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Full text of "Le Réalisme de Pascal : essai de synthèse philosophique, apologétique et mystique"

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LE  RÉALISME  DE  PASCAL 


Pierre -Marie    LAHORGUE 


LE  RÉALISME  DE  PASCAL 


ESSAI  DE  SYNTHÈSE 

Philosophique,   Apologétique  et   Mystique. 


Cette  est  ia  vie  éternelle. 

Qu'ils  te  connaissent  seul  vrai  Dieu. 

Et  celui  que  tu  as  envoyé.  Jésus-Clirist. 


GABRIEL  BEAUCHESNE.   ÉDITEUR 
A   PARIS,    RUE    DE    RENNES,     117 

MCMXXIII 


VIII  PRÉFACE 

faction  d'un  caprice.  Il  veut  çiçre,  en  s'unissant  aux  sources 
même  de  VètrcAi  Cette  est  la  çie  éternelle, qu'ils  te  connaissent  seul 
vrai  Dieu,  et  celui  que  tu  as  envoyé,  Jésus-Christ.  »  La  connais- 
sance pratique,  qui  suppose  Veffort  de  Vâme  tout  entière,  Pascal 
veut  l'acquérir  par  des  ?7ioyens  proportionnés  en  même  temps 
à  notre  nature  et  à  Dieu.  Il  commence  donc  par  étudier  tous  les 
désirs  et  toutes  les  puissances  de  l'âme,  et  il  nous  laisse  une 
description  de  l'homme,  faite  de  contrastes  et  poussée  au  noir. 
Il  se  montre  réaliste  dans  cette  étude.  Réaliste  il  l'est  encore  par 
le  souci  de  choisir  les  moyens  les  plus  efficaces  de  nous  unir  à 
Dieu,  les  plus  nobles  comme  les  plus  vulgaires.  Rien  de  mou  ni 
de  chimérique  dans  sa  méthode. 

Nous  avons  essayé  de  mettre  en  relief  ce  réalisme  dans  chacun 
des  champs  où  se  déploie  notre  activité  naturelle  ou  surnaturelle  ; 
en  philosophie,  quand  nous  cherchons  la  vérité  et  la  paix  ;  en 
apologétique,  dans  l'e§ort  pour  découvrir  la^  vraie  religion  ;  en 
mystique,  lorsque  nous  voulons  expérimenter  les  bienfaits  de  la 
présence  divine. 

Toutefois,  nous  ne  négligerons  pas  l'examen  des  autres  prin- 
cipes, l'exemplarisme,  les  proportions,  le  milieu,  qui  éclairent 
également  le  système  de  Pascal. 

Pour  les  développer,  les  «  Pensées  »  et  les  opuscules  ont  été 
surtout  mis  à  contribution.  L'histoire  a  été  utilisée  dans  une 
mesure  beaucoup  moindre. 

Que  ceux  qui  ont  bien  voulu  nous  aider  de  leurs  conseils  ou  de 
leurs  encouragements  reçoivent  ici  l'expression  de  notre  recon- 
naissance, spécialement  MM.  L.  de  Grandmaison,  Monbrun, 
Cavallera  et  Romeyer. 

Pau,  en  la  fête  de  saint  Augustin,  28  aoiXt  1919. 


LE  RÉALISME   DE   PASCAL 


PREMIÈRE    PARTIE 

LA    PHILOSOPHIE 


CHAPITRE    PREMIER 
Les  lois  générales  du  monde. 

Ce  chapitre  expose  ce  que  nous  appeloîis  la  métaphysique  de  Pascal, 
les  idées  les  plus  générales  de  sa  philosophie  :  elles  se  ramènent  à  trois  : 
reaemplarisme,  les  proportions,  la  finalité. 

1.  La  première  nous  fait  connaître  selon  quelle  loi  le  monde  a  été  créé  : 
c'est  la  loi  de  V imitation  ou  de  rcxcmplariFiiie.  Vunivcrs  est  une  série 
d'images  dégradées,  dont  les  moins  parfaites  reproduisent  les  plus  parfaites 
et  V ensemble  Dieu,  modèle  suprêtne. 

Pascal  s'attache  à  montrer  com.ment  l'homme  porte  en  lui  un  original 
de  beauté,  de  bonté,  et  de  vérité. 

2.  Les  deux  autres  idées  nous  indiquent  les  lois  qui  régissent  Vactivité 
des  créatures. 

a)  Certains  rapports  ou  proportions  ont  tié  établis  entre  elles  en  sorte 
qu'elles  peuvent  agir  et  réagir  les  unes  sur  les  autres. 

Cette  activité  ne  s'égare  pas  dans  toutes  les  directions.  En  chaque  homme 
elle  est  proportionnée  à  ses  besoins  particuliers,  à  son  tempérament  et  à  ses 
goûts. 

Pascal  applique  ces  principes  à  l'ait  d'agréer,  qui  est  l'art  de  propor- 
tionner les  vérités  à  l'esprit  des  disciples. 

b)  Outre  les  besoins  particuliers,  propres  à  chaque  individu,  il  en  est  un 
commun  à  tous  les  hommes  :  le  besoin  de  Dieu.  Inné  au  cœur  humain, 
l'amour  le  pousse  à  le joindre  son  objet  infini  au  delà  des  créatures  et  lui 
impose  sa  loi  :  la  loi  de  la  finalité. 

I.   —  L'Exemplarisme. 

«  Les  choses  corporelles  ne  sont  qu'une  image  des  spiri- 
tuelles, et  Dieu  a  représenté  les  choses  invisibles  dans  les 
visibles.  Cette  pensée  est  si  générale  et  si  utile,  qu'on  ne  doit 
point  laisser  passer  un  espace  notable  de  temps  sans  y  songer 
avec  attention  ^.  )> 

1  p.  88. 

L'auteur  a,  dans  le  coi.rs  du  présent  ouvrage,  souligné  lui-même  quelques  frag- 
ments du  texte  de  Pascal  cité  d'après  l'édition  Brunschwicg.  Sa  mort  inopinée  à 
Madagascar,  tù  il  était  missionnaire,  ne 'ui  a  pas  permis  de  revoir  lui-même  les 
dernières  épreuves.  {Note  de  l'éditeur) 

LAHCKGXJE   :    LE  BÉAUSME   TE  PASCAL.  1 


2  L\   PHILOSOPHIE 

Ce  qu'il  conseille  à  sa  sœur,  Pascal  peut  l'avoir  oublié  pour 
lui-même  pendant  la  période  de  sa  dissipation  mondaine.  Mais 
au  temps  de  sa  deuxième,  comme  de  sa  première  ferveur,  on 
peut  dire  que  cette  pensée  est  présente  à  son  esprit.  Elle  est 
une  des  raisons  de  son  recueillement  intérieur  et  de  sa  vie 
mystique,  elle  le  poursuit  dans  ses  lectures  spirituelles  et  se 
présente  à  lui  à  travers  l'Ancien  Testament  et  les  miracles  du 
Nouveau  pour  lui  montrer  partout  des  réalités  nobles  et  solides 
à  travers  les  figures.  Les  phénomènes  du  monde  matériel  et  les 
événements  humains  ne  sont  que  l'expression  sensible  de  la 
volonté  divine  à  l'égard  des  élus.  On  peut  donc  dire  que  la 
présence  de  Dieu  ne  le  quitte  pas  ;  elle  est  le  motif  de  ses  actes 
et  le  fond  de  sa  pensée. 

Métaphysique  exemplarîste.  Idées  fondamentales  :  l'idée 
d'imitation.  —  Sa  métaphysique  elle-même  se  ressent  de  cet 
état  d'esprit.  Il  est  à  peine  question  de  la  cause  efficiente  dans 
les  «  Pensées.  »  Mais  sous  des  noms  divers,  les  causes  exemplaire, 
fmale  et  formelle  reviennent  sans  cesse.  Dieu  est  comme  l'âme 
de  notre  âme,  la  cause  quasi-formelle  de  notre  vie  surnatu- 
relle ;  voilà  tout  le  principe  de  la  vie  mystique.  Dieu  est  notre 
fin  ;  il  faut  tout  sacrifier  à  sa  recherche  et  à  son  amour,  telle 
est  la  maxime  de  l'Apologétique  et  de  l'Ascétisme;  Dieu  est  le 
modèle  d'après  lequel  toutes  choses  ont  été  faites  :  le  Christ, 
l'Église,  la  Synagogue,  l'homme  et  le  monde  matériel.  Cette 
théorie  exemplariste,  Pascal  l'emprunte  à  l'auteur  de  i'épître 
aux  Hébreux,  à  S*  Augustin  et  aux  auteurs  mystiques,  et  il  se 
l'assimile  au  point  d'en  faire  un  des  fondements  de  toute  son 
œuvre  de  philosophe,  d'Apologiste  et  de  Mystique.  Le  philo- 
sophe considère  le  monde  comme  un  système  de  copies  de  cette 
Beauté  originale  qui  est  Dieu  ;  les  moins  parfaites  reproduisent 
les  plus  parfaites  et  doivent  nous  conduire  à  la  connaissanc3  et 
à  l'amour  de  l'original  ;  toutes  sont,  en  effet,  des  idoles  et  il 
n'y  a  qu'une  divinité  ;  l'Apologiste  étudie,  dans  la  Synagogue, 
ses  personnages  et  son  histoire,  la  figure  et  la  première  ébauche 
de  l'Éghse  et  de  son  fondateur  ;  le  mystique  jouit  de  la  pré- 
sence de  Dieu  à  travers  les  créatures  ;  tandis  qu'elles  sont  des 
voiles  impénétrables  aux  yeux  charnels,  elles  sont  des  images 
transparentes  aux  yeux  purs. 

L'idée  d'unité. —  Cette  idée  d'universelle  imitation  en  sup- 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    ITTI    MONDE  3 

pose  une  autre,  aussi  fondamentale  dans  la  philosophie  pasca- 
Jienne  :  celle  d'unité.  Les  images  ne  reproduisent  qu'un  modèle: 
Dieu  ;  l'unité  est  au  principe  de  la  création.  Elle  est  dans  la 
création  elle-même  qui  forme  un  tout  ;  car  ces  images  ne  sont 
pas  d'égale  perfection  ;  elles  sont  inégales  et  dépendantes  les 
unes  des  autres,  dans  la  mesure  de  leur  déficience  :  le  monde 
matériel  a  été  fait  pour  Thomme,  l'homme  pour  le  Christ,  et 
l'ÉgHse  et  le  Christ  pour  Dieu.  Chacun  de  ces  trois  ordres 
forme  un  tout  dont  les  parties  sont  si  bien  liées  entre  elles 
qu'on  ne  peut  toucher  à  l'une  des  extrémités  sans  ébranler 
l'autre. 

Dans  le  monde  matériel  «  le  moindre  mouvement  importe  à 
toute  la  nature  ;  la  mer  entière  change  pour  une  pierre  ^.  »  Le 
monde  des  idées  n'étant  qu'un  reflet  de  l'autre,  on  ne  pourra 
en  connaître  une  sans  les  explorer  toutes.  «  Les  parties  du 
monde  ont  toutes  un  tel  rapport  et  un  tel  enchaînement  l'une 
avec  l'autre,  que  je  crois  impossible  de  connaître  l'une  sans 
l'autre  et  sans  le  tout.  L'homme,  par  exemple,  a  rapport  atout 
ce  qu'il  connaît.  Il  a  besoin  de  lieu  pour  le  contenir,  de  temps 
pour  durer,  de  mouvement  pour  vivre,  d'éléments  pour  le 
composer,  de  chaleur  et  d'ahments  pour  [se]  nourrir,  d'air 
pour  respirer  ;  il  voit  la  lumière,  il  sent  les  corps  ;  enfm  tout 
tombe  sous  son  alhance.  Il  faut  donc  pour  connaître  l'homme 
savoir  d'où  vient  qu'il  a  besoin  d'air  pour  subsister;  et  pour 
connaître  l'air,  savoir  par  où  il  a  ce  rapport  à  la  vie  de 
l'homme....  ^  » 

Cette  unité  est  plus  parfaite  encore  dans  le  monde  social. 
L'individu  dépend  de  la  famille,  celle-ci  de  la  commune,  et 
chaque  société  particulière  d'une  autre  plus  étendue.  L'huma- 
nité est  un  corps  de  membres  pensants.  «  Dieu  ayant  fait  le  ciel 
et  la  terre,  qui  ne  sentent  pjirit  le  bonheur  de  leur  être,  il  a 
voulu  faire  des  êtres  qui  le  connussent,  et  qui  composassent  un 
c:?ps  de  membres  pensants.  Car  nos  membres  ne  sentent  point 
le  bonheur  de  leur  union....  ^  » 

L'unité  idéale,  enfm,  se  trouve  réahsée  dans  le  corps  mys- 
tique du  Christ  qui  est  F  Église.  Notre-Seigneur  ne  l'a  pas  aban- 
donnée en  remontant  au  ciel  ;  il  est  resté  au  milieu  des  siens  et 
en  chacun  d'eux,  pour  y  continuer  l'infusion  de  la  vie  surnatu- 
relle. Comme  l'âme  est  dans  le  corps,  la  sève  du  tronc  en  chaque 
rameau  vivant,  ainsi  le  Christ  est  dans  ses  fidèles,  principe  de 

1  505.  —  2  p.  355.  —  3  482. 


;4  LA    PHILOSOPHIE 

vie  et  d'unité.  Aucune  autre  société  ne  peut  donc  rivaliser  de 
cohésion  avec  la  société  des  chrétiens.  «  Elle  est  toute  le  corps 
du  Christ  en  son  patois  ».  Les  autres  n'ont  que  des  chefs 
visibles,  extérieurs  à  leurs  membres  ;  l'Église  en  a  aussi  dans  la 
personne  de  ses  papes,  mais,  en  outre,  elle  a  un  chef  intérieur^ 
toujours  présent  et  toujours  agissant.  En  ceux  qui  souffrent, 
«  Jésus  sera  en  agonie  jusqu'à  la  fin  du  monde  »,  en  ceux  qui 
peinent,  il  porte  le  fardeau  et  le  rend  léger.  Les  autres  sociétés 
n'embrassent  que  ceux  dont  le  corps  est  encore  vivant  ; 
l'Église  est  la  société  des  âmes  ;  elle  comprend  celles  de  la  terre 
et  celles  du  ciel  et  fait  circuler  des  unes  aux  autres,  par  la 
communion  des  saints,  un  même  courant  de  vie.  Les  martyrs 
sont  «  nos  membres.  Nous  avons  un  hen  commun  avec  eux  : 
leur  résolution  peut  former  la  nôtre,  non  seulement  par 
l'exemple,  mais  parce  qu'elle  a  peut-être  mérité  la  nôtre  ^  » 

Moins  apparente  que  dans  les  ensembles,  cette  unité  se 
retrouve  jusque  dans  les  moindres  détails  de  l'univers  ;«  ...les 
plus  petites  et  les  plus  viles  parties  du  monde  représentent  au 
moins  par  leur  unité  la  parfaite  unité  qui  ne  se  trouve  qu'en 
Dieu  2...  ))  En  passant  de  l'une  à  l'autre,  on  les  voit  comme 
formées  d'après  un  modèle  unique.  Elles  paraissent  différentes 
et  elles  le  sont  en  effet,  et  cependant  que  de  ressemblances 
trahissent  la  main  du  même  ouvrier  !  «  La  nature  s'imite  :  une 
graine,  jetée  en  bonne  terre,  produit  ;  un  principe,  jeté  dans  un 
bon  esprit,  produit;  les  nombres  imitent  l'espace,  qui  sont  de 
nature  si  différente.  Tout  est  fait  et  conduit  par  un  même 
maître  :  la  racine,  les  branches,  les  fruits;  les  principes,  les 
conséquences  ^.  »  On  comprendra  mieux  l'intérêt  que  Pascal 
doit  attacher  aux  idées  d'unité  et  d'imitation  «  si  l'on  se 
rappelle  que  sa  théorie  des  sections  coniques,  ouvrage  de  sa 
jeunesse,  admiré  de  Descartes  et  de  Leibniz,  et  où  dut  se  trou- 
ver déjà  en  germe  toute  sa  manière  de  comprendre  les  mathé- 
matiques, paraît  avoir  été  fondée  sur  cette  conception  mise  en 
avant  par  le  profond  géomètre  Desargues,  que  les  propriétés 
d'une  figure  compliquée  peuvent  être  considérées  comme  des 
modifications  et  des  ressemblances  d'une  figure  plus  simple  *.  » 

Le  modèle  suprême  :  la  charité  de  Dieu.  —  Tous  les  attributs 
divins  se  reflètent  dans  la  création  :  la  puissance,  la  sagesse, 

1  481.  —  2  p.  89.  —  3  119.  —  4  Ravaisson.  La  philosophie  de  Pascal.  R.  D.  M., 
15marsl887,  p.  414. 


I 


LES    LOIS    GENERALES    DU    MONDE  & 

l'amour.  Parmi  eux,  Pascal  considère  principalement  ce  dernier. 
Le  monde  a  été  fait  pour  aider  l'homme  à  aimer  Dieu  ;  tout 
doit  donc  l'instruire  de  son  devoir.  La  charité  est  la  fm  et  tout 
ce  qui  n'est  pas  la  dernière  fm  est  moyen,  figure  et  promesse, 
sinon,  il  faudrait  nier  la  sagesse  de  Dieu  et  sa  puissance  à  coor- 
donner les  parties  du  monde  selon  son  dessein  premier.  Nous 
ne  pouvons  parler  de  Dieu  en  cette  manière.  Nous  dirons  donc  : 
«  Tout  ce  qui  ne  va  point  à  l'unique  but  en  est  la  figure  ^.  « 

Considérons  le  terme  de  nos  efforts  :  Dieu  lui-même.  Les 
élus  le  voient  face  à  face,  ainsi  que  des  enfants  contemplent 
leur  père  ;  ils  l'aiment  parfaitement  et  pour  toujours.  Dieu 
est  charité  et  il  s'entoure  au  ciel  d'âmes  embrasées  pour  lui 
d'une  charité  sans  mélange  d'égoïsme.a  Dieu  est  environné  de 
gens  pleins  de  charité,  qui  lui  demandent  les  biens  de  la  charité 
qui  sont  en  sa  puissance  :  ainsi  il  est  proprement  le  roi  de  la 
charité  ^.  »  Le  bienheureux  état  des  saints  qui  composent  sa 
cour  est  appelé  la  gloire,  parce  qu'il  célèbre  le  triomphe  défi- 
nitif des  bonnes  volontés  sur  les  Babyloniens,  qui  sont  nos 
passions. 

Première  image  :  le  Christ  et  l'Église.  —  Dans  le  but  de  nous 
associer  à  cette  victoire  et  à  ce  bonheur,  Dieu  nous  envoie  son 
Fils,  égal  à  lui-même.  Aucune  créature  n'est  une  image  aussi 
parfaite  de  la  divinité  que  le  Verbe  incarné,  image  et  caractère 
de  votre  substance,  ô  mon  Dieu.  Sa  mission  consiste  à  rendre 
les  hommes  plus  semblables  à  Dieu,  et  moins  indignes  de  jouir 
de  sa  présence  au  ciel.  La  création  en  a  fait  des  images  du  Père, 
mais  la  faute  originelle  est  venue  les  déformer  ;  l'œuvre  du 
Rédempteur  sera  d'imprimer  à  nouveau  sur  les  âmes  son  por- 
trait effacé  ^.  Sa  prédication,  ses  sacrements,  son  Église,  ses 
miracles  tendent  à  ce  but.  Écoutez-le  •  il  nous  donne  le  com- 
mandement de  la  perfection,  mais^  d'une  perfection  sans 
hmites,  puisqu'il  «  nous  en  propose  un  modèle  où  elle  se  trouve 
infinie  quand  il  dit  :  Soyez  donc  parfaits  comme  votre  Père 
céleste  est  parfait  ».  Regardez-le  :  il  a  voulu  vivre  au  miheu 
des  hommes  pour  mettre  ce  modèle  sous  leurs  yeux.  Aucun  ne 
pourra  dire  désormais  :  le  ciel  est  trop  haut  pour  aller  y  cher- 
cher des  exemples  de  vertu  ;  le  ciel  s'est  abaissé  jusqu'à  la  terre, 
et  il  suffit  de  contempler  Jésus-Christ  pour  connaître  notre 
devoir.  «  Car  il  est  par  sa  gloire  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand, 

»  670.  —  2  p.  238.  —  3  p.  59. 


LA    PHILOSOPHIE 


étant  Dieu,  et  est  par  sa  vie  mortelle  tout  ce  qu'il  y  a  de  chétif 
et  d'abject.  Pour  cela  il  a  pris  cette  malheureuse  condition, 
pour  pouvoir  être  en  toutes  les  personnes,  et  modèle  de 
toutes  conditions  1.  »  Peut-être  l'idéal  paraîtra-t-il  encore  trop 
élevé  ?  Il  l'est  en  efîet  pour  nos  seules  forces  ;  mais  le  Christ  a 
mis  sa  puissance  dans  les  sacrements  afm  de  secourir  notre 
faiblesse,  et  de  la  rendre  capable  de  cette  gloire  où  tous  nous 
devons  tendre.  Aussi  le  plus  grand  d'entre  eux,  l'Eucharistie^ 
qui  nous  unit  au  Christ,  est-il  la  figure  parfaite  de  l'union  qui 
sera  consommée  au  ciel  ^ 

Les  chrétiens  n'ont  pas  lieu  de  désespérer.  Les  secours  leur 
sont  promis  pour  réaliser  leur  idéal.  Dieu  leur  donne  des  biens 
temporels,  à  plus  forte  raison  leur  donnera-t-il  les  biens  spiri- 
tuels. Que  s'il  fait  des  miracles  pour  guérir  leurs  corps,  com- 
ment leur  refuserait-il  des  grâces  pour  triompher  de  la  convoi- 
tise ?  Car  la  nature  est  une  image  de  le  grâce  et  les  miracles 
visibles  sont  image  des  invisibles  :  ut  sciatis...  tihi  dico  :  surge. 
Afin  que  vous  sachiez  que  le  Fils  de  l'homme  a  le  pouvoir  ici- 
bas  de  remettre  les  péchés,  je  te  l'ordonne  :  Lève-toi  et  marche 
(St  Marc,  2^0). 

Venez  donc  à  moi.  Seigneur,  afm  de  réformer  ma  raison 
corrompue  et  de  conformer  mes  sentiments  aux  vôtres  (p.  62). 

Deuxième  image  :  la  Synagogue.  —  L'ordre  de  .Jésus-Christ, 
qui  est  celui  de  l'Église,  de  la  grâce  et  de  la  charité,  est,  ici-bas, 
l'image  la  plus  parfaite  de  la  gloire.  Dans  l'Église  la  vérité 
est  couverte...  dans  le  ciel  elle  est  découverte.  Mais  l'ÉgHse 
elle-même,  avant  d'exister,  a  été  figurée  dans  la  Synagogue. 
Elle  est,  dans  l'ordre  décroissant,  la  deuxième  image  de  Dieu 
dans  le  monde.  «  Fais  toutes  choses,  selon  le  patron  qui  t'a  été 
montré  sur  la  montagne  »  disait  Jehovah  à  Moïse.  «  Sur  quoi 
S*  Paul  dit  que  les  Juifs  ont  peint  les  choses  célestes.  »  «  La 
rehgion  des  Juifs  a  donc  été  formée  sur  la  ressemblance  de  la 
vérité  du  Messie  ;  et  la  vérité  du  Messie  a  été  reconnue  par  la 
religion  des  Juifs,  qui  en  était  la  figure  ^  ». 

L'histoire  elle-même  du  peuple  hébreu  est  une  annonce  du 
règne  Messianique.  «  Isaïe,  dit  que  la  Rédemption  sera  comme 
le  passage  de  la  mer  Rouge.  Dieu  a  donc  montré  en  la  sortie 
d'Egypte,  de  la  mer,  en  la  défaite  des  rois,  en  la  manne,  en 
toute  la  généalogie  d'Abraham,  qu'il  était  capable  de  sauver, 

»  785.  —  '  670.  —  3  673-674. 


LES    LOIS    GENERALES    DU    MONDE  7 

de  faire  descendre  le  ciel  du  ciel...  Il  nous  adore  appris  enfin 
que  toutes  ces  choses  n'étaient  que  figures,  et  ce  que  c'est  que 
«  vraiment  libre  »,  «  vrai  Israélite  »,  «  vraie  circoncision  », 
«  vrai  pain  du  ciel  ^  ». 

Troisième  image  :  la  nature.  —  En  descendant  toujours 
l'échelle  des  êtres,  au-dessous  de  la  rehgion  d'Israël  qui  appar- 
tient encore  à  l'ordre  de  la  grâce,  nous  trouvons  la  nature.  En 
font  partie  tous  les  êtres,  animés  ou  inanimés  et  l'homme  lui- 
même,  si  on  le  considère  en  dehors  de  toute  élévation  surna- 
turelle. La  nature  est  une  image  de  la  grâce  parce  que  Dieu 
«  a  fait  dans  les  biens  de  la  nature  ce  qu'il  devait  faire  dans 
ceux  de  la  grâce,  afin  qu'on  jugeât  qu'il  pouvait  faire  l'invi- 
sible, puisqu'il  faisait  bien  le  visible  ^  ».  Elle  a  des  perfections 
«  pour  montrer  qu'elle  est  l'image  de  Dieu,  et  des  défauts,  pour 
montrer  qu'elle  n'en  est  que  Timage  ^  ».  Ainsi  les  cœurs  épris 
d'infini  sont  éloignés  de  donner  leurs  hommages  à  des  idoles 
grossières  et  impuissantes  à  les  exaucer.  S'ils  sont  purs, 
d'ailleurs,  les  défauts  eux-mêmes  leur  sont  une  occasion  de 
s'élever  à  Dieu.  «  Les  maux  du  corps  ne  sont  autre  chose  que 
la  punition  et  la  figure  tout  ensemble  des  maux  de  l'âme  ».  Ils 
espèrent  aussi  les  voir  devenir  les  remèdes  du  péché. 

Parmi  toutes  les  créatures,  Pascal  s'attache  surtout  à 
l'étude  de  la  plus  belle,  à  celle  de  l'homme.  L'originalité  de  son 
système  consiste  à  développer  cette  idée  :  l'homme  est  non 
seulement  l'image  de  Dieu,  mais  le  modèle  sur  lequel  les  autres 
ont  été  faites.  D'autres,  en  termes  différents,  l'ont  déjà  dit, 
mais  peut-être  ont-ils  moins  insisté  que  Pascal  sur  cette  pen- 
sée. Son  esthétique,  sa  morale  et  sa  logique  même  s'en  ins- 
pirent. 

Exemplarisme  humain  en  esthétique.  —  Chacun  porte  en 
soi  le  modèle  ou  l'original  d'une  «  beauté  dont  il  cherche  une 
copie  dans  le  grand  monde  ».  En  quoi  consiste  cet  original  ? 
Dans  des  tendances  communes  à  tous  les  hommes,  ou  propres 
à  chacun,  les  unes  héritées  et  les  autres  acquises,  les  unes 
constantes,  les  autres  qui  dépendent  de  la  disposition  où  on  se 
trouve  *.  ((  Selon  que  l'on  s'aperçoit  que  ce  qui  est  au  dehors 
y  convient  ou  s'en  éloigne,  on  se  forme  des  idées  de  beau  ou 
de  laid  sur  toutes  choses  ^  ».  «  Tout  ce  qui  est  formé  sur  ce 

»  G75.  —  2  643.  —  3  580.  —  «  p.  127.  —  ^  p.  126. 


8  LA   PHILOSOPHIE 

modèle  nous  agrée:  soit  maison,  chanson,  discours,  vers,  prose, 
femme,  oiseaux,  rivière,  arbres,  chambres,  habits,  etc.  Tout  ce 
qui  n'est  pas  fait  sur  ce  modèle  déplaît  à  ceux  qui  ont  le  goût 
bon. 

Et,  comme  il  y  a  un  rapport  parfait  entre  une  chanson  et 
une  maison  qui  sont  faites  sur  le  bon  modèle,  parce  qu'elles 
ressemblent  à  ce  modèle  unique  quoique  chacune  selon  son 
genre,  il  y  a  de  même  un  rapport  parfait  entre  les  choses  faites 
sur  le  mauvais  modèle.  Ce  n'est  pas  que  le  mauvais  modèle 
soit  unique,  car  il  y  en  a  une  infmité;  mais  chaque  mauvais 
sonnet,  par  exemple,  sur  quelque  faux  modèle  qu'il  soit  fait, 
ressemble  parfaitement  à  une  femme  vêtue  sur  ce  modèle  ^  ». 

En  morale.  —  Pour  beaucoup  la  morale  n'étant  qu'une  sorte 
d'esthétique,  elle  s'inspirera  aussi  de  leurs  goûts  particuliers. 
La  loi  générale  cédera  devant  les  caprices  de  chacun.  Qu'appel- 
lent bien,  ceux  dont  le  coeur  est  dépravé  ?  Ce  qui  correspond 
à  la  fin  qu'ils  se  proposent,  et  cette  fm  est  leur  satisfaction 
personnelle  ;  les  ennemis  de  leurs  intérêts  égoïstes  sont  les 
s^uls  à  craindre.  C'est  ainsi  que  les  Juifs  entendaient  les  livres 
saints  dans  un  sens  tout  grossier,  car  l'intelligence  des  biens 
promis  dépend  du  cœur  qui  appelle  «  bien  ce  qu'il  aime  ^  ». 
Quand  le  moi  s'est  fait  le  centre  du  monde  il  n'obéit  plus  qu'à 
sa  propre  loi.  «  Sequere  naturam  »  devient  sa  devise,  et  par 
nature  il  entendra  sa  chair,  plus  souvent  encore  que  son  esprit. 

En  logique.  —  Il  semblerait  que  la  vérité  dût  être  du  moins 
considérée  en  elle-même  et  non  toujours  par  rapport  à  nous  ; 
on  voudrait  que  l'esprit  fût  une  table  rase  et  bien  nette  de 
toute  écriture  précédente,  où  la  vérité  pût  être  réfléchie  sans 
crainte  d'être  déformée.  Sur  le  miroir  de  l'âme,  toutefois,  un 
modèle  est  déià  latent.  Qu'un  objet  se  présente,  l'image  inté- 
rieure viendra  à  la  surface  de  l'âme  et  nous  jugerons  de  la 
vérité  des  choses  d'après  cette  image.  Gomme  nous  avons  une 
norme  de  beauté,  nous  avons  une  norme  de  vérité.  A  vrai  dire, 
c'est  la  même  :  elle  s'appelle  l'amour  du  bien.  Quand  un  objet 
aimable  apparaît,  il  se  porte  vers  lui  ;  mais  bien  avant  son 
apparition,  il  existe  à  l'état  d'habitude  inconsciente,  et  au 
moment  voulu  il  imposera  un  choix  à  l'esprit. 

Or  toute  vérité  est  aimable  ;  il  n'existe  pas  de  vérité  qui  ne 

>  32.  —  2  758. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  9 

soit  en  môme  temps  un  bien  ou  ne  mène  à  lui.  Car  la  vérité 
n'est  qu'une  «  idole  »  du  bien  et  de  la  charité,  qui  seules  sont 
des  réalités.  Aussi  n'y  a-t-il  pas  de  recherche  scientifique  où 
la  vérité  soit  la  fin  dernière  :  on  vise  toujours  à  quelque  bien, 
Dieu,  les  âmes,  la  satisfaction  de  la  curiosité,  les  applaudisse- 
ments du  public,  la  complaisance  en  soi-même.  La  vanité  est 
si  ancrée  au  cœur  de  l'homme  que  chacun  veut  avoir  des  admi- 
rateurs. Ceux  qui  passent  pour  les  plus  désintéressés  dans  leurs 
études,  les  philosophes,  en  veulent  ^.  Ils  trouveront  dans  la 
nature  ce  que  les  Juifs  trouvaient  dans  l'Écriture,- les  vérités 
qu'ils  ont  au  fond  du  cœur  ^. 

Ce  n'est  pas  que  d'autres  causes  ne  puissent  concourir,  avec 
l'amour  du  bien,  à  nous  faire  trouver  la  vérité  ;  les  habitudes 
héréditaires  ou  acquises,  l'éducation,  la  vigueur  d'esprit  y  ont 
leur  part  ;  mais  tous  ces  facteurs  ont  été  subordonnés  à  l'amour 
et  leurs  influences  combinées  ont  contribué  à  la  formation  du 
goût  intellectuel.  Tout  n'y  est  pas  subjectif  ;  il  a  des  vues 
objectives  et  des  tendances  communes  avec  celles  des  autres  ; 
sinon  les  conversations  seraient  impossibles,  et  nous  ne  pour- 
rions pas  connaître  l'esprit  des  hommes,  et  par  conséquent 
leurs  passions,  par  la  comparaison  que  nous  faisons  de  nous- 
mêmes  avec  les  autres  ^. 

Mais  beaucoup  de  circonstances  particuhères  déterminent 
le  modèle  d'après  lequel  nous  jugerons.  Les  conversations  y 
ont  une  grande  part  ;  elles  peuvent  beaucoup  pour  former  on 
pour  déformer  l'esprit.  «  11  importe  donc  de  tout  de  bien  savoir 
choisir,  pour  se  le  former  et  ne  le  point  gâter  ;  et  on  ne  peut 
faire  ce  choix,  si  on  ne  l'a  déjà  formé  et  point  gâté  *.  »  Quand 
il  est  sûr,  il  tient  lieu  de  toutes  les  règles  écrites  et  peut  s'en 
passer.  «  La  vraie  éloquence  se  moque  de  l'éloquence,  la  vraie 
morale  se  moque  de  la  morale  ^  »  Sa  sûreté  l'emporte  même  sur 
celle  des  règles  écrites  dans  les  traités  de  pédagogie.  11  a  la 
précision  d'une  montre  et  on  n'a  qu'à  s'en  référer  à  lui  pour 
apprécier  un  ouvrage.  «  Ceux  qui  jugent  d'un  ouvrage  sans 
règle  sont,  à  l'égard  des  autres,  comme  ceux  qui  ont  une 
montre  ®  à  l'égard  des  autres.  L'un  dit  :  «  il  y  a  deux  heures  », 
l'autre  dit  :  «  il  n'y  a  que  trois  quarts  d'heure  ».  Je  regarde 

*  150.  —  2  575  —  3  p,  132.  —  4  e  —  54  —  65^  ]vj  Brunschvicg  propose  de  lire  : 
«  qui  n'ont  pas  de  montre  ».  Le  texte  porte  cependant  «  ont  une  montre  ».  Aux 
yeux  de  ceux  «  qui  sont  accoutumés  à  raisonner  par  principes  »  dans  les  cho- 
ses du  sentiment  (3),  cette  montre  ressemble  à  la  fantaisie,  mais  elle  marque 
sûrement  l'heure.  Il  faudrait  une  rèprle  pour  le  sentiment,  objecte  M.  Brunschvic.fî. 


10  LA   PHILOSOPHIE 

ma  montre, et  je  dis  à  l'un  :  «  Vous  vous  ennuyez  »  ;  et  à  l'autre  : 
le  temps  ne  vous  dure  guère,  car  il  y  a  une  heure  et  demie,  que 
je  me  moque  do  ceux  qui  me  disent  que  le  temps  me  dure  à  moi, 
et  que  j'en  juge  par  fantaisie  ;  ils  ne  savent  pas  que  je  juge  par 
ma  montre.  » 

La  montre  s'affole  parfois  et  devient  incapable  de  marquer 
exactement  l'heure.  Ces  accidents  tiennent  aux  passions  de 
l'âme,  bizarres  et  changeantes.  «  Chacun  a  ses  fantaisies,  con- 
traires à  son  propre  bien,  dans  l'idée  même  qu'il  a  du  bien  ;  et 
c'est  une  bizarrerie  qui  met  hors  de  gamme  ^.  »  11  juge  «  selon 
ce  qu'il  est  »  à  un  moment  donné,  c'est-à-dire  selon  son  état 
actuel,  et  selon  ce  que  les  autres  circonstances  dont  il  n'est 
pas  l'auteur,  ont  mis  en  lui  ^  On  voit  ce  que  nous  devons 
attendre  d'un  esprit  dépravé  :  l'erreur  et  le  mensonge.  «  Quoique 
les  personnes  n'aient  point  d'intérêt  à  ce  qu'elles  disent,  il  ne 
faut  pas  conclure  de  là  absolument  qu'ils  ne  mentent  pas  ; 
car  il  y  a  des  gens  qui  mentent  simplement  pour  mentir  ^.  «  Ces 
gens-là  portent  en  eux-mêmes  de  singuliers  modèles  de  vérité  ! 
A  cause  d'eux  et  de  certaines  expressions  qui  reviennent  sou- 
vent, nous  sommes  obligés  de  poser  cette  question  :  Pascal 
enseigne-t-il  le  subjectivisme  de  nos  connaissances  ? 

Le  subjectivisme  :  le  modèle  intérieur.  —  Si  on  veut  dire  par 
là  que  nos  jugements  n'ont  aucune  valeur  objective,  il  faut 
répondre  négativement  ;  si  l'on  entend  par  là  qu'ils  dépendent 
de  nos  puissances,  de  leur  vigueur  et  de  leurs  penchants,  il 
faut  répondre  par  l'affirmative.  En  quoi  consistent  ce  modèle  de 
beauté  et  de  bonté,  et  cette  montre^  d'après  laquelle  nous 
jugeons  des  ouvrages  d'esprit,  et  ce  cœur  qui  porte  en  son  fond 
les  vérités  ?  Ces  expressions  ne  veulent  pas  dire,  tout  simple- 
ment, que  nous  avons  le  pouvoir  d'aimer  et  de  connaître. 
Pascal  ne  veut  pas  voir  dans  l'âme  humaine  une  pure  capa- 
cité de  recevoir  toutes  les  impressions  de  vérité  et  de  beauté  ; 
cette  passivité,  en  général,  lui  déplaît  ;  il  ne  lui  reconnaît  pas 
davantage  une  spontanéité  et  une  activité  telles  qu'il  puisse 
indifféremment  choisir  tout  bien  et  tout  çrai  ;  il  a  trop  présente 
à  l'esprit  la  médiocrité  humaine.  Tiendrait-il  pour  un  certain 

—  Point,  l'évidence  suffît,  «  il  est...  inutile...  et  ridicule  que  la  raison  demande 
au  cœur  des  preuves  de  ses  premiers  principes  »  (282)  et  des  questions  qui  de- 
mandent à  être  embrassées  «  d'une  vue  »  (3). 

»  106.  —  2  105.  —  '  108. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  If 

inncisme^  d'après  lequel  nous  pourrions  découvrir,  gravées  au' 
fond  de  notre  âme,  sinon  toutes  les  vérités,  du  moins  une 
partie  d'entre  elles  ?  11  ne  le  semble  pas,  malgré  les  appa- 
rences. 

En  quoi  il  consiste.  —  Pour  les  vérités  surnaturelles,  Pascal 
soutient  la  passivité.  Soumission  de  la  raison  :  tel  est  le  pré- 
cepte ;  il  n'est  pas  en  notre  pouvoir  de  faire  jaillir  la  lumière 
de  la  foi  ;  Dieu  éclaire  qui  il  lui  plaît,  quand  il  lui  plaît  ;  le 
domaine  de  la  nature  est  ouvert  aux  libres  investigations  de 
l'homme.  Il  peut  et  doit  y  faire  usage  de  sa  raison.  Qu'il  ne 
s'illusionne  pas  cependant,  il  ne  doit  pas  se  porter  téméraire- 
ment à  la  recherche  de  toutes  les  vérités.  Certaines  sont  inter- 
dites à  tous  parce  qu'ils  ne  sont  pas  des  êtres  infinis,  mais 
bornés.  D'autres,  plus  à  la  portée  de  l'esprit  sont  à  jamais 
couvertes  d'un  voile  :  il  ne  les  verra  point  parce  qu'il  n'en  porte 
pas  en  lui  le  modèle.  Ce  modèle  consiste  dans  des  besoins  particu* 
tiers  et  des  aptitudes  correspondantes  qui  nous  poussent  à  recher- 
cher tel  genre  d'objets  de  préjérence  à  tel  autre  ^.  On  ne  cherche 
pas  sûrement  une  beauté,  une  vérité,  un  bien,  «  l'on  y  désire 
mille  circonstances  qui  dépendent  de  la  disposition  on  Von  se 
trouve  2  )),  ((  il  ne  peut  pas  se  satisfaire  par  toutes  sortes  d'ob- 
jets 3  ».  Il  cherche,  mais  il  choisit  seulement  ce  qui  lui  agrée, 
ce  qui  correspond  à  «  l'original  de  sa  beauté  ».  De  même  toute 
vérité  ne  sera  pas  découverte  par  tous,  mais  seulement  celle 
d'un  certain  ordre  pour  lequel  il  leur  a  été  donné  d'avoir  le  sens 
droit  «  et  non  dans  les  autres  ordres,  oii  ils  extravaguent  ^  »., 
Ce  que  l'exemplarisme  de  Pascal  met  en  relief^  c'est  donc  la 
différence  des  talents,  des  vocations.  On  serait  tenté  d'y  voir 
du  déterminisme  si,  dans  chaque  ordre,  il  n'y  avait  pas  assez 
d'objets  pour  permettre  à  la  liberté  de  choisir.  Mais  ne  peut-on 
pas  y  voir  du  subjectivisme  ? 

Il  est  certain  que  dans  la  théorie  pascalienne,  le  jugement 
dépend  beaucoup  de  nos  dispositions  physiques,  morales  et 
intellectuelles,  surtout  de  nos  dispositions  morales.  Incon- 
sciemment le  plus  souvent,  mais  en  réalité  toujours^  nous  cher- 
chons un  bien  particulier,  le  nôtre,  celui  qui  correspond  à  notre 
«  nature  faible  ou  forte,  telle  qu'elle  est  ».  Cet  appétit  de  bon- 

*  Voici  une  définition  plus  abstraite  du  modèle  :  il  «  consiste  en  un  certain 
rapport  entre  notre  nature  faible  ou  forte,  telle  qu'elle  est,  et  la  chose  qui  nous 
plaît   >  (32).  —  2  p.  127.  —  3  p,  126.  —  "  2. 


12  LA    PfilLOSOPHIE 

heur  guide  nos  recherches,  tend  à  nous  imposer  des  jugements 
et  des  déterminations.  Mais  si  notre  état  général  est  sain, 
pourquoi  les  jugements  qui  en  dépendent  n'auraient-ils  pas 
une  valeur  universelle,  reconnue  par  tous  les  hommes  ?  Ceux 
qui  ont  le  goût  bon  parlent  selon  la  nature,  ils  dépeignent  sans 
exagérer  les  passions  et  les  effets,  en  sorte  qu'on  trouve  dans 
soi-même  la  vérité  de  ce  qu'on  entend  ^.  Ils  écrivent  comme 
des  hommes  et  non  comme  des  «  auteurs  »  et  tous  les  bons 
juges  sont  d'accord  avec  eux. 

La  part  de  l'objet  dans  le  jugement.  —  De  ce  que  tous  les 
hommes  sont  du  même  avis,  suit-il  nécessairement  que  cet 
avis  est  objectivement  vrai  ?  N'y  peut-il  pas  avoir  déforma- 
tion de  la  réalité  par  nos  facultés,  bien  que  cette  déformation 
soit  faite  dans  le  même  sens  par  tous  ?  L'accord  des  senti- 
ments prouve  bien  que  nous  avons  tous  été  coulés  dans  lo 
même  moule,  mais  il  prouve  moins  la  valeur  objective  de  nos 
idées.  Pascal  maintient  celle-ci,  au  moins  dans  une  certaine 
mesure.  Dans  tout  jugement  entre  à  la  fois  quelque  chose  du 
sujet  et  quelque  chose  de  l'objet.  Cela  est  vrai,  même  dans  les 
jugements  d'esthétique  où  la  part  du  sujet  semble  exclusive. 
Ils  sont  fondés  sur  un  i'.  certain  rapport  entre  notre  nature, 
faible  ou  forte,  telle  qu'elle  est,  et  la  chose  qui  nous  plaît  ^  «  On 
y  tient  donc  compte  des  qualités  intrinsèques  aux  objets. 

Au  début  de  la  vie  intellectuelle.  —  Celles-ci  d'ailleurs  sont 
connues  avant  nos  besoins  subjectifs  .Notre  modèle  de  beauté, 
de  bonté,  de  vérité  existe,  à  l'état  d'ébauche,  bien  avant  notre 
premier  contact  avec  le  beau,  le  bien  et  le  vrai  ;  mais  il  est 
latent.  Nous  ignorons  et  nos  passions  et  nos  facultés  avant 
d'avoir  eu  l'occasion  de  les  produire.  On  n'arrive  pas  dans  le 
monde  avec  des  idées  toutes  faites,  elles  se  dessinent  peu  à  peu, 
par  la  comparaison  que  l'on  fait  de  l'extérieur  avec  notre 
intérieur,  et  selon  «  que  l'on  s'aperçoit  que  ce  qui  est  au  dehors 
y  convient  ou  s'en  éloigne,  on  se  forme  des  idées  de  beau  ou 
de  laid  sur  toutes  choses  ^  ». 

Dans  la  suite:  en  esthétique.  —  Dans  ces  idées,  maintenant 
distinctes,  la  part  du  sujet  et  de  l'objet  varie  avec  la  nature 
des  jugements.    Dans  les  jugements  d'esthétique,  celle   du 

M4.  —  2  32.  —  '  p.  120. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  13 

sujet  remporte.  Ici  les  objets  ont  été  faits  pour  l'individu  en 
particulier,  beaucoup  plus  que  pour  l'Iiomme  en  général.  Aussi 
a-t-on  dit  qu'il  ne  faut  pas  disputer  des  goûts  et  des  couleurs. 
Chacun  les  apprécie  d'après  son  tempérament  ;  il  a  son  idée 
de  beauté  «  ...  à  laquelle  il  les  rapporte;  c'est  sur  ce  principe 
qu'un  amant  trouve  sa  maîtresse  plus  belle,  et  qu'il  la  propose 
comme  exemple  ^  ». 

Cependant  lorsque,  dans  la  b^^auté,  on  ne  considère  plus  le 
rapport  des  formes  sensibles,  mais  celui  des  formes  intelligi- 
bles comme  dans  un  discours  ou  un  poème,  le  corps  influence 
moins  le  jugement  et  il  a  une  portée  plus  générale.  Aussi  les 
hommes  de  goût  apprécient-ils  à  peu  près  de  la  même  manière 
les  œuvres  d'art. 

En  morale.  —  Dans  les  jugements  de  moralité,  la  part  pure- 
ment subjective  peut  l'emporter  sur  l'autre  ;  ou  celle-ci  peut 
dominer  seule.  Tout  dépend  du  but  que  l'on  poursuit.  L'idéal 
est-il  la  charité  ?  Comme,  d'un  côté,  toute  la  morale  se  réduit 
à  cet  «  unique  nécessaire»  et  comme,  de  l'autre, chacun  trouve 
au  dehors  ce  qu'il  a  «  au  fond  de  son  cœur  »,  on  portera  des 
jugements  obiec-tifs,  valables  pour  tous.  Mais  quand  l'idéal 
est  la  cupidité,  quand  le  «  moi  »  s'est  fait  le  centre  du  monde  et 
qu'il  rapporte  tout  à  lui,  sa  règle  est  purement  subjective  ; 
elle  ne  peut  s'appliquer  aux  autres.  «  Quel  dérèglement  de  juge- 
ment »  que  de  se  mettre  «  au-dessus  de  tout  le  reste  du  monde  », 
de  mieux  aimer  «  son  propre  bien,  et  la  durée  de  son  bonheur, 
et  de  sa  vie,  que  celle  de  tout  le  reste  du  monde  ^  !  » 

C'est  donc  dans  la  mesure  où  l'homme  renonce  à  rapporter 
les  choses  à  lui-même  que  son  jugement  est  plus  objectif.  En 
effet,  si  l'amour  de  son  corps  ou  de  sa  volonté  n'est  pas  la 
seule  des  puissances  trompeuses,  elle  est  une  des  plus  actives. 
De  là,  il  nous  est  possible  de  prévoir  quelle  sera  la  valeur 
objective  des  sciences  telles  que  la  géométrie  ou  la  physique. 
Elles  peuvent  être  utiles  à  l'individu  et  lui  rapporter  de  la 
gloire  ou  des  plaisirs  ;  il  faut  donc  se  méfier  de  leur  emprise 
sur  le  cœur.  Toutefois,  en  général,  le  savant  ne  leur  demande 
d'abord  que  de  satisfaire  sonamour  delà  vérité.  Il  la  recherche 
pour  elle-même  beaucoup  plus  que  pour  lui.  La  trouve-t-il 
alors  ?  Toucher  la  réalité,  même  avec  des  mains  pures  et 
légères, n'est-ce  pas  la  déformer  ?  Pascal  veut  bien  que  le  discours 

1  p.  127.  —  2  456.  —  »  26. 


14  LA    PHILOSOPHIE 

exprime  exactement  la  pensée  ;  il  en  est  la  «  peinture  ^  »,  mais 
la  pensée  est-elle  une  peinture  fidèle  des  objets  ?  Pas  toujours  ; 
nos  facultés  ne  reçoivent  pas  les  images  des  choses  pures  ;  nous 
mêlons  nos  qualités  aux  leurs,  et  de  là  résulte  une  image  com- 
posite, infidèle  par  rapport  aux  objets  extérieurs.  «  Nous  les 
teignons  de  nos  qualités,  et  empreignons  [de]  notre  être 
composé  toutes  les  choses  simples  que  nous  contemplons  ^.  »  Il 
s'agit  de  l'analogie,  sur  laquelle  nous  reviendrons  plus  loin. 
Les  habiles  en  ont  conscience,  mais  les  autres  ?  Et  les  habiles 
eux-mêmes  savent-ils  jusqu'à  quel  point  l'esprit  le  plus  pur 
de  préjugés,  d'amour  propre,  de  toute  cause  d'inexactitudes, 
est  capable  de  donner  un  portrait  fidèle  du  monde  exérieur. 
Pascal  ne  pousse  pas  le  problème  jusque  là  ;  il  se  contente  de 
maintenir,  en  termes  généraux,  l'objectivité  de  nos  connais- 
sances. (.(  L'homme  ne  peut  tout  voir  »  ;  il  n'est  fait  que  pour 
voir  certaines  qualités  des  choses,  celles  qui  correspondent  à 
ses  besoins  et  à  ses  aptitudes,  mais  «  il  ne  se  peut  tromper  dans 
le  côté  qu'il  envisage  »,  au  moins  ordinairement,  «  comme  les 
•appréhensions  des  sens  sont  toujours  vraies  ^  ». 

Cela  revient  à  dire  que,  dans  toute  erreur,  il  y  a  une  âme 
de  vérité,  et  on  a  plaisir  à  entendre  décerner  par  un  soi-disant 
sceptique  un  certificat  d'infaillibilité  à  nos  puissances. 

Supposons  la  table  de  notre  âme  aussi  nette  que  possible 
de  toute  cupidité,  embrasée  seulement  de  l'amour  de  Dieu 
et  de  toute  vérité,  alors  elle  sera  dans  les  conditions  voulues 
pour  bien  juger.  L'erreur  vient  de  suivre  son  modèle  de  vérité  ; 
or,  ce  modèle-là  est  une  caricature,  différente  selon  les  passions 
de  chacun.  Il  y  a  une  vérité,  il  n'y  a  qu'  «  un  modèle  unique  » 
de  vérité,  il  y  a  une  infinité  de  «  mauvais  modèles  ».  L'original 
resplendissant  de  beauté,  de  bonté,  de  vérité  est  Dieu  seul  ; 
A  le  suivre,  on  ne  se  trompe  pas.  «  Faites-moi  la  grâce.  Seigneur, 
de  réformer  ma  raison  corrompue,  et  de  conformer  mes  senti- 
ments aux  vôtres  ^  ».  Ceux  qui  veulent  juger  en  dehors  de  lui 
et  de  ses  règles,  dans  leur  orgueil,  s'égalent  à  la  divinité. 
«  Eritis  sicut  dii  scientes  honum  et  malum.  Tout  le  monde  fait 
le  Dieu  en  jugeant  :  cela  est  bon  ou  mauvais;  et  s'afïligeant 
ou  se  réjouissant  trop  des  événements  ^  ». 

On  se  rapproche  de  la  souveraine  règle  par  la  tendance  au 
général.  Il  ne  faut  pas  juger  des  choses  en  les  morcelant,  en 
Jes  séparant  les  unes  des  autres,  mais  au   contraire    en  les 

»  p.  357.  —  2  9.  —  »  p.  62.  —  «  p.  577. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DL'    MONDE  15 

remettant  dans  leur  véritable  cadre,  dans  la  nature  où  «  toutes 
sont  causées  ou  causantes,  médiates  et  immédiates  ».  «  Tous 
errent  d'autant  plus  dangereusement  qu'ils  suivent  chacun 
une  vérité,  leur  faute  n'est  pas  de  suivre  une  fausseté,  mais 
de  ne  pas  suivre  une  autre  vérité.^».  L'erreur  consiste  à  juger 
d'un  ensemble,  (et  tout  tient  à  l'ensemble)  d'après  son  rapport 
à  un  point  particulier,  et  surtout  par  rapport  à  nous-mêmes. 
Il  faut  replacer  nous-mêmes  et  les  autres  dans  l'ample  sein 
de  la  nature.  «  Il  ne  faut  pas  juger  de  la  nature  selon  nous, 
mais  selon  elle  ^  »  «  En  chaque  action,  il  faut  regarder,  outre 
l'action,  notre  état  présent,  passé,  futur,  et  des  autres  à  qui 
elle  importe,  et  voir  les  liaisons  de  toutes  ces  choses.  Et  lors 
on  sera  bien  retenu  \  » 

La  pente  vers  le  particulier  et  «  vers  soi  est  le  commence- 
ment de  tout  désordre  ^..  )> 

II.    —   Les    Proportions. 

Le  Proportionnalisme,  corollaire  de  l'exemplarisme  et  du 
finalisme.  —  Une  conséquence  de  l'exemplarisme  de  Pascal 
est  sa  théorie  des  proportions.  Le  mot,  si  fréquent  sous  sa  p 

plume,  lui  a  été  peut-être  fourni  par  ses  lectures  de  savant,  tv^ 

mais  la  chose  qu'il  exprime,  il  l'a  trouvée  dans  sa  philosophie. 
Puisque  toutes  choses  ont  été  faites  sur  le  même  patron, 
puisqu'elles  ont  une  même  mesure,  elles  auront  quelques 
rapports,  non  seulement  avec  le  modèle,  mais  aussi  entre 
elles.  La  nécessité  des  proportions  découle  de  l'unité  du 
monde. 

Elle  est  également  imposée  à  Pascal  par  son  fmalisme. 
Il  ne  conçoit  pas  en  effet  l'univers  comme  un  tout  dont  les 
lignes  de  détail  et  d'ensemble  ont  été  déterminées,  ne  çarietur. 
C'est  un  «  devenir  »,  qui  se  perfectionne  en  se  mouvant  vers 
un  but  donné.  Dans  ce  mouvement,  toutes  les  parties  sont 
entraînées,  non  pas  individuellement,  chacune  pour  soi, 
mais  liées  et  subordonnées  entre  elles,  comme  les  pièces  d'une 
immense  machine.  Il  faut  donc  que  les  divers  rouages  soient 
adaptés,  proportionnés  les  uns  aux  autres. 

Le  «  proportionnalisme  »  de  Pascal,  si  on  peut  ainsi  parler, 
consiste  dans  une  coordination  et  subordination  des  éléments 
telles  que  chacun  influe  sur  les  autres  selon  ses  forces  et 

^  863.  —  •  457.  —  »  505.  —  «  477. 


10  LA    PHILOSOPHIE 

selon  le  degré  de  réceptivité  du  patient.  Il  suppose  la  ressem- 
blance des  natures  et  demande  une  adaptation  des  efforts. 
Dieu  est  au-dessus  du  système.  Il  en  est  le  principe  et  la  fin  ; 
il  agit  sur  lui  mais  il  ne  saurait  être  influencé  par  le  monde 
des  créatures.  Lui  seul  reste  toujours  le  même.  Le  Christ 
fait  partie  du  système,  par  sa  nature  humaine  et  par  l'ordre 
de  la  grâce  qu'il  a  fondé.  Non  seulement  il  est  principe  d'action, 
comme  son  Père,  mais  il  est  aussi  capable  de  pâtir  comme 
les  autres  créatures.  Chef  de  l'Église,  il  lui  appartient  d'infuser 
dans  ses  membres  la  vie  surnaturelle,  et  nul  autre  que  lui 
ne  peut  commencer  cette  œuvre  ni  la  couronner.  Il  donne 
par  conséquent  plus  qu'il  ne  reçoit. 

Rapport  entre  les  différentes  parties  du  monde.  —  Au- 
dessous  de  lui,  les  hommes  agissent  et  réagissent  les  uns  sur 
[les  autres,  tant  dans  l'ordre  de  la  grâce  que  dans  celui  de 
*la  nature.  Le  corps  mystique  unit  tous  les  fidèles  et  leur 
permet  de  se  communiquer  mutuellement  leurs  mérites.  Les 
plus  saints  y  sont  les  plus  influents.  Les  sociétés  civiles 
'forment  aussi  un  corps  «  de  membres  pensants  »,  où  chacun 
doit  travailler  an  bien  général.  L'autorité  y  revient  de  droit 
aux  plus  habiles,  mais  il  est  plus  sage  de  la  laisser  à  ceux  qui 
ont  les  avantages  de  la  force  ou  de  la  naissance. 

Enfin,  au  dernier  échelon  des  êtres  nous  trouvons  les  créa- 
tures autres  que  l'homme  ;  faites  pour  recevoir  son  comman- 
dement, elles  peuvent  cependant  dominer  sur  lui. 

Aucun  des  différents  ordres  n'est  complètement  séparé 
des  autres.  La  nature  ne  peut  pas  s'élever  jusqu'à  la  grâce, 
mais  la  grâce  peut  descendre  jusqu'à  la  nature  et  l'élever. 
En  dehors  de  l'homme  et  de  l'ange,  nulle  créature  n'est  capable 
de  recevoir  la  grâce.  Le  monde  matériel  ou  animé  peut 
agir  sur  notre  âme  par  l'intermédiaire  du  corps,  mais  il  ne 
saurait  devenir  esprit;  notre  pensée  le  dirige  mais  elle  ne  peut 
se  communiquer  à  lui  ^. 

Toutes  les  parties  du  monde  n'intéressent  pas  également 
Pascal.  Les  grandes  hgnes  d'un  système  sont  indiquées  dans 
son  œuvre,  mais  il  n'appuie  que  sur  certaines.  Théologien, 
il  n'étudie  pas  la  merveilleuse  cohérence  de  la  doctrine  catho- 
lique, mais  seulement  l'harmonie  de  la  rehgion  avec  notie 
nature.  Philosophe,  l'homme  le  retient  presque  complètement, 

'  792. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  17 

et  dans  l'homme,  il  étudie  surtout  les  rapports   de   l'esprit 
avec  la  vérité,  ou  de  notre  cœur  avec  la  société  ^. 

La  religion  chrétienne  est  proportionnée  à  l'homme.  —  Jésus- 
Christ  est  «  le  véritable  Dieu  des  hommes  ».  Par  sa  nature 
divine  il  est  tout  ce  qu'il  a  de  grand,  et  par  là  il  peut  nous 
élever  jusqu'au  ciel  et  être  le  modèle  de  ceux  qui  sont  les  plus 
grands  au  royaume  de  la  charité.  Par  sa  nature  humaine,  il 
est  tout  ce  qu'il  a  de  petit  afin  que  personne  ne  fût  rebuté  par 
son  éclat.  Il  offre  le  salut  à  tous,»  en  tant  qu'il  est  en  lui  2»,  et 
d'une  manière  proportionnée  à  leur  état.  Ils  sont  gonflés  d'or- 
gueil, ou  abattus  par  le  désespoir.  Qu'une  doctrine  soit  claire, 
ils  en  attribueront  l'intelligence  à  leurs  mérites  ;  qu'elle  soit 
obscure,  ils  ne  perservéreront  pas  à  l'étudier.  Il  leur  faut  une 
religion  pleine  de  clartés  pour  exciter  leur  courage,  et  pleine 
de  mystères  pour  leur  faire  comprendre  leur  misère.  Telle  est 
la  rehgion  chrétienne.  Dans  ses  preuves  «  il  y  a  assez  de  clarté 
pour  éclairer  les  élus  et  assez  d'obscurité  pour  les  humilier  ^  ». 
Il  y  a  autant  de  genres  d'esprits  que  d'individus,  et  chacun  a 
ses  exigences.  Les  uns  veulent  un  grand  nombre  de  preuves,  les 
autres  n'en  exigent  qu'une,  mais  ils  l'approfondissent.  «  La 
religion  est  proportionnée  à  toutes  sortes  d'esprits.  Les  pre- 
miers s'arrêtent  au  seul  établissement,  et  cette  religion  est 
telle  que  son  seul  établissement  est  suffisant  pour  en  prouver 
la  vérUé  ;  les  autres  vont  jusqu'aux  apôtres.  Les  plus  ins- 
truits vont  jusqu'au  commencement  du  monde.  Les  anges  la 
«  voient  encore  mieux,  et  de  plus  loin  *».  Les  plus  habiles  qui 
ont  le  goût  de  l'étude  et  l'intelligence  pour  comprendre  sont 
frappés  par  l'argument  des  prophéties.  Il  demande  de  longues 
investigations  dans  le  passé  et,  dans  le  présent,  une  vue  d'en- 
semble sur  toute  l'histoire.  Mais  quand  on  l'a  compris,  quelle 
lumière  !  et  comme  la  sagesse  de  Dieu  qui  adapte  toujours  les 
moyens  à  la  fin,  resplendit  en  cette  preuve  !  Il  fallait  aux 
hommes  de  tous  les  temps  un  argument  toujours  nouveau,  tou- 
jours à  leur  portée  !  Aussi  Dieu,  après  avoir  prédit  la  conver- 
sion des  Gentils  et  la  dispersion  des  Juifs,  réalise-t-il  toujours 
sa  parole  à  la  face  de  tous  les  peuples  !  Voilà  le  «  miracle  subsis- 
tant ^  »  proportionné  à  la  durée  même  de  l'Éghse.  D'autres, 
moins  instruits  ou  plus  grossiers,  sont  plus  frappés  par  les 

»  Ce  dernier  point  fera  l'objet  d'un  chapitre  spécial.  —  *  781.  —  •  578.  —  *  285. 
—  «838. 

LABOBGUE   :  LE  RÉALUUK  DE   PABCAL 


18  LA   PHILOSOPHIE 

miracles  sensibles.  Dieu  ne  veut  pas  les  laisser  sans  preuves  et, 
pour  eux,  il  guérit  les  malades  et  ressuscite  les  morts  afin  que 
rhomme  entier  soit  convaincu,  en  son  corps  par  les  miracles, 
et  ensuite  en  son  âme  par  la  vérité  ^ 

Après  avoir  converti  les  pécheurs,  Jésus-Christ  n'oublie  pas 
que  la  nature  reste  la  même  dans  son  fond.  Ni  l'orgueil  ni  la 
paresse  n'ont  été  entièrement  déracinés,  ni  les  habiles  n'ont 
renoncé  à  leurs  études  ni  les  simples  n'ont  pu  devenir  savants. 
Aussi  la  religion  chrétienne  doit-elle  tenir  compte  de  cette 
diversité  de  tempéraments,  et  en  chacun  d'eux,  d'un  certain 
mélange  de  grandeur  et  de  misère.  Elle  s'applique  à  les  garder 
tous  dans  un  juste  milieu,  aussi  loin  de  la  présomption  que  de 
l'abattement.  ((  Les  autres  rehgions;  comme  les  païennes,  sont 
plus  populaires,  car  elles  sont  en  extérieur  ;  mais  elles  ne  sont 
pas  pour  les  gens  habiles.  Une  religion,  purement  intellectuelle 
serait  plus  proportionnée  aux  habiles;  mais  elle  ne  servirait 
pas  au  peuple.  La  seule  religion  chrétienne  est  proportionnée 
à  tous,  étant  mêlée  d'extérieur  et  d'intérieur.  Elle  élève  le 
peuple  à  l'intérieur,  et  abaisse  les  superbes  à  l'extérieur  ;  et 
n'est  pas  parfaite  sans  les  deux,  car  il  faut  que  le  peuple 
entende  l'esprit  de  la  lettre,  et  que  les  plus  habiles  soumettent 
leur  esprit  à  la  lettre  ^.  »  «  Les  philosophes  ne  prescrivaient 

oint  des  sentiments  proportionnés  aux  deux  états. 
Ils  inspiraient  des  mouvements  de  grandeur  pure,  et  ce 
n'est  pas  l'état  de  l'homme.  Ils  inspiraient  des  mouvements 
de  bassesse  pure,  et  ce  n'est  pas  l'état  de  l'homme.  Il  faut 
des  mouvements  de  bassesse,  non  de  nature,  mais  de  pénitence  ; 
non  pour  y  demeurer,  mais  pour  aller  à  la  grandeur.  Il  faut 
des  mouvements  de  grandeur,  non  de  mérite,  mais  de  grâce, 
et  après  avoir  passé  par  la  bassesse  ^  »       -.ruh  -rc  •  ::^'«:ri>,-i  /iVi 

L'homme  doit  s'adapter  à  son  action.  —  Comme  la  religion 
s'adapte  à  nos  besoins  et  mesure  ses  lumières  à  nos  facultés, 
de  même  nous  devons  aussi  nous  adapter  à  son  action.  Nous 
ne  pouvons  rien  faire  pour  mériter  la  grâce  ;  notre  ordre 
naturel  n'a  pas  de  proportion  avec  l'ordre  surnaturel.  Mais 
nous  pouvons  nous  rendre  moins  indignes  de  recevoir  les  dons 
de  Dieu.  Nos  études  et  nos  mortifications  leur  frayent  un 
chemin.  «  Il  faut  ouvrir  son  esprit  aux  preuves,  s'y  confirmer 
par  la  coutume,  mais  s'offrir  par  les  humihations  aux  ins- 

»  806.  —  »  251.  —  «  525. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  19 

pirations,   qui,   seules,    peuvent   faire   le   vrai   et   salutaire 

elïeti...» 

Il  faut  proportionner  la  vérité  à  l'homme.  —  Cette  même 
loi  des  proportions  régit  la  nature,  et  spécialement  les  rapports 
de  l'esprit  à  la  vérité.  Écrivain  et  homme  du  monde,  Pascal 
recherche  les  moyens  de  faire  pénétrer  ses  convictions  dans 
l'esprit  et  dans  le  cœur  des  autres.  Éducateur  ou  ami  des 
régents  deîPort- Royal, il  s'intéresse  aux  méthodes  d'éducation  ; 
apologiste,  son  effort  tend  à  découvrir  la  brèche  par  où  il 
pourra  faire  entrer  la  rehgion  dans  les  coeurs  endurcis.  Les 
uns  n'ont,  pour  ainsi  dire,  qu'une  ouverture  sur  le  monde 
extérieur  :  l'intérêt.  Il  s'adaptera  à  leur  égoïsme  étroit  dans 
l'argument  du  pari  ;  les  autres  en  ont  peur.  Pascal  propor- 
tionnera ses  preuves  à  leur  faiblesse  et  montrera  la  rehgion 
aimable.  «  Mais  de  la  vouloir  mettre  dans  l'esprit  et  dans  le 
cœur  par  la  force  et  par  les  menaces,  ce  n'est  pas  y  mettre  la 
religion,  mais  la  terreur  ^.))  D'autres  enfin  ont  du  mépris  pour 
la  religion.  «  Pour  guérir  cela,  il  faut  commencer  par  montrer 
que  la  religion  n'est  point  contraire  à  la  raison  ^  ». 

L'éloquence  consiste  à  proportionner  la  vérité  à  l'esprit.  — 

L'art  de  persuader  et  l'art  d'agréer  demandent  donc  une  con- 
naissance approfondie  de  l'esprit  humain  en  général  et  de 
celui  de  ses  auditeurs  ou  de  ses  lecteurs  en  particulier.  Ils 
exigent  ensuite  qu'on  proportionne  toujours  ses  leçons  à  leur 
capacité.  L'éloquence,  en  effet,  consiste  «  dans  une  correspon- 
dance qu'on  tâche  d'établir  entre  l'esprit  et  le  cœur  de  ceux  à 
qui  l'on  parle,  d'un  côté,  et  de  l'autre  les  pensées  et  les  expres- 
sions dont  on  se  sert;  ce  qui  suppose  qu'on  aura  bien  étudié  le 
cœur  de  l'homme  pour  en  savoir  tous  les  ressorts,  et  pour  trou- 
ver ensuite  les  justes  proportions  du  discours  qu'on  veut  y 
assortir.  Il  faut  se  mettre  à  la  place  de  ceux  qui  doivent  nous 
entendre,  et  faire  essai  sur  notre  propre  cœur  du  tour  qu'on 
donne  à  son  discours,  pour  voir  si  l'un  est  fait  pour  l'autre,  et 
si  l'on  peut  s'assurer  que  l'auditeur  sera  comme  forcé  de  se 
rendre  *  ».  ], 

A  ses  deux  entrées.  —  Avant  de  faire  pénétrer  la  vérité  dans 
l'esprit,  il  faut  donc  s'engager  dans  les  avenues  qui  y  coh- 

^  245.  —  2  185.  —  »  187.  —  «  15. 


20  LA    PHILOSOPHIE 

duisent.  «  Nul  n'ignore  qu'il  y  a  deux  entrées  par  où  les  vérités 
sont  reçues  dans  l'âme  qui  sont  sesdeuxprincipales puissances  : 
l'entendement  et  la  volonté.  La  plus  naturelle  est  celle  de 
l'entendement,  car  on  ne  devrait  jamais  consentir  qu'aux 
vérités  démontrées,  mais  la  plus  ordinaire,  quoique  contre 
nature,  est  celle  de  la  volonté,  car  tout  ce  qu'il  y  a  d'hommes 
sont  presque  toujours  emportés  à  croire  non  par  la  preuve 
mais  par  l'agrément  ». 

Il  ne  suffît  pas  de  connaître,  en  général,  ces  deux  portes, 
il  faut  descendre  au  détail.  Chacune  a  ses  dimensions,  sa  forme, 
nous  voulons  dire  ses  principes  et  les  premiers  moteurs  de  ses 
actions.  «  Ceux  de  l'esprit  sont  des  vérités  naturelles  et  con- 
nues à  tout  le  monde,  comme  que  le  tout  est  plus  grand  que 
la  partie,  outre  plusieurs  axiomes  particuliers  que  les  uns 
reçoivent  et  non  pas  d'autres,  mais  qui,  dès  qu'ils  sont  admis, 
sont  aussi  puissants,  quoique  faux,  pour  emporter  la  créance, 
que  les  plus  véritables^.  »  A  ces  principes,  l'esprit  rattache  les 
conclusions.  Si  les  hens  sont  trop  lointains,  ils  deviennent  pra- 
tiquement inexistants  et  le  champ  des  découvertes  ne  s'étend 
plus.  Il  y  a  un  abîme  entre  le  connu  qui  sert  de  base,  et  l'in- 
connu où  on  tend.  Le  raisonnement,  explicite  ou  implicite, 
doit  jeter  un  pont  entre  les  deux,  faute  de  quoi  l'esprit  ne 
saurait  s'assimiler  un  exposé.  Avide  de  clarté,  il  refuse  de  s'en- 
gager dans  les  ténèbres,  et  il  déclare  obscur  tout  ce  qui  n'a 
pas  de  rapport  avec  les  principes  admis. 

A  son  amour  de  la  nouveauté.  —  11  aime  la  nouveauté  autant 
que  la  lumière.  De  même  que  les  besoins  du  cœur  renaissent 
toujours  parce  qu'il  a  été  créé  pour  l'infmi,  de  même  la  curio- 
sité de  son  esprit  ne  connaît  pas  de  sommeil.  «  Quoi  de  nou- 
veau ?  »  est  une  question  perpétuelle. 

De  la  vérité.  —  Mais  cet  amour  de  la  nouveauté  n'est  pas 
aveugle.  Toute  réponse  ne  saurait  le  satisfaire.  Elle  doit  être 
vraie,  c'est-à-dire  proportionnée  à  la  réalité.  Outre  ces  besoins 
communs  à  tous,  il  y  en  a  de  particuliers  à  chaque  nature 
d'esprit. 

A  son  tempérament  particulier.  —  Certains  veulent  des 
définitions,  des  démonstrations,  un  exposé  de  la  doctrine,  serré 

»  p.  186. 


LIS    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  21 

autant  que  lent.  Leur  tournure  géométrique  les  dispose  mal  à 
se  reconnaître  dans  la  complexité  et  la  ténuité  des  faits.  Au 
contraire,  l'esprit  de  finesse,  plus  souple  et  plus  alerte,  se  plaît 
dans  le  complexe  et  le  multiple.  Ces  tempéraments  intellectuels 
demandent  à  être  traités  de  façon  différente. 

Au  but  du  discours.  —  La  méthode  devra  varier  encore  selon 
le  but  poursuivi.  Veut-on  éclairer  l'esprit  ou  réchauffer  le 
cœur  ?  Le  chemin  qui  mène  à  l'un  ne  va  pas  toujours  jusqu'à 
l'autre.  L'esprit  a  son  ordre  qui  est  par  principes  et  par 
démonstration,  le  cœur  en  a  un  autre.  On  ne  prouve  pas  qu'on 
doive  être  aimé  en  exposant  d'ordre  les  causes  de  l'amour.  Ce 
serait  ridicule.»  Jésus-Christ,  S*  Paul  ont  l'ordre  de  la  charité... 
car  ils  voulaient  échauffer,  non  instruire.  S*  Augustm  de  même, 
Cet  ordre  consiste  principalement  à  la  digression  sur  chaque 
point  qu'on  rapporte  à  la  fm,  pour  la  montrer  toujours  ^  ». 

Application  des  principes  :  1°  éditer  V ordre  synthétique.  — 

Venons  à  l'application  de  ces  principes.  Pour  satisfaire  à 
notre  besoin  de  clarté,  le  Maître  devra  éviter  l'ordre  synthé- 
tique qui  veut  renfermer  toute  une  doctrine  dans  un  mot  ou 
dans  un  principe.  Ce  mot,  commode  et  clair  pour  lui,  est  obscur 
pour  les  disciples.  Ils  admettent  bien  les  principes,  mais  c'est 
souvent  inconsciemment  et  ils  ne  les  découvrent  que  peu  à  peu 
à  l'occasion  des  faits.  Leur  esprit  ne  va  pas  du  général  au  parti- 
culier, mais  au  contraire  du  particulier  au  général.  La  nature 
leur  propose  un  concret,  semblable  à  d'autres  concrets,  mais 
différent  aussi,  ayant  sa  physionomie  propre.  Elle  amis  toutes 
ses  vérités  chacune  en  soi-même  ;  notre  art  les  renferme  les 
unes  dans  les  autres,  mais  cela  n'est  pas  naturel,  chacune  tient 
sa  place  ^ 

Ce  n'est  pas  que,  dans  les  cas  particuliers,  l'esprit  ne  découvre 
des  principes  généraux,  mais  il  ne  voit  pas  avec  la  même 
clarté  que  son  maître.  Quelques-uns  lui  sont  bien  familiers 
mais  non  pas  tous.  Chacun  a  les  siens,  et  il  en  résulte  «  qu'on 
se  persuade  mieux,  pour  l'ordinaire,  par  les  raisons  qu'on  a 
trouvées  soi-même,  que  par  celles  qui  sont  venues  dans  l'eS' 
prit  des  autres  ^  ».  Alors,  en  effet,  il  les  rattaché  à  ses  axiomes 
particuhers  et  il  se  repose  dans  leur  évidence. 

Auteurs  et  professeurs  protestent  et  font  valoir  les  avan* 

»  283.  —  2  20.  —  »  10. 


22  l'A    PHILOSOPHIE 

tages  de  leur  synthèse.  «  Mais  voilà,  tout  est  enfermé  dans 
un  mot  »  :  Abstine,  sustine  ;  suivre  la  nature,  faire  ses  affaires 
parti  culières  sans  in  j  ustice. — «  Oui ,  mais  cela  est  inutile,  si  on  ne 
l'explique  ;  et  quand  on  vient  à  l'expliquer,  dès  qu'on  ouvre  ce 
précepte  qui  contient  tous  les  autres,  ils  en  sortent  en  la  pre- 
mière confusion  que  vous  vouliez  éviter.  Ainsi,  quand  ils  sont 
tous  renfermés  en  un,  ils  y  sont  cachés  et  inutiles,  comme  un  en 
coffre^.  »  Dans  la  pratique,  pour  être  entendu  dans  ces  matières 
où  les  principes  généraux  ne  se  laissent  pas  facilement  saisir, 
il  faudra  partir  de  cas  concrets  «  et  ensuite  remarquer,  dans  la 
chose  dont  il  s'agit,  quel  rapport  elle  a  avec  les  principes 
avoués»  du  disciple-.  Il  ne  les  voit  pas  tous, et  dans  ceux  mêmes 
qu'il  admet,  il  ne  voit  ni  toutes  les  conséquences  ni  toutes  les 
applications.  Mais  il  en  voit  quelques-uns  et  il  est  heureux 
que  ses  maîtres  le  remarquent.  Il  faut  tenir  compte  de  son 
point  de  vue  quand  on  veut  le  reprendre  avec  utilité.  Nous 
devons  montrer  «  par  quel  côté  il  envisage  la  chose,  car  elle  est 
vraie  ordinairement  de  ce  côté-là,  et  lui  avouer  cette  vérité, 
mais  lui  découvrir  le  côté  par  où  elle  est  fausse.  Il  se  contente 
de  cela  car  il  voit,  qu'il  ne  se  trompait  pas  et  qu'il  manquait 
seulement  à  voir  tous  les  côtés  3...  » 

Toutefois,  quand  les  principes  sont  admis  de  tous  et  qu'il 
s'agit  seulement  de  démontrer  une  vérité  qui  s'y  rattache  il 
est  bon  de  pratiquer  l'ordre  synthétique.  On  le  fait  couram- 
ment en  géométrie. 

%  2o  Être  universel.  —  Pour  retenir  longtemps  l'attention  d'un 
esprit  qui  cherche  la  vérité  sous  toutes  ses  faces,  il  est  néces- 
saire de  fournir  une  matière  toujours  nouvelle  à  sa  curiosité. 
L'homme  est  plein  de  besoins  *.  Il  aime  la  musique,  la 
poésie,  autant  que  les  sermons  ou  les  mathématiques.  Le 
maître  préféré  sera  celui  qui  pourra  répondre  à  toutes  ses 
questions.  Ce  sera  l'honnête  homme  ou  l'homme  universel  ; 
lui  s'accomode  à  tous  ses  besoins  généralement  ^  Puisqu'on 
ne  peut-être  à  la  fois  universel  et  profond,  il  faut  savoir  un 
peu  de  tout,  car  il  est  bien  plus  beau  de  savoir  quelque  chose 
de  tout  que  de  savoir  tout  d'une  chose  ;  cette  universalité 
est  la  plus  belle.  «  Si  on  pouvait  avoir  les  deux,  encore  mieux, 
mais  s'il  faut  choisir,  il  faut  choisir  celle-là,  et  le  monde  le  sent 
et  le  fait,  car  le  monde  est  un  bon  juge  souvent  ^.  »  Les  gens  uni- 

»  20.  —  »  p.  187.  —  •  9.  —  ♦  9.  —  »  36.  —  •  37. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  23 

versels  n'ont  ni  l'enseigne  de  poète,  ni  celle  de  mathématicien. 
On  ne  dit  d'aucun  d'eux  :  il  est  prédicateur  ou  éloquent,  mais 
on  dira  :  il  est  honnête  homme,  c'est-à-dire  qu'il  est  tout  cela  : 
géomètre,  mathématicien,  éloquent,  poète,  et  juge  de  tout  cela, 
«  Ils  parleront  de  ce  qu'on  parlait  quand  ils  sont  entrés.  On  ne 
s'aperçoit  point  en  eux  d'unequalité  plutôt  que  d'une  autre,hors 
de  la  nécessité  de  la  mettre  en  usage  ;  mais  alors  on  s'en  sou- 
vient, car  il  est  également  de  ce  caractère  qu'on  ne  dise  point 
d'eux  qu'ils  parlent  bien,  quand  il  n'est  pas  question  du  lan- 
gage, et  qu'on  dise  d'eux  qu'ils  parlent  bien,  quand  il  en  est 
question  \  » 

Non  seulement  l'honnête  homme  est  capable  de  satisfaire 
notre  universelle  curiosité,  au  moins  jusqu'à  un  certain  point, 
mais  il  le  fait  de  telle  sorte  qu'il  répond  aussi  à  notre  besoin 
d'exactitude.  L'esprit  ne  cherche  que  la  vérité;  il  veut  qu'il  y 
ait  proportion  entre  les  mots  et  les  choses.  Le  goût  réprouve 
les  exagérations  autant  que  les  diminutions.  «  Je  hais  égale- 
ment le  bouffon  et  l'enflé  :  on  ne  ferait  son  ami  ni  de  l'un  ni  de 
l'autre  -.  »  La  règle  est  l'honnêteté.  L'honnête  homme  s'adresse 
d'abord  à  l'intelligence  comme  notre  dignité  l'exige,  mais  il 
n'oublie  pas  que  nous  avons  une  imagination  et  un  cœur  ;  i) 
s'adresse  donc  à  elles  aussi  quand  il  faut  et  en  restant  toujours 
dans  la  mesure  et  le  naturel. 

Rien  ne  plaît  comme  le  style  naturel  d'un  homme  connais- 
sant bien  tous  les  besoins  de  ses  lecteurs  et  capable  de  les 
satisfaire  tous  à  la  fois.  «  Il  faut  de  l'agréable  et  du  réel  ;  mais 
il  faut  que  cet  agréable  soit  lui-même  pris  du  vrai  ^  »«  Quand 
on  voit  le  style  naturel,  on  est  tout  étonné  et  ravi,  car  on  s'at- 
tendait de  voir  un  auteur  et  on  trouve  un  homme.  Au  lieu  que 
ceux  qui  ont  le  goût  bon,  et  qui,  en  voyant  un  livre  croient 
trouver  un  homme,  sont  tout  surpris  de  trouver  un  auteur  : 
plus  poetice  qjam  humane  locutus  es*.  »  En  effet,  le  poète,  à  la 
manière  de  Malherbe  dit  «  de  petites  choses  avec  de  grands 
mots  »  siècle  d'or,  merveille  de  nos  jours,  fatal  «  et  on  appelle 
ce  jargon  beauté  poétique  ^  ».  II  masque  et  déguise  la  nature  *. 

Dans  quelle  mesure  on  reçoit  la  vérité.  —  La  vérité  ainsi 
adaptée  aux  besoins  des  lecteurs  ou  des  auditeurs,  dans  quelle 
mesure  sera-t-elle  reçue  par  eux  ?  Nous  le  dirons  plus  en 
détail  en  étudiant  la  portée  de  nos  puissances  dans  le  chapitre 

»  34.  —  •  30,  note  2.  —  •  25.  —  *  29.  —  •  33.  —  •  49. 


24  LA    PHILOSOPHIE 

de  la  connaissance  naturelle.  Mais,  parlant  en  général  on  peut 
dire  qu'elle  sera  reçue  en  proportion  de  la  vigueur  de  l'esprit 
et  de  la  direction  de  ses  penchants.  Considéré  en  lui-même,  le 
monde  s'offre  identique  à  tous  les  regards.  Que  de  différentes 
manières  de  le  voir  !  Le  monde  est  le  même,  mais  les  yeux 
sont  divers,  aussi  chacun  le  voit-il  avec  sa  lumière.  «  A  mesure 
qu'on  a  plus  d'esprit,  on  trouve  qu'il  y  a  plus  d'hommes  ori- 
ginaux. Les  gens  du  commun  ne  trouvent  pas  de  différence 
entre  les  hommes  ^.  »  «^  mesure  qu'on  a  plus  de  lumière,  on 
découvre  plus  de  grandeur  et  de  bassesse  dans  l'homme  ^.  » 

Ce  qui  est  vrai  des  choses  l'est  également  de  leurs  images 
les  mots.  A  toutes  les  oreilles  ils  sonnent  de  la  même  manière 
et  chacun  cependant  les  entend  diversement.  «  Ceux  qui  ont 
l'esprit  de  discernement  savent  combien  il  y  a  de  la  différence 
entre  deux  mots  semblables,  selon  les  lieux  et  les  circonstances 
qui  les  accompagnent.  Croira-t-on  en  vérité  que  deux  personnes 
qui  ont  lu  et  appris  par  cœur  le  même  livre  le  sachent  égale- 
ment ;  si  l'un  le  comprend  en  sorte  qu'il  en  sache  tous  les 
principes,  la  force  des  conséquences,  les  réponses  aux  objec- 
tions qu'on  peut  y  faire  et  toute  l'économie  de  l'ouvrage  ; 
au  lieu  qu'en  l'autre  ce  soient  des  paroles  mortes  et  des 
semences  qui,  quoique  pareilles  à  celles  qui  ont  produit  des 
arbres  si  fertiles,  sont  demeurées  sèches  et  infructueuses 
dans  l'esprit  stérile  qui  les  a  reçues  en  vain  ^. 

Les  esprits  diffèrent  non  seulement  de  vigueur  mais  aussi 
de  direction  et  de  méthode.  Ils  ne  cherchent  pas  les  mêmes 
vérités  et,  dans  chaque  vérité,  ils  ne  considèrent  pas  la  même 
face.  Un  mathématicien  voit  partout  des  théorèmes.  Ne  me 
présentez  pas  à  lui,  «  il  me  prendrait  pour  une  proposition  ». 
Un  guerrier  voit  partout  des  adversaires.  Je  le  fuis  «  il  me 
prendrait  pour  ime  place  assiégée  ^w.Les  regards  sont  comman- 
dés dans  le  secret,  par  la  vigueur  intellectuelle,  faible  ou  forte, 
pai'  le  tempérament  particulier.  C'est  ce  que  Pascal  appelle 
le  «  modèle  »  intérieur  auquel  nous  rapportons  le  dehors  ^ 

Les  proportions  et  l'art  d'agréer.  —  Le  cœur  y  tient  plus  de 
place  que  l'esprit  ;  c'est  pourquoi  l'art  de  persuader  n*est 
souvent  que  l'art  d'agréer.  On  ne  devrait  jamais  consentir 

^7.  —  *  443.  —  3  p.  192.  —  *  36.  —  *  Saint  Thomas  ne  pense  pas  autrement 
«  K'ihil  potest  ordiriari  in  aliquem  fînem,  nisi  prsetxisiat  in  ipso  'quaedam  pro- 
portio  ad  finem   »  De  veritate.  q.  14,  a.  2. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  25 

qu'aux  vérités  démontrées.  «  Car  tout  ce  qu'il  y  a  d'hommes 
sont  presque  toujours  emportés  à  croire  non  pas  par  la  preuve, 
mais  par  l'agrément  ^  »  Bien  peu  de  vérités  entrent  dans  l'âme 
par  l'esprit  au  lieu  qu'elles  y  sont  introduites  en  foule  par  les 
caprices  téméraires  de  la  volonté,  sans  le  conseil  du  raisonne- 
ment. «  Dites-nous  des  choses  agréables  et  nous  vous  écoute- 
rons, disaient  les  Juifs  à  Moïse  ;  comme  si  l'agrément  devait 
régler  la  créance  ^.  »  Nous  devons  cependant  tenir  compte  de 
ces  penchants  et  nous  y  accommoder  sans  porter  atteinte  au 
vrai.  Quels  sont  les  principes  de  la  volonté  ?  Ce  sont  «  cer- 
tains désirs  naturels  et  communs  à  tous  les  hommes,  comme  le 
désir  d'être  heureux,  que  personne  ne  peut  ne  pas  avoir,  outre 
plusieurs  objets  particuliers  que  chacun  suit  pour  y  arriver,  et 
qui,  ayant  la  force  de  nous  plaire,  sont  aussi  forts,  quoique  per- 
nicieux en  effet,  pour  faire  agir  la  volonté,  que  s'ils  faisaient 
son  véritable  bonheur  ^.  » 

La  diversité  des  complexions  qui  fait  celle  des  goûts 
demande  une  étude  de  chacun  des  sujets  à  qui  l'on  veut  agréer. 
Il  faut  avoir  égard  à  la  personne  à  qui  on  en  veut,  connaître 
les  choses  qu'elle  aime,  et  ensuite  remarquer,  dans  la  chose 
dont  il  s'agit,  quels  rapports  elle  a  avec  les  objets  délicieux 
qui  lui  plaisent  ordinairement  ^ 

Si  les  principes  du  plaisir  étaient  fermes  et  stables,  il  serait 
facile  de  donner  des  régies  de  l'agrément.  Mais»  ils  sont  divers 
en  tous  les  homme  et  variables  dans  chaque  particulier  avec 
une  telle  diversité  qu'il  n'y  a  point  d'homme  plus  diffè- 
rent d'un  autre  que  de  soi-même  dans  les  divers  temps*». 
Aussi  Pascal  se  déclare-t-il  incapable  de  traiter  à  fond  cette 
matière. 

En  Apologétique,  il  se  contentera  de  recommander  la 
recherche  du  bien  universel,  du  bonheur  de  tous.  Dans  cette 
disposition  d'âme,  on  sera  plus  à  même  de  trouver  la  vérité. 
Ce  qui  correspond  à  nos  goûts  particuliers,  à  nos  intérêts,  à 
notre  égoïsme  se  trouve  le  plus  souvent  mauvais  et  faux  ;  dans 
les  questions  morales  et  religieuses  le  bien  et  la  vérité  sont 
universels.  Soyons  épris  du  bien  général,  soyons  soumis  à 
l'âme  universelle  qui  gouverne  tout  le  corps.  Alors  les  biens 
particuliers  ne  nous  agréeront  que  s'ils  sont  en  même  temps  le 
bien  de  tous,  l'esprit  ne  sera  plus  la  dupe  du  cœur  dans  l'étude 
de  la  vérité  universelle. 

»  p.  185.  —  *  p.  186.  —  »  p.  187.  —  «  p.  188» 


26  I.A   PHILOSOPHIE 

III.    —  La   Finalité   et   l'Amour. 

Comme  il  y  a  un  seul  principe  de  tout,  il  y  a  une  seule  fin 
de  tout  ;  «  tout  par  lui,  tout  pour  lui  i  ».  Dieu,  après  avoir  créé 
le  monde,  le  ramène  à  lui  par  sa  Providence  extérieure  et  par 
les  directions  intérieures  qu'il  donne  aux  créatures  raison- 
nables. Aucune  d'entre  elles  ne  doit  trouver  sa  fm  en  elle-même. 
La  plus  excellente  de  toutes,  le  Christ,  ne  veut  avoir  d'autre 
but  que  la  volonté  de  son  père.  Dès  son  entrée  dans  le  monde, 
il  a  dit  :  «  Seigneur,  les  sacrifices  ne  te  sont  point  agréables  ;  mais 
tu  m'as  donné  un  corps.  Lors  j'ai  dit  :  voici  que  je  viens  pour 
faire,  ô  Dieu,  ta  volonté,  et  ta  loi  est  dans  le  milieu  de  mon 
cœur  2.  )) 

Dieu  a  tout  fait  pour  le  Christ.  —  11  est  le  Médiateur  parfait 
entre  le  ciel  et  la  terre.  Dieu  ne  regardeles  hommes  que  dans  son 
Fils  ;  ils  ne  lui  sont  agréables  que  dans  la  mesure  où  ils  retrou- 
vent la  vie  et  les  vertus  de  Jésus-Christ.  En  dehors  de  lui,  ils 
lui  sont  étrangers  et  abominables.  Aussi  le  Père  a-t-il  tout 
créé  pour  lui  amener  les  hommes,  afin  qu'à  son  tour  le  Christ 
les  lui  présentât,  régénérés.  Dans  l'histoire  du  monde,  «  Jésus- 
Christ  est  l'objet  de  tout,  et  le  centre  où  tout  tend^)).«  Jésus- 
Christ,  que  les  deux  Testaments  regardent,  l'Ancien  comme  son 
attente,  le  Nouveau  comme  son  modèle,  tous  deux  comme  leur 
centre  ^  » 

Pour  l'Église.  —  Dans  le  plan  divin,  l'œuvre  du  Christ  n'est 
pas  séparée  de  son  fondateur.  Les  événements  les  plus  éloi- 
gnés concourent  à  la  figurer,  à  la  prédire,  à  l'étabhr.  Quand  elle 
est  bâtie  sur  le  roc,  qui  est  le  Christ  lui-même,  elle  continue  à 
être  le  centre  des  agitations  humaines  ;  ses  ennemis,  sans  le 
savoir,  travaillent  à  la  purifier,  et  ses  enfants  la  consolent  par 
leur  fidéhté.  Sa  doctrine  explique  les  «  contrariétés  »  de  notre 
nature,  et  sa  morale  est  le  seul  remède  efficace  de  nos  concu- 
piscences. Enfin,  elle  est  «  tellement  l'objet  et  le  centre  où 
toutes  choses  tendent,  que  qui  en  saura  les  principes  puisse 
rendre  raison  et  de  toute  la  nature,  de  l'homme  en  particulier, 
et  de  toute  la  conduite  du  monde  en  général  '^  ». 

L'univers  matériel  lui-même  doit  nous  conduire  à  Dieu.  Il 

»  489.  —  •  p.  99.  —  •  p.  580.  •-  •  740.  —  •  p.  579. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  27 

est,  par  son  étendue,  une  image  de  son  immensité  et  de  sa 
toute-puissance. 

Pour  nous  ramener  à  Lui,  Dieu  met  l'amour  au  fond  de  notre 
cœur.  —  Dieu  ne  veut  pas  nous  ramener  à  lui,  uniquement 
par  la  contemplation  du  monde,  de  l'Église  ou  du  Christ.  Les 
saintes  pensées  ne  sont  pas  la  sainteté  bien  qu'elles  en  soient  le. 
chemin  :  elle  est  affaire  de  cœur,  d'action,  de  charité.  Pour 
nous  obhger  à  sortir  de  nous-mêmes,  à  chercher  le  bonheur  à 
travers  les  autres  créatures,  et  à  nous  lasser  dans  cette  pour- 
suite tant  que  nous  avons  pas  trouvé  un  Bien  infmi,  Dieu 
nous  a  créés  imparfaits  et  pleins  de  besoins.  «  Nous  sommes 
pleins  de  choses  qui  nous  -jettent  au  dehors.  Notre  instinct 
nous  fait  sentir  qu'il  faut  chercher  notre  bonheur  hors  de 
nous.  Nos  passions  nous  poussent  au  dehors,  quand  même  les 
objets  ne  s'offriraient  pas  pour  les  exciter  ^.  »  Toutes  se 
ramènent  à  l'amour  du  bonheur  ;  l'homme  «  veut  être  heureux, 
et  ne  çeut  être  qu'heur  eux  ^qI  ne  peut  ne  vouloir  pas  l'être  ^  ». 
Dans  son  fond,  cet  amour  n'est  pas  seulement  celui  de  notre 
personne,  mais  aussi  Tamour  de  l'être  universel,  principe  du 
nôtre,  et  seul  capable  de  nous  satisfaire. 

Celui  de  la  beauté.  —  Mais  cet  objet  ultime  de  nos  aspira- 
tions, nous  le  cherchons  comme  à  tâtons  parmi  les  créatures. 
«  In  omnibus  requiem  quœsivi  ^.  »  Nos  semblables  nous  appa- 
raissent, d'abord,  comme  les  plus  capables  de  calmer  l'inquié- 
tude de  notre  cœur,  en  nous  donnant  leurs  affections,  leurs 
volontés,  leurs  applaudissements.  Car  nous  sommes  faits  pour 
l'amour,  pour  l'ambition  et  pour  la  gloire.  L'homme  cherche 
une  beauté  qui  «  consiste  non  seulement  dans  la  convenance^ 
mais  aussi  dans  la  ressemblance  :  elle  la  restreint  et  elle  l'en- 
ferme dans  la  différence  du  sexe  *  ».  Comme  il  a  le  cœur  vaste, 
il  cherche  des  amitiés  plutôt  dans  des  conditions  au-dessus  delà 
sienne.  11  est  fait  pour  grandir,  et  ces  hautes  amitiés  répondent 
mieux  à  son  besoin  de  croissance.  Le  cœur  de  l'homme- 
est  grand,  «les  petites  choses  flottent  dans  sa  capacité;  il  n'y  a 
que  les  grandes  qui  s'y  arrêtent  et  qui  y  demeurent  ^.  »  Dans 
quelle  mesure  ?  Dans  la  mesure  où  elles  ressemblent  davantage 
à  la  Beauté  infinie  dont  elles  sont  le  reflet. 

Parce  que  toute  beauté  est  une  image  de  celle  de  Dieu,  vers 

»  464.  —  M69.  —  •  165.  —  *  p.  126.  —  »  p.  129. 


30  LA   PHILOSOPHIE 

laquelle  la  nature  nous  porte,  les  premières  flammes  de  l'amour 
paraissent  innocentes  et  pures.  Il  se  confond  avec  la  raison 
elle-même,  quoiqu'il  soit  occasionné  par  le  corps  ^.  «  L'amour 
et  la  raison  n'est  qu'une  même  chose. C'est  une  précipitation  de 
pensées  qui  se  porte  d'un  côté  sans  bien  examiner  tout,  mais 
c'est  toujours  une  raison  2...  »  Cette  pureté  première  le  rend 
généreux.  Comme  la  beauté  promet  le  bonheur  parfait,  on 
donne  sans  compter  pour  gagner  ses  bonnes  grâces.  Il  semble 
que  l'on  ait  toute  une  autre  âme  quand  on  aime  que  quand  on 
n'aime  pas.  On  s'élève  par  cette  passion  et  l'on  devient  toute 
grandeur... «L'on devient  magnifique  sans  l'avoir  jamais  été. 
Un  avaricieux  même  qui  aime  devient  libéral,  et  il  ne  se  sou- 
vient pas  d'avoir  jamais  eu  une  habitude  opposée  ^.  »  Serait-on 
ainsi  prodigue  de  ses  travaux,  de  ses  biens,  romprait-on  tous 
les  liens  de  la  famille  si,  à  travers  les  créatures,  on  n'était  poussé 
vers  le  Souverain  Bien,  dont  elles  sont  l'image  ? 

Celui  de  la  gloire.  —  Quand  le  feu  de  l'amour  s'éteint,  alors 
que  la  place  est  belle  pour  l'ambition...  «qu'une  vie  est  heureuse 
quand  elle  commence  par  l'amour  et  finit  par  l'ambition  *  !  » 
Les  grands  esprits  ne  sont  pas  faits  pour  eux  seuls  ;  ils  veulent 
commander  aux  autres  et  se  les  assujettir  ;  la  résistance  excite 
leur  amour-propre  et  ils  s'obstinent  à  la  vaincre,  car  il  leur 
paraît  plus  glorieux  de  régner  sur  des  volontés  d'hommes  que 
sur  des  cœurs  de  femmes.  Ceux  qui  ne  peuvent  pas  régner 
veulent  du  moins  gagner  l'estime  des  autres.  «  La  douceur  de 
la  gloire  est  si  grande, qu'à  quelque  objet  qu'on  l'attache,  même 
à  la  mort,  on  l'aime  ^.  )>  Et  cela  n'a  rien  qui  étonne  :  nous 
sommes  faits  pour  un  empire,  un  éclat,  une  victoire  infiniment 
au-dessus  de  toutes  les  grandeurs  temporelles  ^. 

Celui  de  la  ^'érité.  —  De  même,  créés  pour  voir  la  plus  belle 
des  vérités,  celle  qui,  dans  son  unité,  les  contient  toutes,  a  la 
Majesté  de  Dieu  »,  nous  sommes  avides  de  savoir  et  «  incapables 
de  ne  pas  souhaiter  la- vérité  '  >^ 

L'amour  vicié  par  la  concupiscence  ne  satisfait  pas  l'homme. 

—  Cet  appétit  de  bien  universel  est  vicié  par  la  concupiscence. 
Quand  l'homme  s'est  fait  Dieu  et  centre  du  monde,  quand  il  a 
voulu  chercher  sa  béatitude  dans  les  créatures  et  spécialement 

1  p.  124.  —  2  p.  138.  —  »  pp.  133,  134.  —  *  p.  124.  —  "*  158.  —  «  793.  —  '  437. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  29 

en  lui-même,  tout  se  révolte  contre  lui,  l'asservit,  le  dégrade 
et  le  laisse  vide  de  tout  bien. 

L'amour  de  la  beauté  devient  concupiscence  de  la  chair, 
qui  entraîne  l'homme  à  tous  les  excès  et  à  toutes  les  folies. 
Les  effets  sont  effroyables.  Il  ne  paraît  rien  dans  ses  débuts. 
Corneille  l'appelle  un  je  ne  sais  quoi  et  il  «  remue  toute  la  terre, 
les  princes,  les  armées,  le  monde  entier.  Le  nez  de  Cléopâtre  : 
s'il  eût  été  plus  court,  toute  la  face  de  la  terre  aurait  changé  ^  ». 

L'amour  de  la  vérité  devient  concupiscence  des  yeux,  pure 
et  vaine  curiosité.  On  étudie,  non  pour  devenir  meilleur,  mais 
pour  se  distraire  et  pour  amuser  les  autres,  au  prix  de  leur 
admiration.  «  Le  plus  souvent  on  ne  veut  savoir  que  pour  en 
parler.  Autrement  on  ne  voyagerait  pas  sur  la  mer,  pour  ne 
jamais  en  rien  dire,  et  pour  le  seul  plaisir  de  voir,  sans  espé- 
rance d'en  jamais  communiquer  ^  » 

L'amour  légitime  de  la  gloire  devient  orgueil  de  la  vie.  On 
se  croit  un  tout  et  on  n'aime  les  autres  que  pour  se  les  asser- 
vir. Mais,  cet  égoïsme,  comment  pourrait-il  faire  notre  bon- 
heur ?  L'homme  n'ayant  point  en  soi  de  principe  de  vie  n« 
fait  que  s'égarer  et  s'étonne  dans  l'incertitude  de  son  être 
sentant  bien  qu'il  n'est  pas  la  source  de  l'être  et  ne  voyant  pas 
où  elle  est  ^ 

Le  cœur,  purifié  par  la  grâce,  mène  à  Dieu  —  Heureux  celui 
que  la  grâce  touche  alors  !  Elle  transforme  son  cœur  et  lui 
donne  à  nouveau  l'amour  de  l'être  universel.  Sa  vie  avait  com- 
mencé par  là.  «  Le  cœur  aime  l'être  universel  naturellement, 
et  soi-même  naturellement  *  ...  )^ 

Et  cet  amour  dirigeait  toutes  ses  pensées  et  toutes  ses  actions. 
Puis  la  convoitise  est  venue  supplanter  la  charité  ;  elle  a  pris 
le  sceptre  du  commandement  et  mené  notre  âme  vers  les  biens 
particuliers  et  les  idoles  multiples.  Leur  multitude  aurait  dû 
l'avertir  de  leur  fausseté.  Car  de  même  qu'il  y  a  un  seul 
modèle  de  beauté  et  une  infinité  de  mauvais  %  de  même  qu'il 
y  a  une  seule  manière  de  faire  le  bien  et  une  infinité  de  faire 
le  mal  ^,  ainsi  il  n'y  a  qu'un  seul  Dieu,  Maître  de  tous  et  objet 
de  leurs  désirs.  Maintenant  l'âme  comprend  ;  le  cœur  purifié 
lui  a  donné  de  nouvelles  lumières.  Elle  voit<(  un  gouffre  infini  » 
au  fond  de  son  être,  c'est-à-dire  un  besoin  de  bonheur  infini  ; 
t  un  objet  infini  et  immuable  »  peut  seul  le  remplir.  Les  objets 

*  162.  —  »  152.  —  •  483.  —  *  277.  —  "  32.  —  •  408. 


30  LA   PHILOSOPHIE 

particuliers  sont  trop  petits,  et  leur  somme   même   est  infé- 
rieure à  l'infini  i. 

A  travers  le  monde  sensible.  —  Elle  commence  à  rechercher 
cet  objet  au-dessus  de  soi,  et  de  toute  créature.  Que  leur  amour 
lui  paraît  vil  maintenant  !  Autrefois,  Pascal  confondait  la 
raison  et  l'amour.  Il  condamnait  les  poètes  d'avoir  dépeint 
l'amour  aveugle.  «  Il  faut,  disait-il,  lui  ôter  son  bandeau,  et  lui 
rendre  désormais  la  jouissance  de  ses  yeux  ^.  Maintenant,  ceux 
qui  s'attachent  au  monde  lui  paraissent  abandonner  la  réalité 
pour  la  figure  ;  ils  sont  dans  un  aveuglement  brutal,  charnel 
et  judaïque  ^.  Sages  et  bienheureux,  au  contraire,  sont  les 
justes  qui  usent  des  images  pour  jouir  de  Celui  qu'elles 
représentent. 

Et  la  vérité.  —  Rien  n'est  beau  comme  la  pensée,  disait- 
il  jadis.  Elle  est  la  gloire  de  l'homme  dont  tout  l'effort  doit 
tendre  à  connaître  la  vérité,  à  «  comprendre  »  le  monde  pour 
mieux  le  dominer.  Ses  sentiments  ont  bien  changé  à  cette 
heure  et  il  répète  avec  son  Maître  :  «  et  que  sert  à  l'homme  de 
gagner  l'univers  entier  s'il  vient  à  perdre  son  âme  ?  »  Univers 
et  vérité,  c'est  tout  un  et  l'un  est  aussi  vain  que  l'autre.  La 
vérité  n'est  qu'une  «  idole  ^  »,  sans  yeux  pour  voir  les  besoins 
de  notre  cœur,  sans  oreilles  pour  entendre  nos  cris,  sans  mains 
pour  nous  secourir.  Que  ceux  qui  l'invoquent  lui  deviennent 
semblables,  vains  et  vides  ! 

Par  Jésus- Christ.  —  L'étude  est  le  plus  noble  des  métiers  s, 
mais  ce  n'est  qu'un  métier,  et  s'il  ne  nous  donne  pas  le  pain 
qui  nourrit,  il  faut  l'abandonner.  L'unique  nécessaire  est  la 
connaissance  qui  donne  la  vie.  «  Cette  est  la  vie  éternelle^  qu'ils 
te  connaissent  seul  vrai  Dieu,  et  celui  que  tu  as  envoyé,  Jésus- 
Christ.  »  Il  ne  faut  donc  aimer  et  chercher  que  Jésus-Christ  et 
son  ordre,  la  vérité  avec  la  charité  :  «  La  vérité  hors  de  la  cha- 
rité n'est  pas  Dieu,  et  est  son  image  et  une  idole,  qu'il  ne  faut 
point  aimer,  ni  adorer  ^...  » 

Mais  Dieu  est  charité.  A  ses  élus  il  donne  cet  amour  qui 
fait  connaître  la  vérité  utile  au  salut  :  «  inclina  cor  meum  »  ; 
cette  vérité,  fille  de  la  charité  divine,  nous  reconduit  au  Père 
par  la  pratique  de  la  sagesse.  L'une  et  l'autre  viennent  de 

»  425.  —  2  p.  133.  —  »  pp.  89,  90.  —  *  582.  —  •  p,  229.  —  •  582. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  31 

Dieu,  par  Jésus-Christ.  Aussi,  tandis  que  les  philosophes  se 
glorifient  en  eux-mêmes,  les  chrétiens,  tout  aussi  épris  de  gloire 
mais  plus  épris  de  justice,  ne  se  glorifient-ils  qu'en  Dieu,  prin- 
cipe de  leurs  vertus  :  «  Qui  gloriatur,  in  Domino  glorietur.  » 

En  quoi  consiste  la  charité.  —  La  charité  infusée  par  la  grâce 
ne  consiste  pas  à  ne  plus  s'aimer,  cela  est  impossible  «  parce 
que  chaque  chose  s'aime  plus  que  tout  »,  mais  à  ne  plus  s'aimer 
exclusivement  et  principalement.  Le  cœur  que  Dieu  possède 
ne  peut  plus  tout  rapporter  au  «  moi  »,  comme  au  centre  du 
monde.  Il  sait  bien  qu'il  n'est  pas  l'être  nécessaire,  absolu, 
digne  de  tout  amour,  et  de  toute  obéissance.  «  Je  sens  que  je 
puis  n'avoir  point  été,  car  le  moi  consiste  dans  la  pensée  ; 
donc  moi  qui  pense  n'aurais  point  été,  si  ma  mère  eût  été  tuée 
avant  que  j'eusse  été  animé  ;  donc  je  ne  suis  pas  un  être  néces- 
saire. Je  ne  suis  pas  aussi  éternel,  ni  infini  ;  mais  je  vois  bien 
qu'il  y  a  dans  la  nature  un  être  nécessaire,  éternel  et  infini  ^.  » 

A  aimer  l'être  nécessaire.  —  Puisque  je  ne  suis  pas  néces- 
saire, «  il  est  injuste  qu'on  s'attache  à  moi,  quoiqu'on  le  fasse 
avec  plaisir  et  volontairement.  Je  tromperais  ceux  à  qui  j'en 
ferais  naître  le  désir,  car  je  ne  suis  la  fin  de  personne  et  n'ai 
pas  de  quoi  les  satisfaire.  Ne  suis-je  pas  prêt  à  mourir  ?  Et  ainsi 
l'objet  de  leur  attachement  mourra...  il  faut  qu'ils  passent  leur 
vie  et  leurs  soins  à  plaire  à  Dieu,  ou  à  le  chercher  ^.  » 

Tous  en  effet,  nous  dépendons  de  l'être  nécessaire,  universel, 
comme  les  membres  dépendent  du  corps.  L'amour  que  nous 
portons  à  nous-mêmes  et  aux  autres  doit  toujours  s'inspirer 
de  cette  considération.  «  Être  membre,  est  n'avoir  de  vie, 
d'être  et  de  mouvement  que  par  l'esprit  du  corps  et  pour  le 
corps.  Le  membre  séparé,  ne  voyant  pbis  le  corps  auquel  il 
appartient  n'a  plus  qu'un  être  périssant  et  mourant  ^  »  La 
nature  et  l'ordre  nous  font  donc  une  loi  de  nous  attacher  au 
corps  et  de  l'aimer  plus  que  nous-mêmes.  «  Si  les  pieds  et  les 
mains  avaient  une  volonté  particulière,  jamais  ils  ne  seraient 
dans  leur  ordre  qu'en  soumettant  cette  volonté  particulière 
à  la  volonté  première  qui  gouverne  le  corps  entier.  Hors  de 
là,  ils  sont  dans  le  désordre  et  dans  le  malheur  ;  mais  en  ne 
voulant  que  le  bien  du  corps,  ils  font  leur  propre  bien  *.  »  Leur 
béatitude,  aussi  bien  que  leur  devoir,  consistant  à  consentir 

1  469.  —  2  471.  —  »  483.  —  «  475. 


32  LÀ   PHILOSOPHIE 

à  la  conduite  de  l'âme  entière  à  qui  ils  appartiennent,  qui  les 
aime  mieux  qu'ils  ne  s'aiment  eux-mêmes. 

A  lui  subordonner  Tamour  de  soi.  —  La  vraie  charité  con- 
siste donc  à  aimer,  au  fond  de  notre  être,  celui  qui  en  est  le 
principe,  à  se  soumettre  à  lui,  et  à  aimer  en  lui  toutes  les  autres 
créatures.  L'amour  de  Dieu  est  distinct  de  l'amour  de  soi 
comme  la  source  est  différente  du  ruisseau,  et  l'âme  du  corps  ; 
mais  ces  deux  amours  ne  s'opposent  pas  en  telle  sorte  qu'on  ne 
puisse  aimer  Dieu  sans  se  haïr  soi-même  tout  entier.  L'amour 
divin  n'impose  que  la  haine  du  mal,  c'est-à-dîre  de  nos  con- 
voitises, mais  un  amour  de  soi  légitime  ne  peut  exister  sans 
l'amour  du  Bien  infini,  universel,  général.  Le  Bien  général 
peut  exiger  parfois  le  sacrifice  d'un  bien  part^cuher,  celui  de 
la  vie  corporelle  par  exemple,  «  car  il  faut  que  tout  le  membre 
veuille  bien  périr  pour  le  corps,  qui  est  le  seul  pour  qui 
tout  est  ^  ».  C'est  ainsi  que  la  main  se  sacrifie  pour  sauver  la 
tête  et  le  soldat  pour  la  patrie.  Mais  le  membre  n'abandonne 
cette  vie  inférieure  que  pour  acheter  un  bonheur  plus  parfait. 
A  cela  il  ne  peut  renoncer  car  «  il  veut  être  heureux  et  ne  veut 
être  qu'heureux  et  ne  peut  ne  vouloir  pas  Vêtre^)).  La  haine  totale 
de  soi  est  contre  nature,  mais  la  subordination  de  son  amour 
à  l'amour  du  bien  général  est  selon  l'ordre,  la  justice  et  notre 
propre  intérêt.  Il  tend  à  nous  unir  plus  intimement  à  la  source 
du  bonheur  qui  est  en  nous  comme  notre  âme.  «  Le  bonheur 
n'est  ni  hors  de  nous,  ni  dans  nous;  il  est  en  Dieu,  et  hors  et 

»476.  —  M69. 

Les  idées  de  Pascal  sur  l'amour  ont  quelque  analogie  avec  celles  de  saint 
Thomas.  «  Finis  ultimus  cujuslibet  facientis  in  quantum  est  faciens  est  ipsemet  ; 
utimur  enim  factis  a  nobis  propter  nos  ;  et  si  aliquid  aliquando  propter  alium 
homo  faciat,  hoc  refertur  in  bonum  suum,  vel  utile  vel  delectabile  vel  honestum 
(3.  Contra  Gentes,   17,  7). 

Parce  que  la  partie,  le  membre  aime  le  corps  plus  que  lui-même,  parce  que 
l'amour  tend  au  bien  universel  comme  à  la  source  de  tout  bien  particulier,  chacun, 
en  verttt  même  de  l'amour  qu'il  se  porte,  aime  Dieu  plus  que  lui-même. 

«  Videmus  quod  una  quaeque  pars  naturalis  quadam  inclinatione  operatur  ad 
bonum  totius  etiam  cum  periculo  aut  détriment©  proprio,  ut  patet  cum  aliquis 
manum  exponit  gladio  ad  defensionem  capitis  ex  quo  dependet  salus  totius  cor- 
poris.  Unde  naturale  est  ut  quaelibet  pars  suo  modo  plus  amet  totum  quam  se 
ipsam.  Unde  et  secundum  hanc  naturalem  inclinationem,  et  secundum  politi- 
cam  virtutem  bonus  civis  se  exponit  pro  bono  communi.  Manifestum  est  autem 
quod  Deus  est  bonum  commune  totius  universi  et  omnium  partium  ejus,  unde 
quaelibet  creatura  suo  modo,  naturaliter  plus  amat  Deum  quam  se  ipsam,  insen- 
sibilia  quidem  naturaliter,  bruta  vero  animalia  sensitive,  creatura  vero  rationalis 
per  Jntellectualem  amorem,  quae  dilectio  dicitur  {Quodlibetum,  I,  a.  8). 

Si  Dieu  nous  était  totalement  étranger  nous  ne  saurions  l'aimer. 


LES    LOIS    GÉNÉRA.LES    DU    MONDE  33 

dans  nous  ^  «  Il  nous  unit  davantage  à  ce  Dieu  qui  nous  a 
faits  par  charité  :  «  qui  adhœret  Deo,  uniis  spiriiiis  est.  » 

PASCAL  ET  DESGARTES 

Le  système  de  Pascal  est  celui  de  la  destinée  humaine.  — 

Nous  trouvons  Dieu  à  la  base  du  système  pascalien  et  nous 
le  trouvons  à  la  fin.  II  commence  par  la  contemplation  de  la 
divinité  dans  le  monde,  et  ce  début  semble  annoncer  une  philo- 
sophie platonique,  toute  tissée  de  théories  et  de  démonstra- 
tions, et  nous  nous  trouvons  à  la  fin  devant  une  théologie  ascé- 
tique et  mystique.  Pascal  veut  nous  unir  à  Dieu  et  il  ne  veut 
que  cela  ;  le  reste  n'est  que  vaine  spéculation.  Tout  ce  qui, 
dans  son  système,  s'étend  entre  le  point  de  départ  et  le  point 
d'arrivée  vise  à  cet  unique  nécessaire  :  la  charité.  L'entre-deux, 
que  nous  avons  appelé  «  les  proportions  »,  peut  laisser  croire 
qu'il  s'agit  encore  de  pure  théorie"  ;  la  lecture  nous  apprend 
qu'il  s'agit  au  contraire  de  questions  pratiques,  d'adaptation 
de  la  vérité  à  notre  intelligence  et  à  la  fin  pour  laquelle  nous 
sommes  créés.  Cette  fin  commande  tout  le  système,  le  déve- 
loppement et  la  cohésion  des  parties,  choix  de  certains  points 
à  l'exclusion  des  autres.  Tandis  que  d'autres  philosophies  font 
une  place  très  large  à  l'origine  du  monde,  à  la  nature  de  la 
matière,  à  sa  distinction  d'avec  la  vie,  Pascal  les  néghge  volon- 
tairement ou  les  indique  à  peine.  Il  lui  suffît  de  savoir  que  le 
monde  n'est  pas  nécessaire  mais  créé,  que  l'âme  est  immortelle 
et  différente  de  la  matière.  Du  premier  point  il  n'apporte 
aucune  preuve,  mais  le  second  lui  paraît  digne  des  princi- 
pales et  sérieuses  occupations  ^.  Car  toutes  les  actions  doivent 
prendre  des  routes  différentes  selon  qu'il  y  aura  des  biens 
éternels  à  espérer  ou  non.  Sur  ce  fondement,  il  bâtit  son  sys- 
tème de  la  destinée  humaine.  Le  premier  but  de  l'Apologétique 

«  Non  enim*esset  in  natura  alicujus  qiiod  amaret  Deum  nisi  ex  eo  quod  unum- 
quodque  dependet  a  bono  quod  est  Deiis  »  (1,  q.  60,  a.  5,  ad.  2). 

L'égoisme  est  pour  saint  Thomas  comme  pour  Pascal,  un  effet  de  la  chute 
originelle. 

«  Bonum  partis  est  propter  bonum  totius....  Unde  homo  in  statu  naturse  inte- 
grœ  dilectionem  sui  ipsius  referebat  ad  amorem  Dei  sicut  ad  fmem  et  similiter 
dilectionem  omnium  aliarum  rerum  et  ita  Deum  diligebat  plus  quam  seipsum 
et  super  omnia.  Sed  in  statu  naturaj  corruptœ  homo  ad  hoc  déficit  secundum 
appetitum  voluntatis  rationalis  quse  propter  corruptionem  natursp  sequitur 
bonum  privatum  nisi  sanetur  per  gratiam  Dei.  »  (1,  2,  q.  109,  a.  3). 

>  465.—  »  p.  416. 

LAHORQUE  :    LE   EKAUSME    DE   PASCAL! 


34  LA    PHILOSOPHIE 

sera  de  forcer  l'indifférent  à  étudier  cette  destinée,  et  le 
deuxième  de  lui  imposer  la  solution  chrétienne.  Toutes  les 
autres  études,  la  contemplation  de  l'infini,  les  recherches  his- 
toriques ou  scripturaires,  la  valeur  de  la  connaissance,  sont 
subordonnées  à  cette  fin  :  le  salut  de  Vhomme  ;  et,  si  elles  n'y 
ont  aucun  rapport,  elles  sont  inutiles  et  incertaines.  /,p,^. 

Descartes  et  Pascal.  —  On  pourrait,  en  passant  de  l'œuvre  de 
Pascal  à  celle  de  Descartes, s'attendre  à  les  voir  marcher  paral- 
lèlement, vers  le  même  terme.  Tous  deux  avaient  du  génie. 
Une  même  formation  scientifique  et  rehgieuse  semble,  à  priori, 
leur  avoir  donné  les  mêmes  goûts  et  les  mêmes  méthodes. 
Cependant  l'un  s'arrête  où  l'autre  commence.  Descartes  nous 
montre  Dieu  créateur  du  monde  et  de  l'homme  ;  il  s'attarde  à 
décrire  la  formation  des  choses  et  à  démontrer  la  valeur  de 
nos  connaissances.  Puis,  essoufflé,  il  ne  peut  plus  apprendre  à 
l'homme  comment  il  doit  vivre.  Pascal  ne  s'occupe  guère  que 
de  lui  ;  son  origine  l'intéresse,  mais  sa  fin  plus  encore,  et  il 
s'attache  à  nous  montrer  le  chemin  du  ciel,  et  au  tenue,  V unique 
Réalité. 

r 

Différence  de  tempéraments  et  de  buts.  —  Ces  deux  génies 
n'ont  pas  les  mêmes  goûts  naturels.  Aussi  capable  de  spécu- 
lations que  son  contemporain,  Pascal  a  de  plus  l'amour  du 
concret,  du  pratique,  de  l'utile.  //  çeut  que  les  études  servent  et, 
il  écrira  «  contre  ceux  qui  approfondissent  trop  les  sciences  ^  » 
sans    rechercher  jamais  leurs  applications.   Pour  lui,  il    ne 
dédaignera  pas  de  s'occuper  du  haquet,  de  la  brouette,  des 
omnibus,  de  la  machine  arithmétique.  La  grâce  est  venue  se 
greffer  sur  ses  dispositions  naturelles  et  les  tourner  vers  l'apot 
stolat.  Sa  foi,  il  la  communiquera  à  d'autres,  il  convertira  lesj 
pécheurs,  il  mènera  les  justes  à  la  perfection,  il  écrira  pouil 
montrer  à  tous  que  le  bonheur  est  en  Dieu  seul.  Descartes  a  la' 
même  foi  et  il  ne  nous  appartient  pas  de  dire  ici  que  sa  charité' 
fut  inférieure  à  celle  de  Pascal.  Dieu  seul  est  juge  des  cœurs. 
Mais,  du  moins,  nous  pouvons  constater  qu'elle  ne  se  manifeste 
pas  de  la  même  manière. \  Descartes  ne  travaille  que  sur  le 
terrain  de  la  raison  théorique  ;  le  soin  de  conduire  les  âmes  à 
Dieu,  d'éclairer  leur  foi  et  de  fortifier  leur  volonté,  il  le  laisse  à 
l'Éghse.  Sans  nier  la  subordination  de  la  raison  à  la  foi,  il  ne 

'  76. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  35 

s'occupe  pas  du  surnaturel.  L'étude  de  la  nature  lui  suffit. 
Pascal  n'ignore  pas  la  distinction  des  ordres  ;  il  la  posera  avec 
beaucoup  de  netteté.  Mais  l'ordre  de  Jésus  est  non  seulement  le 
plus  important  de  tous,  mais  il  pénètre  l'autre,  se  le  subor- 
donne, l'attire  à  lui.  «  La  grâce  sera  toujours  dans  le  monde... 
tu  ne  me  chercherais  pas  si  tu  ne  m'avais  trouvé.  »  S'il  avait 
donc  un  choix  à  faire,  il  ne  s'occuperait  que  de  théologie  mys- 
tique, et  il  rangerait  l'étude  des  sciences  et  celle  de  la  philo- 
sophie au  même  rang  qu'un  métier  de  maçon  et  de  menuisier. 
Mais  il  doit  travailler  à  convertir  les  esprits  forts  dont  toute 
la  foi  est  en  la  philosophie.  11  s'en  occupera  donc,  il  la  fera 
entrer  à  sa  place  dans  son  système  de  la  destinée  humaine.  Il 
parlera  de  la  nature  humaine  pour  lui  apprendre  à  être  modeste  ; 
il  lui  dira  la  valeur  de  ses  facultés  pour  rabattre  sa  superbe, 
sans  la  décourager  ;  puis  il  l'introduira  dans  l'étude  des  preuves 
de  la  reUgion  et,  sur  ce  terrain,  où  la  philosophie  se  mêle  à  la 
théologie,  il  s'attardera  davantage.  Il  ne  quittera  son  disciple 
qu'après  l'avoir  vu  à  genoux  et  près  de  goûter  «  les  charmes 
de  la  piété  ». 

La  différence  des  buts  apparaît  dans  la  morale.  —  Rien  ne 
montre  mieux  la  différence  des  deux  buts  poursuivis  que  la 
comparaison  entre  la  morale  de  Descartes  et  celle  de  Pascal. 
Celui-ci  veut,  avant  tout,  rendre  Vhomme  meilleur  et,  comme 
l'homme  est  faible,  il  cherche  tout  de  suite  un  appui  solide 
en  Jésus-Christ.  Puis,  il  lui  rappelle  sa  nature  :  il  ne  s'appar- 
tient pas,  il  appartient  à  Dieu  et  à  la  société.  Tout  son  effort 
sera,  par  conséquent,  de  viser  au  bien  général  et  de  combattre 
la  triple  convoitise.  Cette  morale  est  un  corollaire  des  principes 
généraux  énoncés  sur  Dieu  et  la  nature  humaine.  Elle  fait 
partie  du  système  pascalien.  Celle  de  Descartes  est  un  à-côté. 
11  vise  beaucoup  moins  à  régler  ses  mœurs  et  celles  d'autrui 
qu'à  assurer  la  tranquilité  de  son  esprit.  «  Les  trois  maximes 
(qui  résument  sa  morale)  n'étaient  fondées  que  sur  le  dessein 
que  j'avais  de  continuer  à  m'instruire.  »  Et  ces  maximes,  il  ne 
se  met  pas  en  peine  de  les  déduire  d'un  principe  général,  de 
les  rattacher  à  son  système.  Ce  sont  des  matériaux  épars  : 
«  obéir  aux  lois  et  aux  coutumes  de  mon  pays  »  —  a  être  ferme  et 
résolu  dans  mes  actions  »  —  a  tâcher  toujours  à  me  vaincre, 
plutôt  que  la  fortune  ». 


36  LA   PHILOSOPHIE 

Le  Dieu  de  Descartes  est  cause  efficiente.  —  C'est  dans  ces 
dispositions  différentes  qu'ils  abordent  tous  les  deux  Tétude  de 
la  divinité.  Chacun  y  voit  ce  qu'il  a  au  fond  de  son  cœur.  Le 
Dieu  de  Descartes  pénètre  toute  sa  philosopliie  ^  ;  il  cré^  le 
monde  librement  avec  ses  lois  et  sa  matière  ;  il  le  conserve. 
L'homme  est  sa  créature  la  plus  parfaite  parce  que  lui  seul 
est  libre  ;  la  véracité  divine  garantit  la  certitude  de  nos  con- 
naissances. Dieu  est  à  la  base  de  son  œuvre,  mais  il  n'y  inter- 
vient que  pour  la  conserver,  et  il  n'apparaît  pas  pour  la  cou- 
ronner en  l'attirant  à  lui.  Descartes  rejette  les  causes  finales, 
et  parce  qu'elles  sont  pratiquement  inconnaissables,  et  parce 
qu'on  ne  saurait  appliquer  à  Dieu  des  concepts  humains.  Dans 
rinfrni  toutes  les  notions  se  confondent  ;  il  n'y  a  en  Dieu 
aucune  distinction,  pas  même  de  raison  entre  sagesse,  fin, 
puissance,  bonté.  Nous  ne  savons  de  Lui  qu'une  chose  :  il  est 
la  cause  libre  de  tout  le  créé. 

Le  Dieu  de  Pascal  est  charité  et  cause  finale.  —  Pascal  parle 
des  attributs  divins  comme  tout  le  monde,  et  il  s'arrête  avec 
complaisance  sur  la  bonté,  la  cause  exemplaire,  la  sagesse  qui 
ordonne  les  moyens  à  la  fm.  Il  s'étend  sur  l'exemplarisme,  mais 
il  met  sa  joie  à  contempler  l'action  libre  de  Dieu  non  seule- 
ment au  début  de  la  création,  mais  encore  maintenant.  Après 
avoir  donné  «  la  chiquenaude  »  au  monde,  sa  charité  ne  l'a 
pas  abandonné  au  jeu  des  lois  rigides.  La  grâce  intervient 
Hl)rement,  à  chaque  minute,  dans  la  vie  de  ses  élus,  pour  les 
soutenir,  les  diriger,  et  les  sauver  selon  le  plan  de  la  Sagesse. 
Sa  grâce  nous  est  absolument  nécessaire.  Pascal  ne  peut  par- 
donner à  Descartes  d'avoir  visé  «  dans  toute  sa  philosophie  » 
se  passer  de  Dieu  ;  ^l  ne  l'a  fait  intervenir  que  pour  mettre  le 
monde  en  mouvement  ^.  Enfin,  et  surtout,  le  Dieu  de  Pascal  est 
notre  fin  :  il  nous  attire  et  nous  ne  pouvons  trouver  qu'en  lui 
notre  repos. 

Le  Dieu  de  Descartes  est  le  Dieu  des  savants  ;  il  apparaît 
comme  auteur  des  éléments  et  des  vérités  géométriques.  Le 
Dieu  de  Pascal  est  le  Dieu  des  chrétiens,  qui  remplit  Vâtne  de 
consolations  et  la  rend  incapable  d'autre  fin  que  lui-même. 

Homogénéité  du  monde  d'après  Descartes.   Hétérogénéité 

'  Cf.  J.  Bavi.ac,  Bulletin  de  littérature  Ecclésiastique,  Janvier-février  1918  : 
L' interpréta' ion  de  la  philosophie  de  Descaries.  —  *  77. 


LES    LOIS    GÉNÉRALES    DU    MONDE  37 

d*après  Pascal.  —  Si  divergents  en  théologie,  il  semble  que  ces 
deux  génies  ont  dû  concevoir  la  physique  de  la  même  manière. 
Et,  en  effet,  Pascal  souscrit  aux  principes  généraux  du  système 
cartésien  :  «  Il  faut  dire  en  gros  :  cela  se  fait  par  figure  et  mou- 
vement i....  »  Quand  il  faut  descendre  aux  détails,  Taccord  ne 
subsiste  plus.  Non  seulement  composer  la  machine  avec  des 
figures  et  du  nouvement  est  ridicule,  pénible,  inutile  au  salut, 
mais  cela  est  incertain.  Autant  que  Descartes,  Pascal  est  péné- 
tré de  l'unité  du  monde  ;  il  voit  partout  des  images  de  Dieu  et 
de  rhommej  Son  système  est  à  ce  point  de  vue  au  moins  aussi 
cohérent  que  celui  de  Descartes,  mais,  plus  que  celui-ci,  il  voit 
combien  les  éléments  en  sont  hétérogènes,  irréductibles  les  uns 
aux  autres.  Les  monistes  ne  peuvent  pas  se  réclamer  de  lui  ; 
il  les  a  condamnés  par  avance,  v  A  mesure  qu'on  a  plus  d'es- 
prit, on  trouve  qu'il  y  a  plus  d'hommes  originaux.  Les  gens  du 
commun  ne  trouvent  pas  de  différences  entre  les  hommes»,  ^ni 
entre  les  choses.  Ils  les  voient  toutes  semblables,  ils  veulent 
les  réduire  à  l'unité  malgré  les  apparences.  «  La  nature  a  mis 
toutes  ses  vérités  chacune  en  soi- ?7iêfne'^  noire  art  les  renferme 
les  unes  dans  les  autres,  mais  cela  n'est  pas  nature]  :  chacune 
tient  sa  place  ^ 

Descartes  considère  l'homme  comme  un  tout.  -4  L'homme 
enfin  n'est  pas  considéré  de  la  même  façon  par  les  deux  philo- 
sophes. Descartes  le  considère  comme  un  tout  assez  complet  et 
assez  solide  pour  servir  de  base  à  son  système.Ul  le  voit  inclus 
dans  le  «  Cogito  ».  Dans  notre  pensée  il  découvre,  implicite'* 
ment  contenue,  notre  existence  :  w  je  pense  donc  je  suis.  » 
L'esprit  se  suffit  à  lui-même  ;  l'idée  de  Dieu  ne  lui  est  pas  donnée 
par  l'étude  de  l'univers;  il  la  porte  innée,  en  soi,  et  cette  idée 
lui  garantit  la  valeur  de  toutes  les  autres  idées,  claires  et  dis- 
tinctes. Descartes  a  isolé  l'esprit  humain  du  monde  extérieur  ; 
la  vérité  de  son  existence  ne  s'impose  pas  directement  à  nous  ; 
la  véracité  divine  nous  en  est  la  garantie  unique.  L'idéaHsme 
et  ses  conséquences  sont  en  germe  dans  cette  méthode.  Les 
philosophes,  ses  successeurs,  commenceront,  comme  lui,  par 
l'étude  de  la  pensée,  incapables  de  remonter  jusqu'à  Dieu,  ils 
échoueront  à  prouver  l'existence  du  monde  et  ils  s'enfermeront 
dans  un  subjectivisme  toujours  plus  étroit. 

>  79.  —  «  7.  —  »  21. 


38  LA    PHILOSOPHIE 

y 
Pascal  le  considère  comirie  le  terme  d'un  rapport.  —  Pascal 

suit  une  voie  tout  opposée.!  Il  constate  d'abord  un  fait.  Nos 
études  ne  prennent  pas  l'homme  pour  leur  premier  objet.  Nous 
connaissons  plus  vite  et  mieux  le  monde  extérieur  que  nous. 
C'est  un  effet  de  notre  nature  :  elle  a  mis  en  nous  des  besoins 
«  qui  nous  jettent  dehors  ».  Le  péché,  en  faisant  naître  l'ennui 
au  fond  de  l'âme  et  la  nécessité  de  le  dissiper  dans  les  amuse- 
ments, n'a  fait  qu'exagérer  cette  tendance.  Lorsqu'il,  peut 
enfm,  avec  beaucoup  de  peines,  s'étudier  lui-même,  Pascal 
reconnaît  aussitôt  que  l'homme  n'est  pas  un  tout,  mais  l'in- 
fime partie  d'un  tout  dont  il  dépend  dans  les  moindres  de  ses 
opérations.  Un  des  morceaux  les  plus  achevés  de  son  œuvre, 
celui  qui  s'intitule  «  Disproportion  de  l'homme  ^  »,  nous  donne 
le  clef  de  son  système.  L'homme  y  est  représenté  perdu  dans 
l'immensité  de  l'univers,  relié  à  lui  par  son  corps  et  par  son 
âme.  Il  a  besoin  de  lui  pour  vivre  et  pour  penser.  Mais  ce  pas- 
sage n'est  pas  le  seul.  Jamais  l'homme  n'est  représenté  indé- 
pendamment de  son  milieu  :  tantôt  il  est  dans  l'univers  comme 
dans  une  île  déserte,  tantôt  comme  en  un  cachot,  tantôt  comme 
dans  un  temple.  Sa  morale  est  basée  sur  l'allégorie  «  des  mem- 
bres pensants  ».  La  société  est  un  corps. 

De  cette  conception  du  monde,  où  aucune  partie  ne  saurait 
à  aucun  moment  subsister  sans  le  tout,  est  né  le  «  proportion- 
nahsme  »  de  Pascal.  Chaque  unité  de  l'univers  y  est  considérée 
comme  le  terme  d'un  rapport,  l'autre  terme  est  le  reste  du 
monde.  Entre  les  deux,  pour  régler  leurs  actions  réciproques, 
règne  la  loi  des  «  proportions  ».  Or  connaître  l'un  des  termes 
du  rapport,  comme  telj  c'est  en  même  temps  poser  l'autre. 
«  L'un  dépend  de  l'autre,  et  l'un  conduit  à  l'autre  ».  Pascal 
loue  Descartes  de  la  vigueur  d'intelhgence  qu'il  a  montré  en 
déduisant  tout  un  système  du  «  Cogito  »,  mais  il  ne  le  suit  pas 
dans  cette  voie.  Son  aversion  pour  le  <<  Moi  »  haïssable  l'empêche 
de  songer  à  le  prendre  pour  base  de  sa  philosophie.  Les 
convictions  proportionnalistes  l'en  détournent  encore  davan- 
tage. Le  monde  et  le  Moi  ne  lui  apparaissent  pas  isolés,  ils  sont 
donnés  en  même  temps,  et  s'il  y  avait  une  priorité  dans  l'ordre 
de  la  connaissance,  Pascal  estimerait  sans  doute  que  nous  con- 
naissons plus  tôt  les  objets  que  nous-mêmes.  Bien  loin  de  sou- 
tenir les  idées  innées,  il  ne  voit  dans  l'âme  qu'une  «  capacité 
vide  2  ».  Un  disciple  de  Pascal  pourra  se  demander  comment 

•  -2.  —  »  423. 


i 


I.A    NATl iRE    HUMAINE  39 

nous  connaissons  les  objets,  mais  il  ne  discutera  pas  qu'ils 
ne  soient  connus  en  eux-mêmes,  et  non  pas  en  nous  ;  jamais  il 
ne  sera  idéaliste. 


CHAPITRE    DEUXIÈME 
La  Nature  humaine.  —  Le  Milieu.  Le  "bas  bout**. 

yoits  avons  i'u  quelles  étaient  les  lois  générales  de  l'activité  humaine. 
Il  faut  maintenant  étudier  quelle  est  sa  portée.  Dans  quelle  mesure  peut- 
elle  atteindre  les  objets  qui  lui  sont  proportionnés  ? 

V intensité  d'une  énergie  dépend  de  la  nature  qui  en  est  le  principe. 
Examinons  la  nature  de  V homme  en  elle-même  et  par  comparaison  avec 
les  autres  êtres  vivants. 

L'homme  nous  apparaît  au  milieu  du  monde  entre  Fange  et  la  bête, 
entre  Vin  fini  de  grandeur  et  Vinfini  de  petitesse,  composé  d'âme  et  de  corps. 

Son  activité  sera  comme  sa  nature  :  faite  d'amour  de  soi  et  d'amour  du 
prochain,  pleine  de  pensées  et  de  sensations,  allant  des  unes  aux  autres, 
oscillant  entre  les  deux  extrêiyies  et  restant  surtout  au  milieu.  La  portée  de 
ses  puissances,  à  les  prendre  normalement,  sera  médiocre. 

Le  péché  a  fait  descendre  ces  puissances  au-dessous  de  la  médiocrité  : 
il  y  a  plus  de  sensations  que  de  pensées,  plus  d'égoïsme  que  de  charité  ;  on 
coîistate  même,  à  côté  d'un  amour  indéracinable  de  vérité  et  de  bonheur, 
une  opposition  inquiétante  à  ces  objets  de  nos  facultés  supérieures. 

La  nature  humaine.  — Le  milieu.  Le  "bas  bout". 

/  Qu'est-ce  que  l'homme  ?  quel  est  le  fond  de  son  être  ?  est-il 
un  tout,  une  grandeur  capable  de  se  suffire  ;  est-il  un  rien 
méprisable  et  tremblant  ?  est-il  un  ange  qui  plane  au-dessus 
du  monde  animal,  ou  une  bête  qui  rampe  à  la  conquête  d'un 
bien  matériel,  capable  d'assurer  son  appétit  ?  est-il  indépen- 
dant, ou  est-il  lié,  par  le  plus  intime  de  son  être,  au  monde  qui 
l'entoure  et  à  la  cause  qui  soutient  le  monde  ? 

