ.
Notre union au Christ n'a pas détruit entièrement la racine
du péché ; il faut l'extirper par la pénitence. En lisant le
chapitre XIII de saint Marc où il est question de la ruine de
» p. 61, VIII. — 2 p. 93. — 3 p. 100. — * p. 98.
266 LA MYSTIQUE
Jérusalem,((.. .je songeai quelcetteprédictiondutempleréprouvé,
qui figure la ruine de l'homme réprouvé qui est en chacun de
nous, et dont il est dit qu'il ne sera laissé pierre sur pierre,
marque qu'il ne doit être laissé aucune passion du vieil
homme ; et ces effroyables guerres civiles et domestiques repré-
sentent si bien le trouble intérieur que sentent ceux qui se
donnent à Dieu, qu'il n'y a rien de mieux peint ^
Le vieil homme ne vit que du monde et de ses délices. Il
faut l'en séparer, pour le faire mourir ; et si Dieu nous fait la
grâce de nous en retirer par la maladie, bénissons-le ! 0 Dieu
qui devez détruire toutes ces vilaines idoles et tous ces funestes
objets de nos passions « ... je vous bénirai tous les jours de ma
vie, de ce qu'il vous a plu me réduire dans l'incapacité do jouir
des douceurs de la santé et des plaisirs du monde, et de ce que
vous avez anéanti en quelque sorte, pour mon avantage, les
idoles trompeuses que vous anéantirez effectivement pour la
confusion des méchants, au jour de votre colère ^ >).
Ces idoles trompeuses, qui sont-elles ? Tout ce qui nourrit
ou flatte la chair, tout ce qui distrait l'esprit sans lui donner
la charité, tout ce qui nous donne l'amour de notre propre
excellence. Ci'est vers elles que le monde se tourne dans l'impé-
tuosité de ses désirs, pour leur demander le bonheur. Il est tel-
lement obsédé par elles, tellement attiré par leurs promesses,
qu'il est toujours emporté aux pieds de leurs autels. Le monde
n'CvSt pas autre chose que cette ardeur à courir aux temples des
plaisirs déréglés. « Tout ce qui est au monde est concupiscence
de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie :
libido sentiendiy libido sciendi, libido dominandi. « Dans les
choses de la chair règne proprement la concupiscence ; dans les
spirituelles, la curiosité proprement ; dans la sagesse, l'or-
gueil proprement ^ ».
Notre-Seigneur est venu dans le monde « apporter le couteau »
pour séparer les purs des impurs, les contemplatifs d'avec
les savants, les justes d'avec les faux sages. Si quelqu'un veut
me suivre, qu'il prenne sa croix, dit-il. Et les disciples
répondent par la renonciation totale et douce ; ils donnent
leurs biens aux pauvres, macèrent leur chair, et quittent leur
famille même ; ils rejettent ces livres dont ils s'étaient fait des
idoles ; ils soumettent leur volonté orgueilleuse à la direction
des autres.
» p. 209. — « p. 58. — » 458, 460.
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 267
Amour des pauvres. — Les résolutions que Pascal écrivait à
la fin de ses oraisons, il les a tenues dans une large mesure, et
parfois jusqu'à l'héroïsme. Il a été pauvre volontaire, et le
dénûment même ne l'a pas arrêté. « J'aime la pauvreté parce
qu'il l'a aimée ^ » et les pauvres parce qu'ils le représentent
mieux que les autres. Il est dans tous les siens, mais spéciale-
ment dans les plus misérables. Les recevoir sous son toit, c'est
y recevoir Jésus-Christ lui-même. Pascal, voulant souffrir avec
Jésus-Christ tout près de lui, fait venir toute une famille pauvre
dans sa maison. «Il avait chez lui un bon homme avec sa femme
et tout son ménage, à qui il avait donné une chambre et à qui
il fournissait du bois, tout cela par charité ^ )>.
Puisque Jésus est le maître toujours, soit au ciel, soit sur
la terre dans la personne même de ses pauvres, n'est-il pas juste
qu'il soit le premier servi, et, si la portion n'est pas assez grande
pour deux, n'est-il pas juste qu'il soit le seul servi ? Pascal ne
recule pas, dans sa dernière maladie, devant cette conséquence
logique. Un des fils de son hôte ayant été atteint de la petite
vérole, il craignit que son infirmière et sa sœur, M^^ Périer, ne
communiquât le mal à ses enfants. Comme le varioleux ne
pouvait être transporté de la maison sans danger. Biaise aima
mieux en sortir lui-même quoiqu'il fût déjà fort mal, disant :
« ily a moins de danger pour moi dans ce changement de demeure:
c'est pourquoi il faut que ce soit moi qui quitte ^ ».
Il ne pouvait pas cependant consentir à être séparé de Jésus-
Christ. Comme on refusait de le laisser communier, sous pré-
texte qu'il n'était pas en danger de mort, il supplia qu'on fit
venir un autre malade dans sa chambre. « Ne pouvant pas com-
munier dans le chef, je voudrais bien communier dans ses
membres et pour cela j'ai penséd'avoir céans un pauvre malade
à qui on rende les mêmes services comme à moi, qu'on prenne
une garde exprès, et enfin qu'il n'y ait aucune différence de
lui à moi, afin que j'aie cette consolation de savoir qu'il y a un
pauvre aussi bien traité que moi... * ».
Mais on ne trouva pas de pauvre en état d'être transporté ;
il pria donc de lui faire cette grâce « de le faire porter aux Incu-
rables, parce qu'il avait un grand désir de mourir en la compa-
gnie des pauvres. >^ Sa sœur et les médecins ne voulurent pas
accéder à ce désir, à cause de sa faiblesse.
Cet amour des pauvres, Pascal l'avait eu toute sa vi<^. Leur
» 550. — * p. 35. — » p. 36. — * p. 38.
268 LA MYSTIQUE
vue était, disait-il, une leçon d'humilité et de renoncement
pour tous les chrétiens. 11 disait que leur fréquentation est
« extrêmement utile, en ce que voyant continuellement les
misères dont ils sont accablés, et que même dans l'extrémité de
leurs maladies,ils manquaient des choses les plus nécessaires,...
il faudrait être bien dur pour ne pas se priver volontairement
des commodités inutiles et des ajustements superflus ^ i).
Amour delà pauvreté. — La leçon qu'il entendait auprès des
grabats, Pascal ne se contentait pas de la répéter aux autres ;
il la pratiquait lui-même. Par amour de Jésus-Christ et par
amour des pauvres il savait renoncer à toute superfluité.
Dans les richesses, sa foi lui montrait un dépôt confié par la
Providence, pour être distribué aux nécessiteux. v( J'aime les
biens, parce qu'ils donnent le moyen d'en assister les misé-
rables 2. »
Aussi n'estimait-il pas pouvoir retenir une partie de ce
dépôt uniquement pour son plaisir. Il avait scrupule à se mieux
traiter que les misérables et s'examinait souvent sur la pratique
de la pauvreté. « Elle lui était toujours présente; en sorte
que, dès qu'il voulait entreprendre quelque chose, ou que quel-
qu'un lui demandait conseil, la première pensée qui lui venait en
l'esprit c'était de voir si la pauvreté y pouvait être pratiquée...
Il ne pouvait... souffrir qu'on cherchât avec soin d'avoir toutes
les commodités... Cet amour qu'il avait pour la pauvreté le por-
tait à aimer les pauvres avec tant de tendresse, qu'il n'avait
jamais refusé l'aumône, quoiqu'il n'en fît que de son nécessaire,
ayant peu de bien et étant obligé de faire une dépense qui
excédait son revenu, à cause de ses infirmités ^ ».
Pour donner davantage et aussi pour mortifier sa chair, dès
le commencement de sa retraite, il renonça « à toute super-
fluité ; car il retranchait avec tant de soin toutes les choses
inutiles, qu'il s'était réduit peu à peu à n'avoir plus de tapisse-
rie dans sa chambre, parce qu'il ne croyait pas que cela fût
nécessaire ^.. 11 alla même jusqu'à ranger les balais parmi les
meubles inutiles, et à regarder la propreté personnelle comme
négligeable. Sa sœur Jacquehne fut obligée de l'^n reprendre ^.
Cette pratique de la pauvreté avait deux causes : l'amour des
misérables et la haine de sa chair. 11 avait « fondé tout le règle-
ment de sa vie sur cette maxime qu'il faut renoncer à tout
' p. 28. — 2 550. — 3 pp. 26-27. — * p. 23. — » Cousin, /. c. p. 236.
COMMENT EXPÉRIMENTER LA. PRÉSENCE DE DIEU 269
plaisir et ne flatter son corps en aucune manière. Jésus-Christ
n'ayant pas recherché le bien-être, il convenait aux serviteurs
de suivre leur Maître et de continuer sa Passion. Tout ce qui
mortifie la chair ou les affections nées de la chair est accepté
ou même recherché. De là viennent l'amour des pénitences, des
flagellations et des jeûnes, des souffrances sous toutes leurs
formes ; de là, l'amour de la solitude, le détachement du monde
et de la famille. Quiconque aime son père ou sa mère plus que
moi est indigne de moi dit le Maître.
Amour des mortifications. — Comme beaucoup de prêtres et
de religieux, Pascal a entendu cette voix et, pour y répondre,
il a tout quitté. Ses austérités, sans égaler celles des Pères du
désert ou d'un religieux fervent, prouvent l'ardeur de sa charité.
Elles ne s'inspirent pas de ses erreurs jansénistes, mais de cette
vérité catholique qui rappelle à ses fils la nécessité de porter la
croix avec Jésus-Christ. Les moindres d'entre eux acceptent
avec résignation la part des maux que chaque jour leur apporte ;
ils y ajoutent, aux temps prescrits par leur Mère, la sainte
Église, les jeûnes et les abstinences ; les plus fervents vont
au-devant de la croix et ils s'imposent des privations et des
prières prolongées afin de ne pas dormir pendant que le Christ
agonise. Pascal est de ce nombre, mais il n'est pas, quoi qu'on
en ait dit, seul sur un « rocher solitaire ».
Presque toujours malade, il accepte son état avec patience
et même avec amour. La maladie lui paraît être la condition
normale du chrétien. Elle le rend plus semblable à Jésus-Christ
et lui permet de faire des progrès dans la vertu ^. Aussi, loin de
se plaindre, il bénit Dieu de ses infirmités, et ajoute à ses souf-
frances des mortifications volontaires.
Pour éviter de tomber dans la sensualité il n'a jamais
voulu permettre qu'on lui fit aucune sauce ni ragoût, non pas
même de l'orange et du verjus, ni rien de ce qui excite l'appé-
tit, quoiqu'il aimât naturellement toutes ces choses. Et, pour
se tenir dans les bornes réglées, il a pris garde, dès le commen-
cement de sa retraite, à ce qu'il fallait pour le besoin de son
estomac, et, depuis cela, quelque appétit qu'il eût, il ne passait
jamais cela et, quelque dégoût qu'il eût, il fallait aussi qu'il le
mangeât...
« La mortification desessens n'allait pas seulementà se retran-
^p. 14.
270 LA MYSTIQUE
cher tout ce qui pouvait leur être agréable, mais encore à ne
leur rien refuser par cette raison qu'il pourrait leur déplaire,
soit par la nourriture, soit par les remèdes ^ ».
Les conversations continuelles où il était engagé avec des
gens de grande condition lui donnaient parfois des pensées de
vanité. Mais il avait trouvé un remède à cela. « Il prenait en ces
occasions une ceinture de fer pleine de pointes, il la mettait
à nu sur sa chair ; et lorsqu'il lui venait quelque pensée de
vanité,... il se donnait des coups de coude pour redoubler la
violence des piqûres, et se faisait ainsi souvenir lui-même de son
devoir ^ ».
Sa pureté n'était pas moindre que sa mortification ; il avait
un si grand respect pour cette vertu qu'il était continuelle-
ment en garde pour empêcher qu'elle ne fût blessée ou dans lui
ou dans les autres... Il ne pouvait souffrir les caresses que sa
sœurrecevait de ses enfants et lui disait qu'il fallait les en désac-
coutumer et que cela ne pouvait que leur nuire, et qu'on pour-
rait leur témoigner de la tendresse en mille autres manières ^
* p. 26. — ' p. 23. — ' ' pp. 28-29. Les autres f mille manières > compensent-
elles ce besoin de caresses, inné à l'enfant? Elles peuvent l'amollir, si elles sont
exagérées ; mais données avec mesure, elles l'attachent à la famille. Nous pen-
sons avec M. Giraud (cf. Pascal, p. 104) que Pascal n'a pas eu le sentiment de la
différence des vocations. Il s'est donné la charge de diriger les consciences sans
prendre garde à la diversité des dons que le Saint-Esprit communique aux âmes.
La voie où il a engagé M"« de Roannez était-elle la véritable ? D'autres, plus ver-
sés que Pascal en spiritualité, ont pensé, à côté de lui, que cette personne était
plutôt faite pour le mariage. L'événement leur donna raison.
Pascal, engagé dans la voie des conseils, n'a pas cru qu'il y eût un autre moyen
de salut.
Sa ferveur de néophyte explique aussi pour une part la violence de sa polé-
mique contre les jésuites. Ce qu'il appelait morale relâchée était souvent la morale
des dix commandements. Mais ce qui n'était pas la perfection était, pour lui, le
péché. Le probabilisme et la casuistique étaient donc condamnables.
Pour comprendre l'état d'âme de Pascal lisant les livres de morale destinés à
guider dans leur rôle, non les pieux laïques, mais les confesseurs, imaginons un
séminariste très fervent : son directeur, en lui présentant Escobar ou Gury ajoute :
ce livre est inspiré par Béelzébud ; vous êtes jeune et vous avez du talent, l'erreur
est là et là, nous comptons sur vous pour la réfuter. Scandale du séminariste à
la lecture des f cas » 1 et in « verbo magistri » il part en guerre.
Ainsi Pascal ; sa vie mystique lui a fait perdre de vue la condition commune
des chrétiens ; son ignorance de la théologie et de la morale ne lui ont pas permis
de juger par lui-même. Comme pour les questions de la grâce et d'obéissance au
pape, il s'en remettait aux docteurs jansénistes, de même pour les questions dé
morale. Si on lui eût demandé de traiter une question juridique, il se serait récusé
disant : la jurisprudence n'est pas mon fait. Il a cru que tous pouvaient s'aven-
turer, sans préparation, dans la casuistique. Ne lui avait-on pas dit qu'il avait du
talent ? Les docteurs de Port-Royal qu'il regardait comme ceux à qui Dieu avait
fait connaître la vérité n'étaient-ils pas des garanties d'orthodoxie ? On me
i
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 271
La eoncupiscence des yeux. — Quand on a du génie et
l'amour de la vérité, il est relativement facile de renoncer aux
richesses. Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et
Bes royaumes ne valent pas le moindre des esprits, car il con-
naît tout cela et soi, et les corps, rien... Les grands génies ont
leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire, leur lustre,
et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles où elles n'ont pas
de rapport. Ils sont vus, non des yeux, mais des esprits, c'est
assez. Archimède, sans éclat, serait en même vénération. Il n'a
pas donné des batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous
les esprits ses inventions ^ \
Celui qui parle si magnifiquement du royaume de la vérité et
de ses princes, n'a pas dédaigné le royaume des grandeurs
charnelles. Il a possédé de l'or, il a été près de le préférer à sa
sœur Jacqueline ^ ; il a connu des ducs et des princes, une reine,
et leur amitié l'a retenu longtemps dans le monde. Mais ce qui
a failli l'y garder pour jamais, c'est le lustre de la science.
Autant qu'aucun de ses rontemporains, il était prince au
royaume de l'esprit, et la concupiscence des yeux l'entrainaît
toujours à de nouvelles recherches. Que leur demandait-il ?
Le plaisir de connaître pour connaître, de posséder la vérité
pour elle-même, alors que la vérité n'est qu'une voie vers la
charité! Il s'en faisait une idole. La science lui donnait d'autres
avantages, d'illustres relations jusque dans les pays lointains,
et la joie secrète d'être jalousé par des princes de la science,
tels que Descartes.
Le jour où la grandeur de la sagesse, invisible aux charnels
et aux gens d'esprit, lui apparut sans son éclat, il renonça à la
« hbido sciendi ». Cela ne signifie pas qu'il brûla ses livres et
s'interdit toute étude, mais, à dater de ce jour, la science ne fut
plus une fm en soi, mais un moyen de mieux servir et de mieux
aimer. S'il s'occupe de l'art de persuader ou d'une méthode de
lecture, c'est qu'il veut être utile aux enfants de Port- Royal ;
s'il prend la plume, c'est pour défendre une morale qu'il croit
attaquée ; s'il s'occupe de carrosses à cinq sols, c'est pour
demande si j'ai lu moi-même tous les livres que je cite ; il aurait fallu que j'eusse
passé ma vie à lire de très mauvais livres. » (Michact, Pensées, 1.001).
L'Église, juge en ces matières, a interdit la lecture des Provinciales et permis
celle d'Escobar.
» 792. — • On sait que Biaise avait fait quelques difficultés pour payer la dot
de sa saur religieuse.
272 LA MYSTIQUE
être utile aux voyageurs de Paris et pouvoir de cette nouvelle
source de revenus faire participer les pauvres.
Racines de Tantiscientisme de Pascal. — Cette aversion pour
le « scientisme » avait des racines lointaines et profondes dans
la vie de Pascal. Son père lui avait appris à mettre la religion
au-dessus de tout. Ce qui est l'objet de la foi, lui disait-il, ne
saurait l'être de la raison et beaucoup moins y être soumis.
C'est pourquoi, «quelque discours qu'il entendît faire aux liber-
tins, il n'en était nullement ému; et quoiqu'il fût fort jeune, il
les regardait comme des gens qui étaient dans ce faux principe,
que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne
connaissaient pas la nature de la foi ^ ».
Sans renier ces principes, il les oublie un moment pour
s'adonner presque exclusivement à l'étude de la géométrie et
de la physique. Vers 1648, Pascal a déjà quelque idée de V Apo-
logie, Il vient à Port- Royal s'en ouvrir à M. Rebours, dont les
principes rendent un peu le son de ceux de Pascal le père : se
défier de la raison, elle mène à l'orgueil. Je lui dis donc, écrit
Biaise à sa sœur, que je pensais que l'on pouvait, suivant les
principes mêmes du sens commun, démontrer beaucoup de
choses que les adversaires disent lui être contraires et que le
raisonnement bien conduit portait à les croire, quoiqu'il les
faille croire sans l'aide du raisonnement. Là-dessus M. de
Rebours prend peur; il voit dans cette confiance en la raison un
signe de vanité, et il prend les protestations du jeune géomètre
pour de l'obstination. Plus tard, il écrira à propos des philo-
sophes qui ont connu Dieu sans Jésus-Christ : « qiiod curiositate
cognoverunt^ super bia amiserunt », et il se souviendra peut-être
de M. de Rebours.
Aujourd'hui il oublie son projet d'Apologie et reprend ses
expériences sur le vide et l'équilibre des liqueurs. Entre temps
il lit Épictète et Montaigne. Survint la nuit illuminatrice de
1654. L'illustre savant touche le néant de la science et de la
philosophie : « Dieu d'Abraham... non des philosophes et des
savants !» A la fin de la même année ou au début de 1655 il va
voir M. de Saci et lui confie ses sentiments sur Épictète et
Montaigne. Il dit ce qu'il répétera toujours : « usage de la
raison ». « Il est difficile, quand on fait un bon usage de ses
principes, d'être tenté de trouver des répugnances dans les
1 p. 11.
j
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU 273
mystères ^. » Mais comme elle apparaît petite et dangereuse
même ! La sagesse d'Épictète mène à l'orgueil. « J'ose dire qu'il
méritait d'être adoré, s'il avait connu son impuissance, puisqu'il
fallait être Dieu ^ pour apprendre l'un et l'autre — les
devoirs et l'impuissance — aux hommes. Aussi, comme il était
terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu'on doit... il
se perd dans la présomption de ce qu'on peut. » Ses principes
sont « d'une superbe diabolique ^... ». Pascal préfère le sceptique
Montaigne, sans toutefois en faire son prophète, parce que,
lui non plus, ne peut nous faire pratiquer la morale. « Je vous
avoue, monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur
la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres
armes,... et j'aurais aimé de tout mon cœur le ministre d'une
si grande vengeance, si, étant disciple de l'Église par la foi, il
eût suivi les règles de la morale, en portant les hommes, qu'il
avait si utilement humiliés, à ne pas irriter par de nouveaux
crimes celui qui peut seul les tirer de ceux qu'il les a con-
vaincus de ne pouvoir pas seulement connaître * ». Que M. de
Rebours aurait été heureux d'assister à cet entretien ! Il
bénirait le ciel d'avoir fait germer la graine jetée jadis dans
l'esprit du jeune savant. Un autre maître en Port- Royal tient
aujourd'hui sa place et exprime ses sentiments anti-intellec-
tualistes. (( Vous êtes heureux, monsieur, de vous être élevés
au-dessus de ces personnes qu'on appelle des docteurs, plongés
dans l'ivresse de la science, mais qui ont le cœur vide de la
vérité. Dieu a répandu dans votre cœur d'autres douceurs et
d'autres attraits que ceux que vous trouviez dans Montaigne...».
Saint Augustin reconnaît a avec quelle sagesse saint Paul nous
avertit de ne pas nous laisser séduire par ces discours. Car il
avoue qu'il y a en cela un certain agrément qui enlève : on croit
quelquefois les choses véritables, seulement parce qu'on les dit
éloquemment. Ce sont des viandes dangereuses, dit-il, mais
que l'on sert en de beaux plats ; mais ces viandes, au lieu de
nourrir le cœui, le vident •^. »
Désormais la vie intellectuelle de Pascal change de direc-
tion ; la géométrie lui paraît inutile en sa profondeur, et la
philosophie purement spéculative ne mérite plus une heu^'e de
peine. Le respect pour la religion où il a été élevé depuis sa
^ p. 162. — * Jésus-Christ est le véritable Dieu des hommes parce qu'il leur
révèle leurs devoirs et leur impuissance à les accomplir, sans le secours de sa
grâce. — ' pp. 149-150. — * p. 157. — " p. 156.
LAHOROUE : LE RÉALISME DE PASCAL. 18
274 LA MYSTIQUE
jeunesse se change en un amour ardent et sensible pour toutes
les vérités de la foi, soit pour celles qui regardent la soumission
de l'esprit, soit pour celles qui regardent la pratique de la
morale, à quoi toute religion se termine. Tout son temps est
employé à la prière et à la lecture de l'Écriture sainte, et il
y prend un plaisir incroyable. « Il disait que l'Écriture sainte
n'était pas une science de l'esprit, mais la science du cœur,
qu'elle n'était intelligible que pour ceux qui ont le cœur droit
et que tous les autres n'y trouvaient que des obscurités ^. » Au
plus fort de la lutte sur la grâce, il n'oublie pas tout à fait que
la pratique de la vertu l'emporte sur l'étude. « Nous ne conce-
vons ni l'état glorieux d'Adam, ni la nature de son péché,
ni la transmission qui s'en est faite en nous. Ce sont choses qui
se sont passées dans l'état d'une nature toute différente de la
nôtre, et qui passent l'état de notre capacité présente. Tout
cela nous est inutile à savoir -pour en sortir; et tout ce qu'il nous
importe de connaître est que nous sommes misérables, corrom-
.))
pus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus-Christ
Sur son lit de mort, il déclare enfin s'être retiré deg disputes
sur la grâce, la prédestination, l'autorité du Pape, et vouloir
s'en tenir au sentiment de l'Église sur ces grandes questions.
Dieu veuille que nous ayons dans le témoignage du P. Beur-
rier, son dernier confesseur, l'expression exacte de la pensée de
Pascal, et qu'il ait vraiment, lui, simple laïque, renoncé à son
sens particulier en matière doctrinale ; puisse la piété l'avoir
emxporté sur la spéculation et lui avoir fait tenir sa promesse
de 1654 : « Renonciation totale et douce. Soumission totale à
Jésus-Christ et à mon directeur. » Nous l'espérons de la grâce
et de ses habitudes de prière, mais la crise aura été dure.
L'orgueil de Pascal. — 11 y a quelque chose de plus difficile
que de renoncer à ses goûts de savant, c'est de renoncer à sa
propre volonté. Après la nuit de saint Clément l'esprit de Pascal
est converti ; il a dit un adieu définitif à ces idoles qui s'ap-
pellent la géométrie, la physique, la philosophie. Mais il n'a
pas abdiqué encore son jugement propre. Il faut un directeur
de conscience, et sa sœur Jacquehne doit lui livrer maints
combats pour le faire céder en ce point. L'orgueil reste encore
vivace ; il aura toujours de la peine à obéir. Parfois il est
simple et soumis comme un enfant ; sa docilité fait alors l'ad-
» p. 16. — 2 560. — « Cf. E. JovY. Pascal inédit, t. II, rp. 404, 406, 490.
COMMENT EXPRIMER LA PRÉSET^CE DE DIEU 275
miration de Singlin et de Jacqueline, mais d'autres fois la
nature se réveille sauvagement. Biaise alors devient frondeur et
presque révolté. Ses sentiments envers le roi sont très beaux
et, croyons-nous, sincères. Il voit dans son autorité une image
de la puissance de Dieu, et une participation de cette même
puissance à laquelle on ne peut s'opposer sans résister visi-
blement à l'ordre de Dieu... « Il disait ordinairement qu'il
avait un aussi grand éloignement pour ce péché-là que pour
assassiner le monde, ou pour voler sur les grands chemins ^ ».
Pascal frondeur. — Le jour cependant où l'occasion s'ofîrit
de manifester son respect pour l'autorité, Pascal devint fron-
deur. Le Saint-Office avait condamné les Proi^inciales^ et la
condamnation était affichée à Paris par ordre royal. La plume
ne tombe pas des doigts du pamphlétaire ; soit, il n'écrira plus
de petites lettres, mais il continuera la lutte sur un autre ter-
rain, il se fera le secrétaire de l'opposition. C'est de lui qu'éma-
neront plusieurs des « Factum » des curés de Paris. On ne peut
appeler cela de l'obéissance héroïque.. Le respect dû et au
roi et au Saint-Ofïïce lui commandait le silence.
Vers le schisme. — A l'égard du Souverain Pontife son atti-
tude est plus scandaleuse encore. En novembre 1656 il écrivait
à APi6 de Roannez : « Je ne me séparerai jamais de sa com-
munion )) (du pape). En 1657, il lui faut signer un formulaire
de foi qui condamne les cinq propositions comme tirées de
Jansénius et au sens où cet auteur les enseigne dans son livre.
Il ne s'agit donc plus seulement de dire : nous reconnaissons
ces propositions comme hérétiques, mais nous refusons de les
voir dans l'Augustinus. Il fallait maintenant les y voir. L'émoi
fut grand à Port- Royal. On consulta l'évêque d'Alet sur la con-
duite à tenir. Il fut répondu qu'on ne pouvait plus distinguer
entre le fait et le droit et qu'il fallait signer la condamnation
de Jansénius ^. Mais Pascal, saris attendre la réponse, avait
déjà intrigué pour sauver son auteur. L'intrigue fut déjouée en
1661 par le Conseil d'État et la question se posa de nouveau
de signer ou de ne pas signer. Les docteurs de Port- Royal,
Arnauld et Nicole, inclinent à la signature, Pascal refuse ; on
essaie de le faire revenir, peine perdue ; Pascal se révolte contre
Port- Royal lui-même et se sépare de ses anciens amis. Je
^ p. 32. — Cf. Strowski. Pascal et son temps, t. III, p. 356.
276 LA MYSTIQUE
suis seul contre trente mille. Le malheureux ! Après avoir
écrit de si magnifiques pensées sur la nécessité, pour le membre,
de rester uni au corps, comment en vient-il aujourd'hui à se
séparer de la tête et du corps ? N'était-ce pas se condamner à
la mort spirituelle ? Certes il n'était pas sans excuse. L'infail-
libihté personnelle du Souverain Pontife n'était pas aussi net-
tement établie que maintenant, mais elle ne manquait pas de
sohdes défenseurs et Pascal mourant reconnaîtra lui-même
« qu'il est très difficile de connaître lesbornes de cette autorité )>.
La prudence devait donc l'incliner à obéir, tout simplement.
Lui qui a tonné contre le probabihsme, comment en est-il venu
à choisir pour lui-même l'opinion la moins probable ? L'or-
gueil de l'espiit y a eu sa part, mais d'autres causes ont été
peut-être plus déterminantes.
Sa sœur Jacqueline était morte de douleur d'avoir signé
un premier formulaire ; Biaise avait pour elle autant d'estime
que d'affection ; abandonne!' ses idées lui apparut alors comme
un grave manquement à la piété fraternelle et à la vérité ; à
cause de sa mémoire, il ne voulut pas signer ^.
Quelques mois après, Pascal mourait, après une maladie
chrétiennement supportée et dans des sentiments admirables.
Les souffrances l'attachèrent davantage à son Maître agoni-
sant, il dut renouveler sa « renonciation totale et douce )>, et
son acte d'amour au Dieu d'Abraham... non des philosophes et
des savants. Dans la douceur de cette intimité, que pesaient
les spéculations du royaume des esprits ? Soumission à Jésus-
Christ et à mon directeur, en l'espèce au très orthodoxe P. Beur-
rier, soumission à l'Église et au Souverain Pontife, telle était
la vraie voie. Telle fut, nous l'espérons, celle où mourut Pas-
cal, ramené au Dieu du Mémorial par la souffrance, la prière et
son amour des pauvres.
CHAPITRE TROISIEME
Tristesse et Joie de Pascal
État de l'homme : les deux attraits. — Toute la vie de
l'homme est une lutte entre deux attraits : le péché et Dieu ;
chacun nous promet le bonheur mais non pas dans la même
^ Ajoutons qu'il était malade et dominé par l'intransigeant Domat.
TRISTESSE ET JOIE DE PASCAL 277
mosure. Le péché le donne imparfait, car nous sommes faits
pour l'infmi et le péché ne nous ofYre que des créatures finies ;
Dieu le donne parfait, lui seul est le véritable Bien.
Tel est cependant l'attrait du péché que ceux qui sont daiis
ses plaisirs empestés deviennent souvent incapables de voir
un autre bonheur et, s'ils le voient, ils sont impuissants à le con-
quérir. L'auteur du péché reste longtemps son esclave ; même
quand il y a renoncé il est poursuivi par son souvenir obsédant
et son attrait enchanteur. Son emprise sur notre âme est si
grande qu'on peut éprouver quelque tristesse de l'avoir quitté.
Tous même peuvent l'éprouver à quelque degré et à de cer-
tains moments, car tous sont sous la domination de la concupis-
cence, instrument du péché.
Si Dieu se donnait à nous entièrement dès ce monde, sa
lumière chasserait les ténèbres, sa douceur apaiserait à jamais
les fièvres de la convoitise. Mais le don parfait de Dieu est
réservé pour l'autre vie. Au ciel seulement nous jouirons de
Lui, sans aucun mélange. Ici-bas, les justes ne jouissent de sa
présence qu'à travers le voile des créatures, à travers les mou-
vements de sa grâce, tantôt sensibles et tantôt cachés.
Afin de comprendre les flots de tristesse et de joie qui se dis-
putent l'âme, sans que les uns puissent jamais complètement
chasser les autres, il faut considérer notre vie commune comme
un milieu entre le péché et la gloire.
Béatitude et tristesse du monde. — Ceux qui sont « dans les
plaisirs empestés » du monde chantent leurs béatitudes. Mal-
heureux ceux qui gémissent et très heureux ceux qui sent
consolés. Heureux ceux qui jouissent d'une fortune avanta-
geuse, d'une réputation glorieuse et d'une santé robuste ^ !
Cependant cette joie brutale ne peut complètement chasser
l'ennui d'avoir perdu Dieu. « Lui seul est son véritable bien ; et
depuis qu'il l'a quitté c'est une chose étrange, qu'il n'y arien
dans la nature qui n'ait été capable de lui en tenir la place :
astres, ciel, terre, éléments... ». Mais il cherche en vain à remplir
son cœur de tout ce qui l'environn'^, recherchant des chcsi s
absentes le secours qu'il n'obtient pas des présentes, mais elles
sont toutes incapables « parce que le gouffre infini ne peut être
rempH que par un objet infini et immuable, c'est-à-dire que par
Dieu même ^ ». De là vient l'inquiétude perpétuelle qui agite
1 p. 61. — ^ 425.
278 LA MYSTIQUE
l'homme et l'empêche de trouver son repos dans les créa-
tures.
Tristesse du converti. — Le pécheur qui revient à Dieu
éprouve quelque peine à quitter le monde. Il est comme un
enfant que sa mère veut arracher des mains des voleurs : ceux-
ci le retiennent et le font souffrir. Il est dans le trouble et la
confusion.
D'une part, la présence des objets visibles le touche plus
que l'espérance des invisibles, et de l'autre, la solidité des invi-
sibles le touche plus que la vanité des visibles. Et ainsi la pré-
sence des uns et la solidité des autres disputent son affection,
et la vanité des uns et l'absence des autres excitent son aver-
sion. ^ La tristesse, l'ennui, l'aversion ne sont pas « l'effet de
la piété qui commence d'être en nous, mais de l'impiété qui y
est encore ^ ».
A mesure qu'on s'éloigne du péché, la tristesse change d'ob-
jet ; on ne regrette plus, même inconsciemment, d'avoir quitté
le monde mais d'avoir si longtemps vécu en dehors de Dieu.
« C'est la joie d'avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tris-
tesse de l'avoir offensé ^ «. L'âme « entre en confusion d'avoir
préféré tant de vanités à ce divin Maître, et dans un esprit de
componction et de pénitence, elle a recours à sa pitié pour
arrêter sa colère dont l'effet lui paraît épouvantable *. » Le
bonheur d'avoir retrouvé son bien est le principe de sa douleur.
Elle proclame tout d'abord la vérité des Béatitudes nouvelles.