A  qui  lui  aurait  posé  ces  questions,  Pascal  n'aurait  pas 
répondu  directement.  Il  aurait  invité  son  interlocuteur  à  sortir 
pour  contempler  la  nature,  il  lui   aurait   montré  la  cohésion, 
des  parties  de  l'univers  et  la  dépendance  de  l'homme  par  rap-[ 
port  à  lui,  jusqu'à  le  faire  trembler  en  constatant  qu'il  est  un? 
néant  au  regard  de  l'infmi  de  grandeur.  Puis,  l'ayant  abaissé, \ 
il  l'aurait  élevé,  il  lui  aurait  montré  les  insectes,  les  atomes  de  \ 
l'air  et  du  sang,  il  aurait  présenté  à  son  imagination  l'infini  de 
petitesse,  et  l'ami  en  serait  venu  à  se  sentir  un  tout  à  l'égard 


^ 


40  LA    PHILOSOPHIE 

du  néant.  En  ce  moment  un  cri  d'admiration  pour  l'homme, 
roi  de  l'univers  qu'il  domine  et  comprend,  serait  monté  à  ses 
lèvres,  cri  de  l'ange,  conscient  de  sa  force  et  de  sa  beauté.  Il 
faut  rabaisser  cette  superbe,  aurait  pensé  Pascal  ;  tu  crois  être 
un  ange,  parce  que  tu  as  l'intelligence,  écoute  donc  la  voix 
honteuse  de  tes  sens  !  Et  ainsi,  tantôt  exalté,  tantôt  abaissé, 
ayant  pris  tour  à  tour  conscience  d'être  sujet  et  d'être  roi, 
l'ami  anxieux  se  serait  tourné  vers  Pascal,  pour  lui  dire  :  Que 
suis-je  donc  ?  —  L'homme  est  une  médiocrité  dépendante, 
un  milieu  ^  entre  deux  extrêmes  qui  le  soutiennent.  / 

I 

L'homme  au  centre  du  monde.  —  Il  est  au  centre  du  monde, 
mais  il  n'en  est  pas  le  centre,  vers  qui  tout  converge  et  qui 
domine  tout  ;  il  est  au  centre  comme  le  point  de  soudure  entre 
le  monde  de  l'esprit  et  celui  de  la  matière,  entre  l'infini  de 
grandeur  et  l'infini  de  petitesse.  Comparé  aux  masses  énormes 
de  la  terre  et  des  cieux,  parmi  lesquelles  l'imagination  se  perd, 
son  corps  n'est  rien  ;  auprès  des  infiniments  petits  du  monde 
animal,  il  apparaît,  à  son  tour,  comme  un  tout.  Il  est  dans 
la  nature,  un  néant  à  l'égard  de  l'infini,  un  tout  à  l'égard  du 
néant,  un  milieu  entre  rien  et  tout  ^ 

Le  haut  bout.  —  Par  son  âme,  il  s'élève  au-dessus  du  monde 
animal  et  participe  des  natures  spirituelles,  par  la  grâce  il  par- 
ticipe de  la  nature  divine  elle-même.  Une  première  naissance, 
commune  à  tous,  nous  fait  entrer  dans  la  famille  d'Adam  ;  une 
seconde  naissance  fait  entrer  les  chrétiens  dans  la  famille  de 
Dieu  ^  La  grâce  opère  cette  élévation.  Elle  nous  est  aujour- 
d'hui donnée  après  notre  venue  dans  le  monde  tandis  que  nos 
premiers  parents  la  reçurent  à  l'instant  même  de  leur  création  * 
En  ce  bienheureux  moment,  deux  amourè  furent  infusés  à  leur 
cœur,  l'un  pour  Dieu,  l'autre  pour  soi-même,  avec  cetl^  loi  que 
l'amour  de  Dieu  serait  infini,  c'est-à-dire  sans  aucune  fin  que 
Dieu  même  et  que  l'amour  de  sdi  serait  fini  et  rapporté  à  Dieu  ^. 
Une  avidité  infinie  le  portait  vers  le  souverain  Bien  et  il  y  allait 
par  des  chemins  éclairés  et  droits.  Le  créateur  l'avait,  en  effet, 
rempli  de  lumière  et  d'intelligence  en  lui  communiquant  «  sa 
gloire  et  ses  merveilles  ».  L'œil  voyait  alors  la  majesté  de  Dieu. 

»  p.   352.  —  »  p.  350.  —  «  521,  434,  p.  533.  —  *  434.  —  «  p.  102. 


LA    NATURE    HUMAINE  41 

Les  sens  ne  lui  étaient  pas  rebelles  et  toutes  les  créatures  lui 
étaient  soumises  ^  La  grandeur  de  l'homme  était  si  évidente, 
qu'il  avait  pleine  conscience  de  sa  dignité  ^  La  chute  origi- 
nelle lui  a  enlevé  sa  dignité  d'enfant  de  Dieu  ;  le  baptême  la 
lui  rend,  mais  en  laissant  subsister  la  convoitise. 

Le  bas  bout.  —  Des  hauteurs  sublimes  propres  à  l'état  de  r 
grâce,  l'homme  est  ramené  très  bas  par  la  nature  de  son  corps.  ■ 
Il  a  besoin  de  manger,  de  boire,  de  dormir,  de  se  distraire. 
S'il  monte,  c'est  pour  descendre  bientôt  ;  il  ne  peut,  malgré  son 
élévation, sortir  de  l'humanité.  Il  participe  de  l'un  et  de  l'autre, 
sans  pouvoir  exclure  aucun  des  extrêmes.  11  n'est  «  ni  ange^  ni 
I  ête  »  ?nais  homme  ^.  Ne  tendez  donc  pas  votre  esprit  comme 
si  vous  étiez  un  ange,  ne  vous  laissez  pas  abattre  par  les  pas- 
sions au  point  de  tomber  au  rang  des  bêtes,  donnez  tour  à  tour 
à  l'âme  et  au  corps  ce  qui  leur  convient^ 

Le  milieu.  —  Restez  au  milieu,  v  Rien  que  la  médiocrité  n'est 
bon.))ïl«  refuse  d'être  au  bas  bout,  non  parce  qu'il  est  bas,  mais 
parce  qu'il  est  bout;  car  je  refuserais  de  même  qu'on  me  mit 
au  haut.  C'est  sortir  de  l'humanité  que  de  sortir  du  milieu*.  La^ 
grandeur  de  l'âme  humaine  consiste  à  savoir  s'y  teilir  ;  tant 
s'en  faut  que  la  grandeur  soit  à  en  sortir,  qu'elle  est  à  n'en  point 
sortir  ^.  »  / 

*  pp.  522,  523.  —  *  Cette  description  de  l'état  de  grâce  incomplète  et  impr.'- 
cise  à  cause,  de  ses  métaphores  est  cependant  susceptible  d'une  interprétation 
orthodoxe.  Quelques  traits  ne  conviennent  qu'à  l'état  de  grâce  :  2«  naissance  — 
élévation  ;  d'autres  peuvent  se  trouver  dans  l*état  de  nature  pure,  vg.  l'exemp- 
tion de  la  concupiscence  ;  enfin  la  contemplation  de  la  Majesté  de  Dieu  ne 
convient  proprement  qu'à  l'état  de  gloire.  —  *  358. 

*  Le  p.  Yves  de  Paris.   Théologie  naturelle,   t.  ii,  pp.   230-233. 

«  L'âme  humaine  est  vraiment  le  milieu  de  l'univers...  le  nœud  du  monde 
est  archétype  et  corporel...  Comme  sa  nature  est  mitoyenne  ainsi  on  remarque  en 
ses  actions  un  pouvoir  mêlé  et  qui  tient  de  deux  différents  principes,  La  partie 
supérieure  porte  un  sentiment  de  Dieu,  d'où  naît  la  religion  commune  entre  toi  s 
les  peuples,  c'est  où  elle  reçoit  les  lumières  autres  que  celle  du  raisonnement  ; 
c'est  où  elle  a  l'idée  du  bien  et  du  vrai... 

En  l'autre  partie,  elle  emprunte  les  principes  de  ses  connaissances  du  rapport 
des  sens  ;  elle  fait  de  longues  enquêtes  parmi  les  choses  matérielles...  et  les  met 
à  la  torture  de  mille  expériences  pour  en  tirer  le  secret  d'une  vérité... 

Sa  nature  ainsi  mitoyenne,  fait  que  nous  sommes  seulement  capables  de 
choses  qui  sont  dans  la  médiocrité,  on  ne  meurt  pas  de  tristesse  mais  aussi  de  joie... 
La  paix  et  la  guerre,  le  repos  et  le  travail  nous  deviennent  insupportables  s'ils 
continuent  sans  relâche  ;  notre  vie  qui  s'entretient  par  le  mouvement,  se  plaît 
dans  la  vicissitude,  les  plus  charmantes  délices  deviennent  fades  et  perdent  <îe 
leur  douceur  si  on  ne  leur  donne  le  change...  » 

*  3/8. 


42  LA    PHILOSOPHIE 

L*activité  de  Thomme.  —  De  là,  il  ne  faut  point  conclure  à 
rimmobilité.  Ce  n'est  pas  comme  en  un  point  mort  que  nous 
devons  rester  au  milieu.  «  Notre  nature  est  dans  le  mouvement, 
le  repos  entier  est  la  mort.  »  L'homme  a  toutes  les  vocations 
sauf  celle  de  rester  en  chambre  ^.  Il  est  plein  de  choses  qui  le 
jettent  dehors  ;  il  doit  sortir  sous  peine  de  mourir  de  faim  et 
d'ennui. 

Est  ondoyante.  —  Pour  vivre  il  entrera  en  contact  avec  le 
monde  extérieur.  Ce  monde  est  divers,  complexe,  et  l'âme  elle- 
même  a  diverses  inclinations.  Rien  n'est  simple  de  ce  qui 
.-.'offre  à  l'âme  et  l'âme  ne  s'offre  jamais  simple  à  aucun  sujet. 
De  là  vient  qu'on  «  pleure  et  qu'on  rit  d'une  même  chose-  ». 
Par  suite, l'homme  est  inconstant.»  On  croit  toucher  des  orgues 
ordinaires,  en  touchant  l'homme.  Ce  sont  des  orgues,  à  la  vérité, 
juais  bizarres,  changeantes,  variables  ^.  » 

Pas  capricieuse,  mais  oscillant  entre  les  deux  bouts.  —  Cette 
activité  ondoyante  n'est  pas  capricieuse,  elle  est  soumise  à  la 
loi  du  rythme.  De  même  que  notre  nature  tient  du  haut  et  du 
bas,  ainsi  notre  mouvement  va  aux  extrêmes.  Il  est  comme  une 
oscillation  entre  les  deux  points  extrêmes...  il  y  touche  sans 
§'y  arrêter;  c'est  au  centre  que  le  mouvement  paraît  s'attarder. 
Ne  nous  parlez  pas  de  progrès  indéfinis  dans  le  même  sens. 
Cela  n'est  vrai,  ni  dans  le  monde  matériel,  ni  dans  l'histoire  de 
rhumanité,  ni  dans  la  vie  des  individus.  Nous  aurons  tou- 
jours de  plus  habiles  et  de  moins  habiles,  de  plus  élevés  et  de 
plus  misérables,  du  dessus  et  du  dessous.  La  nature  passe 
et  revient,  puis  va  plus  loin,  puis  deux  fois  moins,  puis  plus 
que  jamais.  Itus  et  reditiis.  Le  flux  de  la  mer  se  fait  ainsi  ;  le 
soleil  semble  marcher  ainsi...  «La  nature  de  l'homme  n'est  pas 
d'aller  toujours,  elle  a  ses  allées  et  çe?iiies...  IdiUàvre  a  ses  fris- 
sons et  ses  ardeurs...  les  inventions  des  hommes  de  siècle  en 
siècle  vont  de  même.  La  bonté  et  la  mahce  du  monde  en  général 
en  est  de  même...  Les  princes  et  les  rois  jouent  quelquefois 
Ils  ne  sont  pas  toujours  sur  leurs  trônes  ;  ils  s'y  ennuient.  La 
grandeur  a  besoin  d'être  quittée  pour  être  sentie  *  »...  «  Cet 
homme, né  pour  connaîtrel'univerSjpour jugerdeto^utes  choses, 
pour  régir  tout  un  État,  le  voilà  occupé  et  .tout  remph  du 
soin  de   prendre   un   Hèvre.  Et  s'il  ne  s'abaisse  à  cela  et 

1  129,  138.  —  »  112.  —  »  111.  ~  «  354.  355.  532. 


I  \    NATURE    HUMAINE  43 

vcuillo  toujours  être  tendu,  il  n'en  sera  que  plus  sot,  parce 
qu'il  voudra  s'élever  .au-dessus  de  l'humanité,  et  il  n'est 
qu'un  homme,  au  bout  du  compte,  c'est-à-dire  capable  de  peu 
et  de  beaucoup,  de  tout  et  de  rien  :  il  n'est  ni  ange  ni  bête, 
mais  homme  ^.  »  Le  malheur  veut  que  qui  veut  faire  l'ange  fait 
la  bête.  Pour  avoir  voulu  sortir  de  l'humanité,  il  est  tombé  au- 
dessous  de  la  raison  et  s'est  porté  au  bas  bout.  «  Car  la  nature 
nous  a  si  bien  mis  au  milieu  que  si  nous  changeons  un  côté  de 
la  balance,  nous  changeons  aussi  l'autre  :  Je  fesons,  zôa  tré- 
kei.  Cela  me  fait  croire  qu'il  y  a  des  ressorts  dans  notre  tête,  qui 
sont  tellement  disposés  que  qui  touche  l'un  touche  aussi  le 
contraire  ^.  « 

Médiocrité  de  ractivité  intellectuelle.  —  Cette  loi  du  juste 
milieu  règle  l'exercice  de  toutes  nos  facultés.  L'homme  veut 
la  vérité  et  il  la  cherche  par  tous  les  chemins,  par  l'esprit  et 
par  les  yeux,  par  les  travaux  de  la  spéculation  et  dans  le  repos 
de  la  contemplation.  L'imagination  et  les  sens  le  mènent  au 
vrai  aussi  bien  que  l'esprit.  Ils  veulent  voir  tour  à  tour.  Com- 
bien de  temps  chacun  ?  Un  temps  proportionné  à  notre  nature 
qui  ne  peut  pas  rester  aux  extrêmes.  Les  sens  et  les  facultés 
voient  leur  exercice  conditionné  par  les  circonstances  exté- 
rieures. «  Trop  et  trop  peu  de  çin.  Ne  lui  en  donnez  pas  :  il  ne 
peut  trouver  la  vérité.  Donnez-lui  en  trop,  de  même.  »  Il  faut 
tenir  le  juste  milieu,  entre  les  impressions  de  l'enfance  et  celles 
de  l'âge  mûr  ;  il  faut  conserver  la  vivacité  du  jeune  âge  et  la 
modérer  par  la  sage  lenteur  de  la  vieillesse.  Si  on  est  trop  jeune 
l'on  ne  juge  pas  bien,  trop  vieil  de  même,  «  si  on  n'y  songe  pas 
assez  on  ne  comprend  pas,  si  on  y  songe  trop  on  s'entête  et 
on  s'en  coiffe.  Si  on  considère  son  ouvrage  incontinent  après 
l'avoir  fait,  on  en  est  encore  tout  prévenu,  si  trop  longtemps 
après,  on  n'y  entre'' plijs.  Ainsi  les  tableaux  vus  de  trop  loin  ou 
de  trop  près  ;  et  il  n'y  a  qVun  point  indivisible  qui  soit  le  véritable 
lieu^les  autres  sont  trop  près, ou  trop  loin,  trop  haut  ou  trop 
bas  ^.  La  perspective  l'assigne  dans  l'art  de  la  peinture.  Mais 
dans  la  vérité  et  dans  la  morale,  qui  l'assignera  ?  » 

Sa  portée.  —  L'exercice  de  l'intelHgence  dépend  donc  des 
conditions  extérieures,  d'une  certaine  atmosphère  moyenne, 
en  dehors  de  laquelle  on  ne  saurait  juger  sainement.  Le  résul- 

»  l'iO.  —  »  70.  —  »  69,  71,  381. 


44  LA   PHILOSOPHIE 

tat  de  cette  action  combinée  de  la  moyenne  extérieure  et  de 
la  moyenne  intérieure  fera  que  notre  esprit  aura  dans  la 
recherche  de  la  vérité  une  portée  médiocre.  Il  n'atteindra 
convenablement  que  les  objets  proportionnés  à  ses  faibles 
forces  ^.  Les  extrêmes  seront  pour  lui  comme  s'ils  n'existaient 
pas  :  il  y  touchera,  sans  y  pénétrer  profondément. 

«  Médiocrité  »  de  l'activité  morale.  —  De  même  en  morale. 
Composé  de  corps  et  d'âme,  de  faiblesse  et  de  grandeur, 
l'homme  devra  entretenir  des  sentiments  de  crainte  et  de  con- 
fiance, rester  à  égale  distance  de  la  paresse  etde  la  présomption. 
Dans  la  recherche  du  bien,  il  se  souviendra  qu'il  est  membre 
d'un  corps  social,  et  qu'il  doit  par  suite  procurer  aussi  le  bien 
des  autres.  L'activité  de  la  volonté  comme  celle  de  l'intelH- 
gence  est  conditionnée  par  les  circonstances  extérieures.  Pour 
être  normale,  il  ne  faut  ni  trop,  ni  pas  assez  de  lois.a  II  n'est  pas 
bon  d'être  trop  Hbre.  Il  n'est  pas  bon  d'avoir  toutes  les  néces- 
sités ^.  ))  Il  pourra  s'élever  jusqu'aux  cimes,  mais  sans  soutenir 
longtemps  son  vol. Lesstoïques  «concluent  qu'on  peut  toujours 
ce  qu'on  peut  quelquefois.  »  Mais  ce  sont  là  des  mouvements 
fiévreux  que  la  santé  ne  peut  imiter.  Ces  grands  efforts  d'es- 
prits où  l'âme  touche  quelquefois,  sont  choses  où  elle  ne  tient 
pas,  elle  y  saute  seulement  ^. 

La  vertu  d'un  homme  devra  donc  se  mesurer^  non  par  ses 
efforts  mais  par  son  ordinaire  ^.  S'il  se  maintient  dans  les 
sommets,  à  la  bonne  heure,  c'est  un  héros  ;  sinon,  il  ne  sort 
pas  du  commun.  D'ailleurs,  la  grande  vertu  sera  celle  qui  mettra 
en  action  l'ensemble  des  forces, les  violentes  comme  les  douces, 
de  façon  à  développer  l'homme  harmonieusement.  Je  n'admire 
donc  pas  «  l'excès  d'une  vertu...  si  je  ne  vois  en  môme  temps 
l'excès  de  la  vertu  opposée,  comme  en  Épaminondas,  qui  avait 
l'extrême  valeur  et  l'extrême  bénignité.  Car,  autrement,  ce 
n'est  pas  monter,  c'est  tomber.  On  ne  montre  pas  sa  grandeur 
pour  être  à  une  extrémité,  mais  bien  en  touchant  les  deux  à  la 
fois  et  remplissant  tout  Ventre-deux.  Mais  peut-être  que  ce 
n'est  qu'un  soudain  mouvement  de  l'âme  de  l'un  à  l'autre  de 
ces  extrêmes,  et  qu'elle  n'est  jamais  en  effet  qu'en  un  point, 
comme  le  tison  de  feu.  Soit,  mais  au  moins  cela  marque  Tagi- 
lité  de  l'âme,  si  cela  n'en  marque  l'étendue  ^.  » 

*  La  portée  de  notre  intelligence  fera  la  matière  d'une  étude  plus  détailke  ; 
nous  n'avons  voulu  ici  qu'indiquer  la  loi  générale  de  son  activité.  —  ^  379.  —  '  350, 
352.  —  «  362.  —  *  353. 


LA    NATURE    HUMAINE  45 

Idéal  de  l'activité  :  rester  «  au  milieu  ».  —  Rester  au  milieu 
no  sora  donc  pas  rester  au  repos  mais  s'attarder  plus  souvent 
aux  alentours  du  centre,  et  atteindre  parfois  aux  deux  bouts. 
Le  bout  d'en  haut  sera  le  travail,  la  recherche  intellectuelle 
ardente,  la  lutte  obstinée  contre  les  passions,  à  la  conquête  de 
la  justice,  du  courage,  du  calme  intérieur.  Il  est  tout  illiîminé 
par  les  clartés  qui  rayonnent  de  l'âme  forte.  Au  bas  bout,  on 
se  souvient  que  cette  âme  est  unie  a  un  corps  faible  ;  on  y  sent 
le  besoin  de  détente,  de  repos,  de  douceur  à  l'égard  des  autres, 
de  patience  et  d'humihté  à  l'égard  de  soi-même.  Je  ne  veux 
pas  du  haut  seulement,  il  me  conduirait  à  l'orgueil,  à  la  folie 
en  somme,  puisque,  en  voulant  faire  l'ange,  je  sortirais  de  l'hu- 
manité, et  de  ma  vraie  grandeur.  Je  ne  veux  pas  davantage  du 
bas  bout;  je  sortirais  encore  de  l'humanité  par  les  portes  de  la 
paresse,  du  désespoir,  de  la  crainte  et  de  la  sensualité.  Pour 
arriver  à  la  grandeur,  je  me  souviendrai  que  je  suis  homme, 
capable  de  peu  et  de  beaucoup.  Je  tempérerai  l'ardeur  d'une 
étude  peut-être  présompteuse  par  l'humihté  de  la  contempla- 
tion ;  j'adoucirai  la  justice  ;  je  relèverai  la  crainte  par  la  con- 
fiance et  je  rabattrai  la  confiance  par  la  crainte,  je  combattrai 
la  paresse  par  le  travail  et  après  le  travail,  je  me  donnerai  du 
repos. 

II 

Le  péché  originel  nous  ramène  au  «  bas  bout  ».  —  Tel  est 
l'idéal  de  notre  activité  ;  c'est  selon  ce  rythme  que  travail- 
laient harmonieusement  les  facultés  de  notre  premier  père, 
quand  il  sortit  des  mains  du  Créateur.  Il  y  avait  alors  union 
entre  le  haut  et  le  bas.  Depuis  le  péché  originel  l'harmonie 
est  rompue,  et  l'homme  a  été  ramené  au  bas  bout.  Adamw  n'a 
pu  soutenir  tant  de  gloire  sans  tomber  dans  la  présomption. 
Il  a  voulu  se  rendre  centre  de  lui-même,»  dit  la  Sagesse  de  Dieu» 
et  indépendant  démon  secours.  Il  s'est  soustrait  de  ma  domina- 
tion; et,  s'égalant  à  moi  par  le  désir  de  trouver  cette  félicité  en 
lui-même,  je  l'ai  abandonné  à  lui  ;  et,  révoltant  les  créatures, 
qui  lui  étaient  soumises,  je  les  lui  ai  rendues  ennemies  :  en  sorte 
qu'aujourd'hui  l'homme  est  devenu  semblable  aux  bêtes  et 
et  dans  un  tel  éloignement  de  moi,  qu'à  peine  lui  reste-t-il 
une  lumière  confuse  de  son  auteur  :  tant  toutes  ses  connais- 
sances ont  été  éteintes  ou  troublées!  Les  sens,  indépendants  de 


46  LA   PHILOSOPHIE 

la  raison,  et  souvent  maîtres  de  la  raison,  ont  emporté  à  la 
recherche  des  plaisirs  ^.  « 

La  concupiscence  devient  notre  nature.  —  Le  voilà  plongé 
dans  les  misères  de  la  concupiscence  qui  est  devenu  sa  seconde 
nature.  Ce  mauvais  fond,  figmentum  malum^  pourra  bien  être 
couvert,  il  ne  sera  jamais  ôté  -.  Comme  un  mauvais  levain,  il 
fera  fermenter  toute  la  masse  de  l'humanité,  et  la  masse  des 
passions  de  chacun  de  nous,  pour  tout  corrompre.  Mis  dans 
1  homme,  à  l'heure  où  il  est  formé,  il  est  appelé  par  l'Écriture 
«  mal,  prépuce,  immonde,  ennemi,  scandale,  cœur  de  pierre, 
aquilon  »  et  sous  ces  noms  divers,  il  signifie  toujours  la  mah- 
gnité,  cachée  et  empreinte  au  cœur  de  l'homme.  «  Elle  est 
appelée  roi,  dans  l'Ecclésiaste,  parce  que  tous  les  membres 
lui  obéissent,  et  vieux  parce  qu'elle  est  dans  le  cœur  de 
l'homme  depuis  l'enfance  jusqu'à  la  vieillesse;  et  fol,  parce 
qu'elle  conduit  l'homme  dans  la  voie  de  [perdition]  qu'il  ne 
prévoit  point  ^.  » 

Elle  consiste  dans  Tamour-propre.  —  Elle  consiste  dans 
l'amour  exclusif  de  soi.  L'homme  a  perdu  l'amour  de  Dieu  ^ 
et  l'amour  de  soi  est  «  resté  seul  dans  cette  grande  âme  capable 
d'un  amour  infini  cet  amour-propre  s'est  étendu  et  débordé 
dans  le  vide  que  l'amour  de  Dieu  a  quitté  ;  et  ainsi,  il  s'est 
aimé  seul  et  toutes  choses  pour  soi,  c'est-à-dire  infiniment  »  '^. 
Amour  injuste,  puisque,  étant  pleins  de  défauts,  nous  ne 
pouvons  désirer  devenir  le  centre  des  cœurs  ;  amour  détes- 
table, puisqu'il  s'asservit  les  autres  ;  amour  irréaHsable, 
puisque  tous  désirent  la  même  chose  *. 

Ses  suites  :  inquiétude,  contrariété,  rupture  d'équilibre.  —  Il 

semble  qu'en  cet  état,  s'étant  mis  à  la  place  de  Dieu  et  au 
centre  du  monde,  l'homme  dût  être  conscient  de  sa  dignité 
et  vivre  tranquille.  Il  n'en  est  rien.  Il  n'a  pas  d'assurance 
en  son  état  ;  il  est  inquiet  au  sujet  de  sa  nature  même, 
€t  ne  sait  à  quel  rang  se  mettre.  «  Levez  vos  yeux  vers  Dieu, 
disent  les  uns  ;  voyez  celui  auquel  vous  ressemblez  et  qui  vous 
a  fait  pour  l'adorer  ;  la  sagesse  vous  y  égalera,  si  vous  voulez 
le  suivre...  Et  les  autres  lui  disent  :  Baissez  vos  yeux  vers  la 
terre,  chétif  ver  que  vous  êtes  et  regardez  les  bêtes  dont  vous 

'  'i30.  —  »  io3.  —  «  'i'iG.  —  «  277.  —  »  pp.  102-104.  —  •  456,  471,  492. 


L\    NATURE    HUMAINE  47 

êtes  le  compagnon...  Qui  ne  voit  par  tout  cela  que  l'honinrie  est 
égaré, et  qu'il  est  tombé  de  sa  place,  qu'illacherche  avec  inquié- 
tude, et  qu'il  ne  peut  plus  la  retrouver  ^  ?  » 

Cette  inquiétude  se  retrouve  dans  toute  notre  activité. 
Ses  oscillations  ont  perdu  leur  ampleur  première,  elles 
n'atteignent  plus  les  bouts  ;  elles  ne  remplissent  guère  qu'un 
des  champs  de  notre  être  ;  on  est  ou  plein  de  crainte  ou  plein 
de  présomption,  mais  on  ne  sait  plus  craindre  ou  espérer  à  la 
lois.  L'homme  s'abandonne  à  la  volupté  où  à  l'orgueil,  mais 
il  ne  sait  plus  traiter  les  passions  en  servantes  et  s'humilier 
lui-même  devant  Dieu.  A  examiner  son  intelligence  nous  la 
trouvons  obscurcie.  Elle  ne  saisit  guère  plus  que  les  vérités 
exposées  sous  une  forme  sensible  et  grossière  ;  les  grandeurs 
mathématiques  l'intéressent  plus  que  Dieu,  le  monde  extérieur 
plus  que  son  âme,  le  divertissement  plus  que  l'étude. 

Quoi  qu'il  fasse  cependant,  il  ne  peut  détruire  aucun  des 
deux  bouts.  11  a  beau  s'enfler  et  se  proclamer  Dieu,  les  passions 
restent  toujours  et  accusent  l'homme  d'impuissance  ;  quand 
il  s'y  abandonne  il  ne  réussit  pas,  pour  autant,  à  étoufTer  la 
voix  de  la  raison  qui  condamne  ses  désordres.  En  cet  état,  où 
l'homme  semble  comme  coupé  en  deux  et  opposé  à  lui-même, 
il  est  un  singulier  mélange  de  grandeur  et  de  misère.  La  misère 
toutefois  l'emporte  sur  la  grandeur.  La  noblesse  serait  de  con- 
naître et  d'aimer  le  bien,  l'abjection  consiste  à  être  plein  d'er- 
reurs et  de  concupiscence.  Faisons  l'inventaire  de  cette  pau- 
vreté et  de  cette  richesse. 

ÏII 

La  grandeur  de  l'homme  consiste  dans  la  pensée.  —  Le  moi 

consiste  dans  la  pensée.  Je  puis  bien  concevoir  un  homme  sans 
mains,  pieds,  tête  (car  ce  n'est  que  l'expérience  qui  nous 
apprend  que  la  tête  est  plus  nécessaire  que  les  pieds),  mais  je 
ne  puis  concevoir  l'homme  sans  pensée.  Ce  serait  une  pierre 
ou  une  brute.  Par  elle,  on  entre  dans  l'humanité,  et  on  en  sort 
dans  la  mesure  où  on  lui  désobéit. 

SDn  essence  est  de  «  comprendre  ».  —  Aussi  la  raison  nous 

'  427,  431.  Dans  celte  description  du  péché  originel,  Pascal  insiste  princi- 
palement sur  ses  conséquences,  la  convoitise  et  les  misères  de  toutes  sorte?, 
et  il  laisse  de  côté  l'esKence  mt'me  du  péché,  la  privation  de  la  grâc«  sancti- 
fiante. 


48  LV    PHILOSOPHIE 

commande-t-elle  plus  impérieusement  qu'un  maître,  «  car  en 
désobéissant  à  l'un  on  est  malheureux,  et  en  désobéissant  à 
l'antre  on  est  un  sot  ^.  »  La  pensée  est  quelque  chose  d'admi- 
rable par  sa  nature.  Ce  n'est  point  de  l'espace  que  je  dois  cher- 
cher ma  dignité,  mais  c'est  du  règlement  de  ma  pensée  :  par 
l'espace  l'univers  me  comprend  et  m'engloutit  comme  un 
point  ;  par  la  pensée  je  le  comprends.  «  L'homme  n'est  qu'un 
roseau,  le  plus  faible  de  la  nature  ;  mais  c'est  un  roseau  pensant. 
Il  ne  faut  pas  que  l'univers  entier  s'arme  pour  l'écraser  :  une 
vapeur,  une  goutte  d'eau  suffit,  pour  le  tuer.  Mais,  quand  l'uni- 
vers l'écraserait,  l'homme  serait  encore  plus  noble  que  ce  qui 
le  tue...  et  l'avantage  que  l'univers  a  sur  lui;  l'univers  n'en  sait 
rien.  Toute  notre  dignité  consiste  donc  en  la  pensée.  C'est  de 
là  qu'il  faut  nous  relever  et  non  de  l'espace  et  de  la  durée,  que 
nous  ne  saurions  remplir.  ^  » 

Cette  dignité  est  si  haute,  si  essentielle  à  l'homme  qu'il  no 
la  perd  jamais  tout  entière.  Jusque  dans  ses  misères,  il  reste 
grand  seigneur.  «  La  grandeur  de  l'homme  est  grande  en  ce 
qu'il  se  connaît  misérable.  »  Et  se  reconnaître  tel,  c'est  prouver 
que  l'on  ne  doit  pas  être  ainsi  et  que  l'on  est  capable  de  remon- 
ter aux  sommets.  Un  arbre  ne  se  reconnaît  pas  misérable,  une 
maison  ruinée  ne  l'est  pas.  Il  n'y  a  que  l'homme  de  misérable, 
((  mais  c'est  être  grand  que  de  connaître  qu'on  est  misérable^.  » 

Enfin  nous  avons  une  si  grande  idée  de  la  pensée  et  de  l'âme 
humaine  que  nous  ne  pouvons  souffrir  d'en  être  méprisés. 
Toute  la  félicité  de  l'homme  consiste  à  jouir  de  l'estime  des 
autres.  «Quelque  possession  qu'il  ait  sur  la  terre,  quelque  santé 
et  quelque  commodité  essentielle  qu'il  ait,  il  n'est  pas  satisfait, 
s'il  n'est  pas  dans  l'estime  des  hommes.  Il  estime  si  grande  la 
raison  de  l'homme,  que,  quelque  avantage  qu'il  ait  sur  la  terre, 
s'il  n'est  placé  avantageusement  aussi  dans  la  raison  de 
l'homme,  il  n'est  pas  content.  C'est  la  plus  belle  place  du 
monde  *.  » 

La  misère  de  l'homme  consiste  dans  la  «  sottise  »  de  la  pensée. 

—  Cette  place,  pour  n'être  pas  vide,  doit  posséder  la  vérité,  elle 
aspire  de  toutes  ses  forces  à  sa  conquête.  Que  trouve-t-elle  ? 
que  valent  les  pensées  qui  la  remplissent  ?  «Qu'est-ce  que  cette 
pensée?  qu'elle  est  sotte ^ !  »  Elle  ne  sait  pas  choisir  des  objets 
dignes  de  son  étude  :  Dieu  et  soi-même,  et  dans  ceux  auxquels 

'  3^.5.  —  2  3'i7.  —  »  397-391».  —  *  400,  404.  —  »  365. 


LA    NATURE    HUMAINE  49 

elle  s'applique,  trop  souvent,  elle  no  peut  découvrir  la  vérité. 
La  plus  belle  place  du  monde  est  pleine  de  ténèbres  ! 

L'esprit  est  vide.  —  Adonné  à  la  vie  des  sens,  l'homme  n'agit 
plus  parla  pensée  qui  fait  son  être.  Son  devoir  serait  de  pen- 
ser comme  il  convient  ;  l'ordre  exige  de  commencer  par  l'étude 
de  soi, de  son  auteur  et  de  sa  destinée.»  Or  à  quoi  pense  le 
monde  ?  Jamais  à  cela  ;  mais  à  danser,  à  jouer  du  luth,  à  chan- 
ter, à  faire  des  vers,  à  courir  la  bague,  Ur.,  à  se  battre,  à  se  faire 
roi,  sans  penser  à  ce  que  c'est  qu'être  roi,  et  qu'être  homme.  » 

Çette_sottise  est  si  grande  qu'elle  s'ignore.  «  Ce  qui  m'étonne 
le  plus  c'est  de  voir  que  tout  le  monde  n'est  pas  étonné  de  sa 
faiblesse.  On  agit  sérieusement,  et  chacun  suit  sa  condition,  non 
pas  parce  qu'il  est  bon  en  effet  de  la  suivre  puisque  la  mode  en 
est  ;  mais  comme  si  chacun  savait  certainement  où  est  la  raison 
et  la  justice.  On  se  trouve  déçu  à  toute  heure;  et,  par  une  plai- 
sante humilité,  on  croit  que  c'est  sa  faute  et  non  pas  celle  de 
l'art,  qu'on  se  vante  toujours  d'avoir...  L'homme  est  capable 
des  plus  extravagantes  opinions  puisqu'il  est  capable  de  croire 
qu'il  n'est  pas  dans  cette  faiblesse  naturelle  et  inévitable  et  de 
croire  qu'il  est,  au  contraire,  dans  la  sagesse  naturelle  ^.  )> 

Et  même  fermé  à  la  vérité.  —  Non  seulement  la  plus  belle 
place  du  monde  est  fréquemment  vide  de  vérité,  mais  elle  est 
fermée  à  toute  lumière  qui  pourrait   blesser   notre   amour- 
propre.  Il  y  a  différents  degrés  dans  cette  aversion  pour  la  * 
vérité,  mais  on  peut  dire  qu'elle  est  en  tous  à  quelque  degré,     Uî*iA^^^ 
parce  qu'elle  est  inséparable  de  la  concupiscence.  Notre  moi     ^     itJRJ^ 
s'aime  plus  que  tout  et  il  se  veut  plein  de  quahtés.  En  fait,  il  jA  ^^ 
est  plein  de  défauts.  C'est  pourquoi,  il  conçoit  une  haine  mor- 
telle contre  cette  vérité  qui  le  reprend  et  le  convainc  de  ses 
imperfections.    Ne    pouvant    l'anéantir   en    elle-même  il  la 
détruit,  autant  qu'il  le  peut,  dans  sa  connaissance  et  dans  celle 
des  autres.  De  là  vient,  chez  ceux  qui  reprennent,  la  nécessité 
de  prendre  des  détours  et  des  tempéraments  ;  de  là,  chez  ceux 
qu'on  reprend  l'amertume  de  la  médecine,  même  édulcorée  ; 
on  en  prend  le  moins  possible,  toujours  avec  dégoût  et  souvent 
avec  dépit  contre  ceux  qui  la  présentent  ;  de  là,  chez  ceux  qui 
ont  intérêt  à  notre  amitié,  la  dissimulation  de  nos  défauts,  la 
flatterie  ;  nous  aimons  à  être  trompés,  on  nous  trompe  ;  par 

'  l'i6,  365,  374,  439,  440. 

LiHOROUE   :    LE    RÉALISME  DK    PASCAL  4 


50  LA    PHILOSOPHIE 

suite,  à  mesure  que  nous  nous  élevons  dans  la  fortune  et  que 
i^        notre  amitié  devient  plus  avantageuse  aux  autres,  nous  éloi- 
^j>3\  gnons-nous  de  la  vérité.  Personne  ne  veut  nous  déplaire  et 

'^  s'aliéner  notre  cœur  en   nous  dévoilant  nos  défauts.  Bref, 

^         r^y     l'union  entre  les  hommes  est  le  plus  souvent  fondée  sur  cette 
!"        kV        mutuelle  tromperie.  La  vie  n'est  qu'une  illusion  perpétuelle. 
^  ♦(  L'homme  n'est...  que  déguisement,  mensonge,  hypocrisie  en 

^  soi-même  et  à  l'égard  des  autres...  et  ces  dispositions,  si  éloi- 

gnées de  la  justice...  ont  une  racine  naturelle  dans  son 
cœur  1.  » 

Grandeur  du  cœur  humain  fait  pour  aimer  Dieu.  —  Par  la 

pensée,  l'homme  comprend  l'univers  et  s'élève  jusqu'à  son 
auteur,  par  le  cœur  il  atteint  également  l'infini.  Dans  l'état  de 
grâce  l'homme  est  élevé  au-dessus  de  toute  nature,  rendu 
comme  semblable  à  Dieu  et  participant  de  sa  divinité.  «  DU 
estis^))A\  est  si  grand  que  rien  de  petit  ne  peut  le  satisfaire, 
et  que  tout  le  créé  est  trop  petit  pour  le  roi  de  la  création. 
«  Astres,  ciel,  terre,  éléments  »,  rien  ne  peut  lui  tenir  place 
du  vrai  bien,  parce  qu'un  gouffre  infini  «  ne  peut  être  rempli 
que  par  un  objet  infini  et  immuable,  c'est-à-dire  que  par  Dieu 
même  ^.  »  Fait  à  l'image  du  créateur,  l'homme  ne  peut  se 
reposer  qu'en  Lui. 

Il  en  a  toujours  quelque  conscience.  —  Les  sentiments  de 
grandeur  sont  si  naturels  à  l'homme  qu'il  lui  en  reste  toujours 
quelque  conscience,  même  dans  ses  défaillances  les  plus  pro- 
fondes. «  Malgré  la  vue  de  toutes  nos  misères,  qui  nous  touchent, 
et  nous  tiennent  à  la  gorge,  nous  avons  un  instinct  que  nous 
ne  pouvons  réprimer  qui  nous  élève ^.  »  «  Haussez  la  tête, 
hommes  hbres,  dit  Épictète  ^  »  La  vue  même  de  nos  défauts 
ne  peut  abattre  ce  reste  superbe  de  grandeur.  L'orgueil  contre- 
pèse  toutes  nos  misères  ;  ou  il  les  cache,  ou,  s'il  les  découvre, 
il  se  glorifie  de  les  connaître  ^.  Confesserait-il  son  malheur  et 
ces  hontes  que  cet  aveu  serait  encore  un  signe  de  noblesse.  Car 
appeler  misère  ce  que  nous  appelons  nature  dans  les  animaux, 
n'est-ce  pas  reconnaître  qu'on  est  capable  d'un  état  meilleur  ? 

'  100.  —  Les  mystiques  de  cette  époque  ne  parlent  pas  autrement  :  «  I  es 
hommes  sont  infiniment  pleins  de  mensonge.  Nous  nous  déguisons  sans  cesse 
à  nous-mêmes  et  aux  autres.  »  Cf.  Lallemant.  Doctrine  spirituelle,  .sect.  I, 
ch.  I.  art.  III,  p.  63  de  l'édit.  LecofTre  (1876).  —  «  p.  533.  —  •  425.  —  «  411.  — 
»  431.  —  •  405. 


LA    NATURE    HUMAINE 

Misère  de  ce  cœur  :  convoitise  de  la  chair.  —  Hélas,  il  ne  vJ^V^ 
cherche  pas  à  s'élever.  Fait  pour  aimer  le  Bien  universel,  il 
n'aime  que  soi  ;  du  moins  il  devrait  préférer  son  âme  à  son 
corps  !  En  effet  il  vit  et  travaille  pour  ses  sens  et  il  se  rend 
esclave  des  créatures.  Les  fleuves  de  la  concupiscence  le  sai- 
sissent, l'entraînent  et,  roulé  dans  leur  fange,  l'homme  ne  peut 
même  plus  y  trouver  le  repos.  Le  remords  l'empêche  de  jouir 
en  sécurité. 

Agitation. —  Alors  il  cherche  à  l'étouffer  dans  l'amusement.  .c^c 

Jeux,  tumultes,  guerres,  récréations,  toutes  les  occupations  et  Ç;^  ^  "^ 

tous  les  métiers  n'ont  qu'un  but  :  étourdir  l'homme,  l'empêcher  ^    ^j^ 

de  songer  à  lui.    Mais  au  milieu  de  ces  agitations    un  autre  îl^f '^^ 

instinct  secret,  qui  reste  de  la  grandeur  de  notre  première  \/    (t- 

nature,  lui  fait  connaître  que  le  bonheur  n'est  en  effet  que  f/n^. 

dans  le  repos  et  non  dans  le  tumulte  et  de  ces  deux  instincts  IF *^" 
contraires  il  se  forme  un  projet  confus  qui  se  cache  à  sa  vue 
dans  le  fond  de  l'âme  qui  porte  à  tendre  au  repos  par  l'agita- 
tion ^. 

Vanité.  —  La  faute  des  hommes  «  n'est  pas  en  ce  qu'ils 
cherchent  le  tumulte,  s'ils  ne  le  cherchaient  que  comme  un  ,^   i^-», 

divertissement;  mais  le  mal  est  qu'ils  le  recherchent  comme  si 
la  possession  des  choses  qu'ils  recherchent  les  devait  rendre 
véritablement  heureux,  et  c'est  en  quoi  on  a  raison  d'accuser 
leur  recherche  de  vanité  ^  )>... 

S'ils  demandaient  aux  créateurs  le  bonheur,  ils  mérite- 
raient déjà  d'être  accusés  de  folie.  Il  y  a  pire.  Nous  ne  cher- 
chons jamais  les  choses  mais  la  recherche  des  choses.  «  Rien  ne 
nous  plait  que  le  combat,  mais  non  pas  la  victoire,  on  aime  à 
voir  les  combats  des  animaux  non  le  vainqueur  acharné 
sur  le  vaincu  ;  que  voulait-on  voir  sinon  la  fm  de  la  victoire  ? 
et  dès  qu'elle  arrive  on  en  est  saoul.  Ainsi  dans  le  jeu, 
ainsi  dans  la  recherche  de  la  vérité.  On  aime  à  voir,  dans  les 
disputes,  le  combat  des  opinions  ;  mais,  de  contempler  la 
vérité  trouvée,  point  du  tout;  pour  la  faire  remarquer  avec 
j)laisir,  il  faut  la  faire  voir  naître  de  la  dispute.  De  même, 
dans  les  passions,  il  y  a  du  plaisir  de  voir  deux  contraires  se 
heurter,  mais,  quand  l'une  est  maîtresse  ce  n'est  plus  que 
brutahté  ^.  » 

'  139.  —  «p.  393.  —  »  135. 


52  LA   PHILOSOPHIE 

Haine  de  soi.  —  La  vanité  de  nos  recherches  est  tout  à  fait 
conforme  à  celle  de  l'être  que  nous  voulons  satisfaire.  Pour  qui 
travaillons-nous  ?  pour  notre  moi  réel  ?  —  Point  pour  un  moi 
imaginaire,  pour  celui  qui  tient  Heu  du  moi  véritable  dans 
l'opinion  d'autrui.  Tous  travaillent  à  se  faire  un  nom,  ils  lui 
sacrifient  leur  repos,  leur  bonheur  réel,  et  même  la  vie  pourvu 
qu'on  en  parle  ^. 

Ne  pouvant  rendre  heureux  ni  l'être  réel, ni  l'être  imaginaire, 
l'homme  désespéré  en  vient  au  dégoût  et  au  désespoir.  Il 
court  sans  souci  dans  le  précipice  de  la  mort  après  avoir  mis 
quelque  chose  devant  ses  yeux  pour  s'empêcher  de  le  voir. 
«  Oh  !  quelle  vie  heureuse,  dont  on  se  délivre  comme  de  la 
peste  '^  !  » 

Tel  est  le  véritable  état  de  l'homme.  Il  naît  avec  l'amour  de 
Dieu  et  l'amour  de  soi  ;  il  en  vient  à  se  montrer  contraire  à 
l'un  et  à  l'autre.  Al  est  fait  pour  aimer  le  créateur  et  il  n'aime 
que  les  créatures;  il  devrait  dominer  sur  elles,  et  elles  dominent 
sur  lui  par  la  force  ou  par  la  douceur  ;  il  aspire  au  repos  et 
les  fleuves  de  feu  de  Babylone  l'emportent  et  le  brûlent.  Oh 
que  «  le  cœur  de  l'homme  est  creux  et  plein  d'ordure  ^  »  !  Et 
tout  de  même  nous  sommes  toujours  obligés  de  confesser  sa 
grandeur  ! 

ÏV 

Le  problème  des  contrariétés.  —  a  Quelle  chimère  est-ce  donc 
que  l'homme  ?  Quelle  nouveauté,  quel  monstre,  quel  chaos, 
quel  sujet  de  contradiction,  quel  prodige  !  Juge  de  toutes 
choses,  imbécile  ver  de  terre  ;  dépositaire  du  vrai,  cloaque  d'in- 
certitude et  d'erreur  ;  gloire  et  rebut  de  l'univers...  Nous  sou- 
haitons la  vérité,  et  ne  trouvons  en  nous  qu'incertitude.  Nous 
cherchons  le  bonheur,  et  ne  trouvons  que  misère  et  mort. 
Nous  sommes  incapables  de  ne  pas  souhaiter  la  vérité  et  le 
bonheur,  et  sommes  incapables  ni  de  certitude  ni  de  bon- 
heur *.  )) 

Sa  solution.  — ■  Il  est  très  avantageux  de  montrer  à  l'homm*' 

sa  grandeur  et  sa  misère.  Il  est  dangereux  de  trop  lui  faire 

voii  qu'il  est  égal  aux  bêtes,  sans  lui  montrer  sa  grandeur..  Il 

;   est  encore  dangereux  de  lui  montrer  sa  grandeur  indépen- 

i         »  153.  —  *  3G1,  183.  —  3  143.  —  <  434,  437. 


LA   CONNAISSANCE    NATURELLE  53 

tlamnient  de  sa  bassesse  ;  et  il  lui  est  funeste  d'ignorer  l'une  et 
l'autre.  A  connaître  l'une,  il  s'élève  à  l'orgueil,  à  connaître 
l'autre  il  tombe  dans  la  paresse, à  les  ignorer  il  est  un  sot.w  S'il 
se  vante,  je  l'abaisse  ;  s'il  s'abaisse,  je  le  vante  et  je  le  contredis 
toujours,  jusqu'à  ce  qu'il  comprenne  qu'il  est  un  monstre 
incompréhensible  ^  »  et  qu'il  demande  à  l'auteur  de  son  être 
la  solution  de  l'énigme.  11  lui  sera  répondu  qu'il  est  tombé  pour 
avoir  voulu  s'élever  au-dessus  de  sa  nature.  C'est  sortir  de 
l'humanité  que  de  sortir  du  miheu. 

S'il  cherche  le  bonheur  en  lui-même,  jelui montre  son  impuis- 
sance et  sa  misère  ;  s'il  le  cherche  dans  les  créatures  je  lui  fais 
voir  leur  vanité,  je  veux  qu'il  soit  lassé  et  fatigué  par  l'inutile 
recherche  du  vrai  bien  afin  qu'il  tende  les  bras  au  Libérateur  ^. 
Jésus-Christ  le  remettra  au  miheu  dans  la  modestie. 

Conclusions  pratiques  :  amour  modéré  de  soi, — Que  l'homme 
s'estime  à  son  prix.  Qu'il  s'aime  !  car,  il  y  a  en  lui  une  nature 
capable  de  bien,  mais  qu'il  n'aime  pas  pour  cela  les  bassesses 
qui  y  sont.  Qu'il  se  méprise,  parce  que  cette  capacité  est  vide, 
mais  qu'il  ne  méprise  pas  pour  cela  cette  capacité  naturelle. 
Qu'il  se  haïsse, qu'il  s'aime;  il  a  en  lui  la  capacité  de  connaître 
la  vérité  et  d'être  heureux,  mais  il  n'a  point  de  vérité  ou  con- 
stante ou  satisfaisante. 

Pour  trouver  la  vérité. — «  Je  voudrais  donc  porter  l'homme 
à  désirer  d'en  trouver,  à  être  prêt,  et  dégagé  des  passions,  pour 
la  suivre  où  il  la  trouvera,  sachant  combien  sa  connaissance 
s'est  obscurcie  par  les  passions; je  voudrais  bien  qu'il  haït  en 
soi  la  concupiscence  qui  le  détermine  d'elle-même,  afin  qu'elle 
ne  l'aveuglât  point  pour  faire  son  choix  et  qu'elle  ne  l'arrêtât 
point  quand  il  aura  choisi  ^.  » 


CHAPITRE     TROISIEME 

La  connaissance  naturelle. 

Nous  aidons  vu  au  chapitre  précédent^  que  notre  puissance  de  connaître 
avait  été  diminuée  par  le  péché  originel.  Dans  ce  nouvel  état,  quelle  est 
sa  portée  ?  pouvons-nous  encore  posséder  la  vérité  avec  certitude  et  par 
quels  moyens  ? 

'  420.  —  »  422.  —  >  423. 


54  I.A   PHILOSOPHIE 

1.  Demandons-nous  d^ abord  si  nous  sommes  proportionnés  aux  objets 
que  nous  coulons  connaître. 

2.  Ensuite,  quelles  sont  nos  facultés  ?  Il  faut  peu  compter  sur  la  raison 
«  ployable  en  tous  sens  »  et  lente  en  ses  opérations. 

Le  cœur,  faculté  des  principes  premiers,  et  V  es  prit  de  finesse,  faculté 
du  complexe  nous  donnent  plus  de  lumière.  Ils  sont  grandement  aidés  par 
r amour  et  la  coutume.  Vun  aide  à  conquérir,  et  Vautre  à  garder  ses  con- 
quêtes. 

3.  Mais  en  face  d'eux  se  dresse  la  troupe  des  puissances  trompeuses  : 
r  imagination,   V  amour-propre... 

4.  Que  peuvent  sauver  du  désastre  les  puissances  de  vérité  7  Elles 
atteignent  les  principes  premiers  et  quelques  rares  vérités.  Au-delà, 
par  rapport  à  V ensemble  des  vérités,  le  scepticisme  est  le  vrai. 

5.  Nous  n'en  serons  sauvés  que  par  les  lumières  de  la  révélation,  comme 
nous  n'avions  été  sauvés  de  la  haine  des  hommes  que  par  la  grâce  de 
Jésus-Christ. 

La   connaissance   naturelle   d'après   Pascal. 

Définition  de  la  connaissance.  —  Connajitre,  c'est  posséder 
intellectuellement  un  objet,  c'est  le  comprendre  au  sens  éty- 
mologique du  mot.  Par  l'espace,  l'univers  me  comprend,  par  la 
pensée,  je  le  comprends,  je  le  domine,  je  lui  enlève  le  secret  de 
ses  lois.  Cette  maîtrise  intellectuelle  nous  fait  les  rois  du  monde 
matériel.  Toute  la  grandeur  de  l'homme  consiste  dans  la  pen- 
sée ^.  Par  son  corps,  il  n'est  qu'un  «  roseau,  le  plus  faible  de 
la  nature  »  :  une  vapeur,  une  goutte  suffisent  à  le  tuer,  mais 
c'est  «  un  roseau  pensant  )>.  Même  quand  l'univers  l'écraserait 
l'homme  serait  plus  noble  que  lui,  car  «  il  sait  qu'il  meurt  ^  », 

La  connaissance  est  la  mesure  de  notre  noblesse.  Mais  quelle 
est  la  mesure  de  la  connaissance  ?  Que  pouvons-nous  connaître  ? 
Où  s'arrêtent  nos  lumières  ?  Quels  sont  les  rapports  de  nos 
facultés  aux  intelligibles  ? 

I 

LES    PROPORTIONS 

Toute  connaissance  suppose  d'abord  un  rapport  entre  notre 
nature  et  les  objets.  Que  l'homme  contemple  donc  l'univers  et 
qu'il  examine  s'il  y  a  quelque  «  proportion  ^  »  avec  le  monde 
extérieur  ;  entre  le  sujet  connaissant  et  l'objet  à  connaître,  il 
faut  nécessairement  une  certaine  proportion  d'égalité  ou  de 
simiUtude  ou  de  connaturalité.  On  peut  en  distinguer  trois. 

»  ;ji6.  —  »  3'*:.  —  »  347. 


L\   CONNAISSANCE    NATURELLE  55 

1®  Proportion  de  grandeur.  —  Il  faut  être  égal  à  l'objet  pour 
le  bien  connaître  ;  l'infini  n'est  compris  parfaitement  que  par 
Tint] ni  ; 

2^  Proportion  de  simplicité.  —  Le  simple  n'est  bien  connu 
que  par  le  simple,  le  composé  ne  peut  connaître  le  simple,  pro- 
prement, sans  analogie. 

3^  Proportion  de  moralité.  —  Le  bien  n'est  connu  que  par  les 
bons.  On  n'entre  dans  la  vérité  que  par  la  charité. 

Prenons-les  en  détail. 

A.  —  Proportion  de  grandeur. 

Pour  comprendre  l'infini,  il  faut  être  infini.  Or,  dans  le 
monde,  l'esprit  ne  voit  que  de  l'infini.  Tout  y  paraît  divers, 
voire  opposé.  Le  petit  est  contraire  au  grand,  l'esprit  à  la 
matière,  le  bien  au  mal.  Et  cependant  tout  se  tient,  tout  s'en- 
chaîne, tout  se  répercute  à  l'infini. 

L'infini  de  grandeur.  —  Il  y  a  d'abord  l'infini  de  grandeur. 
Le  monde  visible  n'est  qu'un  trait  dans  le  vaste  sein  de  la 
nature.  L'imagination  s'épuise  plus  vite  à  concevoir  des 
mondes  au  delà  des  espaces  visibles  que  la  nature  ne  se  lasse 
d'en  produire.  Elle  n'enfante  que  des  atomes  au  prix  de  la 
réalité  des  choses.  L'univers  est  une  sphère  dont  le  centre  est 
partout  et  la  circonférence  nulle  part. 

L'infini  de  petitesse.  —  Il  y  a  aussi  l'infini  de  petitesse. 
Chaque  partie  du  ciron  est  un  monde,  et  celui-ci  un  autre  encore 
et  toujours  ainsi  sans  repos,  si  bien  que  l'esprit  se  perd  dans 
l'infini  de  petitesse  comme  il  se  perdait  tout  à  l'heure  dans  l'in- 
fini de  grandeur  ^. 

Il  n'y  a  que  de  Tinfini.  —  Bien  plus,  il  n'y  a  que  de  l'infini. 
Toutes  les  parties  du  monde  ont  toutes  un  tel  rapport  et  un  tel 
enchaînement  l'une  avec  l'autre,  que  je  crois  impossible  de 
connaître  l'une  sans  connaître  l'autre  et  sans  le  tout.  Par 
exemple,  pour  connaître  l'homme  il  faut  savoir  d'où  vient  qu'il 
a  besoin  d'air  pour  subsister,  «  et  pour  connaître  l'air,  savoir 
par  où  il  a  ce  rapport  à  la  vie  de  l'homme  »,  etc.,  etc.  ^ 

Tout  se  tient,  le  petit  est  hé  au  grand,  l'infini  de  petitesse  à 
l'infini   de  grandeur.   «   Ces  extrémités  se    touchent    et    se 

J  72.  —  »  72,  p.  355. 


56  LA    PHILOSOPHIE 

réunissent  à  force  de  s'être  éloignées,  et  se  retrouvent  en  Dieu, 
et  en  Dieu  seulement  ^.  » 

Ce  qui  est  vrai  dans  le  monde  matériel  l'est  aussi  dans  le 
monde  des  idées.  Les  principes  des  sciences  sont  en  nombre 
infini  ;  ceux  qu'on  propose  pour  les  derniers  ne  se  soutiennent 
pas  d'eux-mêmes,  ils  en  ont  d'autres  pour  appui,  et  ainsi  indé- 
finiment. Ces  sciences  sont  également  infinies  dans  l'étendue  de 
leurs  recherches  et  dans  le  nombre  de  leurs  conclusions  -. 

Capacité  de  l'esprit.  —  Tel  est  le  monde  à  connaître,  tel  est 
l'empire  à  conquérir.  En  face  de  l'infini  quelle  est  la  capacité 
de  l'esprit  humain  ?  Est-elle  infinie,  est-elle  finie  ?  —  L'esprit 
de  l'homme  tient  dans  le  monde  des  idées  la  place  de  son  corps 
dans  le  monde  matériel  :  il  est  au  miheu.  Au  regard  de  l'infini 
de  wrandeur,  son  corps  est  un  néant,  il  est  un  colosse,  un 
monde  ou  plutôt  un  tout  au  regard  de  l'infini  de  petitesse  ^. — 
Son  esprit  n'est  pas  fait  pour  les  extrêmes.  «  Ce  que  nous  avons 
d'être  nous  dérobe  la  connaissance  des  premiers  principes  », 
qui,  ténus  et  déhcats  à  la  façon  de  l'infini  de  petitesse, 
paraissent  naître  du  néant,  «  et  le  peu  que  nous  avons  d'être 
nous  cache  la  vue  de  l'infini  »*.  Nous  sommes  trop  grands  pour 
comprendre  le  petit,  et  trop  petits  pour  comprendre  le  grand. 

Il  ne  perçoit  que  le  milieu.  —  Que  pouvons-nous  donc  per- 
cevoir ?  En  général,  l'esprit  n'est  fait  que  pour  les  apparences, 
c'est-à-dire  pour  ce  qui  tient  le  milieu  entre  le  néant  d'où 
sortent  les  premiers  principes  et  l'infini  où  sont  portées  les  con- 
clusions. Il  comprend  ce  qui  apparaît  aux  sens  et  ce  qu'il  peut 
en  induire  ou  en  déduire  immédiatement.  A  mesure  qu'il 
s'éloigne  de  ce  centre,  soit  pour  remonter  aux  principes,  soit 
pour  descendre  aux  conclusions,  la  vérité  s'obscurcit.  Que  fcra- 
t-il  donc  ?  Sinon  d'apercevoir  quelque  apparence  du  milieu  des 
choses  dans  un  désespoir  éternel  de  connaître  leur  principe  et 
leur  fin.  Nous  voguons  sur  un  milieu  vaste,  toujours  incertrjns 
et  flottants,  poussés  d'un  bout  vers  l'autre.  «  Quelque  terme  où 
nous  pensions  nous  attacher  ..il  branle,  et  nous  quitte  ;  et  si  nous 
le  suivons,  il  échappe  à  nos  prises  ;  nous  glisse  et  fuit  d'une 
fuite  éternelle  ^.  »  Rien  ne  peut  fixer  le  fini  entre  deux  infinis  ^. 

'  72,  p.  352.  —  *  72,  p.  351.  —  '  72,  p.  350.  —  <  72,  p.  358.  —  •  72,  p.  354.  — 
•  Pascal  ne  dit  pas  :  l'esprit  oscille  entre  deux  contradictions,  ce  serait  le  scep- 
tici.sme  ;  il  dit  :  l'esprit  oscille  entre  deux  termes  positifs,  les  deux  infinis,  et  il 
en  déduit  notre  médiocrité  intellectuelle. 


LA    CONNAISSANCE    NATURELLE  57 

Il  connaît  proprement  le  fini.  —  En  particulier,  nous  con- 
naissons proprement  sans  analogie  le  fini,  parce  qu'il  est  étendu 
comme  nous  et  qu'il  a  des  bornes  comme  nous. 

Improprement  linfini  et  les  vérités  essentielles.  —  Nous 
savons  qu'il  y  a  un  infmi  de  quantité,  car  il  est  étendu  comme 
nous,  mais  nous  ignorons  sa  nature,  car  il  n'a  pas  de  bornes 
comme  nous.  Ainsi,  nous  savons  bien  qu'il  y  a  un  nombre 
infmi.  Mais  qui  dira  s'il  est  pair  ou  impair  ?  Et  cependant,  il 
doit  être  l'un  ou  l'autre  ^  De  même,  l'homme  n'aura  qu'une 
connaissance  incomplète  des  vérités  essentielles.  Par  là,  il  faut 
entendre  une  proposition  simple  et  cependant  capable  de  s'ap- 
pliquera l'infini  variété  des  cas.  Par  exemple  :1e  bien  est  aimable. 
Ces  vérités  sont  rares.  Notre  esprit  fini  ne  voit  qu'un  côté 
des  questions.  Chaque  chose  est  ici  vraie  en  partie  et  fausse 
en  partie.  On  dira  :  la  chasteté  est  bonne  :  non,  car  le  monde 
finirait  ;  le  mariage  ?  non,  la  continence  vaut  mieux.  Nous 
n'avons  ni  vrai  ni  bien  qu'en  partie  et  mêlé  de  mal  et  de  faux  -. 

Il  doit  tenir  compte  des  vérités  contraires.  —  Par  suite,  peur 
rapprocher  de  plus  près  des  vérités  essentielles  qui  dans  leur 
brièveté  et  dans  leur  simplicité  embrassent  les  extrêmes,  le 
grand  et  le  petit,  le  matériel  et  le  spirituel,  le  temps  et  l'éter- 
nité, la  figure  et  la  réalité,  l'esprit  devra  tenir  compte  des  deux 
contraires.  L'erreur  ne  vient  pas  de  suivre  une  fausseté,  mais 
de  ne  pas  suivre  une  autre  vérité  ^  et  l'hérésie  consiste  à 
choisir  dans  l'ensemble  du  dépôt  révélé  une  vérité  à  l'exclusion 
des  autres  ^. 

B.     Proportion  de  simplicité. 

Le  simple  n'est  connu  proprement  que  par  le  simple.  Une 
nature  composée  de  matière  et  d'esprit  ne  connaîtra  une  nature 
simple  que  par  analogie  avec  elle-même.  On  juge  des  autres 
d'après  soi,  on  leur  prête  ses  idées  et  ses  sentiments,  et  on  se 
trompe  souvent,  bien  que  les  autres  soient  de  la  même  nature 
que  nous.  A  plus  forte  raison  y  aura-t-il  erreur  ou  du  moins  y 
aura-t-il  écart  entre  les  natures  différentes  de  la  nôtre  et  la 
manière  d'en  parler.  On  s'exprime  à  leur  occasion  par  analogie, 
par  métaphore.  Nous  sommes  seuls  à  être  composés  de  matière 
et  d'esprit. En  dehors  de  nous, il  n'y  a  que  matière  ou  qu'esprit. 

>  233,  p.  436.  —  »  385.  —  »  8G3.  ~  *  8C2. 


58  lA   PHILOSOPHIE 

Ces  natures  différentes  de  la  nôtre  nous  les  teignons  de  nos  qua 
lités,  et  il  nous  arrive  de  parler  spirituellement  des  choses  cor- 
porelles et  corporellement  des  choses  spirituelles. 

L'analogie.  —  Les  philosophes  disent  hardiment  que  les 
corps  tendent  en  bas  ou  aspirent  à  leur  centre,  ce  qui  est  le  fait 
des  esprits,  et  en  parlant  des  esprits,  ils  leur  attribuent  le  mou- 
vement d'une  place  à  l'autre,  ce  qui  est  le  propre  des  corps  ^. 

Que  conclure  de  là,  sinon  que  la  connaissance  des  natures 
dilTérentes  de  la  nôtre  sera  forcément  impropre,  analogique. 

C,  —  Proportion  de  moralité 

On  connaît  le  bien  dans  la  mesure  où  on  est  bon.  Pour  com- 
prendre les  vérités  morales  il  faut  être  généreux  et  sans  pas- 
sions. 

Effets  de  l'amour.  —  L'amour  produit  «  une  précipitation 
de  pensées  »  dans  un  sens  à  l'exclusion  des  autres  ^.  Il  nous 
oblige  à  penser  à  ce  qui  nous  agrée,  il  fixe  notre  attention  et 
nous  rend  plus  apte  à  le  connaître.  Bien  mieux,  il  obhge  l'es- 
prit à  chercher  et  à  trouver  des  raisons  qui  le  justifient.  On 
est  d'abord  agréablement  ou  désagréablement  impressionné 
par  les  objets,  à  cause  de  nos  sentiments  à  leur  endroit,  et 
sous  l'empire  de  ces  affections  l'esprit  travaille  et  cherche  les 
motifs  de  l'impression  produite.  Ces  motifs  ne  sont  pas  la  cause 
de  l'impression  agréable  ou  désagréable  ressentie  tout  d'abord  ; 
ils  en  sont  plutôt  les  effets  ^. 

Nécessité  d'aimer  le  bien  général.  —  De  là,  concluons  à  la 
nécessité  de  nous  éprendre  toujours  davantage  du  bien  général  M 
si  nous  voulons  arriver  au  vrai.  La  nature  nous  porte  à  aimer  " 
l'être  universel  et  soi-même  naturellement  *.  C'est  un  mouve- 
ment spontané  et  qui  accompagne  nos  premières  connaissances 
Il  faut  le  suivre  et  le  fortifier  soigneusement,  car  on  peut  s'en- 
durcir contre  l'amour  de  l'être  universel  à  son  gvQ.  La  pente 
vers  soi  est  le  commencement  de  tout  désordre  non  seulement 
en  pohtique,  en  morale,  mais  en  logique  même.  Cette  «  précipi- 
tation de  pensées  »,  fruit  de  l'amour  ne  se  produira  plus  qu'en 
faveur  de  soi.  Dans  le  monde  des  idées  on  fera  son  choix  en 

1  72,  p.  357.  —  2  p.  133.  —  »  276.  —  *  277. 


L\    CONNAISSANCE    NATURELLE  59 

faveur  de  la  morale  relâchée.  Ceux  qui  n'aimeront  pas  la  vérité 
s'arrêteront  dans  sa  recherche  sous  prétexte  qu'elle  est  con- 
testée ^ 

Ceux  qui  ne  seront  pas  généreux  ne  comprendront  rien  à  la 
générosité  et  les  charnels  ne  comprendront  pas  davantage  les 
grandeurs  de  Tesprit. 

II 

LES  FACULTÉS   DE    CONNAÎTRE 

Nous  avons  vu  quel  était  le  rapport  de  notre  esprit  avec  le 
monde  des  idées; si  nous  étudions  l'âme  de  plus  près,  nous 
voyons  que  la  vérité  y  pénètre  par  deux  entrées  directes  : 
l'instinct  intellectuel  et  la  raison.  En  outre,  d'autres  facultés 
que  nous  appellerons  auxiliaires  qui  aident  l'âme  à  conquérir 
le  vrai,  ou  à  mieux  conserver  ses  conquêtes  ;  ce  sont  l'amour  et 
la  coutume. 

A.  —  Les  facultés  directes 

\^  L'instinct  intellectuel 

L'indémontrable.  — •  Dans  le  monde  des  êtres,  il  y  a  un  être 
indépendant,  le  premier.  Tout  dépend  de  lui  et  lui  ne  dépend 
de  rien. 

Dans  le  monde  des  idées,  il  est  également  des  idées  pre- 
mières. Toutes  les  autres  y  tendent  comme  à  leur  fin  et  en  des- 
cendent comme  de  leur  principe.  Par  exemple  :  le  tout  est  plus 
grand  que  la  partie  ;  il  y  a  trois  dimensions  dans  l'espace  ;  la 
paix  est  le  souverain  bien,  etc.,  etc., 

Autour  de  ces  premiers  principes,  d'autres  idées  gravitent, 
en  relation  avec  eux  par  des  liens  ténus  et  nombreux  ;  si  ténus,, 
qu'on  a  des  peines  infinies  à  les  voir  et  qu'on  ne  saurait  les 
montrer  à  ceux  qui  n'ont  pas  bonne  vue  ;  si  nombreux  qu'il  est 
impossible  de  les  énumérer  tous  et  de  les  expliquer.  Il  faudrait 
des  volumes  pour  rendre  compte  d'une  intuition  du  concret. 
Ces  liens  déhcats  et  multiples,  on  les  voit  d'un  regard  synthé- 
tique, d'un  seul  eoup  et  naturellement,  sans  art,  on  perçoit  le 
chemin  qu'ils  suivent  des  principes  aux  conclusions,  en  morale, 
en  éloquence,  en  philosophie  même. 

»  201. 


60  LA   PHILOSOPHIE 

Le  premier  groupe  d'idées  est  indémontrable,  parce  qu'il  est 
le  premier  et  ne  saurait  être  rattaché  à  d'autres.  Ce  qui  le  met 
à  la  première  place,  c'est  son  extrêîTie  évidence. 

Le  deuxième  groupe  est  indémontrable  à  cause  de  la  multi- 
tude et  de  la  délicatesse  de  ses  principes.  Il  jouit  de  l'évidence 
mais  en  degré  inférieur  à  ceux  du  premier  groupe.  L'erreur  y 
est  possible,  faute  de  tenir  tous  les  principes  à  la  fois  :  il  est 
difficile  qu'il  n'en  échappe.  Au  contraire,  l'erreur  est  impos- 
sible quand  on  traite  les  premiers  principes. 

Les  facultés  de  rindémontrable.  —  Dans  la  philosophie  de 
Pascal,  il  est  une  faculté  de  l'indémontrable.  Plusieurs  noms 
lui  sont  donnés  qui  expliquent  chacun  quelqu'une  de  ses  pro- 
priétés. 

La  spontanéil  é,  la  rapidité  et  la  sûreté  de  ses  jugements  lui 
valent  le  nom  d'instinct  ^ 

Parce  que  son  objet  est  fm,  ténu,  délié  et  que  pour  le  voir 
il  faut  avoir  la  vue  fme  on  l'appellera  a  esprit  de  finesse  ^  ». 

Cette  faculté  appHque  les  règles  de  l'art  sûrement,  quoique 
tacitement  et  sans  rien  exprimer  :  aussi,  l'appelle-t-on  juge- 
ment 3. 

A  cause  de  la  difficulté  où  elle  est  d'expliquer  son  jugement, 
à  cause  de  l'indéfinissable  et  de  l'indémontrable  de  son  évi- 
dence, qui  lui  donne  quelque  ressemblance  avec  le  vague  d'un 
sentiment,  cette  faculté  reçoit  encore  les  noms  de  «sentiment  » 
et  de  «  cœur  *  ». 

1  344.  —  2  1,  4.  —  3  1,  p.  318.  —  *  282  : 

Le  cœur,  l'esprit  de  finesse,  le  sentiment...  nous  paraissent  présenter  quelques 
analogies  avec  le  «sens  des  inférences  »  {illative  sensé)  de  Newman.  Nous  citons 
d'après  la  traduction  de  M,  Henri  Brémond.  Nen'man  Psychologie  de  la  Foi. 

1°  Même  objet  :  l'indémontrable  (tel,  soit  à  cause  de  son  évidence,  soit  à  cause 
de  sa  complexité). 

«  C'est  une  faculté  d'entrer  avec  une  justesse  instinctive  dans  les  principes,  les 
doctrines  et  les  faits,  de  discerner  promptement  quelle  conclusion  —  nécessaire 
ou  seulement  convenable  —  s'en  dégage.  C'est  l'intime  compréhension  d'un 
bloc  de  données  intellectuelles.  »  P.  266. 

«  On  l'appelle  souvent  le  judicium  prudentis  viri.  »  P.  267. 

2«  Même  but  :  suppléer  la  logique  formelle,  géométrique,  dépasser  la  lettre 
des  ai^uments  et  atteindre  la  vérilé. 

«  Il  n'exclut  pas,  il  supplémente  la  logique.  »  P.  267. 

•  C'est  l'âme  qui  raisonne  et  qui  contrôle  ses  propres  raisonnements.  Aucun 
appareil  technique  ne  la  dispense  de  cette  activité  et  de  ce  contrôle.  Certes,  les 
mots  nous  rendent  de  grands  services,  ils  étendent  le  domaine  de  nos  conclusion^, 
notvs  aident  à  en  montrer  la  valeur  et  aies  communiquer  aux  autres.  Mais  l'âme 
pensante  est  plus  diverse  et  plus  vigoureuse  qu'aucune  de  ses  œuvpe3,y  compris  le 
langage.  La  marge...  entre  une  argumentation  verbale  et  une  conclusion  concrète, 


LA    CONNAISSANCE    NATURELLE  61 

De  même  qu'on  ne  saurait  facilement  définir  un  sentiment 
d'amour,  de  même  on  ne  saurait  expliquer  qu'il  y  a  trois  dimen- 
sions dans  Tespace  et  qu'on  ne  rêve  pas. 

Supériorité  du  cœur  sur  la  raison.  —  L'instinct  intellectuel 
l'emporte  sur  la  raison  en  plusieurs  manières. 

La  raison  reçoit  de  l'instinct  les  premiers -principes  sans  les 
quels  elle  ne  saurait  raisonner  droit.  L'instinct  seul  a  les  clefs 
du  royaume  des  idées.  La  raison  l'expliquera,  mais  seulement 
lorsque  l'instinct  lui  aura  montré  la  route. 

La  certitude  que  nous  donne  l'instinct  est  supérieure  à  celle 
qui  nous  vient  par  la  raison  ^ 

La  difficulté  que  nous  éprouvons  à  démontrer  les  premiers 
principes  ne  vient  pas,  en  effet,  de  leur  obscurité,  mais  de  leur 
extrême  évidence.  Le  cœur, l'instinct, le  sentiment  combattront 
victorieusement  les  pyrrhoniens.  A  leur  «  que  sais- je  ?  »  ils 
opposent  un  invincible  :  je  sais.  L'instinct  abattra  aussi  la 
superbe  des  dogmatistes.  A  leur  ambition  de  tout  démontrer, 
il  opposera  Timpuissance  à  prouver  l'évident  ^ 

Enfin,  l'instinct  l'emporte  sur  la  raison  par  la  sublimité  de 
son  objet.  La  raison  ne  s'occupera  jamais  que  des  choses  natu- 
relles. Le  cœur  deviendra  la  faculté  du  surnaturel.  Dieu  relè- 
vera au-dessus  de  sa  puissance  native  et  il  lui  donnera  de  le 
connaître  par  la  foi  ^  ;  le  cœur,  faculté  des  principes,  devien- 
dra faculté  surnaturelle  du  Principe  de  tous  les  êtres. 

«  Instinct  et  raison,  marques  de  deux  natures  ^.  »  L'ins- 
tinct est  un  reste  de  la  nature  primitive  ;  la  raison,  dépendante, 
lente  en  ses  opérations,  est  une  marque  de  la  nature  tombée. 

2o  La  raison 
Son  rôle:  démontrer.  —  Sa  tâche  est  de  démontrer,  de  tirer 

c'est  l'action  subtile  "et  pénétrante  de  l'âme  pensante  qui  la  remplit.  Elle  déter- 
mine, ce  qu'aucune  science  ne  pourrait  faire,  quelle  est  la  limite  des  probabilités 
convergentes,  et  quelles  preuves  suffisent.  Le  pouvoir  de  juger  en  dernier  ressort 
entre  l'erreur  et  la  vérité, est  ce  que  j'appelle  illatUc  se?ise.  »  Pp.  265-266. 

30  Même  méthode  qui  est  de  dépasser  la  méthode. 

«  Cet  Organon  vivant  est  un  don  personnel  et  non  pas  seulement  une  méthode.» 
P.  265.  «  Telle  est  principalement  la  manière  dont  tous  les  hommes  raisonnent, 
qu'ils  aient  été  ou  non  favorisés  de  la  nature,  —  ce  n'est  point  à  l'aide  d'une  règle, 
mais  par  une  faculté  intérieure,   «  P.  212. 

^  Ceci  est  vrai  seulement  par  rapport  aux  premiers  principes.  En  matière  d'art, 
de  morale, d'éloquence, le  sentiment  est  susceptible, sous  l'influence  de  l'éducation 
et  du  milieu,  de  se  déformer.  Cf.  5,  6,  274.  —  *  282,  pp.  167,  173.— '284.—  «344. 


62  LA    PHILOSOPHIE 

à  l'infini  les  conclusions  des  principes,  ou  de  ramener  la  diver- 
sité des  idées  à  l'unité  des  principes.  Le  cœur,  lui,  marque  le 
point  de  départ  de  ses  opérations.  Elle  est  «  ployable  à  tous 
sens  *  »,  c'est-à-dire  qu'elle  mène  à  l'erreur  ou  à  la  vérité, 
selon  les  principes  qu'elle  a  reçus.  Elle  ne  saurait  raisonner 
droit  que  sur  des  principes  bien  établis. 

Sa  dépendance  du  cœur.  —  Son  premier  devoir  est  de  se 
soumettre  à  l'instinct  intellectuel.  Sa  dernière  démarche  est 
de  reconnaître  qu'une  infinité  de  choses  la  dépassent.  Elle 
n'est  que  faible  si  elle  ne  va  pas  jusque  là  2. 

Cette  faculté  qui  devrait  être  soumise,  humble  et  modeste, 
Pascal  l'appelle  la  «  superbe  puissance  du  raisonnement  ^  ». 
Elle  est  la  faculté  de  l'orgueil  et  la  reine  de  la  nature  déchue. 
Pour  démontrer,  il  faut  diviser,  et  quand  on  divise  on  a 
plus  facilement  l'impression  de  dominer,  de  comprendre.  Par 
ses  démonstrations  poussées  toujours  plus  loin,  la  raison 
étend  son  domaine  et  se  sent  plus  maîtresse  de  l'univers. 
Est-ce  à  cause  de  cela  qu'elle  nous  porte  à  l'orgueil  ?  —  Peut- 
être. 

B.  —  Les  i acuités  auxiliaires. 

Il  faut  entendre  par  là  les  puissances  qui  ne  perçoivent  pas 
la  vérité,  mais  qui  aident  l'intelligence  à  la  trouver  ou  à  la 
garder.  Deux  sont  chères  à  Pascal  :  l'amour  et  la  coutume. 

1°  L'  amour.  —  Nous  en  avons  déjà  parlé  au  sujet  de  la  pro- 
portion morale. 

2o  La  coutume.  —  Elle  agit  sur  le  corps  et  sur  l'esprit. 

Son  action  sur  le  corps.  —  Le  corps  ou  l'automate  est  ployé 
par  elle  dans  un  certain  sens.  Il  contracte  des  habitudes  phy- 
siques qui,  toujours  associées  à  un  groupe  d'idées  ou  de  senti- 
ments rendent  leur  éveil  plus  facile.  Un  signe  de  croix,  une 
génuflexion  remplissent  l'âme  de  pensées  religieuses.  C'est  à 
la  coutume,  aux  habitudes  créées  chez  l'enfant  par  l'éducation^ 
qu'il  faut  attribuer  la  facilité  à  exercer  un  métier  ou  même  une 
profession  libérale. 

Son  action  n'est  pas  moins  grande  sur  l'esprit. 

»  27'*.  —  2  267.  —  '  p.  185. 


LA    CONNAISSANCE    NATURELLE 

Sur  Tesprit.  —  Pourvu  que  les  choses  se  répètent,  nous  serons 
inclinés  à  les  croire  sans  preuve.  Qui  a  démontré  qu'il  fera  jour 
demain,  et  cependant,  quoi  de  plus  cru  ?  Il  y  a  des  proposi- 
tions démontrées  ;  mais  les  preuves  en  sont  si  nombreuses  et 
si  ténues  qu'il  est  d'abord  impossible  àl'esprit  de  les  embrasser 
d'un  coup  d'œil  synthétique.  L'habitude  facilite  les  regards 
d'intuition  jusque  dans  les  sciences  abstraites.  C'est  ainsi  que 
les  propositions  géométriques  deviennent,  grâce  à  elle,  des 
sentiments  ^. 


III 


LES   PUISSANCES   TROMPEUSES 

Nous  avons  vu  quelle  était  la  portée  morale  des  facultés 
lorsque  rien  ne  venait  gêner  leur  action.  Reste  à  examiner  com- 
ment cette  portée  est  diminuée  par  les  influences  néfastes  de 
l'intérêt,  de  l'imagination  et  de  la  coutume.  Les  puissances  qui, 
tout  à  l'heure,  servaient  l'intelligence,  vont  l'asservir  et  Tégc- 
rer. 

L'homme  tonnait  d'autant  mieux  que  d'un  geste  plus  ample 
il  essaie  d'étreindre  l'infini,  et  que,  dans  son  emprise,  il  peut 
tenir  les  deux  contraires  le  petit  et  le  grand,  le  spirituel  et  le 
temporel.  Tout  l'effort  des  puissances  trompeuses  visera  à 
rétrécir  le  champ  de  sa  vision.  Alors  que  l'homme  devrait  s'éle- 
ver jusqu'à  l'infini  et  jusqu'à  l'amour  du  bien  général,  les 
facultés  ennemies  lui  inspireront  des  amours  égoïstes  et  ferme- 
ront son  horizon  intellectuel  à  la  frontière  des  intérêts. 

i°  L'amour-propre.  —  La  première  et  la  principale  source 
d'erreur  est, en  eiïei^V intérêt  personnel.  On  connaît  le  bien  dans 
la  mesure  où  on  est  bon  et  on  est  bon  dans  la  mesure  de  son 
amour  pour  le  bien  général  et  pour  l'être  universel.  La  concu- 
piscence, en  faisant  du  moi  le  centre  du  monde,  aveugle  l'es- 
Drit  sur  tout  ce  qui  ne  gravite  pas  immédiatement  autour  de 
lui. 

La  volonté  est  un  des  principaux  organes  de  créance.  Elle  ne 
voit  pas,  mais  elle  fait  voir.  Elle  arrête  l'attention  de  l'esprit  à 
ce  qui  lui  plaît,  et  comme  les  choses  sont  vraies  ou  fausses 

»  95. 


G 4  I.A    PHILOSOPHIE 

selon  la  face  considérée,  autant  dire  que  la  volonté  fait  le  vrai 
ou  le  faux  ^. 

Notre  propre  intérêt  nous  crève  ainsi  agréablement  les  yeux, 
et  l'esprit  devient  la  dupe  du  cœur,  à  moins  que,  pour  ne  pas 
tomber  dans  l'amour-propre  on  ne  devienne  le  plus  injuste  du 
monde.  Le  plus  sûr  moyen  de  perdre  une  affaire  toute  juste 
est  parfois  de  la  recommander  aux  parents  de  certains  juges  2. 

Cette  injustice  de  l'amour-propre  se  manifeste  tout  d'abord 
en  tout  ce  qui  touche  à  notre  honneur.  Sur  ce  point,  il  peut 
nous  mener  jusqu'à  la  haine  de  la  vérité.  On  veut  être  aimé  et 
estimé  des  autres,  mais  la  vérité  nous  montre  nos  défauts  et 
nous  prouve  que  nous  ne  sommes  dignes  nid'estimeni d'amour. 
Alors,  naît  la  plus  injuste  des  passions,  la  haine  de  la  vérité. 
Ne  pouvant  l'anéantir  en  elle-même,  l'homme  cherche  à 
l'anéantir  dans  la  connaissance.  Il  se  cachera  ses  défauts  à 
lui-même,  il  ne  souffrira  pas  qu'on  lui  en  parle.  Il  les  cachera 
aux  autres  ^ 

L'amour-propre  nous  illusionnera  encore  en  ce  qui  ne  touclîe 
pas  directement  à  notre  honneur,  pourvu  que  cela  touche  à  nos 
intérêts.  L'affection  ou  la  haine  change  la  justice  de  face. 
Et  combien  un  avocat  bien  payé  par  avance  trouve-t-il  plus 
juste  la  cause  qu'il  plaide. 

2^  L'imagination.  —  Après  la  volonté,  la  plus  puissante  des 

facultés  trompeuses  est  V imagination. Ses eïîeissonilesmêmes  : 

resserrer  notre  champ  visuel,  soit  sous  l'influence  de  la  passion 

comme  chez  l'avocat  de  tout  à  l'heure,  soit  en  dehors  de  toute 

/jpression  extérieure.  L'imagination,  en  effet,  relève  des  sens  et 

/)ceux-ci  ne  sont  pas  faits  pour  le  général,  l'abstrait,  mais  pour 

'le  particulier,  le  concret.  Subir  l'influence  de  l'imagination  sera 

[donc  se  traîner  dans  les  bas-fonds  de  la  matière,  au  lieu  de 

[planer  au-dessus-  des  contingences.  Ses  impressions  sont  si 

I  fortes  qu'elles  entraînent  facilement  l'affection  du  cœur  et 

1  l'adhésion  de  l'esprit. 

Au  lieu  de  considérer  toutes  les  faces  des  objets,  ce  qui  est 
une  des  conditions  de  la  vérité,  elle  ne  nous  arrête  qu'à  un  seul, 
et  d'ordinaire  au  plus  petit.  «  Ne  diriez-vous  pas  que  ce  magis- 
trat, dont  la  vieillesse  vénérable  impose  le  respect  à  tout  un 
peuple,  se  gouverne  par  une  raison  pure  et  sublime,  et  qu'il 
juge  dos  choses  dans  leur  nature  sans  s'arrêter  à  ces  vaines  cir- 

'  99.  —  2  82.  —  3  100. 


LA    CONNAISSANCE    NATURELLE  65 

constances  qui  ne  blessent  que  l'imagination  des  faibles  ? 
«  Voyez-le  entrer  dans  un  sermon  où  il  apporte  un  zèle  tout 
dévot,  renforçant  la  solidité  de  sa  raison  par  l'ardeur  de  sa 
charité...  Que  le  prédicateur  vienne  à  paraître,  que  la  nature  lii 
ait  donné  une  voix  enrouée  et  un  tour  dévisage  bizarre...  quel- 
ques grandes  vérités  qu'il  annonce,  je  parie  la  perte  de  la  gra- 
vité de  notre  sénateur  ^.  » 

Non  seulement,  elle  ne  présente  qu'un  côté  des  choses,  mais  \ 
elle  les  déforme.  Elle  «  grossit  les  petits  objets  jusqu'à  en  rem- 
plir notre  âme,  par  une  estimation  fantastique  ;  et,  par  une  inso- 
lence téméraire,  elle  amoindrit  les  grands  jusqu'à  sa  mesure, 
comme  en  parlant  de  Dieu  ^.  » 

30  La  coutume.  —  La  coutume  est  principe  de  certitude  sur 
des  propositions  vraies,  elle  est  également  principe  d'erreur  sur 
des  propositions  fausses. 

Sa  méthode  est  celle  des  autres  puissances  trompeuses,  elle 
empêche  de  changer  le  cours  ordinaire  de  nos  pensées  et  le  fixe 
au  point  qu'elles  ont  regardé  tout  d'abord.  Pourquoi  les  advei  - 
saires  nient-ils  la  possibilité  de  la  résurrection  ?  Lequel  est 
le  plus  facile  de  naître  ou  de  ressusciter  ?  Que  ce  qui  n'a  jamais 
été  soit  ou  que  ce  qui  a  déjà  existé  soit  encore?  a  La  coutume 
nous  rend  l'un 'facile,  le  manque  de  coutume  rend  l'autre 
impossible  :  papulaire  façon  de  juger  ^  !  » 

Elle  crée  aussi  les  préventions.  On  ne  juge  pas  les  choses 
d'après  elles-mêmes,  mais  d'après  ce  qu'on  en  dit.  De  là 
viennent  les  préjugés  de  l'enfance  en  faveur  des  professions  ou 
contre  elles.  «  C'est  un  excellent  couvreur,  dit-on.  »  Eh  bien,  je 
monterai  sur  les  toits,  se  dit  l'enfant  ^. 

Cette  influence  néfaste  des  puissances  trompeuses  conduit  à 
une  modeste  estime  de  notre  raison.  Plaisante  raison  qu'un 
vent  manie  en  tout  sens.  L'homme  est  si  heureusement 
fabriqué  qu'il  n'a  aucun  principe  juste  du  vrai  et  plusieurs 
excellents  du  faux.  «La  justice  et  la  vérité  sont  deux  pointes  si 
subtiles,  que  nos  instruments  sont  trop  mousses  pour  y  toucher 
exactement.  S'ils  y  arrivent,  ils  en  écachent  la  pointe,  et 
appuyent  tout  autour,  plus  sur  le  faux  que  sur  le  vrai  ».  — 
«  L'homme  n'est  qu'un  sujet  plein  d'erreur,  naturelle  et  inef- 
façable sans  la  grâce. Rien  ne  lui  montre  la  vérité,tout  l'abuse^»... 

Cette  conclusion  pessimiste  nous  livre-t-elle  la  vraie  pensée 

1  82,  p.   364.  —  »  84.  —  »  222.  —  <  97.  —  »  82.  —  •  83. 

LAHOBGUE   :   LE   RÉALISME   DB  PASCAL.  5 


66  LA   PHILOSOPHIE 

de  Pascal  ?  Pascal  est-il  pyrrhonien  ?  C'est  ce  qui  nous  reste  à 
examiner. 

IV 


LE   PYRRHONISME 

Définition.  —  La  «  cabale  pyrrhonienne  consiste  à  cette 
ambiguïté  ambiguë,  et  dans  une  certaine  obscurité  douteuse, 
dont  nos  doutes  ne  peuvent  ôter  toute  la  clarté,  ni  nos 
lumières  naturelles  en  chasser  toutes  les  ténèbres  ^.  »  Son 
incertitude  roule  sur  elle-même  et  s'en  va  répétant  :  que 
sais-je?  ou  bien  :  il  n'est  pas  certain  que  tout  soit  incertain  2. 

Sa  manière  consiste  à  «embrouiller...  la  matière»,  à  ternir  nos 
clartés  naturelles  en  accumulant  contre  une  opinion  les  objec- 
tions et  les  probabilités  contraires  ^. 

A  la  vérité,  ses  tenants  sont  rares.  Peu  parlent  du  Pyrrho- 
nisme  en  doutant.  L'homme  ne  peut  même  pas  douter. 
Aussi,  mets-je  en  fait  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  pyrrhonien 
effectif  parfait.  La  nature  soutient  la  raison  et  l'empêche 
d'extravaguer  à  ce  point. 

Il  y  a  cependant  tant  de  pensées  favorables  aux  pyrrhoniens 
et  tant  d'autres  qui  leur  sont  opposées,  qu'il  est  nécessaire  de 
les  mettre  en  regard  avant  de  donner  une  conclusion  raisonnée 
sur  ce  point. 

ARGUMENTS  POUR  ET  CONTRE  LE  PYRRHONISME 

A.  —  Arguments  a  posteriori. 

lo  La  faiblesse  de  la  raison,  manifestée  par  ses  erreurs,  est 
si  grande  qu'elle  s'ignore.  La  noblesse  de  l'homme  est  dans  la 
pensée  *  ;  sa  faiblesse  la  plus  honteuse  sera  donc  l'impuis- 
sance à  connaître  la  vérité,  et  l'impuissance  la  plus  manifeste 
sera  d'ignorer  la  faiblesse  évidente. 

«  Cette  secte  se  fortifie  plus  par  ses  ennemis  que  par  ses  amis, 
car  la  faiblesse  de  l'homme  parait  bien  davantage  en  ceux  qui 
ne  la  connaissent  pas  qu'en  ceux  qui  la  connaissent  ^.  » 

Cette  faiblesse  est  intense,  un  rien  trouble  l'exercice  de  la 
pensée.  «  Hasard  donne  les  pensées  et  hasard  les  ôte  ^  «  «  Ne 
vous  étonnez  pas  s'il  ne  raisonne  pas  bien  à  présent  ;  une 

•  392.  —  «  387.  —  »  392.  —  *  365.  —  »  376.  —  «  370. 


LA   CONNAISSANCE    NATURELLE  67 

mouche  bourdonne  à  ses  oreilles...  Si  vous  voulez  qu'il  puisse 
trouver  la  vérité,  chassez  cet  animal  qui  tient  sa  raison  en  échec 
et  trouble  cette  puissante  intelligence  qui  gouverne  les  villes 
et  les  royaumes  ^  » 

2°  Cette  impuissance  s'étend  à  tout  en  quelque  manière  : 
«  Nihil  tam  absurde  dici  potest  quod  non  dicatur  ab  aliquo  phi- 
losophorum  ^.  »  Les  hommes  avant  Jésus-Christ  ne  savaient 
où  ils  en  étaient,  ni  s'ils  étaient  grands  ou  petits  et  ceux  qui 
ont  dit  l'un  ou  l'autre  n'en  savaient  rien  et  devinaient  sans  rai- 
son et  par  hasard  et  même  ils  erraient  toujours  en  excluant  l'un 
ou  l'autre  ^ 

Contre  les  arguments  a  posteriori. 

10  Cette  faiblesse  n'est  pas  si  intense  que  quelques-uns  au 
moins  n'en  puissent  avoir  conscience. 

Pascal  dit  de  lui-même  :  «  Après  bien  des  changements  de 
jugement  touchant  la  véritable  justice,  j'ai  connu  que  notre 
nature  n'était  qu'un  continuel  changement.  » 

11  y  a  aussi  l'ignorance  savante  des  habiles.  Ayant  parcouru 
tout  C9  que  les  hommes  peuvent  savoir,  ils  «trouvent  qu'ils  ne 
savent  rien,  et  se  rencontrent  en  cette  même  ignorance  d'où  ils 
étaient  partis  ;  mais  c'est  une  ignorance  savante  qui  se 
connaît...  ■*.  » 

2°  Tous  sont  faibles,  mais  pas  au  point  de  tout  ignorer  ou 
de  se  tromper  sur  tout. 

Quelques  vérités  nous  sont  accessibles  :  les  principes  pre- 
miers ^  —  quelques  vérités  morales  d'ordre  général  :  la  paix 
est  le  plus  grand  des  biens  — quelques-uns  vont  jusqu'à  saisir 
les  preuves  métaphysiques  de  l'existence  de  Dieu  au  moins 
pendant  quelques  instants  ^. 

B.  —  Arguments  a  priori. 

lo  Nous  n'avons  aucune  certitude  au  sujet  de  la  valeur  de 
nos  principes  de  connaissance,  puisque  nous  ignorons  leur 
auteur  :  les  tenons-nous  d'un  Dieu  bon  ou  d'un  esprit  malin  ^  ? 

Nous  ne  savons  si  nous  veillons  ou  si  nous  rêvons.  Les  dog- 
rnatistes  soutiennent  que  le  rêve  est  trop  cohérent  pour  être 
un  rêve.  —  Oui,  mais  il  peut  y  avoir  des  rêves  cohérents.  — 

'  366.  —  *  363.  —  3  432.  —  *  327,  375.  —  ^  281,  282.  —  «  543.  —  '  434. 


68  LA   PHILOSOPHIE 

Les  dogmatistes  :  vous  n'êtes  pas  de  bonne  foi,  on  ne  peut  pas 
douter  des  principes  de  connaissance  ^. 

2°  Les  pyrrhoniejis  ont  réponse  à  tout  :  Vous  ignorez  qui  vous 
a  créés.  —  A  quoi  les  dogmatistes  sont  encore  à  répondre 
depuis  que  le  monde  dure. 

Contre  les  arguments  a  priori. 

lo  II  est  vrai  que  la  raison  ne  peut  pas  démontrer  la  valeur 
de  nos  facultés  de  connaître.  Elle  est  également  incapable  de 
définir  les  termes  les  plus  usuels,  mais  ce  que  la  raison  ne 
démontre  pas,  l'instinct  intellectuel  le  voit  en  toute  évidence. 

Ceux  qui  méprisent  le  plus  les  hommes  et  les  égalent  aux 
bêtes  veulent  en  être  admirés  et  crus  et  se  contredisent  à  eux- 
mêmes  par  leurs  propres  sentiments  ;  «  leur  nature,  qui  est  plua 
forte  que  tout,  les  convainquant  de  la  grandeur  de  l'homme 
plus  fortement  que  la  raisonne  les  convainc  de  leur  bassesse  ^s. 

Malgré  nos  misères  qui  nous  tiennent  à  la  gorge,  nous 
avons  un  instinct  qui  nous  élève  ^. 

La  nature  soutient  la  raison  impuissante  «  et  l'empêche  d'ex- 
travaguer  »  à  la  façon  des  Pyrrhoniens.  I^es  intuitions  de  la 
nature  l'emportent  sur  les  démonstrations  de  la  raison.  En 
effet,  la  raison  suppose  la  nature  et  elle  tient  d'elle  les  premiers 
principes  qui  fondent  ses  discours.  La  certitude  que  nous 
donne  l'instinct  intellectuel  est  mieux  fondée  que  celle  de  la 
raison.  L'impuissance  à  démontrer  ne  doit  servir  qu'à  humilier 
la  raison  qui  voudrait  juger  de  tout,  mais  non  à  combattre 
notre  certitude,  comme  si  la  raison  seule  était  capable  de  nous 
instruire.  Notre  impuissance  à  démontrer  ou  à  définir  tient 
uniquement  à  l'extrême  évidence  des  objets.  En  poussant  la 
recherche  de  plus  en  plus  loin  on  arrive  à  des  principes  si 
clairs  qu'on  n'en  trouve  plus  qui  le  soient  davantage  pour  ser- 
vir à  leur  preuve.  S'ils  sont  indémontrables,  ce  n'est  qu'à  cause 
de  leur  extrême  évidence,  ce  manque  de  preuves  n'est  pas  un 
défaut  mais  une  qualité  ^ 

Cette  extrême  clarté  naturelle  convainc  la  raison  plus  puis- 
samment que  les  discours.  Nous  savons  que  nous  ne  rêvons 
pas,  quelque  impuissance  que  nous  ayons  à  le  prouver  par  rai- 
son. 

»  p.  530.  —  2  404.  —  »  411.  —  «  p.  167. 


LA    CONNAISSANCE    NATURELLE  69 

2°  Que  répond  Pascal  à  la  difficulté,  insoluble  pour  les  dog- 
matistes,  tirée  de  l'incertitude  de  notre  origine  ? 

Il  réplique  que  la  valeur  de  nos  facultés  est  affirmée  par 
l'instinct  plus  fortement  que  l'existence  du  démon  malin  n'est 
présumée  par  la  raison.  Il  pourrait  ajouter  aussi,  confor- 
mément à  ses  principes  :  dans  le  monde  tout  se  tient  ;  le  milieu 
tient  aux  deux  infinis,  et  les  deux  infinis  se  rejoignent  à  force 
d'être  éloignés.  Si  donc  l'un  des  anneaux,  à  savoir  la  connais- 
sance par  l'instinct  est  solide,  les  autres  qui  le  relient  au  pre- 
mier principe,  auteur  de  tout,  sont  solides  aussi.  Si  l'un  des 
touts  est  certain,  l'autre  est  également  certain. 

PYRRIÎONISME 

Ces  contradictions  apparentes  s'expliquent  par  le  but  de  Pas- 
cal. —  Ces  oppositions  de  pensées  n'indiquent  nullement  que 
Pascal  ait  changé  d'opinion.  Elles  font  partie  de  ce  que  Droz 
appelait  un  «  système  des  contradictions  »  ;  Pascal  contredit 
aux  pyrrhoniens  au  nom  de  la  nature  et  aux  dogmatistes  au 
nom  de  la  raison;  il  pousse  les  premiers  à  un  certain  dogma- 
tisme et  les  seconds  à  un  certain  pyrrhonisme,  leur  démontrairt 
que  leurs  systèmes  sont  trop  étroits  pour  tout  expliquer.  Il 
tient  le  sien  en  réserve  ;  plus  compréhensif  que  chacun  d'eux, 
celui-ci  rend  compte  à  la  fois  des  impuissances  de  l'un  et  de 
l'autre,  il  reconnaît  l'âme  de  vérité  qui  les  anime  tous  deux. 
Toutefois  il  ne  découvre  son  jeu  que  lentement.  Ici  la  précipi- 
tation serait  fatale.  S'il  disait  tout  de  suite  :  la  religion  chré- 
tienne est  la  Vérité,  il  s'attirerait  les  sourires  des  sceptiques  et 
le  mépris  des  dogmatistes  :  les  uns  diraient  «  que  sais-je  »,  et 
les  autres  :  (^  démontrez-le  ».  L'orgueil  anime  les  deux  systèmes, 
il  faut  l'abattre,  sans  enlever  toutefois  la  confiance  nécessaire 
aux  études  ultérieures. 

Exalter  l'instinct  intellectuel  devant  les  sceptiques.  —  Au 

sceptique  qui  du  bout  des  lèvres,  répète  son  «  que  sais-je»,  il 
fera  entendre  au  fond  de  lui-même  les  affirmations  catégoriques 
de  la  nature.  Elle  l'empêche  d'extravaguer  au  point  de  douter 
de  toutes  choses.  Il  est  remarquable  que  Pascal  n'argumente 
pas  longtemps  contre  les  pyrrhoniens.  Comme  s'ils  n'avaient 
pas  d'autres  adversaires  que  les  dogmatistes  exagérés,  parti» 


70  LA    PHILOSOPHIE 

sans  convaincus  du  règne  universel  du  raisonnement,  les  pyr- 
rhoniens  se  rendent,  consentent  à  reconnaître  l'instinct  intel- 
lectuel pour  maître,  pourvu  que  la  raison  raisonnante  soit 
découronnée.  Ainsi  ils  passent  au  dogmatisme  de  l'instinct,  du 
moins  en  ce  qui  concerne  les  vérités  premières,  évidentes  par 
elles-mêmes,  sans  le  secours  du  raisonnement. 

Humilier  la  raison  devant  les  dogmatistes  exagérés.  —  La 

résistance  est  plus  grande  au  camp  dogmatiste.  On  y  veut  tout 
démontrer.  Le  Pyrrhonisme  doit  servir  de  remède  à  ce  mal  et 
rabattra  cette  vanité  ^.  Les  esprits  forts  viennent  avec  de 
grands  mots  :  «  la  religion,  je  la  nie  ».  Au  nom  de  qui  ?  —  au 
nom  de  la  raison.  —  Eh  bien,  on  vous  montrera  la  faiblesse  de 
cette  arme  orgueilleuse  au  nom  du  pyrrhonisme,  qui  en  cela, 
«  sert  à  la  religion  ^  ».  Si  l'adversaire  s'obstine,  on  continuera  à 
l'accabler  sous  les  arguments  de  Pyrrhon.  C'est  le  meilleur 
auxiliaire  :  «  Pyrrhonien  pour  opiniâtre  ^  ».  Il  faut  amener  les 
dogmatistes  à  ce  pyrrhonisme  qui  reconnaît  l'impossibilité  de 
tout  démontrer  et  doute  de  la  puissance  de  la  raison,  en  beau- 
coup de  points.  Ainsi,  ils  en  viendront  à  se  ranger  à  côté  des 
pyrrhoniens,  sous  le  sceptre  de  l'instinct  intellectuel  et  de 
l'esprit  de  fmesse. 

Vanter  la  pensée  devant  les  dogmatistes  modérés.  —  Devant 
ces  nouveaux  convertis  au  dogmatisme  modéré,  Pascal  exalte 
maintenant  les  puissances  de  connaître,  car  «  il  est  dangereux 
de  trop  faire  voir  à  l'homme  combien  il  est  égal  aux  bêtes,  sans 
lui  montrer  sa  grandeur^».  Maintenant  plus  que  jamais, il  faut 
avoir  confiance  dans  l'esprit  de  l'homme  ;  l'heure  de  l'étude  a 
sonné.  Qu'il  ne  soit  donc  plus  question  de  la  sottise  de  notre 
pensée,  mais  de  sa  grandeur.  Ce  qu'on  vante  surtout,  ce  sont 
les  facultés  de  l'indémontrable  :  l'instinct  des  principes,  le  sen» 
timent  du  complexe,  l'esprit  de  fmesse,  le  cœur,  le  jugement» 
Elles  vont  plus  vite  et  plus  sûrement  que  la  raison;  elles  ont 
plus  de  lumières  qu'elle  :  aller  au  vrai  avec  l'esprit  de  fmesse, 
c'est  y  aller  avec  toute  son  âme,  avec  le  cœur,  l'imagination, 
les  raisonnements  implicites  ;  y  aller  avec  la  raison  toute 
seule,  c'est  s'y  traîner  dans  un  pauvre  équipage.  Toutefois,  il 
ne  faut  pas  dédaigner  ses  services.  Qu'elle  reçoive  humblement 
les  premiers  principes  que  lui  transmet  l'instinct  intellectuel, 

»  390.  —  2  391.  —  '  51.  —   *  418. 


4 


LA    CONNAISSANCE    NATURELLE  71 

mais  qu'elle  aille  ensuite  très  loin  dans  la  voie  des  conclusions. 
Au  fait,  jamais  elle  ne  marchera  seule.  Consciemment  ou  non, 
elle  subira  l'influence  du  cœur;  et  plus  cette  influence  sera  selon 
l'ordre,  plus  le  cœur  sera  épris  du  bien  général,  plus  la  raison 
verra  clair  dans  l'étude  de  la  religion  et  de  la  morale. 

Pascal  ne  nous  avoue  jamais  bien  explicitement  dans  «  les 
Pensées  »,  jusqu'où  va  cette  puissance  de  la  raison.  Mais  nous 
avons  mieux  que  ses  formules,  nous  avons  ses  actes.  Il  suffit  de 
voir  ce  qu'il  exige  d'elle,  pour  connaître  sa  confiance  en  ses 
moyens.  L'efficacité  de  ceux-ci  grandit  avec  la  pureté  du  cœur. 
Au  début  de  l'Argument  du  Pari  la  raison  déclare  que  Dieu 
est  «  infiniment  incompréhensible  ^  »,  au  milieu,  la  raison 
porte  ^  à  croire;  plus  tard  elle  reconnaît  avoir  parié  «  pour  une 
chose  certaine,  infinie».  Cette  raison, autrefois  si  faible, devient 
maintenant  d'une  pénétration  étonnante.  Lavoilà  qui  découvre 
à  la  suite  de  son  maître  Pascal,  le  plan  de  Dieu  dans  le  monde. 
L'étude  des  prophéties  ne  l'a  pas  rebutée  et  elle  est  bien  payée 
de  sa  peine.  Elle  pose  des  principes  de  critique  historique  qui 
lui  permettent  d'affirmer  l'authenticité  des  livres  saints  ;  une 
philosophie  assez  complète  lui  fait  voir  que  tout  dans  le  monde 
et  l'Écriture  doit  concourir  au  perfectionnement  moral  de 
l'homme  et  à  la  lumière  de  cette  vérité  elle  découvre  dans  le 
«  Vieux  Testament  »  une  figure  du  Nouveau,  elle  comprend 
enfin  que  Dieu  seul  peut  prédire  l'avenir.  A  l'examen  des 
miracles,  cette  raison  apporte  le  même  esprit  de  critique. 
Plusieurs  signes  lui  permettent  de  discerner  les  miracles  de 
Dieu  de  ceux  de  Satan.  Quand  nous  faisons  la  somme  des 
vérités  connues  certainement  par  cette  raison  tant  décriée, 
nous  sommes  tentés  de  crier  à  l'exagération  ou  d'accuser 
Pascal  de  fidéisme.  On  dit  :  ces  notions  si  précises  et  si 
étendues,  la  raison  ne  les  tient  pas  de  ses  lumières,  mais  de 
la  foi.  Il  n'en  est  rien.  Pascal  connaît  fort  bien  la  distinction 
de  la  raison  et  de  la  foi,  et  il  n'est  presque  pas  de  période  de 
sa  vie  où  il  ne  l'affirme  expressément. 

Puissance  de  la  raison  en  dehors  de  la  foi.  —  Lors  de  sa  pre- 
mière ferveur,  il  songe  déjà  à  un  grand  ouvrage  apologétique. 
Il  s'en  ouvre  à  M.  Rebours.  Je  lui  dis,  mande-t-il  à  sa  sœur  «  que 
l'on  pouvait,  suivant  les  principes  mêmes  du  sens  commun, 
démontrer  beaucoup  de  choses  que  les  adversaires  disent  lui 

^    233.  —   »-  p.   440. 


72  LA   PHILOSOPHIE 

être  contraires,  et  que  le  raisonnement  bien  conduit  portait  à 
les  croire,  quoiqu'il  les  jailh  croire  sans  V  aide  du  raisonnement  i.  » 
Cette  lettre  est  de  1648.  Bien  loin  de  s'appuyer  sur  la  foi,  nos 
connaissances  naturelles  peuvent  l'étayer  ;  toutes  deux,  la 
raison  et  la  foi,  conduisent  à  la  vérité  mais  par  des  moyens 
différents  ;  la  raison  par  la  démonstration,  la  foi  par  l'autorité 
et  la  grâce.  Vers  le  même  temps  il  écrit  un  projet  de  préface  au 
Traité  du  vide.  Les  sphères  d'action  de  la  science  et  de  la  théo- 
logie, leurs  méthodes,  l'indépendance  de  la  première  par  rap- 
port à  la  seconde  y  sont  nettement  marquées.  ...  Où  cette 
autorité  a  la  principale  force,  c'est  dans  la  théologie,  parce 
qu'elle  y  est  inséparable  de  la  vérité,  et  que  nous  ne  la  connais- 
sons que  par  elle  ;  de  sorte  que  pour  donner  la  certitude  entière 
des  matières  les  plus  incompréhensibles  à  la  raison,  il  suffit  de 
les  faire  voir  dans  les  livres  sacrés...  parce  que  ses  principes  sont 
au-dessus  de  la  nature  et  de  la  raison  et  que  l'esprit  de  l'homme 
étant  trop  faible  pour  y  arriver  par  ses  propres  efîorts,  il  ne 
p3ut  parvenir  à  ces  hautes  intelligences  s'il  n'y  est  porté  par 
une  force  toute  puissante  et  surnaturelle. 

Son  domaine,  sa  certitude.  —  Il  n'en  est  pas  de  même  des 
sujets  qui  tombent  sous  le  sens  ou  sous  le  raisonnement  : 
V autorité  y  est  inutile^  la  raison  seule  a  lieu  d^en  connaître.  Elles 
ont  leurs  droits  séparés,  l'autre  avait  tantôt  tout  l'avantage, 
ici,  l'autre  règne  à  son  tour  ^. 

Pour  trouver  de  nouveaux  témoignages  en  faveur  de  la  rai- 
son, il  nous  faut  traverser  la  longue  période  de  la  vie  mondaine 
et  de  l'activité  scientifique,  et  arriver  au  lendemain  de  la 
deuxième  conversion.  Nous  sommes  en  1655  ;  Pascal,  encore 
tout  ému  de  la  nuit  du  MemortaZ, s'entretient  avec  M.  de  Sacy 
sur  Épictète  et  Montaigne.  Rien  de  plus  anti-intellectualiste 
que  leur  conversation.  Pascal  est  dans  les  splendeurs  de  la  foi  : 
il  en  goûte  la  certitude  et  les  douceurs.  Les  lumières  de  la 
raison  comme  elles  lui  paraissent  pâles  aujourd'hui,  surtout 
en  matière  de  justice  et  de  religion  !  Souvent  elle  n'a  su  recon- 
naître ni  Dieu,  ni  le  Souverain  Bien  ;  «  280  sortes  de  souve- 
rains biens  dans  Montaigne  ^.  »  Un  jour  il  lui  sera  dit  :  «  vois 
les  péchés  qui  te  sont  remis».  C'est  après  en  être  sorti  qu'il  les 
connaîtra.  Maintenant  qu'il  est  entré  dans  les  clartés  de  la  foi, 
il  voit  mieux,  par  comparaison, les  ténèbres  de  la  superbe  puis- 

1  p.  86.  —  2  p.  76.  —  8  74. 


LA    CONNAISSANCE    NATURELLE  73 

sance  du  raisonnement.  «  L'Évangile,  par  sa  lumière,  exerce 
une  vertu  rétroactive  sur  nos  ténèbres  passées  ;  il  nous  les  rend 
visibles;  celui  qui,  avant  d'être  chrétien, se  croyait  sûr  de  beau- 
coup de  choses,  apprend  dès  lors  ce  que  valait  cette  certitude, 
en  quelque  sorte  gratuite  et  anticipée  ^.  »  On  pourrait  s'at- 
tendre à  la  fm  de  ce  dialogue,  où  Pascal  se  révèle  si  fervent 
admirateur  de  Montaigne,  à  lui  entendre  embrasser  le  Pyr- 
rhonisme  et  déclarer  tout  net  :  «  Le  Pyrrhonisme  est  le  vrai.  » 
Il  n'en  est  rien.  Quelle  que  soit  sa  joie  de  voir  dans  cet  auteur 
«  la  superbe  raison  si  invinciblement  froissée  par  ses  propres 
armes»,  cependant  il  ne  consent  pas  à  la  déclarer  aveugle.  Elle 
égare  seulement  les  orgueilleux,  les  soi-disant  esprits  forts. 
Mais  ajoute-t-il,  «  il  est  difficile^  quand  on  fait  un  bon  usage 
de  ses  principes^  d'être  tenté  de  troui^er  des  répugnances  dans  les 
mystères  '^  »  de  la  religion.  C'est  peu,  mais  être  capable  de  voir 
que  le  christianisme  n'est  pas  contraire  au  bon  sens,  n'est  pas 
être  sceptique. 

Il  n'est  rien  de  tel  que  la  guerre  pour  apprendre  la  valeur 
des  armes.  Pascal  est  engagé  dans  la  lutte  contre  les  Jésuites. 
Il  y  apporte  des  arguments  d'autorité  et  des  arguments  de 
raison.  La  18^  Provinciale  (24  mars  1657)  lui  donne  l'occasion 
de  préciser  une  fois  de  plus  sa  théorie  de  la  connaissance. 
Jamais  il  n'a  marqué  aussi  fermement  la  nécessité  d'une 
connaissance  naturelle  avant  l'acte  de  foi.  Impossible  de 
croire  sans  avoir,  au  préalable,  entendu  et  compris.  «  Je  vous 
dirai,  selon  les  sentiments  de  deux  des  plus  grands  docteurs 
de  l'Église,  saint  Augustin  et  saint  Thomas,  que  ces  trois 
principes  de  nos  connaissances^  les  sens^  la  raison^  et  la  foi  ont 
chacun  leurs  objets  séparés^  et  leur  certitude  dans  cette  étendue. 
Et  comme  Dieu  a  voulu  se  servir  de  l'entremise  des  sens... 
pour  donner  entrée  à  la  foi,  fides  ex  auditu^  tant  s'en  faut 
que  la  foi  détruise  la  certitude  des  sens,  que  ce  serait  au  con- 
traire détruire  la  foi  que  de  vouloir  révoquer  en  doute  le  rapport 
fidèle  des  sens.  »  Si  les  sens  se  trompent,  la  foi  s'évanouit.  Mais 
leur  témoignage  n'est  utile  que  s'il  est  compris.  Des  sons, 
qui  n'exprimeraient  aucune  pensée,  resteraient  sans  valeur, 
et  qui  saisit  le  sens  caché  sous  la  lettre  du  livre  ou  les  vibra- 
tions de  l'air  sinon  l'intelligence  ?  D'elle  on  peut  dire  aussi  : 

^  ViNET.  Études  sur  Biaise  Pascal,  p.  241.  —  ^  p.  162.  Il  est  à  noter  que 
Pascal  parle  d'un  bon  usage  du  Pyrrhonisme.  Celui-là  ramène  l'homme  à  la 
modestie.  L'autre,  le  mauvais,  (réfuté  au  n»  282)  le  conduit  à  nier  toute  certitude. 


74  LA   PHILOSOPHIE 

«  Ce  serait  détruire  la  foi  que  de  révoquer  en  doute  son  rapport 
fidèle.  » 

Trois  ans  après  les  Provinciales,  en  août  1660,  Pascal  a 
complètement  renoncé  aux  études  profanes.  Il  est  tout  entier 
à  l'oraison  et  à  son  ouvrage  d'Apologétique.  Le  reste  ne  lui 
inspire  que  du  dégoût.  Cependant  il  tient  toujours  les  sciences 
en  haute  estime  ;  «  pour  vous  parler  franchement  de  la  géo- 
métrie^ écrit-il  à  Fermât,  je  la  trouve  le  plus  haut  exercice  de 
r esprit  ^  ».  Voilà  une  opinion  qu'un  sceptique  ne  pourrait  signer. 

Pendant  les  deux  années  qui  suivirent  cette  lettre,  Pascal 
recueiUit  ses  «  Pensées  »  et  se  prépara  à  la  mort.  Ses  opinions 
ne  changent  pas.  Toujours  la  raison  nous  est  présentée  dis- 
tincte de  la  foi,  tellement  distincte  que  l'une  peut  opérer  avec 
certitude.  Sans  avoir  reçu  ses  principes  de  la  foi  surnaturelle, 
la  raison,  par  ses  seules  forces  peut  arriver  à  produire  un  acte 
de  foi  naturelle  en  la  vérité  de  la  religion.  Ceux  qui  n'ont  pas 
(la  religion),  «  nous  ne  pouvons  la  [leur]  donner  que  par  raison- 
nementj  en  attendant  que  Dieu  la  leur  donne  par  sentiment  de 
cœur...  2  ))  . 

Ce  raisonnement  produit  la  preuve,  instrument  de  la  foi  ; 
elle  la  précède,  comme  plus  haut  le  témoignage  des  sens  et 
fait  dire  «  scio  »,  avant  de  professer  «  le  Credo  ».  «  La  foi  est 
différente  de  la  preuve  :  l'une  est  humaine,  l'autre  est  un  don  de 
Dieu.  Justus  ex  fide  vivit  :  c'est  de  cette  foi  que  Dieu  lui-même 
met  dans  le  cœur,  dont  la  preuve  est  souvent  l'instrument, 
fides  ex  auditu;  mais  cette  foi  est  dans  le  cœur,  et  fait  dire  non 
scio,  mais  credo  ^.  » 

C'est  la  foi  qui  s'appuye  sur  la  raison  et  non  pas  la  raison 
sur  la  foi  :  «  J'entends  vous  faire  voir  clairement,  dit  la 
Sagesse,  par  des  preuves  convainquantes,  des  marques  divines 
en  moi,  qui  vous  convainquent  de  ce  que  je  suis,  et  m'attirent 
autorité  par  des  merveilles  et  des  preuves  que  vous  ne  puissiez 
refuser  ;  et  qu'ensuite  vous  croyiez  (sciemment)  les  choses  que 
je  vous  enseigne.^» 

V 

De  tout  ce  qui  précède,  il  ressort  que  Pascal  n'est  pas  un 
sceptique.  Il  reconnaît  à  tous,  du  moins  en  théorie,  et  en  fait, 

^  p.  220.  —  2  282.  —  a  248.  —  *  p.  526.  Cet  exposé  historique  est  d'une 
grande  importance  pour  montrer  que  Pascal  n'a  jamais  passé  du  dogmatisme 
au  pyrrhonisme.  Il  a  toujours  soutenu  la  valeur  de  nos  principes  de  connaissance. 


LA    CONNAISSANCE    NATURELLE  75* 

du  moins  à  quelques-uns,  le  pouvoir  de  connaître  la  vérité.. 
Cependant  il  y  a  chez  lui  trop  de  mépris  pour  la  raison  humaine 
pour  qu'il  ne  fasse  pas  au  pyrrhonisme  sa  part.  Laquelle  ? 
Quelle  est  à  ce  sujet  sa  pensée  de  derrière  la  tête  ? 

Pas  de  scepticisme  absolu.  —  Rappelons  tout  d'abord  le& 
principes  généraux  d'après  lesquels  il  faut  juger  l'homme. 

Nous  sommes  un  milieu  où  deux  extrêmes  se  rencontrent  t 
l'ange  et  la  bête,  le  tout  et  le  néant,  l'instinct  et  la  raison,. 
Pour  juger  équitablement  l'homme  il  faut  le  prendre  selon  sa 
natui'e  et  se  rappeler  que  sortir  du  milieu  c'est  sortir  de  l'hu- 
manité. 

Les  principes  des  pyrrhoniens  sur  la  faiblesse  humaine  sont 
vrais  ;  mais  leurs  conclusions  sont  fausses  parce  que  les  prin- 
cipes opposés  sur  la  grandeur  de  l'homme  sont  vrais  aussi^ 
Leur  erreur  ne  consiste  pas  à  suivre  une  fausseté,  mais  à  ne  pas 
suivre  une  autre  vérité.  Deux  choses  instruisent  l'homme  de 
sa  nature  :  l'instinct  et  l'expérience  ;  les  pyrrhoniens  ne  voient 
que  la  dernière. 

Parce  que  l'activité  de  l'homme  est  une  fluctuation  entre-^ 
deux  extrêmes,  il  faut,  pour  juger  de  son  intensité,  prendre 
une  moyenne  de  moments  et  une  moyenne  d'individus.  Les 
stoïques  concluent  de  ce  qu'on  peut  toujours  par  ce  que  l'on 
peut  quelquefois.  Mais  ce  sont  là  mouvements  fiévreux  que 
la  santé  ne  saurait  imiter  !  Epictète  conclut  de  ce  qu'il  y  a  des 
chrétiens  constants  la  possibilité  pour  tous  de  les  imiter.  Mais 
ces  grands  efforts  d'esprit  où  l'âme  touche  quelquefois  sont 
choses  où  elle  ne  tient  pas  ;  elle  y  saute  seulement  ^. 

La  vertu  d'un  homme  «  ne  se  doit  pas  mesurer  par  ses  efforts, 
mais  par  son  ordinaire  ^  ». 

Basés  sur  ces  principes,  nous  pouvons  essayer  de  conclure^ 
Pascal  condamne  tout  d^ abord  la  méthode  pyrrhonienne.  Son 
défaut  capital  est  de  ne  considérer  qu'un  des  côtés  du  pro- 
blème :  la  faiblesse.  Elle  est  réelle,  mais  la  grandeur  ne  l'est 
pas  moins.  Leurs  conclusions  tirées  de  prémisses  trop  étroites 
seront  fatalement  fausses  ^.  Sans  doute,  nous  avons  «  une 
impuissance  de  prouver, invincible  à  tout  le  dogmatisme»,  mais 
nous  avons  aussi  «  une  idée  de  la  vérité,  invincible  à  tout  le 
pyrrhonisme  ^  ».  La  nature  confond  les  pyrrhoniens  en  oppo- 
sant un  ((  je  vois  »  à  leur  «  que  sais-je  ?  »  et  la  raison  confond 

»  350,  351.  —  >  352.  —  •  394.  —  *  395. 


\J 


76  LA    PHILOSOPHIE 

les  dogmatistes  par  son  impuissance  à  tout  prouver.  Il  fallait 
tenir  compte  des  deux  tendances. 

Pour  n'avoir  tenu  compte  que  de  l'une,  le  pyrrhonisme  sera 
ç>rai  et  fauoip. 

Il  est  le  VRAI,  c'est-à-direlégitimé  parl'attitudederensemble 
des  hommes  avant  Jésus-Christ  par  rapport  à  l'ensemble  des 
vérités. 

Selon  la  multitude,  il  est  abject  et  vil  ^  :  il  a  la  capacité 
de  connaître  la  vérité,  «  mais  il  n'a  point  de  vérité,  ou  cons- 
tante, ou  satisfaisante  ^  ». 

Donc,  il  est  vrai  de  dire,  parlant  en  général  de  Vensemble 
des  hommes  et  de  Vensemble  des  vérités  «  que  l'homme  sans  Dieu 
est  dans  l'ignorance  de  tout  ^  )>.  Ce  n'est  «  qu'un  sujet  d'erreur 
naturelle  et  ineffaçable  sans  la  grâce*  »,  incapable  d'ignorer 
absolument  et  de  savoir  certainement. 

Mais  le  Pyrrhonisme  est  le  faux  si  Von  considère  quelques 
i-'érités  et  quelques  hommes.  L'instinct  naturel,  chez  tous,  donne 
la  connaissance  des  premiers  principes  et  la  raison  elle-même 
permet  à  l'élite  de  faire  de  la  métaphysique  avec  succès,  et 
d'arriver  à  la  certitude  dans  les  sciences  naturelles.  C'est  peu. 
L'homme  doit  avoir  plus  que  la  modestie  intellectuelle,  il 
doit  avoir  l'humilité. 

Nécessité  de  la  révélation*et  de  la  foi  pour  la  plupart.  —  Cette 
indigence  intellectuelle,  générale,  profonde  conduit  Pascal 
à  reconnaître  la  nécessité  de  la  révélation  pour  l'ensemble  des 
hommes.  Sans  elle,  il  est  impossible  à  l'homme  d'honorer 
Dieu  comme  il  convient  et  de  connaître  ses  devoirs  de  morale 
élémentaire.  Nous  ignorons  dans  quels  auteurs  Pascal  a  étudié 
l'histoire  de  l'antiquité.  Il  est  probable  qu'il  a  surtout  jugé  de 
la  valeur  religieuse  et  morale  des  anciens  d'après  ce  qu'il  lisait 
dans  les  épitres  de  saint  Paul.  Une  chose  est  certaine,  pour 
Pascal  :  l'humanité  n'a  guère  connu  ni  Dieu  ni  la  morale 
avant  Jésus-Christ. 

Les  plus  habiles  d'entre  les  philosophes  ont  découvert  quel- 
ques vérités  à  peine,  et  elles  disparaissent  dans  la  somme  de 
leurs  erreurs;  Aristote  refuse  une  âme  aux  esclaves,  Platon 
détruit  la  famille  par  sa  théorie  de  la  communauté  des  femmes, 
Épictète  enseigne  que  l'âme  est  une  portion  de  la  substance 
divine.  Beaucoup  d'entre  eux  réservent  à  une  élite  l'enseigne- 

M15.  —  2  423.  —  3  389.  —  ■«  83. 


LA    CONNAISSANCE    NATURELLE  77 

ment  de  la  vérité.  La  foule  n'est  admise  ni  au  Lycée  ni  sous 
le  Portique.  Odi  projanum  çulgiis  et  arceo  :  telle  est  leur 
maxime.  Quand  ils  se  montrenten  public, ils  semblent  d'ailleurs 
partager  les  superstitions  du  peuple,  et  dans  leur  vie  privée 
même  ils  n'honorent  pas  la  divinité.  Leurs  connaissances 
restent  des  théories  abstraites.  «  Ils  ont  connu  Dieu  et  ils  ne 
Font  pas  glorifié,  ou  ils  ne  lui  ont  pas  rendu  grâces.  Mais  ils  se 
sont  égarés  dans  leurs  pensées  et  leur  cœur  insensé  s'est 
obscurci.  Ils  se  disaient  sages  et  ils  sont  devenus  insensés.  Et 
ils  ont  transféré  l'honneur  qui  n'est  dû  qu'au  Dieu  incorrup- 
tible,à  l'image  d'un  homme  corruptible, à  des  figuresd'oiseaux^ 
de  quadrupèdes,  de  reptiles,  c'est  pourquoi  Dieu  les  a  aban- 
donnés aux  désirs  de  leurs  cœurs  ^.  » 

Privée  des  leçons  de  ses  maîtres  naturels,  ou  corrompue  par 
des  exemples,  la  foule  a  vite  perdu  les  notions  qu'une  connais- 
sance spontanée  avait  pu  lui  donner  sur  Dieu.  Sur  les  autels, 
les  idoles  seules  reçoivent  les  hommages  des  fidèles.  Le  poly- 
théisme a  tellement  perverti  l'idée  de  la  divinité,  que  saint 
Paul  appellera  les  Éphésiens  des  «  athées  ^  »  et  que  le  véritable 
Dieu  est  inconnu  aux  plus  sages  d'Athènes  ^.  Dans  ces  miheux 
païens  la  morale  n'est  pas  meilleure  que  la  religion.  Le  chan- 
gement des  idées  et  des  mœurs  ne  datera,  pour  l'ensemble  des 
hommes  que  de  la  prédication  évangélique.  Les  sages  de  ce 
monde  ayant  refusé  de  les  éclairer,  Dieu  sauvera  les  petits  par 
la  folie  de  la  croix  et  de  la  doctrine  chrétienne  '^. 

Comment  se  fait  ce  passage  des  ténèbres  à  la  lumière  ? 
saint  Paul,  dans  son  discours  de  l'Aréopage,  s'adresse  au  bon 
sens  de  ses  auditeurs.  Ils  reconnaissent  déjà  dans  la  divinité, 
une  puissance  supérieure  aux  hommes,  s'intéressant  à  eux, 
et  à  l'ordre  du  monde,  c'est  pourquoi  ils  lui  ont  élevé  un 
autel.  De  ces  notions  confuses,  saint  Paul  dégage  quelques- 
conclusions  :  la  création,  la  spiritualité  de  Dieu,  son  immen- 
sité, son  dessein  d'attirer  à  lui  tous  les  hommes.  Jusqu'ici, 
le  philosophe  seul  a  parlé  ;  il  s'est  fait  l'éducateur  de  pré- 
tendus sages,  qui  sans  lui,  ne  seraient  peut-être  jamais  par- 
venus à  la  notion  d'un  Dieu  personnel,  pur  esprit,  créateur  et 
rémunérateur.  Directement,  ils  doivent  ces  idées  à  leur  bon 
sens  ;  indirectement  à  leur  maître  saint   Paul,  et  à   Jésus- 

*  Épître  aux  Romains,  I,  21  ss.  —  "  Ephes.  II,  12.  Cette  expression  ne  se  trouve 
que  dans  le  texte  grec.  —  '  Actes  des  Apôtres,  XVII,  23.  «  J'ai  trouvé  un  autel 
où  il  était  écrit  :  au  Dieu  inconnu.  Celui  que  vous  honorez  sans  le  connaître,  je- 
ous  l'annonce.  »  —  *  I,  Cor.,  I,  20  ss. 


"78  LA   PHILOSOPHIE 

Christ  qui  leur  a  envoyé  son  apôtre.  On  peut  bien  dire  d'eux  ; 
avant  la  venue  du  Sauveur,  le  pyrrhonisme  était  le  vrai,  car 
ils  ne  savaient  ni  ce  qu'était  Dieu,  ni  ce  qu'ils  étaient  par 
rapport  à  lui.  Les  Athéniens,  qui  eurent  assez  d'humilité  pour 
-écouter  l'apôtre  jusqu'au  bout  accueiUirent  au  nom  de  leur 
raison,  les  preuves  de  la  divinité  de  Jésus-Christ,  ils  crurent 
en  lui  et  acceptèrent  l'enseignement  de  l'Évangile.  Leurs 
•connaissances  religieuses  et  morales  s'enrichirent  de  tout  son 
contenu  ;  ils  ne  l'acceptaient  plus,  sur  le  témoignage  de  leur 
esprit,  mais  sur  celui  de  la  foi,  et  ainsi  on  pouvait  dire  d'eux 
qu'ils  étaient  légitimement  fidéistes  par  rapport  à  beaucoup  de 
•vérités. 

Fidéisme  modéré  et  légitime  de  PascaL  —  Tel  nous  paraît 
être  le  fidéisme  de  Pascal  :  il  admet  le  fidéisme,  la  ou  il 
ADMETTAIT  LE  SCEPTICISME.  Or  le  cœur  OU  l'instinct  intel- 
lectuel et  tout  ce  qui  dépend  de  lui  échappe  à  l'emprise  de 
Pyrrhon.  Les  premiers  principes,  une  connaissance  spontanée 
de  Dieu  sont  hors  de  son  domaine,  non  seulement  chez  les 
plus  habiles,  mais  chez  les  autres  même.  Chez  l'homme  le 
plus  semblable  aux  bêtes  il  reste  «  une  lumière  confuse  de  son 
auteur  ^  ». 

Que  faut-il  entendre  par  cet  auteur  ?  La  fatalité,  l'âme  du 
monde,  le  divin  ?  Pascal  parfois  est  assez  explicite  sur  sa 
nature  :«  Je  ne  suis  pas...  éternel,  ni  infini;  mais  je  vois  bien  qu'il 
y  a  dans  la  nature  un  être  nécessaire,  éternel  et  infini  2.  » 
Ailleurs,  quand  il  traite  avec  un  endurci, il  déclare  que  le  Dieu 
des  chrétiens,  personnel,  simple,  infini  «  est  infiniment  incom- 
préhensible ^  ».  Cela  ne  veut  pas  dire  que  la  lumière  confuse 
soit  complètement  éteinte.  Cet  homme  est  plus  ou  moins  sem- 
blable aux  Aréopagites  de  saint  Paul  :  en  dehors  de  quelques 
vagues  lueurs,  il  n'y  a  que  doute.  Quand  de  meilleures  dispo- 
sitions auront  intensifié  ses  «  lumières  naturelles  »,  le  ministre 
de  l'évangile  faisant  appel  à  son  intérêt  et  à  son  bon  sens, 
pourra  l'amener  à  la  connaissance  d'un  Dieu  personnel  et 
rémunérateur.  Indirectement  lui  aussi  sera  redevable  à  la 
foi  d'une  théodicée  nouvelle,  bien  que  sa  raison  ne  l'adopte,  en 
dernière  analyse,  que  forcée  par  l'évidence  naturelle,  «  le  con- 
sentement de  vous  à  vous-même  ».  Devenu  disciple  du  Christ, 
il  acceptera, d'autorité, toute  une  doctrine  morale  et  religieuse, 

^  p.  523.  —  *  469.  —  »  p.  436. 


{ 


LA    CONNAISSANCE    NATURELLE  79^ 

dont  beaucoup  de  points  pourraient  être  découverts  par  la  rai- 
son. La  foi  aura  chassé  le  doute,  le  nouveau  converti  sera 
fidéiste,  très  légitimement  °^. 

a)  Quelques  passages  des  «  Pensées  »  paraissent  contraires  à  nos  conclusions. 
Comme  les  plus  graves  sont  extraits  du  fragment  434,  il  importe  d'en  donner 
une  brève  analyse  et  de  l'éclairer  par  les  endroits  parallèles,  au  risque  de  nous 
répéter  : 

l»  Exposé  objectif  des  arguments  pour  et  contre  la  valeur  de  nos  principes 
naturels  de  connaissance. 

(pp.  528-530  jusqu'aux  mots  «  Voilà  la  guerre  ouverte...  ») 
Les  Pyrrhoniens  disent  :   «  Nous  n'avons  aucune  certitude  de  la  vérité  de  ces 
principes,  hors  la  foi  et  la  révélation...  »  De  plus'  «  personne  n'a  d'assurance,  hors 
de  la  foi,  s'il  veille  ou  s'il  dort...  » 

Les  Pyrrhoniens  font  des  discours  «  contre  les  impressions  de  la  coutume,  de 
l'éducation,  des  mœurs,  du  pays...  » 

Réponse  des  dogmatistes  :  leur  a  unique  fort...  est,  qu'en  parlant  de  bonne  foi 
et  sincèrement  on  ne  peut  douter,  des  principes  naturels.  » 

Instance  des  Pyrrhoniens  :  «  l'incertitude  de  notre  origine...  enferme  celle  de 
notre  nature...  »«  N'y  ayant  point  de  certitude, /lors  la  foi,  si  l'homme  est  créé 
par  un  Dieu  bon,  par  un  démon  méchant,  ou  à  l'aventure,  il  est  en  doute  si  ces 
principes  nous  sont  donnés  ou  véritables,  ou  faux,  ou  incertains  selon  notre  origine.» 
«  A  quoi  les  dogmatistes  sont  encore  à  répondre  depuis  que  le  monde  dure.  » 
N.  B,  1°  Les  objections  des  Pyrrhoniens  sont  empruntées  à  Descartes  et  surtout 
à  Montaigne.  Cf.  Entretien  avec  M.  de  Saci,  p.  154.  «  Et  puisque  nous  ne  savons, 
dit  Montaigne,  que  par  la  seule  foi  qu'un  Etre  tout  bon  nous  les  a  donnés  véri- 
tables (les  principes  du  vrai),  en  nous  créant  pour  connaître  la  vérité,  qui  saura, 
sans  cette  lumière,  si,  étant  formés  à  l'aventure,  ils  ne  sont  pas  incertains...  » 

2°  Dans  cet  exposé,  Pascal  ne  prend  encore  parti  ni  pour  ni  contre  Pyrrhon, 
et  il  faut  éviter  la  faute  de  quelqu'uns  qui  portent  à  son  actif  les  pensées  des  scep- 
tiques. Il  paraît  plutôt  les  condamner  eux  et  leurs  disciples  trop  tiaïfs  quand  il 
dit  :  «  On  le  deviendra  bien  vite,  et  peut-être  trop.  » 

2°  Pascal  intervient  pour  montrer  la  nécessité  de  choisir  entre  les  deux  partis. 

(p.  530  depuis  «  Voilà  la  guerre  ouverte...  »  jusqu'à  «  Que  fera  donc  l'homme  ?  » 

€  Car  qui  pensera  demeurer  neutre  sera  pyrrhonien  par  excellence...  » 

3°  Il  condamne  les  dogmatistes  et  les  pyrrhoniens,  mais  plus  encore  ces  derniers 

(pp.     530-531     depuis    «  Que  fera    donc   l'homme  »  jusqu'à  «  Connaissez    donc 

superbe...   »  et  n°  282). 

Il  condamne  les  dogmatistes  au  nom  de  la  raison  raisonnante  :  «  La  raison 
confond  les  dogmatiques  ».  Pourquoi  ?  —  Parce  que  l'homme  «  si  peu  qu'on  le 
pousse,  ne  peut  en  montrer  aucun  titre  (de  la  vérité) ,  et  est  forcé  de  lâcher  prise.  » 
Il  condamne  les  pyrrhoniens  au  nom  de  la  nature  :  «  La  nature  soutient  la 
raison  impuissante,  et  l'empêche  d'extravaguer  jusqu'à  ce  point.  » 
(Sur  le  sens  des  mots  «  raison  »  et  «  nature  »  cf.  le  début  du  chapitre). 
Il  s'élève  au-dessus  des  deux  partis  au  nom  de  la  nature  (sentiment,  instinct 
intellectuel,  cœur)  consciente  de  sa  force.  «  Depuis  que  le  monde  dure  »  les 
dogmatistes  étaient  impuissants  à  répondre  à  la  difficulté  des  pyrrhoniens  tou- 
chant les  premiers  principes  (cf.  Montaigne,  pp.  153-154,  528).  Lui,  Pascal  va 
les  confondre  en  opposant  un  dogmatisme  critique,  motivé,  à  leur  scepticisme 
critique.  Cf.  n"  282.  «  Nous  connaissons  la  vérité,  non  seulement  par  la  raison, 
mais  encore  par  le  cœur  ;  c'est  de  cette  dernière  sorte  que  nous  connaissons  les 
premiers  principes,  et  c'est  en  vain  que  le  raisonnement  qui  n'y  a  point  de  part, 
essaye  de  les  combattre.  Les  pyrrhoniens,  qui  n'ont  que  cela  pour  objet,  y  tra- 
vaillent inutilement.  Nous  savonsque  nous  ne  rêvons  point;  quelque  impuissance 
où  nous  soyons  de  le  prouver  par  la  raison,  cette  impuissance  ne  conclut  autre 


80  LA   PHILOSOPHIE 

N'est-ce  pas  le  fidéisme  qu'enseignent  la  plupart  des  théo- 
logiens catholiques  ?  Une  de  leurs  thèses  d'Apologétique  est 
celle  ci  :  a  La  révélation  est  utile  à  l'homme,  bien  plus  elle  lui 

que  la  faiblesse  de  notre  raison,  mais  non  pas  l'incertitude  de  toutes  nos  coii« 
naissances,  comme  ils  le  prétendent.  » 

Est-ce  au  nom  de  la  foi,  à  la  suite  de  Montaigne  que  Pascal  va  justifier  nos  prin- 
cipes de  connaissance  ?  —  Non,  il  va  faire  appel  à  une  évidejice  consciente  de  sa 
lumière.  «  La  connaissance  des  premiers  principes  comme  qu'il  y  a  espace,  temps, 
mouvement,  nombres  est  aussi  ferme  qu'aucune  de  celles  que  nos  raisonnements 
nous  donnent...  Plût  à  Dieu  que  nous  connussions  toutes  choses  par  instinct  et 
par  sentiment  !    » 

•  Comme  la  cause  qui  les  rend  incapables  de  démonstration  n'est  pas  leur 
obscurité,  mais  au  contraire  leur  extrême  évidence, ce  manque  de  preuve  n'est  pas 
un  défaut,  mais  plutôt  une  perfection.  «  (Cf.  Esprit  géométrique,  p.  175). 

4°  Il  abaisse  la  raison  et  le  «  cœur  »  devant  la  foi,  sur  la  question  de  notre 
origine,  (pp.  531-533  depuis  «  Connaissez  donc,  superbe  »...  jusqu'à  «  Ces  deux 
propositions   ».  Cf.  n°^  432,  282). 

Les  dogmatistes  relevés  par  Pascal  devant  les  Pyrrhoniens,  n'ont  pas  à  s'enor- 
gueillir. Pas  plus  que  la  raison,  le  cœur  ne  peut  tout  expliquer,  aussi  est-il  impos- 
sible de  «  subsister  »  dans  le  dogmatisme  aussi  bien  que  dans  le  Pyrrhonisme  ; 
dans  celui-ci  parce  que  la  nature  confond  les  sceptiques,  dans  celui-là  parce  que 
la  nature  est  incapable  de  résoudre  le  problème  des  «  contrariétés  ».  Il  faut,  pour 
cela,  recourir  à  la  révélation  :«  Le  pyrrhonisme  est  le  vrai.  Car,  après  tout,  les 
hommes,  avant  Jésus-Christ,  ne  savaient  où  ils  en  étaient,  ni  s'ils  étaient 
grands  ou  petits...  Quod  ergo  ignorantes  quseritis,  religio  annuntiat  vobis.  »  432. 
«  Humiliez-vous,  raison  impuissante  ;  taisez-vous,  nature  imbécile  :  apprenez 
que  l'homme  passe  infiniment  l'homme, et  entendez  de  votre  maître  votre  con- 
dition véritable  que  vous  ignorez.  Écoutez  Dieu,  »  p.  531.  Lui  nous  révélera  le 
mystère  du  péché  originel  et,  par  suite,  la  raison  de  nos  luttes  intimes. 

N'avons-nous  pas  ici  une  réponse  à  l'objection  tirée  du  «  démon  méchant  »  ? 
Pascal,  en  nous  éclairant  sur  notre  origine,  ne  veut-il  pas  nous  rendre  certains  de 
la  vérité  de  nos  principes  naturels  ?  S'il  en  était  ainsi  l'auteur  des  a  Pensées  » 
tournerait  dans  un  cercle  vicieux,  il  appuyerait  la  foi  sur  la  raison,  et  la  raisori 
sur  la  foi,  son  système  serait  bien  le  fidéisme  basé  sur  le  scepticisme. 

La  vérité  nous  paraît  pouvoir  tenir  dans  les  propositions  suivantes  : 

a)  Les  facultés  naturelles  se  suffisent  à  elles-mêmes,  (dans  les  limites  que  nous 
avons  posées),  en  effet,  elles  ont  l'évidence  de  leur  propre  valeur.  Cf.  n°  282. 

b)  Elles  trouvent,  par  elles-mêmes,  une  base  suffisante  à  la  foi.  Cf.  Deuxième 
partie,  chapitre  I,  Moyens  de  connaître  Dieu.  B.  La  raison. 

En  eiïet  la  raison  «  porte  à  croire,  p.  440,  le  raisonnement  bien  conduit  porte 
à  croire,  p.  86,  on  peut  donner  la  foi  «  par  raisonnement  »,  une  foi  «  humaine  », 
n»  282  (fin).«  Jr  n'entends  pas,  (dit  la  sagesse), que  vous  soumettiez  votre  créance 
à  moi  sans  raison...  j'entends  vous  faire  voir  clairement,  par  des  preuves  con- 
vaincantes, des  marques  divines  en  moi...  et  qu'ensuite  vous  croyiez,»  (Pp.  525- 
526). 

c)  La  foi  confirme  nos  certitudes  sur  la  valeur  de  nos  facultés,  et  de  nos  premiers 
principes. 

Elle  donne  à  la  plupart  des  hommes  la  plupart  des  autres  vérités  nécessaires  à  la 
vie  morale. 

N.-B.  Dans  l'Apologétique  pascalienne,  la  preuve  tirée  du  péché  originel  n'est  j 
pas,  elle-même,  un  argument  d'introduction,  mais  seulement  de  confirmation^  . 
Cf.  Deuxième  partie,  chapitre  III.  L'immanence  relative,  l""*  preuve. 

Une  dernière  objection.  N'y  a-t-il  pas  une  trace  de  fidéisme  dans  les  passages 
suivants  ?  «  Si  l'homme  n'avait  jamais  été  que  corrompu,  il  n'aurait  aucune  idée 


LA    CONNAISSANCE    NATURELLE  81 

est,  d'une  certaine  façon,  nécessaire  pour  que  tous  les  hommes 
connaissent  les  vérités  naturelles  de  Vordre  moral  rapidement, 
en  grand  nombre  avec  certitude  et  sans  de  graves  erreurs  ^.  » 
C'est  la  doctrine  même  du  Concile  du  Vatican.  «  Dans  la  condi- 
tion présente  de  l'humanité,  la  connaissance  accessible  à  tous, 
ferme,  certaine  et  pure  d'erreur,  de  cela  même  qui  dans  les 
choses  divines  n'est  pas  normalement  inaccessible  à  la  raison 
humaine.  —  Cette  connaissance  doit  être  attribuée  à  la  révé- 

ni  de  la  vérité,  ni  de  la  béatitude...  »  p.  532.  Ainsi  l'homme  n'aurait,  même  pas 
l'idée  de  la  béatitude  si  le  chef  de  l'humanité  n'avait  pas  connu  Dieu  dans  l'état 
d'intégrité  originelle.  «  Qu'est-ce  donc  que  nous  crie  cette  avidité  et  cette  impuis- 
sance, sinon  qu'il  y  a  eu  autrefois  dans  l'homme  un  véritable  bonheur,  dont  il  ne 
lui  reste  maintenant  que  la  marque  et  la  trace  toute  vide.  »  P.  519. 

R.  1°  Si  le  premier  homme  n'a  connu  l'idée  de  béatitude  que  par  révélation, 
ses  descendants  ne  l'auraient  reçue  que  par  tradition. 

Or  il  n'y  a  dans  les  «  Pensées  »  aucune  trace  de  traditionalisme. 
2»  L'objection  est  détruite  par  le  contexte  même,  cette  marque  de  bonheur 
est  «  vide  »,  p.  519.  Donc  il  n'aurait  pas  une  idée  du  bonheur. 
30  Dans  ces  textes  on  pourrait  plutôt  voir  de  «  l'innéifme  ». 
Ils  sont  à  rapprocher  de  ces  autres  où  il  est  question  de  «  modèle  »  intérieur 
de  beauté,  de   «  montre   »  intime  (Cf.  l""®  partie,  chapitre  I.  L'exemplarisme), 
et  ils  sont  à  expliquer  de  la  même  manière,  c'est-à-dire  par  des   besoins   innés 
et  des  aptitudes  à  produire  certains  actes. 

40  Ces  textes  et  quelques  autres  peuvent  s'entendre  d'un  reste  d'élévation  ou 
de  grâce,  par  lequel  l'homme  serait  encore  capable  de  connaître. 

Il  y  aurait  cependant  cette  différence  entre  la  grâce  et  la  révélation  que  celle-là 
agirait  comme  «  objectum  quo  »,  i.  e.  en  tant  que  lumière  subjective,  et  la  révé- 
lation comme   «  objectum  quod  »  i.  e.  en  tant  que  lumière  objective,  pouvant 
servir  d'argument. 
La  première  ne  serait  pas  cennue,  la  deuxième  le  serait. 
En  résumé. 

1®  On  ne  peut  soutenir  que  Pascal  est  purement  et  simplement  pyrrhonien. 
Les  textes  allégués  en  faveur  de  cette  thèse  (pp.  528-529)  peuvent  fort  bien 
ne  pas  donner  la  pensée  authentique  de  l'auteur. 

Ceux  qu'on  peut  lui  attribuer  avec  certitude,  sont  combattus  par  d'autres. 
Cf.  no  282,  p.  175,  pp.  525-526. 

2»  Pascal  n'est  pas  purement  et  simplement  fidéiste. 

Car  la  raison  est  capable  de  donner  des  preuves  convaincantes  de  la  religion, 
p.  526  ;  elle  les  donne  en  dehors  de  la  foi,  n»  248  ;  elle  peut  toute  seule,  et  même 
sans  la  grâce,  nous  donner  une  foi  humaine,  n°  282  (fin). 

30  Pascal  n'a  pas  changé  d'opinion  et  passé  du  dogmatisme  au  scepticisme  et 
de  là  au  fidéisme. 
Car  tous  ces  textes  contraires  sont  contemporains. 

40  Par  suite,  nous  proposons  comme  plus  probable,  parce  que  tenant  mieux 
compte  des  textes  contraires,  la  thèse  suivante  :  d'après  Pascal  :  Tous  les  hommes 
connaissent  avec  évidence,  par  leurs  propres  forces,  les  principes  premiers. 

La  plupart  des  hommes  sont  incapables,  sans  la  grâce  (lumière  subjective), 
et  sans  la  révélation  (lumière  objective)  de  posséder  l'ensemble  des  vérités  secon- 
daires. 

Dans  ces  limites  seules,  le  pyrrhonisme  est  le  vrai  et  le  fidéisme  aussi. 

*  Cf.  P.  CHRISTIAN  PESCH,  Prtelectiones  dogmaticss,  i.  I,  prop.  xii. 

LAHOROUE   :    LK   BÉALIBME   PB   PASCAL.  6 


82 


LA   PHILOSOPHIE 


lation  divine  ^.  »  En  termes  théologiques  et  rigoureusement 
exacts,  n'est-ce  pas  dire  à  peu  près  ce  que,  dans  des  raccourcis 
parfois  vertigineux,  affirmait  Pascal.  L'homme  a  «  en  lui  la 
capacité  de  connaître  la  vérité  et  d'être  heureux  ;  mais  il  n'a 
point  de  vérité  ou  constante,  ou  satisfaisante  2.  » 


CHAPITRE    QUATRIÈME 

La    Société    et    la    Politique. 

Le  bonheur  est  dans  la  possession  du  bien  universel  c'est-à-dire  dans 
Vunion  à  Dieu  et  à  la  société. 

Depuis  le  péché  originel  nous  sommes  contraires  à  Vun  et  à  Vautre. 
Pouvons-nous  encore  trouver  la  paix  dans  une  communauté  humaine? 

1.  La  grâce  en  faisant  régner  la  charité  permet  de  fonder  Vétat  idéal. 

On  y  observe  la  hiérarchie  des  grandeurs  et  chacun  règne  dans  son  ordre  : 
les  grandeurs  intérieures  :  la  sainteté  et  Vhabileté  V emportent  sur  les  autres, 
sur  la  naissance^  la  force,  la  richesse. 

2.  Quand  Végoisme  remplace  la  charité  il  faut,  pour  maintenir  Vunion 
des  citoyens,  appliquer  le  code  de  la  force. 

Les   grandeurs  extérieures  seules  comptent. 

3.  Dans  quelle  mesure  faut-il  appliquer  ces  deux  codes  ?  Il  n'y  a  pas 
d'autre  règle  que  la  prudence. 

La  Société  et  la  Politique. 

Tout  se  tient  dans  le  monde  physique  :  chaque  chose  est 
causée  et  causante,  aidée  et  aidante,  médiate  et  immédiate. 
L'univers  est  un  bloc  rigide  :  le  moindre  mouvement  importe 
à  toute  la  nature  ;  la  mer  entière  change  pour  une  pierre. 

Dans  cet  univers,  l'homme  est  au  milieu^  entre  l'infini  de 
grandeur  et  l'infini  de  petitesse. 

Tout  se  tient  dans  le  royaume  des  idées.  Pour  exphquer 
l'une,  il  faut  recourir  à  l'autre  et  de  degré  en  degré  l'esprit 
se  voit  obhgé  de  remonter  jusqu'à  Dieu.  Lui  seul,  l'Infini,  peut 
comprendre  l'infini. 

Au  royaume  des  idées,  l'esprit  de  l'homme  occupe  la  même 

^  Concile  du  Faiican, session  II, ch.  m  ds  Revelatione.  —  ^  423.  Cf.LALLEMANT, 
Doctrine  spirituelle,  p.  187.  o  La  raison  qui  est  très  faible  ne  suffît  pas  toute  seule 
pour  nous  conduire  à  notre  fin.  Quelques-uns  la  comparent  aux  feux  follets  qui 
luisent  la  nuit  un  peu  au-dessus  de  la  terre  et  qui  mènent  les  voyageurs  droit  aux 
rivières  et  aux  précipices  ;  car,  après  tout,  la  raison  humaine,  si  elle  n'est  éclairée 
par  la  foi,  est  bien  basse  et  ne  peut  nous  conduire  qu'à  notre  perte.  » 


LA    SOCIÉTÉ    ET    LA   POLITIQUE  83 

place  que  son  corps  dans  le  monde  matériel.  Il  a  quelque  con- 
naissance de  l'apparence  des  choses,  une  médiocre  science. 

Tout  se  tient  dans  les  actes  humains.  Chacune  de  nos  actions 
est  en  rapport,  non  seulement  avec  notre  passé,  notre  présent 
et  notre  avenir,  mais  avec  toute  l'humanité.  Les  hommes 
forment  un  corps,  chaque  individu  n'est  qu'un  membre,  dont 
le  premier  devoir  sera  de  reconnaître  sa  place  avec  modestie, 
et  le  deuxième  de  se  tenir  attaché  aux  autres  par  la  charité  ^ 

1 

LE  ROYAUME  DE  LA  CHARITÉ 

La  constitution  du  corps  social.  —  Quelle  est  la  constitution 
de  ce  corps  ?  Celle  de  tous  les  corps  vivants  :  il  a  une  âme  et 
des  membres  ;  parmi  les  membres,  les  uns  sont  supérieurs  et 
les  autres  inférieurs  . 

Son  âme.  —  Dieu  est  l'âme  ^  du  corps  social.  La  partie  spi- 
rituelle est  dans  1«  corps,  et  elle  n'est  pas  le  corps.  Elle  est 
principe  de  vie,  de  celle  qui  convient  à  chaque  membre,  en  par- 
ticulier, et  par  suite  elle  donnele repos  dans  le  bonheur.  Elle  est 
aussi  principe  de  direction,  parce  qu'elle  est  supérieure  aux 
membres.  L'âme  sait  mieux  qu'eux-mêmes  la  nourriture  con- 
venable à  chacun,  elle  les  aime  mieux  qu'ils  ne  s'aiment  eux- 
mêmes  3. 

Il  est  évident  que  le  bonheur  est  hors  de  nous.  Nous  sommes 
pleins  de  choses  qui  nous  jettent  dehors.  Les  passions  nous 
poussent  à  sortir,  lors  même  que  les  objets  ne  s'offrent  pas  pour 
les  exciter.  Les  objets  extérieurs  nous  tentent  et  nous  appellent 
quand  même  nous  n'y  pensons  pas. 

Laissons  les  stoïques  dire  :  Rentrez  au  dedans  de  vous-même, 
vous  y  trouverez  le  repos.  Cela  n'est  pas  vrai. 

Il  est  également  certain  que  cet  objet  extérieur  capable  de 
nous  satisfaire  doit  être  infmi.Le  gouffre  infini  de  mon  coeur  ne 
peut  être  rempli  que  par  un  être  infmi  et  immuable.  Sera-ce 
l'ensemble  des  autres  hommes  ?  Non,  il  me  faut  un  être  véri- 

^  nos  505.  72,  474,  482.  —  ^  Parfois  aussi,  il  est  appelé  le  corps  (cf.  n^  476), 
par  opposition  aux  membres,  le  corps  c'est-à-dire  le  tout,  celui  qui  infuse  la  vie 
aux  parties.  Le  sens  est  le  même  que  celui  d'âme.  —  *  482,  483,  484,  485,  464, 
465,  277. 


84  LA    PHILOSOPHIE 

tablement  aimable  et  les  hommes  ne  sont  dignes  que  de  haine. 
Mais  comment  sortir  de  moi  ?  J'entends  bien  les  philosophes 
crier  :  Sortez  en  dehors  et  cherchez  le  bonheur  dans  le  diver- 
tissement ! 

Principe  de  bonheur.  —  Mais  les  maladies  viennent  et  me 
clouent  sur  mon  lit.  D'ailleurs,  je  me  sens  impuissant  à  aimer 
autre  chose  que  moi-même  ;  chaque  chose  ici-bas  s'aime  plus 
que  tout  ^.  Le  principe  du  bonheur  doit  être  en  moi.  Où  donc  ? 
Dans  l'âme.  Elle  est  en  moi  comme  la  racine  est  dans  l'arbre  ; 
l'aimer,  c'est  m'aimer. 

L'âme  n'est  pas  le  corps  ;  l'une  donne  et  l'autre  reçoit. 

Ainsi  en  est-il  de  Dieu  par  rapport  aux  hommes.  Il  n'est  pas 
l'homme,  parce  qu'il  est  nécessaire,  infini,  souverainement 
aimable  ;  il  est  dans  l'homme,  parce  qu'il  est  le  principe  de  sa 
vie.  Comme  nous  ne  pouvons  aimer  ce  qui  est  hors  de  nous,  il 
faut  aimer  un  être  qui  soit  en  nous  et  qui  ne  soit  pas  nous,  et 
cela  est  vrai  d'un  chacun  de  tous  les  hommes  ;  or,  il  n'y  a  que 
l'Être  universel  qui  soit  tel.  Le  royaume  de  Dieu  est  en  nous  ^ 
le  bien  universel  est  en  nous,  il  est  hors  et  dans  nous.  Aussi  la 
nature  nous  porte-t-elle  d'un  même  mouvement  à  l'amour  de 
Dieu  et  au  nôtre  ;  on  aime  l'Être  universel  naturellement  et 
soi-même  naturellement  ^. 

Les  membres  supérieurs.  —  Tous  les  biens  descendent  de 
Dieu,  mais  tous  n'en  viennent  pas  directement  ;  entre  lui  et 
les  extrémités  du  corps,  il  a  disposé  des  membres  supérieurs 
dont  l'ensemble  compose  la  hiérarchie  :  elle  est  le  canal  qui 
porte  la  vie  de  l'âme  aux  extrémités. 

Dieu  est  le  fondateur  de  la  hiérarchie  ;  lui-même  a  donné 
aux  chefs  puissance  de  bien  et  de  peine  pour  récompenser 
et  pour  châtier.  Les  sociétés  reçoivent  de  leur  Auteur  le  pou- 
voir de  partager  les  biens.  La  nature  enfin  traduit  le  plan  de 
Dieu  par  l'inégalité  qu'elle  met  entre  les  hommes,  donnant  aux 
uns  la  faculté  de  dominer  et  obligeant  les  autres  à  se  soumettre  *. 

Les  bases  de  la  hiérarchie.  —  Quelles  sont  les  bases  de  la 

*  483.  —  *  Pascal  songe  tout  d'abord  à  l'idéal  de  la  société  :  l'Église,  corps 
mystique  du  Christ.  Mais,  ses  principes,  mutatis  mutandis,  s'appliquent  à  toute 
famille  humaine.  Lui-même  indique  qu'il  faut  commencer  la  morale  —  toute 
morale  —  par  l'allégorie  des  membres,  no»  474,  482.  —  »  277.  —  *  314,  380,  306  ; 
p.  234-235. 


LA    SOCIÉTÉ    ET    LA    POLITIQUE  85 

hiérarchie  ?  A  quel  signe  distinguer  le  grand  du  petit,  le  supé- 
rieur de  l'inférieur  ? 

Puisque  Dieu  est  la  fin,  et  qu'il  confère  le  pouvoir  pour 
mener  à  lui,  la  valeur  sociale,  la  place  dans  la  hiérarchie  seront 
en  fonction  de  cette  capacité  d'unir  à  Dieu. 

Les  3  ordres  de  grandeurs.  —  Il  y  a  trois  ordres  de  grandeurs. 
Celui  de  la  charité  est  le  premier.  Seul,  en  effet,  il  est  capable 
de  nous  unir  à  l'Être  universel,  parce  que  la  charité  vient  de 
Dieu  directement  ;  elle  est  une  participation  de  sa  nature.  Elle 
est  surnaturelle.  Par  elle,  on  entre  dans  la  famille  divine.  Tout 
devient  un,  le  corps  et  l'âme,  l'un  est  en  l'autre,  comme  les 
trois  Personnes  :  Adhaerens  Deo  iiniis  spiritus  est  ^ 

La  charité. —  Rien  ne  saurait  l'égaler.  Tous  les  corps  ensemble 
et  tous  les  esprits  ensemble  et  toutes  leurs  productions  ne 
valent  pas  le  moindre  mouvement  de  charité.  Cela  est  d'un 
ordre  infiniment  plus  élevé.  De  tous  les  corps  et  esprits,  on  ne 
saurait  t^rer  un  mouvement  de  vraie  charité,  cela  est  impos- 
sible et  d'un  autre  ordre,  surnaturel. 

Elle  a  son  siège  dans  le  cœur  ;  elle  est  réservée  à  Jésus-Christ 
et  aux  saints.  Son  empire  ne  s'étend  ni  par  l'admiration  ni  par 
la  crainte,  mais  par  l'imitation  de  l'amour.  Et  comme  cette 
imitation  est  facilitée  aux  disciples  des  saints!  Les  exemples 
des  païens  ne  me  donnent  pas  la  force  de  les  suivre  ;  ils  me 
restent  extérieurs,  ils  ne  m'enrichissent  pas  plus  que  le  fait 
de  voir  la  fortune  d'un  étrang-er.  Mais  les  martyrs  sont  de  ma 
famille,  ils  sont  mes  membres  ;  leur  vie  s'infiltre  dans  mes 
veines,  leurs  richesses  sont  celles  d'un  père  ou  d'un  mari.  Les 
païens  m'indiquent  ce  qu'il  faut  faire, les  martyrs  me  méritent 
la  force  de  l'accomnlir  2. 

La  vérité.  —  Au-dessous  de  l'ordre  de  la  charité,  se  place 
l'ordre  des  grandeurs  spirituelles  ;  leur  siège  est  l'intelligence, 
et  il  est  infiniment  élevé  au-dessus  des  trôaes  des  rois.  Les 
grands  génies  ont  leur  empire,  leur  éclat,  leur  grandeur,  leur 
victoire,  leur  lustre,  et  n'ont  nul  besoin  des  grandeurs  char- 
nelles, où  elles  n'ont  pas  de  rapport.  De  tous  les  corps  on  ne 
saurait  faire  réussir  une  petite  pensée  :  cela  est  impossible  et 
d'un  autre  ordre. 

»  483,  793.—  *  481. 


86  LA    PHILOSOPHIE 

Ces  grandeurs  sont  le  lot  des  savants.  Ils  montrent  Dieu, 
mais  ils  ne  sauraient  unir  à  lui.  C'est  d'un  autre  ordre,  sur- 
naturel ^.  Hélas  !  au  lieu  de  les  faire  monter  jusqu'au  ciel,  les 
philosophes  arrêtent  souvent  leurs  disciples  au  pied  de  leur 
chaire.  Ils  croient  que  Dieu  seul  est  digne  d'être  aimé  et  admiré, 
et  ils  ont  désiré  d'être  aimés  et  admirés  des  hommes.  Quoi  ! 
ils  ont  connu  Dieu  et  ils  n'ont  pas  désiré  uniquement  que  les 
hommes  l'aimassent,  mais  que  les  hommes  s'arrêtassent  à 
eux  2  ! 

Les  richesses  et  la  force.  —  Au  bas  bout  de  l'échelle  des 
valeurs  sociales,  se  tiennent  les  grandeurs  charnelles.  Elles  sont 
le  partage  des  rois,  des  capitaines,  des  riches.  Qu'ils  soient 
modestes  dans  leur  éclat  :  ces  grands  de  chair  n'éblouissent  que 
les  yeux,  et  de  toutes  leurs  richesses,  on  ne  saurait  faire  jaillir 
l'éclair  de  la  moindre  pensée.  Cet  ordre  donc  ignore  Dieu.  Il  ne 
règne  que  sur  les  sens. 

Principes  de  l'activité.  —  Nous  connaissons  la  constitution 
du  corps  social.  Venons  aux  principes  de  son  activité.  Elle  n'a 
qu'un  but  :  conserver  la  vie, l'intensifier  autant  que  possible  et 
par  là  nous  procurer  la  plus  grande  somme  de  bonheur.  L'homme 
veut  être  heureux,  et  ne  veut  être  qu'heureux  et  ne  peut  ne 
vouloir  pas  l'être  ^, 

Le  souverain  bien  :  la  paix.  —  Dans  un  corps  organisé,  le 
bien  de  chaque  membre  suppose  nécessairement  l'union  de 
chacun  avec  tous,  leuf  entente  et  leur  harmonie.  Pas  de  bon- 
heur en  société,  en  dehors  de  la  -paix.  Celle-ci  est  le  souverain 
bien,  et  la  guerre  civile  est  le  plus  grand  des  maux  *. 

Nécessité  de  l'ordre.  —  Mais  cette  tranquillité  entre  des 
membres  inégaux,  comment  l'assurer  en  dehors  de  V ordre  ?  Si 
chacun  n'est  pas  à  sa  place,  c'est-à-dire  s'il  n'est  pas  au  rang 
marqué  par  sa  valeur  sociale,  par  sa  faculté  plus  ou  moins 
grande  de  mener  au  bonheur  par  l'union  à  Dieu,  jamais  il 
n'y  aura  équihbre  entre  les  parties  du  corps!  Les  grands  de 
chair  faits  pour  nourrir  le  corps,  s'ils  veulent  tyranniser  les 
esprits  et  le  cœur,  troubleront  l'ordre  au  lieu  de  l'affermir. 
Chacun  à  sa  place  !  Tout  peut   nous   être  mortel,  même   les 

1  793.  —  2  463.  —  »  169.  —  «  299,  320. 


LA    SOCIÉTÉ    ET    LA    POLITIQUE  87 

choses  faites  pour  nous  servir  ;  comme  dans  la  nature  les 
murailles  peuvent  nous  tuer  et  les  degrés  nous  tuer,  si  nous 
n'allons  avec  justesse  ^. 

La  V^  place  à  Dieu  et  aux  saints.  — Au  roi  de  charité,  à  Dieu, 
la  première  place.  Tendre  à  Dieu,  se  laisser  gouverner  par  lui 
seul,  c'est  l'ordre  ^,  Aux  rois  de  charité,  aux  saints,  et  à  ceux 
qui  leur  ressemblent,  les  gens  honnêtes,  justes,  dévoués,  la 
première  place  encore  puisqu'ils  régnent  avec  Dieu  :  dii  estis  ^. 

La  2^  aux  savants  et  aux  habiles,  la  3^  aux  capitaines.  —  La 

deuxième  est  réservée  aux  savants,  aux  habiles,  à  tous  ceux 
qui  ont  quelque  compétence  pour  diriger  ;  et  la  troisième 
revient  aux  grands  de  la  chair,  rois,  capitaines  et  riches. 

Chaque  catégorie  de  chefs  a  ses  droits.  Les  rois  de  charité 
ont  droit  à  l'amour.  Les  princes  de  la  science  ont  droit  à  la 
créance.  Les  grands  de  chair  ont  droit  à  la  crainte. 

C'est  être  tyran  que  vouloir  régner  en  dehors  de  son  ordre 
et  pour  être  à  la  fois  aimé  par  charité,  cru  d'autorité  et  redouté 
par  sa  force,  il  faudrait  posséder  les  trois  ordres  de  grandeurs 
simultanément. 

Nécessité  de  la  charité  pour  maintenir  l'ordre.  —  De  même 
que  la  paix  ne  saurait  se  réahser  sans  l'ordre,  de  même  l'ordre, 
pour  exister,  a  besoin  de  la  charité.  L'ordre  est  l'expression  de 
la  charité  et  de  la  justice. 

Ce  que  nous  aimons  c'est  le  bien  ;  ce  que  nous  devons  aimer 
le  plus,  c'est  le  souverain  bien,  et  après  lui,  tout  ce  qui  y  mène 
directement. 

Charité  envers  Dieu.  —  Le  plus  grand  amour  sera  donc 
réservé  à  Dieu.  Il  est  la  fm  dernière,  la  seule  capable  de  nous 
contenter,  parce  qu'elle  est  seule  infiniment  aimable,  sans 
Hmites  de  temps  ou  d'espace.  Il  est  le  seul  vrai  bien,  faute  de 
quoi  l'homme  sera  toujours  agité.  Et  parce  qu'il  se  donne  libé- 
ralement et  qu'il  nous  communique  sa  propre  nature,  nous 
l'appelons  roi  de  charité. 

L'aimer,  c'est  ou  le  chercher,  ou  lui  plaire  quand  on  Fa 
trouvé.  Lui  plaire  consiste  à  se  laisser  gouverner  par  lui,  à  lui 
obéir  en  tout,  car  il  doit  régner  en  tout. 

^  505. —  2471,  476.  —  3434. 


88  LA   PHILOSOPHIE 

Envers  le  prochain.  —  La  charité  envers  Dieu  est  le  premier 
commandement  de  la  république  chrétienne,  et  le  second  est 
semblable  au  premier  :  il  faut  aimer  le  prochain  et  tendre  au 
bien  général.  L'ordre  encore  exige  cet  amour  du  corps  entier  ; 
il  est,  en  efîet,  dans  l'ordre  que  le  tout  soit  préféré  à  la  partie,  le 
corps  aux  membres. 

La  charité  envers  le  prochain  empêchera  chacun  de  nous 
de  se  faire  le  centre  du  corps  vers  qui  tous  doivent  converger. 
Je  mourrai,  et  le  cœur  de  l'homme  ne  saurait  être  satisfait 
que  par  un  bien  immortel.  Comme  je  serais  coupable  de  faire 
croire  une  fausseté,  quoique  je  la  persuadasse  doucement  et 
qu'on  la  crût  avec  plaisir,  de  même  je  suis  coupable  de  me 
faire  aimer  et  si  j'attire  les  gens  à  s'attacher  à  moi. 

Ce  désir  de  s'attacher  les  hommes  peut  revêtir  deux  formes, 
et  chacune  d'elles  est  injuste  et  haïssable.  La  première,  plus 
odieuse  et  plus  incommode,  tend  à  s'asservir  les  autres  :  le 
moi  devient  l'ennemi  et  le  tyran  de  son  prochain.  La  deuxième 
n'est  pas  incommode  ;  elle  couvre  ce  qu'il  peut  y  avoir  de 
désagréable  au  fond  des  cœurs,  mais  elle  n'en  est  pas  moins 
injuste,  car  elle  fait  du  moi  le  centre  de  l'estime  et  de  l'affec- 
tion des  autres. 

Haine  «  au  moi».  —  L'homme  plein  de  charité  haïra  toujours 
un  «  moi  »  qu'il  sait  toujours  prêt  à  la  tyrannie  ou  à  l'injus- 
tice. 

Certes,  il  s'aimera  aussi,  puisque  chaque  chose  ici-bas  s'aime 
plus  que  tout,  mais  il  s'aimera  comme  un  membre  du  corps, 
c'est-à-dire  en  aimant  tout  d'abord  le  corps,  de  qui,  en  qui  et 
pour  qui,  il  tient  son  être  et  son  bonheur,  et  ensuite  en  aimant 
sa  modeste  place  dans  l'ensemble  du  corps  ^. 

En  particulier,  la  charité  rappellera  aux  chefs  que  la  juridic- 
tion leur  a  été  donnée  non  pas  dans  leur  intérêt  exclusif,  mais 
pour  le  bien  des  subordonnés.  S'il  n'est  permis  à  aucun  des 
membres  de  retenir  pour  soi  la  nourriture  destinée  aux  membres 
voisins,  à  plus  forte  raison  cela  est-il  interdit  aux  membres 
supérieurs  ^.  Si  nul  ne  doit  s'asservir  les  autres,  ni  même  les 
arrêter  à  soi,  si  tous  doivent  tendre  à  Dieu  et  y  mener  leur 
prochain,  cela  concerne  plus  spécialement  les  autorités  consti- 
tuées :  Pasce  oves  meas,  non  tuas  ^. 

Ainsi  tout  le  code  de  la  République  chrétienne  se  tient  en 

»  483.  —  *  482,  879.  —  «  879. 


LA    SOCIÉTÉ    ET    LA    POLITIQUE  89 

deux  lois  :  l'amour  de  Dieu  et  du  prochain.  Cet  amour  est 
Texpression  de  l'ordre  et  l'auteur  de  la  paix. 

II 

LE   ROYAUME   DE  LA  FORCE 

Nous  avons  vu  l'idéal  de  l'État  :  il  doit  être  chrétien.  L'union 
de  ses  membres  est  fondée  sur  la  communauté  du  but,  Dieu, 
et  la  communauté  des  affections. 

G  est  un  idéal  !  C'est  le  pôle  supérieur  autour  duquel  gra- 
vite l'activité  humaine.  Il  y  a  aussi  le  pôle  inférieur,  le  bas 
bout  ;  hélas  !  c'est  le  plus  habité.  Il  attire  les  sociétés  péche- 
resses. 

L'homme  séparé  de  Dieu.  —  L'homme  ne  veut  plus  être  un 
membre,  mais  un  tout.  Au  lieu  de  dépendre  du  corps  et  de  lui 
apporter  son  sang  comme  à  sa  fm,  il  veut  être  corps  lui-même, 
indépendant  de  tout  ce  qui  est  au-dessus  de  lui  et  maître  de 
tout  ce  qui,  dans  sa  pensée  au  moins,  se  trouve  au-dessous. 
Par  une  conséquence  inéluctable,  le  membre,  amputé  du  tronc, 
dépérit  et  meurt.  Plus  de  vie  supérieure.  La  source  de  la 
justice  est  en  Dieu,  et  il  s'est  séparé  de  Dieu. 

Ne  vit  que  pour  soi.  —  Voyons  les  détails  de  la  ruine.  Le 
point  de  départ  est  dans  le  cœur  et  la  volonté.  Le  pécheur  s'es- 
time supérieur  aux  autres  et  il  s'aime  en  conséquence.  Qu'est 
la  vie  du  monde  au  prix  de  la  sienne  ?  Pourvu  qu'il  vive,  il 
verra  avec  indifférence  la  ruine  de  l'univers.  Le  bien  général 
est  au  delà  de  son  horizon  égoïste.  Dans  sa  pensée  et  dans  son 
affection,  il  est  un  tout,  il  est  supérieur  aux  autres.  Dès  lors, 
il  trouve  tout  naturel  de  s'asservir  le  prochain  jusqu'à  le 
tyranniser  ^. 

Voilà  donc  ce  tout  imaginaire  séparé  du  tout  véritable  ;  le 
membre  est  en  dehors  de  l'influx  vital  qui  descend  de  Dieu. 
Il  va  s'égarer,  dépérir  et  mourir  2. 

Il  a  la  haine  de  Dieu  et  de  l'autorité.  —  La  première  consé- 
quence de  cette  amputation  volontaire  est  l'extinction  de  la 
charité.  La  sagesse  et  l'amour  du  bien  général  ;  la  vie  supé- 
rieure en  un  mot  sombre  tout  d'abord. 

MOO,  456,  457,  463.  —  '  483. 


90  LA    PHILOSOPHIE 

Cette  ruine  s'exprime  par  la  haine  de  Dieu,  de  toute  auto- 
rité émanant  delui  et  qui  tend  à  nous  faire  sentir  notre  dépen- 
dance et  notre  petitesse.  On  a  voulu  être  grand  et  voici  que  la 
loi  de  la  confession,  si  douce  pourtant  et  si  juste,  nous  oblige 
à  songer  à  notre  misère  et  à  la  révéler  à  un  autre.  Plutôt  que 
d'obéir  à  Dieu,  une  grande  partie  de  l'Europe  se  révoltera  et 
se  séparera  de  l'Église  ^. 

Il  est  impuissant  à  faire  le  bien.  —  Eloignés  du  principe  de 
toute  vie  morale,  nous  devenons  impuissants  à  réaliser  le  peu 
d'idéal  qui  nous  reste.  Sans  lui,  on  ne  peut  rien  faire,  et  s'il  ne 
bénit  les  quelques  semences  de  vérités  restées  au  fond  de  l'âme, 
jamais  elles  n'auront  d'accroissement  2. 

De  cette  incapacité  à  aimer  Dieu,  les  philosophes  païens 
donnent  le  triste  exemple.  Ils  ont  bien  reconnu  en  lui,  le  seul 
être  aimable,  et,  victimes  de  la  concupiscence  de  leur  esprit, 
qui,  dans  l'étude,  visait  à  la  curiosité  plus  qu'à  l'amour,  ils  ont 
arrêté  à  leur  personne  dans  le  cœur  des  disciples  les  hommages 
dus  au  souverain  Bien  ^. 

A  le  connaître.  —  La  première  conséquence  est  donc  un 
rétrécissement  du  cœur,  et  la  deuxième  sera  un  obscurcisse- 
ment de  l'intelligence.  Parce  qu'il  n'aimera  plus  ni  Dieu,  ni  la 
justice,  ni  le  bien,  il  en  viendra  à  ne  plus  pouvoir  les  connaître. 
Gomme  guide,  il  ne  prendra  plus  la  raison,  mais  les  sens.  Par  la 
corruption  du  péché,  l'homme  est  devenu  semblable  aux  bêtes^. 

Toute  la  dignité,  toute  la  grandeurde  l'homme  consiste  dans 
la  pensée,  et  le  principe  de  la  morale  consiste  à  bien  penser  ^, 
La  pensée  est  la  lampe  qui  dirige  nos  pas,  et  quand  la  lampe 
est  fumeuse,  on  ne  saurait  marcher  droit.  Travaillons  donc  à 
bien  penser. 

Or,  voici  que  la  lampe  s'éteint.  Les  hommes  manifestent 
une  prédilection  inquiétante  pour  les  opinions  relâchées  ^.  Ce 
ne  sont  plus  seulement  les  mœurs  qui  sont  corrompues,  mais, 
fait  plus  grave,  les  lois.  Le  modèle  est  gâté'  et  par  lui  tout  le 
reste  le  sera. 

Il  ignore  la  vraie  justice.  —  CeUe  corruption  de  la  raison  est 
manifestée  par  tant  de  différentes  et  extravagantes  mœurs  ^. 
Dieu  est  le  même  partout,  l'homme  est  le  même  partout  et 

»  100.  —  2  p.  104,  p.  460.—  3  463.  —  "  434.—  ^  347.  —  «  915.  —  '  894.  —  »  440. 


LA.    SOCIÉTÉ    ET    LA    POLITIQUE  9t 

toujours.  La  justice  devrait  donc  être  constante  et  universelle. 
Or,  que  voyons-nous  ?  On  est  encore  à  chercher  l'essence  de  la 
justice.  L'un  la  met  dans  l'autorité  du  législateur,  l'autre  dans 
la  commodité  du  souverain,  l'autre  dans  la  coutume  présente  ^ 

La  justice  change  avec  le  temps.  Après  quelques  années  de 
possession,  les  lois  fondamentales  deviennent  désuètes.  Le 
droit  a  ses  époques,  l'entrée  de  Saturne  au  Lion  nous  marque 
l'origine  d'un  tel  crime. 

La  justice  change  avec  les  pays.  Trois  degrés  d'élévation 
du  pôle  renversent  toute  la  jurisprudence.  Ëtes-vous  né  de 
ce  côté-ci  de  la  montagne  ?  Apprenez  que  les  aînés  possèdent 
tout.  C'est  la  justice.  Vérité  en  deçà  des  Pyrénées,  erreur  au 
delà. 

Sans  doute,  il  y  a  des  lois  naturelles!  Mais  cette  belle  raison 
a  tout  corrompu.  Le  larcin,  l'inceste,  le  meurtre  des  enfants 
et  des  parents,  tout  a  eu  sa  place  entre  les  actions  vertueuses  ^ 

Tel  est  notre  état  véritable  :  impuissance  à  connaître  le 
vrai  bien  :  le  peuple  le  met  dans  les  richesses,  le  plaisir  ou  le 
divertissement,  et  les  philosophes  là  oii  ils  pensent  ^.  Impuis- 
sance à  réaliser  ce  reste  d'idéal.  Les  hommes  sont  faibles  et 
fous  ;  ils  se  haïssent  et  ne  se  recherchent  que  pour  s'asservir 
les  uns  aux  autres. 

Autant  Pascal  aurait  volontiers  sacrifié  sa  vie  entière  à  l'édu- 
cation chrétienne  d'un  prince  *,  autant  il  éprouve  de  dégoût  à 
parler  de  pohtique  peur  les  pécheurs.  Platon  et  Aristote  se  sont 
occupés  de  politique  et  de  lois,  mais  ils  l'ont  fait  pour  se  diver- 
tir et  comme  pour  régler  un  hôpital  de  fous  au  moins  mal  qu'il 
se  pourrait  ^ 

Ces  hommes  cherchent  le  bonheur  dans  le  divertissement.  — 

D'après  quels  principes  faudra-t-il  régler  cet  hôpital  ? 

La  société,  désagrégée  par  l'égoïsme,  est  un  corps  malade. 
Mais  elle  reste  tout  de  même  un  corps,  où  chacun  a  besoin 
de  tous  et  doit  en  même  temps  concourir  au  bien  général. 
Plus  que  jamais  l'homme  sent  le  besoin  de  l'homme.  Dieu  n'est 
plus  invoqué  ;  les  relations  de  l'âme  aux  membres  ont  été 
coupées,  le  souverain  Bien  n'influe  plus  la  vie,  mais  notre  faim 
de  bonheur  n'a  pas  été  apaisée  pour  autant.  Voilàl'homme  plus 
inquiet  que  jamais.  Le  remède  à  cette  inquiétude,  il  le  deman- 
dera au  divertissement.  Pour  ne  pas  sentir  son  néant,  son  aban- 

»  294.  —  2  294.  —  »  462.  —  *  p.  232.  —  ^  331. 


92  LA   PHILOSOPHIE 

don,  son  insuffisance,  sa  dépendance,  son  impuissance  et  son 
vide,  il  fera  appel  aux  autres  hommes  ^.  La  joie  suprême  du  roi 
sera  d'être  environné  de  gens  uniquement  occupés  à  divertir 
le  roi  et  à  l'empêcher  de  penser  à  lui  2. 

L'égoïsme  tend  à  dénouer  les  liens  sociaux,  puisque  chacun 
songe  à  soi  exclusivement,  et  en  même  temps  il  cherche  à  les 
resserrer  par  la  tyrannie,  parce  que  chacun  éprouve  le  besoin 
de  s'asservir  les  autres. 

Instabilité  de  la  paix.  —  Dans  une  société  composée  de 
tyrans,  la  paix  sera  forcément  précaire.  Au  fond,  en  efîet,  les 
hommes  se  haïssent.  Si  chacun  savait  ce  que  son  meilleur  ami 
pense  et  dit  de  lui,  il  n'y  aurait  pas  quatre  amis  dans  le  monde. 
Cela  paraît  par  les  querelles  que  causent  les  rapports  indiscrets  ^. 
La  paix  entre  les  hommes  sera  donc  instable  :  elle  n'est  plus 
assise  sur  le  roc  ferme  de  la  charité,  mais  elle  flotte  à  la  dérive 
sur  les  fleuves  de  la  concupiscence.  Les  fleuves  de  Babylone 
coulent,  et  dans  leurs  eaux  de  feu  les  hommes  roulent  entraînés 
et  brûlés  *. 

Il  faut  la  raffermir  quand  même,  cette  paix  quelconque,  car 
enfin  la  paix  est  le  plus  grand  des  biens  et  la  guerre  civile  est 
le  plus  grand  des  maux.  Elle  sera,  comme  dans  toute  société, 
l'œuvre  principale  de  la  hiérarchie. 

Base  de  la  hiérarchie  :  les  valeurs  extérieures.  —  Au  royaume 
des  fous  ^,  il  est  intéressant  de  rechercher  quelles  seront  les 
bases  de  la  hiérarchie.  Puisque  les  valeurs  intérieures  de  sain- 
teté et  de  science  sont  ignorées  ou  méconnues,  il  faudra  recou- 
rir aux  valeurs  extérieures.  La  richesse,  la  force,  la  pluralité  des 
sufîrages  seront  les  valeurs  sociales  par  excellence,  chargées 
d'assurer  la  paix  et  d'assouvir  la  faim  d'un  peuple  qui  ne 
demande  plus  que  le  pain  et  le  divertissement,  Panem  et  cir- 
censes  !  Que  nous  sommes  loin  de  la  charité  et  de  la  sagesse  ! 
Surtout  la  force  sera  une  sohde  base  de  l'ordre.  De  là  vient 
que  les  rois,  maîtres  des  armées,  ne  suivent  pas  la  pluralité  de 
leurs  ministres  ^. 

Oui,  il  est  injuste  de  confier  le  gouvernement  à  ceux  qui 

1  131.  —  *  139.  —  »  101.  —  *  458-459.  —  ^  La  folie  et  la  vanité  consistent  dans 
l'estime  des  choses  qui  ne  sont  pasessentielles  comme  le  sont  la  vertu  et  la  science. 
Le  fou  recherche  la  possession  de  biens  qui  ne  peuvent  pas  le  rendre  heureux. 
No«  139,  328.  — «299. 


LA   SOCIÉTÉ    ET    LA   POLITIQUE  93 

n'ont  que  les  avantages  extérieurs  de  la  richesse,  de  la  force, 
ou  môme  de  la  naissance.  Sans  doute,  l'équité  exigerait  de 
confier  le  soin  de  l'État  aux  plus  vertueux  et  aux  plus  habiles. 
Mais  le  moyen  de  les  découvrir  ?  N'oublions  pas  que  les 
hommes,  au  royaume  de  la  concupiscence,  sont  guidés  par 
les  sens.  Les  qualités  visibles,  tangibles  sont  seules  à  les  frapper, 
seules  elles  nuiront  à  cette  communauté  de  vues,  indispensable 
à  la  paix.  La  justice  est  sujette  à  dispute,  la  force  est  très 
reconnaissable  et  sans  dispute  ^.  Que  l'on  a  donc  bien  fait  de 
distinguer  les  hommes  par  l'extérieur  plutôt  que  par  les  qua- 
lités intérieures  !  Qui  passera  de  nous  deux,  qui  cédera  la  place 
à  l'autre  ?  —  Le  moins  habile  ?  Mais,  je  suis  aussi  habile  que 
lui  !  —  Il  faudra  se  battre  sur  cela. 

La  richesse.  —  Il  a  quatre  valets,  je  n'en  ai  qu'un.  Cela  est 
visible,  il  n'y  a  qu'à  compter.  C'est  à  moi  à  céder  et  je  suis  un 
sot  si  je  conteste  ^ 

La  naissance.  —  Qui  va-t-on  choisir  pour  gouverner  l'État  ? 
Le  plus  vertueux  et  le  plus  habile,  sans  doute  ;  on  ne  choisit 
pas,  en  effet,  le  voyageur  qui  est  de  meilleure  maison  pour  gou- 
verner un  vaisseau.  Oui,  mais  chacun  prétend  être  ce  plus  ver- 
tueux et  ce  plus  habile.  Nous  choisirons  donc,  pour  diriger 
l'État,  le  premier  fils  d'une  reine.  Voilà  une  qualité  incon- 
testable, cela  est  net,  et  il  n'y  a  point  de  dispute  ^.  Le  plus 
grand  des  maux,  la  guerre  civile,  est  écarté  par  ce  moyen. 
Elle  est  certaine,  si  on  veut  récompenser  les  mérites.  Le  mal 
à  craindre  d'un  sot  qui  succède  par  droit  de  naissance  n'est  ni 
si  grand  ni  si  sûr  *. 

Ces  grandeurs,  fondement  de  la  hiérarchie,  ne  sont  pas  des 
grandeurs  naturelles,  mais  des  grandeurs  d'établissement. 
Les  grandeurs  naturelles  sont  indépendantes  de  la  fantaisie 
des  hommes,  elles  consistent  dans  des  quahtés  réelles,  effec- 
tives, de  l'âme  ou  du  corps,  qui  rendent  l'une  ou  l'autre  esti- 
mable. Telles  sont  la  science,  la  vertu,  la  force  ^.  Les  dignités, 
la  noblesse,  les  charges  dues  à  l'élection  ou  à  la  naissance,  sont 
de  ce  genre,  et  si  la  force  y  est,  elle  n'appartient  plus  effecti- 
vement au  corps  du  roi  ou  du  capitaine,  mais  aux  valets  qu'ils 

*  298.  —  »  319.  —  »  320.  —  *  313.  Pascal,  n'aurait  pas  manqué,  s'il  avait  été 
notre  contemporain,  d'illustrer  cette  maxime  de  l'exemple  actuel  de  la  Russie, 
à  propos  de  laquelle  M.  Clemenceau  disait  :  «  Cela  prouve  qu'il  vaut  mieux 
avoir  un  mauvais  gouvernement  que  de  ne  pas  en  avoir  du  tout.  »  —  'p.  236. 


94  LA   PHILOSOPHIE 

se  sont  asservis.  La  volonté  des  hommes  a  établi  ces  grandeurs. 
Un  jour,  le  parti  le  plus  puissant  a  opprimé  le  plus  faible. 
Devenu  le  maître,  il  a  résolu  de  terminer  la  guerre  et  il  a  décidé 
que  le  pouvoir  succéderait  selon  telle  ou  telle  méthode.  Chez 
les  uns  par  l'élection,  chez  les  autres  par  le  simple  droit  de 
naissance  ^. 

Légitimité  de  l'ordre  social  basé  sur  la  force.  —  Bien  pauvres 
sont  les  valeurs  sociales  !  On  ne  demande  presque  rien  à  l'âme  ; 
on  demande  presque  tout  aux  sens,  à  la  fantaisie  des  hommes. 
Pascal  n'hésite  cependant  pas  à  soutenir  la  légitimité  d'un 
ordre  pareil.  Il  s'appuie  sur  deux  principes  :  la  paix  est  le  sou- 
verain bien  ;  —  la  justice  et  la  force  doivent  toujours  être 
ensemble  pour  assurer  la  concorde.  Tous  sont  d'accord  sur  la 
nécessité  de  la  paix.  Pascal  explique  comme  suit  la  manière 
d'unir  la  justice  et  la  force.  La  justice  sans  la  force  est  impuis- 
sante, car  il  y  aura  toujours  des  méchants  ;  la  force  sans  la 
justice  est  tyrannique  et  accusée.  Il  faut  donc  mettre  les  deux 
ensemble  :  fortifier  la  justice  ou  justifier  la  force.  Or,  il  est  plus 
facile  de  justifier  la  force  que  de  fortifier  la  justice  ^.  La  jus- 
tice est  sujette  à  dispute.  Nos  sens,  qui  sont  à  peu  près  nos 
seuls  maîtres,  ne  voient  ni  la  science  ni  la  vertu,  la  force  est 
très  reconnaissable  et  sans  dispute. 

Si  on  l'avait  pu  on  aurait  fortifié  la  justice,  mais  ne  le 
pouvant,  on  a  justifié  la  force  et  on  a  déclaré  qu'il  était  juste 
d'obéir  au  bras  qui  assurait  la  paix.  Ainsi  la  force  et  la  justice 
sont  ensemble  et  la  paix  règne,  ce  qui  est  le  souverain  bien. 
Quand  le  fort  armé  possède  son  bien,  ce  qu'il  possède  est  en 
paix.  De  là  vient  le  droit  de  l'épée  :  summum  jus,  summa  inju- 
ria. L'extrême  injustice,  la  force,  les  qualités  inférieures  sont 
devenues  la  justice;  de  là  vient  l'injustice  de  la  Fronde  qui  a 
élevé  sa  prétendue  justice  contre  la  force.  Tant  pis  pour  les 
moins  habiles  qui  sont  d'un  avis  contraire  et  rêvent  de  la 
justice  idéale  ^.  Les  habiles  subissent  l'ordre  établi  sans  pro- 
tester, parce  qu'ils  connaissent  les  avantages  de  l'ordre  établi  ^ 

*  304.  —  ^  Dans  la  langue  de  Pascal,  «justice  »  signifie  préférence  donnée,  en 
droit  et  en  fait,  aux  qualités  intérieures  de  vertu  et  de  science  sur  les  qualités 
extérieures  de  force,  de  richesse.  —  ^  299,  300,  878.  —  *  337.  De  ces  principes,  on 
pourrait  facilennent  tirer  cette  conclusion  :  la  fin  justifie  les  moyens.  Tout  est 
permis  à  l'État,  pourvu  qu'il  maintienne  la  paix.  Pascal  ne  va  point  jusque-là 
et,  des  exemples  qu'il  donne,  on  peut  seulement  inférer  ceci  :  on  peut  se  servir 
de  moyens  indifférents,  moins  bons  que  d'autres  (injustes,  au  sens  pascalien  du 
>mot),  quand  ils  sont  seuls  capables  d'assurer  la  paix. 


LA    SOCIÉTÉ    ET    LA   POLITIQUE  95 

Née  de  la  force,  basée  sur  les  qualités  extérieures,  l'auto- 
rité  veillera  au  maintien  de  la  justice  apparente  par  la  force. 
Tel  est  son  programme. 

La  coutume  et  la  force  remplacent  la  justice.  —  Paix  par  la 
justice,  oui  ;  mais  par  la  grimace  de  la  justice  la  vraie  reste 
pratiquement  inconnue.  Cette  grimace,  c'est  la  coutume.  La 
vraie  justice  est  constante,  universelle,  elle  fait  passer  la  vertu 
avant  la  science  et  la  science  avant  la  force.  La  coutume  l'imite 
d'aussi  près  qu'elle  peut,  en  gardant  du  moins  une  certaine 
universalité  et  une  certaine  constance.  Par  là,  elle  ôte  la  diver- 
sité des  opinions,  racine  de  toutes  les  discordes.  Si  l'on  veut 
avoir  la  paix,  la  suivre  est  le  plus  sûr,  et  l'art  de  bouleverser 
les  États  est  d'ébranler  les  coutumes  établies  ^,  en  sondant  jus- 
qu'à leur  source  pour  marquer  leur  défaut  d'autorité  ou  de 
justice. 

La  force  fait  respecter  la  coutume.  —  Le  soin  de  faire  obser- 
ver la  coutume  est  commis  à  la  force.  C'est  elle  qui  en  tout  aura 
le  dernier  mot.  Elle  n'est  pas  la  seule  source  de  nos  actions  ; 
il  y  en  a  deux  :  la  force  et  la  concupiscence.  La  force  fait  les 
involontaires,  la  concupiscence  fait  les  volontaires  2.  Mais  le 
plaisir  est  trop  instable,  trop  égoïste  pour  servir  de  base  ferme 
à  l'ordre  social.  La  force,  au  contraire,  peut  s'imposer  à  tous 
et  assurer  la  paix.  Elle  est  capable  de  régner  sur  l'imagination, 
la  raison  et  la  volonté,  tant  à  son  profit  qu'au  profit  des  autres. 

S'impose  à  l'imagination.  —  Les  cordes  qui  attachent  le 
respect  des  sujets  à  l'égard  des  chefs  sont  des  cordes  de  néces- 
sité et  d'imagination  ;  de  nécessité,  parce  que  le  parti  victo- 
rieux a  décidé  de  déléguer  l'autorité  à  telle  famille,  a  tel  parti, 
à  tel  individu  en  particulier  ;  d'imagination,  parce  que  la  cou- 
tume de  voir  les  rois  accompagnés  de  gardes,  de  tambours, 
d'officiers  et  de  toutes  les  choses  qui  ploient  la  machine  vers  le 
respect  et  la  terreur  fait  croire  qu'ils  sont  effectivement,  et  en 
eux-mêmes,  supérieurs  aux  autres.  Il  faudrait  une  raison  bien 
épurée  pour  regarder  comme  un  autre  homme  le  Grand  Sei- 
gneur, environné  dans  son  sérail  de  quarante  mille  janis- 
saires. Quand  il  sera  seul,  l'imagination  ne  séparera  pas  sa  per- 
sonne d'avec  sa  suite, elle  continuera  à  incliner  la  machine  vers 

1  294.  —  »  344. 


96  LA   PHILOSOPHIE 

le  respect,  et  la  raison,  ne  sachant  expliquer  l'origine  de  ce  sen- 
timent, dira  :  le  caractère  de  la  divinité  est  empreint  sur  son 
visage  \ 

A  la  raison.  —  La  force  s'impose  à  la  raison  elle-même.  A 
celle  du  peuple  d'abord.  Il  faut  laisser  le  peuple  dans  l'igno- 
rance de  la  justice.  Naturellement  et  comme  d'instinct, il  croit 
à  la  justice  des  lois,  parce  qu'elles  sont  établies.  Il  faut  le 
laisser  dans  cette  illusion,  c'est  le  plus  sûr  moyen  d'assurer  la 
paix.  Lui  montrer  à  nu  le  fragile  fondement  de  la  justice 
humaine,  l'autorité  d'une  majorité  ignorante  ou  la  coutume 
locale,  c'est  ouvrir  la  porte  à  la  dispute.  On  le  trompe,  soit.  Mais 
le  plus  sage  des  hommes,  Platon,  ne  conseillait-il  pas  de  piper 
les  hommes  pour  leur  bien  ^  ? 

La  force  devra,  au  besoin  sévir  contre  les  demi-savants.  Ce 
sont  les  grands  perturbateurs  de  l'État.  Parce  qu'ils  savent 
quelque  chose,  ils  croient  tout  savoir.  Ils  n'ont  pas  encore  la 
modestie  des  habiles,  qui,  ayant  fait  le  tour  des  connaissances 
humaines,  s'aperçoivent  de  leur  ignorance.  Eux,  font  les 
entendus,  et,  forts  de  leur  suffisance,  ils  troublent  le  monde 
en  jugeant  mal  de  tout  3. 

A  la  concupiscence.  —  La  force,  enfin,  sait  régner  sur  la  con- 
cupiscence. C'est  une  chose  merveilleuse  qu'en  flattant  la  pas- 
sion de  quelqu'un,  on  est  sûr  de  lui  plaire,  même  s'il  reconnaît 
qu'il  a  tort  de  la  suivre  *.  La  concupiscence  devient  ainsi  le 
fondement  de  la  politique;  on  a  tiré  d'elle  d'admirables  règles 
de  police,  de  morale  et  de  justice.  Au  nom  de  l'intérêt  égoïste 
embusqué  derrière  de  grands  mots,  on  singe  la  charité.  Plai- 
gnons les  malheureux,  dit-on,  l'amitié  l'exige.  Au  fond,  le  moi 
est  bien  aise  de  s'attirer  la  réputation  de  tendresse  sans  rien 
donner.  Le  vilain  fond  de  l'homme,  figmentum  malum,  n'est 
pas  ôté  ;  il  est  couvert  seulement  ^.  Pour  dominer  le  peuple^ 
flattez  donc  sa  concupiscence,  donnez  avec  libéralité,  contentez 
ses  justes  désirs,  mettez  votre  plaisir  à  être  bienfaisant  et  vous 
agirez  en  vrai  roi  de  concupiscence  ^ 

»  304,  308,  82.  —  «  294,  326.  —  '  307.  —  *  106.  —  »  451-454.  —  «  238. 


LA    SOCItTK     KT    L\    POLITIQUE  ^Z 

III 
CONCLUSION 

Pascal  nous  a  donné  deux  systèmes  de  gouvernement.  Dai  s 
l'un,  nous  voyons  la  vraie  justice  sans  nulle  violence  ;  dars 
l'autre,  l'épée  affirme  tenir  le  droit.  Dans  l'un,  les  grands 
régnent  par  la  charité  ;  dans  l'autre,  par  la  force.  Dans  l'un, 
il  est  dit  :  la  grande  persécution  est  le  silence,  il  faut  toujours 
crier  :  justice  !  les  saints  ne  se  sont  jamais  tus  ^.  Dans  l'autre, 
il  est  dit  :  pour  le  bien  du  peuple,  il  faut  le  piper.  Pour  prépa- 
rer des  chefs  au  premier  royaume,  Pascal  sacrifierait  volon- 
tiers toute  sa  vie  ;  mais  pour  régler  le  royaume  des  fous,  quel- 
ques  maximes  écrites  comme  en  se  jouant  suffisent  ^ 

Où  est  la  vraie  pensée  de  Pascal  ?  Son  idée  de  derrière  la 
tête  tient-elle  dans  le  premier  système  ou  dans  le  second  ? 

Le  système  politique  de  Pascal.  —  Quelquefois  dans  le  pre- 
mier, quelquefois  dans  le  second,  le  plus  souvent, dans  les  deux. 
C'est  que  la  nature  de  Fhomme  est  dans  le  changement  ^.  Il  ne 
reste  jamais  au  même  point: tantôt  il  monte, tantôt  il  descend. 
II  a  les  passions  et  il  a  la  raison,  et  ces  deux  sont  toujours  en 
guerre.  La  raison  accuseJa  bassesse  et  l'injustice  des  passions, 
et  les  passions  sont  toujours  vivantes  dans  ceux  qui  veulent 
y  renoncer  ^ 

Pour  rester  dans  le  vrai,  il  faut  tenir  compte  de  ers  deux 
tendances.  L'erreur  en  politique,  comme  partout  ailleurs,  cor- 
siste  moins  à  suivre  une  fausseté  qu'à  ne  pas  suivre  une  autre 
vérité.  Il  n'est  pas  faux  que  l'homme  soit  grand,  mais  il  est 
faux  qu'il  soit  seulement  grand.  Il  n'est  pas  faux  que  l'homme 
soit  faible,  mais  il  est  faux  qu'il  soit  seulement  faible.  Il  n'est 
ni  ange,  ni  bête,  mais  homme. 

Pas  d'à  priori,  pas  d'exclusivisme.  Ne  partons  pas  d'un  sys- 
tème tout  fait  pour  l'apphquer  coûte  que  coûte.  A  ce  jeu,  tout 
se  briserait,  sans  aucun  avantage  pour  la  paix.  11  faut  partir 
de  l'homme  et  considérer  son  état  avant  de  régler  sa  vie  ^. 

Tient  à  la  fois  du  code  de  la  charité  et  de  celui  de  la  force.  — 

Quand,  sous  l'influence  de  la  grâce  ou  de  l'instinct,  l'homme 

1  920.  —  -  331.  --  3  37.5.  —  "  411-'rl3.  —  ^  66. 

LHOa-^UE  :  Lr.  rtatise  ie  pascal.  7 


98  lA    PHILOSOPHIE 

cherche  à  monter,  il  importe  de  facihter  son  ascension  en  lui 
appliquant  le  code  de  la  charité.  Quand  le  fond  mauvais,  fig- 
mentum  malum,  l'entraîne  au  bas  bout,  il  faut  le  retenir  et 
lui  appliquer  la  discipline  de  la  force.  Ordinairement  les  deux 
codes  à  la  fois  entreront  en  vigueur,  dans  une  mesure  dictée 
par  les  circonstances.  Toutefois,  le  code  des  fous  régnera  dans 
une  proportion  plus  importante.  La  puissance  des  rois  est 
fondée  sur  la  raison,  parce  que  la  hiérarchie  est  nécessaire  ;  elle 
repose  aussi  sur  la  folie,  c'est-à-dire  sur  les  distinctions  exté- 
rieures, le  droit  de  la  naissance,  la  force. 

Elle  s'appuie  sur  la  fohe  beaucoup  plus  que  sur  la  raison, 
et  ce  fondement  est  admirablement  sûr,  car  rien  n'est  plus 
sûr  que  la  faiblesse  du  peuple.  Ce  qui  est  fondé  sur  la  saine 
raison  est  bien  mal  fondé,  comme  l'estime  de  la  sagesse  ^. 


IV 


REALISME  ET  POSITIVISME 

Point  de  départ  commun.  —  Quand  on  passe  du  système 
politique  de  Pascal  à  la  sociologie  d'Auguste  Comte  on  est 
frappé  par  les  analogies  autant  que  par  les  différences.  Le 
royaume  de  la  charité  offre  beaucoup  de  ressemblances  avec 
l'organisation  de  la  société,  selon  le  Catéchisme  positiviste. 
Cela  s'explique,  non  seulement  par  les  emprunts  faits  au  catho- 
licisme par  les  deux  philosophes,  mais  aussi  par  la  similitude 
de  leurs  méthodes;  l'un  et  l'autre  ont  une  égale  aversion  pour  les 
entités  métaphysiques.  Ils  partent  du  réel  pour  aboutir  au 
réel  utile.  Réalité  et  utilité  sont  les  deux  caractères  essentiels 
de  l'esprit  positif,  dit  Comte,  l'Univers  doit  être  étudié  non 
pour  lui-même  mais  pour  l'humanité!  —  Le  point  de  départ 
commun  est  l'étude  de  l'homme  et  de  ses  besoins. 

Mêmes  idées  sur  l'homme.  —  Pascal  et  Comte,  chacun  en  sa 
langue,  nous  donnent  le  même  portrait  de  l'homme.  L'indi- 
vidu n'existe  pas,  c'est  une  pure  abstraction  ;  la  réalité  c'est 
l'homme  social,  le  membre.  Nous  dépendons  de  la  société  par 
le  passé  ;  elle  nous  a  donné  notre  corps,  et  plus  que  cela  dit 
Pascal,  nos  habitudes  sont  un  don  des  aïeux.  «  Qu'est-ce  que 

»330. 


LA    SOCIÉTÉ    ET    LA    POLITIQUE  99 

nos  principes  naturels, sinon  nos  principes  accoutumés  ?  Et  dans 
les  enfants,  ceux  qu'ils  ont  reçus  de  la  coutume  de  leurs  pères, 
oomme  la  chasse  dans  les  animaux  ?  ^.  »  Aussi  devons-nous 
nous  tourner  vers  eux  pour  mieux  apprendre  à  vivre.  Le  culte 
du  passé  fait  «  que  les  vivants  sont  de  plus  en  plus  gouvernés 
par  les  morts  »  pour  leur  plus  grand  bien,  écrit  Comte,  et 
Pascal  :  «  ...  Une  des  plus  solides  et  plus  utiles  charités 
envers  les  morts  est  de  faire  les  choses  qu'ils  nous  ordon- 
neraient s'ils  étaient  encore  au  monde...  et  de  nous  mettre 
pour  eux  en  l'état  auquel  ils  nous  souhaitent  à  présent  ^.» 

Sur  ses  principes  d'actions.  —  Plus  que  du  passé,  nous 
dépendons  du  présent  ;  le  moi  ou  la  charité  chez  Pascal, 
l'altruisme  ou  l'égoïsme  chez  Comte  sont  les  principes  de  nos 
actions^f^ous  sommes,  pour  les  deux,  dominés  par  le  sentiment, 
le  besoin,  le  bonheur;  nous  le  cherchons  partout,  même  dans 
les  recherches  qui  semblent  les  plus  désintéressés,  mais  surtout 
parmi  nos  semblables.A^a  sagesse  consiste  à  y  céder  et  à  lui 
fournir  un  aliment  utile,  vraiment  capable  de  le  satisfaire. 
Pascal  proscrit  la  concupiscence  des  yeux  et  se  détourne  du 
Dieu  des  savants;  tout  ce  qui  ne  tend  pas  à  l'unique  nécessaire 
qui  est  la  charité,  lui  paraît  abominable.  Au  nom  de  l'utili- 
tarisme, Comte  condamne  avec  la  même  rigueur  la  recherche 
scientifique  désintéressée,  qui  au  lieu  de  travailler  pour  des 
fins  humaines  se  perd  dans  des  spécialisations  anarchiques. 
«  Sa  philosophie,  a-t-on  dit  spirituellement,  est  semée  de 
tabous.  Ne  défend-il  pas  l'étude  chimique  des  corps  célestes, 
n'a-t-il  pas  vu  d'abord  avec  méfiance  l'emploi  du  microscope 
en  biologie,  la  théorie  cellulaire,  de  même  que  les  spéculations 
de  Fresnel  sur  la  lumière  ^  » 

Sur  l'importance  de  la  morale.  —  L'important  est  le  dévelop- 
pement de  l'humanité  et  de  l'homme  intérieur.  L'humanité, 
visée  par  Comte  n'est  pas  l'ensemble  des  hommes,  mais  ce  qui 
distingue  chacun  de  nous  de  l'animalité,  c'est-à-dire,  la  raison 
et  le  cœur.  Les  faire  grandir  c'est  par  le  fait  même  travailler 
pour  le  prochainA^'homme  intérieur  de  Pascal  est  celui  que  la 
charité  unit  à  l'être  universel  ;  celui  qui  se  soumet  à  ce  chef, 
travaille  en  même  temps  pour  tous  le  corps,  puisque  le  chef 
dirige  les  membres  pour  le  bien  de  tous./ 

^92. —  2  p^  105. —  '  Cf.  PÉGAUT.  Catéchisme  positiviste.  Introduction,  p.  XIV. 


\jnwersltas     ^ 
BIBLIOTHîCA    ) 


100  LA    PIÏILOSOPIITE 

Et  de  la  religion.  —  Développer  l'altruisme  ou  la  cha  ité, 
lui  assurer  la  victoire  sur  l'égoïsme,  est  le  but  de  la  religion 
positiviste  et  de  la  religion  catholique.  Toutes  les  deux  veulent 
l'union  des  cœurs.  «  La  sociologie  fit  comprendre  à  Comte  que 
les  religions  théologiques  avaient  rempli  une  fonction... grave, 
celle  de  réaliser  l'unité  des  cœurs  en  entretenant  et  dévelop- 
pant des  sentiments  qui  sont  la  condition  éternelle  de  l'huma- 
nité. Il  reconnut  à  leurs  cultes  une  utihté  peut-être  égale, 
peut-être  même  supérieure  à  celle denossciences.  11  vaut  autant 
prier  théologiquement  que  raisonner  scientifiquement  sans 
prière  intérieure  ^.  » 

Aussi  le  sommet  de  la  hiérarchie  sociale  est-il  occupé  dans 
les  deux  systèmes  par  les  représentants  de  la  religion.  Chez 
Pascal  :  saints,  habiles,  puissants,  tel  est  l'ordre  ;  chez  Comte  : 
prêtres  de  l'humanité,  patriciens,  prolétaires.  Ceux-ci  sont 
dépendant  des  patriciens  pour  la  direction  des  affaires  ;  et  tous 
sont  soumis  aux  prêtres,  à  qui  appartient  l'éducation. 

Différences.  —  Malgré  ces  analogies  on  ne  saurait  assimiler 
le  Positivisme  de  Comte  au  Réalisme  de  Pascal.  Celui-ci  va 
plus  loin  que  celui-là  dans  l'étude  de  la  nature  humaine. 
L'homme,  selon  Comte,  sans  être  tout  bonté  et  tout  raison,  a 
cependant  assez  de  forces  pour  pratiquer  la  morale  sans  le 
secours  du  ciel. 

Optimisme  de  Comte.  —  De  cet  optimisme  fondamental, 
découle  une  autre  erreur.  Pour  se  perfectionner  l'homme  n'a 
besoin  que  de  la  société;  la  rehgion  de  l'humanité  suffit  à  satis- 
faire nos  aspirations  les  plus  profondes.  Par  suite,  la  foi  posi- 
tive «  écarte,  comme  radicalement  inaccessible  et  profonde 
ment  oiseuse,  toute  recherche  sur  les  causes  proprement  dites 
premières  ou  finales  des  événements  quelconques.  Dans  ces 
conceptions  théoriques,  elle  explique  toujours  comment  et 
jamais  pourquoi  -  ». 

Pessimisme  de  Pascal.  —  Pascal  a  pénétré  plus  avant  dans 
le  réel  ;  il  a  vu  le  cœur  aspirer  à  l'infini  et  incapable  d'y  par- 
venir /ni  les  individus  isolés,  ni  la  multitude  ne  peuvent  nous 
rendre  heureux.  Il  faut  chercher  plus  haut  que  l'humanité 
un  terme  à  nos  efforts  et  un  remède  à  nos  faiblesses/Autant  le 

,7*  Ibid.,  p.  XXI.  —  -  PÉCAUT.  Catéchisme  positiviste,  p.  52. 


à 


CONCLUSION.     —    LE    RÉALISME    EN    PHILOSOPHIE  101 

positivisme  exclut  les  causes  finales  autant  le  réalisme  les 
recherche  ;  l'amour  des  hommes  suffit  à  notre  bonheur,  dit 
Comte,  on  ne  saurait  les  aimer  sans  aimer  Dieu. 

De  là  vient  que  l'un  réprouve  la  force  et  que  l'autre  y  fait 
appel.  —  Le  pessimisme  de  l'un  et  l'optimisme  de  l'autre 
imposent  tout  d'abord  à  chacun  une  politique  différente. 
Telles  sont  les  variations  du  cœur  humain,  qu'un  système 
unique  ne  suffit  pas  à  le  régler  ;  la  charité  doit  céder  le 
sciptre  à  la  force,  lorsque  la  convoitise  menace  de  dissocier 
les  membres  de  la  cité.  Comte,  au  contraire,  réprouve  tout 
appel  au  «  bras  séculier  ».  L'esprit  doit  gouverner  et  par  les 
moyens  exclusivement  spirituels...  Jamais  per senne  n'a  cru 
aussi  opiniâtrement,  aussi  naïvement,  à  la  toute  puissance  de 
la  raison.  II  n'est  pas  démocrate  à  la  façon  ordinaire,  parce  qu'il 
est  démocrate  trop  spirituellement  ^. 

L'un  croit  au  progrès  indéfini  et  non  pas  l'autre.  —  Cette 
belle  confiance  lui  fait  croire  à  un  progrès  indéfini  dans  le 
sens  du  positivisme.  L'esprit  humain  doit  passer  par  trois  états  : 
l'état  théologique,  l'état  métaphysique,  l'état  positif.  L'avè- 
nement de  celui-ci  sera  définitif  et  marquera  la  fin  de  la 
théologie  comme  celui  de  la  guerre. «C'est  en  vain  que  les  par- 
ties rétrogrades  sentent  se  galvaniser  le  cadavre  de  la  théologie 
et  le  cadavre  de  la  guerre.  Le  règne  de  l'une  et  de  l'autre  est 
désormais  impossible  tandis  que  l'avènement  du  positivisme 
est  nécessaire  2.  /  Pascal  ne  croit  pas  au  progrès  continu  sans 
régression  aucune,  il  y  aura  toujours  du  haut  et  du  bas  dans 
l'histoire  de  l'humanité;  et,  quand  il  se  produira,  ce  sera  dans  le 
sens  de  la  théologie  et  de  la  charité. 


CHAPITRE    CINQUIÈME 

Conclusion.  —  Le  Réalisme  en  Philosophie. 

I.    Le    Réalisme    dans   l'étude    de    l'hoinnae. 

Ce  qui  précède  nous  permet  de  préciser  la  méthode  d'études, 
suivie  par  Pascal.  Elle  est  telle  qu'on  peut  l'attendre  d'un  phy- 
sicien et  d'un  homme  du  monde.  Ses  recherches  scientifiques 

»  Ibid.  pp.  XXIX,  XXXI.  —  2  Ibid.  p.  XXXIII. 


102  LA   PHILOSOPHIE 

lui  imposaient  un  recours  constant  à  l'expérience,  elle  était 
la  principale  condition  du  progrès  dans  la  vérité.  La  fréquen- 
tation des  salons  de  Rouen  et  du  Poitou  lui  avaient  prouvé  que, 
pour  réussir  dans  le  monde,  il  fallait  avoir  les  yeux  fins  et  atten- 
tifs. Dans  ces  milieux  lettrés  plus  que  savants,  Pascal  avait, 
tout  d'abord,  parlé  en  géomètre.  Quelques  blessures  d'amour- 
propre  s'en  étaient  suivies,  on  lui  avait  fait  sentir  que  des 
sciences  exactes  n'épuisaient  pas  la  réalité,  et  que  le  raison- 
nement était  un  chemin  bien  long  pour  découvrir  le  vrai.  Dès 
lors  il  avait  regardé  les  hommes  avec  autant  d'attention  qu'il 
étudiait  la  nature. 

La  méthode  du  péripatéticien  et  du  positiviste.  —  Tous  les 
philosophes,  quand  ils  parlent  de  l'homme,  ont  bien  la  préten- 
tion de  n'en  rien  dire  qui  ne  soit  fondé  en  réalité,  mais  cette 
réalité  ils  l'observent  plus  ou  moins  longtemps  sur  un  champ 
plus  ou  moins  étendu.  Un  péripatéticien  visera  d'abord  à 
définir  l'homme,  et  il  s'arrêtera  à  cette  formule  :  «  L'homme 
est  un  animal  raisonnable.  »  De  là  il  tirera,  par  voie  d'analyse, 
toute  une  morale  et  toute  une  logique.  Mais  leur  défaut  sera 
de  ne  convenir  qu'à  l'homme  idéal  et  de  ne  s'appliquer  qu'im- 
parfaitement aux  pécheurs  et  aux  malhabiles.  Le  positiviste 
serrera  de  plus  près  la  réahté  ;  cependant  des  préjugés  divers 
l'empêcheront  d'être  attentif  aux  phénomènes  de  conscience  où 
se  manifestent  des  aspirations  vers  l'Absolu.  Délibérément 
Dieu  et  les  causes  finales  seront  rejetées  de  sa  philosophie. 

Celle  de  Pascal.  —  Pascal  va  plus  loin  que  les  deux.  Il  étudie 
l'homme  tout  entier,  sa  grandeur  et  ses  faiblesses,  son  amour 
pour  les  créatures  et  son  amour  pour  le  Créateur.  Comme  un 
disciple  d'Aristote  ou  de  Descartes  il  auralui  aussi  des  formules 
pleines,  qui  renfermeront  l'essentiel  de  la  nature  humaine  : 
/«L'homme  est  un  roseau  pensant, — La  pensée  fait  la  grandeur 
de  l'homme,  — il  n'est  ni  ange  ni  bête,  mais  homme.»  Mais  ces 
traits  généraux  seront  accompagnés  de  lignes  de  détail  qui 
en  feront  un  portrait  plus  ressemblant.  Les  autres  ont  cherché 
quelle  était  la  nature  de  notre  activité  spécifique,  et  ils  l'ont 
trouvée  spirituelle.  Pascal  se  préoccupe  de  connaître  sa  portée; 
dans  la  pratique  c'est  nécessaire;  et  il  la  juge  médiocre  et  pis 
encore.  Comme  le  feront  plus  tard  les  positivistes,  il  examine 
l'homme  concret  pour  contrôler  toujours  ses  dires  d'après  leurs 


CONCLUSION.    —    LE    RÉALISME    EN    PHILOSOPHIE  103 

actes  ;  il  Tobserve  mieux  qu'aucun;  car  il  y  découvre  à  la  fois 
plus  de  grandeur  et  plus  de  misère. 

Étendue  de  son  étude.  —  Nous  appelerons  sa  méthode 
d'étude  le  réalisme.  «  Réaliste,  elle  l'est  par  son  point  de  départ  ; 
une  observation  très  complète  de  l'âme  humaine, de  ses  désirs 
et  de  ses  haines,  de  ses  capacités  et  de  ses  impuissances,  dans 
tous  les  ordres.  Sans  crainte  de  décourager  l'étude,  il  parle  de 
pyrrhonisme  aux  esprits  trop  confiants  et  sans  crainte  de 
rebuter  les  bonnes  volontés  il  décrit  leurs  faiblesses.  Il  sait, 
il  est  vrai,  mieux  qu'aucun  stoïcien,  relever  les  courages  et 
parler  de  grandeur. 

L'originalité  des  résultats.  —  Ces  études  étendues  et  pro- 
fondes aboutissent  à  définir  le  caractère  de  notre  activité 
une  oscillation  entre  deux  extrêmes  et  à  en  dire  la  cause  : 
la  médiocrité  de  notre  nature.  C'est  là  peut-être  le  trait  le  plus 
original  de  sa  psychologie.  D'autres  avant  lui  ou  en  même 
temps  que  lui  ont  parlé  de  milieu,  mais  ils  n'ont  pas  su  en 
indiquer  la  cause  ou  en  suivre  les  effets.  Les  stoïciens  disent 
bien  que  la  vertu  est  un  juste  miheu.  Pascal  explique  pourquoi; 
il  en  voit  la  raison  dans  notre  nature,  placée  au  miheu  du 
monde.  Yves  de  Paris  voit  bien  que  l'homme  est  au  milieu, 
mais  il  n'en  tire  aucune  conclusion  pour  la  manière  de  régler 
notre  vie  intellectuelle  ou  morale.  Pascal  nous  donne  donc, 
autour  de  cette  idée,  une  philosophie  complète,  un  principe 
fécond  qu'il  apphquera  dans  les  diverses  parties  de  son  sytème. 
En  morale  il  visera  à  maintenir  l'homme  à  égale  distance  de  la 
paresse  et  de  la  présomption  ;  la  pohtique  est  l'art  d'équili- 
brer le  code  de  la  force  et  celui  de  la  charité,  la  Rédemption  n'a 
qu'un  but,  ramener  l'homme  du  «  bas  bout  »,  où  le  péché  l'a 
fait  descendre,  au  milieu  qui  est  son  véritable  état. 

II.    Le    Réalisme    dans   le   règlement   de   notre   activité. 

L'étude  de  notre  nature  déchue  ne  nous  conduit  pas  seule- 
ment à  un  portrait  réahste,  où  les  taches  d'ombre  l'emportent 
sur  les  taches  de  lumière,  elle  nous  indique  aussi  quel  est  le 
but  de  notre  activité,  et  quels  doivent  être  les  moyens  les  plus, 
efficaces  d'y  atteindre.  Iciapparaîtleréalismedenostendances, 
telles  que  les  décrit  Pascal. 


104  LA   PHILOSOPHIE 

/L'appétit  du  bien.  —  Ce  qui  les  distingue  ce  n'est  pas  d'être 
la  recherche  d'une  vérité,  mais  celle  d'un  bien;  avant  tout  elle 
est  un  appétit,  qu'une  réaUté  appropriée  peut  seule  satisfaire, 
il  se  confond  avec  la  vie  même  de  l'âme,  qui  tend  à  persévérer 
dans  l'être  par  l'appréhension  du  bien.  De  là  viennent  et  l'anti- 
intellectualisme  de  Pascal  et  son  estime  pour  la  morale  qui 
mène  à  «  l'unique  nécessaire  ». 

L'amour  est  le  mobile  de  notre  activité;  chacun  de  par  son 
tempérament  a  son  genre  d'amour  qui  incline  vers  tels  objets 
à  l'exchision  des  autres.  L'éducation  peut  et  doitsouvent  modi- 
fier ses  tendances,  mais  beaucoup  préexistent  à  toute  éduca- 
tion et  nous  sont  données  avec  la  vie.  L'amour  n'est  pas  intel- 
ligence, mais  il  la  précède  dans  l'ordre  de  l'activité  ,  la  com- 
mande, lui  donne  de  voir  et  de  ne  pas  voir.  Comme  on  a  faim 
bien  avant  de  connaître  le  pain,  comme  notre  genre  de  faim 
humaine  nous  fera  choisir  à  un  moment  donné  le  pain  de  préfé- 
rence à  un  serpent,  ainsi  l'appétit  du  bien  précède  la  con- 
naissance de  tel  bien  déterminé  ;  un  appétit  d'un  bien  corres- 
pondant à  notre  tempérament,  hérité  ou  acquis,  est  latent  au 
fond  de  notre  âme,  il  est  lié  à  notre  intelhgence  et  quand  la 
diversité  des  biens  particuliers  s'offre  à  elle,  il  lui  donne  de  voir 
avec  plus  de  clarté  ceux  qui  lui  conviennent,  et  presse  la 
volonté  de  les  choisir. 

Cet  amour  est  diversifié  par  son  objet.  S'il  tend  à  la  satis- 
faction du  moi,  il  s'appelle  concupiscence;  s'il  ne  veut  que  le 
bien  général  et  la  gloire  de  Dieu,  il  s'appelle  charité.  Elle  seule 
peut  combler  un  cœur  fait  pour  l'être  universel.  / 

Moyens  de  l'atteindre  :  1^  se  faire  un  tempérament  sain.  — 

Comment  l'atteindre  ?  La  nature  nous  porte  confusément  à 
l'aimer  au  moins  autant  que  nous.  Ces  dispositions  furent 
étouffées  par  la  concupiscence  et  les  habitudes  vicieuses. 
Aujourd'hui  elle  nous  impose  de  choisir,  pour  nous  rendre 
heureux,  non  pas  les  moyens  les  plus  raisonnables,  c'est-à-dire 
ceux  qui  correspondent  à  notre  nature  de  «  membres  »  et  nous 
unissent  davantage  au  corps  social  et  à  son  âme,  mais  les  plus 
agréables  à  l'amour-propre  sensuel.  Que  faire  donc  ?  revenir, 
autant  que  possible,  à  la  nature  saine,  à  celle  qui  fait  passer 
le  bien  de  tous  avant  le  bien  particulier  ;  mettre  autant  que 
possible,  un  tempérament  charitable  à  la  place  d'un  tempéra- 
ment égoïste.  La  démonstration  de  notre  devoir  y  aidera  sans 


CONCLUSION.    —    LE    RÉALISME    EN    PHILOSOPHIE  105 

doute,  mais  plus  encore  la  pratique.  Le  réaliste  Pascal  ne  croit 
pas  sans  limites  à  l'influence  des  raisonnements,  mais  il  croit 
beaucoup  à  celle  des  habitudes. 

Un  tempérament  nouveau  a  été  formé  avec  le  concours  de 
l'intelligence  ;  à  son  tour  le  tempérament  forme  l'intelligence  ; 
il  donne  môme  plus  qu'il  n'a  reçu,  car  l'influence  de  la  première 
a  été  transitoire,  et  celle  du  second  est  constante.  Des  yeux 
nouveaux  et  plus  pénétrants  sont  donnés  à  l'âme  ;  elle  gagne 
tout  un  terrain  interdit  jadis  par  les  puissances  trompeuses  ; 
l'orgueil,  l'intérêt,  l'imagination.  Elles  étaient  les  forces  de 
l'égoïsme  et  de  la  sensualité  qui  arrêtaient  la  vue  de  l'esprit 
aux  limites  de  nos  intérêts  matériels  ;  la  charité  a  dilaté  les 
frontières  et  l'esprit  peut  voir  toute  l'étendue  d'un  royaume, 
qui  embrasse  l'humanité  et  dont  Dieu  est  le  chef. 

2°  Rester  uni  au  corps  social  par  charité.  — !  Il  comprend 
alors  que  son  intérêt  et  son  devoir  consistent  à  leur  rester  unis. 
L'union  à  la  société  lui  donnera  la  vérité,  l'ordre  et  la  paix. 
Pascal  ne  repousse  ni  un  certain  fidéisme  en  logique,  ni  une 
certaine  intervention  du  spirituel  en  politique.  Le  bonheur  des 
hommes  l'exige. 

30  Ou  y  être  enchaîné  par  force.  —  Ce  même  but  ne  le  fait 
pas  reculer  devant  le  choix  de  moyens  radicaux  à  l'égard  de 
ceux  qui  voudraient  et  demeurer  égoïstes  et  ne  pas  sortir  de 
l'humanité.  Pour  les  obliger  à  servir  quand  même  il  employera 
la  force,  pour  éviter  qu'ils  n'abusent  de  la  discussion  il  leur 
persuadera  que  la  véritable  justice  est  dans  la  coutume.  Se 
scandahse  qui  voudra,  Pascal  lui  dira  qu'au  royaume  des  fous 
la  hberté  et  la  vérité  payent  les  voies  de  l'anarchie. 


108  l'apologétique 

Faiblement.  —  En  somme  une  élite  au  moins  est  capable  de 
connaître  Dieu  par  les  lumières  naturelles  qui  les  font  remonter 
du  fini  à  l'infini.  Mais  ces  lumières  sont  insuffisantes,  intellec- 
tuellement et  moralement.  Pas  de  satisfaction  pour  l'esprit  ; 
les  preuves  apparaissent  faibles  ;  pas  de  satisfaction  pour  le 
cœur.  «  Quand  un  homme  serait  persuadé  que  les  proportions 
des  nombres  sont  des  vérités  immatérielles,  éternelles,  et  dépen- 
dantes d'une  première  vérité  en  qui  elles  subsistent...  je  ne  le 
trouverais  pas  beaucoup  avancé  pour  son  salut  ^.  » 

Pour  que  cette  connaissance  devienne  une  lumière  écla- 
tante aux  yeux  de  tous,  et  capable  de  réchauffer  tous  les  cœurs, 
il  faudra  qu'un  Maître  soit  donné  à  l'humanité.  «  Cette  est  la 
vie  éternelle,  qu'ils  te  connaissent  seul  vrai  Dieu,  et  celui  que  tu 
a-:  envoyé,  Jésus-Christ  ^  o 

B.    Proportion  de  Simplicité. 

Le  composé  ne  peut  comprendre  proprement  le  simple. Notre 
connaissance  de  Dieu  sera  forcément  analogique.  Il  n'y  a  rien 
de  nouveau  à  dire  sur  ce  point,  après  ce  que  nous  avons  vu  à 
propos  de  la  connaissance  naturelle. 

G.    Proportion  de  ?.îoralité. 

Le  bien  est  connu  par  les  bons  et  dans  la  mesure  où  ils  sont 
attachés  au  bien. 

L'homme  est  indigne  de  Dieu.  —  La  doctrine  catholique  nous 
représente  Dieu  comme  maître  unique  des  hommes  ;  dans  sa  m 
justice.  Il  rend  à  chacun  selon  ses  œuvres;  dans  sa  Sagesse,  Il 
proportionne  les  moyens  à  la  fin  ;  au  lieu  de  se  soumettre  à  son 
Seigneur  et  de  le  chercher,  l'homme  se  fait  lui-même  centre 
du  monde.  Par  là,  il  est  manifestement  indigne  de  connaître 
Dieu.  Il  l'est,  par  sa  corruption  habituelle,  qui  le  soustrait  au 
service  de  Dieu,  et  à  son  influence  bienfaisante.  S'étant  égalé 
à  son  Maître  «  par  le  désir  de  trouver  sa  félicité  en  lui-même  » 
il  a  été  abandonné  à  sa  faiblesse  et  aujourd'hui  l'homme 
devenu  semblable  aux  bêtes  est  dans  un  tel  éloignement  de 
Dieu  qu'à  peine  lui  reste-t-il  une  lumière  confuse  de  son  auteur. 

C'est  la  conséquence  de  son  orgueil.  Elle  l'a  rendu  ennemi  de 

^  556.  —  »  p.  142. 


à 


INTRODUCTION    A    l'aPOLOGÉTIQU  E  109 

Dieu  et  de  toute  vérité  qui  pourrait  lui  faire  connaître  sa 
misère  et  ses  défauts  ^  Il  ne  cherche  pas  son  Seigneur,  et  quand 
il  le  cherche  sa  mauvaise  nature  est  toujours  prête  à  le  faire 
tomber  ou  dans  l'orgueil  ou  dans  le  désespoir.  La  concu- 
piscence est  au  fond  de  son  être.  La  clarté  augmente  sa 
superbe,  car  l'homme  est  surtout  orgueilleux  de  sa  raison,  et 
cela  d'autant  plus  qu'il  comprend  mieux.  C'est  alors  surtout 
qu'il  prend  conscience  de  dominer  l'univers.  D'autre  part 
l'obscurité  le  désespère  et  le  fait  s'endormir  dans  la  paresse. 
De  toute  façon,  l'homme  qui  tout-à-l'heure  nous  apparaissait 
capable  de  Dieu,  se  montre  maintenant  incapable  de  le  trouver» 

Le  Dieu  caché.  —  Que  fera  la  Justice  de  Dieu  ?  A  ceux  qui 
le  fuient  ou  le  tentent  Dieu  se  cachera,  Il  pourra  s'envelopper 
de  tels  voiles  que  son  secret  soit  impénétrable  et  que  l'incrédule 
vienne  à  dire  :«  s'il  y  a  un  Dieu,  il  est  infiniment  incompréhen- 
sible, puisque,  n'ayant  ni  parties  ni  bornes,  il  n'a  nul  rapport 
avec  nous.  Nous  sommes  donc  incapables  de  connaître  ni  ce 
qu'il  est,  ni  s'il  est  ^.  » 

Se  découvre  par  miséricorde. —  Les  hommes  étant  toujours 
indignes  de  Dieu  en  quelque  façon  si  Dieu  se  manifeste  à  eux, 
c'est  par  miséricorde.  Il  augmente  alors  par  sa  grâce  leur  puis- 
sance naturelle  de  connaître.  Toutefois  la  bonté  divine 
n'exclut  pas  la  sagesse.  Se  souvenant  toujours  que  le  cœur 
humain  s'enfle  d'orgueil,  lorsque  la  conquête  de  la  vérité  est 
devenue  facile,  et  qu'il  s'abandonne  au  désespoir  et  à  la  paresse 
lorsque  cette  conquête  devient  trop  difficile,  Dieu  adaptera 
ses  moyens  et  la  conversion  de  l'homme  toujours  fragile.  Pour 
empêcher  notre  découragement,  11  se  découvrira, pour  prévenir 
notre  superbe.  Il  se  cachera. 

Dans  le  cîair-obscur.  —  Il  y  a  assez  de  clarté  pour  éclair  r 
les  élus,  et  assez  d'obscurité  pour  les  humilier.  Il  y  a  assez 
d'obscurité  pour  aveugler  les  réprouvés  et  assez  de  clarté  pour 
les  condamner  et  les  rendre  inexcusables.  «  Si  le  monde  sub- 
sistait pour  instruire  l'homme  de  Dieu,  sa  divinité  y  reluirait... 
d'une  manière  incontestable  ;  mais,  comme  il  ne  subsiste  que 

^  100.  —  -  233,  p.  436.  Ce  fragment  ne  nous  paraît  convenir  dans  la  pensée 
même  de  Pascal,  qu'aux  athées  endurcis,  car  il  dit  aussi  que  l'homme  est 
capable  de  Dieu.  D'ailleurs  ce  passage  sert  d'introduction  à  l'argument  du 
Pari  où  l'adversaire  est  un  incrédule. 


110  l'apologétique 

pour  instruire  les  hommes...  et  de  leur  corruption  et  de  leur 
rédemption,  tout  y  éclate  des  preuves  de  ces  deux  vérités. 
'Ce  qui  y  paraît  ne  marque  ni  une  exclusion  totale,  ni  une  pré- 
sence manifeste  de  divinité,  mais  la  présence  d'un  Dieu  qui  se 
-cache  ^.  » 

Il  se  cache  sous  les  voiles  de  la  nature,  en  sorte  que  «  les 
impies,  voyant  les  effets  naturels,  les  attribuent  à  la  nature, 
sans  penser  qu'il  y  en  ait  un  autre  auteur  ^  ». 

Il  se  découvre  aussi;  «  s'il  n'avait  jamais  rien  paru  de  Dieu, 
cette  privation  éternelle  serait  équivoque,  et  pourrait  aussi 
bien  se  rapporter  à  l'absence  de  toute  divinité,  qu'à  l'indi- 
gnité où  seraient  les  hommes  de  la  connaître  ;  mais  de  ce 
^u'il  parait  quelquefois,  et  non  pas  toujours,  cela  ôte  l'équi- 
voque. S'il  paraît  une  fois,  il  est  toujours...  ^  ». 

Tous  ne  le  voient  pas  ;  ceux-là  voient  les  miracles  de  Dieu, 
à  qui  les  miracles  profitent. 

Grâce  à  Jésus- Christ.  —  Puisque  la  clarté  dépend  de  la  mora- 
lité, et  que  l'homme  ne  saurait  par  ses  seules  forces  se  rendre 
meilleur,  un  Rédempteur  devra  lui  être  donné.  Sa  grâce  le 
rendra  humble,  ennemi  de  soi, et  ami  de  Dieu, et  il  entrera  dans 
la  vie.  «  Cette  est  la  vie  éternelle,  qu'ils  te  connaissent  seul  vrai 
Dieu,  et  celui  que  tu  as  envoyé,  Jésus-Christ  *.  » 

II.    Moyens    de    connsûtre   Dieu. 

Les  facultés  que  nous  avons  vues  à  l'œuvre  dans  la  connais- 
sance naturelle  travaillent  encore  ici.  Il  faut  de  plus  y  ajouter 
la  grâce.  «  La  religion  chrétienne,  qui  seule  a  la  raison,  n'ad- 
met pas  pour  ses  vrais  enfants  ceux  qui  croient  sans  inspira- 
tion 5  ». 

L'inspiration  seule  produit  le  salutaire  effet.  Tous  ne  sont 
pas  des  enfants, beaucoup  ne  cherchent  même  pas  à  le  devenir; 
plusieurs  le  cherchent  sans  succès  immédiat.  Pascal  distingue 
trois  catégories  d'hommes  ;  ceux  qui  croient  et  pratiquent  : 
ils  sont  raisonnables  et  heureux  ;  les  incrédules  qui  ne  cherchent 
pas  et  vont  même  jusqu'à  tirer  vanité  de  leur  indifférence  :  ils 
sont  fous  et  malheureux  ;  les  incrédules  qui  cherchent  :  ils 
sont  raisonnables  et  malheureux  ^.  Sa  grâce  est  réservée  aux/ 
premiers  et  aux  derniers.  Tous  ont  à  user  des  facultés  natu- 

»  556.  —  2  p.  215.  —  ^  559.  —  *  p.  142.  —  »  245.  —  «  257. 


INTRODUCTION    A    l' APOLOGÉTIQU  E  111 

relies,  soit  pour  acquérir  des  preuves  de  la  foi,  soit  pour  la 
défendre  ;  chacun  en  use  selon  ses  besoins. 

A.    L'Inspiration.    —    Le    Cœur. 

Nécessité  de  la  grâce.  —  L'inspiration  seule  est  capable  de 
faire  les  enfants  de  Dieu.  Elle  est  nécessaire  pour  le  chercher  ; 
«  tu  ne  me  chercherais  pas  si  tu  ne  m'avais  trouvé  »  par  ma 
grâce  prévenante  ;  elle  est  nécessaire  pour  le  trouver  définiti- 
vement, au  moment  de  l'acte  de  foi  ;  «  on  ne  croira  jamais  d'une 
créance  utile  et  de  foi,  si  Dieu  n'incline  le  cœur;  et  on  croira 
dès  qu'il  l'inclinera  ^  ». 

Sa  nature.  —  G  âce  et  inspiration,  c'est  tout  un,  ce  n'est  rien 
d'extérieur  à  l'homme,  ni  même  rien  d'humain.  Elle  ne  con- 
siste, ni  dans  les  rites  des  sacrements,  ni  dans  les  miracles,  ni 
dans  les  discours  des  orateurs,  ni  dans  les  livres  des  écrivains. 
Dieu  peut  se  servir  de  ces  canaux  pour  amener  en  nos  âmes  les 
eaux  salutaires,  mais  le  canal  n'est  pas  l'eau.  Cette  religion, 
si  grande  en  miracles,  et  en  science,  déclare  n'avoir  ni  sagesse 
ni  signes,  mais  «  la  folie  de  la  croix  »,  qui  mérite  la  grâce.  La 
science,  les  preuves,  la  sagesse  tout  cela  est  humain  ;  la  foi 
est  un  don  de  Dieu  et  il  peut  être  accordé  à  l'occasion  d'une 
lecture  dans  un  livre  très  commun,  alors  qu'un  grand  discours 
restera  sans  fruit  ^  ;  la  preuve  fait  dire  «  scio  »,  la  foi  fait  dire 
«  credo  »  ^. 

La  grâce  est  quelque  chose  d'intérieur  mais  non  pas  de  naturel 
à  la  façon  d'un  acte  de  volonté  ou  d'un  acte  d'intelligence.  «La 
foi  est  un  don  de  Dieu;  ne  croyiez  pas  que  nous  disions  que 
c'est  un  don  de  raisonnement  ^  »  Elle  n'est  pas  donnée  aux 
mérites  de  la  volonté.  La  première  grâce  n'est  due  qu'à  la  misé- 
ricorde divine^. La  grâce  ainsi  octroyée, ne  peut  être  gardée  en 
nous  par  nos  seules  forces.  Il  y  faut  l'action  incessante  de  Dieu, 
nous  pouvons  bien  garder  dans  notre  mémoire  l'enseignement 
d'un  homme,  mais,  de  même  qu'on  ne  saurait  enfermer  dans 
une  chambre  la  lumière  du  soleil  quand  celui-ci  ne  brille  plus, 
ainsi,  on  ne  saurait  conserver  la  grâce,  en  dehors  de  l'action 
continuelle  de  Dieu  ^. 

L'inspiration  est  donc  essentiellement  quelque  chose  de 
gratuit,  qui  nous  est  accordé  par  les  mérites  de  Jésus-Christ. 

»  284.— 2  587,  p.  593.-3  248.  —  «  279.— ^  p.  60,  VI.  —  «p.  219. 


112  l'apologétique 

Le  siège  de  l'inspiration.  Le  cœur.  —  Le  siège  de  l'inspi- 
ration  est  le  cœur".  «  C'est  le. cœur  qui  sent  Dieu,  et  non  la 
raison.  Voilà  ce  que  c'est  que  la  foi,  Dieu  sensible  au  cœur,  non 
à  la  raison  ^.  »  Le  cœur  pour  Pascal  est  une  faculté  de  vision 
autant  que  d'amour.  Il  a  l'intuition  des  premiers  principes  2. 
Il  est  aussi  la  faculté  qui  se  retrouve  vite  dans  la  complexité 
du  concret,  arrive  sûrement  à  dégager  les  principes  et  à  y  rat- 
tacher les  conséquences,  tacitement  et  sans  art  apparent  3. 
Différents  noms,  esprit  de  fmesse,  jugement,  instinct,  senti- 
ment mettent  en  relief  chacune  de  ses  qualités  ;  le  cœur  est  la 
faculté  maîtresse  de  l'honnête  homme,  ou  de  l'homme  uni- 
versel, celui-ci  sait  un  peu  de  tout, et  il  est  capable  de  juger  de 
tout  ^  Mieux  que  le  spéciahste,  il  atteint  l'univers,  et  il  est 
plus  apte  que  lui  a  comprendre  Dieu.  Pour  comprendre,  ou  du 
moins  pour  connaître  l'infmi  en  quelque  manière,  il  est  utile 
d'avoir  une  vue  d'ensemble  de  l'univers,  reflet  de  la  majesté 
divine.  La  raison  détaille  le  monde  et  arrête  notre  vue,  à  chaque 
preuve,  à  chaque  définition,  à  chaque  atome.  Les  détails  nous 
cachent  alors  la  vue  de  l'ensemble.  Le  cœur  est  au  contraire 
la  faculté  de  la  synthèse,  il  voit  d'un  seul  coup  la  somme  des 
parties. 

Son  humilité  naturelle.  —  Parce  qu'il  est  la  faculté  du  con- 
cret, du  complexe,  de  l'indémontrable,  le  cœur  sera  aussi  la 
faculté  de  l'humilité.  Il  voit  mieux  que  la  raison  son  impuis- 

a)  Ce  rôle  intellectuel  attribué  au  cœur  ne  doit  pas  nous  surprendre  si  nous  son- 
geons qu'il  est  fréquent  dans  l'Écriture.  Voici  comment  il  est  décrit  dans  lo  dic- 
tionnaire de  la  Bible.  Art.  cœur. 

1°  Il  est  le  siège  de  la  pensée,  de  la  réflexion,  de  la  méditation.  C'est  le  cœur 
qui  connaît,  qui  réfléchit,  qui  se  parle  à  lui-même.  Les  pensées  montent  dans  le 
cœur  ou  sur  le  cœur.  Pour  appliquer  son  esprit  à  une  chose  on  la  met  dans  son 
cœur,  ou  on  met  son  cœur  sur  elle,  on  y  applique  son  cœur.  Comme  la  vérité  est 
la  lumière  de  l'intelligence,  les  métaphores  tirées  de  la  vision  .corporelle  sont  appli- 
quées au  cœur. 

Le  cœur  reçoit  la  lumière  de  la  vérité  divine  ;  il  a  des  yeux  que  cette  vérité 
illumine.  Mais  il  peut  être  voilé  ou  même  totalement  aveugle,  c'est-à-dire  igno- 
rant et  incrédule.  Le  cœur  est  ouvert  à  la  loi  quand  il  la  connaît.  Il  ressemble  à 
une  terre  dans  laquelle  la  parole  de  Dieu  est  semée,  à  un  trésor  qui  fournit  des  pen- 
sées et  des  paroles  à  la  bouche. 

C'est  encore  le  cœ.ur  qui  croit,  parfois  avec  lenteur.  Un  cœur  large  désigne  une 
grande  intelligence,  la  petitesse  du  cœur  caractérise  la  sottise...  Le  cœur  devenu 
mauvais  par  suite  de  la  faute  originelle  conçoit  naturellement  des  pensées  mau- 
vaises et  inspire  les  paroles  qui  les  expriment. 

2"  Le  cœur  est  le  siège  de  la  sagesse,  qui  est  un  don  accordé  par  Dieuà  l'intelli- 
gence (Lesêtre). 

'  278.  —  2  282.  —  M,  2,  i,  G.  —  *  34-37. 


INTRODUCTION    A    l'aPOLOGÉTIQUE  113 

sance  à  résoudre  les  difficultés,  série  les  problèmes  et  les  traite 
séparément.  Chaque  solution  lui  apporte  un  peu  de  conten- 
tement et  un  peu  d'orgueil.  Sans  doute  le  dernier  mot  de  l'énigme 
lui  échappera,  mais  elle  ne  le  remarquera  point.  Ce  qui  l'in- 
téresse et  la  retient,  c'est  la  conquête  actuelle,  c'est  la  victoire 
du  moment.  Le  cœur,  lui,  est  toujours  dans  la  complexité  des 
choses,  aux  prises  avec  des  difficultés  insurmontables,  plutôt 
incliné  à»  contempler  »  les  merveilles  qu'àcv-  les  rechercher  avec 
présomption  ^  ».  Pourquoi  donc  s'étonner  de  voir  le  cœur 
devenir,  sous  l'influence  de  la  grâce,  la  faculté  de  la  foi  ?  Le 
cœur  n'est  point  quelque  chose  de  simple  il  tient  de  l'intelli- 
gence et  de  la  volonté.  Examinons  commuent  ces  deux  pièces  se 
comportent  sous  l'action  de  la  grâce. 

Celle-ci  s'adresse  d'abord  à  la  volonté.  «  Personne  n'ignore 
qu'il  y  a  deux  entrées  par  où  les  opinions  sont  reçues  dans 
l'âme  qui  sont  ses  deux  principales  puissances,  l'entendement 
et  la  volonté.  La  plus  naturelle  est  celle  de  l'entendement,  car 
on  ne  devrait  jamais  consentir  qu'aux  vérités  démontrées...  Je 
ne  parle  pas  ici  des  vérités  divines...  Dieu  seul  peut  les  mettre 
dans  l'âme, et  par  la  manière  qu'il  lui  plaît.  Je  sa^s  qu'il  a  voulu 
qu'elles  entrent  du  cœur  dans  l'esprit,  et  non  pas  de  l'esprit 
dans  le  cœur.  »  En  parlant  des  choses  humaines  on  dit  qu'il 
faut  les  connaître  avant  de  les  aimer...  mais  pour  les  choses 
divines  il  faut  les  aimer  avant  de  les  connaître  et  on  n'entre 
dans  la  vérité  que  par  la  charité  ^. 

Ordinairement,  quelque  connaissance  précède  ou  accom- 
pagne cette  affection  des  choses  divines,  mais  il  y  a  si  peu  de 
proportion  entre  la  faiblesse  des  lumières  naturelles  et  la  cha- 
leur de  l'amour,  qu'il  faut  conclure  à  une  action  surnaturelle 
et  directe  de  Dieu  sur  la  volonté.  Certains  «  sont  touchés  au 
seul  nom  de  Dieu  et  par  les  seules  paroles  qui  les  menacent 
de  l'enfer,  quoique  ce  soit  tout  ce  qu'ils  y  comprennent  et 
qu'ils  le  sussent  aussi  bien  auparavant  ^  ». 

Premiers  effets  de  la  grâce  :  Téquilibre.  —  Le  but  premier  de 
la  grâce  est  de  rétablir  dans  le  cœur  l'équihbre  entre  les  senti- 
ments de  grandeur  et  ceux  de  bassesse.  «  Une  personne  me 
disait  un  jour  qu'il  avait  grande  joie  et  confiance  en  sortant 
de  confession.  L'autre  me  disait  qu'il  restait  en  crainte.  Je 
pensai,  sur  cela,  que  de  ces  deux  on  en  ferait  un  bon  et  que 

*  72,  p.  350.  _  «  p.  185.  —  »  pp.  93-94. 

LAHOreVE    :    LB    réalisme    DK    PAsCAL.  8 


112  l'apologétique 

Le  siège  de  l'inspiration.  Le  cœur.  —  Le  siège  de  l'inspi- 
ration  est  le  cœur".  «  C'est  le. cœur  qui  sent  Dieu,  et  non  la 
raison.  Voilà  ce  que  c'est  que  la  foi,  Dieu  sensible  au  cœur,  non 
à  la  raison  ^  »  Le  cœur  pour  Pascal  est  une  faculté  de  vision 
autant  que  d'amour.  Il  a  l'intuition  des  premiers  principes  ^. 
Il  est  aussi  la  faculté  qui  se  retrouve  vite  dans  la  complexité 
du  concret,  arrive  sûrement  à  dégager  les  principes  et  à  y  rat- 
tacher les  conséquences,  tacitement  et  sans  art  apparent  ^, 
Différents  noms,  esprit  de  fmesse,  jugement,  invStinct,  senti- 
ment mettent  en  relief  chacune  de  ses  qualités  ;  le  cœur  est  la 
faculté  maîtresse  de  l'honnête  homme,  ou  de  l'homme  uni- 
versel, celui-ci  sait  un  peu  de  tout, et  il  est  capable  de  juger  de 
tout  •*.  Mieux  que  le  spécialiste,  il  atteint  l'univers,  et  il  est 
plus  apte  que  lui  a  comprendre  Dieu.  Pour  comprendre,  ou  du 
moins  pour  connaître  l'infmi  en  quelque  manière,  il  est  utile 
d'avoir  une  vue  d'ensemble  de  l'univers,  reflet  de  la  majesté 
divine.  La  raison  détaille  le  monde  et  arrête  notre  vue,  à  chaque 
preuve,  à  chaque  défmition,  à  chaque  atome.  Les  détails  nous 
cachent  alors  la  vue  de  l'ensemble.  Le  cœur  est  au  contraire 
la  faculté  de  la  synthèse,  il  voit  d'un  seul  coup  la  somme  des 
parties. 

Son  humilité  naturelle.  —  Parce  qu'il  est  la  faculté  du  con- 
cret, du  complexe,  de  l'indémontrable,  le  cœur  sera  aussi  la 
faculté  de  l'humilité.  Il  voit  mieux  que  la  raison  son  impuis- 

a)  Ce  rôle  intellectuel  attribué  au  cœur  ne  doit  pas  nous  surprendre  si  nous  son- 
geons qu'il  est  fréquent  dans  l'Écriture,  Voici  comment  il  est  décrit  dans  lo  dic- 
tionnaire de  la  Bible.  Art.  cœur. 

1°  II  est  le  siège  de  la  pensée,  de  la  réflexion,  de  la  méditation.  C'est  le  cœur 
qui  connaît,  qui  réfléchit,  qui  se  parle  à  lui-même.  Les  pensées  montent  dans  le 
cœur  ou  sur  le  cœur.  Pour  appliquer  son  esprit  à  une  chose  on  la  met  dans  son 
cœur,  ou  on  met  son  cœur  sur  elle,  on  y  applique  son  cœur.  Comme  la  vérité  est 
la  lumière  de  l'intelligence,  les  métaphores  tirées  de  la  vision  .corporelle  sont  appli- 
quées au  cœur. 

Le  cœur  reçoit  la  lumière  de  la  vérité  divine  ;  il  a  des  yeux  que  cette  vérité 
illumine.  Mais  il  peut  être  voilé  ou  même  totalement  aveugle,  c'est-à-dire  igno- 
rant et  incrédule.  Le  cœur  est  ouvert  à  la  loi  quand  il  la  connaît.  Il  ressemble  à 
une  terre  dans  laquelle  la  parole  de  Dieu  est  semée,  à  un  trésor  qui  fournit  des  pen- 
sées et  des  paroles  à  la  bouche. 

C'est  encore  le  cœur  qui  croit,  parfois  avec  lenteur.  Un  cœur  large  désigne  une 
grande  intelligence,  la  petitesse  du  cœur  caractérise  la  sottise...  Le  cœur  devenu 
mauvais  par  suite  de  la  faute  originelle  conçoit  naturellement  des  pensées  mau- 
vaises et  inspire  les  paroles  qui  les  expriment. 

20  Le  cœur  est  le  siège  de  la  sagesse,  qui  est  un  don  accordé  par  Dieu'à  l'intelli- 
gence (Lesêtre). 

'  278.  —  2  282.  —  M,  2,  4,  G.  —  *  34-37. 


INTRODUCTION    A    l'aPOLOGÉTIQUE  113 

sance  à  résoudre  les  difFicultés,  série  les  problèmes  et  les  traite 
séparément.  Chaque  solution  lui  apporte  un  peu  de  conten- 
tement et  un peud'orgueil.Sansdoutelederniermot  de  l'énigme 
lui  échappera,  mais  elle  ne  le  remarquera  point.  Ce  qui  l'in- 
téresse et  la  retient,  c'est  la  conquête  actuelle,  c'est  la  victoire 
du  moment.  Le  cœur,  lui,  est  toujours  dans  la  complexité  des 
choses,  aux  prises  avec  des  difficultés  insurmontables,  plutôt 
incliné  à((  contempler  »  les  merveilles  qu'à«  les  rechercher  avec 
présomption  ^  ».  Pourquoi  donc  s'étonner  de  voir  le  cœur 
devenir,  sous  l'influence  de  la  grâce,  la  faculté  de  la  foi  ?  Le 
cœur  n'est  point  quelque  chose  de  simple  il  tient  de  l'intelli- 
gence et  de  la  volonté.  Examinons  commuent  ces  deux  pièces  se 
comportent  sous  l'action  de  la  grâce. 

Celle-ci  s'adresse  d'abord  à  la  volonté.  «  Personne  n'ignore 
qu'il  y  a  deux  entrées  par  où  les  opinions  sont  reçues  dans 
l'âme  qui  sont  ses  deux  principales  puissances,  l'entendement 
et  la  volonté.  La  plus  naturelle  est  celle  de  l'entendement,  car 
on  ne  devrait  jamais  consentir  qu'aux  vérités  démontrées...  Je 
ne  parle  pas  ici  des  vérités  divines...  Dieu  seul  peut  les  mettre 
dans  l'âme, et  par  la  manière  qu'il  lui  plaît.  Je  sa^s  qu'il  a  voulu 
qu'elles  entrent  du  cœur  dans  l'esprit,  et  non  pas  de  l'esprit 
dans  le  cœur.  »  En  parlant  des  choses  humaines  on  dit  qu'il 
faut  les  connaître  avant  de  les  aimer...  mais  pour  les  choses 
divines  il  faut  les  aimer  avant  de  les  connaître  et  on  n'entre 
dans  la  vérité  que  par  la  charité  ^ 

Ordinairement,  quelque  connaissance  précède  ou  accom- 
pagne cette  affection  des  choses  divines,  mais  il  y  a  si  peu  de 
proportion  entre  la  faiblesse  des  lumières  naturelles  et  la  cha- 
leur de  l'amour,  qu'il  faut  conclure  à  une  action  surnaturelle 
et  directe  de  Dieu  sur  la  volonté.  Certains  «  sont  touchés  au 
seul  nom  de  Dieu  et  par  les  seules  paroles  qui  les  menacent 
de  l'enfer,  quoique  ce  soit  tout  ce  qu'ils  y  comprennent  et 
qu'ils  le  sussent  aussi  bien  auparavant  ^  ». 

Premiers  effets  de  la  grâce  :  Téquilibre.  —  Le  but  premier  de 
la  grâce  est  de  rétablir  dans  le  cœur  l'équihbre  entre  les  senti- 
ments de  grandeur  et  ceux  de  bassesse.  «  Une  personne  me 
disait  un  jour  qu'il  avait  grande  joie  et  confiance  en  sortant 
de  confession.  L'autre  me  disait  qu'il  restait  en  crainte.  Je 
pensai,  sur  cela,  que  de  ces  deux  on  en  ferait  un  bon  et  que 

^  72,  p.  350.  _  «  p.  185.  —  »  pp.  93-94. 

LAHoracE  :  lb  réalisme  dk  pascal.  8 


114  l'apologétique 

chacun  manquait  en  ce  qu'il  n'avait  pas  le  sentiment  de 
l'autre  ^  )).  «  Il  faut  des  mouvements  de  bassesse,  non  de 
nature  »  pour  tomber  dans  le  désespoir  ou  la  paresse,  mais  des 
mouvements  de  pénitence,  d'humilité,  par  l'effet  de  la  grâce, 
«  non  pour  y  demeurer,  mais  pour  aller  à  la  grandeur  2)).  Il  faut 
des  mouvements  de  grandeur  et  d'espérance,  non  pas  en  vertu 
de  nos  mérites  qui  nous  élèvent  à  l'orgueil  et  à  la  présomption, 
mais  toujours  en  vertu  de  la  grâce  «  et  après  avoir  passé  par  la 
bassesse  ».  «  La  connaissance  de  Dieu  sans  celle  de  sa  misère 
fait  l'orgueil.  La  connaissance  de  sa  misère  sans  celle  de  Dieu, 
fait  le  désespoir.  La  connaissance  de  Jésus-Christ  fait  le  milieu, 
parce  que  nous  y  trouvons  et  Dieu  et  notre  misère  ^.  »  «  Cette 
est  la  vie  qu'ils  te  connaissent,  seul  vrai  Dieu,  et  celui  que  tu 
as  envoyé,  Jésus-Christ  ^  » 

L'humilité.  L'amour.  —  Nous  sommes  plutôt  malades 
d'orgueil  que  de  paresse.  Nous  cherchons  en  nous-mêmes  notre 
féhcité,  au  lieu  de  la  chercher  au  ciel.  Aussi  Dieu  fait-il  tout 
d'abord  «  sentir  à  l'âme  qu'il  est  son  unique  bien;  que  tout  son 
repos  est  en  lui,  qu'elle  n'aura  de  joie  qu'à  l'aimer  ».  En  même 
temps,  il  lui  fait  abhorrer  les  obstacles  qui  la  retiennent  et 
l'empêchent  d'aimer  Dieu  de  toutes  ses  forces,  l'amour-propre 
et  la  concupiscence  ^.  Dieu  la  remplit  d'humilité,  de  joie,  de 
confiance,  d'amour  qui  la  rendent  incapable  d'autre  fm  que 
Lui-même  ^. 

La  lumière.  —  Ainsi  incliné,  le  cœur  est  prêt  à  croire,  ou 
plutôt  il  croit  déjà.  L'entendement  reçoit  une  lumière  toute 
nouvelle,  «  une  connaissance  et  une  vue  tout  extraordinaire 
par  laquelle  l'âme  considère  les  choses  et  elle-même  »  autre- 
ment que  par  le  passé.  Elle  s'élève  «  au-dessus  du  commun  des 
hommes  »  et  condamne  leurs  maximes.  Le  monde  ne  lui 
apparaît  plus  comme  le  souverain  bien,  et  le  cherchant  au- 
dessus  de  soi,  elle  ne  le  trouve  qu'en  Dieu  '.  Son  Esprit-Saint 
se  répand  sur  les  nations  ;  ses  fils  et  ses  filles  prophétisent  ^  ; 
le  cœur  croit.  Les  testaments  restent  inconnus  aux  simples, 
et  cependant  ils  ne  manquent  pas  absolument  de  preuves.  La 
sainteté  de  la  religion  est  leur  grand  argument.  Ils  ont  dans 
le  cœur  «  une  disposition  intérieure  toute  sainte  ;...  ils  sentent 

i  530.  _  2  525.  —  "  527.  —  *  p.  142.  —  ^  544.  —  «  556,  p.  581.  —  '  p.  196-198. 
—  «287. 


INTRODUCTION  A  l' APOLOGÉTIQUE  115 

qu'au  Dieu  les  a  faits;  ils  ne  veulent  aimer  que  Dieu;  ils  ne 
veulent  haïr  qu'eux-mêmes  ».  Ils  sentent  aussi  leur  incapacité 
de  s'unir  à  Dieu  s'il  ne  descend  vers  eux.  «  Et  ils  entendent 
dire  dans  notre  religion  qu'il  ne  faut  aimer  que  Dieu,  et  ne 
haïr  que  soi-même  :  mais  qu'étant  tous  corrompus,  et  inca- 
pables de  Dieu,  Dieu  s'est  fait  homme  pour  s'unir  à  nous.  Il 
n'en  faut  pas  davantage  pour  persuader  des  hommes  qui  ont 
cette  disposition  dans  le  cœur,  et  qui  ont  cette  connaissance 
de  leur  devoir  et  de  leur  incapacité  ^.  » 

B.    La    Raison. 

Nécessité  d'un  usage  modéré  de  la  raison.  —  Le  chrétien  doit 
nécessairement  user  de  la  raison.  Il  est  homme,  et  «  nier,  croire, 
et  douter  bien,  sont  à  l'homme  ce  que  le  courir  est  au  cheval  2». 
Sans  elle  la  religion  chrétienne  serait  «  absurde  et  ridicule  ^)). 
Donc,  pas  de  superstition,  ne  mettez  point  votre  espérance 
dans  les  seules  formahtés  extérieures  *;  pas  de  docilité  exces- 
sive ;  c'est  un  vice  aussi  pernicieux  que  l'incrédulité.  Il  faut 
savoir  douter  où  il  faut,  assurer  où  il  faut,  se  soumettre  où  il 
faut.  Ceux-là  ne  se  connaissent  pas  en  démonstration,  qui 
croient  pouvoir  tout  démontrer  ;  d'autres  doutent  de  tout, 
manque  de  savoir  où  il  faut  se  soumettre  ;  et  ceux-là  se  sou- 
mettent en  tout,  qui  ne  savent  pas  où  il  faut  juger  ^.  Nous 
devons  avoir  ces  trois  qualités  :  pyrrhonien,  géomètre,  chrétien 
soumis.  «  Soumission  est  usage  de  la  raison,  en  quoi  consiste  le 
vrai  christianisme  ^.  »  Deux  excès  sont  à  éviter  :  exclure  la 
raison,  n'admettre  que  la  raison. 

En  quoi  il  consiste.  —  Le  premier  effort  de  la  raison  doit 
aller  à  faire  sortir  l'incrédule  de  son  indifférence  en  lui  mon- 
trant la  fohe  et  les  dangers  de  son  état.  Celui  qui  se  glorifie  de 
son  indifférence  doit  tout  d'abord  être  convaincu  de  folie  et 
c'est  facile. 

A  convaincre  l'indifférent  de  folie.  —  L'homme  de  sens  rassis 
s'intéresse  à  ce  qui  le  touche;  il  n'a  pas  seulement  souci  d'un 
corps  mortel,  mais  aussi  de  l'âme  qui,  peut-être, est  immortelle 
et  de  Dieu  qui,  peut-être,  existe,  juste  rémunérateur.  Et  ces 
questions  intéressantes  sont  des  questions  obscures.  Que- 
savons-nous  de  nous-mêmes  ?  à  peu  près  rien.  L'incrédule  ne 

»'286.  —  2  260.  —  3  273.  —  *  249.  —  ^  268.  —  «  269.  —  '  253. 


116  l'apologétique 

sait  pas  d'où  il  vient.  Sait-il  seulement  ce  qu'il  est  ?  ce  qu'est 
son  corps,  ce  que  vaut  l'âme  ^  ?  Pourquoi  ai-je  telle  taille, 
telle  durée  ^  ?  Pourquoi  suis-je  ici  au  milieu  d'infmis  qui  m'en- 
ferment comme  un  atome  ^  ?  Pourquoi  suis-je  placé  à  ce 
moment  du  temps  entre  deux  éternités  ?  J'entre  en  effroi 
comme  un  homme,  abandonné  endormi  dans  une  île  déserte 
et  qui  s'éveillerait  sans  savoir  où  il  est  et  sans  moyen  d'en 
sortir. 

Et  l'avenir  est  encore  plus  obscur  que  le  passé.  Il  est  ter- 
rible de  sentir  s'écouler  tout  ce  que  l'on  possède.  J'entrevois 
la  mort.  Quelque  belle  que  soit  la  comédie  en  tout  le  reste,  le 
dernier  acte  est  sanglant  ;  on  jette  enfin  de  la  terre  sur  la  tête 
et  en  voilà  fini  pour  jamais  ^  Notre  condition  est  celle  de 
condamnés  à  mort  qui  voient  égorger  tous  les  jours  quelques- 
uns  de  leurs  semblables  en  attendant  leur  tour. 

Et  après  ?  Ce  que  j'ignore  le  plus  est  cette  mort  que  je  ne 
saurais  éviter.  Je  ne  sais  si  je  tombe  dans  le  néant, ou  dans  les 
mains  d'un  juge  irrité.  Suis-je  immortel,  suis-je  mortel^  ? 

Ces  deux  problèmes  de  l'existence  de  Dieu  et  de  l'immorta- 
lité de  l'âme  méritent  cependant  une  étude  approfondie.  La 
question  est  plus  importante  à  résoudre  que  l'opinion  deCoper- 
nic  ^  ou  une  thèse  de  philosophie. 

La  philosophie  qui  n'est  que  spéculation  ne  vaut  pas  une 
heure  de  peine,  et  la  géométrie  est  inutile  en  sa  profondeur. 
L'essentiel  est  ma  béatitude.  Or  il  est  indubitable  que  toutes 
nos  actions  et  nos  pensées  doivent  prendre  des  routes  diffé- 
rentes selon  qu'il  y  a  ou  non  des  biens  éternels  à  espérer.  Il  est 
impossible  de  faire  une  action  avec  sens  et  jugement  sans 
régler  notre  vue  sur  ce  point  '^.  La  morale  change  selon  que 
l'âme  est  mortelle  ou  immortelle  ^. 

L'indifférent  n'a  pas  le  souci  de  son  avenir.  Comment  le 
juger  ?  Quant  à  sa  valeur  personnelle,  c'est  un  esprit  médiocre, 
Il  ne  faut  pas  avoir  l'âme  fort  élevée  pour  comprendre  qu'il 
n'y  a  pas  ici  de  bonheur  solide  et  véritable.  Nos  plaisirs  ne  sont 
que  vanité,  et  la  mort  nous  mettra  dans  quelques  années  dans 
l'horrible  nécessité  d'être  éternellement  anéantis  ou  malheu- 
reux ^.  Rien  n'accuse  davantage  une  extrême  faiblessse  d'es- 
prit que  d'ignorer  le  malheur  d'un  homme  sans  Dieu  ^^ 

L'indifférent  est  un  esprit  léger.  Après  quelques  recherches 

1  194.  —  *  208.  —  3  194,  72,  205,  693.  —  *  210,  212.  —  »  194.  _  «  218.— 
'  p.  416.  —  «  219.  —  »  p.  417.  —  10  p.  422. 


INTRODUCTION    A    l' APOLOGÉTIQUE  117 

il  va  s'amuser..  Dans  une  question  de  cette  importance,  le  bon 
sens  réclame  l'étude.  C'est  un  cœur  mal  disposé,  puisqu'il  ne 
souhaite  pas  la  vérité  des  promesses  éternelles,  qui  doivent  le 
rendre  heureux,  lui  et  les  autres  ;  c'est  un  cœur  lâche.  On  ne 
fait  pasulo  brave  contre  Dieu». Le  courage  consiste  à  confesser 
la  crainte  que  chacun  éprouve  devant  l'inconnu. 

Quant  à  la  valeur  sociale,  c'est  un  homme  qu'on  ne  vou- 
drait pas  pour  ami  ^.  Quelle  confiance  peut-on  mettre  en  celui 
qui  prétend  relever  de  lui  seul.  Abandonné  à  soi,  l'homme  est 
inconstance  et  faiblesse.  Comment  pourrait-il  réjouir  et  con- 
soler ses  amis  !  Il  voit  dans  l'âme  un  peu  de  fumée  ! 

A  le  déterminer  aux  études  sérieuses.  —  Supposons  l'athée 
convaincu  de  sa  folie  et  résolu  à  l'étude  ;  il  ne  se  contentera  pas 
d'employer  quelques  heures  à  la  lecture  des  livres  saints  ou  à 
la  discussion  avec  des  ecclésiastiques,  il  examinera  à  fond  si 
la  vérité  de  la  religion  chrétienne  est  de  ces  opinions  «  que  le 
peuple  reçoit  par  une  simplicité  crédule»,  ou  de  celles  qui,  bien 
qu'obscures,  ont  un  fondement  très  solide  ^ 

L'évidence  sera  son.  critère  de  vérité.  L'antiquité  n'est  pas 
la  règle  du  vrai,  sinon  les  anciens  en  auraient  manqué,  he  con- 
sentement universel  ne  doit  pas  être  davantage  le  motif  de 
votre  créance.  La  vérité  aurait-elle  péri  si  tous  les  hommes 
avaient  péri  ?  Avant  d'étudier  faites  ^donc  table  rase  et  met- 
tez-vous en  l'état  de  celui  qui  n'a  rien  ouï.  «  C'est  le  consente- 
ment de  vous  à  vous-même,  et  la  voix  constante  de  votre  raison, 
et  non  des  autres,  qui  vous  doit  faire  croire  ^  ». 

L'usage  de  la  raison  consiste  en  trois  points  :  Voir  que  la 
religion  n'est  pas  contraire  à  la  raison.  Voir  qu'elle  est  con- 
forme à  la  raison  par  la  multitude  de  ses  preuves.  Voir  en 
quelles  occasions  il  faut  se  soumettre  à  l'autorité  faute  de 
preuves  directes. 

A  lever  le  scandale  des  mystères.  —  L'athée  se  scandalise  des 
mystères  et  de  l'impossibilité  où  sont  les  chrétiens  de  rendre 
raison  de  leur  foi. 

Il  faut  lui  montrer  que  cette  impuissance  n'est  pas  contraire 
à  la  raison.  C'est  en  manquant  de  preuves  qu'ils  ne  manquent 
pas  de  sens.  Vous  vous  étonnez  de  ne  pas  comprendre  Dieu, 
mais  l'étonnant  serait  de  le  comprendre.  S'il  y  a  un  Dieu,  il 

*  196.  —  *  p.  417.  —  »260. 


118  l'apologétique 

doit  être  infiniment  incompréhensible.  En  effet,  pour  com- 
prendre une  nature  il  faut  avoir  avec  elle  une  proportion  de 
grandeur  ^.  Si  elle  est  infinie,  il  faut  être  infini  pour  la  com- 
prendre. Nous  connaissons  bien  le  fini,  son  existence  et  nature 
«  parce  que  nous  sommes  finis  et  étendus  comme  lui  ».  Nous 
connaissons  l'existence  de  l'infini  de  quantité  parce  que  nous 
sommes  étendus  comme  lui,  mais  nous  ne  connaissons  pas  sa 
nature  parce  qu'il  n'a  pas  de  bornes  comme  nous.  Nul  ne  dira 
si  le  nombre  infini  est  pair  ou  impair,  et  cependant  il  est 
l'un  ou  l'autre.  Mais  Dieu  n'a  aucun  rapport  avec  nous.  Il 
n'a  ni  l'étendue  comme  nous,  ni  des  bornes  comme  nous. 
Nous  ne  connaissons  donc  ni  l'existence  ni  la  nature  de  Dieu  : 
«  par  la  foi  nous  connaissons  son  existence,  par  la  gloire  nous 
connaîtrons  sa  nature  ^  » 

A  démontrer  la  possibilité  de  connaître  Dieu.  —  Voilà  où 
mènent  les  lumières  naturelles  de  l'incrédule  qui  juge  selon 
les  sens.  Pascal  ne  se  sent  pas  assez  fort  pour  trouver  dans 
la  nature  de  quoi  le  convaincre  de  l'existence  de  Dieu.  Tou- 
tefois il  ne  veut  pas  le  laisser  dans  l'ignorance  complète  de  son 
créateur.  Quand,  sous  l'influence  de  la  volonté  qui  a  purifié  son 
esprit,  les  lumières  naturelles  sont  devenues  plus  intenses, 
Pascal  ne  s'en  tient  plus  à  montrer  que  la  religion  n'est  pas 
contraire  à  la  raison;  il  tend  à  prouver  la  possibilité  de  l'exis- 
tence de  Dieu.  «Croyez-vous  qu'il  soit  impossible  que  Dieu  soit 
infini  sans  parties  ?  —  Oui.  —  Je,  vous  veux  donc  faire  voir 
une  chose  infinie  et  indivisible.  C'est  un  point  se  mouvant  par- 
tout d'une  vitesse  infinie  ;  car  il  est  un  en  tous  lieux  et  est  tout 
entier  en  chaque  endroit.  Que  cet  effet  de  nature,  qui  vous 
semblait  impossible  auparavant,  vous  fasse  connaître  qu'il 
peut  y  en  avoir  d'autres  que  vous  ne  connaissez  pas  encore. 
Ne  tirez  pas  cette  conséquence  de  votre  apprentissage,  qu'il 
ne  vous  reste  rien  à  savoir  ;  mais  qu'il  vous  reste  infiniment  à 
savoir  ^.  » 

*  p.  351.  —  ^  p.  436.  —  De  là  il  ne  faudrait  pas  conclure  à  l'agnosticisme 
de  Pascal.  Plus  haut,  nous  avons  vu,  en  effet,  que  beaucoup  ont  eu  de  Dieu  une 
connaissance  théorique.  Ici,  il  ne  s'adresse  qu'à  l'incrédule  obstiné  et  impuis- 
sant à  cause  de  son  endurcissement.  M.  Auguste  Valensin  remarque  excellem- 
ment :  «  Pascal  concède  (mais  disons-le  une  fois  pour  toutes,  c'est  là  une  conces- 
sion ad  hominem  tout  le  contexte  des  Pensées  en  témoigne),  il  concède  que  la 
religion  chrétienne,  que  l'existence  de  Dieu  n'est  pas  susceptible  d'une  démons- 
tration rigoureuse  même  indirecte.  Cf.  Revue  d  Apologétique,  15  octobre  1919, 
p.  65.  —  3  231. 


INTRODUCTION    A    l' APOLOGÉTIQUE  119 

A  donner  des  preuves  de  son  existence.  —  Il  est  possible  que 
Dieu  existe  ;  mais  avons-nous  des  preuves  solides  de  son  exis- 
tence ?  Pascal  expose  longuement  les  motifs  de  croire.  Il  parle 
des  prophéties,  des  miracles,  des  figures,  de  la  perpétuité  ? 
Tous  ces  arguments  supposent  l'existence  de  Dieu.  Pascal 
n'ignore  pas  les  preuves  classiques  apportées  à  cet  eiïet.  Il 
indique  en  passant  les  démonstrations  tirées  de  l'ordre  des 
éléments,  de  l'existence  de  la  vérité  ^,  de  la  métaphysique  ^. 
Nulle  part  il  ne  s'arrête  à  établir  sohdement  cette  base  de  son 
édifice  apologétique.  Bien  plus,  il  raille  les  gens  habiles  qui 
s'y  attachent.  «  C'est  une  chose  admirable  que  jamais  auteur 
canonique  ne  s'est  servi  de  la  nature  pour  prouver  Dieu.  Tous 
tendent  à  le  faire  croire.  David,  Salomon,  etc.  jamais  n'ont 
dit  :  Il  n'y  a  point  de  vide  donc  il  y  a  un  Dieu.  Il  fallait  qu'ils 
fussent  plus  habiles  que  les  plus  habiles  gens  qui  sont  venus 
depuis  ^...  » 

C'est  le  même  esprit  railleur  qui  s'attaque  aux  géomètres 
et  aux  philosophes.  Il  veut  «  écrire  contre  ceux  qui  approfon- 
dissent trop  les  sciences  ^  »  ;  il  déclare  la  géométrie  inutile  en 
sa  profondeur  ;  la  philosophie  ne  vaut  pas  pour  lui  une  heure 
de  peine.  Pourquoi  ? — La  philosophie,  la  théodicée  naturelle, 
les  sciences  sont  deux  fois  inutiles  et  impuissantes. 

Inutilité  de  la  connaissance  de  Dieu  par  la  raison.  —  Impuis- 
santes à  créer  des  convictions,  impuissantes  à  nous  rendre 
heureux,  impuissantes  à  nous  convaincre  ;  la  raison  agit  avec 
lenteur,  elle  s'assoupit  et  s'égare;  une  heure  après  avoir  vu,  en 
métaphysique,  les  preuves  de  l'existence  de  Dieu,  elle  craint 
de  s'être  trompée  ^.  A  cette  faculté  il  faut  préférer  le  senti- 
ment, l'instinct.  L'honnête  homme  vaut  mieux  que  le  spécia- 
liste 6  ;  le  cœur  l'emporte  sur  la  raison  '  ;  «  se  moquer  de  la 
philosophie,  c'est  vraiment  philosopher^.  »  Impuissantes  à  nous 
donner  le  salut  :  «  Quand  un  homme  serait  persuadé  que  les- 
proportions  des  nombres  sont  des  vérités  immatérielles,  éter- 
nelles, et  dépendantes  d'une  première  vérité  en  qui  elles  sub- 
sistent, et  qu'on  appelle  Dieu,  je  ne  le  trouverais  pas  beaucoup 
avancé  pour  son  salut  ».  En  un  mot,  «  tous  ceux  qui  cherchent 
Dieu  hors  de  Jésus-Christ,  et  qui  s'arrêtent  dans  la  nature,  ou 
ils  ne  trouvent  aucune  lumière  qui  les  satisfasse, ou  ils  arrivent 
à  se  former  un  moyen  de  connaître  Dieu  et  de  le  servir  sans 

*  556.  —  2  543.  —  »  243.  —  *  76.  —  ^  543.  —  «  34-37.  —  »  282.  —  •  4. 


(  12Çf  l'apologétique 

médiateur,  et  par  là  ils  tombent,  ou  dans  l'athéisme  ou  dans 
le  déisme,  qui  sont  deux  choses  que  la  religion  chrétienne 
abhorre  presque  également  ^  ». 

Existence  de  cette  connaissance  par  le  cœur.  —  La  connais- 
sance naturelle  de  Dieu  ne  commence  pas  dans  les  livres,  par 
l'étude  des  preuves  et  le  travail  de  la  raison.  Elle  est,  pour 
Pascal,  presque  aussi  spontanée  que  la  connaissance  de  soi. 
Elle  lui  est  postérieure  en  date,  mais  elle  lui  ressemble  par  sa 

ip.  581. 

Il  est  curieux  de  trouver  dans  un  mystique  contemporain  de  Pascal,  la  même 
doctrine  sur  la  connaissance  spontanée  de  Dieu.  Cf.  Yves  de  Paris  :  La 
Théologie  naturelle.  Paris,  chez  la  veuve  Nicolas-Buon  1637  (dernière  édit.). 

La  sympathie  cause  la  connaissance  de  Dieu. 

«  Nous  savons  que  toutes  les  voluptés  qui  gagnent  les  affections  naissent  de 
la  sympathie  et  que  les  plaisirs  de  l'esprit  aussi  bien  que  ceux  des  sens  naissent 
de  la  favorable  rencontre  des  choses  semblables.  //  faut  donc  que  ces  peuples 
(sauvages)  portent  dans  leurs  âmes  un  secret  sentiment  de  Dieu,  puisqu'ils  aiment 
tant  ceux  qui  leur  en  parlent.  »  (les  missionnaires)  t.  I,  p.  98. 

«  Que  si  les  sauvages  étaient  privés  de  cette  connaissance  naturelle  de  Dieu,  le 
discours  qu'on  leur  en  ferait,  au  lieu  de  gagner  leurs  affections,  irriterait  leurs 
■courages,  parce  qu'il  blesserait  leur  liberté  :  car  on  leur  prêche  Dieu  tout-puissant 
qui  prend  la  domination  sur  les  hommes...   »  p.  59. 

De  même  que  nous  ne  saurions  voir  le  soleil  s'il  n'avait  mis  en  nous  une  certaine 
qualité  lumineuse  «  ainsi  notre  esprit  ne  serait  pas  capable  de  la  moindre  pensée 
de  Dieu,  si  Dieu  même  ne  lui  en  avait  imprimé  Vidée,  si  un  secours  particulier  de 
sa  grâce  n'en  renouvelait  le  sentiment  et  si  l'infinité  de  son  essence  ne  le  rendait 
présent  aux  âmes.  »   p.  62. 