« Bienheureux sont ceux qui pleurent, et malheur à ceux qui
sont consolés ^! »
Joie du converti. — Cette joie mêlée de larmes l'emporte sur
celle du monde car son objet est charmant, ferme, durable, et
il ne déshonore pas ceux qui le cherchent. « 0 mon Dieu ! qu'un
cœur est heureux qui peut aimer un objet si charmant, qui ne
le déshonore point et dont l'attachement lui est si salutaire ! Je
sens que je ne puis aimer le monde sans vous déplaire, sans me
nuire et sans me déshonorer.. .0 mon Dieu ! qu'une âme est heu-
reuse dont vous êtes les délices, puis qu'elle peut s'abandonner à
vous aimer, non seulement sans scrupule, mais encore avec
mérite ! Que son bonheur est ferme et durable, puisque son
attente ne sera point frustrée, parce que vous ne serez jamais
1 p. 197. — ^ p. 222. — ' p. 221. — « p. 200. — " p. 61.
TRISTESSE ET JOIE DE PASCAL 279
détruit, et que ni la vie ni la mort ne la sépareront jamais de
l'objet de ses désirs... oh ! qu'heureux sont ceux qui avec une
liberté entière et une pente invincible de leur volonté aiment
parfaitement et librement ce qu'ils sont obHgés d'aimer
nécessairement ^ ! »
Quand Dieu possède l'âme, il est l'unique cause de sa joie.
Elle le voit partout dans les choses et dans les cœurs. Les affec-
tions purement naturelles cèdent le pas aux affections spiri-
tuelles ; on ne renonce pas à l'amour des siens, mais on ne les
aime plus qu'en Dieu. La plus grande joie n'est pas d'avoir des
frères et des sœurs, mais de voir cette parenté selon la chair
élevée par la parenté selon l'esprit. La vie ne commence en
effet véritablement qu'au baptême et a c'est proprement depuis
ce temps... que nous devons nous considérer .comme vérita-
blement parents ^ ». Aussi faut-il considérer comme bonnes
nouvelles de la famille celles-là seulement qui annoncent des
progrès dans la vertu. « Je ne puis commencer par autre chose
que par le témoignage du plaisir qu'elles m'ont donné ^ ; j'en
ai reçu des satisfactions si sensibles, que je ne te les pourrai pas
dire de bouche. Je te prie de croire qu'encore que je ne t'aie
point écrit, il n'y a point eu d'heure où tu ne m'aies été pré-
sente, où je n'aie fait des souhaits pour la continuation du
grand dessein que Dieu t'a inspiré. J'ai ressenti de nouveaux
accès de joie à toutes les lettres qui en portaient quelque
témoignage *... »
Le « pénitent réjoui i\ — Heureux de voir Dieu progresser
dans les siens, Pascal est heureux de le posséder lui-même et
de lui faire dans son cœur une place d'autant plus large qu'il
en a chassé les créatures par plus d'austérités. Les mortifica-
tions de sa retraite à Port- Royal font de lui « le pénitent réjoui »
dont parle sa sœur Jacqueline : Il a obtenu une chambre ou
cellule parmi les solitaires de Port- Royal d'où il m'a écrit avec
une extrême joie de se voir logé et traité en prince, mais en
prince au jugement de saint Bernard, dans un lieu solitaire où on
fait profession de pratiquer la pauvreté, en tout où la discré-
tion le peut permettre... M. Singlin s'accommode d'un pénitent
si réjoui et qui prétend satisfaire aux vaines joies et aux diver-
tissements du monde par des joi-^s un peu plus raisonnables et
* p. 59. — 2 p. 88. — 3 II s'agit de lettres à M^« Périer, sœur de Pascal, annon-
çant son dessein de mener une vie plus fervente. — * p. 84.
280 LA MYSTIQUE
par des jeux d'esprit plus permis, au lieu de les expier par des
larmes continaelles ^.
L'espérance de Pascal. — Il avait écrit, lors de sa première
conversion que la vie était un sacrifice perpétuel. Au lieu que
d'autres essayent de se délivrer de la croix, lui la serrait amou-
reusement dans ses bras. Il ne voulait pas laisser Jésus ago-
niser seul, sans veiller avec lui et mêler des larmes à son sang.
Mais c'étaient des larmes de repentir et de joie : Joie, Joie,
pleurs de joie ! Parfois, des heures d'inquiétude venaient assom-
brir la fête. Rien n'est décourageant, en effet, comme la doctrine
janséniste. Tous les chrétiens ont à craindre, mais c'est de leur
faiblesse qu'ils ont tout à redouter. Le janséniste, lui, ne peut
regarder avec confiance ni le ciel ni la terre. Ici-bas, il voit son
impuissance, et le Christ, dans ses bras resserrés, ne soulève
qu'un groupe d'élus ; le ciel est fermé aux bonnes volontés elles-
mêmes, car Dieu refuse sa grâce aux justes, quand il lui plaît,
et il les abandonne le premier. Rien ne peut rassurer les âmes
chrétiennes, pas même le fait d'avoir été longtemps dans l'inti-
mité de Jésus-Christ. Pascal se détourne de ces pensées pour
dilater son cœur et il conseille à tous de l'imiter. « Quand on dit
que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous, vous abusez d'un
vice des hommes qui s'appliquent incontinent cette exception
ce qui est favoriser le désespoir; au lieu de les en détourner
pour favoriser V espérance ^. » Le bon sens et la grâce l'empor-
tent sur l'erreur janséniste et lui permettent de vivre heureux
parmi ces désolantes théories. Son sacrifice de pénitence se
continue donc par amour plutôt que par crainte. C'est dans
ces sentiments qu'il voit venir la mort.
Il l'avait toujours considérée comme le terme du sacrifice
commencé au baptême. En entrant dans l'Église par ce sacre-
ment il avait renoncé au monde et au péché ; -ce n'était que
l'oblation. Pour consommer le sacrifice il fallait immoler la
victime ; c'était l'œuvre de la mort. Comme elle venait ôter
au corps la liberté de pécher et délivrer l'âme d'un rebelle très
puissant et contredisant tous les motifs de son salut, il était
juste de la saluer comme une bienfaitrice ^
Douceur de la mort en Jésus- Christ. — Il est vrai qu'il mour-
rait avec Jésus-Christ, et que cettecompagnie transforme toutes
» Cousin, o. /. pp. 232, 233. — ^ 781. — ^ p. 103.
TRISTESSE ET JOIE DE PASCAL 281
choses. Sans Jésus-Christ la mort est horrible, détestable
et l'horreur de la nature ; en Jésus-Christ elle est toute autre,
elle est aimable, sainte, et la joie du fidèle. Tout est doux en
Jésus-Christ, jusqu'à la mort. ^ En mourant avec lui, nous
montons au ciel avec lui et notre gloire commence.
Aussi Pascal ne veut-il pas être séparé de son Maître à cette
minute suprême. Il veut avoir auprès de lui son image la plus
fidèle, un pauvre qui soufîre. Cela ne suffit pas, il lui faut Jésus
lui-même : on lui apporte la sainte communion. M. Beurrier en
entrant dans la chambre avec le Saint Sacrem^^nt lui cria :
Voici Notre-Seigneur que je vous apporte, voici Celui que
vous avez tant désiré. Ces paroles achevèrent de le réveiller
et, comme M. le Curé approcha pour lui donner la communion,
il fît un effort et il se leva seul à moitié pour le recevoir avec
plus de respect ; et M. le Curé l'ayant interrogé, selon la cou-
tume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit direc-
tement : oui, monsieur, je crois tout cela et de tout mon cœur.
Ensuite il reçut le saint viatique et l'extrême onction avec
des sentiments si tendres qu'il en versait des larmes.
Ainsi mourut, purifié par la souffrance et, espérons-le,
repentant de son orgueil, celui qui avait aspiré à la joie d'entrer
dans la Jérusalem céleste, après une vie d'humilité et de souf-
france. « Heureux ceux qui, étant sur ces fleuves, non pas plon-
gés, non pas entraînés, mais immobiles, mais afleimis; non
pas debout, mais assis dans une assiette basse et sûre, d'où
ils ne se relèvent pas avant la lumière, mais, après s'y être
reposés en paix, tendent la main à celui qui les doit élever,
pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte
Hiérusalem, où Vorgueil ne pourra plus les combattre et les
abattre; et qui cependant pleurent, non pas de voir écouler
toutes les choses périssables que les torrents entraînent, mais
dans le souvenir de leur chère patrie, de la Hiérusalem céleste,
dont ils se souviennent sans cesse dans la longueur de leur
exil 2 ! »
1 p. 98. — 2 458.
APPENDICE I
Le Mystère de Jésus
Dieu donne quand il lui plaît ces grâces extraordinaires, qui
suppriment toute collaboration active de notre part. Alors, l'âme
reçoit passivement la lumière et l'amour, comme nous recevons
la lumière et la chaleur du soleil, sans aucun effort.
Le plus souvent, l'homme doit s'associer au travail de la grâce.
Celle-ci le prévient, le soutient dans sa marche, mais ne le dispense
pas d'user de ses puissances. Dans le « Mémorial » nous avons un
exemple du premier genre de faveur ; dans le Mystère de Jésus,
nous avons un exemple du second. C'est une méditation qui se
développe naturellement. Comme une méditation de saint Ignace,
elle débute par l'usage de la mémoire et de l'imagination ; elle
continue par des retours sur soi-même et des colloques où l'on
s'applique les vérités du mystère ; elle finit par des résolutions.
Nous ignorons à quelle date fut composée cette prière ; mais
elle appartient sûrement à l'époque de la seconde conversion.
Nous y voyons en effet une famiharité avec Notre-Seigneur qui
fait défaut dans les écrits de la première, et une connaissance de
sa vie intime dans nos âmes, plus profonde qu'autrefois. A de
certains traits, on serait tenté de la placer non loin du Mémorial
et un peu après, durant ces semaines où Biaise fut sous la conduite
spirituelle de Jacqueline.
La méditation est d'un converti qui n'est plus dans l'aban-
donnement du côté de Dieu ^. Il se sent au contraire attiré vers
Lui. Nous sommes donc après la saint Clément 1654. D'autre part,
il n'y a pas de traces d'inquiétude sur la sohdité de la conversion.
Notre-Seigneur doit rassurer son disciple et lui promettre son con-
cours pour l'avenir. Ce sentiment de crainte, nous le trouverons
toujours chez Pascal, mais moins accentué ; l'habitude de la piété
lui donnera plus d'assurance en la miséricorde de Dieu. Aujour-
d'hui, il y a encore des minutes d'abattement, des retours du mau-
vais esprit, fréquents chez les néophytes. « Dans les personnes qui
travaillent courageusement à se purifier de leurs péchés, dit saint
Ignace, c'est le propre du mauvais esprit de leur causer de la tris-
tesse et des tourments de conscience, de les troubler par des rai-
sonnements faux, afin d'arrêter leurs progrès dans le chemin de la
vertu 2. )) Nous serions donc tout proches de la date du Mémorial.
^ Cousin, o, L, p. 226. — ^ Exercices spirituels, discernement des esprits
f* semaine, 2^ règle.
LE MYSTÈRE DE JÉSUS 283
Il ne nous pst d'ailleurs pas difficile de trouver dans le Mystère
de Jésus la trace des résolutions prises durant la nuit de saint Clé-
ment. Le recours au directeur n'est exprimé qu'ici et dans le
Mémorial. Plus tard sa conduite sera acceptée si volontiers qu'il
ne sera plus nécessaire d'en parler ; aujourd'hui il a encore des
difficultés à se soumettre à lui, et la grâce doit vaincre les résis-
tances de la nature ^ Faut-il voir dans le sujet même de la médita-
tion l'influence de Jacqueline, qui dirigeait alors la conscience de
son frère ? Peut-être, et on peut en donner quelques raisons.
On sait que la sœur avait écrit en 1650 une longue méditation
de 51 points « sur le Mystère de la mort de Notre-Seigneur Jésus-
Christ. » Composé sur l'invitation de la mère Agnès, cet écrit
n'était pas destiné à rester secret. Jacqueline n'aura donc pas eu
de difficulté à en communiquer le texte ou du moins la substance
à son dirigé. La doctrine spirituelle qui s'en dégage est la suivante :
la mort de Notre-Seigneur est une leçon pour nous, il nous faut
mourir au monde pour éviter la corruption de l'âme. Cette mort
consiste dans le renoncement à son esprit propre et à sa volonté
propre, en sorte qu'on n'obéit plus qu'à l'esprit de Dieu, aux
maximes du christianisme, aux supérieurs que Dieu nous a donnés.
Cette mort est le principe de notre vie et de notre union au corps
mystique du Christ qui est l'Éghse. Elle nous établit dans le repos,
en Dieu.
Nous retrouvons toutes ces idées dans la deuxième partie du
Mystère de Jésus. Dieu nous est présent dans l'Écriture, les inspi-
rations, les événements ; il faut se laisser diriger par lui, en mou-
rant continuellement avec Jésus-Christ dont l'agonie continue en
nous jusqu'à la fin du monde. Obéissons au directeur, aux prêtres,
aux événements, aux inspirations. Cette union à la Passion du
Christ nous délivre de la servitude spirituelle et nous établit dans
la paix.
Si les idées ont quelque analogie, le style est entièrement diffé-
rent. Autant celui de Jacquehne manque de coloris, de mouve-
ment, de chaleur, autant celui de Biaise est pittoresque, éloquent.
A défaut de la diversité des génies et des tempéraments, celle des
circonstances expUquerait les contrastes des deux morceaux.
La sœur, parlant pour les autres, fait taire, par pudeur, ses senti-
ments intimes. Elle s'adresse à l'esprit et laisse à ses lecteurs le
soin de faire jaillir de ses considérations quelques étincelles de
charité. Le frère ne parle qu'à lui-même, et encore dans l'ardeur
de sa dévotion, il donne d'autant plus volontiers libre cours à ses
sentiments, qu'il veut en conserver un souvenir plus précis.
^ Cousin, o. L, pp. 227-228 « après bien des visites et des combats qu'il eut à
rendre à lui-même sur la difficulté de choisir un guide... je vis clairement que ce
n'était qu'un reste d'indépendance caché au fond de son cœur, qui faisait arme
de tout pour éviter un assujettissement. »
284
APPENDICE I
On distingue trois parties dans le Mystère de Jésus ^ La pre-
mière regarde l'agonie historique de Notre-Seigneur au jardin
des Oliviers ; la deuxième, son agonie mystique en chacun de ses
élus, où il vit, travaille et souffre ; la troisième, très courte, contient
les résolutions.
L'agonie historique débute par une considération générale sur
la cause des tourments du Sauveur.
« Jésus souffre dans sa passion les tourments que lui font les
hommes ; mais dans l'agonie il souffre les tourments qu'il se
donne à lui-même : turhare semetipsum. C'est un supplice d'une
main non humaine, mais toute-puissante, car il faut être tout-puis-
sant pour le soutenir. »
Saint Ignace propose de même à son retraitant une idée générale
du sujet avant d'y entrer : « Je considérerai comment la divinité
reste cachée durant toute la passion du Sauveur ; elle pourrait
détruire ses ennemis, et elle ne le fait pas ; et elle abandonne aux
plus cruels tourments la très sainte humanité qui lui est unie. »
Après cette entrée en matière, l'imagination évoque les détails
de la scène, selon la méthode codifiée par saint Ignace qui con-
seille de voir, d'entendre les personnages. L'entendement y a sa
part aussi dans les réflexions suggérées par les mouvements des
personnages.
Pascal considère le Sauveur au jardin dans une telle solitude et
dans un tel abandon qu'il en vient à faire des actes uniques dans
sa vie. Jésus cherche de la consolation auprès de ses disciples. Ils
ne le comprennent pas et ne compatissent pas à sa douleur. Il reste
donc seul à savoir sa peine. Il se plaint : c'est la première fois de
sa vie ; il cherche des consolateurs : cela est unique.
« Jésus cherche quelque consolation au moins dans ses trois
« plus chers amis et ils dorment ; il les prie de soutenir un peu
« avec lui, et ils le laissent ayant une négligence entière, avec
« si peu de compassion qu'elle ne pouvait seulement les empêcher
« de dormir un moment. Et ainsi Jésus était délaissé seul à la
« colère de Dieu.
« Jésus est seul dans la terre, non seulement qui ressente et
« partage sa peine, mais qui la sache : le ciel et lui sont seuls dans
« cette connaissance.
« Jésus est dans un jardin, non de délices comme le premier
« Adam, où il se perdit et tout le genre humain, mais dans un de
« supphccs, où il s'est sauvé et tout le genre humain.
« Il souffre cette peine et cet abandon dans l'horreur de la
« nuit.
« Je crois que Jésus ne s'est jamais plaint que cette seule fois;
' L'essai de commentaire, qui suit, a été composé presque entièrement avec
des textes empruntés à Pascal lui-même.
LE MYSTÈRE DE JÉSUS 285
<( mais alors il se plaint, comme s'il n'eût plus pu contenir sa dou-
ce leur excessive : « Mon âme est triste jusqu'à la mort. »
« Jésus cherche de la compagnie et du soulagement de la part
« des hommes. Gela est unique en toute sa vie, ce me semble. Mais
« il n'en reçoit point, car ses disciples dorment. «
Pascal regrette de ne pas avoir été présent à la scène pour con-
soler son Maître en veillant avec lui. Il se ravise, et note une
réflexion qui annonce déjà la deuxième partie. L'agonie continue
encore.
« Jésus sera en agonie jusqu'à la fm du monde : il ne faut pas
dormir pendant ce temps-là. »
Tant que ses reproches peuvent être utiles à ses disciples Jésus
se fâche de ce qu'ils ne veillent point, non pas sur lui, mais sur
eux-mêmes ; mais dès qu'ils apparaissent évidemment inutiles,
il a la bonté de leur laisser le seul bien dont ils soient capables, le
sommeil.