Au  t.  II,  p.  247  le  P.  Yves  cependant  déclare  ne  pas  vouloir  prendre  parti 
en  faveur  des  idées  innées,  ou  des  espèces  infuses,  à  la  manière  de  Platon.  «  Elle 
a  seulement  reçu  de  Dieu  quelques  principes  naturels,  les  uns  qui  regardent  la 
religion...  qui  sont  comme  les  semences  de  plusieurs  autres  vérités...  » 

Revenons  au  P.  Yves.  Toute  connaissance,  dit-il  en  substance,  doit  commencer 
par  des  principes  qu'on  trouve  sans  recherche.  S'il  fallait  les  chercher,  à  quel  signe 
les  reconnaîtrions-nous  ?  La  connaissance  du  signe,  du  principe,  doit  donc  pré- 
céder celui  de  la  chose  signifiée,  de  la  conclusion.  Or  Dieu  est  le  principe  de  tout 
et  spécialement  celui  de  notre  bonheur.  «  Je  ne  m'étonne  pas  que  l'homme  soit 
avantagé  de  ce  sentiment  de  Dieu  sans  que  son  étude  le  lui  ait  acquis  et  que  sa 
méditation  l'ait  recherché  :  d'autant  que  comme  les  choses  naturelles  qui  ont 
leurs  êtres  et  leurs  actions  mesurées  du  temps  se  conçoivent  de  nos  esprits  par 
une  suite  de  ratiocinations  qui  se  fait  avec  le  temps,  aussi  Dieu  qui  est  un  être 
éternel  et  nécessaire,  est  compris  de  la  plus  haute  partie  de  notre  âme  par  une 
façon  d'entendre,  stable,  immobile,  qui  devance  notre  recherche,  comme  le  repos 
est  premier  que  le  mouvement...  Ilimporte  à  notre  bonheur. ..que  nous  le  concevions 
par  cette  façon  de  connaître  également  libre  du  temps  et  de  l'erreur...  »  Comme 
nous  ne  délibérons  jamais  de  la  fin  mais  seulement  des  moyens  qui  nous  y  con- 
duisent, cette  première  appréhension  de  Dieu  qui  est  notre  dernière  fin,  ne  devait 
pas  dépendre  du  discours  de  notre  raison,  dont  les  recherches  longues  et  fautives 
ne  pouvaient  être  qu'importunes  à  l'ardeur  de  nos  affections  et  périlleuses  à 
notre  félicité,  pp.  71,  72. 

C'est  pourquoi,  Dieu  donne  aux  hommes  «  une  inclination  naturelle  pour  le 
connaître,  aussi  puissante  que  celle  qui  conduit  les  êtres  privés  de  raison  à  leurs 
fins.  Que  s'ils  se  soulèvent  contre  cet  instinct  et  qu'ils  fassent  difficulté  de  suivre 


INTRODUCTION    A    l' APOLOGÉTIQUE  121 

rapidité  et  sa  sûreté.  De  même  que  la  première  entraîne  néces- 
sairement l'amour  de  soi,  ainsi  la  deuxième  entraîne  nécessai- 
rement l'amour  de  Dieu,  a  Je  dis  que  le  cœur  aime  Vêtre  uni- 
çersel  naturellement^  et  soi-même  naturellement  selon  qu'il  s'y 
adonne  ;  et  il  se  durcit  contre  l'un  ou  l'autre,  à  son  ckoix. 
Vous  avez  rejeté  l'un  et  conservé  l'autre  :  est-ce  par  raison  que 
vous  vous  aimez  ^  ?  » 

Si  la  volonté  s'est  endurcie  contre  Dieu,  aveuglant  ainsi 
l'entendement,  il  faut  tout  d'abord  se  purifier  de  ses  fautes,  se 
débarrasser  des  passions.  L'intelligence  redevenue  claire  verra 
de  nouveau  l'être  universel,  et  l'étude  des  preuves  ^^  l'examen 

un  mouvement  étranger  à  leur  nature, il  arrive  que  cette  même  résistance  combat 
leurs  desseins,  qu'elle  est  tout  ensemble  une  peine  de  leur  rébellion  et  un  avertis- 
sement de  leur  devoir,  pp.  106-107. 

Outre  cette  connaissance  de  Dieu  par  l'instinct,  nous  en  avons  une  autre  par 
la  raison,  pp.  107-112. 

Mais  «  ce  qui  est  de  plus  fâcheux  en  ceci,  et  ce  qui  doit  tenir  l'homme  dans 
une  crainte  perpétuelle,  c'est  que  de  lui-même  il  n'est  pas  capable  de  former  de  bons 
sentiments  de  Dieu,  car  les  lumières  de  l'instinct  n'en  donnent  que  des  connais- 
sances confuses,  et  ont  peu  de  force  pour  le  règlement  de  notre  vie  ;  celles  de  la 
raison  sont  imparfaites,  à  cause  que  n'avons  pas  seulement  une  demie  vue  de  la 
nature  encore  ;  encore  qu'elle  ne  soit  qu'un  effet  particulier  et  limité,  qui  ne  peut 
représenter  toutes  les  perfections  d'une  cause  universelle  et  infinie.  «T.  IV, p. 112. 

La  grâce  sera  donc  nécessaire,  le  P.  Yves  qui  commence  comme  Pascal,  finit 
aussi  comme  lui.  «  Notre  âme,  qui  n'a  qu'une  puissance  finie,  ne  peut  d'elle-même 
concevoir  une  idée  de  l'infini.  »  T.  I,  p.  64. 

«  Notre  âme  est  une  table  d'attente  qui  doit  recevoir  ce  crayon  de  la  main  de 
Dieu.  C'est  un  miroir  qui  ne  représenterait  pas  ce  soleil  s'il  ne  lui  était  présent 
et  si  son  rayon  n'y  figurait  l'image  de  sa  majesté,  »  p.  65. 

Que  de  métaphores  !  Qu'en  conclure  ?  «  Ce  crayon  »  favorise  la  théorie  des  idées 
innées  et  ce  «  rayon  »  celui  des  idées  acquises,  si  le  P.  Yves  entend  par  là  la  puis- 
sance de  connaître.  La  table  d'attente  favorise  cette  hypothèse.  Le  texte  suivant 
permet  la  même  interprétation.  «  Et  tout  ce  que  notre  esprit  conçoit  de  grand 
vient  en  suite  de  l'inclination  que  Dieu  lui  a  donné  de  connaître  et  d'adorer  sa 
toute-puissance,  »  p.  66. 

A  ces  raisons,  a  priori  nous  préférons  celles  tirées  de  l'expérience. 

«  Sans  Maître  et  sans  autre  théologie,  l'innocence  réclame  dans  son  oppression 
le  secours  d'une  souveraine  bonté;  les  serments  en  attestent  la  vérité  incorrup- 
tible, les  consciences  coupables  entendent  dans  leur  intérieur  les  menaces  de  la 
justice  et  les  bonnes  sentent  les  faveurs  de  ses  consolations. 

Ces  libres  aveux  de  la  nature  devraient  suffire  à  l'homme  pour  le  porter  à  l'ado- 
ration de  Dieu  sans  qu'il  demandât  d'autres  démonstrations  de  son  existence  et 
de  son  pouvoir...  Pourquoi  douter  des  vérités  que  notre  esprit  comprend  sans 
ratiocination  et  dont  il  a  une  connaissance  si  familière  qu'elle  se  peut  dire  sensible 
et  comparer  à  l'attouchement,  p.  70. 

Tertullien,  dans  son  Apologétique,  pour  prouver  que  nous  avons  la  connais- 
sance spontanée  de  Dieu,  fait  appel  au  témoignage  de  l'âme  naturellement  chré- 
tienne. «  Judicem  quoque  contestatur  illum  :  «  Deus  videt  »  et  «  Deo  commendo  »... 
Deniquepronuntiamhœc,  non  ad  capitolium,  sed  adcœlumrespicit.  »M.L.l,  375. 

*  277.  —  2  Pour  ne  pas  encombrer  le  présent  chapitre  nous  renvoyons 
à  plus  tard  l'étude  de  ces  preuves.  Il  nous  suffît  de  marquer  ici  leur  place  logique 
dans  i' Apologétique. 


122  l'apologétique 

des  prophéties  et  des  miracles  sera  profitable  alors.  Puis  à 
l'heure  marquée  par  Lui,  Dieu  inchnera  le  cœur  à  croire.  De 
la  connaissance  de  Dieu  naturelle,  théorique  et  inutile  au  salut, 
l'âme  s'élèvera  à  la  connaissance  surnaturelle,  pratique  et 
utile  au  salut.  En  somme,  d'après  Pascal,  l'instinct,  ou  le 
cœur,  connaîtrait  Dieu  tout  d'abord,  la  raison  s'employerait 
ensuite  à  prouver  la  religion  chrétienne,  et  la  grâce  donnerait 
la  foi. 

Soumission  de  la  raison  au  cœur.  —  L'instinct  intellectuel 
commence,  l'inspiration  finit,  la  raison  fait  le  miUeu.  Elle  se 
soumet  au  cœur,  dont  il  reçoit  les  principes,  elle  devra  égale- 
ment se  soumettre  à  l'inspiration  pour  recevoir  la  foi. 

«  La  dernière  démarche  de  la  raison  est  de  reconnaître  qu'il 
y  a  une  infinité  de  choses  qui  la  surpassent;  elle  n'est  que  faible, 
si  elle  ne  va  jusqu'à  connaître  cela.  Que  si  les  choses 
naturelles  la  surpassent,  quedira-t-on  des  surnaturelles^».  C'est 
parce  que  notre  religion  est  surnaturelle  et  mystérieuse  que  la 
raison  doit  se  soumettre,  où  elle  ne  comprend  pas.  Mais  elle  re 
doit  pas  obéir  sans  motifs.  Elle  ne  se  soumettrait  jamais,  si 
elle  ne  jugeait  qu'il  y  a  des  occasions  de  se  soumettre  ^  Ces 
occasions  sont  les  clartés  des  preuves.  A  cause  d'elles  il  faut 
adorer  les  obscurités.  «  De  deux  personnes  qui  disent  de  sots 
contes,  l'un  qui  a  double  sens  entendu  dans  la  cabale,  l'autre 
qui  n'a  qu'un  sens,  si  quelqu'un,  n'étant  pas  du  secret,  entend 
discourir  les  deux  en  cette  sorte,  il  en  fera  même  jugement. 
Mais  si  ensuite,  dans  le  reste  du  discours,  l'un  dit  des  choses 
angéhques,  et  l'autre  toujours  des  choses  plates  et  communes,  il 
jugera  que  l'un  parlait  avec  mystère,  et  non  pas  l'autre  :  l'un 
ayant  assez  montré  qu'il  est  incapable  de  telle  sottise  et 
capable  d'être  mystérieux;  et  l'autre,  qu'il  est  incapable  de 
mystère  et  capable  de  sottise  ^,  » 

C.    La  volonté   :    L'argument   du   Pari  *. 

Rôle  de  la  volonté  :  ouvrir  les  yeux.  —  Son  action  accom- 
pagne et  précède  même  souvent  celle  de  l'intelfigence  dans  la 
recherche  de  la  vérité  ;  bien  des  gens  ne  sont  en  effet  persuadés 
que  par  l'agrément.  L'intérêt  leur  crève  agréablement  les  yeux; 
mais,  quand  cet  intérêt  bien  compris  est  d'accord  avec  la 

*  267.  —  *  270.  —  »  691.  —  «  pp.  437-441. 


INTRODUCTION     A     l' APOLOGÉTIQUE  123 

vérité  et  le  bien  général,  il  peut  aider  à  les  ouvrir.  L'esprit 
n'est  plus  alors  la  dupe  du  cœur,  mais  son  maître  et  la  fm  de 
ses  efforts.  La  volonté  est  un  précieux  auxiliaire  pour  l'esprit;/ 
si  son  but  est  toujours  le  même,  faire  trouver  la  vérité,  sesv^^^ 
moyens  varient  avec  les  états  d'âme.  Celle-ci  est-elle  indiffé- 
rente et  paresseuse,  sans  aucun  souci  de  rechercher  la  lumière, 
la  volonté  s'éprendra  des  intérêts  éternels  et  aidera  l'esprit  à 
se  convaincre  de  l'existence  de  Dieu  et  de  notre  immortalité. 
L'âme  au  contraire  cherche-t-elle  douloureusement,  dans  le 
trouble  et  l'inquiétude?  porte-t-elle  envie  à  ceux  qui  sont 
dans  la  foi  ?  l'amour  de  la  vérité,  de  Dieu  et  de  la  rebgion 
lui  feront  voir  la  lumière  dans  sa  splendeur  ;  l'âme  enfin  est- 
elle  devenue  fidèle  ?  la  volonté  empêchera  la  créance  de 
s'effacer  en  renouvelant  toujours  le  goût  des  choses  spirituelles. 
L'amour  de  soi  fait  que  l'athée  cherche,  l'amxour  de  la  vérité 
fait  que  le  chercheur  trouve  ;  l'amour  de  Dieu  fait  que  le 
fidèle  persévère. 

L'adversaire  de  Pascal  dans  le  Pari.  —  Prenons  l'athée 
endurci  ;  la  raison  l'a  convaincu  de  sa  folie  ^  ;  il  a  cherché  un  peu.. 
11  en  est  venu  à  ce  point  que  dans  son  esprit  les  motifs  pour 
et  les  motifs  contre  s'équilibrent.  Il  ne  peut  nier  l'existence  de 
Dieu  ;  il  y  a  trop  de  preuves  en  sa  faveur,  il  ne  saurait  l'affir- 
mer; elle  soulève  trop  d'objections.  Ce  n'est  plus  un  ignorant, 
mais  un  hésitant.  Sa  raison  l'incline  à  croire,  mais  ses  passions 
le  retiennent.  A  ce  moment,  Pascal  saisit  son  adversaire  et  lui 
propose  l'argument  du  pari  :  au  nom  de  votre  intérêt,  vivez 
comme  si  Dieu  existait,  et  vous  verrez  bientôt  qu'il  existe  en 
effet;  pariez  qu'il  existe  et  vous  serez  convaincu  de  son  existence». 
Tout  l'argument  tient  en  cette  formule.  Parier  c'est  déposer 
un  gage,  comme  signe  d'une  conviction  intime,  que  les  faits 
viendront  confirmer  contre  l'opinion  d'un  adversaire. 

Le  pari  suppose  deux  joueurs,  deux  gages  ou  deux  enjeux, 
deux  convictions,  l'attente  d'un  événement  qui  démontrera 
l'erreur  du  partenaire  adverse.  Les  deux  joueurs  sont  Pascal' 
et  l'incrédule,  l'enjeu  est  le  bonheur  de  la  vie  mondaine  ;  on  le 
sacrifie,  comme  si  Dieu  existait,  la  conviction  n'est  que  du  côté 
de  Pascal  ;  du  côté  de  l'adversaire  il  y  a  seulement  connais- 
sance des  motifs  de  croire  sans  conviction  ;  l'originalité  du  parL 

'  Voir  plus  haut  B. 


124  l'apologétique 

est  en  ce  qu'il  est  motivé  non  par  une  conviction,  mais  par 
une  nécessité. 

Les  buts  du  pari.  —  Le  pari  vise  en  fin  de  compte,  à  donner 
à  l'incrédule  la  certitude  de  l'existence  de  Dieu.  Son  but  pre- 
mier est  d'amener  l'âme  à  se  débarrasser  de  ses  passions,  à 
pratiquer  la  morale  chrétienne  comme  si  Dieu  existait.  Les 
passions  sont  les  grands  obstacles.  Ce  mur  abattu,  la  lumière 
pénétrera  sans  peine  à  l'intérieur.  «  J'aurais  bientôt  quitté  les 
plaisirs,  disent-ils,  si  j'avais  ki  foi.  »  Et  moi,  je  vous  dis  : 
vous  auriez  bientôt  la  foi  si  vous  aviez  quitté  les  plaisirs.  Or 
c'est  à  vous  à  commencer.  Si  je  pouvais,  je  vous  donnerais 
la  foi,  je  ne  puis  le  faire  ni,  partant,  éprouver  la  vérité  de  ce 
que  vous  dites,  mais  vous  pouvez  bien  quitter  les  plaisirs  et 
éprouver  si  ce  que  je  vous  dis  est  .vrai  ^. 

Ce  qu'il  suppose  :  une  connaissance  théorique  de  la  religion, 
sa  conviction.  —  Pascal  n'exige  pas  de  son  adversaire  la  pra- 
tique religieuse,  sans  aucune  connaissance  préalable.  Ce  serait 
de  la  superstition  ^  Il  suppose  au  contraire  que  la  raison  l'in- 
cline à  croire.  Puisque  la  raison  vous  y  porteet  que  néanmoins 
vous  ne  le  pouvez,  travaillez  à  vous  convaincre,  non  par  l'aug- 
mentation des  preuves  de  Dieu,  mais  par  la  diminution  de  vos 
passions  ^.  L'évidence  est  telle,  qu'elle  surpasse  ou  égale, 
pour  le  moins,  l'évidence  du  contraire,  de  sorte  que  ce  n'est 
pas  la  raison  qui  puisse  déterminer  à  ne  pas  la  suivre  et  ainsi  ce 
ne  peut  être  que  la  concupiscence  et  la  malice  du  cœur  ^ 
C'est  donc  elle  qu'il  faut  abattre  tout  d'abord,  comme  l'ennemi 
principal.  L'intérêt  actuel,  la  satisfaction  des  passions  retient 
la  volonté  dans  le  désordre,  l'intérêt  futur,  le  salut  de  l'âme 
doit  la  dégager,  la  soumettre  à  la  morale  chrétienne  et  per- 
mettre à  l'intelligence  de  voir  plus  clair.  C'est  à  faire  com- 
prendre cet  mtérêt,  qu'est  destiné  l'argument  du  pari.  Par  son 
fond,  l'intérêt,  il  convient  à  tous  les  incrédules,  instruits  et 
libertins,  par  sa  forme  il  ne  convient  qu'à  un  joueur. 

La  nécessité.  —  Parions  que  Dieu  existe,  non  pas  sans  science 
religieuse,  mais  sans  conviction,  parions  par  nécessité  et  pra- 
tiquons la  morale  chrétienne  comme  si  Dieu  existait.  Cet 
argument  suppose  au  moins  que  l'existence  de  Dieu  n'apparaît 

1  240.  —  »  249,  250.  —  "  233,  p.  440,  fin.  —  *  564. 


INTRODUCTION    A.    l' APOLOGÉTIQUE  125 

pas  comme  évidemment  impossible  à  la  raison  ^.  Sans  cela  il 
ne  faudrait  même  pas  essayer  le  pari.  Pascal  ne  veut  pas  aller 
contre  la  dignité  de  son  adversaire  en  l'engageant,  malgré 
les  révoltes  de  sa  raison,  dans  les  vertus  chrétiennes.  Il  veut 
qu'il  reste  homme.  Mais  en  quoi  consiste  cette  dignité  ?  Pour 
être  vraiment  homme,  il  faut  suivre  les  lois  qui  régissent  notre 
nature.  Elles  se  réduisent  à  deux  :  rechercher  le  vrai,  fuir  l'er- 
reur, voilà  pour  la  raison  ;  rechercher  le  bien,  fuit  la  misère 
voilà  pour  la  volonté  ^. 

On  n'agit  pas  selon  la  raison  quand  les  preuves,  pour  et 
contre  une  opinion  se  faisant  équihbre,  on  adopte  néanmoins 
un  parti.  Le  plus  sage  serait  de  ne  pas  choisir.  S'il  est  néces- 
saire de  faire  un  choix,  et  que  ne  pas  choisir  équivaille  à  choisir, 
la  première  loi  étant  sauve,  ou  plutôt  pratiquement  inappli- 
cable, reste  à  sauver  la  deuxième,  c'est-à-dire  à  fuir  la  misère, 
en  prenant  le  parti  le  plus  avantageux  ^.  * 

Or  il  faut  choisir,  cela  «  n'est  pas  volontaire  :  vous  êtes 
embarqué  )\  Il  vous  est  impossible  de  vivre  en  dehors  de  toute 
morale.  Ne  pas  l'observer  c'est  la  violer.  L'observer  c'est  méri- 
ter la  récompense  de  Dieu, s'il  existe;  la  violer  c'est  mériter  sa 
colère,  s'il  existe.  Il  faut  opter  et  la  raison  ne  le  peut.  Car,  s'il 
n'est  pas  certain  que  la  religion  soit,  «  qui  osera  dire  qu'il  est 
certainement  possible  qu'elle  ne  soit  pas  *?»  Donc,  je  ne  vais 
pas  contre  la  raison  en  choisissant,  donc,  il  est  de  mon  intérêt 
de  parier  que  Dieu  existe.  Si,  en  effet.  Il  n'existe  pas,  je  ne 
perds  rien  en  l'autre  monde,  s'il  existe,  je  gagne  tout,  au  ciel. 

Les  objections  de  rincrédule.  —  L'incrédule  ne  se  laisse  pas 
facilement  convaincre.  Il  oppose  deux  difficultés;  la  première 
contre  le  fait  même  de  parier,  la  deuxième  contre  l'enjeu. 

Il  objecte  que  «le  juste  est  de  ne  point  parier^  »,  puisqu'il  y  a 
équilibre  entre  les  raisons  pour  et  les  raisons  contre.  Nous 
avons  déjà  entendu  la  réponse  :  c'est  le  pari  forcé,  «  vous  êtes 
embarqué  »  dans  la  vie.  La  loi  morale  ne  permet  pas  de  vivre 
amoral.  Tant  qu'il  n'est  pas  certain  que  Dieu  n'existe  pas,  n'être 
pas  moral,  c'est  être  immoral,  ne  pas  vivre  pour  Dieu,  c'est 

^  Pascal  a  été  plus  loin  ;  il  a,  tout  à  l'heure,  démontré  la  possibilité  d'un  infini 
autre  que  l'infini  de  la  nature,  cf.  B,  n»  231.  —  ^  pp  438-439.  —  »  p.  437.  Ceux 
qui  ont  reproché  à  Pascal  de  baser  la  pratique  de  la  religion  chrétienne  sur 
l'intérêt  n'ont  pas  remarqué:  l°qu'il  s'agit  seulement  decommencer  la  conversion; 
2°  que  les  motifs  d'intérêt  sont  les  seuls  capables  de  combattre  efficacement  les 
passions.  —  «  234.  —  «  p.  437  (fin). 


126  l'apologétique 

vivre  contre  Dieu,  ne  pas  mériter  la  récompense,  c'est  mériter 
le  châtiment.  Au  nom  de  votre  intérêt,  pariez  que  Dieu  existe, 
et  vivez  selon  sa  loi. 

Oui  mais  je  gage  trop,  réplique  l'incrédule,  puisque  je  risque 
tout  en  risquant  le  bonheur  de  ma  vie.  —  Non  ;  —  quand 
on  veut  rester  homme,  il  faut  fuir  la  misère  et  chercher  son 
bonheur  ^  en  prenant  le  parti  le  plus  avantageux.  C'est  ici 
l'existence  de  Dieu.  Pariez  pour  elle,  c'est  parier  pour  l'infini. 
«  Voyons.  Puisqu'il  y  a  pareil  hasard  de  gain  et  de  perte,  si 
vous  n'aviez  qu'à  gagner  deux  vies  pour  une,  vous  pourriez 
encore  gager  ;  mais,  s'il  y  en  avait  trois  à  gagner,  il 
faudrait  jouer  (puisque  vous  êtes  dans  la  nécessité  déjouer), 
et  vous  seriez  imprudent,  lorsque  vous  êtes  forcé  à  jouer,  de 
ne  pas  hasarder  votre  vie  pour  en  gagner  trois  à  un  jeu  où  il 
y  a  pareil  hasard  de  perte,  et  de  gain.  Mais  il  y  a  une  éter- 
nité de  vie  et  de  bonheur.  Et  cela  étant,  quand  il  y  aurait 
une  infmité  de  hasards  dont  un  seul  serait  pour  vous,  vous 
auriez  encore  raison  de  gager  un  pour  avoir  deux,  et  vous 
agiriez  de  mauvais  sens,  étant  obligé  à  jouer,  de  refuser  de 
jouer  une  vie  contre  trois  à  un  jeu  où  d'une  infinité  de  hasards 
il  y  en  a  un  pour  vous,  s'il  y  avait  une  infinité  de  vie  infini- 
ment heureuse  à  gagner.  Mais  il  y  a  ici  une  infinité  de  vie 
infiniment  heureuse  à  gagner,  un  hasard  de  gain  contre  un 
nombre  fini  de  hasards  de  perte,  et  ce  que  vous  jouez  est  fini. 
Cela  ôte  tout  parti  :  partout  où  est  l'infini  et  où  il  n'y  a  pas 
infinité  de  hasards  de  perte  contre  celui  de  gain,  il  n'y  a 
point  a  balancer,  il  faut  tout  donner,  » 

L'adversaire  essaie  de  rétablir  l'équation  à  son  avantage, 
il  n'engage  pas  le  fini  pour  l'infini,  mais  l'infini  pour  l'infini.  Sa 
vie  est  finie,  soit,  mais  elle  est  certaine;  c'est  ce  qu'on  tient  ; 
le  ciel  est  peut-être  infini,  mais  il  est  incertain.  Or  il  y  a  une 
distance  infinie  entre  le  certain  et  l'incertain.  Absolument  par- 
lant la  vie  est  finie  ;  relativement  à  l'inconnu,  autant  dire,  au 
néant,  elle  est  infinie.  Conclusion  :  la  raison  elle-même  m'oblige 
à  ne  point  parier. 

Cela  n'est  pas,  réphque  Pascal.  Il  est  vrai  la  distance  est 
infinie  entre  le  certain  et  l'incertain,  qui  est  vraiment  tel.  Mais, 
pour  être  vraiment  tel,  il  faut  qu'il  y  ait  un  nombre  infini  de 
chances  de  perte  contre  lui.  La  distance  n'est  plus  infinie, 

*  p.  439   «  mais  volte  béatiludc  ». 


INTRODUCTION    A    l' APOLOGÉTIQUE  127 

quand  il  y  a  quelques  chances  de  gain;  à  ce  moment,  l'équi- 
libre est  rétabli  entre  l'enjeu  et  le  gain  possible.  Il  est  de  nou- 
veau rompu  en  faveur  du  gain, si  celui-ci  est  infini  et  s'il  n'y  a 
point  contre  lui  un  nombre  infini  de  hasards  de  perte  :  «  s'il  y  a 
autant  de  hasards  d'un  côté  que  de  l'autre,  le  parti  est  à  jouer 
égal  contre  égal;  et  alors  la  certitude  de  ce  qu'on  s'expose  est 
égale  à  l'incertitude  du  gain  :  tant  s'en  faut  qu'elle  en  soit  infi- 
niment distante.  Et  ainsi,  notre  proposition  est  dans  une  force 
infinie,  quand  il  y  a  l'efini  à  hasarder  à  un  jeu  où  il  y  a  pareils 
hasards  de  gain  que  de  perte,  et  l'infini  à  gagner.  Cela  est 
démonstratif  ;  et  si  les  hommes  sont  capables  de  quelque  vérité, 
celle-là  l'est.  » 

Cette  argumentation  emporte  les  dernières  résistances  de 
l'incrédule.  Il  se  résout  à  chercher  non  plus  par  l'esprit  seu- 
lement, mais  par  le  cœur  et  la  pratique  des  vertus.  Alors  vient 
cette  précipitation  de  pensées,  née  de  l'amour,  qui  applique 
l'intelligence  à  l'étude  et  facihte  l'attention.  Bien  plus;  l'es- 
prit s'affine  et  devient  plus  apte  à  comprendre.  11  voit  que  Dieu 
est  la  fin;  il  cherche  les  moyens  d'y  arriver.  L'écriture  dit  dans 
son  style  figuré  :  Celui  qui  cherche  de  tout  son  cœur  est  seul 
capable  de  lire  le  chiffre.  Le  même  texte,  le  même  mot  changent 
de  sens  selon  la  qualité  de  l'âme.  Le  spirituel  dont  Dieu  est 
l'unique  amour,  le  terme  unique  où  tendent  ses  désirs,  s'il 
rencontre  dans  le  texte  sacré  le  mot  «  ennemi  »,  il  l'entend  de 
ses  passions  qui  sont  le  seul  obstacle  à  la  conquête  du  souve- 
rain bien.  Le  charnel  a  mis  sur  terre  son  espérance  ;  l'esprit 
devient  la  dupe  de  son  cœur  grossier,  et  il  entend  le  même  mot 
des  voleurs,  des  tyrans  et  des  Babyloniens. 

A  chaque  pas  qu'il  fait  dans  l'étude,  il  voit  toute  la  certitude 
du  gain  et  tant  le  néant  de  ce  qu'il  hasarde,  qu'il  reconnaît 
à  la  fin,  avoir  parié  pour  une  chose  certaine,  infinie,  pour 
laquelle  il  n'a  rien  donné  ^. 

Le  rôle  de  la  volonté  ne  s'arrête  point  là.  Parmi  ceux  qui 
pratiquent  elle  doit  empêcher  le  dégovit  des  choses  spirituelles, 
en  s'excitant  toujours  à  la  justice,  on  ne  s'ennuie  point  de 
manger  tous  les  jours,  car  la  faim  renaît  :  «  sans  cela  on  s'en 
ennuierait.  Ainsi  sans  la  faim  des  choses  spirituelles  on  s'en 
ennuie  -.  » 

>  p.  442,  —  2  264. 


128  l'apologétique 


D.    La    Coutume. 


Il  ne  faut  pas  nous  méconnaître,  nous  ne  sommes  pas  des 
anges.  L'homme  n'a  pas  seulement  une  âme,  il  a  un  corps  aussi 
il  est  machine  et  automate  autant  qu'esprit.  La  persuasion 
entre  en  nous  par  ces  deux  portes,  et  la  coutume  tend  à  les 
ouvrir  plus  facilement  l'une  et  l'autre. 

Ecarte  les  obstacles  devant  la  Vérité.  —  Elle  s'exerce  sur  le 

corps  autant  que  sur  l'esprit.  Par  le  corps  elle  achemine  la 
vérité  vers  l'esprit.  Elle  écarte  les  obstacles,  les  passions  qui 
tiennent  aux  sens,  et  Torgueil  lui-même.  Les  passions  sont 
éliminées  par  la  pratique  religieuse  ;  et  comme  cette  pratique 
comporte  en  même  temps  une  foule  de  rites  extérieurs,  où 
l'esprit  à  peu  de  part,  la  superbe  en  est  diminuée.  Il  faut  se 
mettre  à  genoux,  prier  des  lèvres,  prendre  de  l'eau  bénite  afin 
que  l'homme  orgueilleux,  qui  n'a  pas  voulu  se  soumettre  à 
Dieu,  soit  maintenant  soumis  à  la  créature.  «  Attendre  de  cet 
extérieur  le  secours  est  être  superstitieux,  ne  pas  vouloir  le 
joindre  à  l'intérieur  est  être  superbe  ^.  » 

Nous  y  confirme.  —  Son  action  sur  l'esprit  consiste  à  trans- 
former la  vision  lente,  fragmentaire,  incomplète  des  détails  en 
une  intuition  synthétique  de  l'ensemble.  La  raison  ne  considère 
qu'une  preuve  à  la  fois,  à  les  suivre  les  unes  après  les  autres,  elle 
s'assoupit  et  quand  elle  les  a  toutes  examinées  elle  les  oublie, 
si  bien  qu'une  heure  après  sa  démonstration  elle  craint  de 
s'être  trompée. 

La  coutume  lui  vient  en  aide.  Elle  lui  facihte  le  passage  d'une 
preuve  à  l'autre  ;  il  devient  si  rapide  qu'on  ne  l'aperçoit  plus 
et  que  l'ensemble  des  démonstrations  se  présente  bientôt  à  la 
fois  sous  un  même  regard.  De  même  que  par  l'effet  de  l'habi- 
tude les  démonstrations  géométriques  deviennent  des  senti- 
ments, ainsi  les  preuves  de  la  rehgion  deviennent  aussi  des 
sentiments  ^  C'est  l'effet  d'une  coutume  purement  intellec- 
tuelle. Mais  l'habitude  agit  également  sur  chacune  de  nos 
facultés,  elle  les  teint  de  notre  créance.  L'imagination  se  remplit 

*  250.  —  *  Nous  prenons  ce  terme  au  sens  d'inluilion,  comme   nous  l'Evors 
expliqué  à  propos  de  la  connaissance  naturelle. 


JÉSUS-CHRIST    VÉRITABLE    DIEU    DES    HOMMES  129 

d'un  monde  d'objets  religieux  ;  la  volonté  éprouve  des  émo- 
tions appropriées  aux  personnes  et  aux  choses  présentées  par 
l'imagination  et  par  les  sens  ;  le  corps  lui-même  se  plie  aux 
signes  de  croix,  aux  génuflexions  ;  et  ces  gestes  éveillent  des 
images,  et  ces  images  éveillent  des  actions  et  des  pensées  cor- 
respondantes ^. 


CHAPITRE    DEUXIÈME 

Jésus-Christ    véritable    Dieu    des    Hommes. 

La  plupart  des  hommes  n'ont  de  Dieu  qu'une  connaissance  spontanée, 
quasi  instinctive,  rudimentaire.  Une  connaissance  scientifique  basée  sur 
des  preuves  solides  leur  fait  généralement  défaut,  et  ceux  qui  le  possèdent 
sont  impuissants  à  mettre  leurs  convictions  en  pratique.  Dieu  est  p3u  connu,, 
et  il  est  encore  moins  aimé.  Cette  impuissance  à  servir  Dieu  îunt  à  une 
cause  unique  :  la  concupiscence.  Vhomme  n^aime  que  soi;  ac  son  être,  il 
aime  surtout  le  corps,  et  Vesclavage  où  les  sens  réduisent  sa  pensée  le  rend 
incapable  d'étudier  les  choses  divines.  L'esprit  et  le  cœur  sont  malades. 
L'un  est  incapable,  et  Vautre  est  indigne  de  Dieu.  D'ailleurs,  aurions- 
nous  sur  Dieu  des  lumières  éclatantes,  que  nous  n'en  serions  pas  avancés 
pour  notre  salut.  De  tous  les  esprits  et  de  toutes  les  pensées  ensemble^  on 
ne  saurait  tirer  un  mouvement  de  charité,  indispensable  pour  entrer  au 
ciel  :  c'est  d'un  autre  ordre,  surnaturel. 

Que  faut- il  donc  à  l'homme  pour  forcer  les  portes  du  paradis  ?  Un 
Rédempteur  et  un  Médiateur.  Il  rachètera  son  péché,  et  le  guérira  de  la 
concupiscence.  —  Il  sera  pour  lui  un  Maître  adapté  à  sa  faiblesse,  à  la  fois 
obscur  et  plein  d'éclat  ;  obscur,  pour  lui  faire  sentir  son  indignité,  éclatant, 
pour  lui  faire  entendre  sa  grandeur.  Il  lui  donnera  cette  grâce  sans  laquelle 
le  cœur  de  l'homme  ne  saurait  croire  d'une  façon  utile  au  salut. 

Ce  rédempteur  de  nos  péchés,  ce  médiateur  qui  apporte  du  ciel  la  lumière 
et  le  pardon,  peut  y  présenter  nos  souffrances,  et  les  faire  agréer  en  les 
unissant  aux  siennes,  c'est  Jésus-Christ.  Sans  lui,  il  nous  est  impossible 
de  connaître  Dieu  pour  l'aimer,  par  lui,  nous  le  pouvons. 

I.    Sans    Jésus-Christ, 
il  faut   que  l'homirte    soit   dans  le  vice   et   la   misère. 

Les  hommes  se  haïssent.  —  «  Hors  de  lui,  il  n'y  a  que  vice, 
erreur,  ténèbres,  mort,  désespoir  ».  Sans  Jésus-Cbrist  le  monde 

1  252. 

LAHORGUE   :    LE    RÉALISME    DE    PASCAL  9 


130  l'apologétique 

ne  subsisterait  pas,  car  il  faudrait  ou  qu'il  fut  détruit  ou  qu'il 
fut  comme  un  enfer,  détruit,  parce  que  la  justice  de  Dieu  ne 
saurait  supporter  la  haine  des  hommes  ;  un  enfer  ^,  car  au  fond 
les  hommes  ne  peuvent  être  heureux  qu'en  leur  Créateur. 

Ils  ne  peuvent  mériter  la  charité.  —  Dieu  voulant  laisser 
subsister  le  monde  nous  envoie  un  Médiateur.  Lui  seul  pouvait 
changer  nos  cœurs.  Pour  mériter  notre  conversion  e'.  notre 
salut,  il  faudrait  aimer  Dieu.  Mais  j'ai  donné  aux  créatures,  au 
monde,  à  moi-même,  un  cœur  fait  par  vous.  Rien  par  consé- 
quent, ni  mes  pères,  ni  mes  œuvres  ne  vous  obligent  à  m'ac- 
corder  quelque  chose,  et  je  n'attends  rien  de  votre  miséri- 
corde !  Aussi,  la  conversion  des  païens  était-elle  réservée  à 
la  grâce  du  Messie.  Lui  seul  «  devait  produire  un  grand  peuple, 
élu,  saint  et  choisi  ;  le  conduire,  le  nourrir,  l'introduire  dans  le 
lieu  de  repos  et  de  sainteté  ;  le  rendre  saint  à  Dieu  ;  en  faire  le 
temple  de  Dieu,  le  réconciher  à  Dieu,  le  sauver  de  la  colère  de 
Dieu,  le  délivrer  de  la  servitude  du  péché  ^  ».  Le  monde  n'avait 
pas  connu  Dieu,  Jésus-Christ  l'avait  connu  et  il  le  fait  trouver 
par  les  voies  de  l'Évangile. 


II.     Tous   peuvent    être    sauvés. 

Sa  croix  mérite  la  grâce.  —  En  effet,  par  sa  croix,  il  mérite 
la  grâce  et  il  l'offre  à  tous  leshommes.  Jésus-Christ  est  l'auteur 
de  cette  grâce  rédemptrice  et  illuminatrice  qui  efface  les 
péchés,  donne  au  cœur  la  foi  et  la  charité.  Sa  croix  nous  la 
mérite.  Cette  religion,  si  grande  en  sagesse  et  en  signes  déclare 
réprouver  tout  cela  pour  ne  garder  que  la  croix  et  la  folie  ^. 
Ce  qui  fait  croire,  c'est  la  croix.  Si  la  foi  était  un  don  du  rai- 
sonnement ou  de  nos  mérites,  la  gloire  nous  en  reviendrait,  et 
la  Passion  aurait  été  inutile,  mais  elle  est  un  don  de  Dieu,  par 
Jésus-Christ  «  ne  evacuata  sit  crux  *  ».  Par  elle,  l'esprit  de  Dieu 
f  e  répand  sur  nous,  et,  selon  la  parole  du  prophète  :  les  fils  et 
les  filles  de  l'Église  prophétisent  à  leur  tour  ^. 

L'union  à  Lui. — Sous  l'action  de  la  grâce,  notre  vie  s'élève  ; 
elle  devient  la  vie  du  Christ  et  du  même  coup, nous  redevenons 

»  p.  60,  II,  766,  769.  —  *  546.  —  »  587.  —  *  588.  —  »  287. 


JÉSUS-CHRIST    VÉRITABLE    DIEU    DES    HOMMES  131 

capables  de  Dieu  et  dignes  de  Lui.  La  charité  du  Christ  nous 
enveloppe,  nous  serre,  nous  pénètre  et  le  fait  s'identifier  avec 
nous.  Sa  Providence  dirige  la  vie  de  ses  fils.  Laisse-moi,  dit-il, 
te  conduire  à  mes  règles.  Vois  comme  j'ai  bien  conduit  la  Vierge 
et  les  Saints  qui  m'ont  laissé  agir  en  eux.  Ne  crains  point. 
Ma  direction  est  bonne  et  sûre,  puisque  le  Père  aime  tout  ce 
que  je  fais. 

Constante.  —  Son  amour  ne  nous  abandonne  jamais.  Les 
ténèbres  entreraient  dans  la  salle,  si  le  soleil  s'échpsait,  le 
péché  souillerait  l'âme  si  la  grâce  de  Dieu  ne  s'y  infusait  conti- 
nuellement. Jésus-Christ  l'y  entretient  toujours.  Je  te  suis 
présent  par  mes  paroles  dans  l'Écriture,  par  mon  esprit  dans 
l'église  et  parles  inspirations,  par  ma  puissance  dans  les  prêtres, 
et  par  ma  prière  dans  les  fidèles.  Il  vit  en  nous  et  opère  en 
nous  tout  ce  qui  arrive.  Ne  te  préoccupe  pas  de  l'avenir,  c'est 
me  tenter  plus  que  t'éprouver  que  de  penser  si  tu  ferais  bien 
telle  chose  absente  :  je  la  ferai  en  toi  si  elle  arrive.  Ne  te  préoc- 
cupe pas  de  ta  conversion,  c'est  mon  affaire.  Accomplis  les 
petites  choses  comme  les  grandes  à  cause  de  la  majesté  divine 
qui  les  fait  en  toi  et  qui  vit  de  ta  vie.  Fais  les  grandes  comme 
faciles  et  aisées  à  cause  de  ma  toute-puissance  qui  les  opère  en 
ton  âme. 

Parce  qu'il  vit  notre  vie, il  souffre  aussi  avec  nous.  Il  sera  en 
agonie  jusqu'à  la  fin  du  monde,  souffrant  dans  les  hommes  qui 
composent  son  corps  mystique. 

Elle  est  offerte  à  tous.  —  La  grâce  de  Jésus-Christ  est  pro- 
posée à  tous  les  hommes.  Sa  charité  et  son  œuvre  veulent 
atteindre  le  monde  entier.  Moïse  est  venu  pour  un  peuple, 
Jésus-Chr'st  est  né  pour  tous.  Les  Juifs  sont  bénis  en  Abraham, 
toutes  les  nations  sont  bénies  en  sa  semence;  la  loi  a  été  donnée 
aux  Juifs  et  à  cause  de  ce  bienfait  il  est  écrit  :  a  non  fecit  taliter 
omni  nationi  ».  L'Église  n'offre  le  sacrifice  de  la  Messe  que 
pour  les  fidèles,  Jésus  a  offert  celui  de  la  Croix  pour  tous  les 
hommes. 

Même  aux  pécheurs.  —  Son  amour  embrasse  même  les 
pécheurs.  Loin  de  se  renfermer  dans  les  bornes  de  sa  famille  et 
de  ses  proches, il  se  répand  sur  ses  ennemis  et  puis  sur  ceux  de 


132  l'apologétique 

Dieu  ^.  Il  est  plus  grand  que^celui  de  nos  amis.  «  Je  te  suis 
plus  un  ami  que  tel  et  tel;  car  j'ai  fait  pour  toi  plus  qu'eux,  et  ils 
ne  souffriraient  pas  ce  que  j'ai  souffert  de  toi  et  ne  mourraient 
pas  pour  toi  dans  le  temps  de  tes  infidélités  et  cruautés,  comrce 
j'ai  fait  et  comme  je  suis  prêt  à  faire  et  fais  dans  mes  élu8 
et  au  Saint -Sacrement  ».  Cet  amour  l'emporte  même  sur  notre 
attachement  au  péché.  Je  t'aime  plus  ardemment  que  tu  n'as 
aimé  tes  souillures  ^, 

Aussi,  Jésus-Christ  est-il  le  rédempteur  de  tous  autant  qu'il 
est  en  lui.  «  Ceux  qui  mourront  en  chemin,  c'est  leur  malheur, 
mais  quant  à  lui,  il  leur  offrait  rédemption  ^.  » 

S'il  ne  les  sauve  pas  tous,  c'est  qu'il  respecte  la  liberté  des 
hommes. 

III.    Gomment    Jésus-Christ   nous   fait-il   connaître   Dieu  ? 
A.    Sa   grâce   agit   d'abord   sur   la  volonté. 

Il  inspire  la  «  modestie  ».  —  Nous  l'avons  déjà  vu,  tandis  que 
les  vérités  humaines  entrent  de  l'intelligence  dans  le  cœur,  les 
vérités  divir  .s  pénètrent  du  cœur  dans  l'intelligence,  en  sorte 
que  la  charité  est  le  chemin  de  la  vérité.  La  grâce  purifie  le  cœur 
de  ses  «  sales  attachements  »,  et  surtout  de  l'attachement  à 
nous-mêmes.  Par  une  présomption  insensée,  l'homme  a  voulu 
s'égaler  à  Dieu,  et  trouver  en  soi  son  bonheur  ;  comme  Dieu, 
il  s'est  fait  le  centre  du  monde.  La  grâce  humilie  cette  superbe, 
mais  non  pas  jusqu'au  désespoir.  Elle  inspire  des  mouvements 
de  pénitence  pour  le  mener  à  la  grandeur. 

Jésus-Christ  maintient  l'homme  dans  ce  milieu,  et  par  ce 
qu'il  lui  révèle  directement  de  sa  misère  et  de  sa  dignité,  et  par 
la  manière  de  lui  donner  sa  religion.  Le  clair-obscur  de  sa  révé- 
lation fournit  au  cœur  matière  de  s'humiher  et  d'espérer. 

Par  la  révélation  de  notre  misère.  —  Par  le  mépris  et  la  haine 
de  nous-mêmes,  le  Rédempteur  veut  nous  conduire  à  l'estime 
et  à  l'amour  de  Dieu,  (c  Ceux  qui  ont  connu  Dieu  sans  connaîtra 
leur  misère  ne  l'ont  pas  glorifié,  mais  s'en  sont  glorifiés  *.  » 
Quod  curiositate  cognoçeruntsuperbiœamiserunt^.M'disceux  qui 
connaissent  Jésus-Christ,  connaissent  en  même  temps  leur 
misère,  car«  ce  Dieu-là  n'est  autre  chose  que  le  Réparateur  de 

»  767.  —  2  553.  —  3  781.  —  *  547.  —  •  543. 


< 


JÉSUS-CHRIST    VÉRITABLE    DIEU     DES    HOMMES  133 

notre  misère  ^  ».  Nous  ne  nous  connaissons  que  par  lui.  Il  n'a 
fait  autre  chose  qu'apprendre  aux  hommes  qu'ils  étaient 
esclaves,  malades,  malheureux,  pécheurs. 

Et  de  notre  grandeur.  —  Un  tableau  aussi  sombre  pourrait 
nous  pousser  au  désespoir,  si  nous  ne  connaissions  en  môme 
temps  le  réparateur  de  nos  maux.  Mais  les  pécheurs  auprès  de 
Jésus-Christ,  sont  au  milieu,  entre  la  présomption  et  le  déses- 
poir, dans  la  confiance  et  l'humilité.  Ils  ne  sont  pas  éloignés 
de  Dieu,  mais  approchés.  Parce  qu'ils  se  connaissent  bi.on  en 
connaissant  Jésus-Christ,  Dieu  leur  pardonne  et  les  guérit.  Les 
philosophes  qui  ont  connu  Dieu  sans  Jésus-Christ  se  sont 
éloignés  de  Lui  ;  non  seulement  ils  n'ont  pas  été  guéris,  mais 
leur  mal  s'est  aggravé.  Quo  quisquam  optimus  est^  pessimiis,  si 
hoc  ipsum^  quod  optimus  est^  sihi  adscrihat  ^.  Leur  science  les 
rend  plus  coupables  puisqu'ils  s'en  font  une  idole. 

Par  sa  manière  claire  et  obscure  d'enseigner.  —  Jésus-Christ, 
par  sa  façon  même  d'enseigner  et  de  se  révéler,  maintient  ses 
disciples  au  milieu.  La  clarté  nous  pousse  à  la  superbe  en  nous 
donnant  l'impression  d'une  victoire  facile  sur  l'ignorance  ; 
l'obscurité  nous  porte  au  découragement  et  à  la  paresse.  Pour 
nous  maintenir  dans  le  juste  milieu,  le  Maître  nous  maintient 
dans  le  clair-obscur,  il  fait  voir  quelque  chose  et  non  pas  tout. 
Jésus-Christ,  soit  qu'il  se  révèle  lui-même,  soit  qu'il  parle  de 
son  Père,  nous  inspire  toujours  l'humilité  confiante.  Il  est 
vraiment  le  Dieu  des  hommes.  Plein  d'éclat  et  d'obscurité  il 
favorise  notre  espérance  et  notre  humilité.  «  Jamais  homme  n'a 
eu  tant  d'éclat,  jamais  homme  n'a  eu  plus  d'ignominie.  Tout 
cet  éclat  n'a  servi  qu'à  nous,  pour  nous  le  rendre  reconnais- 
sable;  et  il  n'a  rien  eu  pour  lui.  »  Des  trois  grandeurs,  celle  des 
corps,  celle  des  esprits,  celle  de  la  charité,  Jésus  n'a  gardé  que 
la  dernière  ^. 

La  source  de  ces  contrariétés  est  dans  les  deux  natures  du 
Christ  et  dans  ses  deux  avènements.  La  nature  humaine  nous 
offre  un  Dieu  humilié  jusqu'à  la  m^ort  de  la  croix;  la  nature 
divine  nous  révèle  un  Messie  triomphant  de  la  mort  par  sa  mort 
même  ^.  Aucune  de  ces  deux  choses  ne  se  trouve  exclusive- 
ment dans  la  himière  ou  les  ténèbres,  mais  chacune  se  trouve 

»  547.  —  *  549.  —  »  792,  793.  —  <  765. 


134  l'apologétique 

dans  un  tel  état  de  clarté  et  d'obscurité  que  l'Église  a  eu  autant 
de  peine  à  montrer  qu'il  était  homme  qu'à  montrer  qu'il  était 
Dieu  1. 

De  se  révéler,  —  Jésus-Christ  est  caché  dans  l'Écriture  qui 
l'annonce.  «  Les  prophéties  citées  dans  l'Évangile,  vous  croyez 
qu'elles  sont  rapportées  pour  vous  faire  croire  ?  Non,  c'est 
pour  vous  éloigner  de  croire  ^.  »  Dieu  permet  que  vos  mauvaises 
dispositions  trouvent  dans  leur  obscurité  un  sujet  de  scandale» 
«  Tout  tourne  en  bien  pour  les  élus,  jusqu'aux  obscurités  de 
l'Écriture  ;  car  ils  les  honorent,  à  cause  des  clartés  divines» 
Et  tout  tourne  en  mal  pour  les  autres,  jusqu'aux  clartés  ;  car 
ils  les  blasphèment,  à  cause  des  obscurités  qu'ils  n'entendent 
pas  3.  » 

Jésus-Christ  est  caché  dans  son  premier  avènement.  Que 
disent  les  prophètes  à  son  sujet  ?  Qu'il  sera  évidemment  Dieu  ? 
—  Non,  mais  qu'il  sera  un  Dieu  évidemment  caché*.  Il  est 
obscur  dans  sa  personne  et  dans  son  œuvre.  «  De  trente-trois 
ans,  il  en  vit  trente  sans  paraître.  Dans  trois  ans,  il  passe  pour 
un  imposteur  ;  les  prêtres  et  les  principaux  le  rejettent  ;  ses  amis 
et  ses  plus  proches  le  méprisent.  Enfin  il  meurt  trahi  par  un  des 
siens,  renié  par  l'autre  et  abandonné  par  tous  ^»  Comme  Jésus- 
Christ  est  demeuré  inconnu  parmi  les  hommes,  ainsi  sa  vérité 
demeure  parmi  les  opinions  communes  sans  différence  à  l'exté- 
rieur. Ses  disciples  demeurent  inconnus  ou  obscurs  parmi 
les  autres  hommes.»  Je  m'en  suis  réservé  sept  mille.  J'aime  les 
adorateurs  inconnus  au  monde,  et  aux  prophètes  eux-mêmes  ^  i^ 
Cette  obscurité  enfin,  il  l'a  poussée  jusqu'à  l'ignominie  ne 
voulant  pas  être  tué  sans  les  formes  de  la  justice,  car  il  est 
plus  ignominieux  de  mourir  par  justice  que  dans  une  sédition 
injuste  '. 

Jésus-Christ  se  révèle.  «  Quel  homme  eût  jamais  plus  d'éclat. 
Le  peuple  Juif  tout  entier  le  prédit  avant  sa  venue.  Le  peuple 
gentil  l'adore  après  sa  venue.  Les  deux  peuples,  gentil  et  juif, 
le  regardent  comme  leur  centre^. ^Ceux-là  seuls  le  découvrent 
qui  sondent  les  Écritures  ^.  Il  se  montre  dans  les  mystères  de 
son  humanité  et  de  l'Eucharistie.  Les  chrétiens  hérétiques  l'ont 
connu  à  travers  son  humanité  et  adorent  Jésus-Christ,  Dieu  et 

1  764.  —  2  568.  —  '  575.  —  *  p.  214.  —  »  792.  —  «  788.  —  »  790.  —  »  792.  — 
•757. 


JÉSUS-CHRIST    VÉRITABLE    DIEU    DES    HOMMES  135 

homme.  Mais  de  le  reconnaître  sous  les  espèces  du  pain,  c'est 
le  propre  des  seuls  catholiques.  Il  n'y  a  que  nous,  que 
Dieu  éclaire  jusque-là.  Rendons-lui  des  grâces  infinies,  de  ce 
que  s'étant  caché  en  toutes  choses  pour  les  autres,  il  s'est 
découvert  en  toutes  choses  et  en  tant  de  manières  pour 
nous  ^ 

Sa  rehgion,  comme  sa  personne, participe  de  ce  clair-obscur. 
Ses  preuves  sont  persuasives,  sans  être  contraignantes.  Elles 
enseignent  ces  deux  vérités  que  l'homme  est  capable  de  Dieu 
et  indigne  de  Lui.  Aussi,  lui  ofîre-t-elle  dans  sa  doctrine  des 
motifs  d'espérer  et  dans  ses  mystères  l'oecasion  de  s'humiher. 
La  vraie  religion  est  cachée  par  le  fait  qu'il  y  a  plusieurs  reli- 
gions, et  par  le  fait  aussi  que  les  autres  ont  des  martyrs.  Si 
Dieu  n'eût  permis  qu'une  seule  rehgion,  elle  eût  été  trop  recon- 
naissable. 

Mais  elle  a  aussi  des  preuves  sohdes.  Une  des  confusions  des 
damnés  sera  de  s'entendre  condamner  par  cette  raison  au  nom 
de  laquelle  ils  ont  prétendu  condamner  la  rehgion  chrétienne» 

B.    Jésus- Christ   est   le    médecin   de  la  volonté  ; 
il   est   aussi   le   Maître   de   l'intelligence. 

L'homme  éprouve  de  la  difficulté  à  connaître  les  vérités 
même  d'ordre  naturel.  Nous  l'avons  vu  impuissant  à  dépasser 
les  apparences,  les  vérités  premières  et  d'ordre  général,  impuis- 
sant à  se  connaître  lui-m.ême.  Avant  Jésus-Christ,  les  hommes 
ne  savaient  pas  s'ils  étaient  grands  ou  petits  et  ceux  qui  ont 
dit  l'un  ou  l'autre  l'ont  deviné  par  hasard.  Ils  se  sont  même 
toujours  trompés  en  excluant  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux 
vérités. 

II  nous  donne  en  lui-même  des  preuves  de  Dieu.  —  Leur  igno- 
rance était  plus  grande  encore  à  l'égard  de  Dieu.  On  n'avait  pas 
de  son  existence  des  preuves,  ou  satisfaisantes  ou  constantes. 
Une  démonstration  scientifique  manquait  à  la  plupart.  Ils 
s'arrêtaient  à  la  connaissance  spontanée,  confuse,  suffisante 
pour  débuter  dans  la  vie  morale,  insuffisante  pour  y  persévérer, 
lorsque  les  passions  viennent  obscurcir  l'intelhgence.  Il  fau- 

*pp.  214-215. 


136  l'apologétique 

drait  alors  des  preuves  solides  et  palpables,  qui  empêchent  de 
se  tourner  vers  les  créatures.  Jésus-Christ  les  donne.  Il  prend 
l'âme  au  degré  le  plus  bas  de  la  connaissance  religieuse.  Par 
l'instinct  intellectuel,  confusément  et  spontanément,  elle  sait 
que  Dieu  existe  et  que  sa  Providence  s'étend  à  tous  les  hommes. 
Jésus-Christ  alors,  enseigne  à  cette  âme  la  vérité  sur  Dieu  et 
même  sur  toute  vérité.  Sa  connaissance  est  en  partie  directe, 
car  le  Maître  l'aide  à  trouver  elle-même  la  vérité;  et  en  partie 
indirecte,  puisqu'elle  est  basée  sur  l'autorité  ;  mais  elle  est 
solide  comme  cette  autorité,  étendue  comme  sa  révélation.  Le 
monde  n'a  pas  connu  Dieu,  mais  moi,  je  l'ai  connu  Père 
Saint,  et  il  l'a  fait  connaître,  et  par  là,  nous  avons  tous  la 
vie.  «  Cette  est  la  vie  éternelle,  qu'il  te  connaissent  seul  vrai 
Dieu,  et  c.dui  que  tu  as  envoyé,  Jésus-Christ  ^  » 

Ce  qui  nous  reste  des  «  Pensées  »  et  des  «  opuscules  »  de  Pas- 
cal ne  nous  fournit  pas  de  longs  développements  sur  Dieu,  ses 
attributs,  sa  Providence.  Pascal  dans  les  a  Pensées  »  amène 
l'indifférent  au  seuil  de  l'Église,  et  s'il  s'en  remet  à  elle  des 
soins  de  l'instruire,  et  dans  les  «  Opuscules  »,  il  fait  de  la  morale, 
de  la  mystique,  mais  peu  de  théologie  dogmatique.  Il  nous 
donne  plus  de  détails  sur  la  révélation  du  Bien  et  du  Vrai  par 
Jésus-Christ. 

Ses  exemples  nous  montrent  où  est  le  bien  et  le  vrai. —  Le 

Messie  nous  fait  connaître  où  est  le  vrai  bien.  Sa  vie  et  ses 
exemples  nous  sont  une  leçon.  Il  est  le  modèle  de  toutes  les 
conditions  pour  mener  les  hommes  à  Dieu.  Ce  qui  est  arrivé  en 
Jésus-Christ  doit  arriver  en  tous  les  hommes,  et  l'imiter  c'est 
pratiquer  te  bien  puisqu'il  n'y  a  de  bon  que  le  chemin  du 
Ciel,  l'imitation  de  Jésus-Christ  humble,  charitable,  souffrant. 
Ne  jugeons  pas  des  choses  indépendamment  du  rapport 
qu'elles  ont  avec  Dieu.  Tout  doit  y  conduire,  les  maux  eux- 
mêmes.  Le  Père  a  voulu  la  passion  de  son  fds,  il  veut  aussi  la 
nôtre,  avant  de  nous  glorifier.  L'explication  de  nos  souffrances 
et  de  la  consolation  n'est  à  chercher  ni  auprès  des  créatures 
inanimées,  ni  auprès  des  hommes.  La  cause  des  accidents  que 
nous  appelons  maladies  n'est  pas  ici-bas  ;  la  Providence  de 
Dieu  en  est  l'unique  et  véritable  cause.  Il  faut  donc  remonter 
jusqu'à  l'origine  pour  trouver  un  solide  allégement.  Là,  nous 

1  p.  142. 


LES    PREUVES    DE    JÉSUS-CHRIST  137 

verrons  que  la  volonté  de  Dieu  sainte,  quoique  impénétrable, 
conduit  tout  au  bien  de  son  Église  et  de  ses  élus,  il  veut  que  les 
souffrances  nous  unissent  au  sacrifice  du  Christ,  pour  nous 
détacher  du  corps  et  de  la  concupiscence  ^. 

Vouloir  juger  sans  tenir  compte  des  desseins  de  Dieu,  c'est 
vouloir  être  Dieu  soi-même.  Seule,  la  sagesse  divine  peut  juger 
des  choses  en  ne  consultant  que  soi.  Tous  les  autres  doivent 
tenir  compte  des  lois  posées  par  le  Souverain  du  monde.  Les 
négliger, c'est  néghger  Dieu;  ne  consulter  que  soi,  c'est  s'égaler 
à  Dieu.  Ainsi  firent  nos  premiers  parents.  Eritis  sicut  dii, 
scientes  boniim  et  malum.  Ainsi  font  ceux  qui  déclarent  caté- 
goriquement et  sans  appel  :  cela  est  bon,  cela  est  mauvais  ; 
de  même  ceux  qui  s'affligent  ou  se  réjouissent  trop  des  évé- 
nements. 

La  vie  de  Jésus-Christ  est  la  norme  du  bien.  Elle  a  pour 
but  de  rendre  les  hommes  bons  et  heureux,  elle  est  la  cause 
exemplaire  et  efficace  de  tout  bien.  En  Jésus-Christ  est  notre 
vertu  et  notre  félicité  ^, 


CHAPITRE    TROISIÈME 

Les    Preuves    de    Jésus-Ghxist 
Xi 'Immanence  de  la  Foi  et  les  Preuves  subjectives. 

Uhomme  ne  saurait  par  ses  seules  forces  conquérir  ni  la  vérité  ni  le 
bonheur.  La  terre  est  un  enfer  douloureux  et  ténébreux  :  sans  Jésus-Christ, 
elle  serait  inhabitable.  Par  lui^  le  ciel  redevient  clément,  la  lumière  brille 
dans  les  ténèbres  et  la  vie  ranime  les  cœurs.  Son  action  se  continue  à  travers 
les  siècles  par  la  religion  chrétienne.  En  Jésus-Christ  et  dans  VÉglise, 
nous  avons  des  preuves  solides  et  palpables  de  tout  ce  qu^il  nous  importe 
de  savoir,  notre  origine  heureuse  tout  d^abord,  viciée  ensuite  par  le  péché 
et  notre  destinée  ramenée  à  sa  fin  première  par  le  Médiateur. 

Tout  repose  sur  lui  mais  lui-même  sur  quoi  repose-t-il  ?  Quelles  preuves 
uvons-nous  de  sa  mission  ?  Au  nom  de  qui  réclame-t-il  notre  créance  ? 
Tout  d^ abord  au  nom  de  notre  cœur  lui-même.  «  Si  quelqu'un  a  soif  qu'il 
vienne  à  moi  et  qu'il  boive,  »  dit  le  Maître.  Et  nous  sommes  brûlés  d'une 
telle  soif  qu'aucune  des  eaux  amères  contenues  dans  nos  citernes  ne  saurait 
étancher.  Il  dit  encore  :  venez  à  moi,  vous  tous  qui  êtes  fatigués  ou  accablés, 

»  p.  97.  —  «  577.  —  '  546. 


138  l'apologétique 

je  vous  soulagerai.  Qui  n'éprouve  cette  fatigue  et  cet  accablement  sous  le 
poids  de  fautes  et  d'habitudes  vicieuses^  dont  il  nous  est  impossible  de  nous 
débarrasser  ?  Mieux  nous  nous  connaîtrons  et  plus  nous  serons  attirés  vers 
le  Médecin.  Cest  pourquoi  toute  apologétique  doit  commencer  par  V étude 
de  notre  cœur  et  de  ses  aspirations. 

Place  du  «  Moi  »  dans  les  «  Pensées  ».  —  Le  «  Moi  »  tient  une 
place  importante,  dans  les  «  Pensées  ».  Parce  qu'il  veut  se  faire 
le  centre  de  tout,  ce  moi  haïssable  devient  l'objet  constant  des 
attaques  de  Pascal.  Il  n'est  jamais  assez  mort,  peut-on  dire  ; 
aussi  ne  se  lasse-t-il  jamais  de  le  combattre. 

Même  converti  ce  «  Moi  »  obsède  l'esprit  de  Pascal,  et  il  le 
force  à  partir  de  lui  pour  remonter  jusqu'à  Dieu,  à  travers  les 
scories  du  «  figmentum  malurn  ».  Les  mots,  les  arguments,  les 
théories  nous  rappellent  à  chaque  instant  que  l'auteur  est  con- 
centré sur  son  âme.  Le  «  Moi  »  se  venge  de  son  détracteur  en 
l'obligeant  à  s'occuper  de  lui,  quand  même.  Les  termes  de  cœur, 
sentiment,  essentiellement  subjectifs,  nous  obligent  à  des 
retours  sur  nous.  Quand  il  veut  prouver  la  vérité  de  la  rehgion, 
l'apologiste  nous  avertit  qu'elle  est  comme  préfigurée  au  fond  de 
notre  cœur  et  de  notre  esprit  ;  un  gouffre  infini  y  reste  béant, 
et  Dieu  seul  peut  le  remplir;  l'essentielle  et  substantielle  vérité 
peut  seule  répondre  à  notre  ardent  désir  de  pleine  lumière. 
Enfin,  ses  théories  les  plus  chères  ramènent  Pascal  au  dedans 
de  lui-même  pour  y  adorer  Dieu.  S'il  est  une  théorie  qui  ait  eu 
de  l'empire  sur  son  génie  c'est  celle  du  corps  mystique.  ^J£| 


Théorie  du  corps  mystique  :  Dieu  en  nous.  —  Nous  sommes 
membres  d'un  corps,  dont  Jésus-Christ  est  l'âme  ;  et  comme 
l'âme  est  dans  chaque  partie  du  corps.  Dieu  est  en  chacun  de 
nous,  plus  que  nous-mêmes.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  tant  le 
chercher  au  dehors  puisqu'il  est  si  près  de  nous  «  in  ipso  çivi- 
muSj  mopemur  et  sumus  »  disait  l'apôtre. 

Descartes  a  fait  sortir  toute  une  philosophie  de  l'étude  du 
«  cogito  ».  Il  lui  a  suffit  d'étudier  sa  propre  pensée  pour  édifier 
un  système.  Pascal  serait-il  jaloux  des  lauriers  de  son  contem- 
porain et  voudrait-il  faire  sortir  toute  une  rehgion  d'une  étude 
du  cœur  ? 

Dieu  ne  se  communique  pas  directement  à  tous.  —  Au  nom 

même  de  ses  principes  mystiques,  Pascal  ne  pouvait  former  un 


LES    PREUVES    DE    JÉSUS-CHRIST  139 

tel  dessein,  Dieu  est  bien  en  nous  tous,  mais  il  ne  se  commu- 
nique pas  à  tous  de  la  même  manière.  Certains  membres  sont 
morts  et  séparés  de  sa  grâce.  Les  pécheurs  auront  beau  scruter, 
leur  conscience,  ils  n'y  trouveront  qu'une  capacité  vide  de  Dieu 
un  besoin  de  Lui,  mais  aussi  une  impuissance  à  le  connaître, 
tant  qu'il  ne  daignera  pas  se  montrer. 

Ni  toujours.  —  Lorsque  ce  jour  viendra,  jour  de  vie  nouvelle 
où  ils  seront  rendus  participant  de  la  nature  Divine,  alors 
même  ils  devront  se  souvenir  qu'ils  sont  des  membres.  A 
ceux-ci  l'influx  vital  n'est  pas  communiqué  directement  par 
l'âme,  il  descend  aux  membres  inférieurs  par  l'intermédiaire 
de  la  tête.  La  tête  c'est  la  hiérarchie,  le  Pape.  «  Je  ne  me 
séparerai  jamais  de  sa  communion  ^.  »  Aussi  l'homme  est-il 
agité  par  deux  mouvements  qui  semblent  se  combattre  et  qui 
en  réalité  se  complètent. 

La  vérité  vient  de  Dieu  et  des  hommes.  —  11  est  plein  de 
besoins  qui  le  jettent  dehors  et  l'obligent  d'aller  chercher  la 
vérité  et  le  bonheur  auprès  des  autres  membres;  et  après  cela, 
il  se  sent  reporté  vers  soi,  incapable  d'aimer  autre  chose  que 
lui-même,  et  dans  cet  amour  il  peut  parfois  reconnaître  l'amour 
de  l'âme  universelle  qui  réside  en  son  fond.  En  l'aimant  iî 
s'aime  lui-même.  Pour  connaître, l'homme  doit  donc  s'adresser 
à  la  fois  à  la  hiérarchie  et  à  Dieu. 

Nécessité  de  la  grâce  pour  croire.  —  Dans  cette  théorie,  Pas- 
cal met  surtout  en  relief  la  nécessité  de  la  vie  nouvelle  pour 
produire  les  actes  de  foi.  La  grâce  le  rend  membre  de  l'Éghse, 
capable  d'entendre  sa  prédication  et  d'y  donner  son  assenti- 
ment, d'une  manière  «utile  au  salut  ».  Sans  elle,  toute  sagesse 
doit  être  réputée  folle  ;  car  le  Dieu  des  Chrétiens  n'est  pas 
celui  des  philosophes  et  des  savants  mais  «  un  Dieu  sensible  au 
cœur  »,  que  la  grâce  incline  à  croire. 

En  aucun  moment,  il  ne  pourra  se  fier  à  ses  propres  forces 
pour  persévérer  dans  la  foi.  Nous  pouvons  bien  retenir  de- 
mémoire  une  leçon  de  Virgile,  mais  nous  ne  pouvons  pas  conti- 
nuer à  croire  sans  le  secours  de  Dieu.  Quand  la  vie  se  retire 
d'un  membre,  il  meurt,  quand  la  lumière  ne  pénètre  plus  dans 

»^.  219. 


140  .  l'apologétique 

un  appartement,  il  est  dans  les  ténèbres.  Ainsi  quand  l'esprit 
de  Dieu  n'est  plus  sur  les  hommes,  ils  cessent  d'être  ses  fils  et 
de  croire  en  lui. 

Ces  principes  ne  sont  pas  entièrement  ceux  desimmanentistes. 

—  De  là  il  nous  est  facile  de  conclure  que  la  méthode  apolo- 
gétique de  Pascal  ne  sera  pas  celle  de  l'immanence  absolue. 
Les  partisans  de  cette  dernière  tirent  tous  leurs  arguments,  en 
faveur  de  la  rehgion,  de  sa  conformité  avec  les  concepts  de 
notre  intelligence  et  les  désirs  de  notre  cœur  ;  ce  qui  ne  corres- 
pond pas  à  un  besoin  de  l'homme,  ce  qui  n'est  pas  appelé,  exigé 
par  sa  nature  ne  saurait  entrer  en  lui,  devenir  assimilable  et 
utile.  Pour  savoir  ce  qu'il  lui  faut,  il  n'est  donc  pas  expédient  de 
consulter  le  monde  extérieur,  où  les  thaumaturges  opèrent  des 
miracles,  et  où  les  prophètes  annoncent  l'avenir  ;  une  seule 
preuve  compte  :  La  religion  proposée  répond-elle  à  mes 
désirs  ?  Mon  esprit  réclame-t-il  la  lumière  de  ses  dogmes  et 
la  consolation  de  sa  morale  ?  Vient-elle  satisfaire  mes  désirs 
les  plus  nobles  ?  Celui  de  la  béatitude  pour  mon  âme,  inca- 
pable de  trouver  le  repos  dans  les  créatures;  celui  de  retrouver 
Dieu  perdu  ou  de  mieux  le  posséder  ^  ? 

Sa  doctrine  vient-elle  donner  une  solution  lumineuse  aux 
problèmes  qui  tiennent  son  esprit  angoissé  ?  Que  nous  apprend- 
elle  sur  notre  origine  et  notre  fm  ?  Aux  yeux  de  l'immanen- 
tiste  absolu  ces  questions  ont  seules  de  l'importance. 

Ils  posent  le  principe  suivant  :«  Ce  qui  ne  correspond  pas  à 
un  appel,  à  un  besoin,  ce  qui  n'a  pas  dans  l'homme  son  point 
d'attache  intérieur,  sa  préfiguration  ou  sa  pierre  d'attente,  ce 
qui  est  purement  et  simplement  du  dehors,  cela  ne  peut  ni 
pénétrer  sa  vie,  ni  informer  sa  pensée,  c'est  radicalement  ineffi- 
cace en  même  temps  qu'inassimilablc  ^  ». 

Ce  que  Pascal  en  retiendrait.  —  Ces  métaphores  de  «  préfigu- 
ration »,  de«  pierre  d'attente»  auraient  fait  sourire  Pascal  d'un 
sourire  de  complaisance.  Il  y  aurait  reconnu  ses  théories  exem- 
plaristes.  Il  a  dit  lui  aus^i  que  nous  portons  en  nous  un  modèle  de 
beauté  dont  nous  cherchons  une  copie  dans  le  grand  monde  ; 
elle  a  une  place  d'attente  dans  nos  cœurs  ^.  Ce  qui  est  fait  sur 
ce  modèle  nous  agrée  ;  le  reste  nous  demeure  indifférent. 

^  Cf.  Art.  Immanence,  col.  509  et  s.  dans  le   Dictionnaire  d' Apologétique.  — 
PiTiTOT,  Pascal,  pp.  207-209.  —  «  Cf.  Immanence,  col.  851.  —  »  p.  127. 


LES    PREUVES    DE    JÉSUS-CHRIST  141 

Ce  qu'il  rejetterait.  —  Il  n'aurait  pas  conclu  qu'une  religion 
est  fausse  du  moment  où  elle  ne  satisfait  pas  l'homme.  11  voit 
au  contraire  dans  l'indifférence  et  la  haine  de  beaucoup  à  l'égard 
du  christianisme  un  motif  de  l'embrasser.  Une  religion  acces- 
sible à  tous,  pécheurs  et  justes,  lui  paraîtrait  manquer  de 
justice  ;  un  Dieu  qui  veut  rendre  à  chacun  selon  ses  œuvres  ne 
doit  pas  se  révéler  aux  cœurs  mauvais,  aussi  leur  endurcis- 
sement est-il  un  argument  en  faveur  de  la  pureté  de  la  religion 
et  de  la  justice  de  Dieu. 

Le  christianisme  serait-il  passé  dans  les  habitudes  de  tous  les 
honnêtes  gens  que  Pascal  en  serait  peut-être  ébranlé,  mais  non 
convaincu.  Les  habiles  peuvent  faire  un  acte  de  foi  au  «  Credo  i^ 
et  cependant  ne  pas  être  chrétiens;  les  sages  peuvent  pratiquer 
au  moins  extérieurement,  beaucoup  de  vertus,  et  cependant 
rester  «  abominables  »  devant  Dieu.  La  religion  est  si  haute 
qu'aucun  de  nos  efforts  ne  saurait  y  atteindre  ;  elle  est  si 
ample  qu'elle  remplit  nos  aspirations  naturelles  mais  en  les 
débordant  encore.  C'est  que  son  Dieu  n'est  pas  celui  des 
savants  ni  celui  des  déistes  ;  il  n'est  pas  un  Dieu  que  l'on 
puisse  connaître  à  force  d'études  ni  honorer  par  la  multitude 
des  actes  ;  le  Dieu  des  chrétiens  est  un  Dieu  qui  remplit  l'âme 
d'humilité,  de  défiance,  de  haine  de  soi.  C'est  un  Dieu  qui  lui 
donne  l'amour  du  Dieu  infini  et  la  rend  incapable  de  tout 
autre  ;  c'est  un  Dieu  qui  lui  donne  la  certitude,  la  joie  et 
jusqu'aux  pleurs  de  joie. 

Le  cœur  humain  est  bien  capable  de  le  recevoir  s'il  descend, 
mais  il  ne  peut  monter  jusqu'à  son  trône.  Pour  cela,  il  doit 
devenir  participant  de  la  nature  divine,  et  s'élever  au-dessus  de 
toute  nature.  La  grâce  lui  est  donnée  dans  ce  but.  Elle  permet 
à  son  intelhgence  de  faire  un  acte  de  foi  «  utile  au  salut  »,  et 
à  son  cœur  d'aimer  Dieu  d'une  manière  qui  Lui  est  agréable. 

La  formule  de  rimmanentisme  pasealien.  —  Reprenant  le 
principe  de  tout  à  l'heure  :  ce  qai  ne  correspond  pas  à  un  besoin 
de  l'homme,  cela  ne  peut  entrer  en  lui  ;  Pascal  ajouterait  : 
cela  est  vrai  en  toute  hypothèse,  mais  il  est  également  vrai 
que  le  Créateur  garde  sa  toute-puissance  sur  le  cœur  humain. 
Il  peut  le  dilater  et  le  compléter,  lui  donner  de  nouveaux 
besoins  et  de  nouvelles  forces  pour  le  rendre  capable  de  le 


142  l'apologétique 

trouver  et  de  l'aimer  comme  on  ne  peut  le  faire  dans  aucune 
religion  naturelle. 

Dieu  ne  détruit  pas  la  nature.  —  Aussi  bien,  la  grâce  ne 
détruit-elle  pas  la  nature  humaine  ;  elle  l'élève  seulement  ;  en 
ce  nouvel  état,  nos  puissances  gardent  et  leurs  besoins  et  leurs 
méthodes.  La  raison,  en  particulier,  continue  ses  recherches 
dans  l'univers  parmi  les  phénomènes  de  la  nature  et  les  actions 
des  hommes,  elle  les  examine  selon  ses  principes  et  ne  donne 
son  assentiment  qu'aux  vérités  évidentes.  Gomme  Dieu  exerce 
son  action  en  chaque  âme,  il  l'exerce  aussi  dans  le  monde 
extérieur  et  par  là,  il  peut  manifester  ses  intentions  à  notre 
esprit.  Ses  miracles  sont  une  secousse  qui  ébranle  laa  machine  » 
et  un«  éclair  »  qui  montre  à  l'esprit  où  est  la  vraie  religion.  Ses 
prophéties  embrassent  toute  l'histoire  de  l'humanité  et  mani- 
festent à  l'intelligence  que  l'avènement  du  Christ  est  le  centre 
de  l'histoire.  Depuis  sa  mort  tout  prouve  qu'il  est  arrivé;  avant 
elle,  les  hommes  les  plus  religieux  l'attendent  comme  leur 
Sauveur. 

La  méthode  apologétique  de  Pascal  ne  se  confine  donc 
pas  dans  les  preuves  subjectives  ;  il  faut  renoncer  à  le  ranger 
parmi  les  immanentistes  absolus.  Il  ne  répudie  cependant  pas 
toute  méthode  d'immanence.  Il  nous  reste  à  exposer  son  sys- 
tème. L'étude  de  l'âme  humaine,  de  ses  aspirations  et  de  ses 
misères  y  tient  une  large  place  mais  elle  n'est  pas  prépondé- 
rante ;  elle  est  utile  aux  débutants  ^  mais  elle  ne  peut  les  mener 
qu'au  seuil  de  la  vérité,  quand  la  conscience  a  donné  du  res- 
pect pour  la  religion  et  fait  désirer  qu'elle  soit  vraie,  elle  doit 
passer  flambeau  à  la  raison;  celle-ci  introduiradans  le  vestibule 
de  la  foi  ;  les  preuves  subjectives  lui  donneront  des  probabilités  ; 
les  raisons  et  les  preuves  objectives  lui  donneront  une  certitude 
humaine  ;  l'irxspiration  lui  donnera  les  clartés  surnaturelles. 

L'argument  que  Pascal  tire  de  Tétude  de  notre  âme  tient  en 

•cette  formule  ;  parce  que  la  religion  chrétienne  seule  résout  le 

problème  de  nos  «  contrariétés  »,  parce  qu'elle  les  réduit,  par  ce 

qu'elle  nous  donne  enfin,  le  moyen  de  posséder  le  vrai  bien, 

elle  est  la  seule  vraie. 

*  Pascal  excepte  cependant  la  preuve  tirée  du  péché  originel,  elle  ne  doit  être 
exposée  qu'après  les  preuves  objectives  établissant  l'autorité  de  la  religion. 


< 


LES    PREUVES    DE    JÉSUS-CHRIST  143 

Le  problème  des  contrariétés  et  le  péché  originel.  —  Elle 
résout  le  problème  de  ses  «  contrariétés  ».  Peu  d'hommes  se 
connaissent  ;  ils  devinent  leur  misère,  leur  impuissance  et  ils 
craignent  de  se  regarder  en  face  de  peur  de  rougir  de  leur 
laideur.  Comme  elle  obsède  quand  même  leur  esprit,  ils  font 
effort  pour  la  chasser  dans  le  divertissement,  ou  pour  l'anéantir 
dans  le  mensonge. 

Contrariétés. —  Qu'ils  aient  une  fois  le  courage  de  s'étudier. 
Ils  se  reconnaîtront  pleins  de  contrariétés.  Elles  sont  tellement 
évidentes  que  plusieurs  en  ont  conclu  à  l'existence  de  deux 
âmes.  Au  fond  de  notre  cœur  un  gouffre  infini  a  été  creusé, 
qu'un  être  infini  est  seul  capable  de  combler;  et,  cependant, 
nous  ne  cherchons  que  le  fini  ;  nous  sommes  faits  pour  Dieu  et 
nous  lui  sommes  contraires.  Il  est  peu  connu  et  peu  aimé. 
Pourquoi  ?  pourquoi  notre  indifférence  à  l'égard  du  souverain 
Bien,  et  notre  impuissance  à  le  chercher,  le  jour  où  no!:s  l'avons 
découvert  ?  Peu  de  sages  ont  connu  ces  contrariétés;  aucune 
philosophie,  aucune  religion  n'a  résolu  le  problème  de  leur  ori- 
gine. 

Ce  qu'en  dit  la  Religion.  —  Voici  la  religion  chrétienne, 
révélée  par  le  Créateur  de  l'homme  pour  l'instruire  et  le  guérir. 
Comment  ne  connaîtrait-elle  pas  sa  nature  ?  Elle  enseigne 
donc  aux  hommes  ces  deux  vérités  ;  et  qu'il  y  a  un  Dieu  dont 
les  hommes  sont  capables,  et  qu'il  y  a  une  corruption  dans  la 
nature  qui  les  en  rend  indignes  ^. 

Avec  les  plus  sages,  le  christianisme  définit  la  nature  du 
Bien  vers  lequel  tendent  nos  désirs.  Il  est  nécessaire  que  le  Bien 
universel  que  tous  les  hommes  désirent  ne  soit  dans  aucune  des 
choses  particulières,  qui  ne  peuvent  être  possédées  que  par  un 
seul,  et  qui,  étant  partagées,  affligent  plus  leur  possesseur  par 
le  manque  de  la  partie  qu'il  n'a  pas,  qu'elles  ne  le  contentent 
par  la  jouissance  de  celles  qu'elles  apportent  :  le  vrai  bien  doit 
être  tel  que  tous  puissent  le  posséder  à  la  fois,  sans  diminution 
et  sans  envie  et  que  personne  ne  puisse  le  perdre  contre  son 
gré  2. 

Le  péché  originel  en  est  la  eause.  —  Comment  ne  pas  avoir 

^   p.   680.—  *  p.  520. 


144  L  APOLOGETIQUE 

du  respect  pour  une  religion  qui  a  connu  le  cœur  humai» 
autant  que  les  plus  pénétrants  des  philosophes  ?  Ses  lumières 
nous  mènent  plus  loin  que  leur  sagesse  et  elle  doit  nous  être 
d'autant  plus  vénérable.  Elle  seule  en  effet,  répond  à  notre 
question  :  d'où  viennent  ces  contrariétés  ?  La  révélation  nous 
le  dit.  La  nature  humaine  a  été  corrompue  par  le  péché  d'Adam  ; 
en  suite  de  sa  faute,  tous  naissent  coupables,  indignes  de  con- 
naître et  d'aimer  Dieu,  voués  aux  flammes  de  l'enfer.  Mais 
c'est  une  fohe,  proteste  la  raison! —  Oui,  le  péché  originel  est 
folie  devant  les  hommes,  mais  on  le  donne  pour  tel.  Vous  ne 
devez  pas  me  reprocher  le  défaut  de  raison  en  cette  doctrine, 
puisque  je  la  donne  pou^  être  sans  raison  ^. 

La  folie  de  cette  doctrine  explique  l'incompréhensible.  — 

Comment  donc  la  folie  d'une  doctrine  qui  révolte  nos  senti- 
ments de  justice  élémentaire  peut-elle  être  un  motif  de  l'em- 
brasser 2  ?  C'est  que  cette  folie  est  le  seul  moyen  d'expliquer 
l'incompréhensible.  Par  un  mystère  obscur  nous  nous  rendons 
compte  d'un  mystère  plus  obscur  encore.  Cette  folie  est  plus 
sage  que  toute  la  sagesse  des  hommes.  Sapientiiis  homnihus. 
Car,  sans  cela,  que  dira-t-on  qu'est  l'homme  ?  «  Tout  son  état 
dépend  de  ce  point  imperceptible.  Et  comment  s'en  fût-il 
aperçu  par  sa  raison,  puisque  c'est  une  chose  contre  la  raison 
et  que  sa  raison, bien  loin  del'inventerparsesvoies,  s'en  éloigne 
quand  on  le  lui  présente  ^?  » 

A  ceux  qui  croient  déjà.  —  Que  ferons-nous  donc  ?  Com- 
mencer, par  ce  chapitre,  la  démonstration  de  la  vérité  reli- 
gieuse, serait  décourager  les  recherches  d'un  esprit  fort.  Ces 
fondements  ne  sont  sohdement  établis  que  sur  V autorité  invio- 
lable de  la  rehgion.  Quand  l'athée  aura  fait  usage  de  sa  raison 
et  vérifié  que  cette  autorité  est  inviolablement  assise  sur  des 
preuves  objectives,  alors  la  raison  devra  se  soumettre  et  accep- 
ter les  données  de  la  révélation.  En  effet.  Dieu,  «  voulant  nous 
rendre  la  difficulté  de  notre  être  inintelligible  à  nous-mêmes, 
en  a  caché  le  nœud  si  haut,  ou,  pour  mieux  dire,  si  bas,  que 
nous  étions  bien  incapables  d'y  arriver  ;  de  sorte  que  ce  n'est 

*  445.  —  2  Car  qu'y  a-t-il  de  plus  contraire  aux  règles  de    notre   misérable  ' 
justice  que  de  damner  éternellement  un  enfant  incapable  de  volonté  ?  (page  532). 
—  »  445. 


LES    PREUVES    DE    JÉSUS-CHRIST  145 

pas  par  les  superbes  agitations  de  notre  raison,  mais  par  la 
simple  soumission  de  la  raison,  que  nous  pouvons  véritable- 
ment nous  connaître  ^  ». 

Mais  ce  mystère  une  fois  admis,  tout  s'éclaire.  «  De  ce  prin- 
cipe que  je  vous  ouvre,  vous  pouvez  reconnaître  la  cause  de 
tant  de  contrariétés  qui  ont  étonné  tous  les  hommes,  et  qui  les 
ont  partagés  en  de  si  divers  sentiments.  » 

Qui  pourra  justifier  la  conduite  de  Dieu  envers  l'homme, 
sans  admettre  le  péché  originel  ?  Qui  expliquera  pourquoi  II 
nous  a  faits  à  la  fois  pour  lui  et  contraires  à  Lui  ?  Sa  sagesse, 
son  amour  et  sa  justice  s'opposent  à  ce  qu'il  nous  ait  créés,  et 
pour  cette  grandeur,  dont  il  y  a  encore  tant  de  traces,  et  inca- 
pables d'y  atteindre  ;  d'autant  plus  incapables  que  la  plupart 
des  hommes  n'ont  aucun  souci  du  souverain  Bien.  C'est  une 
chose  monstrueuse  de  voir  dans  un  même  cœur  et  en  même 
temps,  cette  sensibibté  pour  les  moindres  choses  et  cette 
insensibilité  pour  les  grandes.  D'où  viennent  ces  dispo- 
sitions contre  nature  ?  Car  c'est  bien  là  un  enchantement 
incompréhensible.  Il  marque  une  force  toute  puissante  qui 
le  cause  ^ 

Toutefois,  si  nous  ne  sommes  obligés  de  voir  le  doigt  de 
Dieu  en  cet  assoupissement,  comment  y  reconnaître  sa 
Justice  ?  La  faute  originelle  est  la  réponse  à  cette  ques- 
tion :  «  ...  il  faut  que  nous  naissions  coupables  ou  Dieu  serait 
injuste  ^  ». 

Elle  explique  nos  contrariétés.  —  Cette  même  faute  nous 
permet  de  comprendre  la  cause  de  nos  oppositions.  Tout  ne 
nous  a  pas  été  enlevé  par  elle.  La  miséricorde  de  Dieu  nous  a 
conservé  quelques  lambeaux  de  notre  ancienne  royauté.  Ces 
misérables  restes  nous  rendent  encore  capables  d'aspirer  vers 
le  souverain  bien  et  d'éprouver  des  sentiments  de  grandeur. 
Dans  un  sujet  simple,  tout  doit  tendre  au  même  but,  harmo- 
nieusement et  sans  heurt.  Dans  l'homme,  au  contraire,  la  lutte 
est  ouverte  entre  la  partie  supérieure  et  la  partie  inférieure. 
Les  philosophes  l'ont  à  peine  connue  et  ils  n'ont  jamais  étudié 
qu'une  partie  de  nos  mouvements.  C'est  pourquoi  les  uns  nous 
ont  égalé  aux  bêtes  et  les  autres  à  Dieu.  Écoutez  la  sagesse 

»  p.  533.  —  *  p.  533,  p.  420.  —  =>  489. 

IJkBOROUE  :   LK   BÉALISME  DE   PAECAI..  10 


146  l'apologétique 

divine.  Elle  vous  dira  que  nous  ne  sommes  plus  simplement  dans 
l'état  de  notre  création  mais  que  nous  sommes  à  la  fois  dans 
l'état  de  notre  création  et  dans  l'état  de  chute.  Ces  deux  états 
étant  ouverts  il  est  impossible  que  vous  ne  les  reconnaissiez 
pas  ;  suivez  vos  mouvements,  observez-vous  vous-mêmes,  et 
voyez  si  vous  n'y  trouverez  pas  les  caractères  vivants  de  ces 
deux  natures.  Tant  de  contradictions  se  trouveraient-elles  dans 
un  sujet  simple  ?  Il  est  plus  clair  que  nous  sentons  en  nous- 
mêmes  des  caractères  ineffaçables  d'excellence,  et  il  est  aussi 
véritable  que  nous  éprouvons  à  toute  heure  les  effets  de  notre 
déplorable  condition.  «  Que  nous  crie  donc  ce  chaos  et  cette 
confusion  monstrueuse,  sinon  la  vérité  de  ces  deux  états,  avec 
une  voix  si  puissante,  qu'il  est  impossible  d'y  résister  ^  ?  » 

Il  n'est  d'ailleurs  pas  nécessaire  d'étudier  ces  mouvements 
contraires  pour  conclure  à  notre  double  nature.  La  conscience 
de  notre  misère  y  suffît. «Car  ce  qui  est  nature  aux  animaux, 
nous  l'appelons  misère  en  l'homme;  par  où, nous  reconnaissons 
que  sa  nature  étant  aujourd'hui  pareille  à  celle  des  animaux,  il 
est  déchu  d'une  meilleure  nature,  qui  lui  était  propre  autrefois. 
Car  qui  se  trouve  malheureux  de  n'être  pas  roi,  sinon  un  roi 
dépossédé  ?  Trouvait-on  Paul-Émile  malheureux  de  n'être 
plus  consul?  Au  contraire  tout  le  monde  trouvait  qu'il  était 
heureux  de  l'avoir  été,  parce  que  sa  condition  n'était  pas  de 
l'être  toujours  ^  ». 

Influence  Janséniste  dans  Tœuvre  de  Pascal.  —  Toute  l'ar- 
gumentation de  Pascal  repose  sur  les  prémisses  de  sa  théologie 
janséniste.  La  doctrine  catholique  admet  la  possibilité  d'un 
état  de  nature  pure,  où  l'homme  serait  destiné  à  une  fin  natu- 
relle, avec  des  secours  naturels  pour  connaître  les  misères  phy- 
siques et  morales  que  nous  constatons  aujourd'hui.  En  cet  état, 
la  grâce  surnaturelle  aurait  fait  défaut,  mais  cette  absence 
n'eut  pas  été  un  péché  puisque  Dieu  ne  l'ayant  jamais  donnée, 
n'aurait  pas  enjoint  de  ne  pas  la  perdre  ^. 

Les  Jansénistes  au  contraire  n'admettent  pas  la  possibilité 
d'une  fin  naturelle;  en  fait,  comme  en  droit, l'homme  a  été  créé 
pour  voir  Dieu  face  à  face  ;  et  la  grâce  fait  partie  constitutive 
de  la  nature.  11  n'y  a  que  deux  fins  possibles  :  le  ciel  ou  l'enfer; 
un  lieu  intermédiaire, où  l'on  serait  heureux  en  dehors  delà 

*  435.  —  *  409.  —  ^  Le  j3éché  originel  en  effet  consiste  dans  la  privation  de  la 
grâce  sanctifiante,  en  des  sujets  où  elle  devrait  se  trouver. 


LES    PREUVES    DE    JÉSUS-CHRIST  147 

vision  béatifique,  est  déclaré  impossible.  Il  n'y  a  qu'un  moyen 
d'arriver  au  bonheur,  la  grâce  déiforme  ;  qu'elle  fasse  défaut, 
et  la  nature  humaine  est  mutilée,  radicalement  impuissante  à 
conquérir  le  bien.  Gomme  elle  n'a  pu  être  ainsi  blessée  que  par 
sa  faute,  elle  est  déclarée  coupable,  et  châtiée  en  conséquence. 
Puisque  l'humanité  n'a  pas  voulu  du  ciel  elle  sera  précipitée  en 
enfer. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  contraire  «  aux  règles  de  notre  misérable 
justice  que  de  damner  éternellement  un  enfant  incapable  de 
volonté  pour  un  péché,  où  il  paraît  avoir  si  peu  de  part,  qu'il 
est  commis  six  mille  avant  qu'il  fût  en  être  ^  ».  Aussi  Pascal 
évitera-t-il  de  proposer,  dans  son  introduction,  l'argument 
tiré  du  péché  originel.  Il  découragerait  son  adversaire.  Il  en 
fera  donc  un  argument  de  confirmation.  Quand  l'autorité  de  la 
religion  sera  solidement  établie  sur  d'autres  preuves,  quand  la 
doctrine  du  péché  sera  acceptée  sur  la  parole  de  l'église,  alors 
elle  lui  dira  :  Parce  que  l'église  est  seule  à  rendre  raison  de  nos 
contrariétés,  elle  est  la  seule  vraie. 

Donner  cet  argument  pour  confirmer  une  vérité  déjà  établie 
ce  n'est  pas  assez  ;  il  peut  figurer  parmi  ceux  qui  établissent 
l'autorité  de  la  religion  ;  d'autre  part  le  donner  comme  une 
preuve  irréfragable,  c'est  trop.  D'autres  hypothèses,  en  effet, 
peuvent  expliquer  les  contrariétés  de  notre  nature. 

Ce  qu'on  peut  retenir  de  l'argument  du  péché  originel.  —  Si 

au  lieu  d'envoyer  indistinctement  en  enfer  tous  les  pécheurs, 
on  les  divise  en  deux  catégories  :  d'un  côté  ceux  qui  ont  commis 
des  fautes  personnelles,  et  de  l'autre,  les  enfants  privés  de  la 
justice  originelle  ;  si  on  réserve  aux  premiers  les  châtiments 
éternels  et  aux  autres  le  séjour  des  limbes,  la  justice  de  Dieu 
ne  scandahse  plus.  Le  ciel  étant  ouvert  à  ceux-là  seulement 
qui  ont  la  robe  nuptiale,  les  enfants  morts  sans  baptême  n'y 
ont  pas  accès  ;  mais  l'enfer  étant  réservé  aux  seuls  coupables, 
les  innocents  en  restent  éloignés.  La  justice  de  Dieu  est  sauve. 
Cependant  notre  cœur  n'est  pas  consolé.  Il  s'est  fait  de  la 
bonté  divine  une  idée  plus  élevée.  Quand  tout  proclame  la 
munificence  du  Créateur,  comment  exphquer  son  peu  de  libé- 
ralité à  l'égard  du  roi  de  l'univers.  Encore  que  Dieu  ait  pu  le 
créer  sans  l'enrichir  de  tous  les  dons  d'Adam  et  lui  laisser  quel- 
ques-uns des  maux  dont  nous  souffrons,  il  répugne  cependant 

»  p.  532. 


148  l'apologétique 

à  notre  façon  de  concevoir  son  amour  qu'il  ait  voulu,  sans  faute 
de  notre  part,  nous  accabler  d'une  telle  misère.  Le  dogme  du 
péché  originel  satisfait  à  la  fois  à  la  justice  et  à  l'amour.  Si 
nous  sommes  malheureux,  la  faute  n'en  est  pas  à  la  charité  de 
Dieu,  mais  à  notre  révolte  première  et  il  convenait  que  celle-ci 
fut  châtiée. 

Aussi  beaucoup  d'apologistes,  et  parmi  eux  saint  Augustin 
et  saint  Thomas  trouvent-ils  dans  la  désobéissance  d'Adam  la 
cause  de  nos  malheurs.  Ils  parlent  comme  Pascal  de  nos  con- 
tradictions, mais  ils  ne  disent  pas  comme  lui  :  L'homme  se 
trouve  malheureux  et  aspire  à  une  meilleure  condition,  donc 
cette  condition  il  l'a  goûtée  jadis  ;  «  car  qui  se  trouve  mal- 
heureux de  n'être  pas  roi  sinon  un  roi  dépossédé  ?  »  (409).  Nous 
ne  pouvons  argumenter  de  la  sorte  ;  pour  n'être  pas  heureux 
dans  une  situation,  il  suffît  en  effet  d'en  imaginer  une  meil- 
leure et  de  la  croire  possible. 

Même  en  suivant  Pascal,  nous  ne  pouvons  partager  toute 
l'ardeur  de  sa  conviction.  Pour  lui,  la  faute  originelle  est 
l'unique  explication  possible  de  notre  indigence  morale  ;  aussi 
conclut-il  hardiment  :  Donc  la  seule  religion  qui  nous  la  révèle 
est  la  seule  vraie. 

Et  saint  Thomas  est  moins  catégorique.  «  Des  signes  pro- 
bables du  péché  originel  se  manifestent  dans  l'humanité. 
(...  Peccati  originalis  in  humano  génère,  probabiliter  quaedam 
signa  apparent  ».  Contra  gentes  IV.  o.  52.)  La  prévarication  de 
notre  premier  père  n'est  pas  en  effet  l'unique  hypothèse  qui 
rende  compte  de  notre  nature.  Ces  flots  contraires  qui  l'agitent 
peuvent  avoir  pour  cause  la  complexité  de  l'homme.  Pascal 
lui-même  reconnaît  que  nous  ne  sommes  pas  un  sujet  simple  ; 
il  y  a  chez  nous  de  l'ange  et  de  la  bête  ;  pourquoi  ne  pas  voir 
dans  ces  «  deux  bouts  »  la  source  des  tendances  opposées  ^  ?  » 

*  V esprit  humain  abandonné  à  lui-même  peut-il  :  1°  constater  en  lui  la  coexistence 
de  la  grandeur  et  de  la  bassesse  ;  2°  découvrir  la  raison  de  ce  dualisme  ? 

Pascal  nie  ce  pouvoir  et  il  tire  de  cette  impuissance  de  l'homme  un  argument 
en  faveur  de  la  vérité  et  de  la  transcendance  de  la  religion  seule  capable  d'expliquer 
à  l'homme  sa  propre  nature  (433). 

Nous  allons  examiner  successivement -r 

1.  Ce  que  Pascal  dit  explicitement  de  cette  impuissance. 

2.  Ce  qu'il  laisse  entendre  implicitement  de  cette  puissance. 

3.  Conclure  sa  véritable  pensée. 

1.  L'homme  ne  peut  rendre  raison  de  son  dualisme. 

a)  //  le  constate. 

Cf.  396,  411.  L'instinct  nous  élève,  la  raison  nous  abaisse. 

413.  On  ne  peut  étouffer  ces  deux  voix. 


LES    PREUVES    DE    JÉSUS-CHRIST  149 

L'auteur  des  pensées  nous  paraît  plus  heureux  quand  il 
nous  montre  la  religion  s'appliquant  à  ramener  la  paix  dans 
notre  âme.  La  lutte  est  ouverte  entre  les  sens  et  la  raison,  entre 
la  paresse  et  l'orgueil.  Ignorer  le  combat  ou  s'abandonner  à 
l'un  des  adversaires  n'est  ni  se  retirer  de  la  lutte  ni  obtenir  le 
repos.  Les  stoïciens  ont  beau  vouloir  nous  égaler  à  Dieu,  les 
sens  les  rappellent  à  la  modestie  ;  les  épicuréens,  las  de  monter, 
justifient  le  découragement  en  disant  que  nous  sommes  sem- 
blables aux  bêtes.  Mais  leurs  excès  ne  peuvent  étouffer  la  voix 
de  la  raison.  Ainsi  la  guerre  continue  toujours  dans  ce  cœur 
humain  qui  aspire  à  la  paix. 

La  religion  chrétienne  connaît  «  nos  contrariétés  ».  —  La 

religion  chrétienne  ne  prétend  pas  réduire  la  résistance  des 
adversaires,  en  l'ignorant.  Dès  l'abord,  au  contraire,  elle  recon- 
naît que  la  lutte  est  ouverte.  Quand  un  roi  veut  faire  campagne 
contre  son  voisin,  il  commence  par  tenir  conseil  pour  supputer 

417.  Ce  dualisme  est  tellement  frappant  que  plusieurs  ont  cru  que  nous  avions 
deux  âmes,  450,  440. 
b)  Il  ne  l'explique  pas. 

(1)  En  fait. 

Le  Pyrrhonisme  est  le  vrai...  ils  erraient  (432)  toujours  en  excluant  l'un  ou 
l'autre  (s'ils  excluaient  l'une  des  deux  parties  a  fortiori  n'en  expliquaient-ils  pas 
l'union.  Ceux  qui  ont  tenté  une  explication  de  cette  coexistence  ont  conclu  à 
deux  âmes).  Un  sujet  simple  leur  paraissant  incapable  de  telles  et  de  si  soudaines 
variétés,  d'une  présomption  si  démesurée  à  unsi  horrible  abattement  de  cœur  (417), 

(2)  En  droit  il  ne  peut  l'expliquer. 

Car  le  péché  originel  çst  un  mystère  «  le  plus  incompréhensible  de  tous  »  (il  est 
contraire  à  la  raison,  445)  p.  532  (fin)  434. 

L'homme  est  un  monstre,  un  chaos,  un  sujet  de  contradiction,  un  prodige 
(p.  531)  a  plus  inconcevable  sans  ce  mystère  que  ce  mystère  n'est  inconcevable 
à  l'homme   »  (p.  532,  fin). 

Les  sages  du  monde  ne  peuvent  l'expliquer  et  la  raison  en  est  qu'ils  placent 
les  contraires  dans  un  même  sujet;  car  l'un  attribuait  la  grandeur  à  la  nature  et 
l'autre  la  faiblesse  à  cette  même  nature,  ce  qui  ne  pouvait  subsister;  au  lieu  que 
la  foi  nous  apprend  à  les  mettre  en  des  sujets  différents.  Tout  ce  qu'il  y  a  i' in- 
firme appartenant  à  la  nature,  tout  ce  qu'il  y  a  de  puissant  à  la  grâce,  p.  160. 

Et  cette  union  Dieu  seul  pouvait  l'enseigner  et  lui  seul  pouvait  la  faire  ;  et  elle 
n'est  qu'une  image  ;  et  qu'un  reflet  de  Vunion  ineffable  de  deux  natures  dans  la 
personne  d'un  Homme-Dieu,  p.  160. 

(Ceci  est  tiré  de  l'entretien  avec  Monsieur  de  Saci  et  exprime  bien  la  pensée 
authentique  de  Pascal.  Cf.  p.  433). 

Il  faut,  pour  qu'une  religion  soit  vraie,  qu'elle  soit  comme  notre  nature  ;  qui 
l'a  connue  que  la  chrétienne  ?  (Cf.  441-433.) 

2.  L'homme  peut  rendre  raison  de  ce  dualisme. 

Pascal  le  laisse  entendre,  cela  ressort  : 

(1)  De  ses  principes  sur  l'homme.  v 

Si  l'homme  est  un  milieu  entre  deux  infinis,  un  composé  d'ange  et  de  bête,  si 
sa  nature  est  faite  d'une  double  substance,  elle  est,  par  elle-même,  capable  de 


150  l'apologétique 

ses  foroes.  Ainsi  devons-nous  faire  avant  de  réduire  la  rési- 
stance des  sens  et  de  l'égoïsme.  De  quelles  ressources  dispo- 
sons-nous pour  conquérir  le  bien  universel  et  par  là  le  bon- 
heur ?  A  quel  prix  devons-nous  estimer  nos  forces  ? 

Nous  inspire  des  sentiments  correspondants  aux  deux  états. 

—  Puisqu'il  y  a  chez  nous  du  bien  et  du  mal,  de  la  capacité  et 
de  l'impuissance,  la  raison  elle-même  réclame  que  nous  ayons 
une  opinion  de  nous-mêmes  correspondant  à  notre  nature^ 
Mais  il  est  remarquable  que  «  les  philosophes  ne  prescrivaient 
point  des  sentiments  proportionnés  aux  deux  états. 

Ils  inspiraient  des  mouvements  de  grandeur  pure,  et  ce  n'est 
pas  l'état  de  l'homme. 

Ils  inspiraient  des  mouvements  de  bassesse  pure,  et  ce  n'est 
pas  l'état  de  l'homme  ^  ». 

Pour  rester  dans  la  vérité  entière  il  faudrait  une  religion 
qui  enseignât  la  grandeur,  la  misère,  portât  à  l'estime  et  au 
mépris  de  soi,  à  l'amour  et  à  la  haine  2. 

I.a  religion  chrétienne  le  fait.  On  peut  discuter  sur  le  degré 
de  connaissance  où  sont  parvenus  les  philosophes  païens,  et  sur 
la  justice  des  sentiments  qu'ils  ont  prescrits  à  l'homme  par 
rapport  à  lui-même.  Deux  points  restent  acquis  :  la  sagesse 
humaine  a,  d'après  Pascal,  tellement  eu  conscience  de  nos  luttes 
intérieures  que  certains  ont  pensé  que  nous  avions  deux  âmes. 
Lelirs  lumières  naturelles  pouvaient  donc  par  voie  de  consé- 

grandeur  et  de  faiblesse,  elle  trouve  en  soi  dans  la  partie  ange,  sans  recourir  à  la 
grâce,  le  principe  de  sa  grandeur. 
(2)  De  ses  aveux  implicites. 

a)  D'après  Pascal,  les  mouvements  d'orgueil,  de  présomption,  sont  des  mouve- 
ments de  grandeur  qui  s'opposent  aux  mouvements  de  bassesse  tels  que  le  déses- 
poir. 

Cet  instinct  qui  le  porte  à  se  faire  Dieu.  492. 

Les  philosophes  «  inspiraient  des  mouvements  de  grandeur  pure  »  525. 
Cf.  etiam,  417,  431. 

Or  la  grâce  ne  peut  en  aucune  façon  être  le  principe  de  ces  mouvements  ;  il 
faut  donc  que  ce  soit  la  nature. 

b)  D'après  Pascal  le  principe  de  ces  mouvements  de  grandeur  s'appelle  nature^ 
instinct. 

3.   Conclusions. 

Le  Pascal  spontané  a  soupçonné  une  solution  orthodoxe  du  problème  ;  il  n'en 
a  pas  trouvé  la  formule  ;  avant  qu'il  se  fût  explicité  à  lui-même  sa  pensée,  le 
Jansénisme  l'avait  saisi,  pénétré  de  ses  doctrines  et  c"*est  lui  qui  lui  donna  la  for- 
mule de  la  solution. 

Ainsi  le  philosophe  spontané  pense  bien,  mais  le  théologien  critique  pense  et 
s^exprime  mal. 

»  525.  —  •  494. 


LES    PREUVES    DE    JÉSUS-CHRIST  151 

quence  les  mener  à  nous  imposer  ces  devoirs  d'amour  et  de 
haine.  Aucune  révélation  n'était  nécessaire. 


Par  là,  elle  est  digne  de  respect.  —  En  fait,  la  révélation  seule 
nous  donne  ces  préceptes.  Qu'en  conclure  ?  Elle  est  la  vérité, 
elle  est  vénérable  pour  avoir  si  bien  connu  l'homme  ;  notre 
raison  est  inclinée  à  lui  donner  son  assentiment,  mais  non  pas 
invinciblement  convaincue  de  sa  transcendance,  puisque  le 
signe  qu'elle  apporte,  un  philosophe  aurait  pu  le  faire  et  dire 
également  :  nous  sommes  dignes  d'estime  et  de  mépris. 

Elle  les  guérit.  —  Il  est  un  argument  sur  lequel  aucune 
sagesse  humaine  ne  peut  s'appuyer  pour  gagner  des  disciples  ; 
c'est  celui  des  remèdes.  Pour  peu  qu'il  rentre  en  lui-même  et 
qu'il  essaye  de  pratiquer  loyalement  la  morale,  l'homme  est 
obHgé  de  reconnaître  sa  faiblesse.  Il  pèche  d'autant  plus  que 
son  idéal  est  plus  haut  et  ceux-là  seuls  n'ont  pas  de  faute  à 
confesser,  ou  qui  n'ont  pas  d'idéal,  ou  qui  n'examinent  pas 
leur  conduite  à  son  égard. 

Les  Stoïciens  proposent  un  but  élevé  à  nos  efforts;  ils  veulent 
nous  faire  escalader  le  ciel.  Nous  donnent-ils  des  forces  ?  Tous 
n'ont  pas  l'indomptable  énergie  de  l'orgueil,  qui  brave  la 
coalition  des  éléments  déchaînés  et  reste  impassible  au  milieu 
des  ruines.  Qu'ofîrent-ils  au  paresseux,  au  désespéré  ?  Leurs 
exemples  sont  bien  un  stimulant  et  leurs  raisons  un  autre.  Mais 
il  est  des  tempéraments  si  faibles  que  les  bons  exemples  ne 
font  que  les  accabler  encore  davantage.  Ils  se  disent  :  nous 
sommes  d'une  autre  constitution,  ce  qui  leur  est  possible  ne 
res.t  pas  pour  nous. 

D'ailleurs,  l'orgueil  n'est  pas  le  moyen  de  s'élever  jusqu'à 
Dieu.  Qui  veut  faire  l'ange  fait  la  bête.  Notre  ascension 
morale  dépend,  tout  à  la  fois,  du  sentiment  de  notre  misère  et 
de  celui  de  notre  grandeur.  La  raison  elle-même  nous  en  a 
persuadés. 

Par  «  la  simplicité  de  l'Évangile  ».  —  Mais  qui  nous  donnera 
le  moyen  de  rendre  riche  la  misère,  et  humble  la  grandeur  ? 
Les  philosophes  ne  l'ont  pas  pu.  Les  uns  considérant  la  nature 
comme  incorrompue,  les  autres  comme  irréparables,  ils  n'ont 
pu  fuir  ou  l'orgueil  ou  la  paresse,  qui  sont  les  sources  de  tous 


152  l'apologétique 

les  vices,  puisqu'ils  ne  peuvent,  sinon  ou  s'y  abandonner  par 
lâcheté  ou  s'y  abandonner  par  orgueil... 

La  seule  religion  chrétienne  a  pu  guérir  ces  deux  vices,  non 
pas  en  les  chassant  l'un  par  l'autre  par  la  sagesse  de  la  terre, 
mais  en  chassant  l'un  et  l'autre  par  la  simplicité  de  l'évan- 
gile, car  elle  apprend  aux  justes,  qu'elle  élève  par  la  partici- 
pation de  la  divinité  même,  qu'en  ce  sublime  état  ils  portent 
encore  la  source  de  toute  corruption  qui  les  rend,  durant  toute 
la  vie,  sujets  à  l'erreur,  à  la  mort,  au  péché,  et  elle  crie  aux 
plus  impies  qu'ils  sont  capables  de  la  grâce  de  leur  Rédempteur, 
Ainsi  donnant  à  trembler  à  ceux  qu'elle  justifie,  et  consolant 
ceux  qu'elle  condamne,  elle  tempère  avec  tant  de  justesse  la 
crainte  avec  l'espérance  qu'elle  abaisse  et  élève  à  la  fois  ^. 

Par  la  force  de  la  grâce. —  Oui,  mais  :  «  La  belle  chose  de  crier 
à  un  homme  qui  ne  se  connaît  pas,  qu'il  aille  de  lui-même  à 
Dieu  !  Et  la  belle  chose  de  le  dire  à  un  homme  qui  se  connaît  !  ^  » 

Rien  ne  sert  d'apprendre,  même  par  la  simplicité  de  l'évan- 
gile, qu'il  faut  toujours  craindre  Dieu  et  toujours  espérer  en 
Lui,  si  la  force  de  pratiquer  ces  vertus  ne  nous  est  donnée. 
Même  un  homme  qui  se  connaît  ne  peut  aller  au  ciel  !  Aussi 
l'Évangile  va-t-il  plus  loin  que  la  sagesse  des  hommes  et  que 
la  loi  ancienne  elle-même.  «  La  loi  obligeait  à  ce  qu'elle  ne 
donnait  pas.  La  grâce  donne  ce  à  quoi  elle  oblige  ^.  »  ] 

C'est  elle  qui  a  fait  d'un  homme  plein  de  faiblesses,  de  misères, 
de  concupiscence,  d'orgueil  et  d'ambition,  un  homme  exempt 
de  tous  ces  maux  *.  La  grâce  est  une  force  intérieure  qui  nous 
donne  une  vie  nouvelle  et  nous  rend  capables  d'arriver  à  la  fin 
qu'elle  nous  propose.  Tandis  que  la  sagesse  humaine  ne  saurait 
que  nous  montrer  le  Ciel,  la  sagesse  de  Dieu  échauffe  notre 
volonté  et  nous  aide  à  l'escalader. 

Ses  promesses  nous  font  souhaiter  sa  vérité.  —  Elle  est  donc 
supérieure  à  toute  philosophie;  dans  cette  transcendance  il  faut 
voir  un  signe  de  son  origine,  et  embrasser  une  rehgion  si  néces- 
saire. Quand  l'efficacité  de  ces  remèdes  deviendra-t-elle  évi- 
dente, et  quand,  par  suite,  sera-t-il  vrai  que  cette  religion  est 
divine  ?  Ce  ne  pourra  être,  du  moins  en  ce  qui  nous  regarde, 
avant  d'en  avoir  éprouvé  la  vertu,  jusque  là  ils  ne  seront  que 
de  séduisantes  promesses,  capables  de  nous  faire  souhaite.^  la 

»  435.  —  -  509.  —  '  522.  —  *  550. 


LES    PREUVES    DE    JÉSUS-CHRIST  153 

vérité  de  la  religion,  mais  trop  faibles  pour  imposer  un  assen- 
timent à  notre  esprit.  Encore  moins  nous  permettent-ils  de 
distinguer  le  catholicisme  d'avec  l'hérésie. 

Par  aucune  des  preuves  subjectives  l'apologiste  ne  saurait 
parvenir  à  la  certitude.  Celle-ci  ne  sera  donnée  que  par  les 
arguments  objectifs. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  parié  que  d'immanence  naturelle. 
En  dehors  de  toute  influence  céleste,  le  cœur  humain  exige  un 
bien  infmi  et  la  possibilité  de  l'atteindre  en  quelque  manière. 
La  religion  chrétienne  seule  nous  offre  l'un  et  l'autre,  au  delà 
de  nos  exigences  naturelles,  et  c'est  pourquoi  nous  sommes 
inclinés  à  croire. 

Les  exigences  surnaturelles.  —  Mais,  outre  ces  exigences,  il 
en  est  de  surnaturelles.  La  grâce  est  toujours  dans  le  monde 
nous  solhcitant  à  monter  plus  haut  que  la  terre.  Puisqu'elle 
nous  rend  participants  de  la  nature  divine,  il  faut  s'attendre  à 
ce  qu'elle  mette  en  nos  cœurs  un  idéal  et  des  besoins  nouveaux. 
Aucune  créature  n'a  droit  à  voir  Dieu  face  à  face  ;  à  ses  fils 
adoptifs  II  donne  le  droit  et  le  désir  de  voir  la  Beauté  incréée. 
Dès  le  baptême,  il  en  imprime  l'image  en  nos  âmes.  L'original 
de  la  beauté,  que  chacun  de  nous  porte  en  lui,  a  été  déformé 
par  le  péché  originel  et  par  les  péchés  actuels.  Aussi,  ne  cher- 
chait-elle plus  dans  le  monde  que  des  copies  proportionnées  à 
sa  laideur.  Les  créatures  devenaient  l'objet  d'un  cœur  que  le 
créateur  seul  pouvait  remplir.  Dieu,  par  sa  grâce,  réforme  cet 
original  et  lui  rend  son  état  premier,  afin  que  l'âme  ne  cherche 
plus  de  copie  sur  la  terre,  mais  au  ciel  ;  ou  plutôt.  Il  lui  enseigne, 
en  effet,  qu'elle  n'est  pas  l'original  de  la  beauté  ;  elle  n'est 
elle-même  qu'une  reproduction  de  cet  exemplaire  unique,  Dieu, 
et  tout  son  bonheur  consiste  à  lui  devenir  plus  semblable.  En 
ces  moments  elle  prie  son  créateur  de  lui  donner  toujours  plus 
de  faim  et  plus  de  soif  de  la  justice,  c'est-à-dire  de  la  Beauté 
parfaite. 

Mon  âme  vous  appartient,  puisque  votre  image  y  est 
empreinte  comme  sur  les  pièces  d'or,  qu'il  faut  rendre  à  César. 
Vous  l'y  aviez  formée  Seigneur  au  moment  de  mon  baptême, 
qui  est  ma  seconde  naissance,  mais  elle  est  toute  effacée,  l'idée 
du  monde  y  est  tellement  gravée,  que  la  vôtre  n'est  plus  con- 
naissable.  «  Vous  seul  avez  pu  créer  mon  âme  ;  vous  seul,  pouvez 


154  l'apologétique 

la  créer  de  nouveau;  vous  seul  y  avez  pu  former  votre  image, 
vous  seul  pouvez  la  reformer,  et  y  réimprimer  votre  portrait 
effacé,  c'est-à-dire  Jésus-Christ  mon  sauveur,  qui  est  votre 
image  et  le  caractère  de  votre  substance  ^.  » 

Nous  font  imiter  le  Père.  —  Quand  elle  est  ainsi  renouvelée 
l'âme  ne  peut  plus  trouver  satisfaction  en  rien  de  créé.  Il  lui 
faut  Dieu  même  de  qui  elle  tend  d'approcher  par  des  efforts 
incessants.  Sa  perfection,  en  effet,  ne  saurait  avoir  de  limites, 
puisque  Jésus-Christ  nous  en  propose  un  modèle  où  elle  se 
trouve  infinie,  quand  il  dit  :  «  Soyez  donc  parfaits  comme  votre 
père  céleste  est  parfait  ^  » 

Et  désirer  d'être  unis  à  Lui.  —  Ce  père  céleste  n'est  point  le 
Dieu  des  philosophes  et  des  savants,  ni  celui  des  juifs,  ni  celui 
des  déistes.  Un  tel  Dieu  la  raison  toute  seule  suffit  aie  trouver. 
La  grâce  fait  demander  à  ses  enfants  un  Dieu,  qui  s'unisse 
paternellement  à  eux  au  fond  de  leur  cœur,  un  Dieu,  qui  les 
remplisse  d'humilité,  de  joie,  d'amour  et  les  rende  incapables 
d'autre  bien  que  lui-même,  un  Dieu  enfin  qui  se  donne  seu- 
lement à  ses  fils  adoptifs  :  dii  estis. 

Au  fond  même  de  nos  âmes.  —  Ces  aspirations,  qui  montent 
des  âmes  renouvelées,  trouvent  au  fond  même  de  ces  âmes  leur 
objet.  Là  où  Dieu  a  suscité  les  bons  mouvements,  là  aussi  il 
les  arrête.  Il  est  partout,  mais  spécialement  dans  les  cœurs 
chrétiens.  Nous  ne  l'y  trouvons  pas  toujours,  et  pour  le  rencon- 
trer, c'est-à-dire,  pour  y  éprouver  les  effets  sensibles  de  la 
grâce,  il  faut  bien  souvent  sortir  tout  d'abord  de  nous- 
mêmes,  aller  à  l'église,  écouter  les  sermons,  recevoir  les  sacre- 
ments. Parfois,  aussi,  il  se  présente  au  fond  de  l'âme,  qui  ne  l'a 
pas  cherché  au  dehors,  mais  seulement  au  dedans,  par  la  pra- 
tique des  vertus.  Purifiez  tellement  mes  sentiments,  qu'ils 
ne  répugnent  plus  aux  vôtres,  t  et  qu'ainsi  je  cous  trouve  au 
dedans  de  moi-même,  puisque  je  ne  puis  vous  chercher  au 
dehors  à  cause  de  ma  faiblesse.  Car  Seigneur,  votre  Royaume  est 
dans  vos  fidèles  ;  et ']e  le  trouverai  dans  moi-même,  si  j'y  trouve 
votre  Esprit  et  vos  sentiments  ^,  » 

L'immanence  acquise,  —  Cette  activité  immanente  est  sur- 

^p.  59.  —  s  p.  9Ô.  —  »  p.  62. 


LES    PREUVES    DE    JÉSUS-CHRIST  155 

tout  l'œuvre  de  la  grâce,  le  jeu  des  facultés  naturelles  y  appa- 
raît peu.  Nous  pouvions  la  trouver  aussi  bien  parmi  les  nou- 
veaux convertis  que  parmi  les  parfaits.  Il  en  est  un  autre,  qu'on 
peut  appeler  acquise  par  la  longue  pratique  de  la  vie  chrétienne. 
Trois  éléments  s'y  rejoignent  et  s'y  mêlent  :  la  grâce,  le  jeu  de 
toutes  nos  facultés,  les  preuves  extérieures.  L'effort  de  nos 
puissances  tend  à  concentrer  dans  notre  âme  et  jusque  dans 
notre  corps,  les  effets  de  la  grâce  et  ceux  des  arguments  objec- 
tifs. Ils  visent  à  fixer  toute  la  lumière  du  ciel  et  toute  celle  de 
la  terre  sous  le  regard  immédiat  de  notre  intelligence. 

Par  l'étude.  —  Songez  que  les  preuves  de  la  religion  ont 
été  longues  à  comprendre  ;  certaines,  les  métaphysiques  sont 
abstraites,  impliquées,  lointaines,  notre  esprit  les  voit  à  peine. 
S'il  faut  avoir  toute  son  Apologétique  présente  à  l'esprit 
chaque  fois  que  nous  posons  un  acte  religieux,  les  tempéra- 
ments raisonneurs  n'agiront  presque  jamais.  La  lumière  leur 
échappera  très  vite,  et,  prisonniers  de  leur  prudence,  ils  tom- 
beront dans  le  découragement  et  l'oisiveté.  Car  :«  La  raison 
agit  avec  lenteur,  et  avec  tant  de  vues,  sur  tant  de  principes, 
lesquels  il  faut  qu'ils  soient  toujours  présents,  qu'à  toute 
heure  elle  s'assoupit  ou  s'égare,  manque  d'avoir  tous  ses'prin- 
cipes  présents  ^  ». 

La  coutume.  —  Les  motifs  de  notre  créance,  il  faut  les 
avoir  vus,  au  moins  «  une  fois  en  sa  vie  »  sous  peine  d'être 
superstitieux.  Mais  puisque  notre  œil  fatigué  ne  peut  mainte- 
nir constamment  sous  son  regard  leurs  formes  abstraites,  com- 
ment faire  pour  marcher,  quand  même,  à  leur  clarté  ?  Cette 
lumière  lointaine  qui  se  cache  dans  les  livres,  les  sermons,  il 
faudrait  les  fixer  en  nous,  en  sorte  qu'elle  nous  fut  présente 
à  toute  heure  ;  ces  formes  abstraites,  il  faudrait  les  rendre 
concrètes,  à  ces  idées  mortes  que  nous  avons  tant  de  peine 
à  nous  assimiler  et  à  rendre  vivantes,  il  faudrait  garder  la 
vie,  l'action,  afin  qu'elles  nous  meuvent  au  lieu  d'avoir  besoin 
d'être  mues.  La  coutume  opère  cette  merveille,  surtout  la 
coutume  qui  phe  l'automate.  Elle  est  un  principe  immanent 
et  l'instrument  par  lequel  la  persuasion  se  fait. 

Les  pratiques  extérieures.  —  Quand  la  démonstration  est 

'  p.  451. 


156  l'apologétique 

achevée,  il  faut,  sans  tarder,  se  mettre  à  la  pratique  :  prier 
des  lèvres,  s'agenouiller,  prendre  de  l'eau  bénite,  écouter  le 
sermon,  voir  dans  toutes  les  créatures  des  images  de  Dieu, 
faire  dire  des  messes,  en  un  mot  «  nous  abreuver  et  nous 
teindre  de  cette  créance...  »  incliner  toutes  nos  puissances  à 
cette  croyance  \  Cela  requiert  de  la  constance,  des  efforts, 
l'attention  à  mettre  notre  conduite  tout  entière  d'accord 
avec  nos  convictions  religieuses. 

La  grâce.  —  La  grâce  soutient  toujours  notre  bonne  volonté, 
elle  empêche  de  défaillir. 

Les  facultés  abreuvées  de  créance.  —  Supposons  l'habitude 
prise,  et  l'orgueilleuse  machine  abêtie.  Les  preuves  de  la  reli- 
gion ne  sont  plus  si  loin  ;  le  converti  les  trouve  en  lui-même  ; 
l'esprit  a  vu  les  raisons  dans  les  livres  étrangers  ;  il  les  voit 
tout  près  dans  le  «  sentiment  »  religieux  fruit  de  la  grâce,  de 
la  raison  et  de  la  pratique,  effet  et  image  de  ces  trois  causes. 
Né  de  la  raison,  il  est  légitime  et  il  garde  devant  l'esprit  la 
valeur  apologétique  des  motifs  aperçus  jadis  ;  dans  l'effet  il 
devine  la  cause  ;  la  promesse  des  biens  est  devenue  réalité  ; 
ces  remèdes  entrevus  et  désirés,  il  en  goûte  la  douceur  en 
lui-même  ;  cette  paix  qui  l'envahit  est  un  motif  nouveau  de 
croire.  Fruit  de  la  grâce  et  toujours  imprégné  par  elle  (car 
la  coutume  des  chrétiens  diffère  de  celle  des  Turcs  en  ce  qu'ils 
ont  la  foi  reçue  dans  le  baptême),  ce  sentiment  est  aussi  une 
lumière  surnaturelle,  ainsi  que  nousl'avons  vu  pour  les  simples. 

Inclinent  la  raison  à  croire.  —  Les  preuves  sont  devenues 
vivantes  et  agissantes  sur  l'esprit.  Il  n'a  plus  besoin  de  faire 
effort  pour  se  convaincre,  il  est  lui-même  entraîné  à  croire, 
il  y  «  tombe  naturellement  ». 

En  effet,  non  seulement  l'automate  n'est  plus  incliné  à 
croire  le  contraire,  comme  à  l'époque  du  Pari,  mais  il  est 
incliné  au  «  Credo  »  chrétien  et  il  entraîne  l'esprit  sans  qu'il 
y  pense. 

Saint   Ignace,  dans   ses  exercices  spirituels,  conseille    au  / 
retraitant  de  se  créer  dans  la  solitude  un  cadre  en  harmonie 
avec  le  but  qu'il  se  propose.  Veut-il  s'exciter  à  la  honte,  à  la 
douleur,  il  s'interdira  le  rire,  les  récréations,  la  vue  des  fleurs   j 

'  p.  450. 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  157 

OU  de  la  lumière,  il  ira  plus  loin,  son  corps  même  devra  tra- 
vailler à  exciter  dans  l'âme  des  sentiments.  Mortifié  par  les 
disciplines  et  les  jeûnes,  à  genoux  ou  couché  à  terre,  devant 
son  prie-Dieu,  il  inclinera  le  cœur  à  l'humilité. 

Pascal  met  en  œuvre  le  même  principe  :  l'influence  de 
l'extérieur.  Mais  cet  extérieur,  il  le  fait  aussi  intérieur  que 
possible.  Par  l'habitude  il  est  passé  dans  le  corps  lui-même. 
Celui-ci  est  modeste,  chaste,  calme.  L'imagination  purifiée 
prend  plaisir  à  contempler  la  beauté  des  choses  saintes  ;  le 
cœur  est  en  paix  et  il  goûte  la  douceur  des  touches  divines. 
Toutes  les  puissances  sont  abreuvées  du  bonheur  de  croire. 
Plus  actives  que  la  raison,  elles  la  préviennent  et  l'inclinent  à 
croire  en  sorte  qu'elle  y  tombe  naturellement  ^ 


CHAPITRE    QUATRIÈME 

Les  Preuves  Ojectives 
Preuves  tirées  de  l'Ecriture  Sainte. 

Les  preuves  suhjectwes  ne  suffisent  pas,  elles  réclament  bien  la  nécessité 
d'une  religion  mais  elles  n'indiquent  pas  d'une  façon  certaine  celle  qu'il 
faut  choisir.  L'expérience  de  chacune  pourrait  peut-être  nous  montrer  où 
est  la  meilleure  ;  mais  une  telle  expérience  est-elle  possible,  dans  une  vie 
courte,  serait-elle  efficace  et  impartiale  dans  l'âme  humaine,  que  mènent 
trop  souvent  les  préjugés  et  les  habitudes  mauvaises  ? 

Il  est  une  voie  plus  rapide  et  plus  sûre  :  elle  consiste  non  plus  à  demander 
à  l'homme  de  porter  un  jugement  sans  appel  sur  l'œuvre  divine,  mais  à 
Dieu  lui-même  de  témoigner  en  sa  faveur.  Lui  ne  peut  pas  se  tromper,  et  il 
tient  en  sa  main  des  «  signes  »  évidents  à  tous  yeux  en  faveur  de  la  vérité. 
Ce  sont  la  doctrine,  la  morale,  la  perpétuité.  Us  miracles,  et  les  preuves 
tirées  de  l'écriture  sainte. 

Parmi  ces  preuves  objectives,  Pascal  s'est  attaché  surtout  à  ces  dernières, 
les  autres  ne  sont  qu'esquissées,  les  miracles  eux-mêmes  ne  sont  pas  étudiés 
par  rapport  à  l'Église  catholique,  mais  par  rapport  à  une  querelle  entre 
Jésuites  et  Jansénistes.  Seule  l'Écriture  a  été  fouillée  avec  attention.  Elle 
est  la  parole  de  Dieu  en  faveur  de  son  Messie.  «  Jésus-Christ  n'a  pas  voulu 

^  La  fin  de  cette  pensée  oppose  les  lenteurs  delà  raison  et  la  rapidité  du  senti- 
ment. Elle  conclut  ainsi  :  «  il  faut  donc  mettre  notre  foi  dans  le  sentiment,  autre- 
ment elle  sera  toujours  vacillante,  b 

Ce  mot  de  sentiment  doit  être  prisselon  l'usage  de  Pascal,  dans  un  sens  intel- 
lectuel et  affectif  tout  à  la  fois.  L'auteur  le  réserve  pour  les  instructions  ou  les 
connaissances,  par  sympathie  de  nature,  tels  que  les  produisent  l'instinct,  l'es- 
prit de  finesse,  les  habitudes  intellectuelles  ou  morales,  les  vertus  infuses  des 
chrétiens.  Nous  en  avons  déjà  parlé  à  propos  de  l'acte  de  foi  chez  les  simples. 


158  l'apologétique 

du  témoignage  des  démons^  ni  de  ceux  qui  n'avaient  pas  vocation  ,'  mais  de 
Dieu  et  Jean- Baptiste  ^  » 

Dieu  a  toujours  parlé  aux  hommes  *  et  sa  pensée  s^est  manifestée 
en  deux  manières  ;  par  ses  paroles  et  par  ses  actes.  Parmi  les  paroles,  les 
prophéties  paraissent  annoncer  le  Christ,  parmi  les  actes  de  la  Providence 
extraordinaire  de  Dieu,  il  faut  distinguer  entre  les  miracles  et  les  figures. 
Les  miracles  expriment  la  pensée  de  Dieu  pour  le  temps  présent  sans  aucune 
signification  pour  Vavenir.  Les  figures  sont  des  groupes  de  personnages, 
ou  d^ événements  de  Vordre  naturel  qui  sont  des  analogies  avec  des  person- 
nages ou  des  événements  de  Vordre  de  la  grâce,  et  qui  en  sont,  pour  cela, 
comme  V annonce;  d'autres  fois  la  figure  désigne  tel  ou  tel  événement  de 
V Ancien  Testament  que  Dieu  s-uscite  pour  donner  à  ses  élus  comme  une 
ébauche  ^événements  ou  de  personnages  plus  parfaits  que  la  Providence 
réalisera  dans  les  temps  nouveaux  ^. 

Comme  la  prophétie,  la  figure  annonce  le  règne  messiannique,  fnais 
tandis  que  la  figure  est  souvent  la  parole  inarticulée  de  Dieu,  la  prophétie 
est  sa  parole  articulée.  Ici,  la  pensée  se  traduit  en  langage  humain  et  en 
termes  propres  ;  là,  elle  se  traduit  par  de  actes  ou  en  termes  métaphoriques. 
La  prophétie  signifie  directement  et  par  elle-même  la  pensée  divine  ;  pour 
la  faire  connaître  la  figure  a  besoin  que  le  sens  à  venir  soit  ajouté. 

Parfois  d'ailleurs,  Pascal  ne  distingue  pas  entre  la  prophétie  et  la  figure. 

Miracles,  figures  et  prophéties  sont  consignées  dans  V Écriture  :  V  Ancien 
Testament  annonce  le  Messie  à  venir  ;  le  Nouveau  nous  apprend  comment 
les  prophéties  se  réalisent  dans  la  personne  et  dans  Vœuvre  du  Christ  : 
les  deux  sont  également  importants  pour  prouver  la  divinité  de  Notre- 
Seigneur  et  de  la  religion  chrétienne,  chacun  contient  la  moitié  de  V  argu- 
ment prophétique;  V Ancien  promet  le  Nouveau,  le  nouveau  montre  la 
promesse  réalisée.  Aussi  est-il  important  d'étudier  au  préalable  V  authen- 
ticité des  livres  saints.  Avons-nous  dans  V Ancien  Testament  la  parole  de 
Dieu  exactement  transcrite  par  les  auteurs,  historiens  ou  prophètes,  et  fidèle- 

*  784.  — 2  807.—  3  Pascal  n'a  jamais  défini  ce  qu'il  entendait  parle  sens  figuré;  mais 
quelques  fragments  nous  révèlent  assez  clairement  sa  pensée.  Parfois  le  sens  figuré 
est  synonyme  de  sens  religieux  ou  de  sens  spirituel.  Un  passage  a  un  sens  figuré 
lorsque  à  travers  la  lettre  qui  parle  des  choses  du  monde,  on  peut  entendre  les 
réalités  de  l'ordre  de  la  grâce  ;  non  pas  telle  réalité  en  particulier,  mais  tout  un 
ordre  de  biens  spirituels  qui  présentent  des  analogies  avec  les  biens  temporels. 
Pascal  déduit  ce  sens  du  principe  suivant.  Comme  la  nature  est  l'image  de  la 
grâce.  Dieu  a  fait  dans  les  biens  de  la  nature  ce  qu'il  devait  faire  dans  ceux  de 
la  grâce,  afin  qu'on  jugeât  qu'il  pouvait  faire  l'invisible  puisqu'il  faisait  bien  le 
visible.  Partant  de  là,  Pascal  voit  dans  les  maladies  du  corps  une  figure  de 
celles  de  l'âme,  et  dans  la  guérison  des  premières  une  image  de  la  rémission  des 
péchés. 

Dans  d'autres  passages,  la  «  figure  »  a  un  sens  plus  strict,  plus  particulier.  Tel 
personnage,  tel  événement  de  l'histoire  d'Israël  est  le  type,  l'annonce  de  tel 
autre  personnage  ou  de  tel  autre  fait  du  nouveau  testament,  a  Isaïe,  dit  que  la 
rédemption  sera  comme  le  passage  de  la  mer  Rouge  »  (675).  Adam,  Joseph,  David 
sont  des  figures  de  Notre-Seigneur.  C'est  surtout  à  propos  de  ces  dermières  appli- 
cations que  Pascal  invoque  cette  règle  :  qui  veut  donner  un  sens  de  l'Écriture 
et  ne  le  prend  pas  de  l'Écriture  est  ennemi  de  l'Écriture.  Qui,  en  effet,  peut 
expliquer  les  sens  cachés  mieux  que  l'auteur  ? 

C'est  pourquoi  nous  pensons  que  par  sens  figuré  ou  figure,  Pascal  entend,  dans 
Ja  plupart  des  cas,  le  sens  religieux  ou  spirituel. 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  159 

ment  gardée  à  travers  les  âges,  dans  un  texte  commis  à  la  garde  du  peuple 
juif  ?  Le  nouveau  est-il  une  œuvre  de  fantaisie  ou  la  narration  fidèle  de  la 
vie  du  Christ  ?  Ces  questions  viennent  tout  d'abord  à  V esprit  de  Pascal, 
et  il  s'emploie  à  les  résoudre. 

I.    Autorité    de    l'Écriture. 

Deux  auteurs  de  TÉcriture  :  Dieu,  Thomme.  —  Les  livres 
saints  sont  autant  de  Dieu  que  de  l'homme  ;  l'infaillibilité  de 
Dieu  nous  garantit  leur^'vérité  mieux  encore  que  l'autorité  des 
écrivains  sacrés.  L'Écriture  a  été  dictée  par  le  Saint-Esprit, 
encore  que  Pascal  ne  soit  pas  certain  que  tout  soit  de  Lui  ^. 
Sa  théorie  de  l'inspiration  est  imprécise,  d'ailleurs,  il  ne  saurait 
faire  fond  sur  l'autorité  divine  en  parlant  aux  incrédules.  Avant 
d'accepter  l'inspiration  des  Testaments  il  faut  croire  à  l'Église, 
et  son  autorité  ,au  point  où  nous  en  sommes,  n'est  pas  encore 
établie.  Pascal  n'insiste  donc  pas  sur  l'inspiration  ;  il  s'étend 
au  contraire  longuement  sur  l'autorité  humaine  des  livres  saints. 
Son  but  est  double  :  1°  prouver  que  les  écrivains  ont  fidèlement 
reproduit  la  parole  de  Dieu  ;  2°  prouver  que  les  gardiens  de  leurs 
œuvres,  les  Juifs,  n'ont  pas  altéré  le  texte  primitif  ^. 

A.   Les   Auteurs    de   l'Écriture. 

Il  y  a  l'historien  des  premiers  âges  du  monde,  et  il  y  a  les 
prophètes. 

Autorité  des  historiens.  —  On  ne  prouve  pas  l'autorité  du 
premier,  comme  on  prouve  l'autorité  des  seconds. 

Principes  :  1^  Toute  histoire  qui  n'est  pas  contemporaine  est 
fausse.  —  Moïse  fait  le  récit  de  la  création  du  monde,  de  la 
chute,  du  déluge  ;  ses  hvres  contiennent  la  première  révéla- 
tion de  Dieu  aux  hommes  ;  l'annonce  du  Messie  réparateur  du 
péché  originel.  Moïse  cependant  n'est  pas  contemporain  de  ces 
événements,  et  un  historien  mérite  d'autant  moins  de  créance 
qu'il  est  plus  loin  des  lieux  et  des  faits. 

Les  historiens  de  Mexico,  à  huit  cents  ans  de  l'apparition 
du  5®  soleil  qui  éclaire  le  cinquième  du  monde  ne  sont  pas 

»  5  68.  —  a  601. 


160  l'apologétique 

dignes  de  foi  i,  «  Toute  histoire  qui  n'est  pas  contemporaine, 
ainsi  les  livres  des  sibylles  et  du  Trismégiste  et  tant  d'autres 
qui  ont  eu  crédit  au  monde,  sont  faux  et  se  trouvent  faux  à 
la  suite  des  temps.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  auteurs  contem- 
porains 2,  » 

Certes,  l'auteur  de  la  Genèse  ^  n'a  été  témoin  ni  du  déluge, 
ni  de  la  création.  Pascal  le  tient  néanmoins  pour  quasi  contem- 
porain de  ces  grands  faits.  Peu  d'intermédiaires  le  séparent  des 
événements  et  ces  intermédiaires  sont  dans  des  conditions 
exceptionnelles  qui  garantissent  leur  véracité. 

2°  La  tradition  déforme  la  Vérité.  —  Si  les  traditions  se 
perdent  ou  se  déforment,  cela  tient  à  la  multitude  des  témoins 
qui  se  les  passent.  Chacun  oublie  un  point,  en  ajoute  un  autre 
ou  en  modifie  un  troisième.  La  vérité  s'altère  ainsi  par  le  chan- 
gement des  hommes.  Entre  Moïse,  le  déluge  et  la  création,  les 
témoins  sont  peu  nombreux.  «  Sem,  qui  a  vu  Lamech,  qui  a  vu 
Adam,  a  vu  aussi  Jacob,  qui  a  vu  ceux  quiont  vu  Moïse...  «Les 
deux  choses  les  plus  mémorables  qui  se  soient  jamais  imaginées, 
savoir  la  création  et  le  déluge,  sont  si  proches  de  lui  qu'on  y 
touche.  Donc  le  déluge  et  la  création  sont  vrais  *. 

3*^  Ainsi  que  les  distractions  et  la  brièveté  de  la  vie.  —  Une 

autre  cause  d'erreur  tient  aux  distractions  de  l'esprit.  Plus 
l'attention  se  disperse,  et  moins  on  est  frappé  par  les  évé- 
nements ou  les  récits,  moins  on  en  garde  le  souvenir.  Or  toute 
l'attention  des  anciens  était  tournée  vers  le  passé.  De  quoi  les 
pères  eussent-ils  entretenu  leurs  fils,  sinon  de  l'histoire  de  leurs 
ancêtres,  puisque  toute  l'histoire  était  réduite  à  celle-là,  et 
qu'ils  n'avaient  point  d'études,  ni  de  science,  ni  d'art,  rien 
enfin  de  ce  qui  occupe  une  grande  partie  des  discours.  Aussi 
l'on  voit  que  ces  peuples  avaient  un  soin  particulier  de  con- 
server leur  généalogie. 