« Jésus au milieu de ce délaissement universel et de ses amis
« choisis pour veiller avec lui, les trouvant dormant, s'en fâche à
« cause du péril où ils exposent, non lui, mais eux-mêmes, et les
« avertit de leur propre salut et de leur bien avec une tendresse
« cordiale pour eux pendant leur ingratitude, et les avertit que
« l'esprit est prompt et la chair infirme.
« Jésus, les trouvant encore dormant, sans que ni sa considéra-
« tion ni la leur les en eût retenus, il a la bonté de ne pas les
« éveiller et les laisse dans leur repos. »
Aussi longtemps que Jésus ne connaît pas la volonté de son
Père, il persévère à prier. Il s'adresse à ses disciples et il n'en est
pas exaucé ; sa vengeance consiste à les sauver. Il s'adresse à son
Père le priant une fois d'éloigner le cahce, et deux fois de le laisser
venir s'il le faut.
« Jésus prie dans l'incertitude de la volonté du Père et craint
« la mort; mais l'ayant connue, il va au-devant s'offrir à elle :
« Eamus. Processit (Joannes).
« Jésus a prié les hommes, et n'en a pas été exaucé.
« Jésus pendant que ses disciples dormaient, a opéré leur salut.
« Il l'a fait à chacun des justes pendant qu'ils dormaient, et dans
« le néant avant leur naissance, et dans les péchés depuis leur nais-
« sance.
« Il ne prie qu'une fois que le calice passe et encore avec sou-
« mission, et deux fois qu'il vienne s'il le faut. »
Pascal revient à considérer l'âme de Jésus ; l'abandon de ses
amis et la vigilance de ses ennemis la plongent dans un ennui pro-
fond. La terre étant désormais indifférente ou hostile, il ne lui
reste plus qu'à se remettre entre les mains de son Père, et à l'aimer
dans tous les événements même les plus fâcheux.
ï
286 APPENDICE I
« Jésus dans l'ennui.
« Jésus, voyant tous ses amis endormis et tous ses ennemis
« vigilants, se remet tout entier à son Père.
« Jésus ne regarde pas dans Judas son inimitié, mais l'ordre
« de Dieu qu'il aime, et l'avoue, puisqu'il l'appelle ami. »
La première partie de la méditation finit avec le baiser de Judas.
L'agonie historique du Maître est terminée. Une autre commence
ou plutôt continue toujours depuis la grotte de Gethsémani.
Pascal en a déjà posé le principe : « Jésus sera en agonie jusqu'à
la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. )>.
Dans cette agonie mystique, Jésus est non seulement le modèle
des chrétiens, mais leur coopérateur. Il lutte, souffre, prie et se
soumet en chacun de nous. Notre rôle consiste à le regarder pour
apprendre à combattre, et surtout à unir notre volonté et notre vie
à la sienne, afin d'être victorieux.
Profondément pénétré de la présence du Sauveur en son âme,
Pascal s'abandonne à de longs colloques avec l'hôte divin. De quoi
lui parlerait-il sinon de ses combats, puisque le Maître ne vient
que pour aider son disciple ! Il lui parle donc de sa santé, de ses
difficultés à se soumettre aux événements, au directeur, aux ins-
pirations ; il lui parle surtout des inquiétudes que lui inspire une
conversion encore mal affermie. Et le Maître le rassure en toutes
manières. Qu'a-t-il à craindre ? Il est tout amour à son égard, il
est la toute-puissance qui peut vaincre, il est la prudence qui sait
diriger, il est toujours présent à ses amis pour les assister. Qu'il
s'abandonne donc à sa direction et il sera dans la paix.
L'agonie de Pascal a commencé. Dieu l'a pris, et le monde veut
le reprendre. Qui sera le plus fort ? Il est comme un enfant qui
est tiré par les voleurs d'entre les bras de sa mère qui ne veut point
l'abandonner ; il n'accusera pas de la violence qu'il souffre sa
mère, qui le retient amoureusement, mais ses injustes ravisseurs,
et il s'arrachera au monde et à ses amis Roannez et Méré qui veulent
le détourner de Port- Royal ^.
« Jésus s'arrache d'avec ses disciples pour entrer dans l'agonie;
il faut s'arracher de ses plus proches et des plus intimes pour
l'imiter. »
Cependant le monde nous poursuit jusque dans le désert. A
de certaines heures il fait sentir sa présence et ses attraits au
cœur des solitaires. L'agonie recommence, comme aux heures
« d'abandonnement ». Il faut alors veiller et prier, « et en effet,
il est bien juste que la prière soit continuelle quand le péril est con-
tinuel » (p. 210). Jésus se fâcherait de la somnolence de ses amis,
à cause du péril où ils exposent, non lui, mais eux-mêmes.
* Cousin, o.L, p. 230. L'amitié du duc de Roannez semble avoir été le principal
obstacle à son départ.
LB MYSTÈRE DE JÉSUS 287
« Jésus étant dans Tagonie et les plus grandes peines, prions
plus longtemps. »
Que demanderons-nous à la miséricorde divine ? — La paix,
mais non pas celle que le monde donne. On est en repos dans le
vice et on ne sent pas son lien quand on suit volontiers celui qui
entraîne. Notre-Seigneur « est venu apporter le couteau et non
la paix. Mais néanmoins il faut avouer que comme l'Écriture
dit que la sagesse des hommes n'est que folie devant Dieu, aussi
on peut dire que cette guerre qui paraît dure aux hommes est une
paix devant Dieu ; car c'est cette paix que Jésus-Christ a aussi
apportée » (pp. 211-212). C'est pourquoi :
« Nous implorons la miséricorde de Dieu, non afin qu'il nous
« laisse en paix dans nos vices, mais afin qu'il nous en déhvre.»
Dans cette lutte, les événements sont nos chefs ; ils nous
apprennent quelle est, à notre égard, la volonté de Dieu, où,
par conséquent nous trouverons la paix intérieure, avec son
amitié. « J'essaye autant que je puis de ne m'afïïiger de rien, et
de prendre tout ce qui arrive pour le meilleur. Je crois que c'est
un devoir, et qu'on pèche en ne ïe faisant pas. Car enfin la raison
pour laquelle les péchés sont péchés, c'est seulement parce qu'ils
sont contraires à la volonté de Dieu; et ainsi l'essence du péché
consistant à avoir une volonté opposée à celle que nous connais-
sons en Dieu, il est visible, ce me semble, que, quand il nous
découvre sa volonté par les événements, ce serait un péché de ne
s'y pas accommoder. » (p. 212).
Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main, oh ! qu'il faudrait
obéir de bon cœur. La nécessité et les événements en sont
infailhblement. »
Au temps de sa première ferveur, Pascal a déjà exprimé les
mêmes sentiments. Il a protesté qu'il adorait les secrets de la
Providence sans les vouloir approfondir (p. 65). Le temps de la
tiédeur est venu ensuite, le monde l'a repris, la concupiscence
des yeux l'a séduit et il s'est fait de la vérité une idole. Aujourd'hui
encore ces méditations et ces idées ne seraient-elles qu'une forme
plus noble de la même curiosité, dépourvue d'un véritable amour ?
N'étudie-t-il pas la vie du Maître en historien plutôt qu'en chré-
tien ; ses considérations sur la Providence sont-elles d'un philo-
sophe ou d'un disciple vraiment soumis ? Il cherche le meilleur,
mais est-ce par le mouvement de « sa raison et de son propre
esprit » ou par le mouvement de Dieu ^ ?
Le voilà inquiet, repentant et humilié. L'heure des réflexions
abstraites sur l'agonie mystique et la conduite de la Providence
est passée, l'entendement va céder la place au cœur, et Jésus va
converser avec son fidèle.
» Cousin, o. l., p. 226.
288 APPENDICE I
« Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé. »
On ne peut se mettre en route pour aller vers Dieu, si Dieu
lui-même ne met le bâton du pèlerin à la main et les sandales
aux pieds. « Personne ne vient à moi, à moins que mon Père ne
l'attire » (Saint Jean, 6**). Il y a dans la recherche la certitude
de posséder déjà. « Tu ne me chercherais pas si tu ne me possédais.
Ne t'inquiète donc pas. » (555.)
Dans le passé, j'ai songé à toi et je t'ai mérité la grâce de te
lever et d'aller à mon Père.
« Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai versé telles gouttes de
« sang pour toi. »
J'ai opéré ton salut pendant que tu dormais et dans le néant
avant ta naissance et dans les péchés depuis ta naissance.
Ne t'inquiète pas davantage pour l'avenir. Il ne t'appartient
pas. J'ai dit « à chaque jour suffît sa malice ». Le présent est le
seul temps qui soit véritablement aux hommes, et ils doivent en
user selon Dieu. Je ne veux pas que ta prévoyance s'étende au-
delà du jour présent. C'est les bornes qu'il faut garder et pour ton
salut et pour ton repos (p. 223). Je ne donne ma grâce qu'au jour
qui luit.
« C'est me tenter plus que t'éprouver, que de penser si tu ferais
bien telle ou telle chose absente : je la ferai en toi si elle arrive. »
A une condition toutefois c'est que tu t'abandonnes à ma direc-
tion. Je vis en toi, mais la concupiscence y vit aussi ; résiste à ses
attraits, cède aux miens.
« Laisse-toi conduire à mes règles, vois comme j'ai bien conduit
« la Vierge et les saints qui m'ont laissé agir en eux. »
Ces règles sont parfaites puisque :
« Le Père aime tout ce que je fais. »
Elles sont dures à la nature et elles la font souffrir. Mais la souf-
france est nécessaire. Les membres peuvent-ils être en repos quand
la tête souffre !
« Veux-tu qu'il me coûte toujours du sang de mon humanité,
« sans que tu donnes des larmes ? »
Le Maître verse du sang, le serviteur des larmes pour compléter,
selon son pouvoir, la passion du Maître.
— « Entrez dans mon cœur et dans mon âme, pour y porter mes
souffrances, et pour continuer d'endurer en moi ce qui vous reste
à souffrir de votre Passion, que vous achevez dans vos membres
jusqu'à la consommation parfaite de votre Corps; afin qu'étant
plein de vous ce ne soit plus moi qui vive et qui souffre, mais que ce
soit vous qui viviez et qui souffriez en moi, ô mon Sauveur! » (p. 66).
— Souffre donc la servitude corporelle, elle est la rançon de la
délivrance spirituelle. Mon apôtre Paul t'en donne l'exemple, et
te dit : « Je châtie mon corps, de peur que moi-même, qui convertis
LE MYSTÈRE DE JÉSUS 280
tant de peuples, je ne devienne réprouvé. » Mais je prie avec le
môme apôtre de mener ta conversion jusqu'à la persévérance
finale. Seigneur achevez vous-même l'ouvrage que vous avez
commencé, (p. 217.)
« C'est mon affaire que ta conversion; ne crains point, et prie
« avec confiance comme pour moi.
« Je te suis présent par ma parole dans l'Écriture, par mon
« esprit dans l'Église et par les inspirations, par ma puissance
« dans les prêtres, par mes prières dans les fidèles.
« Les médecins ne te guériront pas, car tu mourras à la fin.
« Mais c'est moi qui guéris et rends le corps immortel.
« Souffre les chaînes et la servitude corporelle; je ne te délivre
« que de la spirituelle à présent. »
Mais je ne te déli\Terai pas sans te séparer du monde. Je suis
venu apporter le couteau et couper les attaches. Tes amis te
retiennent ? La reconnaissance, les travaux communs, dis-tu,
t'empêchent de rompre avec des bienfaiteurs et des savants.
Qu'ont-ils fait que je n'aie pas fait ? Et ont-ils fait ce que j'ai fait ?
« Je te suis plus un ami que tel et tel; car j'ai fait pour toi plus
« qu'eux, et ils ne souffriraient pas ce que j'ai souffert de toi et ne
« mourraient pas pour toi dans le temps de tes infidélités et
« cruautés, comme j'ai fait et comme je suis prêt à faire et fais
« dans mes élus et au Saint-Sacrement.
« Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur. »
— Je le perdrai. Seigneur, car je crois leur malice sur « votre
assurance » .
Le Maître n'est pas venu pour perdre les pécheurs en les pous-
sant au découragement. Il est venu pour les sauver. S'il découvre
la mahce et le nombre des fautes, c'est pour les engager à la péni-
tence non pour y demeurer, mais pour aller à la grandeur (525).
Son intention est manifeste par le fait même qu'il nous découvre
nos péchés, et nous en inspire l'horreur. Ces sentiments sont un
effet de sa grâce, et nous savons que les dons de Dieu sont sans
repentance. Quand il commence un ouvrage c'est qu'il veut l'ache-
ver, pourvu, toutefois, que nous y collaborions \ On peut donc
« sans désespoir » s'approcher de Jésus-Christ pour entendre non
une sentence de condamnation, mais une accusation de nos fautes
avec promesse de pardon.
« Car moi, par qui tu l'apprends, t'en peux guérir, et ce que je
te le dis est un signe que je te veux guérir. »
Pascal ne l'a appris que d'une façon indéterminée. Il ne connaît
pas encore le détail de ses crimes. Comme les cœurs sont seuls
capables de voir Dieu, ils sont aussi les seuls à voir la malice de
leurs fautes. A mesure qu'ils connaissent mieux leur Seigneur, ils
1 781.
LAHORGUE : LE RÉALISME DE PASGAL. 19
290 APPENDICE I
connaissent mieux et leur néant, et la distance qui les sépare de
Dieu, « le véritable être », et la malice du péché, « le véritable
néant, parce qu'il est contraire à Dieu » (p. 90). La contrition en M
purifiant les cœurs les rend plus délicats et plus pénétrants. "
« A mesure que tu les expieras, tu les connaîtras, et il te sera dit :
« Vois les péchés qui te sont remis. Fais donc pénitence pour tes
« péchés cachés et pour la mahce occulte de ceux que tu connais. »
Pascal ne veut pas seulement être un pénitent ; les faveurs
de son Maître l'obligent à donner et son repos et son bien-être
et sa liberté et sa vie même. Il le veut avec une ardeur où entre
peut-être un peu de la présomption de saint Pierre :
« Seigneur, je vous donne tout. »
Il croit alors avoir rendu à son Maître tout ce qu'il en a reçu,
et il se complaît en sa générosité, oubliant qu'il n'aurait rien pu
faire si la grâce ne l'avait pas prévenu.
Jésus le rappelle sévèrement à la modestie : il n'y a pas de com-
paraison entre son amour et celui de Pascal. Le disciple l'aime
moins ardemment qu'il n'a aimé le péché ; et lui, il l'aime plus \
qu'il n'a aimé ces souillures. Que l'amitié du Maître ne lui soit donc ^
pas une occasion d'orgueil, elle est purement gratuite ; que ses
confidences ne soient pas une occasion de curiosité ; elles doivent
uniquement tendre à la charité. S'il n'a pas de lui-même la force de
tirer des conclusions pratiques de son oraison sublime, qu'il inter-
roge son directeur.
« — Je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes souillures,
« ut immundus pro luto.
« Qu'a moi en soit la gloire et non à toi, ver et terre. »
Interroge ton directeur quand mes paroles te sont une occa-
sion de mal et de vanité ou curiosité.
Ces reproches font rentrer Pascal en lui-même. Il reconnaît
son néant et par suite il comprend mieux tout ce qu'il y a de
gratuit et de généreux dans l'amitié de Jésus.
« Je vois mon abîme d'orgueil, de curiosité, de concupiscence.
« Il n'y a nul rapport de moi à Dieu, ni à Jésus-Christ juste. Mais
« il a été fait péché par moi ; tous vos fléaux sont tombés sur lui.
« Il est plus abominable que moi, et, loin de m'abhorrer,il se tient
« honoré que j'aille à lui et le secoure. »
L'amour du Sauveur mort pour nous, sa puissance qui l'a
ressuscité et en a fait le premier-né d'entre les morts redonnent
confiance au pécheur. Qu'il s'unisse à sa Passion et joigne ses plaies
aux siennes ; les plaies de son âme aux plaies du crucifié. Comme
il a guéri celles du corps il guérira aussi celles de l'âme.
La prière de Pascal, qui a commencé dans l'inquiétude, finit
dans la confiance.
« Mais il s'est guéri lui-même, et me guérira à plus forte raison.
LE MYSTÈRE DE JÉSUS 291
« Il faut ajouter mes plaies aux siennes, et me joindre à lui, et
« il me sauvera en se sauvant. Mais il n'en faut pas ajouter à
« l'avenir. »
Ces derniers mots annoncent les résolutions qui terminent toute
bonne prière. Elles vopt à la soumission du jugement, à l'humilité
et à la confiance.
Cette soumission de la raison à la sagesse divine manifestée par
les événements ou par la voix du directeur est un des traits de la
spiritualité pascalienne.
Au temps de la maladie, il refuse de décider lui-même si la santé
est préférable. « Je ne sais lequel m'est profitable de la santé ou
de la maladie, des biens ou de la pauvreté, ni de toutes les choses
du monde. C'est un discernement qui passe la force des hommes
et des Anges. » (p. 65.)
Devenu directeur de conscience, il donne des instructions en ce
sens. « Il est temps de commencer à juger de ce qui est bon ou
mauvais par la volonté de Dieu qui ne peut être ni injuste ni
aveugle, et non pas par la nôtre propre, qui est toujours pleine de
mahce et d'erreur. » (p. 215.)