Une  troisième  source  d'oubli  des  traditions  est  la  brièveté  de 
la  vie.  Les  ancêtres  meurent  souvent  avant  que  les  fils  aient 
atteint  l'âge  de  raison  et  l'histoire  meurt  avec  eux.  Il  n'en 
était  pas  ainsi  jadis.  Les  patriarches  vivaient  longtemps,  les 
enfants  vivaient  avec  leurs  pères  qui  les  entretenaient  long- 

*  594.  —  2  628.  —  '  Pascal  parle  du  peuple  juif  selon  la  science  historique  de 
son  temps.  Personne  aujourd'hui  ne  soutient  que  le  peuple  juif  soit  le  plus  ancien 
au  monde,  ni  que  peu  de  générations  séparent  Moïse  de  la  création.  —  *624,  625. 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  161 

temps  du  passé  ^  La  longuqur  de  leur  vie  servait  à  This- 
toire. 

L'autorité  des  prophètes  repose  sur  les  miracles.  —  L'auto- 
rité de  Moïse  repose  sur  celle  des  patriarches  ;  celle  des  prophètes 
s'appuie  sur  les  miracles  mêmes  de  Dieu.  «Le  Messie  a  toujours 
été  cru.  La  tradition  d'Adam  était  encore  nouvelle  en  Noé  et 
en  Moïse.  Les  prophètes  l'ont  prédit  depuis,  en  prédisant  tou- 
jours d'autres  choses,  dont  les  événements,  qui  arrivaient  de 
temps  en  temps  à  la  vue  des  hommes,  marquaient  la  vérité  de 
leur  mission,  et  par  conséquent  celle  de  leurs  promesses  tou- 
chant le  Messie  ^.  »  David  prophétise  et  son  miracle  arrive  ^. 
Aussi,  les  Juifs  qui  refusaient  de  recevoir  les  prophètes  étaient- 
ils  grandement  coupables,  à  cause  des  miracles  qu'ils  avaient 
faits  devant  eux  ^. 

Critique 

On  ne  peut  plus  retenir  les  faits  qu'il  tient  pour  historiques.  — 

Ce  que  Pascal  nous  dit  de  Moïse  et  des  patriarches  est  intéres- 
sant pour  connaître  les  opinions  exégétiques  de  son  époque.  Il 
en  parle  en  homme  averti,  et  nul  ne  peut  le  blâmer  d'avoir 
suivi  les  auteurs  qu'il  a  lus.  Depuis  le  xvii®  siècle,  les  décou- 
vertes de  toutes  sortes  ne  permettent  plus  de  tenir  des  posi- 
tions que  Pascal  estimait  inébranlables.  Moïse  nous  apparaît 
plus  éloigné  du  déluge  ;  la  série  des  patriarches  qui  le  relient 
aux  événements  n'est  peut-être  pas  complète  ;  et  leur  civili- 
sation était  déjà  si  avancée  qu'ils  avaient  d'autres  matières  de 
conversation  que  l'histoire  ancienne.  On  ne  peut  donc  plus 
soutenir  avec  Pascal  les  propositions  suivantes  :  Moïse  est  si 
près  des  événements  qu'il  y  touche  ;  les  pères  ne  s'entrete- 
naient avec  leurs  fils  que  du  temps  passé. 

Ni  les  principes  cités  plus  haut.  —  A  défaut  des  faits,  pouvons- 
nous  du  moins  retenir  les  principes  de  sa  critique  historique  ? 
Le  premier  lui  paraît  le  plus  important,  il  n'est  d'ailleurs  que 
la  conclusion  des  autres  :  toute  histoire,  qui  n'est  pas  contem- 
poraine n'est  pas  digne  de  foi  ;  son  autorité  diminue  à  mesure 
qu'elle  s'éloigne  des  événements,  parce  que  toute  tradition  est 
déformatrice. 

'  026.  —  *  616.  —  »  752.  —  «  808. 

LAHOTfGUa    :   LK   BÉALI9»rR   DE   PASCAI-,  11 


162  l'apologétique 

Ces  principes,  si  Pascal  les  a  formulés  d'une  façon  si  absolue, 
c'est  qu'il  pensait  les  voir  se  vérifier  dans  l'Écriture  et  uni- 
quement chez  elle.  L'expérience  ordinaire  semblait  d'ailleurs 
lui  donner  raison.  Rien  ne  se  déforme  et  ne  s'amplifie  aussi 
facilement  qu'un  récit  populaire  :  crescit  eundo. 

A  la  lumière  des  principes  de  Pascal,  rien,  ou  presque  rien,  ne 
paraîtrait  solide  des  livres  de  Moïse  :  des  siècles,  des  milliers 
d'intermédiaires  peut-être,  le  séparent  de  la  création  et  du 
déluge.  Et  ces  intermédiaires,  ont  été  bâtisseurs  de  villes, 
législateurs,  artistes  et  guerriers  et  n'ont  pas  prêté  à  l'histoire 
ancienne  cette  attention  concentrée  que  Pascal  leur  attribue. 

Quelques  autres  principes  de  Pascal  permettent  de  sauver  l'his- 
toire primitive.  —  Faut-il  donc  voir  dans  le  Pentateuque  un 
tissu  de  légendes  ?  D'autres  principes  empruntés  également  aux 
((  Pensées  »  nous  permettent  d'éviter  cette  conclusion.  1^  Pascal 
voit  une  action  spéciale  de  la  Providence  dans  ce  fait  qu'un 
peuple,  seul  entre  tous  les  autres,  ait  gardé  sa  loi  intacte,  mal- 
gré sa  sévérité.  Pourquoi  cette"  Providence  n'aurait-elle  pas 
veillé  à  ce  que  les  assises  mêmes  de  cette  loi,  les  vérités  qu'elle 
suppose,  la  création,  la  chute,  la  première  promesse  du  Messie, 
le  déluge,  la  vocation  d'Abraham,  pourquoi  n'aurait-elle  pas 
veillé  à  la  conservation  de  ce  dépôt  entre  les  mains  d'une  élite 
religieuse,  depuis  le  commencement  du  monde  jusqu'à  Moïse  ? 

Cette  fidélité  d'Israël  serait  inutile,  si  la  loi  était  sans  fonde- 
ment ;  le  miracle  de  cette  Providence  à  l'égard  du  peuple  élu, 
ne  s'expUque  que  si  le  dépôt  confié  à  ses  soins  a  une  valeur 
objective  ;  si  elle  s'exerce  sur  un  dépôt  déjà  plus  considérable, 
à  plus  forte  raison  a-t-elle  dû  s'exercer  sur  les  commencements. 

2^  La  tradition  ne  déforme  pas  tous  les  faits.  Ceux  qui  ont 
une  importance  plus  générale,  sont  soigneusement  recueillis  par 
l'ensemble  des  intéressés.  Or  une  vérité  se  conserve  d'autant 
plus  pure  qu'un  plus  grand  nombre  de  témoins  l'a.  perçue.  Ils 
se  contrôlent  les  uns  les  autres  et  empêchent  les  altérations. 
C'est  le  principe  de  l'universalité  du  témoignage.  Pascal  y  a 
recours  pour  démontrer  l'authenticité  du  texte  des  Écritures  : 
les  psaumes  chantés  par  toute  la  terre  ?  11  ne  lui  est  pas  difficile 
de  l'appHquer  aux  faits  cités  plus  haut,  et  qui  intéressaient 
tous  les  hommes  religieux. 

Ainsi,  d'après  les  principes  mêmes  de  Pascal,  on  peut 
sauver  les  livres  mosaïques.  Pour  garder  notre  foi  aux  Hvres 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  163 

des  prophètes,  nous  n'avons  besoin  que  d'interpréter  Pascal  par 
Pascal.  Ses  principes  sont  ici  plus  fermes.  Les  titres  qu'il  pro- 
duit en  leur  faveur  sont  ceux  du  ciel.  Quand  un  prophète  vou- 
lait se  faire  accréditer  auprès  du  peuple,  il  faisait  des  miracles 
ou  il  faisait  certaines  prédictions  qui  se  réalisaient  à  bref 
délai.  A  partir  de  ce  jour  il  était  ofTiciellement  l'homme  de 
Dieu.  Inspiré,  il  disait  les  paroles  que  Dieu  mettait  sur  ses 
lèvres,  et  était  incapable  d'en  proférer  d'autres.  Balaam  voulait 
maudire,  et  quand  il  était  en  vue  du  peuple  d'Israël,  l'esprit  de 
Jahvé  le  forçait  à  bénir. 

Comme  leur  autorité  reposait  sur  le  miracle  dont  nous  devons 
parler  plus  loin,  nous  n'y  insistons  pas  davantage. 

B.  Les  gardiens  des  livres.   Qualités  du  peuple  Juif. 

Les  auteurs  de  l'Écriture  ont  livré  à  leurs  premiers  lecteurs 
la  parole  authentique  de  Dieu.  A  la  vue  de  leurs  miracles  et  à 
l'examen  de  leurs  titres,  les  contemporains  de  Moïse  et  des  pro- 
phètes se  sont  inclinés  et  ils  ont  attendu  le  Rédempteur  promis. 
Les  livres  qu'ils  ont  reçus,  les  ont-ils  transmis  intégralement 
et  fidèlement  ?  Avant  de  les  ouvrir  dans  l'espoir  de  découvrir 
le  plan  de  Dieu  sur  le  monde,  il  faut  nous  assurer  que  le  plan 
de  Dieu  n'a  pas  été  déformé  par  les  hommes  qui  auraient  porté 
une  main  sacrilège  sur  les  livres  saints.  Pascal,  avant  de  passer 
à  l'examen  des  prophéties,  se  devait  d'étudier  le  peuple  Juif  en 
tant  que  gardien  de  l'Écriture. 

Le  peuple  Juif  garde  les  livres  contre  son  intérêt.  —  Il  y  voit 
le  témoin  idéal,  un  peuple  qui  garde  un  texte  souvent  contre 
son  intérêt.  Il  sauvera  le  corps  de  l'Écriture,  mais  d'autres  en 
sauveront  l'esprit.  Dieu  visiblement  l'a  suscité  pour  servir  de 
témoin  au  Messie.  Il  porte  les  livres,  il  les  aime  et  ne  les  entend 
point.  Les  jugements  de  Dieu  lui  sont  confiés,  mais  en  un  hvre 
scellé  ^. 

Il  est  fidèle  à  sa  loi  quand  tous  les  autres  peuples  changent  les 
leurs.  —  Ce  que  les  Juifs  montrent  du  texte  sacré  montre  leur 
désintéressement  à  le  conserver. 

Leur  loi  est  «  la  plus  sévère  et  la  plus  rigoureuse  de  toutes,  en 
ce  qui  regarde  le  culte  de  leur  rehgion,  obhgeant  ce  peuple,  pour 

'  641,  621,  622. 


164  l'apologétique 

le  retenir  dans  son  devoir,  à  mille  observations  particulières  et 
pénibles,  sur  peine  de  la  vie,  de  sorte  que  c'est  une  chose  bien 
étonnante  qu'elle  se  soit  toujours  conservée  si  constamment 
durant  tant  de  siècles  par  un  peuple  rebelle  et  impatient  comme 
celui-ci,  pendant  que  tous  les  autres  États  ont  changé  de 
temps  en  temps  leurs  lois,  quoique  tout  autrement  faciles  ^  » 
Les  codes  changent,  les  philosophies  changent-,  le  peuple  Juif 
est  le  seul  à  ne  pas  céder  à  ce  besoin  inné  de  changement. 

Fidèle  jusqu'à  la  mort.  —  Ils  sont  fidèles  et  sincères  contre 
leur  honneur.  Les  Juiis  portent  avec  amour  et  fidélité  ce  livre 
où  Moïse  déclare  qu'il  ont  été  ingrats  envers  Dieu  toute  leur 
vie,  qu'il  sait  qu'ils  le  seront  plus  encore  après  sa  mort  ;  mai^ 
qu'il  appelle  le  ciel  et  la  terre  à  témoin  contre  eux.  Il  déclare 
qu'enfin  Dieu,  s'irritant  contre  eux,  les  dispersera  parmi  tous 
les  peuples  de  la  terre  ^. 

Pour  garder  sa  loi  et  ses  livres,  ce  peuple  accepte  la  persé- 
cution, l'exil  et  la  mort.  Nous  pouvons  ajouter  foi  à  son  témoi- 
gnage quand  il  nous  affirme  l'origine  divine  de  l'Écriture.  «  Je 
ne  crois  que  les  histoires  dont  les  témoins  se  feraient  égorger*.  » 
Tout  dans  le  texte  sacré  n'est  pas  contraire  à  l'honneur  ou  à  la 
tranquilhté  du  peuple.  Certains  passages  semblent  favoriser  ses 
intérêts.  Ce  sont  les  passages  obscurs  que  ce  peuple  grossier 
interprète  dans  un  sens  temporel  ^ 

Impartial.  —  Leur  erreur  nous  est  utile.  A  garder  un  livre 
prophétique  qui  ne  se  réalise  qu'en  nous,  on  ne  peut  les  accuser 
de  partialité.  Ils  ne  sont  pas  des  nôtres,  donc  ils  n'ont  pas  d'in- 
térêt à  conserver  des  livres  écrits  seulement  pour  nous  ^.  Dieu 
a  permis  leur  erreur,  et  il  les  a  conservés  malgré  leur  crime, 
afin  que  l'Église  eut  des  témoins  au-dessus  de  tout  soupçon. 
S'ils  avaient  été  convertis,  aux  yeux  des  incrédules,  nous 
n'aurions  eu  que  des  témoins  suspects,  s'ils  avaient  été  exter- 
minés, nous  n'en  aurions  pas  du  tout  ^. 

Il  leur  était  impossible  d'altérer  le  texte  sacré.  — Les  Juifs 
n'ont  pas  voulu  altérer  le  texte  sacré  dans  leur  intérêt  et  dans 
le  nôtre.  L'auraient-ils  essayé,  que  leur  projet  n'aurait  pas  pit 
aboutir.  Pascal  exige  des  témoins  qu'ils  soient  toujours  et 
partout.  Toujours,  car  Dieu  s'est  toujours  communiqué  aux 

G20.  —  2  618.  —  '  630-631.  —  *  593,  630.  —  ^  571,  2'^  745.  —  «  749,  750. 


kLES    PREUVES    OBJECTIVES  165 

hommes,  il  est  nécessaire  de  pouvoir  recueillir  toutes  ses  paroles 
et  de  les  transmettre  intégralement.  Partout,  afin  que  les  dires 
Ides  uns  soient  contrôlés  par  les  dires  des  autres.  Mahomet  n'a 
d'autres  témoins  que  lui-même.  Jésus-Christ  veut  que  son 
témoignage  ne  soit  rien.  Mais  les  Écritures  témoignent  de 
lui,  et  tout  un  peuple  témoigne  d'elles.  Elles  forment  un  peuple 
et  sont  reçues  par  lui,  en  sorte  que  les  psaumes  sont  chantés  par 
toute  la  terre  pendant  400  ans  ^. 

11  est  impossible  que  tant  d'hommes  se  soient  entendus  pour 
changer  les  prophéties. 

Nous  avons  le  texte  original,  non  celui  d'Esdras.  —  On  peut 
être  sûr  de  posséder  au  moins  le  sens  de  l'Écriture.  11  y  a  plus, 
nous  avons  le  texte  même  rédigé  par  les  premiers  auteurs.  Il 
est  faux  qu'Esdras,  au  retour  de  la  première  captivité  de  Baby- 
lone,ait  reconstitué  sous  la  dictée  de  Dieu  les  livres  perdus.  Sur 
ce  point,  les  Septante  ont  fait  erreur...  L'historien  du  peuple 
Juif,  Josèphe,  ne  dit  pas  un  mot  de  ce  rétablissement.  Et  pour- 
quoi aurait-on,  à  Babylone,  arraché  aux  Juifs  les  Écritures  ?  On 
leur  laissait  le  droit  de  posséder  desterres, pourquoileur  aurait- 
on  enlevé  la  Loi  ?  Un  fait  indique  l'existence  d'un  texte  à  cette 
époque.  Cyrus  prit  sujet  de  la  prophétie  d'Isaïe  pour  relâcher 
le  peuple  et  rétablir  Jérusalem.  Dans  la  pensée  de  Pascal,  le 
monarque  ne  se  serait  pas  contenté  de  connaître  la  prophétie 
par  ouï-dire,  mais  il  aurait  appuyé  son  décret  sur  le  livre  même 
d'Isaïe.  L'existence  des  livres  de  l'Écriture  à  cette  époque  est 
bien  vraisemblable.  Les  prophètes  Juifs  gardiens  attitrés  de 
l'Écriture  ne  manquaient  pas  sur  la  terre  d'exil.  Sous  Antiochus 
et  Vespasien  où  l'on  a  voulu  abolir  les  livres  et  où  il  n'y  avait 
pas  de  prophète,  on  ne  l'a  pu  faire,  et  sous  les  Babyloniens  où 
nulle  persécution  n'a  été  faite,  et  où  il  y  avait  tant  de  prophètes 
l'auraient-ils  laissé  brûler  ?  Cette  hypothèse  contredit  au 
témoignage  du  second  livre  d'Esdras  et  à  celui  de  Josèphe.  Ils 
marquent  non  pas  qu'il  récita  tout  par  cœur  comme  si  le  livre 
n'avait  pas  existé,  mais  qu'il  lût  le  hvre  ^.  D'ailleurs  l'autorité 

^  *  596,  618,  620.  —  *  Tous  les  exégètes  contemporains  n'ont  pas  abandonné 
\  l'opinion  de  Pascal,  et  pour  soutenir  l'intégrité  du  texte  sacré,  ils  font  appel 
aux  mêmes  arguments  que  lui.  M.  le  Chanoine  Palis  fait  remarquer  en  outre 
qu'u'n  prophète  contemporain  d'Esdras  parle  comme  lui  d'un  simple  retour  à 
la  loi  mosaïque  et  non  de  la  promulgation  d'une  loi  nouvelle,  a  Souvenez-vous, 
dit  Malachie,  de  la  loi  de  Moïse  mon  serviteur  que  je  lui  ai  donnée  sur  l'Horeb 
avec  ses  préceptes  et  ses  jugements  pour  tout  Israël  {Malachie  IV,  4).  Cf.  La 


166  l'apologétique 

de  rÉcriture  ne  serait  pas  ébranlée  par  cet  accident,  puisqu'il 
a  été  réparé  par  Dieu  même.  La  perte  et  la  reconstitution  de 
l'Écriture  ne  nous  sont  connus  que  par  les  Septante.  Or  ils 
montrent  que  l'Écriture  est  sainte.  «  Donc,  si  ce  conte  est  vrai, 
nous  avons  notre  compte  par  là  ;  sinon,  nous  l'avons  d'ailleurs. 
Et  ainsi  ceux  qui  voudraient  ruiner  la  vérité  de  notre  religion, 
fondée  sur  Moïse,  l'établissent  par  la  même  autorité  par  où  ils 
l'attaquent.  Ainsi, parcetteprovidence,  elle  subsiste  toujours^.  » 

Critique. 

Deux  principes  nous  garantissent  la  probité  du  peuple  à  qui 
les  livres  Saints  ont  été  confiés  ;  son  attachement  héroïque  à 
l'Écriture,  la  multitude  des  témoins. 

Principes  de  Pascal  à  retenir.  Le  miracle  de  la  fidélité.  — 

Pascal  a  bien  étudié  la  nature  humaine,  en  lui-même  et  dans 
les  autres,  et  il  en  a  conclu  que  l'homme  n'est  que  changement. 
Tout  le  pousse  à  l'inconstance,  les  nécessités  extérieures  et 
l'ennui  intérieur.  Israël  est  un  peuple  où  cette  loi  ne  se  vérifie 
plus.  Là  est  le  miracle,  sa  constance  ne  vient  pas  de  la  nature, 
mais  de  Dieu. 

Cette  fidélité  héroïque  a  été  bien  mise  en  lumière  par  Sully- 
Prudhomme.  Ce  qu'il  dit  de  la  religion  en  général  s'applique 
spécialement  aux  livres  qui  la  fondent.  «  L'histoire  de  toutes 
les  religions,  pourra-t-on  objecter,  abonde  en  récits  de  faits 
extraordinaires,  en  apparence  contraires  à  l'ordre  naturel 
des  choses  et  ce  caractère  même  les  rend  tous  au  même  titre 
suspects  de  fraude  et  d'illusion.  11  faut  que  des  témoignages 
certains  en  assurent  l'authenticité  pour  les  imposer  à  la  croyan- 
ce. A  supposer  même  qu'on  ne  les  rejette  pas  tous  en  principe, 
comment  discerner  les  véritables  des  faux  ?  C'est  une  question 
que  Pascal,  nous  le  savons,  n'a  point  éludée.  Mais  de  quelque 
façon  qu'il  la  résolve,  si  les  prodiges  accidentels  et  passa- 
gers donnent  prise  à  la  critique  et  motivent  une  légitime 
méfiance,  il  ne  saurait  en  être  de  iPiême  des  prodiges  perpé- 
tuels, essentiels  en  quelque  sorte,  chez  leurs  sujets,  comme  le  / 
sont  l'établissement  delà  religion  Judœo-chrétiennCj  et  l'atta- 

Critique  nouvelle  et  l'Œuvre  cVEsdras.  —  Extrait  de  la  Science  catholique, 
mai  1897,  p.  7. 

1  632,  634. 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  167 

chôment  de  ses  adeptes  à  leur  croyanc-^  en  dépit  des  sacrifices 
qu'elle  impose  aux  passions.  Ce  sont  là  des  miracles  (au  sens 
le  plus  large  et  le  plus  exact  du  mot)  qui  ne  peuvent  être 
Toeuvre  ni  de  l'imagination  ni  de  la  fraude.  Nul  thauma- 
turge n'y  sufTirait,  à  moins  de  vivre  aussi  longtemps  que 
la  rehgion  même,  et  d'opérer  à  la  fois  sur  ressenc3  même  de 
toutes  les  âmes  ^  ». 

L'universalité  du  témoignage.  —  La  multitude  des  témoins 
du  texte  est  une  autre  garantie  de  son  intégrité,  au  moins 
substantielle.  C'est  l'argument  dont  les  apologistes  se  servent 
pour  démontrer  que  le  Nouveau  Testament  n'a  pas  pu  être 
altéré  dans  les  premiers  siècles.  Les  manuscrits  qui  nous  restent 
de  cette  époque,  ne  présentent  que  des  variantes  de  détail. 
Cet  accord  ne  peut  être  l'effet  d'une  entente,  entre  les  diverses 
communautés  chrétiennes.  Elles  étaient  trop  nombreuses  et 
trop  éloignées  les  unes  des  autres  dans  l'étendue  de  l'empire 
romain,  pour  s'entendre  à  la  fois  sur  un  changement.  Il  faut 
donc  conclure  de  la  similitude  des  m.anuscrits,  à  l'unité  d'un 
texte  original.  Pascal  argumente  de  la  même  façon  en  faveur  de 
l'Ancien  Testament.  Tout  un  peuple  l'a  reçu.  Ce  peuple  est 
dispersé  pendant  400  ans  et  les  mêmes  psaumes  sont  chantés 
par  toute  la  terre. 

Principes  à  rejeter  :  l'aveuglement  du  peuple  Juif  voulu  par 
Dieu.  —  Il  est  un  autre  principe  inspiré  à  Pascal  par  sa  pre- 
mière théologie  Janséniste,  et  auquel  nous  ne  pouvons  sous- 
crire. A  lire  certaines  pensées  on  croirait  que  Dieu  a  choisi  le 
peuple  Juif  comme  témoin,  à  cause  de  ses  défauts  ;  il  était 
grossier  et  charnel,  très  attaché  aux  choses  temporelles.  Ces 
tendances,  Dieu  au  lieu  de  les  corriger,  se  serait  plu  à  les  con- 
server, à  les  exagérer  peut-être,  il  aurait  à  dessein  semé 
l'Écriture  de  passages  à  double  sens  afin  d'aveugler  ce  peuple. 
Sous  les  biens  temporels.  Dieu  entendait  les  biens  spirituels, 
mais  si  les  Juifs  avaient  entrevu  ces  derniers  ils  n'auraient 
plus  eu  d'affections  à  leurs  livres.  Il  les  a  donc  aveuglés  par 
l'apparence  des  promesses  terrestres;  de  la  sorte  il  a  donné  et 
des  témoins  fidèles  et  des  témoins  peu  suspects  de  partialité  en 
notre  faveur,  aux  yeux  des  incrédules  (571). 

De  telles  pensées  révoltent  et  le  sens  chrétien  et  le  simple 

*  Sully-Prudhomme  ;  La  vraie  religion,  selon  Pascal,  p.  155. 


168  ''     ii  l'apologétique 

bon-sens.  D'autres,  il  est  vrai,  semblent  s'inspirer  d'une  théo- 
logie moins  farouche. 

Elles  semblent  appartenir  à  la  dernière  époque  de  sa  pensée. 
L'aveuglement  des  Juifs  aurait  pour  cause  première,  non  la 
volonté  de  Dieu,  mais  la  volonté  dépravée  des  hommes.  Où 
est  le  sage,  il  entendra  ce  que  je  dis  ;  les  justes  l'entendront  ; 
car  les  vues  du  Seigneur  sont  droites,  mais  les  méchants  y  iréh  > 
cheront...  De  quoi  se  plaint-on  si  (la  religion)  est  telle  qu'on  la 
puisse  trouver  en  la  cherchant  ^. 

G.    Le   nouveau   testament. 

La  constance  des  apôtres  dans  les  tourments  :  preuve  de  sin- 
cérité. — C'est  dans  les  Évangiles  que  se  réah  sent  les  Prophéties. 
Que  valent  ces  nouveaux  livres  ?  Sont-ils  l'œuvre  de  la  four- 
berie des  douze  ?  Rappelons-nous  que  le  cœur  des  hommes  est 
étrangement  enclin  à  la  légèreté,  aux  changements,  aux  pro- 
messes, aux  biens.  Sur  cela,  qu'on  suive  tout  au  long  l'hypo- 
thèse des  Apôtres  fourbes;  qu'on  s'imagine  ces  douze  hommes 
assemblés  après  la  mort  de  Jésus-Christ,  faisant  le  complot  de 
dire  qu'il  est  résuscité.  Ils  attaquent  par  làtoutes  les  puissances. 
Si  peu  qu'un  des  disciples  se  fut  démenti  par  tous  ces  attraits, 
(des  biens)  et  qui  plus  est  par  les  tortures  et  par  la  mort,  ils 
étaient  perdus.  Qu'on  suive  cela  2,  et  on  sera  obhgé  de  con- 
clure que  leur  constance  ne  s'explique  que  par  leur  sincérité. 

Ils  n'ont  pas  pu  imaginer  les  qualités  de  l'âme  du  Christ.  — 

L'examen  des  livres  conduit  à  la  même  conclusion.  La  doctrine 
et  le  style  en  sont  admirables,  et  les  auteurs  sont  des  pêcheurs 
ignorants  qui  n'ont  pas  fréquentés  les  écoles. 

Si  Jésus-Christ  n'avait  pas  vécu  sous  leurs  yeux,  où  auraient- 
ils  appris  «  les  qualités  d'une  âme  parfaitement  héroïque  » 
pour  la  dépemdre  en  lui  ?  Et  s'ils  les  ont  connues,  pourquoi 
n'ont-ils  pas  décrit  cette  âme  constante  devant  la  mort  ? 
Certes,  ils  savaient  qu'un  cœur  peut  être  fort  et  saint  Luc 
dépeint  saint  Etienne  plus  fort  que  Jésus-Christ.  Pourquoi  donc 
les  apôtres  font-ils  leur  maître  «  faible  dans  son  agonie  ?  »  Pour 
rendre  hommage  à  la  vérité  et  cette  vérité  est  la  suivante  : 
quand  ils  «  le  font  si  troublé,  c'est  quand  il  se  trouble  lui-même  : 
et  quand  les  hommes  le  troublent,  il  est  tout  fort  ^  ».  «  Jésus 

»  pp.  589,  590.  —  *  p.  700.—  »  800. 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  169 

souiïre  dans  sa  passion  les  tourments  que  lui  font  les  hommes; 
mais  dans  Tagonie  il  souiïre  les  tourments  qu'il  se  donne  à 
lui-même  :  lurbnre  semetipsum.  C'est  un  supplice  d'une  main 
non  humaine,  mais  toute  puissante,  car  il  faut  être  tout  puis- 
sant pour  le  soutenir  ^  ». 

Le  style  de  l'Évangile  ne  peut  venir  que  de  Dieu. —  La  manière 
(le  dépeindre  Notre-Seigneur  et  son  enseignement  est  aussi 
remarquable  que  la  doctrine  elle-même.  Pour  bien  écrire,  il 
faut  se  renfermer  le  plus  possible  dans  le  simple  naturel,  ne 
pas  faire  grand  ce  qui  est  petit,  ni  petit  ce  qui  est  grand  ^.  On 
ne  saurait  toutefois  traiter  ce  qui  est  grand  comme  il  convient, 
si  on  n'a  pas  une  certaine  proportion  avec  lui.  A  traiter  des 
choses  sublimes,  le  style  devient  facilement  tendu  et  obscur. 
On  atteint  péniblement  aux  sommets  quand  on  n'est  pas  à  leur 
niveau.  Un  artisan  parle  mal  des  richesses,  un  procureur  parle 
mal  de  la  guerre,  mais  le  «  riche  parle  bien  des  richesses,  le  roi 
parle  froidement  d'un  grand  don  qu'il  vient  de  faire,  et  Di  u 
parle  bien  de  Dieu  ^  ».  Il  en  parle  avec  simplicité  et  sans  affec- 
tation car  il  est  au-dessus  de  tout  ;  il  en  parle  clairement,  car 
Dieu  connaît  Dieu.  Nous  trouvons  cela  dans  l'Évangile. a  Jésus- 
Christ  a  dit  les  choses  grandes  si  simplement  qu'il  semble  qu'il 
ne  les  a  pas  pensées,  et  si  nettement  néanmoins,  qu'on  voit 
i3ien  ce  qu'il  en  pensait.  Cette  clarté  jointe  à  cette  naïveté 
est  admirable  *.  » 

De  même  la  modération  des  historiens  évangéliques  à 
l'égard  des  bourreaux  de  Jésus-Christ  est  la  modération  du 
Dieu-Sauveur  à  l'égard  de  ses  ennemis.  Elle  n'est  pas  affectée, 
ce  n'est  pas  une  invention.  Si  cette  modestie  avait  été  inté- 
ressée, ils  l'auraient  fait  remarquer  à  leur  avantage.  Ils  ont 
agi  de  cette  sorte  sans  affectation,  ils  ne  l'ont  fait  remarquer 
par  personne.  Cela  témoigne  la  froideur  avec  laquelle  la 
chose  a  été  faite  ^. 

Critique. 

Ses  principes  de  critique  sont  empruntés  à  la  psychologie  et 
la  philosophie  des  «  proportions  ».  —  11  faut  faire  des  réserves 
sur  la  théologie  et  l'exégèse  de  Pascal,  mais  on  peut  admirer 
sa  psychologie  presque  sans  restrictions.  Là,  son  génie  se  mani- 
feste avec  éclat.  Quand  il  l'appHque  à  démontrer  l'authenticité 

1  553.  —  M5.  —  »  799.  —  *  797.  —  <>  798. 


170  l'apologétique 

du  Nouveau-Testament  par  la  critique  interne,  par  l'étude  de 
la  doctrine  et  de  l'âme  de  Jésus-Christ,  il  séduit,  et  pour  con- 
vaincre il  ne  lui  manque  que  d'avoir  développé  ses  principes. 
Nous  n'avons  malheureusement  qu'une  esquisse  là  où  nous 
voudrions  un  tableau. 

L'idée  fondamentale  de  toute  sa  philosophie  se  retrouve  à 
la  base  de  son  argumentation.  Nul  ne  peut  parler  convenable- 
ment d'un  objet,  s'il  ne  lui  est  proportionné.  A  la  lumière  de  ce 
principe  qu'on  étudie  les  discours  de  Notre-Seigneur  et  ceux 
des  philosophes  anciens.  Laissons  de  côté  les  mythes  indécents 
ou  les  doctrines  qui  divinisent  les  passions  pour  regarder  seu- 
lement aux  théories  moins  indignes  de  la  divinité.  Quelle 
pauvreté  d'idées.  C'est  vraiment  un  Dieu  caché,  impénétrable 
aux  génies  eux-mêmes  !  Ils  ne  connaissent  en  lui  que  la  pre- 
mière cause,  le  premier  moteur.  Passons  aux  prophètes  juifs  : 
ils  nous  montrent  Jéhovah  terrible  ;  on  ne  sait  ni  le  sort  qu'il 
réserve  au  juste  dans  l'autre  vie,  ni  dans  quelle  mesure  il  s'in- 
téresse à  leur  âme  en  ce  monde. 

A  la  fm  des  temps,  le  Fils  paraît.  Lui  a  i>u  Dieu,  il  en  parle 
bien.  Il  nous  révèle  sa  nature,  la  trinité  des  personnes,  leur 
amour  pour  les  hommes  et  l'intérêt  qu'elles  portent  à  chacun 
en  particulier,  au  point  d'habiter  dans  leur  âme.  Lui-même  se 
met  au-dessus  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  dans  l'antiquité 
juive,  au-dessus  de  Moïse,  au-dessus  d'Abraham,  il  s'égale  au 
Père,  et  cela  sans  orgueil.  Il  en  parle  froidement  comme  d'une 
chose  qui  lui  est  naturelle.  Pas  de  contradictions  dans  sa  théo- 
logie, plus  étendue  cependant  et  plus  profonde  que  celle  de 
Platon.  D'obscurs  pêcheurs  de  Galilée,  étaient-ils  capables  de 
parler  de  Dieu  en  cette  manière  ?  Qu'on  suive  cela  et  l'on  sera 
forcé  de  ne  voir  dans  l'Évangile  qu'un  écho  fidèle  des  discours 
du  Fils.  Dieu  seul  pouvait  ainsi  parler  de  Dieu,  avec  cet  amour, 
cette  clarté,  et  cette  simplicité. 

Les  douze  n'étaient  pas  davantage  capables  d'inventer  le 
roman  du  Christ.  Un  roman  se  développe  selon  un  plan  uni- 
forme où  le  héros  principal  l'emporte  sur  les  autres  pour  le 
courage.  Or,  à  juger  les  choses  par  l'extérieur,  Jésus  paraît 
moins  fort  que  son  disciple  Etienne.  Les  règles  du  genre,  leur 
éducation  élémentaire  devaient  les  porter  à  donner  de  l'âme  de 
Jésus  une  description  simple,  et  toute  lumineuse.  Dans  ces 
contrastes  inattendus,  il  ne  faut  donc  voir  qu'un  hommage  à 
la  vérité. 


LES   PREUVES    OBJECTIVES  171 


II.    Les    Figures. 


\ 


L'Écriture  est  de  Dieu.  Nous  sommes  certains  de  ne  pas  nous 
tromper  en  recevant  les  saints  livres  de  témoins  tels  que  les 
Juifs.  Ouvrons-les  donc  en  toute  confiance,  pour  y  lire  la 
pensée  du  Créateur. 

Dieu  a  promis  un  Rédempteur  aux  hommes,  et  il  a  conclu 
alliance  avec  le  peuple  Juif.  La  circoncision  est  le  signe  de  cette 
alliance;  une  loi  a  été  donnée  aux  Juifs  par  Jéhovah  et  des 
sacrifices  ordonnés  dans  le  temple  de  Jérusalem  exclusive- 
ment. 

Promesses  contraires.  —  ïl  est  écrit  dans  les  Livres  Saints 
que  le  sceptre  restera  dans  la  tribu  de  Juda  jusqu'au  Messie 
éternel,  et  ce  règne  est  promis  avec  serment  ;  il  est  écrit  aussi, 
qu'ils  seront  sans  roi  ni  prince.  L'alliance  doit  être  éternelle  et 
elle  sera  changée,  la  loi  durera  éternellement,  le  sacrifice  sera 
éternel,  la  loi  est  bonne  et  il  est  dit  aussi  :  les  préceptes  sont 
mauvais,  les  sacrifices  sont  abominables.  Dieu  n'en  a  pas 
demandé.  Le  sacrifice  des  Juifs  sera  réprouvé,  et  les  sacrifices 
des  païens  hors  de  Jérusalem  et  en  tous  heux  seront  agréés  ^. 

Commentaires  contraires,  —  Ces  promesses  ont  suscité  des 
commentaires  opposés.  Les  Juifs  charnels  attendaient  un 
Messie  temporel.  Ils  «  avaient  vieilli  dans  ces  pensées  terrestres, 
que  Dieu  aimait  leur  père  Abraham,  sa  chair  et  ce  qui  en  sor- 
tait ;  que  pour  cela  il  les  avait  multipliés  et  distingués  de  tous 
les  autres  peuples,  sans  souffrir  qu'ils  s'y  mêlassent  ;  que,  quand 
ils  languissaient  dans  l'Egypte,  il  les  en  retira  avec  tous  ces 
grands  signes  en  leur  faveur;  qu'il  les  nourrit  de  la  manne  dans 
le  désert  ;  qu'il  les  mena  dans  une  terre  bien  grasse  ;  qu'il  leur 
donna  des  rois  et  un  temple  bien  bâti  pour  y  offrir  des  bêtes, 
et  par  le  moyen  de  l'effusion  de  leur  sang  qu'ils  seraient 
purifiés,  et  qu'il  leur  <levait  enfin  envoyer  le  Messie  pour  les 
rendre  maîtres  de  tout  le  monde  ^  ».  Les  chrétiens  grossiers  qui 
sont  les  Juifs  de  la  loi  nouvelle,  sont  tout  près  de  l'Israël 
ancien.  Le  Messie  spirituel  est  bien  venu  ;  mais  il  nous  a  donné 
des  sacrements  qui  opèrent  notre  salut  sans  nos  efforts  et 
nous  dispensent  d'aimer  Dieu  ^. 

'   685-686.  —  *  607-609-670.  —  »  607,  609. 


172  l'apologétique 

Les  vrais  chrétiens  et  les  Juifs  spirituels,  qui  sont  les  chré- 
tiens de  la  loi  ancienne,  ont  toujours  attendu  un  Messie,  roi  de 
charité  :  il  leur  ferait  aimer  Dieu,  et  par  cet  amour  triompher 
de  leurs  ennemis  ^.  La  religion  consiste  seulement  en  l'amour 
de  Dieu  et  dans  la  haine  de  tout  le  reste. 

Si  Dieu  aime  les  hommes,  ce  n'est  pas  à  cause  de  leur  chair 
marquée  de  la  circoncision,  mais  à  cause  de  leurs  cœurs  cir- 
concis. L'extérieur  ne  sert  de  rien  sans  l'intérieur, 

L'Écriture  a-t-elle  un  sens.  —  L'opposition  des  écrits  et  des 
commentaires  est  flagrante.  Où  est  la  vérité  ?  Y  a-t-il  même 
une  vérité  ?Car,enrm,  puisque  les  deux  séries  de  textes  sont 
également  authentiques,  également  de  Dieu,  on  peut  se  deman- 
der si  l'Écriture  a  un  sens. 

Une  réponse  a  déjà  été  donnée.  La  Sagesse  a  écrit  les  livres 
saints.  Elle  no  peut  pas  se  tromper, puisqu'elle  est  vérité;  elle 
ne  veut  pas  nous  tromper,  car  si  Dieu  peut  tout,  il  ne  peut 
cependant  pas  faire  les  choses  qui  contredisent  à  sa  toute-puis- 
sance, comme  mourir,  mentir  2.  De  ce  chef,  il  faut  maintenir 
que  l'Écriture  a  un  sens. 

Oui,  parce  qu'elle  dit  des  choses  angéliques.  —  Cependant, 
comme  l'objection  se  pose  à  l'occasion  du  texte,  c'est  du  texte 
qu'on  va  aussi  tirer  la  réponse.  Que  l'incrédule  étudie  l'œuvre 
de  Moïse  et  des  prophètes  avec  son  esprit  et  tout  son  cœur, 
puisque,  aussi  bien,  il  ne  reconnaît  pas  d'autre  autorité.  L'es- 
prit se  rendra  à  l'évidence  des  clartés,  et  le  cœur  en  ce  qu'il  a 
de  bon  fera  écho  aux  sentiments  exprimés  dans  les  saints 
livres  ^.  Il  faut  avouer  que  la  doctrine  en  est  subhme.  Nulle 
part  on  ne  découvre  autant  de  lumière  sur  Dieu  et  sur  l'homme. 
Or  celui  qui  dit  des  choses  angéliques  montre  qu'il  est  inca- 
pable de  sottise  et  capable  de  mystère.  Pour  le  juger,  il  ne  faut 
point  partir  des  passages  obscurs,  mais  des  intelhgibles.  Si  ces 
derniers  sont  éclatants,  il  faut,  à  cause  d'eux,  révérer  les  autres; 
s'ils  sont  plats  et  communs,  l'auteur  montre  qu'il  est  capable  de 
sottise  et  incapable  de  mystère.  Ses  clartés  ne  peuvent  pas  y 
gagner  d'adorateurs  à  ses  obscurités.  D'après  ces  principes, 
Mahomet  ne  mérite  aucun  crédit.  Ce  qu'il  dit  du  Paradis  et  du 
reste  est  ridicule,  rien  donc  n'est  mystérieux  dans  les  passages 
obscurs.  Il  n'en  est  pas  de  même  dans  l'Écriture.  «  Je  veux  qu'il 

'  607-610.  —  *  654.  —  '  260,  556. 


I 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  173 

y  ait  des  obscurités  qui  soient  aussi  bizarres  que  celles  de  Maho- 
met; mais  il  y  a  des  clartés  admirables...  La  partie  n'est  donc 
pas  égale.  Il  ne  faut  pas  confondre  et  égaler  les  choses  qui 
ue  se  ressemblent  que  seulement  par  l'obscurité  et  non  pas 
par  la  clarté  ^...  » 

Quel  est  ce  sens  ?  —  Concluons  que  l'Écriture  n'est  pas  un 
rêve  incohérent  et  creux,  sans  rapport  avec  la  réalité.  Elle  a  un 
sens.  Lequel  ?  Celui  des  chrétiens,  à  l'exclusion  de  celui  des 
Juifs  ?  Celui  des  Juifs  à  l'exclusion  de  celui  des  chrétiens  ? 

Des  oppositions  rencontrées  dans  l'homme  on  n'a  pas  déduit 
qu'il  était  ange  ou  qu'il  était  bête,  mais  qu'il  était  homme,  une 
médiocrité  capable  de  peu  et  de  beaucoup.  De  la  passion  du 
Christ  on  ne  conclut  pas  à  nier  sa  divinité,  et  de  sa  résurrection, 
on  n'en  vient  pas  à  nier  son  humanité,  mais  pour  concilier  les 
deux  contraires,  on  affirme  qu'il  est  homme  et  Dieu  tout 
ensemble.  Pour  rester  dans  la  vérité,  il  faut  unir  les  contraires. 
«  Tous  errent  d'autant  plus  dangereusement  qu'ils  suivent 
chacun  une  vérité;  leur  faute  n'est  pas  de  suivre  une  fausseté, 
mais  de  ne  pas  suivre  une  autre  vérité  ^.  » 

Principes  pour  en  juger  :  1°  le  bon  sens  accorde  les  contraires. 

L'Écriture  nous  présente  comme  un  portrait  du  monde  à  venir, 
où  les  lignes  contraires  se  heurtent  :  temporel,  spirituel  ;  alhance 
éternelle  et  changée  ;  loi  sainte,  préceptes  mauvais  ;  sceptre  éter- 
nel, sceptre  tombé.  On  ne  peut  faire  une  bonne  physionomie 
sans  accorder  les  contrariétés,  et  il  ne  suffît  pas  de  suivre  une 
série  de  qualités  accordantes  sans  accorder  les  contraires.  Pour 
entendre  le  sens  d'un  auteur  il  faut  accorder  tous  les  passages 
contraires.  «  Tout  auteur  a  un  sens  auquel  tous  les  passages 
contraires  s'accordent, ou  il  n'a  point  de  sens  du  tout. On  ne  peut 
pas  dire  cela  de  l'Écriture  et  des  prophètes  ;  ils  avaient  assu- 
rément trop  bon  sens  ^.  » 

2^  Connaît  le  but  de  l'auteur.  -—  On  ne  saurait  facilement 
deviner  le  sens  d'un  auteur,  si  on  ne  connaissait  son  intention, 
son  but.  Faute  d'être  renseigné  sur  la  direction  de  sa  marche, 
on  le  cherchera  par  des  chemins  détournés.  Le  terme  commande 
le  choix  des  routes,  la  proposition  ne  se  démontre  que  par 
certains  arguments,  et  une  pensée  déterminée  ne  s'exprime  pas 

»   598,   691.  —  2  862,  863.  —  »  684. 


174  l'apologétique 

par  toutes  sortes  de  mots.  Avant  toutes  choses  rappelons-nous 
le  but  divin,  sûrs  de  mieux  comprendre  alors  le  choix  de 
ses  moyens. 

30  Interprète  comme  figuratif  ce  qui  ne  va  pas  directement  au 
but.  —  Ce  but  doit  être  toujours  présent  à  la  pensée  de  Dieu  et 
à  l'action  de  sa  Providence,  puisque  tout  est  fait  pour  cet  unique 
nécessaire.  Toute  la  conduite  des  choses  doit  avoir  pour  objet 
l'établissement  et  la  grandeur  de  la  religion  ;  elle  doit  être 
tellement  l'objet  et  le  centre  où  toutes  choses  tendent  que  qui 
en  saura  les  principes  puisse  rendre  raison  et  de  toute  la  nature 
de  l'homme  en  particulier  et  de  toute  la  conduite  du  monde  en 
général^.  Et  en  effet  Dieu  s'est  toujours  intéressé  au  salut  de 
l'homme.  Pour  affermir  l'espérance  de  ses  élus,  il  leur  en  a  fait 
voir  l'image  dans  tous  les  temps,  ne  les  laissant  jamais  sans 
témoignages  de  sa  puissance  et  de  sa  volonté  pour  leur  salut  ^. 
L'Écriture  les  a  consignés.  Le  but  divin,  l'unique  nécessaire 
est  toujours  dans  le  plan  de  la  Providence  :  il  consiste  à  instruire 
l'homme  de  son  salut  et  à  excHer  son  cœur  à  l'espérance  de  la 
Rédemption.  Ce  qui  n'est  pas  but  est  moyen,  et  tout  sera  ce 
moyen  tant  qu'on  n'aura  pas  atteint  l'unique  nécessaire.  Le 
moyen  peut  être  direct  ou  indirect.  En  matière  d'enseignement, 
le  moyen  direct  est  le  mot  propre,  celui  qui  garde  toujours  le 
sens  naturel  et  obvie  ;  le  moyen  indirect  est  la  figure,  le  terme 
employé  par  analogie  ^. 

But  de  l'Écriture  :  la  charité.  ~  Le  but  est  le  salut,  le  montrer 
est  nécessaire  et  possible.  Tous  cependant  ne  comprennent 
pas  le  salut  de  la  même  façon.  Tous  espèrent  la  victoire 
sur  leurs  ennemis,  mais  les  uns  attendent  la  ruine  des  Baby- 
loniens, et  les  autres,  l'apaisement  de  leurs  passions  ;  les  uns 
aspirent  aux  richesses  de  ce  monde  et  les  autres  à  l'or  de  la 
charité.  Il  est  éludent  que  l'Écriture  n'a  pas  le  même  sens,  dans 
la  pensée  de  tous.  Chacun  y  lit  ce  qu'il  a  au  fond  du  cœur,  les 
biens  temporels  ou  les  biens  spirituels,  Dieu  ou  les  créatures  ^ 
car  le  nom  qu'on  donne  aux  choses  dépend  du  bien  que  nous 
en  attendons.  L'ennemi  est  ce  qui  menace  notre  bien.  Si  notre 
bien  est  spirituel,  l'ennemi  sera  l'iniquité;  s'il  est  temporel,  ce 
géra  Babylone. 

Puisqu'il  s'agit  de  découvrir  le  sens  des  livres  saints  selon 

»  556.  —  2  644.  —  '  670,  643,  665.  —  *  675. 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  175 

Dieu,  et  puisque  le  sens  dépend  des  biens  que  Ton  poursuit, 
cherchons  les  biens  que  Dieu  nous  promet.  Il  veut  établir  le 
royaume  de  la  charité.  L'Écriture  elle-même  en  témoigne  abon 
damment.  Son  unique  objet  est  la  charité  ^. 

«  La  religion  des  Juifs  semblait  consister  essentiellement 
en  la  paternité  d'Abraham,  en  la  circoncision,  aux  sacrifices, 
aux  cérémonies,  en  l'arche,  au  temple,  en  Hiérusalem,  et  enfin 
en  la  loi  et  en  l'alliance  de  Moïse.  Je  dis  :  Qu'elle  ne  consis- 
tait en  aucune  de  ces  choses,  mais  seulement  en  l'amour  de 
Dieu,  et  que  Dieu  réprouvait  toutes  les  autres  choses.  Que 
Dieu  n'acceptait  point  la  postérité  d'Abraham.  Que  les  Juifs 
seront  punis  de  Dieu  comme  les  étrangers  s'ils  l'oiïensent. 
Deut..  VIII,  19  :  «  Si  vous  oubliez  Dieu,  et  que  vous  suiviez 
des  dieux  étrangers,  je  vous  prédis  que  vous  périrez  de  la 
même  manière  que  les  nations  que  Dieu  a  exterminées  devant 
vous.  » 

Que  les  étrangers  seront  reçus  de  Dieu  comme  les  Juifs  s'ils 
l'aiment.  Is.,  LVI,  3  :  «  Que  l'étranger  ne  dise  pas  :  le  Sei- 
gneur ne  me  recevra  pas.  «Les  étrangers  qui  s'attachent  à  Dieu 
seront  pour  le  servir  et  l'aimer  :  je  les  mènerai  en  ma  sainte 
montagne,  et  recevrai  d'eux  des  sacrifices,  car  ma  maison  est 
la  maison  d'oraison....  » 

Que  la  circoncision  du  cœur  est  ordonnée...  «  Soyez  circon- 
cis de  cœur  ;  retranchez  les  superfluités  de  votre  cœur,  et  ne 
vous  endurcissez  plus  ;  car  votre  Dieu  est  un  Dieu  grand,  puis- 
sant et  terrible,  qui   n'accepte    pas  les  personnes.  » 

Que  Dieu  dit  qu'il  le  ferait  un  jour.  Deat.  XXX,  6  :  «  Dieu 
te  circoncira  le  cœur  et  à  tes  enfants,  afin  que  tu  l'aimes  de 
tout  ton  cœur.  » 

L'amour  de  Dieu  est  recommandé  en  tout  le  Deutéro- 
nome...  «  Je  prends  à  témoin  le  ciel  et  la  terre  que  j'ai  mis 
devant  vous  la  mort  et  la  vie,  et  que  vous  aimiez  Dieu  et 
que  vous  lui  obéissiez,  car  c'est  Dieu  qui  est  notre  vie  ». 

Que  les  Juifs,  manque  de  cet  amour,  seraient  réprouvés 
pour  leurs  crimes  et  les  païens  élus  à  leur  place.... 

Que  les  biens  temporels  sont  faux,  et  que  le  vrai  bien  est 
d'être  uni  à  Dieu.  Ps.  CXLIII,  15.... 

Que  Dieu  fera  une  nouvelle  alliance  par  le  Messie,  et  que 
l'ancienne  sera  rejetée.  Jérém.  XXXI,  31  ^  » 

Voilà  ce  que  Dieu  exige  de  ses  élus,  ce  pourquoi  il  promet 

>  070.  —  «  610. 


176  l'apologétique 

son  concours,  son  Messie,  ses  récompenses.  Au  dernier  jour 
vous  consumerez,  ô  Dieu,  le  ciel  et  la  terre  et  toutes  les  créatures 
qu'ils  contiennent  pour  montrer  à  tous  les  hommes  que  rien  ne 
subsiste  que  vous  et  qu'ainsi  rien  n'est  digne  d'amour  que  vous 
puisque  rien  n'est  durable  que  vous  ^ 

Ce  qui  n'enseigne  pas  clairement  la  vérité,  l'enseigne  en  figures. 

—  L'unique  nécessaire,  Dieu  l'enseigne  aux  hommes  d'une 
manière  accommodée  à  leur  faiblesse;  ils  aiment  la  variété  ;  ils 
sont  tantôt  justes,  tantôt  injustes  et  toujours  prêts  à  pécher. 
Tout  ce  qui  ne  va  pas  à  l'unique  but  en  est  la  figure.  Puisque 
il  n'y  a  qu'un  but,  tout  ce  qui  n'y  va  pas  en  mots  propres  est 
figuré.  Dieu  diversifie  ainsi  cet  unique  précepte  de  charité 
pour  satisfaire  notre  curiosité  2.  La  ligure  en  même  temps 
qu'elle  satisfait  notre  curiosité  satisfait  à  la  justice  de  Dieu. Les 
justes,  guidés  par  leur  cœur,  trouveront  Je  sens  de  la  parabole, 
et  pour  les  pécheurs,  elle  sera  un  piège.  Et  vous  rendrez 
grâces  à  Dieu  de  ce  qu'il  ne  s'est  pas  découvert  aux  sages 
superbes,  indignes  de  connaître  un  Dieu  si  saint  ^ 

Pour  interpréter  le  texte  sacré,  il  faut  donc  se  souvenir  des 
principes  de  causalité.  La  charité  est  la  fin,  et  la  charité  est  le 
principe,  la  charité  est  le  moyen.  Si  Dieu,  roi  de  charité,  n'était 
pas  le  principe,  il  ne  serait  pas  la  fin  ;  il  est  l'objet,  le  chemin 
et  la  fin  *. 

Parce  qu'elles  sont  les  effets  de  la  puissance  et  de  la  bonté 
de  Dieu,  les  créatures  sont  les  images  du  créateur. 

Aussi,  parlant  en  général,  est-il  vrai  de  dire  que  toutes 
choses  couvrent  quelque  mystère  et  sont  des  voiles  sur  la 
majesté  divine. 

Règles  des  figures.  —  Mais  il  serait  faux  de  vouloir  trouver 
dans  chaque  objet  de  Tordre  naturel  l'image  de  n'importe  quel 
autre  objet  de  l'ordre  surnaturel. 

1°  La  ressemblance.  — L'image  a  quelqu'analogie  avec  l'ori 
ginal  ;  avant  de   parler  de   figure,  il  faut  examiner  s'il  y  a 
ressemblance.   Avec   elle,  il  y  aura   «  des  figures  claires  et 
démonstratives  »;  sans  elle,  les  figures  seront  «  tirées  par  les 
cheveux  ^  ».  S'il  faut  éviter  de  tout  prendre  littéralement,  il 

»  p.  57,  m.  —  *  670,  6G9.  —  »  288.  —  «  pp.  89,  200,  n"'  488,  489.  Cf. 
Exemplarisme.  —  '  650. 


LES   PREUVES    OBJECTIVES  177 

ne  faut  pas  moins  se  garder  de  tout  prendre  spirituellement, 
et  Texégète  aura  le  devoir  de  «  parler  contre  les  trop  grands 
figuratifs  ^  ». 

En  tenant  compte  de  la  ressemblance,  on  trouvera  aisément 
dans  l'Ancien  Testament  les  figures  des  personnages,  des  objets, 
des  miracles  du  Nouveau. 

«  Jésus-Christ  figuré  par  Joseph:  bienaimédesonpère,  envoyé 
du  père  pour  voir  ses  frères,  etc.,  innocent,  vendu  par  ses  frères 
vingt  deniers,  et  par  là  devenu  leur  seigneur,  leur  sauveur,  et 
le  sauveur  des  étrangers,  et  le  sauveur  du  monde...  Dans  la  pri- 
son, Joseph  innocent  entre  deux  criminels  ;  Jésus-Christ  en 
la  croix  entre  deux  larrons.  Il  prédit  le  salut  à  l'un  et  la  mort 
à  l'autre  sur  les  mêmes  apparences.  Jésus-Christ  sauve  les  élus 
et  damne  les  réprouvés  sur  les  mêmes  crimes  ^  «. 

u  Adam  jonna  futur L  Les  six  jours  pour  former  l'un,  les  six 
âg^^spour  former  l'autre;  les  six  jours  que  Moïse  représente  pour 
la  formation  d'Adam,  ne  sont  que  la  peinture  des  six  âges  pour 
former  Jésus-Christ  et  l'Église.  Si  Adam  n'eût  point  péché,  et 
que  Jésus-Christ  ne  fut  point  venu,  il  n'y  eût  eu  qu'une  seule 
alliance,  qu'un  seul  âge  des  hommes,  et  la  création  eût  été  repré- 
sentée comme  fait  en  un  seul  temps  ^.  » 

Les  merveilles  de  Dieu  sur  le  peuple  d'Israël  sont  l'image  des 
miracles  de  sainteté  qu'il  voulait  opérer  dans  l'Église.  Le  pas- 
sage de  la  mer  Rouge  est  l'image  de  la  Rédemption  (Is.  41). 
Dieu  voulant  faire  paraître  qu'il  pouvait  former  un  peuple 
saint  d'une  sainteté  invisible  et  le  rempHr  d'une  gloire  éternelle 
a  fait  des  choses  visibles.  Comme  la  nature  est  une  image  de  la 
grâce,  il  a  fait  dans  les  liens  de  la  nature  ce  qu'il  devait  faire 
dans  ceux  de  la  grâce,  afin  qu'on  jugeât  qu'il  pouvait  faire 
l'invisible  parce  qu'il  faisait  bien  le  visible.  «  Il  a  donc  sauvé 
ce  peuple  du  déluge  ;  il  l'a  fait  naître  d'Abraham,  il  l'a  racheté 
d'entre  ses  ennemis,  et  l'a  mis  dans  le  repos.  L'objet  de  Dieu 
n'était  pas  de  sauver  du  déluge,  et  de  faire  naître  tout  un  peuple 
d'Abraham  pour  ne  l'introduire  que  dans  une  terre  grasse.  »  Il 
voulait  montrer  le  pouvoir  qu'il  a  de  donner  les  biens  invisibles 
par  celui  qu'il  a  montré  sur  les  visibles  ^. 

De  même  ses  miracles  sur  les  corps  symbohsent  son  pouvoir 
sur  les  âmes  ;  les  maladies  du  corps  figurent  celles  de  l'âme.  Le 
corps  ne  pouvait  être  assez  malade  pour  représenter  tout  ce 
dont  l'âme  souffre.  Pour  bien  exprimer  ceci,  il  en  a  fallu  plu- 

*  048-649.  —  2  768.  —  ^  656.  —  "  643. 

LAHORQUE   :   LE   RÉALI-ME   DE   P.Vi'CAL.  12 


178  L  APOLOGÉTIQUE 

sieurs.  Ainsi,  «  il  y  a  le  sourd,  le  muet,  l'aveugle,  le  paralytique, 
le  Lazare  mort,  le  possédé.  Tout  cela  ensemble  est  dans  Tâme 
malade  ^  ». 

2°  Leur  caractère  transitoire.  —  Un  des  signes  de  la  figure  est 
la  ressemblance,  un  autre  est  son  caractère  transitoire.  Elle  est 
un  moyen  d'aller  à  la  réalité;  mais  elle  doit  disparaître  une  fois 
ie  terme  atteint.  Elle  porte  absence  et  présence,  déplaisir  et 
plaisir.  Parce  qu'elle  promet  la  charité,  elle  porte  présence  et 
plaisir,  car  elle  en  donne  l'espoir  en  nous  donnant  les  preuves 
de  la  puissance  de  Dieu,  qui  doit  nous  y  mener.  Présence  et 
plaisir  ne  viennent  pas  du  corps  de  la  figure,  mais  de  l'âme,  de 
la  fm  perçue  à  travers  la  matière.  Aussi  bien,  puisque  Dieu  veut 
nous  mener  à  son  amour  et  que  c'est  là  son  but  unique,  serait-il 
indigne  de  Lui,  de  ne  parler  jamais  que  des  biens  temporels. 
11  en  parle  donc  au  figuré. 

Mais  la  figure  porte  aussi  absence  et  déplaisir.  Les  biens 
actuels  sont  promis,  mais  ils  restent  lointains.  L'âme  sainte, 
à  comparer  la  réalité  et  Tombre,  sent  croître  son  amour  pour 
celle-là  et  son  dégoût  pour  celle-ci.  Aussi  n'attache-t-elle  point 
son  (  œur  à  la  figure.  Elle  souhaite  qu'elle  s'efface  au  plus 
tôt  devant  l'original,  c'est  pourquoi  Dieu  et  ses  prophètes 
annoncent  la  fin  de  la  Loi,  du  temple  de  Jérusalem,  du 
sceptre  de  David.  Un  lecteur  superficiel,  ou  un  cœur  grossier, 
ne  verra  que  les  contradictions  apparentes,  les  initiés  et  les 
saints  comprendront  que  la  figure  doit  passer  et  que  l'éternité 
est  promise  à  la  réalité  ^. 

3^  Le  sens  figuré  doit  être  révélé.  —  Jusqu'ici  nous  avons 
raisonné  sur  les  principes  révélés  par  Dieu.  Il  nous  a  dit  en  son 
Écriture,  que  la  charité  était  l'unique  nécessaire  et  nous  en 
avons  conclu  que  tout  le  reste  était  figuré.  Le  sens  spirituel 
nous  a  paru  comme  implicitement  enseigné.  Ce  n'est  pas  assez. 
Il  n'est  pas  permis  d'attribuer  à  l'Écriture,  le  sens  qu'elle  n'a 
pas  révélé.  «  Qui  veut  donner  le  sens  de  l'Écriture  et  ne  le  prend 
pas  de  l'Écriture,  est  ennemi  de  l'Écriture.  »  Dieu  seul  parle 
bien  de  Dieu,  et  à  ne  pas  le  suivre  on  ressemble  à  l'artisan  qui 
parle  des  richesses  ou  au  procureur  qui  parle  de  la  guerre  *. 

Les  prophètes,  pour  annoncer  l'avenir  temporel  du  peuple 
Juif,  usaient  des  figures,  de  ceinture,  de  barbe  et  de  cheveux 

1  658.  —  s   G78,   659,   685.  —  »  687,  900,  799. 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  179 

brûlés  ^  Le  royaume  de  la  charité  était  prédit  de  la  môme 
manière.  Isaïe  dit  que  la  Rédemption  sera  comme  le  passage 
delà  mer  Rouge.  Moïse  et  David  nous  parlent  de  la  circoncision 
du  cœur  ^.  L'auteur  de  tous  les  livres  est  toujours  Dieu  dont 
nous  connaissons  le  but  constant  ;  les  mots  qu'il  emploie  sont 
les  mêmes  dans  tous  les  livres  ou  Moïse,  David,  Isaïe  et  les 
autres  ont  relaté  ses  paroles  et  ses  gestes.  Donc,  le  sens  est  le 
même  partout.  Un  mot  de  ces  auteurs  fait  juger  de  leur  esprit, 
il  donne  le  sens  du  chiffre.  Quand  on  surprend  une  lettre 
importante  de  ce  chiffre  où  l'on  trouve  un  sens  clair,  on  peut 
découvrir  les  autres.  Un  mot  de  cette  nature  détermine  à 
interpréter  tous  les  autres  au  sens  chrétien,  comme  un  mot 
d'Épictète  détermine,  au  contraire,  à  comprendre  le  reste  au 
sens  simplement  philosophique.  Jusque-là  l'ambiguïté  dure,  et 
non  pas  après. 

Il  l'a  été  :  par  les  prophètes.  —  Ce  sens  figuré,  les  prophètes 
l'insinuent  encore  quand  ils  parlent  clairement  des  biens  tem- 
porels. Si  leur  esprit  n'allait  pas  au-delà  des  richesses,  il  serait 
facile  de  les  entendre.  Ils  disent  cependant  que  leur  sens  est 
voilé,  qu'ils  seront  compris  seulement  à  la  fin  des  temps: 

Une  élite,  même  parmi  les  Juifs,  a  cependant  percé  le  secret 
des  prophètes.  Les  vrais  Juifs,  comme  les  vrais  chrétiens,  ont 
toujours  attendu  un  Messie  qui  leur  ferait  aimer  Dieu.  La  Tra- 
dition ou  cabale  des  Rabbins  leur  font  écho. 

Par  Jésus-Christ.  —  Le  Nouveau  Testament,  dont  l'autorité 
nous  est  connue  est  plus  explicite  encore.  Jésus-Christ  et  les 
Apôtres  ont  levé  le  sceau,  le  voile.  Ils  ont  ouvert  l'esprit  pour 
les  comprendre. 

Deux  grandes  ouvertures  sont  celles-là  :  1*^  Toutes  choses 
arrivaient  aux  Juifs  en  figures  ;  la  lettre  tue,  il  faut  découvrir 
l'esprit  sous  le  sens  littéral,  les  choses  célestes  dans  la  peinture 
que  les  Juifs  en  ont  faite  ;  la  circoncision,  le  jeûne,  le  temple,  le 
sacrifice,  la  manne,  la  liberté  n'étaient  que  l'ombre;  la  vérité 
est  autre  :  la  vraie  circoncision  est  celle  du  cœur,  et  Jésus 
est  le  «  vrai  pain  du  Ciel.  »  2^  Un  Dieu  humilié  jusqu'à  la  Croix, 
«  il  a  fallu  que  le  Christ  ait  souffert  pour  entrer  dans  sa  gloire  : 
qu'il  vaincrait  la  mort  par  sa  mort.  »  Son  règne  ne  sera  donc 
pas  temporel  mais  spirituel,  et  pour  s'y  associer,  il  faut  cher- 

'  653.  —  *  675,  690. 


180  l'apologétique 

cher  l'intérieur,  non  pas  l'extérieur  :  nos  ennemis  sont  les  pas- 
sions et  non  pas  les  Babyloniens. 

C4omme  il  doit  y  avoir  deux  avènements  en  Jésus-Christ 
il  y  en  aura  aussi  deux  en  nous.  L'un  de  misère  pour  abaisser 
l'homme  superbe,  l'autre  de  gloire  pour  élever  l'homme  humi- 
lié \ 

Seul  le  système  chrétien  accorde  les  contraires.  -^  Tel  est  le 

système  chrétien.  Il  s'appuye  sur  la  raison  et  sur  l'Écriture  ;  il 
rend  compte  des  passages  les  plus  contraires  des  prophètes. 
Que  nous  opposent  les  Juifs  ?  Un  système  incomplet  qui  ne 
saurait  tout  expliquer.  Les  biens  qu'ils  cherchent,  ils  les  y 
trouvent  ,  mais  avec  des  contradictions.  Ils  ne  sauraient  par 
exemple  accorder  la  cessation  de  la  royauté  prédite  par  Osée 
avec  la  prophétie  de  Jacob.  Leur  erreur  vient  de  ne  pas  tenir 
compte  dans  leur  exégèse  du  but  divin.  La  doctrine  de  leur  loi 
était  de  n'adorer  et  de  n'aimer  que  Dieu,  mais  leur  doctrine  à 
eux  en  faisait  abstraction.  Ils  ne  considéraient  que  la  terre 
grasse  et  la  victoire  sur  les  ennemis  des  bords  de  l'Euphrate. 
Jésus-Cihrist  n'a  pas  dompté  les  nations  par  la  force,  il  ne  nous 
a  pas*attribué  leurs  dépouilles,  il  a  été  tué,  il  a  succombé.  A 
leurs  yeux  charnels,  la  prophétie  gladiiim  tuiim  potentissime 
n'a  plus  de  sens,  et  ils  rejettent  le  Messie  humilié.  En  lui  seul 
cependant,  en  son  règne  spirituel,  toutes  les  contradictions 
s'accordent.  Le  véritable  sens  n'est  donc  pas  celui  des  Juifs, 
mais  celui  des  chrétiens  '^. 

Conclusions  :  1°  La  vraie  religion  a  toujours  existé  en  figure 
ou  en  réalité.  —  De  cette  vérité  deux  conclusions  se  déduisent, 
l'une  en  faveur  de  l'Église,  l'autre  en  faveur  du  Christ  son 
fondateur.  S'il  y  a  une  véritable  religion  sur  la  terre,  la  con- 
duite de  toutes  choses  doit  conduire  à  ce  centre,  comme  à 
l'unique  nécessaire.  Toute  la  conduite  des  choses  doit  avoir 
pour  objet,  sous  l'impulsion  de  la  Providence,  l'étabhssement 
et  la  grandeur  de  la  religion  chrétienne  ;  elle  existe  en  figure 
avant  Jésus-Christ,  elle  existe  en  réahté  après  lui. 

Le  Messie  spirituel  a  toujours  été  attendu.  Les  hommes 
dans  le  premier  âge  du  monde  ont  été  emportés  dans  toutes 
sortes  de  désordres,  et  il  y  avait  cependant  des  saints  comme 
Enoch,  Lamech,  et  d'autres  qui  attendaient  en  patience,  le 

1    679,    678,    683,    67'i.  —  -  68'i,   675,   692,   760. 


J 


LES   PREUVES    OBJECTIVES  181 

Christ  promis  dès  le  conimencement  du  monde.  Noé  a  vu  la 
malice  des  hommes  au  plus  haut  degré,  et  il  a  mérité  de  sauver 
le  monde  en  sa  personne  par  l'espérance  du  Messie  dont  il  a 
été  la  figure.  Abraham  a  connu  par  révélation  le  mystère  du 
Messie,  et  il  Ta  salué  de  loin.  Isaac  et  Jacob  ont  vécu  en  la 
foi,  et  Jacob  mourant  s'écrie  dans  un  transport  qui  lui  fait 
interrompre  son  discours  :  J'attends  ô  mon  Dieu,  le  salut 
que  vous  avez  promis  ;  Moïse  et  d'autres  croyaient  en  celui 
qu'ils  ne  voyaient  pas,  et  ils  l'adoraient  en  regardant  aux 
dons  éternels  qu'il  leur  préparait.  A  la  suite  des  patriarches, 
les  vrais  Juifs  ont  toujours  attendu  un  Messie  qui  leur  ferait 
aimer  Dieu,  et  par  cet  amour  triompher  de  leurs  ennemis.  La 
répubhque  judaïque  n'a  eu  dans  cet  amour  que  Dieu  pour 
maître.  Quand  ils  combattaient,  ce  n'était  que  pour  Dieu  ; 
ils  n'espéraient  qu'en  Dieu,  ils  ne  considéraient  leurs  villes 
que  comme  étant  à  Dieu  et  ils  les  conservaient  pour  Dieu  ^, 

20  L'Église  réalise  les  figures.  ~  Enfin,  ce  règne  de  l'esprit, 
à  peine  ébauché  dans  la  synagogue,  a  été  réalisé  avec  éclat  : 
ce  Messie,  attendu  des  patriarches,  est  venu  à  la  consommation 
dî^s  temps.  Il  a  mis  sa  loi,  non  dans  l'extérieur  mais  dans  les 
cœurs  ;  il  a  mis  sa  crainte,  qui  n'avait  été  qu'au  dehors  dans 
le  miheu  du  cœur.  Son  Esprit  s'est  répandu  dans  l'esprit 
des  hommes  et  la  face  de  la  terre  a  été  changée.  Tous  les 
peuples  étaient  dans  l'infidélité  et  dans  la  concupiscence  ; 
toute  la  terre  fut  ardente  de  charité,  les  princes  quittent  leurs 
grandeurs,  les  filles  souffrent  le  martyre.  Il  produit  un  grand 
peuple  élu  saint  et  choisi  ;  il  en  fait  le  temple  de  Dieu,  le  récon- 
ciHe  à  Dieu,  le  sauve  de  la  colère  de  Dieu,  le  délivre  de  la 
servitude  du  péché  qui  règne  visiblement  dans  l'homme. 
Malgré  l'opposition  de  la  concupiscence  la  loi  de  charité  est 
victorieuse.  D'où  vient  cette  force  ?  C'est  que  le  Messie  est 
arrivé  ;  voilà  l'effet  et  les  marques  de  sa  venue.  Ainsi  Jésus- 
Christ  est  celui  que  les  deux  Testaments  regardent,  l'ancien 
comme  son  attente,  le  nouveau  comme  son  modèle,  tous  deux 
comme  leur  centre  ^ 

Critique 

Importance  des  figures  dans  l'Apologie.  —  Par  le  long 
exposé  qui  précède,  on  voit  toute  l'importance  que  Pascal 

^  613,  607,  611.—  *  642,  766,  769,   772,  783,  740. 


182  l'apologétique 

accordait  aux  figures.  Encore  devons-nous  ajouter  que  les 
fragments  cités  répondent  à  une  partie  seulement  du  plan 
primitif.  L'auteur  se  proposait  d'apporter  six  preuves  du 
double  sens  de  l'Écriture.  Il  n'en  fournit  que  deux  :  par 
l'Écriture  elle-même,  par  Jésus-Christ  et  les  apôtres.  Des 
autres,  il  ne  nous  reste  que  des  allusions  ^. 

Plus  encore  que  le  nombre  des  fragments,  les  aveux  de 
Pascal  nous  révèlent  toute  la  valeur  des  figures.  Il  les  juge 
plus  utiles  à  son  dessein  que  les  prophéties  de  détail.  En  tête 
d'une  longue  liste  de  ces  dernières,  il  écrit  :  Mni^matis  ^. 
Mais  des  figures  il  dit  que  si  elles  n'existent  pas,  s'il  n'y  a 
pas  deux  sens  dans  l'Écriture,  l'un  littéral  et  l'autre  figuré, 
le  Messie  ne  sera  point  venu  ;  mais  s'il  y  a  deux  sens,  il  est 
sûr  qu'il  sera  venu  en  Jésus-Christ. 

Aussi  emploie-t-il  toute  sa  science  et  tout  son  génie  à  faire 
la  preuve.  Il  appelle  à  son  aide  l'exégèse  de  son  temps  pour 
avoir  des  textes  ;  la  psychologie  lui  donne  un  des  signes  aux- 
quels on  peut  reconnaître  la  figure,  son  caractère  transitoire 
qui  porte  plaisir  et  déplaisir.  La  philosophie  lui  fournit  la 
deuxième  règle  de  discernement  :  la  ressemblance.  Enfin  la 
théologie  lui  donne  la  troisième  :  le  sens  figuré  doit  être  révélé. 
Qui  peut  en  effet  nous  exprimer  le  sens  de  l'Écriture  mieux  que 
son  auteur  ? 

Son  inspiration  divine  n'est  pas  encore  acceptée,  mais  on 
avoue  que  ses  auteurs  y  ont  fidèlement  consigné  la  pensée  de 
Dieu,  et  à  cause  de  cette  fidélité,  Dieu  lui-même  peut  être  dit 
l'auteur  de  l'Écriture. 

Double  méthode  d'exégèse.  —  Pour  l'interpréter,  au  sens 
figuré,  Pascal  emploie  deux  méthodes,  l'une  directe,  l'autre 
indirecte  ou  régressive. 

1®  Méthode  directe  :  Interpréter  T Ancien  Testament,  par 
lui-même.  —  Par  la  première,  il  aborde  tout  de  suite  l'Ancien 
Testament  afin  d'établir  deux  points.  1°  L'Écriture  a  le  sens 
que  lui  donne  l'Église  catholique  ;  il  est  le  seul  capable  d'accor- 
der les  passages  contraires.  2^  Elle  annonce  un  royaume  reli-  j 
gieux,  ouvert  à  tous  les  peuples,  dont  le  Messie  sera  le  fonda- 
teur et  le  chef  spirituel. 

»  6'i2.  —  «  727. 


LES   PREUVES    OBJECTIVES  183 

Ce  qu'on  peut  retenir  de  ses  résultats.  —  Remarquons  qu'il 
est  impossible  de  prouver  le  second  sans  le  premier  ;  mais  le 
premier  n'est  pas  établi  sur  le  fait  qu'il  accorde  les  passages 
contraires.  Les  choses  angéliques  suffisent  à  montrer  que 
l'auteur  des  livres  saints  est  capable  de  mystère  et  incapable 
de  sottise.  Ses  clartés  doivent  nous  faire  révérer  ses  mys- 
tères. 

Ce  qu'il  faut  rejeter.  —  Toute  l'argumentation  de  l'Apologie 
ne  s'écroule  donc  pas  par  le  fait  que  l'exégèse  moderne  ne 
retrouve  pas  dans  l'Écriture  toutes  les  contrariétés  signalées 
plus  haut.  Quand  Osée  (3  *)  écrit  qu'ils  seront  sans  roi,  sans 
prince,  cela  peut  s'entendre  d'un  châtiment  temporaire  ;  si 
les  sacrifices  sont  réprouvés,  c'est  à  cause  des  dispositions 
intérieures  de  ceux  qui  les  offrent;  lorsque  les  préceptes  sont 
appelés  mauvais,  il  est  question  du  précepte  d'immoler  à 
Moloch.  (Ezéchiel  20"^^)  D'autres  contradictions  s'expHquent 
par  des  erreurs  de  copistes,  des  différences  de  documents,  des 
interpolations  ^  ;  d'autres  enfin  sont  purement  apparentes  ; 
il  y  a  subordination,  mais  non  opposition  entre  les  biens 
temporels  et  les  biens  spirituels,  entre  le  royaume  de  Juda 
et  celui  du  Messie  ;  on  peut  aimer  les  premiers,  sa  famille,  sa 
fortune  et  sa  Patrie,  sans  être  cependant  exclu  du  Royaume 
du  Ciel.  Dieu  qui,  dans  le  passé,  avait  favorisé  son  peuple 
de  multiples  faveurs  temporelles,  pouvait  lui  en  promettre 
encore  de  semblables  pour  l'avenir,  comme  gage  et  figure  des 
bienfaits  de  l'ordre  spirituel.  Malgré  toute  l'ingéniosité  de 
Pascal  dans  cette  partie  de  son  œuvre,  les  apologistes  ne 
peuvent  donc  pas  l'utiliser. 

La  partie  essentielle  doit  subsister  :  la  démonstration  du 
plan  de  Dieu  sur  le  monde.  —  Où  il  garde  toute  sa  valeur, 
c'est  quand  il  s'emploie  à  mettre  en  relief  le  plan  de  Dieu, 
à  savoir,  annoncer  et  déjà  commencer  son  royaume  intérieur 
dans  l'Ancien  Testament,  et  le  réaliser  pleinement  dans  le 
nouveau  par  le  Messie.  Son  œuvre  a  l'ampleur  et  la  majesté 
du  Discours  de  Bossuet  sur  l'Histoire  universelle. 

Fidèle  à  sa  résolution  d'emprunter  tous  ses  principes  à 
l'Écriture,  il  prend  pour  fonder  sa  théorie  le  dessein  manifesté 
par  Dieu  à  ses  prophètes  de  sanctifier  les  cœurs.  La  charité 

*  Cf.  Petitot.  Pascal,  p.  298.  —  Lagrangk.  Revue  biblique,  1906,  p.  546. 


184  l'apologétique 

est  l'unique  nécessaire,  et  nos  véritables  ennemis  ne  sont 
pas  les  Babyloniens,  mais  nos  passions.  A  l'appui  de  sa  thèse, 
Pascal  apporte  une  longue  série  de  témoignages  empruntés 
à  différents  prophètes.  Cette  base  est  solide,  et  susceptible 
de  longs  développements.  La  mission  des  prophètes  est  natio- 
nale sans  doute,  mais  avant  tout  elle  est  morale  et  rehgieuse. 
Ils  travaillent  à  conserver  le  peuple  juif  afin  de  mieux  sauver 
le  monothéisme,  dont  il  est  le  gardien.  Leur  prédication  est 
une  lutte  de  quatre  siècles  contre  l'idolâtrie  et  l'immorahté. 
Elle  montre  Dieu  esprit,  ami  des  pauvres  et  des  malheureux, 
jaloux  de  garder  le  cœur  de  ses  fidèles,  et  ennemi  des  pratiques 
stériles.  Le  royaume  pour  le  développement  duquel  il  promet 
un  Messie,  est  moral  avant  tout,  et  par  suite  il  s'ouvre  à 
toutes  les  âmes  de  bonne  volonté.  Il  existe  déjà  dans  le  peuple 
d'Israël.  Aussi  Dieu  le  bénit-t-il  dans  la  mesure  de  sa  fidélité 
à  la  loi  intérieure.  Ni  les  sacrifices,  ni  le  temple,  ni  l'alliance 
ne  sauveront  les  Juifs  de  la  perte,  s'ils  n'observent  pas  dans 
leur  cœur  les  commandements  de  Dieu  ^.  Toute  la  doctrine 
des  prophètes  et  toute  l'histoire  d'Israël  ne  font  donc  qu'illus- 
trer la  thèse  de  Pascal  :  Dieu  avant  toutes  choses  poursuit  l'éta- 
bhssement  du  royaume  de  la  charité  ;  le  Messie  sera  le  ministre 
de  son  dessein. 

D'où  suit  le  sens  figuratif.  —  Sur  ce  fondement  inébran- 
lable, Pascal  élève  son  système  :  tout  ce  qui  n'exprime  pas 
littéralement  la  charité  en  est  la  figure,  et  doit  être  entendu 
au  sens  spirituel.  Les  biens  visibles  sont  l'image  des  biens 
invisibles  ;  la  nature  est  la  figure  de  la  gloire  ;  les  secours  de 
Dieu  pour  nos  succès  temporels  sont  une  promesse  a  fortiori 
des  victoires  qu'il  nous  fera  remporter  contre  le  péché. 
;;  La  conclusion  est-elle  dans  les  prémisses  ?  Pour  l'admettre 
ne  faut-il  pas  recourir  à  la  révélation  ?  on  peut  y  souscrire, 
sans  avoir  encore  la  foi.  11  suffit  de  reconnaître  que  Dieu  est 
la  cause  exemplaire  de  la  création,  que  sa  Providence  dirige 
toutes  choses  à  l'accomplissement  de  son  dessein  rehgieux. 
De  là,  tout  le  reste  suit. 

Les  créatures  sont  les  images  de  Dieu,  chacune  selon  son 
degré  de  perfection  ;  à  leur  tour,  les  moins  parfaites  peuvent 
être  appelées  images  des  plus  parfaites  ;  la  nature  est  l'image 

^  Cf.  TouzARD.  Revue  pratique  d' Apologétique,  15  septembre  1908,  pp.  917 
S20:  15  octobre  1908,  p.  82. 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  185 

de  la  grâce,  et  la  grâce  elle-même  est  l'image  de  la  gloire. 

Par  l'application  des  principes  de  la  philosophie.  —  Puisque 
les  créatures  nous  ont  été  données  par  Dieu  afin  de  nous  per- 
mettre d'aller  à  Lui,  et  en  définitive  pour  pratiquer  la  charité 
envers  Lui,  chacune  est  un  secours  plus  ou  moins  éloigné, 
accordé  dans  ce  but.  Quand  il  ne  mène  pas  directement  à 
l'unique  nécessaire,  il  en  est  la  figurie  et  la  promesse.  Si  Dieu, 
en  effet,  s'intéresse  à  notre  corps,  à  la  santé  et  aux  maladies, 
à  plus  forte  raison  a-t-il  le  souci  de  nos  âmes.  Il  «serait  indigne 
de  Dieu  »  de  ne  pas  entendre  par  les  biens  temporels,  d'autres 
biens  (659)  ^.  Nous  pouvons  donc  nous  considérer  comme  des 
criminels  dans  un  cachot,  entourés  des  images  de  leur  libé- 
rateur et  des  instructions  nécessaires  pour  en  sortir.  Cette 
pensée  est  toujours  présente  à  l'esprit  de  Pascal  et  de  sa  sœur. 
Elle  est  conforme  à  la  saine  philosophie  et  à  la  tradition  catho- 
lique. Saint  Paul,  saint  Augustin,  saint  Bernard  et  beaucoup 
d'autres  ont  interprété  dans  ce  sens  les  textes  de  la  Bible. 

Dans  cet  esprit,  les  Apologistes  peuvent  donc  relire  tous 
les  passages  qui  n'annoncent  pas  clairement  le  royaume  inté- 
rieur et  le  Messie  spirituel.  Un  danger  sera  à  éviter  :  tirer  les 
figures  «  par  les  cheveux  »,  vouloir  découvrir  trop  de  détails 
du  Nouveau  Testament  dans  les  textes  de  l'Ancien.  Il  faudra 
s'en  tenir  à  la  règle  de  Pascal  :  interpréter  au  sens  spirituel 
là  où  il  y  a  ressemblance  ;  par  exemple  dans  les  grands 
coups  de  la  puissance  de  Dieu  pour  sauver  son  peuple  on 
peut  voir  une  annonce  de  sa  Providence  à  l'égard  de  l'Église. 

Quelle  valeur  attribuer  aux  autres  arguments  de  Pascal 
en  faveur  du  sens  religieux  ?  Les  prophètes  disent  que  leurs 
discours  expriment  très  clairement  la  promesse  des  biens  tem- 
porels et...  que  néanmoins  leurs  discours  sont  obscurs  et  que 
leur  sens  ne  sera  point  entendu...  qu'à  la  fin  des  temps  (659). 
Faut-il  en  conclure  que  les  prophètes  avaient  conscience 
d'annoncer  un  royaume  spirituel  ?  Cela  n'apparaît  pas  avec 
évidence.  Le  sens  religieux  étant  dépendant  des  dispositions 
intérieures,  les  prophètes  peuvent  fort  bien,  dans  tel  ou  tel 
cas,  avoir  rapporté  les  paroles  de  Dieu,  sans  en  saisir  toute 
la  portée.  Il  est  plus  sûr,  si  leur  message  reflète  exactement 
la  pensée  divine,  de  faire  fond  sur  le  dessein  général  de  Dieu 
que  sur  celui  de  ses  prophètes.  Ceux-ci  étaient  des  hommes, 

^  Cf.  Lagrance,  a.  c.  pp.  542-543. 


186  l'apologétique 

grossiers  parfois  comme  Balaam,  et  ne  comprenant  pas  tou- 
jours tout  le  sens  de  leurs  prophéties.  Jonas  fut  tout  surpris 
de  voir  que  ses  prédictions  ne  se  réalisaient  pas.  C'étaient 
aussi  des  hommes  changeants;  aussi  de  ce  qu'ils  ont  quelque- 
fois sciemment  parlé  en  figures,  on  ne  peut  pas  inférer  qu'ils 
ont  toujours  poursuivi  ce  but. 

20  Méthode  indirecte  :  interpréter  l'Ancien  Testament  par 
le  Nouveau.  —  Une  autorité  qui  offre  plus  de  garanties  est 
celle  de  Notre-Seigneur  et  de  ses  apôtres.  Pascal  y  fait  appel 
dans  sa  méthode  indirecte  ou  régressive.  Elle  consiste,  à  partir 
des  Évangiles,  à  se  mettre  tout  d'abord  à  l'école  du  Maître 
pour  apprendre  dans  quel  esprit  il  faut  lire  «  le  Vieux  Testa- 
ment )).  Cet  esprit,  ou  cette  méthode,  nous  y  montrera  partout 
le  sens  figuré. 

La  foi  n'est  pas  requise  pour  ouvrir  avec  confiance  l'Évangile 
et  les  écrits  apostoHques  ;  il  sufTit  de  s'être  assuré  de  leur 
autorité  humaine  sur  les  arguments  indiqués  plus  haut.  Une 
étude  attentive  des  miracles  doit  nous  persuader  ensuite  de 
la  divinité  du  Maître,  et  obliger  la  raison  à  s'incliner  devant 
ses  enseignements  et  devant  ceux  des  apôtres  qu'il  a  formés. 
Or  quand  il  nous  parle  des  livres  saints,  ils  nous  avertissent 
d'avoir  à  découvrir  leur  vrai  sens  sous  la  lettre  qui  tue  :  tout 
y  arrivait  en  figures. 

Cette  méthode  régressive  a  l'avantage  d'expliquer  l'Écriture 
par  l'Écriture.  Elle  ne  nous  fournit  pas  seulement  un  principe 
qui  légitime  des  déductions,  à  savoir  :  Dieu  veut  le  bien  de 
l'âme,  donc  tout  est  figure  et  promesse  de  ce  bien.  Elle  nous 
montre  authentiquement  que  ces  déductions  étaient  légi- 
times ;  elle  nous  donne  des  yeux  nouveaux  pour  lire  les  livres 
saints. 

Toutefois,  il  faudra,  ici  comme  plus  haut,  éviter  de  voir 
partout  des  figures  au  sens  propre  du  mot  et  se  contenter 
le  plus  souvent  de  hre  dans  le  texte  des  promesses  générales 
des  biens  spirituels. 

III.    Les    Prophéties    de    détaiL 

Tout  n'est  pas  figure  dans  la  prédiction  des  biens  Messia- 
niques. En  termes  propres,  et  non  pas  seulement  en  termes 
voilés,  l'Ancien  Testament  annonce  le  Nouveau.  Ce  qui  est 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  187 

exprimé  en  cette  dernière  façon  s'appelle  prophétie.  Son  objet 
est  plus  étendu  que  celui  de  la  figure.  Celle-ci  ne  s'occupe  guère 
que  de  la  nature  du  Royaume  à  venir.  La  prophétie  parle 
de  la  personne  du  Roi,  de  sa  vie,  et  des  temps  de  son  avène- 
ment. 

Prophéties  sur  la  vie  et  l'œuvre  du  Christ.  —  Il  naîtra  de  la 
ville  de  Bethléem,  de  la  famille  de  Juda  et  de  David.  Il  naîtra 
enfant.  En  son  commencement  il  sera  petit  et  croîtra  ensuite. 
Alors,  il  doit  aveugler  les  sages  et  les  savants,  annoncer  l'Évan- 
gile aux  petits,  ouvrir  les  yeux  aux  aveugles,  rendre  la  santé 
aux  infirmes,  et  mener  à  la  lumière  ceux  qui  languissent  dans 
les  ténèbres. 

Mais  il  sera  vendu  et  trahi,  jugé  par  les  Gentils  et  les  Juifs, 
craché,  souffleté,  marqué,  affligé  en  une  infinité  de  manières, 
abreuvé  de  fiel,  transpercé,  les  pieds  et  les  mains  percés,  tué 
et  ses  habits  jetés  au  sort. 

Cependant,  il  ressuscitera  le  troisième  jour,  et  il  montera 
au  Ciel  pour  s'asseoir  à  la  droite  de  Dieu  ^. 

Les  rois  de  la  terre  et  tous  les  peuples  l'adoreront.  Les  Gen- 
tils seront  convertis  par  sa  grâce  prévenante.  Ceux  qui  ne  le 
cherchaient  pas,  le  trouveront. 

Les  Juifs,  qui  l'ont  réprouvé,  seront  rejetés,  dispersés,  aveu- 
glés, et  ils  subsisteront  toutefois  jusqu'à  la  fin  du  monde  ^. 

Prophéties  du  temps.  —  Toutes  ces  prophéties  s'accom- 
pliront au  temps  marqué  par  Dieu.  Par  temps,  il  faut  entendre 
un  ensemble  de  circonstances,  les  unes  contemporaines  du 
Christ,  les  autres  postérieures.  Les  premières  n'ont  pas  de 
lien  intérieur  apparent  avec  lui  ;  les  autres  sont  le  résultat 
même  de  sa  mission,  et  elles  ne  sauraient  avoir  lieu,  s'il  n'était 
pas  venu,  pas  plus  que  l'effet  ne  peut  exister  tant  que  la  cause 
n'a  pas  été  posée.  Elles  auront  donc  un  rapport  intrinsèque 
avec  leur  auteur.  Il  s'agit  ici  de  la  conversion  des  Gentils,  et 
de  la  dispersion  des  Juifs.  Les  circonstances  contemporaines 
ou  à  peu  près  du  premier  avènement,  sont  l'état  du  peuple, 
l'état  du  temple,  la  4^  dynastie,  le  nombre  des  années  ^ 
Quand  le  sceptre  sera  sorti  de  Juda,  avant  la  ruine  du  temple, 
ou  sous  la  domination  romaine  désignée  par  la  4^  dynastie, 
lorsque    les  70   semaines  d'années    annoncées   par   le    pro- 

'  No«  727,  734,  715.  —  »  708,  722,  724.  —  =»  713,  715,  726,  737. 


188  l'apologétique 

phète  Daniel  seront  révolus,  alors  viendra  le  désiré  des  na- 
tions ^. 

IV.    Valeur    px'obante    des    Prophéties    et    des    Figures. 

La  prophétie  est  la  plus  grande  de  toutes  les  preuves. 

Conditions  des  prophéties.  —  Toutefois,  sa  valeur  d'argu- 
ment n'apparaît  que  si  deux  conditions  essentielles  se  trouvent 
réalisées,  l'une  objective  et  l'autre  subjective  ;  il  faut  voir 
les  prédictions  accomplies,  et  il  faut  être  capable  de  rapporter 
à  Dieu  seul  cet  accomplissement. 

1°  Conditions  objectives  :  l'accomplissement.  —  On  n'entend 
les  prophéties  que  quand  on  voit  les  choses  arrivées.  Ainsi, 
les  bons  effets  de  la  retraite,  de  la  discrétion,  du  silence  ne  se 
prouvent  qu'à  ceux  qui  les  ont  ressenties  en  eux-mêmes, 
ïmpleta  cerne  ^. 

Parmi  les  choses  prédites,  une  des  plus  importantes  est 
le  temps  de  l'apparition  messianique.  Sans  lui,  le  Rédempteur 
promis  ne  saurait  être  reconnu  des  bons.  Ils  sondent  les  Écri- 
tures et  ils  y  lisent  ce  qu'ils  ont  au  fond  du  cœur.  Pour  eux, 
il  est  manifeste  que  le  prophète  annoncé  étabhra  le  règne  de 
la  charité.  Mais  qui  sera  ce  prophète  ?  à  quel  signe  le  distin- 
guer parmi  tant  d'autres  qui  se  succèdent  le  long  des  siècles. 
Dieu  ne  se  laissant  jamais  sans  témoins  ?  Moïse  a  dit  qu'un 
prophète  viendrait  ^,  mais  il  ne  dit  pas  que  ce  sera  Jésus  de 
Nazareth.  Sonder  l'Écriture  ne  suffit  donc  pas,  il  faut  aussi 
consulter  l'histoire  et  lui  demander  si  le  Christ  est  venu  au 
temps  de  paix. 

L'attente  des  justes  se  reposera  sur  l'homme  prédestiné, 
le  jour  où  un  signe  du  ciel  le  désignera  à  la  foi  des  cœurs.  Le 
miracle  est  nécessaire  *.  Beaucoup  cependant  ne  seront  pas 
contemporains  des  guérisons  opérées  par  le  Sauveur.  Afin  de 
les  amener  au  Christ,  Dieu  dans  sa  miséricorde  fera  le  plus 
grand  des  miracles,  un  miracle  subsistant,  perpétuel,  contem- 
porain de  toutes  les  générations  à  venir.  Il  prédira  l'avène- 
ment du  Sauveur  en  un  temps  déterminé,  et  ce  temps  remplira 
les  siècles,  depuis  la  naissance  de  l'Éghse  jusqu'à  la  fin  ^ 

*  Les  exégètes  d'aujourd'hui  voient  dans  cette  i*  dynastie  plutôt  l'empire  des 
Séleucides  que  celui  des  Romains,  et  dans  le  temple  contemporain  du  sauveur 
le  troisième  plutôt  que  le  deuxième.  —  »  697-698.  —  ^  843.  —  *  812-843.  —  •  706. 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  181) 

Au  temps  marqué.  —  Que  les  mots  ici  ne  nous  trompent  pas. 
Par  temps,  il  ne  faut  pas  entendre  une  date  avec  jour,  mois 
et  année  \  les  quatre  monarchies,  la  fm  du  règne  de  Juda  2. 

Beaucoup  de  ces  événements  embrassent  plusieurs  années. 
Une  monarchie  peut  durer  longtemps  ;  pour  les  septante 
semaines  de  Daniel,  on  ne  sait  exactement  ni  quand  elles 
commencent,  ni  quand  elles  finissent.  La  différence  entre  les 
dates  discutées  s'élève  à  200  ans.  L'état  de  dispersion  du 
peuple  juif  ne  finira  pas  plus  que  l'état  de  dispersion  des 
gentils.  La  fin  du  temple  est  une  date  plus  précise. 

Tous  ces  faits  ne  sont  pas  au  même  degré  des  preuves 
convaincantes.  La  quatrième  monarchie,  la  fin  du  règne  de 
Juda  sont  un  cadre  trop  vaste  pour  un  seul  personnage. 
D'autres  prophètes  que  le  Christ  auraient  pu  vivre  en  ce 
temps-là. 

A  la  conversion  des  Gentils.  —  La  dispersion  des  Juifs 
et  la  conversion  des  Gentils  sont  des  signes  plus  personnels  de 
sa  venue  ;  l'une  est  l'efTet  de  sa  justice  et  l'autre  celui  de  sa 
grâce.  «  Jésus-Christ  est  venu  aveugler  ceux  qui  voyaient 
clair,  et  donner  la  vue  aux  aveugles;  guérir  les  malades,  et 
laisser  mourir  les  sains...  Tous  les  peuples  étaient  dans  l'infi- 
délité et  dans  la  concupiscence,  toute  la  terre  fut  ardente  de 
charité,  les  princes  quittent  leurs  grandeurs,  les  filles 
souffrent  le  martyre.  D'où  vient  cette  force  ?  C'est  que  le 
Messie  est  arrivé  ;  voilà  les  effets  et  les  marques  de  sa  venue  ^  »  : 
«  Après  que  bien  des  gens  sont  venus  devant,  il  est  venu  enfin 
Jésus-Christ  dire  :  «  Me  voici,  et  voici  le  temps.  Ce  que  les 
prophètes  ont  dit  devoir  avenir  dans  la  suite  des  temps,  je 
vous  dis  que  mes  apôtres  le  ç^ont  faire.  Les  Juifs  vont  être 
rebutés,  Jérusalem  sera  bientôt  détruite  ;  et  les  païens  vont 
entrer  dans  la  connaissance  de  Dieu.  Mes  apôtres  le  vont  faire 
après  que  vous  aurez  tué  l'héritier  de  la  vigne.  »  Et  puis  les 
apôtres  ont  dit  aux  Juifs  :«Vous  allez  être  maudits...»;  et  aux 
païens  :  «  Vous  allez  entrer  dans  la  connaissance  de  Dieu.  » 
Et  cela  arrive  alors  *.  » 

Le  temps  est  donc  surtout  celui  de  l'état  du  monde  après 
Jésus-Christ.  Pendant  sa  vie,  les  prophéties  sont  équivoques, 
elles  ne  sauraient  être  démonstratives.  Aussi  Notre-Seigneur  et 
les  apôtres  multiplient-ils  les  miracles  pour  prouver  leur  mis- 

»  :08.  —  2  709.  —  »  771.  772.  —  «  770. 


190  l'apologétique 

sion.  S'ils  invoquent  l'Écriture,  ce  n'est  pas  afin  d'en  tirer  des 
arguments  décisifs,  mais  afm  de  montrer  qu'il  n'y  a  pas  de 
répugnance  entre  les  prophéties  et  Jésus-Christ  ^.  Avant  donc 
que  le  Christ  ait  été  mort,  ressuscité  et  qu'il  ait  converti  les 
nations,  tout  n'était  pas  accompli,  et  ainsi,  il  a  fallu  des  mira- 
cles pendant  tout  ce  temps.  Maintenant,  il  n'en  faut  plus 
contre  les  Juifs,  caries  prophéties  accomplies  sont  un  miracle 
subsistant  ^,  proportionné  à  la  durée  même  du  genre  humain. 

2»  Conditions  subjectives.  —  Devant  bien  des  yeux,  passe- 
ront des  Juifs  dispersés  et  des  païens  convertis,  et  ils  ne  verront 
pas  le  miracle,  bien  des  oreilles  entendront  parler  des  prophé- 
ties et  elles  ne  comprendront  pas  qu'elles  sont  accomplies. 
L'intelhgence  du  miracle  subsistant  dépend  de  certaines  con- 
ditions subjectives. 

Amour  du  bien  et  de  la  vérité.  —  Ceux-là  comprennent  dont 
le  cœur  est  pur,  les  bons  voient  le  bien,  ils  ont  avec  lui  une 
certaine  proportion,  une  certaine  connaturalité.  Les  méchants 
sont  trop  bas  pour  voir  la  lumière  des  sommets.  Quiconque  n'a 
plus  que  huit  jours  à  vivre  trouve  que  l'accomplissement  des 
prophéties  ne  peut  pas  relever  du  hasard.  Si  les  passions  îe 
tiennent,  il  est  aveugle  ^  il  n'a  même  pas  l'amour  de  la  vérité. 
Mais  celui  qui  aime  la  vérité  sonde  les  Écritures  dictées  par  la 
Sagesse,  celui  qui  aime  le  bien  y  lit  la  promesse  des  biens  spiri- 
tuels que  son  cœur  désire,  et  il  salue  la  promesse  de  son  libé- 
rateur. Sa  vie  intérieure  le  dispose  à  comprendre  l'avènement 
du  royaume  intérieur  de  la  charité.  «  Ceux  qui  croient  que  le 
bien  de  l'homme  est  dans  la  chair,  et  le  mal  en  ce  qui  le  détourne 
■des  plaisirs  des  sens,  qu'ils  s'en  soûlent,  et  qu'ils  y  meurent. 
Mais  ceux  qui  cherchent  Dieu  de  tout  leur  cœur,  qui  n'ont 
de  déplaisir  que  d'être  privé  de  sa  vue,  qui  n'ont  de  désir 
que  pour  le  posbéder,et  d'ennemis  que  ceux quilesen  détournent; 
qui  s'afïligent  de  se  voir  environnés  et  dominés  de  tels  ennemis  ; 
qu'ils  se  consolent,  je  leur  annonce  une  heureuse  nouvelle  :  il 
y  a  un  hbérateur  pour  eux,  je  le  leur  ferai  voir,  je  leur  mon- 
trerai qu'il  y  a  un  Dieu  pour  eux  ;  je  ne  le  ferai  pas  voir  aux 
autres.  Je  ferai  voir  qu'un  Messie  a  été  promis,  qui  délivrerait 
des  ennemis;  et  qu'il  en  est  venu  un  pourdéhvrer  des  iniquités, 
mais  non  des  ennemis  *.  » 

>  737.  —  *  838-706.  —  »  694,  693.  —  «  770.  —  »  737.  —  «  694-6932.  —  '  692. 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  191 

La  grâce.  —  La  pureté  du  cœur  toutefois  ne  suffit  pas  ;  la 
sagesse  elle-même  ne  suffit  pas.  Science  et  raisonnement  pré- 
parent bien  à  voir  les  preuves  avec  les  yeux  de  la  foi  ;  elles 
i\e  sauraient  donner  des  yeux.  De  tous  les  corps  et  esprits  on 
ne  saurait  tirer  un  mouvement  de  vraie  charité,  cela  est  impos- 
sible et  d'un  autre  ordre,  surnaturel.  Pour  qu'il  y  ait  propor- 
tion entre  l'objet  et  le  sujet,  il  faut  que  celui-ci  appartienne  en 
quelque  manière  à  l'ordre  de  la  charité.  Ceux  qui  n'en  sont 
point  ne  peuvent  pas  voir  :  non  estis  ex  ovibus  meis.  C'est 
la  charité,  c'est-à-dire  la  grâce  qui  donne  aux  regards  fidèles 
leur  acuité  particulière  et  indispensable.  Ils  la  doivent  à  la 
vertu  rédemptrice  de  la  croix,  ne  sit  evacuata  crux  ^  Par 
elle  l'esprit  de  Dieu  se  répand  sur  ses  fils,  lui-même  nous 
enseigne  plus  efficacement  que  les  hommes,  il  se  fait  sentir  à 
tous,  et  tous  prophétisent  c'est-à-dire  parlent  de  lui  non  pas 
par  preuves  du  dehors,  mais  par  sentiment  intérieur  et  immé- 
diat 2. 

Il  est  intérieur  comme  nos  yeux  et  notre  intelligence  ;  il  est 
immédiat  car  il  atteint  la  vérité  sans  le  secours  des  hommes. 
La  vision,  à  son  dernier  moment,  va  au-de-là  du  point  que  les 
hommes  ont  montré. 

Puisque  l'intelligence  des  prophéties  dépend  de  tant  de  con- 
ditions, et  que  chacun  les  voit  avec  ses  yeux,  chacun  les  lira 
aussi  plus  ou  moins  facilement. 

Le  degré  de  certitude  dépend  de  nos  lumières.  —  La  clarté 
pour  les  justes  les  mènera  à  la  certitude  absolue  par  des  preuves 
convaincantes.  Les  méchants  les  liront  sans  les  comprendre  ; 
elles  seront  ténèbres  à  leurs  yeux.  Les  prophéties  citées  dans 
l'évangile,  vous  croyez  qu'elles  sont  rapportées  pour  vous  faire 
croire  ?  non,  c'est  pour  vous  éloigner  de  croire  ^. 

Les  écailles  tomberont  de  leurs  yeux  dans  l'autre  vie.  «  Ce  sera 
une  des  confusions  des  damnés,  devoir  qu'ils  seront  condamnés 
par  leur  propre  raison,  par  laquelle  ils  ont  prétendu  condamner 
la  religion  chrétienne  ».  Entre  ces  deux  extrêmes  s'étage  la 
gamme  des  certitudes  et  des  probabilités,  variant  avec  les 
esprits  et  les  cœurs.  Les  habiles,  ceux  qui  ont  assez  d'esprit 
pour  voir  la  vérité  malgré  leurs  passions,  ceux-là  atteignent  à  la 
certitude.  Car  non  seulement  la  religion  chrétienne  ne  choque 
aucun  principe  de  la  raison,  mais  elle  est  la  seule  à  s'appuyer 

»  588,  —  2  732.  —  3  oG8. 


192  l'apologétique 

sur  la  raison  ;  elle  est  la  plus  savante  de  toutes  et  la  plus  solide, 
étant  la  seule  qui  puisse  invoquer  en  sa  faveur  les  prophéties. 
Les  habiles  comme  les  aigles  sont  l'exception,  la  multitude  est 
incapable  de  regarder  le  soleil  en  face,  et  elle  se  plaît  dans  le 
clair-obscur  des  bas-fonds. 

Sans  la  grâce  illuminatrice  les  prophéties  n'ont  qu'une  valeur 
probable  pour  l'ensemble  des  hommes.  —  Faute  d'esprit  et 
faute  de  charité,  l'ensemble  des  hommes  ne  verra  dans  la 
religion  chrétienne  qu'une  opinion  plus  probable  que  les  autres, 
et  pour  arriver  à  la  certitude  la  grâce  lui  sera  nécessaire,  car, 
pour  la  moyenne  des  intelligences,  les  prophéties  ne  sont  pas 
une  preuve  absolument  convaincante.  Mais  elle  est  aussi  de 
telle  sorte  qu'on  ne  peut  dire  que  ce  soit  être  sans  raison  que 
de  la  croire.  Ainsi,  il  y  a  de  l'évidence  et  de  l'obscurité  pour 
éclairer  les  uns  et  obscurcir  les  autres.  «  Mais  l'évidence  est 
telle,  qu'elle  surpasse,  ou  égale  pour  le  moins,  l'évidence  du 
contraire  ;  de  sorte  que  ce  n'est  pas  la  raison  qui  puisse  déter- 
miner à  ne  la  pas  suivre;  et  ainsi  ce  ne  peut  être  que  la  concu- 
piscence et  la  mahce  du  cœur.  Et  par  ce  moyen  il  y  a  assez 
d'évidence  pour  condamner  et  non  assez  pour  convaincre; 
afin  qu'il  paraisse  qu'en  ceux  qui  la  suivent,  c'est  la  grâce,  et 
non  la  raison,  qui  fait  suivre;  et  qu'en  ceux  qui  la  fuient,  c'est 
la  concupiscence,  et  non  la  raison,  qui  fait  fuir  ^  ». 

En  quoi  consiste  la  valeur  probante  de  la  prophétie  :  en 
l'annonce  des  actes  libres. — La  lumière  soit  naturelle,  soit  sur- 
naturelle, montre  que  l'annonce  d'actes  dépendant  delà  liberté 
relève  de  Dieu  seul.  «Si  vous  êtes  des  dieux,  approchez,  annon- 
cez-nous les  choses  futures,  nous  inclinerons  notre  cœur  à  vos 
paroles.  Apprenez-nous  les  choses  qui  ont  été  au  commen- 
cement, et  prophétisez-nous  celles  qui  doivent  arriver.  Par  là 
nous  saurons  que  vous  êtes  des  dieux...  Mais  vous  n'êtes  rien, 
vousn'êtes  qu'abominations;  etc..  C'est  moi  qui  ai  fait  prédire 
les  choses  qui  sont  arrivées,  et  qui  prédis  encore  celles  qui  sont  à 
venir...  Je  suis  le  premier  et  le  dernier.,,  qui  s'égalera  à  moi,  qu'il 
raconte  l'ordre  des  choses  depuis  que  j'ai  formé  les  premiers 
peuples,  et  qu'il  annonce  les  choses  qui  doivent  arriver  2...  » 
Isaïe,ch.  41,42,  44). 

Tout  dans  la  prophétie  décèle  la  présence  d'un  esprit  qui 

»  56'i.  —  2  713, 


LES    PREUVES    OBJECTIVES  103 

ordonne  avec  trop  de  sagesse  et  d'une  puissance  qui  sauve  avec 
trop  de  succès,  pour  ne  pas  y  voir  Dieu.  Une  cause  inconnue, 
fortuite,  incohérente  et  aveugle,  le  hasard,  ne  saurait  ni  prédire, 
avec  tant  de  suite  et  d'harmonie, ni  accompHr  à  propos.  S'il  est 
une  loi  certaine  touchant  la  nature  de  l'homme,  c'est  bien 
celle  du  changement.  Inconstance,  ennui,  inquiétude,  voilà  sa 
condition.  11  n'est  pas  d'homme  plus  différent  des  autres  que 
de  lui-même  en  divers  temps,  o  J'ai  vu  tous  les  pays  et 
hommes  changeants  ;  et  ainsi,  après  bien  des  changements  de 
jugements  touchant  la  véritable  justice,  j'ai  connu  que  notre 
nature  n'était  qu'un  continuel  changement,  et  je  n'ai  plu» 
changé  depuis;  et  si  je  changeais,  je  confirmerais  mon  opinion^.  » 

Dans  l'accord  et  la  continuité  des  prophètes. — L'effet  de  cette 
loi  est  suspendu  pour  les  prophètes.  Entre  eux  règne  l'acrord,. 
ils  se  font  écho  les  uns  aux  autres  dans  l'espace  et  dans  le  temps 
«Quand  un  seul  homme  aurait  fait  un  livre  des  prédictions  de 
Jésus-Christ,  pour  le  temps  et  pour  la  manière,  et  que  Jésus- 
Christ  serait  venu  conformément  à  ces  prophéties,  ce  serait 
une  force  infinie.  Mais  il  y  a  bien  plus  ici,  c'est  une  sui'e 
d'hommes,  durant  quatre  mille  ans,  qui,  constamment  et  sans 
variation,  viennent,  l'un  en  la  suite  de  l'autre,  prédire  ce 
même  avènement.  C'est  un  peuple  tout  entier  qui  l'annonce, 
et  qui  subsiste  depuis  quatre  mille  années  ^...  »  «  Ceci  est  effec- 
tif. Pendant  que  tous  les  philosophes  se  séparent  en  différentes 
sectes,  il  se  trouve  en  un  coin  du  monde  des  gens  qui  sont  les 
plus  anciens  du  monde,  déclarant  que  tout  le  mionde  est  dans 
l'erreur,  que  Dieu  leur  a  révélé  la  vérité,  qu'elle  sera  toujours 
sur  la  terre.  En  effet,  toutes  les  autres  sectes  cessent,  celle-là 
dure  toujours,  depuis  quatre  mille  ans  ^  ». 

Tout  cependant  les  pousse  à  cesser  ou  à  changer.  La  loi,  si 
étroitement  liée  aux  prophètes,  est  la  plus  sévère  et  la  plus 
rigoureuse  de  toutes,  «  de  sorte  que  c'est  une  chose  bien  éton- 
nante qu'elle  se  soit  toujours  conservée  si  constamment  durant 
tant  de  siècles  par  un  peuple  rebelle  et  impatient  comme  celui- 
ci,  pendant  que  tous  les  autres  États  ont  changé  de  temps  en 
temps  leurs  lois,  quoique  tout  autrement  faciles  *jj. 

En  le  miracle  de  la  conservation  de  la  religion  juive.  —  Et  ce 

qui  est  admirable,  incomparable  tout  à  la  fois,  c'est  que  cette 

1  p.  188,  127,  167,  375.  —  ^  710.  —  "  618.  —  *  620. 

XJLHORGUE   :    l£   RÉALISME    IB    PASCAL.  18 


194  l'apologétique 

religion  juive, figure  prophétique  de  la  chrétienne,  atoujoursété 
combattue. «Mille  fois,  elle  a  été  à  la  veille  d'une  destruction 
universelle  ;  et  toutes  les  fois  qu'elle  a  été  en  cet  état,  Dieu  l'a 
relevée  par  des  coups  extraordinaires  de  sa  puissance  ^  ». 

Non  seulement  la  Providence  conserve  les  prophéties,  mais 
elle  leur  donne  à  chaque  génération  des  précisions  nouvelles. 
Des  hommes  annoncent  de  la  part  de  Dieu  un  Rédempteur, 
Abraham  vient  ensuite  dire  qu'il  naîtrait  d'un  de  ses  fils; 
Jacob  déclare  que  de  ses  douze  enfants,  il  naîtrait  de  Juda  ; 
Moïse  et  les  prophètes  sont  venus  ensuite  déclarer  le  temps  et 
la  manière  de  sa  venue  ;  enfin  Jésus-Christ  est  venu  dans  toutes 
les  circonstances  prédites.  Cela  est  admirable.  Il  a  fait  des 
miracles  et  les  apôtres  aussi  qui  ont  converti  tous  les  païens,  et 
par  là,  toutes  les  prophéties  étant  accomplies,  le  Messie  est 
prouvé  pour  jamais  ^. 

Critique. 

Quand  on  compare  la  place  faite  aux  prophéties  de  détail, 
dans  l'Apologie  de  Pascal,  à  celle  qu'occupent  les  figures,  on 
<3st  frappé  du  peu  d'importance  qu'il  leur  attribue.  Le  grand 
argument  ne  paraît  pas  être  pour  lui  la  prédiction  de  la  vie  du 
Christ,  mais  celle  de  son  Royaume. 

Cependant  il  est  une  prophétie  de  détail  qui  lui  paraît  de 
valeur  :  celle  de  la  date  à  laquelle  Notre-Seigneur  devait  appa- 
raîtrez il  fallait  que  les  quatre  monarchies,idolâtres  ou  païennes, 
la  fin  du  règne  de  Juda,  et  les  soixante-dix  semaines  arri- 
vassent en  même  temps,  et  le  tout  avant  que  le  deuxième 
temple  fût  détruit  »  (709). 

Malheureusement  les  exégètes  modernes  ne  lisent  pas  l'Écri- 
ture comme  Pascal.  Les  soixante-dix  semaines  leur  paraissent 
se  rapporter  au  temps  d'Antiochus  Épiphane,  plutôt  qu'à 
celui  de  Jésus-Christ.  «  Il  est  douteux  et  même  improbable  que 
la  quatrième  monarchie  de  Daniel  soit  l'empire  romain.  Les 
exégètes  critiques  sont  d'accord  pour  y  voir  l'empire  grec  des 
Séleucides.  Le  règne  de  Juda  était  depuis  longtemps  terminé 
quand  a  paru  Jésus  et  la  prophétie  de  Jacob  à  laquelle  il  est 
fait  allusion  signifie  seulement  que  le  sceptre  était  tenu  en 
réserve  dans  Juda  pour  le  grand  roi  à  venir.  Le  temple  que 
visita  Jésus  était  bien  plutôt  le  troisième  temple  et  d'ailleurs 

»  613,  614. —  •  617,  616. 


LES    MIRACLES  195 

Aggée  n'avait  pas  annoncé  que  le  Messie  se  présenterait  dans 
le  second  ^  ». 

Par  contre, lorsque,  par  temps,  il  veut  signifier  toute  l'époque 
postérieure  auMessie,et  issue  de  son  œuvre,  alors  sonargumen- 
tation  garde  toute  sa  force.  Figures  et  prophéties  d'ensemble 
tendent  surtout  à  promettre  ce  royaume  de  charité  à  tous  les 
hommes  de  bonne  volonté.  La  conversion  des  Gentils  par  la 
grâce  du  Christ  doit  l'établir  sur  l'univers.  Les  apôtres  font  de 
cette  conversion  un  de  leurs  principaux  arguments.  Dès  le  jour 
de  la  Pentecôte,  saint  Pierre  en  voit  déjà  la  réalisation.  A  leur 
suite  les  premiers  Apologistes  insistent  sur  l'accomplissement 
des  prophéties  d'ensemble  dans  la  catholicité  de  l'Éghse. 


CHAPITRE    CINQUIÈME 
Les  Miracles. 

La  prophétie  est  la  plus  grande  de  toutes  les  preuç>€S  parce  qu'elle  embrasse 
toute  Vhistoire  du  monde  et  toute  Vhistoire  de  Vunwers.  Elle  en  appelle  à 
V Ancien  Testament,  pour  montrer  le  Messie  et  son  royaume  annoncés  et 
figurés  ;  elle  en  apppelle  au  nouveau,  pour  prouver  V accompliissement  des 
promesses  ;  elle  fait  le  tour  de  la  terre  et  elle  voit  partout  les  juifs  dispersés 
et  les  Gentils  convertis,  selon  la  parole  que  Dieu  avait  dite  au  commencement. 

Ce  miracle  subsistant  ne  suffit  pas.  Il  parle  surtout  à  l'esprit  et  pas  assez 
aux  sens,  or,  l'homme,  depuis  le  péché  originel,  vit  surtout  par  les  sens.  La 
prophétie  donc  ne  saurait  être  V unique  preuve  de  la  religion  chrétienne, 
même  lorsqu'elle  est  entièrement  accomplie. 

Dieu,  dont  la  sagesse  adapte  merveilleusement  les  moyens  à  la  fin,  a 
fait  le  miracle  pour  convaincre  le  corps.  Il  ébranle  la  machine,  étonne 
l'esprit,  l'oblige  à  réfléchir  sur  les  causes  du  «  signe  »  et  l'amène,  victo- 
rieusement à  la  vérité.  Ubi  est  Deus  iuus,  demande  l'impie.  Les  miracles 
le  montrent  et  sont  un  éclair  *. 

Le  miracle  est  un  effet  qui  excède  la  force  naturelle  des  moyens  qu'on 
y  emploie  '.  Destiné  à  convaincre  le  corps,  cet  effet  sera  d'ordre  sensible. 
Fait  pour  montrer  Dieu  par  un  signe  propre  à  lui  seul,  il  sera  d'ordre 
surnaturel,  venant  ^e  Dieu  il  conduira  vers  Lui  ;  ses  racines  plongeront 
dans  l'abime  tandis  que  la  cime  s'élèvera  jusqu'au  ciel. 

Parce  qu'il  est  surnaturel  il  n'appartient  qu'à  Dieu,  à  Jésus-Christ  ou 
aux  témoins  de  la  vérité.  «  Tout  homme  peut  faire  ce  qu'a  fait  Mahomet; 
car  il  n'a  point  fait  de  miracles...  nul  homme  ne  peut  faire  ce  qu'a  fait  Jésus- 
Christ  *.  » 

1  Cf.  Lagrànge,  a.  c.  pp.  536,  540.  —  «  806,  846.  —  »  804.  —  «  600. 


196  l'apologétique 

Aucune  créature  ne  saurait  donc  faire  des  miracles.  «  Ainsi  ceux  qui 
guérissent  par  V invocation  du  diable  ne  font  pas  un  miracle  ;  car  cela 
n'excède  pas  la  force  naturelle  du  diable^  ».  Toutefois,  le  diable,  Vanté- 
chist  et  leurs  suppôts  ont  aussi  leurs  signes,  qui,  à  première  vue,  ressemblent 
aux  miracles.  Ils  opèrent  «  in  signis  mendacibus  rimais  avec  un  tel  éclat 
qti'il  irait  fusqu^à  séduire  les  élus  s^ il  était  possible  K 

I 

• 

Doctrine  pour  discerner  les  vrais  miracles  d 'avec  les  faux.  — 
Il  faut  pouvoir  distinguer  le  vrai  du  faux^  sans  cela  le  vrai 
miracle  est  inutile.  Tout  cependant  manifeste  son  utilité. 
Notre-Seigneur  en  appelle  à  ses  œuvres  de  l'incrédulité  dei^ 
juifs.  Nicodème  confesse  que,  seul,  un  envoyé  de  Dieu  est 
capable  de  tels  signes;  la  foule  suit  le  Christ  à  cause  d'eux ^ 
Il  y  a  donc  une  marque  du  vrai  qui  nous  garantit  infaillible- 
ment son  origine  surnaturelle. 

1^  Le  miracle  est  un  éclair  de  Dieu  pour  discerner  les  choses 
douteuses.  —  Pour  découvrir  cette  marque,  il  faut  se  rappeler 
à  quelle  fm  le  miracle  est  accordé.  C'est  un  éclair  qui  jaillit  du 
trône  de  Dieu  et  montre  où  est  la  vérité.  Si  la  doctrine  est  évi- 
dente d'elle-même,  le  miracle  est  inutile.  Il  est  fait  pour  luire 
dans  les  ténèbres,  exortum  est  in  tenehris  et  non  pas  pour  écla- 
ter en  plein  midi.  «  C'est  une  chose  si  visible,  qu'il  faut  aimer  un 
seul  Dieu,  qu'il  ne  faut  pas  de  miracles  pour  le  prouver  *.  » 
Toutes  les  vérité  ne  sont  pas  aussi  claires  que  ce  précepte.  La 
révélation  contient  des  mystères  ;  or,  nul  homme  n'est  digne 
d'être  cru,  sur  son  autorité  privée,  quand  il  nous  prétend 
révéler  les  secrets  divins.  Toute  doctrine  sur  le  Dieu  révélé  est 
équivoque,  tant  qu'elle  n'est  pas  authentiquée  par  le  sceau  des 
miracles.  Ce  n'est  pas  ici  le  pays  de  la  vérité,  elle  erre  incon- 
nue parmi  les  hommes.  Dieu  l'a  couverte  d'un  voile  qui  la 
laisse  méconnaître  à  ceux  qui  n'entendent  pas  sa  voix.  Le  lieu 
est  ouvert  au  blasphème  et  même  sur  les  vérités  de  l'évangile, 
on  en  publie  aussi  de  contraires,  et  on  obscurcit  les  questions 
en  sorte  que  le  peuple  ne  peut  discerner»;  on  demande  : 
qu'avez-vous  pour  vous  faire  croire  plutôt  que  les  autres  ? 
Vous  n'avez  que  des  paroles,  et  nous  aussi  ;  si  vous  avi  'z  des 
miracles,  bien  ^. 

Étant  donné  la  difficulté  de  connaître  les  choses  du  cieî, 

1  804.  —  2  842,  850.  —  '  803,  852.  —  «  837.  —  »  843. 


LES    MIRACLES  197 

même  pour  les  saints  et  les  habiles,  Dieu  se  doit  de  nous  aider 
à  connaître  le  vrai,  Il  ne  peut  obliger  les  hommes  à  croire  s'ïl 
lie  faciUte  leur  créance.  Il  y  a  un  devoir  réciproque  entre  Dieu 
et  les  hommes,  pour  faire  et  pour  donner.  Dieu  dit  :  «  Venite  » 
mais  II  doit  aux  hommes  la  lumière  et  la  force  nécessaires  poiip 
venir  à  Lui.  Il  les  donne  en  sorte  que  personne  ne  peut  i'accuser 
d'avoir  abandonné  les  siens.  Quid  debui  ?  Accusez-moi,  dit  Di^u 
dans  Isaïe  ;  nul  ne  le  peut,  car  il  a  prêté  sa  puissance  à  l'homme 
de  sa  div)ite,  pour  nous  conduire  au  ciel.  C'est  pourquoi,  quand  ■ 
un  homm£,  a  pour  marque  de  la  communication  qu'il  a  avetc 
Dieu,  ressuscite  les  morts,  prédit  l'avenir,  transporte  les  mers, 
guérit  les  malades,  il  n'y  a  point  d'impie  qui  ne  s'y  rende  et 
rincrédulité  de  Pharao  et   des    Pharisiens  est  i'elïet  d'un  en- 
durcissement surnaturel  ^.  » 

Dans  le  plan  providentiel,  le  miracle  est  donc  deslitié  à 
discerner  aux  choses  douteuses  :  entre  les  peuples  juif  et  païen, 
catholique  et  hérétique,  calomniés  et  calomniateurs,  entre  les 
deux  croix...  Ils  ont  discerné  les  chrétiens,  les  saints,  les  inno- 
cents, les  vrais  croyants. 

Mais  le  miracle  lui-même  peut  être  douteux,  comment  dis- 
tinguer entre  le  sceau  authentique  et  Dieu  et  les  signes  men- 
teurs du  Diable  ?  Jésus-  Christ  a  recommandé  la  prudence  a 
l'égard  des  merveilles  :  Ecce  ego  prœdixi  çohis^  ws  ergo  videte. 

Avant  de  discerner  la  vérité,  le  miracle  a  donc  besoin  lui- 
même  d'être  discerné.  Il  ne  saurait  projeter  la  lumière  si  lui- 
même  n'était  brillant  :  exortum  est  in  ienehris  lumen  ^ 

2®  Par  suite  Dieu  ne  prêtera  pas  son  signe  à  s^s  ennemis.  — 

Quelles  sont  les  marques  du  vrai  ?  —  Toutes  dérivent  du  même 
principe.  Personne  ne  travaille  sciemment  contre  soi.  Ni  Beel- 
^.ébud  ne  cherche  par  des  signes  menteurs,  à  ruiner  son  œuvre, 
ni  Dieu  ne  saurait,  par  ses  miracles,  travailler  contre  son  nom, 
son  Christ  ou  son  Église.  Si  le  diable  favorisait  la  doctrine  qui 
le  détruit,  il  serait  divisé,  comme  disait  Jésus-Christ  ;  si  Dieu 
favorisait  la  doctrine  qui  détruit  l'Église,  il  serait  divisé  ;  Om^rue 
regniim  dUnsum  ^  » 

De  là,  il  est  facile  de  conclure  quelle  sera  la  règle  des 
miracles  :  Dieu  ne  saurait,  en  leur  prêtant  sa  puissance,  favo- 
riser ses  ennemis  découverts  ou  cachés.  S*ils  se  cachent  ils  son* 
à  craindre,  beaucoup  plus  que  s'ils  parlent  ouvertement  contre 

'  843.  —  2  841,  851.  —  ^  820. 


198  l'apologétique 

Dieu.  Rien  ne  permet,  au  dehors,  de  percer  leurs  desseins; 
autoriser  des  œuvres  merveilleuses  dans  leur  camp  serait 
donc  induire  les  fidèles  en  erreur.  Par  suite,  qui  serait  ennemi 
couvert.  Dieu  ne  permettrait  pas  qu'il  fit  des  miracles  ouver- 
tement. «  Il  est  impossible,  par  le  devoir  de  Dieu,  qu'un 
homme  cachant  sa  mauvaise  doctrine,  et  n'en  faisant  appa- 
raître qu'une  bonne,  et  se  disant  conforme  à  Dieu  et  à  l'Église, 
fasse  des  miracles  pour  couler  insensiblement  une  doctrine 
fausse  et  subtile  :  cela  ne  se  peut.  Et  encore  moins  que  Dieu, 
qui  connaît  les  cœurs,  fasse  des  miracles  en  faveur  d'un  tel  ^.  » 
Le  danger  est  moindre  dans  l'armée  de  l'Antéchrist  et  des 
faux  prophètes  ?  Eux  travaillent  manifestement  contre  Dieu. 
L'éclat  de  leur  révolte  l'emporte  manifestement  sur  celui  de 
leurs  prodiges.  11  est  impossible  de  voir  ici  le  doigt  de  Dieu. 

Lors  donc  qu'un  homme  parlera  contre  les  choses  saintes, 
quel  que  soit  l'éclat  de  ses  œuvres,  nous  ne  serons  pas  éblouis  : 
c'est  un  faux  éclat,  ce  n'est  pas  l'éclair  de  Dieu.  Telle  est  la 
règle  de  Moïse  ;  les  vrais  miracles  ne  mènent  pas  à  l'idolâtrie  *, 
o'est-à-dire  aux  simulacres  condamnés  par  Dieu.  Les  Juifs 
avaient  une  doctrine  de  Dieu  confirmée  par  les  miracles  ;  il 
fallait  donc  s'y  tenir  et  rejeter  toute  doctrine  contraire. 

Telle  est  aussi  la  règle  de  Jésus-Christ  :  nemo  facit  ç>irtutem 
in  nomine  meo,  et  cito  possit  de  me  maie  loqui.  ^  Voilà  les  exclu- 
sions à  la  foi  des  miracles, marquées. «  Dans  le  Vieux  Testament, 
quand  on  vous  détournera  de  Dieu.  Dans  le  nouveau,  quand  on 
vous  détournera  de  Jésus-Christ  ^.  » 

30  II  fait  les  premiers  en  faveur  de  la  vérité.  —  De  ce  que  Dieu 
ne  saurait  favoriser  ses  ennemis,  d'autres  conclusions  suivent 
encore, qui  permettent  de  discerner  entre  les  œuvres  merveil- 
leuses. 11  faut  d'abord  que  les  premiers  miracles  selon  le  temps, 
soient  en  faveur  de  la  vérité.  On  sait  toute  l'importance  des 
premières  impressions.  Elles  induisent  souvent  en  erreur. 
t  C'est  une  chose  pitoyable,  de  voir  tant  de  Turcs,  d'hérétiques, 
d'infidèles,  suivre  le  train  de  leurs  pères,  par  cette  seule 
raison  qu'ils  ont  été  prévenus  chacun  que  c'est  le  meilleur  ^  ». 
Dieu  ne  peut  pas  se  désintéresser  des  siens,  son  zèle  pour  la 
vérité  ne  peut  être  inférieur  à  celui  de  Satan  pour  le  mensonge. 
Lui  laisser  la  priorité  des  merveilles  serait  abandonner  son 
œuvre.  Les  premiers  miracles  seront  donc,  dans  l'histoire  de 

»  843.  —  2  803.  —  »  839.  —  *  835.  —  ^  98. 


LES    MIRACLES  199 

la  vérité,  en  faveur  de  Dieu,  du  Christ  et  de  l'Église,  les  sorti- 
lèges des  magiciens  ne  viendront  qu'après,  et  alors  ils  seront 
inutiles,  sans  profit  pour  l'hérétique  comme  sans  danger  pour 
le  fidèle  instruit  et  ferme. 

Et  par  là  il  rend  inutile  ceux  des  schismatiques.  —  Puisque 
les  premiers  miracles  sont  en  faveur  de  l'Éghse  et  de  la  vérité, 
puisque  l'une  et  l'autre  sont  éternelles,  tout  ce  qui  leur  est  con- 
traire appartient  à  la  synagogue  de  Satan.  Il  faut  leur  refuser 
toute  créance  malgré  leurs  prodiges,  car  l'Église,  autorisée 
par  les  miracles  qui  ont  préoccupé  la  créance,  nous  dit  qu'ils 
n'ont  pas  la  vraie  foi.  Il  n'y  a  pas  de  doute,  puisque  les  pre- 
miers miracles  excluent  la  foi  des  leurs  ^ 

L'Église  se  tairait-elle  que  leurs  signes  ne  seraient  pas  un.^ 
preuve  de  vérité.  Bien  que  la  présomption  soit  généralement  en 
faveur  du  miracle,  cependant  on  peut  le  tenir  pour  équivoque 
tant  que  son  rapport  à  la  doctrine,  indiquée  plus  haut,  n'appa- 
raît pas.  Au  contraire,  l'Église,  une  fois  prouvée  et  évidente, 
évident  aussi  est  le  schisme,  visible  négation  de  la  vérité,  puis- 
qu'il est  une  visible  séparation  de  l'Éghse;  puis  donc  que  le 
schisme  est  une  marque  plus  évidente  d'erreur  que  le  miracle 
n'est  marque  évidente  de  vérité,  il  ne  peut  induire  en  erreur  ^ 
Même  si  l'Éghse  ne  condanme  pas  les  miracles  des  hérétiques, 
nous  savons  qu'ils  ne  peuvent  être  des  flambeaux  aux  mains  de 
ces  ouvriers  de  ténèbres.  Ainsi  on  ne  pourra  pas  dire  à  Notre- 
Seigneur  sur  l'Antéchrist  :  Vous  m'avez  induit  en  erreur,  car 
il  v(  les  fera  contre  Jésus-Christ  et  ainsi  ils  ne  peuvent  induire  à 
erreur  ^  »  ceux  qui  connaissent  les  preuves  de  Jésus-Christ.  De 
même  toute  tentative  pour  nous  faire  renier  une  doctrine 
appuyée  sur  les  miracles  des  apôtres  doit  avorter.  Si  angé- 
lus^. 

40  II  fait  les  plus  grands  en  faveur  de  la  vérité.  —  Non  seule- 
ment les  premiers,  mais  les  plus  grands  d'entre  les  miracles 
doivent  être  en  faveur  de  la  vérité.  Autant  la  puissance  de  Dieu 
l'emporte  sur  la  faiblesse  des  créatures,  autant  les  miracles 
doivent  l'emporter  sur  les  prodiges  ;  autant  l'amour  de  Dieu 
pour  la  vérité  l'emporte  sur  l'attachement  de  Satan  au  men- 
songe, autant  les  signes  du  ciel  doivent  l'emporter  sur  les 
signes  menteurs.  «  Jamais  en  une  dispute  publique  où  les  deux 

»  841.  —  »  851.  —  »  846.  —  *  843. 


200  l'apologétique 

partis  se  disent  à  Dieu,  à  Jésus-Christ,  à  l'Église,  les  miracles 
ne  sont  du  côté  des  faux  chrétiens,  et  l'autre  côté  sans 
miracle  ^.  »  «  Jamais  signe  n'est  arrivé  de  la  part  du  diable 
sans  un  signe  plus  fort  de  la  part  de  Dieu...  »  Toujours  le 
vrai  prévaut  en  miracles  ^. 

Ou  Dieu  a  confondu  les  faux  miracles  en  en  faisant  de  plus 
grands,  ou  il  les  a  prédits,  et  par  l'un  et  par  l'autre  il  s'est 
élevé  au-dessus  de  ce  qui  est  surnaturel  à  notre  égard  et  nous  y 
a  élevés  nous-mêmes  ^.  C'est  une  chose  étonnante  que  Dieu 
seul  ait  prédit  les  miracles  de  ses  adversaires.  Satan  se  tait  sur 
les  miracles  de  Notre-Seigneur,  qu'il  prévoyait  cependant  ; 
Dieu  ne  lui  a  pas  permis  de  les  annoncer  afin  que  leur  événement 
ne  fut  pas,  aux  yeux  du  peuple,  une  preuve  de  l'esprit  prophé- 
tique de  Satan.  Au  contraire  si  Jésus-Christ  n'était  pas  le 
Messie,  il  aurait  induit  en  erreur  parce  qu'il  a  été  prédit,  ainsi 
que  son  œuvre,  et  que  le  tout  s'est  réalisé. 


II 


Le  miracle  discerne  la  doctrine.  —  Quand  la  doctrine  évi- 
dente, consignée  en  ces  quelques  règles  de  bon  sens,  a  discerné 
le  miracle,  le  miracle,  à  son  tour,  peut  discerner  la  doctrine 
équivoque.  Ainsi  en  a  usé  Jésus-Christ.  Il  a  vécu  saintement, 
il  a  protesté  qu'il  ne  venait  pas  abolir  la  loi,  mais  la  parfaire. 
Il  n'a  rien  fait  de  contraire  aux  règles  des  miracles.  Sa  doctrine 
cependant  a  paru  équivoque.  Certains  ne  voulaient  pas  l'ac- 
cepter comme  fils  de  Dieu.  D'autres  lui  reprochaient  de  ne  pas 
observer  le  Sabbat.  Non  est  hic  homo  a  Deo,  qui  sabbatum  non 
custodit.  A  quoi  les  fidèles,  les  âm^s  droites  et  simples  répli- 
quaient :  Quomodo  potest  homo  peccator  haec  signa  facere  *?  Les 
miracles  leur  paraissaient  plus  clairs  que  la  doctrine  et  en 
somme  l'éclairaient. 

C'est  aussi  à  eux  que  Notre-Seigneur  renvoie,  comme  à  la 
meilleure  preuve  que  sa  doctrine  mystérieuse  et  subversive 
de  l'ancienne  est  bien  la  doctrine  de  Dieu,  a  Si  vous  ne  croyez 
en  moi,  croyez  au  moins  aux  miracles.  Il  les  renvoie  comme 
au  plus  fort...»  Ses  ennemis  essayent  de  montrer  qu'ils  sont 
faits  par  le  diable,  «  étant  nécessité  d'être  convaincus,  s'ils  recon- 
naissent qu'ils  sont  de  Dieu  ^ 

'  p.  719.  —  2  851,  828.  —  «  824.  —  «  834.  —  «  839. 


LES    MIRACLES  201 


III 


Valeur  probante  du  miracle.  —  Ils  ont  en  effet,  une  telle 
force,  que  Dieu  a  dû  avertir  de  n'y  pas  penser  contre  lui;  et 
cependant  il  est  clair  que  Dieu  existe  !  Sans  cet  avertissement  ils 
eussent  été  capables  de  troubler  et  même  de  séduire  les  élus  ^. 
Leur  clarté  est  si  vive,  leur  démonstration  est  si  convaincante 
qu'il  a  été  dit  :  «  Croyez  à  l'Église  »  ;  mais  il  n'a  pas  été  dit  : 
«  Croyez  aux  miracles,  à  cause  que  le  dernier  est  naturel,  et  non 
pas  le  premier.  L'un  avait  besoin  de  précepte,  non  pas  l'autre*  ». 

Amis  et  ennemis  du  Christ,  tous  se  déclarent  convaincus  par 
la  preuve  des  miracles.  Saint  Augustin  avoue  que,  sans  les 
miracles  il  ne  serait  pas  chrétien  ^.  Les  Pharisiens  sont  prêts 
à  se  rendre  si  Jésus  fait  le  signe  attendu.  Quod  ergo  signiim  tu 
facis  ut  ç'ideamus  et  credamus  tibi  ?  * 

D'abord  donc  qu'on  voit  un  miracle,  il  faut,  ou  se  soumettre, 
ou  avoir  d'étranges  marques  du  contraire.  C'est-à-dire  être 
certains  que  le  thaumaturge  nie  un  Dieu,  ou  Jésus-Christ 
ou  l'Église  ^ 

Vraiment,  il  n'est  pas  possible  de  croire  raisonnablement 
contre  les  miracles.  Ils  sont  une  preuve  trop  claire.  Que  je  hais 
les  douteurs  de  miracles  ^.  Leur  évidence  l'emporte  de  beau- 
coup sur  celle  des  prophéties,  parce  qu'ils  sont  plus  propor- 
tionnés à  notre  nature,  où  les  sens  dominent. 

Pour  l'apercevoir  des  conditions  subjectives  sont  nécessaires. 

—  Cependant  de  même  qu'en  face  du  soleil  il  y  a  des  aveugles 
et  des  myopes,  ainsi  en  présence  des  miracles  il  y  a  des  douteurs 
et  des  négateurs;  non  seulement  les  prophéties  ont  leurs  con- 
tradicteurs, mais  les  miracles  aussi.  La  vision  est  un  acte  com- 
plexe qui  dépend  non  seulement  de  la  clarté  des  objets,  mais 
aussi  de  la  santé  des  organes.  L'aveugle  tâtonnera  en  plein  midi, 
eris  palpans  in  meridie.  Objectivement  les  miracles  sont  un 
éclair,  subjectivement  cette  lumière  n'est  pas  reçue  de  tous, 
parce  que  beaucoup  manquent  de  cette  rectitude  qui  est  la 
santé  de  l'âme  et  sans  laquelle  on  ne  saurait  voir  les  choses  de 
Dieu  :  Exortum  est  in  tenebris  lumen  rectis  corde  '. 

Depuis  le  péché  originel,  l'amour  de  soi  a  chassé  trop  loin 
l'amour  de  Dieu,  pour  qu'on  veuille  connaître  les  vérités  reli- 

»  850.  —  «  852.  —  3  812.  —  *  842.  —  »  835.  —  «  813,  815.  —  '  821. 


202  l'apologétique 

gieuses.  Cependant  quelques  vestiges  de  cette  affection  sont 
restés  chez  la  plupart  et  c'est  pourquoi  ils  possèdent  quelque 
aptitude  à  connaître  Dieu  et  la  religion.  Quelle  valeur  probante 
revêtira  le  miracle  aux  yeux  de  l'ensemble  des  hommes, 
pécheurs,  mais  non  pas  endurcis  ? 

Au  début  de  la  conversion  elle  ne  dépasse  pas  celle  d'une 
grande  probabilité  suffisante  pour  commencer  une  nouvelle  vie. 

Celle  d'un  motif,  d'une  raison,  d'une  plus  grande  probabilité. 
S'il  n'y  avait  pas  de  faux  miracles,  il  y  aurait  certitude  ;  s'il 
n'y  avait  pas  de  règles  pour  les  discerner,  il  n'y  aurait  pas  de 
raison  de  croire.  Or,  il  n'y  a  pas  humainement  certitude 
humaine,  mais  raison.  Pour  arriver  à  la  certitude  ici  comme 
pour  les  prophéties,  quoique  dans  une  mesure  moindre,  la 
grâce  sera  nécessaire. 

11  suit  de  là  non  pas  qu'on  soit  dispensé  d'accepter  la  partie 
morale  de  la  rehgion  et  d'agir  en  conséquence,  mais  qu'il  faut 
agir  dans  une  affaire  d'où  le  salut  dépend,  comme  on  agit  dans 
les  affaires  sérieuses.  Il  faut  pratiquer  la  rehgion  dans  la  mesure 
où  on  la  croit  vraie  et  purifier  son  cœur  dans  la  mesure  où  on 
connaît  son  devoir.  Si  pour  commencer  la  pratique  on  attend 
d'avoir  une  certitude  entière,  jamais  on  ne  la  possédera.  Eh, 
que  ferait-on  dans  le  monde  si  on  ne  voulait  travailler  que  pour 
le  certain  ?«  Mais  combien  de  choses  fait-on  pour  l'incertain,  les 
voyages  sur  mer,  les  batailles  !  Je  dis  donc  qu'il  ne  faudrait 
rien  faire  du  tout,  car  rien  n'est  certain  ;  et  qu'il  y  a  plus  de 
certitude  à  la  religion,  que  non  pas  que  nous  voyions  le  jour 
de  demain  :  car  il  n'est  pas  certain  que  nous  voyions  demain, 
mais  il  est  certainement  possible  que  nous  ne  le  voyions  pas. 
On  n'en  peut  pas  dire  autant  de  la  religion.  Il  n'est  pas  cer- 
tain qu'elle  soit  ;  mais  qui  osera  dire  qu'il  est  certainement  pos- 
sible qu'elle  ne  soit  pas  ?  ^  »  Or,  quand  on  travaille  pour  demain 
on  agit  avec  raison  ;  donc  il  faut  aussi  travailler  pour  la  reli- 
gion puisqu'elle  a  la  raison  pour  elle. 

Aussi,  comme  on  est  coupable  de  ne  pas  suivre  la  raison,  on 
est  coupable  de  ne  pas  s'attacher  au  Christ,  malgré  ses  miracles, 
ISisi  fecissem...  peccatum  non  haberent  ^. 

Pour  les  pécheurs  cette  valeur  est  nulle.  —  Au-dessus  de 
cette  moyenne  des  intelHgences,  qui,  au  début  de  la  vie  reli- 

1  234.  —  »  811,  808. 


LES    MIRACLES  2  05 

gieuse,  ont  dans  les  miracles  un  motif  seulement  et  non  une  cer- 
titude, il  y  a  les  pécheurs  endurcis.  Ceux-là  ne  leur  attribuent 
aucune  valeur  démonstrative.  N'appartenant  pas  au  troupeau 
du  Christ,  ils  ne  sauraient  entendre  sa  voix.  Soumis  à  l'opéra- 
tion de  Satan,  ils  sont  séduits,  parce  qu'ils  n'ont  pas  l'amour  de 
la  vérité.  Dieu  leur  envoie  les  tentations  de  l'erreur  pour  qu'ils 
croient  au  mensonge.  La  vérité  est  couverte  d'un  voile  à  leurs 
yeux  ;  ils  ne  sauraient  être  convaincus  par  l'Église  ^. 

Plus  on  a  de  charité,  mieux  on  voit  sa  clarté.  —  Au-dessus  de 
la  moyenne,  s'élèvent  ceux  qui  cherchent  Jésus-Christ  crucifié, 
plein  de  sagesse  et  plein  de  signes  2.  Aimant  Dieu  de  tout  leur 
cœur,  ils  ne  sauraient  méconnaîtrel'Églisetantelleiestévidente^ 
A  chaque  pas  qu'ils  font  sur  le  chemin  de  la  charité,  ils  voient 
mieux  la  certitude  du  gain,  et  tant  le  néant  de  ce  qu'ils 
hasardent,  qu'ils  reconnaissent  à  la  fin  avoir  parié  pour  une 
chose  certaine  infinie,  pour  laquelle  ils  n'ont  rien  donné  ^ 

IV 

Alors  que  dans  l'Évangile  la  part  des  miracles  est  si  grande, 
pourquoi  dans  l'Apologie  de  Pascal  occupent-ils  si  peu  de  place. 
Les  figures  et  les  prophéties  sont  étudiées  dans  le  détail,  et  les 
guérisons  opérées  par  Notre-Seigneur,  sa  résurection,  qui  est  le 
fondement  de  notre  foi,  n'obtiennent  qu'une  brève  mention. 
Tout  se  réduit  à  une  théorie  sur  les  marques  auxquelles  on 
peut  distinguer  les  vrais  miracles  d'avec  les  faux. 

Caractères  polémiques  des  fragments  sur  les  miracles.  —  La 

mort  prématurée  de  l'ouvrier  explique  en  partie  l'inachevé  de 
l'œuvre.  Pour  obéir  à  des  goûts  personnels  il  a  commencé  par 
l'étude  des  prophéties;  son  désir  est  de  frapper  les  adversaires, 
les  esprits  forts, par  un  argument  tout  spirituel; puis  les  diffi* 
cultes  du  sujet  l'ont  retenu  longtemps  et  il  n'a  plus  eu  le  loisir 
de  développer  la  preuve  des  miracles.  Ces  raisons  ne  manquent 
pas  de  valeur,  mais  elles  ne  semblent  pas  exphquer  le  fond  du 
problème.  Un  examen  même  superficiel  des  «  Pensées  »  sur 
les  miracles  nous  en  révèle  le  caractère  polémique.  Elles  sont 
dirigées  non  contre  des  athées,  mais  contre  les  Jésuites  ;  elles 
ne  s'appuient  pas  sur  les  «  signes  »  accomplis  par  Jésus-Christ, 
pendant  sa  vie,  mais  sur  un  a  signe  »  qu'il  vient  d'opérer  à  Port- 

»  842,  843,  850 *  826.  —  »  232. 


204  l'apologétique 

Royal  même,  en  faveur  d'une  nièco  do  Pascal;  Marguerite 
Périer  a  été  guérie  d'une  fistule  lacrymale,  par  l'attouchement 
de  la  sainte  Épine  ^  ;  elles  n'ont  pas  pour  but  de  démontrer 
la  divinité  de  l'Église,  mais  l'innocence  de  Port-Royal.  Les 
Jésuites  soutiennent  que  les  cinq  propositions  se  trouvent 
bien  dans  l'Augustinus.  On  pouvait  le  croire  avant  le  miracle, 
maintenant  on  ne  le  peut  plus.  Les  Jésuites  disent  :  «  Cette 
maison  n'est  pas  de  Dieu  ;  car  on  n'y  croit  pas  que  les  cinq 
propositions  soient  dans  Jansénius.  Les  autres  :  Cette  maison 
est  de  Dieu;  car  il  y  fait  d'étranges  miracles.  Lequel  est  le 
plus  clair?  Ta  quid  dicis ?  Dico quia  propheta  est.  Nisi  esset  hic 
a  DeOy  non  poterat  facere  quidquam  ^y>.  «  Ce  ne  sont  point  des 
hommes  qui  font  ces  miracles  par  une  vertu  inconnuo  et 
douteuse...  C'est  Dieu  même;  c'est  l'instrument  de  la  Passion 
de  son  Fils  unique,  qui,  étant  en  plusieurslieux,  choisit  celui  ci, 
et  fait  venir  de  tous  côtés  les  hommes  pour  y  recevoir  ces 
soulagements  miraculeux  dans  leurs  langueurs  ^  «Les  Jésuites 
disent  aux  religieuses  de  Port- Royal  «  qu'elles  sont  dans  la 
voie  de  perdition;  que  leurs  confesseurs  les  mènent  à  Genève  ; 
qu'ils  leurs  inspirent  que  Jésus-Christ  n'est  point  en  l'Eucha- 
ristie, ni  en  la  droite  du  Père  ;  elles  savent  que  tout  cela  est 
faux,  elles  s'offrent  donc  à  Dieu  en  cet  état  :  Vide  si  via 
iniquitatis  in  me  est.  Qu ' arrive -t -il  là-dessus  ?  Ce  lieu,  qu'on 
dit  être  le  temple  du  diable,  Dieu  en  fait  son  temple.  On  dit 
qu'il  faut  en  ôter  les  enfants  :  Dieu  les  y  guérit.  On  dit  que 
c'est  l'arsenal  de  l'enfer  :  Dieu  en  fait  le  sanctuaire  de  ses 
grâces.  Enfin  on  les  menace  de  toutes  les  fureurs  et  de  toutes 
les  vengeances  du  ciel  ;  et  Dieu  les  comble  de  ses  faveurs.  Il 
faudrait  avoir  perdu  le  sens  pour  en  conclure  qu'elles  sont 
donc  en  la  voie  de  perdition  *.  » 

De  là  viennent  les  lacunes  de  la  théorie.  —  Ces  circonstances 
nous  expliquent  les  lacunes  et  la  nature  des  développements 
de  cette  partie.  Tandis  que  Pascal  s'attarde  à  prouver  l'au- 
thenticité des  prophéties  il  ne  dit  rien  sur  la  vérité  historique 
des  miracles.  S'il  avait  pour  adversaires  des  athées,  il  rappor- 
terait les  menus  détails  du  fait,  les  témoins  qui  le  garantissent. 
Mais  les  Jésuites,  certains  du  moins,  ne  contestent  pas  la 
réalité  de  la  faveur  accordée  à  Marguerite  Périer.  Ils  ne  nient 
pas  davantage  sa  vérité  philosophique,  c'est-à-dire  qu'ils  recon- 

»  p.  17.  —  2  834.  —  5  839.  —  «841. 


LES    MIRACLES  205 

naissent  en  Dieu  son  auteur.  Pascal  n'a  pas  à  faire  la  preuve 
qu'il  a  tentée  à  propos  des  prophéties.  Les  Jésuites  n'ont 
qu'un  point  commun  avec  les  adversaires  de  celles-ci,  la  dureté 
de  cœur. 

La  nature  de  ses  développements  :  1°  Sur  les  dispositions 
subjectives.  —  Aussi  insiste-t-il  sur  la  nécessité  des  dispositions 
subjectives  nécessaires  pour  voir  le  miracle.  «  Quand  le  miracle 
trompe  l'attente  de  ceux  en  présence  desquels  il  arrive,  et  qu'il  y 
a  disproportion  entre  l'état  de  leur  foi  et  l'instrument  d  u  miracley 
alors  il  doit  les  porter  à  changer.  Mais  vous,  autrement  ^  » 
Pourquoi  ne  voient-ils  pas  ?  —  «  La  dureté  des  Jésuites  sur- 
passe donc  celle  des  Juifs,  puisqu'ils  ne  refusaient  de  croire 
Jésus-Christ  innocent  que  parce  qu'ils  doutaient  si  ses  miracles 
étaient  de  Dieu.  Au  lieu  que  les  jésuites  ne  ponçant  douter 
que  les  miracles  de  Port- Royal  ne  soient  de  Dieu  ils  ne  laissent 
pas!  de  douter  encore  de  l'innocence  de  cette  maison  ^.  »  Bien 
plus,  cela  leur  est  un  prétexte  à  de  nouvelles  calomnies,  contre 
les  Jansénistes,  a  S'il  se  fait  des  miracles  parmi  eux,  ce  n'est 
point  une  marque  de  sainteté  et  c'est  au  contraire  un  soup- 
çon d'hérésie  ^  »  Les  miracles  ne  suffisent  pas  sans  la  doe- 
trine  ** 

2»  Sur  la  doctrine  qui  discerne.  —  Tel  était  le  fond  du  débat. 
La  grande  raison  de  Pascal  pour  croire  en  Port- Royal  était  la 
guérison  de  sa  nièce  ;  et  la  grande  objection  des  Jésuites  étaient 
que  le  miracle  ne  sufïïsait  pas  sans  la  doctrine.  Quelques-uns 
parmi  eux  semblent  même  avoir  douté  que  la  faveur  ait  été 
accordée  par  Dieu.  Tous  s'entendaient  à  défendre  cette  pro- 
position :  ((  11  ne  faut  pas  j  uger  de  la  vérité  par  les  miracles,  mais 
des  miracles  par  la  vérité.  Donc  les  miracles  sont  inutiles  \  »  La 
vérité  sur  laquelle  le  P.  Lingendes  et  ses  frères  s'appuyaient 
pour  nier,  sinon  la  réalité  du  miracle,  du  moins  son  utilité 
était  la  suivante  :  l'Église  infaillible  condamne  votre  doctrine, 
donc  vos  miracles  ne  peuvent  la  justifier.  Les  prodiges  d'un 
Ange  du  ciel  n'auraient  rien  prouvé  contre  l'Évangile  de  saint 
Paul  à  plus  forte  raison  les  vôtres  ne  valent-ils  rien  contre  les 
décisions  de  Rome. 

A  cette  époque  de  sa  vie,  Pascal  ne  croit  pas  à  l'infaillibilité 

1  851.  —  2  353_  Le  texte  est  apocryphe  mais  il  rend  bien  l'idée  de  Pascal.  — 
»  849.  —  «  843.  —  »  846. 


.206  l'apologétique 

personnelle  du  Souverain  Pontife  ;  de  son  tribunal,  il  est  prêt  à 
faire  appel  à  celui  de  Jésus-Christ.  Ad  tiium,  Domine  Jesu, 
tribunal  appello.  Or  le  Christ  a  répondu  par  un  «  éclair.  »  Il 
est  convaincu  que  le  miracle  a  été  fait  pour  la  doctrine  Jansé- 
niste. La  vérité  sur  laquelle  les  Jésuites  appuyent  leur  objection 
■ne  le  trouble  donc  pas.  Ce  qui  l'impressionne,  ce  qui,  surtout 
-pourrait  décontenancer  les  simples,  c'est  l'argument  tiré  de 
saint  Paul  et  qui  aboutit  à  la  même  conclusion  :  un  ange  même 
ne  peut  rien  tenter  contre  une  doctrine  établie.  Pascal  accepte 
l'autorité  de  l'apôtre,  il  accepte  même  la  conclusion,  et  il  la 
retourne  contre  ses  adversaires. 

Oui,  je  vous  le  concède,  la  doctrine  discerne  les  miracles  ; 
voici  ma  règle  :  «  11  faut  juger  de  la  doctrine  par  les  miracles, 
il  faut  juger  des  miracles  par  la  doctrine.  Tout  cela  est  vrai, 
mais  cela  ne  se  contredit  pas.  Car  il  faut  distinguer  les  temps  ^»* 
Au  premier  temps  donc,  la  doctrine  évidente,  telle  que  nous 
l'avons  exposée  plus  haut,  discerne  les  miracles. Cette  doctrine, 
sous  entend  Pascal,  est  pour  nous  tout  entière.  Au  deuxième 
temps,  les  miracles  discernent  la  doctrine  douteuse.  Voici  le 
temps  venu  ;  les  cinq  propositions  sont  équivoques  :  les  uns  les 
voient  dans  l'Augustinus,  les  autres  ne  les  y  voient  pas.  Où 
est  la  vérité  ?  Au  camp  des  Jansénistes, ou  à  celui  des  Jésuites? 
Dieu  lui-même  vient  de  répondre  en  faveur  des  premiers.  «  Il 
est  impossible,  par  le  devoir  de  Dieu,  qu'un  homme  cachant 
sa  mauvaise  doctrine, et  n'en  faisant  apparaître  qu'une  bonne, et 
se  disant  conforme  à  Dieu  et  à  V Église^  fasse  des  miracles  pour 
couler  insensiblement  une  doctrine  fausse  et  subtile  :  cela 
ne  se  peut.  Et  encore  moins  que  Dieu,  qui  connaît  les  cœurs, 
fasse  des  miracles  en  faveur  d'un  tel^.  »  Conclusion  :  «  les  cinq 
propositions  étaient  équivoques,  elles  ne  le  sont  plus  2.  » 

Le  sophisme  de  Pascal.  —  A  cette  argumentation  serrée  et 
cependant  sophistique  les  réponses  ne  manquent  pas.  Il  faut 
accepter  tout  ce  que  Pascal  dit  du  premier  temps.  La  doctrine 
évidente  discerne  les  miracles  en  la  manière  qu'il  a  décrite.  Au 
deuxième  les  miracles  de  Notre-Seigneur  ont  établi  la  divinité 
de  l'Église  et  spécialement  la  fermeté  du  siège  de  Pierre.  Au 
troisième  temps,  la  doctrine  rendue  évidente  par  les  premiers 
miracles  permet  de  juger  la  doctrine  douteuse  et  rend  inutile 
;les  miracles  des  dissidents,  comme  disait  le  P.  lângendes. 

>  843.  —  2  831. 


LES    MIRACLES  207 

Que  signifient  donc  les  miracles  qui  se  font  chez  les  Jansé- 
nistes. Il  faut  examiner  les  circonstances  pour  voir  à  quoi  ils 
tendent.  Celui  de  la  Sainte  Épine  a  eu  lieu  au  monastère  des 
religieuses  où  Marguerite  Périer  faisait  ses  études.  La  faveur 
a-t-elle  été  accordée  à  la  jeune  fille  ou  à  ses  maîtres,  pour  guérir 
la  maladie  ou  pour  justifier  Jansénius,  en  faveur  de  la  foi  ^  de 
rélève  ou  pour  récompenser  le  zèle  des  solitaires  ?  Pascal  con- 
clut tout  de  suite  pour  ces  derniers,  et  leur  doctrine,  oubliant 
que  l'enfant  pouvait  être  séparée,  devant  Dieu,  et  de  sa  famille 
et  de  ses  maîtres.  Lorsque  Notre-Seigneur  a  béni  la  foi  de  la 
Chananéenne  il  n'a  pas  prétendu  absoudre  les  erreurs  de  ses 
compatriotes.  La  conclusion  de  Pascal  dépasse  donc,  en  bonne 
logique,  ses  prémisses. 

Sa  théorie  vaut  en  faveur  de  l'Église.  —  De  ce  fait,  sommes- 
nous  autorisés  à  rejeter  sa  théorie  générale  sur  les  miracles  et 
leur  application  particulière  à  la  divinité  de  l'Église  ?  Non,  le 
cas  des  Jansénistes  n'est  pas  celui  de  Jésus.  Dieu  n'a  pas  promis 
de  faire  des  signes  en  faveur  du  grand  Arnauld  et  celui-ci  n'a 
pas  prié  le  ciel  de  faire  un  miracle  à  la  face  des  Jésuites  pour 
démontrer  que  les  cinq  propositions  n'étaient  pas  dans  Jansé- 
nius. Dieu  n'avait  nullement  confondu  sa  cause  avec  celle  de 
l'ardent  polémiste,  et  s'il  guérissait  Marguerite  Périer  dans  les 
murs  de  Port-Royal,  celui-ci  n'avait  aucun  droit  à  proclamer 
qu'il  était  le  principal  objet  dans  cette  faveur.  Au  contraire.  Dieu 
a  promis  les  miracles  au  Messie  et  à  son  œuvre  ;  Jésus-Christ  en 
appelle  à  eux  comme  au  signe  de  sa  divinité  et  Dieu  prend 
parti  pour  son  Légat  devant  le  peuple,  en  mettant  la  vertu  du 
ciel  au  service  de  sa  droite.  Officiellement  et  sans  aucun  doute 
possible  à  cet  endroit,  la  cause  de  Dieu  est  celle  de  Jésus.  Il  n'y 
a  donc  pas  de  parité  entre  les  deux  cas.  Appliquées  au  cas  Jan- 

*  Au  XIV8  siècle  l'Église  fut  partagée  en  deux  obédiences,  dont  chacune  recon- 
Raissait  son  pape.  Où  était  le  pape  légitime  ?  On  était  tenté  de  demander  un 
t  signe  »  du  ciel.  Mais  le  ciel  semblait  vouloir  perpétuer  l'équivoque  en  donnant 
des  saints  et  des  miracles  à  chaque  parti.  A  ce  propos,  saint  Vincent  Ferrier  écri- 
vait :  «  Nous  ne  devons  pas  juger  de  la  légitimité  des  papes  par  des  prophéties, 
des  miracles  et  des  visions.  Le  peuple  chrétien  est  gouverné  par  des  lois  contre 
lesquelles  les  faits  extraordinaires  ne  peuvent  rien.  »  En  d'autres  termes,  dit 
M.  Mourret,  les  miracles  et  autres  faveurs  spirituelles  pouvaient  être  alors  donnés 
pour  récompenser  la  foi  individuelle  et  édifier  le  peuple  chrétien  et  non  pour  servir 
de  preuves  à  la  légitimité  des  pontifes.  On  n'en  pouvait  donc  rien  légitimement 
conclure  ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre  des  prétendants  à  la  papauté.  —  Cf.  Fer- 
NA.ND  Mourret,  Histoire  générale  de  l'Église.  La  Renaissance  et  la  Réforme, 
p.  128. 


208  l'apologétique 

séniste,  les  pensées  sur  les  miracles  ne  prouvent  pas  ;  elles 
gardent  toute  leur  valeur  apologétique  à  l'égard  de  Jésus- 
Christ  et  de  l'Église. 


CHAPITRE     SIXIEME 
Les  étapes  de  la  foi. 

Nous  avons  assisté  à  Veffort  extérieur  de  tous  ceux  qui  voulaient  la  eon^ 
version  d'une  âme,  nous  avons  vu  leur  tactique  pour  V obliger  à  V étude,  la 
mise  en  œuvre  de  leurs  arguments  pour  la  convaincre  .Au  moment  où 
Dieu  va  seconder  victorieusement  la  bonne  volonté  de  Vapôtre  et  celle  du 
disciple  en  donnant  à  ce  dernier  la  grâce  de  la  foi,  il  est  utile  de  repasser 
brièvement  le  chemin  parcouru,  afin  d'en  marquer  les  étapes,  c'est-à-dire 
les  états  intérieurs  de  Vâme,  soit  chez  le  savant,  soit  chez  Vhomme  sans  cul- 
ture. Comment  a-t-il  réagi,  quels  ont  été  les  désirs,  les  résolutions  nées  suC' 
cessivement  sous  V action  de  son  jnaitre,  et  ont  fait  du  douteur  et  de  VignO' 
rant  un  ho?nme  intéressé  à  son  salut,  puis  un  homme  d^ études  et  enfin  un 
croyant  ? 

En  même  temps,  il  nous  faut  montrer  que  chacun  de  ces  états  n'a  rien  de 
contraire  à  la  raison.  Pascal,  au  cours  de  son  «  Apologie  »  s'est  parfais 
montré  si  âprement  réaliste,  si  préoccupé  du  but  et  si  peu  scrupuleux,  semble- 
t-il,  sur  le  choix  des  moyens  qu'il  a  paru  confondre  la  religion  avec  la  super- 
stition. Il  demande  beaucoup  à  la  volonté,  à  l'instinct,  demande-t-il  assez 
à  la  raison  ?  Sa  méthode  est-elle  légitime  ? 

En  somme  ce  chapitre  poursuit  un  double  but  : 

1°  Marquer  les  différentes  étapes  que  franchit  l'âme  du  savant  ou.  du 
simple,  d'après  Pascal. 

2°  Démontrer  que  cette  rriarche  n'a  rien  de  contraire  à  la  raison. 

I.  Les  ôtapes  de  l'incrédule  savant. 

C'est  surtout  de  lui  que  s'occupe  Pascal,  il  le  fait  avec  le  zèle 
d'un  apôtre, qui  veut  arracher  au  doute  son  disciple  et  l'amener 
à  la  lumière  de  la  foi. 

Le  point  de  départ  :  le  doute.  —  Il  ne  part  pas  de  la  religion 
et  de  ses  preuves, laissant  à  l'incrédule  le  soin  de  se  convaincre  ; 
il  part  de  son  doute,  l'accompagne  dans  son  ascension  vers  la 
lumière,  lui  fait  franchir  toutes  les  étapes  de  son  pèlerinage^ 
lentement,  progressivement. 

A  le  suivre,  nous  faisons  l'analyse  de  l'acte  de  foi. 

Nous  y  distinguons  quatre  temps  plus  ou  moins  longs  ;  il  ne 
s'agit  pas  ici  de  moments  de  raison,  découpés  dans  un  acte 


LES    ÉTAPES    DE    LA    FOI  209 

unique,  mais  de  véritables  moments  ayant  une  durée  pour  la 
conscience. 

a.  —  Au  premier  temps, le  futur  converti  n'étudie  pas,  ou  du 
moins,  il  ne  peut  pas  étudier. 

L'athée  a  connu  théoriquement  la  religion.  —  11  apprend 
tout  de  même  la  religion,  sous  la  pression  des  circonstances, qui 
l'obligent  à  réciter  des  leçons  dans  une  école,  ou  au  hasard  des 
conversations  et  des  lectures. 

Un  désir  plus  sérieux  de  connaître  l'a  amené  parfois  à  feuil- 
leter l'Écriture  Sainte  ou  à  consulter  quelques  ecclésiastiques. 

Il  en  est  resté  là. 

Ses  lectures  variées,  et  ses  fréquentations  diverses  lui  ont 
appris  que  Dieu  et  la  religion  avaient  des  ennemis  ;  ceux-ci 
avaient  formulé  des  objections  et  les  avaient  groupées  en 
systèmes. 

Pourquoi  n'a-t-il  pas  essayé  de  choisir,  en  une  chose  où  le 
choix  est  si  important,  qu'il  y  va  de  l'âme  et  de  l'éternité  ? 

Pourquoi  il  ne  la  connaît  pas  pratiquement.  —  Impuissance 
intellectuelle  ?  Mais  il  pouvait  consulter  les  savants,  écouter 
au  moins  le  mouvement  de  son  cœur  !  L'impuissance  est  sur- 
tout morale. 

Si.  au  début,  il  avait  été  loyal,  sincère,  logique,  peut-être 
n'aurait-il  pas  donné  un  assentiment  aux  dogmes  chrétiens, 
mais  il  n'aurait  pas  choisi  non  plus,  d'être  contre  sa  morale  ; 
car,  à  défaut  de  la  révélation,  la  raison  seule  lui  demandait 
d'être  fidèle,  honnête,  humble,  reconnaissant,  bienfaisant,  ami 
sincère,  véritable  ^. 

Par  intérêt,  il  a  choisi  de  n'aimer  que  soi,  d'être  «dans  les 
plaisirs  empestés,  dans  la  gloire,  dans  les  déhces  ».  Il  a  choisi 
l'injustice  en  faisant  de  son  moi  le  centre  de  tout  ^,  Encore  une 
fois  ce  n'est  pas  la  raison  qui  l'a  fait  s'aimer  de  la  sorte.  La 
nature  le  portait  à  s'aimer,  mais  elle  le  portait  également  à 
aimer  Dieu.  «  Je  dis  que  le  cœur  aime  l'être  universel  naturel- 
lement »,  selon  qu'il  s'y  adonne  ^ 

Mais  il  a  préféré  ne  s'adonner  qu'à  l'amour  de  soi,  et  s'est 
durci  contre  l'amour  de  Dieu. 

Par  suite,  ses  yeux  ne  voient  plus;  l'intérêt  les  lui  a  agréa- 
blement crevés.  Ils  perçoivent  à  peine  l'injustice  morale  de  sa 
conduite  et,  pour  le  reste,  il  s'en  tient  au  scepticisme. 

»  p.   441.  —  »  455.  —  »  277. 

LABORGUE   :    US   BÊALISICE    DB   PÂSOAI,.  14 


210  l'apologétique 

En  somme  il  connaît,  par  raison,  la  théorie  de  la  morale;  par 
intérêt,  il  pratique  le  dérèglement  ;  par  raison,  il  a  connu  la 
théorie  d'une  religion  naturelle  ou  révélée,  puis  il  l'a  pratique- 
ment niée  en  niant  sa  morale  ;  et,  maintenant,  il  doute  de  ses 
dogmes. 

La  perversion  de  l'esprit  a  suivi  celle  du  cœur. 

b.  —  Le  deuxième  stade  est  celui  de  la  pratique  sans  la  foi. 

L'intérêt  doit  faire  revenir  à  la  pratique.  —  li'intérêt  mal . 
entendu  a  fait  sortir  de  la  voie  droite.  L'intérêt  bien  entendu 
doit  y  faire  rentrer,  acheter  l'avenir. 

C'est  le  seul  langage  entendu  de  l'égoïste  ;  il  doit  le  mener 
d'ailleurs,  plus  tard,  à  tous  les  renoncements. 

Le  but  est  excellent  ;  cette  pratique  sans  la  foi  l'est-elle 
autant  ?  la  fin,  pour  Pascal,  justifierait-elle  les  moyens  ?  ne 
saurait-on  donc  devenir  chrétien  fidèle  sans  cesser  d'être  rai- 
sonnable ? 

Avant  de  répondre,  rappelons-nous  ses  principes  t  la  religion 
n'est  pas  contraire  à  la  raison,  elle  y  est  conforme  ;  pour  être 
chrétien  il  ne  faut  pas  être  superstitieux.  Telle  est  sa  doctrine 
constante  ;  ne  croyons  pas  facilement  qu'il  y  renonce  dès  le 
seuil  de  son  apologétique. 

Il  propose  deux  sortes  d'exercices  religieux  à  son  néophyte  : 
la  pratique  de  certains  rites  spécifiquement  chrétiens  et  qu'on 
ne  saurait  embrasser  sans  une  foi  naissante,  à  moins  que  d'être 
superstitieux.  «  Suivez  la  manière  par  où  ils  ont  commencé  : 
c'est  en  faisant  tout  comme  s'ils  croyaient,  en  prenant  de  l'eau 
bénite,  en  faisant  dire  des  messes,  etc.  Naturellement  même 
cela  vous  fera  croire  et  vous  abêtira  ^  ». 

De  la  morale  naturelle.  —  L'autre  série  d'exercices  consiste 
tout  simplement  en  la  pratique  de  la  morale  naturelle.  La  foi 
n'y  est  pas  nécessaire,  la  raison  y  suffit.  «  Vous  serez  fidèle, 
honnête,  humble,  reconnaisant,  bienfaisant,  ami  sincère,  véri- 
table ».  Le  libertin  voit  dans  la  fidélité,  la  reconnaissance,  des 
vertus  réelles  en  dehors  même  de  la  révélation.  S'il  allait 
jusqu'au  bout  de  ses  principes  athées,  peut-être  arriverait-il 
à  nier  tout  devoir  et  toute  morale,  mais  la  nature  soutient 
la  raison  impuissante  et  l'empêche  d'extravaguer  à  ce  point. 

'  p.  441. 


LES    ÉTAPES    DE    LA    FOI  211 

Non  des  rites  sous  peine  d'être  superstitieux.  —  Commencer 
par  la  première  série  de  pratiques,  c'est,  pour  l'incrédule,  pro- 
faner des  rites,  et  manquer  de  respect  à  soi-même.  Il  n'est  pas 
permis  à  un  homme  raisonnable  de  faire  des  gestes  dénués  de 
sens.  «  Attendre  de  cet  extérieur  le  secours  est  être  supersti- 
tieux ^.  »  On  ne  voit  pas,  d'ailleurs,  comment  des  cérémonies 
extérieures,  que  n'accompagne  aucun  acte  de  foi  pourraient 
diminuer  les  passions  qui  sont  les  grands  obstacles.  —  Qu'un 
homme,  instruit  de  la  religion  et  dont  la  foi  s'éveille,  se  raffer- 
misse dans  ses  croyances  par  l'observation  des  rites,  qu'il  y 
trouve  le  moyen  de  plier  la  «machine»,  de  s'humiher,  de  s'abêtir  ^ 
qu'il  fasse  avec  une  foi  débile,  comme  s'il  croyait  fortement, 
nous  le  comprenons,  car  il  faut  que  Vextérieur  soit  joint  à  Vin- 
térieiir  c'est-à-dire  que  l'on  se  mette  à  genoux,  que  l'on  prie 
des  lèvres,  «  afm  que  l'homme  orgueilleux,  qui  n'a  pas  voulu  se 
soumettre  à  Dieu  soit  maintenant  soumis  à  la  créature  ».  Pas- 
cal, dont  la  foi  fut  autrefois  si  faible  qu'elle  touchait  à  l'infi- 
déhté,  se  donne  en  exemple  à  son  ami;  soit  que  chez  celui-ci, 
la  mèche  fume  encore,  soit  qu'il  espère  la  rallumer  et  pour  ce 

*  250.  —  2  Cf.  Voici  d'après  Sully-Prudhomme,  La  vraie  religion  selon  Pascal, 
le  sens  de  ces  termes  : 

Machine.  —  «  Ce  mot  chez  lui  n'est  pas  tout  à  fait  synonyme  d'automate 
comme  l'entendait  Descartes,  mais  il  l'est  à  peu  près.  Pour  Descartes  la  bête  dans 
ses  mouvements  en  dépit  des  apparences  qui  lui  prêtent  le  plus  souvent  une 
expression  psychique  et  une  initiative  volontaire,  n'est  qu'un  automate  matériel, 
c'est-à-dire  un  système  mécanique  dont  le  moteur  est  tout  entier  d'ordre  physique, 
n'est  en  rien  psychique.  Pascal,  par  respect  pour  l'âme  humaine,  partage  cette 
opinion.  Mais  dans  l'homme  pour  lui  la  machine  est  purement  artificielle,  et 
c'est  le  psychique  devenu  irréfléchi,  spontané  dans  ses  actes,  par  suite  de  l'habi- 
tude qui  se  substitue  à  la  direction  consciente  dans  l'activité  morale  et  rend  les 
actes  automatiques.  L'habitude  par  cette  transformation  partielle  de  l'homme 
en  automate  ou  machine  peut  favoriser  singulièrement  la  conversion  de  l'âme 
au  christianisme.  » 

...  La  machine  sert  à  deux  fins  :  ou  bien  à  faire  tenir  le  dogme  pour  vrai  par  ceux 
qui  en  doutent  sans  obstination  avec  la  bonne  volonté  d'y  croire,  avant  même  de 
le  leur  avoir  prouvé  rationnellement,  à  les  préparera  en  accepter  les  preuves  ; 
ou  bien  à  soulager  l'attention  du  croyant  en  le  dispensant  de  les  avoir  toujours 
présentes  à  l'esprit.  »  p.  293. 

S'abêtir. —  «  Le  mot  s'abêtir,  si  brutal  et  si  injurieux  en  apparence  sous  la  plume 
de  Pascal, est  loin  dans  sa  pensée  d'affecter  réellement  et  au  fond  le  sens  qu'on 
est  tenté  de  lui  prêter  tout  d'abord.  Ce  mot  veut  dire  tout  simplement  créer  en 
soi,  dans  l'exercice  de  l'intelligence,  cet  automatisme  inconscient  qui  soumet, 
chez  les  bêtes,  l'exercice  des  organes  au  gouvernement  de  la  nature  dans  leur  propre 
intérêt.  Il  ne  signifie  pas  du  tout  consentir  à  la  dégradation  morale  qu'entraîne 
un  amoindrissement  de  l'intelligence.  Commander  soi-même  à  son  esprit  de 
renoncer  à  un  effort  qui  le  fatigue  ou  le  dépasse  parce  qu'il  se  mesure  à  un  objet 
aussi  élevé  que  l'essence  et  l'œuvre  divines,  c'est  pour  l'homme  faire  acte  de 
prudence  et  ce  n'est  que  l'humilier  devant  Dieu,  »  p.  295. 


212  l'apologétique 

temps-là  seulement.  «Vous  voulez  aller  à  la  foi,et  vous  n'en  savez 
pas  le  chemin  ;  vous  voulez  vous  guérir  de  V  infidélité  et  vous 
en  demandez  le  remède  :  apprenez  de  ceux  qui  ont  été  liés 
comme  vous,  et  qui  parient  maintenant  tout  leur  bien;  ce  sont 
des  gens  qui  savent  ce  chemin  que  vous  voudriez  suivre...  » 

La  pratique  de  la  morale  n'oblige  pas  de  renoncer  à  la  raison. 

—  A  commencer  par  la  pratique  de  la  morale  naturelle  l'athée 
ne  pèche  pas  contre  la  raison, il  n'est  pas  scandalisé  par  une  reli- 
gion qui  voudrait  accepter  seulement  des  aveugles  parmi  ses 
fidèles.  Encore  une  fois,  cette  manière  de  voir  me  paraît  s'ac- 
corder avec  la  doctrine  générale  de  Pascal.  Il  proteste  que  la 
rehgion  n'a  rien  de  contraire  à  la  raison,  et  que  celle-ci  ne  doit 
se  soumettre  que  convaincue. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  non  plus  qu'il  veut  imposer  dès  le 
début  à  son  disciple  tout  le  poids  de  la  morale,  des  sacrements 
et  des  sacrementaux.  La  rehgion  chrétienne  est  proportionnée 
à  toutes  sortes  de  gens,  et  à  toutes  sortes  d'états  ;  elle  est 
capable  de  prendre  l'homme  le  plus  faible  et  de  s'accommoder 
tellement  à  lui  qu'elle  en  fasse  un  homme  fort,  lentement  et  par 
progrès.  Les  conversions  soudaines  et  totales  sont  rares.  Le 
commun  des  hommes  ne  gravit  le  chemin  qui  va  de  l'incrédu- 
lité aux  splendeurs  de  la  foi  et  de  la  charité  que  par  échelons. 
A  chaque  pas  il  voit  mieux  ;  voyant  mieux  il  aime  davantage 
et  peut  ajouter  des  pratiques  nouvelles  aux  anciennes.  Pascal 
a  conscience  de  cette  gradation  dans  la  montée  :« ...  à  chaque 
pas  que  vous  ferez  dans  ce  chemin,  vous  verrez  tant  de  certitude 
du  gain...  » 

Ne  dit-il  pas  au  début  qu'il  faut  renoncer  à  la  raison  pour 
garder  la  vie  ?  (p.  439  fin).  —  Oui,  mais  il  s'agit  ici  de  la 
raison  appliquée  aux  preuves  de  la  religion  et  non  à  la  morale. 
Sans  doute  celle-ci,  observée  scrupuleusement,  doit  mener  à 
celle-là;  et  si,  à  regarder  au  terme  du  chemin  obscur, on  peut 
dire  «je  ne  sais  où  tout  cela  me  mène  ^^,  on  ne  renonce  pas  à  sa 
raison  dès  l'entrée  ;  on  n'y  avance  que  guidé  par  sa  lumière  et 
on  peut  toujours  dire  «  je  sais  ce  que  je  fais  ». 

Voilà  donc  l'incrédule  engagé  dans  une  voie  nouvelle  ;  son 
amour  autrefois  concentré  sur  lui-même,  se  répand  au  dehors 
maintenant.  Il  aime  les  autres  d'une  véritable  amitié. 

Il  a  souci  de  sa  famille  et  de  ses  amis.  L'observation  de  ses 
devoirs  fortifie  son  cœur  et  y  répand  une  joie  qu'il  ne  goûtait 


LES    ÉTAPES    DE    L.V   FOI  213 

pa3  dans  les  «  plaisirs  empestés  )>.  Sa  charité  veut  déborder  le 
cercle  étroit  de  ses  relations  précédentes,  il  tend  de  plus  en  plus 
au  bien  général  du  corps  dont  il  est  le  membre. 

Elle  fait  souhaiter  que  la  religion  soit  vraie.  —  Généreux, 
dévoué,  humble  et  bienfaisant,  fidèle  à  tous,  qu'a-t-il  à  craindre 
de  la  Rehgion  ?  —  Rien  ?...  Elle  ne  lui  apporte  désormais  que 
des  espérances,  elle  lui  promet  en  ce  monde  des  remèdes  à  ses 
faiblesses  dont  il  n'a  jamais  pu  se  guérirentièreme:  t,  et,  dans 
l'autre,  elle  lui  réserve  une  récompense  que  les  hommes  lui 
refusent...  liCS  dogmes,  qui  lui  faisaient  horreur,  lui  paraissent 
maintenant  tout  aimables,  parce  qu'ils  promettent  le  vrai  bien. 
Il -souhaite  que  la  religion  soit  vraie  ^;  comment  n'aurait-on 
pas  de  l'estime  pour  une  religion  qui  connaît  si  bien  les  défauts 
de  l'homme  et  de  désir  pour  la  vérité  d'une  religion  qui  promet 
des  remèdes  si  souhaitables  ^  ? 

c.  —  Les  yeux  nouveaux. —  Les  grands  obstacles, les  passions, 
sont  abattus  ;  elles  étaient  les  écailles  sur  les  yeux  du  pécheur, 
les  voilà  tombées.  L'âme  commence  à  s'étonner  de  l'aveugle- 
ment où  elle  a  vécu  ;  elle  entre  dans  une  sainte  confusion  et 
dans  un  étonnement  qui  lui  porte  un  trouble  bien  salutaire  ; 
elle  se  porte  à  la  recherche  du  véritable  bien  ;  elle  comprend 
qu'il  faut  qu'il  ait  ces  deux  quahtés  :  l'une  qui  dure  autant 
qu'elle,  et  qu'il  ne  puisse  lui  être  enlevé  que  de  son  consente- 
ment, et  l'autre  qu'il  n'y  ait  rien  de  plus  aimable  ^ 

Elle  recommence  avec  des  yeux  nouveaux  l'étude  de  la  reli- 
gion et  de  ses  auteurs  ;  elle  entre  dans  la  vue  des  grandeurs  de 
son  créateur  et  dans  des  humiliations  et  des  adorations  pro- 
fondes, elle  s'anéantit  en  conséquence  et  ne  pouvant  former 
d'elle-même  une  idée  assez  basse,  ni  en  concevoir  une  assez 
élevée  de  son  souverain,  elle  fait  de  nouveaux  efforts  pour  se 
rabaisser  jusqu'aux  derniers  abîmes  du  néant,  en  considérant 
Dieu  dans  des  immensités  qu'elle  multiplie  sans  cesse. 

Les  premières  prières.  —  Elle  fait  d'ardentes  prières  à  Dieu 
pour  obtenir  de  sa  miséricorde  que,  s'il  lui  a  plu  de  se  découvrir 
à  elle,  il  lui  plaise  de  la  conduire  à  lui  et  de  lui  faire  connaître 
les  moyens  d'y  arriver.  Elle  fait  comme  une  personne  qui, 
désirant  arriver  en  quelque  lieu,  ayant  perdu  son  chemin  et 

»  187.  —  «  450.  —  »  p.  198. 


214  l'apologétique 

connaissant  son  égarement,  aurait  recours  à  ceux  qui  sauraient 
parfaitement  ce  chemin  ^. 

Nouvelles  études.  —  Elle  étudie  donc,  elle  interroge  et  elle 
écoute  ;  il  ne  lui  suffît  plus  de  feuilleter  l'Écriture  Sainte  ;  la 
conversation  des  ecclésiastiques  ne  lui  paraît  plus  inutile,  au 
bout  de  quelques  instants  ;  elle  la  prolonge  et  la  renouvelle, 
tant  que  la  clarté  n'est  pas  dans  son  esprit. 

Selon  sa  vigueur  d'intelligence,  elle  pousse  plus  ou  moins 
l'étude  des  preuves  de  la  religion.  Une  seule  lui  suffît  d'ailleurs, 
car  la  religion  est  proportionnée  à  toutes  sortes  d'esprits.  «  Les 
premiers  s'arrêtent  au  seul  établissement  ;  et  cette  religion,  est 
telle  que  son  seul  établissement  est  suffisant  pour  en  prouver 
la  vérité.  Les  autres  vont  jusques  aux  apôtres.  Les  plus  instruits 
vont  jusqu'au  commencement  du  monde.  Les  anges  la  voient 
encore  mieux,  et  de  plus  loin  2.  » 

Certitude.  —  A  chaque  pas  de  son  étude,  il  voit  tant  la  cer- 
titude du  gain,  tant  le  néant  de  ce  qu'il  hasarde,  qu'il  recon- 
naît à  la  lin  avoir  parié  pour  une  chose  certaine,  infinie. 

L'acte  de  foi  naturelle.  —  Il  peut  alors  formuler  un  acte  de 
foi  scientifique.  On  laleur  donne«parrai50^/2eme?i^,  en  attendant 
que  Dieu  la  leur  donne  par  sentiment  de  cœur,  sans  quoi  la  foi 
n'est  qu'humaine,  et  inutile  pour  le  salut  ^  ». 

Ainsi  sous  l'influence  de  la  volonté,  la  raison  arrive  au  juge- 
ment de  crédibihté. 

Légitimité  du  rôle  du  cœur.  —  Cette  influence  est-elle  légi- 
time ?  ne  sommes-nous  pas  en  présence  d'une  intrusion  tyra- 
nique  du  cœur,  hors  de  son  domaine?  car,  enfin,  si  notre  intérêt 
nous  crève  agréablement  les  yeux  quand  il  s'agit  de  ce  monde, 
pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  même,  quand  ii  s'agit  de 
l'autre  ? 

Il  fait  rentrer  le  libertin  dans  Tordre.  —  Non,  il  n'y  a  pas  de 

comparaison  possible  entre  la  tyrannie  du  cœur  chez  le  libertin 
et  son  rôle  chez  le  néophyte.  Chez  le  premier,  la  raison  con- 
damne dès  le  début  les  écarts  de  conduite  ;  elle  reconnaît  au 
contraire  que  les  efforts  sont  conformes  à  ses  préceptes,  chez  le 
second.  Sans  doute,  le  nouveau  converti  agit  par  intérêt,  mais 

»  p.  200.  —  2  285.  —  »  282. 


LES    ÉTAPES    DE    LA    FOI  215 

il  se  trouve  que  cet  intérêt  est  aussi  celui  du  prochain;  en  s'ai- 
mant  mieux  lui-même,  il  aime  mieux  les  autres,  il  devient  bien- 
faisant, ami  sincère.  Il  tend  au  bien  général  et  par  là  il  entre 
dans  Tordre  et  la  vérité.  La  pente  vers  soi  est  le  commence- 
ment du  désorde,  en  guerre,  en  police,  en  économie  et  aussi 
en  logique. 

Combat  les  puissances  trompeuses.  —  Quelles  sont  les  puis- 
sances trompeuses  ?  la  volonté  dépravée  par  la  concupiscence  ? — 
Mais  l'homme  vertueux  la  guérit  par  la  charité.  —  L'imagina- 
tion ?  —  Mais  l'homme  qui  cherche,  mortifie  ses  sens  et 
refrène  ses  impressions,  il  tend  de  toutes  ses  forces  à  donner  à 
l'intelligence  la  direction  de  sa  conduite,  à  aimer  son  âme  plus 
que  son  corps.  —  La  coutume  enfin  ?  —  Mais  son  but  est  préci- 
sément de  changer  toutes  ses  habitudes,  et  de  les  transformer 
en  des  habitudes  saines  et  généreuses.  Toute  sa  conduite  est 
réglée  par  la  charité  ;  en  rentrant  dans  la  charité  il  rentre  dans 
la  véritable  nature. 

Car,  de  par  sa  constitution,  il  est  membre  d'un  corps  ;  et 
il  doit  s'aimer  comme  tel,  c'est-à-dire  chercher  son  bonheur  en 
cherchant  en  même  temps  celui  de  l'ensemble. 

Rend  humble  et  obéissant.  —  Certes,  sa  charité  ne  sera 
jamais  si  ardente,  qu'elle  guérisse  toutes  ses  faiblesses  morales 
et  intellectuelles  ;  mais  il  le  sait  et  il  ne  prétend  pas  décider  de 
tout,  par  lui-même.  Il  a  recours  à  ceux  qui  savent  parfaite- 
ment le  chemin  et  dont  il  a  su  apprécier  l'autorité.  A  cause  de 
ce  qu'il  a  compris  en  leurs  lumières,  il  les  suit  dans  les  sentiers 
obscurs,  dans  l'espoir  d'être  éclairé  tout  au  bout.  La  charité  se 
double  d'humilité  ;  ou  plutôt  son  humihté  est  fille  de  sa  charité. 
En  effet,  s'aimant  comme  membre  d'un  grand  corps,  comment 
pourrait-il  s'aimer  autrement  qu'avec  modestie,  selon  sa 
valeur  d'organe  ?  Son  rôle  est  toujours  inférieur  à  celui  de  l'âme. 
Sa  béatitude,  aussi  bien  que  son  devoir,  exigent  donc  qu'il  con- 
sente à  la  conduite  de  l'âme  universelle  qui  l'aime  mieux  qu'il 
ne  s'aime  lui-même. 

Non  la  raison  n'est  pas  dupe  du  cœur  ;  puisqu'elle  a  donné 
son  consentement  à  chacune  de  ses  démarches  ;  et  elle  Ta  fait 
parce  qu'elles  tendaient  au  général  :  la  première  et  essentielle 
condition  de  légitimité  pour  toute  inclination  que  l'homme 
accepterait  afin  de  juger  absolument  d'après  elle,  c'est  qu'elle 


216  l'apologétique 

l'incline,  non  vers  une  fin  inférieure  et  particulière,  mais  vers 
la  Fin  dernière  de  la  nature  intellectuelle  ».  Cf.  Rousselot,  Les 
yeux  de  la  i^oi  (Recherches  de  science  religieuse  1910,  p.  456). 

d.  —  Nécessité  de  la  grâce.  —  L'homme  a  fait  ce  qui  était  en 
lui  pour  arriver  à  la  foi.  Il  s'est  humilié,  il  a  confessé  que  les 
preuves  de  la  religion  étaient  sufïisantes,  il  a  fait  un  acte  de  foi 
naturelle  ;  Dieu  va  lui  donner  la  grâce  de  la  foi  surna- 
turelle. Ce  secours  lui  a  été  déjà  accordé  pour  chercher  ; 
sans  lui,  il  n'aurait  pu  commencer  son  pèlerinage.  «  Tu  ne  me 
chercherais  pas  si  tu  ne  m'avais  trouvé.  »  Il  va  maintenant 
achever  sa  route  et  entrer  dans  le  sanctuaire,  en  disant  «  Credo  », 
sous  l'influence  de  la  grâce  ;  sans  elle  la  foi  serait  inutile  au 
salut,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  proportion  entre  l'ordre  de  l\ 
charité  et  celui  de  l'intelligence.  N'entrent  au  ciel  que  les 
enfants,  ceux  qui  ne  sont  nés  ni  de  la  chair  ni  du  sang,  mais  de 
Dieu,  par  la  vertu  de  l'eau  baptismale  et  du  Saint-Esprit. 

Étudiez,  scrutez,  développez  tous  les  principes  et  donnez 
tous  les  assentiments  possibles  aux  vérités,  vous  ne  forcerez 
pas  les  portes  du  Paradis.  De  tous  les  corps  et  esprits  on  ne 
saurait  tirer  un  mouvement  de  vraie  charité  ;  cela  est  impos- 
sible et  d'un  autre  ordre,  surnature).  ^. 

Elle  s'adresse  d'abord  au  cœur.  —  La  grâce  pour  Pascal, 
tombe  d'abord  sur  le  cœur,  et,  par  lui,  elle  pénètre  jusqu'à  l'in- 
telhgence.  Nous  avons  vu  que  dans  sa  langue,  le  cœur  était 
une  faculté  affective  et  une  faculté  appréhensive,  le  lieu  oii 
l'amour  de  l'être  universel  se  rencontre  avec  la  vue  des  prin- 
cipes premiers.  S'il  est  permis  de  distinguer  dans  cette  pointe 
de  l'âme  comme  deux  parties,  celle  qui  aime  et  celle  qui  voit, 
à  laquelle  s'adressera  tout  d'abord  la  grâce  ?  Pascal  est  là- 
dessus  très  explicite  :  la  grâce  frappe  tout  d'abord  aux  portes 
de  la  volonté  :  «  en  parlant  des  choses  humaines  on  dit  qu'il  faut 
les  connaître  avant  que  de  les  aimer,  ce  qui  a  passé  en  proverbe, 
les  saints  au  contraire  disent  en  parlant  des  choses  divines  qu'il 
faut  les  aimer  pour  les  connaître^  et  qu'on  n'entre  dans  la  vérité 
que  par  la  charité,  dont  ils  ont  fait  une  de  leurs  plus  utiles 
sentences  2».  La  tradition  de  toutes  les  écoles  justifie  sa  manière 
de  voir,  quant  à  la  réalité  de  cette  action  divine,  sinon  quant  à 
son  universalité,  pour  tous  et  dans  tous  les  cas. 

»  p.  697.  —  2  p.  185. 


LES    ÉTAPES    DE    L\    FOI  217 

Opinion  des  mystiques  sur  ce  sujet.  Saint  Augustin.  —  «  Non 

intratur  in  Veritatem^  nisi  per  caritatem  »  dit  saint  Augustin  et 
ailleurs  il  est  encore  plus  explicite  a  on  n'aime  pas  ce  qu'on 
ignore  complètement,  mais  dès  qu'on  aime  une  chose^  si  peu 
qu'on  la  connaisse,  Varnour  même  en  entraîne  une  connais- 
sance meilleure  et  plus  pleine)).  Non  enim  diligitur  quod  penitus 
ignoratur  sed,  cum  diligitur  quod  quantacumque  parte  cognos- 
citur  ipsa  dilectione  effîcitur  ut  melius  et  perfectius  cognos- 
catur  ».  Saint  Thomas  enseigne  la  même  doctrine,  on  croirait 
à  l'entendre  que  Pascal  n'a  fait  que  le  démarquer  :  «  les 
choses  corporelles  sont  comme  les  fruits,  il  faut  les  voir  pour 
les  goûter  ;  mais  les  choses  spirituelles  il  faut  les  goûter  pour  les 
çoir  ;  il  est  impossible  de  connaître  qu'elle  est  la  bonté  de  Dieu 
et  les  délices  qu'il  fait  goûter  à  une  âme,  si  on  ne  les  goûte  en 
effet  »  (cf.  R.  P.  Massoulié,  0.  P.,  Traité  de  la  véritable  oraison 
d'après  les  principes  de  saint  Thomas.  Paris  1901,  Chap.  IV. 
Qu'on  peut  plus  aimer  que  connaître). 

Saint  Ignace.  —  Le  plus  clair  et  1q  plus  explicite  des  grands 
auteurs  mystiques,  est,  en  cette  manière,  saint  Ignace.  I^es 
auteurs  précédents  développent  principalement  l'influence  de 
la  volonté  sur  l'intelligence  et  ils  laissent  seulement  entendre 
l'action  directe  de  Dieusurlavolonté;  saint  Ignace,  aucontraire, 
insiste  sur  ce  dernier  point. «C'est  le  propre  de  Dieu  de  consoler 
l'âme  sans  cause  précédente,  car  il  n'appartient  qu'au  créa- 
teur de  l'âme  d'3^  entrer  et  d'en  sortir,  de  la  mouvoir  et  de  l'at- 
tirer tout  entière  à  l'amour  de  sa  divine  Majesté.  Je  dis  qu'il 
n'y  a  pas  de  cause  précédente  lorsque  aucun  objet  capable  de 
produire  cette  consolation,  ne  s'est  présenté  ni  aux  senSy  ni  à 
V intelligence^  ni  à  la  çolonté.  »  (Règles  pour  le  discernement  des 
esprits.  2®  semaine,  règle  2.) 

Saint  Ignace  ne  parle  ici  que  d'une  sorte  de  consolation  mais 
il  ne  généralise  pas  ;  il  nous  avertit  au  contraire,  que  d'autres 
consolations,  très  réelles  et  très  solides,  peuvent  être  causées 
par  le  bon  ange,  agissant  normalement  sur  les  facultés,  c'est- 
à-dire  s'introduisant  dans  le  cœur  par  l'intelUgence  et  dans 
celle-ci  par  des  objets  capables  de  donner  la  vie  spirituelle, 
encore  moins  saint  Ignace  réclame-t-il  cette  intervention  divine 
pour  l'acte  de  foi. 

*  J'appelle  consolation  tout  mouvement  intérieur  de  l'âme  qui  renflammo 
d'amour  pour  son  créateur.  Reg.  p.  dise,  des  esprits  1®  sem.,  reg.  3. 


218  l'apologétique 

Saint  Augustin  semble  ne  réclamer  l'amourque  pour  pénétrer 
plus  avant  dans  la  vérité,  mais  il  dit  aussi  qu'une  certaine 
connaissance  de  foi,  peut  précéder  la  charité  parfaite. Toutefois 
on  conçoit  sans  peine  l'impression  que  ces  paroles  de  saint  Au- 
gustin «  Non  intratur  in  veritatem  nisi  per  caritatem,  »  ont 
fait  sur  l'âme  mystique  de  Pascal. 

Dieu  l'a  favorisé  à  plusieurs  reprises  de  grandes  consolations, 
dont  nous  avons  la  trace  dans  le  Mémorial  de  1654  et  dans  le 
Mystère  de  Jésus.  La  chaleur  de  son  âme  a  été  ces  jours-là  si 
vive,  la  lumière  qui  l'a  suivie  a  été  si  éclatante,  qu'il  estime  ne 
devoir  faire  dater  sa  foi  que  de  ces  heures  bénies.  Les  années 
de  vie  tiède  qui  les  ont  précédées,  il  les  considère  comme  passées 
dans  l'infidélité.  Comme  Dieu  est  venu  alors  à  son  cœur  sans 
que  sa  raison  l'eut  cherché,  il  conclut  que  la  foi  de  tous 
commence  de  la  même  manière.  Ce  qui  s'est  produit  souvent 
pour  lui,  pourquoi  ne  se  produirait-il  pas  pour  tous,  au  moins 
au  début  de  la  vie  religieuse  ?  Il  est  difficile  d'affirmer  le  fait 
autant  que  de  le  nier.  Mais  il  nous  suffit  d'indiquer  que  cette 
doctrine  a  des  racines  dans  la  plus  stricte  orthodoxie. 

II.    Les    étapes   des   simples. 

Ce  qu'on  entend  par  là.  —  Par  là,  il  faut  entendre  ceux  qui 
croient  sans  avoir  lu  ni  les  Testaments,  ni  les  livres  qui 
traitent  des  prophéties  et  des  preuves  ^.  En  somme  il  s'agit 
des  enfants  et  des  ignorants  ;  de  l'ensemble  des  hommes,  qui 
n'a  ni  temps  pour  étudier,  ni  capacité  pour  comprendre. 

Dieu  ne  les  laisse  pas  sans  lumière.  Sa  religion  est  propor- 
tionné à  l'homme,  ils  ne  croiront  donc  pas  sans  connaissance  ; 
elle  est  proportionnée  à  toutes  sortes  d'esprits.  Il  leur  fournira 
donc  des  arguments  conformes  à  leurs  aptitudes. 

Ses  arguments  sont  d'ordre  moral,  car  ce  que  l'homme  con- 
naît le  plus  facilement,  si  peu  qu'il  s'examine,  c'est  son  cœur. 

Pourquoi  les  arguments  moraux  font-ils  impression  sur  tous. 

—  La  conversion  de  l'athée  instruit  a  commencé  aussi  par  la 
morale.  Le  dogme  n'existait  plus  pour  lui  depuis  longtemps,  il 
avait  gardé  sinon  toute  la  pratique,  au  moins  la  théorie  des 
devoirs  ordinaires,  qui  s'imposent  à  l'homme  social.  Si  ces 
devoirs  n'avaient  regardé  que  lui  seul,  lui  imposant  un  joug 

»    287. 


LES    ÉTAPES    DE    LA   FOI  219 

sans  le  payer  de  retour,  peut-être  aurait-il  oublié  même  la 
théorie.  Mais  il  bénéficiait  de  ces  préceptes,  chaque  fois  que  le 
prochain  se  montrait  juste,  bienfaisant,  aimable.  Il  avait  donc 
conservé  une  éthique,  où  l'homme  fidèle,  honnête,  humble, 
reconnaissant  était  préférable  àrhommeorgueilleux,trompeur, 
hypocrite. 

Pour  arriver  à  la  vérité  de  la  foi,  il  lui  suffit  de  vivre  tou- 
jours selon  les  commandements,  d'avouer  après  des  essais  mal- 
heureux son  incapacité  à  pratiquer  toute  la  loi,  et  de  souhaiter 
la  vérité  d'une  religion  qui  le  sauvera  du  désespoir  en  guéris- 
sant cette  impuissance. 

Quand  il  sera  parvenu  à  l'humilité  sincère,  aux  désirs  saints, 
il  sera  tout  près  du  terme.  Son  acte  de  foi  s'appuyera  alors  sur 
des  motifs  multiples  :  les  prophéties,  les  miracles, la  perpétuité, 
la  morale  ;  mais  entre  tous,  la  sainteté  de  l'Église,  qui  répond 
tant  aux  besoins  de  son  intelligence  éprise  d'idéal,  et  de  son 
cœur  affamé  de  paix,  cette  sainteté  fera  peut-êtra  l'impression 
la  plus  profonde  sirr  son  âme  ;  l'homme  en  effet  veut  être 
heureux,  il  ne  veut  que  cela  ;  il  lui  faut  Dieu  ;  et  Dieu  «  ne  se 
trouve  que  par  les  voies  enseignées  dans  l'Évangile  ^  » 

Dieu  éclaire  Tintelligence  des  simples.  —  Pascal  prend 
l'homme  simple  à  ce  stade  où  le  savant  ne  parvient  qu'après 
de  longs  efforts.  Cet  ignorant  ne  rencontre  pas  d'obstacles 
dans  ses  passions,  mais  il  n'a  rien  à  attendre  des  lumières  de  son 
esprit. 

S'il  n'est  pas  aveugle  par  sa  faute,  il  est  myope  de  naissance. 
Est-il  condamné  à  ne  jamais  entrer  dans  le  royaume  de  Dieu 
parce  que  la  nature  n'a  pas  été  à  son  égard  prodigue  de  clartés? 
Non,  Dieu  suppléra  à  ce  qui  lui  manque. 

Selon  la  parole  des  saints  livres  :  Dieu  répand  son  esprit 
sur  les  nations,  les  fils  et  les  filles  de  l'ÉgHse  prophétisent  K 
Dieu  se  fait  sentir  à  tous,  il  n'est  plus  besoin  de  maître  exté- 
rieur pour  donner  la  foi,  cette  foi,  don  du  raisonnement,  serait 
humaine  et  inutile  au  salut.  Aussi,  la  religion,  si  grande  en 
miracles,  si  grande  en  science,  «  après  avoir  étalé  tous  ses 
miracles  et  toute  sa  sagesse,  elle  réprouve  tout  cela,  et  dit  qu'elle 
n'a  ni  sagesse  ni  signes,  mais  la  croix  et  la  folie.  »  Elle  est  sage 
en  regardant  à  la  sagesse  qui  y  prépare  et  folle  aux  yeux  du 
monde  en  regardant  la  cause  effective,  la  croix  qui  mérite  la- 

»  p.  142.  -—  »  287. 


220  l'apologétique 

grâce  ^.  La  grâce  fait  croire  sans  les  preuves  du  dehors  qui  pour 
les  savants  eux-mêmes  ne  sont  qu'une  préparation  lointaine  et 
naturelle,  «  mais  par  sentiment  intérieur  et  immédiat  2».  Dieu 
lui-même  a  mis  son  esprit  et  sa  crainte  en  leur  cœur,  et  ils 
voient,  sans  que  personne  les  enseigne,  les  vérités  proposées  à 
leur  foi... 

Certes  l'enseignement  extérieur  est  requis,  mais  il  est  l'oc- 
casion de  la  foi,  et  non  sa  cause. 

Il  incline  leur  cœur.  —  En  quoi  consiste  cette  action  de  Dieu 
sur  l'âme  des  croyants  ?  quels  sont  les  effets  de  cette  infusion 
de  son  Esprit  ? 

C'est  d'abord  une  inclination  de  la  volonté  à  aimer  Dieu, 
accompagnée  d'une  illumination  de  l'intelligence, «ils  ont  une 
disposition  intérieure  toute  sainte...  Ils  sentent  qu'un  Dieu  les  a 
faits;  ils  ne  veulent  aimer  que  Dieu;  ils  ne  veulent  haïr  qu'eux- 
mêmes.  Ils  sentent  qu'ils  n'en  ont  pas  la  force  d'eux-mêmes; 
qu'ils  sont  incapables  d'aller  à  Dieu; et  que  ai  Dieu  ne  vient  à 
eux,  ils  ne  peuvent  avoir  aucune  communication  avec  lui  ^)».  De 
cette  action  divine  sur  elles,  les  âmes  n'ont  pas  conscience,  elles 
ne  sauraient  donc  tirer  argument  des  touches  merveilleuses  de 
la  grâce.  Elles  disent  seulement  sentir  la  vérité  de  la  religion, 
comme  d'autres  sentent  les  vérités  naturelles.  Et  elles  n'ont 
pas  de  quoi  convaincre  un  infidèle  qui  en  dit  autant  de  soi  ^ 
Mais  ceux  qui  connaissent  les  preuves  de  la  religion  savent  que 
ce  fidèle  est  véritablement  inspiré  de  Dieu  quoiqu'il  ne  puisse 
le  prouver  lui-même  *. 

Ils  croient  à  Poccasion  de  la  prédication.  —  L'œuvre  de  la 

1  282,  587.  —  2  732.  —  »  286.  —  *  287.  Cf.  Saint  Thomas,  avant  Pascal, avait 
connu  ce  témoignage  intérieur  que  Dieu  rend  à  Tàme  sur  la  vérité  de  la  religion. 

«...  Est  etiam  qusedam  lôcutio  exterior,  qua  Deus  nobis  perprsedicatoresloqui- 
tur  ;  quœdam  in+erior,  qua  loquitur  nobis  per  inspirationem  internam.  Dicitur 
autem  ipsa  interior  inspiratio  locutio  qusedam  ad  similitudinem  exterioris  locu- 
tionis  :  sicut  enim  in  exteriori  locutione  proferimus  ad  ipsum  audientem  non 
ipsam  rem  quam  notificare  cupimus,  sed  signum  illius  rei.scilicet  vocem  signifi- 
cativam  ;  ita  Deus,  interius  inspirando  non  exhibet  essentiam  suam  ad  videndum, 
sed  aliquod  suœ  essentiae  signum,  quod  est  aliqua  spiritualis  similitude  suœ 
sapientiae.  »  (de  Veritate,  q.  18,  a.  3,  c). 

Cette  foi  où  l'homme  entend  Dieu  et  non  les  autres  hommes,  saint  Thomas, 
comme  Pascal,  l'assimile  à  l'inspiration  prophétique. 

«  In  statu  primae  conditionis  non  erat  auditus  ab  homine  exterius  loquente,  sed 
a  Deo  interius  inspirante  sicut  et  Prophetse  audiebant,  secundum  illud  Psalm.  84, 
9.  Audiam  quod  loquatur  m  me  Dominus  Deus  (II»,  II»e,  q.  5,  a.  1,  ad.  3  . 


I 


LES    ÉTAPES    DE    LA    FOI  221 

grâce  s'arrête  là,  il  n'y  a  pas  de  révélation  directe.  Les  simples 
attendent  pour  croire  qu'un  catéchiste  ait  communiqué  sa 
science  «  Fides  exauditiD):  «  ils  entendent  dire  dans  notre  reli- 
gion qu'il  ne  faut  aimer  que  Dieu,  et  ne  haïr  que  soi-même  :  mais 
qu'étant  tous  corrompus  et  incapables  de  Dieu,  Dieu  s'est  fait 
homme  pour  s'unir  à  nous.  Il  n'en  faut  pas  davantage  pour 
persuader  des  hommes  qui  ont  cette  disposition  dans  le  cœur, 
et  qui  ont  cette  connaissance  de  leur  devoir  et  de  leur  incapa- 
cité ^  » 

Leur  motif  de  crédibilité  :  la  sainteté  de  l'Église.  —  Leur  foi 
n'est  pas  sans  motif,  encore  qu'ils  soient  incapables  de  les 
exprimer  et  d'en  montrer  la  transcendance  aux  infidèles.  Dieu 
leur  donne  de  voir  et  non  de  communiquer  aux  autres  la 
lumière.  Ils  seront  apôtres  par  l'exemple,  plus  que  parla  parole  ; 
leurs  motifs  est  la  sainteté  de  l'ÉgUse,  de  sa  morale  et  de  ses 
dogmes.  Ils  voient  que  cette  doctrine  si  haute  à  la  fois  et  si  con- 
descendante à  l'humaine  faiblesse  ne  peut-être  qu'une  œuvre 
divine  ;  le  bienfait  des  remèdes  qu'elle  promet  à  notre  concu- 
piscence les  frappe  plus  encore  peut-être  que  la  beauté  de  ces 
préceptes  ;  car  ils  sont  profondément  humbles. 

Pourquoi  ce  motif  entre  tous  les  autres.  —  Pourquoi  la  grâce 
darde-t-elle  ses  rayons  sur  la  sainteté  de  la  loi  chrétienne, 
plutôt  que  sur  les  merveilles  de  l'Écriture,  les  prophéties  ou  le 
peuple  juif  ou  toutes  autres  des  12  preuves  que  Pascal  comptait 
développer  ^  ?  Dieu  aurait  pu  éclairer  les  ignorants  sur  toutes  à 
la  fois,  ou  sur  n'importe  quelle  autre.  Cependant  Pascal  n'at- 
tribue à  la  créance  des  simples  que  le  motif  de  la  perfection 
chrétienne. 

C'est  que  chaque  preuve,  bien  comprise,  est  suffisante  à 
emporter  l'assentiment  de  l'esprit.  Il  n'est  pas  de  créature  où 
on  ne  trouve  l'image  du  créateur,  et  il  n'est  pas  de  vérité  qui  ne 
soit  le  reflet  de  la  vérité  substantielle  ;  selon  l'acuité  de  l'esprit 
on  a  plus  ou  moins  de  peine  àreconnaître l'original  dansla  copie, 
mais  il  y  est.  Ne  soyons  donc  pas  étonnés,  si  Dieu  n'exige  de  ses 
enfants  ni  les  longues  études,  ni  une  connaissance  étendue  de 
l'histoire  du  monde  en  général  ou  de  l'ÉgHse  en  particulier.  Il 
se  contente  de  leur  présenter  un  signe,  un  seul,  où  sa  puissance 
éclate  aux  regards  purs  :  la  sainteté. 

»  286.  —  2  289. 


222  l'apologétique 

Il  ne  réclame  pas  d'eux  un  regard  prolongé  sur  cette  note, 
ni  une  enquête  pour  apprendre  des  hommes  eux-mêmes  les 
lumières  de  leurs  vertus  et  pour  conclure  au  delà,  à  l'interven- 
tion de  la  grâce.  Celui  qui  éclaire  tout  homme  venant  en  ce 
monde,  les  génies  aussi  bien  que  les  inteUigences  médiocres, 
suppléera,  en  ceux-ci,  à  l'indigence  de  la  nature.  Son  Esprit 
dilatera  leur  esprit  ;  il  le  rendra  capable  de  voir  dans  un  seul 
cœur,  le  leur,  tout  ce  que  peuvent  les  cœurs  humains  et  de 
remonter  de  la  sainteté  d'un  seul  homme,  leur  curé,  à  la  sain- 
teté de  Dieu.  N'est-il  pas  dit  «  que  dans  le  règne  de  Jésus-Christ 
il  répandrait  son  esprit  sur  les  nations  ^  ?  » 

Entre  toutes  les  notes  de  son  Église,  Dieu  éclaire  celle-là 
aux  yeux  de  ses  fils  les  plus  petits,  pour  mieux  s'adapter  à  eux. 
La  grâce  ne  détruit  pas  la  nature,  elle  l'élève;  or  ce  que  les 
petits  connaissent  le  moins  mal,  par  leurs  lumières  naturelles 
c'est  encore  leur  cœur,  ses  élans  vers  le  bien  et  son  impuissance 
à  le  pratiquer.  L'esprit  de  Dieu  ne  fait  qu'élever  cette  connais- 
sance pour  la  rendre  utile  au  salut. 

Comment  il  est  perçu.  —  Comment  cette  sainteté  est-elle 
perçue  ?  Est-ce  directement  ou  indirectement  ? 

Elle  est  connue  indirectement  lorsqu'elle  est  la  conclusion 
d'un  raisonnement  au  moins  implicite, dont  les  prémisses  pour- 
raient être  les  suivantes  : 

Tout  ce  qui  est  conforme  à  mon  sentiment  surnaturel  de  la 
sainteté  est  saint,  surnaturel,  et  réclame  mon  assentiment  ; 

Or  telle  est  la  doctrine  catholique. 

La  majeure  serait  donc  tout  d'abord  objet  connu  et  servi- 
rait de  pont  pour  passer  à  la  connaissance  d'un  deuxième 
objet,  la  sainteté  de  l'Église,  l'expérience  naturelle  aurait 
manifesté,  au  sujet,  les  mouvements  de  son  cœur;  celles  des 
consolations  divines  lui  auraient  révélé  d'autres  mouvements 
évidemment  surnaturels.  —  Telle  ne  paraît  pas  être  la  pensée 
de  Pascal. 

Au  lieu  d'être  un  objet  connu,  distinctement  ou  même  confu- 
sément, ces  vérités  sont  la  lumière  même  du  sujet,  sa  force  de 
perception.  Pour  comprendre  cette  manière  de  voir, il  est  néces- 
saire de  rappeler  ici  la  doctrine  de  Pascal  sur  l'intuition. 

La  nature  atteint  les  premiers  principes  immédiatement  sans 
raisonnement.  Ainsi  le  cœur  connaît  qu'il  y  a  trois  dimensions 

»  287. 


LES    ÉTAPES    DE    LA    FOI  223 

dans  l'espace.  C4'est  de  toutes  les  connaissances  la  plus  sûre  et 
plût  à  Dieu  que  toutes  nos  connaissances  fussent  acquises  en 
cette  manière. 

Analogies  entre  l'instinct,  l'esprit  de  finesse,  la  coutume  d'une 
part  et  l'habitude  de  la  grâce  d'autre  part.  —  A  cet  instinct  se 
rattache  l'esprit  de  finesse  ;  faculté  de  synthèse  rapide,  qui 
saisit  dans  les  choses  les  plus  conaplexes,  les  plus  ténues  et  les 
plus  diverses,  des  ressemblances  cachées,  une  unité  profonde, 
qui  permettent  de  porter  sur  elles  un  jugement  unique;  où 
la  raison  s'embarrasse  dans  des  inductions  et  des  déductions 
et  n'arrive  à  conclure  qu'après  de  longs  détours,  l'esprit  de 
finesse  voit  tout  de  suite  le  jugement  à  formuler.  Ce  n'est  pas 
qu'il  ne  fasse  aussi  ces  déductions,  mais  il  les  fait  facilement, 
sans  art,  avec  agilité.  Il  n'a  pas  de  règles  exprimées  mais  il 
est  supérieur  à  la  raison  qui  a  des  règles.  Aussi  ceux  qui  le 
possèdent  peuvent-ils  se  moquer  des  autres.  En  morale  ils 
jugent  par  sentiment  et  avec  certitude  et  ils  se  moquent  de  la 
morale,  leur  véritable  éloquence  toute  naturelle  et  sans  les 
méthodes  de  la  rhétorique  se  moque  de  l'éloquence,  et,  quand 
ils  philosophent,  en  se  moquant  des  thèses  et  des  démonstra- 
tions d'Aristote,  c'est  alors  qu'ils  philosophent  vraiment. 

Cet  esprit  de  finesseappeléencore sentiment,  jugement, cœur, 
peut  s'acquérir  par  le  travail.  On  se  forme  l'esprit  et  le  senti- 
ment par  les  conversations  et  l'étude.  La  coutume  intellec- 
tuelle est  une  seconde  nature  ^,  capable  de  juger  aussi  rapide- 
ment, aussi  sûrement  que  la  première  et  jusque  dans  les  choses 
les  plus  difficiles  et  les  plus  abstraites  ;  «  même  les  propositions 
géométriques  deviennent  des  sentiments  ^  ».  L'esprit  s'est 
pour  ainsi  dire,  assimilé  le  connii^  l'objet  est  passé  dans  l'esprit 
pour  devenir  chez  lui  lumière  ;  comme  la  nourriture  devient 
chair,  ainsi  la  vérité  est  devenue  esprit,  force  de  pénétration 
rapide.  Autrefois onn'arrivait  à  percevoirla  vérité  d'une  propo- 
sition mathématique  qu'après  de  longs  calculs.  Qu'elle  appa- 
raisse de  nouveau  !  L'esprit  fortifié  par  l'habitude  percevra 
immédiatement  l'identité  des  termes  et  dira  :  Je  vois,  c'est  cela. 
Effet  de  la  mémoire,  objectera-t-on.  Vous  avez  fait  une  fois 
la  démonstration  du  théorème  et,  confiant  dans  la  fidélité  des 
souvenirs,  vous  donnez  votre  assentiment  à  l'énoncé.  —  Cela 
est  peut-être  vrai  du  débutant,  mais  c'est  inexact  pour  le  maître. 

»  93.  —  2  95. 


224  l'apologétique 

Lui,  a  le  coup  d'œil  pour  voir  l'unité  du  sujet  et  de  l'attribut. 
Sa  puissance  de  synthèse  s'est  étendue  par  l'usage  au  point  de 
percevoir  d'une  vue  le  lien  entre  les  premiers  et  les  derniers 
théorèmes  de  la  géométrie. 

Quelque  chose  de  semblable  se  passe  dans  l'acte  de  foi.  L'ha- 
bitude au  lieu  d'être  acquise,  est  ici  infuse,  mais  le  mécanisme 
de  l'appréhension  est  le  même.  Une  nouvelle  nature  a  été 
donnée  au  chrétien.  Par  Jla  grâce  il  est  élevé  au-dessus  de  toute 
la  nature,  et  rendu  semblable  à  Dieu,  et  participant  de  la  divi- 
nité. «  Efîundam  spiritum  meum  super  omnem  carnem.  Dii 
estis  1  ».  Il  est  remph  de  lumière  et  d'intelligence.  Dieu  lui 
communique  sa  gloire  et  ses  merveilles  pour  reconnaître  son 
action  surnaturelle  dans  les  miracles,  les  prophéties,  la  sainteté 
de  son  Église. 

Comme  dans  l'état  de  nature  il  est  des  vérités  que  le  cœur 
perçoit  d'une  vue,  de  même  dans  l'état  de  grâce,  le  cœur 
rempli  de  lumière  et  d'intelhgence  perçoit  les  vérités  de  foi, 
par  sentiment  intérieur  et  immédiat.  Dans  la  sainteté  d'un 
homme  ou  dans  la  transcendance  morale  d'une  doctrine, immé- 
diatement, sans  induction,  le  cœur  pur  voit  l'œuvre  de  Dieu, 
comme  dans  un  portrait  on  reconnaît  l'original. 


CHAPITRE    SEPTIÈME 
Conclusion.   —   Le    Réalisme    en    Apologétique. 

But  pratique  de  Pascal.  —  L'Apologie  pour  Pascal  n'est 
qu'un  moyen.  Après  avoir  démontré  la  vérité  de  la  religion 
chrétienne,  son  but  est  d'attacher  le  nouveau  converti  à  la 
seule  Réalité  subsistante  au  seul  Bien  durable,  à  Dieu.  Prouver 
ne  lui  suffit  pas,  il  veut  faire  aimer;  changer  l'esprit  n'est  qu'un 
moyen  pour  changer  le  cœur.  Ce  but  pratique,  l'union  au  Sou- 
verain Bien  transparaît  à  travers  l'Apologie  et  impose  à  Pas- 
cal le  choix  de  beaucoup  d'arguments.  D'autres  se  contente- 
ront de  montrer  que  la  religion  catholique  est  la  vérité  ;  lui 
s'attache  aussi  à  mettre  en  lumière  sa  bonté,  elle  est  aimable 
autant  que  vraie.  —  L'Apologétique  traditionnelle  est  presque 
exclusivement  théorique,  elle  expose  les  preuves  et  pour  con- 

>  p.  533. 


CONCLUSION.    —    LE    RÉALISME     EN     APOLOGÉTIQUE  225 

vaincre  rlle  a  foi  dans  la  solidit  é  de  ses  prouves,  la  loyauté  et  la 
vigueur  des  esprits.  Que  l'homme  soit  faible  moralement  ou 
intellectuellement,  elle  n'en  a  cure;  elle  parait  s'adresser  à  des 
natures  que  la  concupiscence  n'aurait  jamais  infectées.  Celle  de 
Pascal  parle  à  quelqu'un  que  nous  connaissons  bien, le  pécheur; 
il  a  de  rindiïïérence,  du  mépris,  et  parfois  de  la  haine  pour  la 
religion.  C'est  à  cet  homme  de  chair,  d'os  et  de  boue  qu'il  pro- 
pose son  œuvre. 

En  quoi  consiste  son  réalisme.  —  Son  réalisme  consiste  en 
deux  points:  10  II  veut  nous  donner  une  chose,  et  non  pas  seule- 
ment une  vérité,  le  Souverain  Bien;  2»  il  emploie  les  moyens  les 
plus  efficaces  pour  persuader  l'homme  déchu  que  le  Souverain 
Bien  est  dans  la  rehgion  cathoHque  et  pour  garder  ensuite  nos^ 
convictions  intactes.  Le  premier  point  a  fait  l'objet  de  son 
Ascétisme  et  de  sa  Mystique,  mais  il  influe  également  sur  l'Apo- 
logie. Le  deuxième  appartient  exclusivement  à  cette  dernier'; 

Les  moyens  efficaces:  1°  Préparer  Pâme  à  recevoir  la  vérité  et 
le  bien.  —  Que  l'athée  soit  gentilhomme  de  Poitou,  de  Norman- 
die ou  d'Ile  de  France,  qu'il  ait  nom  Méré  ou  Miton,  la  chose 
importe  peu.  Mais  il  est  libertin  d'esprit  et  de  cœur,  sans  souci 
en  ce  qui  regarde  l'âme,  l'Église,  le  ciel.  Lui  tenir  des  discours 
«  géométriques  »  et  lui  exposer  par  ordre  des  thèses  solides  ne 
doit  pas  être  le  premier  soin.  Avant  de  jeter  à  pleines  mains  le 
grain  de  la  vérité,  le  semeur  se  préoccupe  de  préparer  le 
terrain  ;  si  le  champ  n'est  pas  labouré  et  sarclé  il  sait  que  scn 
travail  sera  inutile.  Pascal  connaît  la  parabole  évangéHque, 
et  une  des  originahtés  de  son  Apologie  est  de  travailler  tout 
d'abord  les  âmes  qu'il  veut  instruire.  Avant  d'être  une  doc- 
trine qui  défend  l'ÉgHse  elle  est  un  art  de  persuader  aux 
esprits  la  nécessité  de  l'étude  et  celui  de  leur  présenter  la  reli- 
gion, sous  un  aspect  aimable. 

Au  nom  de  la  raison  et  de  l'intérêt.  —  L'égoïsme  et  les  soucis 
matériels  ont  rendu  l'âme  dure  comme  un  chemin;  les  passions 
ainsi  que  des  épines  étoufîent  la  bonne  volonté  et  les  amuse- 
ments ont  rendu  l'esprit  si  vain  qu'il  est  incapable  de  s'appli- 
quer longtemps  à  une  étude  sérieuse.  A  nettoyer  le  champ, 
Pascal  emploie  les  instruments  qui  avaient  le  plus  contribué  à 
l'embarrasser  de  mauvaises  herbes  :  l'orgueilleuse  raison  et 

LAHOHGCE    :    I.E    RÉALISME    DE    PASCAL.  15 


226  l'apologétique 

l'intérêt.  Audacieuscment  il  tourne  la  raison  contre  elle-même 
et  la  contraint  à  s'avouer  folle  tant  qu'elle  n'a  pas  le  souci  de 
l'unique  nécessaire.  S'il  échoue  à  la  convaincre,  il  ne  craint  pas, 
dût-on  l'accuser  de  marchandage,  de  faire  appel  à  l'intérêt,  à  la 
terreur  de  l'enfer  !  Le  Maître  lui-même  n'a-t-il  pas  dit  qu'il 
fallait  tout  vendre  pour  acheter  la  pierre  précieuse,  et  sacrifier 
un  œil  pour  ne  pas  aller  avec  ses  deux  yeux  dans  la  géhenne  ? 
Pascal  prend  l'homme  tel  qu'il  est,  et  lorsqu'il  y  voit  seu- 
lement des  défauts,  il  ne  l'abandonne  pas  pour  autant,  mais  il 
se  sert  de  ces  défauts  mêmes  pour  le  mener  à  la  vertu.  La  où  un 
idéaliste  se  découragerait  et  laisserait  le  pécheur  mourir  dans 
le  vice,  parce  que  les  nobles  motifs  n'ont  pas  de  prise  sur  son 
âme  mercenaire,  le  réahste  Pascal  lui  parle  le  seul  langage 
intelHgible  et  traite  la  religion  comme  une  affaire,  moins,  encore 
comme  une  partie  de  jeu  :  il  faut  parier,  vous  êtes  embarqué  ! 
Un  premier  résultat  a  été  obtenu  ;  l'athée  a  pris  au  sérieux 
l'affaire  de  la  vie,  il  s'est  mis  courageusement  à  pratiquer,  non 
pas  encore  la  religion,  mais  les  quelques  principes  de  morale, 
dont  il  reconnaît  encore  la  vérité.  Un  deuxième  résultat  ne 
tarde  pas  à  se  produire  :  l'homme  doit  avouer  son  impuissance 
à  faire  le  bien,  c'est  le  moment  de  lui  présenter  dans  la  rehgion 
un  remède  à  ses  faiblesses  et  de  lui  faire  prendre  de  plus  en  plus 
conscience  de  celles-ci.  La  religion  est  moins  un  livre  qu'une  vie 
alimentée  par  la  grâce  et  l'Évangile  ;  les  faiblesses  sont  le  lot 
d'une  autre  vie,  de  celle  qu'alimentent  l'amour-propre  et  l'er- 
reur. C'est  donc  la  réalité  la  plus  complexe  à  la  fois  et  la  plus 
à  notre  portée  qui  devient  objet  d'étude. 

2^  Présenter  la  religion  à  l'esprit  de  finesse,  —  Sans  répudier 
entièrement  le  secours  de  la  raison  raisonnante,  Pascal  préfère 
faire  appel  à  une  faculté  plus  complète  et  plus  apte  à  scruter 
tous  les  aspects  du  réel.  Il  n'y  a  pas  que  la  vérité  dans  la  vie, 
il  y  a  aussi  le  bien;  il  n'y  a  pas  dans  ces  vérités  que  des  prin- 
cipes évidents  ou  des  définitions  communes,  il  y  a  aussi  des 
vérités  ténues,  des  rapports  subtils,  plus  faciles  à  voir  qu'à 
définir.  Si  on  voulait  les  exprimer  toutes,  un  volume  ne  suffirait 
pas  à  chaque  cas.  Qui  l'écrirait  ?  les  esprits  géométriques  sont 
rares  ;  qui  ferait  la  synthèse  de  ces  analyses  multiples  ?  et  à 
quoi  cela  servirait-il  puisque  l'étude  est  rare,  difficile  et  que 
nous  sommes  à  chaque  moment  pressés  d'agir  ?  A  l'esprit  géo- 
métrique, incomplet,  absent  ou  à  peine  éveillé,  toujours  lent, 


CONCLUSION.    —    LE    RÉALISME    EN    APOLOGÉTIQUE  227 

il  faut  préférer  l'esprit  de  finesse.  C'est  l'âme  tout  entière  qui, 
avec  lui, se  porte  au-devant  de  la  vérité, l'instinct  des  principes; 
l'amour  du  bien,  le  bon  sens]aiguisé  par  l'expérience;  il  est  chez 
tous  à  quelque  degré  du  fait  de  la  nature  et  de  l'éducation  ordi- 
naire. Chacun  en  use  chaque  jour  dans  les  affaires  et  dans  les 
moindres  rapports  avec  les  semblables.  Mais  pour  avoir  l'esprit 
géométrique,  il  faut  l'étude, une  éducation  savante;  parce  que 
plus  complet  que  la  raison  raisonnante,  l'esprit  de  finesse  est 
aussi  plus  rapide  qu'elle,  et  plus  «  appréhensif  »  de  réalité.  La 
raison  ne  perçoit  que  la  vérité,  l'esprit  de  finesse  perçoit  aussi  le 
bien,  la  raison  se  plaît  dans  les  idées  et  les  définitions,  qui  ne 
sont  qu'un  appauvrissement  de  la  réalité,  l'esprit  de  finesse 
opère  dans  le  concret  riche  autant  que  complexe.  A  cette  faculté 
capable  de  comprendre  avec  une  rapidité  particulière  tout  ce 
qui  concerne  la  morale,  Pascal  présente  presque  simultanément 
deux  objets  d'étude  :  le  moi,  le  Christ  Jésus.  La  misère  de  l'un 
fait  saisir  la  grandeur  de  l'autre;  la  générosité  du  Christ  et  son 
autorité  nous  ouvrent  la  voie  vers  tout  bien  et  toute  vérité. 
Rien  n'est  facile  comme  cette  étude  aux  âmes  de  bonne  volonté. 
Nous  portons  toujours  notre  cœur  avec  nous  et  il  suffit  de 
l'ausculter  pour  connaître  ses  aspirations  et  ses  impuissances 
à  les  réaliser.  Dans  ce  livre  ouvert  à  tous,  aux  savants  et  aux 
simples,  Dieu  lui-même  a  écrit  qu'il  était  le  terme  de  nos  désirs. 

30  Lui  montrer  dans  le  Christ  un  modèle  concret  et  un  méde- 
cin aimable. —  L'Écriture,  il  est  vrai,  a  été  souvent  couverte 
par  la  poussière  des  fautes  et  pour  la  déchiffrer  il  est  nécessaire 
à  beaucoup  d'écouter  le  Christ.  Ce  Maître  vit  encore  dans  son 
Église;  ses  enseignements  correspondent  à  ceux  de  notre  cœur, 
et  ils  en  disent  plus  que  lui.  Notre  cœur  aspire  au  repos  et  il 
ne  sait  où  le  trouver.  Jésus  lui  dit  que  son  repos  sera  dans  le 
Dieu  des  chrétiens  ;  le  cœur  fait  de  vains  efforts  pour  l'aimer, 
Jésus  lui  en  donne  le  pouvoir.  Pascal  nous  présente  le  Christ 
sous  les  aspects  les  plus  capables  d'impressionner  l'âme  déjà 
en  route  vers  la  .vérité;  il  en  fait  moins  un  Docteur  qu'un 
modèle  concretetun  médecin  aimable.  Le  Docteur,  le  Verbe,  qui 
apporta  au  monde  la  plus  merveilleuse  des  doctrines,  n'aurait 
pas  d'accès  auprès  des  simples;  les  savants  eux-mêmes  ne  l'écou- 
teraient  que  comme  un  maître,  dont  les  opinions  prêtent  à  la 
dispute  et  arrivent  rarement  à  convertir  les  cœurs.  Ce  n'est  pas 
ainsi  que  le  Christ  a  paru.  A  l'éclat  d'Archimède,  il  a  préféré 


228  l'apologétique 

celui  de  son  ordre  de  sainteté,  et  avant  d'instruire  il  a  com- 
mencé par  pratiquer.  Ca^p  if  7^5^^  facere  et  docere.l^s.  doctrine 
du  Maître  c'est  tout  d'abord  sa  vie.  Ce  livre  a  l'avantage  de 
pouvoir  être  compris  de  tous,  de  ceux-là  même  qui  ne  savent 
pas  épeler  et  de  donner  à  chacun  la  vérité  qui  lui  convient. 
Jésus  modèle  de  toutes  les  conditions.  Nous  sommes  ainsi  faits 
que  la  doctrine  morale  entre  dans  l'esprit  plus  facilement  par 
l'exemple  que  par  l'enseignement  oral.  On  fait  comme  les  autres 
font.  Où  est  la  vérité  ?  dans  le  meilleur  des  hommes,  dans  celui 
qui  s'est  livré  pour  nous.  Les  chrétiens  n'ont  pas  besoin  de 
longues  études  pour  savoir  où  est  leur  devoir  :  ils  n'ont  qu'à 
regarder.  Un  deuxième  avantage  de  l'exemple  est  de  nous 
entraîner  à  l'imitation,  et  un  troisième  de  gagner  notre  cœur  et 
de  nous  faire  accepter  d'autorité  les  enseignements  oraux  du 
Modèle.  A  cause  de  sa  bonté,  que  nous  avons  bien  comprise, 
nous  accepterons  une  doctrine  inaccessible  à  notre  esprit.  Tel 
est  le  Maître  que  Pascal  nous  présente,  un  Maître  qui  dit  à  ses 
disciples  incapables  de  hautes  spéculations  ;  fermez  vos  livres 
et  regardez-moi.  «  Je  suis  la  voie,  la  vérité.  » 

Je  suis  également  la  vie,  c'est-à-dire  la  force  surnaturelle 
qui  se  donne  aux  bonnes  volontés  pour  leur  permettre  de  pra- 
tiquer le  bien,  je  suis  celui  qui  guérit  de  la  concupiscence  et  y 
substitue  la  charité. 

40  Mettre  en  relief  l'argument  de  la  sainteté.  —  Quel  cœur  ne 
se  sentirait  pas  incliné  à  souhaiter  la  vérité  d'une  rehgion  pro- 
posée par  un  Maître  si  aimable  et  si  facile  à  comprendre.  Si 
l'accord  de  sa  doctrine  avec  les  besoins  de  notre  cœur  n'était 
pas  capable  de  nous  convaincre,  Pascal  nous  proposerait  des 
arguments  objectifs,  les  prophéties  et  les  miracles  ;  mais  dans 
leur  étude  il  se  souviendrait  toujours  de  notre  faiblesse  intel- 
lectuelle et  morale  et  il  les  exposerait  de  la  manière  qui  nous 
convient  le  mieux.  Cela  est  paî^ticulièrement  vrai  des  prophé- 
ties. S'il  est  un  argument  réservé  aux  savants, par  l'étendue  et 
Ja  nature  des  connaissances  qu'il  réclame,  c'est  celui-là.  Et 
cependant  pour  reconnaître  sa  valeur  il  faut  faire  appel  à  la 
science  du  cœur  humain.  Il  se  résume  en  effet  dans  l'annonce 
et  la  réahsation  du  royaume  de  la  charité.  Dieu  qui  veut  le 
bonheur  des  âmes  mieux  que  la  santé  des  corps  leur  promet  le 
moyens  de  le  trouver,  en  leur  promettant  la  sainteté,  telle  est 
la  première  partie  de  l'argument;  Dieu  a  tenu  sa  promesse  en 


CONCLUSION.    —    LE     RÉALISME    EN     APOLOGÉTIQUE  229 

envoyant  son  fils  fonder  l'Église  ;  chacun  peut  constater  les 
fruits  de  sa  charité,  telle  est  la  deuxième  partie.  En  cours  de 
route  il  faudra  encore  s'appuyer  sur  la  sainteté.  C'est  elle,  qui 
sous  la  forme  de  fidélité  héroïque  à  une  loi  sévère,  nous  garantit 
l'authenticité  des  livres  apportés  par  le  peuple  juif,  c'est  elle 
sous  la  forme  de  la  constance  dans  les  tourments,  qui  nous 
rassure  sur  la  valeur  des  Évangiles  présentés  par  les  Apôtres. 
Or,  nous  l'avons  remarqué  la  sainteté  est  ce  qui  frappe 
toujours  davantage  les  cœurs  droits;  ils  la  comprennent  faci- 
lement et  sont  attirés  par  elle.  Pascal  se  conforme  donc  bien 
à  notre  nature,  en  mettant  le  plus  difficile  des  arguments  à 
notre  portée. 

50  Confier  la  vérité  à  la  «  machine  ».  -—  Pour  garder  les  motifs 
de  croire  présents  à  l'esprit,  Pascal  n'a  foi  ni  dans  la  vigueur 
de  la  raison  ni  dans  la  fidélité  de  la  mémoire.  Les  facultés  spiri- 
tuelles sont  noyées  dans  la  matière  et  souvent  impuissantes  à 
l'action.  Le  composé  humain  est  beaucoup  plus  dirigé  par  le 
corps  que  par  l'esprit  ;  l'idée  n'en  est  pas  absente,  mais  au  lieu 
d'être  le  produit  d'une  âme  libre  de  toute  attachera  la  matière 
ou  acceptant  de  plein  gré  son  influence,  l'idée  est  imposée  à 
l'âme,  à  son  insu  par  les  besoins  et  les  habitudes  du  corps.  C'est 
un  fait  d'où  on  ne  peut  tirer  aucune  vanité,  mais  qu'il  ne  faut 
pas  méconnaître,  par  fierté.  Acceptons  l'humiliante  réalité  et 
exploitons-la  pour  notre  plus  grand  bien  :  soyons  réalistes. 
L'erreur  serait  de  confier  la  garde  des  preuves  péniblement 
acquises  à  des  facultés  nobles  mais  infidèles,  il  suffit  qu'elles 
aient  vu  leur  valeur  une  fois  en  la  vie  ;  la  prudence  consistera  à 
confier  ces  vérités  à  la  garde  de  la  machine,  en  les  mettant  tout 
de  suite  en  pratique.  11  faut  rompre  le  corps  au  formalisme  exté- 
rieur des  usages  religieux,  y  imprimer  comme  la  lettre  de 
l'Évangile,  afin  que  cet  extérieur  et  cette  lettre  suggèrent  à 
l'âme,  les  sentiments  et  l'esprit  convenables. 

Ainsi  s'achève  sur  une  profession  de  foi,  sinon  anti-intellec- 
tuelle du  moins  extra-intellectuelle,  la  plus  pratique  de  toutes 
les  Apologies.  Au  début  elle  s'est  attaquée  au  corps  infecté 
par  les  passions,  pour  le  purifier  et  le  réduire  sous  le  joug  de 
Tesprit  ;  à  la  fin  elle  fait  appel  à  lui,  au  corps  sanctifié,  pour 
en  faire  le  meilleur  auxiliaire  de  l'esprit,  en  lui  confiant  un 
dépôt  que  l'esprit  seul  est  incapable  de  conserver. 


TROISIEME    PARTIE 
LA    MYSTIQUE 


—  «  Oh  !  ce  discours  me  transporte,  me  raidit,  etc. 

—  Si  ce  discours  vous  plaît  et  vous  semble  fort,  sachez  qu'il  est  fait  par 
un  homme  qui  s'est  mis  à  genoux  auparavant  et  après,  pour  prier  cet  Être 
infini  et  sans  parties,  auquel  il  soumet  tout  le  sien,  de  se  soumettre  aussi 
le  vôtre,  pour  votre  propre  bien  et  pour  sa  gloire.  »  (233) 

Pascal  ne  croit  pas  pouvoir  convaincre  ses  adversaires  sans  le  secours 
de  Dieu,  qui  tient  en  sa  main  les  intelligences  et  les  cœurs.  Il  est  auprès 
des  impies  le  précurseur  de  son  Maître,  celui  qui  montre  la  voie,  essaie  de 
convaincre  par  le  raisonnement,  en  attendant  que  Dieu  donne  la  foi  par 
sa  grâce.  Un  disciple  doit  toujours  écouter  le  Maître,  afin  de  recevoir  ses 
instructions  et  ses  encouragements.  Aussi  Pascal  est-il  toujours  en  prières 
et  nous  venons  de  V entendre  faire  remonter  jusqu'à  Vêtre  infini  le  succès 
de  sa  dialectique.  Si  nous  voulons  comprendre  son  Apologie  il  faut  nous 
souvenir  qu'il  a  prié.  L'homme  du  Mémorial,  du  Mystère  de  Jésus  et  de 
tant  d'autres  méditations  inconnues,  qui  transparaissent  au  travers  des 
«  Pensées  »,  cet  homme  est  plus  qu'un  penseur,  c'est  un  orant.  L'étude 
abstraite  aurait  fait  sortir  de  sa  plume  quelque  manuel  didactique  et 
ennuyeux  ;  la  prière  l'a  mis  en  contact  avec  la  réalité  divine  ;  il  a  senti 
les  effets  de  sa  présence  en  son  âme,  et  il  a  voulu,  dans  son  zèle  apostolique, 
en  faire  éprouver  le  bienfait  aux  impies.  La  prière  lui  a  donné  mieux  que 
les  lumières  qui  rayonnent  dans  son  Apologie,  elle  lui  a  donné  le  sentiment 
de  son  néant,  elle  lui  a  montré  qu'il  ne  saurait  ni  connaître  utilement  Dieu, 
ni  l'aimer,  ni  être  heureux,  sans  la  pratique  des  vertus  .Elle  seule  nous  rend 
capables  de  recevoir  la  grâce,  en  nous  donnant  des  sentiments  proportionnés 
à  notre  état. 

Lui,  Pascal,  se  met  à  genoux  avant  d'argumenter  contre  les  athées  : 
mais  pour  que  l'athée  puisse  percevoir  la  lumière,  il  faut  qu'il  s'humilie, 
qu'il  soumette  sa  volonté  et  ses  sens  à  une  règle.  Ce  sera  sa  façon  de  se  mettre 
à  genoux.  Le  jour  où  il  pourra  s' agenouiller  véritablement  et  prier,  ce  jour-là 
aura  son  midi  éclatant.  Il  y  a  des  parties  caduques  dans  l'œuvre  de  Pascal, 
celle-ci  doit  rester  ;  on  n'arrive  à  l'amour  de  Dieu  que  par  l'humilité  intel- 
lectuelle. Dieu  d' Abraham,  d'Isaac,  de  Jacob,  non  des  philosophes  et 
des  savants. 

L'étude  de  la  mystique  pascalienne  nous  montrera  ce  que  les  «  Pensées  » 
lui  doivent  comme  doctrine  et  comme  méthode.  La  doctrine  s'inspire  de  ses 
méditations,  et  la  méthode  de  son  ascétisme. 

Avant  de  parler  de  sa  mystique,  il  nous  faut  expliquer  ce  qu'on  entend 
par  là.  Le  terme  est  employé  pour  qualifier  un  certain  genre  d'union  à 
Dieu  par  l'oraison.  Il  y  a  trois  sortes  d'oraisons,  La  première  se  fait  en 
exerçant  toutes  ses  facultés,  la  mémoire,  l'imagination,  l'entendement  et  la 
volonté.  Elle  comprend  une  multitude  d'images,  de  notions  et  d'affections. 


PRÉSENCE    DE    DIEU  231 

Ceux  qui  la  pratiquent  sont  appelés  des  spirituels.  Nous  en  avons  un  exemple 
dans  le  Mystère  de  Jésus.  La  deuxième  est  celle  qui  regarde  Dieu  à  travers 
peu  d'images  et  peu  de  notions.  Ceux  qui  la  pratiquent  sont  les  contempla- 
tifs. Leur  regard  simple  est  toujours  accompagné  d^amour. 

La  troisième  enfin,  n'aperçoit  pas  Vobjet  de  son  amour.  Dieu  lui-même 
se  communique  à  Vâme  et  V établit  dans  le  repos  sans  que  Vâme  soit  allée 
au  devant  de  lui  par  des  idées,  des  images  et  des  actes  de  volonté  spontanée. 
Peut-être  en  avons-nous  un  exemple  dans  Voraison  de  Pascal,  la  nuit  de 
saint  Clément  1654,  et  dont  la  trace  serait  le  Mémorial.  Ceux  qui  sont 
favorisés  de  ces  grâces  exceptionnelles  sont  appelés  «  mystiques  »,  au  sens 
strict.  Mais,  dans  un  sens  plus  large,  on  appelle  mystique  celui  qui  vit 
dans  V  ordre  de  la  grâce.  Il  cherche,  par  la  prière  et  la  mortification,  à  mériter 
la  faveur  des  consolations,  à  goûter  la  douceur  de  vivre  dans  la  présence 
habituelle  de  Dieu.  Ses  actions  et  ses  pensées  sont  dirigées  par  le  Saint- 
Esprit  et  il  se  rend  attentif  à  ses  moindres  impulsions.  C'est  surtout  dans 
ce  dernier  sens  que  Pascal  peut  être  rangé  parmi  les  mystiques. 


CHAPITRE    PREMIER 
Présence  de  Dieu. 

L'homme  est  plein  de  choses  qui  le  jettent  dehors  et 
l'empêchent  de  trouver  le  repos  en  lui-même.  Au  dedans  de 
son  âme,  il  ne  découvre  que  vide  et  misère  morale,  et  l'ennui 
monte  de  ce  cloaque  comme  une  vapeur  lourde. 

Il  cherche  sa  consolation  dans  les  créatures  et,  malgré  leur 
nombre,  leur  variété,  leur  succession  rapide,  elles  se  trouvent 
en  somme  si  petites  qu'elles  flottent  dans  cette  immense  capa- 
cité qu'un  bien  infmi  est  seul  capable  de  remphr.  Nous  cher- 
chons la  vérité  parmi  les  Maîtres  des  plus  fameuses  sectes  phi- 
losophiques et  nous  ne  trouvons  que  l'erreur,  nous  cherchons 
le  bonheur,  et  aucune  créature  parmi  les  centaines  qui,  chez 
Montaigne,  usurpent  le  titre  de  souverain  bien,  ne  peut  guérir 
notre  ennui.  Notre  corps  lui-même  aspire  au  repos,  au  bien-être, 
à  l'immortalité  ;  et  le  travail,  les  maladies  et  la  mort  sont  sa 
part  d'héritage. 

En  littérature,  l'esprit  ne  se  repose  qu'auprès  de  l'honnête 
homme,  ou  de  l'homme  universel.  Sa  curiosité  universelle  ne 
trouve  de  réponses  qu'auprès  de  lui.  D'ailleurs,  les  solutions 
données  ne  sont  jamais  adéquates,  et  notre  faim  de  savoir 
renaît  sans  cesse.  Mais,  enfin,  l'homme  universel  reste,  malgré 


232  LA   MYSTIQUE  ' 

tout,  celui  qui  s'accommode  le  moins  mal  à  tous  nos  besoins 
généralement  ^. 

Pour  être  pleinement  heureux  il  nous  faudrait  un  être  vrai- 
ment universel,  infini,  qui  apaise  notre  faim,  notre  curiosité  et 
notre  inquiétude  ;  cet  être  devrait  pouvoir  être  possédé  par 
tous,  car  les  besoins  sont  identiques  en  chacun,  sans  partage 
ou  diminution  ;  car  il  ne  serait  plus  universel,  et  nous  serions 
plus  afïïigés  par  la  partie  absente  que  consolés  par  la  partie 
présente.  Il  faudrait  enfin,  que  ce  bien  souverain  consentît  à 
s'unir  toujours  aux  âmes  de  bonne  volonté,  en  sorte  qu'on  ne 
pût  être  privé  que  par  sa  faute  de  sa  bienheureuse  présence. 

L'être  universel,  le  souverain  bien  existe.  Son  immensité 
le  rend  présent  partout  aux  corps,  aux  esprits  et  aux  cœurs. 
S'il  ne  s'unit  pas  à  tous  pour  les  béatifier,  s'il  reste  le  Dieu  caché, 
c'est  que  beaucoup  sont  indignes  de  le  connaître. 

Aux  yeux  des  impies,  il  n'est  nulle  part.  Toutes  choses  leur 
sont  des  voiles  qui  couvrent  Dieu.  Voyant  les  effets  naturels, 
ils  les  attribuent  à  la  nature,  sans  penser  qu'il  y  ait  un  autre 
auteur  ^, 

La  présence  de  Dieu  est  manifeste  pour  les  Juifs  charnels. 
Mais  on  dirait  qu'il  est  sensible  à  leur  corps  seulement.  Le 
Seigneur  est  le  Dieu  qui  prend  soin  des  fils  d'Israël  selon  la 
chair  et  le  sang.  En  retour  d'un  culte  extérieur  qui  marque  leur 
corps  de  la  circoncision  et  l'astreint  à  des  rites  de  purification, 
le  Seigneur  les  gardera  dans  une  terre  grasse  contre  les  attaques 
des  Babyloniens  et  il  donnera  à  chaque  fidèle  une  longue  vie  ^ 

La  portion  des  philosophes  est  un  peu  plus  noble.  Dieu  est 
présent  à  leur  esprit.  Ils  reconnaissent  en  Lui  la  vérité  essen- 
tielle, l'auteur  des  vérités  géométriques  et  de  l'ordre  des 
éléments.  Ils  vont  même  jusqu'à  le  proclamer  seul  digne  d'ado- 
ration et  d'amour.  Mais  hélas,  ces  vérités,  ils  les  ont  retenues 
captives  dans  leur  esprit  au  lieu  de  leur  permettre  de  descendre 
jusqu'à  leur  cœur  pour  y  porter  des  fruits  d'humilité,  d'amour 
et  de  paix  *. 

Influence  de  saint  Paul.  —  Loin  d'adorer  Dieu  et  de  s'abaisser 
devant  lui,  ils  se  sont  égarés  dans  les  pensées  do  leur  cœur 
superbe,  jusqu'à  vouloir  s'égaler  à  lui  ;  au  lieu  de  l'aimer  et  de 
lui  conquérir  des  fidèles,  ils  ont  arrêté  aux  pieds  de  leurs  chaires 
une  admiration  et  un  amour  dus  au  Maître  souverain  ^ 

»  36.  —  >  p.  215.  —  »  581.  —  *  280,  582.  —  »  463,  p.  214,  p.  561. 


PRÉSENCE    DE    DIEU  233 

Il  était  réservé  aux  chrétiens  de  sentir  la  présence  iiniver- 
•selle  de  Dieu,  aimante  et  pacifiante  pour  leur  corps,  pour 
leur  esprit,  et  surtout  pour  leur  cœur.  A  eux  il  a  été  donné  de 
jouir  souvent  de  cette  bienheureuse  présence,  car  Dieu  veut 
s'unir  à  ses  enfants  à  travers  les  créatures.  Pour  les  étrangers, 
toutes  choses  sont  des  voiles  qui  couvrent  Dieu,  mais  pour  les 
fils  du  royaume  de  charité,  toutes  choses  sont  des  images  qui 
leur  rappellent  leur  libérateur,  leur  donnent  des  instructions, 
des  espérances  et  des  forces  pour  sortir  de  leur  cachot  ^.  Pour 
les  grossiers,  les  créatures  sont  la  fm,  pour  les  spirituels  elles 
sont  un  moyen,  et  il  leur  tarde  de  les  voir  disparaître  afm  d'être 
pleinement  unis  à  Celui  qui  seul  subsiste. 

L-^s  différences  sont  grandes  entre  le  Dieu  des  chrétiens  et 
celui  des  savants,  mais  toutes  découlent  de  ce  principe  :  le 
Dieu  des  chrétiens  est  un  Dieu  concret  qui  veut  s'unir  dès  ce 
monde  à  leur  cœur  pour  leur  salut  ;  le  Dieu  des  savants  est, 
pratiquement,  une  notion  abstraite  dont  ils  ont  quelque  idée, 
sans  influence  sur  leur  bonheur  ;  leur  conduite  n'est  pas  régie 
par  le  Dieu  de  charité,  mais  par  la  concupiscence. 

Les  chrétiens  ne  considèrent  pas  Dieu  en  lui-même  à  la  façon 
des  philosophes.  Aux  yeux  de  ceux-ci.  Dieu  est  une  (hérité;  aux 
yeux  des  autres,  Dieu  est  un  bien.  Le  premier  plan,  dans  l'es- 
prit des  philosophes,  guidés  par  leur  cœur  grossier,  est  tenu  par 
les  créatures,  seule  source  pratique  de  bonheur  ;  les  créatures 
sont  la  réalité.  Dieu  est  la  vérité  théorique.  Le  premier  plan 
dans  l'esprit  des  fils  de  la  charité  est  tenu  par  le  Créateur,  il 
est  la  réalité^  la  vérité  pratique^  le  bien. 

En  dehors  de  Dieu,  il  n'y  a  point  d'être  ;  le  véritable  néant 
est  le  péché  parce  qu'il  est  contraire  à  Dieu,  les  créatures  ne 
sont  que  la  figure  ou  l'idole  de  la  réahté  qui  seule  subsiste. 
Dieu  *''.  «  0  Dieu,  qui  devez  consumer  au  dernier  jour  le  ciel 

^  p.  89.  —  2  p  90  (^f  II  nous  a  paru  intéressant  de  rapprocher  le  Réalisme 
de  Pascal  de  celui  de  Ne\^Tnan,  pour  faire  bien  comprendre  qu'un  chrétien  ne 
peut  s'arrêter  au  Dieu  des  savants.  Nous  empruntons  les  textes  cités  à  la 
traduction  de  M.  Henri  Brémond.  Newman,  La  Psychologie  de  la  Foi,  — 
Essai  de  biograhie  psychologique. 

1.  «  Qu'est-ce  donc  que  la  Foi?  croire,  c'est  sentir,  comme  une  vérité  redoutable, 
que  nous  sommes  les  créatures  de  Dieu  :  c'est  entrer  pratiquement  dans  le  monde 
invisible  ;c'est  réaliser  que  le  monde  n'est  pas  assez  pour  notre  bonheur,  c'est  nous 
élever  jusqu'à  Dieu,  réaliser  sa  présence,  attendre  sa  visite.  »  Psychol...  p.  312. 

Cf.  Pascal,  n»  544.  «  Le  Dieu  des  chrétiens  est  un  Dieu  qui  fait  sentir  à  l'âme 
qu'il  est  son  unique  bien...  »,  n»  286.  Ils  sentent  qu'un  Dieu  les  a  faits. 

2.  Objet  de  la  Foi.  «  L'objet  de  notre  Foi  n'est  pas  un  simple  nom  auquel  nous 
rattachons  par  habitude  et  sans  nous  entendre  nous-mêmes  un  certain  nombre 


234  LA   MYSTIQUE 

et  la  terre  et  toutes  les  créatures  qu'ils  contiennent,  pour 
montrer  à  tous  les  hommes  que  rien  ne  subsiste  que  vous,  et 
qu'ainsi  rien  n'est  digne  d'amour  que  vous,  puisque  rien  n'est 
durable  que  vous  ^  ». 

Les  chrétiens  ne  voient  pas  Dieu  agir  dans  le  monde  comme 
les  Juifs  et  les  savants.  Les  savants  se  désintéressent  souvent 
de  la  Providence,  et  les  Juifs  grossiers  ne  considèrent  que  ses 
bienfaits  matériels  ;  les  chrétiens  sont  attentifs  à  ses  biens  spi- 
rituels et  ils  savent  que,  par  sa  bonté,  tout  concourt  au  bien 
des  élus,  même  les  événements  appelés  maux. 

Dessein  constant  de  Dieu.  —  Le  cœur  de  Dieu  ne  change  pas 
à  l'égard  de  ses  fils  et  il  poursuit  toujours,  à  leur  égard,  le  même 
but,  bien  que  par  des  chemins  variés,  mais  adaptés  aux  besoins 
des  âmes.  Son  but  est  l'amour.  Roi  de  charité,  il  veut  que  nous 
lui  devenions  semblables  en  ne  brûlant  que  de  ses  feux.  Aussi, 
tantôt  par  les  douceurs  de  ses  consolations  cherche-t-il  à  nous 
unir  davantage  au  bien  parfait,  et  tantôt  par  les  épreuves  qu'il 
permet  nous  détache-t-il  des  biens  périssables  :  Mais,  Seigneur, 
le  changement  de  ma  condition  n'en  apporte  pas  à  la  vôtre... 
vous  êtes  toujours  le  même,  quoique  je  sois  sujet  au  change- 
ment, et  vous  n'êtes  pas  moins  Dieu  quand  vous  affligez  et 

de  titres  et  de  qualités.  Il  vit  d'une  existence  personnelle,  son  identité  en  fait  un 
être,  un,réelet  distinct  de  tous  les  autres -.Corrects  ou  non,  les  mots  dont  nous  nous 
servons  ne  riment  à  rien,  s'ils  ne  dressent  dans  nos  cœurs,  en  pleine  lumière,  l'image 
du  Fils  de  Dieu  incarné.  »  Essai,  p.  290. 

c  La  pierre  de  touche  d'une  église  vivante  ce  n'est  pas  tel  ou  tel  lambeau  de 
doctrine,  c'est  V Incarnation.  Et  les  apôtres  et  les  symboles  primitifs  insistent 
presque  exclusivement  non  pas  sur  les  doctrines  mais  sur  l'histoire  du  christia- 
nisme. »  Essai,  p.  287. 

Cf.  Pascal,  le  Mystère  de  Jésus  «  qui  vit  notre  vie  «,  n^s  545-554,  cf.  le  Mémorial, 

3.  L'Église  vivante  et  sainte. 

«  L'unique  chose,  écrit  un  de  ses  amis,  qu'il  lui  demandait  passionnément  et 
que,  hélas,  l'Église  anglicane  de  ce  temps-là  ne  pouvait  lui  donner  c'était  d'être 
l'Église  du  sacrifice  et  des  formes  les  plus  élevées  du  dévouement...  Il  écrivit  la 
Church  of  the  Fathers  pour  montrer  que  les  Pères  n^ étaient  pas  de  simples  argu- 
ments mais  des  hommes  vivants  qui  pouvaient  vivre  et  en  fait  vivaient  leur  doc- 
trine... Et  l'esprit  qui  menait  l'Église  deRome  avait  eu  assez  de  force  pour  impo- 
ser aux  hommes  les  plus  durs  sacrifices,  pour  amener  non  seulement  les  prêtres 
mais  de  simples  laïques,  congréganistes,  sœurs  des  pauvres,  religieuses  hospita- 
lières, à  accepter  le  célibat  comme  une  chose  toute  simple,  comme  la  condition 
régulière  du  ministère  apostolique  et  des  œuvres  de  charité.  La  dévotion  et  le 
sacrifice,  la  prière  et  l'abnégation  véritable,  en  un  mot  la  sainteté  semble  être  la 
substance  de  l'Évangile.  »   Essai,  pp.  403-405. 

La  sainteté  est  une  des  preuves  qui  ont  frappé  le  plus  Pascal,  n^^  772,  769, 
783,   286. 

»  p.  57. 


PRÉSENCE    DE    DIEU  235^ 

quand  vous  punissez  que  quand  vous  consolez  et  que  vous 
usez  d'indulgence. 

Présence  de  Dieu  dans  les  événements.  —  Ce  constant  des- 
sein de  Dieu  permet  à  ses  élus  de  le  voir  en  toutes  choses  et  de 
jouir  de  sa  présence  affectueuse.  Les  heures  de  bonheur  sont 
pour  les  mondains  les  heures  de  divertissement,  les  heures  de 
détresse  sont  les  heures  de  blasphème.  Quand  il  est  dans 
l'abondance,  l'impie  oublie  le  dessein  de  Dieu  qui,  par  les 
dons  temporels,  cherche  à  nous  faire  désirer  les  biens  spiri- 
tuels  ;  son  cœur  se  soûle  de  plaisirs  et  il  ne  peut  plus  songer  à 
la  charité.  Lorsque  la  main  de  Dieu  s'appesantit  sur  lui,  il 
s'irrite  contre  son  Créateur  et  l'accuse  d'injustice  :  il  a  bu 
l'iniquité  comme  de  l'eau,  mais  sans  le  savoir,  parce  qu'un 
bandeau  était  sur  ses  yeux  charnels  «  eris  palpans  in 
meridie  ». 

Le  chrétien  est  tout  différent  il  n'attend  du  ciel  que  le  soleil 
de  la  justice  et  la  rosée  de  la  grâce  ;  il  espère  que  ces  dons  ne 
lui  manqueront  point,  mais  il  sait  aussi  qu'il  ne  les  mérite  pas  ; 
cette  humilité  jointe  à  cette  charité  lui  permettent  devoir  par» 
tout  la  main  de  Dieu,  miséricordieuse  autant  que  juste. 

Les  événements  ne  sont  pas  un  effet  du  hasard  mais  d'une 
Providence  qui  a  fait  de  l'Église  et  des  élus  le  centre  de  l'uni- 
vers, et  dirige  toutes  choses  pour  leur  édification. 

Si  Dieu  nous  donnait  des  maîtres  de  sa  main,  oh  !  qu'il 
faudrait  leur  obéir  de  bon  cœur  !  La  nécessité  et  les  événements 
en  sont  infailliblement...  «  Souffre  les  chaînes  et  la  servitude 
corporelles;  je  ne  te  déhvre  que  de  la  spirituelle  à  présent  ^  ». 
La  terre  est  un  cachot,  mais  elle  n'est  un  enfer  que  pour 
les  impies.  Pour  eux,  pas  d'image  du  Père,  pas  d'instruction 
pour  sortir  de  l'esclavage.  Dans  un  aveuglement  brutal  ils 
s'attachent  aux  créatures  comme  à  des  idoles,  ils  en  font  la- 
dernière  fm  et  le  dernier  espoir  de  leurs  désirs  ;  et  comme  elles 
sont  impuissantes  à  les  délivrer,  ils  sont  toujours  malheureux. 
Par  une  lumière  surnaturelle  la  vue  des  justes  traverse  les 
murs  épais  de  leur  cachot.  Ils  bénissent  la  bonté  de  Dieu  qui 
nous  donne  de  nous  laisser  toujours  devant  les  yeux  une  image 
des  biens  que  nous  avons  perdus,  et  de  nous  environner,  dans 
la  captivité  même  où  sa  justice  nous  a  réduits,  de  tant 
d'objets  qui  nous  sont  une  leçon  continuellement  présente. 

1  p.  576. 


236  LA    MYSTIQUE 

De  sorte  que  nous  devons  nous  considérer  comme  des  crimi- 
nels dans  une  prison  toute  remplie  des  images  de  leur  libérateur, 
et  des  instructions  nécessaires  pour  sortir  de  la  servitude  ^. 

Présence  de  Dieu  dans  les  personnes.  —  Cette  image  du  Père 
est  plus  nîtte  et  plus  aimable  dans  la  personne  de  nos  bienfai- 
teurs, du  moins  pour  ceux  qui  ont  le  cœur  pur.  «  Car,  encore  que 
dans  cette  sorte  de  reconnaissance  on  ne  s'arrête  pas  aux 
hommes  à  qui  on  s'adresse  comme  s'ils  étaient  auteurs  du  bien 
qu'on  a  reçu  par  leur  entremise,  néanmoins  cela  ne  laisse 
point  de  former  une  petite  opposition  à  la  vue  de  Dieu,  et  prin- 
cipalement dans  les  personnes  qui  ne  sont  pas  entièrement 
épurées  des  impressions  charnelles  qui  font  considérer  comme 
source  de  bien  les  objets  qui  le  communiquent  ^  » 

Mais  les  purs  le  voient  distinctement  en  tous  les  justes  :  les 
vertus  des  autres  et  les  leurs  viennent  de  la  même  source.  Cette 
vue  de  foi  les  empêche  de  s'arrêter  à  la  créature,  au  petit,  à 
l'abominable,  et  elle  les  remplit  toujours  de  nobles  pensées;  elle 
les  empêche  en  même  temps  de  tomber  dans  l'orgueil.  Leurs 
vertus,  en  effet,  ne  sont  pas  à  eux,  mais  au  Père  des  lumières  de 
qui  toute  sagesse  descend  et  qui  se  T'éserve  toute  gloire,  et  c'est 
pourquoi  :  qui  gloriatur  in  Domino  glorietur  ^. 

«  Ne  te  compare  pas  aux  autres,  mais  à  moi»  auteur  de  tout 
bien  en  chacun  de  mes  élus.  «Si  tu  ne  m'y  trouves  pas,  dans  ceux 
où  tu  te  compares,  tu  te  compares  à  un  abominable  »  et  il  n'est 
pas  bienséant  à  celui  qui  a  reçu  le  pardon  de  se  comparer  à  celui 
qui  ne  l'a  pas  reçu,  il  ne  convient  pas  à  mes  justes  de  tirer 
vanité  du  péché  des  autres.  «  Si  tu  m'y  trouves,  compare-t-y. 
Mais  qu'y  compareras-tu  ?  Sera-ce  toi,  ou  moi  dans  toi  ?  Si 
c'est  toi  c'est  un  abominable  «car  de  toi-même,  ver  de  terre,  tu 
n'as  que  le  péché.  «  Si  c'est  moi,  tu  compares  moi  à  moi.  Or  je 
suis  Dieu  en  tout  *.  )> 

Présence  de  Dieu  en  nous.  — Aimer  Dieu  dans  les  événements 
et  dans  les  personnes  ne  suffit  pas  au  bonheur.  Tant  que  les  ali- 
ments ne  sont  pas  en  nous  ils  ne  sauraient  apaiser  notre  faim  ; 
tant  que  Dieu  ne  nous  est  pas  intimement  uni  et  que  nous  ne 
pouvons  pas  expérimenter  jusqu'au  fond  de  notre  âme  les 
effets  de  sa  présence,  notre  inquiétude  subsiste. 

Les  philosophes  ont  bien  soupçonné  une  partie  de  la  vérité 

1  p.  89.  —  «  pp.  91-92.  —  »  p.  400.  ~  ■•  555. 


PRÉSENCE    DE    DIEU  237 

mais  non  pas  toute,  parce  qu'ils  n'ont  pas  connu  le  Dieu  de 
Jésus-Christ,  un  Dieu  hors  de  nous  et  au-dessus  de  nous  par  sa 
justice  et  sa  grandeur,  mais  en  même  temps  un  Dieu  capable 
de  venir  en  nous  par  sa  miséricorde. 

Les  stoïques  disent  :  Rentrez  en  vous-mêmes,  c'est  là  que 
vous  trouverez  votre  repos.  Cela  n'est  pas  vrai.  Le  Dieu  qu'ils 
veulent  nous  faire  trouver  au  dedans  de  nous  est  semblable  à 
nous,  puisque  nous  sommes  une  partie  de  sa  substance  ;  il  est 
donc  faible  comme  nous. 

Les  autres  disent  :«  Sortez  en  dehors  :  recherchez  le  bonheur 
en  vous  divertissant  ».  Et  cela  n'est  pas  vrai,  les  maladies 
viennent  ^. 

Il  est  vrai  que  le  bonheur  doit  être  cherché  en  nous,  car  qui 
peut  s'unir  à  nous  sinon  ce  qui  est  en  nous  plus  que  nous- 
mêmes;  ni  les  corps  ne  peuvent  s'unir  à  mon  âme  pour  la  béati- 
fier, ni  les  autres  âmes,  car  elles  sont  malheureuses  comme  moi  ! 
Comment  d'ailleurs  une  autre  substance  spirituelle  pourrait- 
elle  s'unir  à  moi  ?  Mais  la  première  cause  est  en  moi,  principe 
et  source  de  ma  vie  ;  elle  est  en  moi  plus  que  moi-même,  car  je 
m'ignore  et  elle  me  connaît,  elle  m'aime  mieux  que  je  ne  saurais 
le  faire,  sachant  mieux  mes  besoins  et  pouvant  mieux  les 
combler. 

Comme  l'âme  dirige  les  membres  et  les  pousse  à  travailler 
pour  eux  et  pour  elle,  ainsi  le  premier  principe  dirige  chacun 
de  nous,  l'attire  à  lui  et  à  son  amour.  De  là  vient  qu'un  même 
mouvement  nous  pousse  à  aimer  «  l'être  universel  naturelle- 
ment, et  soi-même  naturellement  ^w  ;  delà  vient  que  chaque 
chose  ici-bas  s'aime  plus  que  tout  et  que  «  nous  ne  pouvons 
aimer  ce  qui  est  hors  de  nous  ^  »  sinon  pour  nous,  pour  l'être 
universel  et  par  lui  pour  les  autres  membres  *. 

Il  est  vrai  que  le  bonheur  doit  être  cherché  hors  de  nous, 
puisque  nous  sommes  pleins  de  choses  qui  nous  jettent  dehors. 
Mais  cet  être  universel  n'est  pas  nous  ;  car  il  est  juste,  et  nous 
sommes  injustes  ;  il  est  aimable  et  nous  sommes  haïssables  ; 
il  est  infini  et  nous  sommes  finis. 

Il  est  donc  à  la  fois  hors  de  nous  et  en  nous.  «  Le  bonheur 
n''3st  ni  hors  de  nous,  ni  dans  nous;  il  est  en  Dieu,  et  hors  et  dans 
nous  ^  ))  Le  royaume  de  Dieu  est  en  nous,  est  nous-même  et 
n'est  pas  nous  ^ 

Ce  Dieu  qui  est  en  tous  ne  se  communique  pas  à  tous  de  la 

1  465.  —  2  277.  —  '  485.  —  «  483.  —  »  465.  —  •  485.  — 


238  LA    MYSTIQUE 

même  manière.  Aux  Juifs,  il  donne  la  santé  et  une  heureuse 
suite  d'années  ;  aux  savants,  il  donne  la  v  érité  ;  mais  aux 
chrétiens  seuls  il  donne  la  charité  au  dedans  de  leur  cœur,  et 
par  elle  il  les  rend  heureux.  Dieu  d'Abraham,  d'Isaac  et  de 
Jacob,  non  des  philosophes  et  des  savants.  Dieu  des  chré- 
tiens, Dieu  de  Jésus-Christ  !  Le  Dieu  des  chrétiens  est  un 
Dieu  d'amour  et  de  consolation,  c'est  un  Dieu  qui  remplit 
l'âme,  c'est  un  Dieu  qui  leur  fait  sentir  intérieurement  leur 
misère  et  sa  miséricorde  infinie,  qui  s'unit  au  fond  de  leur  âme, 
qui  la  rempht  d'humilité,  de  foi,  de  confiance,  d'amour,  qui  les 
rend  incapables  d'autre  fin  que  de  lui-même  ^. 

Nécessité  du  Médiateur.  —  Ce  Dieu  ne  s'unit  à  nous  que  par 
Jésus-Christ,  médiateur  unique  entre  le  ciel  et  la  terre.  Par  un 
homme  la  liaison  a  été  rompue  entre  eux,  et  par  un  homme  la 
liaison  a  été  rétabhe.  Le  Père  ne  regarde  les  hommes  qu'en 
Jésus-Christ  et  par  Jésus-Christ,  voie  et  vérité  2.  Leurs  seules 
lumières  seraient  impuissantes  à  connaître  Dieu  d'une  manière 
utile  au  salut  ;  la  révélation  du  Verbe  incarné  est  nécessaire 
à  ce  but.  Père  Saint,  le  monde  ne  t'a  pas  connu  mais  moi  je 
t'ai  connu.  Aussi  faut-il  écouter  et  aimer  [le  Fils  pour  con- 
naître et  aimer  le  Père.  Il  ne  se  trouve  que  par  les  voies 
enseignées  dans  l'Évangile.  Mais  par  elles  le  chemin  vers 
Dieu  est  si  court  qu'on  ne  peut  connaître  Jésus  sans  connaître 
son  Père  et  sans  vivre  de  leur  vie.  «  Cette  est  la  çie  éternelle^ 
qu'ils  te  connaissent  seul  vrai  Dieu,  et  celui  que  tu  as  eni^oyé, 
Jésus-Christ  ^  ».  Philippe  celui  qui  me  voit  voit  aussi  le  Père, 
comment  peux-tu  dire  :  montrez-nous  le  Père  (Saint  Jean,  14  ^). 

Jésus-Christ  vivant  et  priant  au  milieu  de  nous.  —  Aussi  les 
chrétiens  en  état  de  grâce  connaissent  Jésus-Christ  vivant 
comme  ils  connaissent  le  Père  vivant.  Les  savants  le  rangent 
parmi  les  personnages  historiques,  morts  depuis  longtemps, 
et  qui  ne  vivent  que  par  leurs  œuvres.  Les  chrétiens  le  voient 
des  yeux  de  la  foi,  vivant  encore  d'une  vie  personnelle,  réelle, 
quoique  invisible  à  la  chair.  Il  vit  mystiquement  dans  l'Église 
^ui  est  son  corps.  Ici  Pascal  est  disciple  de  saint  Paul.  L'Apôtre 
enseigne  que  le  Ckrist  est  la  tête  de  l'Éghse,  le  principe  de  sa 
vie  surnaturelle  ;  elle  doit  se  développer  jusqu'à  la  mesure 
voulue  de  DieUj  selon  l'énergie  des  charismes  donnés  à  chacun 

»  pp.  142,  581.  —  »  466.  —  »  p.  142. 


PRFSENCE    DE    DIEU  239 

de  ses  membres.  Les  membres  sont  les  fidèles  ;  les  membres 
supérieurs  sont  constitués  par  la  hiérarchie,  véritable  canal  de 
la  vie  surnaturelle.  L'ensemble  de  la  tête  et  des  membres  forme 
Je  corps  mystique  du  Christ  ^. 

Le  Christ  présent  dans  la  hiérarchie.  —  Pascal  reprend  les 
pensées  de  son  maître  pour  les  appliquer  à  l'Église  de  son  temps 
et  à  sa  vie  intérieure.  Cette  Éghse,  qui  vient  de  sortir  des 
épreuves  de  la  Réforme,  aujourd'hui  encore  désolée  par  les 
querelles  jansénistes,  paraît  faible  et  méprisable.  Elle  parait 
gouvernée  par  des  hommes  et  rien  que  par  des  hommes.  Cepen- 
dant elle  est  toute  le  corps  du  Christ  en  son  patois  ^.  Le 
Christ  y  est  lumière  et  vie  dans  son  chef  visible,  le  Souverain 
Pontife,  en  dehors  duquel  il  ne  peut  y  avoir  ni  vérité  ni  salut. 
«  Le  corps  n'est  non  plus  vivant  sans  le  chef,  que  le  chef  sans  le 
corps.  Quiconque  se  sépare  de  l'un  ou  de  l'autre  n'est  plus  du 
corps,  et  n'appartient  plus  à  Jésus-Christ...  Nous  savons  que 
toutes  les  vertus,  le  martyre,  les  austérités  et  toutes  les  bonnes 
œuvres  sont  inutiles  hors  de  l'ÉgUse,  et  de  la  communion  du 
chef  de  l'ÉgUse,  qui  est  le  pape.  Je  ne  me  séparerai  jamais  de 
sa  communion,  au  moins  je  prie  Dieu  de  m'en  faire  la  grâce, 
sans  quoi  je  serais  perdu  pour  jamais  ^  » 

Le  Christ  lumière  éclaire  chaque  degré  de  la  hiérarchie  catho- 
lique, en  sorte  qu'il  faut  se  soumettre  au  directeur  de  sa  con- 
science comme  à  Jésus-Christ  lui-même.  «  Soumission  totale  à 
Jésus-Christ  et  à  mon  directeur  ^  )>.  «  Interroge  ton  directeur, 
quand  mes  propres  paroles  te  sont  une  occasion  de  mal,  et  de 
vanité  ou  curiosité  ^  ». 

Présence  dans  les  fidèles  et  dans  les  autres.  —  Le  Christ  est 
présent  partout  ;  aucun  de  ses  fidèles  n'est  détaché  de  ce  tronc 
de  vigne,  en  dehors  duquel  il  se  dessécherait  :  Je  te  suis  pré- 
sent par  ma parole'dans  l'Écriture, par  mon  esprit  dansl'Église, 
et  par  les  inspirations  de  ma  puissance  dans  les  prêtres,  par  ma 
prière  dans  les  fidèles. 

Aussi  Pascal  voit-il  Jésus-Christ  partout.  A  travers  les  corps 
et  malgré  les  défauts  de  l'âme,  il  voit  son  maître  veiller  sur  lui, 
et  travailler  pour  lui.w  Je  ;  considère  Jésus-Christ  en  toutes  les 
personnes  et  en  nous-mêmes  :  Jésus-Christ  comme  père  en  son 
père,   Jésus-Christ  comme  frère  en  ses  frères,   Jésus-Christ 

^  Cf.  Prat.  Théologie  de  Saint  Paul,  t.  II,  pp.  413-47.  —  *  512.  —  ^  pp.  218- 
219.  —  «  p.  143.  —  *  p.  576.  —  «  p.  576. 


240  LA    MYSTIQUE 

comme  pauvre  en  les  pauvres,  Jésus-Christ  comme  riche  en  les 
riches,  comme  docteur  et  prêtre  en  les  prêtres,  Jésus-Christ 
comme  Souverain  en  les  princes,  etc.  Car  il  est  par  sa  gloire 
tout  ce  qu'il  y  a  de  grand,  étant  Dieu,  et  est  par  sa  vie  mortelle 
tout  ce  qu'il  y  a  de  chétif  et  d'abject.  Pour  cela  il  a  pris  cette 
malheureuse  condition,  pour  pouvoir  être  en  toutes  les* per- 
sonnes, et  modèle  de  toutes  conditions  ^.  » 

Bien  plus,  les  morts  eux-mêmes  ne  sont  plus  des  disparus  ; 
séparés  de  nous-mêmes  pour  un  temps,  ils  continuent  invisi- 
blement  à  vivre  pour  nous.  Que  les  païens  Jes  pleurent,  puis- 
qu'ils n'ont  pas  d'espérance,  que  les  savants  célèbrent  leurs 
hauts  faits  et  les  proposent  à  notre  imitation,  ils  ne  pourront 
pas  cependant  nous  asssurer  de  leur  aide,  puisqu'ils  sont  morts! 
Les  chrétiens  rangent  leurs  morts  parmi  les  membres  contem- 
porains de  leur  famille.  Le  Dieu  d'Abraham,  d'Isaac  et  de 
Jacob  n'est  pas  le  Dieu  des  morts, mais  des  vivants;  c'est  pour- 
quoi ces  patriarches  vivent  encore.  De  même  les  fidèles  endor- 
mis dans  le  Christ  sont  toujours  vivants  et  ils  continuent  à 
travailler  pour  les  autres  membres  du  corps  mystique.  «  Les 
exemples  des  morts  généreuses  de  Lacédémoniens  et  autres  ne 
nous  touchent  guère.  Car  qu'est-ce  que  cela  nous  apporte  ? 
Mais  l'exemple  de  la  mort  des  martyrs  nous  touche;  car  ce 
sont  nos  membres.  Nous  avons  un  lien  commun  avec  eux  :  leur 
résolution  peut  former  la  nôtre,  non  seulement  par  l'exemple, 
mais  parce  qu'elle  a  peut-être  mérité  la  nôtre.  Il  n'est  rien  de 
cela  aux  exemples  des  païens  :  nous  n'avons  point  de  liaison  avec 
eux,  comme  on  ne  devient  pas  riche  pour  voir  un  étranger  qui 
l'est,  mais  bien  pour  voir  son  père  ou  son  mari  qui  le  soient  ^.  » 

En  soi.  —  Le  Christ  n'abandonne  aucune  de  ses  brebis  pré- 
destinées, et  il  continue  encore  à  vouloir  le  bien  des  unes  par  les 
autres,  si  éloignées  qu'elles  soiefit  dans  le  temps  ou  dans  l'es- 
pace. Outre  cette  action  indirecte,  par  la  hiérarchie  et  la  com- 
munion des  saints,  il  faut  encore  considérer  son  action  directe 
sur  nos  cœurs.  Il  y  vit,  amour,  lumière,  et  force. 

«  Je  te  parle  et  te  conseille  souvent,  parce  que  ton  conducteur 
ne  te  peut  parler,  car  je  ne  veux  pas  que  tu  manques  de  con- 
ducteur ^.  »  Laisse-toi  conduire  à  mes  règles,  vois  comme  j'ai 
bien  conduit  la  Vierge  et  les  Saints  qui  m'ont  laissé  agir  en 
eux.  Et  quand  il  a  parlé  et  indiqué  où  était  son  bon  plaisir, 

1  785.  —  2  481.  —  '  555. 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA   PRÉSENCE    DE    DIEU  241 

Jésus  no  laisse  pas  ses  amis  porter  seuls  le  poids  de  son  joug. 
II  le  porte  avec  eux.  Notre  joug  est  aussi  le  sien,  sans  cela  il 
serait  insupportable.  «  Portez,  dit-il,  mon  joug  sur  vous  ».  Ce 
n'est  pas  notre  joug,  c'est  le  sien,  et  aussi  il  le  porte.  «  Sachez, 
dit-il,  que  mon  joug  est  doux  et  léger.  Il  n'est  léger  qu'à  lui  et 
à  sa  force  divine  ^.  »  Donc,  pas  d'inquiétude.  C'est  me  tenter 
plus  que  t'éprouver  que  de  penser  si  tu  ferais  bien  telle  ou  telle 
chose  absente  :  je  la  ferai  en  toi  si  elle  arrive...  c'est  mon  affaire 
que  ta  conversion  :  ne  crains  point  et  prie  avec  confiance  comme 
pour  moi  2. 