Aujourd'hui il s'apphque à lui-même ces maximes. #
« Eritis sicut dii scientes bonum et maîum. Tout le monde fait
« le dieu en jugeant : Cela est bon ou mauvais; et s'afïligeant
« ou se réjouissant trop des événements. »
Cette résolution d'indifférence devant ce que le monde appelle
bien ou mal, prend racine dans les principes que Pascal a exposés
plus haut ; les événements sont les maîtres choisis par Dieu ; le
Christ nous est présent partout et il nous dirige toujours bien.
Laisse-toi conduire à mes règles.
Le ferme propos d'humilité et de confiance s'inspire de la vie
mystique de Jésus dans nos âmes. Il fait tout avec nous. Par suite
tout est grand et tout est facile. Nous ne devons jamais refuser
un travail parce qu'il est indigne de nous ou au-dessus de nos
forces ; la majesté de Dieu le rend glorieux et facile.
« Faire les petites choses comme grandes, à cause de la majesté
« de Jésus-Christ qui les fait en nous, et qui vit notre vie; et les
« grandes comme petites et aisées, à cause de sa toute-puissance. »
(553.)
Le mystère et le mémorial. — Si nous comparons le Mystère de
Jésus au Mémorial, nous constatons que la résolution de 1654 a
été tenue. Pascal s'était promis de n'aller à Dieu que par Jésus-
Christ, voie et vérité. Le Mystère réahse cette promesse. Jésus se
présente au début de la méditation, il y reste présent jusqu'à la fin
pour apprendre à son disciple comment on va au Père.
Il est une idée supposée plutôt qu^'énoncée dans le Mémorial,
292 APPENDICE I
et mise en pleine lumière par la méditation sur l'agonie, c'est la
vie mystique du Sauveur en nous, et, spécialement, sa vie souf-
frante. Il reste dans l'âme pour l'aider à connaître sa misère et pour
l'en guérir. De cette présence se tirent deux corollaires, eux aussi
mis en relief dans cette prière et qui inspireront bien des « Pen-
sées. 9 *
Le mystère et les «pensées», — Nous ne pouvons nous con-
naître que par Jésus-Christ.
Nous ne pouvons nous glorifier qu'en Jésus-Christ.
Toute la raison d'être de la mission de Jésus est le salut des
hommes. Cependant il ne veut pas les racheter sans qu'il ne leur
en coûte au moins des larmes et de l'humilité. Médecin de notre
misère, il commence par nous la révéler, dans la mesure où nous
pouvons en supporter la vue ; car si nous connaissions nos péchés
à découvert nous perdrions cœur.
Ceux qui ont connu l'homme en dehors de Jésus-Christ, ou ne
se sont complus qu'en ses grandeurs et ils se sont élevés contre
Dieu, ou ils sont restés honteux et découragés à la vue de leurs
faiblesses sans songer à se guérir. Le Pyrrhonisme a raison de dou-
ter de nos lumières sur ce point, car les hommes, avant Jésus-
Christ, ne savaient s'ils étaient grands ou petits.
Mais, en Jésus-Christ, nous connaissons notre noblesse et notre
abjection. Grandeur de l'âme humaine ! Jésus se tient honoré que
j'aille à lui ! Abjection ! poussière, ver, cloaque !
« Le christianisme est étrange. Il a donné à l'homme de recon-
naître qu'il est vil, et même abominable, et lui ordonne de vou-
loir être semblable à Dieu. » (537) Et cette double connaissance
est nécessaire, car la misère seule persuade le désespoir, et l'orgueil
persuade la présomption ; la connaissance de Jésus-Christ fait le
milieu, car nous y trouvons et notre grandeur et notre misère.
C'est pourquoi « Jésus-Christ est un Dieu dont on s'approche sans
orgueil, et sous lequel on s'abaisse sans désespoir. » (528)
Pas d'orgueil possible pour le juste. Certes il a raison de se glo-
rifier de la sagesse, jointe à la charité. Rien n'est plus noble, mais
elle vient de Dieu ; aussi est-il écrit : qui gloriatur in Domino
glorietur. (460) Elle vient du Christ vivant dans les justes. Qu'à
lui en soit la gloire et non à toi, ver et terre. « Les hommes, n'ayant
pas accoutumé de former le mérite, mais seulement le récom-
penser où ils le trouvent formé, jugent de Dieu par eux-mêmes. »
(490) Ils croient que le commencement, le progrès et la fin des vertus
dépendent de nous. Dans cette persuasion, ils chantent un cantique
à leur bonne volonté. Le fidèle fait monter son hymne de louange
jusqu'au Christ « ne sit eçacuata crux ! » il dit donc : « je bénis
tous les jours de ma vie mon Rédempteur... qui d'un homme plein
l'évolution catholique de pascal 293
de faiblesse, de misère, de concupiscence, d'orgueil et d'ambition,
a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce,
à laquelle toute la gloire est due, n'ayant de moi que la misère et
l'erreur. » (550)
APPENDICE II
L'évolution catholique de Pascal.
Quels ont été les véritables derniers sentiments de Pascal ?
Dès le lendemain de sa mort, amis et ennemis se sont posé cette
question, à laquelle sa nièce, Marguerite Périer, a consacré tout
un chapitre de ses Mémoires. Les récents travaux de M. Jovy ont
ravivé la discussion parmi les pascahsants. La plupart d'entre eux
ont essayé de déterminer l'état d'âme de Pascal mourant, par la
critique des témoignages externes. On a relu les écrits de sa sœur
et des jansénistes ; on s'est longuement penché sur la déposition
de son dernier confesseur, le P. Beurrier, curé de Saint-Etienne-
du-Mont. Une des plus considérables de ces études, et peut-être
la plus pénétrante, a été publiée par M. Monbrun ^
Notre intention n'est pas de reprendre ces recherches dans le
champ des témoignages extérieurs, mais plutôt d'interroger Pas-
cal lui-même, ses écrits et ses déclarations authentiques depuis
son entrée à Port-Royal jusqu'à sa mort. Le chemin à parcourir
est donc différent de celui de nos devanciers, mais nous en rejoin-
drons quelques-uns au terme, pour reconnaître les sentiments
cathohques de Pascal.
* *
L — l'opinion de pascal a l'époque des premières
PROVINCIALES (janvier-févricr 1656).
Pascal professe à ce moment les propositions de Janséniup.
Trois sur cinq se trouvent, crûment ou équivalemment, dans
les écrits suivants : Lettre touchant la possibilité d'accomplir les
commandements de Dieu. — Dissertation sur le véritahle sens de ces
paroles des Saints Pères et du Concile de Trente : les commande-
ments ne sont pas impossibles aux justes. — Discours où Von fait
^ Cf. Bulletin de Littérature ecclésiastique, 1911.
294 APPENDICE II
çoir qu'il ri' y a pas une relation nécessaire entre la possibilité et le
poui^oir^ etc., etc. ^.
D'après M. Michaut, ces travaux seraient de 1656 ; d'après
M. Lanson de 1655. Nous pensons, en tous cas, qu'on ne saurait
les dater de la fin des Provinciales (1657), ni des années suivantes,
parce que les propositions de Jansénius ne se trouvent plus dans les
ouvrages de cette époque (Lettres^ Pensées) ; quelques-unes y sont
même contredites.
\re Proposition de Jansénius : Quelques commandements de
Dieu sont impossibles aux justes avec les forces dont ils dis-
posent dans le moment, malgré leur volonté et leurs efforts ; et
la grâce qui les rendrait possibles leur fait défaut.
Proposition de Pascal : « Il serait inutile de rapporter plus de
passages (de saint Augustin) mais après avoir montré que le
Concile (de Trente) n'a pas entendu que les justes ont le pouvoir
prochain d'observer les commandements à l'avenir, il nous sera
bien aisé de voir qu'il n'a pu le prétendre, et qu'ainsi non seulement
il ne l'a pas fait, mais qu'il ne Ta pu faire ^. » « Cette définition de
ce XXI Je canon importe aussi nécessairement que les justes n'ont
pas toujours le pouvoir prochain de persévérer dans la prière, car
puisque les promesses de l'Évangile et de l'Écriture nous assurent
d'obtenir infailliblement la justice nécessaire pour le salut, si nous
la demandons par l'esprit de la grâce et comme il faut, n'est-il
pas indubitable. qu'il n'y a point de différence entre persévérer
dans la prière et persévérer dans l'impétration de la justice, et
qu'ainsi si tous les justes ont le pouvoir prochain de persévérer
à prier, ils ont aussi tous le pouvoir prochain de persévérer dans la
justice qui ne peut être refusée à leur prière : ce qui est formelle-
ment contraire à la décision du canon ^ ? »
« Et qu'il est vrai que Dieu ne refuse jamais le secours pour
les œuvres à ceux qui ne cessent point de le lui demander et
qu'en ce sens Dieu ne quitte point le juste que le juste le quitte,
mais qu'aussi Dieu ne donne pas toujours le secours pour prier et
qu'en ce sens Dieu laisse le juste avant que le juste le quitte^ de
sorte que ce délaissement est toujours conduit en sorte que pre-
mièrement Dieu laisse Vhomme sans le secours nécessaire pour prier,
et qu'ensuite l'homme cesse de prier et qu'ensuite Dieu laisse
l'homme qui ne le prie pas *. »
« Ceux que Dieu ne retient pas le quittent, ensuite de quoi il
les quitte ^. »
La même idée se retrouve dans les Pensées ®, mais ce qui est
^ Ces écrits se trouvent au tome le^ du Pascal inédit de M. Jovy. — * Jovy,
p. 43. — ' Jovy, p. 44. — « Jovy, p. 149. — » Joty, pp. 166, 171. — » 514.
l'évolution catholique de pascal 295
dit dans une lettre du 5 novembre 1656 ^ peut être interprété dans
un sens orthodoxe.
2^ proposition de Jansénius : On ne résiste jamais à la grâce
intérieure dans l'état de nature déchue.
Proposition de Pascal : « Dans la corruption qui a infecté l'âme
et le corps, la concupiscence s'étant élevée a rendu l'homme
esclave de sa délectation : de sorte qu'étant esclave du péché, il
ne peut être déhvré de l'esclavage du péché que par une délec-
tation plus puissante qui le rende esclave de la justice '^. » La liberté
« qui était dans Adam, était prochainement indifférente aux oppo-
sites, sans être liée ni d'un côté ni d'autre, mais depuis qu'elle est
tombée dans les liens de la concupiscence, elle est maintenant
hors d'état de se porter à Dieu si ce n'est que le lien de sa grâce
le tirant avec plus de force rompe ceux de la cupidité et lui fasse dire :
Seigneur, vous avez rompu mes liens ^ ». « Comme l'homme n'est
jamais délivré en cette vie de toute la concupiscence, il est clair,
par ces principes qu'il ne peut rester dans cette indifférence pro-
chaine de sa première condition. Hoc non est amplius in viribus...
Aussi saint Augustin n'a jamais entendu que l'homme pût sortir
des péchés et de la convoitise où sa corruption l'a précipité, s'il
n'en est tiré par une délectation plus puissante, non seulement
aussi forte, mais plus forte et absolument victorieuse comme il se
voit par tous ses écrits * ».
5^ proposition de Jansénius : Il y a erreur semi-pélagienne
à dire que le Christ est mort et a versé son sang pour tous les
hommes.
Proposition de Pascal : « Dieu s''est engagé de donner à ceux-là
la grâce de prier pour obtenir par là la grâce de bien vivre, mais
comme l'obhgation n'est qu'ensuite de sa promesse, il ne la doit
qu'à ceux à qui il a promis, c'est-à-dire aux seuls prédestinés ^ ».
« Dieu a envoyé Jésus-Christ pour sauver absolument et par des
moyens très efficaces ceux qu'il a choisis et prédestinés dans cette
masse, qu''il n'y a que ceux-là à qui il ait voulu absolument mériter
le salut par sa mort et qu'il n'a point eu cette même volonté pour
le salut des autres qui n'ont point été délivrés de cette perdition
universelle et juste *. »
L'on peut se demander quel degré de certitude Pascal entend
donner à ces propositions. Sont-elles certaines au point d'expri-
mer la vérité et d'être la norme d'après laquelle on doive con-
damner les autres opinions ? Il ne semble pas, sans quoi on ne
s'exphquerait pas son indulgence pour les Molinistes. Il loue
chez eux les deux qualités qu'il estime le plus : comme philo-
^ Cf. Brunschwicg, Pensées et opuscules, p. 217. — ^ Jovy, p. 130. — * Jovy,
p. 133. — * Jovy, pp. 134-135. — ^ Jovy, p. 100. — « Jovy, p. 110.
296 APPENDICE II
sophes, ils ont le souci de garder le sens commun et comme théo-
logiens ils ont le respect de l'autorité. Bien que leur avis doive être
considéré comme un égarement de l'esprit humain, ils restent
cependant dans le sein de l'ÉgHse ^ Leur égarement n'est donc
pas bien sérieux. Leur « opinion contraire à celle des Calvinistes,
produit un effet tout contraire. Elle flatte le sens commun que
l'autre blesse. Elle le flatte en le rendant maître de son salut ou
de sa perte. Elle exclut de Dieu toute volonté absolue et fait que
le salut et la damnation procèdent de la volonté humaine, au lieu
que dans celle de Calvin l'un et l'autre procèdent de la volonté
divine ^. »
Flatter le sens commun est peu ; aux yeux de Pascal mystique
il vaut mieux, souvent, être fou que sage. Mais voici un éloge de
plus de prix : « Si l'erreur des Molinistes afflige l'Église, leur
soumission la console... il suffît qu'elle parle par la bouche de ses
papes et de ses conciles, que la tradition de VÊglise leur est en
vénération, qu'ils n'entreprennent pas de donner aux paroles de
l'Écriture des interprétations particulières et qu'ils ont dessein de
suivre celles que la foule et la suite de ses saints docteurs et de ses
papes et de ses conciles y ont données 3. »
Ces aveux sont extrêmement importants. Ils montrent le
fond de l'âme de Pascal. Pour lui donc : 1® on peut être catho-
lique sans être janséniste ; 2° l'argument suprême en matière
théologique est l'autorité de l'Église et de la Tradition. Ceci
explique pourquoi sur son lit de mort il s'est rangé du côté de
Rome.
La voie est déjà ouverte vers de nouvelles positions dogma-
tiques.
IL — l'opinion de pascal depuis les dernières provinciales
jusqu'à la signature du premier formulaire
(janvier 1657-juin 1661)
Cette opinion nous est connue par les deux dernières Provin-
ciales, par le témoignage de Nicole et de M"^^ Périer, par quel-
ques Pensées *. Nous y voyons Pascal évoluer vers le thomisme
et l'universalité de la grâce ; autrement dit vouloir sauver la
liberté, et l'universahté de la Rédemption (contre les propositions
II-V de Jansénius).
Il a été frappé de ce que Mohna « flatte le sens commun ».
D'autre part, le Jansénisme, tel qu'on l'a enseigné jusqu'alors,
^ JovY. pp. 111-112. — 2 JovY, p. 109. — 3 JovY p. 112. — * Avec le P.
Petito.t, Pascal, pp. 362-363, nous croyons que la rédaction de V Apologie a
commencé, au plus tard, en 1659.
l'évoll'tion catholique de pascal 297
lui fait peur. La grâce le travaille. Il communique ses impres-
sions à Nicole, qui partage aussi ses sentiments sur le Molinismc ^.
Nicole travaille alors au Traité de la grâce générale dont on a dit
qu'un « jésuite aurait pu le signer. » Pascal l'encourage : « Feu
M. Pascal, écrit Nicole, avec qui j'ai le bien d'être très étroitement
uni, n'a pas peu aidé à nourrir en moi cette inclination. Car, quoi-
qu'il fut la personne du monde la plus roide et la plus inflexible
pour les dogmes de la grâce efficace, il disait néanmoins que, s'il
avait eu à traiter cette matière, il espérait de réussir à rendre cette
matière si plausible et de la dépouiller tellement d''un certain air
farouche qu'on lui donne, qu'elle serait proportionnée au goût de
toutes sortes d'esprits... S'il eût disposé de son esprit, il n'aurait pu
s'empêcher de s'y appliquer et d'essayer de rendre toutes ces
matières si plausibles et si populaires, que tout le monde y aurait
entré sans peine ^ » . ,
Nicole a fait l'essai de son système dans une lettre ajoutée à
la dix-huitième Provinciale ^. Dans le Traité de la grâce générale
et V Apologie qui le suivit, Nicole fait profession de Thomisme, et
de « largesse de grâces » : « Je vous avoue qu'en examinant en cette
matière ce qu'on appelle la doctrine des thomistes sur la grâce, je suis
entré de bonne foi dans ce sentiment, que cette doctrine était la plus
conforme aux règles de V Église * ». « J'ai donc cru, Monsieur, qu'il
serait utile de vous donner avis de faire plus d'attention sur les
sentiments de ces théologiens (thomistes) en vous montrant qu'ils
ne sont point déraisonnables, dans les points mêmes dont je savais
que vous aviez plus d'éloignement, comme est celui de cette largesse
de grâces intérieures qu'ils supposent que Dieu fait aux infidèles ^. »
Telles sont les idées nouvelles que Pascal connaissait et approu-
vait à la veille des deux dernières Provinciales. Combien y en avait-
il à les partager autour de lui ? Arnauld les combattait et, sans
doute, entraînait-il la majorité des solitaires. Aussi Pascal peut-
il écrire avec quelque vérité dans la dix-septième Provinciale :
« Je ne suis point de Port- Royal... Je n'ai d'attache sur la terre
qu'à la seule EgHse catholique apostoHque et romaine, dans laquelle
je veux vivre et mourir, et de la communion avec le Pape son sou-
verain Chef. ))
Dans la même lettre et dans lia suivante il affirme hautement
sa volonté de maintenir le hbre arbitre : « Dieu change le cœur
de l'homme par une douceur céleste qu'il y répand, qui surmon-
tant la délectation de la chair, fait que l'homme sentant d'un
costé sa mortahté et son néant, et découvrant de l'autre la gran-
deur de l'éternité de Dieu, conçoit du dégoust pour les déhces du
péché qui le séparent du bien incorruptible; et trouvant sa plus
' Cf. JovY, t. II. p. 376. — 2 JovY, t. II, p. 369. — ^ Jo\ y, t. II, p. 109. —
< JovY, t. II, p. 376. — 6 Ibid., p. 377-378.