De  cette  vie  du  Christ  en  nous  découlent  deux  autres  consé- 
quences ;  la  première  regarde  la  noblesse  de  nos  actes,  la 
deuxième,  l'amour  que  nous  nous  devons. 

Puisque  la  dignité  des  actions  dépend  de  la  majesté  de  celui 
qui  les  fait  et  de  la  noblesse  de  ses  desseins,  et  que  d'ailleurs, 
toutes  nos  bonnes  actions  sont  l'œuvre  de  Jésus,  il  n'y  aura 
rien  de  petit  dans  la  conduite  du  chrétien.  Dieu  agit  en  lui  et 
pour  Dieu.  Quel  principe  et  quelle  fin  !  Donc,  «  faire  les  petites 
choses  comme  grandes,  à  cause  de  la  majesté  de  Jésus-Christ 
qui  les  fait  en  nous,  et  qui  vit  notre  vie  ^  ». 

Aimons  cette  vie  du  Christ,  et  alors  nous  pourrons  nous 
aimer  sans  péché,  parce  que  nous  aimerons  d'un  même 
amour  et  Dieu,  et  le  prochain, et  nous-mêmes;  nous  nous  aime- 
rons comme  le  membre  aime  l'âme  et  le  corps  dontil  fait  partie. 
«  II  ne  pourrait  pas  par  sa  nature  aimer  une  autre  chose,  sinon 
pour  soi-même  et  pour  se  l'asservir,  parce  que  chaque  chose 
s'aime  plus  que  tout.  Mais  en  aimant  le  corps,  il  s'aime  soi- 
même,  parce  qu'il  n'a  d'être  qu'en  lui,  par  lui  et  pour  lui  :  qui 
adhaeret  Deo  iinus  spiritus  est...  Adhaerens  Deo  unus  spiritus 
est.  On  s'aime,  parce  qu'on  est  membre  de  Jésus-Christ.  On 
aime  Jésus-Chi  ist  parce  qu'il  est  le  corps  dont  on  est  membre. 
Tout  est  un,  l'un  est  en  l'autre,  comme  les  trois  Personnes  *.  » 


CHAPITRE    DEUXIÈME 

Comment  expérimenter  la  présence  de  Dieu. 
A.   La  Prière. 

Dieu  est  partout  avec  sa  puissance  et  son  amour,  capable  de 
nous  rendre  heureux  autant  qu'on  peut  l'être  en  ce  monde. 

»  p.  224.  —  »  376.  —  »  p.  578.  —  «  483. 

LAHOReVB    :    UB    RÉÀUBIIS    DB  PASCAL.  16 


242  LA    MYSTIQUE 

Gomment  expérimenter  cette  présence  et  en  ressentir  tous  les 
effets  ?  Nos  efforts  y  suffisent-ils  ?  Ils  ne  suffisent  en  aucune 
manière,  ni  pour  commencer  l'œuvre  mystique,  ni  pour  la  con- 
tinuer, ni  pour  la  couronner.  La  plus  belle  de  nos  puissances, 
celle  qui  fait  la  noblesse  de  l'homme,  est  ici  radicalement  au 
dessous  de  la  tâche.  La  raison  peut  bien  nous  faire  connaître 
Dieu,  mais  elle  ne  saurait  nous  donner  ni  la  foi,  ni  l'amour. 
Qu'il  y  a  loin  de  connaître  Dieu  à  l'aimer  à  la  façon  des 
chrétiens  !  C'est  la  distance  même  du  ciel  à  la  terre. 

L'ordre  de  la  Sagesse.  —  Les  chrétiens,  en  effet,  sont  dans 
l'ordre  de  Jésus-Christ,  qui  est  celui  de  la  sagesse  et  delacharité. 
«  De  tous  les  corps  ensemble,  on  ne  saurait  en  faire  réussir  une 
petite  pensée...» «Tous  les  corps,  le  firmament,  les  étoiles,  la  terre 
et  ses  royaumes,  ne  valent  pas  le  moindre  des  esprits;  car  il  con- 
naît tout  cela,  et  soi  ;  et  les  corps,  rien  ». 

Il  n'y  a  aucune  proportion  entre  l'ordre  des  grandeurs  char- 
nelles et  celui  des  grandeurs  spirituelles.  Ora  la  distance  infinie 
des  corps  aux  esprits  figure  la  distance  infiniment  plus  infinie 
des  esprits  à  la  charité,  car  elle  est  surnaturelle  ».  Elle  est 
une  participation  de  la  nature  divine,   à  laquelle  nulle  créa- 
ture ne  peut  prétendre  ;  Dieu  l'a  donnée  gratuitement  à  notre 
premier  père,  et  il  en  renouvelle  le  bienfait  gracieux  aux  élus, 
qu'il  a  retirés  de  la  masse  de  perdition,  par  un  dessein  secret. 
La  grâce  les  associe  à  la  vie  divine,  cachée  à  la  curieuse  raison. 
«  Vere  tu  es  Deus  absconditus  ».  «  Les  saints  ont  leur  empire,  leur 
éclat,  leur  victoire,  leur  lustre,  et  n'ont  nul  besoin  des  grandeurs 
charnelles  ou  spirituelles,  où  elles  n'ont  nul  rapport,  car  elles 
n'y  ajoutent  ni  ôtent.  Ils  sont  vus  de  Dieu  et  des  anges,  et  non 
des  corps  ni  des  esprits  curieux  :  Dieu  leur  suffit...  Jésus-Christ, 
sans  bien  et  sans  aucune  production  au  dehors  de  science,  est 
dans  son  ordre  de  sainteté.  Il  n'a  point  donné  d'invention,  il  n'a 
point  régné  ;  mais  il  a  été  humble,  patient,  saint,  saint  à  Dieu, 
terrible  aux  démons,  sans  aucun  péché.  Oh  !  qu'il  est  venu  en 
grande  pompe  et  en  une  prodigieuse  magnificence,  aux  yeux  du 
cœur,  qui  voient  la  sagesse  ^  !  » 

Cet  ordre  de  la  Sainteté  divine  est  celui  de  la  Réalité  qui  seule 
subsiste^  et  non  c^lui  des  idées  abstraites  où  se  complaît  notre 
esprit  ;  c'est  l'ordre  de  l'infini  et  non  celui  des  créatures,  c'est 
enfin  celui  de  l'humihté  et  de  l'amour  généreux. 

^  793. 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA   PRÉSENCE    DE    DIEU  243 

Improportion  de  la  raison  à  la  sagesse.  —  Quand  ils  consi- 
dèrent la  splendeur  de  cet  ordre  et  la  pauvreté  des  moyens 
offerts  par  la  nature  pour  y  pénétrer,  Pascal,  les  mystiques  et 
tous  les  chrétiens  avec  eux  ne  peuvent  plus  se  contenter  de  la 
raison.  Il  faut  des  moyens  proportionnés  au  but  surnaturel 
pour  expérimenter  la  présence  du  Dieu  de  Jésus-Christ. 

«  Ceux  qui,  renfermés  dans  leur  étude  se  bornent  à  une 
science  naturelle  n'auront  jamais  sur  ce  qui  regarde  Dieu  les 
lumières  qu'il  faut  avoir.  Ils  en  parlent  comme  le  commun  des 
hommes,  ils  pourront  même  en  discourir  dans  leurs  chaires 
avec  l'applaudissement  de  leurs  auditeurs,  mais  l'idée  qu'ils 
s'en  formeront  sera  toujours  bien  différente  de  celle  des  saints 
docteurs  et  ils  n'y  trouveront  pas  le  goût  que  les  saints  y  ont 
trouvé.  Nous  ne  blâmons  pas  la  philosophie,  ni  ceux  qui  l'en- 
seignent, elle  est  très  utile,  mais  on  se  trompe  quand  on  veut 
raisonner  sur  de  certains  sentiments  que  le  Saint-Esprit  donne 
aux  grandes  âmes  ^.  » 

Il  faudra  donc  que  la  raison  s'incline  devant  des  lumières 
supérieures  aux  siennes,  et  devenir  comme  de  petits  enfants 
attentifs  aux  leçons  d'en  haut. «La  Sagesse  nous  envoie  à  l'en- 
fance :  Nisi  efflciamini  sicut  par^uli  ».  (271)  «  Soumission  est 
usage  de  la  raison,  en  quoi  consiste  le  vrai  christianisme»  (269). 

L'infériorité  de  la  raison  tient  non  seulement  à  son  peu  de 
lumière  mais  aussi  à  sa  méthode.  Elle  répugne  à  voir  la  réa- 
lité dans  toute  son  étendue  ;  quand  elle  s'élève  aux  idées  les 
plus  générales  comme  celle  d'Être  universel,  de  Bien  souverain 
elle  les  trouve  si  pauvres  de  réalité,  si  imprécises,  si  incapables 
de  satisfaire  la  convoitise,  dont  elle  est  servante,  qu'elle  doit 
revenir  au  précis,  c'est-à-dire  au  petit.  Elle  ne  rend  service  à 
la  passion  qu'en  découpant  la  réalité  et  en  multipUant  les  con- 
cepts. «  Ses  discours  s'étendent  par  un  art  sujet  à  mille  fal- 
laces;  l'on  y  voit  des  multiplicités  de  divisions,  de  répugnances. 
Ils  se  font  avec  le  temps,  ils  sont  limités  à  certaines  choses  et 
n'ont  leurs  progrès  que  sous  la  contrainte  de  certaines  règles. 
Quoique  le  raisonnement  soit  l'acte  d'une  puissance  immaté- 
rielle, néanmoins  il  semble  avoir  quelque  rapport  avec  les  sens 
par  ces  multiplicités...  ^  ».  De  là  vient  que  «chaque  chose  est 
ici  vraie  en  partie,  fausse  en  partie  »...  (385). 

Nous  avons  bien  l'instinct  qui  nous  donne  une  connaissance 

*  Surin.  Fondements  de  la  vie  spirituelle.  Paris  1824,  p.  85-87.  —  *  Yves  de 
Paris.  Théologie  naturelle.  Paris  1637,  t.  II,  p.  232.  . 


244  LA    MYSTIQUE 

prompte  et  facile,  bien  que  naturelle,  de  l'Être  universel,  mais 
«  vivant  entre  les  objets  sensibles  nous  n'agréons  pas  tant 
l'instinct  qui  nous  donne  une  pensée  de  Dieu  prompte,  qui  nous 
surprend  et  qui  est  sans  suite,  que  la  raison  qui  nous  instruit 
avec  un  progrès  de  certitude  tempéré  à  notre  faiblesse  ^  ». 

Ces  habitudes  de  la  raison  raisonnante  la  préparent  mal  à 
nous  mettre  en  rapports  avec  le  plus  universel  de  tous  les  êtres. 
Fait  plus  grave,  elle  nous  dispose  peu  à  l'amour  de  Dieu,  sans 
lequel  il  ne  peut  y  avoir  ni  union  ni  bonheur.  On  aime  un  être 
dans  la  mesure  où  on  le  perçoit  aimable,  c'est-à-dire  vivant  et 
bienfaisant.  La  raison  nous  fait  de  Dieu  une  image  si  abstraite 
et  si  lointaine  qu'elle  ne  frappe  pas.  Bien  peu  le  connaissent  ; 
les  philosophes  connaissent  son  existence,  tous  n'admettent 
pas  sa  providence  ;  s'ils  en  ont  quelque  idée,  ils  la  voient  atten- 
tive à  l'ordre  des  éléments,  aux  saisons,  à  la  vérité,  à  la  justice, 
mais  ils  sont  impuissants  à  l'aimer.  «  Qu'il  y  a  loin  de  la  connais- 
sance de  Dieu  à  l'aimer  ^  ».  Les  connaissances  qui  s'acquièrent 
dans  les  écoles  «  font  quelquefois  si  peu  de  fruits  pour  les  bonnes 
mœurs,  qu'on  peut  les  comparer  à  ces  régions  voisines  du  pôle 
où  les  jours,  qui  sont  plus  longs,  laissent  néanmoins...  la  terre 
dans  une  éternelle  stérilité  ^  ». 

La  grâce.  —  Il  faudra  donc,  pour  entrer  en  communication 
avec  le  Dieu  des  chrétiens,  être  élevé  au-dessus  des  lumières  de 
la  raison.  Ce  sera  l'œuvre  de  la  grâce,  qui  éclaire  les  catholiques 
au  point  de  leur  faire  reconnaître  et  aimer  Dieu  en  toutes  choses. 
Il  se  cache  aux  autres  en  mille  manières,  sous  les  voiles  de  la 
nature,  sous  la  chair  du  Verbe  incarné,  sous  le  pain  eucharis- 
tique. Toutes  choses  couvrent  quelque  mystère,  toutes  choses 
sont  des  voiles  qui  couvrent  Dieu  ;  les  chrétiens  doivent  le 
reconnaître  en  tout...  Prions  Dieu  de  nous  le  faire  connaître 
et  servir  en  tout,  et  rendons-lui  des  grâces  infinies  de  ce  que, 
s'étant  caché  en  toutes  choses  pour  les  autres,  il  s'est  décou- 
vert en  toutes  choses  et  en  tant  de  manières  pour  nous. 

Sa  continuité.  —  Cette  lumière  surnaturelle  est  si  néces- 
saire qu'on  ne  saurait  s'en  passer  un  seul  instant.  Nous  pou- 
vons bien  nous  souvenir  des  leçons  du  catéchisme  ou  du  sermon 
par  nos  propres  forces,  mais  ce  souvenir  est  inutile  au  salut 
s'il  n'est  accompagné  d'un  mouvement  de  charité  surnaturelle 

»  I.  t.  Id.  p.  113.  —  «  280.  —  =»  Yves  de  Paris,  o.  I,  t.  III,  p.  48. 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA   PRÉSENCE    DE    DIEU  245 

«ïl  faut  que  la  même  grâce,  qui  peut  seule  en  donnerla première 
intelligence,  la  continue  et  la  rende  toujours  présente  en  la  retra- 
çant sans  cesse  dans  le  cœur  des  fidèles  pour  la  faire  toujours 
vivre,  comme  dans  les  bienheureux  Dieu  renouvelle  continuel- 
lement leur  béatitude,  qui  est  un  efTet  et  une  suite  de  sa  grâce, 
comme  aussi  l'Église  tient  que  le  Père  produit  continuelle- 
ment le  Fils  et  maintient  l'éternité  de  son  essence  par  une 
efYusion  de  sa  substance  qui  est  sans  interruption  aussi  bien 
que  sans  fin  ^.  » 

Elle  rend  Dieu  sensible.  —  La  grâce  nous  fait  entrer  dans 
l'ordre  de  la  charité,  où  vivent  Dieu,  Jésus-Christ  et  les  saints. 
Elle  nous  rend  capables  de  croire  non  seulement  par  raison, 
mais  d'une  manière  utile  au  salut,  quel  que  soit  notre  degré 
d'esprit,  haut  ou  bas.  Une  fois  admis  dans  cet  ordre,  tous  les 
objets  lui  en  deviennent  familiers,  présents,  sensibles.  Les  deux 
points  extrêmes  en  sont  le  premier  acte  de  foi  et  la  gloire.  Dans 
la  gloire  nous  verrons  Dieu  face  à  face,  tel  qu'il  est  ;  mais  la 
grâce  elle-même  est  une  image  de  la  gloire  ;  si  elle  ne  nous 
découvre  pas  Dieu,  elle  nous  fait  cependant  expérimenter  et 
comme  toucher  les  effets  de  sa  présence  dans  notre  âme.  Les 
savants  n'atteignent  qu'une  idée  abstraite,  les  fidèles  peuvent 
parfois  sentir  la  réalité  divine  au  fond  de  leur  cœur.  Pour  Pas- 
cal la  chose  est  certaine  dès  le  premier  acte  de  foi.  «  Voilà  ce 
que  c'est  que  la  foi,  Dieu  sensible...^  ».  Voit-on  l'essence  divine 
à  la  façon  des  bienheureux  ?  Non,  mais  on  éprouve  les  bien- 
heureux effets  de  son  action,  un  amour  de  Dieu  et  une  haine 
de  soi,  tels  que  la  nature  ne  peut  les  produire.  «  Le  Dieu  des 
chrétiens  est  un  Dieu  qui  fait  sentir  à  l'âme  qu'il  est  son  unique 
bien;  que  tout  son  repos  est  en  lui,  qu'elle  n'aura  de  joie  qu'à 
l'aimer  ;  et  qui  lui  fait  en  même  temps  abhorrer  les  obstacles 
qui  la  retiennent,  et  l'empêchent  d'aimer  Dieu  de  toutes  ses 
forces.  L'amour-propre  et  la  concupiscence,  qui  l'arrêtent,  lui 
sont  insupportables.  Ce  Dieu  lui  fait  sentir  qu'elle  a  ce  fond 
d'amour-propre  qui  la  perd,  et  que  lui  seul  la  peut  guérir.  «Sa 
présence  est  si  proche  et  si  familière  «  qu'elle  se  peut  dire  sen- 
sible et  comparer  à  l'attouchement  ^  ». 

Ces  «  charmes  de  la  piété  »  ne  sont  pas  l'essentiel  de  la  vie  sur- 
naturelle ;  les  personnes  pieuses  peuvent  ne  pas  les  éprouver, 
elles  peuvent  même  ressentir  quelque  déplaisir  dans  le  service 

^  p.  92.  —  «  278.  —  '  Yves  de  Paris,  o.  I,  t.  I,  p.  70. 


246  LA    MYSTIQUE 

de  Dieu  à  cause  des  attaches  qu'elles  ont  gardées  au  monde, 
ou  par  un  secret  dessein  de  la  Providence,  mais  les  consolations, 
du  moins  le  repos  en  Dieu,  sont  l'état  normal  des  enfants  de 
Dieu,  destinés  à  voir  le  Père.  «  La  possession  sensible  de  la 
grâce  est  la  gloire  commencée  »,  l'entrée  au  ciel  est  «  la  gloire 
consommée  ^.  » 

Dieu  pourrait  se  présenter  à  l'intelligence  élevée  par  la  grâce 
sous  forme  de  notions,  ou  à  travers  les  images  du  monde  sen- 
sible. Il  le  fait  souvent,  et  Pascal  a  éprouvé  cette  présence  dans 
ses  méditations.  Toutefois,  il  ne  commence  pas  son  action  par 
cette  superbe  puissance  du  raisonnement.  Il  fait  entrer  les 
vérités  divines  dans  l'âme  de  la  manière  qu'il  lui  plaît.  «  Je  sais 
qu'il  a  voulu  qu'elles  entrent  du  cœur  dans  l'esprit,  et  non  pas 
de  l'esprit  dans  le  cœur...  Et  de  là  vient  qu'au  lieu  qu'en  par- 
lant des  choses  humaines  on  dit  qu'il  faut  les  connaître  avant 
que  de  les  aimer,  ce  qui  a  passé  en  proverbe,  les  saints  au  con- 
traire disent  en  parlant  des  choses  divines  qu'il  faut  les  aimer 
pour  les  connaître,  et  qu'on  n'entre  dans  la  vérité  que  par  la  cha- 
rité, dont  ils  ont  fait  une  de  leurs  plus  utiles  sentences  »  (p.  185). 

Que  la  chose  soit  possible,  qu'on  aime  avant  de  connaître, 
Pascal  n'est  pas  seul  à  l'affirmer  encore  qu'il  érige  enrègle  géné- 
rale des  expériences  mystiques,  réservées  peut-être  à  une  élite. 
Voici  que  ce  dit  saint  Ignace  de  ces  sortes  de  consolations  :  «  Il 
appartient  à  Dieu  seul  de  donner  de  la  consolation  à  l'âme  sans 
cause  précédente,  parce  qu'il  n'appartient  qu'au  Créateur  d'en- 
trer dans  l'âme,  d'en  sortir  et  d'y  exciter  des  mouvements 
intérieurs  qui  l'attirent  tout  entière  à  l'amour  de  sa  divine 
Majesté.  Je  dis  sans  cause,  c'est-à-dire  sans  aucun  sentiment 
précédent  ou  connaissance  préalable  d'aucun  objet  qui  ait  pu 
faire  naître  cette  consolation  au  moyen  des  actes  de  l'enten- 
dement et  de  la  volonté  2.  » 

Cet  état  où  Dieu  se  communique  ainsi  sans  formes,  sans 
images,  constitue  le  plus  haut  degré  de  l'oraison  passive.  On 
l'appelle  oraison  de  quiétude,  «  connaissance  de  cet  Être  divin, 
non  par  vue  de  lumière  mais  de  ténèbres  »,  non  par  la  parole 
mais  par  le  silence  ^. 

D'accord  avec  les  auteurs  mystiques  ses  contemporains  ou 

*  V.  Cousin.  Jacqueline  Pascal,  Paris  1845,  p.  142.  Ce  sont  les  expressions  de 
Jacqueline  dans  sa  méditation  sur  le  Mystère  de  Jésus.  —  »  Règles  du  discerne- 
ment des  esprits,  2«  semaine,  2«  règle.  —  ^  cf  Le  Jour  Mystique  par  P.  de  P. 
capucin,  Paris  1671,  t.  I,  p.  30. 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA    PRÉSENCE    DE    DIEU  247 

ses  prédécesseurs,  Pascal  fait  du  cœur  le  principal  organe  de  la 
créance  et  de  l'union  à  Dieu.  La  terminologie  est  différente, 
la  doctrine  est  la  même.  Ce  que  les  autres  appellent  centre, 
pointe  de  l'esprit  i,  Pascal  l'appelle  cœur.  C'est  une  faculté 
d'amour  et  de  connaissance  qui  en  toutes  nos  opérations  spiri- 
tuelles tient  la  première  place.  Elle  appréhende  les  premiers 
principes  de  la  géométrie,  de  la  logique  et  les  livre  à  la  raison 
qui  les  exploite  par  induction  et  par  déduction.  Bien  avant  les 
leçons  de  l'école  elle  s'attache  à  Dieu,  et  son  impuissance  à 
démontrer  ne  prouve  rien  contre  la  vérité  de  ses  appréhen- 
sions. ((  Plût  à  Dieu...  que  nous  connaissions  toutes  choses  par 
instinct  et  par  sentiment  !  Maisla  nature  nous  a  refusé  ce  bien  », 

^.  Mystique.  —  La  pointe  de  l'esprit. 

Cf.  Le  Jour  mystique  ou  l'Éclaircissement  de  l'oraison  et  théologie  mystique 
par  le  R.  Père.  P.  de  P.  (Pierre  de  Poitiers  ?),  Provincial  des  capucins  de  la  pro- 
vince de  Touraine,  Paris,  1671,  chez  Denys  Thierry,  t.  IL 

T.  II,  1.  III,  traité  VI,  ch.  6,  sect.  XV,  pp.  192  ss. 

La  suprême  pointe  de  l'esprit  n'est  autre  que  la  volonté  et  l'intellect,  sans 
oublier  même  le  sens... 

Saint  Bonaventure  appelle  la  principale  affection  de  Vâme  qui  est  unie  à  Véter' 
nité,  du  nom  d'apex  ou  de  pointe.  Gerson  met  cet  apex,  ou  pointe  de  l'esprit 
en  la  puissance  affective. 

Rusbroche  dit  que  le  fer  brûle  au  fond  de  la  volonté  ou  de  la  partie  amative  de. 
celui  qui  aime  Dieu  sans  moyen. 

Saint  François  de  Sales  dit  que  Notre-Seigneur  au  jour  de  sa  Passion  retira 
toute  sa  sainte  joie  dans  la  cime  de  son  esprit. 

...  La  suprême  pointe  de  l'esprit  est  non  seulement  en  la  volonté,  mais  encore 
en  l'entendement,  parce  que  la  volonté  n'opère  point  sans  lui  et  spécialement  en 
la  contemplation,  de  cette  pointe  d'esprit...  et  aussi  que  la  foi  nue,  qui  est  un  acte 
d'entendement  est  en  cette  pointe  d'esprit.  Faisons-le  dire  à  nos  docteurs  mys- 
tiques. 

Gerson  donne  le  nom  de  pointe  d'esprit  à  la  simple  intelligence  qui  est  dans 
l'entendement  et  celui  de  synderèse  à  la  volonté,  mettant  cette  pointe  d'esprit 
en  l'une  et  en  l'autre  puissance.  Et  ailleurs,  il  dit  que  la  portion  supérieure  de 
Vâme  a  deux  vertus,  deux  yeux  ou  bien  deux  offices,  parce  que,  dit-il,  elle  est  une 
vraie  intelligence,  et  affective  ou  amoureuse  du  bien,  ce  qui  veut  dire  qu'elle  est 
dans  l'entendement,  dans  la  volonté. 

Rusbroche,  parlant  des  contemplatifs  :  ils  sont,  dit-il,  élevés  en  l'aspect  nu  de 
l'âme,  qui  est  l'œil  simple,  au-delà  de  la  raison,  dans  le  fond  de  notre  intelligence, 
dans  lequel  fond  le  Père  céleste  donne  une  incompréhensible  clarté  au-dessus  de 
notre  intellect. 

Harphius  met  aussi  l'intelligence  en  la  plus  haute  partie  de  l'âme.  La  contem- 
plation, dit-il,  naît  de  V intelligence,  qui  est  une  puissance  de  l'âme  immédiate- 
ment  soumise  à  Dieu,  avec  laquelle  on  connaît  les  choses  divines,  autant  qu'il  est 
possible  à  l'homme  ;  elle  obtient  le  plus  haut  lieu,  la  raison,  le  moyen  ou  metoyen, 
l'imagination  le  plus  bas. 

...  Il  faut  donc  dire  que  cette  pointe  d'esprit  est  également  dans  la  volonté  et 
dans  l'intellect,  d'où  vient  qu'Harphius  après  avoir  appelé  cette  suprême  partie  du 
nom  de  pointe,  de  raison,  de  lumière,  d'intelligence,  dit  qu'à  cette  puissance 
correspond  par  proportion  quelque  vertu  affective,  à  qui  il  donne  le  même  nom 
de  pointe  d'esprit. 


248  LA   MYSTIQUE 

Quand  le  cœur  connaît  Dieu,  selon  les  lumières  naturelles,  il 
est  aussi  légitimement  persuadé  que  lorsqu'il  se  connaît  lui- 
même.  «  Le  cœur  a  ses  raisons,  que  la  raison  ne  connaît  point  ; 
on  le  sait  en  mille  choses.  Je  dis  que  le  cœur  aime  l'être  uni- 
versel naturellement,  et  soi-même  naturellement...  est-ce  par 
raison  que  vous  vous  aimez  ^  ?  » 

Primat  du  cœur.  —  Dans  l'ordre  de  la  grâce  comme  dans 
celui  de  la  nature,  le  cœur  tient  toujours  le  primat.  «  C'est  le 
cœur  qui  sent  Dieu,  et  non  la  raison.  Voilà  ce  que  c'est  que  la 
foi,  Dieu  sensible  au  cœur,  non  à  la  raison  ».  «  Ceux  à  qui  Dieu 
a  donné  la  religion  par  sentiment  du  cœur  sont  bien  heureux 
et  bien  légitimement  persuadés  2.  » 

Dans  cette  fine  pointe  de  l'esprit,  il  est  permis  de  distinguer 
comme  deux  parties  :  l'amour  de  l'être  universel  et  l'intuition 
des  principes  généraux.  Là  encore  l'amour  passe  avant  l'intel- 
ligence, non  seulement  au  début,  mais  durant  tout  le  cours  de 
la  vie  religieuse.  Pascal  aurait  signé  ces  lignes  d'un  mystique 
son  contemporain. 

«  La  principale  partie  de  la  vie  spirituelle  se  gouverne  plus 
par  impétuosité  d'amour,  ou  par  les  lumières  que  donne  cet 
amour  que  par  ce  qu'Aristote  enseigne  en  ces  trois  figures... 
Quelle  est  cette  science  propre  aux  saints  ?  C'est  de  surpasser 
par  ardeur  leur  intelligence  et  concevoir  que  l'amour,  en  ce 
qui  est  de  Dieu,  passe  notre  entendement  et  ses  raisonne- 
ments ".  » 

Chap.  VII.  Quelle  est  la  fonction  ou  l'opération  de  la  suprême  pointe  de  l'es- 
prit, pp.  198,  ss. 

Sect.  II.  Les  pensées  et  les  discours  ne  sont  pas  la  fonction  de  la  pointe  de 
l'esprit,  mais  la  seule  contemplation. 

Sect.  III.  ...  Alvarez  de  Pas  dit  que  ces  paroles  obscures  de  pointe  ou  de  fond 
de  l'esprit  ne  signifient  autre  chose  que  le  même  intellect,  non  pas  en  tant  qu'il 
raisonne  mais  en  tant  que  simplement  il  regarde  et  entend;  qu'il  regarde  la  vérité 
dans  les  images  de  la  fantaisie...  ou  par  les  espèces  supérieures  sans  coopération 
de  la  fantaisie. 

Sect.  IV.  Le  P.  Constantin...  dit  que  Dieu  meut  la  volonté  sans  motifs  de  raisons 
et  connaissances  intellectuelles,  s' msmi^anï  en  ce  centre  à  l'impourveu,  mettant  la 
paix  et  le  repos  au  milieu  de  cette  âme,  chassant  le  trouble  et  la  trop  grande  sol- 
licitude avec  laquelle  elle  le  cherchait  par  forme  d'objet  connu,  et  d'intelligence 
actuelle. 

C'est  ce  que  l'auteur  appelle  a  contemplation  négative  qui  est  sans  formes  ni 
images,  ou  l'oraison  de  quiétude,  quin'ani  pensées,  ni  actes,  mais  un  seul  repos, 
sans  savoir  en  quoi  elle  se  repose...  » 

Il  réserve  à  ceux-ci  le  nom  de  mystiques. 

»  282,  277,  —  «  278,  282.  —  »  Surin.  Traité  inédit  de  Vamour  de  Dieu.  Édition 
Bouix,  p.  242. 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    L.V   PRÉSENCE    DE    DIEU  249 

Le  Mémorial.  —  Pascal  a-t-il  éprouvé  une  de  ces  hautes  expé- 
riences mystiques  qui  ont  ravi  saint  Paul  au  troisième  ciel  ?  Nous 
ne  le  savons  pas  et  rien  ne  permet  derafTirmer.  Cequinous  reste 
de  ses  écrits  ne  nous  défend  pas  cependant  de  parler  de  son 
oraison  de  quiétude,  dont  il  nous  resterait  la  trace  dans  le 
Mémorial  de  1654.  Le  Mystère  de  Jésus  nous  frappe  davantage 
parce  qu'il  y  a  plus  de  style,  plus  de  pensées,  d'images  et  de 
mouvements  ;  tout  simplement  il  est  mieux  à  notre  portée 
parce  qu'il  est  davantage  l'œuvre  de  l'homme.  La  grâce  y  est, 
certes,  mais  elle  ne  se  substitue  pas  aux  facultés,  elle  les  guide, 
et  les  élève  seulement.  Aussi  y  a-t-il  un  ordre  qui  nous  permet 
de  suivre  le  progrès  de  la  méditation  ;  elle  débute  par  le  sou- 
venir de  la  scène  au  Jardin  des  Oliviers.  L'imagination  l'évoque 
avec  quelques  détails,  ensuite  la  raison  applique  à  soi  les  diffé- 
rentes parties  du  drame,  et  la  volonté  forme  des  résolutions 
appropriées. 

Dans  le  Mémorial^  le  jeu  des  facultés  est  suspendu  pendant 
deux  heures  ;  aucune  scène  d'évangile,  aucune  notion  théolo- 
gique ne  sert  d'entrée  en  matière  ;  pas  de  trace  de  raisonne- 
ment ;  l'idée  d'ailleurs  se  perd  dans  le  feu  des  sentiments. 
La  grâce  a  pris  ici  la  place  de  l'homme  et,  sans  effort  de  sa 
part,  elle  l'a  rempli  de  consolations.  Comme  dit  saint  Ignace, 
il  appartient  au  seul  Créateur  d'entrer  ainsi  dans  l'âme  sans 
connaissance  préalable  d'aucun  objet  qui  puisse  faire  naître 
cette  consolation.  Chez  Pascal,  ce  repos  où  Dieu  se  donnait  à 
celui  qui  ne  le  cherchait  pas  dura  longtemps,  et  le  souvenir  lui 
en  resta  toute  la  vie.  Le  manuscrit  du  Mystère  de  Jésus,  il 
l'abandonna  parmi  ses  autres  écrits;  c'était  l'œuvre  de  l'homme 
autant  que  celle  de  la  grâce.  Mais  le  Mémorial,  ou  plutôt  la 
longue  oraison  de  quiétude  dont  le  Mémorial  a  essayé  de  fixer 
quelques  traits,  était  le  don  de  Dieu,  qu'il  ne  fallait  pas  ranger 
parmi  les  choses  profanes.  Aussi  Pascal  garda-t-il  jusqu'à  sa 
mort,  cousue  dans  la  doublure  de  son  pourpoint,  la  sainte 
copie. 

Pour  la  comprendre,  il  est  nécessaire  de  connaître  l'état  d'âme 
de  Pascal  à  cette  époque.  Sa  sœur,  sa  confidente,  la  directrice 
de  sa  conscience  en  a  scruté  tous  les  replis.  Jacqueline  a  suivi 
les  étapes  de  la  deuxième  conversion,  qui  a  commencé  fm  sep- 
tembre 1654,  deux  mois  avant  la  fameuse  nuit  de  quiétude  ^  ! 

Biaise  a  confié  à  sa  sœur  la  profonde  désolation  de  son  âme. 

»  Cousin,  o.  /.  pp.  226-227. 


250  LA   MYSTIQUE 

Ses  occupations  sont  fort  grandes  et  on  peut  l'y  croire  attaché. 
Peut-être  lui-même  pour  s'étourdir  les  a-t-il  recherchées.  Plus 
tard  il  le  décrira  bien  cet  état  de  l'homme  qui  se  jette  éperdu- 
ment  dans  le  travail  pour  oublier  sa  misère.  Ses  occupations 
les  plus  sérieuses  ne  sont  alors  qu'une  manière  de  divertisse- 
ment. Mais  la  grâce  est  plus  forte  que  le  plaisir.  Biaise  est,  de 
telle  sorte,  sollicité  à  quitter  tout  cela,  par  une  aversion  extrême 
qu'il  a  des  folies  et  des  amusements  du  monde  et  par  le  reproche 
continuel  que  lui  fait  sa  conscience  qu'il  se  trouve  détaché 
de  toutes  choses. 

Il  cherche  Dieu  et  Dieu  ne  se  découvre  pas.  Voilà  la  grande 
désolation.  Il  était  dans  un  si  grand  abandonnement  du  côté 
de  Dieu  qu'il  ne  sentait  aucun  attrait  de  ce  côté-là.  Un  jour, 
mieux  éclairé  sur  les  voies  spirituelles,  il  écrira  qu'on  ne  peut 
chercher  Dieu  sans  être  prévenu  par  sa  grâce,  tu  ne  me  cher- 
cherais pas  si  tu  ne  m'avais  trouvé.  Mais  aujourd'hui  il  croit 
être  seul  dans  le  désert  ;  il  se  porte  vers  Dieu  de  tout  son  pou- 
voir mais  il  sent  bien  que  c'est  plus  sa  raison  et  son  propre 
esprit  qui  s'excitent  que  non  pas  le  mouvement  de  celui  de 
Dieu. 

Où  le  cherche-t-il  ?  dans  les  lectures  arides  des  philosophes 
et  des  savants,  et  aussi,  la  voie  est  plus  sûre,  dans  les  longues 
conversations  qu'il  entretient  avoc  Jacqueline.  Celle-ci  Î3  voit 
croître  en  telle  sorte  qu'elle  ne  le  connaît  plus. 

Ces  longues  semaines  de  ténèbres  finissent  dans  une  illu- 
mination soudaine,  le  lundi  23  novembre  1654,  en  la  fête  de 
saint  Clément. 

Feu.  —  Toute  la  longue  oraison  de  cette  nuit  tient  en  ce 
mot  écrit  en  tête  du  Mémorial.  A  la  suite  des  savants  ses  con- 
temporains, à  travers  les  livres  de  Grotius,  de  Descartes,  de 
Charron,  à  la  suite  même  d'Épictète  et  de  Montaigne,  Pascal  a 
cru  pouvoir  trouver  Dieu,  et  avec  lui  la  paix  de  l'âme.  Sa  rai- 
son et  son  propre  esprit  ont  cru  suffire  à  la  tâche.  Dieu  va 
mettre  fin  à  l'épreuve  de  celui  qui  le  cherche  obstinément;"  et 
il  va  en  même  temps  humiher  la  superbe  puissance  du  raison- 
nement chez  un  penseur  encore  trop  attaché  à  ses  lumières 
naturelles.  Il  prétend  juger  avant  que  sa  volonté  ne  choisisse, 
Dieu  va  s'imposer  à  cette  volonté,  y  mettre  la  joie,  la  paix, 
l'assurance  et  l'amour,  avant  que  l'intelligence  n'ait  rien  pu 
décider.   On  n'entre  dans  la  vérité  que  par  la  charité.   Cette 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA    PRÉSENCE    UE    DIEU  251 

sentence  se  vérifie  chez  Pascal,  en  cette  nuit  bienheureuse. 
Cette  charité  embrase  le  cœur  du  converti,  et  brûle  sans  que  la 
créature  ait  besoin  d'attiser  la  flamme  par  ses  actes  d'intelli- 
gence ou  d'imagination.  Le  Créateur  suffit  à  entretenir  la 
flamme.  Elle  ne  baisse  pas  depuis  environ  dix  heures  et  demie 
du  soir,  jusques  environ  minuit  et  demie. 

Le  premier  temps  de  cette  oraison  sublime  finit  alors.  Le 
second  temps  commença.  «  Dans  ce  second  temps,  nous  dît 
saint  Ignace,  où  l'âme  est  encore  toute  fervente  et  comme 
pénétré  des  restes  précieux  delà  consolation  passée,  elle  forme 
de  son  propre  raisonnement  par  une  suite  de  ses  habitudes 
naturelles  et  en  conséquence  de  ses  conceptions  et  de  ses  juge- 
ments, sous  l'inspiration  du  bon  ou  du  mauvais  esprit,  des 
résolutions  et  des  décisions  qu'elle  n'a  pas  reçues  immédiate- 
ment de  Dieu  Notre-Seigneur  ^...  «  Quand  donc  le  premier  feu 
vint  à  baisser,  Pascal  reprit  l'usage  normal  de  ses  facultés  et  il 
put  fixer  sur  le  papier  comme  les  conclusions  de  ce  premier 
contact  mystique.  De  brèves  sentences  tiennent  lieu  de  descrip- 
tions, de  raisonnements  et  de  résolutions,  mais  chacune  d'elles 
est  si  embrasée  du  feu  récent,  qu'elle  éclaire  de  longues  per- 
spectives sur  l'âme  de  Pascal. 

L'ordre  du  MémoriaL  Ordre  du  cœur.  —  Nous  n'essayerons 
pas  de  montrer  le  lien  logique  qui  relie  entre  elles  ces  courtes 
pensées  :  il  est  trop  lâche.  Mais  pour  parler  à  ce  propos  de 
«  fatras  mystique  »  il  faut  ignorer  qu'il  y  a  deux  ordres.  «  Le 
cœur  a  son  ordre  ;  l'esprit  a  le  sien,  qui  est  par  principe  et 
démonstration  ;  le  cœur  en  a  un  autre.  On  ne  prouve  pas 
qu'on  doit  être  aimé,  en  exposant  d'ordre  les  causes  de  l'amour; 
cela  serait  ridicule. 

Jésus-Christ,  saint  Paul  ont  l'ordre  de  la  charité,  non  de  l'es- 
prit; car  ils  voulaient  échauffer,  non  instruire...  Cet  ordre  con- 
siste principalement  à  la  digression  sur  chaque  point  qu'on 
rapporte  à  la  fin,  pour  la  montrer  toujours  ^  ». 

La  fin,  que  le  Mémorial  nous  montre  toujours,  est  le  Dieu 
d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob.  De  ce  sommet  où  le  cœur  de 
Pascal  se  repose  dans  la  joie,  les  pleurs  de  joie,  nous  descendons 
jusqu'au  Verbe  incarné,  jusqu'à  son  Évangile.  Mais  c'est  pour 
rebondir  jusqu'à  la  cime  ;  car  Jésus-Christ  parle  et  dit  :  Mon 

*  Exercices.  Règles  du  discernement  des  esprits  pour  la  deuxième  semaine.  8«  règle. 
—  •  283. 


252  LA    MYSTIQUE 

Dieu  et  votre  Dieu,  il  ne  s'enseigne  et  ne  se  conserve  que  par 
les  voies  de  l'Évangile  ;  le  monde  ne  t'a  pas  connu,  mais  je  t'ai 
connu. 

Dans  ses  digressions  plus  lointaines,  le  cœur  de  Pascal  revient 
à  lui,  le  renégat,  «je  m'en  suis  séparé;  je  l'ai  fui,  renoncé,  cru- 
cifié ».  Ces  infidélités  le  ramènent  par  contraste  à  la  fidélité  de 
Dieu.  «Mon  Dieu,  me  quitterez-vous  ?...  Que  je  n'en  sois  jamais 
séparé  ! 

Renonciation  totale  et  douce.  Soumission  à  Jésus-Christ  et  à 
mon  directeur.  » 

Enfin  le  point  extrême  de  la  digression  est  atteint  quand 
Pascal  revient  à  la  terre  et  au  monde.  Il  ne  fait  qu'y  toucher 
pour  lui  dire  adieu  et  reprendre  son  vol  vers  les  sommets. 
«  Oubli  du  monde  et  de  tout,  hormis  Dieu...  Éternellement  en 
joie  pour  un  jour  d'exercice  sur  la  terre  ». 

Ordre  de  l'esprit.  —  L'ordre  de  l'esprit  n'est  cependant  pas 
absolument  étranger  à  cette  page.  S'il  n'y  a  pas  progrès  de  dis- 
cours, il  y  a  gradation  dans  l'ordre  des  idées,  au  moins  jusqu'à 
un  certain  point.  Au  début,  on  adore  le  Dieu  d'Abraham  ;  au 
milieu  les  effusions  à  Jésus-Christ  seul  médiateur  entre  Dieu  et 
les  hommes,  occupent  la  place  la  plus  large,  parmi  d'autres 
sentiments  ;  enfin  il  y  a  une  sorte  de  conclusion  dans  la  volonté 
de  renoncer  à  tout,  en  se  soumettant  à  Jésus-Christ  et  au  direc- 
teur. 

Depuis  cette  nuit  la  pensée  de  Pascal  change  de  direction.  — 

Cette  nuit  est  capitale  dans  la  vie  de  Pascal,  non  seulement 
parce  qu'elle  l'a  définitivement  converti  mais  aussi  parce  que 
son  esprit  en  est  sorti  illuminé.  Il  s'est  levé  de  la  prière  avec 
des  yeux  nouveaux  :  il  n'a  plus  vu,  comme  jadis,  au  temps  de  sa 
première  ferveur,  ni  Dieu,  ni  Jésus-Christ,  ni  le  monde,  ni  soi- 
même.  Hier,  il  était  mondain  :  avant-hier  quand  il  avait  pour 
la  première  fois  renoncé  au  siècle,  il  était  théologien  d'école, 
abstrait;  aujourd'hui,  il  est  théologien  mystique.  Il  a  expéri- 
menté la  présence  de  Dieu,  il  a  goûté  combien  le  Seigneur  est 
doux.  Aussi  comme  l'accent  change  des  lettres  de  la  première 
époque  aux  «  Pensées  »  !  Autrefois,  il  avait  vu  Dieu  avec  sa  foi  ; 
aujourd'hui  il  en  goûte  la  suavité.  Autrefois,  il  voyait  avec  sa 
foi  seulement,  aujourd'hui,  il  voit  avec  toute  sa  charité.  Non 
intratur  in  çeritatem,  nisi  per  caritatem.  Sa  pensée,  qui  était 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA    PRÉSENCE    DE    DIEU  253 

déjà  si  profonde,  devient  plus  belle  et  plus  vivante,  parce  qu'elle 
est  V expression  d'un  contact  avec  la  réalité  divine,  et  non  plus 
la  description  d'une  vision  lointaine. 

Avant  d'exposer  dans  le  détail  les  différences  entre  sa 
théologie  d'avant  et  sa  théologie  d'après  la  nuit  fameuse,  il 
est  bon  d'exposer  cette  page,  toute  frémissante  de  vie  surnatu- 
relle. 

Feu 

Dieu  d Abraham,  Dieu  disaac.  Dieu  de  Jacob. 
non  des  philosophes  et  des  savants. 

C'est  un  cri  de  reconnaissance  qui  s'échappe  tout  d'abord 
de  la  poitrine  oppressée.  Il  a  trouvé  enfm  celui  qu'il  cherchait 
ou  plutôt  Dieu  est  venu  à  lui  spontanément,  en  dehors  des  voies 
où  il  peinait  pour  le  découvrir. 

Il  s'est  épuisé  à  courir  sur  les  routes  de  la  philosophie  et  de 
la  science,  et  il  n'a  trouvé  qu'impalpables  ténèbres  ;  et  Dieu 
vient  à  lui  en  ce  jour,  par  les  voies  de  la  simpHcité.  Nisi  effi- 
ciamini  sicut  parvuli  non  intrabitis  in  regnum  cœ  lorum.  La  voie 
du  ciel  n'est  pas  celle  de  l'orgueilleuse  science,  mais  celle  de 
l'ignorance  des  enfants  et  des  humbles. 

Le  Dieu  qu'il  cherche  n'est  pas  celui  des  philosophes  et  des 
savants,  il  est  celui  des  simples.  Que  savaient-ils,  ces  familiers 
de  Dieu,  Abraham,  Isaac  et  Jacob  ?  Ils  n'étaient  ni  astrologues 
ni  mages,  mais  ils  étaient  humbles  et  soumis  à  la  voix  du  Sei- 
gneur ;  aussi  Dieu  ne  dédaignait-il  pas  de  se  manifester  à  eux  ; 
il  leur  parlait  en  songe,  il  s'asseyait  à  leur  table  ;  il  se  faisait 
sentir  à  eux. 

Voilà  le  Dieu  qu'il  trouve  ! 

Certitude,  certitude,  sentiment,  joie.  paix. 

Il  l'a  senti  tout  près  de  lui,  il  a  eu  le  sentiment  de  sa  pré- 
sence. Certitude,  certitude!  Quelle  folie  de  le  chercher  dans  les 
livres  !  La  philosophie  vaut-elle  une  heure  de  peine  puisque  les 
preuves  métaphysiques  sont  si  impliquées,  et  si  éloignées  du 
raisonnement  des  hommes,  qu'elles  frappent  peu  l'esprit.  Et 
quant  au  cœur,  dans  quelle  sécheresse  le  laisse  la  science  ! 

Le  Dieu  des  patriarches  s'est  communiqué  à  son  serviteur, 
l'esprit  en  est  certain,  et  le  cœur  est  dans  la  joie  et  la  paix.  Ah  î 


254  LA   MYSTIQUE 

si  Jacqueline  pouvait  voir  son  frère,  il  ne  lui  ferait  plus  pitié, 
comme  ce  matin  encore,  peut-être. 

Dieu  de  Jésus-Christ. 

Deum  meum  et  Deum  çestrum. 

Pourquoi  Dieu  s'est-il  ainsi  manifesté  à  l'âme  de  Pascal 
malgré  «  ses  horribles  attaches  »  ?  La  liaison  n'est-elle  pas 
rompue  avec  le  Ciel  depuis  le  péché  ?  —  Si,  mais  Jésus-Christ 
est  venu  renouer  les  liens,  en  purifiant  nos  âmes.  Il  les  a  rendues 
simples  et  humbles  comme  celles  des  patriarches,  pures  comme 
celles  des  apôtres  pardonnes,  après  leur  fuite,  et  il  nous  a  dit  : 
Mon  Dieu  est  votre  Dieu  ;  Dieu  alors  est  venu  à  nous. 

Ton  Dieu  sera  mon  Dieu. 

Oubli  du  monde  et  de  tout,  hormis  Dieu. 

Jésus  a  quitté  le  ciel,  il  s'est  anéanti  lui-même  «  exinanivit 
semetipsum  »  pour  nous  manifester  le  Père  ;  n'est-il  pas  juste 
que  pour  l'amour  de  lui  nous  quittions  tout,  aussi  :  la  géométrie 
inutile  en  sa  profondeur,  le  monde,  où  il  n'y  a  pas  deux  hommes 
à  s'aimer  sincèrement,  la  famille  même,  puisque  Jésus  nous  le 
commande,  a  Qui  aime  son  père  ou  sa  mère  plus  que  moi  n'est 
pas  digne  de  moi.  »  De  pauvres  femmes  n'ont-elles  pas  tout 
quitté  pour  s'attacher  à  leur  mari  ?  Comme  Ruth,  je  dirai  donc 
à  l'Époux  qui  me  donne  son  Dieu  :  «  Ton  Dieu  sera  mon  Dieu  », 
et  pour  mieux  le  suivre,  j'oublierai  le  monde  et  tout,  hormis 
Dieu. 

//  ne  se  trouve  que  par  les  voies  enseignées  dans  V Évangile. 

Voies  d'humihté  et  d'amour,  de  crainte  et  de  confiance,  de 
mortification  et  de  vie  surnaturelle.  La  philosophie  stoïcienne 
rend  orgueilleux,  celle  d'Épictète  engendre  la  paresse,  l'Évan- 
gile fait  le  milieu  en  nous  maintenant  à  la  fois  dans  l'espérance 
et  la  défiance.  Les  philosophies  humaines  mettent  le  vrai  bien 
où  elles  peuvent,  l'Évangile  le  met  en  Dieu,  dans  l'infini,  qui 
est  en  nous  et  hors  de  nous. 

Grandeur  de  Vâme  humaine. 

vers  qui  Dieu  députe  son  propre  Fils,  pour  préparer  son  union 
avec  elle.  Elle  paraît  si  vile  aux  yeux  des  philosophes  qu'ils 
ont  égalé  l'homme  aux  bêtes  ;  elle  est  si  grande  aux  yeux  de 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA    PRÉSENCE    DE    DIEU  255 

Dieu  qu'il  en  fait  sa  fille,  participante  de  sa  nature  «  dii  estis  » 
Père  juste^  le  monde  ne  Va  pas  connu,  mais  je  t'ai  connu. 

Par  un  juste  décret  du  Père,  Dieu  est  resté  caché  au  monde. 
Vere  tu  es  Deus  absconditus.  Le  monde  est  la  concupiscence  de 
la  chair  qui  lutte  contre  l'esprit  et  le  rend  aveugle.  Les  pas- 
sions sont  toujours  les  grands  obstacles  à  la  foi.  Le  monde  est 
encore  la  concupiscence  des  yeux.  Il  aime  l'étude  pour  elle- 
même,  et  non  comme  une  voie  vers  la  charité.  Il  s'y  complaît  et 
en  tire  vanité  au  heu  d'en  tirer  des  motifs  d'humilité.  La  con- 
naissance de  Dieu  sans  Jésus-Christ  mène  à  l'orgueil  et  à  la 
méconnaissance  pratique  de  la  divinité  «  quod  curiositate  cogno- 
çerunt,  superbia  amiserunt.  » 

Il  est  juste  que  Dieu  se  cache  au  monde  charnel  et  orgueil- 
leux. 

Mais  je  t'ai  connu  parce  que  je  suis  le  Fils.  Nemo  novit 
Patrern  nisi  Filius  et  cui  i^oluerit  Filius  revelare. 

Joie,  joie,  joie,  pleurs  de  joie. 

Je  suis  du  nombre  de  ceux  à  qui  le  Fils  a  voulu  parler  du 
Père.  Sa  grâce,  en  cette  nuit,  me  fait  sentir  la  douceur  d'avoir 
un  Père  au  ciel ,^  et  sur  la  terre  même,  puisqu'il  me  donne  la 
consolation  de  sa  présence.  Mon  cœur  fond  dans  les  pleurs  de 
joie. 

Je  m'' en  suis  séparé  : 

Dereliquerunt  me  fontem  aquae  çiçae. 

Ce  fils  que  le  Père  étreint  en  ses  bras  se  souvient  d'avoir 
été  le  fils  prodigue.  Il  faisait  bon,  sous  le  toit  paternel,  lors 
de  la  première  conversion  et  les  consolations  coulaient  comme 
de  source  !  Pourquoi  ai-je  quitté  la  fontaine  des  eaux- vives  ? 
Que  les  larmes  de  repentir  se  mêlent  aux  larmes  de  joie  ! 

Mon  Dieu,  me  quitterez  vous  ? 

Que  je  n'en  sois  pas  séparé  éternellement. 

Ce  serait  juste  puisque  je  l'ai  abandonné  le  premier.  S'il 
permet  de  nouvelles  chutes,  ou  de  nouveaux  «  abandonne- 
ments  »  de  sa  grâce  sensible,  que,  du  moins,  je  n'en  sois  pas 
séparé  pour  l'éternité. 

Cette  est  la  ç^ie  éternelle,  qu'ils  te  connaissent 
seul  vrai  Dieu,  et  celui  que  tu  as  envoyé^  Jésus-Christ. 


256  LA    MYSTIQUE 

La  vie  des  élus  consiste  dans  la  connaissance  de  Dieu  qui  les 
béatifie.  Mais  cette  vie  commence  dès  maintenant  ;  la  grâce 
donne  aux  brebis  choisies  des  oreilles  nouvelles  pour  entendre 
la  voix  du  Pasteur  et  pour  le  suivre  dans  le  bercail  de  l'Église. 
Que  cette  grâce  me  soit  conservée,  pour  connaître  toujours  la 
voix  de  Jésus-Christ. 

Jésus- Christ. 
Jésus-Christ. 

Par  lui  seul  la  haison  est  rétablie  avec  le  ciel.  Via.  Veritas, 
En  lui  nous  avons  des  preuves  palpables  de  l'existence  de  Dieu. 

Sans  lui  il  faudrait  ou  que  le  monde  fût  anéanti  ou  qu'il 
devînt  un  enfer. 

Je  m^en  suis  séparé;  je  Vai  fui,  renoncé,  crucifié. 
Que  je  n''en  sois  jamais  séparé} 

Pendant  de  longues  années  de  tiédeur  et  de  péché  je  me  suis 
séparé  de  son  corps  mystique  ;  j'ai  fui  sa  grâce  et  ses  inspira- 
tions ;  j'ai  renoncé  à  son  amitié,  aux  sacrements  qui  devaient 
alimenter  en  moi  la  vie  divine  ;  je  l'ai  crucifié  et  tué  dans  mon 
âme  par  le  péché,  le  véritable  néant,  parce  qu'il  est  contraire 
à  Dieu. 

Que  je  n'en  sois  jamais  séparé. 
Il  ne  se  conserve  que  par  les  voies  enseignées  dans 
r Évangile  : 

Renonciation  totale  et  douce. 

Soumission  totale  à  Jésus-Christ  et  à  mon  directeur. 

Comme  les  enseignements  de  l'Évangile  nous  gardent  unis  à 
Dieu,  ils  nous  gardent  aussi  unis  à  Jésus-Christ.  Ils  se  résument 
dans  le  renoncement. 

Si  quelqu'un  veut  venir  après  moi  qu'il  se  renonce  soi-même, 
qu'il  porte  sa  croix  et  qu'il  me  suive. 

Il  faut  renoncer  aux  aises  de  son  corps  et  pleurer  ses  péchés. 
Veux-tu  que  ta  conversion  me  coûte  toujours  du  sang  sans 
qu'elle  te  coûte  aussi  des  larmes  ? 

Il  faut  renoncer  à  la  sagesse  du  monde  et  embrasser  la  folie 
de  la  croix.  11  faut  renoncer  à  sa  volonté  propre  et  demeurer 
attaché  au  chef  de  l'Église,  de  qui  toute  vie  descend,  sans  quoi 
je  ne  serais  plus  qu'un  membre  desséché  et  perdu  pour  jamais. 


» 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA    PRÉSENCE    DE    DIEU  25"^ 

Mais  cette  renonciation  totale  sera  douce  aussi,  car  Jésus- 
Christ  fera  en  moi  toutes  choses  par  sa  grâce. 

Éterfieîlement  en  joie  pour  un  jour  (^exercice  sur  la 
terre. 

Non  ohlwiscar  sermones  tuos.  Amen. 

Révolution  dans  l'esprit  de  Pascal.  —  Ce  premier  et  long 
contact  de  Pascal  avec  le  Père  des  miséricordes  opère  une 
révolution  dans  son  esprit.  Si  nous  voulions  la  résumer  d'un 
mot,  nous  dirions  que  d'un  intellectuel  il  fit  un  afYectif.  Jus- 
qu'ici, l'inteHigence  tenait  le  premier  rang  dans  son  estime; 
désormais  elle  cède  le  pas  au  cœur.  Il  est  utile,  à  ce  point  de  vue, 
de  comparer  les  écrits  d'avant  et  ceux  d'après  la  conversion 
définitive. 

En  1648,  les  pécheurs  sont  surtout  des  aveugles.  Ils  sont 
dans  les  ténèbres  du  monde  et  les  suivent  par  un  aveuglement 
brutal  ^.  Dans  les  «  Pensées  »,  si  le  pécheur  reste  toujours  un 
aveugle,  il  le  doit  à  ses  passions  ;  il  est  avant  tout  un  homme  à 
qui  Dieu  refuse  la  lumière  à  cause  de  ses  endurcissements  ^, 
c'est  un  monstre  dans  le  cœur  duquel  nous  voyons  «  cette  sen- 
sibilité pour  les  moindres  choses  et  cette  étrange  insensibilité 
pour  les  plus  grandes  ^  ». 

Changement  dans  sa  théorie  de  la  foi.  —  Sa  théorie  de  la  foi 
a  évolué  dans  le  même  sens.  Sans  doute,  ses  conversations 
avec  le  chevalier  de  Méré  n'y  sont  pas  étrangères.  De  lui,  il  a 
appris  en  effet,  la  grande  importance  du  cœur  dans  les  connais- 
sances naturelles  ;  mais  une  expérience  lui  permet  d'affirmer 
aussi  que  les  premiers  mouvements  de  la  grâce  ne  s'adressent 
pas  à  l'intelUgence,  mais  à  la  volonté. 

Autrefois  il  se  préoccupait  surtout  de  maintenir  devant  son 
intelligence  la  pensée  de  Dieu.  Il  ne  faut  pas  laisser  passer 
un  espace  notable  de  temps  sans  songer  avec  attention  à  cette 
vérité  que  Dieu  a  représenté  les  choses  invisibles  dans  les 
visibles  ^.  La  nécessité  de  purifier  son  cœur  y  est,  certes,  mais 
indiquée  seulement  et  comme  en  passant  ;  désormais  l'ascèse 
passe  au  premier  plan  :  aimez  Dieu,  vous  le  trouverez  partout  ; 
on  entre  dans  la  vérité  par  la  charité  ;  on  découvre  dans  les 
objets  l'image  de  la  bonté  que  l'on  porte  dans  son  cœur  ^ 

1  p.  89.  —  2  p.  526.  —  «  p.  420.  —  <  p.  88.  —  s  692. 

LAHOEQUE   :    LK    REALISME    DE    PA9CAI,.  17 


258  LA    MYSTIQUE 

C'est  à  la  deuxième  période  de  la  vie  de  Pascal  qu'appar- 
tiennent les  fameuses  formules  :  Dieu  incline  le  cœur  à  croire  *. 
«  C'est  le  cœur  qui  sent  Dieu,  et  non  la  raison  ».  Dieu  donne  la 
religion  par  sentiment  de  cœur,  a  Inclina  cor  meum  Deus  ».  La 
doctrine  de  la  foi  par  l'amour  est  déjà  en  germe  dans  la  période 

»  278,  282,  284,  287  —  Comme  pour  Pascal,  pour  Newman  le  cœur  joue  un 
grand  rôle  dans  la  connaissance  religieuse.  Nous  citons  les  textes  suivants 
d'après  les  deux  ouvrages  de  M.  Brémond.  Newman.  Psychologie  de  la  Foi.  — 
Essai  de  biographie  psychologique. 

1.  L'amour  nous  fait  chercher  le  Christ. 

t  Telle  est  donc,  en  toute  circonstance,  la  foi  véritable;  une  présomption,  non 
cependant  une  conjecture  purement  hasardée, —  une  poursuite,  non  cependant 
celle  de  la  cupidité  ou  de  la  passion...  un  mouvement  d'une  vérité  connue  à  une  vérité 
inconnue,  retenu  dans  l'étroit  sentier  de  la  vérité,  par  la  loi  de  Vobéissance  qui  en 
est  la  compagne  inséparable,  par  la  lumière  du  ciel  qui  l'anime  et  qui  la  guide  ;  — 
qu'elle  soit  faible  et  obscure  comme  chez  les  païens,  ou  lumineuse  et  forte  comme 
chez  les  chrétiens  ;  qu'elle  soit  le  réveil  et  la  lutte  de  la  conscience,  ou  l'inspira- 
tion de  l'Esprit  ;  qu'elle  soit  comme  une  timide  espérance  ou  la  plénitude  de 
Vamour,  toujours  est-il  que,  sous  quelque  économie  que  ce  soit,  c'est  le  seul 
principe  agréable  à  Dieu,  le  seul  qui  le  dispose  à  nous  dispenser  les  mérites  de  Jésus- 
Christ.  iPsychol.  p.  311. 

C'est  cette  recherche  du  bien  suprême  que  saint  Paul  essayait  de  diriger  quand 
il  parlait  aux  Athéniens  :  Il  n'en  appelait  pas  purement  «  au  pouvoir  qu'il  avait 
de  faire  des  miracles,  mais  il  regardait  fixement  les  hommes  pour  voir  s'ils  avaient 
t  foi  en  leur  guérison  >;  il  en  appelait  à  tout  ce  corps  d'opinions,  d*affections,  de 
désirs,  qui  constituait  dans  chaque  homme  son  moi  moral;  qui  contrairement  à 
toute  conjecture  et  à  tous  efforts  irréfléchis,  s'il  était  ce  qu'il  devait  être  le 
faisait  marcher  résolument  dans  une  direction  fixe,  le  préparant  à  répondre  à 
la  doctrine  de  l'apôtre...  Il  apprenait  aux  hommes  que  non  seulement  il  y  a  un 
Dieu  tout-puissant  et  qu'il  est  partout  mais  qu'il  a  certains  attributs  moraux, 
qu'il  est  juste,  vrai,  saint,  miséricordieux...  Psych.,  p.  310. 

Cf.  Pascal,  no    425. 

2.  L'amour  nous  fait  trouver  le  Christ. 

«  L'âme  divinement  éclairée  voit  dans  le  Christ  le  véritable  objet  qu'elle  désire 
aimer  et  adorer  —  Vobjet  qui  correspond  à  ses  propres  affections  —  et  elle  met  sa 
confiance  en  lui,  elle  croit  parce  qu*elle  Vaime.  »  Psych.,  p.  299.  XXI. 

€  Mes  frères,  nous  vivons  à  une  époque  où  l'on  attache  une  grande  importance 
aux  argumenta  que  l'on  peut  mettre  en  avant  pour  prouver  la  religion...  Loin  de 
moi  la  pensée  de  vouloir  contester  la  beauté  et  la  force  des  arguments  exposés 
dans  ces  livres  ;  mais  je  doute  beaucoup  que  ce  soient  ces  arguments  qui  conduisent 
les  hommes  au  christianisme,  ou  qui  les  y  retiennent...  Soyez-en  sûrs,  mes  frères, 
le  meilleur  argument...  à  la  portée  de  tous...  qui  est  au  dedans  de  nous,  argument 
convaincant  pour  l'esprit,  persuasif  pour  le  cœur,  soit  pour  prouver  l'existence 
d'un  Dieu,  soit  pour  établir  le  fondement  du  christianisme,  c'est  celui  qui  découle 
d'une  attention  exacte  aux  enseignements  de  notre  cœur,  et  la  comparaison  entre 
les  exigences  de  la  conscience  et  les  doctrines  de  l'Évangile.  »  Psych.,  pp.  290,  291. 

Cf.  Pascal,  no   286,  284,  279,  280. 

t  II  est  dit  encore  :  «  Que  l'onction  que  vous  avez  reçue  de  lui  habite  en  vous 
et  il  n'est  pas  besoin  qu'aucun  homme  vous  enseigne...  A  coup  sûr  la  faculté  par 
laquelle  nous  connaissons  la  vérité  nous  est  ici  représentée,  non  pas  comme  une 
faculté  intellectuelle,  mais  comme  une  perception  morale.  »  Psychol.,  p.  301,  XXIV. 

Cf.  Pascal,  n«»   732. 

3.  L'amour  garde  la  foi  de  toute  superstition. 

c  La  foi...  considérée  comme  un  principe  purement  abstrait  tend  certainement 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA   PRÉSENCE    DE    DIEU  259 

de  lapremièreconversion,maiselleest  enveloppée,  vague  et  sans 
relief.  Pour  entendre  «  ce  langage  secret  et  étranger  à  ceux  qui 
le  sont  du  ciel,  il  faut  que  la  même  grâce,  qui  peut  seule  en  don- 
ner la  première  intelligence,  la  continue  et  la  rende  toujours 
présente...  dans  le  cœur  des  fidèles  ^  ».  Dans  ce  cœur,  la  fonction 
intellectuelle  a-t-elle  le  primat  sur  la  fonction  affective  ?  On 
est  tenté  de  le  croire.  Au  contraire,  cette  autre  formule  ne  laisse 
plus  de  doute  :  pour  les  choses  divines  «  il  faut  les  aimer  pour 
les  connaître  ^.  » 

Dans  ses  idées  sur  Dieu.  —  En  même  temps  que  sa  théorie 
de  la  foi  s'affermit,  sa  théologie  plonge  des  racines  nouvelles 
en  Dieu.  Il  le  connaît  mieux  parce  qu'il  l'a  goûté.  Gustate  et 
videte.  Il  l'a  goûté  d'abord,  il  l'a  connu  ensuite  sous  un  aspect 
nouveau.  Au  temps  de  sa  première  ferveur  Dieu  était  «  le  véri- 
table être  ^  »,  sa  Providence  était  l'unique  et  véritable  cause, 
l'arbitre  et  la  souveraine  des  biens  et  des  maux  *.  Rien  ne 
subsistait  que  lui  ^  »,  donc  rien  n'était  digne  d'amour  que  lui. 
Nul  fidèle  ne  peut  contester  l'exactitude  de  ses  formules,  mais 
elles  sont,  hélas,  toutes  proches  de  ces  autres  :  Il  est  la  vérité 
substantielle,  l'auteur  des  vérités  géométriques  et  de  l'ordre 
des  éléments  ;  et  ces  formules  laissent  le  cœur  bien  vide  ^ 

Mais  en  la  fête  de  saint  Clément,  le  23  novembre  1654,  Dieu 
s'unit  au  cœur  désolé.  Il  se  manifeste  alors  comme  le  Dieu  des 
simples,  d'Abraham,  d'Isaac,  de  Jacob;  le  Dieu  de  Jésus-Christ 
le  Dieu  de  la  joie,  de  la  joie,  des  pleurs  de  joie,  le  Dieu  de  la 
paix,  celui  dont  on  ne  veut  plus  être  séparé  et  pour  l'amour 
duquel  on  renonce  à  tout  '.  Qu'on  remarque  l'affinité  de  ces 
expressions  avec  celles  des  «  Pensées  »,  postérieures  à  cette  nuit 
de  grâce  I  Les  idées  se  ressemblent  et  quelquefois  les  mots  même 
sont  empruntés  au  Mémorial. 

«  Le  Dieu  d\Abraham,  le  Dieu  d'Isaac,  le  Dieu  de  Jacob,  le 

à  faire  incliner  humblement  l'esprit  devant  tout  ce  qui  se  donne  comme  surna- 
turel mais  il  n'en  est  pas  ainsi  d'une  foi  vraiment  religieuse,  de  la  foi  d'un  esprit 
religieux,  pénétré  d'amour  pour  Dieu  et  pour  les  hommes.  L'amour  pour  les 
hommes  le  fera  reculer  d'horreur  devant  toute  cruauté.  L'amour  pour  Dieu  devant 
une  fausse  adoration...  Je  dis  que  le  principe  de  l'amour,  agissant  non  par  voie  de 
recherches  ni  d'arguments,  mais  spontanément  et  comme  par  instinct  portera  V âme 
a  fuir  la  cruauté,  l'impureté,  à  repousser  les  prétentions  d'une  fausse  divinité, 
même  si  elle  se  présente  à  elle  avec  des  titres  surhumains.  »  Psychol.  pp.  303-304. 

»  p.  92,  —  *  p.  185,  —  »  p.  90.  —  «  p.  96.  —  *  p.  57.  —  •  Je  ne  trouve  qu'un, 
seul  texte  de  cette  époque  où  il  soit  question  de  Dieu  en  tant  que  t  Père  »  (p.  57). 
—  'p.  142. 


260  L\    MYSTIQUE 

Dieu  des  Chrétiens,  est  un  Dieu  d'amour  et  de  consolation,  c'est 
un  Dieu  qui  remplit  l'âme  et  le  cœur  de  ceux  qu'il  possède, 
c'est  un  Dieu  qui  leur  fait  sentir  intérieurement  leur  misère, 
et  sa  miséricorde  infinie  ;  qui  s'unit  au  fond  de  leur  âme  ;  qui  la 
remplit  d'humilité  de  joie,  de  confiance,  d'amour  ;  qui  les  rend 
incapables  d'autre  fin  que  de  lui-même  ^  ».  (Le  Mémorial  parle 
ici  de  renoncement). 

Le  Dieu  des  chrétiens  est  un  Dieu  qui  fait  sentir  à  l'âme 
qu'il  est  son  unique  bien,  que  tout  son  repos  (le  Mémorial  parle 
de  paix)  est  en  lui,  qu'elle  n'aura  de  joie  qu'à  l'aimer,  et  qui 
lui  fait  abhorer  tous  les  obstacles  qui  la  retiennent...  ^ 

La  connaissance  de  Jésus-Christ  se  développe  dans  le  même 
sens  que  sa  connaissance  de  Dieu.  De  théorique  elle  devient 
pratique,  de  son  esprit,  elle  descend  dans  son  cœur  depuis  le 
jour  où  il  est  entré  en  contact  avec  le  Verbe  de  vie. 

Avant  cette  date,  le  Sauveur  est  considéré  surtout  comme 
modèle,  sa  prédication  nous  donne  des  exemples  de  perfection, 
sa  vie  dans  le  corps  mystique  de  l'Église  reste  une  théorie, 
plutôt  qu'une  réalité  vivante  en  chacun  de  nous. 

Sur  Jésus- Christ.  —  En  relisant  les  lettres  de  cette  époque, 
on  est  frappé  du  peu  de  place  que  tient  Notrc-Seigneur  dans 
la  vie  intérieure  de  Pascal.  Dieu  le  Père  occupe  sa  pensée.  Il 
enseigne  aux  hommes  la  reconnaissance  ^  Dans  les  moments 
d'épreuve,  on  s'attendrait  à  voir  le  Christ  souffrant  s'approcher 
de  son  disciple  et  prendre  une  partie  de  sa  croix.  La  grande  con- 
solation serait  de  monter  au  Calvaire,  soutenu  par  sa  force 
divine.  Il  n'en  est  rien.  Dieu  le  Père  nous  présente  son  Fils, 
mais  toujours  comme  modèle  de  patience,  non  comme  une  aide 
intérieure.  Pascal  vient  de  perdre  son  père.  A  ce  propos  il 
écrit  à  sa  sœur  un  «  discours  bien  consolatif  ».  Écoutons-le  ;  il 
S3  développe  avec  la  majesté  d'une  thèse,  fort  belle  sans  doute, 
mais  un  peu  sèche.  Dieu  veut  tout  récapituler  dans  le  Christ, 
il  voit  tout  en  lui,  par  lui.  Il  l'a  établi  médiateur  et  modèle 
de  toutes  les  conditions,  en  sorte  que  tout  ce  qui  est  arrivé  en 
lui  doit  arriver  en  chacun  des  chrétiens. 

Or  la  vie  du  Christ  est  un  sacrifice  :  l'oblation  a  commencé 
à  sa  naissance,  il  a  été  immolé  sur  la  croix,  et  le  sacrifice  a  été 
accepté  par  le  Ciel  le  jour  de  son  Ascension. 

Il  en  est  de  même  de  notre  père,  il  a  commencé  son  sacrifice 

^  p.  581.  —  2  544.  —  »  p.  89. 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA   PRÉSENCE    DE    DIEU  261 

au  baptême,  il  l'a  achevé  sur  son  lit  de  mort.  Il  est  aux  cieux 
maintenant,  ne  le  pleurons  pas  comme  ceux  qui  n'ont  pas 
(l'espérance  ^. 

Dans  la  «  Prière  pour..,  le  bon  usage  des  maladies^))  on  devrait 
s'adresser  au  Christ  agonisant  ou  du  moins  faire  une  allusion 
continuelle  à  sa  Passion.  Cette  longue  et  magnifique  oraison 
est  adressée  au  Père  ^  et  les  douleurs  de  l' Homme-Dieu  y  sont 
à  peine  rappelées  :  donnez-moi  «une  tristesse  conforme  à  la 
vôtre  *  »  réimprimez  en  moi  «  votre  portrait  effacé,  c'est-à-dire 
Jésus-Christ  mon  Sauveur  ^  »  ;  seules  mes  douleurs  ont  quel- 
que ressemblance  avec  les  vôtres  ^  Vivez  et  souffrez  en  moi, 
mon  Sauveur  ^.  La  plus  consolante  de  ces  pensées,  la  dernière 
n'est  pas  développée,  et  dans  les  autres  il  ne  s'agit  que  de  res- 
semblance avec  le  crucifié.  Nous  sommes  toujours  un  peu  dans 
l'abstrait.  '^' 

Quand  Jésus  parle,  à  cette  époque,  il  s'adresse  principale- 
ment à  l'esprit  et  nous  propose  en  son  Père  «  un  modèle  »  de  per- 
fection infinie  ^ 

Dans  le  Mémorial,  Jésus-Christ  n'est  plus  autant  séparé  du 
Père.  Les  écrits  précédents  pourraient  laisser  croire  qu'on 
peut  connaître  Dieu  sans  Jésus-Christ  ;  le  Mémorial  affirme 
hautement  notre  impuissance  à  ce  sujet.  Le  Dieu  d'Abraham  et 
des  autres  est  avant  tout  le  Dieu  de  Jésus-Christ,  lui  seul  peut 
le  donner  :  «  mon  Dieu  »  devient  par  moi  a  cotre  Dieu  »  parce  que 
seul  je  le  connais,  seul  je  puis  le  faire  connaître.  «  Père  juste, 
le  monde  ne  t'a  pas  connu,  mais  moi  je  t'ai  connu.  »  On  ne  peut 
donc  trouver  Dieu  qu'en  suivant  le  Messie.  «  Il  ne  se  trouve  que 
par  les  voies  enseignées  dans  l'Évangile  )>...  Cette  est  la  vie 
qu'ils  te  connaissent  et  celui  que  tu  as  envoyé,  Jésus-Christ  ». 

Une  seconde  idée,  mise  en  relief  par  le  Mémorial,  est  notre 
impuissance  à  vivre  les  commandements  sans  Jésus-Christ. 
Les  autres  écrits  nous  parlaient  bien  de  la  grâce,  mais  nous 
pouvions  oubher  que  cette  grâce  était  tout  simplement  la  vie 
mystique  du  Sauveur  dans  nos  âmes.  Cette  vérité  est  de 
nouveau  mise  en  pleine  lumière.  Jésus-Christ  !  Jésus-Christ  ! 
Dans  ces  deux  cris  quelle  douleur  et  quelle  piotestation  de 

*  pp.  95  ss.  —  *  Avec  le  R.  P.  Petitot  nous  datons  cette  pièce  de  la 
première  conversion.  Un  de  nos  motifs  est  que  la  vie  intérieure  de  Pascal  y 
paraît  moins  développée  que  dans  les  écrits  qui  appartiennent  incontestablement 
à  la  deuxième  époque. En  particulier  la  présence  de  N.-S.  dans  l'âme  du  chrétien, 
qui  fait  le  fond  de  «a  mystique  d'alors,  apparaît  ici  à  peine,  à  la  fin  d'une  longue 
prière  :  p.  66.  —  »  pp.  56-66.  —  *  p.  64.  —  »  p.  59.  —  •  p.  62.—  '  h.  66.  —  •  p.  90. 


262  LA    MYSTIQUE 

fidélité!  Cette  est  la  vie  qu'ils  te  connaissent...  Jésus-Christ. 
«  Que  je  n'en  sois  jamais  séparé  ».  Si  le  membre  avait  toujours 
ignoré  qu'il  appartînt  au  corps,  et  qu'il  vint  à  reconnaître  son 
erreur,  «  quel  regret,  quelle  confusion  de  sa  vie  passée,  d'avoir 
été  inutile  au  corps  qui  lui  a  influé  la  vie,  qui  l'eût  anéanti  s'il 
l'eût  rejeté  et  séparé  de  soi,  comme  il  se  séparait  de  lui  !  Quelles 
prières  d'y  être  conservé  !  et  avec  quelle  soumission  se  laisse- 
rait-il gouverner  à  la  volonté  qui  régit  le  corps...  ^  ». 

Ces  deux  pensées  :  pas  de  connaissance  de  Dieu  sans  la 
connaissance  de  Jésus-Christ,  pas  de  vie  morale  en  dehors  de 
la  vie  de  Jésus-Christ,  deviendront  les  deux  dogmes  de  l'Apo- 
logie. 

En  Jésus-Christ  seul  nous  avons  des  preuves  solides  et  pal- 
pables de  l'existence  de  Dieu.  Cette  connaissance  n'est  plus 
dangereuse  à  notre  humilité,  comme  celle  des  philosophes,  parce 
qu'elle  est  accompagnée  de  la  connaissance  de  notre  misère. 
Enfin  et  surtout  cette  connaissance  n'est  plus  ni  stérile  ni  décou- 
rageante, Jésus-Christ  vit  en  nous  et  il  nous  aide  à  faire  ce  qu'il 
commande.  Les  nombreuses  pensées  sur  le  corps  mystique,  la 
grâce,  tendent  à  ce  but  ;  on  peut  dire  que  la  vie  du  Christ  fait 
palpiter  l'âme  de  Pascal  dans  le  «  Mystère  de  Jésus  ».  Il  la  sent 
circuler  en  lui,  elle  lui  donne  le  courage  ;  il  indique  à  ses  corres- 
pondants que  la  source  de  la  force  est  au  fond  même  de  leur 
cœur.  Plus  de  «  discours  consolatif  »,  plus  de  grandes  thèses. 
Qu'on  vive  la  vie  du  Christ  et  le  joug  des  épreuves  sera  léger  ! 
«  Portez,  dit-il,  mon  joug  sur  vous.  »  Ce  n'est  pas  notre  joug, 
c'est  le  sien,  et  aussi  il  le  porte.  «  Sachez,  dit-il,  que  mon  joug 
est  doux  et  léger.  Il  n'est  léger  qu'à  lui  et  à  sa  force  divine  2». 

Il  a  senti  la  réalité  de  Dieu  et  de  Jésus- Christ.  —  C'est  ainsi 
que  la  théologie  de  Pascal  s'est  approfondie  en  ces  deux  heures 
d'oraison,  plus  qu'en  des  années  d'études.  Il  a  vu  se  réahser 
la  parole  de  l'Imitation  :  «  J'élève  un  esprit  humble,  et  par  un 
seul  mot,  je  lui  fais  plus  comprendre  de  raisons  qui  regardent 
l'éternelle  vérité  que  les  plus  savants  maîtres  des  écoles  n'en 
peuvent  enseigner  en  dix  ans  ^». 

Quand  on  lit  le  Mémorial  sans  attention,  on  peut  se  deman- 
der comment  sa  vie  a  été  changée  par  ce  qu'il  a  ressenti.  Qu'y 
lisons-nous  sinon  des  notions  générales  sur  Dieu  et  sur  Jésus- 
Christ,  qu'il  connaissait  déjà  !  Il  n'y  est  en  effet  question  que  de 

1  476.  —  8  p.  224.  —  3  L.  III,  ch.  43. 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA   PRÉSENCE    DE    DIEU  263 

rÊtre  universel,  et  de  son  Messie,  sous  son  aspect  le  plus  général 
de  Médiateur.  Mais  tandis  que  les  philosophes  s'arrêtent  dans 
cette  lecture,  aux  concepts  abstraits,  Pascal  a  touché  la  Réalité 
il  a  été  brûlé  par  son  feu,  et  ce  feu  ne  s'est  plus  éteint.  Il  ne 
nous  livre,  dans  ce  petit  billet,  qu'une  infime  partie  des 
lumières  dont  son  esprit  est  resté  irradié.  Il  connaissait  déjà 
Dieu  et  Jésus-Christ,  il  ne  les  avait  pas  sentis  opérer  en  son 
âme.  La  petite  feuille  ne  parait  refléter  qu'ignorance,  elle 
est  toute  sagesse.  «  L'abondance  des  lumières  célestes  et  les 
plus  grands  dons  de  la  sagesse  divine  nous  viennent  par  cette 
voie  (de  la  contemplation,  qui  regarde  la  vérité  universelle). 
C'est  cette  ignorance  tant  vantée  par  les  Docteurs  mystiques, 
qui  l'ont  appelée  ainsi,  parce  que  ne  découvrant  rien  de  précis 
à  l'entendement,  il  semble  en  effet  qu'elle  n'apprenne  rien  de 
nouveau^  par  quoi  l'on  soit  mieux  instruit.  Mais,  au  fond, 
c'est  une  profonde  sagesse  qui  élève  l'homme  à  une  connais- 
sance sublime  de  l'éternelle  vérité,  le  remplit  de  goûts  mer- 
veilleux et  d'impressions  divines,  qui  le  pénétrent  et  dont  on  ne 
connaît  bien  le  prix  que  par  les  effets  qu'elles  produisent.  Cest 
une  grande  abondance  de  lumière^  une  fécondité  admirable  en 
toutes  sortes  de  vertus  spéculatives  et  pratiques  ^.  » 

Non  seulement  laThéologie  mais  la  Philosophie  même  de  Pas- 
cal semble  avoir  été  modifiée  par  sa  mystique.  Géomètre  et 
physicien,  il  a  longtemps  attribué  à  la  raison  la  première  place 
dans  la  connaissance.  L'influence  du  chevalier  de  Méré  lui  a 
fait  découvrir,  pendant  sa  période  mondaine,  l'importance  du 
cœur  ou  de  l'instinct  intellectuel  pour  les  principes  généraux 
et  les  choses  complexes.  Ces  leçons  de  «l'honnête  homme  »  ont 
été  développées  par  ses  expériences,  ses  lectures  mystiques, 
et  par  ses  conversations  avec  de  «  saints  personnages  ».  Rien 
n'est  plus  ordinaire  parmi  les  auteurs  spirituels  que  les  termes 
de  contemplation,  d'être  universel,  de  bien  universel.  Pascal  les 
emploie  souvent  depuis  cette  époque  ^,  Toute  une  doctrine  est 
latente  sous  ces  expressions. 

L'être  universel  est  Dieu,  considéré  sous  son  aspect  le  plus 
général.  Si  l'esprit  le  regardait  avec  ses  seules  lumières,  il  n'y 
verrait  pas  plus  qu'une  idée  abstraite,  confuse  et  sans  influence 
sur  la  vie.  Mais  la  grâce  élève  l'esprit  et  le  met  en  contact  avec 
la  réalité  de  V action  divine.  L'âme  n'a  de  Dieu  qu'une  idée  géné- 
rale d'amour.  Mais  cette  idée  renferme  comme  en  un  trésor 

»  SuRirï,  Catéchisme  spirituel,  t.  I,  p.  95.  —  ^  72,  277,  470,  482,  485. 


264  LA   MYSTIQUE 

toutes  les  vérités  particulières  et  même  contraires  qui  appa- 
raîtront à  l'occasion,  toujours  sous  l'influence  de  la  grâce.  Pour 
les  voir,  il  ne  faut  pas  recourir  au  raisonnement  mais  à  la 
simple  contemplation,  c'est-à-dire  à  un  simple  regard  que  l'âme 
jette  vers  Dieu,  avec  humilité  et  confiante. 

Pascal  reprend  la  théorie  dans  la  connaissance  naturelle.  Il 
déplore  qu'ici-bas  chaque  chose  soit  vraie  en  partie,  fausse  en 
partie  ;  nous  ne  connaissons  bien  que  le  négatif,  le  mal  et  le 
faux.  Quand  on  veut  parler  d'une  vérité  positive,  il  faut  user 
de  distinctions  et  de  réserves.  Que  dira-t-on  q  ai  soit  bon  ?  La 
chasteté  ?  Je  me  dis  que  le  monde  finirait.  Le  mariage  ?  Non, 
la  continence  vaut  mieux.  De  ne  point  tuer  ?  Non,  car  les 
désordres  seraient  horribles,  et  les  méchants  tueraient  les  bons  ? 
De  tuer?  Non,  car  cela  détruit  la  nature.  Nous  n'avons  ni  vrai, 
ni  bien  qu'en  partie  et  mêlé  de  mal  et  de  faux...  La  vérité 
essentielle  n'est  point  ainsi,  elle  est  toute  pure  et  toute  vraie.  Ce 
mélange  la  déshonore  et  l'anéantit  ^. 

Mais  comment  la  connaître,  ou  du  moins  comment  se  rappro- 
cher d'elle  ?  La  raison  y  est  impuissante  ;  elle  découpe  le  réel 
à  l'infini  et  procède  avec  trop  de  lenteur  ;  il  y  faut  plus  de  spon- 
tanéité, de  rapidité  ;  une  vue  d'ensemble,  jetée  sur  l'univers,  nous 
mettra  plus  en  contact  avec  lui  qu'une  multitude  de  regards 
donnés  aux  détails  du  paysage.  Ce  ne  sera  pas  encore  la  con- 
templation de  la  vérité  toute  pure  et  toute  vraie,  mais  il  faut 
tendre  au  général  pour  nous  rapprocher  d'elle  ;  l'analyse 
présomptueuse  des  détails  ne  donnera  de  repos  ni  à  l'esprit  ni 
au  cœur.  Qui  se  considérera  soutenu  dans  la  nature  entre  ces 
deux  abîmes  de  l'infini  et  du  néant,  tremblera  dans  la  vue  de 
ses  merveilles,  et  je  crois  que  sa  curiosité  se  changeant  en  admi- 
ration, il  sera  plus  disposé  à  les  contempler  en  silence^  qu'à  les 
rechercher  avec  présomption  2. 

B.  L'Ascèse. 

Travaillez  à  vous  convaincre  non  par  l'argumentation  des 
preuves  de  Dieu  mais  par  la  diminution  de  vos  passions.  Elles 
sont  les  plus  grands  obstacles  qui  vous  empêchent  de  voir.  Pra- 
tiquez la  vertu,  soyez  fidèle,  honnête,  humble,  reconnaissant, 
bienfaisant,  ami  sincère,  véritable.  Et  à  chaque  pas  que  vous 
ferez  dans  ce  chemin  vous  verrez  tant  la  certitude  du  gain  et 
tant  le  néant  de  ce  que  vous  hasardez,  que  vous  reconnaîtrez 

»  385.  —  2  p.  350. 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA    PRÉSENCE    DE    DIEU  265 

à  la  fin  que  vous  avez  parié  pour  une  chose  certaine,  infinie. 

C'est  ainsi  que  Pascal  s'adresse  au  partenaire  athée,  dans 
son  argument  du  pari.  L'ascèse  est  le  chemin  de  la  foi.  Elle 
est  aussi  le  chemin  de  toute  lumière  et  celui  de  l'expérience 
mystique  en  particulier.  La  présence  de  Jésus-Christ  dans  les 
cœurs  ne  se  conserve  que  par  les  voies  enseignéesdansl'Évan- 
gile  et  ces  voies  sont  toutes  semées  de  ronces  et  d'épines. 
Aussi  Pascal  continue-t-il  à  parier,  c'est-à-dire  à  tout  sacrifier 
pour  acheter  la  perle  précieuse  de  l'amitié  divine.  La  vie  des 
justes  eux-mêmes  «  doit  être  une  pénitence  continuelle  sans 
laquelle  ils  sont  en  danger  de  déchoir  de  leur  justice  ^  ».  Ils 
doivent  sans  cesse  purifier  l'intérieur,  qui  se  salit  toujours  de 
nouvelles  taches  en  retenant  aussi  les  anciennes  ;  puisque  sans 
ce  renouvellement  assidu,  on  n'est  pas  capable  de  recevoir  ce 
vin  nouveau  (de  la  grâce)  qui  ne  sera  point  mis  dans  de  vieux 
vaisseaux. 

Les  maximes  ascétiques  de  Pascal  sont  celles  de  l'Évangile. 
Les  catholiques  peuvent  les  adopter  d'autant  plus  facilement 
qu'ils  y  entendent  bien  des  fois  comme  un  écho  de  saint  Paul.  Un 
principe  que  nous  connaissons  déjà  domine  toute  cette  ascèse  : 
nous  avons  été  unis  au  Christ  par  le  baptême  :  depuis,  il  conti- 
nue en  nous  sa  Passion,  afin  de  faire  mourir  le  vieil  homme  et 
ses  convoitises,  et  de  nous  donner  une  vie  nouvelle,  plus 
intense. 

L'Église  est  tout  le  corps  du  Christ  en  son  patois.  Quand 
nous  y  entrons  par  le  baptême  «  nous  sommes  offerts  et  sancti- 
fiés ^  »  en  vue  du  sacrifice.  Vous  êtes  enseveUs  avec  le  Christ 
danslebaptême  pour  la  mort,  écrit  saint  Paul  aux  Romains  (6). 

Nous  savons  que  Jésus-Christ  entrant  dans  le  monde  s'est 
considéré  et  s'est  offert  à  Dieu  comme  un  holocauste  et  une  véri- 
table victime  ;  que  sa  naissance,  sa  vie,  sa  mort,  sa  résurrection, 
son  ascension,  et  sa  présence  dans  l'Eucharistie,  et  sa  séance 
éternelle  à  la  dextre,  n'est  qu'un  seul  et  unique  sacrifice,  nous 
savons  que  tout  ce  qui  est  arrivé  en  Jésus-Christ  doit  arriver 
dans  tous  ses  membres.  Considérons  donc  la  vie  comme  un 
sacrifi.ce  *  et  souffrons  afin  de  compléter  ce  qui  manque  à 
la  Passion  du  Christ. 

Notre  union  au  Christ  n'a  pas  détruit  entièrement  la  racine 
du  péché  ;  il  faut  l'extirper  par  la  pénitence.  En  lisant  le 
chapitre  XIII  de  saint  Marc  où  il  est  question  de  la  ruine  de 

»  p.  61,  VIII.  —  2  p.  93.  —  3  p.  100.  —  *  p.  98. 


266  LA   MYSTIQUE 

Jérusalem,((.. .je  songeai  quelcetteprédictiondutempleréprouvé, 
qui  figure  la  ruine  de  l'homme  réprouvé  qui  est  en  chacun  de 
nous,  et  dont  il  est  dit  qu'il  ne  sera  laissé  pierre  sur  pierre, 
marque  qu'il  ne  doit  être  laissé  aucune  passion  du  vieil 
homme  ;  et  ces  effroyables  guerres  civiles  et  domestiques  repré- 
sentent si  bien  le  trouble  intérieur  que  sentent  ceux  qui  se 
donnent  à  Dieu,  qu'il  n'y  a  rien  de  mieux  peint  ^ 

Le  vieil  homme  ne  vit  que  du  monde  et  de  ses  délices.  Il 
faut  l'en  séparer,  pour  le  faire  mourir  ;  et  si  Dieu  nous  fait  la 
grâce  de  nous  en  retirer  par  la  maladie,  bénissons-le  !  0  Dieu 
qui  devez  détruire  toutes  ces  vilaines  idoles  et  tous  ces  funestes 
objets  de  nos  passions  « ...  je  vous  bénirai  tous  les  jours  de  ma 
vie,  de  ce  qu'il  vous  a  plu  me  réduire  dans  l'incapacité  do  jouir 
des  douceurs  de  la  santé  et  des  plaisirs  du  monde,  et  de  ce  que 
vous  avez  anéanti  en  quelque  sorte,  pour  mon  avantage,  les 
idoles  trompeuses  que  vous  anéantirez  effectivement  pour  la 
confusion  des  méchants,  au  jour  de  votre  colère  ^  >). 

Ces  idoles  trompeuses,  qui  sont-elles  ?  Tout  ce  qui  nourrit 
ou  flatte  la  chair,  tout  ce  qui  distrait  l'esprit  sans  lui  donner 
la  charité,  tout  ce  qui  nous  donne  l'amour  de  notre  propre 
excellence.  Ci'est  vers  elles  que  le  monde  se  tourne  dans  l'impé- 
tuosité de  ses  désirs,  pour  leur  demander  le  bonheur.  Il  est  tel- 
lement obsédé  par  elles,  tellement  attiré  par  leurs  promesses, 
qu'il  est  toujours  emporté  aux  pieds  de  leurs  autels.  Le  monde 
n'CvSt  pas  autre  chose  que  cette  ardeur  à  courir  aux  temples  des 
plaisirs  déréglés.  «  Tout  ce  qui  est  au  monde  est  concupiscence 
de  la  chair,  ou  concupiscence  des  yeux,  ou  orgueil  de  la  vie  : 
libido  sentiendiy  libido  sciendi,  libido  dominandi.  «  Dans  les 
choses  de  la  chair  règne  proprement  la  concupiscence  ;  dans  les 
spirituelles,  la  curiosité  proprement  ;  dans  la  sagesse,  l'or- 
gueil proprement  ^  ». 

Notre-Seigneur  est  venu  dans  le  monde  «  apporter  le  couteau  » 
pour  séparer  les  purs  des  impurs,  les  contemplatifs  d'avec 
les  savants,  les  justes  d'avec  les  faux  sages.  Si  quelqu'un  veut 
me  suivre,  qu'il  prenne  sa  croix,  dit-il.  Et  les  disciples 
répondent  par  la  renonciation  totale  et  douce  ;  ils  donnent 
leurs  biens  aux  pauvres,  macèrent  leur  chair,  et  quittent  leur 
famille  même  ;  ils  rejettent  ces  livres  dont  ils  s'étaient  fait  des 
idoles  ;  ils  soumettent  leur  volonté  orgueilleuse  à  la  direction 
des  autres. 

»  p.  209.  —  «  p.  58.  —  »  458,  460. 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA    PRÉSENCE    DE    DIEU  267 

Amour  des  pauvres.  —  Les  résolutions  que  Pascal  écrivait  à 
la  fin  de  ses  oraisons,  il  les  a  tenues  dans  une  large  mesure,  et 
parfois  jusqu'à  l'héroïsme.  Il  a  été  pauvre  volontaire,  et  le 
dénûment  même  ne  l'a  pas  arrêté.  «  J'aime  la  pauvreté  parce 
qu'il  l'a  aimée  ^  »  et  les  pauvres  parce  qu'ils  le  représentent 
mieux  que  les  autres.  Il  est  dans  tous  les  siens,  mais  spéciale- 
ment dans  les  plus  misérables.  Les  recevoir  sous  son  toit,  c'est 
y  recevoir  Jésus-Christ  lui-même.  Pascal,  voulant  souffrir  avec 
Jésus-Christ  tout  près  de  lui,  fait  venir  toute  une  famille  pauvre 
dans  sa  maison.  «Il  avait  chez  lui  un  bon  homme  avec  sa  femme 
et  tout  son  ménage,  à  qui  il  avait  donné  une  chambre  et  à  qui 
il  fournissait  du  bois,  tout  cela  par  charité  ^  )>. 

Puisque  Jésus  est  le  maître  toujours,  soit  au  ciel,  soit  sur 
la  terre  dans  la  personne  même  de  ses  pauvres,  n'est-il  pas  juste 
qu'il  soit  le  premier  servi,  et,  si  la  portion  n'est  pas  assez  grande 
pour  deux,  n'est-il  pas  juste  qu'il  soit  le  seul  servi  ?  Pascal  ne 
recule  pas,  dans  sa  dernière  maladie,  devant  cette  conséquence 
logique.  Un  des  fils  de  son  hôte  ayant  été  atteint  de  la  petite 
vérole,  il  craignit  que  son  infirmière  et  sa  sœur,  M^^  Périer,  ne 
communiquât  le  mal  à  ses  enfants.  Comme  le  varioleux  ne 
pouvait  être  transporté  de  la  maison  sans  danger.  Biaise  aima 
mieux  en  sortir  lui-même  quoiqu'il  fût  déjà  fort  mal,  disant  : 
«  ily  a  moins  de  danger  pour  moi  dans  ce  changement  de  demeure: 
c'est  pourquoi  il  faut  que  ce  soit  moi  qui  quitte  ^  ». 

Il  ne  pouvait  pas  cependant  consentir  à  être  séparé  de  Jésus- 
Christ.  Comme  on  refusait  de  le  laisser  communier,  sous  pré- 
texte qu'il  n'était  pas  en  danger  de  mort,  il  supplia  qu'on  fit 
venir  un  autre  malade  dans  sa  chambre.  «  Ne  pouvant  pas  com- 
munier dans  le  chef,  je  voudrais  bien  communier  dans  ses 
membres  et  pour  cela  j'ai  penséd'avoir  céans  un  pauvre  malade 
à  qui  on  rende  les  mêmes  services  comme  à  moi,  qu'on  prenne 
une  garde  exprès,  et  enfin  qu'il  n'y  ait  aucune  différence  de 
lui  à  moi,  afin  que  j'aie  cette  consolation  de  savoir  qu'il  y  a  un 
pauvre  aussi  bien  traité  que  moi...  *  ». 

Mais  on  ne  trouva  pas  de  pauvre  en  état  d'être  transporté  ; 
il  pria  donc  de  lui  faire  cette  grâce  «  de  le  faire  porter  aux  Incu- 
rables, parce  qu'il  avait  un  grand  désir  de  mourir  en  la  compa- 
gnie des  pauvres.  >^  Sa  sœur  et  les  médecins  ne  voulurent  pas 
accéder  à  ce  désir,  à  cause  de  sa  faiblesse. 

Cet  amour  des  pauvres,  Pascal  l'avait  eu  toute  sa  vi<^.  Leur 

»  550.  —  *  p.  35.  —  »  p.  36.  —  *  p.  38. 


268  LA    MYSTIQUE 

vue  était,  disait-il,  une  leçon  d'humilité  et  de  renoncement 
pour  tous  les  chrétiens.  11  disait  que  leur  fréquentation  est 
«  extrêmement  utile,  en  ce  que  voyant  continuellement  les 
misères  dont  ils  sont  accablés,  et  que  même  dans  l'extrémité  de 
leurs  maladies,ils  manquaient  des  choses  les  plus  nécessaires,... 
il  faudrait  être  bien  dur  pour  ne  pas  se  priver  volontairement 
des  commodités  inutiles  et  des  ajustements  superflus  ^  i). 

Amour  delà  pauvreté.  —  La  leçon  qu'il  entendait  auprès  des 
grabats,  Pascal  ne  se  contentait  pas  de  la  répéter  aux  autres  ; 
il  la  pratiquait  lui-même.  Par  amour  de  Jésus-Christ  et  par 
amour  des  pauvres  il  savait  renoncer  à  toute  superfluité. 
Dans  les  richesses,  sa  foi  lui  montrait  un  dépôt  confié  par  la 
Providence,  pour  être  distribué  aux  nécessiteux.  v(  J'aime  les 
biens,  parce  qu'ils  donnent  le  moyen  d'en  assister  les  misé- 
rables 2.  » 

Aussi  n'estimait-il  pas  pouvoir  retenir  une  partie  de  ce 
dépôt  uniquement  pour  son  plaisir.  Il  avait  scrupule  à  se  mieux 
traiter  que  les  misérables  et  s'examinait  souvent  sur  la  pratique 
de  la  pauvreté.  «  Elle  lui  était  toujours  présente;  en  sorte 
que,  dès  qu'il  voulait  entreprendre  quelque  chose,  ou  que  quel- 
qu'un lui  demandait  conseil,  la  première  pensée  qui  lui  venait  en 
l'esprit  c'était  de  voir  si  la  pauvreté  y  pouvait  être  pratiquée... 
Il  ne  pouvait...  souffrir  qu'on  cherchât  avec  soin  d'avoir  toutes 
les  commodités...  Cet  amour  qu'il  avait  pour  la  pauvreté  le  por- 
tait à  aimer  les  pauvres  avec  tant  de  tendresse,  qu'il  n'avait 
jamais  refusé  l'aumône,  quoiqu'il  n'en  fît  que  de  son  nécessaire, 
ayant  peu  de  bien  et  étant  obligé  de  faire  une  dépense  qui 
excédait  son  revenu,  à  cause  de  ses  infirmités  ^  ». 

Pour  donner  davantage  et  aussi  pour  mortifier  sa  chair,  dès 
le  commencement  de  sa  retraite,  il  renonça  «  à  toute  super- 
fluité ;  car  il  retranchait  avec  tant  de  soin  toutes  les  choses 
inutiles,  qu'il  s'était  réduit  peu  à  peu  à  n'avoir  plus  de  tapisse- 
rie dans  sa  chambre,  parce  qu'il  ne  croyait  pas  que  cela  fût 
nécessaire  ^..  11  alla  même  jusqu'à  ranger  les  balais  parmi  les 
meubles  inutiles,  et  à  regarder  la  propreté  personnelle  comme 
négligeable.  Sa  sœur  Jacquehne  fut  obligée  de  l'^n  reprendre  ^. 

Cette  pratique  de  la  pauvreté  avait  deux  causes  :  l'amour  des 
misérables  et  la  haine  de  sa  chair.  11  avait  «  fondé  tout  le  règle- 
ment de  sa  vie  sur  cette  maxime  qu'il  faut  renoncer  à  tout 

'  p.  28.  —  2  550.  —  3  pp.  26-27.  —  *  p.  23.  —  »  Cousin,  /.  c.  p.  236. 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA.    PRÉSENCE    DE    DIEU  269 

plaisir  et  ne  flatter  son  corps  en  aucune  manière.  Jésus-Christ 
n'ayant  pas  recherché  le  bien-être,  il  convenait  aux  serviteurs 
de  suivre  leur  Maître  et  de  continuer  sa  Passion.  Tout  ce  qui 
mortifie  la  chair  ou  les  affections  nées  de  la  chair  est  accepté 
ou  même  recherché.  De  là  viennent  l'amour  des  pénitences,  des 
flagellations  et  des  jeûnes,  des  souffrances  sous  toutes  leurs 
formes  ;  de  là,  l'amour  de  la  solitude, le  détachement  du  monde 
et  de  la  famille.  Quiconque  aime  son  père  ou  sa  mère  plus  que 
moi  est  indigne  de  moi  dit  le  Maître. 

Amour  des  mortifications.  —  Comme  beaucoup  de  prêtres  et 
de  religieux,  Pascal  a  entendu  cette  voix  et,  pour  y  répondre, 
il  a  tout  quitté.  Ses  austérités,  sans  égaler  celles  des  Pères  du 
désert  ou  d'un  religieux  fervent,  prouvent  l'ardeur  de  sa  charité. 
Elles  ne  s'inspirent  pas  de  ses  erreurs  jansénistes,  mais  de  cette 
vérité  catholique  qui  rappelle  à  ses  fils  la  nécessité  de  porter  la 
croix  avec  Jésus-Christ.  Les  moindres  d'entre  eux  acceptent 
avec  résignation  la  part  des  maux  que  chaque  jour  leur  apporte  ; 
ils  y  ajoutent,  aux  temps  prescrits  par  leur  Mère,  la  sainte 
Église,  les  jeûnes  et  les  abstinences  ;  les  plus  fervents  vont 
au-devant  de  la  croix  et  ils  s'imposent  des  privations  et  des 
prières  prolongées  afin  de  ne  pas  dormir  pendant  que  le  Christ 
agonise.  Pascal  est  de  ce  nombre,  mais  il  n'est  pas,  quoi  qu'on 
en  ait  dit,  seul  sur  un  «  rocher  solitaire  ». 

Presque  toujours  malade,  il  accepte  son  état  avec  patience 
et  même  avec  amour.  La  maladie  lui  paraît  être  la  condition 
normale  du  chrétien.  Elle  le  rend  plus  semblable  à  Jésus-Christ 
et  lui  permet  de  faire  des  progrès  dans  la  vertu  ^.  Aussi,  loin  de 
se  plaindre,  il  bénit  Dieu  de  ses  infirmités,  et  ajoute  à  ses  souf- 
frances des  mortifications  volontaires. 

Pour  éviter  de  tomber  dans  la  sensualité  il  n'a  jamais 
voulu  permettre  qu'on  lui  fit  aucune  sauce  ni  ragoût,  non  pas 
même  de  l'orange  et  du  verjus,  ni  rien  de  ce  qui  excite  l'appé- 
tit, quoiqu'il  aimât  naturellement  toutes  ces  choses.  Et,  pour 
se  tenir  dans  les  bornes  réglées,  il  a  pris  garde,  dès  le  commen- 
cement de  sa  retraite,  à  ce  qu'il  fallait  pour  le  besoin  de  son 
estomac,  et,  depuis  cela,  quelque  appétit  qu'il  eût,  il  ne  passait 
jamais  cela  et,  quelque  dégoût  qu'il  eût,  il  fallait  aussi  qu'il  le 
mangeât... 

«  La  mortification  desessens  n'allait  pas  seulementà  se  retran- 

^p.  14. 


270  LA    MYSTIQUE 

cher  tout  ce  qui  pouvait  leur  être  agréable,  mais  encore  à  ne 
leur  rien  refuser  par  cette  raison  qu'il  pourrait  leur  déplaire, 
soit  par  la  nourriture,  soit  par  les  remèdes  ^  ». 

Les  conversations  continuelles  où  il  était  engagé  avec  des 
gens  de  grande  condition  lui  donnaient  parfois  des  pensées  de 
vanité.  Mais  il  avait  trouvé  un  remède  à  cela.  «  Il  prenait  en  ces 
occasions  une  ceinture  de  fer  pleine  de  pointes,  il  la  mettait 
à  nu  sur  sa  chair  ;  et  lorsqu'il  lui  venait  quelque  pensée  de 
vanité,...  il  se  donnait  des  coups  de  coude  pour  redoubler  la 
violence  des  piqûres,  et  se  faisait  ainsi  souvenir  lui-même  de  son 
devoir  ^  ». 

Sa  pureté  n'était  pas  moindre  que  sa  mortification  ;  il  avait 
un  si  grand  respect  pour  cette  vertu  qu'il  était  continuelle- 
ment en  garde  pour  empêcher  qu'elle  ne  fût  blessée  ou  dans  lui 
ou  dans  les  autres...  Il  ne  pouvait  souffrir  les  caresses  que  sa 
sœurrecevait  de  ses  enfants  et  lui  disait  qu'il  fallait  les  en  désac- 
coutumer et  que  cela  ne  pouvait  que  leur  nuire,  et  qu'on  pour- 
rait leur  témoigner  de  la  tendresse  en  mille  autres  manières  ^ 

*  p.  26.  —  '  p.  23.  — '  '  pp.  28-29.  Les  autres  f  mille  manières  >  compensent- 
elles  ce  besoin  de  caresses,  inné  à  l'enfant?  Elles  peuvent  l'amollir,  si  elles  sont 
exagérées  ;  mais  données  avec  mesure,  elles  l'attachent  à  la  famille.  Nous  pen- 
sons avec  M.  Giraud  (cf.  Pascal,  p.  104)  que  Pascal  n'a  pas  eu  le  sentiment  de  la 
différence  des  vocations.  Il  s'est  donné  la  charge  de  diriger  les  consciences  sans 
prendre  garde  à  la  diversité  des  dons  que  le  Saint-Esprit  communique  aux  âmes. 
La  voie  où  il  a  engagé  M"«  de  Roannez  était-elle  la  véritable  ?  D'autres,  plus  ver- 
sés que  Pascal  en  spiritualité,  ont  pensé,  à  côté  de  lui,  que  cette  personne  était 
plutôt  faite  pour  le  mariage.  L'événement  leur  donna  raison. 

Pascal,  engagé  dans  la  voie  des  conseils,  n'a  pas  cru  qu'il  y  eût  un  autre  moyen 
de  salut. 

Sa  ferveur  de  néophyte  explique  aussi  pour  une  part  la  violence  de  sa  polé- 
mique contre  les  jésuites.  Ce  qu'il  appelait  morale  relâchée  était  souvent  la  morale 
des  dix  commandements.  Mais  ce  qui  n'était  pas  la  perfection  était,  pour  lui,  le 
péché.  Le  probabilisme  et  la  casuistique  étaient  donc  condamnables. 

Pour  comprendre  l'état  d'âme  de  Pascal  lisant  les  livres  de  morale  destinés  à 
guider  dans  leur  rôle,  non  les  pieux  laïques,  mais  les  confesseurs,  imaginons  un 
séminariste  très  fervent  :  son  directeur,  en  lui  présentant  Escobar  ou  Gury  ajoute  : 
ce  livre  est  inspiré  par  Béelzébud  ;  vous  êtes  jeune  et  vous  avez  du  talent,  l'erreur 
est  là  et  là,  nous  comptons  sur  vous  pour  la  réfuter.  Scandale  du  séminariste  à 
la  lecture  des  f  cas  »  1  et  in  «  verbo  magistri  »  il  part  en  guerre. 

Ainsi  Pascal  ;  sa  vie  mystique  lui  a  fait  perdre  de  vue  la  condition  commune 
des  chrétiens  ;  son  ignorance  de  la  théologie  et  de  la  morale  ne  lui  ont  pas  permis 
de  juger  par  lui-même.  Comme  pour  les  questions  de  la  grâce  et  d'obéissance  au 
pape,  il  s'en  remettait  aux  docteurs  jansénistes,  de  même  pour  les  questions  dé 
morale.  Si  on  lui  eût  demandé  de  traiter  une  question  juridique,  il  se  serait  récusé 
disant  :  la  jurisprudence  n'est  pas  mon  fait.  Il  a  cru  que  tous  pouvaient  s'aven- 
turer, sans  préparation,  dans  la  casuistique.  Ne  lui  avait-on  pas  dit  qu'il  avait  du 
talent  ?  Les  docteurs  de  Port-Royal  qu'il  regardait  comme  ceux  à  qui  Dieu  avait 
fait  connaître  la  vérité  n'étaient-ils   pas   des  garanties  d'orthodoxie  ?  On  me 


i 


COMMENT    EXPÉRIMENTER   LA   PRÉSENCE    DE    DIEU  271 

La  eoncupiscence  des  yeux.  —  Quand  on  a  du  génie  et 
l'amour  de  la  vérité,  il  est  relativement  facile  de  renoncer  aux 
richesses.  Tous  les  corps,  le  firmament,  les  étoiles,  la  terre  et 
Bes  royaumes  ne  valent  pas  le  moindre  des  esprits,  car  il  con- 
naît tout  cela  et  soi,  et  les  corps,  rien...  Les  grands  génies  ont 
leur  empire,  leur  éclat,  leur  grandeur,  leur  victoire,  leur  lustre, 
et  n'ont  nul  besoin  des  grandeurs  charnelles  où  elles  n'ont  pas 
de  rapport.  Ils  sont  vus,  non  des  yeux,  mais  des  esprits,  c'est 
assez.  Archimède,  sans  éclat,  serait  en  même  vénération.  Il  n'a 
pas  donné  des  batailles  pour  les  yeux,  mais  il  a  fourni  à  tous 
les  esprits  ses  inventions  ^  \ 

Celui  qui  parle  si  magnifiquement  du  royaume  de  la  vérité  et 
de  ses  princes,  n'a  pas  dédaigné  le  royaume  des  grandeurs 
charnelles.  Il  a  possédé  de  l'or,  il  a  été  près  de  le  préférer  à  sa 
sœur  Jacqueline  ^  ;  il  a  connu  des  ducs  et  des  princes,  une  reine, 
et  leur  amitié  l'a  retenu  longtemps  dans  le  monde.  Mais  ce  qui 
a  failli  l'y  garder  pour  jamais,  c'est  le  lustre  de  la  science. 
Autant  qu'aucun  de  ses  rontemporains,  il  était  prince  au 
royaume  de  l'esprit,  et  la  concupiscence  des  yeux  l'entrainaît 
toujours  à  de  nouvelles  recherches.  Que  leur  demandait-il  ? 
Le  plaisir  de  connaître  pour  connaître,  de  posséder  la  vérité 
pour  elle-même,  alors  que  la  vérité  n'est  qu'une  voie  vers  la 
charité!  Il  s'en  faisait  une  idole.  La  science  lui  donnait  d'autres 
avantages,  d'illustres  relations  jusque  dans  les  pays  lointains, 
et  la  joie  secrète  d'être  jalousé  par  des  princes  de  la  science, 
tels  que  Descartes. 

Le  jour  où  la  grandeur  de  la  sagesse,  invisible  aux  charnels 
et  aux  gens  d'esprit,  lui  apparut  sans  son  éclat,  il  renonça  à  la 
«  hbido  sciendi  ».  Cela  ne  signifie  pas  qu'il  brûla  ses  livres  et 
s'interdit  toute  étude,  mais,  à  dater  de  ce  jour,  la  science  ne  fut 
plus  une  fm  en  soi,  mais  un  moyen  de  mieux  servir  et  de  mieux 
aimer.  S'il  s'occupe  de  l'art  de  persuader  ou  d'une  méthode  de 
lecture,  c'est  qu'il  veut  être  utile  aux  enfants  de  Port- Royal  ; 
s'il  prend  la  plume,  c'est  pour  défendre  une  morale  qu'il  croit 
attaquée  ;  s'il  s'occupe  de  carrosses  à  cinq  sols,  c'est  pour 

demande  si  j'ai  lu  moi-même  tous  les  livres  que  je  cite  ;  il  aurait  fallu  que  j'eusse 
passé  ma  vie  à  lire  de  très  mauvais  livres.  »  (Michact,  Pensées,  1.001). 

L'Église,  juge  en  ces  matières,  a  interdit  la  lecture  des  Provinciales  et  permis 
celle  d'Escobar. 

»  792. —  •  On  sait  que  Biaise  avait   fait  quelques  difficultés  pour  payer  la  dot 
de  sa  saur  religieuse. 


272  LA    MYSTIQUE 

être  utile  aux  voyageurs  de  Paris  et  pouvoir  de  cette  nouvelle 
source  de  revenus  faire  participer  les  pauvres. 

Racines  de  Tantiscientisme  de  Pascal.  —  Cette  aversion  pour 
le  «  scientisme  »  avait  des  racines  lointaines  et  profondes  dans 
la  vie  de  Pascal.  Son  père  lui  avait  appris  à  mettre  la  religion 
au-dessus  de  tout.  Ce  qui  est  l'objet  de  la  foi,  lui  disait-il,  ne 
saurait  l'être  de  la  raison  et  beaucoup  moins  y  être  soumis. 
C'est  pourquoi,  «quelque  discours  qu'il  entendît  faire  aux  liber- 
tins, il  n'en  était  nullement  ému; et  quoiqu'il  fût  fort  jeune,  il 
les  regardait  comme  des  gens  qui  étaient  dans  ce  faux  principe, 
que  la  raison  humaine  est  au-dessus  de  toutes  choses,  et  qui  ne 
connaissaient  pas  la  nature  de  la  foi  ^  ». 

Sans  renier  ces  principes,  il  les  oublie  un  moment  pour 
s'adonner  presque  exclusivement  à  l'étude  de  la  géométrie  et 
de  la  physique.  Vers  1648,  Pascal  a  déjà  quelque  idée  de  V  Apo- 
logie, Il  vient  à  Port- Royal  s'en  ouvrir  à  M.  Rebours,  dont  les 
principes  rendent  un  peu  le  son  de  ceux  de  Pascal  le  père  :  se 
défier  de  la  raison,  elle  mène  à  l'orgueil.  Je  lui  dis  donc,  écrit 
Biaise  à  sa  sœur,  que  je  pensais  que  l'on  pouvait,  suivant  les 
principes  mêmes  du  sens  commun,  démontrer  beaucoup  de 
choses  que  les  adversaires  disent  lui  être  contraires  et  que  le 
raisonnement  bien  conduit  portait  à  les  croire,  quoiqu'il  les 
faille  croire  sans  l'aide  du  raisonnement.  Là-dessus  M.  de 
Rebours  prend  peur;  il  voit  dans  cette  confiance  en  la  raison  un 
signe  de  vanité,  et  il  prend  les  protestations  du  jeune  géomètre 
pour  de  l'obstination.  Plus  tard,  il  écrira  à  propos  des  philo- 
sophes qui  ont  connu  Dieu  sans  Jésus-Christ  :  «  qiiod  curiositate 
cognoverunt^  super bia  amiserunt  »,  et  il  se  souviendra  peut-être 
de  M.  de  Rebours. 

Aujourd'hui  il  oublie  son  projet  d'Apologie  et  reprend  ses 
expériences  sur  le  vide  et  l'équilibre  des  liqueurs.  Entre  temps 
il  lit  Épictète  et  Montaigne.  Survint  la  nuit  illuminatrice  de 
1654.  L'illustre  savant  touche  le  néant  de  la  science  et  de  la 
philosophie  :  «  Dieu  d'Abraham...  non  des  philosophes  et  des 
savants  !»  A  la  fin  de  la  même  année  ou  au  début  de  1655  il  va 
voir  M.  de  Saci  et  lui  confie  ses  sentiments  sur  Épictète  et 
Montaigne.  Il  dit  ce  qu'il  répétera  toujours  :  «  usage  de  la 
raison  ».  «  Il  est  difficile,  quand  on  fait  un  bon  usage  de  ses 
principes,  d'être  tenté  de  trouver  des  répugnances  dans  les 

1  p.  11. 


j 


COMMENT    EXPÉRIMENTER    LA   PRÉSENCE    DE    DIEU  273 

mystères  ^.  »  Mais  comme  elle  apparaît  petite  et  dangereuse 
même  !  La  sagesse  d'Épictète  mène  à  l'orgueil.  «  J'ose  dire  qu'il 
méritait  d'être  adoré,  s'il  avait  connu  son  impuissance,  puisqu'il 
fallait  être  Dieu  ^  pour  apprendre  l'un  et  l'autre  —  les 
devoirs  et  l'impuissance  —  aux  hommes.  Aussi,  comme  il  était 
terre  et  cendre,  après  avoir  si  bien  compris  ce  qu'on  doit...  il 
se  perd  dans  la  présomption  de  ce  qu'on  peut.  »  Ses  principes 
sont  «  d'une  superbe  diabolique  ^...  ».  Pascal  préfère  le  sceptique 
Montaigne,  sans  toutefois  en  faire  son  prophète,  parce  que, 
lui  non  plus,  ne  peut  nous  faire  pratiquer  la  morale.  «  Je  vous 
avoue,  monsieur,  que  je  ne  puis  voir  sans  joie  dans  cet  auteur 
la  superbe  raison  si  invinciblement  froissée  par  ses  propres 
armes,...  et  j'aurais  aimé  de  tout  mon  cœur  le  ministre  d'une 
si  grande  vengeance,  si,  étant  disciple  de  l'Église  par  la  foi,  il 
eût  suivi  les  règles  de  la  morale,  en  portant  les  hommes,  qu'il 
avait  si  utilement  humiliés,  à  ne  pas  irriter  par  de  nouveaux 
crimes  celui  qui  peut  seul  les  tirer  de  ceux  qu'il  les  a  con- 
vaincus de  ne  pouvoir  pas  seulement  connaître  *  ».  Que  M.  de 
Rebours  aurait  été  heureux  d'assister  à  cet  entretien  !  Il 
bénirait  le  ciel  d'avoir  fait  germer  la  graine  jetée  jadis  dans 
l'esprit  du  jeune  savant.  Un  autre  maître  en  Port- Royal  tient 
aujourd'hui  sa  place  et  exprime  ses  sentiments  anti-intellec- 
tualistes. ((  Vous  êtes  heureux,  monsieur,  de  vous  être  élevés 
au-dessus  de  ces  personnes  qu'on  appelle  des  docteurs,  plongés 
dans  l'ivresse  de  la  science,  mais  qui  ont  le  cœur  vide  de  la 
vérité.  Dieu  a  répandu  dans  votre  cœur  d'autres  douceurs  et 
d'autres  attraits  que  ceux  que  vous  trouviez  dans  Montaigne...». 
Saint  Augustin  reconnaît  a  avec  quelle  sagesse  saint  Paul  nous 
avertit  de  ne  pas  nous  laisser  séduire  par  ces  discours.  Car  il 
avoue  qu'il  y  a  en  cela  un  certain  agrément  qui  enlève  :  on  croit 
quelquefois  les  choses  véritables,  seulement  parce  qu'on  les  dit 
éloquemment.  Ce  sont  des  viandes  dangereuses,  dit-il,  mais 
que  l'on  sert  en  de  beaux  plats  ;  mais  ces  viandes,  au  lieu  de 
nourrir  le  cœui,  le  vident  •^.  » 

Désormais  la  vie  intellectuelle  de  Pascal  change  de  direc- 
tion ;  la  géométrie  lui  paraît  inutile  en  sa  profondeur,  et  la 
philosophie  purement  spéculative  ne  mérite  plus  une  heu^'e  de 
peine.  Le  respect  pour  la  religion  où  il  a  été  élevé  depuis  sa 

^  p.  162.  —  *  Jésus-Christ  est  le  véritable  Dieu  des  hommes  parce  qu'il  leur 
révèle  leurs  devoirs  et  leur  impuissance  à  les  accomplir,  sans  le  secours  de  sa 
grâce.  —  '  pp.  149-150.  —  *  p.  157.  —  "  p.  156. 

LAHOROUE   :   LE   RÉALISME   DE   PASCAL.  18 


274  LA    MYSTIQUE 

jeunesse  se  change  en  un  amour  ardent  et  sensible  pour  toutes 
les  vérités  de  la  foi,  soit  pour  celles  qui  regardent  la  soumission 
de  l'esprit,  soit  pour  celles  qui  regardent  la  pratique  de  la 
morale,  à  quoi  toute  religion  se  termine.  Tout  son  temps  est 
employé  à  la  prière  et  à  la  lecture  de  l'Écriture  sainte,  et  il 
y  prend  un  plaisir  incroyable.  «  Il  disait  que  l'Écriture  sainte 
n'était  pas  une  science  de  l'esprit,  mais  la  science  du  cœur, 
qu'elle  n'était  intelligible  que  pour  ceux  qui  ont  le  cœur  droit 
et  que  tous  les  autres  n'y  trouvaient  que  des  obscurités  ^.  »  Au 
plus  fort  de  la  lutte  sur  la  grâce,  il  n'oublie  pas  tout  à  fait  que 
la  pratique  de  la  vertu  l'emporte  sur  l'étude.  «  Nous  ne  conce- 
vons ni  l'état  glorieux  d'Adam,  ni  la  nature  de  son  péché, 
ni  la  transmission  qui  s'en  est  faite  en  nous.  Ce  sont  choses  qui 
se  sont  passées  dans  l'état  d'une  nature  toute  différente  de  la 
nôtre,  et  qui  passent  l'état  de  notre  capacité  présente.  Tout 
cela  nous  est  inutile  à  savoir  -pour  en  sortir;  et  tout  ce  qu'il  nous 
importe  de  connaître  est  que  nous  sommes  misérables,  corrom- 


.)) 


pus,  séparés  de  Dieu,  mais  rachetés  par  Jésus-Christ 

Sur  son  lit  de  mort,  il  déclare  enfin  s'être  retiré  deg  disputes 
sur  la  grâce,  la  prédestination,  l'autorité  du  Pape,  et  vouloir 
s'en  tenir  au  sentiment  de  l'Église  sur  ces  grandes  questions. 
Dieu  veuille  que  nous  ayons  dans  le  témoignage  du  P.  Beur- 
rier, son  dernier  confesseur,  l'expression  exacte  de  la  pensée  de 
Pascal,  et  qu'il  ait  vraiment,  lui,  simple  laïque,  renoncé  à  son 
sens  particulier  en  matière  doctrinale  ;  puisse  la  piété  l'avoir 
emxporté  sur  la  spéculation  et  lui  avoir  fait  tenir  sa  promesse 
de  1654  :  «  Renonciation  totale  et  douce.  Soumission  totale  à 
Jésus-Christ  et  à  mon  directeur.  »  Nous  l'espérons  de  la  grâce 
et  de  ses  habitudes  de  prière,  mais  la  crise  aura  été  dure. 

L'orgueil  de  Pascal.  —  11  y  a  quelque  chose  de  plus  difficile 
que  de  renoncer  à  ses  goûts  de  savant,  c'est  de  renoncer  à  sa 
propre  volonté.  Après  la  nuit  de  saint  Clément  l'esprit  de  Pascal 
est  converti  ;  il  a  dit  un  adieu  définitif  à  ces  idoles  qui  s'ap- 
pellent la  géométrie,  la  physique,  la  philosophie.  Mais  il  n'a 
pas  abdiqué  encore  son  jugement  propre.  Il  faut  un  directeur 
de  conscience,  et  sa  sœur  Jacquehne  doit  lui  livrer  maints 
combats  pour  le  faire  céder  en  ce  point.  L'orgueil  reste  encore 
vivace  ;  il  aura  toujours  de  la  peine  à  obéir.  Parfois  il  est 
simple  et  soumis  comme  un  enfant  ;  sa  docilité  fait  alors  l'ad- 

»  p.  16.  —  2  560.  —  «  Cf.  E.  JovY.  Pascal  inédit,  t.  II,  rp.  404,  406,  490. 


COMMENT    EXPRIMER    LA    PRÉSET^CE    DE    DIEU  275 

miration  de  Singlin  et  de  Jacqueline,  mais  d'autres  fois  la 
nature  se  réveille  sauvagement.  Biaise  alors  devient  frondeur  et 
presque  révolté.  Ses  sentiments  envers  le  roi  sont  très  beaux 
et,  croyons-nous,  sincères.  Il  voit  dans  son  autorité  une  image 
de  la  puissance  de  Dieu,  et  une  participation  de  cette  même 
puissance  à  laquelle  on  ne  peut  s'opposer  sans  résister  visi- 
blement à  l'ordre  de  Dieu...  «  Il  disait  ordinairement  qu'il 
avait  un  aussi  grand  éloignement  pour  ce  péché-là  que  pour 
assassiner  le  monde,  ou  pour  voler  sur  les  grands  chemins  ^  ». 

Pascal  frondeur.  —  Le  jour  cependant  où  l'occasion  s'ofîrit 
de  manifester  son  respect  pour  l'autorité,  Pascal  devint  fron- 
deur. Le  Saint-Office  avait  condamné  les  Proi^inciales^  et  la 
condamnation  était  affichée  à  Paris  par  ordre  royal.  La  plume 
ne  tombe  pas  des  doigts  du  pamphlétaire  ;  soit,  il  n'écrira  plus 
de  petites  lettres,  mais  il  continuera  la  lutte  sur  un  autre  ter- 
rain, il  se  fera  le  secrétaire  de  l'opposition.  C'est  de  lui  qu'éma- 
neront plusieurs  des  «  Factum  »  des  curés  de  Paris.  On  ne  peut 
appeler  cela  de  l'obéissance  héroïque..  Le  respect  dû  et  au 
roi  et  au  Saint-Ofïïce  lui  commandait  le  silence. 

Vers  le  schisme.  —  A  l'égard  du  Souverain  Pontife  son  atti- 
tude est  plus  scandaleuse  encore.  En  novembre  1656  il  écrivait 
à  APi6  de  Roannez  :  «  Je  ne  me  séparerai  jamais  de  sa  com- 
munion ))  (du  pape).  En  1657,  il  lui  faut  signer  un  formulaire 
de  foi  qui  condamne  les  cinq  propositions  comme  tirées  de 
Jansénius  et  au  sens  où  cet  auteur  les  enseigne  dans  son  livre. 
Il  ne  s'agit  donc  plus  seulement  de  dire  :  nous  reconnaissons 
ces  propositions  comme  hérétiques,  mais  nous  refusons  de  les 
voir  dans  l'Augustinus.  Il  fallait  maintenant  les  y  voir.  L'émoi 
fut  grand  à  Port- Royal.  On  consulta  l'évêque  d'Alet  sur  la  con- 
duite à  tenir.  Il  fut  répondu  qu'on  ne  pouvait  plus  distinguer 
entre  le  fait  et  le  droit  et  qu'il  fallait  signer  la  condamnation 
de  Jansénius  ^.  Mais  Pascal,  saris  attendre  la  réponse,  avait 
déjà  intrigué  pour  sauver  son  auteur.  L'intrigue  fut  déjouée  en 
1661  par  le  Conseil  d'État  et  la  question  se  posa  de  nouveau 
de  signer  ou  de  ne  pas  signer.  Les  docteurs  de  Port- Royal, 
Arnauld  et  Nicole,  inclinent  à  la  signature,  Pascal  refuse  ;  on 
essaie  de  le  faire  revenir,  peine  perdue  ;  Pascal  se  révolte  contre 
Port- Royal  lui-même  et  se  sépare  de  ses  anciens  amis.   Je 

^  p.  32.  —     Cf.  Strowski.  Pascal  et  son  temps,  t.  III,  p.  356. 


276  LA    MYSTIQUE 

suis  seul  contre  trente  mille.  Le  malheureux  !  Après  avoir 
écrit  de  si  magnifiques  pensées  sur  la  nécessité,  pour  le  membre, 
de  rester  uni  au  corps,  comment  en  vient-il  aujourd'hui  à  se 
séparer  de  la  tête  et  du  corps  ?  N'était-ce  pas  se  condamner  à 
la  mort  spirituelle  ?  Certes  il  n'était  pas  sans  excuse.  L'infail- 
libihté  personnelle  du  Souverain  Pontife  n'était  pas  aussi  net- 
tement établie  que  maintenant,  mais  elle  ne  manquait  pas  de 
sohdes  défenseurs  et  Pascal  mourant  reconnaîtra  lui-même 
«  qu'il  est  très  difficile  de  connaître lesbornes  de  cette  autorité  )>. 
La  prudence  devait  donc  l'incliner  à  obéir,  tout  simplement. 
Lui  qui  a  tonné  contre  le  probabihsme,  comment  en  est-il  venu 
à  choisir  pour  lui-même  l'opinion  la  moins  probable  ?  L'or- 
gueil de  l'espiit  y  a  eu  sa  part,  mais  d'autres  causes  ont  été 
peut-être  plus  déterminantes. 

Sa  sœur  Jacqueline  était  morte  de  douleur  d'avoir  signé 
un  premier  formulaire  ;  Biaise  avait  pour  elle  autant  d'estime 
que  d'affection  ;  abandonne!'  ses  idées  lui  apparut  alors  comme 
un  grave  manquement  à  la  piété  fraternelle  et  à  la  vérité  ;  à 
cause  de  sa  mémoire,  il  ne  voulut  pas  signer  ^. 

Quelques  mois  après,  Pascal  mourait,  après  une  maladie 
chrétiennement  supportée  et  dans  des  sentiments  admirables. 
Les  souffrances  l'attachèrent  davantage  à  son  Maître  agoni- 
sant, il  dut  renouveler  sa  «  renonciation  totale  et  douce  )>,  et 
son  acte  d'amour  au  Dieu  d'Abraham...  non  des  philosophes  et 
des  savants.  Dans  la  douceur  de  cette  intimité,  que  pesaient 
les  spéculations  du  royaume  des  esprits  ?  Soumission  à  Jésus- 
Christ  et  à  mon  directeur,  en  l'espèce  au  très  orthodoxe  P.  Beur- 
rier, soumission  à  l'Église  et  au  Souverain  Pontife,  telle  était 
la  vraie  voie.  Telle  fut,  nous  l'espérons,  celle  où  mourut  Pas- 
cal, ramené  au  Dieu  du  Mémorial  par  la  souffrance,  la  prière  et 
son  amour  des  pauvres. 


CHAPITRE    TROISIEME 
Tristesse  et  Joie  de  Pascal 

État  de  l'homme  :  les  deux  attraits.  —  Toute  la  vie  de 
l'homme  est  une  lutte  entre  deux  attraits  :  le  péché  et  Dieu  ; 
chacun  nous  promet  le  bonheur  mais  non  pas  dans  la  même 

^  Ajoutons  qu'il  était  malade  et  dominé  par  l'intransigeant  Domat. 


TRISTESSE    ET    JOIE    DE    PASCAL  277 

mosure.  Le  péché  le  donne  imparfait,  car  nous  sommes  faits 
pour  l'infmi  et  le  péché  ne  nous  ofYre  que  des  créatures  finies  ; 
Dieu  le  donne  parfait,  lui  seul  est  le  véritable  Bien. 

Tel  est  cependant  l'attrait  du  péché  que  ceux  qui  sont  daiis 
ses  plaisirs  empestés  deviennent  souvent  incapables  de  voir 
un  autre  bonheur  et,  s'ils  le  voient,  ils  sont  impuissants  à  le  con- 
quérir. L'auteur  du  péché  reste  longtemps  son  esclave  ;  même 
quand  il  y  a  renoncé  il  est  poursuivi  par  son  souvenir  obsédant 
et  son  attrait  enchanteur.  Son  emprise  sur  notre  âme  est  si 
grande  qu'on  peut  éprouver  quelque  tristesse  de  l'avoir  quitté. 
Tous  même  peuvent  l'éprouver  à  quelque  degré  et  à  de  cer- 
tains moments,  car  tous  sont  sous  la  domination  de  la  concupis- 
cence, instrument  du  péché. 

Si  Dieu  se  donnait  à  nous  entièrement  dès  ce  monde,  sa 
lumière  chasserait  les  ténèbres,  sa  douceur  apaiserait  à  jamais 
les  fièvres  de  la  convoitise.  Mais  le  don  parfait  de  Dieu  est 
réservé  pour  l'autre  vie.  Au  ciel  seulement  nous  jouirons  de 
Lui,  sans  aucun  mélange.  Ici-bas,  les  justes  ne  jouissent  de  sa 
présence  qu'à  travers  le  voile  des  créatures,  à  travers  les  mou- 
vements de  sa  grâce,  tantôt  sensibles  et  tantôt  cachés. 

Afin  de  comprendre  les  flots  de  tristesse  et  de  joie  qui  se  dis- 
putent l'âme,  sans  que  les  uns  puissent  jamais  complètement 
chasser  les  autres,  il  faut  considérer  notre  vie  commune  comme 
un  milieu  entre  le  péché  et  la  gloire. 

Béatitude  et  tristesse  du  monde.  —  Ceux  qui  sont  «  dans  les 
plaisirs  empestés  »  du  monde  chantent  leurs  béatitudes.  Mal- 
heureux ceux  qui  gémissent  et  très  heureux  ceux  qui  sent 
consolés.  Heureux  ceux  qui  jouissent  d'une  fortune  avanta- 
geuse, d'une  réputation  glorieuse  et  d'une  santé  robuste  ^  ! 
Cependant  cette  joie  brutale  ne  peut  complètement  chasser 
l'ennui  d'avoir  perdu  Dieu.  «  Lui  seul  est  son  véritable  bien  ;  et 
depuis  qu'il  l'a  quitté  c'est  une  chose  étrange,  qu'il  n'y  arien 
dans  la  nature  qui  n'ait  été  capable  de  lui  en  tenir  la  place  : 
astres,  ciel,  terre,  éléments...  ».  Mais  il  cherche  en  vain  à  remplir 
son  cœur  de  tout  ce  qui  l'environn'^,  recherchant  des  chcsi  s 
absentes  le  secours  qu'il  n'obtient  pas  des  présentes,  mais  elles 
sont  toutes  incapables  «  parce  que  le  gouffre  infini  ne  peut  être 
rempH  que  par  un  objet  infini  et  immuable,  c'est-à-dire  que  par 
Dieu  même  ^  ».  De  là  vient  l'inquiétude  perpétuelle  qui  agite 

1  p.  61.  —  ^  425. 


278  LA   MYSTIQUE 

l'homme  et  l'empêche  de  trouver  son  repos  dans  les  créa- 
tures. 

Tristesse  du  converti.  —  Le  pécheur  qui  revient  à  Dieu 
éprouve  quelque  peine  à  quitter  le  monde.  Il  est  comme  un 
enfant  que  sa  mère  veut  arracher  des  mains  des  voleurs  :  ceux- 
ci  le  retiennent  et  le  font  souffrir.  Il  est  dans  le  trouble  et  la 
confusion. 

D'une  part,  la  présence  des  objets  visibles  le  touche  plus 
que  l'espérance  des  invisibles,  et  de  l'autre,  la  solidité  des  invi- 
sibles le  touche  plus  que  la  vanité  des  visibles.  Et  ainsi  la  pré- 
sence des  uns  et  la  solidité  des  autres  disputent  son  affection, 
et  la  vanité  des  uns  et  l'absence  des  autres  excitent  son  aver- 
sion. ^  La  tristesse,  l'ennui,  l'aversion  ne  sont  pas  «  l'effet  de 
la  piété  qui  commence  d'être  en  nous,  mais  de  l'impiété  qui  y 
est  encore  ^  ». 

A  mesure  qu'on  s'éloigne  du  péché,  la  tristesse  change  d'ob- 
jet ;  on  ne  regrette  plus,  même  inconsciemment,  d'avoir  quitté 
le  monde  mais  d'avoir  si  longtemps  vécu  en  dehors  de  Dieu. 
«  C'est  la  joie  d'avoir  trouvé  Dieu  qui  est  le  principe  de  la  tris- 
tesse de  l'avoir  offensé  ^  «.  L'âme  «  entre  en  confusion  d'avoir 
préféré  tant  de  vanités  à  ce  divin  Maître,  et  dans  un  esprit  de 
componction  et  de  pénitence,  elle  a  recours  à  sa  pitié  pour 
arrêter  sa  colère  dont  l'effet  lui  paraît  épouvantable  *.  »  Le 
bonheur  d'avoir  retrouvé  son  bien  est  le  principe  de  sa  douleur. 
Elle  proclame  tout  d'abord  la  vérité  des  Béatitudes  nouvelles. 
«  Bienheureux  sont  ceux  qui  pleurent,  et  malheur  à  ceux  qui 
sont  consolés  ^!  » 

Joie  du  converti.  —  Cette  joie  mêlée  de  larmes  l'emporte  sur 
celle  du  monde  car  son  objet  est  charmant,  ferme,  durable,  et 
il  ne  déshonore  pas  ceux  qui  le  cherchent.  «  0  mon  Dieu  !  qu'un 
cœur  est  heureux  qui  peut  aimer  un  objet  si  charmant,  qui  ne 
le  déshonore  point  et  dont  l'attachement  lui  est  si  salutaire  !  Je 
sens  que  je  ne  puis  aimer  le  monde  sans  vous  déplaire,  sans  me 
nuire  et  sans  me  déshonorer.. .0  mon  Dieu  !  qu'une  âme  est  heu- 
reuse dont  vous  êtes  les  délices,  puis  qu'elle  peut  s'abandonner  à 
vous  aimer,  non  seulement  sans  scrupule,  mais  encore  avec 
mérite  !  Que  son  bonheur  est  ferme  et  durable,  puisque  son 
attente  ne  sera  point  frustrée,  parce  que  vous  ne  serez  jamais 

1  p.  197.  —  ^  p.  222.  —  '  p.  221.  —  «  p.  200.  —  "  p.  61. 