298 APPENDICE II
grande joye dans le Dieu qui la charme, il s^y porte infailliblement
de luy-même par un mouvement tout libre^ tout volontaire, tout
amoureux, de sorte que ce luy serait une peine et un supplice de s'en
séparer. Ce n'est pas qu'il ne puisse toujours s'en éloigner et qu'il
ne s'éloignast effectivement s'il le voulait, mais comment le vou-
drait-il, puisque la volonté ne se porte jamais qu'à ce qui luy plaît
le plus et que rien ne lui plaît tant alors que ce bien unique qui com-
prend en soy tous les autres biens. » (Dix-huitième Provinciale.)
« Je vous déclare, mon Père, que vous n'avez plus rien à
reprendre en vos adversaires... Si vous en étiez mieux informé...
vous verriez, mon Père, que non seulement ils tiennent qu'o/i
résiste effectivement à ces grâces faibles qu'on appelle excitantes,
ou inefficaces, en n'exécutant pas le bien qu'elles nous inspirent :
mais qu'ils sont aussi fermes à soutenir contre Calvin le pouvoir
que la volonté a de résister même à la grâce efficace et victorieuse,
qu'à défendre contre Mohna le pouvoir de cette grâce sur la volonté;
aussi jaloux de l'une de ces vérités que de l'autre. Ils ne savent
que trop que Vhomme par sa propre nature a toujours le pouvoir de
pécher et de résister à la grâce... » (18^ Provinciale, 24 mars 1657).
Ces explications sont incomplètes. Avons-nous un pouvoir de
fait ou un pouvoir théorique de résister à la grâce ? Qui nous
décide à l'action en dernière analyse ? L'attrait irrésistible d'un
bien extérieur ou le plaisir de choisir pour le plaisir de choisir,
parce qu'on veut ? Pascal ne précise pas. Mais il faut reconnaître
du moins son désir sincère de sauver la liberté de tout détermi-
nisme, sous l'influence de !a grâce, même efficace. L'une et l'autre
sont sauvées : c'est ce qu'il admire dans le MoUnisme. « S'il y a
jamais un temps auquel on doive faire profession des deux con-
traires, c'est quand on reproche qu'on en omet un. Donc les
Jésuites et les Jansénistes ont tort en les celant, mais les Jansé-
nistes plus, car les Jésuites ont mieux fait profession des deux ^. »
Sur un autre point, Pascal a changé. Il ne soutient plus que
Jésus-Christ soit mort pour les seuls élus. « Jésus-Christ pour
tous. Moïse pour un peuple. Les Juifs bénis en Abraham... Mais
toutes nations bénies en sa semence... L'Éghse même n'offre le
sacrifice que pour les fidèles : Jésus-Christ a offert celui de la croix
pour tous^.» (La rehgion chrétienne)... crie aux plus impies qu'ils
sont capables de la grâce de leur Rédempteur ^. »
D'après ce qui précède, nous connaissons l'état d'esprit de
Pascal à l'égard des cinq propositions, à la veille de signer le pre-
mier Formulaire (8 juin 1661) :
lo II incline vers une théorie qui accorde la grâce efficace et
la fiberté. Le Jansénisme, tel qu'on le professe autour de lui, a
des airs farouches. Il préfère le Thomisme ;
* Pensées, 865. — * Ibid., 774. — » Ibid., 435.
1
l'évolution catholique de pascal 299
2° Cette nouvelle manière de comprendre la grâce lui paraît
être celle de Jansénius, de saint Augustin et de saint Paul. Pour
juger de ce dernier point, il n'est pas nécessaire de s'en remettre
à la raison et aux décisions de l'Eglise, car puisqu'il s'agit d'un
point de fait nous en croirons les sens, auxquels il appartient natu-
rellement d'en connaître. (18^ Provinciale.)
3<^ Il a formellement rejeté deux des cinq propositions ( la 2^
et la 5^) et, par voie de conséquence, la 3^ et la 4^. Il est à présu-
mer qu'il ne tient plus la première. Le fait qu'elle se trouve dans
le recueil des Pensées (n^ 514) ne prouve pas absolument qu'elle
soit contemporaine de cette deuxième période.
Lors donc qu'il s'agira de signer, Pascal pourra, en toute sin-
cérité, pousser dans ce sens les amis et les religieuses de Port-
Royal, tout en réservant la question de fait. Il rejette du fond du
cœur les cinq propositions : il se refuse à les voir dans Jansénius.
Sa sœur, M™^ Périer, qui considère comme accessoire la ques-
tion de fait, pourra donc écrire plus tard sans mentir : « Mon
frère ne s'est jamais rétracté et n'a jamais eu besoin de le faire,
n'ayant eu toute sa vie que des sentiments très purs et très catho-
liques ^. »
III. — DEPUIS le premier FORMULAIRE JUSQu'a LA RUPTURE
AVEC PORT-ROYAL (juin-novcmbrc 1661)
Ces six mois sont peut-être les plus agités de la vie de Pascal.
Rappelons les événements. Le mandement des vicaires géné-
raux de Paris, qui permettait de distinguer le fait et le droit est
révoqué par le Conseil d'État (9 juillet). Jacqueline Pascal, reli-
gieuse à Port- Royal, meurt d'avoir signé le premier formulaire.
Son chagrin était, non d'avoir condamné les cinq propositions,
mais d'avoir paru par là, condamner Jansénius, saint Augustin
et saint Paul (4 octobre). Un nouveau formulaire est proposé
(31 octobre). Il faut y répondre par oui ou par non, mais il n'est
pas défendu d'expliquer le sens de sa signature. On peut donc
encore distinguer le droit du fait. Pascal, très impressionné par
la mort de sa sœur, fait volte-face. Plus de distinctions équivoques.
Il rejette toujours la doctrine des propositions, mais il ne peut sous-
crire à une formule qui condamne, en fait, Jansénius, saint Augus-
tin... La guerre civile est à Port-Royal. Pascal le quitte définiti-
vement au mois de novembre.
De cette époque il ne reste qu'un seul ouvrage de sa main :
Ecrit sur la signature de ceux qui souscrivent aux Constitutions en
1 JovY, t. II, p. 467.
300 APPENDICE II
cette manière : « Je ne souscris qu'en ce qui regarde la foi », ou
simplement : « Je souscris aux constitutions touchant la foi ^. »
Pascal y permet toujours de souscrire aux cinq propositions^
mais à une condition seulement : c'est qu'on « excepte la doc-
trine de Jansénius, en termes formels ». Signer le formulaire
« sans restrictions » ou « en ne parlant que de la foi » c'est signer
la condamnation de Jansénius et de la grâce efficace. Or, le parti
de Port- Royal ne voulait parler que de la foi. En vain, Pascal
leur représentait que cette « voie moyenne » ne pouvait sauver
V Augustinus, puisque l'intention du Pape et des évêques était de
faire recevoir la condamnation de Jansénius comme une chose
de foi, tout le monde le disant publiquement et personne n'osant
dire pubhquement le contraire ; en vain, les amis de Pascal com-
posent-ils un long mémoire dans le même sens ^ ; Arnauld, Nicole
et les autres s'obstinent à marcher dans la voie moyenne.
La dispute s'échauffe. Pascal recommence contre les Jansé-
nistes un genre de polémique qui rappelle les Provinciales. Il
s'attire les mêmes réphques, très dures à son amour-propre de
théologien. Il était heureux d'écrire : « Ceux-là honorent bien
la nature qui lui apprennent qu'elle peut parler de tout et même
de théologie. » Encore faut-il en parler sciemment. Aujourd'hui,
amis et ennemis sont d'accord sur son ignorance théologique.
Nicole lui dit qu'il « ne s'est pas seulement laissé abuser sur les
citations ; il n'a rien compris aux diverses opinions qui ont été
soutenues par les disciples et amis de Jansénius, avant et après
les Bulles ; il s'y est embrouillé et empêtré ^. »
Les deux partis s'affrontent dans une conférence : « Tous
ces Messieurs étaient là, écrit Marguerite Périer, nièce de Pas-
cal, dont je ne puis dire les noms, car je ne les sais pas sûrement,
sinon M. Arnauld et M. Nicole, tous ces Messieurs donc, après avoir
entendu les raisons de part et d'autre par déférence ou par convic-
tion se rendirent au sentiment de M. Arnauld et de M. Nicole,
car c'étaient eux qui avaient trouvé cette restriction. (Je ne sous-
cris qu'en ce qui regarde la Foi). M. Pascal, qui aimait la vérité
par-dessus toutes choses, qui d'ailleurs était accablé d'un mal de
tête qui ne le quittait point, qui s'était efforcé pour leur faire sen-
tir ce qu'il sentait lui-même, fut si pénétré de douleur qu'il se
trouva mal, perdit la parole et la connaissance. Tout le monde fut
surpris, on s'empressa pour le faire revenir : ensuite, ces Messieurs
se retirèrent. Il ne resta que M. de Roannez, M'"^ Périer, M. Périer
le fils et Domat qui avaient été présents à la conversation. Lors-
qu'il fut tout à fait remis, M™e Périer lui demanda ce qui avait
causé cet accident. Il répondit : « Quand j'ai vu toutes ces per-
* Brunschwicg, p. 239 sq. — * Jovy, t. II, pp. 41-135. — ' Strowski, Pascal
et son temps, t. III, p. 376.
l'évolution catholique de PASCAL 301
sonnes que je regardais comme étant ceux à qui Dieu avait fait
« connaître la vérité et qui devaient en être les défenseurs, s'ébran-
« 1er et sembler l'abandonner, je vous avoue que j'ai été si saisi
« de douleur que je n'ai pu la soutenir et qu'il a fallu y succom-
« ber ^ »
Quelque temps après (novembre 1661), Biaise Pascal quittait
définitivement Port- Royal.
A propos de cette scène et de cette rupture, on a écrit que
Pascal « était plus Janséniste que les Jansénistes », que loin
d'évoluer vers l'orthodoxie, il évoluait vers le schisme. Ces formules
nous paraissent trop absolues. Tant pis pour ceux qui n'aiment
pas le « distinguo », il est de rigueur ici.
Il faudrait s'entendre sur le sens du mot « Janséniste » :
1. Si l'on entend par là un tenant de la doctrine condamnée
dans les cinq propositions (question de droit ou de foi), Pascal
n'est pas Janséniste. Dans la période précédente, il a répudié les
dogmes « farouches », et pendant celle qui nous occupe jamais
ni lui ni ses amis ne reviennent sur ces points : accord de la grâce
efficace et de la liberté. Jésus-Christ est mort pour tous. Ils veulent
signer le formulaire, pourvu qu'ils ne condamnent pas Jansénius
(question de fait). Ils ne luttent que pour ce dernier.
Mais, dira-t-on, condamner les dogmes farouches et vouloir
sauver Jansénius n'est-ce pas contradictoire ? Dans le fond,
oui, puisqu'ils sont inscrits dans V Augiistinus, aux yeux des
Pascaliens non, puisqu'ils ne l'y voient pas. Au contraire, ils
y voient une doctrine toute pure et toute catholique, celle de saint
Thomas et de saint Paul. Le Pape a été trompé sur le véritable
sens de Jansénius ; il faut crier « jusqu'à ce qu'il vienne un pape
qui écoute les deux parties et qui consulte l'antiquité pour faire
justice. »
2. Si l'on entend parJanséniste un homme qui résiste au Pape
sur la question de fait, Pascal l'est en effet ; un cathoHque devait
signer le Formulaire purement et simplement « sans queue. »
Pascal refuse de se soumettre parce qu'il ne connaît pas l'étendue
du pouvoir du Souverain Pontife. Celui-ci est-il infaillible per-
sonnellement ou seulement en union avec le Concile œcuménique ?
Cette infaillibilité est-elle restreinte aux questions de foi ou va-
t-elle jusqu'à celles de fait ? Pascal et ses amis ne sont pas fixés.
Sur le dernier point, ils vont jusqu'à écrire : « Que par la signature
du Formulaire sans explication ni restriction, on contribue à faire
passer un fait non révélé pour une matière de foi, ce qui est une
hérésie ^, »
3. Cependant si Pascal rompt avec Port- Royal, ce n'est pas
en raison de la soumission du parti au Souverain Pontife. Ce
* JovY, t. IL p. 185-187. — 2 JovY, t. II, p. 61.
302 APPENDICE II
motif consacrerait presque définitivement la révolte et rendrait
bien difficile un retour en arrière. Le parti de la « voie moyenne »
a essayé d'accréditer cette légende. En réalité, Pascal quitte ses
anciens amis parce qu'ils manquent de sincérité. Jansénius leur
paraît orthodoxe comme à lui ; et cependant ils n'ont pas le cou-
rage de l'exclure formellement de la condamnation. Au lieu
d'excepter le fait, ils se contentent d'accepter le droit. Leur motif
n'est pas l'amour de la vérité, mais celui des biens terrestres, ils
veulent leur assurer tranquillité et conserver les petites écoles.
Leur voie moyenne « est abominable devant Dieu, méprisable M
devant les hommes, et entièrement inutile à ceux qu'on veut perdre
personnellement. » Leur autorité doctrinale et morale était jusqu'à
ce jour sa raison de croire ; leur amitié, sa raison de rester à Port-
Royal. L'amitié a été refroidie par leurs injures, leur autorité
intellectuelle a été diminuée par les changements dont il les accuse,
et leur valeur morale s'est révélée faible depuis leurs manques de
sincérité. Les colonnes de la vérité s'écroulent : Pascal doit aller ^
chercher ailleurs des bases plus solides à sa foi. Il se retire de leur
compagnie et désormais il va faire appel à d'autres lumières.
4
à
IV. — DEPUIS LA RUPTURE AVEC PORT-ROYAL JUSQU'a LA MORT
(novembre 1661-août 1662)
Pascal vit retiré chez lui ou chez sa sœur, M"^^ Périer. Très
souffrant pendant les derniers mois, il ne songe guère qu'à se
préparer à la mort. Nous connaissons son état d'âme par les
Mémoires du P. Beurrier, son dernier confesseur. Un premier
écrit a été composé par lui à la demande de l'archevêque de Paris
pour justifier que Pascal n'était pas mort hérétique. Les contem-
porains en ont eu connaissance ^. L'autre, plus étendu, a été
pubhé par M. Jovy ^. Il a pour titre : « De la maladie et de la mort
de M. Pascal et de ce qui s'est passé à cette occasion ^. »
Voici les principaux passages des deux Mémoires, sur les dis-
putes de la grâce, et la soumissio*i due au Souverain Pontife.