TRISTESSE    ET    JOIE    DE    PASCAL  279 

détruit,  et  que  ni  la  vie  ni  la  mort  ne  la  sépareront  jamais  de 
l'objet  de  ses  désirs...  oh  !  qu'heureux  sont  ceux  qui  avec  une 
liberté  entière  et  une  pente  invincible  de  leur  volonté  aiment 
parfaitement  et  librement  ce  qu'ils  sont  obHgés  d'aimer 
nécessairement  ^  !  » 

Quand  Dieu  possède  l'âme,  il  est  l'unique  cause  de  sa  joie. 
Elle  le  voit  partout  dans  les  choses  et  dans  les  cœurs.  Les  affec- 
tions purement  naturelles  cèdent  le  pas  aux  affections  spiri- 
tuelles ;  on  ne  renonce  pas  à  l'amour  des  siens,  mais  on  ne  les 
aime  plus  qu'en  Dieu.  La  plus  grande  joie  n'est  pas  d'avoir  des 
frères  et  des  sœurs,  mais  de  voir  cette  parenté  selon  la  chair 
élevée  par  la  parenté  selon  l'esprit.  La  vie  ne  commence  en 
effet  véritablement  qu'au  baptême  et  a  c'est  proprement  depuis 
ce  temps...  que  nous  devons  nous  considérer  .comme  vérita- 
blement parents  ^  ».  Aussi  faut-il  considérer  comme  bonnes 
nouvelles  de  la  famille  celles-là  seulement  qui  annoncent  des 
progrès  dans  la  vertu.  «  Je  ne  puis  commencer  par  autre  chose 
que  par  le  témoignage  du  plaisir  qu'elles  m'ont  donné  ^  ;  j'en 
ai  reçu  des  satisfactions  si  sensibles,  que  je  ne  te  les  pourrai  pas 
dire  de  bouche.  Je  te  prie  de  croire  qu'encore  que  je  ne  t'aie 
point  écrit,  il  n'y  a  point  eu  d'heure  où  tu  ne  m'aies  été  pré- 
sente, où  je  n'aie  fait  des  souhaits  pour  la  continuation  du 
grand  dessein  que  Dieu  t'a  inspiré.  J'ai  ressenti  de  nouveaux 
accès  de  joie  à  toutes  les  lettres  qui  en  portaient  quelque 
témoignage  *...  » 

Le  «  pénitent  réjoui  i\  —  Heureux  de  voir  Dieu  progresser 
dans  les  siens,  Pascal  est  heureux  de  le  posséder  lui-même  et 
de  lui  faire  dans  son  cœur  une  place  d'autant  plus  large  qu'il 
en  a  chassé  les  créatures  par  plus  d'austérités.  Les  mortifica- 
tions de  sa  retraite  à  Port- Royal  font  de  lui  «  le  pénitent  réjoui  » 
dont  parle  sa  sœur  Jacqueline  :  Il  a  obtenu  une  chambre  ou 
cellule  parmi  les  solitaires  de  Port- Royal  d'où  il  m'a  écrit  avec 
une  extrême  joie  de  se  voir  logé  et  traité  en  prince,  mais  en 
prince  au  jugement  de  saint  Bernard,  dans  un  lieu  solitaire  où  on 
fait  profession  de  pratiquer  la  pauvreté,  en  tout  où  la  discré- 
tion le  peut  permettre...  M.  Singlin  s'accommode  d'un  pénitent 
si  réjoui  et  qui  prétend  satisfaire  aux  vaines  joies  et  aux  diver- 
tissements du  monde  par  des  joi-^s  un  peu  plus  raisonnables  et 

*  p.  59.  —  2  p.  88.  —  3  II  s'agit  de  lettres  à  M^«  Périer,  sœur  de  Pascal,  annon- 
çant son  dessein  de  mener  une  vie  plus  fervente.  —  *  p.  84. 


280  LA   MYSTIQUE 

par  des  jeux  d'esprit  plus  permis,  au  lieu  de  les  expier  par  des 
larmes  continaelles  ^. 

L'espérance  de  Pascal.  —  Il  avait  écrit,  lors  de  sa  première 
conversion  que  la  vie  était  un  sacrifice  perpétuel.  Au  lieu  que 
d'autres  essayent  de  se  délivrer  de  la  croix,  lui  la  serrait  amou- 
reusement dans  ses  bras.  Il  ne  voulait  pas  laisser  Jésus  ago- 
niser seul,  sans  veiller  avec  lui  et  mêler  des  larmes  à  son  sang. 
Mais  c'étaient  des  larmes  de  repentir  et  de  joie  :  Joie,  Joie, 
pleurs  de  joie  !  Parfois, des  heures  d'inquiétude  venaient  assom- 
brir la  fête.  Rien  n'est  décourageant,  en  effet,  comme  la  doctrine 
janséniste.  Tous  les  chrétiens  ont  à  craindre,  mais  c'est  de  leur 
faiblesse  qu'ils  ont  tout  à  redouter.  Le  janséniste,  lui,  ne  peut 
regarder  avec  confiance  ni  le  ciel  ni  la  terre.  Ici-bas,  il  voit  son 
impuissance,  et  le  Christ,  dans  ses  bras  resserrés,  ne  soulève 
qu'un  groupe  d'élus  ;  le  ciel  est  fermé  aux  bonnes  volontés  elles- 
mêmes,  car  Dieu  refuse  sa  grâce  aux  justes,  quand  il  lui  plaît, 
et  il  les  abandonne  le  premier.  Rien  ne  peut  rassurer  les  âmes 
chrétiennes,  pas  même  le  fait  d'avoir  été  longtemps  dans  l'inti- 
mité de  Jésus-Christ.  Pascal  se  détourne  de  ces  pensées  pour 
dilater  son  cœur  et  il  conseille  à  tous  de  l'imiter.  «  Quand  on  dit 
que  Jésus-Christ  n'est  pas  mort  pour  tous,  vous  abusez  d'un 
vice  des  hommes  qui  s'appliquent  incontinent  cette  exception 
ce  qui  est  favoriser  le  désespoir;  au  lieu  de  les  en  détourner 
pour  favoriser  V espérance  ^.  »  Le  bon  sens  et  la  grâce  l'empor- 
tent sur  l'erreur  janséniste  et  lui  permettent  de  vivre  heureux 
parmi  ces  désolantes  théories.  Son  sacrifice  de  pénitence  se 
continue  donc  par  amour  plutôt  que  par  crainte.  C'est  dans 
ces  sentiments  qu'il  voit  venir  la  mort. 

Il  l'avait  toujours  considérée  comme  le  terme  du  sacrifice 
commencé  au  baptême.  En  entrant  dans  l'Église  par  ce  sacre- 
ment il  avait  renoncé  au  monde  et  au  péché  ;  -ce  n'était  que 
l'oblation.  Pour  consommer  le  sacrifice  il  fallait  immoler  la 
victime  ;  c'était  l'œuvre  de  la  mort.  Comme  elle  venait  ôter 
au  corps  la  liberté  de  pécher  et  délivrer  l'âme  d'un  rebelle  très 
puissant  et  contredisant  tous  les  motifs  de  son  salut,  il  était 
juste  de  la  saluer  comme  une  bienfaitrice  ^ 

Douceur  de  la  mort  en  Jésus- Christ.  —  Il  est  vrai  qu'il  mour- 
rait avec  Jésus-Christ,  et  que  cettecompagnie  transforme  toutes 

»  Cousin,  o.  /.  pp.  232,  233.  —  ^  781.  —  ^  p.  103. 


TRISTESSE    ET    JOIE    DE    PASCAL  281 

choses.  Sans  Jésus-Christ  la  mort  est  horrible,  détestable 
et  l'horreur  de  la  nature  ;  en  Jésus-Christ  elle  est  toute  autre, 
elle  est  aimable,  sainte,  et  la  joie  du  fidèle.  Tout  est  doux  en 
Jésus-Christ,  jusqu'à  la  mort.  ^  En  mourant  avec  lui,  nous 
montons  au  ciel  avec  lui  et  notre  gloire  commence. 

Aussi  Pascal  ne  veut-il  pas  être  séparé  de  son  Maître  à  cette 
minute  suprême.  Il  veut  avoir  auprès  de  lui  son  image  la  plus 
fidèle,  un  pauvre  qui  soufîre.  Cela  ne  suffit  pas,  il  lui  faut  Jésus 
lui-même  :  on  lui  apporte  la  sainte  communion.  M.  Beurrier  en 
entrant  dans  la  chambre  avec  le  Saint  Sacrem^^nt  lui  cria  : 
Voici  Notre-Seigneur  que  je  vous  apporte,  voici  Celui  que 
vous  avez  tant  désiré.  Ces  paroles  achevèrent  de  le  réveiller 
et,  comme  M.  le  Curé  approcha  pour  lui  donner  la  communion, 
il  fît  un  effort  et  il  se  leva  seul  à  moitié  pour  le  recevoir  avec 
plus  de  respect  ;  et  M.  le  Curé  l'ayant  interrogé,  selon  la  cou- 
tume, sur  les  principaux  mystères  de  la  foi,  il  répondit  direc- 
tement :  oui,  monsieur,  je  crois  tout  cela  et  de  tout  mon  cœur. 
Ensuite  il  reçut  le  saint  viatique  et  l'extrême  onction  avec 
des  sentiments  si  tendres  qu'il  en  versait  des  larmes. 

Ainsi  mourut,  purifié  par  la  souffrance  et,  espérons-le, 
repentant  de  son  orgueil,  celui  qui  avait  aspiré  à  la  joie  d'entrer 
dans  la  Jérusalem  céleste,  après  une  vie  d'humilité  et  de  souf- 
france. «  Heureux  ceux  qui,  étant  sur  ces  fleuves,  non  pas  plon- 
gés, non  pas  entraînés,  mais  immobiles,  mais  afleimis;  non 
pas  debout,  mais  assis  dans  une  assiette  basse  et  sûre,  d'où 
ils  ne  se  relèvent  pas  avant  la  lumière,  mais,  après  s'y  être 
reposés  en  paix,  tendent  la  main  à  celui  qui  les  doit  élever, 
pour  les  faire  tenir  debout  et  fermes  dans  les  porches  de  la  sainte 
Hiérusalem,  où  Vorgueil  ne  pourra  plus  les  combattre  et  les 
abattre;  et  qui  cependant  pleurent,  non  pas  de  voir  écouler 
toutes  les  choses  périssables  que  les  torrents  entraînent,  mais 
dans  le  souvenir  de  leur  chère  patrie,  de  la  Hiérusalem  céleste, 
dont  ils  se  souviennent  sans  cesse  dans  la  longueur  de  leur 
exil  2  !  » 

1  p.  98.  —  2  458. 


APPENDICE  I 


Le  Mystère  de  Jésus 

Dieu  donne  quand  il  lui  plaît  ces  grâces  extraordinaires,  qui 
suppriment  toute  collaboration  active  de  notre  part.  Alors,  l'âme 
reçoit  passivement  la  lumière  et  l'amour,  comme  nous  recevons 
la  lumière  et  la  chaleur  du  soleil,  sans  aucun  effort. 

Le  plus  souvent,  l'homme  doit  s'associer  au  travail  de  la  grâce. 
Celle-ci  le  prévient,  le  soutient  dans  sa  marche,  mais  ne  le  dispense 
pas  d'user  de  ses  puissances.  Dans  le  «  Mémorial  »  nous  avons  un 
exemple  du  premier  genre  de  faveur  ;  dans  le  Mystère  de  Jésus, 
nous  avons  un  exemple  du  second.  C'est  une  méditation  qui  se 
développe  naturellement.  Comme  une  méditation  de  saint  Ignace, 
elle  débute  par  l'usage  de  la  mémoire  et  de  l'imagination  ;  elle 
continue  par  des  retours  sur  soi-même  et  des  colloques  où  l'on 
s'applique  les  vérités  du  mystère  ;  elle  finit  par  des  résolutions. 

Nous  ignorons  à  quelle  date  fut  composée  cette  prière  ;  mais 
elle  appartient  sûrement  à  l'époque  de  la  seconde  conversion. 
Nous  y  voyons  en  effet  une  famiharité  avec  Notre-Seigneur  qui 
fait  défaut  dans  les  écrits  de  la  première,  et  une  connaissance  de 
sa  vie  intime  dans  nos  âmes,  plus  profonde  qu'autrefois.  A  de 
certains  traits,  on  serait  tenté  de  la  placer  non  loin  du  Mémorial 
et  un  peu  après,  durant  ces  semaines  où  Biaise  fut  sous  la  conduite 
spirituelle  de  Jacqueline. 

La  méditation  est  d'un  converti  qui  n'est  plus  dans  l'aban- 
donnement  du  côté  de  Dieu  ^.  Il  se  sent  au  contraire  attiré  vers 
Lui.  Nous  sommes  donc  après  la  saint  Clément  1654.  D'autre  part, 
il  n'y  a  pas  de  traces  d'inquiétude  sur  la  sohdité  de  la  conversion. 
Notre-Seigneur  doit  rassurer  son  disciple  et  lui  promettre  son  con- 
cours pour  l'avenir.  Ce  sentiment  de  crainte,  nous  le  trouverons 
toujours  chez  Pascal,  mais  moins  accentué  ;  l'habitude  de  la  piété 
lui  donnera  plus  d'assurance  en  la  miséricorde  de  Dieu.  Aujour- 
d'hui, il  y  a  encore  des  minutes  d'abattement,  des  retours  du  mau- 
vais esprit,  fréquents  chez  les  néophytes.  «  Dans  les  personnes  qui 
travaillent  courageusement  à  se  purifier  de  leurs  péchés,  dit  saint 
Ignace,  c'est  le  propre  du  mauvais  esprit  de  leur  causer  de  la  tris- 
tesse et  des  tourments  de  conscience,  de  les  troubler  par  des  rai- 
sonnements faux,  afin  d'arrêter  leurs  progrès  dans  le  chemin  de  la 
vertu  2.  ))  Nous  serions  donc  tout  proches  de  la  date  du  Mémorial. 

^  Cousin,  o,  L,  p.  226.  —  ^  Exercices  spirituels,  discernement  des  esprits 
f*  semaine,  2^  règle. 


LE    MYSTÈRE    DE    JÉSUS  283 

Il  ne  nous  pst  d'ailleurs  pas  difficile  de  trouver  dans  le  Mystère 
de  Jésus  la  trace  des  résolutions  prises  durant  la  nuit  de  saint  Clé- 
ment. Le  recours  au  directeur  n'est  exprimé  qu'ici  et  dans  le 
Mémorial.  Plus  tard  sa  conduite  sera  acceptée  si  volontiers  qu'il 
ne  sera  plus  nécessaire  d'en  parler  ;  aujourd'hui  il  a  encore  des 
difficultés  à  se  soumettre  à  lui,  et  la  grâce  doit  vaincre  les  résis- 
tances de  la  nature  ^  Faut-il  voir  dans  le  sujet  même  de  la  médita- 
tion l'influence  de  Jacqueline,  qui  dirigeait  alors  la  conscience  de 
son  frère  ?  Peut-être,  et  on  peut  en  donner  quelques  raisons. 

On  sait  que  la  sœur  avait  écrit  en  1650  une  longue  méditation 
de  51  points  «  sur  le  Mystère  de  la  mort  de  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ.  »  Composé  sur  l'invitation  de  la  mère  Agnès,  cet  écrit 
n'était  pas  destiné  à  rester  secret.  Jacqueline  n'aura  donc  pas  eu 
de  difficulté  à  en  communiquer  le  texte  ou  du  moins  la  substance 
à  son  dirigé.  La  doctrine  spirituelle  qui  s'en  dégage  est  la  suivante  : 
la  mort  de  Notre-Seigneur  est  une  leçon  pour  nous,  il  nous  faut 
mourir  au  monde  pour  éviter  la  corruption  de  l'âme.  Cette  mort 
consiste  dans  le  renoncement  à  son  esprit  propre  et  à  sa  volonté 
propre,  en  sorte  qu'on  n'obéit  plus  qu'à  l'esprit  de  Dieu,  aux 
maximes  du  christianisme,  aux  supérieurs  que  Dieu  nous  a  donnés. 
Cette  mort  est  le  principe  de  notre  vie  et  de  notre  union  au  corps 
mystique  du  Christ  qui  est  l'Éghse.  Elle  nous  établit  dans  le  repos, 
en  Dieu. 

Nous  retrouvons  toutes  ces  idées  dans  la  deuxième  partie  du 
Mystère  de  Jésus.  Dieu  nous  est  présent  dans  l'Écriture,  les  inspi- 
rations, les  événements  ;  il  faut  se  laisser  diriger  par  lui,  en  mou- 
rant continuellement  avec  Jésus-Christ  dont  l'agonie  continue  en 
nous  jusqu'à  la  fin  du  monde.  Obéissons  au  directeur,  aux  prêtres, 
aux  événements,  aux  inspirations.  Cette  union  à  la  Passion  du 
Christ  nous  délivre  de  la  servitude  spirituelle  et  nous  établit  dans 
la  paix. 

Si  les  idées  ont  quelque  analogie,  le  style  est  entièrement  diffé- 
rent. Autant  celui  de  Jacquehne  manque  de  coloris,  de  mouve- 
ment, de  chaleur,  autant  celui  de  Biaise  est  pittoresque,  éloquent. 
A  défaut  de  la  diversité  des  génies  et  des  tempéraments,  celle  des 
circonstances  expUquerait  les  contrastes  des  deux  morceaux. 
La  sœur,  parlant  pour  les  autres,  fait  taire,  par  pudeur,  ses  senti- 
ments intimes.  Elle  s'adresse  à  l'esprit  et  laisse  à  ses  lecteurs  le 
soin  de  faire  jaillir  de  ses  considérations  quelques  étincelles  de 
charité.  Le  frère  ne  parle  qu'à  lui-même,  et  encore  dans  l'ardeur 
de  sa  dévotion,  il  donne  d'autant  plus  volontiers  libre  cours  à  ses 
sentiments,  qu'il  veut  en  conserver  un  souvenir  plus  précis. 

^  Cousin,  o.  L,  pp.  227-228  «  après  bien  des  visites  et  des  combats  qu'il  eut  à 
rendre  à  lui-même  sur  la  difficulté  de  choisir  un  guide...  je  vis  clairement  que  ce 
n'était  qu'un  reste  d'indépendance  caché  au  fond  de  son  cœur,  qui  faisait  arme 
de  tout  pour  éviter  un  assujettissement.  » 


284 


APPENDICE    I 


On  distingue  trois  parties  dans  le  Mystère  de  Jésus  ^  La  pre- 
mière regarde  l'agonie  historique  de  Notre-Seigneur  au  jardin 
des  Oliviers  ;  la  deuxième,  son  agonie  mystique  en  chacun  de  ses 
élus,  où  il  vit,  travaille  et  souffre  ;  la  troisième,  très  courte,  contient 
les  résolutions. 

L'agonie  historique  débute  par  une  considération  générale  sur 
la  cause  des  tourments  du  Sauveur. 

«  Jésus  souffre  dans  sa  passion  les  tourments  que  lui  font  les 
hommes  ;  mais  dans  l'agonie  il  souffre  les  tourments  qu'il  se 
donne  à  lui-même  :  turhare  semetipsum.  C'est  un  supplice  d'une 
main  non  humaine,  mais  toute-puissante,  car  il  faut  être  tout-puis- 
sant pour  le  soutenir.   » 

Saint  Ignace  propose  de  même  à  son  retraitant  une  idée  générale 
du  sujet  avant  d'y  entrer  :  «  Je  considérerai  comment  la  divinité 
reste  cachée  durant  toute  la  passion  du  Sauveur  ;  elle  pourrait 
détruire  ses  ennemis,  et  elle  ne  le  fait  pas  ;  et  elle  abandonne  aux 
plus  cruels  tourments  la  très  sainte  humanité  qui  lui  est  unie.  » 

Après  cette  entrée  en  matière,  l'imagination  évoque  les  détails 
de  la  scène,  selon  la  méthode  codifiée  par  saint  Ignace  qui  con- 
seille de  voir,  d'entendre  les  personnages.  L'entendement  y  a  sa 
part  aussi  dans  les  réflexions  suggérées  par  les  mouvements  des 
personnages. 

Pascal  considère  le  Sauveur  au  jardin  dans  une  telle  solitude  et 
dans  un  tel  abandon  qu'il  en  vient  à  faire  des  actes  uniques  dans 
sa  vie.  Jésus  cherche  de  la  consolation  auprès  de  ses  disciples.  Ils 
ne  le  comprennent  pas  et  ne  compatissent  pas  à  sa  douleur.  Il  reste 
donc  seul  à  savoir  sa  peine.  Il  se  plaint  :  c'est  la  première  fois  de 
sa  vie  ;  il  cherche  des  consolateurs  :  cela  est  unique. 

«  Jésus  cherche  quelque  consolation  au  moins  dans  ses  trois 
«  plus  chers  amis  et  ils  dorment  ;  il  les  prie  de  soutenir  un  peu 
«  avec  lui,  et  ils  le  laissent  ayant  une  négligence  entière,  avec 
«  si  peu  de  compassion  qu'elle  ne  pouvait  seulement  les  empêcher 
«  de  dormir  un  moment.  Et  ainsi  Jésus  était  délaissé  seul  à  la 
«  colère  de  Dieu. 

«  Jésus  est  seul  dans  la  terre,  non  seulement  qui  ressente  et 
«  partage  sa  peine,  mais  qui  la  sache  :  le  ciel  et  lui  sont  seuls  dans 
«  cette  connaissance. 

«  Jésus  est  dans  un  jardin,  non  de  délices  comme  le  premier 
«  Adam,  où  il  se  perdit  et  tout  le  genre  humain,  mais  dans  un  de 
«  supphccs,  où  il  s'est  sauvé  et  tout  le  genre  humain. 

«  Il  souffre  cette  peine  et  cet  abandon  dans  l'horreur  de  la 
«  nuit. 

«  Je  crois  que  Jésus  ne  s'est  jamais  plaint  que  cette  seule  fois; 

'  L'essai  de  commentaire,  qui  suit,  a  été  composé  presque  entièrement  avec 
des  textes  empruntés  à  Pascal  lui-même. 


LE    MYSTÈRE    DE    JÉSUS  285 

<(  mais  alors  il  se  plaint,  comme  s'il  n'eût  plus  pu  contenir  sa  dou- 
ce leur  excessive  :  «  Mon  âme  est  triste  jusqu'à  la  mort.  » 

«  Jésus  cherche  de  la  compagnie  et  du  soulagement  de  la  part 
«  des  hommes.  Gela  est  unique  en  toute  sa  vie,  ce  me  semble.  Mais 
«  il  n'en  reçoit  point,  car  ses  disciples  dorment.   « 

Pascal  regrette  de  ne  pas  avoir  été  présent  à  la  scène  pour  con- 
soler son  Maître  en  veillant  avec  lui.  Il  se  ravise,  et  note  une 
réflexion  qui  annonce  déjà  la  deuxième  partie.  L'agonie  continue 
encore. 

«  Jésus  sera  en  agonie  jusqu'à  la  fm  du  monde  :  il  ne  faut  pas 
dormir  pendant  ce  temps-là.  » 

Tant  que  ses  reproches  peuvent  être  utiles  à  ses  disciples  Jésus 
se  fâche  de  ce  qu'ils  ne  veillent  point,  non  pas  sur  lui,  mais  sur 
eux-mêmes  ;  mais  dès  qu'ils  apparaissent  évidemment  inutiles, 
il  a  la  bonté  de  leur  laisser  le  seul  bien  dont  ils  soient  capables,  le 
sommeil. 

«  Jésus  au  milieu  de  ce  délaissement  universel  et  de  ses  amis 
«  choisis  pour  veiller  avec  lui,  les  trouvant  dormant,  s'en  fâche  à 
«  cause  du  péril  où  ils  exposent,  non  lui,  mais  eux-mêmes,  et  les 
«  avertit  de  leur  propre  salut  et  de  leur  bien  avec  une  tendresse 
«  cordiale  pour  eux  pendant  leur  ingratitude,  et  les  avertit  que 
«  l'esprit  est  prompt  et  la  chair  infirme. 

«  Jésus,  les  trouvant  encore  dormant,  sans  que  ni  sa  considéra- 
«  tion  ni  la  leur  les  en  eût  retenus,  il  a  la  bonté  de  ne  pas  les 
«  éveiller  et  les  laisse  dans  leur  repos.  » 

Aussi  longtemps  que  Jésus  ne  connaît  pas  la  volonté  de  son 
Père,  il  persévère  à  prier.  Il  s'adresse  à  ses  disciples  et  il  n'en  est 
pas  exaucé  ;  sa  vengeance  consiste  à  les  sauver.  Il  s'adresse  à  son 
Père  le  priant  une  fois  d'éloigner  le  cahce,  et  deux  fois  de  le  laisser 
venir  s'il  le  faut. 

«  Jésus  prie  dans  l'incertitude  de  la  volonté  du  Père  et  craint 
«  la  mort;  mais  l'ayant  connue,  il  va  au-devant  s'offrir  à  elle  : 
«  Eamus.  Processit  (Joannes). 

«  Jésus  a  prié  les  hommes,  et  n'en  a  pas  été  exaucé. 

«  Jésus  pendant  que  ses  disciples  dormaient,  a  opéré  leur  salut. 
«  Il  l'a  fait  à  chacun  des  justes  pendant  qu'ils  dormaient,  et  dans 
«  le  néant  avant  leur  naissance,  et  dans  les  péchés  depuis  leur  nais- 
«  sance. 

«  Il  ne  prie  qu'une  fois  que  le  calice  passe  et  encore  avec  sou- 
«  mission,  et  deux  fois  qu'il  vienne  s'il  le  faut.  » 

Pascal  revient  à  considérer  l'âme  de  Jésus  ;  l'abandon  de  ses 
amis  et  la  vigilance  de  ses  ennemis  la  plongent  dans  un  ennui  pro- 
fond. La  terre  étant  désormais  indifférente  ou  hostile,  il  ne  lui 
reste  plus  qu'à  se  remettre  entre  les  mains  de  son  Père,  et  à  l'aimer 
dans  tous  les  événements  même  les  plus  fâcheux. 


ï 


286  APPENDICE    I 

«  Jésus  dans  l'ennui. 

«  Jésus,  voyant  tous  ses  amis  endormis  et  tous  ses  ennemis 
«  vigilants,  se  remet  tout  entier  à  son  Père. 

«  Jésus  ne  regarde  pas  dans  Judas  son  inimitié,  mais  l'ordre 
«  de  Dieu  qu'il  aime,  et  l'avoue,  puisqu'il  l'appelle  ami.  » 

La  première  partie  de  la  méditation  finit  avec  le  baiser  de  Judas. 
L'agonie  historique  du  Maître  est  terminée.  Une  autre  commence 
ou  plutôt  continue  toujours  depuis  la  grotte  de  Gethsémani. 
Pascal  en  a  déjà  posé  le  principe  :  «  Jésus  sera  en  agonie  jusqu'à 
la  fin  du  monde  :  il  ne  faut  pas  dormir  pendant  ce  temps-là.  )>. 
Dans  cette  agonie  mystique,  Jésus  est  non  seulement  le  modèle 
des  chrétiens,  mais  leur  coopérateur.  Il  lutte,  souffre,  prie  et  se 
soumet  en  chacun  de  nous.  Notre  rôle  consiste  à  le  regarder  pour 
apprendre  à  combattre,  et  surtout  à  unir  notre  volonté  et  notre  vie 
à  la  sienne,  afin  d'être  victorieux. 

Profondément  pénétré  de  la  présence  du  Sauveur  en  son  âme, 
Pascal  s'abandonne  à  de  longs  colloques  avec  l'hôte  divin.  De  quoi 
lui  parlerait-il  sinon  de  ses  combats,  puisque  le  Maître  ne  vient 
que  pour  aider  son  disciple  !  Il  lui  parle  donc  de  sa  santé,  de  ses 
difficultés  à  se  soumettre  aux  événements,  au  directeur,  aux  ins- 
pirations ;  il  lui  parle  surtout  des  inquiétudes  que  lui  inspire  une 
conversion  encore  mal  affermie.  Et  le  Maître  le  rassure  en  toutes 
manières.  Qu'a-t-il  à  craindre  ?  Il  est  tout  amour  à  son  égard,  il 
est  la  toute-puissance  qui  peut  vaincre,  il  est  la  prudence  qui  sait 
diriger,  il  est  toujours  présent  à  ses  amis  pour  les  assister.  Qu'il 
s'abandonne  donc  à  sa  direction  et  il  sera  dans  la  paix. 

L'agonie  de  Pascal  a  commencé.  Dieu  l'a  pris,  et  le  monde  veut 
le  reprendre.  Qui  sera  le  plus  fort  ?  Il  est  comme  un  enfant  qui 
est  tiré  par  les  voleurs  d'entre  les  bras  de  sa  mère  qui  ne  veut  point 
l'abandonner  ;  il  n'accusera  pas  de  la  violence  qu'il  souffre  sa 
mère,  qui  le  retient  amoureusement,  mais  ses  injustes  ravisseurs, 
et  il  s'arrachera  au  monde  et  à  ses  amis  Roannez  et  Méré  qui  veulent 
le  détourner  de  Port- Royal  ^. 

«  Jésus  s'arrache  d'avec  ses  disciples  pour  entrer  dans  l'agonie; 
il  faut  s'arracher  de  ses  plus  proches  et  des  plus  intimes  pour 
l'imiter.   » 

Cependant  le  monde  nous  poursuit  jusque  dans  le  désert.  A 
de  certaines  heures  il  fait  sentir  sa  présence  et  ses  attraits  au 
cœur  des  solitaires.  L'agonie  recommence,  comme  aux  heures 
«  d'abandonnement  ».  Il  faut  alors  veiller  et  prier,  «  et  en  effet, 
il  est  bien  juste  que  la  prière  soit  continuelle  quand  le  péril  est  con- 
tinuel »  (p.  210).  Jésus  se  fâcherait  de  la  somnolence  de  ses  amis, 
à  cause  du  péril  où  ils  exposent,  non  lui,  mais  eux-mêmes. 

*  Cousin,  o.L,  p.  230.  L'amitié  du  duc  de  Roannez  semble  avoir  été  le  principal 
obstacle  à  son  départ. 


LB    MYSTÈRE    DE    JÉSUS  287 

«  Jésus  étant  dans  Tagonie  et  les  plus  grandes  peines,  prions 
plus  longtemps.   » 

Que  demanderons-nous  à  la  miséricorde  divine  ?  —  La  paix, 
mais  non  pas  celle  que  le  monde  donne.  On  est  en  repos  dans  le 
vice  et  on  ne  sent  pas  son  lien  quand  on  suit  volontiers  celui  qui 
entraîne.  Notre-Seigneur  «  est  venu  apporter  le  couteau  et  non 
la  paix.  Mais  néanmoins  il  faut  avouer  que  comme  l'Écriture 
dit  que  la  sagesse  des  hommes  n'est  que  folie  devant  Dieu,  aussi 
on  peut  dire  que  cette  guerre  qui  paraît  dure  aux  hommes  est  une 
paix  devant  Dieu  ;  car  c'est  cette  paix  que  Jésus-Christ  a  aussi 
apportée  »  (pp.  211-212).  C'est  pourquoi  : 

«  Nous  implorons  la  miséricorde  de  Dieu,  non  afin  qu'il  nous 
«  laisse  en  paix  dans  nos  vices,  mais  afin  qu'il  nous  en  déhvre.» 

Dans  cette  lutte,  les  événements  sont  nos  chefs  ;  ils  nous 
apprennent  quelle  est,  à  notre  égard,  la  volonté  de  Dieu,  où, 
par  conséquent  nous  trouverons  la  paix  intérieure,  avec  son 
amitié.  «  J'essaye  autant  que  je  puis  de  ne  m'afïïiger  de  rien,  et 
de  prendre  tout  ce  qui  arrive  pour  le  meilleur.  Je  crois  que  c'est 
un  devoir,  et  qu'on  pèche  en  ne  ïe  faisant  pas.  Car  enfin  la  raison 
pour  laquelle  les  péchés  sont  péchés,  c'est  seulement  parce  qu'ils 
sont  contraires  à  la  volonté  de  Dieu;  et  ainsi  l'essence  du  péché 
consistant  à  avoir  une  volonté  opposée  à  celle  que  nous  connais- 
sons en  Dieu,  il  est  visible,  ce  me  semble,  que,  quand  il  nous 
découvre  sa  volonté  par  les  événements,  ce  serait  un  péché  de  ne 
s'y  pas  accommoder.   »  (p.  212). 

Si  Dieu  nous  donnait  des  maîtres  de  sa  main,  oh  !  qu'il  faudrait 
obéir  de  bon  cœur.  La  nécessité  et  les  événements  en  sont 
infailhblement.  » 

Au  temps  de  sa  première  ferveur,  Pascal  a  déjà  exprimé  les 
mêmes  sentiments.  Il  a  protesté  qu'il  adorait  les  secrets  de  la 
Providence  sans  les  vouloir  approfondir  (p.  65).  Le  temps  de  la 
tiédeur  est  venu  ensuite,  le  monde  l'a  repris,  la  concupiscence 
des  yeux  l'a  séduit  et  il  s'est  fait  de  la  vérité  une  idole.  Aujourd'hui 
encore  ces  méditations  et  ces  idées  ne  seraient-elles  qu'une  forme 
plus  noble  de  la  même  curiosité,  dépourvue  d'un  véritable  amour  ? 
N'étudie-t-il  pas  la  vie  du  Maître  en  historien  plutôt  qu'en  chré- 
tien ;  ses  considérations  sur  la  Providence  sont-elles  d'un  philo- 
sophe ou  d'un  disciple  vraiment  soumis  ?  Il  cherche  le  meilleur, 
mais  est-ce  par  le  mouvement  de  «  sa  raison  et  de  son  propre 
esprit  »  ou  par  le  mouvement  de  Dieu  ^  ? 

Le  voilà  inquiet,  repentant  et  humilié.  L'heure  des  réflexions 
abstraites  sur  l'agonie  mystique  et  la  conduite  de  la  Providence 
est  passée,  l'entendement  va  céder  la  place  au  cœur,  et  Jésus  va 
converser  avec  son  fidèle. 

»  Cousin,  o.  l.,  p.  226. 


288  APPENDICE    I 

«  Console-toi,  tu  ne  me  chercherais  pas,  si  tu  ne  m'avais  trouvé.  » 

On  ne  peut  se  mettre  en  route  pour  aller  vers  Dieu,  si  Dieu 
lui-même  ne  met  le  bâton  du  pèlerin  à  la  main  et  les  sandales 
aux  pieds.  «  Personne  ne  vient  à  moi,  à  moins  que  mon  Père  ne 
l'attire  »  (Saint  Jean,  6**).  Il  y  a  dans  la  recherche  la  certitude 
de  posséder  déjà.  «  Tu  ne  me  chercherais  pas  si  tu  ne  me  possédais. 
Ne  t'inquiète  donc  pas.  »  (555.) 

Dans  le  passé,  j'ai  songé  à  toi  et  je  t'ai  mérité  la  grâce  de  te 
lever  et  d'aller  à  mon  Père. 

«  Je  pensais  à  toi  dans  mon  agonie,  j'ai  versé  telles  gouttes  de 
«  sang  pour  toi.   » 

J'ai  opéré  ton  salut  pendant  que  tu  dormais  et  dans  le  néant 
avant  ta  naissance  et  dans  les  péchés  depuis  ta  naissance. 

Ne  t'inquiète  pas  davantage  pour  l'avenir.  Il  ne  t'appartient 
pas.  J'ai  dit  «  à  chaque  jour  suffît  sa  malice  ».  Le  présent  est  le 
seul  temps  qui  soit  véritablement  aux  hommes,  et  ils  doivent  en 
user  selon  Dieu.  Je  ne  veux  pas  que  ta  prévoyance  s'étende  au- 
delà  du  jour  présent.  C'est  les  bornes  qu'il  faut  garder  et  pour  ton 
salut  et  pour  ton  repos  (p.  223).  Je  ne  donne  ma  grâce  qu'au  jour 
qui  luit. 

«  C'est  me  tenter  plus  que  t'éprouver,  que  de  penser  si  tu  ferais 
bien  telle  ou  telle  chose  absente  :  je  la  ferai  en  toi  si  elle  arrive.  » 

A  une  condition  toutefois  c'est  que  tu  t'abandonnes  à  ma  direc- 
tion. Je  vis  en  toi,  mais  la  concupiscence  y  vit  aussi  ;  résiste  à  ses 
attraits,  cède  aux  miens. 

«  Laisse-toi  conduire  à  mes  règles,  vois  comme  j'ai  bien  conduit 
«  la  Vierge  et  les  saints  qui  m'ont  laissé  agir  en  eux.  » 

Ces  règles  sont  parfaites  puisque  : 

«  Le  Père  aime  tout  ce  que  je  fais.  » 

Elles  sont  dures  à  la  nature  et  elles  la  font  souffrir.  Mais  la  souf- 
france est  nécessaire.  Les  membres  peuvent-ils  être  en  repos  quand 
la  tête  souffre  ! 

«  Veux-tu  qu'il  me  coûte  toujours  du  sang  de  mon  humanité, 
«  sans  que  tu  donnes  des  larmes  ?  » 

Le  Maître  verse  du  sang,  le  serviteur  des  larmes  pour  compléter, 
selon  son  pouvoir,  la  passion  du  Maître. 

—  «  Entrez  dans  mon  cœur  et  dans  mon  âme,  pour  y  porter  mes 
souffrances,  et  pour  continuer  d'endurer  en  moi  ce  qui  vous  reste 
à  souffrir  de  votre  Passion,  que  vous  achevez  dans  vos  membres 
jusqu'à  la  consommation  parfaite  de  votre  Corps;  afin  qu'étant 
plein  de  vous  ce  ne  soit  plus  moi  qui  vive  et  qui  souffre,  mais  que  ce 
soit  vous  qui  viviez  et  qui  souffriez  en  moi,  ô  mon  Sauveur!  »  (p.  66). 

—  Souffre  donc  la  servitude  corporelle,  elle  est  la  rançon  de  la 
délivrance  spirituelle.  Mon  apôtre  Paul  t'en  donne  l'exemple,  et 
te  dit  :  «  Je  châtie  mon  corps,  de  peur  que  moi-même,  qui  convertis 


LE    MYSTÈRE    DE    JÉSUS  280 

tant  de  peuples,  je  ne  devienne  réprouvé.  »  Mais  je  prie  avec  le 
môme  apôtre  de  mener  ta  conversion  jusqu'à  la  persévérance 
finale.  Seigneur  achevez  vous-même  l'ouvrage  que  vous  avez 
commencé,  (p.  217.) 

«  C'est  mon  affaire  que  ta  conversion;  ne  crains  point,  et  prie 
«  avec  confiance  comme  pour  moi. 

«  Je  te  suis  présent  par  ma  parole  dans  l'Écriture,  par  mon 
«  esprit  dans  l'Église  et  par  les  inspirations,  par  ma  puissance 
«  dans  les  prêtres,  par  mes  prières  dans  les  fidèles. 

«  Les  médecins  ne  te  guériront  pas,  car  tu  mourras  à  la  fin. 
«  Mais  c'est  moi  qui  guéris  et  rends  le  corps  immortel. 

«  Souffre  les  chaînes  et  la  servitude  corporelle;  je  ne  te  délivre 
«  que  de  la  spirituelle  à  présent.  » 

Mais  je  ne  te  déli\Terai  pas  sans  te  séparer  du  monde.  Je  suis 
venu  apporter  le  couteau  et  couper  les  attaches.  Tes  amis  te 
retiennent  ?  La  reconnaissance,  les  travaux  communs,  dis-tu, 
t'empêchent  de  rompre  avec  des  bienfaiteurs  et  des  savants. 
Qu'ont-ils  fait  que  je  n'aie  pas  fait  ?  Et  ont-ils  fait  ce  que  j'ai  fait  ? 

«  Je  te  suis  plus  un  ami  que  tel  et  tel;  car  j'ai  fait  pour  toi  plus 
«  qu'eux,  et  ils  ne  souffriraient  pas  ce  que  j'ai  souffert  de  toi  et  ne 
«  mourraient  pas  pour  toi  dans  le  temps  de  tes  infidélités  et 
«  cruautés,  comme  j'ai  fait  et  comme  je  suis  prêt  à  faire  et  fais 
«  dans  mes  élus  et  au  Saint-Sacrement. 

«  Si  tu  connaissais  tes  péchés,  tu  perdrais  cœur.  » 

—  Je  le  perdrai.  Seigneur,  car  je  crois  leur  malice  sur  «  votre 
assurance  » . 

Le  Maître  n'est  pas  venu  pour  perdre  les  pécheurs  en  les  pous- 
sant au  découragement.  Il  est  venu  pour  les  sauver.  S'il  découvre 
la  mahce  et  le  nombre  des  fautes,  c'est  pour  les  engager  à  la  péni- 
tence non  pour  y  demeurer,  mais  pour  aller  à  la  grandeur  (525). 

Son  intention  est  manifeste  par  le  fait  même  qu'il  nous  découvre 
nos  péchés,  et  nous  en  inspire  l'horreur.  Ces  sentiments  sont  un 
effet  de  sa  grâce,  et  nous  savons  que  les  dons  de  Dieu  sont  sans 
repentance.  Quand  il  commence  un  ouvrage  c'est  qu'il  veut  l'ache- 
ver, pourvu,  toutefois,  que  nous  y  collaborions  \  On  peut  donc 
«  sans  désespoir  »  s'approcher  de  Jésus-Christ  pour  entendre  non 
une  sentence  de  condamnation,  mais  une  accusation  de  nos  fautes 
avec  promesse  de  pardon. 

«  Car  moi,  par  qui  tu  l'apprends,  t'en  peux  guérir,  et  ce  que  je 
te  le  dis  est  un  signe  que  je  te  veux  guérir.  » 

Pascal  ne  l'a  appris  que  d'une  façon  indéterminée.  Il  ne  connaît 
pas  encore  le  détail  de  ses  crimes.  Comme  les  cœurs  sont  seuls 
capables  de  voir  Dieu,  ils  sont  aussi  les  seuls  à  voir  la  malice  de 
leurs  fautes.  A  mesure  qu'ils  connaissent  mieux  leur  Seigneur,  ils 

1  781. 

LAHORGUE  :   LE  RÉALISME  DE   PASGAL.  19 


290  APPENDICE    I 

connaissent  mieux  et  leur  néant,  et  la  distance  qui  les  sépare  de 
Dieu,  «  le  véritable  être  »,  et  la  malice  du  péché,  «  le  véritable 
néant,  parce  qu'il  est  contraire  à  Dieu  »  (p.  90).  La  contrition  en  M 
purifiant  les  cœurs  les  rend  plus  délicats  et  plus  pénétrants.  " 

«  A  mesure  que  tu  les  expieras,  tu  les  connaîtras,  et  il  te  sera  dit  : 
«  Vois  les  péchés  qui  te  sont  remis.  Fais  donc  pénitence  pour  tes 
«  péchés  cachés  et  pour  la  mahce  occulte  de  ceux  que  tu  connais.  » 

Pascal  ne  veut  pas  seulement  être  un  pénitent  ;  les  faveurs 
de  son  Maître  l'obligent  à  donner  et  son  repos  et  son  bien-être 
et  sa  liberté  et  sa  vie  même.  Il  le  veut  avec  une  ardeur  où  entre 
peut-être  un  peu  de  la  présomption  de  saint  Pierre  : 

«  Seigneur,  je  vous  donne  tout.  » 

Il  croit  alors  avoir  rendu  à  son  Maître  tout  ce  qu'il  en  a  reçu, 
et  il  se  complaît  en  sa  générosité,  oubliant  qu'il  n'aurait  rien  pu 
faire  si  la  grâce  ne  l'avait  pas  prévenu. 

Jésus  le  rappelle  sévèrement  à  la  modestie  :  il  n'y  a  pas  de  com- 
paraison entre  son  amour  et  celui  de  Pascal.  Le  disciple  l'aime 
moins  ardemment  qu'il  n'a  aimé  le  péché  ;  et  lui,  il  l'aime  plus  \ 
qu'il  n'a  aimé  ces  souillures.  Que  l'amitié  du  Maître  ne  lui  soit  donc  ^ 
pas  une  occasion  d'orgueil,  elle  est  purement  gratuite  ;  que  ses 
confidences  ne  soient  pas  une  occasion  de  curiosité  ;  elles  doivent 
uniquement  tendre  à  la  charité.  S'il  n'a  pas  de  lui-même  la  force  de 
tirer  des  conclusions  pratiques  de  son  oraison  sublime,  qu'il  inter- 
roge son  directeur. 

«  —  Je  t'aime  plus  ardemment  que  tu  n'as  aimé  tes  souillures, 
«  ut  immundus  pro  luto. 

«  Qu'a  moi  en  soit  la  gloire  et  non  à  toi,  ver  et  terre.  » 

Interroge  ton  directeur  quand  mes  paroles  te  sont  une  occa- 
sion de  mal  et  de  vanité  ou  curiosité. 

Ces  reproches  font  rentrer  Pascal  en  lui-même.  Il  reconnaît 
son  néant  et  par  suite  il  comprend  mieux  tout  ce  qu'il  y  a  de 
gratuit  et  de  généreux  dans  l'amitié  de  Jésus. 

«  Je  vois  mon  abîme  d'orgueil,  de  curiosité,  de  concupiscence. 
«  Il  n'y  a  nul  rapport  de  moi  à  Dieu,  ni  à  Jésus-Christ  juste.  Mais 
«  il  a  été  fait  péché  par  moi  ;  tous  vos  fléaux  sont  tombés  sur  lui. 
«  Il  est  plus  abominable  que  moi, et, loin  de  m'abhorrer,il  se  tient 
«  honoré  que  j'aille  à  lui  et  le  secoure.  » 

L'amour  du  Sauveur  mort  pour  nous,  sa  puissance  qui  l'a 
ressuscité  et  en  a  fait  le  premier-né  d'entre  les  morts  redonnent 
confiance  au  pécheur.  Qu'il  s'unisse  à  sa  Passion  et  joigne  ses  plaies 
aux  siennes  ;  les  plaies  de  son  âme  aux  plaies  du  crucifié.  Comme 
il  a  guéri  celles  du  corps  il  guérira  aussi  celles  de  l'âme. 

La  prière  de  Pascal,  qui  a  commencé  dans  l'inquiétude,  finit 
dans  la  confiance. 

«  Mais  il  s'est  guéri  lui-même,  et  me  guérira  à  plus  forte  raison. 


LE    MYSTÈRE    DE    JÉSUS  291 

«  Il  faut  ajouter  mes  plaies  aux  siennes,  et  me  joindre  à  lui,  et 
«  il  me  sauvera  en  se  sauvant.  Mais  il  n'en  faut  pas  ajouter  à 
«  l'avenir.   » 

Ces  derniers  mots  annoncent  les  résolutions  qui  terminent  toute 
bonne  prière.  Elles  vopt  à  la  soumission  du  jugement,  à  l'humilité 
et  à  la  confiance. 

Cette  soumission  de  la  raison  à  la  sagesse  divine  manifestée  par 
les  événements  ou  par  la  voix  du  directeur  est  un  des  traits  de  la 
spiritualité   pascalienne. 

Au  temps  de  la  maladie,  il  refuse  de  décider  lui-même  si  la  santé 
est  préférable.  «  Je  ne  sais  lequel  m'est  profitable  de  la  santé  ou 
de  la  maladie,  des  biens  ou  de  la  pauvreté,  ni  de  toutes  les  choses 
du  monde.  C'est  un  discernement  qui  passe  la  force  des  hommes 
et  des  Anges.  »  (p.  65.) 

Devenu  directeur  de  conscience,  il  donne  des  instructions  en  ce 
sens.  «  Il  est  temps  de  commencer  à  juger  de  ce  qui  est  bon  ou 
mauvais  par  la  volonté  de  Dieu  qui  ne  peut  être  ni  injuste  ni 
aveugle,  et  non  pas  par  la  nôtre  propre,  qui  est  toujours  pleine  de 
mahce  et  d'erreur.  »  (p.  215.) 

Aujourd'hui  il  s'apphque  à  lui-même  ces  maximes.  # 

«  Eritis  sicut  dii  scientes  bonum  et  maîum.  Tout  le  monde  fait 
«  le  dieu  en  jugeant  :  Cela  est  bon  ou  mauvais;  et  s'afïligeant 
«  ou  se  réjouissant  trop  des  événements.   » 

Cette  résolution  d'indifférence  devant  ce  que  le  monde  appelle 
bien  ou  mal,  prend  racine  dans  les  principes  que  Pascal  a  exposés 
plus  haut  ;  les  événements  sont  les  maîtres  choisis  par  Dieu  ;  le 
Christ  nous  est  présent  partout  et  il  nous  dirige  toujours  bien. 

Laisse-toi  conduire  à  mes  règles. 

Le  ferme  propos  d'humilité  et  de  confiance  s'inspire  de  la  vie 
mystique  de  Jésus  dans  nos  âmes.  Il  fait  tout  avec  nous.  Par  suite 
tout  est  grand  et  tout  est  facile.  Nous  ne  devons  jamais  refuser 
un  travail  parce  qu'il  est  indigne  de  nous  ou  au-dessus  de  nos 
forces  ;  la  majesté  de  Dieu  le  rend  glorieux  et  facile. 

«  Faire  les  petites  choses  comme  grandes,  à  cause  de  la  majesté 
«  de  Jésus-Christ  qui  les  fait  en  nous,  et  qui  vit  notre  vie;  et  les 
«  grandes  comme  petites  et  aisées,  à  cause  de  sa  toute-puissance.  » 
(553.) 

Le  mystère  et  le  mémorial.  —  Si  nous  comparons  le  Mystère  de 
Jésus  au  Mémorial,  nous  constatons  que  la  résolution  de  1654  a 
été  tenue.  Pascal  s'était  promis  de  n'aller  à  Dieu  que  par  Jésus- 
Christ,  voie  et  vérité.  Le  Mystère  réahse  cette  promesse.  Jésus  se 
présente  au  début  de  la  méditation,  il  y  reste  présent  jusqu'à  la  fin 
pour  apprendre  à  son  disciple  comment  on  va  au  Père. 

Il  est  une  idée  supposée  plutôt  qu^'énoncée  dans  le  Mémorial, 


292  APPENDICE    I 

et  mise  en  pleine  lumière  par  la  méditation  sur  l'agonie,  c'est  la 
vie  mystique  du  Sauveur  en  nous,  et,  spécialement,  sa  vie  souf- 
frante. Il  reste  dans  l'âme  pour  l'aider  à  connaître  sa  misère  et  pour 
l'en  guérir.  De  cette  présence  se  tirent  deux  corollaires,  eux  aussi 
mis  en  relief  dans  cette  prière  et  qui  inspireront  bien  des  «  Pen- 
sées.  9  * 

Le  mystère  et  les  «pensées»,  —  Nous  ne  pouvons  nous  con- 
naître que  par  Jésus-Christ. 

Nous  ne  pouvons  nous  glorifier  qu'en  Jésus-Christ. 

Toute  la  raison  d'être  de  la  mission  de  Jésus  est  le  salut  des 
hommes.  Cependant  il  ne  veut  pas  les  racheter  sans  qu'il  ne  leur 
en  coûte  au  moins  des  larmes  et  de  l'humilité.  Médecin  de  notre 
misère,  il  commence  par  nous  la  révéler,  dans  la  mesure  où  nous 
pouvons  en  supporter  la  vue  ;  car  si  nous  connaissions  nos  péchés 
à  découvert  nous  perdrions  cœur. 

Ceux  qui  ont  connu  l'homme  en  dehors  de  Jésus-Christ,  ou  ne 
se  sont  complus  qu'en  ses  grandeurs  et  ils  se  sont  élevés  contre 
Dieu,  ou  ils  sont  restés  honteux  et  découragés  à  la  vue  de  leurs 
faiblesses  sans  songer  à  se  guérir.  Le  Pyrrhonisme  a  raison  de  dou- 
ter de  nos  lumières  sur  ce  point,  car  les  hommes,  avant  Jésus- 
Christ,  ne  savaient  s'ils  étaient  grands  ou  petits. 

Mais,  en  Jésus-Christ,  nous  connaissons  notre  noblesse  et  notre 
abjection.  Grandeur  de  l'âme  humaine  !  Jésus  se  tient  honoré  que 
j'aille  à  lui  !  Abjection  !  poussière,  ver,  cloaque  ! 

«  Le  christianisme  est  étrange.  Il  a  donné  à  l'homme  de  recon- 
naître qu'il  est  vil,  et  même  abominable,  et  lui  ordonne  de  vou- 
loir être  semblable  à  Dieu.  »  (537)  Et  cette  double  connaissance 
est  nécessaire,  car  la  misère  seule  persuade  le  désespoir,  et  l'orgueil 
persuade  la  présomption  ;  la  connaissance  de  Jésus-Christ  fait  le 
milieu,  car  nous  y  trouvons  et  notre  grandeur  et  notre  misère. 
C'est  pourquoi  «  Jésus-Christ  est  un  Dieu  dont  on  s'approche  sans 
orgueil,  et  sous  lequel  on  s'abaisse  sans  désespoir.  »  (528) 

Pas  d'orgueil  possible  pour  le  juste.  Certes  il  a  raison  de  se  glo- 
rifier de  la  sagesse,  jointe  à  la  charité.  Rien  n'est  plus  noble,  mais 
elle  vient  de  Dieu  ;  aussi  est-il  écrit  :  qui  gloriatur  in  Domino 
glorietur.  (460)  Elle  vient  du  Christ  vivant  dans  les  justes.  Qu'à 
lui  en  soit  la  gloire  et  non  à  toi,  ver  et  terre.  «  Les  hommes,  n'ayant 
pas  accoutumé  de  former  le  mérite,  mais  seulement  le  récom- 
penser où  ils  le  trouvent  formé,  jugent  de  Dieu  par  eux-mêmes.  » 
(490)  Ils  croient  que  le  commencement,  le  progrès  et  la  fin  des  vertus 
dépendent  de  nous.  Dans  cette  persuasion,  ils  chantent  un  cantique 
à  leur  bonne  volonté.  Le  fidèle  fait  monter  son  hymne  de  louange 
jusqu'au  Christ  «  ne  sit  eçacuata  crux  !  »  il  dit  donc  :  «  je  bénis 
tous  les  jours  de  ma  vie  mon  Rédempteur...  qui  d'un  homme  plein 


l'évolution  catholique  de  pascal  293 

de  faiblesse,  de  misère,  de  concupiscence,  d'orgueil  et  d'ambition, 
a  fait  un  homme  exempt  de  tous  ces  maux  par  la  force  de  sa  grâce, 
à  laquelle  toute  la  gloire  est  due,  n'ayant  de  moi  que  la  misère  et 
l'erreur.   »  (550) 


APPENDICE   II 


L'évolution  catholique  de  Pascal. 

Quels  ont  été  les  véritables  derniers  sentiments  de  Pascal  ? 
Dès  le  lendemain  de  sa  mort,  amis  et  ennemis  se  sont  posé  cette 
question,  à  laquelle  sa  nièce,  Marguerite  Périer,  a  consacré  tout 
un  chapitre  de  ses  Mémoires.  Les  récents  travaux  de  M.  Jovy  ont 
ravivé  la  discussion  parmi  les  pascahsants.  La  plupart  d'entre  eux 
ont  essayé  de  déterminer  l'état  d'âme  de  Pascal  mourant,  par  la 
critique  des  témoignages  externes.  On  a  relu  les  écrits  de  sa  sœur 
et  des  jansénistes  ;  on  s'est  longuement  penché  sur  la  déposition 
de  son  dernier  confesseur,  le  P.  Beurrier,  curé  de  Saint-Etienne- 
du-Mont.  Une  des  plus  considérables  de  ces  études,  et  peut-être 
la  plus  pénétrante,  a  été  publiée  par  M.  Monbrun  ^ 

Notre  intention  n'est  pas  de  reprendre  ces  recherches  dans  le 
champ  des  témoignages  extérieurs,  mais  plutôt  d'interroger  Pas- 
cal lui-même,  ses  écrits  et  ses  déclarations  authentiques  depuis 
son  entrée  à  Port-Royal  jusqu'à  sa  mort.  Le  chemin  à  parcourir 
est  donc  différent  de  celui  de  nos  devanciers,  mais  nous  en  rejoin- 
drons quelques-uns  au  terme,  pour  reconnaître  les  sentiments 
cathohques  de  Pascal. 

*  * 

L  —  l'opinion  de  pascal  a  l'époque  des  premières 
PROVINCIALES    (janvier-févricr    1656). 

Pascal  professe  à  ce  moment  les  propositions  de  Janséniup. 
Trois  sur  cinq  se  trouvent,  crûment  ou  équivalemment,  dans 
les  écrits  suivants  :  Lettre  touchant  la  possibilité  d'accomplir  les 
commandements  de  Dieu.  —  Dissertation  sur  le  véritahle  sens  de  ces 
paroles  des  Saints  Pères  et  du  Concile  de  Trente  :  les  commande- 
ments ne  sont  pas  impossibles  aux  justes.  —  Discours  où  Von  fait 

^  Cf.  Bulletin  de  Littérature  ecclésiastique,  1911. 


294  APPENDICE    II 

çoir  qu'il  ri' y  a  pas  une  relation  nécessaire  entre  la  possibilité  et  le 
poui^oir^  etc.,  etc.  ^. 

D'après  M.  Michaut,  ces  travaux  seraient  de  1656  ;  d'après 
M.  Lanson  de  1655.  Nous  pensons,  en  tous  cas,  qu'on  ne  saurait 
les  dater  de  la  fin  des  Provinciales  (1657),  ni  des  années  suivantes, 
parce  que  les  propositions  de  Jansénius  ne  se  trouvent  plus  dans  les 
ouvrages  de  cette  époque  (Lettres^  Pensées)  ;  quelques-unes  y  sont 
même  contredites. 

\re  Proposition  de  Jansénius  :  Quelques  commandements  de 
Dieu  sont  impossibles  aux  justes  avec  les  forces  dont  ils  dis- 
posent dans  le  moment,  malgré  leur  volonté  et  leurs  efforts  ;  et 
la  grâce  qui  les  rendrait  possibles  leur  fait  défaut. 

Proposition  de  Pascal  :  «  Il  serait  inutile  de  rapporter  plus  de 
passages  (de  saint  Augustin)  mais  après  avoir  montré  que  le 
Concile  (de  Trente)  n'a  pas  entendu  que  les  justes  ont  le  pouvoir 
prochain  d'observer  les  commandements  à  l'avenir,  il  nous  sera 
bien  aisé  de  voir  qu'il  n'a  pu  le  prétendre,  et  qu'ainsi  non  seulement 
il  ne  l'a  pas  fait,  mais  qu'il  ne  Ta  pu  faire  ^.  »  «  Cette  définition  de 
ce  XXI Je  canon  importe  aussi  nécessairement  que  les  justes  n'ont 
pas  toujours  le  pouvoir  prochain  de  persévérer  dans  la  prière,  car 
puisque  les  promesses  de  l'Évangile  et  de  l'Écriture  nous  assurent 
d'obtenir  infailliblement  la  justice  nécessaire  pour  le  salut,  si  nous 
la  demandons  par  l'esprit  de  la  grâce  et  comme  il  faut,  n'est-il 
pas  indubitable. qu'il  n'y  a  point  de  différence  entre  persévérer 
dans  la  prière  et  persévérer  dans  l'impétration  de  la  justice,  et 
qu'ainsi  si  tous  les  justes  ont  le  pouvoir  prochain  de  persévérer 
à  prier,  ils  ont  aussi  tous  le  pouvoir  prochain  de  persévérer  dans  la 
justice  qui  ne  peut  être  refusée  à  leur  prière  :  ce  qui  est  formelle- 
ment contraire  à  la  décision  du  canon  ^  ?  » 

«  Et  qu'il  est  vrai  que  Dieu  ne  refuse  jamais  le  secours  pour 
les  œuvres  à  ceux  qui  ne  cessent  point  de  le  lui  demander  et 
qu'en  ce  sens  Dieu  ne  quitte  point  le  juste  que  le  juste  le  quitte, 
mais  qu'aussi  Dieu  ne  donne  pas  toujours  le  secours  pour  prier  et 
qu'en  ce  sens  Dieu  laisse  le  juste  avant  que  le  juste  le  quitte^  de 
sorte  que  ce  délaissement  est  toujours  conduit  en  sorte  que  pre- 
mièrement Dieu  laisse  Vhomme  sans  le  secours  nécessaire  pour  prier, 
et  qu'ensuite  l'homme  cesse  de  prier  et  qu'ensuite  Dieu  laisse 
l'homme  qui  ne  le  prie  pas  *.  » 

«  Ceux  que  Dieu  ne  retient  pas  le  quittent,  ensuite  de  quoi  il 
les  quitte  ^.   » 

La  même  idée  se  retrouve  dans  les  Pensées  ®,  mais  ce  qui  est 

^  Ces  écrits  se  trouvent  au  tome  le^  du  Pascal  inédit  de  M.  Jovy.  —  *  Jovy, 
p.  43.  —  '  Jovy,  p.  44.  —  «  Jovy,  p.  149.  —  »  Joty,  pp.  166,  171.  —  »  514. 


l'évolution  catholique  de  pascal  295 

dit  dans  une  lettre  du  5  novembre  1656  ^  peut  être  interprété  dans 
un  sens  orthodoxe. 

2^  proposition  de  Jansénius  :  On  ne  résiste  jamais  à  la  grâce 
intérieure  dans  l'état  de  nature  déchue. 

Proposition  de  Pascal  :  «  Dans  la  corruption  qui  a  infecté  l'âme 
et  le  corps,  la  concupiscence  s'étant  élevée  a  rendu  l'homme 
esclave  de  sa  délectation  :  de  sorte  qu'étant  esclave  du  péché,  il 
ne  peut  être  déhvré  de  l'esclavage  du  péché  que  par  une  délec- 
tation plus  puissante  qui  le  rende  esclave  de  la  justice  '^.  »  La  liberté 
«  qui  était  dans  Adam,  était  prochainement  indifférente  aux  oppo- 
sites,  sans  être  liée  ni  d'un  côté  ni  d'autre,  mais  depuis  qu'elle  est 
tombée  dans  les  liens  de  la  concupiscence,  elle  est  maintenant 
hors  d'état  de  se  porter  à  Dieu  si  ce  n'est  que  le  lien  de  sa  grâce 
le  tirant  avec  plus  de  force  rompe  ceux  de  la  cupidité  et  lui  fasse  dire  : 
Seigneur,  vous  avez  rompu  mes  liens  ^  ».  «  Comme  l'homme  n'est 
jamais  délivré  en  cette  vie  de  toute  la  concupiscence,  il  est  clair, 
par  ces  principes  qu'il  ne  peut  rester  dans  cette  indifférence  pro- 
chaine de  sa  première  condition.  Hoc  non  est  amplius  in  viribus... 
Aussi  saint  Augustin  n'a  jamais  entendu  que  l'homme  pût  sortir 
des  péchés  et  de  la  convoitise  où  sa  corruption  l'a  précipité,  s'il 
n'en  est  tiré  par  une  délectation  plus  puissante,  non  seulement 
aussi  forte,  mais  plus  forte  et  absolument  victorieuse  comme  il  se 
voit  par  tous  ses  écrits  *  ». 

5^  proposition  de  Jansénius  :  Il  y  a  erreur  semi-pélagienne 
à  dire  que  le  Christ  est  mort  et  a  versé  son  sang  pour  tous  les 
hommes. 

Proposition  de  Pascal  :  «  Dieu  s''est  engagé  de  donner  à  ceux-là 
la  grâce  de  prier  pour  obtenir  par  là  la  grâce  de  bien  vivre,  mais 
comme  l'obhgation  n'est  qu'ensuite  de  sa  promesse,  il  ne  la  doit 
qu'à  ceux  à  qui  il  a  promis,  c'est-à-dire  aux  seuls  prédestinés  ^  ». 
«  Dieu  a  envoyé  Jésus-Christ  pour  sauver  absolument  et  par  des 
moyens  très  efficaces  ceux  qu'il  a  choisis  et  prédestinés  dans  cette 
masse,  qu''il  n'y  a  que  ceux-là  à  qui  il  ait  voulu  absolument  mériter 
le  salut  par  sa  mort  et  qu'il  n'a  point  eu  cette  même  volonté  pour 
le  salut  des  autres  qui  n'ont  point  été  délivrés  de  cette  perdition 
universelle  et  juste  *.   » 

L'on  peut  se  demander  quel  degré  de  certitude  Pascal  entend 
donner  à  ces  propositions.  Sont-elles  certaines  au  point  d'expri- 
mer la  vérité  et  d'être  la  norme  d'après  laquelle  on  doive  con- 
damner les  autres  opinions  ?  Il  ne  semble  pas,  sans  quoi  on  ne 
s'exphquerait  pas  son  indulgence  pour  les  Molinistes.  Il  loue 
chez  eux  les  deux  qualités  qu'il  estime  le  plus  :  comme  philo- 

^  Cf.  Brunschwicg,  Pensées  et  opuscules,  p.  217.  —  ^  Jovy,  p.  130.  —  *  Jovy, 
p.  133.  —  *  Jovy,  pp.  134-135.  —  ^  Jovy,  p.  100.  —  «  Jovy,  p.  110. 


296  APPENDICE    II 

sophes,  ils  ont  le  souci  de  garder  le  sens  commun  et  comme  théo- 
logiens ils  ont  le  respect  de  l'autorité.  Bien  que  leur  avis  doive  être 
considéré  comme  un  égarement  de  l'esprit  humain,  ils  restent 
cependant  dans  le  sein  de  l'ÉgHse  ^  Leur  égarement  n'est  donc 
pas  bien  sérieux.  Leur  «  opinion  contraire  à  celle  des  Calvinistes, 
produit  un  effet  tout  contraire.  Elle  flatte  le  sens  commun  que 
l'autre  blesse.  Elle  le  flatte  en  le  rendant  maître  de  son  salut  ou 
de  sa  perte.  Elle  exclut  de  Dieu  toute  volonté  absolue  et  fait  que 
le  salut  et  la  damnation  procèdent  de  la  volonté  humaine,  au  lieu 
que  dans  celle  de  Calvin  l'un  et  l'autre  procèdent  de  la  volonté 
divine  ^.    » 

Flatter  le  sens  commun  est  peu  ;  aux  yeux  de  Pascal  mystique 
il  vaut  mieux,  souvent,  être  fou  que  sage.  Mais  voici  un  éloge  de 
plus  de  prix  :  «  Si  l'erreur  des  Molinistes  afflige  l'Église,  leur 
soumission  la  console...  il  suffît  qu'elle  parle  par  la  bouche  de  ses 
papes  et  de  ses  conciles,  que  la  tradition  de  VÊglise  leur  est  en 
vénération,  qu'ils  n'entreprennent  pas  de  donner  aux  paroles  de 
l'Écriture  des  interprétations  particulières  et  qu'ils  ont  dessein  de 
suivre  celles  que  la  foule  et  la  suite  de  ses  saints  docteurs  et  de  ses 
papes  et  de  ses  conciles  y  ont  données  3.  » 

Ces  aveux  sont  extrêmement  importants.  Ils  montrent  le 
fond  de  l'âme  de  Pascal.  Pour  lui  donc  :  1®  on  peut  être  catho- 
lique sans  être  janséniste  ;  2°  l'argument  suprême  en  matière 
théologique  est  l'autorité  de  l'Église  et  de  la  Tradition.  Ceci 
explique  pourquoi  sur  son  lit  de  mort  il  s'est  rangé  du  côté  de 
Rome. 

La  voie  est  déjà  ouverte  vers  de  nouvelles  positions  dogma- 
tiques. 

IL  —  l'opinion  de  pascal  depuis  les  dernières  provinciales 
jusqu'à  la  signature  du  premier  formulaire 
(janvier  1657-juin  1661) 

Cette  opinion  nous  est  connue  par  les  deux  dernières  Provin- 
ciales, par  le  témoignage  de  Nicole  et  de  M"^^  Périer,  par  quel- 
ques Pensées  *.  Nous  y  voyons  Pascal  évoluer  vers  le  thomisme 
et  l'universalité  de  la  grâce  ;  autrement  dit  vouloir  sauver  la 
liberté,  et  l'universahté  de  la  Rédemption  (contre  les  propositions 
II-V  de  Jansénius). 

Il  a  été  frappé  de  ce  que  Mohna  «  flatte  le  sens  commun  ». 
D'autre  part,  le  Jansénisme,  tel  qu'on  l'a  enseigné  jusqu'alors, 

^  JovY.  pp.  111-112.  —  2  JovY,  p.  109.  —  3  JovY  p.  112.  —  *  Avec  le  P. 
Petito.t,  Pascal,  pp.  362-363,  nous  croyons  que  la  rédaction  de  V Apologie  a 
commencé,  au  plus  tard,  en  1659. 


l'évoll'tion  catholique  de  pascal  297 

lui  fait  peur.  La  grâce  le  travaille.  Il  communique  ses  impres- 
sions à  Nicole,  qui  partage  aussi  ses  sentiments  sur  le  Molinismc  ^. 
Nicole  travaille  alors  au  Traité  de  la  grâce  générale  dont  on  a  dit 
qu'un  «  jésuite  aurait  pu  le  signer.  »  Pascal  l'encourage  :  «  Feu 
M.  Pascal,  écrit  Nicole,  avec  qui  j'ai  le  bien  d'être  très  étroitement 
uni,  n'a  pas  peu  aidé  à  nourrir  en  moi  cette  inclination.  Car,  quoi- 
qu'il fut  la  personne  du  monde  la  plus  roide  et  la  plus  inflexible 
pour  les  dogmes  de  la  grâce  efficace,  il  disait  néanmoins  que,  s'il 
avait  eu  à  traiter  cette  matière,  il  espérait  de  réussir  à  rendre  cette 
matière  si  plausible  et  de  la  dépouiller  tellement  d''un  certain  air 
farouche  qu'on  lui  donne,  qu'elle  serait  proportionnée  au  goût  de 
toutes  sortes  d'esprits...  S'il  eût  disposé  de  son  esprit,  il  n'aurait  pu 
s'empêcher  de  s'y  appliquer  et  d'essayer  de  rendre  toutes  ces 
matières  si  plausibles  et  si  populaires,  que  tout  le  monde  y  aurait 
entré  sans  peine  ^  » .  , 

Nicole  a  fait  l'essai  de  son  système  dans  une  lettre  ajoutée  à 
la  dix-huitième  Provinciale  ^.  Dans  le  Traité  de  la  grâce  générale 
et  V Apologie  qui  le  suivit,  Nicole  fait  profession  de  Thomisme,  et 
de  «  largesse  de  grâces  »  :  «  Je  vous  avoue  qu'en  examinant  en  cette 
matière  ce  qu'on  appelle  la  doctrine  des  thomistes  sur  la  grâce,  je  suis 
entré  de  bonne  foi  dans  ce  sentiment,  que  cette  doctrine  était  la  plus 
conforme  aux  règles  de  V Église  *  ».  «  J'ai  donc  cru,  Monsieur,  qu'il 
serait  utile  de  vous  donner  avis  de  faire  plus  d'attention  sur  les 
sentiments  de  ces  théologiens  (thomistes)  en  vous  montrant  qu'ils 
ne  sont  point  déraisonnables,  dans  les  points  mêmes  dont  je  savais 
que  vous  aviez  plus  d'éloignement,  comme  est  celui  de  cette  largesse 
de  grâces  intérieures  qu'ils  supposent  que  Dieu  fait  aux  infidèles  ^.  » 

Telles  sont  les  idées  nouvelles  que  Pascal  connaissait  et  approu- 
vait à  la  veille  des  deux  dernières  Provinciales.  Combien  y  en  avait- 
il  à  les  partager  autour  de  lui  ?  Arnauld  les  combattait  et,  sans 
doute,  entraînait-il  la  majorité  des  solitaires.  Aussi  Pascal  peut- 
il  écrire  avec  quelque  vérité  dans  la  dix-septième  Provinciale  : 
«  Je  ne  suis  point  de  Port- Royal...  Je  n'ai  d'attache  sur  la  terre 
qu'à  la  seule  EgHse  catholique  apostoHque  et  romaine,  dans  laquelle 
je  veux  vivre  et  mourir,  et  de  la  communion  avec  le  Pape  son  sou- 
verain Chef.    )) 

Dans  la  même  lettre  et  dans  lia  suivante  il  affirme  hautement 
sa  volonté  de  maintenir  le  hbre  arbitre  :  «  Dieu  change  le  cœur 
de  l'homme  par  une  douceur  céleste  qu'il  y  répand,  qui  surmon- 
tant la  délectation  de  la  chair,  fait  que  l'homme  sentant  d'un 
costé  sa  mortahté  et  son  néant,  et  découvrant  de  l'autre  la  gran- 
deur de  l'éternité  de  Dieu,  conçoit  du  dégoust  pour  les  déhces  du 
péché  qui  le  séparent  du  bien  incorruptible;  et  trouvant  sa  plus 

'  Cf.  JovY,  t.  II.  p.  376.  —  2  JovY,  t.  II,  p.  369.  —  ^  Jo\  y,  t.  II,  p.  109.  — 
<  JovY,  t.  II,  p.  376.  —  6  Ibid.,  p.  377-378. 


298  APPENDICE    II 

grande  joye  dans  le  Dieu  qui  la  charme,  il  s^y  porte  infailliblement 
de  luy-même  par  un  mouvement  tout  libre^  tout  volontaire,  tout 
amoureux,  de  sorte  que  ce  luy  serait  une  peine  et  un  supplice  de  s'en 
séparer.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  puisse  toujours  s'en  éloigner  et  qu'il 
ne  s'éloignast  effectivement  s'il  le  voulait,  mais  comment  le  vou- 
drait-il, puisque  la  volonté  ne  se  porte  jamais  qu'à  ce  qui  luy  plaît 
le  plus  et  que  rien  ne  lui  plaît  tant  alors  que  ce  bien  unique  qui  com- 
prend en  soy  tous  les  autres  biens.  »  (Dix-huitième  Provinciale.) 

«  Je  vous  déclare,  mon  Père,  que  vous  n'avez  plus  rien  à 
reprendre  en  vos  adversaires...  Si  vous  en  étiez  mieux  informé... 
vous  verriez,  mon  Père,  que  non  seulement  ils  tiennent  qu'o/i 
résiste  effectivement  à  ces  grâces  faibles  qu'on  appelle  excitantes, 
ou  inefficaces,  en  n'exécutant  pas  le  bien  qu'elles  nous  inspirent  : 
mais  qu'ils  sont  aussi  fermes  à  soutenir  contre  Calvin  le  pouvoir 
que  la  volonté  a  de  résister  même  à  la  grâce  efficace  et  victorieuse, 
qu'à  défendre  contre  Mohna  le  pouvoir  de  cette  grâce  sur  la  volonté; 
aussi  jaloux  de  l'une  de  ces  vérités  que  de  l'autre.  Ils  ne  savent 
que  trop  que  Vhomme  par  sa  propre  nature  a  toujours  le  pouvoir  de 
pécher  et  de  résister  à  la  grâce...  »  (18^  Provinciale,  24  mars  1657). 

Ces  explications  sont  incomplètes.  Avons-nous  un  pouvoir  de 
fait  ou  un  pouvoir  théorique  de  résister  à  la  grâce  ?  Qui  nous 
décide  à  l'action  en  dernière  analyse  ?  L'attrait  irrésistible  d'un 
bien  extérieur  ou  le  plaisir  de  choisir  pour  le  plaisir  de  choisir, 
parce  qu'on  veut  ?  Pascal  ne  précise  pas.  Mais  il  faut  reconnaître 
du  moins  son  désir  sincère  de  sauver  la  liberté  de  tout  détermi- 
nisme, sous  l'influence  de  !a  grâce,  même  efficace.  L'une  et  l'autre 
sont  sauvées  :  c'est  ce  qu'il  admire  dans  le  MoUnisme.  «  S'il  y  a 
jamais  un  temps  auquel  on  doive  faire  profession  des  deux  con- 
traires, c'est  quand  on  reproche  qu'on  en  omet  un.  Donc  les 
Jésuites  et  les  Jansénistes  ont  tort  en  les  celant,  mais  les  Jansé- 
nistes plus,  car  les  Jésuites  ont  mieux  fait  profession  des  deux  ^.  » 

Sur  un  autre  point,  Pascal  a  changé.  Il  ne  soutient  plus  que 
Jésus-Christ  soit  mort  pour  les  seuls  élus.  «  Jésus-Christ  pour 
tous.  Moïse  pour  un  peuple.  Les  Juifs  bénis  en  Abraham...  Mais 
toutes  nations  bénies  en  sa  semence...  L'Éghse  même  n'offre  le 
sacrifice  que  pour  les  fidèles  :  Jésus-Christ  a  offert  celui  de  la  croix 
pour  tous^.»  (La  rehgion  chrétienne)...  crie  aux  plus  impies  qu'ils 
sont  capables  de  la  grâce  de  leur  Rédempteur  ^.  » 

D'après  ce  qui  précède,  nous  connaissons  l'état  d'esprit  de 
Pascal  à  l'égard  des  cinq  propositions,  à  la  veille  de  signer  le  pre- 
mier Formulaire  (8  juin  1661)  : 

lo  II  incline  vers  une  théorie  qui  accorde  la  grâce  efficace  et 
la  fiberté.  Le  Jansénisme,  tel  qu'on  le  professe  autour  de  lui,  a 
des  airs  farouches.  Il  préfère  le  Thomisme  ; 

*  Pensées,  865.  —  *  Ibid.,  774.  —  »  Ibid.,  435. 


1 


l'évolution  catholique  de  pascal  299 

2°  Cette  nouvelle  manière  de  comprendre  la  grâce  lui  paraît 
être  celle  de  Jansénius,  de  saint  Augustin  et  de  saint  Paul.  Pour 
juger  de  ce  dernier  point,  il  n'est  pas  nécessaire  de  s'en  remettre 
à  la  raison  et  aux  décisions  de  l'Eglise,  car  puisqu'il  s'agit  d'un 
point  de  fait  nous  en  croirons  les  sens,  auxquels  il  appartient  natu- 
rellement d'en  connaître.  (18^  Provinciale.) 

3<^  Il  a  formellement  rejeté  deux  des  cinq  propositions  (  la  2^ 
et  la  5^)  et,  par  voie  de  conséquence,  la  3^  et  la  4^.  Il  est  à  présu- 
mer qu'il  ne  tient  plus  la  première.  Le  fait  qu'elle  se  trouve  dans 
le  recueil  des  Pensées  (n^  514)  ne  prouve  pas  absolument  qu'elle 
soit  contemporaine  de  cette  deuxième  période. 

Lors  donc  qu'il  s'agira  de  signer,  Pascal  pourra,  en  toute  sin- 
cérité, pousser  dans  ce  sens  les  amis  et  les  religieuses  de  Port- 
Royal,  tout  en  réservant  la  question  de  fait.  Il  rejette  du  fond  du 
cœur  les  cinq  propositions  :  il  se  refuse  à  les  voir  dans  Jansénius. 

Sa  sœur,  M™^  Périer,  qui  considère  comme  accessoire  la  ques- 
tion de  fait,  pourra  donc  écrire  plus  tard  sans  mentir  :  «  Mon 
frère  ne  s'est  jamais  rétracté  et  n'a  jamais  eu  besoin  de  le  faire, 
n'ayant  eu  toute  sa  vie  que  des  sentiments  très  purs  et  très  catho- 
liques ^.    » 

III.  —  DEPUIS  le  premier  FORMULAIRE  JUSQu'a  LA  RUPTURE 

AVEC    PORT-ROYAL    (juin-novcmbrc    1661) 

Ces  six  mois  sont  peut-être  les  plus  agités  de  la  vie  de  Pascal. 
Rappelons  les  événements.  Le  mandement  des  vicaires  géné- 
raux de  Paris,  qui  permettait  de  distinguer  le  fait  et  le  droit  est 
révoqué  par  le  Conseil  d'État  (9  juillet).  Jacqueline  Pascal,  reli- 
gieuse à  Port- Royal,  meurt  d'avoir  signé  le  premier  formulaire. 
Son  chagrin  était,  non  d'avoir  condamné  les  cinq  propositions, 
mais  d'avoir  paru  par  là,  condamner  Jansénius,  saint  Augustin 
et  saint  Paul  (4  octobre).  Un  nouveau  formulaire  est  proposé 
(31  octobre).  Il  faut  y  répondre  par  oui  ou  par  non,  mais  il  n'est 
pas  défendu  d'expliquer  le  sens  de  sa  signature.  On  peut  donc 
encore  distinguer  le  droit  du  fait.  Pascal,  très  impressionné  par 
la  mort  de  sa  sœur,  fait  volte-face.  Plus  de  distinctions  équivoques. 
Il  rejette  toujours  la  doctrine  des  propositions,  mais  il  ne  peut  sous- 
crire à  une  formule  qui  condamne,  en  fait,  Jansénius,  saint  Augus- 
tin... La  guerre  civile  est  à  Port-Royal.  Pascal  le  quitte  définiti- 
vement au  mois  de  novembre. 

De  cette  époque  il  ne  reste  qu'un  seul  ouvrage  de  sa  main  : 
Ecrit  sur  la  signature  de  ceux  qui  souscrivent  aux  Constitutions  en 

1  JovY,  t.  II,  p.  467. 


300  APPENDICE    II 

cette  manière  :  «  Je  ne  souscris  qu'en  ce  qui  regarde  la  foi  »,  ou 
simplement  :  «  Je  souscris  aux  constitutions  touchant  la  foi  ^.  » 

Pascal  y  permet  toujours  de  souscrire  aux  cinq  propositions^ 
mais  à  une  condition  seulement  :  c'est  qu'on  «  excepte  la  doc- 
trine de  Jansénius,  en  termes  formels  ».  Signer  le  formulaire 
«  sans  restrictions  »  ou  «  en  ne  parlant  que  de  la  foi  »  c'est  signer 
la  condamnation  de  Jansénius  et  de  la  grâce  efficace.  Or,  le  parti 
de  Port- Royal  ne  voulait  parler  que  de  la  foi.  En  vain,  Pascal 
leur  représentait  que  cette  «  voie  moyenne  »  ne  pouvait  sauver 
V Augustinus,  puisque  l'intention  du  Pape  et  des  évêques  était  de 
faire  recevoir  la  condamnation  de  Jansénius  comme  une  chose 
de  foi,  tout  le  monde  le  disant  publiquement  et  personne  n'osant 
dire  pubhquement  le  contraire  ;  en  vain,  les  amis  de  Pascal  com- 
posent-ils un  long  mémoire  dans  le  même  sens  ^  ;  Arnauld,  Nicole 
et  les  autres  s'obstinent  à  marcher  dans  la  voie  moyenne. 

La  dispute  s'échauffe.  Pascal  recommence  contre  les  Jansé- 
nistes un  genre  de  polémique  qui  rappelle  les  Provinciales.  Il 
s'attire  les  mêmes  réphques,  très  dures  à  son  amour-propre  de 
théologien.  Il  était  heureux  d'écrire  :  «  Ceux-là  honorent  bien 
la  nature  qui  lui  apprennent  qu'elle  peut  parler  de  tout  et  même 
de  théologie.  »  Encore  faut-il  en  parler  sciemment.  Aujourd'hui, 
amis  et  ennemis  sont  d'accord  sur  son  ignorance  théologique. 
Nicole  lui  dit  qu'il  «  ne  s'est  pas  seulement  laissé  abuser  sur  les 
citations  ;  il  n'a  rien  compris  aux  diverses  opinions  qui  ont  été 
soutenues  par  les  disciples  et  amis  de  Jansénius,  avant  et  après 
les  Bulles  ;  il  s'y  est  embrouillé  et  empêtré  ^.  » 

Les  deux  partis  s'affrontent  dans  une  conférence  :  «  Tous 
ces  Messieurs  étaient  là,  écrit  Marguerite  Périer,  nièce  de  Pas- 
cal, dont  je  ne  puis  dire  les  noms,  car  je  ne  les  sais  pas  sûrement, 
sinon  M.  Arnauld  et  M.  Nicole,  tous  ces  Messieurs  donc,  après  avoir 
entendu  les  raisons  de  part  et  d'autre  par  déférence  ou  par  convic- 
tion se  rendirent  au  sentiment  de  M.  Arnauld  et  de  M.  Nicole, 
car  c'étaient  eux  qui  avaient  trouvé  cette  restriction.  (Je  ne  sous- 
cris qu'en  ce  qui  regarde  la  Foi).  M.  Pascal,  qui  aimait  la  vérité 
par-dessus  toutes  choses,  qui  d'ailleurs  était  accablé  d'un  mal  de 
tête  qui  ne  le  quittait  point,  qui  s'était  efforcé  pour  leur  faire  sen- 
tir ce  qu'il  sentait  lui-même,  fut  si  pénétré  de  douleur  qu'il  se 
trouva  mal,  perdit  la  parole  et  la  connaissance.  Tout  le  monde  fut 
surpris,  on  s'empressa  pour  le  faire  revenir  :  ensuite,  ces  Messieurs 
se  retirèrent.  Il  ne  resta  que  M.  de  Roannez,  M'"^  Périer,  M.  Périer 
le  fils  et  Domat  qui  avaient  été  présents  à  la  conversation.  Lors- 
qu'il fut  tout  à  fait  remis,  M™e  Périer  lui  demanda  ce  qui  avait 
causé  cet  accident.  Il  répondit  :   «  Quand  j'ai  vu  toutes  ces  per- 

*  Brunschwicg,  p.  239  sq.  —  *  Jovy,  t.  II,  pp.  41-135.  —  '  Strowski,  Pascal 
et  son  temps,  t.  III,  p.  376. 


l'évolution    catholique    de    PASCAL  301 

sonnes  que  je  regardais  comme  étant  ceux  à  qui  Dieu  avait  fait 
«  connaître  la  vérité  et  qui  devaient  en  être  les  défenseurs,  s'ébran- 
«  1er  et  sembler  l'abandonner,  je  vous  avoue  que  j'ai  été  si  saisi 
«  de  douleur  que  je  n'ai  pu  la  soutenir  et  qu'il  a  fallu  y  succom- 
«  ber  ^   » 

Quelque  temps  après  (novembre  1661),  Biaise  Pascal  quittait 
définitivement  Port- Royal. 

A  propos  de  cette  scène  et  de  cette  rupture,  on  a  écrit  que 
Pascal  «  était  plus  Janséniste  que  les  Jansénistes  »,  que  loin 
d'évoluer  vers  l'orthodoxie,  il  évoluait  vers  le  schisme.  Ces  formules 
nous  paraissent  trop  absolues.  Tant  pis  pour  ceux  qui  n'aiment 
pas  le  «  distinguo  »,  il  est  de  rigueur  ici. 

Il  faudrait  s'entendre  sur  le  sens  du  mot  «  Janséniste  »  : 

1.  Si  l'on  entend  par  là  un  tenant  de  la  doctrine  condamnée 
dans  les  cinq  propositions  (question  de  droit  ou  de  foi),  Pascal 
n'est  pas  Janséniste.  Dans  la  période  précédente,  il  a  répudié  les 
dogmes  «  farouches  »,  et  pendant  celle  qui  nous  occupe  jamais 
ni  lui  ni  ses  amis  ne  reviennent  sur  ces  points  :  accord  de  la  grâce 
efficace  et  de  la  liberté.  Jésus-Christ  est  mort  pour  tous.  Ils  veulent 
signer  le  formulaire,  pourvu  qu'ils  ne  condamnent  pas  Jansénius 
(question  de  fait).  Ils  ne  luttent  que  pour  ce  dernier. 

Mais,  dira-t-on,  condamner  les  dogmes  farouches  et  vouloir 
sauver  Jansénius  n'est-ce  pas  contradictoire  ?  Dans  le  fond, 
oui,  puisqu'ils  sont  inscrits  dans  V Augiistinus,  aux  yeux  des 
Pascaliens  non,  puisqu'ils  ne  l'y  voient  pas.  Au  contraire,  ils 
y  voient  une  doctrine  toute  pure  et  toute  catholique,  celle  de  saint 
Thomas  et  de  saint  Paul.  Le  Pape  a  été  trompé  sur  le  véritable 
sens  de  Jansénius  ;  il  faut  crier  «  jusqu'à  ce  qu'il  vienne  un  pape 
qui  écoute  les  deux  parties  et  qui  consulte  l'antiquité  pour  faire 
justice.    » 

2.  Si  l'on  entend  parJanséniste  un  homme  qui  résiste  au  Pape 
sur  la  question  de  fait,  Pascal  l'est  en  effet  ;  un  cathoHque  devait 
signer  le  Formulaire  purement  et  simplement  «  sans  queue.  » 
Pascal  refuse  de  se  soumettre  parce  qu'il  ne  connaît  pas  l'étendue 
du  pouvoir  du  Souverain  Pontife.  Celui-ci  est-il  infaillible  per- 
sonnellement ou  seulement  en  union  avec  le  Concile  œcuménique  ? 
Cette  infaillibilité  est-elle  restreinte  aux  questions  de  foi  ou  va- 
t-elle  jusqu'à  celles  de  fait  ?  Pascal  et  ses  amis  ne  sont  pas  fixés. 
Sur  le  dernier  point,  ils  vont  jusqu'à  écrire  :  «  Que  par  la  signature 
du  Formulaire  sans  explication  ni  restriction,  on  contribue  à  faire 
passer  un  fait  non  révélé  pour  une  matière  de  foi,  ce  qui  est  une 
hérésie  ^,   » 

3.  Cependant  si  Pascal  rompt  avec  Port- Royal,  ce  n'est  pas 
en  raison  de  la  soumission  du  parti  au  Souverain  Pontife.   Ce 

*  JovY,  t.  IL  p.  185-187.  —  2  JovY,  t.  II,  p.  61. 


302  APPENDICE    II 

motif  consacrerait  presque  définitivement  la  révolte  et  rendrait 
bien  difficile  un  retour  en  arrière.  Le  parti  de  la  «  voie  moyenne  » 
a  essayé  d'accréditer  cette  légende.  En  réalité,  Pascal  quitte  ses 
anciens  amis  parce  qu'ils  manquent  de  sincérité.  Jansénius  leur 
paraît  orthodoxe  comme  à  lui  ;  et  cependant  ils  n'ont  pas  le  cou- 
rage de  l'exclure  formellement  de  la  condamnation.  Au  lieu 
d'excepter  le  fait,  ils  se  contentent  d'accepter  le  droit.  Leur  motif 
n'est  pas  l'amour  de  la  vérité,  mais  celui  des  biens  terrestres,  ils 
veulent  leur  assurer  tranquillité  et  conserver  les  petites  écoles. 
Leur  voie  moyenne  «  est  abominable  devant  Dieu,  méprisable  M 
devant  les  hommes,  et  entièrement  inutile  à  ceux  qu'on  veut  perdre 
personnellement.  »  Leur  autorité  doctrinale  et  morale  était  jusqu'à 
ce  jour  sa  raison  de  croire  ;  leur  amitié,  sa  raison  de  rester  à  Port- 
Royal.  L'amitié  a  été  refroidie  par  leurs  injures,  leur  autorité 
intellectuelle  a  été  diminuée  par  les  changements  dont  il  les  accuse, 
et  leur  valeur  morale  s'est  révélée  faible  depuis  leurs  manques  de 
sincérité.  Les  colonnes  de  la  vérité  s'écroulent  :  Pascal  doit  aller  ^ 
chercher  ailleurs  des  bases  plus  solides  à  sa  foi.  Il  se  retire  de  leur 
compagnie  et  désormais  il  va  faire  appel  à  d'autres  lumières. 


4 

à 


IV.  —  DEPUIS  LA  RUPTURE  AVEC  PORT-ROYAL  JUSQU'a  LA  MORT 

(novembre  1661-août  1662) 

Pascal  vit  retiré  chez  lui  ou  chez  sa  sœur,  M"^^  Périer.  Très 
souffrant  pendant  les  derniers  mois,  il  ne  songe  guère  qu'à  se 
préparer  à  la  mort.  Nous  connaissons  son  état  d'âme  par  les 
Mémoires  du  P.  Beurrier,  son  dernier  confesseur.  Un  premier 
écrit  a  été  composé  par  lui  à  la  demande  de  l'archevêque  de  Paris 
pour  justifier  que  Pascal  n'était  pas  mort  hérétique.  Les  contem- 
porains en  ont  eu  connaissance  ^.  L'autre,  plus  étendu,  a  été 
pubhé  par  M.  Jovy  ^.  Il  a  pour  titre  :  «  De  la  maladie  et  de  la  mort 
de  M.  Pascal   et  de  ce  qui  s'est  passé  à  cette  occasion  ^.  » 

Voici  les  principaux  passages  des  deux  Mémoires,  sur  les  dis- 
putes de  la  grâce,  et  la  soumissio*i  due  au  Souverain  Pontife. 

«  Dans  toutes  les  conversations  qu'il  a  eues  avec  lui  pendant 

»  Voirie  texte  dans  Jovy,  t.  II,  pp.  404-406.  —  *  T.  II,  pp.  487-500.  —  »  Résumé: 
Pascal  a  fait  quérir  spontanément  le  P.  Beurrier,  six  semaines  avant  sa  mort, 
et  il  l'a  vu  plusieurs  fois  pendant  ce  temps.  Il  lui  dit  que,  depuis  deux  ans,  il  s'est  _ 
retiré  du  monde,  pour  travailler  à  une  Défense  de  la  Religion  (p.  489)  ;  il  déplore  ■ 
les  disputes,  entre  les  fidèles,  sur  la  grâce  et  l'autorité  du  pape  ;  sur  ce  dernier 
point,  il  s'en  remet  au  sentiment  de  l'Église  (p.  490)  ;  il  condamne  la  morale  relâ- 
chée, ce  que  le  P.  Beurrier  approuve  fort  (p.  491).  Par  M^^  Périer,  le  P.  Beur- 
rier apprend  quelques  détails  sur  la  jeunesse  de  son  frère  (pp.  492-494),  vertus 
et  mort  de  Biaise  (pp.  494-496).  Le  P.  Beurrier  revient  sur  les  sentiments  de  Pascal 
à  l'égard  du  Souverain  Pontife,  et  explique  dans  quelles  circonstances  il  a  com- 
posé son  écrit  à  l'archevêque  (pp.  498-499). 


l'évolution  catholique  de  pascal  303 

sa  maladie, il  (Beurrier)  a  remarqué  que  ses  sentiments  étaient  tou- 
jours fort  orthodoxes  et  soumis  parfaitement  à  l'Église  et  à  notre 
Saint  Père  le  Pape.  De  plus,  il  a  dit,  dans  une  conversation  fami- 
lière, qu'on  l'avait  embarrassé  dans  le  parti  de  ces  Messieurs,  mais 
que  depuis  deux  ans  il  s'en  était  retiré,  parce  qu'il  avait  remar- 
qué qu^ils  allaient  trop  avant  dans  les  matières  de  la  grâce  et  quHls 
paraissaient  avoir  moins  de  soumission  qu'ils  ne  devaient  pour  notre 
Saint  Père  le  Pape,  que  néanmoins  il  gémissait  aussi  de  ce  qu'on 
relâchait  si  fort  la  morale  chrétienne  et  que,  depuis  deux  ans  il 
s''était  tout  à  fait  attaché  aux  affaires  de  son  salut  et  à  un  dessein 
qu'il  avait  contre  les  athées  et  les  politiques  de  ce  temps  en  matière 
de  rehgion  ^.  » 

«  Il  me  mit  ensuite  sur  les  matières  du  temps  qui  faisaient  tant 
de  bruit  entre  les  doctes  catholiques  sur  la  doctrine  de  la  grâce,  de  la 
puissance  et  autorité  du  Pape,  sur  les  cas  de  conscience  et  la  morale 
chrétienne,  et  me  dit  qu'il  gémissait  avec  douleur  de  voir  cette 
division  entre  les  fidèles  qui  s'échauffaient  si  fort  dans  leurs  dis- 
putes, soit  de  vive  voix,  soit  par  écrit,  qu'ils  se  décriaient  mutuelle- 
ment avec  tant  de  chaleur  que  cela  préjudiciait  à  l'union  et  à  la 
charité  qui  les  devait  plutôt  porter  à  joindre  leurs  armes  spiri- 
tuelles contre  les  véritables  infidèles  et  hérétiques  que  de  se  battre 
ainsi  les  uns  les  autres  ;  m'ajoutant  qu'on  l'avait  voulu  engager 
dans  ces  disputes  mais  que  depuis  deux  ans  il  s^en  était  retiré  pru- 
demment, vu  la  grande  difficulté  de  ces  questions  si  difficiles  de  la 
grâce  et  de  la  prédestination,  selon  Vaveu  même  de  saint  Paul  qui 
s'écrie  :  «  0  altitudo...  ^  » 

«  Et  pour  la  question  de  Vautorité  du  Pape  il  l'estimait  aussi 
de  conséquence,  et  très  difficile  à  vouloir  connaître  ses  bornes  et 
qu'ainsi  n'ayant  point  étudié  la  scolastique  et  n'ayant  eu  d'autre 
maître  tant  dans  les  humanités  que  dans  la  philosophie  et  dans  la 
théologie  que  son  propre  père  qui  l'avait  instruit  et  dirigé  dans  la 
lecture  de  la  Bible,  des  Conciles,  des  Saints  Pères,  et  de  l'histoire 
ecclésiastique,  il  avait  jugé  qu'il  se  devait  retirer  de  ces  disputes 
qu'il  croyait  préjudiciables  et  dangereuses,  car  il  aurait  pu  errer 
en  disant  trop  ou  trop  peu,  et  ainsi  quHl  se  tenait  au  sentiment  de 
r Église  touchant  ces  grandes  questions  et  qu'il  voulait  avoir  une  par- 
faite soumission  au  vicaire  de  J.-C,  qui  est  le  Souverain  Pontife  ^.  » 

De  l'examen  de  ces  textes  on  en  vient  aux  conclusions  sui- 
vantes qui  nous  permettent  de  mesurer  le  chemin  qu'a  parcouru 
Pascal  dans  le  sens  de  l'orthodoxie  : 

1°  Pascal  a  pris  conscience  de  la  difficulté  des  questions  théo- 
logiques. Ses  études,  la  lecture  de  saint  Paul,  le  souvenir  récent 
des  disputes  de  Port- Royal  où  les  plus  doctes  étaient  aux  prises, 
l'ont  amené  à  ce  résultat. 

»  JovY,  t.  II,  p.  405-406.  —  a  JovY,  t.  II,  p.  490.  —  "  Jovy,  t.  II,  pp.  490-491. 


304  APPENDICE    II 

2°  Il  ne  se  croit  plus  capable  de  les  résoudre  par  lui-même.  Il 
a  Vhumilité  intellectuelle^  si  nécessaire  en  matière  de  foi  (sou- 
mission de  la  raison,  écrivait-il).  Que  d'autres  honorent  la  nature 
en  parlant  de  tout  et  même  de  théologie,  lui  n'a  pas  été  préparé 
à  cet  honneur  n'ayant  eu  d'autre  maître  que  son  père,  dans  les 
sciences  sacrées.  Nous  sommes  bien  loin  de  cette  confiance  en  soi 
que  respirent  tous  les  écrits  théologiques  de  Pascal,  depuis  la  Lettre 
touchant  la  possibilité  d'accomplir  les  commandements  de  Dieu 
(1655)  jusqu'à  VÉcrit  sur  la  signature...  (1661).  Ici,  pas  trace  d'ex- 
pressions dubitatives,  Pascal  est  toujours  certain  :  «  J'ai  la  vérité, 
nous  verrons  qui  l'emportera.  »  Aujourd'hui,  nous  avons  devant 
nous  un  modeste  enfant  de  l'ÉgUse  qui  confesse  son  ignorance. 
Parions  que  Nicole,  en  le  traitant  de  «  ramasseur  de  coquilles  », 
n'a  pas  été  étranger  à  cette  conversion. 

3°  Des  sentiments  il  est  passé  à  des  actes  méritoires.  Non  seule- 
ment il  a  rompu  avec  les  partisans  «  de  la  voie  moyenne  », 
mais  il  a  abandonné  les  intransigeants  qui  voulaient  l'engager 
à  continuer  la  résistance  au  Pape  et  aux  évêques  :  «  On  a  voulu 
l'engager  dans  ces  disputes  ».  Qui  donc  ?  Il  ne  s'agit  ni  de  Nicole 
ni  d'Arnauld,  ni  de  tous  ceux  dont  il  dénonçait  la  soumission 
hypocrite,  mais  de  ses  intimes  qui  refusaient  ou  de  signer  simple- 
ment, ou  d'ajouter  à  la  signature  une  restriction  équivoque.  Il 
était  leur  chef,  leur  maître  :  le  long  mémoire  De  la  signature  du 
Formulaire  ^  et  la  réponse  de  Domat  à  Arnauld  ^  lui  ont  été  soumis. 
Aujourd'hui  ,  il  refuse  de  les  mener  à  la  bataille,  non  par  fatigue, 
mais  par  crainte  de  se  tromper.  Il  est  toujours  dur  et  méritoire  de 
quitter  des  hommes  avec  qui  on  s'est  compromis.  Pour  qui  connaît 
la  fidélité  de  Pascal,  cela  ne  s'exphque  que  par  un  changement  de 
convictions,  au  sujet  de  l'autorité  pontificale. 

40  Quelle  est  son  opinion  nouvelle  ?  Autrefois  deux  points  lui 
paraissaient  acquis  : 

a)  Le  Pape  est  le  premier  dans  l'Église,  il  est  au-dessus  du 
Concile  ;  toutefois,  il  ne  saurait  être  infaillible  qu'uni  au  Con- 
cile ^.  Là-dessus  pas  de  conteste  ;  «  les  bornes  »  ne  sont  que  celles 
de  la  foi  et  de  la  morale. 

b)  Il  n'a  pas  d'infailhbihté  personnelle  ;  il  peut  être  surpris  ^ 
faire  dégénérer  son  autorité  en  tyrannie  ^. 

C'est  pour  maintenir  cette  autorité  dans  «  les  bornes  »  que 
Pascal  a  lutté  énergiquement  pendant  six  mois,  et  qu'il  en  appelait 
du  Pape  mal  informé  au  Pape  mieux  informé. 

Aujourd'hui,  «  les  bornes  »  ne  paraissent  plus  restreindre  le 
champ  ;  elles  s'éloignent  et  élargissent  le  domaine.  Où  se  posent- 
elles  ?  Pascal  ne  le  sait  pas  :   «  Il  est  difficile,  dit-il,  de  vouloir 

^  JovY,  t.  II,  p  41.  —  2  JovY,  t.  I,  pp.  234-260.  —  ^  Pensées,  871-872.  —  *  Ibid., 
882.  —  5  ihid.,  871. 


1 


l'évolution  catholique  de  pascal  305 

connaître  ses  bornes.  »  Ce  n'est  donc  pas  purement  et  simplement 
une  profession  de  foi  en  l'infaillibilité,  mais  c'en  est  encore  moins 
la  négation.  Il  incline  plutôt  vers  l'afTirmative  et  il  s'en  remet  pour 
le  fond  «  au  sentiment  de  l'Église  ».  Plus  de  cris  de  révolte  :  «  Je 
suis  seul...  mais  j'ai  la  vérité  ».  Le  voilà  dans  l'orthodoxie  ^ 

Cette  évolution  et  son  terme  ne  peuvent  nous  surprendre  si 
nous  réfléchissons  à  la  nature  de  son  génie.  A  Port-Royal,  comme 
à  Clermont,  Pascal  reste  avant  tout  un  chercheur.  II  a  fait  des 
conquêtes  dans  les  sciences  profanes,  il  va  en  faire  maintenant 
dans  la  vertu.  Toujours  à  la  poursuite  de  la  vérité  rehgieuse  et  de 
la  perfection  morale,  il  les  cherche  l'une  et  l'autre  dans  le  détache- 
ment de  toute  créature  et  dans  un  attachement  plus  étroit  au 
Christ  et  à  l'Église.  La  première  conversion  ne  lui  a  guère  donné 
qu'une  estime  intellectuelle  pour  la  religion  ;  la  deuxième  lui  donne 
un  amour  pratique.  Celui-ci  se  traduit  par  un  renoncement  effectif 
à  la  triple  concupiscence. 

Ce  progrès  dans  la  charité  va  de  pair  avec  le  progrès  dans  la 
foi.  Au  début,  elle  n'est  pas  éclairée  comme  celle  d'un  théolo- 
gien. Pascal  a  bien  le  goût  des  sciences  sacrées,  mais  non  encore 

*  Que  valent  les  Mémoires  du  P.  Beurrier  ?  L'auteur  était  estimé  dans  le 
monde  et  dans  son  ordre.  Ses  autres  écrits  (cf.  Jovy,  t.  III)  montrent  son  zèle 
et  son  succès  apostolique  auprès  des  hommes  cultivés.  On  ne  peut  donc  douter 
ni  de  sa  bonne  foi  ni  de  son  intelligence.  On  a  fait  toutefois  quelques  réserves  sur 
la  valeur  de  son  témoignage. 

a)  Son  attestation  des  sentiments  catholiques  de  Pascal  lui  a  été  arrachée  par 
l'archevêque,  sous  la  pression  de  la  peur. 

Rép.  1.  C'est  loin  d'être  prouvé.  2.  Les  mémoires  inédits  que  M.  Jovy  vient  de 
publier  ont  été  écrits  spontanément  ;  ils  confirment  et  développent  le  premier 
témoignage. 

b)  Ce  témoignage  est  équivoque,  Beurrier  n'a  pas  compris  Pascal  quand  celui- 
ci  lui  disait  que  ceux  de  Port-Royal  «  allaient  trop  loin  dans  les  matières  de  la 
grâce  et  qu'ils  paraissaient  avoir  moins  de  soumission  qu'ils  ne  devaient  pour 
notre  Saint  Père  le  Pape.  » 

Rép.  Le  P.  Beurrier  a  reconnu  lui-même  que  l'expression  «  aller  trop  avant  » 
signifiait  «  aller  trop  loin  dans  les  concessions»  (t.  II,  p.  454)  (question  de  fait) 
et  dans  le  rigorisme  des  doctrines  (question  de  droit).  Nous  avons  d'ailleurs 
montré  plus  haut  que  Pascal,  Nicole  et  d'autres,  sans  doute,  avaient  abandonné 
le  jansénisme  doctrinal.  L'erreur  du  P.  Beurrier  est  donc  sans  importance  pour 
notre  sujet.  S'est-il  également  mépris  sur  les  sentiments  de  Pascal  à  l'égard  du 
Souverain  Pontife  ?  M™»  Périer  ne  lui  demande  pas  de  rectification  sur  ce  point. 
Cela,  il  est  vrai,  ne  prouve  pas  grand'chose,  puisqu'elle  avait  intérêt  à  laisser 
croire  à  l'obéissance  de  son  frère.  Mais  ici,  la  confusion  n'était  pas  possible, 
t  Avoir  moins  de  soumission  qu'on  ne  doit  »  ne  peut  pas  être  traduit  :  «  avoir 
plus  de  soumission  qu'on  ne  doit  ».  Pascal  a  bien  dénoncé  par  ces  paroles  l'hypo- 
crisie de  ceux  qui  se  soumettaient  extérieurement  sans  renoncer  à  leur  sentiment. 
Plus  bas  il  nous  donne  d'ailleurs  son  opinion  propre  quand  il  déclare  ne  pas  con- 
naître les  bornes  de  l'autorité  romaine. 

c)  Le  récit  du  P.  Beurrier  fourmille  d'inexactitudes. 

Rép.  Pour  la  vie  de  Pascal  avant  leur  rencontre,  c'est  possible.  Pour  le  temps 
où  il  l'a  vu,  c'est-à-dire  sur  les  six  dernières  semaines,  non. 

LAHORGirE  :    LR    RÉALISME    DE  PASCAL.  20 


306  APPENDICE    II 

la  maîtrise.  Lui-même  avoue  son  ignorance.  Dans  ces  conditions 
on  peut  s'attendre  à  des  progrès,  à  des  erreurs  même,  et  à  des 
retours  à  la  vérité.  Ce  sera  affaire  de  circonstances  et  de  bonne 
volonté.  Les  circonstances,  c'est-à-dire  les  fréquentations  de  sa 
famille  à  Rouen,  puis  l'entrée  de  Jacqueline  à  Port- Royal  engagent 
ce  théologien  novice  parmi  les  Jansénistes,  et  puis  dans  le  Jan- 
sénisme. L'autorité  intellectuelle  et  morale  de  Nicole,  d'Arnauld 
et  de  quelques  autres  solitaires  lui  fait  d'abord  accepter  presque 
aveuglément  les  cinq  propositions.  Qu'on  relise  les  dissertations 
théologiques  de  Pascal  à  cette  époque  !  On  y  sent  l'effort  du  dis- 
ciple pour  s'assimiler  la  doctrine  du  professeur.  Leur  tour  pénible 
contraste  avec  celui  des  autres  ouvrages,  où  Pascal  est  vraiment 
maître  de  son  sujet. 

A  la  réflexion,  son  esprit  et  son  cœur  réagissent  contre  la  doc- 
trine janséniste.  Son  cœur  est  passionné  pour  le  salut  de  ses  amis, 
la  perfection,  le  soulagement  des  pauvres  et  des  malheureux. 
Comment  aurait-il  accepté  sans  révolte  les  dogmes  jansénistes 
contraires  à  la  liberté  et  à  l'universelle  rédemption  ?  Il  en  vient 
à  les  renier. 

A  mesure  qu'il  devient  plus  théologien,  il  apprend  à  mieux 
estimer  l'autorité  des  Conciles  et  du  Pape,  et  il  met  l'Église  uni- 
verselle au-dessus  de  l'Éghse  de  Port- Royal.  Ce  que  gagne  sa 
science,  l'autorité  d'Arnauld  le  perd.  Il  ne  jure  plus  autant  que 
jadis  in  i>erba  magistri.  Cependant,  il  s'incline  encore  devant 
l'autorité  morale  des  soHtaires.  Elle  l'empêche  de  croire  qu'ils 
soient  dans  Terreur  en  résistant  aux  évêques  et  au  Pape.  Mais 
bientôt  quand  ils  recourent  à  l'équivoque  pour  assurer  leur  tran- 
quillité, ils  découvrent  le  fond  de  leur  âme  méprisable.  Pascal 
les  quitte,  et,  délivré  de  leur  tutelle  tyrannique,  il  va  chercher  un 
guide  plus  sûr  dans  la  grande  Église. 

Pierre-Marie  Lahorgue. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Première   Partie.  —    La   Philosophie. 

CHAPITRE  PREMIER. 

LES  LOIS   GÉNÉRALES   DU  MONDE. 
I.  L'exemplarisme 

Métaphysique  exemplariste.  —  Idées  fondamentales  :  idée  d'imitation, 
idée  d'unité.  —  Le  modèle  suprême  :  la  charité  de  Dieu.  —  Pre- 
mière image  :  le  Christ  et  l'Église.  —  Deuxième  image  :  la  syno- 
gogue.  —  Troisième  image  :  la  nature 1 

L'exemplarisme  humain  en  esthétique,  en  morale,  en  logique.  Le  sub- 
jectivisme.  —  Le  modèle  intérieur,  en  quoi  il  consiste.  —  La  part 
de  l'objet  dans  le  jugement.  —  Au  début  de  la  vie  intellectuelle, 
dans  la  suite  :  en  esthétique,  en  morale 7 

II.  Les  proportions 

Le  proportionnalisme  corollaire  de  l'exemplarisme  et  du  fmalisme.  — 

Rapport  entre  les  différentes  parties  du  monde 15 

>  La  religion  chrétienne  est  proportionnée  à  l'homme.  —  L'homme  doit 
s'adapter  à  son  action 17 

Il  faut  proportionner  la  vérité  à  l'homme.  —  L'éloquence  consiste  à 
proportionner  la  vérité  à  l'esprit,  à  ses  deux  entrées.  —  A  son  amour 
de  la  nouveauté,  de  la  vérité,  à  son  tempérament  particulier,  au 
but   du    discours 19 

Application  des  principes  :  1°  éviter  l'ordre  synthétique  ;  2°  être  uni- 
versel. Dans  quelle  mesure  on  reçoit  la  vérité 21 

Les  proportions  et  l'art  d'agréer 24 

III.  La  finalité  et  l'amour 

Dieu  a  tout  fait  pour  le  Christ,  pour  l'Église 26 

Afin  de  nous  ramener  à  Lui  Dieu  met  l'amour  au  fond  de  notre  cœur 

celui  de  la  beauté,  de  la  gloire,  de  la  vérité 27 

L'amour  vicié  par  la  concupiscence  ne  satisfait  pas  l'homme.  —  Le  cœur 

purifié  par  la  grâce  mène  à  Dieu,  à  travers  le  monde  sensible  et  la 

vérité,   par   Jésus-Christ 28 

En  quoi  consiste  la  charité  :  à  aimer  l'être  nécessaire,  à  lui  subordonner 

l'amour  de  soi 31 


308  TABLE    DES    MATIÈRES 

Pascal  et  Descartes 

Le  système  de  Pascal  est  celui  de  la  destinée  humaine.  —  Pascal  et  Des- 
cartes :  différence  de  tempéraments  et  de  buts.  —  Cette  différence 
de  buts  apparaît  dans  la  morale.  Le  Dieu  de  Descartes  est  cause 
efficiente,  celui  de  Pascal  est  charité  et  cause  finale.  —  Homo- 
généité du  monde  d'après  Descartes  ;  hétérogénéité  d'après  Pascal. 
—  Descartes  considère  l'homme  comme  un  tout,  Pascal  comme  la, 
terme    d'un   rapport (33 


CHAPITRE   IL 
LA    NATURE    HUMAINE. 
Le  milieu.  —  Le  bas  bout. 


L'homme  au  centre  du  monde.  —  Le  haut  bout,  le  bas  bout,  le 
milieu 39 

I.  Vactivité  de  Vhomme  est  ondoyante,  non  pas  capricieuse  mais  oscil- 

lant entre  les  deux  bouts 42 

«  Médiocrité  »  de  l'activité  intellectuelle.  —  Sa  portée.  —  Médiocrité 
de  l'activité  morale.  —  Idéal  de  l'activité  :  rester  au  milieu.       43 

II.  Le  péché  originel  nous  ramène  au  «  bas  bout  ».  —  La  concupiscence 

devient  notre  nature.  —  Elle  consiste  dans  l'amour-propre.  —  Ses 
suites  :  inquiétude,  contrariétés,  rupture  d'équilibre.      .      .       45 

III.  Ce  qui  reste  après  la  chute.  —  Grandeur  de  l'homme  :  elle  consiste 
dans  la  pensée.  —  Son  essence  est  de  comprendre.  —  Misère  de 
l'homme  :  elle  consiste  dans  la  sottise  de  la  pensée.  —  L'esprit  est 
vide,  et  même  souvent  fermé  à  la  vérité 47 

Grandeur  du  cœur  humain,  fait  pour  aimer  Dieu.  —  Il  a  toujours 
quelque  conscience  de  cette  grandeur.  —  Misère  du  cœur  :  agita- 
tion, vanité,  haine  de  soi 50 

IV.  Le  problème  des  contrariétés.  —  Sa  solution. 

Conclusions  pratiques  :  amour  modéré  de  soi,  pour  trouver  la  vérité      52 


CHAPITRE  IIL 
LA    CONNAISSANCE    NATURELLE. 

Définition  de  la  connaissance  . 53 

I.  Les  proportions 

A.  Proportion  de  grandeur.  —  L'infini  de  grandeur,  l'infini  de  petitesse. 
—  Il  n'y  a  que  de  l'infini.  —  Capacité  de  l'esprit  :  il  ne  perçoit 
que  le  «  milieu  ».  —  Il  connaît  proprement  le  fini.  —  Nécessité  de 
tenir  compte  des  vérités  contraires 55 


TABLE    DES    MATIÈRES  309 

B.  Proportion  de  simplicité.  —  L'analogie 57 

C.  Proportion  de  moralité.  —  Effets  de  l'amour.  —  Nécessité  d'aimer 

le  bien  général 58 

II.  Les  facultés  de  connaître 

A.  Les  facultés  directes. 

1°  L'instinct  intellectuel  et  l'indémontrable.  —  Supériorité  de  l'instinct 
intellectuel  (cœur,  esprit  de  finesse...)  sur  la  raison  ...       59 

2°  La  raison  et  le  démontrable.  —  Sa  dépendance  de  l'instinct  intellec- 
tuel     61 

B.  Les  facultés  auxiliaires. 

1°  L'amour  ;  2°  la  coutume 62 

III.  Les  puissances  trompeuses 

1°  L'amour-propre  ;  2°  l'imagination  ;  3°  la  coutume  ....       63 

IV.  Le  Pyrrhonisme 

Ce  qu'on  entend  par  Pyrrhonien.  —  Arguments  de  Pascal  pour  et  contre 
le  Pyrrhonisme.  —  Ces  contradictions  apparentes  s'expliquent  par 
le  but  de  Pascal: exalter  l'instinct  intellectuel  devant  les  sceptiques, 
humilier  la  raison  devant  les  dogmatistes  exagérés,  vanter  les  puis- 
sances de  connaître  devant  les  dogmatistes  modérés   ...       66 

Puissance  de  la  raison,  en  dehors  de  la  foi  ;  son  domaine,  sa  certitude       71 

V.  Conclusion 

Pas  de  scepticisme  radical.  —  Scepticisme  de  fait  à  l'égard  de  la  plupart 
des  hommes.  —  Nécessité  corrélative  de  la  révélation  et  de  la  foi.  — 
Fidéisme  modéré  et  légitime  de  Pascal 75 


CHAPITRE   IV. 
LA    SOCIÉTÉ    ET   LA   POLITIQUE. 

I.  Le  royaume  de  la  charité 

Constitution  du  corps  social.  —  Son  âme  \  elle  est  le  principe  de  son 
bonheur.  —  Les  membres  supérieurs.  —  Les  bases  de  la  hiérarchie  : 
les  trois  ordres  de  grandeurs,  la  charité,  la  vérité,  les  richesses .       82 

Principes  de  l'activité.  —  Le  souverain  bien  :  la  paix.  —  Nécessité  de 
l'ordre.  —  La  1^®  place  à  Dieu  et  aux  saints  —  la  2^  aux  savants 
et  aux  habiles  —  la  3®  aux  capitaines.  —  La  nécessité  de  la  charité 
pour  maintenir  l'ordre.  —  Charité  envers  Dieu,  et  envers  le  pro- 
chain. —  Haine  au  «  moi  » ^6 


1 

I 

1 


310  TABLE    DES    MATIÈRES 

II.  Le  royaume  de  la  forge 

L'homme  séparé  de  Dieu  ne  vit  plus  que  pour  soi.  —  Il  a  la  haine  de 
Dieu  et  de  l'autorité.  —  Il  est  impuissant  à  faire  le  bien  et  à  le  con- 
naître. —  Il  ignore  la  vraie  justice.  —  Instabilité  de  la  paix.       89 

Bases  de  la  hiérarchie  ;  les  valeurs  extérieures  :  la  force,  la  richesse,  la 
naissance.  —  Légitimité  de  l'ordre  basé  sur  la  force.  —  La  coutume 
remplace  la  vraie  justice,  la  force  fait  respecter  la  coutume  ;  elle 
s'impose  à  l'imagination,  à  la  concupiscence.  ...  92 

III.  Conclusion 

Le  système  politique  de  Pascal  tient  à  la  fois  du  code  de  la  charité  et 
de  celui  de  la  force 97 

IV.    RÉALISME    ET    POSITIVISME 

/  Pascal  et  Comte  ont  les  mêmes  idées  sur  l'homme.  —  Ses  principes 
d'action,  l'importance  de  la  morale  et  de  la  religion.  —  Différences 
de  leurs  systèmes  :  optimisme  de  Comte  et  pessimisme  de  Pascal  ; 
de  là  vient  que  l'un  réprouve  l'emploi  de  la  force  et  l'autre  y  fait 
appel,  l'un  croit  au  progrès  indéfini  et  non  pas  l'autre  ...       98 


CHAPITRE  V. 
CONCLUSION.   —  LE   RÉALISME   EN  PHILOSOPHIE 

I.  Le  réalisme  dans  l'étude  de  l'homme 

La  méthode  du  péripatéticien  et  celle  du  posiviste.  —  Celle  de  Pascal. 
Étendue  de  son  étude.  —  Originalité  des  résultats .      .      .      .     101 

II.  Le  réalisme  dans  le  règlement  de  notre  activité 

De  l'appétit  du  Bien.  —  Moyens  de  l'atteindre  :  1°  se  faire  un  tempéra- 
ment sain  ;  2°  rester  unis  par  charité  au  corps  social  ;  3°  ou  y  être 
enchaînés  par  force 103 


f 


TABLE    DES    MATIÈRES  311 


Deuxième    Partie.    —    L'Apologétique. 

CHAPITRE  PREMIER 

INTRODUCTION. 

De  la  possibilité   et  des  moyens  de   connaître  Dieu 

Qualités  du  Souverain  Bien    . T     .     106 

I.  Possibilité  de  connaître  Dieu 106 

A.  Proportion  de  grandeur 107 

L'homme  est  capable  de  connaître  Dieu,  mais  faiblement.      .      .     108 

B.  Proportion  de  simplicité 108 

C.  Proportion  de  moralité 108 

L'homme  est  indigne  de  Dieu  ;  qui  est  caché,  et  ne  se  découvre  que  par 

miséricorde,  dans  le  clair-obscur,  grâce  à  Jésus-Christ.      .      .108 

II.  Moyens  de  connaître  Dieu 110 

A.  V inspiration.  —  Le  cœur 111 

Nécessité  de  la  grâce.  —  Sa  nature.  —  Son  siège  :  le  cœur.  L'humilité 

naturelle  du  cœur.  —  Effets  de  la  grâce  :  l'équilibre,  l'humilité, 
l'amour,    la    lumière    .      ,      .      .  • A^-^ 

B.  La  raison /  115j 

Nécessité  d'un  usage  modéré  de  la  raison.  —  Elle  doit  :  \^  convaincre 

l'indifférent  de  folie  ;  2°  le  pousser  à  l'étude  sérieuse  de  la  religion  ; 
3°  lever  le  scandale  des  mystères  ;  4°  démontrer  la  possibilité  de 
connaître  Dieu  ;  5^  donner  des  preuves  de  son  existence  et  de  la 

divinité  de  la  religion  chrétienne 115 

Inutilité  de  la  connaissance  de  Dieu  par  la  raison.  —  Excellence  de  celle 

que  nous  donne  le  cœur 119 

Soumission  de  la  raison  au  cœur 119 

C  La  volonté.  —  V  Argument  du  pari 122 

Rôle  de  la  volonté  :  ouvrir  les  yeux 122 

L'adversaire  de  Pascal  dans  le  pari.  —  Le  but  du  pari  :  diminuer  les 
passions  ;  ce  qu'il  suppose  :  une  connaissance  théorique  de  la  reli- 
gion, sans  convictions.  —  Sa  nécessité.  —  Objections  de  l'incrédule 
et  réponse  de  Pascal 123 

D.  La  coutume 128 

Son  but  :  garder  les  conquêtes  de  la  volonté  et  de  la  raison.      .      .     128 


CHAPITRE   II. 
JÉSUS-CHRIST,     VÉRITABLE    DIEU    DES    HOMMES. 

Caractères  de  notre  connaissance  de  Dieu,  sans  Jésus-Christ  :  obscurité, 
impuissance;  avec  Jésus-Christ  :  clair-obscur,  force.      .      .129 

I.  Sans  Jésus-Christ,  il  faut  que  l'homme  soit  dans  le  vice  et  la  misère. 
Il  ne  peut  mériter  la  charité 130 


312  TABLE    DES    MATIÈRES 

II.  Avec  Jésus-Christ,  tous  peuvent  être  sauvés.  Sa  croix  nous  mérite 

la  grâce  et  l'union  à  Dieu  constante.  —  La  grâce  est  offerte  à  tous, 
même  aux  pécheurs 131 

III.  Comment  Jésus-Christ  nous  fait-il  connaître  Dieu  ?.     .     .     132 
A.  Il  nous  inspire  la  modestie  par  la  révélation  de  notre  misère,  et  de 

notre  grandeur,  par  la  manière  claire  et  obscure  d'enseigner,  de  se 

révéler 132 

B  II  nous  donne  en  lui-même  des  preuves  de  Dieu.  —  Ses  exemples  nous 
montrent  où  est  le  vrai  bien 135 


CHAPITRE   III. 
LES    PREUVES    DE    JÉSUS-CHRIST. 

L'immanence  de  la  foi  et  les  preuves  subjectives. 

I.  V immanence    absolue 137 

Importance  du  Moi  dans  l'œuvre  de  Pascal,  jusque  dans  ses  théories 
mystiques.  Celles-ci,  cependant,  excluent  la  méthode  d'immanence 
absolue.  Dieu  ne  se  communique  pas  directement  à  tous,  ni  tou- 
jours. —  La  vérité  vient  de  Dieu  et  des  hommes.      .      .      .     137^^ 

Ces  principes  ne  sont  pas  entièrement  ceux  des  immanentistes.  Ce  que 
Pascal  retiendrait  de  leurs  théories,  ce  qu'il  rejetterait.     .      .     140 

La  formule  de  l'immanentisme  pascalien 141 

II.  V immanence    relative 142 

V^  Preuve  subjective  :  la  religion  qui  résout  le  problème  des  «  contra- 
riétés »  est  la  vraie 142 

Les  contrariétés,  ce  qu'en  dit  la  religion.  —  Le  péché  originel  en  est  la 
cause.  —  La  folie  de  cette  doctrine  explique  l'incompréhensible,  à 
ceux  qui  croient  déjà;  elle  rend  compte  de  nos  contrariétés.  — 
Cette  preuve  est  pour  Pascal,  une  preuve  de  confirmation.  Comment 
on  peut  en  faire  une  preuve  à" introduction 143 

2®  Preuve  subjective  :  la  religion  qui  guérit  nos  «  contrariétés  »  est  la 
vraie 149 

La  religion  chrétienne  connaît  nos  «  contrariétés  »,  nous  inspire  des 
sentiments  proportionnés  aux  deux  états,  et  elle  mérite  par  là  nos 
respects         149 

Elle  les  guérit  par  la  simplicité  de  l'évangile,  la  force  de  la  grâce.  Ces 
promesses  nous  font  souhaiter  que  la  religion  soit  vraie  ;  elle  nous 
apparaît  telle  quand  nous  en  expérimentons  les  bienfaits.      .     151 

III.  L'immanence  des  parfaits 153 

Les  exigences  surnaturelles  nous  font  imiter  le  Père  et  désirer  notre 

union  à  Lui,  au  fond  même  de  nos  âmes.  Cette  activité  immanente 

peut  être  uniquement  l'effort  de  la  grâce  ou  être  acquise  par  l'étude, 

la  coutume,  les  pratiques  extérieures  sous  la  conduite  de  la  grâce  153 

Les  facultés  abreuvées  de  créance  inclinent  la  raison  à  croire.      .     156 


TABLE    DES    MATIERES  313 

CHAPITRE   IV. 
LES    PREUVES     OBJECTIVES. 

PREUVES    TIRÉES    DE    l'ÉCRITURE. 

Nécessité  de  recourir  à  des  preuves  solides.  —  Les  preuves  de  Jésus- 
Christ  sont  données  :  par  Dieu  dans  l'Écriture  par  les  figures  elles 
prophéties 157 

I.  Autorité  de  l'Écriture 

Elle  a  pour  auteurs,  Dieu  et  les  écrivains  juifs.  —  Pascal  insiste  prin- 
cipalement sur  l'autorité  de  ces  derniers 159 

A.  Les  auteurs  de  V Écriture 159 

1.  L'autorité  des  historiens.  Principes  de  critique  historique  :  1°  toute 

histoire  qui  n'est  pas  contemporaine  est  fausse  ;  2°  la  tradition 
déforme  la  vérité  ;  3°  ainsi  que  les  distractions  et  la  brièveté  de  la 
vie 159 

2.  L'autorité  des  prophètes  repose  sur  leurs  miracles  .      .      .      .161 

3.  Critique.  On  ne  peut  plus  retenir  les  faits  que  Pascal  regarde  comme 

historiques,  ni  les  principes  cités  plus  haut 161 

Quelques  autres  principes  de  Pascal  permettent  de  sauver  l'histoire 

primitive 162 

1°  La  Providence  de  Dieu  sur  le  peuple  juif  et  l'élite  religieuse  ;  2°  la 

multitude    des    témoins 162 

B.  Les  gardiens  des  livres.  Qualités  du  peuple  juif 163 

Il  garde  les  livres  contre  son  intérêt.  —  Il  reste  fidèle  à  la  loi  quand  tous 

les  autres  peuples  changent.  —  Fidèle  jusqu'à  la  mort.      .      .     163 

Il  est  impartial  :  il  garde  ces  livres  pour  vous,  sans  les  comprendre.  — 

Il  était  bon  qu'ils  ne  fussent  pas  convertis.  La  multitude  des  témoins 

empêche  que  le  texte  ne  se  déforme.  Nous  avons  le  texte  original 

et  non  celui  d'Esdras 164 

Critique.  —  Principes  à  retenir  ;  1°  le  miracle  de  la  fidélité  ;  2°  l'univer- 
salité du  témoignage.  —  Principe  à  rejeter  :  l'aveuglement  du  peuple 
juif  voulu  par  Dieu 166 

C.  Le  Nouveau  Testament 168 

La  constance  des  apôtres  dans  les  tourments  est  une  preuve  de  sincérité. 

—  Ils  n'ont  pas  pu  imaginer  les  qualités  de  l'âme  du  Christ,  héroïque 

et  faible,  le  style  de  l'évangile  est  de  Dieu 168 

Critique.  Les  principes  de  Pascal  sont  empruntés  à  la  psychologie  et  à  la 
philosophie  des  proportions 169 

II.  Les  figures 

Promesses  et  commentaires  contraires.  —  L'Écriture  a-t-elle  un  sens  ?  — 
oui  parce  qu'elle  dit  des  choses  «  angéliques  »  —  Quel  est  ce  sens  ? 
Principes  qui  servent  à  le  déterminer  :  1°  il  doit  accorder  les  con- 
traires ;  2°  dégager  d'abord  le  dessein  de  l'auteur  ;  3°  interpréter 
comme  figuratif  tout  ce  qui  ne  va  pas  directement  au  but.     .     171 


314  TABLE    DES    MATIERES 

Le  but  de  l'Écriture  est  la  charité,  ce  qui  n'enseigne  pas  directement 
la  charité  en  est  la  figure.  Règles  pour  reconnaître  les  figures  : 
10  la  ressemblance  ;  2°  leurs  caractères  transitoires  ;  3°  la  révé- 
lation        174 

Seul  le  système  des  commentateurs  chrétiens  accorde  les  contraires    180 

Conclusion  :  1°  la  vraie  religion  a  toujours  existé,  soit  en  figure,  soit  en 
réalité  ;  2°  l'Église  réalise  les  figures 180 

Critique.  Importance  des  figures  dans  l'Apologie.  —  Double  méthode 
d'exégèse  :  1°  directe  :  interpréter  l'Ancien  Testament  par  lui- 
même.  Ce  qu'on  peut  retenir  de  ses  résultats,  ce  qu'il  faut  rejeter.  — 
La  partie  essentielle  doit  subsister,  i.  e.  la  démonstration  du  plan 
de  Dieu  sur  le  monde,  d'où  suit  la  nécessité  du  sens  figuratif,  d'après 
les  principes  de  la  seule  philosophie 181 

2°  Indirecte  :  interpréter  l'Ancien  Testament  par  le  Nouveau,  où  on 
lit  que  le  premier  est  la  figure  du  second 186 

III.  Les  prophéties  de  détail 

Prophéties  sur  la  vie  et  l'œuvre  du  Christ.  —  Prophéties  sur  le  temps  186 

IV.  La  valeur  probante  des  prophéties  et  des  figures 

Conditions  à  réaliser  pour  que  les  prophéties  prouvent  : 

1°  Conditions  objectives  :  l'accomplissement  —  au  temps  marqué  i,  e. 

à  la  conversion  des  Gentils 188 

2°  Conditions  subjectives.  Amour  du  Bien  et  de  la  Vérité.  La  grâce .     1 90 
Le  degré  de  certitude  dépend  de  nos  lumières.  —  Sans  la  grâce  illumi- 
natrice,  les  prophéties   n'ont  qu'une  valeur  probable  pour  l'en- 
semble  des   hommes 191 

En  quoi  consiste  la  valeur  probante  de  la  prophétie  :  1°  dans  la  prédic- 
tion des  actes  libres  ;  2°  dans  l'accord  merveilleux  des  prophètes  ; 

3°  dans  la  conservation  des  prophéties 192 

Critique  :  quelle  notion  de  «  temps  »  on  peut  retenir 194 


CHAPITRE  V. 
LES    PREUVES    OBJECTIVES    (suite). 

Les  Miracles. 

Nécessité  du  miracle  pour  convaincre  le  corps.  —  Sa  définition.  —  Il 
n'appartient   qu'à   Dieu 195 

I.  Doctrine  évidente  pour  discerner  les  vrais  miracles  d'avec  les  faux  : 
1°  le  miracle  est  un  éclair  de  Dieu  pour  discerner  aux  choses  dou- 
teuses, par  suite  ;  2°  Dieu  ne  saurait  prêter  son  signe  a  ses  ennemis  ; 
3°  il  doit  faire  les  premiers  signes  en  faveur  de  la  vérité  et  rendre, 
par  là,  inutiles  les  miracles  des  hérétiques  ;  4°  il  doit  faire  les  plus 
grands  en  faveur  de  la  vérité 196 


TABLE    DES    MATIÈRES  315 

II.  Une  fois  discerné,  par  la  doclrine  évidente,  le  miracle,  à  son  tour, 

discerne  la  doctrine  douteuse 200 

III.  Sa  valeur  probante.  —  Au  début  de  la  conversion,  il  a  une  grande 

probabilité  suffisante  pour  commencer  une  nouvelle  vie  —  pour 
les  pécheurs  endurcis,  il  n'a  aucune  valeur.  —  Plus  on  a  de  charité, 
mieux  on  voit  sa  valeur 201 

IV.  Critique.  Caractère  polémique  des  fragments  sur  les  miracles.  — 
De  là  procèdent  les  lacunes  de  sa  théorie  et  la  nature  de  ses  déve- 
loppements :  1°  sur  les  dispositions  subjectives  ;  2^  sur  la  doctrine 
qui  discerne,  —  Le  sophisme  de  Pascal.  —  Sa  théorie  vaut  en  faveur 
de  l'Église 203 


CHAPITRE  VI. 
LES    ÉTAPES    DE    LA    FOI. 

I.  Chez  l'incrédule  savant 

A.  Premier  temps  :  le  doute.  L'athée  a  connu  théoriquement  la  religion. 

—  Pourquoi  il  ne  la  connaît  pas  pratiquement.  —  Comment  il  est 
venu  à  douter 208 

B.  Deuxième  temps  :  V  intérêt  doit  faire  revenir  à  la  pratique  de  la  morale 

naturelle  —  non  des  rites  religieux,  sous  peine  de  superstition.  — 
La  pratique  de  la  morale  n'oblige  pas  de  renoncer  à  la  raison.  — 
Elle  fait  souhaiter  que  la  religion  soit  vraie 210 

C.  Troisième  temps  :  Vétude  de  la  religion  avec  les  yeux  nouveaux.  — 

Les  premières  prières  —  certitude.  —  L'acte  de  foi  naturelle.     213 

Légitimité  du  rôle  du  «  cœur  »  :  elle  fait  rentrer  le  libertin  dans  l'ordre, 

combat  les   puissances    trompeuses,    rend   humble   et   obéissant. 

D.  Quatrième  temps  :  Vacte  de  foi  surnaturelle  ;  nécessité  de  la  grâce. 

Elle  s'adresse  d'abord  au  «  cœur  »  ;  opinion  des  mystiques  sur  ce 
sujet  :  saint  Augustin,  saint  Thomas,  saint  Ignace .      .      .      .     216 

II.  Chez  les  simples 

Ce  qu'on  entend  par  là.  —  Pourquoi  les  arguments  moraux  font  impres- 
sion sur  tous.  —  Dieu  éclaire  l'intelligence  des  simples.  —  Il  incline 
leur  «  cœur  ».  —  Ils  croient  à  l'occasion  de  la  prédication.  —  Leur 
motif  de  crédibilité  :  la  sainteté  de  l'Église.  —  Pourquoi  ce  motif 
entre  tous  les  autres.  —  Comment  il  est  perçu.  —  Analogies  entre 
l'instinct,  l'esprit  de  finesse,  la  coutume,  d'une  part,  et  «  l'ha- 
bitus  »,  la  grâce,  d'autre  part 218 


316  TABLE    DES    MATIÈRES 

CHAPITRE  VII. 
CONCLUSION.    —   LE   RÉALISME    EN   APOLOGÉTIQUE 

But  pratique  de  Pascal  :  en  quoi  consiste  son  réalisme. 

Les  Moyens  efficaces  :  1°  préparer  l'âme  à  recevoir  la  vérité  et  le  bien, 
au  nom  de  la  raison  et  de  l'intérêt  ;  2°  présenter  la  religion  à  l'esprit 
de  finesse  ;  3°  lui  montrer  dans  le  Christ  un  modèle  concret  et  un 
médecin  aimable  ;  4^  mettre  en  relief  l'argument  de  la  sainteté  ; 
50  confier  la  vérité  à  la  «  machine  « /224  f 


Troisième  Partie.  —  La  Mystique. 

Importance  de  la  mystique  pour  comprendre  les   «  Pensées  ».  —  Ce 
qu'on  entend  par  mystique 230 


CHAPITRE  PREMIER 
LA    PRÉSENCE    DE    DIEU. 

Influence  de  saint  Paul.  • —  Dessein  constant  de  Dieu.  —  Sa  présence 
dans  les  événements  —  dans  les  personnes  —  en  nous .     .     .     231 

Nécessité  du  médiateur.  —  Jésus-Christ  vivant  et  priant  au  milieu  de 
nous.  —  Le  Christ  présent  dans  la  hiérarchie  —  dans  les  fidèles  et 
les  pécheurs  —  en  chacun  de  nous 238 


CHAPITRE  II. 
COMMENT    EXPÉRIMENTER   LA   PRÉSENCE   DE   DIEU. 

A.  La  Prière. 

L'ordre  de  la  sagesse.  —  Improportion  de  la  raison  à  la  sagesse.  —  La 
grâce  —  sa  continuité.  —  EJle  nous  rend  Dieu  sensible.  —  Primat 
du   cœur 241 

Le  «  Mémorial  » .  —  Son  importance  dans  la  vie  de  Pascal.  —  Son  état 
d'âme  à  cette  époque.  —  Les  deux  temps  de  l'oraison  de  Pas- 
cal       249 

L'ordre  du  «  Mémorial  »  est  celui  du  cœur.  —  Y  a-t-il  un  ordre  de  l'es- 
prit ?  —  Depuis  cette  oraison  la  pensée  de  Pascal  à  changé  de 
direction 251 


TABLE    DES    MATIÈRES  317 

Commentaire    du    Mémorial 253 

Depuis  cette  date,  Pascal  a  changé  sa  théorie  de  la  Foi.  —  L'idée  qu'il 
se  fait  de  Dieu,  de  Jésus-Christ.  —  Il  a  senti  la  réalité  de  Dieu  et 

de    Jésus-Christ 257 

B.  V Ascèse. 

L'amour  des  pauvres  —  de  la  pauvreté  —  des  mortifications  .     .     264 

La  concupiscence  des  yeux.  —  Racines  de  l'anti-scientisme  de  Pascal.  — 

L'orgueil  de  Pascal.  —  Pascal  frondeur.  —  Vers  le  schisme.     271 


CHAPITRE  IIL 

TRISTESSE    ET    JOIE    DE    PASCAL. 

État  de  l'homme  :  les  deux  attraits.  —  Béatitude  et  tristesse  du  monde. 
—  Tristesse  du  converti.  —  Sa  joie.  —  Le  «  pénitent  réjoui  ». — 
L'espérance  de  Pascal.  —  Douceur  de  la  mort  en  Jésus-Christ    276 

Appendice  I        Le  Mystère  de  Jésus 282 

Appendice  II      L'évolution  catholique  de  Pascal     .  ^   .     293 

Table  des  Matières 307 


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S.  G.  Mgr  A.  BAUDRILLART,  de  l'Académie  Française,  Recteui  de 
l'Institut  Catholique  de  Paris.  —  M.  J.  VERDIER,  Supérieur  du 
Séminaire  et  professeur  de  théologie  morale  à  l'Institut  Catholique 
de  Paiis.  —  M.  J.  V.  BAINVEL,  Doyen  de  la  Faculté  de  théologie 
à  l'Institut  Catholique  de  Paris. 

Secrétaire  de  la  Rédaction  :  M.  Jean  PRESSOIR,  Directeur  au  Sémi- 
naire de  l'Institut  Catholique  de  Paris. 


La  Revue  Apologétique  paraît  le  l**"  et  le  15  de  chaque  mois. 

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Professeur  au  Scolasticat  d'Ore.  Nouveau  Testament,  M.  l'Abbé  Venard, 
Professeur  à  l'Institution  Saint-Maurice,  Vienne  (Isère). 

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Professeur  à  l'Institut  catholique  de  Paris. 

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fesseur aux  Facultés  catholiques  de  Lille. 

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Professeur  d'histoire  à  l'Université  catholique  d'Angers. 

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seur à  l'Institut  catholique  de  Paris. 

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ACHEVE  D  IMPRIMER  PAR  A.  TAFFIN- 
LEFORT  A  LILLE,  POUR  GABRIEL  BEAU- 
CHESNE  A  PARIS,  LE  2  JUILLET 
MCMXXIII  EN  LA  FÊTE  DE  LA  VISITATION 


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B  1903  «LSS  1923 

LOHORCUE^  PIERRE  HPRIE 

REfiLISniE  DE  POSCflL» 


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COO   LAHCRGOE,  fi  REALISME  DE 

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