« Dans toutes les conversations qu'il a eues avec lui pendant
» Voirie texte dans Jovy, t. II, pp. 404-406. — * T. II, pp. 487-500. — » Résumé:
Pascal a fait quérir spontanément le P. Beurrier, six semaines avant sa mort,
et il l'a vu plusieurs fois pendant ce temps. Il lui dit que, depuis deux ans, il s'est _
retiré du monde, pour travailler à une Défense de la Religion (p. 489) ; il déplore ■
les disputes, entre les fidèles, sur la grâce et l'autorité du pape ; sur ce dernier
point, il s'en remet au sentiment de l'Église (p. 490) ; il condamne la morale relâ-
chée, ce que le P. Beurrier approuve fort (p. 491). Par M^^ Périer, le P. Beur-
rier apprend quelques détails sur la jeunesse de son frère (pp. 492-494), vertus
et mort de Biaise (pp. 494-496). Le P. Beurrier revient sur les sentiments de Pascal
à l'égard du Souverain Pontife, et explique dans quelles circonstances il a com-
posé son écrit à l'archevêque (pp. 498-499).
l'évolution catholique de pascal 303
sa maladie, il (Beurrier) a remarqué que ses sentiments étaient tou-
jours fort orthodoxes et soumis parfaitement à l'Église et à notre
Saint Père le Pape. De plus, il a dit, dans une conversation fami-
lière, qu'on l'avait embarrassé dans le parti de ces Messieurs, mais
que depuis deux ans il s'en était retiré, parce qu'il avait remar-
qué qu^ils allaient trop avant dans les matières de la grâce et quHls
paraissaient avoir moins de soumission qu'ils ne devaient pour notre
Saint Père le Pape, que néanmoins il gémissait aussi de ce qu'on
relâchait si fort la morale chrétienne et que, depuis deux ans il
s''était tout à fait attaché aux affaires de son salut et à un dessein
qu'il avait contre les athées et les politiques de ce temps en matière
de rehgion ^. »
« Il me mit ensuite sur les matières du temps qui faisaient tant
de bruit entre les doctes catholiques sur la doctrine de la grâce, de la
puissance et autorité du Pape, sur les cas de conscience et la morale
chrétienne, et me dit qu'il gémissait avec douleur de voir cette
division entre les fidèles qui s'échauffaient si fort dans leurs dis-
putes, soit de vive voix, soit par écrit, qu'ils se décriaient mutuelle-
ment avec tant de chaleur que cela préjudiciait à l'union et à la
charité qui les devait plutôt porter à joindre leurs armes spiri-
tuelles contre les véritables infidèles et hérétiques que de se battre
ainsi les uns les autres ; m'ajoutant qu'on l'avait voulu engager
dans ces disputes mais que depuis deux ans il s^en était retiré pru-
demment, vu la grande difficulté de ces questions si difficiles de la
grâce et de la prédestination, selon Vaveu même de saint Paul qui
s'écrie : « 0 altitudo... ^ »
« Et pour la question de Vautorité du Pape il l'estimait aussi
de conséquence, et très difficile à vouloir connaître ses bornes et
qu'ainsi n'ayant point étudié la scolastique et n'ayant eu d'autre
maître tant dans les humanités que dans la philosophie et dans la
théologie que son propre père qui l'avait instruit et dirigé dans la
lecture de la Bible, des Conciles, des Saints Pères, et de l'histoire
ecclésiastique, il avait jugé qu'il se devait retirer de ces disputes
qu'il croyait préjudiciables et dangereuses, car il aurait pu errer
en disant trop ou trop peu, et ainsi quHl se tenait au sentiment de
r Église touchant ces grandes questions et qu'il voulait avoir une par-
faite soumission au vicaire de J.-C, qui est le Souverain Pontife ^. »
De l'examen de ces textes on en vient aux conclusions sui-
vantes qui nous permettent de mesurer le chemin qu'a parcouru
Pascal dans le sens de l'orthodoxie :
1° Pascal a pris conscience de la difficulté des questions théo-
logiques. Ses études, la lecture de saint Paul, le souvenir récent
des disputes de Port- Royal où les plus doctes étaient aux prises,
l'ont amené à ce résultat.
» JovY, t. II, p. 405-406. — a JovY, t. II, p. 490. — " Jovy, t. II, pp. 490-491.
304 APPENDICE II
2° Il ne se croit plus capable de les résoudre par lui-même. Il
a Vhumilité intellectuelle^ si nécessaire en matière de foi (sou-
mission de la raison, écrivait-il). Que d'autres honorent la nature
en parlant de tout et même de théologie, lui n'a pas été préparé
à cet honneur n'ayant eu d'autre maître que son père, dans les
sciences sacrées. Nous sommes bien loin de cette confiance en soi
que respirent tous les écrits théologiques de Pascal, depuis la Lettre
touchant la possibilité d'accomplir les commandements de Dieu
(1655) jusqu'à VÉcrit sur la signature... (1661). Ici, pas trace d'ex-
pressions dubitatives, Pascal est toujours certain : « J'ai la vérité,
nous verrons qui l'emportera. » Aujourd'hui, nous avons devant
nous un modeste enfant de l'ÉgUse qui confesse son ignorance.
Parions que Nicole, en le traitant de « ramasseur de coquilles »,
n'a pas été étranger à cette conversion.
3° Des sentiments il est passé à des actes méritoires. Non seule-
ment il a rompu avec les partisans « de la voie moyenne »,
mais il a abandonné les intransigeants qui voulaient l'engager
à continuer la résistance au Pape et aux évêques : « On a voulu
l'engager dans ces disputes ». Qui donc ? Il ne s'agit ni de Nicole
ni d'Arnauld, ni de tous ceux dont il dénonçait la soumission
hypocrite, mais de ses intimes qui refusaient ou de signer simple-
ment, ou d'ajouter à la signature une restriction équivoque. Il
était leur chef, leur maître : le long mémoire De la signature du
Formulaire ^ et la réponse de Domat à Arnauld ^ lui ont été soumis.
Aujourd'hui , il refuse de les mener à la bataille, non par fatigue,
mais par crainte de se tromper. Il est toujours dur et méritoire de
quitter des hommes avec qui on s'est compromis. Pour qui connaît
la fidélité de Pascal, cela ne s'exphque que par un changement de
convictions, au sujet de l'autorité pontificale.
40 Quelle est son opinion nouvelle ? Autrefois deux points lui
paraissaient acquis :
a) Le Pape est le premier dans l'Église, il est au-dessus du
Concile ; toutefois, il ne saurait être infaillible qu'uni au Con-
cile ^. Là-dessus pas de conteste ; « les bornes » ne sont que celles
de la foi et de la morale.
b) Il n'a pas d'infailhbihté personnelle ; il peut être surpris ^
faire dégénérer son autorité en tyrannie ^.
C'est pour maintenir cette autorité dans « les bornes » que
Pascal a lutté énergiquement pendant six mois, et qu'il en appelait
du Pape mal informé au Pape mieux informé.
Aujourd'hui, « les bornes » ne paraissent plus restreindre le
champ ; elles s'éloignent et élargissent le domaine. Où se posent-
elles ? Pascal ne le sait pas : « Il est difficile, dit-il, de vouloir
^ JovY, t. II, p 41. — 2 JovY, t. I, pp. 234-260. — ^ Pensées, 871-872. — * Ibid.,
882. — 5 ihid., 871.
1
l'évolution catholique de pascal 305
connaître ses bornes. » Ce n'est donc pas purement et simplement
une profession de foi en l'infaillibilité, mais c'en est encore moins
la négation. Il incline plutôt vers l'afTirmative et il s'en remet pour
le fond « au sentiment de l'Église ». Plus de cris de révolte : « Je
suis seul... mais j'ai la vérité ». Le voilà dans l'orthodoxie ^
Cette évolution et son terme ne peuvent nous surprendre si
nous réfléchissons à la nature de son génie. A Port-Royal, comme
à Clermont, Pascal reste avant tout un chercheur. II a fait des
conquêtes dans les sciences profanes, il va en faire maintenant
dans la vertu. Toujours à la poursuite de la vérité rehgieuse et de
la perfection morale, il les cherche l'une et l'autre dans le détache-
ment de toute créature et dans un attachement plus étroit au
Christ et à l'Église. La première conversion ne lui a guère donné
qu'une estime intellectuelle pour la religion ; la deuxième lui donne
un amour pratique. Celui-ci se traduit par un renoncement effectif
à la triple concupiscence.
Ce progrès dans la charité va de pair avec le progrès dans la
foi. Au début, elle n'est pas éclairée comme celle d'un théolo-
gien. Pascal a bien le goût des sciences sacrées, mais non encore
* Que valent les Mémoires du P. Beurrier ? L'auteur était estimé dans le
monde et dans son ordre. Ses autres écrits (cf. Jovy, t. III) montrent son zèle
et son succès apostolique auprès des hommes cultivés. On ne peut donc douter
ni de sa bonne foi ni de son intelligence. On a fait toutefois quelques réserves sur
la valeur de son témoignage.
a) Son attestation des sentiments catholiques de Pascal lui a été arrachée par
l'archevêque, sous la pression de la peur.
Rép. 1. C'est loin d'être prouvé. 2. Les mémoires inédits que M. Jovy vient de
publier ont été écrits spontanément ; ils confirment et développent le premier
témoignage.
b) Ce témoignage est équivoque, Beurrier n'a pas compris Pascal quand celui-
ci lui disait que ceux de Port-Royal « allaient trop loin dans les matières de la
grâce et qu'ils paraissaient avoir moins de soumission qu'ils ne devaient pour
notre Saint Père le Pape. »
Rép. Le P. Beurrier a reconnu lui-même que l'expression « aller trop avant »
signifiait « aller trop loin dans les concessions» (t. II, p. 454) (question de fait)
et dans le rigorisme des doctrines (question de droit). Nous avons d'ailleurs
montré plus haut que Pascal, Nicole et d'autres, sans doute, avaient abandonné
le jansénisme doctrinal. L'erreur du P. Beurrier est donc sans importance pour
notre sujet. S'est-il également mépris sur les sentiments de Pascal à l'égard du
Souverain Pontife ? M™» Périer ne lui demande pas de rectification sur ce point.
Cela, il est vrai, ne prouve pas grand'chose, puisqu'elle avait intérêt à laisser
croire à l'obéissance de son frère. Mais ici, la confusion n'était pas possible,
t Avoir moins de soumission qu'on ne doit » ne peut pas être traduit : « avoir
plus de soumission qu'on ne doit ». Pascal a bien dénoncé par ces paroles l'hypo-
crisie de ceux qui se soumettaient extérieurement sans renoncer à leur sentiment.
Plus bas il nous donne d'ailleurs son opinion propre quand il déclare ne pas con-
naître les bornes de l'autorité romaine.
c) Le récit du P. Beurrier fourmille d'inexactitudes.
Rép. Pour la vie de Pascal avant leur rencontre, c'est possible. Pour le temps
où il l'a vu, c'est-à-dire sur les six dernières semaines, non.
LAHORGirE : LR RÉALISME DE PASCAL. 20
306 APPENDICE II
la maîtrise. Lui-même avoue son ignorance. Dans ces conditions
on peut s'attendre à des progrès, à des erreurs même, et à des
retours à la vérité. Ce sera affaire de circonstances et de bonne
volonté. Les circonstances, c'est-à-dire les fréquentations de sa
famille à Rouen, puis l'entrée de Jacqueline à Port- Royal engagent
ce théologien novice parmi les Jansénistes, et puis dans le Jan-
sénisme. L'autorité intellectuelle et morale de Nicole, d'Arnauld
et de quelques autres solitaires lui fait d'abord accepter presque
aveuglément les cinq propositions. Qu'on relise les dissertations
théologiques de Pascal à cette époque ! On y sent l'effort du dis-
ciple pour s'assimiler la doctrine du professeur. Leur tour pénible
contraste avec celui des autres ouvrages, où Pascal est vraiment
maître de son sujet.
A la réflexion, son esprit et son cœur réagissent contre la doc-
trine janséniste. Son cœur est passionné pour le salut de ses amis,
la perfection, le soulagement des pauvres et des malheureux.
Comment aurait-il accepté sans révolte les dogmes jansénistes
contraires à la liberté et à l'universelle rédemption ? Il en vient
à les renier.
A mesure qu'il devient plus théologien, il apprend à mieux
estimer l'autorité des Conciles et du Pape, et il met l'Église uni-
verselle au-dessus de l'Éghse de Port- Royal. Ce que gagne sa
science, l'autorité d'Arnauld le perd. Il ne jure plus autant que
jadis in i>erba magistri. Cependant, il s'incline encore devant
l'autorité morale des soHtaires. Elle l'empêche de croire qu'ils
soient dans Terreur en résistant aux évêques et au Pape. Mais
bientôt quand ils recourent à l'équivoque pour assurer leur tran-
quillité, ils découvrent le fond de leur âme méprisable. Pascal
les quitte, et, délivré de leur tutelle tyrannique, il va chercher un
guide plus sûr dans la grande Église.
Pierre-Marie Lahorgue.
TABLE DES MATIÈRES
Première Partie. — La Philosophie.
CHAPITRE PREMIER.
LES LOIS GÉNÉRALES DU MONDE.
I. L'exemplarisme
Métaphysique exemplariste. — Idées fondamentales : idée d'imitation,
idée d'unité. — Le modèle suprême : la charité de Dieu. — Pre-
mière image : le Christ et l'Église. — Deuxième image : la syno-
gogue. — Troisième image : la nature 1
L'exemplarisme humain en esthétique, en morale, en logique. Le sub-
jectivisme. — Le modèle intérieur, en quoi il consiste. — La part
de l'objet dans le jugement. — Au début de la vie intellectuelle,
dans la suite : en esthétique, en morale 7
II. Les proportions
Le proportionnalisme corollaire de l'exemplarisme et du fmalisme. —
Rapport entre les différentes parties du monde 15
> La religion chrétienne est proportionnée à l'homme. — L'homme doit
s'adapter à son action 17
Il faut proportionner la vérité à l'homme. — L'éloquence consiste à
proportionner la vérité à l'esprit, à ses deux entrées. — A son amour
de la nouveauté, de la vérité, à son tempérament particulier, au
but du discours 19
Application des principes : 1° éviter l'ordre synthétique ; 2° être uni-
versel. Dans quelle mesure on reçoit la vérité 21
Les proportions et l'art d'agréer 24
III. La finalité et l'amour
Dieu a tout fait pour le Christ, pour l'Église 26
Afin de nous ramener à Lui Dieu met l'amour au fond de notre cœur
celui de la beauté, de la gloire, de la vérité 27
L'amour vicié par la concupiscence ne satisfait pas l'homme. — Le cœur
purifié par la grâce mène à Dieu, à travers le monde sensible et la
vérité, par Jésus-Christ 28
En quoi consiste la charité : à aimer l'être nécessaire, à lui subordonner
l'amour de soi 31
308 TABLE DES MATIÈRES
Pascal et Descartes
Le système de Pascal est celui de la destinée humaine. — Pascal et Des-
cartes : différence de tempéraments et de buts. — Cette différence
de buts apparaît dans la morale. Le Dieu de Descartes est cause
efficiente, celui de Pascal est charité et cause finale. — Homo-
généité du monde d'après Descartes ; hétérogénéité d'après Pascal.
— Descartes considère l'homme comme un tout, Pascal comme la,
terme d'un rapport (33
CHAPITRE IL
LA NATURE HUMAINE.
Le milieu. — Le bas bout.
L'homme au centre du monde. — Le haut bout, le bas bout, le
milieu 39
I. Vactivité de Vhomme est ondoyante, non pas capricieuse mais oscil-
lant entre les deux bouts 42
« Médiocrité » de l'activité intellectuelle. — Sa portée. — Médiocrité
de l'activité morale. — Idéal de l'activité : rester au milieu. 43
II. Le péché originel nous ramène au « bas bout ». — La concupiscence
devient notre nature. — Elle consiste dans l'amour-propre. — Ses
suites : inquiétude, contrariétés, rupture d'équilibre. . . 45
III. Ce qui reste après la chute. — Grandeur de l'homme : elle consiste
dans la pensée. — Son essence est de comprendre. — Misère de
l'homme : elle consiste dans la sottise de la pensée. — L'esprit est
vide, et même souvent fermé à la vérité 47
Grandeur du cœur humain, fait pour aimer Dieu. — Il a toujours
quelque conscience de cette grandeur. — Misère du cœur : agita-
tion, vanité, haine de soi 50
IV. Le problème des contrariétés. — Sa solution.
Conclusions pratiques : amour modéré de soi, pour trouver la vérité 52
CHAPITRE IIL
LA CONNAISSANCE NATURELLE.
Définition de la connaissance . 53
I. Les proportions
A. Proportion de grandeur. — L'infini de grandeur, l'infini de petitesse.
— Il n'y a que de l'infini. — Capacité de l'esprit : il ne perçoit
que le « milieu ». — Il connaît proprement le fini. — Nécessité de
tenir compte des vérités contraires 55
TABLE DES MATIÈRES 309
B. Proportion de simplicité. — L'analogie 57
C. Proportion de moralité. — Effets de l'amour. — Nécessité d'aimer
le bien général 58
II. Les facultés de connaître
A. Les facultés directes.
1° L'instinct intellectuel et l'indémontrable. — Supériorité de l'instinct
intellectuel (cœur, esprit de finesse...) sur la raison ... 59
2° La raison et le démontrable. — Sa dépendance de l'instinct intellec-
tuel 61
B. Les facultés auxiliaires.
1° L'amour ; 2° la coutume 62
III. Les puissances trompeuses
1° L'amour-propre ; 2° l'imagination ; 3° la coutume .... 63
IV. Le Pyrrhonisme
Ce qu'on entend par Pyrrhonien. — Arguments de Pascal pour et contre
le Pyrrhonisme. — Ces contradictions apparentes s'expliquent par
le but de Pascal: exalter l'instinct intellectuel devant les sceptiques,
humilier la raison devant les dogmatistes exagérés, vanter les puis-
sances de connaître devant les dogmatistes modérés ... 66
Puissance de la raison, en dehors de la foi ; son domaine, sa certitude 71
V. Conclusion
Pas de scepticisme radical. — Scepticisme de fait à l'égard de la plupart
des hommes. — Nécessité corrélative de la révélation et de la foi. —
Fidéisme modéré et légitime de Pascal 75
CHAPITRE IV.
LA SOCIÉTÉ ET LA POLITIQUE.
I. Le royaume de la charité
Constitution du corps social. — Son âme \ elle est le principe de son
bonheur. — Les membres supérieurs. — Les bases de la hiérarchie :
les trois ordres de grandeurs, la charité, la vérité, les richesses . 82
Principes de l'activité. — Le souverain bien : la paix. — Nécessité de
l'ordre. — La 1^® place à Dieu et aux saints — la 2^ aux savants
et aux habiles — la 3® aux capitaines. — La nécessité de la charité
pour maintenir l'ordre. — Charité envers Dieu, et envers le pro-
chain. — Haine au « moi » ^6
1
I
1
310 TABLE DES MATIÈRES
II. Le royaume de la forge
L'homme séparé de Dieu ne vit plus que pour soi. — Il a la haine de
Dieu et de l'autorité. — Il est impuissant à faire le bien et à le con-
naître. — Il ignore la vraie justice. — Instabilité de la paix. 89
Bases de la hiérarchie ; les valeurs extérieures : la force, la richesse, la
naissance. — Légitimité de l'ordre basé sur la force. — La coutume
remplace la vraie justice, la force fait respecter la coutume ; elle
s'impose à l'imagination, à la concupiscence. ... 92
III. Conclusion
Le système politique de Pascal tient à la fois du code de la charité et
de celui de la force 97
IV. RÉALISME ET POSITIVISME
/ Pascal et Comte ont les mêmes idées sur l'homme. — Ses principes
d'action, l'importance de la morale et de la religion. — Différences
de leurs systèmes : optimisme de Comte et pessimisme de Pascal ;
de là vient que l'un réprouve l'emploi de la force et l'autre y fait
appel, l'un croit au progrès indéfini et non pas l'autre ... 98
CHAPITRE V.
CONCLUSION. — LE RÉALISME EN PHILOSOPHIE
I. Le réalisme dans l'étude de l'homme
La méthode du péripatéticien et celle du posiviste. — Celle de Pascal.
Étendue de son étude. — Originalité des résultats . . . . 101
II. Le réalisme dans le règlement de notre activité
De l'appétit du Bien. — Moyens de l'atteindre : 1° se faire un tempéra-
ment sain ; 2° rester unis par charité au corps social ; 3° ou y être
enchaînés par force 103
f
TABLE DES MATIÈRES 311
Deuxième Partie. — L'Apologétique.
CHAPITRE PREMIER
INTRODUCTION.
De la possibilité et des moyens de connaître Dieu
Qualités du Souverain Bien . T . 106
I. Possibilité de connaître Dieu 106
A. Proportion de grandeur 107
L'homme est capable de connaître Dieu, mais faiblement. . . 108
B. Proportion de simplicité 108
C. Proportion de moralité 108
L'homme est indigne de Dieu ; qui est caché, et ne se découvre que par
miséricorde, dans le clair-obscur, grâce à Jésus-Christ. . .108
II. Moyens de connaître Dieu 110
A. V inspiration. — Le cœur 111
Nécessité de la grâce. — Sa nature. — Son siège : le cœur. L'humilité
naturelle du cœur. — Effets de la grâce : l'équilibre, l'humilité,
l'amour, la lumière . , . . • A^-^
B. La raison / 115j
Nécessité d'un usage modéré de la raison. — Elle doit : \^ convaincre
l'indifférent de folie ; 2° le pousser à l'étude sérieuse de la religion ;
3° lever le scandale des mystères ; 4° démontrer la possibilité de
connaître Dieu ; 5^ donner des preuves de son existence et de la
divinité de la religion chrétienne 115
Inutilité de la connaissance de Dieu par la raison. — Excellence de celle
que nous donne le cœur 119
Soumission de la raison au cœur 119
C La volonté. — V Argument du pari 122
Rôle de la volonté : ouvrir les yeux 122
L'adversaire de Pascal dans le pari. — Le but du pari : diminuer les
passions ; ce qu'il suppose : une connaissance théorique de la reli-
gion, sans convictions. — Sa nécessité. — Objections de l'incrédule
et réponse de Pascal 123
D. La coutume 128
Son but : garder les conquêtes de la volonté et de la raison. . . 128
CHAPITRE II.
JÉSUS-CHRIST, VÉRITABLE DIEU DES HOMMES.
Caractères de notre connaissance de Dieu, sans Jésus-Christ : obscurité,
impuissance; avec Jésus-Christ : clair-obscur, force. . .129
I. Sans Jésus-Christ, il faut que l'homme soit dans le vice et la misère.
Il ne peut mériter la charité 130
312 TABLE DES MATIÈRES
II. Avec Jésus-Christ, tous peuvent être sauvés. Sa croix nous mérite
la grâce et l'union à Dieu constante. — La grâce est offerte à tous,
même aux pécheurs 131
III. Comment Jésus-Christ nous fait-il connaître Dieu ?. . . 132
A. Il nous inspire la modestie par la révélation de notre misère, et de
notre grandeur, par la manière claire et obscure d'enseigner, de se
révéler 132
B II nous donne en lui-même des preuves de Dieu. — Ses exemples nous
montrent où est le vrai bien 135
CHAPITRE III.
LES PREUVES DE JÉSUS-CHRIST.
L'immanence de la foi et les preuves subjectives.
I. V immanence absolue 137
Importance du Moi dans l'œuvre de Pascal, jusque dans ses théories
mystiques. Celles-ci, cependant, excluent la méthode d'immanence
absolue. Dieu ne se communique pas directement à tous, ni tou-
jours. — La vérité vient de Dieu et des hommes. . . . 137^^
Ces principes ne sont pas entièrement ceux des immanentistes. Ce que
Pascal retiendrait de leurs théories, ce qu'il rejetterait. . . 140
La formule de l'immanentisme pascalien 141
II. V immanence relative 142
V^ Preuve subjective : la religion qui résout le problème des « contra-
riétés » est la vraie 142
Les contrariétés, ce qu'en dit la religion. — Le péché originel en est la
cause. — La folie de cette doctrine explique l'incompréhensible, à
ceux qui croient déjà; elle rend compte de nos contrariétés. —
Cette preuve est pour Pascal, une preuve de confirmation. Comment
on peut en faire une preuve à" introduction 143
2® Preuve subjective : la religion qui guérit nos « contrariétés » est la
vraie 149
La religion chrétienne connaît nos « contrariétés », nous inspire des
sentiments proportionnés aux deux états, et elle mérite par là nos
respects 149
Elle les guérit par la simplicité de l'évangile, la force de la grâce. Ces
promesses nous font souhaiter que la religion soit vraie ; elle nous
apparaît telle quand nous en expérimentons les bienfaits. . 151
III. L'immanence des parfaits 153
Les exigences surnaturelles nous font imiter le Père et désirer notre
union à Lui, au fond même de nos âmes. Cette activité immanente
peut être uniquement l'effort de la grâce ou être acquise par l'étude,
la coutume, les pratiques extérieures sous la conduite de la grâce 153
Les facultés abreuvées de créance inclinent la raison à croire. . 156
TABLE DES MATIERES 313
CHAPITRE IV.
LES PREUVES OBJECTIVES.
PREUVES TIRÉES DE l'ÉCRITURE.
Nécessité de recourir à des preuves solides. — Les preuves de Jésus-
Christ sont données : par Dieu dans l'Écriture par les figures elles
prophéties 157
I. Autorité de l'Écriture
Elle a pour auteurs, Dieu et les écrivains juifs. — Pascal insiste prin-
cipalement sur l'autorité de ces derniers 159
A. Les auteurs de V Écriture 159
1. L'autorité des historiens. Principes de critique historique : 1° toute
histoire qui n'est pas contemporaine est fausse ; 2° la tradition
déforme la vérité ; 3° ainsi que les distractions et la brièveté de la
vie 159
2. L'autorité des prophètes repose sur leurs miracles . . . .161
3. Critique. On ne peut plus retenir les faits que Pascal regarde comme
historiques, ni les principes cités plus haut 161
Quelques autres principes de Pascal permettent de sauver l'histoire
primitive 162
1° La Providence de Dieu sur le peuple juif et l'élite religieuse ; 2° la
multitude des témoins 162
B. Les gardiens des livres. Qualités du peuple juif 163
Il garde les livres contre son intérêt. — Il reste fidèle à la loi quand tous
les autres peuples changent. — Fidèle jusqu'à la mort. . . 163
Il est impartial : il garde ces livres pour vous, sans les comprendre. —
Il était bon qu'ils ne fussent pas convertis. La multitude des témoins
empêche que le texte ne se déforme. Nous avons le texte original
et non celui d'Esdras 164
Critique. — Principes à retenir ; 1° le miracle de la fidélité ; 2° l'univer-
salité du témoignage. — Principe à rejeter : l'aveuglement du peuple
juif voulu par Dieu 166
C. Le Nouveau Testament 168
La constance des apôtres dans les tourments est une preuve de sincérité.
— Ils n'ont pas pu imaginer les qualités de l'âme du Christ, héroïque
et faible, le style de l'évangile est de Dieu 168
Critique. Les principes de Pascal sont empruntés à la psychologie et à la
philosophie des proportions 169
II. Les figures
Promesses et commentaires contraires. — L'Écriture a-t-elle un sens ? —
oui parce qu'elle dit des choses « angéliques » — Quel est ce sens ?
Principes qui servent à le déterminer : 1° il doit accorder les con-
traires ; 2° dégager d'abord le dessein de l'auteur ; 3° interpréter
comme figuratif tout ce qui ne va pas directement au but. . 171
314 TABLE DES MATIERES
Le but de l'Écriture est la charité, ce qui n'enseigne pas directement
la charité en est la figure. Règles pour reconnaître les figures :
10 la ressemblance ; 2° leurs caractères transitoires ; 3° la révé-
lation 174
Seul le système des commentateurs chrétiens accorde les contraires 180
Conclusion : 1° la vraie religion a toujours existé, soit en figure, soit en
réalité ; 2° l'Église réalise les figures 180
Critique. Importance des figures dans l'Apologie. — Double méthode
d'exégèse : 1° directe : interpréter l'Ancien Testament par lui-
même. Ce qu'on peut retenir de ses résultats, ce qu'il faut rejeter. —
La partie essentielle doit subsister, i. e. la démonstration du plan
de Dieu sur le monde, d'où suit la nécessité du sens figuratif, d'après
les principes de la seule philosophie 181
2° Indirecte : interpréter l'Ancien Testament par le Nouveau, où on
lit que le premier est la figure du second 186
III. Les prophéties de détail
Prophéties sur la vie et l'œuvre du Christ. — Prophéties sur le temps 186
IV. La valeur probante des prophéties et des figures
Conditions à réaliser pour que les prophéties prouvent :
1° Conditions objectives : l'accomplissement — au temps marqué i, e.
à la conversion des Gentils 188
2° Conditions subjectives. Amour du Bien et de la Vérité. La grâce . 1 90
Le degré de certitude dépend de nos lumières. — Sans la grâce illumi-
natrice, les prophéties n'ont qu'une valeur probable pour l'en-
semble des hommes 191
En quoi consiste la valeur probante de la prophétie : 1° dans la prédic-
tion des actes libres ; 2° dans l'accord merveilleux des prophètes ;
3° dans la conservation des prophéties 192
Critique : quelle notion de « temps » on peut retenir 194
CHAPITRE V.
LES PREUVES OBJECTIVES (suite).
Les Miracles.
Nécessité du miracle pour convaincre le corps. — Sa définition. — Il
n'appartient qu'à Dieu 195
I. Doctrine évidente pour discerner les vrais miracles d'avec les faux :
1° le miracle est un éclair de Dieu pour discerner aux choses dou-
teuses, par suite ; 2° Dieu ne saurait prêter son signe a ses ennemis ;
3° il doit faire les premiers signes en faveur de la vérité et rendre,
par là, inutiles les miracles des hérétiques ; 4° il doit faire les plus
grands en faveur de la vérité 196
TABLE DES MATIÈRES 315
II. Une fois discerné, par la doclrine évidente, le miracle, à son tour,
discerne la doctrine douteuse 200
III. Sa valeur probante. — Au début de la conversion, il a une grande
probabilité suffisante pour commencer une nouvelle vie — pour
les pécheurs endurcis, il n'a aucune valeur. — Plus on a de charité,
mieux on voit sa valeur 201
IV. Critique. Caractère polémique des fragments sur les miracles. —
De là procèdent les lacunes de sa théorie et la nature de ses déve-
loppements : 1° sur les dispositions subjectives ; 2^ sur la doctrine
qui discerne, — Le sophisme de Pascal. — Sa théorie vaut en faveur
de l'Église 203
CHAPITRE VI.
LES ÉTAPES DE LA FOI.
I. Chez l'incrédule savant
A. Premier temps : le doute. L'athée a connu théoriquement la religion.
— Pourquoi il ne la connaît pas pratiquement. — Comment il est
venu à douter 208
B. Deuxième temps : V intérêt doit faire revenir à la pratique de la morale
naturelle — non des rites religieux, sous peine de superstition. —
La pratique de la morale n'oblige pas de renoncer à la raison. —
Elle fait souhaiter que la religion soit vraie 210
C. Troisième temps : Vétude de la religion avec les yeux nouveaux. —
Les premières prières — certitude. — L'acte de foi naturelle. 213
Légitimité du rôle du « cœur » : elle fait rentrer le libertin dans l'ordre,
combat les puissances trompeuses, rend humble et obéissant.
D. Quatrième temps : Vacte de foi surnaturelle ; nécessité de la grâce.
Elle s'adresse d'abord au « cœur » ; opinion des mystiques sur ce
sujet : saint Augustin, saint Thomas, saint Ignace . . . . 216
II. Chez les simples
Ce qu'on entend par là. — Pourquoi les arguments moraux font impres-
sion sur tous. — Dieu éclaire l'intelligence des simples. — Il incline
leur « cœur ». — Ils croient à l'occasion de la prédication. — Leur
motif de crédibilité : la sainteté de l'Église. — Pourquoi ce motif
entre tous les autres. — Comment il est perçu. — Analogies entre
l'instinct, l'esprit de finesse, la coutume, d'une part, et « l'ha-
bitus », la grâce, d'autre part 218
316 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE VII.
CONCLUSION. — LE RÉALISME EN APOLOGÉTIQUE
But pratique de Pascal : en quoi consiste son réalisme.
Les Moyens efficaces : 1° préparer l'âme à recevoir la vérité et le bien,
au nom de la raison et de l'intérêt ; 2° présenter la religion à l'esprit
de finesse ; 3° lui montrer dans le Christ un modèle concret et un
médecin aimable ; 4^ mettre en relief l'argument de la sainteté ;
50 confier la vérité à la « machine « /224 f
Troisième Partie. — La Mystique.
Importance de la mystique pour comprendre les « Pensées ». — Ce
qu'on entend par mystique 230
CHAPITRE PREMIER
LA PRÉSENCE DE DIEU.
Influence de saint Paul. • — Dessein constant de Dieu. — Sa présence
dans les événements — dans les personnes — en nous . . . 231
Nécessité du médiateur. — Jésus-Christ vivant et priant au milieu de
nous. — Le Christ présent dans la hiérarchie — dans les fidèles et
les pécheurs — en chacun de nous 238
CHAPITRE II.
COMMENT EXPÉRIMENTER LA PRÉSENCE DE DIEU.
A. La Prière.
L'ordre de la sagesse. — Improportion de la raison à la sagesse. — La
grâce — sa continuité. — EJle nous rend Dieu sensible. — Primat
du cœur 241
Le « Mémorial » . — Son importance dans la vie de Pascal. — Son état
d'âme à cette époque. — Les deux temps de l'oraison de Pas-
cal 249
L'ordre du « Mémorial » est celui du cœur. — Y a-t-il un ordre de l'es-
prit ? — Depuis cette oraison la pensée de Pascal à changé de
direction 251
TABLE DES MATIÈRES 317
Commentaire du Mémorial 253
Depuis cette date, Pascal a changé sa théorie de la Foi. — L'idée qu'il
se fait de Dieu, de Jésus-Christ. — Il a senti la réalité de Dieu et
de Jésus-Christ 257
B. V Ascèse.
L'amour des pauvres — de la pauvreté — des mortifications . . 264
La concupiscence des yeux. — Racines de l'anti-scientisme de Pascal. —
L'orgueil de Pascal. — Pascal frondeur. — Vers le schisme. 271
CHAPITRE IIL
TRISTESSE ET JOIE DE PASCAL.
État de l'homme : les deux attraits. — Béatitude et tristesse du monde.
— Tristesse du converti. — Sa joie. — Le « pénitent réjoui ». —
L'espérance de Pascal. — Douceur de la mort en Jésus-Christ 276
Appendice I Le Mystère de Jésus 282
Appendice II L'évolution catholique de Pascal . ^ . 293
Table des Matières 307
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REVUE APOLOGETIQUE
DOCTRINE ET FAITS RELIGIEUX
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S. G. Mgr A. BAUDRILLART, de l'Académie Française, Recteui de
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Séminaire et professeur de théologie morale à l'Institut Catholique
de Paiis. — M. J. V. BAINVEL, Doyen de la Faculté de théologie
à l'Institut Catholique de Paris.
Secrétaire de la Rédaction : M. Jean PRESSOIR, Directeur au Sémi-
naire de l'Institut Catholique de Paris.
La Revue Apologétique paraît le l**" et le 15 de chaque mois.
L'abonnement est d'un an ; il part des le»" Octobre, l*'" Janvier,
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ghien (Belgique).
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fesseur aux Facultés catholiques de Lille.
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aux Facultés catholiques de Lille, M. l'Abbé X. Arquillière, Professeur
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Collège de la Malgrange (Nancy).
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seurs à l'Ecole Boisuet à Cublac (Corrèze).
Chronique d'Histoire des Religions : R. P. Mainage, Profes-
seur à l'Institut catholique de Paris.
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l'Institut catholique de Paris.
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